LEFEBVRE Henri - Espace Et Politique (Le Droit À La Ville II)
LEFEBVRE Henri - Espace Et Politique (Le Droit À La Ville II)
LEFEBVRE Henri - Espace Et Politique (Le Droit À La Ville II)
ESPACE ET POLITIQUE
LE DROIT À LA VILLE II
1970-73
Edition de référence :
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Table des matières
Introduction .............................................................................................................................. 5
L’espace .................................................................................................................................... 18
I. Introduction ................................................................................................................. 68
[7] Lorsqu'un texte veut avoir une portée théorique et qu'il prétend se suffire, c'est que
l’auteur a d'abord procédé à un découpage-montage, s'attribuant une parcelle d'un « champ »
qu'il cherche à clore. Opération d'appropriation privative assez grossière, toujours suspecte,
encore que coutumière et passant pour légitime puisque la propriété privée s'étend aux idées et
au savoir ! Plus d'un scientifique devrait s'excuser de mettre des barrières à son jardin pour le
cultiver à l’aise. Ici, l’auteur s'excuse parce qu'aucun des articles réunis dans ce volume ne peut se
lire sans tenir compte de travaux publiés ailleurs, sur la vie quotidienne, sur l’espace, sur les
divers « droits » (le droit à la ville, le droit à la différence), sur la reproduction des rapports
(sociaux) de production, etc.
Les recherches concernant la ville et l’urbain renvoient à celles qui concernent l’espace et
qui feront l’objet d'un ouvrage (à paraître sous le titre : « La production de l’espace »). Cette
théorie de l’espace social enveloppe d'une part, l’analyse critique de la réalité urbaine et d'autre
part celle de la vie quotidienne ; en effet, le quotidien et l’urbain, indissolublement liés, à la fois
produits et production, occupent un espace social généré à travers eux et inversement. L'analyse
porte sur l’ensemble des activités pratico-sociales, en tant qu'elles s'enchevêtrent dans un espace
complexe, urbain et quotidien, assurant jusqu'à un certain point la reproduction des rapports de
production (rapports sociaux). A travers cet espace actuel, sa critique et sa connaissance,
s'atteignent le global, la « synthèse »,
Un ensemble dans lequel chaque « article » a une spécificité, portant à un certain niveau
sur un certain aspect ou élément, se construit ainsi. Cet ensemble n'a rien d'un système ou d'une
« synthèse » au sens classique, malgré la connexion de ses éléments et aspects. Son sens ? Son but
? Ce n'est pas de montrer une cohérence ou cohésion, mais de chercher, par tâtonnements, où
peut se situer dans l’espace et le temps le point de non-retour et de non-recours à l’échelle non
pas des individus ou des groupes, mais globale. Ce moment ne relève plus de la pensée
5
historisante ou d'une théorie classique des crises ; il n'en serait pas moins crucial :
métamorphose ou auto-destruction (l'un n'excluant pas l’autre). Ce serait le moment où cesserait
la reproduction des rapports de production existants, soit que la dégradation et la dissolution
l’emportent, soit que de nouveaux rapports se produisent, déplacent et remplacent les anciens.
La possibilité d'un tel moment (perspective qui ne coïncide pas exactement avec la théorie
habituelle de la Révolution) définit une hypothèse stratégique. Ce n'est pas une certitude
acquise, positivement établie. Elle n'exclut pas d'autres possibilités (la destruction de la planète,
par exemple).
7
retrouvera ici ces raisons, reconsidérées, approfondies peut-être : l’action de la bureaucratie
étatique, l’aménagement de l’espace selon les exigences du mode de production (capitaliste),
c'est-à-dire de la reproduction des rapports de production. Un aspect important, peut-être
essentiel, de cette pratique apparaîtra : la fragmentation de l’espace pour la vente et l’achat
(l'échange), en contradiction avec la capacité technique et scientifique d'une production de
l’espace social à l’échelle planétaire. En conséquence, on pourra trouver ici l’analyse critique
d'une procédure courante et désastreuse. On fait correspondre ponctuellement (point par point)
les besoins, les fonctions, les lieux, les objets sociaux, dans un espace supposé neutre, indifférent,
objectif
(innocemment) ; après quoi on met en place des liaisons. Procédure qui a un rapport
évident avec la fragmentation de l’espace social, jamais explicitée comme telle, la théorie de la
correspondance ponctuelle entre les termes (fonctions, besoins, objets, lieux) aboutit à des projets
qui paraissent clairs et corrects parce que projections visuelles sur le papier et sur le plan d’un
espace truqué au départ. La fragmentation se traduit en une fausse analyse, non critique, qui se
croit précise parce que visuelle, des lieux et localisations. Une analyse plus poussée et surtout plus
concrète modifie des termes qui semblaient positifs, « opératoires « ; et qui le sont, dans un
certain « cadre ». Cette analyse dégage une opération véritablement spécifique. Il ne s'agit pas de
localiser dans l’espace pré-existant un besoin ou une fonction, mais au contraire de spatialiser une
activité sociale, liée à une pratique dans son ensemble, en produisant un espace approprié.
Qu'est-ce donc que l’architecture ? On en discute beaucoup, depuis longtemps : depuis que
l’architecte existe, donc l’architecture comme métier, dans la division du travail. Serait-ce un art ?
Cette définition ne tente plus que ceux qui aiment à dessiner des façades, qui s'obstinent à
soigner les moulures, à savamment répartir des matériaux et à sculpter agréablement des
volumes. Il y en a. Serait-ce une technique ? Dans ce cas, l’ingénieur supplante l’architecte,
ingénieur du béton ou spécialiste des voiries. Serait-ce une science ? Dans cette hypothèse, il
conviendrait de construire une méthodologique, une épistémologie, un « corpus » doctrinal. Or
la stérilité de cette hypothèse est manifeste. A supposer qu'on établisse, ce « corpus » se suffira à
lui-même, sans autre efficacité que sa transmission. L'architecture ne peut se concevoir que
comme une pratique sociale figurant avec d'autres (par exemple la médecine) dans l’ensemble
pratique qui porte et que supporte la société actuelle (le mode de production), liaison à
discerner. Le médecin fait appel à plusieurs sciences, peut-être à toutes, et se sert de multiples
techniques. La médecine ne peut donc constituer une science particularisée, spécifiée,
puisqu'elle emprunte des connaissances à la physique, à la biologie, à la physiologie, aux
mathématiques comme à la sémiologie et à la sociologie. Elle comprend de nombreuses
spécialités. Elle s'étend d'un côté à la diététique, à l’hygiène, au contrôle des activités les plus «
normales » comme le sport, à la médecine préventive : et d'un autre à la médecine dite mentale,
ce qui ne simplifie pas l’affaire. Le médecin utilise consciemment ou non des concepts très
généraux, relevant de la philosophie : le normal et l’anormal, la santé et la maladie, l’équilibre et
le déséquilibre, le système (nerveux, glandulaire, etc.) Ces concepts justifient une réflexion
théorique et cependant une épistémologie médicale semble difficile et peu utile. Les médecins
oscillent entre l’emploi des ordinateurs pour traiter les données, et le « flair » de l’omnipraticien
qui connaît personnellement ses malades ; quel que soit son choix, le médecin ne réduit pas
facilement le savoir à une étroite spécialité ; cependant il se spécialise presque toujours et de plus
en plus ; s'il morcelle son « champ » d'expériences et d'applications, il lui faut restituer le global,
le corps, l’organisme, le rapport avec le « milieu », l’unité vivante de l’être humain en société. Et
inversement. Enfin, qui dira que la médecine et les médecins ne subissent en rien l’influence du
capitalisme ? Qu'il y ait une pratique médicale capitaliste et une autre, non capitaliste, « sociale »
ou « socialiste », cela ne fait aucun doute. Cependant, en tant que pratique, la médecine a
précédé le capitalisme ; elle se prolongera après lui, quelle qu'en soit la fin. Il n'est pas certain
que les rapports de production capitalistes stimulent la recherche et l’efficacité médicales en leur
donnant l’impulsion et l’orientation adéquates ; il n'est pas davantage certain qu'ils les bloquent.
En particulier, la biologie et la biochimie font, semble-t-il, des pas de géant, non sans ajouter à
une liste de menaces déjà impressionnante d'autres risques, d'autres inquiétudes, d'autres
échéances. Comment la médecine peut-elle s'arracher à cette emprise, trouver de meilleures
formes de recherche et d'action ? La question se pose, avec plus ou moins d'acuité. La réponse
n'est par certaine, les solutions ne sont pas évidentes.
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après les révolutions de l’ère industrielle, l’architecture aborde difficilement l’ère urbaine.
L'architecte, lui aussi, fait appel à toutes les sciences : mathématiques, informatique, physique,
chimie, économie politique, voire sémiologie, psychologie, sociologie. Comme le médecin, il
met en action un savoir encyclopédique ; et cependant sa pratique [15]reste déterminée, limitée de
toutes parts. Il se situe mal entre l’ingénieur et le dessinateur ; il trouve mal son lieu entre les
promoteurs, les usagers, les bailleurs de fonds, les autorités. S'il a une activité spécifique dans la
division du travail (social), le produit de ce travail n'apparaît pas bien spécifié. Il dispose, lui
aussi, de quelques concepts très généraux (inventoriés avec soin : l’échelle, les proportions, le «
parti », etc.) qui justifient une réflexion proche de la philosophie mais ne se suffisent pas et ne
suffisent pas à constituer un corps doctrinal. Enfin l’architecture diffère de la peinture, de la
sculpture, des arts, en ce qu'ils ne se relient à la pratique sociale qu'indirectement et par
médiations ; tandis que l’architecte et l’architecture ont une relation immédiate avec l’habiter
comme acte social, avec la construction comme pratique.
L'architecte, producteur d'espace (mais jamais seul) opère sur un espace spécifique. Et
d'abord il a devant lui, sous ses yeux, sa planche à dessin, sa feuille blanche. Le tableau noir, bien
entendu, n'a pas un effet très différent. Cette feuille de papier à dessin, qui ne la prend pour un
simple miroir, et pour un miroir fidèle ? Alors que tout miroir est trompeur et que d'ailleurs
cette feuille blanche est plus et autre chose qu'un miroir. L'architecte l’utilise pour ses plans,
mot à prendre dans toute sa force : surface plate, sur laquelle un crayon plus ou moins leste et
adroit laisse des traces que l’auteur prend pour la re-production des choses, du monde sensible,
alors qu'en fait cette surface impose un décodage-recodage du « réel ». L'architecte ne peut,
comme il le croit aisément, localiser sa pensée et ses perceptions sur la planche à dessin, y
visualiser les choses (besoins, fonctions, objets) en les projetant. il confond projection et projet
dans une idéalité con fuse, qu'il croit « réelle » et même rigoureusement conçue, parce que les
procédés de codage-décodage par le dessin sont habituels et traditionnels ; que, dès lors, ils lui
échappent. La feuille, sous la main, devant les yeux du dessinateur, est blanche, aussi blanche
que plate. Il la croit neutre. Il croit que cet espace neutre, qui reçoit passivement les traces de son
crayon, correspond à l’espace neutre du dehors, qui reçoit les choses, point par point, lieu par
lieu. Quant au « plan », il ne reste pas innocemment sur le papier. Sur le terrain, le bulldozer
réalise des « plans ».
Et voilà et comment et pourquoi le dessin (et par là il faut entendre aussi le « design »)
n'est pas seulement une habileté, une technique. C'est un mode de représentation, un savoir-faire
stipulé, codifiée. Donc un filtre, sélectif par rapport à des contenus, éliminant telle ou telle part
du « réel », remplissant à sa manière les lacunes du texte. Circonstance aggravante : ce filtrage va
plus loin qu'une spécialisation idéologique ou que l’idéologie d'une spécialité. Il risque
d'occulter la demande sociale.
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Plus d'un bon dessinateur aura du mal à se reconnaître dans cet ironique tableau de son «
vécu » professionnel. Pourtant, le dessin comporte de toute évidence un risque, celui d'une
substitution aux objets et surtout aux gens, aux corps, à leurs gestes et actes, de graphismes. Il est
réducteur même s'il ne l’est pas pour le dessinateur, au cours de son action. Avec le « design », la
forme signifie la fonction, et la structure n'a plus qu'à incorporer dans une matière traitée de
façon rentable cette relation « signifiant-signifié ». La distance entre ces trois termes : la fonction,
la forme, la structure, qui permit autrefois de les réunir dans une unité organique et non visible
comme telle, cette distance a été réduite. Les signes des objets donnent lieu à des signes de
signes, à une visualisation de plus en plus poussée, où la limite s'atteint lorsque les
immanquables figurines entrent en scène, chargées « d'animer » l’espace. Ces immobiles
signifiants de la mobilité, de l’activité, en disent le meurtre symbolique. Ils font passer le procédé
— codage et décodage — en l’occultant. Ils doivent servir à le dénoncer en mettant fin à deux
mythes : l’expression re-production et la création merveilleuse.
La lisibilité passe pour une grande qualité et ce n'est pas faux mais on oublie que toute
qualité a sa contrepartie et ses défauts. Quel que soit le codage, la lisibilité se paie d'un prix très
élevé : la perte d'une partie du message, de l’information ou du contenu. Cette perte est
inhérente au mouvement qui tire du chaos des faits sensibles un sens, un seul. L'émergence de ce
sens brise le réseau, souvent très fin et richement désordonné dont est partie l’élaboration. Elle
achève de l’effacer en construisant autre chose. Il y a donc partout piège de la lisibilité surtout
quant « l’auteur », ici l’architecte, croit tenir face à face et bien en main la « chose » dont il est
parti, à savoir l’habiter. Alors qu'il lui a substitué l’habitat ! La lisibilité visuelle est encore plus
traîtresse et mieux piégée (il faudrait écrire : piégeante) que la lisibilité graphique, celle de
l’écriture. Toute lisibilité vient d'une pauvreté : de la redondance. La richesse du texte et de
l’espace ne va jamais avec la lisibilité. Aucune poésie, aucun art n'obéit à ce simple critère. A la
limite, le lisible, c'est le blanc, le plus pauvre des textes !
La problématique générale de l’espace exige que l’on aborde autrement les questions
particulières, par exemple celle de la profession. Elle la subordonne aux questions générales. Elle
rejette la séparation entre l’architecte et l’urbaniste. Se partageant l’espace, le partageant avec les
autres « agents », y compris les propriétaires, ils le découpent, ils le morcellent, chacun à sa
manière ; et la fragmentation dès lors paraît théoriquement justifiée. A chacun son niveau, son
échelle d'intervention. Dès lors, le global s'échappe et fuit. Chacun opère sur un espace abstrait,
à son niveau, à son échelle, l’architecte dans le micro et l’urbaniste dans le macro. Alors que le
problème, aujourd'hui, c'est de surmonter ces fragmentations, étant donnés leurs pitoyables
résultats ; c'est par conséquent de déterminer la jonction, l’articulation de ces deux « niveaux »,
le micro et le macro, l’ordre proche et l’ordre lointain, le voisinage et la communication.
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grossissant ou grandissant l’immeuble (Soleri, Afdo Rossi, etc.). La plupart des architectes
aujourd'hui célèbres n'ont pas rompu avec la monumentalité. Ils tentent un compromis entre le
monument et le bâtiment. Certains, par contre, dispersent en unités éphémères, en atomes et
flux d'habitation, l’espace social. Au niveau intermédiaire se situe ce qui peut se penser et se
projeter. En témoignent les projets et les recherches de Constant, de Ricardo Bofill, les études de
Mario Gaviria en Espagne, etc Le niveau inférieur, c'est celui du village, du quartier. Le niveau «
macro » est celui de l’urbain. Entre les deux, au point d'attaque, la population pour laquelle on
pourrait tenter actuellement la production d'un espace approprié se situerait entre dix et vingt
mille habitants. Pour le moment —comme étape ! A cette échelle, le « droit à la ville » peut
intervenir d'une façon opératoire et stimuler la recherche.
S'il est vrai que les mots et concepts : « ville », « urbain », « espace », correspondent à une
réalité globale (qui ne se confond avec aucun des niveaux définis plus haut) et ne désignent pas
un aspect mineur de la réalité sociale, le droit à la ville se réfère à la globalité ainsi visée. Ce n'est
pas un droit naturel, certes, ni contractuel. En termes aussi « positifs » que possible, il signifie le
droit des citoyens-citadins, et des groupes qu'ils constituent (sur la base des rapports sociaux) à
figurer sur tous les réseaux et circuits de communication, d'information, d'échanges. Ce qui ne
dépend ni d'une idéologie urbanistique, ni d'une intervention architecturale, mais d'une qualité
ou propriété essentielle de l’espace urbain : la centralité. Pas de réalité urbaine, affirmons-nous
ici et ailleurs, sans un centre : sans un rassemblement de tout ce qui peut naître dans l’espace et
s'y produire, sans rencontre actuelle ou possible de tous les « objets » et « sujets ».
