Dumas Monte Cristo 1 PDF
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LE COMTE DE
MONTE-CRISTO
Tome I
(1845-1846)
Table des matières
–2–
XIX Le troisième accès.........................................................310
XX Le cimetière du château d’If.......................................... 326
XXI L’île de Tiboulen. ......................................................... 335
XXII Les contrebandiers. .................................................... 354
XXIII L’île de Monte-Cristo. ............................................... 366
XXIV Éblouissement. .......................................................... 379
XXV L’inconnu. ................................................................... 394
XXVI L’auberge du pont du Gard. ...................................... 404
XXVII Le récit. .................................................................... 425
XXVIII Les registres des prisons. ....................................... 447
XXIX La maison Morrel...................................................... 458
XXX Le cinq septembre. .....................................................480
XXXI Italie. – Simbad le marin. ......................................... 506
À propos de cette édition électronique ................................ 545
–3–
I
Marseille. – L’arrivée.
–4–
d’un navire parfaitement gouverné : son ancre était en mouillage,
ses haubans de beaupré décrochés ; et près du pilote, qui
s’apprêtait à diriger le Pharaon par l’étroite entrée du port de
Marseille, était un jeune homme au geste rapide et à l’œil actif,
qui surveillait chaque mouvement du navire et répétait chaque
ordre du pilote.
–5–
– Il est arrivé à bon port, monsieur Morrel, et je crois que
vous serez content sous ce rapport ; mais ce pauvre capitaine
Leclère…
– Il est mort.
– Tombé à la mer ?
–6–
Leclère quitta Naples fort agité ; au bout de vingt-quatre heures,
la fièvre le prit ; trois jours après, il était mort…
–7–
« Et maintenant, si vous voulez monter, monsieur Morrel, dit
Dantès voyant l’impatience de l’armateur, voici votre comptable,
M. Danglars, qui sort de sa cabine, et qui vous donnera tous les
renseignements que vous pouvez désirer. Quant à moi, il faut que
je veille au mouillage et que je mette le navire en deuil. »
–8–
vieux marin que vous le dites, Danglars, pour connaître son
métier, et voici notre ami Edmond qui fait le sien, ce me semble,
en homme qui n’a besoin de demander des conseils à personne.
–9–
– Vous voyez, dit Danglars, il se croit déjà capitaine, sur ma
parole.
– Qui ?
– Le grand maréchal ?
– 10 –
– Oui. »
– 11 –
vous avez bien fait, Dantès, de suivre les instructions du capitaine
Leclère et de vous arrêter à l’île d’Elbe, quoique, si l’on savait que
vous avez remis un paquet au maréchal et causé avec l’Empereur,
cela pourrait vous compromettre.
– Qui ?
– Dantès.
– 12 –
– À moi, non ! En avait-il donc une ?
Danglars rougit.
– Oui, monsieur.
– 13 –
– La chose n’a pas été longue.
– C’est juste, Dantès, c’est juste. Je sais que vous êtes bon
fils.
Dantès sourit.
– 14 –
« Mon père est fier, monsieur, et, eût-il manqué de tout, je
doute qu’il eût demandé quelque chose à qui que ce soit au
monde, excepté à Dieu.
Dantès sourit.
– 15 –
– Non, monsieur ; j’ai tous mes appointements du voyage,
c’est-à-dire près de trois mois de solde.
– Oui, oui, je sais que vous êtes un bon fils. Allez donc voir
votre père : j’ai un fils aussi, et j’en voudrais fort à celui qui, après
un voyage de trois mois, le retiendrait loin de moi.
– Non.
– 16 –
– Sans son capitaine ! s’écria Dantès les yeux brillants de
joie ; faites bien attention à ce que vous dites là, monsieur, car
vous venez de répondre aux plus secrètes espérances de mon
cœur. Votre intention serait-elle de me nommer capitaine du
Pharaon ?
– 17 –
faites cette question je crois qu’il n’y a rien à dire et que vous serez
content de la façon dont sa besogne est faite.
– Prenez.
– 18 –
L’armateur le suivit des yeux en souriant, jusqu’au bord, le
vit sauter sur les dalles du quai, et se perdre aussitôt au milieu de
la foule bariolée qui, de cinq heures du matin à neuf heures du
soir, encombre cette fameuse rue de la Canebière, dont les
Phocéens modernes sont si fiers, qu’ils disent avec le plus grand
sérieux du monde et avec cet accent qui donne tant de caractère à
ce qu’ils disent : « Si Paris avait la Canebière, Paris serait un petit
Marseille. »
– 19 –
II
Le père et le fils.
– 20 –
Le vieillard jeta un cri et se retourna ; puis, voyant son fils, il
se laissa aller dans ses bras, tout tremblant et tout pâle.
– Non, non, mon cher Edmond, mon fils, mon enfant, non ;
mais je ne t’attendais pas, et la joie, le saisissement de te revoir
ainsi à l’improviste… mon Dieu ! il me semble que je vais mourir !
– 21 –
clématites, vos capucines et vos chèvrefeuilles… Mais, qu’as-tu
donc, père, on dirait que tu te trouves mal ?
– 22 –
faire payer chez M. Morrel. Alors, tu comprends, de peur que cela
te fît du tort…
– Eh bien ?
– Et vous les avez donnés sur les deux cent francs que je vous
avais laissés ? »
– 23 –
– Oui, me voilà, dit le jeune homme, me voilà avec un bel
avenir et un peu d’argent. Tenez, père, dit-il, prenez, prenez, et
envoyez chercher tout de suite quelque chose. »
– Bon, encore des lèvres qui disent une chose tandis que le
cœur en pense une autre, murmura Edmond ; mais, n’importe,
c’est un voisin qui nous a rendu service autrefois, qu’il soit le
bienvenu. »
– 24 –
En effet, au moment où Edmond achevait la phrase à voix
basse, on vit apparaître encadrée par la porte du palier, la tête
noire et barbue de Caderousse. C’était un homme de vingt-cinq à
vingt-six ans ; il tenait à sa main un morceau de drap, qu’en sa
qualité de tailleur il s’apprêtait à changer en un revers d’habit.
– On n’est jamais quitte envers ceux qui nous ont obligés, dit
Dantès, car lorsqu’on ne leur doit plus l’argent, on leur doit la
reconnaissance.
« – Toi, à Marseille ?
« – Je te croyais à Smyrne.
– 25 –
« – J’y pourrais être, car j’en reviens.
– 26 –
– Je n’en doute pas. Eh bien, te voilà donc au mieux avec
M. Morrel, câlin que tu es ?
– Tant mieux, tant mieux ! cela fera plaisir à tous les anciens
amis, et je sais quelqu’un là-bas, derrière la citadelle de Saint-
Nicolas, qui n’en sera pas fâché.
– 27 –
– Mercédès ? dit le vieillard.
– Pourquoi cela ?
– Parce que la Mercédès est une belle fille, et que les belles
filles ne manquent pas d’amoureux ; celle-là surtout, ils la suivent
par douzaines.
– 28 –
– Ce qui veut dire, reprit Dantès avec un sourire qui
dissimulait mal son inquiétude, que si je n’étais pas capitaine…
– Eh ! eh ! fit Caderousse.
– 29 –
– De sorte qu’il est bien joyeux ?
– Que dis-tu ?
– Explique-toi.
– À quoi bon ?
– 30 –
– C’est plus important que tu ne crois. Tu n’aimes pas
Dantès, hein ?
– 31 –
– Nous serons sur la route, et nous verrons sur le visage de
Dantès ce qui se sera passé.
– 32 –
III
Les Catalans.
– 33 –
Il faut que nos lecteurs nous suivent à travers l’unique rue de
ce petit village, et entrent avec nous dans une de ces maisons
auxquelles le soleil a donné, au-dehors, cette belle couleur feuille
morte particulière aux monuments du pays, et, au-dedans, une
couche de badigeon, cette teinte blanche qui forme le seul
ornement des posadas espagnoles.
Une belle jeune fille aux cheveux noirs comme le jais, aux
yeux veloutés comme ceux de la gazelle, tenait debout, adossée à
une cloison, et froissait entre ses doigts effilés et d’un dessin
antique une bruyère innocente dont elle arrachait les fleurs, et
dont les débris jonchaient déjà le sol ; en outre, ses bras nus
jusqu’au coude, ses bras brunis, mais qui semblaient modelés sur
ceux de la Vénus d’Arles, frémissaient d’une sorte d’impatience
fébrile, et elle frappait la terre de son pied souple et cambré, de
sorte que l’on entrevoyait la forme pure, fière et hardie de sa
jambe, emprisonnée dans un bas de coton rouge à coins gris et
bleus.
À trois pas d’elle, assis sur une chaise qu’il balançait d’un
mouvement saccadé, appuyant son coude à un vieux meuble
vermoulu, un grand garçon de vingt à vingt-deux ans la regardait
d’un air où se combattaient l’inquiétude et le dépit ; ses yeux
interrogeaient, mais le regard ferme et fixe de la jeune fille
dominait son interlocuteur.
– 34 –
– Eh bien, répétez-le encore, je vous en supplie, répétez-le
encore pour que j’arrive à le croire. Dites-moi pour la centième
fois que vous refusez mon amour, qu’approuvait votre mère ;
faites-moi bien comprendre que vous vous jouez de mon bonheur,
que ma vie et ma mort ne sont rien pour vous. Ah ! mon Dieu,
mon Dieu ! avoir rêvé dix ans d’être votre époux, Mercédès, et
perdre cet espoir qui était le seul but de ma vie !
– Vous vous trompez, Fernand, ce n’est pas une loi, c’est une
habitude, voilà tout ; et, croyez-moi, n’invoquez pas cette habitude
en votre faveur. Vous êtes tombé à la conscription, Fernand ; la
liberté qu’on vous laisse, c’est une simple tolérance ; d’un moment
à l’autre vous pouvez être appelé sous les drapeaux. Une fois
soldat, que ferez-vous de moi, c’est-à-dire d’une pauvre fille
orpheline, triste, sans fortune, possédant pour tout bien une
cabane presque en ruine, où pendent quelques filets usés,
misérable héritage laissé par mon père à ma mère et par ma mère
à moi ? Depuis un an qu’elle est morte, songez donc, Fernand, que
je vis presque de la charité publique ! Quelquefois vous feignez
que je vous suis utile, et cela pour avoir le droit de partager votre
poche avec moi ; et j’accepte, Fernand, parce que vous êtes le fils
d’un frère de mon père, parce que nous avons été élevés ensemble
– 35 –
et plus encore parce que, par-dessus tout, cela vous ferait trop de
peine si je vous refusais. Mais je sens bien que ce poisson que je
vais vendre et dont je tire l’argent avec lequel j’achète le chanvre
que je file, je sens bien, Fernand, que c’est une charité.
– 36 –
ancres sur les boutons. N’est-ce point ainsi qu’il faut être habillé
pour vous plaire ?
– 37 –
Fernand demeura impassible ; il ne chercha pas à essuyer les
larmes qui roulaient sur les joues de Mercédès ; et cependant,
pour chacune de ces larmes, il eût donné un verre de son sang ;
mais ces larmes coulaient pour un autre.
– 38 –
– Ah ! s’écria la jeune fille en rougissant de joie et en
bondissant d’amour, tu vois bien qu’il ne m’a pas oubliée, puisque
le voilà ! »
– 39 –
à-dire l’homme qu’après vous, Edmond, j’aime le plus au monde ;
ne le reconnaissez-vous pas ?
– 40 –
Fernand devint affreusement pâle.
– 41 –
Fernand regarda les deux hommes d’un air hébété, et ne
répondit rien.
– 42 –
« Eh bien, veux-tu que je te dise, Fernand, reprit Caderousse,
entamant l’entretien avec cette brutalité grossière des gens du
peuple auxquels la curiosité fait oublier toute diplomatie ; eh bien,
tu as l’air d’un amant déconfit ! »
– 43 –
tomber sa colère ; Mercédès ne dépend de personne ? n’est-ce
pas ? et elle est bien libre d’aimer qui elle veut.
– 44 –
Pendant ce temps, Danglars enveloppait d’un regard perçant
le jeune homme, sur le cœur duquel les paroles de Caderousse
tombaient comme du plomb fondu.
– 45 –
– Oui, répondit celui-ci d’une voix sourde, c’est M. Edmond
et Mlle Mercédès.
– 46 –
sûrement que le ferait la masse d’un boucher. Décidément, le
destin d’Edmond l’emporte ; il épousera la belle fille, il sera
capitaine et se moquera de nous ; à moins que… un sourire livide
se dessina sur les lèvres de Danglars – à moins que je ne m’en
mêle, ajouta-t-il.
– 47 –
seront, je l’espère ; c’est vous dire que vous êtes invité, monsieur
Danglars ; c’est te dire que tu en es, Caderousse.
– Oui.
– 48 –
– Vous y avez affaire ?
– 49 –
IV
Complot.
– Je l’adorais !
– Depuis longtemps ?
– 50 –
– Que voulez-vous que je fasse ? demanda Fernand.
– Quoi ?
– 51 –
de ce que nous faisons : pour ce que nous faisons il faut avoir
toute sa tête.
Tous les méchants sont buveurs d’eau, C’est bien prouvé par
le déluge.
– 52 –
– Vous raisonnez comme un coquillage, mon ami, dit
Caderousse, et voilà Danglars, qui est un finaud, un malin, un
grec, qui va vous prouver que vous avez tort. Prouve, Danglars.
J’ai répondu de toi. Dis-lui qu’il n’est pas besoin que Dantès
meure ; d’ailleurs ce serait fâcheux qu’il mourût, Dantès. C’est un
bon garçon, je l’aime, moi, Dantès. À ta santé, Dantès. »
– 53 –
Et il avala un nouveau verre de vin. Danglars suivit dans les
yeux atones du tailleur les progrès de l’ivresse, et se tournant vers
Fernand :
– 54 –
Caderousse, qui avait laissé tomber sa tête sur la table releva
le front, et regardant Fernand et Danglars avec des yeux lourds et
hébétés :
– 55 –
– Oui, je suis agent comptable : la plume, l’encre et le papier
sont mes instruments ; et sans mes instruments je ne sais rien
faire.
– Donnez-les-nous alors. »
– 56 –
« Eh bien ? reprit le Catalan en voyant que le reste de la
raison de Caderousse commençait à disparaître sous ce dernier
verre de vin.
– 57 –
analogie avec son écriture habituelle, les lignes suivantes qu’il
passa à Fernand, et que Fernand lut à demi-voix :
– 58 –
Il prit la lettre, la froissa dans ses mains et la jeta dans un
coin de la tonnelle.
– 59 –
– Je n’ai point besoin à Marseille, et je n’y veux point aller.
– C’est toi qui vois trouble, dit Danglars, il suit tout droit le
chemin des Vieilles-Infirmeries.
– 60 –
V
– 61 –
Cependant Danglars, en arrivant avec Caderousse, confirma
à son tour cette nouvelle. Il avait vu le matin M. Morrel lui-même,
et M. Morrel lui avait dit qu’il viendrait dîner à la Réserve.
– 62 –
Danglars prendre place près de Fernand, Caderousse se ranger
aux côtés du père Dantès, centre de l’attention générale.
– 63 –
Dantès était simplement vêtu. Appartenant à la marine
marchande, il avait un habit qui tenait le milieu entre l’uniforme
militaire et le costume civil ; et sous cet habit, sa bonne mine, que
rehaussaient encore la joie et la beauté de sa fiancée, était
parfaite.
– 64 –
Ses lèvres blêmirent, et sous la teinte bistrée de son mâle
visage on put voir encore une fois le sang se retirer peu à peu pour
affluer au cœur.
– 65 –
« Allons donc, dit-il, est-ce que vous craindriez quelque
chose ? il me semble, au contraire, que tout va selon vos désirs !
– 66 –
monde, toutes les difficultés sont aplanies. Nous avons acheté les
bans, et à deux heures et demie le maire de Marseille nous attend
à l’hôtel de ville. Or, comme une heure et un quart viennent de
sonner, je ne crois pas me tromper de beaucoup en disant que
dans une heure trente minutes Mercédès s’appellera
Mme Dantès. »
« C’est bien agir, cela, hein, dit le père Dantès. Cela s’appelle-
t-il perdre son temps, à votre avis ? Arrivé d’hier au matin, marié
aujourd’hui à trois heures ! Parlez-moi des marins pour aller
rondement en besogne.
– 67 –
la commission dont je suis chargé, et le 1er mars je suis de retour ;
au 2 mars donc le véritable repas de noces. »
– 68 –
garçon ; et quand je le vois assis près de sa fiancée, je me dis que
ç’eût été dommage de lui faire la mauvaise plaisanterie que vous
complotiez hier.
– 69 –
coups retentirent dans le panneau de la porte ; chacun regarda
son voisin d’un air étonné.
– 70 –
– Je l’ignore, monsieur, mais votre premier interrogatoire
vous l’apprendra. »
– 71 –
« Oh ! oh ! dit-il d’une voix rauque, serait-ce la suite de la
plaisanterie dont vous parliez hier, Danglars ? En ce cas, malheur
à celui qui l’aurait faite, car elle est bien triste.
– 72 –
« Adieu, Dantès ! adieu, Edmond ! » s’écria Mercédès en
s’élançant sur la balustrade.
Le hasard fit que ce fut sur une chaise voisine que vint
tomber Mercédès en sortant des bras du vieillard.
– 73 –
– Je ne crois pas, répondit Danglars, il était trop bête ; en
tout cas, que le coup retombe sur celui qui l’a fait.
– 74 –
– Voyez-vous, dit Danglars, c’est cela : en notre absence, la
douane aura fait une visite à bord du Pharaon, et elle aura
découvert le pot aux roses. »
– 75 –
– De quoi donc ? demanda le vieux Dantès.
– 76 –
– Oui, viens, dit Danglars enchanté de trouver un
compagnon de retraite, viens, et laissons-les se retirer de là
comme ils pourront. »
– 77 –
– Bien, Danglars, bien, dit l’armateur, vous êtes un brave
garçon ; aussi j’avais d’avance pensé à vous, dans le cas où ce
pauvre Dantès fût devenu le capitaine du Pharaon.
– 78 –
offrira même un avantage, de vous servir de moi, car lorsque
Edmond sortira de prison, vous n’aurez personne à remercier : il
reprendra sa place et moi la mienne, voilà tout.
– 79 –
– Dame ! qui l’a faite ? ce n’est ni toi ni moi, n’est-ce pas ?
c’est Fernand. Tu sais bien que quant à moi j’ai jeté le papier dans
un coin : je croyais même l’avoir déchiré.
– 80 –
– Bon ! dit Danglars, les choses prennent la tournure que
j’avais prévue : me voilà capitaine par intérim, et si cet imbécile de
Caderousse peut se taire, capitaine tout de bon. Il n’y a donc que
le cas où la justice relâcherait Dantès ? Oh ! mais, ajouta-t-il avec
un sourire, la justice est la justice, et je m’en rapporte à elle. »
– 81 –
VI
– 82 –
vingt millions de sujets et en dix langues différentes, était traité là
comme un homme perdu à tout jamais pour la France et pour le
trône. Les magistrats relevaient les bévues politiques ; les
militaires parlaient de Moscou et de Leipsick ; les femmes, de son
divorce avec Joséphine. Il semblait à ce monde royaliste, tout
joyeux et tout triomphant non pas de la chute de l’homme, mais
de l’anéantissement du principe, que la vie recommençait pour
lui, et qu’il sortait d’un rêve pénible.