Exclure de « l’urbain » des groupes, des classes, des individus, c'est aussi les exclure de la
civilisation, sinon de la société. Le droit à la ville légitime le refus de se laisser écarter de la réalité
urbaine par une organisation discriminatoire, ségrégative. Ce droit du citoyen (si l’on veut ainsi
parler : de « l’homme ») annonce l’inévitable crise des centres établis sur la ségrégation et
l’établissant : centres de décision, de richesse, de puissance, d'information, de connaissance, qui
rejettent vers les espaces périphériques tous ceux qui ne participent pas aux privilèges politiques.
Il stipule également le droit de rencontre et de rassemblement ; des lieux et objets doivent
répondre à certains « besoins » généralement méconnus, à certaines « fonctions » dédaignées et
d'ailleurs transfonctionnelles : le « besoin » de vie sociale et d'un centre, le besoin et la fonction
ludiques, la fonction symbolique de l’espace (proches de ce qui se trouve en deçà comme au-delà
des fonctions et besoins classés, de ce qui ne peut s'objectiver comme tel parce que figure du
temps, qui donne par là prise à la rhétorique et que les poètes seuls peuvent appeler par son nom
: le Désir).
Le droit à la ville ainsi formulé implique et applique une connaissance qui ne se définit
pas comme « science de l’espace » (écologie, géopolitique, élastique, aménagement, etc.) mais
comme connaissance d'une production, celle de l’espace.
La science de l’espace se cherche vainement depuis des années. Elle ne se trouve pas. Elle
se disperse et se perd en considérations variées sur ce qu'il y a dans l’espace (les objets, les
choses), ou sur l’espace abstrait (vidé d'objets, géométrique). Au mieux, cette recherche décrit
des fragments d'espace, plus ou moins remplis. Ces descriptions de fragments sont elles-mêmes
15
fragmentaires, selon les cloisonnements des sciences spécialisées (géographie, histoire,
démographie, sociologie, anthropologie, etc.). Une telle « science » se disperse donc en
découpages et en représentations de l’espace, sans jamais découvrir une pensée qui reconnaisse,
comme dit Hegel (cf. Phil. Droit., sect. 189) à propos de l’économie politique, dans la masse
infinie des détails les principes de l’entendement qui règne dans un domaine.
Le Droit à la Ville, pris dans toute son ampleur, apparaît aujourd'hui comme utopien
(pour ne pas dire péjorativement : utopiste). Et cependant ne faut-il pas l’inclure dans les
impératifs, comme on dit, des plans, projets, programmes ? Le coût peut en paraître exorbitant,
surtout si l’on comptabilise ces coûts dans les cadres administratifs et bureaucratiques actuels,
par exemple en les portant aux comptes des « communautés locales ». Il est clair que seul un
grand accroissement de la richesse sociale, en même temps que de profondes modifications aux
rapports sociaux eux-mêmes (au mode de production) peut permettre l’entrée dans la pratique
du droit à la ville et de quelques autres droits du citoyen et de l’homme. Un tel développement
suppose une orientation de la croissance économique, qui ne porterait plus en elle sa « finalité »,
et ne viserait plus l’accumulation (exponentielle) pour elle-même, mais servirait des « fins »
supérieures.
[25] En attendant mieux, on peut supposer que les coûts sociaux de la négation du « droit à
la ville » (et de quelques autres), en admettant qu'on puisse les chiffrer, seront beaucoup plus
élevés que ceux de leur réalisation. Estimer la proclamation du « droit à la ville » plus « réaliste »
que son abandon, ce n'est pas un paradoxe.
Il est entendu (implicitement) que ce petit livre, et ceux qui raccompagnent ou le suivent,
n'annule pas les précédents, si ce n'est de façon dialectique : il les reprend en essayant de les
porter à un niveau plus élevé. Des discours d'un certain type (analytique) se changent ici en
discours d'un autre type présumé supérieur. Les concepts, autrefois situés dans des espaces
abstraits parce que mentaux, se situent maintenant dans des espaces sociaux et par rapport aux
stratégies qui se déploient et se confrontent planétairement. Le mental ne peut se séparer du
social, et ne l’a jamais été que dans des représentations (idéologiques). Dans la philosophie
classique, le « sujet » et « objet » restaient l’un hors de l’autre, l’un devant l’autre. Ils se
rejoignaient dans les gouffres de l’Absolu, de l’identité originelle ou terminale. Aujourd'hui, le
mental et le social se retrouvent dans la pratique : dans l’espace conçu et vécu.
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L’espace 1
1. L'exposé qui suit se situe au niveau théorique. Il va dans la ligne de la philosophie bien
que ce ne soit pas celle de la philosophie spéculative, dogmatique et systématisée. De cette
philosophie classique il retient le souci de définir des perspectives et des connaissances à l’échelle
globale. Comme ces connaissances ne sont plus séparées de la pratique, il s'agit de
métaphilosophie.
Cet exposé pourrait se dire « interdisciplinaire » au sens d'une critique des disciplines
parcellaires. Il évite l’empirisme descriptif, mais ne comporte pas de concept opérationnel. Au
contraire, il tentera de montrer comment tel concept opératoire pose des questions : « pour qui ?
par qui ? dans l’intérêt de qui ? »
Cette étude psychologique et sociologique peut porter sur le corps et les gestes, sur
l’image du corps et l’espace du voisinage. Certains de ces aspects intéresseraient l’architecture et
l’urbanistique, par exemple, les questions concernant la latéralisation de l’espace. Comment y
distinguer, y indiquer des symétries, des dissymétries ? Comment y construire une gauche et une
droite, un haut et un bas, correspondant aux gestes, aux mouvements, aux rythmes du corps ?
On peut élaborer une sémantique des discours sur l’espace. On pourrait concevoir aussi
une sémiologie de l’espace, partie d'une sémiotique générale. Tout espace est-il signifiant ? Et si
oui, de quoi ? Plus précisément, tout espace ou fragment d'espace ne serait-il pas un texte social,
1
Séminaires sur l’espace, Nanterre, Oxford, etc., 1972.
lui-même contexte de textes spécifiés, c'est-à-dire écrits : inscriptions, affiches, etc. De sorte qu'il
faudrait ou retrouver ou construire les codes de ces divers messages pour les décrypter.
Dans cette perspective, le rapport de la théorie à la pratique n'est pas celui d'une
abstraction transcendante à une immédiateté ou à un « concret » antérieur. L'abstraction
théorique est déjà dans le concret. Il faut l’y déceler. Au sein de l’espace perçu et conçu, il y a
déjà l’espace théorique et la théorie de l’espace.
Or on n'a pas le droit de postuler un système déjà existant, par exemple un système social,
ou un système spatial, ou un système urbain, pour y insérer des éléments partiels dont la
rationalité (ou l’irrationalité) découlerait de cette supposition, se déduirait de l’ensemble. On n'a
pas plus le droit de présupposer un système social ou politique, théorique ou idéologique,
qu'une logique préexistante. En effet, c'est attribuer à cette société, la société néo-capitaliste, une
cohérence déjà atteinte, une cohésion déjà effectuée. S'il y a système, il faut le découvrir et le
montrer au lieu d'en partir. Si l’on part d'une telle hypothèse, on s'installe dans une tautologie
dissimulée, car on ne fait que déduire les conséquences de la présupposition. De même pour la
logique. S'il y a quelque part une logique et même une logique concrète, par exemple celle d'une
stratégie, il faut aussi la découvrir, la spécifier en tant qu'elle diffère de telle ou telle autre
logique concrète. La supposer, par exemple poser une logique du capitalisme, une logique de la
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marchandise, une logique de la survie, c'est raisonner par analogie avec telle démarche déjà
effectuée, visant la cohésion et censée l’avoir atteinte.
[30] Pourquoi ces préalables ? Parce qu'il est possible que l’espace joue un rôle ou une
fonction décisive dans l’établissement d'une totalité, d'une logique, d'un système ; précisément
alors on ne peut le déduire de ce système, de cette logique, de cette totalité. Il faut au contraire
montrer sa fonction dans cette visée (pratique et stratégique).
Quant au projet de sortir d'un système de classe pour un autre système de classe, il
implique l’idée de bondir d'un dogmatisme dans un autre dogmatisme par un saut
véritablement prodigieux.
6. Cet exposé part donc d'une problématique définie, c'est-à-dire qu'il ne part pas d'une
définition particulière, pas plus que d'une problématique indéfinie et trop générale portant sur
la conscience, la culture, l’idéologie, etc. Il s'agit de la problématique de l’espace. Toutefois, on
ne pose pas la question : « qu'est-ce que l’espace ? », question qui se poserait au mathématicien
ou peut-être au métaphysicien. Qu'il n'y ait pas de malentendu à ce sujet. Il s'agit au départ de
l’espace vécu, en liaison avec la pratique sociale. La problématique qui se pose à partir de cet
espace comprend un ensemble de problèmes partiels ayant tous un trait qui les rapproche : la «
spatialité ». a) Quel est le statut théorique de la notion de l’espace ? Quel est le rapport entre
l’espace mental (perçu, conçu, représenté) et l’espace social (construit, produit, projeté, donc
notamment l’espace urbain), c'est-à-dire entre l’espace de la représentation et la représentation
de l’espace ? b) Quelle est l’insertion de l’espace (représenté, élaboré, construit) dans la
pratique sociale, économique ou politique, industrielle ou urbaine ? Où et quand agit la
conception de l’espace ? Quand se montre-t-elle efficace et dans quelles limites ?
N. B. : Il y aurait, si l’on voulait pousser l’analyse jusqu'au bout, une difficulté analogue à
celle de la logique et de la réflexion sur les fondements des mathématiques. Toute définition de
l’espace, ou recherche sur l’espace implique un concept de l’espace, ne serait-ce que pour
énoncer et classer les propositions. Dans cette problématique, l’espace est un « pur » objet de
science. En ce qui concerne le « vécu », l’espace n'est jamais neutre et « pur ». Ce qui met déjà
une distance entre la problématique de l’espace vécu et celle de l’espace épistémologique, posé
comme neutre.
a) Sommes-nous dans un ensemble clos, dans un système établi tel que sa force
récupératrice soit irrésistible jusqu'à son effondrement en bloc, si toutefois il peut s'effondrer ?
b) Y a-t-il issue, percée, passage, possibilité d'une transition soit pour l’action, soit pour la
pensée et l’imagination, soit pour les deux ?
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Les mathématiques d'une part, et, d'autre part la philosophie (la phénoménologie et
surtout l’épistémologie) dégagent cette essentialité ou plus exactement l’établissent et la
constituent. La cohérence du discours se déploie dans l’espace mental qui l’assure.
L'épistémologie définit une topie (ou se définit par elle), à savoir un ensemble de lieux et de
parcours, topologie abstraite et générale complétée par une topologie des existences concrètes.
Cette théorie de l’espace ne reste pas sur le seul terrain épistémologique ; elle le déborde
d'une façon qui mérite d'être mentionnée ; certains architectes se voient encore comme les
maîtres de l’espace qu'ils conçoivent et réalisent. Ils se voient ou se font voir comme les
démiurges capables de mettre en œuvre, dans la société, leur conception et leur définition de
l’espace. Le démiurge platonicien s'est incarné dans la matière, les nombres et les proportions,
les idéalités transcendantes. Cet espace a les caractères suivants : vide et pur, lieu des Nombres et
des proportions, du nombre d'or, par exemple ; il est visuel, par conséquent, il est dessiné,
spectaculaire ; il se peuple tardivement de choses, d'habitants et « d'usagers « ; dans la mesure où
cet espace démiurgique a une justification, il voisine avec l’espace abstrait des philosophes, des
épistémologues. Leur confusion ne va pas sans danger. Répétons que le plus grand danger et la
plus grande objection sont l’évacuation du temps à la fois historique et vécu.
Il résulte de quoi ? Pour les uns d'une certaine histoire, d'un passé général ou
particularisé. Pour d'autres, de diverses activités, par exemple agricole, artisanale, industrielle,
etc. Autrement dit, l’espace résulte du travail et de la division du travail ; à ce titre, il est le lieu
général des objets produits, l’ensemble des choses qui l’occupent et de leurs sous-ensembles,
effectué, objectivé, donc « fonctionnel ».
Quelle que soit la conclusion qu'on en tire dans cette hypothèse l’espace c'est l’objectif ou
plutôt l’objectivation du social et par conséquent du mental. Sa connaissance ne peut se passer
de la démarche descriptive. Une forme se dégage ou se construit à partir des contenus que la
connaissance découvre ou découpe. Il se connaît en se reconnaissant, soit d'une manière
expérimentale, soit par l’abstraction scientifique méthodologiquement élaborée.
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bourgeoisie) ou d'un groupe qui peut tantôt représenter la société globale, tantôt avoir ses
objectifs propres, par exemple les technocrates. D'où les questions qui ne se posent que dans
cette hypothèse : « Qui a telle représentation de l’espace ? et pourquoi ? » Dans cette hypothèse, la
représentation de l’espace servirait toujours une stratégie, étant à la fois abstraite et concrète,
pensée et voulue, c'est-à-dire projetée, concrète, pensée et voulue, c'est-à-dire projetée.
Un tel espace se peuple selon les décrets du pouvoir, avec un certain arbitraire ; en tant
qu'instrument il peut réagir sur les peuplements préexistants, à savoir les peuplements
historiques.
En tant que médiation, un tel espace instrumental permet soit d'imposer par la violence
une certaine cohésion, soit de dissimuler sous une apparente cohérence rationnelle et objective
les contradictions de la réalité. Ici les termes « cohésion » et « cohérence » signifient régulation
cherchée, voulue, projetée, ce qui ne veut pas dire obtenue.
A ce titre, cette hypothèse implique une ambiguïté, une inclusion dissimulée du savoir
dans l’idéologique et de l’idéologie dans le savoir ; l’espace ainsi défini sert de médiation entre
ces termes.
Un tel espace est à la fois idéologique (car politique) et savoir (car il comporte des
représentations élaborées). On peut donc le dire rationnel-fonctionnel, sans que ces termes
puissent se séparer, et fonctionnel-instrumental car la fonction, dans le cadre global de la société
néo-capitaliste, implique le projet, la stratégie.
Les villes ne seraient que des unités de consommation corrélatives des grandes unités de
production. On peut dire que cette hypothèse retrouve à sa manière la théorie de la fausse
conscience déjà mentionnée à propos de la deuxième hypothèse. Il y aurait :
1. Une conscience vraie, celle de la classe ouvrière au moins comme conscience possible
représentée par la philosophie (cf. la pensée bien connue de G. Lukàcs).
Le piège dans lequel la bourgeoisie capture la classe ouvrière, à la limite la prend elle-
même : espace malade ou espace de maladie sociale. De toute façon, dans cette hypothèse,
l’espace ne serait pas une représentation innocente mais véhiculerait les normes et les valeurs de
la société bourgeoise et d'abord la valeur d'échange et la marchandise, c’est-à-dire le fétichisme.
A la limite, il n'y a plus exactement idéologie mais seulement fausse conscience avec les discours
qu'elle engendre.
25
travers la quotidienneté, à travers les loisirs et la culture, à travers l’école et l’université, à travers
les extensions et proliférations de la ville ancienne, c'est-à-dire à travers l’espace entier.
11. Quatrième hypothèse — De l’espace on ne peut dire qu'il soit un produit comme un
autre, objet ou somme d'objets, chose ou collection de choses, marchandise ou ensemble de
marchandises. On ne peut pas dire qu'il soit simplement un instrument, le plus important des
instruments, le pré supposé de toute production et de tout échange. Il serait essentiellement lié à
la reproduction des rapports (sociaux) de production. Autrement dit, cette théorie enveloppe la
troisième hypothèse en poussant plus loin l’analyse, en la modifiant quelque peu. Pour la
comprendre il faut prendre comme référence non pas la production au sens restreint des
économistes, c'est-à-dire le processus de la production des choses et de leur consommation, mais
la reproduction des rapports de production. L'espace de la production dans ce sens large
impliquerait donc et contiendrait en lui la finalité générale, l’orientation commune à toutes les
activités dans la société néo-capitaliste. L'espace serait donc une sorte de schéma dans un sens
dynamique commun aux activités diverses, aux travaux divisés, à la quotidienneté, aux arts, aux
espaces effectués par les architectes et les urbanistes. Ce serait un rapport et un support
d'inhérences dans la dissociation, d'inclusion dans la séparation.