– 83 –
– Vous dites, madame la marquise ?… Pardonnez-moi, je
n’étais pas à la conversation.
– 84 –
– Non, madame, dit Villefort, je laisse chacun sur son
piédestal : Robespierre, place Louis XV, sur son échafaud ;
Napoléon, place Vendôme, sur sa colonne ; seulement l’un a fait
de l’égalité qui abaisse, et l’autre de l’égalité qui élève ; l’un a
ramené les rois au niveau de la guillotine, l’autre a élevé le peuple
au niveau du trône. Cela ne veut pas dire, ajouta Villefort en riant,
que tous deux ne soient pas d’infâmes révolutionnaires, et que le 9
thermidor et le 4 avril 1814 ne soient pas deux jours heureux pour
la France, et dignes d’être également fêtés par les amis de l’ordre
et de la monarchie ; mais cela explique aussi comment, tout
tombé qu’il est pour ne se relever jamais, je l’espère, Napoléon a
conservé ses séides. Que voulez-vous, marquise ? Cromwell, qui
n’était que la moitié de tout ce qu’a été Napoléon, avait bien les
siens !
– 85 –
nouveau gouvernement, et qu’après que le citoyen Noirtier a été
girondin, le comte Noirtier est devenu sénateur.
– 86 –
– Hélas ! madame, dit Villefort, ma profession et surtout le
temps dans lequel nous vivons m’ordonnent d’être sévère. Je le
serai. J’ai déjà eu quelques accusations politiques à soutenir, et,
sous ce rapport, j’ai fait mes preuves. Malheureusement, nous ne
sommes pas au bout.
– À Sainte-Hélène.
– 87 –
né, et Naples, où règne encore son beau-frère, et en face de cette
Italie dont il voulait faire un royaume à son fils.
– 88 –
voit là, au lieu, la toile baissée, de rentrer chez lui, de souper en
famille et de se coucher tranquillement pour recommencer le
lendemain, rentre dans la prison où il trouve le bourreau. Vous
voyez bien que, pour les personnes nerveuses qui cherchent les
émotions, il n’y a pas de spectacle qui vaille celui-là. Soyez
tranquille, mademoiselle, si la circonstance se présente je vous le
procurerai.
– 89 –
fait l’éloquence. Un accusé qui me sourirait après ma réplique me
ferait croire que j’ai parlé mal, que ce que j’ai dit est pâle, sans
vigueur, insuffisant. Songez donc à la sensation d’orgueil
qu’éprouve un procureur du roi, convaincu de la culpabilité de
l’accusé, lorsqu’il voit blêmir et s’incliner son coupable sous le
poids des preuves et sous les foudres de son éloquence ! Cette tête
se baisse, elle tombera. »
– Voilà l’homme qu’il faut dans des temps comme les nôtres !
dit un second.
– 90 –
– Ma chère, dit la marquise, mêlez-vous de vos colibris, de
vos épagneuls et de vos chiffons, et laissez votre futur époux faire
son état. Aujourd’hui, les armes se reposent et la robe est en
crédit ; il y a là-dessus un mot latin d’une grande profondeur.
– 91 –
« Eh bien, mon cher Villefort, reprit le comte de Salvieux,
c’est justement ce qu’aux Tuileries je répondais avant-hier au
ministre de la maison du roi, qui me demandait un peu compte de
cette singulière alliance entre le fils d’un girondin et la fille d’un
officier de l’armée de Condé ; et le ministre a très bien compris. Ce
système de fusion est celui de Louis XVIII. Aussi le roi, qui, sans
que nous nous en doutassions, écoutait notre conversation, nous
a-t-il interrompus en disant : « Villefort, remarquez que le roi n’a
pas prononcé le nom de Noirtier, et au contraire a appuyé sur
celui de Villefort ; Villefort, a donc dit le roi, fera un bon chemin ;
c’est un jeune homme déjà mûr, et qui est de mon monde. J’ai vu
avec plaisir que le marquis et la marquise de Saint-Méran le
prissent pour gendre, et je leur eusse conseillé cette alliance s’ils
n’étaient venus les premiers me demander permission de la
contracter. »
– 92 –
– Et moi, ma mère, dit Renée, je prie Dieu qu’il ne vous
écoute point, et qu’il n’envoie à M. de Villefort que de petits
voleurs, de faibles banqueroutiers et de timides escrocs ;
moyennant cela, je dormirai tranquille.
– 93 –
– Hélas ! pour un malade qui serait, s’il faut en croire ce que
l’on m’a dit, à toute extrémité : cette fois c’est un cas grave, et la
maladie frise l’échafaud.
Et Villefort lut :
– 94 –
les lettres ; il a donc ouvert celle ci, m’a fait chercher, et, ne me
trouvant pas, a donné des ordres pour l’arrestation.
– 95 –
« Bah ! bah ! dit la marquise, n’écoutez pas cette petite fille,
Villefort, elle s’y fera. »
– 96 –
VII
L’interrogatoire.
– 97 –
Tous ces éléments réunis composaient donc pour Villefort un
total de félicité éblouissant, à ce point qu’il lui semblait voir des
taches au soleil, quand il avait longtemps regardé sa vie intérieure
avec la vue de l’âme.
– Quel âge ?
– 98 –
En ce moment, et comme Villefort, en suivant la Grande-
Rue, était arrivé au coin de la rue des Conseils, un homme qui
semblait l’attendre au passage l’aborda : c’était M. Morrel.
– 99 –
cœur de cet homme assez hardi d’intercéder pour un autre, quand
il devait savoir que lui-même avait besoin d’indulgence.
– 100 –
salué avec une politesse de glace le malheureux armateur, qui
resta comme pétrifié à la place où l’avait quitté Villefort.
– 101 –
Le jeune homme était toujours pâle, mais calme et souriant ;
il salua son juge avec une politesse aisée, puis chercha des yeux un
siège, comme s’il eût été dans le salon de l’armateur Morrel.
– 102 –
« Vous assistiez au repas de vos fiançailles ? dit le substitut
en tressaillant malgré lui.
– D’éclairer la justice.
– Que la justice me dise sur quel point elle veut être éclairée,
et je lui dirai tout ce que je sais ; seulement, ajouta-t-il à son tour
avec un sourire, je la préviens que je ne sais pas grand-chose.
– 103 –
– Avez-vous servi sous l’usurpateur ?
– 104 –
« Pardieu, se dit Villefort, voici un charmant garçon, et je
n’aurai pas grand-peine, je l’espère, à me faire bien venir de
Renée en accomplissant la première recommandation qu’elle m’a
faite : cela me vaudra un bon serrement de main devant tout le
monde et un charmant baiser dans un coin. »
– 105 –
– Vous avez tort, monsieur. Il faut toujours, autant que
possible, voir clair autour de soi ; et, en vérité vous me paraissez
un si digne jeune homme, que je vais m’écarter pour vous des
règles ordinaires de la justice et vous aider à faire jaillir la lumière
en vous communiquant la dénonciation qui vous amène devant
moi : voici le papier accusateur ; reconnaissez-vous l’écriture ? »
– 106 –
– Parlez, monsieur », dit tout haut Villefort.
– 107 –
« Et à ces mots, il me remit une bague.
– 108 –
d’Elbe, donnez-moi votre parole de vous représenter à la première
réquisition, et allez rejoindre vos amis.
– 109 –
grande que la première. En tout cas, monsieur, je vous l’ai dit,
j’ignorais complètement le contenu de la dépêche dont j’étais
porteur.
– 110 –
Villefort ne répondit pas ; mais au bout de quelques instants,
il releva sa tête pâle et décomposée, et relut une seconde fois la
lettre.
– 111 –
« Oh ! n’en doutons plus ! s’écria-t-il tout à coup.
– 112 –
– Mais ; écoutez-moi, poursuivit Villefort, après un pareil
acte, vous comprenez que vous pouvez avoir confiance en moi,
n’est-ce pas ?
– 113 –
« C’était la seule lettre que vous eussiez ? dit-il.
– La seule.
– Faites-en serment. »
« Je le jure », dit-il.
Villefort sonna.
– 114 –
père, mon père, serez-vous donc toujours un obstacle à mon
bonheur en ce monde, et dois-je lutter éternellement avec votre
passé ! »
Puis, tout à coup, une lueur inattendue parut passer par son
esprit et illumina son visage ; un sourire se dessina sur sa bouche
encore crispée, ses yeux hagards devinrent fixes et parurent
s’arrêter sur une pensée.
« C’est cela, dit-il ; oui, cette lettre qui devait me perdre fera
ma fortune peut-être. Allons, Villefort, à l’œuvre ! »
– 115 –
VIII
Le château d’If.
– 116 –
On le conduisit dans une chambre assez propre, mais grillée
et verrouillée ; il en résulta que l’aspect de sa demeure ne lui
donna point trop de crainte : d’ailleurs, les paroles du substitut du
procureur du roi, prononcées avec une voix qui avait paru à
Dantès si pleine d’intérêt, résonnaient à son oreille comme une
douce promesse d’espérance.
– 117 –
– Oui répondit un des gendarmes.
– Mais je le pense.
– 118 –
Bientôt, il vit, à travers ses barreaux, à lui, et les barreaux du
monument près duquel il se trouvait, briller les lumières de la
Consigne. La voiture s’arrêta, l’exempt descendit, s’approcha du
corps de garde ; une douzaine de soldats en sortirent et se mirent
en haie ; Dantès voyait, à la lueur des réverbères du quai, reluire
leurs fusils.
– 119 –
à travers l’ouverture ardente de deux fenêtres, le bruit joyeux d’un
bal arrivait jusqu’à lui.
– Mais encore…
– 120 –
tout en longeant presque la côte, on était arrivé à la hauteur de
l’anse des Catalans. Là, les regards du prisonnier redoublèrent
d’énergie : c’était là qu’était Mercédès, et il lui semblait à chaque
instant voir se dessiner sur le rivage sombre la forme vague et
indécise d’une femme.
– 121 –
« Camarade, lui dit-il, au nom de votre conscience et de par
votre qualité de soldat, je vous adjure d’avoir pitié de moi et de me
répondre. Je suis le capitaine Dantès, bon et loyal Français,
quoique accusé de je ne sais quelle trahison : où me menez-vous ?
dites-le, et, foi de marin, je me rangerai à mon devoir et me
résignerai à mon sort. »
– Aucunement.
– Mais la consigne ?
– 122 –
– À moins que vous n’ayez un bandeau sur les yeux, ou que
vous ne soyez jamais sorti du port de Marseille, vous devez
cependant deviner où vous allez ?
– Non.
Le gendarme sourit.
– 123 –
faites pas tant l’étonné ; car, en vérité, vous me feriez croire que
vous reconnaissez ma complaisance en vous moquant de moi. »
– 124 –
dans la tête. J’ai manqué à ma première consigne, mais, je vous en
réponds, je ne manquerai pas à la seconde. »
– 125 –
immense douleur des prisonniers, qui regardent l’espace avec le
sentiment terrible qu’ils sont impuissants à le franchir.
– 126 –
y a de l’eau dans cette cruche, de la paille là-bas dans un coin :
c’est tout ce qu’un prisonnier peut désirer. Bonsoir. »
– 127 –
– Je ne sais pas », répondit Dantès.
– 128 –
cette habitude qui faisait de lui un des plus habiles plongeurs de
Marseille, disparaître sous l’eau, échapper à ses gardiens, gagner
la côte, fuir, se cacher dans quelque crique déserte, attendre un
bâtiment génois ou catalan, gagner l’Italie ou l’Espagne et de là
écrire à Mercédès de venir le rejoindre. Quant à sa vie, dans
aucune contrée il n’en était inquiet : partout les bons marins sont
rares ; il parlait l’italien comme un Toscan, l’espagnol comme un
enfant de la Vieille-Castille ; il eût vécu libre, heureux avec
Mercédès, son père, car son père fût venu le rejoindre ; tandis
qu’il était prisonnier, enfermé au château d’If dans cette
infranchissable prison, ne sachant pas ce que devenait son père,
ce que devenait Mercédès, et tout cela parce qu’il avait cru à la
parole de Villefort : c’était à en devenir fou ; aussi Dantès se
roulait-il furieux sur la paille fraîche que lui avait apportée son
geôlier.
– 129 –
– Parce que, par les règlements de la prison, il n’est point
permis à un prisonnier de le demander.
– 130 –
– Ah ! dame, dit le geôlier, un mois, trois mois, six mois, un
an peut-être.
– Deux ans.
– Laquelle ?
– 131 –
une lettre à une jeune fille qu'on appelle Mercédès... pas même
une lettre, deux lignes seulement.
– 132 –
« Par ordre du gouverneur, dit-il, descendez le prisonnier un
étage au-dessous de celui-ci.
– 133 –
IX
– 134 –
– Ah ! mais c’est donc réellement grave ? demanda la
marquise, en remarquant le nuage qui obscurcissait le front de
Villefort.
– 135 –
marquis, excusez l’indiscrète brutalité de la question, avez-vous
des rentes sur l’État ?
– Oui.
– Pour qui ?
– Pour le roi.
– Pour le roi ?
– Oui.
– 136 –
– Mais je n’ose prendre sur moi d’écrire ainsi à Sa Majesté.
– 137 –
– Vous les trouverez toutes deux dans mon cabinet, et vous
pourrez leur faire vos adieux.
– 138 –
« L’homme dont vous parlez, dit brusquement Villefort, est
un grand coupable, et je ne puis rien faire pour lui,
mademoiselle. »
– 139 –
Alors il y eut dans l’âme de cet homme encore un instant
d’hésitation. Déjà plusieurs fois il avait requis, et cela sans autre
émotion que celle de la lutte du juge avec l’accusé, la peine de
mort contre les prévenus ; et ces prévenus, exécutés grâce à son
éloquence foudroyante qui avait entraîné ou les juges ou le jury,
n’avaient pas même laissé un nuage sur son front, car ces
prévenus étaient coupables, ou du moins Villefort les croyait tels.
– 140 –
entrée au valet de chambre de Villefort, qui vint lui dire que les
chevaux de poste étaient attelés à la calèche de voyage.
– 141 –
Elle passa la nuit ainsi. La lampe s’éteignit quand il n’y eut
plus d’huile : elle ne vit pas plus l’obscurité qu’elle n’avait vu la
lumière, et le jour revint sans qu’elle vît le jour.
– 142 –
l’ivresse eût éteint ses souvenirs, accoudé en face de ses deux
bouteilles vides sur une table boiteuse, et voyant danser, au reflet
de sa chandelle à la longue mèche, tous ces spectres, qu’Hoffmann
a semés sur ses manuscrits humides de punch, comme une
poussière noire et fantastique.
– 143 –
X
– 144 –
– Non, Sire, car cela ne nous annoncerait que sept années de
fertilité et sept années de disette, et, avec un roi aussi prévoyant
que l’est Votre Majesté, la disette n’est pas à craindre.
– De la part de qui ?
– 145 –
– Mon cher Blacas, dit le roi, vous m’empêchez de travailler
avec vos terreurs.
– 146 –
– Laquelle ?
– Ici, Sire ?
– 147 –
– Monsieur, dit le baron au duc, tous les serviteurs de Sa
Majesté doivent s’applaudir des nouvelles récentes qui nous
parviennent de l’île d’Elbe. Bonaparte… »
– Fou ?
– 148 –
récréaient les grands capitaines de l’Antiquité ; voyez Plutarque, à
la vie de Scipion l’Africain. »
– 149 –
ministre de la Police, puisqu’il a en garde le salut et l’honneur de
Votre Majesté, il est probable que c’est moi qui fais erreur.
Cependant, Sire, à la place de Votre Majesté, je voudrais
interroger la personne dont je lui ai parlé ; j’insisterai même pour
que Votre Majesté lui fasse cet honneur.
– 150 –
– Et moi, Sire, dit M. de Blacas, je vais chercher mon
messager.
– Lui-même.
– 151 –
– En effet, il est à Marseille.
– Oui, Sire.
– En personne.
– Son père ?
– Oui, Noirtier.
– Oui, justement.
– 152 –
– Et Votre Majesté a employé le fils d’un pareil homme ?
– Blacas, mon ami, vous n’y entendez rien, je vous ai dit que
Villefort était ambitieux : pour arriver, Villefort sacrifiera tout,
même son père.
– Allez me le chercher.
– J’y cours. »
Louis XVIII resta seul, reportant les yeux sur son Horace
entrouvert et murmurant :
– 153 –
Le roi était assis à la même place où l’avait laissé le duc. En
ouvrant la porte, Villefort se trouva juste en face de lui : le
premier mouvement du jeune magistrat fut de s’arrêter.
– 154 –
Un coup d’œil jeté sur le roi après cet exorde insinuant,
assura Villefort de la bienveillance de son auguste auditeur, et il
continua :
– 155 –
– Et où est cet homme ? demanda Louis XVIII.
– En prison, Sire.
– Sire, j’ai peur que ce soit plus qu’un complot, j’ai peur que
ce soit une conspiration.
– 156 –
population. Rassurez-vous donc, monsieur ; mais ne comptez pas
moins sur notre reconnaissance royale.
– 157 –
XI
L’Ogre de Corse.
« Parlerez-vous ? dit-il.
– 158 –
– Oh ! Sire, quel affreux malheur ! suis-je assez à plaindre ?
je ne m’en consolerai jamais !
– 159 –
– Mais… dit Villefort ; puis s’arrêtant tout à coup : Ah !
pardon, pardon, Sire, fit-il en s’inclinant, mon zèle m’emporte,
que Votre Majesté daigne m’excuser.
– 160 –
– Comment, vous ne savez ! Vous avez oublié de vous
informer de cette circonstance ? Il est vrai qu’elle est de peu
d’importance, ajouta-t-il avec un sourire écrasant.
Louis XVIII fait un pas en avant et croisa les bras comme eût
fait Napoléon.
– 161 –
eux-mêmes, car ma fortune c’est la leur, avant moi ils n’étaient
rien, après moi ils ne seront rien, et périr misérablement par
incapacité, par ineptie ! Ah ! oui, monsieur, vous avez bien raison,
c’est de la fatalité. »
– 162 –
secrets, de savoir ce qui se passe à soixante lieues des côtes de
France ! Eh bien, tenez, voici monsieur, qui n’avait aucune de ces
ressources à sa disposition, voici monsieur, simple magistrat, qui
en savait plus que vous avec toute votre police, et qui eût sauvé
ma couronne s’il eût eu comme vous le droit de diriger un
télégraphe. »
– 163 –
Ne m’accordez pas plus que je ne mérite, Sire, pour ne revenir
jamais sur la première idée que vous aurez conçue de moi. »
– 164 –
– Dites et faites, monsieur, reprit Louis XVIII ; vous avez
acquis aujourd’hui le droit d’interroger.
– 165 –
« N’est-ce pas votre avis, comme c’est le mien, monsieur de
Villefort, que le général Quesnel, que l’on pouvait croire attaché à
l’usurpateur, mais qui, réellement, était tout entier à moi, a péri
victime d’un guet-apens bonapartiste ?
– 166 –
Villefort eut besoin de tout son sang-froid pour ne point
trahir la terreur que lui inspirait cette recommandation du roi.
– 167 –
et que c’est un nouveau sacrifice fait à la cause royale, et dont il
faut que je vous dédommage.
– 168 –
– Allez, monsieur, dit le roi, et si je vous oubliais – la
mémoire des rois est courte – ne craignez pas de vous rappeler à
mon souvenir… Monsieur le baron, donnez l’ordre qu’on aille
chercher le ministre de la Guerre. Blacas, restez.