[40] Précisons bien et insistons sur cette analyse d'un espace homogène et désarticulé. Il
s'agit de la production au sens large : production des rapports sociaux et re-production de
certains rapports. C'est en ce sens que l’espace entier devient le lieu de cette reproduction, y
compris l’espace urbain, les espaces de loisirs, les espaces dits éducatifs, ceux de la quotidienneté,
etc. Cette reproduction s'accomplit à travers un schéma relatif à la société existante qui a pour
caractère essentiel d'être conjointe-disjointe, dissociée et maintenant une unité, celle du pouvoir
dans la fragmentation. Cet espace homogène-fracturé, ce n'est pas seulement l’espace global de
l’aménagement ou l’espace parcellaire de l’architecte et des promoteurs, c'est aussi l’espace des
œuvres d'art, par exemple celui de l’ameublement et du design. C'est l’esthétisme qui unifie les
fragments fonctionnels d'un espace disloqué, réalisant ainsi leur caractère homogène et fracturé.
Cet espace homogène et pourtant disloqué, découpé et cependant agencé, désarticulé et
pourtant maintenu, c'est l’espace où le centre se fige en éclatant, par exemple dans les centres
commerciaux, lieux où le mono-fonctionnel reste la règle mais avec un décor et un esthétisme
non fonctionnels, avec des simulacres de fêtes et une simulation du ludique. C'est l’espace où la
connexion contraignante s'effectue avec des échangeurs entre les parties disloquées : l’espace à la
fois informe et durement contraignant des périphéries et des banlieues, où les taudis, les
bidonvilles, les cités d'urgence complètent les banlieues résidentielles ; où des normes règnent,
prescrivant les emplois du temps, tandis qu'on dédie à l’espace toutes sortes de discours,
d'interprétations, d'idéologies et de valeurs « culturelles », artistiques, etc.
Les lieux de loisirs et aussi les cités nouvelles sont dissociés de la production jusqu'à ce
que les espaces de loisirs apparaissent affranchis du travail et « libres », alors qu'ils sont unis aux
secteurs du travail dans la consommation organisée, dans la consommation dominée. Ces
espaces séparés de la production, comme si l’on pouvait y oublier le travail productif, ce sont les
lieux de la récupération. Ces lieux auxquels on s'efforce de donner un air de liberté et de fête,
que l’on peuple de signes qui n'ont pas la production et le travail pour signifiés, ces lieux
précisément sont liés étroitement au travail productif. C'est un exemple typique de l’espace à la
fois disloqué et unifié. Ce sont précisément des lieux où se reproduisent les rapports de
production, ce qui n'exclut pas mais inclut la reproduction pure et simple de la force de travail.
Tout ceci se lit dans ces espaces, mais mal car le texte et le contexte sont brouillés (comme un
brouillon). Ce qui se lit mal se conçoit clairement si l’on part du concept de l’espace d'une part
désarticulé et disjoint, et, d'autre part organisé et re-joint par le pouvoir.
Le temps homogène comme temps manipulé, organisé dans des cadres définis est en
même temps disloqué, disjoint, temps de travail, temps dit libre, temps contraint, etc.
27
Pour saisir ce schéma du temps et de l’espace, il faut se rapporter au chapitre méconnu de
Marx à la fin du Capital, qui porte pour titre : « la formule trinitaire ». Dans ce chapitre difficile,
Marx explique la société bourgeoise, à savoir la conjonction-disjonction de ses éléments.
Rappelons les termes de l’analyse ; il y a, dans la société en acte, c'est-à-dire dans la production et
la reproduction des rapports :
2. la propriété du sol avec les rentes multiples du sous-sol, de l’eau, du sol bâti, etc.
Ces trois éléments unis dans la société en acte sont représentés comme séparés et leur
séparation a un sens objectif puisque chaque groupe paraît recevoir une part déterminée du «
revenu » global de la société. Il y a donc apparence aliénée des rapports sociaux, apparence qui
joue un rôle « réel ». C'est l’illusion de la séparation dans une unité, celle de la domination, du
pouvoir économique et politique de la bourgeoisie.
La séparation est à la fois fausse et vraie. Les éléments qui apparaissent séparés
s'apparaissent comme sources distinctes de la richesse et de la production alors que c'est
seulement leur action commune qui produit cette richesse. En tant que sources distinctes de la
richesse sociale, ils semblent recevoir la partie qui leur revient du « revenu » national, ce qui
masque le fait que la richesse sociale coïncide avec la plus-value globale. Ce chapitre décisif du
Capital se trouve au livre III, section 7, chapitre 48.
Dans cette hypothèse, l’idéologie coïncide avec la pratique : la séparation dans la société
bourgeoise. L'idéologie, c'est d'accepter la dissociation et de la prendre pour réelle. On
abandonne alors l’unité concrète qui fait la société bourgeoise et l’on accepte l’illusion qu'elle
lui substitue (à la plus-value globale, la théorie du revenu national —du P. N. B. — et de ses
diverses sources). Une fois admis le schéma conjoint-disjoint qui caractérise la pratique de la
société bourgeoise, on peut dire n'importe quoi. L'idéologie ? C'est du verbiage à côté des «
sujets ».
Cet espace relève d'intérêts divergents et de groupes divers qui cependant trouvent une
unité dans l’État. Il relève d'une commande et d'une demande qui peuvent n'avoir aucun
rapport et qui cependant trouvent commune mesure sous la prédominance de tel ou tel intérêt.
Quant à la division du travail entre ceux qui interviennent dans l’espace, à savoir l’architecte, le
promoteur, l’urbaniste, l’entrepreneur, etc., cette division du travail réalise ce mélange
d’unification contrainte et de désarticulation que l’on cherche à analyser.
12. Répétons que l’espace entier devient le lieu de la reproduction des rapports de
production.
29
[45] Autrefois l’air et l’eau, la lumière et la chaleur étaient des dons de la nature,
directement ou indirectement. Ces valeurs d'usage sont entrées dans les valeurs d'échange ; leur
usage et leur valeur d'usage avec les plaisirs naturels liés à l’usage s'estompent ; en même temps
qu'ils s'achètent et se vendent, ils se raréfient. La nature comme l’espace, avec l’espace, est à la
fois mise en pièces, fragmentée, vendue par fragments et occupée globalement. Elle est détruite
comme telle et remaniée selon les exigences de la société néo-capitaliste. Les exigences de la
reconduction des rapports sociaux enveloppent ainsi la vénalité généralisée de la nature elle-
même. La rareté de l’espace dans les zones industrialisées et urbanisées contraste d'ailleurs avec
le vide des espaces encore inoccupés, les déserts terrestres et les espaces interplanétaires ; la cherté
de l’espace ainsi occupé et raréfié est un phénomène récent aux conséquences de plus en plus
graves.
Cet espace étant lieu et milieu de la pratique sociale dans la société néo-capitaliste (c'est-à-
dire de la reproduction des rapports de production), il en marque les limites.
Les dirigeants politiques dont la tactique exprime aujourd'hui les alliances et compromis
entre l’armée et la technocratie, ont beau alerter l’opinion, former des commissions et des
comités d'étude, avoir des administrations et des ministères ; ils ont beau susciter des
propositions ; les experts peuvent se mobiliser, mobiliser les savants, poser les questions de
l’environnement ou des nuisances ; ils peuvent chercher consciemment ou non à déplacer en ce
sens les objectifs, les luttes politiques ; ils peuvent les présenter comme de simples étapes vers
une réalité plus haute ; avec le concours des sciences humaines ou sans leur concours. Ils peuvent
prétendre que les problèmes urbains d'ores et déjà appartiennent à tous, ou au contraire que les
techniciens ou les technocrates peuvent les résoudre. Cette société ne peut sortir de son espace.
Elle ne peut le dépasser, à supposer que tel ou tel le propose. Elle ne peut que tendre vers la
systématisation de cet espace, c'est-à-dire vers une logique qu'elle ne peut jamais effectuer
jusqu'au bout.
Propositions — L'espace n'ayant pas une logique interne et propre, il renvoie à la logique
formelle et à la méthodologie générale. L'espace commun aux activités diverses et parcellaires,
dans le cadre imposé de la société bourgeoise, cet espace est un schéma dont cette société se sert
pour tenter de se constituer en système, pour atteindre la cohérence. Comment ? en masquant
ses contradictions, y compris celles de l’espace lui-même, ce caractère à la fois global et pulvérisé,
conjoint et disjoint. La stratégie de classes tente d'assurer la reproduction des rapports essentiels
à travers l’espace entier. Dans cette hypothèse, il n'y a pas d'espace absolu, soit vide soit plein, si
ce n'est pour la pensée philosophico-mathématique. L'espace mental et social est un espace
spécifique donc qualifié, même si on ne s'en aperçoit pas. C'est une modalité de la production
dans une société déterminée au sein de laquelle des contradictions et conflits se manifestent.
31
Il y a donc des contradictions de l’espace, même si on les dissimule et les masque. Dans cette
société le « réel » est à la fin et non au début. A ce titre il englobe ce qui se laisse intégrer comme
les processus intégrateurs. Il englobe ce qui se laisse réduire, y compris l’imaginaire. Cette société
n'obéit pas à une logique ; répétons-le : elle y tend. Elle n'est pas système ; elle s'y efforce en
réunissant la contrainte et l’emploi des représentations.
Il est maintenant possible de prendre du recul par rapport à ce qui a été dit et fait
pendant la dernière décennie. Ce recul permet un bilan. D'autre part, aujourd'hui, début 1970,
dans les hautes sphères, il se passe quelque chose : un changement de perspective, changement
plus ou moins réel qu'il s'agit de comprendre et d'apprécier... Voici peu de temps encore, en
matière urbanistique, régnait un une théorie, ou plutôt une idéologie, jamais complètement
exprimée. Cette idéologie tenait, à mon avis, en trois propositions :
2. Il y a de la part des urbanistes ou de certains d’entre eux une réflexion méthodique sur
cette pratique, réflexion d'ordre théorique visant implicitement ou explicitement la constitution
d'une épistémologie, c'est-à-dire d'une région du savoir, [50] contenant des noyaux de savoir
acquis, bref ce que désigne le terme d'épistémologie.
Plus généralement, rappelons-nous, dans cette dernière décennie, il était un peu partout
entendu ou sous-entendu que l’objet par excellence de la science était l’espace, non le temps.
Espace du savoir et savoir de l’espace, scientificité et spatialité allaient de pair, à la fois sur le plan
mental et sur le plan social, dans une structure générale. Donc, à travers la science de l’espace, la
2
Conférence à l’Institut d’Urbanisme de Paris, le 13/01/1970, Espaces et Sociétés, n°1,
11/1970
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pratique et la technique urbanistiques devaient être portées au niveau général de la scientificité.
Cette position était implicite chez beaucoup de théoriciens — citons seulement les travaux
remarquables de Robert Auzelle et de Ionel Schein. A travers ces considérations, l’espace urbain,
jadis intégré soit à l’utilisation spontanée du site, soit à la culture globale de la société, était isolé
du contexte ; il apparaissait comme une donnée, comme une dimension spécifique de
l’organisation sociale ; et cela en rapport premièrement avec une action concertée à l’échelle la
plus haute, secondement avec des besoins sociaux eux-mêmes localisables. Tel était le postulat
sous-jacent à la pensée urbanistique et à l’enseignement. Un postulat plus caché était le suivant :
l’objectivité et la « pureté » de l’espace urbanistique, objet de science, lui conférent un caractère
neutre. L'espace passait pour innocent, c'est-à-dire pour non politique. Ce contenant n'ayant
d'existence que par son contenu, ne valant que par ce contenu, relevait donc en tant qu'objectif
et neutre des mathématiques, de la technologie et sans doute d'une logique de l’espace. La
science de l’espace devait donc à la fois couronner et contenir elle-même la pensée urbanistique.
Mais ici commençaient les difficultés. En effet si la science est science d'un espace formel, d'une
forme spatiale, elle implique une logistique implacable et la science ne saurait consister qu'en
une somme de contraintes pesant sur le contenu (les gens !). Par contre, si on se dirige vers
l’étude de ce qui vient peupler cette forme, soit les besoins des gens, soit leurs revendications, si
l’on axe la réflexion sur le contenu et non sur la forme « pure », qu'est-ce-qui garantit que ce
contenu va entrer dans cette forme sans subir quelques outrages ? Qu'est-ce qui garantit que les
gens et leurs besoins vont se laisser insérer sans résistance dans la logistique ? Ce qui explique,
semble-t-il, que malgré les efforts, il n'y a pas encore d'épistémologie urbanistique. On a donc
assisté à de singulières divergences dans l’élaboration et dans l’interprétation des faits. Les uns
cherchaient un contenu de base, un élément constitutif, par exemple du côté de la famille. On
s'est en ce sens préoccupé de savoir comment on pourrait obtenir la satisfaction optimale de
certains besoins ; d'où des études souvent intéressantes : on a ajouté aux besoins déjà classés par
la charte d'Athènes d'autres besoins, comme le besoin de liberté, de création, d'indépendance, le
besoin de rythme, d'harmonie, de dignité, de hiérarchie même — je cite, au hasard des lectures.
Ces études n'arrivaient ni à faire surgir une structure interne à des besoins très variés, ni à
découvrir la forme spatiale capable d'imposer une structure à ces besoins dits fonctionnels.
D'autres cherchaient à déterminer à une échelle plus vaste des « pôles vitalisais » restituant une
unité organique aux phénomènes urbains, unité soit interne à la communauté urbaine, soit
externe, c'est-à-dire agissant dans l’environnement. Parfois on se limitait à étudier les propriétés
formelles de l’espace en tant que véhicule des biens matériels ou des informations, par exemple
en étudiant les maillages à l’échelle de l’espace global ou bien à l’échelle locale.
Dans ces perspectives, on ne niait pas exactement qu'il y eut du politique mais on le
concevait d'une manière particulière. Autrefois, un autrefois pas tellement lointain, on percevait
le politique comme un obstacle à la rationalité, à la scientificité, comme introduisant une
perturbation, une espèce d'irrationalité. Les hommes politiques, pensait-on, procédaient soit au
hasard des conjonctures, soit selon des intérêts particuliers, représentés, mais généralement
dissimulés par eux ; ayant une optique propre et d'ailleurs changeante, ne voyant clairement ni
les choix ni les objectifs, ces politiques venaient brouiller la rationalité de l’organisation
urbanistique et l’efficacité de la science. Au mieux, on considérait les hommes politiques comme
relevant eux-mêmes d'une science de la stratégie ; à ce titre on les laissait opérer en disant qu'un
jour viendrait où ils se soumettraient eux aussi au caractère scientifique ainsi dégagé.
35
été produit tel espace constatable ; enfin il y a l’étude et la science des contenus, de ces contenus
qui peut-être résistent à la forme ou à la stratégie : c'est-à-dire les usagers.
On peut d'ailleurs se demander à quel point une programmation totale de ces trois
dimensions simultanément serait souhaitable. Seul le technocrate parfait la veut. Elle enserrerait
la société tout entière dans le carcan de la cybernétique. N'interdirait-elle pas toute planification
démocratique, en donnant au pouvoir existant qui saurait utiliser ces instruments, une efficacité
terrifiante ? La planification démocratique pour l’instant n'a des chances de passer qu'à travers
les fissures du plan [55] total. Il ne semble pas que, pour le moment, le plan total soit un danger
très proche ; on a l’impression que la dimension spatio-temporelle ne s'articule pas encore avec
les deux autres, qui d'ailleurs ne sont pas tellement articulées entre elles, ou harmonisées. Elle
existe indépendamment.
Si nous partons de l’idée que l’espace est politique, il relève (de même que sa théorie et sa
science) d'une double critique, politique elle-même, la critique de droite et la critique de gauche.
La critique de droite, c'est en gros une critique de la bureaucratie, des interventions étatiques, en
tant que ces interventions étatiques gênent l’initiative « privée » c'est-à-dire les capitaux. La
critique de gauche est également une critique de la bureaucratie et de l’intervention étatique, en
tant que cette intervention ne tient pas compte ou tient mal compte des usagers, de la pratique
sociale, c’est-à-dire de la pratique urbaine. Je voudrais m'arrêter un peu sur cette distinction [60]de
la critique de gauche et de droite. Elle implique et suppose qu'il y ait des conflits et
contradictions dans l’espace, sans quoi on ne comprend pas les conflits de la « critique ». Cette
distinction a été abandonnée, dans cette période où tout paraissait simplement formulation
épistémologique d'une action technique. Voyons un peu l’étendue de ce double concept ; et
appliquons-le à un exemple qui peut paraître au premier abord encore plus paradoxal que celui
de l’espace, la nature.