– 169 –
– Comment ! un étranger qui ne veut pas dire son nom ? et
que me veut cet étranger ?
– À moi ?
– Oui.
– Il m’a nommé ?
– Parfaitement.
– Petit ? grand ?
– Brun ou blond ?
– Brun, très brun : des cheveux noirs, des yeux noirs, des
sourcils noirs.
– 170 –
– Eh pardieu ! dit en paraissant sur la porte l’individu dont
nous avons déjà donné deux fois le signalement, voilà bien des
façons ; est-ce l’habitude à Marseille que les fils fassent faire
antichambre à leur père ?
– 171 –
XII
Le père et le fils.
– 172 –
– Si j’y suis, mon père, dit Gérard en se rapprochant de
M. Noirtier, ne vous en plaignez pas, car c’est pour vous que j’étais
venu, et ce voyage vous sauvera peut-être.
– 173 –
– Ah ! vous savez le débarquement de Sa Majesté
l’Empereur ?
– Et comment cela ?
– À moi ?
– 174 –
– Je l’ai brûlée, de peur qu’il n’en restât un seul fragment :
car cette lettre, c’était votre condamnation.
– Mon père, vous savez très bien que le général ne s’est pas
noyé par désespoir, et qu’on ne se baigne pas dans la Seine au
– 175 –
mois de janvier. Non, non, ne vous abusez pas, cette mort est bien
qualifiée de meurtre.
– Le roi lui-même.
– 176 –
– Mais, mon père, prenez garde, cette revanche sera terrible
quand nous la prendrons.
– Je l’avoue.
– Vous vous trompez, mon père, il ne fera pas dix lieues dans
l’intérieur de la France sans être poursuivi, traqué, pris comme
une bête fauve.
– 177 –
– Grenoble lui ouvrira ses portes avec enthousiasme, Lyon
tout entier ira au-devant de lui. Croyez-moi, nous sommes aussi
bien informés que vous, et notre police vaut bien la vôtre : en
voulez-vous une preuve ? c’est que vous vouliez me cacher votre
voyage, et que cependant j’ai su votre arrivée une demi-heure
après que vous avez eu passé la barrière ; vous n’avez donné votre
adresse à personne qu’à votre postillon, eh bien, je connais votre
adresse, et la preuve en est que j’arrive chez vous juste au moment
où vous allez vous mettre à table ; sonnez donc, et demandez un
second couvert ; nous dînerons ensemble.
– Dites.
– 178 –
– Si mal faite que soit la police royaliste, elle sait cependant
une chose terrible.
– Laquelle ?
– 179 –
compromettants qui donnaient à la police un document si
précieux.
– 180 –
Villefort hocha la tête.
« Tu n’es pas convaincu ?
– Reverras-tu le roi ?
– Peut-être.
– 181 –
lui dis rien ; dissimule ton voyage ; ne te vante pas de ce que tu es
venu faire et de ce que tu as fait à Paris ; reprends la poste ; si tu
as brûlé le chemin pour venir, dévore l’espace pour retourner ;
rentre à Marseille de nuit ; pénètre chez toi par une porte de
derrière, et là reste bien doux, bien humble, bien secret, bien
inoffensif surtout, car cette fois, je te le jure, nous agirons en gens
vigoureux et qui connaissent leurs ennemis. Allez, mon fils, allez,
mon cher Gérard, et moyennant cette obéissance aux ordres
paternels, ou, si vous l’aimez mieux, cette déférence pour les
conseils d’un ami, nous vous maintiendrons dans votre place. Ce
sera, ajouta Noirtier en souriant, un moyen pour vous de me
sauver une seconde fois, si la bascule politique vous remet un jour
en haut et moi en bas. Adieu, mon cher Gérard ; à votre prochain
voyage, descendez chez moi. »
– 182 –
tout le long de la route, arriva à Marseille, en proie à toutes les
transes qui entrent dans le cœur de l’homme avec l’ambition et les
premiers honneurs.
– 183 –
XIII
Les Cent-Jours.
– 184 –
Toute la puissance de Villefort se borna donc, pendant cette
évocation de l’empire, dont, au reste, il fut bien facile de prévoir la
seconde chute, à étouffer le secret que Dantès avait été sur le
point de divulguer.
– 185 –
c’était une autre alliance qu’il fallait à Gérard, et son père se
chargerait de la lui trouver ; si une seconde Restauration ramenait
Louis XVIII en France, l’influence de M. de Saint-Méran doublait,
ainsi que la sienne, et l’union redevenait plus sortable que jamais.
– 186 –
« Monsieur Morrel, je crois ? dit Villefort.
– 187 –
Villefort fit un violent effort sur lui même.
– Edmond Dantès. »
– Oui, monsieur. »
– 188 –
« Non, monsieur, dit Morrel, je ne me trompe pas ; d’ailleurs,
je connais le pauvre garçon depuis dix ans, et il est à mon service
depuis quatre. Je vins, vous en souvenez-vous ? il y a six
semaines, vous prier d’être clément, comme je viens aujourd’hui
vous prier d’être juste pour le pauvre garçon ; vous me reçûtes
même assez mal et me répondîtes en homme mécontent. Ah ! c’est
que les royalistes étaient durs aux bonapartistes en ce temps-là !
– Comment cela ?
– Oui, eh bien ?
– 189 –
– Eh bien, j’ai fait mon rapport à Paris, j’ai envoyé les papiers
trouvés sur lui. C’était mon devoir que voulez-vous… et huit jours
après son arrestation le prisonnier fut enlevé.
– De l’écrou, alors.
– 190 –
homme sans qu’il laisse trace de son passage : des notes d’écrou
guideraient les recherches.
– C’est comme cela dans tous les temps, mon cher monsieur
Morrel ; les gouvernements se suivent et se ressemblent ; la
machine pénitentiaire montée sous Louis XIV va encore
aujourd’hui, à la Bastille près. L’Empereur a toujours été plus
strict pour le règlement de ses prisons que ne l’a été le Grand Roi
lui-même ; et le nombre des incarcérés dont les registres ne
gardent aucune trace est incalculable. »
– 191 –
faire rendre la liberté à celui qu’il a été de mon devoir de faire
mettre en prison. »
– 192 –
La pétition terminée, Villefort la relut à haute voix.
– Aujourd’hui même.
– 193 –
de la chute du trône de Louis XVIII et celui, plus épouvantable
encore, de l’écroulement de l’empire.
Mais Villefort, lui, avait tout suivi d’un œil vigilant, tout
écouté d’une oreille attentive. Deux fois, pendant cette courte
apparition impériale que l’on appela les Cent-Jours, Morrel était
revenu à la charge, insistant toujours pour la liberté de Dantès, et
chaque fois Villefort l’avait calmé par des promesses et des
espérances ; enfin, Waterloo arriva. Morrel ne reparut pas chez
Villefort : l’armateur avait fait pour son jeune ami tout ce qu’il
était humainement possible de faire ; essayer de nouvelles
tentatives sous cette seconde Restauration était se compromettre
inutilement.
– 194 –
à chaque instant, il s’attendit à voir reparaître Dantès, Dantès
sachant tout, Dantès menaçant et fort pour toutes les vengeances ;
alors il manifesta à M. Morrel le désir de quitter le service de mer,
et se fit recommander par lui à un négociant espagnol, chez lequel
il entra comme commis d’ordre vers la fin de mars, c’est-à-dire dix
ou douze jours après la rentrée de Napoléon aux Tuileries ; il
partit donc pour Madrid, et l’on n’entendit plus parler de lui.
– 195 –
Si Fernand avait jamais dû se tuer, c’était en quittant
Mercédès qu’il l’eût fait.
Mercédès resta seule sur cette terre nue, qui ne lui avait
jamais paru si aride, et avec la mer immense pour horizon. Toute
baignée de pleurs, comme cette folle dont on nous raconte la
douloureuse histoire, on la voyait errer sans cesse autour du petit
village des Catalans : tantôt s’arrêtant sous le soleil ardent du
Midi, debout, immobile, muette comme une statue, et regardant
Marseille ; tantôt assise au bord du rivage, écoutant ce
gémissement de la mer, éternel comme sa douleur, et se
demandant sans cesse s’il ne valait pas mieux se pencher en avant,
se laisser aller à son propre poids, ouvrir l’abîme et s’y engloutir,
que de souffrir ainsi toutes ces cruelles alternatives d’une attente
sans espérance.
– 196 –
Ce ne fut pas le courage qui manqua à Mercédès pour
accomplir ce projet, ce fut la religion qui lui vint en aide et qui la
sauva du suicide.
Cinq mois, jour pour jour, après avoir été séparé de son fils,
et presque à la même heure où il avait été arrêté, il rendit le
dernier soupir entre les bras de Mercédès.
– 197 –
XIV
– 198 –
L’inspecteur leur demanda alors s’ils n’avaient pas autre
chose à lui dire.
– 199 –
« Oh ! fit l’inspecteur en s’arrêtant à moitié de la descente,
qui diable peut loger là ?
– Il est seul ?
– Certainement.
– 200 –
– Inutile, monsieur, il est assez puni comme cela, d’ailleurs, à
présent, il touche presque à la folie, et, selon l’expérience que
nous donnent nos observations, avant une autre année d’ici il sera
complètement aliéné.
– Ma foi, tant mieux pour lui, dit l’inspecteur ; une fois fou
tout à fait, il souffrira moins. »
– 201 –
Au grincement des massives serrures, au cri des gonds
rouillés tournant sur leurs pivots, Dantès, accroupi dans un angle
de son cachot, où il recevait avec un bonheur indicible le mince
rayon du jour qui filtrait à travers un étroit soupirail grillé, releva
la tête. À la vue d’un homme inconnu, éclairé par deux porte-clefs
tenant des torches, et auquel le gouverneur parlait le chapeau à la
main, accompagné par deux soldats, Dantès devina ce dont il
s’agissait, et, voyant enfin se présenter une occasion d’implorer
une autorité supérieure, bondit en avant les mains jointes.
– 202 –
« En résumé, dit-il, que demandez-vous ?
– 203 –
L’inspecteur calcula.
– 204 –
– Monsieur, continua Dantès, je sais que vous ne pouvez pas
me faire sortir d’ici de votre propre décision ; mais vous pouvez
transmettre ma demande à l’autorité, vous pouvez provoquer une
enquête, vous pouvez, enfin, me faire mettre en jugement : un
jugement, c’est tout ce que je demande ; que je sache quel crime
j’ai commis, et à quelle peine je suis condamné ; car, voyez-vous,
l’incertitude, c’est le pire de tous les supplices.
– 205 –
– Je pourrai donc me fier aux notes qu’il a laissées sur vous
ou qu’il me donnera ?
– Entièrement, monsieur.
– 206 –
de captivité : il va vous demander de vous parler en secret, et vous
offrira cinq millions.
– L’abbé Faria.
– No 27 ! dit l’inspecteur.
– 207 –
« Que demandez-vous ? dit l’inspecteur sans varier sa
formule.
– 208 –
– Elles datent du jour où j’ai été arrêté, monsieur, dit l’abbé
Faria ; et comme Sa Majesté l’Empereur avait créé la royauté de
Rome pour le fils que le ciel venait de lui envoyer, je présume que,
poursuivant le cours de ses conquêtes, il a accompli le rêve de
Machiavel et de César Borgia, qui était de faire de toute l’Italie un
seul et unique royaume.
– 209 –
– Hein ! que disais-je ! fit le gouverneur à l’inspecteur.
– 210 –
– Cela prouve, monsieur le gouverneur, dit l’abbé, que vous
êtes comme ces gens dont parle l’Écriture, qui ont des yeux et qui
ne voient pas, qui ont des oreilles et qui n’entendent pas.
– 211 –
« Est-ce bien loin votre trésor ? demanda-t-il.
– 212 –
voulez pas de mon or, je le garderai ; vous me refusez la liberté,
Dieu me l’enverra. Allez, je n’ai plus rien à dire. »
– 213 –
qui écoute les ordres qu’ils donnent, l’œil qui scrute leurs actions ;
ils ne sentent plus la supériorité de leur essence divine ; ils sont
des hommes couronnés, voilà tout. Jadis, ils se croyaient, ou du
moins se disaient fils de Jupiter, et retenaient quelque chose des
façons du dieu leur père : on ne contrôle pas facilement ce qui se
passe au-delà des nuages ; aujourd’hui, les rois se laissent
aisément rejoindre. Or, comme il a toujours répugné au
gouvernement despotique de montrer au grand jour les effets de
la prison et de la torture ; comme il y a peu d’exemples qu’une
victime des inquisitions ait pu reparaître avec ses os broyés et ses
plaies saignantes, de même la folie, cet ulcère né dans la fange des
cachots à la suite des tortures morales, se cache presque toujours
avec soin dans le lieu où elle est née, ou, si elle en sort, elle va
s’ensevelir dans quelque hôpital sombre, où les médecins ne
reconnaissent ni l’homme ni la pensée dans le débris informe que
leur transmet le geôlier fatigué.
– 214 –
L’accusation était trop positive pour essayer de la combattre.
L’inspecteur écrivit donc au-dessous de l’accolade :
« Rien à faire. »
Cette visite avait, pour ainsi dire, ravivé Dantès depuis qu’il
était entré en prison, il avait oublié de compter les jours, mais
l’inspecteur lui avait donné une nouvelle date et Dantès ne l’avait
pas oubliée. Derrière lui, il écrivit sur le mur, avec un morceau de
plâtre détaché de son plafond, 30 juillet 1816, et, à partir de ce
moment, il fit un cran chaque jour pour que la mesure du temps
ne lui échappât plus.
– 215 –
Au bout d’un an, le gouverneur fut changé, il avait obtenu la
direction du fort de Ham ; il emmena avec lui plusieurs de ses
subordonnés et, entre autres, le geôlier de Dantès. Un nouveau
gouverneur arriva ; il eût été trop long pour lui d’apprendre les
noms de ses prisonniers, il se fit représenter seulement leurs
numéros. Cet horrible hôtel garni se composait de cinquante
chambres ; leurs habitants furent appelés du numéro de la
chambre qu’ils occupaient, et le malheureux jeune homme cessa
de s’appeler de son prénom d’Edmond ou de son nom de Dantès,
il s’appela le n 34
– 216 –
XV
– 217 –
Souvent, du temps qu’il était en liberté, Dantès s’était fait un
épouvantail de ces chambrées de prisonniers, composées de
vagabonds, de bandits et d’assassins, dont la joie ignoble met en
commun des orgies inintelligibles et des amitiés effrayantes. Il en
vint à souhaiter d’être jeté dans quelqu’un de ces bouges, afin de
voir d’autres visages que celui de ce geôlier impassible qui ne
voulait point parler ; il regrettait le bagne avec son costume
infamant, sa chaîne au pied, sa flétrissure sur l’épaule. Au moins,
les galériens étaient dans la société de leurs semblables, ils
respiraient l’air, ils voyaient le ciel ; les galériens étaient bien
heureux.
– 218 –
vide de sens, jusqu’au jour où la douleur vient expliquer à
l’infortuné ce langage sublime à l’aide duquel il parle à Dieu.
Il pria donc, non pas avec ferveur, mais avec rage. En priant
tout haut, il ne s’effrayait plus de ses paroles ; alors il tombait
dans des espèces d’extases ; il voyait Dieu éclatant à chaque mot
qu’il prononçait ; toutes les actions de sa vie humble et perdue, il
les rapportait à la volonté de ce Dieu puissant, s’en faisait des
leçons, se proposait des tâches à accomplir, et, à la fin de chaque
prière, glissait le vœu intéressé que les hommes trouvent bien
plus souvent moyen d’adresser aux hommes qu’à Dieu : Et
pardonnez-nous nos offenses, comme nous les pardonnons à ceux
qui nous ont offensés.
– 219 –
dévore le crâne de l’archevêque Roger. Dantès n’avait eu qu’une
foi passagère, basée sur la puissance ; il la perdit comme d’autres
la perdent après le succès. Seulement, il n’avait pas profité.
– 220 –
être ; c’est une espèce de consolation vertigineuse qui vous
montre le gouffre béant, mais au fond du gouffre le néant. Arrivé
là, Edmond trouva quelque consolation dans cette idée ; toutes
ses douleurs, toutes ses souffrances, ce cortège de spectres
qu’elles tramaient à leur suite, parurent s’envoler de ce coin de sa
prison où l’ange de la mort pouvait poser son pied silencieux.
Dantès regarda avec calme sa vie passée, avec terreur sa vie
future, et choisit ce point milieu qui lui paraissait être un lieu
d’asile.
– 221 –
chambre, c’est-à-dire trente mille pas, c’est-à-dire à peu près dix
lieues. »
– 222 –
avec regret ; il lui fallut le souvenir du serment qu’il s’était fait
pour avoir la force de poursuivre ce terrible dessein. Ces aliments,
qui lui répugnaient autrefois, la faim, aux dents aiguës, les lui
faisait paraître appétissants à l’œil et exquis à l’odorat ;
quelquefois, il tenait pendant une heure à sa main le plat qui le
contenait, l’œil fixé sur ce morceau de viande pourrie ou sur ce
poisson infect, et sur ce pain noir et moisi. C’étaient les derniers
instincts de la vie qui luttaient encore en lui et qui de temps en
temps terrassaient sa résolution. Alors son cachot ne lui paraissait
plus aussi sombre, son état lui semblait moins désespéré ; il était
jeune encore ; il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, il lui
restait cinquante ans à vivre à peu près, c’est-à-dire deux fois ce
qu’il avait vécu. Pendant ce laps de temps immense, que
d’événements pouvaient forcer les portes, renverser les murailles
du château d’If et le rendre à la liberté ! Alors, il approchait ses
dents du repas que, Tantale volontaire, il éloignait lui-même de sa
bouche ; mais alors le souvenir de son serment lui revenait à
l’esprit, et cette généreuse nature avait trop peur de se mépriser
soi-même pour manquer à son serment. Il usa donc, rigoureux et
impitoyable, le peu d’existence qui lui restait, et un jour vint où il
n’eut plus la force de se lever pour jeter par la lucarne le souper
qu’on lui apportait.
– 223 –
coup le soir, vers neuf heures il entendit un bruit sourd à la paroi
du mur contre lequel il était couché.
– 224 –
Quelques heures après, il reprit plus fort et plus rapproché.
Déjà Edmond s’intéressait à ce travail qui lui faisait société ; tout
à coup le geôlier entra.
– 225 –
« Plus de doute, se dit-il à lui-même, puisque ce bruit
continue, malgré le jour, c’est quelque malheureux prisonnier
comme moi qui travaille à sa délivrance. Oh ! si j’étais près de lui,
comme je l’aiderais ! »
– 226 –
Bientôt, il sentit que le jour rentrait dans son cerveau ; toutes
ses idées, vagues et presque insaisissables, reprenaient leur place
dans cet échiquier merveilleux, où une case de plus peut-être
suffit pour établir la supériorité de l’homme sur les animaux. Il
put penser et fortifier sa pensée avec le raisonnement.
Alors il se dit :
– 227 –
Plein d’espoir, Edmond mangea quelques bouchées de son
pain, avala quelques gorgées d’eau, et, grâce à la constitution
puissante dont la nature l’avait doué, se retrouva à peu près
comme auparavant.
– 228 –
Trois jours s’écoulèrent, soixante-douze mortelles heures
comptées minute par minute !