Pendant toute la période qui vient de se terminer, la nature, c'était une espèce de symbole
poétique, négligeable ou relégué au deuxième plan, qui désignait on ne savait pas trop quoi, un
résidu, un quelque chose apparaissant ici ou là, échappant à l’action rationnellement conduite.
Or on sait que la nature, elle aussi, est façonnée, modelée, transformée, qu'elle est dans une large
mesure un produit de l’action, que le visage de la terre lui-même, c'est-à-dire le paysage, est
œuvre humaine. La nature aujourd'hui encore passe dans une certaine idéologie pour simple
matière de la connaissance et pour l’objet des techniques. Elle est dominée, maîtrisée. En tant
que maîtrisée et dominée en elle-même, elle s'éloigne. Or on s'aperçoit tout à coup qu'en étant
maîtrisée, elle est ravagée, menacée d'anéantissement et menaçant du même coup l’espèce
humaine, encore liée à la nature, de se voir entraînée dans l’anéantissement. D'où la nécessité
d'une stratégie. Voilà la nature politisée. Et cela ne donne pas lieu à une réflexion simplement
technique ou épistémologique ou philosophique, mais à une double critique, la critique de
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droite et la critique de gauche. La critique de droite ? on se perd en regret sur la beauté disparue
des paysages, sur la pureté et l’innocence de la nature qui s'éloigne ; un rousseauisme qui
semblait désuet redevient actuel. On regrette les joies simples et saines ; on se souvient du temps
où l’Ile-de-France offrait aux regards heureux des paysages admirables, avant la banlieurisation.
Ilya déjà eu de nombreuses campagnes en faveur de la nature. Une d'entre elles, menée par un
académicien vénérable, Georges Duhamel, contre le bruit, est demeurée célèbre. Maintenant,
Bernard Charbonneau vient de publier sur ce thème un beau livre éloquent, « Le Jardin de
Babylone ».
A quoi cela va-t-il aboutir ? A une grande nostalgie passéiste, à une complainte sur la
nature perdue. D'ailleurs revenir en arrière est impossible. La critique de gauche essaie de voir
les implications et les conséquences de ce ravage de la nature, de cette destruction. Oui, il y a une
espèce d'autodestruction de la nature en et par « l’homme » qui sort de la nature, qui naît d’elle
et se retourne contre elle pour l’exterminer.
Et ce sont les « éléments », comme on disait dans la philosophie classique, l’eau, l’air et la
lumière qui sont menacés. Nous allons au devant d'échéances terrifiantes. Il faut prévoir le
moment où il faudra reproduire la nature. Produire tels ou tels objets ne sera plus suffisant ; il
faudra reproduire ce qui fut la condition élémentaire de la production, à savoir la nature. Avec
l’espace. Dans l’espace. On peut alors poser la question : en quoi et pourquoi cette critique est-
elle de gauche ? Ce n'est pas une critique faite au nom de tel groupe de gauche, parti ou club. Ce
n’est pas une critique menée au nom d'une idéologie plus ou moins classée à gauche. Il faut aller
au fond des choses. On peut penser que, d'ici trente ans, ou peut-être avant, il y aura ou du
moins il pourra y avoir (soyons prudents !) possession et gestion collectives ; 1 — de ce qui
subsistera de la nature ; 2 — de la reproduction de la nature, de l’espace, de l’air, de la lumière,
de l’eau et plus largement encore des nouvelles raretés. Les anciennes raretés, ce furent le pain,
les moyens de subsistance, etc. Dans les grands pays industrialisés, il y a déjà surproduction
latente de ces moyens de vivre qui autrefois furent rares, qui donnèrent lieu à des luttes terribles
autour de leur rareté. Et maintenant, pas dans tous les pays, mais virtuellement à l’échelle
planétaire, il y a une production abondante de ces biens ; cependant les nouvelles raretés
émergent, l’eau, l’air, la lumière, l’espace autour desquels il y a lutte intense. C'est en fonction de
cette lutte qu'il faut comprendre l’urbanisme, ce qui malgré ses défauts et défaillances, justifie
dans une certaine mesure, les recherches, les inquiétudes, les interrogations. Donc, on peut
prévoir la gestion et la possession collective des moyens de production et la gestion sociale de la
production en fonction des besoins sociaux On peut donc prévoir, aux alentours de l’an 2000, un
socialisme mondial qui n'aura plus grand-chose de commun avec ce que Marx appelait le
socialisme, et qui pourtant en découlera ou aura avec lui un rapport plus ou moins lointain.
Ceci réserves faites sur la capacité récupératrice du capitalisme et sur la possibilité de
catastrophes irrémédiables ! C'est en ce sens que la critique de la politique concernant l’espace et
la nature est une critique de gauche. Ce que n'admettrait pas tel ou tel « prospectiviste ». Peu
importe. D'ores et déjà, comme l’espace, la nature est politisée, parce qu'insérée dans des
stratégies conscientes ou inconscientes. L'aménagement des parcs nationaux, etc., c'est déjà une
stratégie mais une petite stratégie, plutôt une tactique. Alors qu'il faudrait voir beaucoup plus
loin.
J'entends d'ici les réalistes : « Vous nous parlez de demain, d'après-demain, mais parlez-
nous d'aujourd'hui ». C'est bien, il faut être réaliste. Mais il arrive quelquefois que demain, c'est
aujourd'hui, et votre réalité peut vous sauter au nez. Par exemple, il peut y avoir tout d'un coup,
du jour au lendemain, des histoires extraordinaires de pollution...
Je répète donc qu'il y a politique de l’espace, parce que l’espace est politique.
39
Dans la situation actuelle, ce qui est intéressant, ce n’est pas seulement l’introduction
officielle de la critique de droite, c'est aussi, et je le dis hautement ici, la fin d'un certain
terrorisme. Je parle d'un terrorisme intellectuel qui a longtemps sévi. La pression de la
technique, des techniciens et technocrates, de l’épistémologie, des recherches d'ordre purement
technique et épistémologique, aboutissaient à un terrorisme intellectuel. La bureaucratie fait
toujours régner un terrorisme. Il y a ce dont il faut parler et ce dont il ne faut pas parler. Dans la
dernière décennie, il y avait ce que l’on considérait comme sérieux et ce qui n'était pas considéré
comme sérieux. L'esprit de sérieux était et est encore dans beaucoup d'endroits l’expression d'un
terrorisme latent, lié d'ailleurs au sens de la responsabilité, au respect de la compétence, qualités
incontestables de la techno-bureaucratie. Mais il était impossible de se faire entendre en disant,
par exemple que les gens s'ennuient. Où? en Suède, aux États-Unis ? Peut-être. Pas en France !
L'ennui, n'étant pas fait mesurable, ne devait pas être pris en considération, sauf comme thème
journalistique ou de plaisanteries. Il n'était pas permis non plus de parler d'espace répressif ; ce
n'était pas « sérieux « ; l’espace objectif et objet de science était neutre, politiquement...
Cet avantage, au moins momentané, de la situation actuelle ne doit pas faire oublier les
risques de cette situation. En voici un : le 5ème Plan considérait comme intouchable la centralité
urbaine, l’héritage précieux de l’histoire, caractéristique essentielle de la ville européenne et
occidentale ; il fallait la maintenir dans l’urbanisme, sans d'ailleurs poursuivre une analyse
suffisante de cette centralité. Pourtant depuis quelques temps déjà, on parle d'une crise de la
centralité, du dépérissement des centres. Il est évident que la centralité aboutit à la saturation,
dont la moindre est celle des voitures. Alors la critique de droite annonce la fin des centres, la
dispersion des activités et de la population, donc tôt ou tard une ségrégation aggravée des
populations.
La critique de gauche, à mon avis, doit montrer que la centralité est constitutive de la vie
urbaine, que s'il n'y a pas centralité, il n'y a plus de vie urbaine, que la pratique urbaine est
attaquée en son cœur par la dislocation de la centralité. La critique en ce sens doit montrer de
plus en plus profondément la suprafonctionnalité des centres. D'ailleurs elle ne doit pas cacher
les difficultés. S'il y a des contradictions de l’espace, elles apparaissent aussi à ce niveau, et la
centralité ne peut se déclarer, s'affirmer, se poser sans problèmes. Il y a là des mouvements
dialectiques, des déplacements de la centralité ; il y a la saturation, la destruction par elle-même
de la centralité, d'où peut-être l’exigence d'une polycentralité, d'une conception polycentrique
de l’espace urbain. Je ne fais ici que montrer une orientation.
Ayons le courage d'aller jusqu'au bout. L'urbanisme, pendant cette décennie, qu'est-ce
que c'est ? Une opération vaste et polyvalente. Une science incertaine cherchant son objet et son
objectivité, ne les trouvant pas où elle les cherchait. Une pratique certes, mais scientifique c'est
une autre affaire. A coup sûr un mélange d'institutions et d'idéologie, une façon de masquer la
problématique urbaine dans son ensemble, et puis encore la socialisation des pertes et des
urgences la prise en compte par l’État et le secteur public d'un secteur attardé, arriéré encore
artisanal de la production, au moins au début de la décennie, secteur déficitaire et cependant
décisif dans la société. Ces caractères arriérés de la production dans le domaine urbanistique,
c'est-à-dire habitat et espace urbain, ces caractères artisanaux et déficitaires ayant disparu, les
perspectives changeant, on peut confier ce secteur au capitalisme privé, puisque c'est devenu
rentable.
N'oublions pas un détail historique d'une importance extrême. La propriété du sol, bâti
ou non bâti, est d'origine féodale. Pour bien comprendre ce qui s'est passé, il faut se rappeler que
le propriétaire foncier, qu'il soit propriétaire de terres ou d'immeubles, est initialement un
personnage autre que le capitaliste industriel. Le capital mobilier et le capital immobilier ne sont
pas les mêmes, ils ne se gèrent pas de la même façon. Un signe et une preuve, c'est que pendant
les deux guerres mondiales, il y a eu moratoire des loyers, manière de reporter sur les
propriétaires fonciers quelques difficultés. On n'a jamais, je crois, entendu parler d'un moratoire
des dividendes du capital industriel. La mobilisation de la richesses foncière et immobilière doit
se comprendre comme une des grandes extensions du capitalisme financier, depuis un certain
41
nombre d'années ; l’entrée de la construction dans le circuit industriel, bancaire et financier a été
un des objectifs stratégiques pendant la dernière décennie. C'est tout à fait logique, tout à fait
cohérent dans la société telle qu'elle est. Plus exactement ce circuit de l’immobilier a été
longtemps un secteur subordonné, subsidiaire ; peu à peu il devient un secteur parallèle, voué à
l’insertion dans le circuit normal de la Production-Consommation. Il peut même devenir un
secteur principal, bien qu'il soit normalement un secteur compensateur, si le circuit normal «
Production-Consommation » se ralentit, s'il y a des phénomèmes de récession. Les capitaux y
trouvent alors une espèce de refuge, un territoire supplémentaire et complémentaire
d'exploitation ; souvent cela ne dure pas longtemps ; c'est un phénomène « malsain ». En
Espagne, on a pu voir le capitalisme espagnol, au cours de ces années de croissance rapide,
pendant cette fameuse décennie, s'enliser dans l’immobilier et construire une gigantesque façade
moderne devant le sous-développement. En certains pays, comme l’Espagne, la Grèce, ce secteur
est devenu essentiel, dans une économie qui appelle des interventions dont on sait trop bien en
quoi elles consistent. Dans d'autres pays, comme le Japon, le recours au secteur immobilier pour
compenser les difficultés du circuit normal « Production-Consommation » et obtenir une
relance, est tout à fait courant et même prévu, quasiment planifié.
Le paradoxal, le comique, c'est que la critique de droite qui couvre toute une série
d'opérations — rôle habituel de l’idéologie — cette critique se donne pour révolutionnaire. Que
dit M. Chalandon ? que l’extension de la banlieue pavillonnaire est une révolution. En réalité le
néo-libéralisme officiel couvre une conception sectorielle de la gestion économique, une
stratégie diversifiée. On a l’impression que l’on veut différencier les formules suivant le secteur,
agriculture, industrie, immobilier. On pourrait très bien voir dans l’agriculture des formules de
regroupement à caractère quasi-socialiste, pendant que dans l’immobilier, c'est au contraire le
capitalisme privé qui l’emporte.
La question que posent la réussite ou la non-réussite d’une telle politique est à peu près la
suivante. Incontestablement dans l’industrie, il s'est constitué ce que Galbraith appelle une
technostructure, c'est-à-dire un groupe de techniciens d'une haute compétence capables
d'intervenir efficacement dans la gestion. S'est-il dans la dernière décennie constitué dans le
secteur de l’urbanisme, une technostructure, qui resterait en place sous le couvert de l’idéologie
néo-libérale ?...
En somme, nous avons évoqué ici une sorte de vaste politique de l’espace, un
aménagement prospectif qui prévoirait l’avenir, c’est-à-dire la disparition, la destruction, l’auto-
destruction de la nature, et pas en chicanant, en reculant, en minimisant les dangers. Une telle
politique de l’espace ne procéderait pas simplement en accumulant les contraintes ; elle
chercherait à réunir l’appropriation du temps et de l’espace par les usagers, les individus et les
groupes. Elle chercherait à unir cette appropriation de l’espace à l’échelle la plus haute avec
l’organisation socio-économique, en tenant compte d'un facteur d'une importance capitale,
laissé de côté par les prospectivistes, à savoir la complexification de la société' le fait que la
société, devient de plus en plus complexe et diversifiée. A mon avis, ce serait le [65] projet ou le
programme d'une gauche qui s'occuperait enfin de ces problèmes. Ce que je dis est parfaitement
utopique, car cela suppose non seulement une gauche intelligente, mais des modifications
économiques et socio-politiques profondes. Je rappelle une thèse que j'ai eu l’occasion de
soutenir ici et ailleurs ; c'est qu'aujourd'hui plus que jamais, il n'y a pas de pensée sans utopie.
Ou bien on se contente de constater, d'entériner ce que l’on a sous les yeux ; on ne va pas plus
loin, on reste les yeux fixés sur le réel comme on dit ; on est réaliste... mais on ne pense pas ! Il n'y
a pas de pensée qui n'explore une possibilité, qui n'essaie de trouver une orientation. Bien
entendu, dès qu'on évite le positivisme accablant qui n'est autre qu'une absence de pensée, on se
trouve devant des frontières assez difficiles à discerner entre le possible et l’impossible. Et
cependant, il n'y a pas aujourd'hui, spécialement dans le domaine qui nous concerne, il n'y a pas
de pensée sans utopie. Les architectes comme les urbanistes le savent parfaitement.
En ce qui concerne l’espace français, nous avons, comme ailleurs, trois couches de
phénomènes ; la nature d'abord, ce qui nous reste des œuvres et des travaux des périodes où
prédominait l’agriculture, c'est-à-dire les paysages, les pays, les régions, puis une couche de
transformation historiques, notamment pendant la période industrielle ; enfin nous avons les
stratégies actuelles qui bouleversent ou qui infléchissent les productions antérieures en ce qui
concerne le temps et l’espace. Le résultat, comme on le sait, est parfaitement contradictoire et
incohérent. C'est d'un côté, le « désert français », le sous-développement de toute une série de
régions, et pas seulement au sud de la Loire, puisqu'il faut mettre la Bretagne et jusqu'à un
certain point l’Alsace dans l’inégal développement des régions françaises. D'autre part la
centralisation incroyable et intenable de toute la société française à Paris et dans la région
parisienne. D'où la fameuse exigence de décentralisation qui oriente aujourd'hui la politique de
l’espace. Décentralisation ? Comment l’État centralisé peut-il prendre en charge la
43
décentralisation ? C'est une façade, c'est une caricature. Dans les projets décentralisateurs, les
communautés locales et régionales n'ont pas de véritables capacité de gestion ; tout au plus
peuvent-elles continuer à paralyser les initiatives du pouvoir central, dans une certaine mesure,
et encore on cherche à leur enlever cette capacité. La politique de l’espace en France est soumise,
qu'on le veuille ou non, aux exigences de la décentralisation, ou plutôt au profond conflit entre
les impératifs de la centralisation étatique et les exigences concrètes de la décentralisation.
L'espace est politique !
C'est ainsi par exemple qu'il y a une dizaine d'années, il fut question de construire à
Strasbourg un grand aérodrome à l’échelle internationale qui aurait mis Strasbourg en bonne
position pour devenir effectivement la capitale de l’Europe. Un jour on apprit qu'il ne serait pas
construit. On n'a jamais bien su comment et par qui avait été prise cette décision. Mais ce qu'on
a su, ce fut le sens politique de cette décision, c'est-à-dire l’abandon d'une politique. On
abandonnait la grande voie Méditerranée-Mer du Nord, la politique de l’espace axée sur
l’Europe. En haut lieu, on avait pris, au début de la décennie 1960 si je me souviens bien, une
décision concernant la stratégie de l’espace : pas d'Europe, pas d'espace européen, un espace
français. C'est-à-dire qu'on reprenait la centralisation et la centralisation parisienne. Il fallait que
Paris devienne un noyau urbain aussi riche, aussi puissant que la Ruhr ou que la mégapolis en
Angleterre. C'était une décision politique concernant la politique de l’espace. Cette politique a
d'ailleurs été maintenue pendant toute la décennie. C'est à ce moment qu'on a mis en train les
études du District ; et comme il ne fallait pas que Paris devienne le centre unique et seul en
France, on a conçu cette fameuse répartition de l’espace avec les métropoles dites d'équilibre,
une manière mécanique de compenser Paris, sur le papier, dans l’espace français ; alors que la
stratégie antérieure était tout à fait différente.
Quoi qu'il en soit, ces « décideurs » ont devant eux des options. Ils ont à choisir entre des
solutions contradictoires. Toutes les contradictions de l’espace se développent. Ils peuvent soit
prévoir un aménagement de l’équilibre en poursuivant la politique des métropoles provinciales
— mais qui dit équilibre dit stabilité —ou bien ils peuvent prévoir et produire l’éphémère. On
peut concevoir des maisons, des équipements qu'on jetterait au bout de quelques années,
comme on jette des serviettes en papier ou des assiettes en carton. Pourquoi pas ? Il a bien fallu
que les entreprises et les métallurgistes de la Moselle se soumettent aux changements dans la
production, il a fallu les déménager sur Dunkerque, on ne sait pour combien de temps. Étant
donné les changements rapides dans les méthodes et dans les conditions de la production, on
peut prévoir et aménager l’éphémère, ou au contraire tendre au maximum d'équilibre et de
stabilité. C'est une option dans la politique de l’espace qui est à l’ordre du jour, un choix au
milieu des contradictions.
Les problèmes sont liés ; si on laisse faire, on aura des centres de décision, de puissance,
de pouvoir, de richesse, d'information, intitulés formations « quaternaires ». Dans la perspective
de cette centralité décisionnelle qui pourrait se fortifier à la faveur même des critiques néo-
libérales de la centralité, la politique de l’espace risque d'aboutir à des inégalités de croissance et
de développement encore plus grandes que dans le passé. En principe, ces inégalités de
croissance et de développement ont été combat tues, plus ou moins corrigées ; il pourrait venir
un jour où elles seraient aggravées de façon concertée, c'est-à-dire utilisées par le pouvoir central.
Dans ce cas, il se passera quelque chose d'extrêmement grave : une espèce de transfert du
colonialisme dans la métropole, un semi-colonialisme des régions et des zones mal développées
par rapport aux centres de décision, et notamment au centre parisien ; il n'y a plus de colonies
au sens ancien, mais il y a déjà un semi-colonialisme métropolitain, qui subordonne à ces centres
45
des éléments paysans, des ouvriers étrangers en nombre considérable, puis aussi beaucoup de
Français appartenant soit à la classe ouvrière, soit même aux intellectuels, le tout soumis à une
exploitation concentrée quant aux méthodes et maintenant les éléments à l’état de ségrégation
spatiale. Ce qui justifie et confirme cette appréciation, c'est, en ce qui me concerne, une étude
permanente du complexe Lacq-Mourenx, dans les Pyrénées, plus une série de recherches en
d’autres lieux, notamment dans la région parisienne. Inutile de dire que cette situation serait
explosive. Ici je prie ceux qui critiqueraient ma position de ne pas confondre la tempête avec la
météorologie. Je suis le météorologue, ce n'est pas moi qui fais la tempête.
1. Dire que la société contemporaine est en mutation, c'est devenu une banalité. Le mot «
mutation » n'a un contenu précis qu'en biologie ; lorsqu'on l’emploie avec un sens sociologique,
c'est plutôt une image, une métaphore, qu'un concept. Cette image risque même de masquer la
question essentielle : vers quoi allons-nous ?
Il n'en reste pas moins que cette « mutation » est caractérisée par des crises multiples qui
s'enchevêtrent les unes avec les autres, depuis les crises économiques et les crises de l’économie
politique jusqu'aux crises dans l’art, la littérature, le cinéma, le théâtre, l’université, la jeunesse,
etc. Dans cet enchevêtrement et cette interférence de crises multiples, une question se pose : y a-
t-il une crise et des crises plus importantes, plus essentielles que les autres. L'exposé qui
commence en cet instant se construit sur une hypothèse selon laquelle la crise de la réalité
urbaine est plus importante, plus centrale que telle ou telle autre.
2. Il est courant de parler de la société industrielle. Ce terme est criticable en ce sens qu'il
ne met pas en évidence certains rapports sociaux constitutifs du processus d'industrialisation. Les
rapports de production exigent une analyse que le terme « société industrielle » tend à éluder en
mettant l’accent sur la production matérielle, sur la croissance pure et simple de la production et
non sur les rapports sociaux de production. Avec ces réserves très importantes et en indiquant ici
encore comment un prétendu concept se change en image et en métaphore, nous emploierons
l’expression : société industrielle.
On peut dire que la société industrielle entraîne l’urbanisation. Cette constatation et cette
formule sont devenues des banalités. Toutefois il est moins banal de se demander si les
conséquences du processus, à savoir l’urbanisation, ne deviennent pas rapidement plus
importantes que sa cause initiale : l’industrialisation. La thèse ici présentée, c'est que la
problématique urbaine déplace et modifie profondément la problématique issue du processus
3
Espaces et Sociétés, N 2. mars 1971.
47
d'industrialisation. Alors que la plupart des théoriciens et aussi des « praticiens » qui procèdent
de manière empirique considèrent encore l’urbanisation comme une conséquence extérieure et
mineure, presque accidentelle, du processus essentiel, l’industrialisation, nous affirmons
l’inverse. Il se passe dans ce processus à double aspect quelque chose de très important ; en
termes classiques : un bond qualitatif. La croissance quantitative de la production économique a
produit un phénomène qualitatif qui se traduit lui-même par une problématique nouvelle : la
problématique urbaine. Il est essentiel d'en prendre conscience et connaissance pour ne pas
perpétuer une erreur théorique et pratique ; cette erreur consiste en ce qu'on prétend tirer de la
rationalité d'entreprise, expérience de l’industrialisation, des modèles et des schémas applicables
à la réalité urbaine en formation. On voudrait traiter cette réalité à la lumière de l’entreprise et
comme une entreprise. Or, la rationalité de l’entreprise, de son organisation, la division du
travail qu'elle comporte, a été une acquisition essentielle de la période industrielle mais elle ne
convient plus à la période qui commence, qui doit élaborer une forme nouvelle de rationalité : la
rationalité urbaine. Prolonger l’ancienne rationalité, l’appliquer inconsidérément, entraînent
toutes sortes d'erreurs, d'illusions que l’on retrouve dans ce qu'on nomme « urbanisme ».
Les termes « société urbaine » ne peuvent pas s'employer à propos de n'importe quelle
ville ou cité historique ; dans la perspective ainsi définie, ils désignent une réalité en formation,
en partie réelle et en partie virtuelle, c'est-à-dire que la société urbaine n'est pas achevée. Elle se
fait. C'est une tendance qui déjà se manifeste mais est destinée à se développer.
3. La ville, dès les débuts de l’ère agraire, fut une création humaine, l’œuvre par
excellence ; son rôle historique est encore mal connu, notamment en Orient et la théorie du
mode de production asiatique réserve encore quelques surprises en ce qui concerne le rapport
entre ville et campagne. En ce qui concerne l’Occident lui-même, ce rapport conflictuel, c'est-à-
dire dialectique, est un de ceux que les historiens connaissent le moins bien. En ce qui concerne
la ville proprement dite, aussi bien orientale, qu'antique, médiévale, etc., toute une batterie de
concepts a été proposée.
a) La ville est un objet spatial occupant un site et une situation et qu'il faut étudier
comme objet avec différentes techniques et méthodes : économiques, politiques,
démographiques, etc. Comme telle, la ville occupe un espace spécifique bien distinct de l’espace
rural. Le rapport entre ces espaces dépend des rapports de production, c'est-à-dire du mode de
production et, à travers lui, de la division du travail à l’intérieur de la société.
b) Par là, la ville est une médiation entre un ordre proche et un ordre lointain. L'ordre
proche, c'est celui de la campagne environnante que la ville domine, organise, exploite en lui
extorquant du surtravail. L'ordre lointain, c'est celui de la société dans son ensemble
(esclavagiste, féodale, capitaliste, etc.). En tant que médiation, la ville est aussi l’endroit où se
manifestent les contradictions de la société considérée, par exemple celles entre le pouvoir
politique, et les différents groupes sur lesquels ce pouvoir s'établit.
c) La ville est une œuvre au sens d'une œuvre d'art. L'espace n'est pas seulement organisé
et institué, il est aussi modelé, approprié par tel ou tel groupe, suivant ses exigences, son éthique
et son esthétique, c'est-à-dire son idéologie. La monumentalité est un aspect essentiel de la ville
en tant qu'œuvre, mais l’emploi du temps des membres de la collectivité urbaine n'est pas un
aspect moins important. La ville comme œuvre doit s'étudier sous ce double aspect :
monuments divers et emploi [75]du temps qu'ils impliquent pour les citadins et les citoyens.
Il en résulte que dans la ville ancienne, l’usage et la valeur d'usage caractérisent encore
l’emploi du temps. Dans les formes traditionnelles de la ville, l’échange et la valeur d'échange
n'ont pas encore rompu toutes les barrières ni emporté toutes les modalités de l’usage. C'est en
ce sens que les villes anciennes sont et restent des œuvres et non pas des produits.
49
de matières premières, de main-d'œuvre, mais elle a attaqué les villes au sens le plus fort du
terme, en les détruisant, en les dissolvant. Elle les fait croître démesurément mais dans un
éclatement de leurs caractéristiques anciennes (phénomène d'implosion-explosion). Avec
l’industrie, c'est la généralisation de l’échange et du monde de la marchandise qui se sont
produits ; l’usage et la valeur d'usage ont presque entièrement disparu ne persistant que comme
exigence de la consommation des marchandises, le côté qualitatif de l’usage disparaissant
presque entièrement. Avec cette généralisation de l’échange, le sol est devenu marchandise ;
l’espace indispensable pour la vie quotidienne se vend et s'achète. Tout ce qui a fait la vitalité de
la ville comme œuvre a disparu devant la généralisation du produit.
Est-ce à dire que la réalité urbaine a disparu ? Non, au contraire. Elles se généralise. La
société entière devient urbaine. Le processus dialectique est le suivant : la ville — sa négation par
l’industrialisation — sa restitution à une échelle beaucoup plus vaste qu'autrefois, celle de la
société tout entière. Ce processus ne va pas sans conflits de plus en plus profonds. Les rapports
de production existants se sont étendus, amplifiés ; ils ont conquis une base plus large en
s'intégrant simultanément l’agriculture et la réalité urbaine, mais dans cet élargissement ils ont
introduit des conflits nouveaux. D'un côté, il s'institue des centres de décision dotés de pouvoirs
encore inconnus car ils concentrent la richesse, la puissance répressive, l’information ; d'autre
part, l’éclatement des anciennes cités permet des ségrégations multiformes ; les éléments de la
société sont impitoyablement séparés les uns des autres dans l’espace, d'où une dissolution des
rapports sociaux au sens le plus large qui accompagne la concentration des rapports
immédiatement liés aux rapports de propriété.
L'urbain, c'est un concept théorique dégagé et libéré par un processus tel qu'il se présente
à nous et tel que nous l’analysons. Ce n'est pas une essence dans l’acception traditionnelle du
terme chez les philosophes ; ce n'est pas une substance comme tendrait à le faire croire tel ou tel
terme encore employé d'une façon laudative, par exemple l’urbanité ; c'est plutôt une forme,
celle de la rencontre et du rassemblement de tous les éléments de la vie sociale, depuis les fruits
de la terre (trivialement : les produits agricoles) jusqu'aux symboles et aux œuvres dites
culturelles. L'urbain se manifeste au sein même du processus négatif de la dispersion, de la
ségrégation, comme exigence de rencontre, de rassemblement, d'information.
En tant que forme, l’urbain porte un nom : c'est la simultanéité. Cette forme prend place
parmi les formes que l’on peut étudier en les discernant de leur contenu. Ce que la forme
urbaine rassemble et rend simultané peut être très divers. Ce sont tantôt des choses, tantôt des
gens, tantôt des signes ; l’essentiel, c'est le rassemblement et la simultanéité. En ce sens on peut
dire que le « vecteur nul » est essentiel à la définition de l’urbain.
La forme urbaine ainsi dégagée est une abstraction, mais concrète. Il en va de même de la
forme de l’échange telle que Marx la dégage au début du Capital. Cette forme et sa théorie sont
extrêmement abstraites et c'est pourquoi leur analyse a été si peu comprise pendant un siècle et
cependant cette forme abstraite est la clé du concret, de la pratique. C'est le point de départ pour
la saisie du contenu. Autre exemple : les formes de la logique elle-même en tant que formes de
toute pensée sont très abstraites, et cependant elles sont les clés de voûte et le point de départ de
toute réflexion méthodiquement poursuivie. On pourrait multiplier les exemples de telle forme
abstraite et concrète à la fois (la symétrie, la répétition, etc.).
Le caractère abstrait de cette réflexion sur l’urbain et de cette définition peut se considérer
comme un obstacle mais non comme une objection. C'est la forme générale qui donne le sens
des constatations empiriques et non l’inverse. En elles-mêmes, les constatations empiriques ne
parviennent pas à la forme générale. Elles sont cependant indispensables car elles révèlent le
contenu de la forme. Elles permettent d'étudier, d'analyser le processus, de le jalonner, d'en
marquer les points importants. Notamment, la ségrégation, la constitution d'espaces
51
périphériques et pauvres permettant la reproduction des rapports de production qui sont des
rapports de classes, cette ségrégation constitue une négation théorique et pratique de l’urbain,
mais en tant que telle, elle le révèle. Le caractère désertique, abandonné, des périphéries urbaines
est révélateur ; ce qu'il révèle, pour le découvrir et le dire, il faut le lire. La lecture des espaces
urbains, périphériques ou centraux ne se fait pas seulement sur des cartes, en construisant un
code abstrait ; c'est une lecture symptômale par excellence et non littérale.
6. Cette lecture de l’espace urbain permet d'en donner une définition générale à travers
des contradictions et des négations enchevêtrées ; c'est un temps-espace différentiel qui se
constitue. Le temps et l’espace de la période agraire sont accompagnés de particularités
juxtaposées, celles de sites, des climats de la flore et de la faune, des ethnies humaines, etc. Le
temps et l’espace de l’ère industrielle ont tendu et tendent encore vers l’homogénéité, vers
l’uniformité, vers la continuité contraignante. Le temps et l’espace de l’ère urbaine deviennent
différentiels et ce caractère est mis en évidence par l’analyse. Des réseaux et des flux extrêmement
différents se superposent et s'enchevêtrent depuis les voiries jusqu'aux flux d'informations,
depuis le marché des produits jusqu’aux échanges de symboles. La dialectique de la centralité
introduit un mouvement différentiel d'une puissance extraordinaire. On a pu proposer de
distinguer dans cet espace des topies : isotopies (espaces homologues, ayant des fonctions ou des
structures analogues); hétérotopies (espaces contrastants, jeux de forces répulsives quelquefois
considérables et de tensions souvent extrêmes), et utopies (lieux de l’ailleurs et de ce qui n'a pas
de lieu, notamment le savoir et le pouvoir, présents et absents à la fois, notamment dans la
monumentalité).
Cette analyse différentielle de l’espace urbain échappe aux procédures analytiques qui
constatent et qui consacrent l’homogénéisation sous couleur de [80] rationalité. Ces procédures
analytiques ne s'attachent aux schémas uniformes, qu'aux homologies. Elles aboutissent à des
logiques (celle de l’échange, celle de la planification, etc.), au lieu de mettre l’accent sur les
différences.
7. De cette erreur fondamentale sur la rationalité découle une conséquence que nous
avons déjà mentionnée mais sur laquelle il faut insister : l’urbain, cette virtualité en marche,
cette potentialité qui déjà se réalise, constitue un champ aveugle pour ceux qui s'en tiennent à
une rationalité déjà dépassée et c'est ainsi qu'ils risquent de consolider ce qui s'oppose à la
société urbaine, ce qui la nie et la détruit au cours du processus lui-même qui la crée, à savoir la
ségrégation généralisée, la séparation sur le terrain de tous les éléments et aspects de la pratique
sociale, dissociés les uns des autres et regroupés par décision politique au sein d'un espace
homogène.