– 229 –
À ce lit il y avait bien des tenons de fer, mais ces tenons
étaient scellés au bois par des vis. Il eût fallu un tournevis pour
tirer ces vis et arracher ces tenons.
– 230 –
Il revint un instant après, recommanda plus d’adresse au
prisonnier et sortit.
Depuis six ans à peu près qu’il était enfermé dans ce cachot,
quel travail, si lent qu’il fût, n’eût-il pas achevé !
– 231 –
En trois jours, il parvint, avec des précautions inouïes, à
enlever tout le ciment et à mettre à nu la pierre : la muraille était
faite de moellons au milieu desquels, pour ajouter à la solidité,
avait pris place de temps en temps, une pierre de taille. C’était une
de ces pierres de taille qu’il avait presque déchaussée, et qu’il
s’agissait maintenant d’ébranler dans son alvéole.
– 232 –
Le geôlier versa le contenu de cette casserole dans l’assiette
de Dantès. Après avoir mangé sa soupe avec une cuiller de bois,
Dantès lavait cette assiette qui servait ainsi chaque jour.
Il laissa la casserole.
– 233 –
Une légère oscillation prouva à Dantès que la besogne venait
à bien.
– 234 –
son cœur un élan de reconnaissance plus vif vers le ciel que ne lui
avaient jamais causé, dans sa vie passée, les plus grands biens qui
lui étaient survenus.
Il écouta.
– 235 –
Cependant, il ne se découragea point et continua de travailler
toute la nuit ; mais après deux ou trois heures de labeur, il
rencontra un obstacle. Le fer ne mordait plus et glissait sur une
surface plane.
– 236 –
Il y avait quatre ou cinq ans qu’Edmond n’avait entendu
parler que son geôlier, et pour le prisonnier le geôlier n’est pas un
homme : c’est une porte vivante ajoutée à sa porte de chêne ; c’est
un barreau de chair ajouté à ses barreaux de fer.
– De quel pays ?
– Français.
– Votre nom ?
– Edmond Dantès.
– Votre profession ?
– Marin.
– Votre crime ?
– Je suis innocent.
– 237 –
– D’avoir conspiré pour le retour de l’Empereur.
– Depuis 1811. »
– Au ras de la terre.
– Jamais.
– Sur un corridor.
– Et le corridor ?
– 238 –
– Aboutit à la cour.
– Tout ?
– 239 –
– Vous défiez-vous donc de moi ? » demanda Dantès.
– Quel âge avez-vous ? votre voix semble être celle d’un jeune
homme.
– Quand cela ?
– 240 –
– Il faut que je calcule nos chances ; laissez-moi vous donner
le signal.
– 241 –
Toute la journée, Dantès alla et vint dans son cachot, le cœur
bondissant de joie. De temps en temps, cette joie l’étouffait : il
s’asseyait sur son lit, pressant sa poitrine avec sa main. Au
moindre bruit qu’il entendait dans le corridor, il bondissait vers la
porte. Une fois ou deux, cette crainte qu’on le séparât de cet
homme qu’il ne connaissait point, et que cependant il aimait déjà
comme un ami, lui passa par le cerveau. Alors il était décidé : au
moment où le geôlier écarterait son lit, baisserait la tête pour
examiner l’ouverture, il lui briserait la tête avec le pavé sur lequel
était posée sa cruche.
– 242 –
– Votre geôlier est-il parti ? demanda la voix.
– 243 –
XVI
Un savant italien.
– 244 –
sa déception eût été grande de trouver un second cachot où il
croyait rencontrer la liberté.
– Avec une des fiches de mon lit. C’est avec cet instrument
que je me suis creusé tout le chemin qui m’a conduit jusqu’ici ;
cinquante pieds à peu près.
– 245 –
– Cinquante pieds ! s’écria Dantès avec une espèce de
terreur.
– On me sait seul.
– N’importe.
– 246 –
Cette face était celle où était percée la meurtrière à travers
laquelle venait le jour : cette meurtrière, qui allait toujours en se
rétrécissant jusqu’au moment où elle donnait entrée au jour, et
par laquelle un enfant n’aurait certes pas pu passer, était en outre
garnie par trois rangs de barreaux de fer qui pouvaient rassurer
sur la crainte d’une évasion par ce moyen le geôlier le plus
soupçonneux.
– 247 –
« De quoi vous étiez-vous douté ? » demanda le jeune
homme anxieux, en sautant à son tour auprès de lui.
– 248 –
– Oh ! mon Dieu, oui, si cela peut encore vous intéresser,
maintenant que je ne puis plus vous être bon à rien.
– 249 –
Vous verrez cela, jeune homme, dit-il en se retournant vers
Dantès, et en le regardant avec des yeux brillants et profonds,
comme en devaient avoir les prophètes. Vous êtes encore d’âge à
le voir, vous verrez cela.
– 250 –
« N’êtes-vous pas, dit Dantès, commençant à partager
l’opinion de son geôlier, qui était l’opinion générale au château
d’If, le prêtre que l’on croit… malade ?
– Oui, oui, continua Faria avec un rire amer ; oui, c’est moi
qui passe pour fou ; c’est moi qui divertis depuis si longtemps les
hôtes de cette prison, et qui réjouirais les petits enfants, s’il y avait
des enfants dans le séjour de la douleur sans espoir. »
– 251 –
toute cette terre et toutes ces pierres que j’enterrais, il m’a fallu
percer la voûte d’un escalier, dans le tambour duquel tous ces
décombres ont été tour à tour ensevelis, si bien qu’aujourd’hui le
tambour est plein, et que je ne saurais plus où mettre une poignée
de poussière ? Savez-vous, enfin, que je croyais toucher au but de
tous mes travaux, que je me sentais juste la force d’accomplir
cette tâche, et que voilà que Dieu non seulement recule ce but,
mais le transporte je ne sais où ? Ah ! je vous le dis, je vous le
répète, je ne ferai plus rien désormais pour essayer de reconquérir
ma liberté, puisque la volonté de Dieu est qu’elle soit perdue à
tout jamais. »
– 252 –
Mais maintenant que le jeune homme avait vu un vieillard se
cramponner à la vie avec tant d’énergie et lui donner l’exemple
des résolutions désespérées, il se mit à réfléchir et à mesurer son
courage. Un autre avait tenté ce qu’il n’avait pas même eu l’idée
de faire ; un autre, moins jeune, moins fort, moins adroit que lui,
s’était procuré, à force d’adresse et de patience, tous les
instruments dont il avait besoin pour cette incroyable opération,
qu’une mesure mal prise avait pu seule faire échouer : un autre
avait fait tout cela, rien n’était donc impossible à Dantès : Faria
avait percé cinquante pieds, il en percerait cent, Faria, à cinquante
ans, avait mis trois ans à son œuvre ; il n’avait que la moitié de
l’âge de Faria, lui, il en mettrait six ; Faria, abbé, savant, homme
d’Église, n’avait pas craint de risquer la traversée du château d’If à
l’île de Daume, de Ratonneau ou de Lemaire ; lui, Edmond le
marin, lui, Dantès le hardi plongeur, qui avait été si souvent
chercher une branche de corail au fond de la mer, hésiterait-il
donc à faire une lieue en nageant ? que fallait-il pour faire une
lieue en nageant ? une heure ? Eh bien, n’était-il donc pas resté
des heures entières à la mer sans reprendre pied sur le rivage !
Non, non, Dantès n’avait besoin que d’être encouragé par un
exemple. Tout ce qu’un autre a fait ou aurait pu faire, Dantès le
fera.
Faria tressaillit.
– 253 –
– Le corridor que vous avez percé pour venir de chez vous ici
s’étend dans le même sens que la galerie extérieure, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Tout au plus.
– 254 –
mais je ne percerai pas une poitrine et ne détruirai pas une
existence. »
– 255 –
évasions heureuses, les évasions couronnées d’un plein succès,
sont les évasions méditées avec soin et lentement préparées ; c’est
ainsi que le duc de Beaufort s’est échappé du château de
Vincennes ; l’abbé Dubuquoi du Fort-l’Évêque, et Latude de la
Bastille. Il y a encore celles que le hasard peut offrir : celles-là
sont les meilleures ; attendons une occasion, croyez-moi, et si
cette occasion se présente, profitons-en.
– J’écrivais ou j’étudiais.
– Oui. »
Dantès regarda cet homme avec admiration ; seulement, il
avait encore peine à croire ce qu’il disait. Faria s’aperçut de ce
léger doute.
– 256 –
à Rome, au pied de la colonne Saint-Marc à Venise, sur les bords
de l’Arno à Florence, et que je ne me doutais guère qu’un jour mes
geôliers me laisseraient le loisir d’exécuter entre les quatre murs
du château d’If. C’est un Traité sur la possibilité d’une monarchie
générale en Italie. Ce fera un grand volume in-quarto.
– 257 –
– Je parle cinq langues vivantes, l’allemand, le français,
l’italien, l’anglais et l’espagnol ; à l’aide du grec ancien je
comprends le grec moderne ; seulement je le parle mal, mais je
l’étudie en ce moment.
– 258 –
– Mais de l’encre ? dit Dantès, avec quoi vous êtes-vous fait
de l’encre ?
– 259 –
XVII
La chambre de l’abbé.
– 260 –
exactement l’heure que si j’avais une montre, car une montre se
dérange, tandis que le soleil et la terre ne se dérangent jamais. »
« Voyez, lui dit-il, tout est là ; il y a huit jours à peu près que
j’ai écrit le mot Fin au bas de la soixante-huitième bande. Deux de
– 261 –
mes chemises et tout ce que j’avais de mouchoirs y sont passé ; si
jamais je redeviens libre et qu’il se trouve dans toute l’Italie un
imprimeur qui ose m’imprimer, ma réputation est faite.
– 262 –
– Les nuits ! êtes-vous donc de la nature des chats et voyez-
vous clair pendant la nuit ?
– Comment cela ?
« Mais du feu ?
Dantès posa les objets qu’il tenait sur la table et baissa la tête,
écrasé sous la persévérance et la force de cet esprit.
– 263 –
Ils posèrent la dalle à sa place ; l’abbé sema un peu de
poussière dessus, y passa son pied pour faire disparaître toute
trace de solution de continuité, s’avança vers son lit et le déplaça.
– Je les recousais.
– Avec quoi ?
– 264 –
de mon évasion ; mais je me suis aperçu que cette fenêtre donnait
sur une cour intérieure, et j’ai renoncé à mon projet comme trop
chanceux. Cependant, j’ai conservé l’échelle pour une
circonstance imprévue, pour une de ces évasions dont je vous
parlais, et que le hasard procure. »
L’abbé sourit.
– 265 –
« Vous pensiez à deux choses, disiez-vous tout à l’heure ?
– Oui.
– 266 –
adressée à un M. Noirtier ; enfin à son arrivée à Marseille, à son
entrevue avec son père, à ses amours avec Mercédès, au repas de
ses fiançailles, à son arrestation, à son interrogatoire, à sa prison
provisoire au palais de justice, enfin à sa prison définitive au
château d’If. Arrivé là, Dantès ne savait plus rien, pas même le
temps qu’il y était resté prisonnier.
– 267 –
spirale renversée et qui se tient sur la pointe par un jeu
d’équilibre. Revenons-en donc à votre monde à vous. Vous alliez
être nommé capitaine du Pharaon ?
– Oui.
– Oui.
– Danglars.
– Qu’était-il à bord ?
– Agent comptable.
– 268 –
– Non, si la chose eût dépendu de moi, car j’avais cru
remarquer quelques infidélités dans ses comptes.
– Personne.
– 269 –
– Ce n’est donc qu’à bord que vous avez enfermé la lettre
dans le portefeuille ?
– Oui.
– Oui.
– Répétez-la-moi. »
– 270 –
Naples et à Porto-Ferrajo, a été chargé par Murat d’un paquet
pour l’usurpateur, et par l’usurpateur d’une lettre pour le comité
bonapartiste de Paris.
L’abbé sourit.
– Attendez », dit-il.
– 271 –
Il prit sa plume, ou plutôt ce qu’il appelait ainsi, la trempa
dans l’encre et écrivit de la main gauche, sur un linge préparé à
cet effet, les deux ou trois premières lignes de la dénonciation.
– Laquelle ?
– Continuons.
– Oh ! oui, oui.
– J’écoute.
– Son nom ?
– 272 –
– Fernand.
– Il était Catalan.
– C’est Danglars.
– Quoi ?
– 273 –
– La surveille de mon mariage je les ai vu attablés ensemble
sous la tonnelle du père Pamphile. Danglars était amical et
railleur, Fernand était pâle et troublé.
– C’était le substitut.
– 274 –
– Jeune, ou vieux ?
– Tout.
– De votre malheur ?
– Oui.
– Laquelle ?
– 275 –
– Laquelle ? la dénonciation ?
– Non, la lettre.
– Continuons, continuons.
– Vous croyez ?
– 276 –
– Peut-être ; car il m’a fait promettre deux ou trois fois, dans
mon intérêt, disait-il, de ne parler à personne de cette lettre, et il
m’a fait jurer de ne pas prononcer le nom qui était inscrit sur
l’adresse.
– De Villefort. »
« Qu’avez-vous ? dit-il.
– Oui.
– Oui.
– Oui.
– 277 –
– Cet honnête pourvoyeur du bourreau vous a fait jurer de ne
jamais prononcer de nom de Noirtier ?
– Oui.
– 278 –
Pendant ces heures de méditation, qui s’étaient écoulées
comme des secondes, il avait pris une terrible résolution et fait un
formidable serment.
Dantès sourit.
– 279 –
Le vieux prisonnier était un de ces hommes dont la
conversation, comme celle des gens qui ont beaucoup souffert,
contient des enseignements nombreux et renferme un intérêt
soutenu ; mais elle n’était pas égoïste, et ce malheureux ne parlait
jamais de ses malheurs.
L’abbé sourit.
– 280 –
– Dans leur application, non ; dans leurs principes, oui :
apprendre n’est pas savoir ; il y a les sachants et les savants : c’est
la mémoire qui fait les uns, c’est la philosophie qui fait les autres.
– 281 –
Quant à l’abbé Faria, Dantès remarqua que, malgré la
distraction que sa présence avait apportée à sa captivité, il
s’assombrissait tous les jours. Une pensée incessante et éternelle
paraissait assiéger son esprit ; il tombait dans de profondes
rêveries, soupirait involontairement, se levait tout à coup, croisait
les bras et se promenait sombre autour de sa prison.
– N’importe, je ne saurais.
– 282 –
– Elle sera aveugle, elle sera sourde, répondit le jeune
homme avec un accent de résolution qui épouvanta l’abbé.
– Un an, au moins.
– Tout de suite.
– 283 –
– Oh ! pardon, pardon, s’écria Edmond rougissant.
– 284 –
extrayaient de la nouvelle galerie, et qui eût fini par combler
l’ancien corridor, était jetée petit à petit, et avec des précautions
inouïes, par l’une ou l’autre des deux fenêtres du cachot de Dantès
ou du cachot de Faria : on la pulvérisait avec soin, et le vent de la
nuit l’emportait au loin sans qu’elle laissât de traces.
– 285 –
« Oh ! mon Dieu ! s’écria Dantès, qu’y a-t-il, et qu’avez-vous
donc ?
– 286 –
c’est l’important, car alors peut-être me changerait-on de
chambre, et nous serions séparés à tout jamais. Quand vous me
verrez immobile, froid et mort, pour ainsi dire, seulement à cet
instant, entendez-vous bien, desserrez-moi les dents avec le
couteau, faites couler dans ma bouche huit à dix gouttes de cette
liqueur, et peut-être reviendrai-je.
– 287 –
Le malade ne pouvait point parler encore, mais il étendit
avec une anxiété visible la main vers la porte. Dantès écouta, et
entendit les pas du geôlier : il allait être sept heures et Dantès
n’avait pas eu le loisir de mesurer le temps.
– Non ; mais tout est prêt pour votre fuite, et je comptais que
vous fuiriez. »
– 288 –
– Courage, vos forces reviendront », dit Dantès, s’asseyant
près du lit de Faria et lui prenant les mains. L’abbé secoua la tête.
– 289 –
« Vous êtes convaincu, maintenant, n’est-ce pas, Edmond ?
dit Faria ; croyez-moi, je sais ce que je dis : depuis la première
attaque que j’aie eue de ce mal, je n’ai pas cessé d’y réfléchir. Je
l’attendais, car c’est un héritage de famille ; mon père est mort à la
troisième crise, mon aïeul aussi. Le médecin qui m’a composé
cette liqueur, et qui n’est autre que le fameux Cabanis, m’a prédit
le même sort.
– Enfant, dit l’abbé, vous êtes marin, vous êtes nageur, vous
devez par conséquent savoir qu’un homme chargé d’un fardeau
pareil ne ferait pas cinquante brasses dans la mer. Cessez de vous
laisser abuser par des chimères dont votre excellent cœur n’est
pas même la dupe : je resterai donc ici jusqu’à ce que sonne
l’heure de ma délivrance, qui ne peut plus être maintenant que
celle de la mort. Quant à vous, fuyez, partez ! Vous êtes jeune,
adroit et fort, ne vous inquiétez pas de moi, je vous rends votre
parole.
– 290 –
« Allons dit le malade, j’accepte, merci. »
– 291 –
XVIII
Le trésor.
– Ce papier, mon ami, dit Faria, est, je puis vous tout avouer
maintenant, puisque je vous ai éprouvé, ce papier, c’est mon
trésor, dont à compter d’aujourd’hui la moitié vous appartient. »
– 292 –
Une sueur froide passa sur le front de Dantès. Jusqu’à ce
jour, et pendant quel espace de temps ! il avait évité de parler avec
Faria de ce trésor, source de l’accusation de folie qui pesait sur le
pauvre abbé ; avec sa délicatesse instinctive, Edmond avait
préféré ne pas toucher cette corde douloureusement vibrante ; et,
de son côté, Faria s’était tu. Il avait pris le silence du vieillard pour
un retour à la raison ; aujourd’hui, ces quelques mots, échappés à
Faria après une crise si pénible, semblaient annoncer une grave
rechute d’aliénation mentale.
Faria sourit.
– 293 –
– Fort pressé, Edmond ! répondit le vieillard. Qui sait si
demain, après-demain peut-être, n’arrivera pas le troisième
accès ? Songez que tout serait fini alors ! Oui, c’est vrai, souvent
j’ai pensé avec un amer plaisir à ces richesses, qui feraient la
fortune de dix familles, perdues pour ces hommes qui me
persécutaient : cette idée me servait de vengeance, et je la
savourais lentement dans la nuit de mon cachot et dans le
désespoir de ma captivité. Mais à présent que j’ai pardonné au
monde pour l’amour de vous, maintenant que je vous vois jeune et
plein d’avenir, maintenant que je songe à tout ce qui peut résulter
pour vous de bonheur à la suite d’une pareille révélation, je frémis
du retard, et je tremble de ne pas assurer à un propriétaire si
digne que vous l’êtes la possession de tant de richesses enfouies. »
– 294 –
d’écus romains dans l’angle le plus él
de la seconde ouverture, lequel
déclare lui appartenir en toute pro
tier
25 avril 149
– Pour vous, mon ami, qui les lisez pour la première fois,
mais pas pour moi qui ai pâli dessus pendant bien des nuits, qui ai
reconstruit chaque phrase, complété chaque pensée.
– 295 –
Faria le reçut assis, évita tout geste compromettant, et
parvint à cacher au gouverneur la paralysie qui avait déjà frappé
de mort la moitié de sa personne. Sa crainte était que le
gouverneur, touché de pitié pour lui, ne le voulût mettre dans une
prison plus saine et ne le séparât ainsi de son jeune compagnon ;
mais il n’en fut heureusement pas ainsi, et le gouverneur se retira
convaincu que son pauvre fou, pour lequel il ressentait au fond du
cœur une certaine affection, n’était atteint que d’une indisposition
légère.
– 296 –
pouvoir échapper à ma magnificence, mais il n’en sera rien.
Écoutez donc. »
– 297 –
« Sa Sainteté eut une idée. Elle résolut de faire deux
cardinaux.
– 298 –
« Ce fut le sujet d’une contestation entre le Saint-Père et son
fils : César pensait qu’on pouvait user de l’un de ces moyens qu’il
tenait toujours à la disposition de ses amis intimes, savoir :
d’abord, de la fameuse clef avec laquelle on priait certaines gens
d’aller ouvrir certaine armoire. Cette clef était garnie d’une petite
pointe de fer, négligence de l’ouvrier. Lorsqu’on forçait pour
ouvrir l’armoire, dont la serrure était difficile, on se piquait avec
cette petite pointe, et l’on en mourait le lendemain. Il y avait aussi
la bague à tête de lion, que César passait à son doigt lorsqu’il
donnait de certaines poignées de main. Le lion mordait l’épiderme
de ces mains favorisées, et la morsure était mortelle au bout de
vingt-quatre heures.
– 299 –
« Il fit dire ensuite à ce neveu de l’attendre aux environs de la
vigne, mais il paraît que le serviteur ne le trouva pas.
– 300 –
« Je lègue à mon neveu bien-aimé mes coffres, mes livres,
parmi lesquels mon beau bréviaire à coins d’or, désirant qu’il
garde ce souvenir de son oncle affectionné.
– 301 –
« Après la mort du pape, après l’exil de son fils, on s’attendait
généralement à voir reprendre à la famille le train princier qu’elle
menait du temps du cardinal Spada ; mais il n’en fut pas ainsi. Les
Spada restèrent dans une aisance douteuse, un mystère éternel
pesa sur cette sombre affaire, et le bruit public fut que César,
meilleur politique que son père, avait enlevé au pape la fortune
des deux cardinaux ; je dis des deux, parce que le cardinal
Rospigliosi, qui n’avait pris aucune précaution, fut dépouillé
complètement.
– Je continue :
– 302 –
avait fait une véritable relique gardée avec une superstitieuse
vénération dans la famille ; c’était un livre enluminé des plus
belles figures gothiques, et si pesant d’or, qu’un domestique le
portait toujours devant le cardinal dans les jours de grande
solennité.
– 303 –
« Tranquillisez-vous, mon cher Edmond, nous approchons
de la fin.
– 304 –
« Mais, sous mes doigts, comme par magie, à mesure que le
feu montait, je vis des caractères jaunâtres sortir du papier blanc
et apparaître sur la feuille ; alors la terreur me prit : je serrai dans
mes mains le papier, j’étouffai le feu, j’allumai directement la
bougie au foyer, je rouvris avec une indicible émotion la lettre
froissée, et je reconnus qu’une encre mystérieuse et sympathique
avait tracé ces lettres apparentes seulement au contact de la vive
chaleur. Un peu plus du tiers du papier avait été consumé par la
flamme : c’est ce papier que vous avez lu ce matin ; relisez-le,
Dantès ; puis quand vous l’aurez relu, je vous compléterai, moi,
les phrases interrompues et le sens incomplet. »
– 305 –
« Maintenant, reprit l’abbé, lisez cet autre papier. » Et il
présenta à Dantès une seconde feuille avec d’autres fragments de
lignes. Dantès prit et lut :
– 306 –
pour l’avoir visité avec moi, c’est-à-dire dans… les grottes de la
petite île de Monte-Cristo, tout ce que je pos… sédais de lingots,
d’or monnayé, pierreries, diamants bijoux ; que seul… je connais
l’existence de ce trésor qui peut monter à peu près à deux mil…
lions d’écus romains, et qu’il trouvera ayant levé la vingtième
roch… e à partir de la petite crique de l’Est en droite ligne. Deux
ouvertu… res ont été pratiquées dans ces grottes : le trésor est
dans l’angle le plus é… loigné de la deuxième, lequel trésor je lui
lègue et cède en tou… te propriété, comme à mon seul héritier.
« 25 avril 1498
« CESAR… SPADA. »
– 307 –
royaume d’Italie ; mais depuis longtemps la police impériale, qui,
dans ce temps, au contraire de ce que Napoléon a voulu depuis,
quand un fils lui fut né, voulait la division des provinces, avait les
yeux sur moi : mon départ précipité, dont elle était loin de deviner
la cause, éveilla ses soupçons, et au moment où je m’embarquais à
Piombino je fus arrêté.
– 308 –
romaines qui meurent de faim près d’un million en diamants et en
pierreries transmis par majorat, et auquel elles ne peuvent
toucher. »
– 309 –
XIX
Le troisième accès.
– 310 –
Mais Dantès était loin d’être aussi enthousiaste et surtout
aussi confiant que le vieillard. Certes, il était bien certain
maintenant que Faria n’était pas fou, et la façon dont il était arrivé
à la découverte qui avait fait croire à sa folie redoublait encore son
admiration pour lui ; mais aussi il ne pouvait croire que ce dépôt
en supposant qu’il eût existé, existât encore, et, quand il ne
regardait pas le trésor comme chimérique, il le regardait du moins
comme absent.
– 311 –
implantées dans ma mémoire et qui y poussent avec toutes leurs
ramifications philologiques. Ces sciences diverses que vous
m’avez rendues si faciles par la profondeur de la connaissance que
vous en avez et la netteté des principes où vous les avez réduites,
voilà mon trésor, ami, voilà en quoi vous m’avez fait riche et
heureux. Croyez-moi et consolez-vous, cela vaut mieux pour moi
que des tonnes d’or et des caisses de diamants, ne fussent-elles
pas problématiques, comme ces nuages que l’on voit le matin
flotter sur la mer, que l’on prend pour des terres fermes, et qui
s’évaporent, se volatilisent et s’évanouissent à mesure qu’on s’en
approche. Vous avoir près de moi le plus longtemps possible,
écouter votre voix éloquente orner mon esprit, retremper mon
âme, faire toute mon organisation capable de grandes et terribles
choses si jamais je suis libre, les emplir si bien que le désespoir
auquel j’étais prêt à me laisser aller quand je vous ai connu n’y
trouve plus de place, voilà ma fortune, à moi : celle-là n’est point
chimérique ; je vous la dois bien véritable, et tous les souverains
de la terre, fussent-ils des César Borgia, ne viendraient pas à bout
de me l’enlever. »
– 312 –
instructions qui devaient lui servir au jour de sa liberté. Alors, une
fois libre, du jour, de l’heure, du moment où il serait libre, il ne
devait plus avoir qu’une seule et unique pensée, gagner Monte-
Cristo par un moyen quelconque, y rester seul sous un prétexte
qui ne donnât point de soupçons, et, une fois là, une fois seul,
tâcher de retrouver les grottes merveilleuses et fouiller l’endroit
indiqué. L’endroit indiqué, on se le rappelle, c’est l’angle le plus
éloigné de la seconde ouverture.
– 313 –
Son nom, ou plutôt une voix plaintive qui essayait d’articuler
son nom, arriva jusqu’à lui.
« Au secours ! au secours ! »
– 314 –
prendre ma place. À cet autre, vous apparaîtrez comme un ange
sauveur. Celui-là sera peut-être jeune, fort et patient comme vous,
celui-là pourra vous aider dans votre fuite, tandis que je
l’empêchais. Vous n’aurez plus une moitié de cadavre liée à vous
pour vous paralyser tous vos mouvements. Décidément, Dieu fait
enfin quelque chose pour vous : il vous rend plus qu’il ne vous ôte,
et il est bien temps que je meure. »
– 315 –
– Eh bien, essayez donc ! le froid me gagne ; je sens le sang
qui afflue à mon cerveau ; cet horrible tremblement qui fait
claquer mes dents et semble disjoindre mes os commence à
secouer tout mon corps ; dans cinq minutes le mal éclatera, dans
un quart d’heure il ne restera plus de moi qu’un cadavre.
– 316 –
rappelez-vous que le pauvre abbé que tout le monde croyait fou ne
l’était pas. Courez à Monte-Cristo, profitez de notre fortune,
profitez-en, vous avez assez souffert. »
– 317 –
Et il retomba sur son lit. La crise fut terrible : des membres
tordus, des paupières gonflées, une écume sanglante, un corps
sans mouvement, voilà ce qui resta sur ce lit de douleur à la place
de l’être intelligent qui s’y était couché un instant auparavant.
– 318 –
Une demi-heure, une heure, une heure et demie s’écoulèrent.
Pendant cette heure et demie d’angoisse, Edmond, penché sur son
ami, la main appliquée à son cœur, sentit successivement ce corps
se refroidir et ce cœur éteindre son battement de plus en plus
sourd et profond.
– 319 –
Dantès fut alors pris d’une indicible impatience de savoir ce
qui allait se passer dans le cachot de son malheureux ami ; il
rentra donc dans la galerie souterraine et arriva à temps pour
entendre les exclamations du porte-clefs, qui appelait à l’aide.
– 320 –
Edmond écoutait, ne perdait pas une parole, mais ne
comprenait pas grand-chose à tout cela. Bientôt les voix
s’éteignirent, et il lui sembla que les assistants quittaient la
chambre. Cependant il n’osa y rentrer : on pouvait avoir laissé
quelque porte-clefs pour garder le mort.
– 321 –
– Oh ! reprit le porte-clefs, on aurait pu ne pas le surveiller
du tout, il serait bien resté cinquante ans ici, j’en réponds, celui-
là, sans essayer de faire une seule tentative d’évasion.
– 322 –
Il se fit alors un silence d’un instant, puis on entendit le
frémissement des chairs qui brûlaient, et dont l’odeur épaisse et
nauséabonde perça le mur même derrière lequel Dantès écoutait
avec horreur. À cette odeur de chair humaine carbonisée, la sueur
jaillit du front du jeune homme et il crut qu’il allait s’évanouir.
– 323 –
– Oui, oui, soyez tranquille, il sera décemment enseveli dans
le sac le plus neuf qu’on pourra trouver ; êtes-vous content ?
– 324 –
– À quelle heure ? demanda le guichetier.
– Veillera-t-on le mort ?
– 325 –
XX
– 326 –
L’idée du suicide, chassée par son ami, écartée par sa
présence, revint alors se dresser comme un fantôme près du
cadavre de Faria.
– 327 –
« Oh ! oh ! murmura-t-il, qui m’envoie cette pensée ? est-ce
vous, mon Dieu ? Puisqu’il n’y a que les morts qui sortent
librement d’ici, prenons la place des morts. »
– 328 –
Si pendant le trajet les fossoyeurs reconnaissaient qu’ils
portaient un vivant au lieu de porter un mort, Dantès ne leur
donnait pas le temps de se reconnaître ; d’un vigoureux coup de
couteau il ouvrait le sac depuis le haut jusqu’en bas, profitait de
leur terreur et s’échappait ; s’ils voulaient l’arrêter, il jouait du
couteau.
– 329 –
cœur, essuyait d’en comprimer les battements, tandis que de
l’autre il essuyait la sueur de son front qui ruisselait le long de ses
tempes. De temps en temps des frissons lui couraient par tout le
corps et lui serraient le cœur comme dans un étau glacé. Alors, il
croyait qu’il allait mourir. Les heures s’écoulèrent sans amener
aucun mouvement dans le château, et Dantès comprit qu’il avait
échappé à ce premier danger ; c’était d’un bon augure. Enfin, vers
l’heure fixée par le gouverneur, des pas se firent entendre dans
l’escalier. Edmond comprit que le moment était venu ; il rappela
tout son courage, retenant son haleine ; heureux s’il eût pu retenir
en même temps et comme elle les pulsations précipitées de ses
artères.
– 330 –
– Tu as raison ; partons alors. »
« Sais-tu qu’il n’est pas léger du tout ! » dit celui qui était
resté près de Dantès en s’asseyant sur le bord de la civière.
– 331 –
L’homme au falot obéit à l’injonction, quoique, comme on l’a
vu, elle fût faite en termes peu convenables.
– En ce cas, en route. »
– 332 –
– Oui, l’abbé court grand risque d’être mouillé » dit l’autre –
et ils éclatèrent de rire.
– Plus loin, plus loin, dit l’autre, tu sais bien que le dernier
est resté en route, brisé sur les rochers, et que le gouverneur nous
a dit le lendemain que nous étions des fainéants. »
– Deux.
– Trois ! »
– 333 –
La mer est le cimetière du château d’If.
– 334 –
XXI
L’île de Tiboulen.
– 335 –
la mer, plus noir que le ciel, montait, comme un fantôme
menaçant, le géant de granit, dont la pointe sombre semblait un
bras étendu pour ressaisir sa proie ; sur la roche la plus haute
était un falot éclairant deux ombres.
– 336 –
Souvent, dans la prison, Faria répétait au jeune homme, en le
voyant abattu et paresseux :
– 337 –
« Voyons, se disait-il, voilà bientôt une heure que je nage,
mais comme le vent m’est contraire j’ai dû perdre un quart de ma
rapidité ; cependant, à moins que je ne me sois trompé de ligne, je
ne dois pas être loin de Tiboulen maintenant… Mais, si je m’étais
trompé ! »
– 338 –
cette heure plus douces que ne lui avait jamais paru le lit le plus
doux.
– 339 –
Il se rappela alors que, depuis vingt-quatre heures, il n’avait
pas mangé : il avait faim, il avait soif.
– 340 –
Puis tout rentra dans la nuit, le terrible spectacle avait eu la
durée de l’éclair.
C’était le jour.
– 341 –
le reconnaîtra, me cherchera vainement et donnera l’alarme. Alors
on trouvera le trou, la galerie ; on interrogera ces hommes qui
m’ont lancé à la mer et qui ont dû entendre le cri que j’ai poussé.
Aussitôt, des barques remplies de soldats armés courront après le
malheureux fugitif qu’on sait bien ne pas être loin. Le canon
avertira toute la côte qu’il ne faut point donner asile à un homme
qu’on rencontrera, nu et affamé. Les espions et les alguazils de
Marseille seront avertis et battront la côte, tandis que le
gouverneur du château d’If fera battre la mer. Alors, traqué sur
l’eau, cerné sur la terre, que deviendrai-je ? J’ai faim, j’ai froid, j’ai
lâché jusqu’au couteau sauveur qui me gênait pour nager ; je suis
à la merci du premier paysan qui voudra gagner vingt francs en
me livrant ; je n’ai plus ni force, ni idée, ni résolution. Ô mon
Dieu ! mon Dieu ! voyez si j’ai assez souffert, et si vous pouvez
faire pour moi plus que je ne puis faire moi-même. »
– 342 –
« Attendons.
Et, tout en disant ces mots, Dantès tourna les yeux vers
l’endroit où le petit navire s’était brisé, et tressaillit. À l’arête d’un
rocher était resté accroché le bonnet phrygien d’un des matelots
naufragés, et tout près de là flottaient quelques débris de la
carène, solives inertes que la mer poussait et repoussait contre la
base de l’île, qu’elles battaient comme d’impuissants béliers.
– 343 –
passer, comme c’est l’habitude des bâtiments qui vont en Italie,
entre l’île de Jaros et l’île de Calaseraigne.
– 344 –
Un instant après, la chaloupe, montée par deux hommes, se
dirigea de son côté, battant la mer de son double aviron. Dantès
alors laissa glisser la solive dont il pensait n’avoir plus besoin, et
nagea vigoureusement pour épargner la moitié du chemin à ceux
qui venaient à lui.
« Courage ! »
– 345 –
Lorsqu’il rouvrit les yeux, Dantès se retrouva sur le pont de la
tartane, qui continuait son chemin ; son premier regard fut pour
voir quelle direction elle suivait : on continuait de s’éloigner du
château d’If.
– D’où venez-vous ?
– 346 –
autres compagnons se sont noyés. Je crois que je suis le seul qui
reste vivant ; j’ai aperçu votre navire, et, craignant d’avoir
longtemps à attendre sur cette île isolée et déserte, je me suis
hasardé sur un débris de notre bâtiment pour essayer de venir
jusqu’à vous. Merci, continua Dantès, vous m’avez sauvé la vie ;
j’étais perdu quand l’un de vos matelots m’a saisi par les cheveux.
– 347 –
premier port où vous relâcherez, et je trouverai toujours de
l’emploi sur un bâtiment marchand.
– Oui, s’il dit vrai, dit le patron d’un air de doute mais dans
l’état où est le pauvre diable, on promet beaucoup, quitte à tenir
ce que l’on peut.
– À Livourne.
– 348 –
– Vous en passerez à plus de vingt brasses.
– 349 –
« Vous voyez, dit Dantès en quittant la barre, que je pourrai
vous être de quelque utilité, pendant la traversée du moins. Si
vous ne voulez pas de moi à Livourne, eh bien, vous me laisserez
là ; et, sur mes premiers mois de solde, je vous rembourserai ma
nourriture jusque-là et les habits que vous allez me prêter.
– 350 –
« Maintenant, vous faut-il encore autre chose ? demanda le
patron.
– 351 –
savourer la liqueur qu’elle contenait avec tant de calme et de
satisfaction, que, s’il eut eu un soupçon quelconque, ce soupçon
ne fit que traverser son esprit et mourut aussitôt.
– 352 –
– Que voulez-vous ! J’ai eu si grande peur cette nuit, dit en
riant Dantès, que j’ai failli en perdre l’esprit ; si bien que ma
mémoire en est demeurée toute troublée : je vous demande donc
le 28 de février de quelle année nous sommes ?
Il y avait quatorze ans, jour pour jour, que Dantès avait été
arrêté.
– 353 –
XXII
Les contrebandiers.
– 354 –
avait orienté au plus près l’avait entièrement convaincu ; puis
ensuite, quand il avait vu cette légère fumée flotter comme un
panache au-dessus du bastion du château d’If, et qu’il avait
entendu ce bruit lointain de l’explosion, il avait eu un instant
l’idée qu’il venait de recevoir à bord celui à qui, comme pour les
entrées et les sorties des rois, on accordait les honneurs du
canon ; cela l’inquiétait moins déjà, il faut le dire, que si le
nouveau venu était un douanier ; mais cette seconde supposition
avait bientôt disparu comme la première à la vue de la parfaite
tranquillité de sa recrue.
– 355 –
relâché à Livourne, il connaissait un barbier rue Saint-Ferdinand.
Il entra chez lui pour se faire couper la barbe et les cheveux.
– 356 –
profonde qu’il avait acquise avait, en outre, reflété sur tout son
visage une auréole d’intelligente sécurité ; en outre, il avait,
quoique naturellement d’une taille assez haute, acquis cette
vigueur trapue d’un corps toujours concentrant ses forces en lui.
– 357 –
d’algues et au corps trempé d’eau de mer, qu’il avait recueilli nu et
mourant sur le pont de son navire.
– 358 –
ferait-il, sans instruments pour découvrir son trésor, sans armes
pour le défendre ? D’ailleurs, que diraient les matelots ? que
penserait le patron ? Il fallait attendre.
Le soir vint ; Edmond vit l’île passer par toutes les teintes que
le crépuscule amène avec lui, et se perdre pour tout le monde dans
l’obscurité ; mais lui, avec son regard habitué à l’obscurité de la
prison, il continua sans doute de la voir, car il demeura le dernier
sur le pont.