53
Engels et l’utopie4
Mettons à sa place, qui est petite, le recueil de Engels : La question du logement. Ce petit
volume réunit trois articles écrits par Engels en 1872, « époque où la manne des milliards
français se déversait sur l’Allemagne... où l’Allemagne faisait son entrée sur la scène mondiale
non seulement comme “empire unifié”, mais aussi comme un grand pays industriel ».
4
Chapitre destiné à un ouvrage paru chez Casterman, La pensée marxiste et la ville, écarté
de la publication pour des raisons de longueur. Cf. Espaces et Sociétés, N. 4, décembre 1971.
refusaient de définir une sorte de « centrisme », d'indiquer une voie moyenne, de jalonner le
chemin des compromis. Fait remarquable : ils frappent principalement à leur droite ; ils dirigent
leurs coups les plus forts contre les « opportunistes », Lassalle et Proudhon, et contre les
brillantes formules, en apparence « gauchistes » dont se couvrent leurs concessions à la société
existante.
Pour Frédéric Engels, la question du logement n'est qu'un aspect subordonné d'un
problème central, celui des rapports entre la ville et la campagne, ou plutôt celui du
dépassement de leur opposition. Ceux qui proposent de construire des logements pour les
ouvriers et de les leur céder ne se contentent pas de résoudre fictivement la « question sociale »
par la transformation des travailleurs en capitalistes ; ils proposent d'introduire le « système du
cottage » et celui des casernes ouvrières, en l’organisant le moins mal possible. Ce réformisme
comporte un aveu. « On avoue que la solution bourgeoise de, la question du logement a fait
faillite ; elle s'est heurtée à l’opposition entre la ville et la campagne... » (souligné par Engels). « Et
nous voici au cœur de la question ; elle ne pourra être résolue que si la société est assez
profondément transformée pour qu'elle puisse s'attaquer à la suppression de cette opposition,
poussée à l’extrême dans la société capitaliste d'aujourd'hui. Bien éloignée de pouvoir supprimer
cette opposition, elle la rend au contraire chaque jour plus aiguë... » (p. 64). Ainsi pour Frédéric
Engels en 1872, ni le cottage
55
(nous dirions aujourd'hui : le pavillon de banlieue) — ni la caserne ouvrière (nous
dirions : les H. L. M.) n'avancent vers la solution du problème fondamental, qui n'est pas celui
du logement. Et cela même si on les multiplie jusqu'à satisfaire les« besoins ». Cet objectif lui-
même a un caractère réformiste, car il élude le problème de la transformation révolutionnaire et
l’obscurcit. « Les premiers socialistes utopiques modernes, Owen et Fourier, l’avaient déjà
parfaitement reconnu. Dans leurs constructions modèles, l’opposition entre la ville et la
campagne n'existe plus... » (id).
57
L'Anti-Dürhing oppose système à système. Une telle polémique, souvent, ne va pas sans
risques ; plus elle s'acharne, plus elle entraîne sur le terrain de l’adversaire. Comment nous
apparaît Dühring à travers ces controverses ? Qu'était-il ? Un esprit robuste, un constructeur de
système, point négligeable malgré le mépris dont Engels l’accable (et qui rappelle celui de Marx
pour Stirner et Proudhon). Dühring ne manquait ni de rigueur ni d'ampleur. L'injustice à son
égard de la plupart des exégètes et des épigones marxistes sombre dans la dérision. Engels aurait-
il perdu son temps et sa peine en s'attaquant à un adversaire sans importance ? En dépréciant
Dühring comme Stirner ou Proudhon, en les considérant comme des cadavres idéologiques, on
ridiculise Marx et Engels ; on les présente comme les exécuteurs des hautes œuvres de l’histoire,
les bourreaux de la pensée. Une étrange philosophie se cache derrière cet autoritarisme vulgaire.
En vérité, Eugen Dühring fut une sorte de structuraliste avant la lettre, un esprit méthodique et
rigoureux qui classait et distinguait, qui séparait et découpait au lieu de relier et de marquer les
transitions (dialectiques). En ce qui nous concerne ici, et qui a une signification générale,
Dühring représentait la séparation de la ville et de la campagne comme une structure permanente des
sociétés. Attitude aux graves conséquences, position qui explique l’acharnement d'Engels sans
justifier en rien le mépris posthume. Engels discerne parfaitement le dogmatisme inhérent à la
pensée de Dühring lorsqu'il cite dans ses notes préliminaires tel passage significatif et
l’accompagne d'une glose très expressive. « La génération intellectuelle d'un système qui
associait les instincts créateurs de l’époque sociale où nous vivons avec la clarté d'une conscience
rigoureusement scientifique... a été le but directeur au premier chef des efforts dirigés sur le
présent ouvrage », a écrit E. Dühring dans la préface à un cours d'économie politique (1876).
Engels qui copie ce texte ajoute : « Donc travail modèle après lequel plus rien à faire ». (Cf. Anti-
Dühring, éd. Bottigelli, p. 400, travaux préliminaires.) La suite des notes d'Engels montre bien
comment et pourquoi il veut écraser cette scientificité abstraite, systématique, anti-dialectique,
détachant la pensée et la culture de la nature, annulant l’histoire par hypothèse et décret (cf. p.
414). Vainement cette attitude dogmatique se couvre d'une apologie de la violence. Seule la
violence pure et déchaînée peut en effet modifier des « structures » en elles-mêmes fixes, voire
nécessaires, peut-être éternelles, puisque selon Dühring sa pensée échange « la confusion d'idées
d'ensemble nébuleuses contre le sens de la disjonction appropriée et de la stricte discrimination
des éléments réels des processus... » (p. 402).
59
contradictions qui sommeillaient dans le mode de production capitaliste à l’état d'antagonismes
si criants que l’on peut pour ainsi dire toucher du doigt l’effondrement proche de ce mode de
production ; que les nouvelles forces productives elles-mêmes ne peuvent être maintenues et
développées que par l’introduction d'un nouveau mode de production... » Ceci, Dühring
l’ignore comme il méconnaît Owen et plus encore Fourier, dont il ne connaît que les fantaisies
romancées, alors que de chaque page de Fourier « jaillissent les étincelles de la raison... ». (Cf. pp.
299, 303, 305, etc.).
Pourtant le lecteur moderne, qui n'obéit plus aux schémas du dogmatisme, se demande si
Frédéric Engels a parfaitement élucidé son concept et son projet. Parfois il semble se prononcer
contre toute utopie. « L'utopie n’est pas d'affirmer que les hommes ne seront totalement libérés
des chaînes forgées par leur passé historique que si l’opposition entre la ville et la campagne est
supprimée ; l’utopie commence au moment où l’on s'avise de prescrire », en partant des
conditions existantes, « la forme dans laquelle doit être résolue telle ou telle opposition dans la
société actuelle » (la question du logement, p. 254). Ce qu'il reproche aux proudhoniens ! Ce
texte, entre autres, sert de référence à ceux qui combattent toute utopie et n'importe quel
utopisme. S'il en est ainsi, on peut accuser Engels de quelque inconséquence, lorsqu'il reprend
les propositions « utopiques » de Fourier et’d'Owen. « Chez tous deux, la population doit se
répartir dans le pays en groupes de 1 500 à 3 000 âmes ; chaque groupe habite au centre de son
canton territorial un palais géant avec ménage commun. Sans doute Fourier parle-t-il ça et là de
villes, mais elles ne se composent à leur tour que de quatre ou cinq de ces palais rapprochés l’un
de l’autre... » (Anti-Dühring, p. 322). Aucun doute ; Engels prévoit, à partir des conditions
existantes, la forme du dépassement. La grande ville disparaîtra. Elle doit disparaître. Cette idée,
Engels l’a eue dès sa jeunesse et ne l’a jamais abandonnée. Dans la question du logement, il
prévoyait déjà « l’abolition du mode de production capitaliste étant supposée », une répartition
aussi égale que possible de la population dans tout le pays (p. 114). La solution des problèmes
urbains exclut le maintien des grandes villes modernes (cf. Question du logement, p. 65). Frédéric
Engels ne semble pas se demander si cette dispersion de la ville dans la campagne, sous forme de
petites communautés, ne risque pas de dissoudre « l’urbanité », de ruraliser la réalité urbaine. Il
ne se demande pas davantage si cette « répartition égale » correspondra aux exigences de la
grande industrie. La multiplicité des communications possibles apporte une réponse à son sens
suffisante. Il est assez clair que son attachement à la pensée fouriériste, attachement passionnel et
parfaitement compréhensible comme tel, et si bien exprimé un demi-siècle auparavant (cf.
Idéologie allemande, p. 564 et sq.), cet attachement lui interdit de se poser certaines questions. Son
attitude aura, cinquante années plus tard, en U. R. S. S., des conséquences d'une extrême gravité
(cf. A. Kopp, Ville et révolution).
La re-lecture attentive du grand livre d'Engels confirme, si l’on peut dire, ces perplexités.
La systématisation engelsienne, commandée par le concept de la Nature (le seul peut-être qui
61
puisse ordonner, explicitement ou implicitement, une systématisation philosophique) efface
certaines distinctions marquées par Marx, certaines différences indiquées par lui. L'économie
politique, « science des lois qui régissent la production et l’échange des moyens matériels de
subsistance dans la société humaine » (p. 179) n'implique plus son envers ou revers : la critique
de l’économie politique. Toutes les époques, toutes les sociétés, tous les modes de production
ont une « base » économique, qui semble pour Engels les expliquer. Il ne distingue donc pas,
comme Marx, les catégories (concepts) historiques des catégories (concepts) économiques.
L'économie politique et l’histoire se mêlent jusqu'à se confondre, car l’économie politique «
traite une matière historique, c'est-à-dire d'abord les lois particulières à chaque degré d'évolution
de la production et de l’échange, et ce n'est qu'à la fin de cette étude qu'elle pourra établir les
quelques lois tout à fait générales qui sont valables en tout cas pour la production et l’échange ».
Comme la philosophie, l’histoire de la philosophie et l’histoire en général, tout devient
économique chez (Engels. L'histoire se résorbe dans l’économie politique ; le projet
révolutionnaire, en tant qu'affranchissement par rapport à l’économique perd son sens et son
ampleur. Encore qu'il les conserve par rapport à la division du travail.
Première conséquence : l’histoire de la ville, reprise par Engels, ne reçoit pas le même
éclairage que dans les Grundrisse. Mettant l’accent sur les concentrations urbaines, Engels lie
l’histoire de la ville à celle de la technique, de l’armement et de la lutte armée : « Les armes à feu
furent dès le début les armes des villes et de la monarchie montante, appuyée sur les villes,
contre la noblesse féodale » (p. 200). De ce fait et simultanément, l’infanterie remplaça la
cavalerie comme force principale des armées : dans les villes, et parmi les paysans libres, se
créaient au Moyen Age les conditions de base d'une infanterie aguerrie (id., P. 449). Ce fut ainsi
qu'à travers les villes, « le travail silencieux des masses opprimées » ruina l’ordre féodal puis le
balaya. « Dès le XVème siècle, les bourgeois des villes étaient devenus plus indispensables à la
société que la noblesse féodale... Les besoins de la noblesse elle-même avait grandi et s'étaient
transformés au point que, même pour elle, les villes étaient devenues indispensables » (p. 443).
Seconde conséquence, plus surprenante encore. Quand Marx pousse à la limite son
raisonnement théorique, où va-t-il et que rencontre-t-il ? Le règne des fins. Parmi ces fins et les
enveloppant, ou les supposant, au-delà des fins partielles, si l’on peut dire (celle du capitalisme
de l’État, de la rareté, de la philosophie, de l’histoire, de la famille, etc.) on a précédemment
souligné celle du travail. La fin du travail, quel paradoxe chez celui qui a découvert l’importance
du travail et passe avant tout pour le théoricien de la classe ouvrière ! Et cependant, nous le
savons déjà, l’automatisation de la production permet d'envisager la fin du travail producteur.
Possibilité théorique et pratique ? Incontestablement. L'enchaînement postérieur des
découvertes techniques a pleinement confirmé les vues de Marx. Impossibilité ? Certainement,
dans les cadres du capitalisme et même au cours de la fameuse « transition » vers une société
socialiste ou communiste. Utopie donc, mais utopie concrète, possibilité qui éclaire l’actuel et
que l’actuel éloigne dans l’impossible. A notre sens, une des plus grandes forces de la pensée
marxiste, impossible à réduire, difficile à « récupérer », réside dans cette « prospection » effectuée
par Marx dans le milieu du XIXème siècle. Le travail n'a pour sens et pour but que le non-travail. A
côté de cette proposition, établie sur un fondement solide, celui de la critique de l’économie
politique, les échecs du socialisme qui se prétend marxiste ne pèsent pas très lourd. Peut-elle
jeter un jour nouveau sur l’avenir, sur la réalité urbaine, sur le dépassement de la ville et de la
campagne ? Peut-être, en tant que point de départ d'une recherche nouvelle. Ce n'est pas ici le
lieu de l’exposer. Ce qu'il convient de souligner, c'est qu'Engels passe à côté du paradoxe de
l’avenir. Qu'est-ce qui emprisonne et limite sa pensée ? Sa tendance à la systématisation ? A
l’ontologie ? Au naturalisme ? Au fouriérisme le plus séduisant ? L'un n'interdit en rien l’autre.
Toujours est-il qu'Engels n'envisage pas de surmonter la division du travail par le non-travail (la
fin du travail) mais de rendre le travail libre et attrayant. « Le vieux mode de production doit
63
donc forcément être bouleversé de fond en comble et surtout la vieille division du travail doit
disparaître. A sa place doit venir une organisation de la production... dans laquelle, de fardeau
qu'il était, le travail devient un plaisir » (p. 333). La socialisation des forces productives,
l’élimination des entraves, perturbations, gaspillages permettent dès, maintenant de réduire le
temps de travail et de métamorphoser le travail. « Ce n'est plus une fantaisie, un voeu pieux ». La
civilisation, distinguée inévitablement pendant des siècles de la société, rejoindrait enfin celle-ci.
Une société qui organise humainement ses forces productives, « selon les lignes grandioses d'un
plan unique » peut opérer cette transformation, et permettre « à l’industrie de s'installer à travers
tout le pays, avec cette dispersion qui est la plus convenable à son propre développement, au
maintien ou au développement des autres éléments de la production » (p. 335). Ne serait-ce pas
ici que la pensée engelsienne, et son utopisme désavoué, retrouve sa cohésion ? Et qu'elle diffère,
pour le meilleur et pour le pire, de son audacieux compagnon, le « finalisme » marxiste, grand
utopisme à long terme ?
Les institutions de la société « post technologique » 5
Le Musée d'Art moderne (New York) a pris, en 1971, l’initiative d'une réflexion
prospective. Comme on le sait, les plus lucides parmi les Américains ont abandonné l’idée d'une
croissance économique indéfiniment poursuivie, idée qui reste celle des dirigeants politiques.
Pour ces analystes de la société américaine, celle-ci doit traverser un seuil (avec ou sans
révolution dans l’acception européenne du terme) et passer à un stade supérieur. Dans la «
nouvelle société », le productivisme sera dépassé et la croissance contrôlée, orientée, de même
que l’emploi des techniques (informatique, cybernétique, missiles et fusées, etc.) Il n’est pas
concevable que chaque famille américaine aisée possède trois, puis quatre, puis dix voitures, dix
puis vingt postes de télévision, etc. La future société ne sera plus la « société industrielle », mais
une société urbaine. Elle commencera par résoudre les problèmes de la ville américaine,
actuellement sous-estimés, formulés en termes d'environnement...
Pourquoi le Musée d'Art moderne ? Parce que le groupe d'intellectuels qui dépend de la
Fondation [100]Rockefeller ou qui l’entoure estime que l’Université ne répond pas à cette mission.
Leur projet va jusqu'à prévoir la création d'une Université nouvelle, centrée sur les problèmes
architecturaux et urbanistiques, qui serait entourée d'une ville expérimentale.
5
Le symposium du Museum of Modern Art à New York (8 et 9 janvier 1972).
65
de la Liberté aurait une mission, celle d'incarner ces valeurs et de rétablir la correspondance
entre les superstructures et la morphologie spatiale de la société.