– 359 –
Dantès avait remarqué, pour ces circonstances solennelles
sans doute, que le patron de la Jeune-Amélie avait monté sur
pivot, en approchant de la terre, deux petites couleuvrines,
pareilles à des fusils de rempart, qui, sans faire grand bruit,
pouvaient envoyer une jolie balle de quatre à la livre à mille pas.
– 360 –
deux matelots ; une balle lui avait traversé les chairs de l’épaule
gauche.
– 361 –
Il était résulté de cette espèce de dévouement sympathique
que Jacopo avait voué à Edmond du premier moment où il l’avait
vu, qu’Edmond accordait à Jacopo une certaine somme
d’affection. Mais Jacopo n’en demandait pas davantage : il avait
deviné instinctivement chez Edmond cette suprême supériorité à
sa position, supériorité qu’Edmond était parvenu à cacher aux
autres. Et de ce peu que lui accordait Edmond, le brave marin
était content.
Edmond répondait :
– 362 –
contrebandiers de la côte : il avait appris tous les signes
maçonniques à l’aide desquels ces demi-pirates se reconnaissent
entre eux.
– 363 –
une taverne de la via del Oglio, dans laquelle avait l’habitude de se
réunir ce qu’il y a de mieux en contrebandiers à Livourne.
– 364 –
Lorsqu’il se rapprocha des deux interlocuteurs, il était décidé
que l’on relâcherait à Monte-Cristo et que l’on partirait pour cette
expédition dès la nuit suivante.
– 365 –
XXIII
L’île de Monte-Cristo.
Cette nuit fut une des plus fiévreuses que passa Dantès.
Pendant cette nuit, toutes les chances bonnes et mauvaises se
présentèrent tour à tour à son esprit : s’il fermait les yeux, il voyait
la lettre du cardinal Spada écrite en caractères flamboyants sur la
muraille ; s’il s’endormait un instant, les rêves le plus insensés
venaient tourbillonner dans son cerveau. Il descendait dans les
grottes aux pavés d’émeraudes, aux parois de rubis, aux stalactites
de diamants. Les perles tombaient goutte à goutte comme filtre
d’ordinaire l’eau souterraine.
– 366 –
et mystérieux qui ouvrait pour le pêcheur arabe les cavernes
splendides d’Ali-Baba. Tout était inutile ; le trésor disparu était
redevenu la propriété des génies de la terre, auxquels il avait eu
un instant l’espoir de l’enlever.
Le jour vint presque aussi fébrile que l’avait été la nuit ; mais
il amena la logique à l’aide de l’imagination, et Dantès put arrêter
un plan jusqu’alors vague et flottant dans son cerveau.
À sept heures du soir tout fut prêt ; à sept heures dix minutes
on doublait le phare, juste au moment où le phare s’allumait.
– 367 –
Cela arrivait quelquefois : Dantès, rejeté de la solitude dans
le monde, éprouvait de temps en temps d’impérieux besoins de
solitude. Or, quelle solitude à la fois plus immense et plus
poétique que celle d’un bâtiment qui flotte isolé sur la mer,
pendant l’obscurité de la nuit, dans le silence de l’immensité et
sous le regard du Seigneur ?
– 368 –
atmosphérique qui est particulière à la lumière que versent les
rayons du soleil à son déclin.
Il interrogea Jacopo.
– 369 –
– Mais à bord de la tartane, répondit le marin.
– Non. »
– 370 –
Dantès songeait, tout en travaillant, au hourra de joie que
d’un seul mot il pourrait provoquer parmi tous ces hommes s’il
disait tout haut l’incessante pensée qui bourdonnait tout bas à son
oreille et à son cœur. Mais, tout au contraire de révéler le
magnifique secret, il craignait d’en avoir déjà trop dit et d’avoir,
par ses allées et venues, ses demandes répétées, ses observations
minutieuses et sa préoccupation continuelle, éveillé les soupçons.
Heureusement, pour cette circonstance du moins, que chez lui un
passé bien douloureux reflétait sur son visage une tristesse
indélébile, et que les lueurs de gaieté entrevues sous ce nuage
n’étaient réellement que des éclairs.
– 371 –
Edmond les regarda un instant avec ce sourire doux et triste
de l’homme supérieur.
– 372 –
de fleurs, ou sous des lichens parasites. Il fallait alors qu’Edmond
écartât les branches ou soulevât les mousses pour retrouver les
signes indicateurs qui le conduisaient dans cet autre labyrinthe.
Ces signes avaient, au reste, donné bon espoir à Edmond.
Pourquoi ne serait-ce pas le cardinal qui les aurait tracés pour
qu’ils pussent, en cas d’une catastrophe qu’il n’avait pas pu
prévoir si complète, servir de guide à son neveu ? Ce lieu solitaire
était bien celui qui convenait à un homme qui voulait enfouir un
trésor. Seulement, ces signes infidèles n’avaient-ils pas attiré
d’autres yeux que ceux pour lesquels ils étaient tracés, et l’île aux
sombres merveilles avait-elle fidèlement gardé son magnifique
secret ?
– 373 –
Tous bondirent d’un seul élan, car tous aimaient Edmond,
malgré sa supériorité ; cependant, ce fut Jacopo qui arriva le
premier.
– 374 –
frontières du Piémont et de la France, entre Nice et Fréjus, insista
pour que Dantès essayât de se lever. Dantès fit des efforts
surhumains pour se rendre à cette invitation mais à chaque effort,
il retombait plaintif et pâlissant.
– 375 –
– J’aime mieux cela, répondit Edmond, que de souffrir les
douleurs inouïes qu’un seul mouvement me fait endurer. »
– 376 –
– Allons, tu es un brave garçon, Jacopo, dit Edmond, Dieu te
récompensera de ta bonne volonté ; mais je n’ai besoin de
personne, merci : un jour ou deux de repos me remettront et
j’espère trouver dans ces rochers certaines herbes excellentes
contre les contusions. »
– 377 –
l’autre, et courut à cette roche à laquelle aboutissaient les entailles
qu’il avait remarquées sur les rochers.
– 378 –
XXIV
Éblouissement.
– 379 –
Mais, nous devons le dire, ce qui attira son attention, ce ne
fut ni cette Corse poétique dont il pouvait distinguer jusqu’aux
maisons, ni cette Sardaigne presque inconnue qui lui fait suite, ni
l’île d’Elbe aux souvenirs gigantesques, ni enfin cette ligne
imperceptible qui s’étendait à l’horizon et qui à l’œil exercé du
marin révélait Gênes la superbe et Livourne la commerçante ;
non : ce fut le brigantin qui était parti au point du jour, et la
tartane qui venait de partir. Le premier était sur le point de
disparaître au détroit de Bonifacio ; l’autre, suivant la route
opposée, côtoyait la Corse, qu’elle s’apprêtait à doubler.
Il ramena alors les yeux sur les objets qui l’entouraient plus
immédiatement ; il se vit sur le point le plus élevé de l’île, conique,
grêle statue de cet immense piédestal ; au-dessous de lui, pas un
homme ; autour de lui, pas une barque : rien que la mer azurée
qui venait battre la base de l’île, et que ce choc éternel bordait
d’une frange d’argent.
– 380 –
pas être vu, avait abordé à cette crique, y avait caché son petit
bâtiment, avait suivi la ligne indiquée par des entailles, et avait, à
l’extrémité de cette ligne, enfoui son trésor.
– 381 –
Alors il se mit à attaquer avec sa pioche cette muraille
intermédiaire cimentée par le temps.
Dantès jeta les yeux autour de lui, comme font les hommes
embarrassés ; et son regard tomba sur une corne de mouflon
pleine de poudre que lui avait laissée son ami Jacopo.
– 382 –
L’explosion ne se fit pas attendre : le rocher supérieur fut en
un instant soulevé par l’incalculable force, le rocher inférieur vola
en éclats ; par la petite ouverture qu’avait d’abord pratiquée
Dantès, s’échappa tout un monde d’insectes frémissants, et une
couleuvre énorme, gardien de ce chemin mystérieux, roula sur ses
volutes bleuâtres et disparut.
– 383 –
d’escalier qui allait s’enfonçant dans l’ombre d’une grotte de plus
en plus obscure.
« Oui, oui, ceci est une aventure à trouver sa place dans la vie
mêlée d’ombre et de lumière de ce royal bandit, dans ce tissu
d’événements étranges qui composent la trame diaprée de son
existence ; ce fabuleux événement a dû s’enchaîner
invinciblement aux autres choses ; oui, Borgia est venu quelque
nuit ici, un flambeau d’une main, une épée de l’autre, tandis qu’à
– 384 –
vingt pas de lui, au pied de cette roche peut-être, se tenaient,
sombres et menaçants, deux sbires interrogeant la terre, l’air et la
mer, pendant que leur maître entrait comme je vais le faire,
secouant les ténèbres de son bras redoutable et flamboyant.
« Oui ; mais des sbires auxquels il aura livré ainsi son secret,
qu’en aura fait César ? se demanda Dantès.
« Descendons. »
– 385 –
le regard de Dantès, habitué, comme nous l’avons dit, aux
ténèbres, put sonder les angles les plus reculés de la caverne : elle
était de granit dont les facettes pailletées étincelaient comme des
diamants.
– 386 –
rien reconnu, revint à la portion de la muraille qui rendait ce son
consolateur.
Alors il vit une chose singulière, c’est que, sous les coups de
l’instrument, une espèce d’enduit, pareil à celui qu’on applique
sur les murailles pour peindre à fresque, se soulevait et tombait en
écailles découvrant une pierre blanchâtre et molle, pareille à nos
pierres de taille ordinaires. On avait fermé l’ouverture du rocher
avec des pierres d’une autre nature, puis on avait étendu sur ces
pierres cet enduit, puis sur cet enduit on avait imité la teinte et le
cristallin du granit.
– 387 –
Dantès n’avait encore rien pris : mais c’était bien long de
manger dans un pareil moment ; il avala une gorgée de rhum et
rentra dans la grotte le cœur raffermi.
Dès lors, Dantès n’eut plus qu’à tirer chaque pierre à lui avec
la dent de fer de la pioche, et chaque pierre à son tour tomba près
de la première.
– 388 –
À gauche de l’ouverture, était un angle profond et sombre.
Mais, nous l’avons dit, pour l’œil de Dantès il n’y avait pas de
ténèbres.
– 389 –
Une chèvre sauvage avait bondi par-dessus la première
entrée de la grotte et broutait à quelques pas de là.
Dantès les reconnut facilement : l’abbé Faria les lui avait tant
de fois dessinées !
– 390 –
En un instant, tous les alentours du coffre furent déblayés, et
Dantès vit tour à tour apparaître la serrure du milieu, placée entre
deux cadenas, et les anses des faces latérales ; tout cela était ciselé
comme on ciselait à cette époque, où l’art rendait précieux les plus
vils métaux.
– 391 –
Dans le troisième enfin, à demi plein, Edmond remua à
poignée les diamants, les perles, les rubis, qui, cascade
étincelante, faisaient, en retombant les uns sur les autres, le bruit
de la grêle sur les vitres.
– 392 –
mille écus d’or, pouvant valoir chacun quatre-vingts francs de
notre monnaie actuelle, tous à l’effigie du pape Alexandre VI et de
ses prédécesseurs, et il s’aperçut que le compartiment n’était qu’à
moitié vide ; enfin, il mesura dix fois la capacité de ses deux mains
en perles, en pierreries, en diamants, dont beaucoup, montés par
les meilleurs orfèvres de l’époque, offraient une valeur d’exécution
remarquable, même à côté de leur valeur intrinsèque.
– 393 –
XXV
L’inconnu.
– 394 –
Les contrebandiers revinrent le sixième jour. Dantès
reconnut de loin le port et la marche de la Jeune-Amélie ; il se
traîna jusqu’au port comme Philoctète blessé, et lorsque ses
compagnons abordèrent, il leur annonça, tout en se plaignant
encore, un mieux sensible ; puis à son tour, il écouta le récit des
aventuriers. Ils avaient réussi, il est vrai ; mais à peine le
chargement avait-il été déposé, qu’ils avaient eu avis qu’un brick
en surveillance à Toulon venait de sortir du port et se dirigeait de
leur côté. Ils s’étaient alors enfuis à tire-d’aile, regrettant que
Dantès, qui savait donner une vitesse si supérieure au bâtiment,
ne fût point là pour le diriger. En effet, bientôt ils avaient aperçu
le bâtiment chasseur ; mais à l’aide de la nuit, et en doublant le
cap Corse, ils lui avaient échappé.
– 395 –
demeurait aux Allées de Meilhan, et d’une jeune fille qui
demeurait au village des Catalans et que l’on nommait Mercédès.
– 396 –
était allé faire un tour en Suisse, en attendant que son bâtiment
fût achevé. Il ne devait revenir que dans trois semaines ou un
mois : le constructeur pensa qu’il aurait le temps d’en remettre un
autre sur le chantier. Dantès emmena le constructeur chez un juif,
passa avec lui dans l’arrière-boutique et le juif compta soixante
mille francs au constructeur.
– 397 –
Il y arriva vers la fin du second jour : le navire était excellent
voilier et avait parcouru la distance en trente-cinq heures. Dantès
avait parfaitement reconnu le gisement de la côte ; et, au lieu
d’aborder au port habituel, il jeta l’ancre dans la petite crique.
– 398 –
Deux heures après, il revint ; deux hommes de la barque de
Jacopo passèrent sur son yacht pour l’aider à la manœuvre, et il
donna l’ordre de mettre le cap sur Marseille. Il prévoyait la mort
de son père ; mais Mercédès, qu’était-elle devenue ?
– 399 –
Dantès donna au matelot une pièce de monnaie pour le
remercier de ses renseignements ; un instant après, il entendit le
brave homme qui courait après lui.
Dantès se retourna.
– 400 –
demanda s’il n’y avait pas un logement vacant, et, quoiqu’il fût
occupé, insista si longtemps pour visiter celui du cinquième, que
la concierge monta et demanda, de la part d’un étranger, aux
personnes qui l’habitaient, la permission de voir les deux pièces
dont il était composé. Les personnes qui habitaient ce petit
logement étaient un jeune homme et une jeune femme qui
venaient de se marier depuis huit jours seulement.
– 401 –
il parlait avait fait de mauvaises affaires et tenait maintenant une
petite auberge sur la route de Bellegarde à Beaucaire.
– 402 –
Ces braves gens eussent bien voulu remercier le généreux
questionneur ; mais en les quittant on l’avait vu, après avoir
donné quelques ordres à un marin, monter à cheval et sortir de
Marseille par la porte d’Aix.
– 403 –
XXVI
– 404 –
Çà et là, dans la plaine environnante, qui ressemble à un
grand lac de poussière, végètent quelques tiges de froment que les
horticulteurs du pays élèvent sans doute par curiosité et dont
chacune sert de perchoir à une cigale qui poursuit de son chant
aigre et monotone les voyageurs égarés dans cette thébaïde.
Depuis sept ou huit ans à peu près, cette petite auberge était
tenue par un homme et une femme ayant pour tout domestique
une fille de chambre appelée Trinette et un garçon d’écurie
répondant au nom de Pacaud ; double coopération qui au reste
suffisait largement aux besoins du service, depuis qu’un canal
creusé de Beaucaire à Aigues-mortes avait fait succéder
victorieusement les bateaux au roulage accéléré, et le coche à la
diligence.
– 405 –
l’ardeur dévorante du soleil d’autre préservatif pour son visage
qu’un mouchoir rouge noué sur sa tête, à la manière des muletiers
espagnols. Cet homme, c’était notre ancienne connaissance
Gaspard Caderousse.
– 406 –
misérable canal de Beaucaire, et qu’il fût invulnérable aux plaintes
incessantes dont sa femme le poursuivait. C’était, comme tous les
Méridionaux, un homme sobre et sans de grands besoins, mais
vaniteux pour les choses extérieures ; aussi, au temps de sa
prospérité, il ne laissait passer ni une ferrade, ni une procession
de la tarasque sans s’y montrer avec la Carconte, l’un dans ce
costume pittoresque des hommes du Midi et qui tient à la fois du
catalan et de l’andalou ; l’autre avec ce charmant habit des
femmes d’Arles qui semble emprunté à la Grèce et à l’Arabie ;
mais peu à peu, chaînes de montres, colliers, ceinturés aux mille
couleurs, corsages brodés, vestes de velours, bas à coins élégants,
guêtres bariolées, souliers à boucles d’argent avaient disparu, et
Gaspard Caderousse, ne pouvant plus se montrer à la hauteur de
sa splendeur passée, avait renoncé pour lui et pour sa femme à
toutes ces pompes mondaines, dont il entendait, en se rongeant
sourdement le cœur, les bruits joyeux retentir jusqu’à cette pauvre
auberge, qu’il continuait de garder bien plus comme un abri que
comme une spéculation.
– 407 –
parfaitement qu’aucun voyageur, libre de choisir une autre heure
du jour, ne se hasardât dans cet effroyable Sahara.
– 408 –
polissonne de chaleur… Ah ! pardon, interrompit Caderousse, en
voyant à quelle sorte de voyageur il avait affaire, je ne savais pas
qui j’avais l’honneur de recevoir ; que désirez-vous, que
demandez-vous, monsieur l’abbé ? je suis à vos ordres. »
– C’est cela.
– 409 –
– Comme il vous fera plaisir, monsieur l’abbé » dit
Caderousse.
– 410 –
« Oui, honnête homme ; de cela, je puis me vanter, monsieur,
dit l’hôte en soutenant le regard de l’abbé, une main sur sa
poitrine et en hochant la tête du haut en bas ; et, dans notre
époque, tout le monde n’en peut pas dire autant.
– Tant mieux si ce dont vous vous vantez est vrai, dit l’abbé ;
car tôt ou tard, j’en ai la ferme conviction, l’honnête homme est
récompensé et le méchant puni.
– 411 –
– Oui, je crois en effet qu’il s’appelait Edmond.
– 412 –
« Et vous l’avez connu, le pauvre petit ? continua Caderousse.
– J’ai été appelé à son lit de mort pour lui offrir les derniers
secours de la religion, répondit l’abbé.
– 413 –
faite, l’avait soigné comme un frère, un témoignage de sa
reconnaissance en lui laissant ce diamant.
– Non, pas tout à fait, dit l’abbé, mais vous allez en juger
vous-même, car je l’ai sur moi. »
– 414 –
Et il referma l’écrin, et remit dans sa poche le diamant qui
continuait d’étinceler au fond de la pensée de Caderousse.
Caderousse frémit.
– 415 –
– Donnez-moi une carafe d’eau », dit l’abbé.
– Parfaitement.
– 416 –
– Eh ! dit Caderousse, qui peut savoir cela mieux que moi ?…
Je demeurais porte à porte avec le bon homme… Eh ! mon Dieu !
oui : un an à peine après la disparition de son fils, il mourut, le
pauvre vieillard !
Caderousse s’arrêta.
« Mort de quoi ? reprit avec anxiété le prêtre.
– 417 –
« De quoi te mêles-tu toi-même, femme ? dit Caderousse.
Monsieur demande des renseignements, politesse veut que je les
lui donne.
– 418 –
– Oh ! monsieur, reprit Caderousse, ce n’est pas que
Mercédès la Catalane, ni M. Morrel l’aient abandonné ; mais le
pauvre vieillard s’était pris d’une antipathie profonde pour
Fernand, celui-là même, continua Caderousse avec un sourire
ironique, que Dantès vous a dit être de ses amis.