La première séance commença par un discours d'Emilio Ambasz, directeur du projet, qui
le présenta. Elle fut marquée par la lecture d'un magnifique poème d'octavio Paz sur sa ville, «
Mexico », lu et commenté par l’auteur. Ensuite eut lieu un premier « panel », sur la Loi et la
Valeur, animé par un juriste, Ronald Dworkin, Professor of jurisprudence, Oxford. Il montra
comment se pose, dans les pays anglo-saxons, le problème de la transformation sociale : on ne
peut rien faire sans changer la Loi, suprême Valeur, mais dès que la Loi est ébranlée, on ne sait
où l’on va et le pire est à craindre. Autrement dit, impossible de rien changer sans tout changer ;
mais comment tout changer sans commencer par un commencement, sans mettre en question la
clé de voûte de la société, donc sans se lancer dans une entreprise révolutionnaire non
dépourvue de risques ? L'imperturbable logique d'Anatol Rappoport accentua le dilemme et
creusa l’alternative au lieu de l’atténuer.
Le second « panel » donna lieu à une vive discussion entre spécialistes des sciences
destinées à entrer dans le cadre de la Nouvelle Université et à intervenir dans la création de la
Ville expérimentale. Les sémiologues (Umberto Ecco, Gillo Dorfles, tous deux Milanais) furent
soumis à une critique violente et d'ailleurs procédèrent (du moins Umberto Ecco) à une sorte
d’autocritique. « Rendre signifiante la nature, et rendre naturels les signes », déclara Dorfles,
comme mot d'ordre. Cette sémiologie se trouva prise entre deux feux : d'un côté, les « réalistes »,
dont M. Schapiro, et les économistes, rappelèrent les données pratiques de la construction, de la
constitution d'une ville ; de l’autre, des « gauchistes » et « ultra-gauchistes » montrèrent que les
signes et significations provenaient inévitablement, aujourd'hui, de la société déchue et
condamnée. Ce que démontra brillamment Jean Baudrillard, non sans y joindre quelques
remarques du plus beau noir sur la « pulsion de mort » inhérente à tout projet actuel. Quant à
Castells, il déclara que l’intervention massive, donc révolutionnaire, du peuple, est indispensable
à toute transformation sociale, y compris celles de la façon de vivre, de la ville et de son espace.
Il s'ensuivit une discussion aussi vive et aussi longue qu'obscure, que le discours
d'Hannah Arendt ne parvint pas à clarifier.
La dernière séance devait tirer quelques conclusions de l’ensemble des débats. Alain
Touraine exposa avec une éloquence persuasive sa thèse : l’Université doit produire de la
connaissance et non de l’idéologie ; rôle qu'actuellement l’Université n'assure pas
consciemment. Allant encore plus loin, Martin Pawley incrimina les techniques de
manipulation et la militarisation des universités, comme réponse autoritaire à la contestation des
étudiants, dans la plupart des pays.
67
débats, c'est d'abord le désarroi, l’aveu d'impuissance, venu aussi bien des sciences spécialisées et
des savants (les économistes, les sociologues, les sémiologues) que des autorités dites
compétentes. Aux États-Unis, on ne sait trop comment s'y prendre avec « la ville », et l’on est
prêt à accueillir les suggestions des Européens, voire des marxistes.
I. Introduction
Les sciences particulières (parcellaires) traversent une crise aux multiples raisons.
Étroitement spécialisés, leurs tenants en sont venus à se justifier en tant que spécialistes, à se
légitimer par des philosophies tantôt imprudentes, tantôt outrecuidantes. Elles en viennent à
construire leurs objets (des objets abstraits : modèles, simulations) qui échappent à la critique
parce qu'ils échappent à la confrontation. Enfin et surtout il y a une mutation du « réel » lui-
même.
Elles eurent, chacune à son tour, des ambitions immenses : s'ériger en science des sciences
(cf. l’économie politique, l’histoire, la sociologie, la psychologie, la linguistique...), devenir clé et
vérité d'un savoir dominant — fournir le levier ou l’axe d'une transformation de la société,
d'une rationalité nouvelle.
Les échecs sont aussi multiples que les tentatives : échecs pratiques (dans l’action
régulatrice ou transformatrice du réel) — échecs théoriques (dans la constitution d'une
dominance, dans l’élaboration d'une cohérence).
a) Le « réel » social change parce que les activités productrices et les formes de ces activités
se modifient. De la production de choses dans l’espace (de sorte que l’espace, indirectement
produit, se constituait comme collection, somme ou ensemble d'objets), on passe à la
production directe de l’espace comme tel.
Elle entre dans la crise générale des sciences dites sociales. L'économie politique a échoué
pratiquement et théoriquement, mais cet échec permet d'ajouter quelques traits à la description
de la crise.
69
une critique active qui la situe en montrant que le monde moderne entre dans un « temps »
mondial qui ne se conçoit plus selon la vieille historicité mais selon le concept de « stratégie ».
4. Ces échecs des économistes, vus de près, indiquent encore mieux leur sens. En fait, ils
ont confondu l’économie politique comme science et la politique économique comme pratique,
technique, actes de pouvoir. Leurs « modélisations » ont été destinées, de plus en plus
consciemment, avec un raffinement de mieux en mieux élaboré, à servir la puissance étatique, à
définir sa finalité (apparente). C'est ainsi qu'ils ont associé le productivisme et l’hypothèse de la
croissance indéfinie à l’action de la puissance dite publique (celle des pouvoirs « légitimes »,
notion acceptée sans critique par la plupart des « savants »). Sur ce plan, celui de l’État, de la
productivité, de la croissance indéfinie, l’économie politique prétendûment scientifique a
engendré ses contradictions propres, par exemple l’incapacité reconnue à construire un « modèle
» garantissant la croissance contre l’inflation et contre le chômage, établissant la possibilité d'une
croissance « harmonieuse » dans les cadres existants. De plus, à la croissance contrôlée et garantie
par l’État, à l’élaboration idéologique-scientifique de l’esprit d'organisation et d'entreprise,
correspond un chaos spatial de plus en plus évident et intolérable. Les économistes ne jetaient sur
ce chaos qu'un regard distrait, le laissant à d'autres spécialistes : géographes, aménageurs, etc.
Ainsi leurs modélisations et simulations ont tourné à la catastrophe.
Une pratique économique, inhérente à la pratique sociale et politique du capitalisme d'État (et
peut-être du socialisme d'État) se substitue ainsi à une scientificité défaillante. Elle a sa cohésion
pratique, sinon sa cohérence théorique.
Pourtant, cette idée ne peut aujourd'hui se reprendre telle quelle, puisqu'il y a une
pratique de la production (qui a permis à la « production » capitaliste, aux « entreprises »
d'atteindre une efficacité, en dominant dans une certaine mesure l’effet des hasards et des
fluctuations). D'autre part, la vulnérabilité du capitalisme à l’échelle mondiale, au niveau de la
compétition des capitaux, du rôle de l’or, de la formation d'un taux de profit moyen planétaire,
reste grande et mal connue, même des économistes se disant marxistes !
Science de la production ? Oui, si l’on veut, mais production de quoi ? La production des
choses (objets, marchandises) commence à être connue, mais en même temps le concept de
chose, d'objet, de produit, s'obscurcit.
71
artisanat supérieur : les fusées et missiles, les prototypes d'avion, etc., et enfin la production
d'objets pour la consommation. Ce qui correspond à la fois à une pression considérable du
marché mondial et à une désagrégation de ce marché.
3. S'il en est ainsi on pourra dire, on peut déjà dire de l’espace (soit d'un segment, soit
d'un ensemble spatial) ce que Marx disait et montrait de chaque chose produite : elle contient et
dissimule, en tant que chose, des rapports sociaux. Ce paquet de sucre n'est pas seulement un
paquet de tel poids, destiné à sucrer le café et le thé. Ce n'est pas seulement une matière payée
avec telle somme d'argent. Le paquet et l’argent qui l’a payé impliquent des rapports sociaux,
notamment le rapport « travail-capital », le salaire et la plus-value, à la fois exprimés, voilés,
aliénés (réifiés) par les choses, l’argent et la matière, l’abstraction et le fait pratique. De même
aujourd'hui, le moindre espace (sauf celui qui est voué à la perpétuation de la « nature » et encore
le sens d'une telle réservation confirmerait-il, si on le regardait de près, la précédente
appréciation...)
73
5. Cependant, ce secteur privilégié a peut-être une fonction essentielle : la lutte contre la
tendance à la baisse du profit moyen. La construction (privée ou publique) a rapporté et
rapporte encore des profits supérieurs à la moyenne. La spéculation n'entre pas dans ce calcul
mais s'y superpose ; en elle et par elle, à travers une médiation — l’espace — l’argent produit de
l’argent. Ce qui provoque, malgré les risques, l’enthousiasme du capitaliste, qui voudrait bien se
passer de ces tristes exigences : produire des choses, les vendre malgré les difficultés.
Quant aux difficultés venant de la trop lente obsolescence des produits (les bâtiments, les
monuments, les « infra-structures », routes, autoroutes, high-ways et park-ways, etc.), c'est-à-dire
la tendance au ralentissement de la rotation du capital et les problèmes de crédit, elles donnent
lieu à de multiples procédures, d'une grande complexité, qui se traitent entre les « agents « :
propriétaires, promoteurs, pouvoirs publics, collectivités locales, banques et organismes de prêt,
architectes, etc. Sans oublier complètement les « usagers... ».
6. L'espace instrumental (c'est ainsi que les spécialistes le nomment. Cf. Françoise Choay,
Connexions, Paris, 1972, p. 30 et sq.) est produit et manipulé comme tel par les technocrates, au
niveau du global, de l’État, des stratégies. Il porte le nom bureaucratique d'« aménagement du
territoire ». Ce n'est qu'une abstraction. D'un côté, il renvoie à l’historique, sur les ruines duquel
il s'établit, ainsi qu'à l’anthropologique, voire à la pré-histoire. Mais d'autre part, seuls les
intérêts dits « privés », ceux des promoteurs et des banques, lui confèrent une existence pratique :
ils s'en saisissent ; eux, eux seuls, se servent de l’instrument que l’État leur fournit ; ils disposent
des moyens, maîtres du terrain (malgré quelques obstacles institutionnels). Ce que montrent
mal les théoriciens de l’« espace instrumental », qui éludent ainsi une série de questions
concernant la production de l’espace et ses contradictions internes-externes. En effet, les «
promoteurs » eux-mêmes renvoient à quelque chose de plus : les techniques, les forces
productives, dont ils disposent et sont les maîtres occasionnels.
7. La lutte contre l’obsolescence trop lente des produits, contre la rotation ralentie du
capital, contre les risques du crédit immobilier, etc., donne lieu aux pratiques et techniques déjà
mentionnées. Il faut souligner que ces pratiques vont très loin, par exemple jusqu'à des
constructions et destructions inutiles. Et cela notamment dans le centre des villes (à New York
plus encore qu'à Paris). La mobilisation de l’espace devient frénétique et pousse à
l’autodestruction des espaces produits. L'investissement déchaîné du capital ne peut se ralentir
sans chercher des terrains, des territoires, des zones nouvelles. Ou des compensations.
Marx a poussé plus loin cette critique. L'économie politique, telle qu'elle se constitue
dans les cadres de la société existante, a un sens profond. S'il y avait abondance de biens, il n'y
aurait pas d'économie politique. Se voulant étude objective de la consommation, ou des besoins,
voire de la production, l’économie politique n'est jamais analyse de la production, car cela
mènerait les économistes à concevoir les conditions dé l’abondance, dans une autre société. Ils
sont d'après Marx les hommes de [115]la pénurie ; ils étudient des raretés (relatives, bien entendu),
les « biens ». Ils contribuent à la répartition de cette pénurie ; leur pseudo-science recouvre une
connaissance concrète, qui porte sur les biens rares, momentanément ou durablement ; c'est la
connaissance, mal élaborée mais utile, des insuffisances de la production, de ses limites.
L'économie est politique en ce sens : elle permet aux hommes de l’État de répartir les pénuries,
75
de sorte que cette « distribution » s'accomplisse sous les masques de la justice, de l’égalité, de la
liberté, et même de la fraternité. Ainsi les économistes, volontairement ou non, consciemment
ou non, complètent les effets spontanés et aveugles de la loi de la valeur : la répartition (dans
l’espace) des forces productives encore limitées dans la société (bourgeoise, capitaliste). La
gestion tend à la croissance, mais sous le contrôle de la bourgeoisie, en dissimulant les côtés
négatifs de la situation, en les faisant apparaître comme positifs, et constructifs. De toute façon,
les biens abondants ne relèvent pas de l’économie : on en use sans qu'ils aient ni valeur
d'échange ni « valeur » d'usage, au sens strict du terme : l’eau, l’air, la lumière, l’espace.
Considérons maintenant cet espace. Pris absolument, peut-on parler de rareté ? Non. Il
s'ouvre de tous côtés. Les techniques permettent de « construire » ce que l’on voudra, aussi bien
à la surface qu'au fond des mers, dans les déserts et les montagnes, voire dans les espaces
interplanétaires. Les informations sur n'importe quelle région de l’espace peuvent se concentrer
en un point quelconque où l’on installera un ordinateur de performance suffisante ; et l’on
transportera où il faudra l’acier et le béton. La pénurie d'espace ne s'observe que dans des « lieux
» définis : au voisinage des centres qui se maintiennent dans les centralités historiquement
réalisées ou s'établissent en dehors d'elles.
4. La question de la centralité n'est pas des plus faciles. Pour la saisir, pour la résoudre
théoriquement, le recours s'impose à une méthode dialectique portée à un niveau plus élevé
qu'auparavant (au temps de Marx). La condamnation prématurée et somme toute grossière de
cette méthode plus fine que la logique interdit à toutes sortes de spécialistes, qui se croient
compétents (et le sont à leur façon) l’accès de phénomènes plus subtils que les lourdes et
massives cohésions qu'ils ont l’habitude de manier. Qu'est-ce que la centralité (urbaine, sociale)?
Une forme, celle du rassemblement, de la rencontre, de la simultanéité. De quoi ? De tout ce qui
peut se réunir, se rencontrer, se rassembler. La forme vide peut et doit se remplir. Aussi chaque
époque, chaque période, chaque mode de production a-t-il suscité (produit) sa centralité propre :
centre politique, commercial, religieux, etc. Actuellement, la centralisation se veut totale. Elle
concentre les richesses, le pouvoir, les moyens de la puissance, l’information, la connaissance, la
« culture », etc. Bref : tout. Pourtant, les centralités ont toujours péri et disparu, soit par excès,
autrement dit pas « saturation », soit par défaut, par incapacité d'appeler tel « élément », soit
77
enfin par assaut des exclus, rejetés vers les périphéries. Tel de ces processus n'empêche pas tel
autre ; exemple la Rome antique.
La tendance actuelle à constituer des « centres de décision » qui veulent tout réunir sur un
territoire restreint, cette tendance essentielle entretient la rareté de l’espace sur le territoire
considéré. La pénurie d'espace a donc des traits nouveaux ; elle est à la fois « spontanée », résultat
d'un processus aveugle, d'origine historique — et entretenue, consentie, disons voulue, parfois
expressément organisée. Il s'agit donc d'une contradiction entre l’abondance passée et possible
d'une part, et la rareté effective d'autre part. Cette contradiction n'est pas extérieure aux rapports
sociaux de production, encore moins à leur re-production qui implique des stratégies politiques.
Elle ne se réduit pas ces contradictions « classiques « ; c'est une contradiction de l’espace.
5. Voici une contradiction surprenante, profonde entre toutes. L’espace est connu,
reconnu, exploré, balisé, élaboré à des échelles colossales, en tant qu'ensemble englobant la terre
et presque le système solaire. Les possibilités s'intensifient de l’occuper, de le meubler, de le
remplir, de le produire ! Les informations affluent, dont on sait qu'elles annulent les distances,
qu'elles font fi de la matérialité éparse dans l’espace et le temps. En même temps, l’espace est
artificiellement raréfié pour « valoir » plus cher ; il est fragmenté, pulvérisé, pour la vente en gros
et en détail. Il est le milieu des ségrégations. Les sciences parcellaires le découpent (et d'abord
l’économie politique, mais aussi l’histoire, la sociologie, la démographie) et l’unité ne se retrouve
qu’au cours de laborieux montages interdisciplinaires. Ou plutôt, elle ne se retrouve jamais, les
sciences parcellaires ne pouvant se re-centrer qu'au prix et au terme de modifications à leur
programme, à leur méthodologie, à leur épistémologie.
[120] C'est dans ces conditions que se déroule le processus déjà mentionné : « l’immobilier »
et la « construction » cessent d'être des circuits secondaires et des branches annexes du
capitalisme industriel et financier, pour passer au premier plan. Encore qu'inégalement (ce qui se
réfère à la grande loi, bien connue, d'inégal développement).