– Parlez alors.
– 419 –
– Cette fois, je crois que tu as raison, femme, dit Caderousse.
– Vous voulez alors, dit l’abbé, que je donne à ces gens, que
vous donnez pour d’indignes et faux amis une récompense
destinée à la fidélité ?
– Non, racontez-la-moi. »
– 420 –
– Libre à vous de vous taire, mon ami, dit l’abbé avec l’accent
de la plus profonde indifférence, et je respecte vos scrupules ;
d’ailleurs ce que vous fait là est d’un homme vraiment bon : n’en
parlons donc plus. De quoi étais-je chargé ? D’une simple
formalité. Je vendrai donc ce diamant. »
– 421 –
– Oui, oui, dit Caderousse, et c’est ce que je disais : c’est
presque une profanation, presque un sacrilège que de
récompenser la trahison, le crime peut-être.
– 422 –
La Carconte rentra dans sa chambre en poussant un soupir ;
on entendit le plafond crier sous ses pas jusqu’à ce qu’elle eût
rejoint son fauteuil où elle tomba assise lourdement.
– 423 –
« Souviens-toi que je ne te pousse à rien ! dit la voix
tremblotante de la Carconte, comme si, à travers le plancher, elle
eût pu voir la scène qui se préparait.
Et il commença.
– 424 –
XXVII
Le récit.
– 425 –
« Eh bien, en ce cas, dit Caderousse, je veux, je dirai même
plus, je dois vous détromper sur ces amitiés que le pauvre
Edmond croyait sincères et dévouées.
– 426 –
coucha point, car je demeurais au-dessous de lui et je l’entendis
marcher toute la nuit ; moi-même, je dois le dire, je ne dormis pas
non plus, car la douleur de ce pauvre père me faisait grand mal, et
chacun de ses pas me broyait le cœur, comme s’il eût réellement
posé son pied sur ma poitrine.
– 427 –
jésuites, je me dis ce jour-là : C’est bien heureux, en vérité, que je
sois seul, et que le Bon Dieu ne m’ait pas envoyé d’enfants, car si
j’étais père et que je ressentisse une douleur semblable à celle du
pauvre vieillard, ne pouvant trouver dans ma mémoire ni dans
mon cœur tout ce qu’il dit au Bon Dieu, j’irais tout droit me
précipiter dans la mer pour ne pas souffrir plus longtemps.
– 428 –
me hasardai à monter : la porte était fermée ; mais à travers la
serrure je l’aperçu si pâle et si défait, que, le jugeant bien malade,
je fis prévenir M. Morrel et courus chez Mercédès. Tous deux
s’empressèrent de venir. M. Morrel amenait un médecin ; le
médecin reconnut une gastro-entérite et ordonna la diète. J’étais
là, monsieur, et je n’oublierai jamais le sourire du vieillard à cette
ordonnance.
– 429 –
« Et vous croyez qu’il est mort…
– D’autant plus grand, monsieur, que Dieu n’y est pour rien,
et que les hommes seuls en sont cause.
– Mais lequel des deux le dénonça, lequel des deux fut le vrai
coupable.
– 430 –
– Et où cette lettre fut-elle écrite ?
– Moi ! dit Caderousse étonné ; qui vous a dit que j’y étais ? »
– 431 –
plaisanterie qu’ils avaient voulu faire, et que cette plaisanterie
n’aurait pas de suite.
– 432 –
« Bien, monsieur, dit l’abbé, vous avez parlé avec franchise ;
s’accuser ainsi, c’est mériter son pardon.
– 433 –
– Et, demanda l’abbé, ce M. Morrel vit-il encore ?
– Comment cela ?
– 434 –
comprenez bien, tout cela double sa douleur au lieu de l’adoucir, à
ce pauvre cher homme. S’il était seul, il se brûlerait la cervelle et
tout serait dit.
– Et comment cela ?
– 435 –
– Ah ! fit l’abbé avec un singulier accent ; et il est heureux ?
– Et Fernand ?
– 436 –
comme j’étais plus vieux que Fernand et que je venais d’épouser
ma pauvre femme, je fus envoyé sur les côtes seulement.
– 437 –
paix qui promettait de régner en Europe. La Grèce seule était
soulevée contre la Turquie, et venait de commencer la guerre de
son indépendance ; tous les yeux étaient tournés vers Athènes :
c’était la mode de plaindre et de soutenir les Grecs. Le
gouvernement français, sans les protéger ouvertement, comme
vous savez, tolérait les migrations partielles. Fernand sollicita et
obtint la permission d’aller servir en Grèce, en demeurant
toujours porté néanmoins sur les contrôles de l’armée.
– 438 –
– Mercédès est à cette heure une des plus grandes dames de
Paris, dit Caderousse.
– 439 –
« Mercédès saisit les mains de Fernand avec un transport
que celui-ci prit pour de l’amour, et qui n’était que la joie de n’être
plus seule au monde et de revoir enfin un ami, après de longues
heures de la tristesse solitaire. Et puis, il faut le dire, Fernand
n’avait jamais été haï, il n’était pas aimé, voilà tout ; un autre
tenait tout le cœur de Mercédès, cet autre était absent… était
disparu… était mort peut-être. À cette dernière idée, Mercédès
éclatait en sanglots et se tordait les bras de douleur ; mais cette
idée, qu’elle repoussait autrefois quand elle lui était suggérée par
un autre lui revenait maintenant tout seule à l’esprit ; d’ailleurs,
de son côté, le vieux Dantès ne cessait de lui dire : « Notre
Edmond est mort, car s’il n’était pas mort, il nous reviendrait. »
– 440 –
– C’était la même église où elle devait épouser Edmond,
murmura le prêtre ; il n’y avait que le fiancé de changé, voilà tout.
L’abbé tressaillit.
« De son fils ? dit-il.
– 441 –
intelligentes. Sa fortune grandissait déjà, et elle grandissait avec
sa fortune. Elle apprenait le dessin, elle apprenait la musique, elle
apprenait tout. D’ailleurs, je crois, entre nous, qu’elle ne faisait
tout cela que pour se distraire, pour oublier, et qu’elle ne mettait
tant de choses dans sa tête que pour combattre ce qu’elle avait
dans le cœur. Mais maintenant tout doit être dit, continua
Caderousse : la fortune et les honneurs l’ont consolée sans doute.
Elle est riche, elle est comtesse, et cependant… »
Caderousse s’arrêta.
– Comment cela ?
– 442 –
– Et M. de Villefort ? demanda l’abbé.
– 443 –
– Oh ! monsieur, dit Caderousse en avançant timidement
une main et en essuyant de l’autre la sueur qui perlait sur son
front ; oh ! monsieur, ne faites pas une plaisanterie du bonheur ou
du désespoir d’un homme !
L’abbé sourit.
– 444 –
« Ah çà, dit-il, tout ce que vous m’avez dit est bien vrai, n’est-
ce pas, et je puis y croire en tout point ?
– Oui.
– 445 –
La femme le regarda un instant ; puis, d’une voix sourde :
– Et comment cela ?
– 446 –
XXVIII
– 447 –
parfaite exactitude. Voilà tout ce que je puis vous dire, monsieur ;
si vous voulez en savoir davantage, adressez-vous à M. de Boville,
inspecteur des prisons, rue de Noailles, no 15 ; il a, je crois, deux
cent mille francs placés dans la maison Morrel, et s’il y a
réellement quelque chose à craindre, comme cette somme est plus
considérable que la mienne, vous le trouverez probablement sur
ce point mieux renseigné que moi. »
– 448 –
pour me dire que si son bâtiment le Pharaon n’était pas rentré
d’ici au 15, il se trouverait dans l’impossibilité de me faire ce
paiement.
– Vous ?
– Oui, moi.
– Et vous payez ?
– Comptant. »
– 449 –
« Monsieur, je dois vous prévenir que, selon toute
probabilité, vous n’aurez pas six du cent de cette somme.
– Sans doute.
– 450 –
– Eh bien, monsieur, j’ai été élevé à Rome par un pauvre
diable d’abbé qui a disparu tout à coup. J’ai appris, depuis, qu’il
avait été détenu au château d’If, et je voudrais avoir quelques
détails sur sa mort.
– Comment le nommiez-vous ?
– L’abbé Faria.
– On le disait.
– 451 –
– Peut on connaître cette circonstance ? demanda l’Anglais
avec une expression de curiosité qu’un profond observateur eût
été étonné de trouver sur son flegmatique visage.
– 452 –
– Justement ; mais malheureusement pour les prisonniers,
l’abbé Faria fut atteint d’une attaque de catalepsie et mourut.
– Comment cela ?
– Non.
– 453 –
– En vérité ? s’écria l’Anglais.
Et il éclata de rire.
– Bel et bien.
– 454 –
– Oui, oui, acte mortuaire. Vous comprenez, les parents de
Dantès, s’il en a, pouvaient avoir intérêt à s’assurer s’il était mort
ou vivant.
– 455 –
L’Anglais trouva facilement le dossier relatif à l’abbé Faria ;
mais il paraît que l’histoire que lui avait racontée M. de Boville
l’avait vivement intéressé, car après avoir pris connaissance de ces
premières pièces, il continua de feuilleter jusqu’à ce qu’il fût
arrivé à la liasse d’Edmond Dantès. Là, il retrouva chaque chose à
sa place : dénonciation, interrogatoire, pétition de Morrel,
apostille de M. de Villefort. Il plia tout doucement la
dénonciation, la mit dans sa poche, lut l’interrogatoire, et vit que
le nom de Noirtier n’y était pas prononcé, parcourut la demande
en date du 10 avril 1815, dans laquelle Morrel, d’après le conseil
du substitut, exagérait dans une excellente intention, puisque
Napoléon régnait alors, les services que Dantès avait rendus à la
cause impériale, services que le certificat de Villefort rendait
incontestables. Alors, il comprit tout. Cette demande à Napoléon,
gardée par Villefort, était devenue sous la seconde Restauration
une arme terrible entre les mains du procureur du roi. Il ne
s’étonna donc plus en feuilletant le registre, de cette note mise en
accolade en regard de son nom :
– 456 –
pris un intérêt passager à la situation de Dantès, mais que le
renseignement que nous venons de citer avait mis dans
l’impossibilité de donner suite à cet intérêt.
– 457 –
XXIX
La maison Morrel.
– 458 –
Coclès était resté au service de M. Morrel, et il s’était fait
dans la situation du brave homme un singulier changement. Il
était à la fois monté au grade de caissier, et descendu au rang de
domestique.
– 459 –
ponctualité rigoureuse. Coclès avait relevé une erreur de soixante-
dix centimes commise par M. Morrel à son préjudice, et le même
jour il avait rapporté les quatorze sous d’excédent à M. Morrel,
qui, avec un sourire mélancolique, les avait pris et laissés tomber
dans un tiroir à peu près vide, en disant :
– 460 –
C’est dans cet état de choses que, le lendemain du jour où il
avait terminé avec M. de Boville l’importante affaire que nous
avons dite, l’envoyé de la maison Thomson et French de Rome se
présenta chez M. Morrel.
– 461 –
La jeune fille pâlit et continua de descendre, tandis que
Coclès et l’étranger continuaient de monter.
– 462 –
– Oui, monsieur. Vous savez de quelle part je viens, n’est-ce
pas ?
– 463 –
– Et que vous devez rembourser…
– 464 –
« Monsieur, dit-il, jusqu’à présent, et il y a plus de vingt-
quatre ans que j’ai reçu la maison des mains de mon père qui lui-
même l’avait gérée trente-cinq ans, jusqu’à présent pas un billet
signé Morrel et fils n’a été présenté à la caisse sans être payé.
– 465 –
« Dans les affaires, monsieur, dit-il, on n’a point d’amis, vous
le savez bien, on n’a que des correspondants.
– Une seule.
– La dernière ?
– La dernière.
– 466 –
– Faut-il que je vous le dise, monsieur ! je crains presque
autant d’apprendre des nouvelles de mon trois-mâts que de rester
dans l’incertitude. L’incertitude, c’est encore l’espérance. »
Morrel se leva pour aller ouvrir la porte, mais les forces lui
manquèrent et il retomba sur son fauteuil.
– 467 –
« Il n’y a que deux personnes qui aient la clef de cette porte,
murmura Morrel : Coclès et Julie. »
– 468 –
Si flegmatique que fût l’Anglais, une larme humecta sa
paupière.
Mme Morrel alla s’asseoir dans le fauteuil, prit une des mains
de son mari dans les siennes, tandis que Julie demeurait appuyée
à la poitrine de son père. Emmanuel était resté à mi-chemin de la
chambre et semblait servir de lien entre le groupe de la famille
Morrel et les marins qui se tenaient à la porte.
– 469 –
– Quant à ce qui est du capitaine, monsieur Morrel, il est
resté malade à Palma ; mais, s’il plaît à Dieu, cela ne sera rien, et
vous le verrez arriver dans quelques jours aussi bien portant que
vous et moi.
– 470 –
« – Bon ! dit le capitaine, nous avons encore trop de toile,
range à carguer la grande voile !
– 471 –
Cette voix ferme, sonore et inattendue, fit tressaillir tout
monde. Penelon mit sa main sur ses yeux et regarda celui qui
contrôlait avec tant d’aplomb la manœuvre de son capitaine.
– 472 –
– Bien, dit l’Anglais.
– 473 –
pont creva avec un bruit qu’on aurait dit la bordée d’un vaisseau
de quarante-huit.
– 474 –
– Coclès, payez deux cents francs à chacun de ces braves
gens. Dans une autre époque, mes amis, continua Morrel, j’eusse
ajouté : « Donnez-leur à chacun deux cents francs de
gratification » ; mais les temps sont malheureux, mes amis, et le
peu d’argent qui me reste ne m’appartient plus. Excusez-moi
donc, et ne m’en aimez pas moins pour cela. »
– De quoi ?
– De l’argent…
– Eh bien ?
– 475 –
« Comment, monsieur Morrel, dit-il d’une voix étranglée,
comment, vous nous renvoyez ! vous êtes donc mécontent de
nous ?
– 476 –
« Maintenant, dit l’armateur à sa femme et à sa fille, laissez-
moi seul un instant ; j’ai à causer avec monsieur. »
– 477 –
– Un délai pourrait me sauver l’honneur, et par conséquent
la vie.
– Combien demandez-vous ? »
Morrel hésita.
– Oui.
– 478 –
L’Anglais reçut ses remerciements avec le flegme particulier
à sa nation, et prit congé de Morrel, qui le reconduisit en le
bénissant jusqu’à la porte.
– Me promettez-vous de le faire ?
– Je vous le jure.
– 479 –
XXX
Le cinq septembre.
– 480 –
demeurer dans sa tranquillité fatidique. M. Morrel seul vit avec
terreur que s’il avait eu à rembourser, le 15 les cinquante mille
francs de de Boville, et, le 30, les trente-deux mille cinq cents
francs de traites pour lesquelles, ainsi que pour la créance de
l’inspecteur des prisons, il avait un délai, il était dès ce mois-là un
homme perdu.
– 481 –
Le capitaine Gaumard, remis de l’indisposition qui l’avait
retenu à Palma, revint à son tour. Il hésitait à se présenter chez
M. Morrel : mais celui-ci apprit son arrivée, et l’alla trouver lui-
même. Le digne armateur savait d’avance, par le récit de Penelon,
la conduite courageuse qu’avait tenue le capitaine pendant tout ce
sinistre, et ce fut lui qui essaya de le consoler. Il lui apportait le
montant de sa solde, que le capitaine Gaumard n’eût point osé
aller toucher.
– 482 –
que le bilan devait être déposé, et que Morrel était parti d’avance
pour ne pas assister à cet acte cruel, délégué sans doute à son
premier commis Emmanuel et à son caissier Coclès. Mais, contre
toutes les prévisions lorsque le 31 août arriva, la caisse s’ouvrit
comme d’habitude. Coclès apparut derrière le grillage, calme
comme le juste d’Horace, examina avec la même attention le
papier qu’on lui présentait, et, depuis la première jusqu’à la
dernière, paya les traites avec la même exactitude. Il vint même
deux remboursements qu’avait prévus M. Morrel, et que Coclès
paya avec la même ponctualité que les traites qui étaient
personnelles à l’armateur. On n’y comprenait plus rien, et l’on
remettait, avec la ténacité particulière aux prophètes de
mauvaises nouvelles, la faillite à la fin de septembre.
– 483 –
« Pour cette fois, avaient dit les deux femmes à Emmanuel,
nous sommes perdus. »
– 484 –
Elles ne s’étaient pas trompées sur la gravité de cette
circonstance, car, un instant après que M. Morrel fut entré dans
son cabinet avec Coclès, Julie en vit sortir ce dernier, pâle,
tremblant, et le visage tout bouleversé.
– 485 –
Quant à Coclès, il paraissait complètement hébété. Pendant
une partie de la journée il s’était tenu dans la cour, assis sur une
pierre, la tête nue, par un soleil de trente degrés.
« Il écrit », dit-elle.
– 486 –
Mme Morrel le remarqua, elle, c’est que son mari écrivait sur du
papier marqué.
Cette idée terrible lui vint, qu’il faisait son testament ; elle
frissonna de tous ses membres, et cependant elle eut la force de ne
rien dire.
« Qu’ai-je donc fait de mal, mon père, dit-elle, pour que vous
me repreniez cette clef ?
– 487 –
Julie fit semblant de chercher la clef.
– 488 –
« Reste près de ta mère », lui dit-il.
– 489 –
« N’êtes-vous pas mademoiselle Julie Morrel ? dit cet
homme avec un accent italien des plus prononcés.
Julie hésitait.
« SIMBAD LE MARIN. »
– 490 –
Elle reporta alors les yeux sur le billet pour le lire une
seconde fois et s’aperçut qu’il avait un post-scriptum.
Elle lut :
– 491 –
– Mais vous n’avez pas vu que je dois être seule ? dit Julie.
– Oui.
– 492 –
– Il va arriver que si aujourd’hui, avant onze heures, votre
père n’a pas trouvé quelqu’un qui lui vienne en aide, à midi votre
père sera obligé de se déclarer en banqueroute.
– 493 –
– Oh ! voilà ce que je craignais ! dit Morrel.
« Et vous avez tout fait, mon père, dit au bout d’un instant le
jeune homme, pour aller au-devant de ce malheur ?
– 494 –
– Oui, répondit Morrel.
– Sur aucune.
– Toutes.
– 495 –
Le jeune homme réfléchit un instant, puis une expression de
résignation sublime passa dans ses yeux ; seulement il ôta, d’un
mouvement lent et triste, son épaulette et sa contre-épaulette,
insignes de son grade.
Maximilien sourit.
– 496 –
donnera le temps qu’on m’aurait refusé ; alors tâche que le mot
infâme ne soit pas prononcé ; mets-toi à l’œuvre, travaille, jeune
homme, lutte ardemment et courageusement : vis, toi, ta mère et
ta sœur, du strict nécessaire afin que, jour par jour le bien de ceux
à qui je dois s’augmente et fructifie entre tes mains. Songe que ce
sera un beau jour, un grand jour, un jour solennel que celui de la
réhabilitation, le jour où, dans ce même bureau, tu diras : Mon
père est mort parce qu’il ne pouvait pas faire ce que je fais
aujourd’hui ; mais il est mort tranquille et calme, parce qu’il
savait en mourant que je le ferais.
– 497 –
– Ne voulez-vous pas revoir ma sœur ? » demanda
Maximilien.
– Et maintenant encore une fois adieu, dit Morrel, va, va, j’ai
besoin d’être seul ; tu trouveras mon testament dans le secrétaire
de ma chambre à coucher. »
– 498 –
« Écoute, Maximilien, dit son père, suppose que je sois soldat
comme toi, que j’aie reçu l’ordre d’emporter une redoute, et que
tu saches que je doive être tué en l’emportant, ne me dirais-tu pas
ce que tu me disais tout à l’heure : « Allez, mon père, car vous
vous déshonorez en restant, et mieux vaut la mort que la
« honte ! »
Quand son fils fut sorti, Morrel resta un instant debout et les
yeux fixés sur la porte ; puis il allongea la main, trouva le cordon
d’une sonnette et sonna.
– 499 –
Morrel retomba sur sa chaise ; ses yeux se portèrent vers la
pendule : il lui restait sept minutes, voilà tout ; l’aiguille marchait
avec une rapidité incroyable ; il lui semblait qu’il la voyait aller.
Il lui semblait alors qu’il n’avait pas assez dit adieu à son
enfant chérie.
– 500 –
Il entendit la porte de l’escalier crier sur ses gonds.
– 501 –
« Dot de Julie. » Morrel passa sa main sur son front. Il croyait
rêver. En ce moment, la pendule sonna onze heures.
– 502 –
– Eh bien, quoi ? le Pharaon ! êtes-vous fou, Emmanuel ?
Vous savez bien qu’il est perdu.
– 503 –
Toute cette foule s’ouvrit devant Morrel.
« Sois heureux, noble cœur ; sois béni pour tout le bien que
tu as fait et que tu feras encore ; et que ma reconnaissance reste
dans l’ombre comme ton bienfait. »
– 504 –
Alors, une chaloupe vint à lui, le reçut à bord, et le conduisit
à un yacht richement gréé, sur le pont duquel il s’élança avec la
légèreté d’un marin ; de là il regarda encore une fois Morrel qui,
pleurant de joie, distribuait de cordiales poignées de main à toute
cette foule, et remerciait d’un vague regard ce bienfaiteur inconnu
qu’il semblait chercher au ciel.
À ces mots, il fit un signal, et, comme s’il n’eût attendu que ce
signal pour partir, le yacht prit aussitôt la mer.
– 505 –
XXXI
Or, comme ce n’est pas une petite affaire que d’aller passer le
carnaval à Rome, surtout quand on tient à ne pas coucher place
du Peuple ou dans le Campo-Vaccino, ils écrivirent à maître
Pastrini, propriétaire de l’hôtel de Londres, place d’Espagne, pour
le prier de leur retenir un appartement confortable.
– 506 –
ayant déjà vu la Corse, ce berceau de Bonaparte, d’aller voir l’île
d’Elbe, ce grand relais de Napoléon.
– Et où cela ?
– 507 –
– L’île de Monte-Cristo, répondit le Livournais.
– À la Toscane.
– Mais où coucherai-je ?
– 508 –
Comme il restait encore assez de temps à Franz pour
rejoindre son compagnon, et qu’il n’avait plus à s’inquiéter de son
logement à Rome, il accepta cette proposition de se dédommager
de sa première chasse.
– 509 –
Le patron commanda la manœuvre ; on mit le cap sur l’île, et
la barque commença de voguer dans sa direction. Franz laissa
l’opération s’achever, et quand on eut pris la nouvelle route,
quand la voile se fut gonflée par la brise, et que les quatre
mariniers eurent repris leurs places, trois à l’avant, un au
gouvernail, il renoua la conversation.
– Si fait.
– 510 –
hommes, qui l’ont surpris ou pillé par une nuit sombre et
orageuse au détour de quelque îlot sauvage et inhabité, comme
des bandits arrêtent et pillent une chaise de poste au coin d’un
bois.
– Oui, pourquoi ?
– 511 –
« Comprenez-vous maintenant, ajouta le patron en souriant,
comment le bâtiment ne rentre pas dans le port, et pourquoi
l’équipage ne porte pas plainte ? »
– Aussi n’ai-je pas dit cela à Son Excellence, fit Gaetano, pour
la faire renoncer à son projet ; elle m’a interrogé et je lui ai
répondu, voilà tout.
– 512 –
du jour, on distinguait, comme les boulets dans un arsenal, cet
amoncellement de rochers empilés les uns sur les autres, et dans
les interstices desquels on voyait rougir des bruyères et verdir les
arbres. Quant aux matelots, quoiqu’ils parussent parfaitement
tranquilles, il était évident que leur vigilance était éveillée, et que
leur regard interrogeait le vaste miroir sur lequel ils glissaient, et
dont quelques barques de pêcheurs, avec leurs voiles blanches,
peuplaient seules l’horizon, se balançant comme des mouettes au
bout des flots.
– 513 –
Une heure à peu près s’était écoulée depuis le coucher du
soleil, lorsque Franz crut apercevoir, à un quart de mille à la
gauche, une masse sombre, mais il était si impossible de
distinguer ce que c’était, que, craignant d’exciter l’hilarité de ses
matelots, en prenant quelques nuages flottants pour la terre
ferme, il garda le silence. Mais tout à coup une grande lueur
apparut sur la rive ; la terre pouvait ressembler à un nuage, mais
le feu n’était pas un météore.
– 514 –
– Ainsi vous craignez que ce feu ne nous annonce mauvaise
compagnie ?
– 515 –
Quant à Franz, il visitait ses armes avec ce sang-froid que
nous lui connaissons ; il avait deux fusils à deux coups et une
carabine, il les chargea, s’assura des batteries, et attendit.
– 516 –
gendarmes ou les carabiniers, eh bien, ils trouvent là une barque,
et dans cette barque de bons garçons comme nous. Ils viennent
nous demander l’hospitalité dans notre maison flottante. Le
moyen de refuser secours à un pauvre diable qu’on poursuit !
Nous le recevons, et, pour plus grande sécurité, nous gagnons le
large. Cela ne nous coûte rien et sauve la vie ou, tout au moins, la
liberté à un de nos semblables qui, dans l’occasion, reconnaît le
service que nous lui avons rendu en nous indiquant un bon
endroit où nous puissions débarquer nos marchandises sans être
dérangés par les curieux.
– Eh mon Dieu ! dit Gaetano, ce n’est pas leur faute s’ils sont
bandits, c’est celle de l’autorité.
– 517 –
– Comment cela ?
– Sans doute ! on les poursuit pour avoir fait une peau, pas
autre chose ; comme s’il n’était pas dans la nature du Corse de se
venger !
– Combien sont-ils ?
– 518 –
– Eh bien alors, silence ! » fit Gaetano.
– 519 –
cercle lumineux, en entonnant une chanson de pêcheurs dont il
soutenait le chant à lui seul, et dont ses compagnons reprenaient
le refrain en chœur.
– 520 –
les contrebandiers de leur chevreau, mais, au milieu de cette
insouciance apparente, on s’observait mutuellement.
– 521 –
Gaetano balbutia une excuse, et, sans insister davantage,
s’avança du côté opposé, tandis que deux matelots, pour éclairer
la route, allaient allumer des torches au foyer.
On fit trente pas à peu près et l’on s’arrêta sur une petite
esplanade tout entourée de rochers dans lesquels on avait creusé
des espèces de sièges, à peu près pareils à de petites guérites où
l’on monterait la garde assis. Alentour poussaient, dans des veines
de terre végétale quelques chênes nains et des touffes épaisses de
myrtes. Franz abaissa une torche et reconnut, à un amas de
cendres, qu’il n’était pas le premier à s’apercevoir du confortable
de cette localité, et que ce devait être une des stations habituelles
des visiteurs nomades de l’île de Monte-Cristo.
– 522 –
Pendant ce temps, les matelots avaient arraché des brassées
de bruyères, fait des fagots de myrtes et de chênes verts, auxquels
ils avaient mis le feu, ce qui présentait un foyer assez respectable.
– En bien ou en mal ?
– 523 –
– Des deux façons.
– Vous accepteriez ?
« Et que dit-on ?
– 524 –
– Oh ! ce n’est pas un rêve, continua le patron, c’est une
réalité ! Cama, le pilote du Saint-Ferdinand, y est entré un jour, et
il en est sorti tout émerveillé, en disant qu’il n’y a de pareils
trésors que dans les contes de fées.
– 525 –
– J’en souhaite un pareil à Votre Excellence pour faire le tour
du monde.
– 526 –
« Et comment s’appelle-t-il ?
– Simbad le marin ?
– Oui.
– Et où habite ce seigneur ?
– Sur la mer.
– Je ne sais pas.
– L’avez-vous vu ?
– Quelquefois.
– Et où va-t-il me recevoir ?
– 527 –
– Oh ! si fait, Excellence, reprit le matelot, et plus d’une fois
même ; mais toujours nos recherches ont été inutiles. Nous avons
fouillé la grotte de tous côtés et nous n’avons pas trouvé le plus
petit passage. Au reste, on dit que la porte ne s’ouvre pas avec une
clef, mais avec un mot magique.
– Son Excellence vous attend », dit derrière lui une voix qu’il
reconnut pour celle de la sentinelle. Le nouveau venu était
accompagné de deux hommes de l’équipage du yacht. Pour toute
réponse, Franz tira son mouchoir et le présenta à celui qui lui
avait adressé la parole.
Sans dire une seule parole, on lui banda les yeux avec un soin
qui indiquait la crainte qu’il ne commit quelque indiscrétion ;
après quoi on lui fit jurer qu’il n’essayerait en aucune façon d’ôter
son bandeau.
– 528 –
l’abandonnèrent. Il se fit un instant de silence, et une voix dit en
bon français, quoique avec un accent étranger :
Sans être d’une grande taille, il était bien fait du reste, et,
comme les hommes du Midi, avait les mains et les pieds petits.
– 529 –
Toute la chambre était tendue d’étoffes turques de couleur
cramoisie et brochées de fleurs d’or. Dans un enfoncement était
une espèce de divan surmonté d’un trophée d’armes arabes à
fourreaux de vermeil et à poignées resplendissantes de pierreries ;
au plafond, pendait une lampe en verre de Venise, d’une forme et
d’une couleur charmantes, et les pieds reposaient sur un tapis de
Turquie dans lequel ils enfonçaient jusqu’à la cheville : des
portières pendaient devant la porte par laquelle Franz était entré,
et devant une autre porte donnant passage dans une seconde
chambre qui paraissait splendidement éclairée.
– 530 –
– Hélas ! je vous dirai comme Lucullus : Si j’avais su avoir
l’honneur de votre visite, je m’y serais préparé. Mais enfin, tel
qu’est mon ermitage, je le mets à votre disposition ; tel qu’il est,
mon souper vous est offert. Ali, sommes-nous servis ? »
– 531 –
Franz marchait d’enchantements en enchantements ; la table
était splendidement servie. Une fois convaincu de ce point
important, il porta les yeux autour de lui. La salle à manger était
non moins splendide que le boudoir qu’il venait de quitter ; elle
était tout en marbre, avec des bas reliefs antiques du plus grand
prix, et aux deux extrémités de cette salle, qui était oblongue,
deux magnifiques statues portaient des corbeilles sur leurs têtes.
Ces corbeilles contenaient deux pyramides de fruits magnifiques ;
c’étaient des ananas de Sicile, des grenades de Malaga, des
oranges des îles Baléares, des pêches de France et des dattes de
Tunis.
– 532 –
« Et serait-ce trop indiscret, seigneur Simbad, dit Franz, de
vous demander en quelle circonstance vous avez fait cette belle
action ?
– 533 –
ai fait quelques-uns comme cela, et qui, je l’espère, s’accompliront
tous à leur tour. »
– 534 –
– Parce que, reprit Franz, vous m’avez tout l’air d’un homme
qui, persécuté par la société, a un compte terrible à régler avec
elle.
– Oh ! mon Dieu, oui. J’ai l’air d’être bien peu curieux, n’est-
ce pas ? mais je vous assure qu’il n’y a pas de ma faute si j’ai tant
tardé, cela viendra un jour ou l’autre !
– 535 –
avait offert, et auquel son convive inattendu avait fait si largement
honneur.
– Je l’avoue.
– 536 –
– Eh ! voilà justement ce qui révèle notre origine matérielle,
s’écria Simbad ; souvent nous passons ainsi auprès du bonheur
sans le voir, sans le regarder, ou, si nous l’avons vu et regardé,
sans le reconnaître. Êtes-vous un homme positif et l’or est-il votre
dieu, goûtez à ceci, et les mines du Pérou, de Guzarate et de
Golconde vous seront ouvertes. Êtes-vous un homme
d’imagination, êtes-vous poète, goûtez encore à ceci, et les
barrières du possible disparaîtront ; les champs de l’infini vont
s’ouvrir, vous vous promènerez, libre de cœur, libre d’esprit, dans
le domaine sans bornes de la rêverie. Êtes-vous ambitieux courez-
vous après les grandeurs de la terre, goûtez de ceci toujours, et
dans une heure vous serez roi, non pas roi d’un petit royaume
caché dans un coin de l’Europe, comme la France, l’Espagne ou
l’Angleterre mais roi du monde, roi de l’univers, roi de la création.
Votre trône sera dressé sur la montagne où Satan emporta Jésus ;
et, sans avoir besoin de lui faire hommage, sans être forcé de lui
baiser la griffe, vous serez le souverain maître de tous les
royaumes de la terre. N’est-ce pas tentant, ce que je vous offre là
dites, et n’est-ce pas une chose bien facile puisqu’il n’y a que cela à
faire ? Regardez. »
– 537 –
– Sans doute.
– Eh bien, vous savez qu’il régnait sur une riche vallée qui
dominait la montagne d’où il avait pris son nom pittoresque. Dans
cette vallée étaient de magnifiques jardins plantés par Hassen-
ben-Sabah, et, dans ces jardins, des pavillons isolés. C’est dans ces
pavillons qu’il faisait entrer ses élus, et là il leur faisait manger, dit
Marco-Polo, une certaine herbe qui les transportait dans le
paradis, au milieu de plantes toujours fleuries, de fruits toujours
mûrs, de femmes toujours vierges. Or, ce que ces jeunes gens
bienheureux prenaient pour la réalité, c’était un rêve ; mais un
rêve si doux, si enivrant, si voluptueux, qu’ils se vendaient corps
et âme à celui qui le leur avait donné, et qu’obéissant à ses ordres
comme à ceux de Dieu, ils allaient frapper au bout du monde la
victime indiquée, mourant dans les tortures sans se plaindre à la
seule idée que la mort qu’ils subissaient n’était qu’une transition à
cette vie de délices dont cette herbe sainte, servie devant vous,
leur avait donné un avant-goût.
– Savez-vous, lui dit Franz, que j’ai bien envie de juger par
moi-même de la vérité ou de l’exagération de vos éloges ?
– 538 –
faut habituer les sens à une impression nouvelle, douce ou
violente, triste ou joyeuse. Il y a une lutte de la nature contre cette
divine substance, de la nature qui n’est pas faite pour la joie et qui
se cramponne à la douleur. Il faut que la nature vaincue succombe
dans le combat, il faut que la réalité succède au rêve ; et alors le
rêve règne en maître, alors c’est le rêve qui devient la vie et la vie
qui devient le rêve : mais quelle différence dans cette
transfiguration ! c’est-à-dire qu’en comparant les douleurs de
l’existence réelle aux jouissances de l’existence factice, vous ne
voudrez plus vivre jamais, et que vous voudrez rêver toujours.
Quand vous quitterez votre monde à vous pour le monde des
autres, il vous semblera passer d’un printemps napolitain à un
hiver lapon, il vous semblera quitter le paradis pour la terre, le
ciel pour l’enfer. Goûtez du hachisch, mon hôte ! goûtez-en ! »
– 539 –
nauséabond. D’ailleurs, passons dans la chambre à côté, c’est-à-
dire dans votre chambre, et Ali va nous servir le café et nous
donner des pipes. »
Tous deux se levèrent, et, pendant que celui qui s’était donné
le nom de Simbad, et que nous avons ainsi nommé de temps en
temps, de façon à pouvoir, comme son convive, lui donner une
dénomination quelconque, donnait quelques ordres à son
domestique, Franz entra dans la chambre attenante.
– 540 –
peines de l’esprit et rendre en échange au fumeur tous les rêves de
l’âme.
– Et vous avez raison, s’écria son hôte, cela prouve que vous
avez des dispositions pour la vie orientale. Ah ! les Orientaux,
voyez-vous, ce sont les seuls hommes qui sachent vivre ! Quant à
moi ajouta-t-il avec un de ces singuliers sourires qui
n’échappaient pas au jeune homme, quand j’aurai fini mes affaires
à Paris, j’irai mourir en Orient et si vous voulez me retrouver
alors, il faudra venir me chercher au Caire, à Bagdad, ou à
Ispahan.
– 541 –
d’esprit qu’avaient fait naître les événements du soir
disparaissaient comme dans ce premier moment de repos où l’on
vit encore assez pour sentir venir le sommeil. Son corps semblait
acquérir une légèreté immatérielle, son esprit s’éclaircissait d’une
façon inouïe, ses sens semblaient doubler leurs facultés ; l’horizon
allait toujours s’élargissant, mais non plus cet horizon sombre sur
lequel planait une vague terreur et qu’il avait vu avant son
sommeil, mais un horizon bleu, transparent, vaste, avec tout ce
que la mer a d’azur, avec tout ce que le soleil a de paillettes, avec
tout ce que la brise a de parfums ; puis, au milieu des chants de
ses matelots, chants si limpides et si clairs qu’on en eût fait une
harmonie divine si on eût pu les noter, il voyait apparaître l’île de
Monte-Cristo, non plus comme un écueil menaçant sur les vagues,
mais comme une oasis perdue dans le désert ; puis à mesure que
la barque approchait, les chants devenaient plus nombreux, car
une harmonie enchanteresse et mystérieuse montait de cette île à
Dieu, comme si quelque fée, comme Lorelay, ou quelque
enchanteur comme Amphion, eût voulu y attirer une âme ou y
bâtir une ville.
– 542 –
C’étaient bien les mêmes statues riches de forme, de luxure et
de poésie, aux yeux magnétiques, aux sourires lascifs, aux
chevelures opulentes. C’était Phryné, Cléopâtre, Messaline, ces
trois grandes courtisanes : puis au milieu de ces ombres
impudiques se glissait, comme un rayon pur, comme un ange
chrétien au milieu de l’Olympe, une de ces figures chastes, une de
ces ombres calmes, une de ces visions douces qui semblait voiler
son front virginal sous toutes ces impuretés de marbre.
Alors il lui parut que ces trois statues avaient réuni leurs trois
amours pour un seul homme, et que cet homme c’était lui, qu’elles
s’approchaient du lit où il rêvait un second sommeil, les pieds
perdus dans leurs longues tuniques blanches, la gorge nue, les
cheveux se déroulant comme une onde, avec une de ces poses
auxquelles succombaient les dieux, mais auxquelles résistaient les
saints, avec un de ces regards inflexibles et ardents comme celui
du serpent sur l’oiseau, et qu’il s’abandonnait à ces regards
douloureux comme une étreinte, voluptueux comme un baiser.
– 543 –
laquelle on eût donné son âme, il s’abandonna sans réserve et finit
par retomber haletant, brûlé de fatigue, épuisé de volupté, sous
les baisers de ces maîtresses de marbre et sous les enchantements
de ce rêve inouï.
– 544 –
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Septembre 2005
–
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