La mobilisation de l’espace a des exigences sévères. Elle commence par le sol, qu'il faut
d'abord arracher à l’emprise de la propriété foncière traditionnelle. Non sans difficultés et
concessions (les rentes). La mobilisation s'étend ensuite à l’espace entier. Il doit recevoir une
valeur d'échange (même approximative, même si les prix s’écartent des « valeurs »). Or l’échange
implique et suppose interchangeabilité. L'échangeai lité d'un lieu, qui fait de lui une marchandise
analogue à une quantité de sucre ou d'acier, exige qu'il soit comparable à d'autres lieux, et même
à tous les lieux de même genre. La valeur d'échange, Marx l’a montré pour les produits-choses,
s'exprime en argent. Chaque lieu échangeable figure alors dans l’enchaînement de l’offre et de la
demande, les prix ne pouvant perdre toute liaison avec le « coût de production » c’est-à-dire avec
les temps de travail social (moyen) nécessaire, dans le vocabulaire marxiste. Il est vrai que
d'autres opérations interviennent, notamment la spéculation, pour écarter les prix des valeurs,
fausser le jeu des lois (celle de la valeur, celle de « l’offre et de la demande » ou de la désirabilité
en termes non marxistes).
79
n'est d'ailleurs qu'une image du « mode de vie » admis, et par conséquent imposé, dans l’habitat
(pavillonnaire, ou « grand ensemble » normal, c'est-à-dire normalisé). Les volumes se traitent
d'une façon qui ramène l’espace au sol possédé au titre de propriété privée, malgré les efforts
pour l’en détacher. Les prétendues solutions d'aménagement étendent donc aux lieux, aux gens,
aux besoins, les contraintes de l’échangeabilité, présentées comme des contraintes techniques, et
parfois comme des exigences de la moralité publique. L'économique a toujours rejoint un ordre
moral. L'interchangeabilité entraîne donc une quantification sévère, qui s'étend aux alentours de
l’habitat (espaces intermédiaires, parcours, équipements, « environnement »). Les particularités
dites naturelles disparaissent dans l’homogénéisation : les sites, mais aussi les corps et la réalité
physique des « usagers ». La quantification en apparence technique est en vérité financière !
La théorie d'après laquelle l’échange supplante l’usage jusqu'à l’absorber ne repose que
sur l’examen d'un secteur très étroit de la production, celle d'objets pour la consommation
(surtout les autos et les meubles, mais aussi, dans une moindre mesure, les vêtements, la
nourriture) où signes et significations ont pris une importance grandissante. Signes de quoi ? De
prestige, de situation sociale, de différences à l’intérieur de la société bourgeoise. Signes pour qui
? Pour la fraction des classes moyennes, dites supérieures, qui pratique la consommation
ostentatoire, qui aime à se voir et à se faire voir, qui croit imiter la grande bourgeoisie et
qu'imite une partie des classes moins « aisées ». Ces couches ont une influence et une réalité
socioéconomiques incontestables, mais l’étude de leurs mœurs et institutions spécifiques ne peut
se généraliser qu'au nom d'un esprit de système qui outrepasse la connaissance. D'un secteur,
Jean Baudrillard (cf. Pour une critique de l’économie politique du signe, Gallimard, 1972, recueil
d'articles antérieurement publiés) conclut à l’ensemble, selon le procédé des systèmes
(réduction—extrapolation). Procédé qui, de plus, propose de substituer une logique (sociale ou
autre) à la pensée dialectique, en liquidant celle-ci. Il est clair que les autres secteurs, notamment
la production industrielle lourde et celle des « objets » de type supérieur (fusées, missiles, etc.)
n'entrent pas dans cette rationalisation. De même l’économie politique de l’espace. Par rapport à
celle-ci, l’« économe politique du signe », lorsqu'elle se veut générale et dogmatique, ne présente
qu'un détournement. A peine moins lourd que la pesante systématisation tentée par l’école
structuralo-fonctionalo-marxiste (L. Althusser) à propos du « mode de production », clos par
leurs soins. Il n'y a qu'une logique, la logique formelle. La « logique de classe » n'existe pas ; il
n'y a que des stratégies, poursuivies avec plus ou moins de rigueur et de chance. Les signes de
l’espace, et — pour bien balancer la formule — l’espace des signes, ne sont que l’aspect
pittoresque — visible, lisible, scriptible, donc risible — d'opérations et de réalités autrement
vastes et dramatiques.
81
Ce qu'on paie, avantages et désavantages, se réfère aux rentes (de situation, d'équipement)
lesquelles dépendent du sol et de la propriété du sol, mais ne coïncident ni avec le prix du sol, ni
avec son intérêt, ni avec l’intérêt du capital prêteur. De plus, l’usage du volume acquis peut,
débordant la quantification monétaire stricte, se charger de significations d'ordre sémantique.
De telle sorte que l’espace devient à la fois insignifiant par rapport aux anciens symboles et
symbolismes (naturels, esthétiques, [125] religieux ou moraux), et super-signifiant (super-objet) par
rapport aux nouveaux aspects sémiologiques des objets. Le sens des espaces produits —
l’extension du capitalisme à l’espace entier — est à la fois éclatant et brouillé. D'où le « super-
signifiant ». La valeur d'usage finit par se représenter en termes hiérarchisés : avantages, capacité
de puissance et de rapports avec le pouvoir, milieux et lieux plus ou moins prestigieux. Elle ne
disparaît pas pour autant. Des contradictions nouvelles apparaissent : entre centralité et
périphérie, entre ce qui relève d'un pouvoir et ce qui lui échappe, entre les hasards de l’usage et
les nécessités de l’échange, etc. Le tout dans le cadre contrôlable et contrôlé de la pénurie
d'espace, en partie factice. Si l’extension et la raréfaction de l’espace peuvent figurer dans une
même stratégie, elle peuvent aussi entrer en conflit.
7. L'économie politique de l’espace est bien une économie impliquant une politique, à
savoir une stratégie ou plusieurs stratégies. Elle n'en est qu'à ses débuts, théoriques et pratiques ;
mais la pratique, ici comme ailleurs, devance la théorie. Rien de plus normal : c'est ainsi que la
théorie et les concepts ont un contenu et se vérifient (c'est-à-dire légitiment leur contenu et leur
portée critique !)
83
massifs et l’introduction de techniques modernes n'ont pas porté cette industrie au rang des
industries de pointe. On sait déjà que la main-d'œuvre conserve une grande importance (capital
variable énorme : travaux de terrassement, emploi de la main-d’œuvre étrangère). D'où la
production massive de plus-value et l’effet important déjà reconnu : contre la baisse
(tendancielle) du taux du profit. Ce qui donne à cette production un caractère spécifique et un
poids particulier, à côté de la production agricole et des autres secteurs déjà mentionnés
(économie politique des produits industriels — industrie lourde et de moyens de production —
production des biens de consommation, etc.).
Sans reprendre cette analyse (cf. H. Lefebvre, Au-delà du structuralisme, dernière partie)
qui va jusqu'aux questions monétaires les plus actuelles, il faut souligner ici la spatialité de ce
concept : la composition organique moyenne. Il ne correspond pas à un élément extra-spatial,
abstrait à la manière de la « valeur » (d'usage et d'échange) mais à une localisation. Sur le marché
mondial, dans les rapports, confrontations, péréquations qui se constituent ou se déroulent à
cette échelle, invisibles, peu lisibles, et cependant prégnants et pressants, la composition
organique moyenne fournit le repère, la référence. Par rapport aux États-Unis, la composition
organique du capital dans tel pays d'Afrique ou d'Amérique latine est faible. D'où quelques
problèmes ! Les rapports entre secteurs et pays à l’échelle planétaire se concrétisent ainsi comme
rapports spatiaux. Et non plus en séparant l’espace géographique de l’espace économique, ou de
l’espace politique. Ou bien en les mélangeant dans le « socio-économique » et le « socio-politique
». L'économie politique de l’espace prend ainsi toute sa dimension. A cette taille, la valeur
d'usage de l’espace devient politique.
9. Il s'agit donc, avec le changement d'échelle, d'un changement qualitatif. Au niveau
local, l’acheteur d'un volume « habitable » se procure un temps quotidien. Au niveau planétaire,
le pouvoir d'État qui domine un espace se procure puissance et instrument de puissance. L'usage
au niveau local — emploi du temps et agréments, rareté de l’espace bien situé — a un caractère
immédiat. Au niveau global, donc stratégique et politique, l’espace a un usage médiat, direct
(profits) et indirect (stratégies). A ce niveau, à cette échelle, les stratégies politiques se servent de
l’espace doublement : elles utilisent toutes les ressources des espaces « riches » — elles se
déploient dans tous les espaces existants.
Les différences économiques dans les compositions des capitaux supportent des
différences amplifiées, c'est-à-dire des contradictions à l’échelle des stratégies. Le marché
mondial, qui ne se réduit pas à celui des marchandises et des choses ou objets, qui comprend
celui des capitaux et même possède en celui-ci son composant principal, le marché mondial
prend une existence concrète, dès que l’économie [130] politique de l’espace montre ses dispositifs
sur la surface terrestre. Le marché mondial occupe l’espace et se répartit en espaces déterminés.
Sa théorie fait partie de l’économie politique de l’espace.
10. Cette théorie reprend à un autre niveau des distinctions connues : centres et
périphéries, significations et non-significations. Les choses et produits étudiés par l’économie
classique prennent distance et abstraction par rapport à l’espace ainsi déterminé : au concret
spatial. Les catégories économiques retrouvent alors, dans une large mesure, le caractère concret
qu'elles eurent jadis, quand elles se liaient aux forces déployées dans l’histoire avec la ville, la
place du marché, la halle et le beffroi. Ce concept, celui de concret spatial, surmonte celui d'espace
géométrique, celui d'espace visuel, celui d'espace spécialisé (économique, géographique, etc.). Mais à
ce niveau les oppositions révèlent les contradictions qu'elles recèlent et dissimulent (échange-
usage, centre-périphérie, totalité-émiettement, homogénéité-différence, et peut-être : production-
autodestruction).
11. L'espace concret ne coïncide avec aucun des découpages que l’analyste effectue en lui
; il se conçoit comme un enveloppement de niveaux successifs. Au niveau élémentaire (micro),
les unités de production et les aires de consommation conservent leur importance. Au niveau le
plus élevé, il y a le marché mondial (l'espace planétaire) avec ses composants les plus proches, les
pays (caractérisés par une composition organique du capital). Entre les deux, il y a les villes et les
grandes zones urbaines.
85
Villes et zones urbaines jouent un rôle de plus en plus considérable à tous points de vue
et leurs problèmes deviennent essentiels. Considérés par rapport aux forces productives, pour les
stimuler ou pour les freiner, les espaces urbains ont une importance décisive. Cette observation
peut s'étendre jusqu'aux problèmes politiques.
Les difficultés des États-Unis sont multiples ; elles viennent en grande partie des villes :
incontrôlables, invivables, ingouvernables. « Sauver les villes ! » devient le mot d'ordre politique,
dont les deux partis en présence se réclament de plus en plus, chacun prétendant apporter les
moyens et la stratégie du salut. Les problèmes non résolus (insolubles, à coup sûr, dans le cadre
social et politique actuel : dans les rapports de production existants) réagissent sur l’ensemble de
la société : dégradation de la vie civique et sociale, tendance à la baisse de la productivité et des
taux de croissance, alors que les pouvoirs politiques continuent à viser la poursuite indéfinie de
la croissance.
Si l’Europe fait meilleure figure qu'il y a quelques dizaines d'années devant les États-Unis,
ne serait-ce pas en raison d'un meilleur état (relativement) de ses villes, de la répartition dans
l’espace des forces productives et moyens de production, en bref d'une « économie politique de
l’espace » en meilleure posture ? Ce qui ne lui permet en rien d'échapper aux conséquences de la
loi d'inégal développement.
V. La production de l’espace
1. Il n'est pas exact qu'il faille choisir entre la reconduction pure et simple de tous les
concepts marxistes et leur abandon pur et simple (alternative proposée par les dogmatiques,
dont Paul Matick dans son livre récemment traduit : Marx et Keynes). Le marxisme n'est pas un
bloc homogène. Pas plus que l’hégélianisme.
Faut-il choisir entre une notion étroite et précise de la production (produire des tonnes
d'acier) et une notion large mais indécise (produire des signes, du langage, de l’idéologie)? Non.
De même, faut-il opter entre un concept rigoureux mais limitatif du travail (le travail manuel, le
travail productif de choses, de plus-value, etc.) et un concept ou pseudo-concept mal déterminé
(le travail intellectuel, le travail idéologique, le travail politique)? Pas davantage. Enfin, il n'est
pas vrai que chacun doive opter entre le conservatisme et le révolutionnarisme. (Tout ou rien !
Tout et tout de suite !) — Marx est mort ? Vive Marx !...
2. L'exposé des raisons motivant une « économie politique de l’espace » fait partie d'une
théorie plus vaste, celle de la production de l’espace. Disons bien : « production de l’espace », et
non pas de tel ou tel objet, de telle ou telle chose dans l’espace. L'analyse ou l’exposé de cette
production diffère radicalement des études qui se multiplient, qui se veulent « science de l’espace
» et par conséquent ne portent que sur des représentations de l’espace (y compris les
représentations mathématiques) ou sur des fragmentations de l’espace (l'espace institutionnel,
l’espace de ceci ou de cela, y compris « l’espace épistémologique »). La théorie de la production
de l’espace peut utiliser ces études morcelantes et morcelées, oscillantes entre l’empirisme et
l’abstraction ; de même l’économie politique de l’espace peut se servir de l’économie urbaine, de
la géographie régionale ou générale, etc. A condition de les modifier en fonction d'un
changement d'échelle et surtout de centre. Comme il a déjà été dit, on peut concevoir une
anthropologie de l’espace (et du temps), une sociologie de l’espace (et du temps), une
archéologie, une histoire de l’espace et du temps, etc., utilisant avec réserves et précautions les
résultats de l’anthropologie, de la sociologie, de l’histoire. Il convient maintenant d'insister sur le
changement d'échelle et sur le déplacement du centre de la réflexion. (Sur l’anthropologie de
l’espace, cf. E. T. Hall : La dimension cachée, p. 129 et sq.). Aucune de ces « disciplines », suivant le
désagréable vocabulaire fréquemment employé, n'a le droit de masquer l’exigence plus vaste.
87
l’effondrement déjà complet à ce moment des anciens référentiels (l'espace du sens commun,
l’espace absolu des géomètres et des physiciens, la perspective et la ligne d'horizon, sans omettre
Dieu et le Diable, l’Homme, la Ville et l’Histoire, le Père et la Famille, etc.). Aux environs de
1920, la recherche commence d'un nouveau référentiel : le surréel, le langage, le pur savoir, le
parti politique, etc.
Le concept reste obscur, paraît-il, pour beaucoup de gens. Cette obscurité a plusieurs
raisons. Il semble que l’espace soit seulement marqué : jalonné par l’occupation et le peuplement.
Ce qui ramène l’espace social à l’étendue archaïque du sol, celui des bergers et des nomades,
celui qu’étudient les anthropologues, celui des espèces animales. C'est méconnaître la
transformation de la nature et de l’espace au cours de l’histoire et l’importance du phénomène
urbain. C'est ignorer l’essence de la domination sur la nature, en la réduisant à certains signes de
cette domination (elle-même réductrice et destructrices, d'où une réduction au second degré).
89
La propriété du sol a cet effet bien connu, sur lequel il ne faut pas se lasser d'insister : les
rentes. Elles se transportent au cœur des villes, d'une façon parfois surprenante. Au cœur de
Paris, les locataires d'immeubles, très habitables malgré l’absence du confort dit « moderne », se
voient reprocher par des gens compétents et bien en place, de ne pas payer la « rente de situation
», parce que leurs loyers restent faibles ! Ce qui justifie, paraît-il, la destruction de ces immeubles
et leur remplacement par des bureaux ou par des logements à loyer élevé. Ce qui livre les terrains
à des opérations fructueuses. Inutile d'insister. L'effet le plus puissant de la propriété du sol, le
plus dangereux, ne serait-ce pas la ruralisation de la ville au cours de son extension et de
l’urbanisation généralisée ? Dans les banlieues, dans le « tissu urbain » plus ou moins dense qui
s'étend jusqu'au fond des campagnes, les capacités productrices sont trop évidemment ramenées
à peu de chose. La rentabilité la plus haute correspond au sous-emploi dérisoire des forces
productives, à la caricature des possibilités. Les techniques « modernes » ne s'utilisent que pour
la circulation : pour frayer le chemin de l’objet-pilote, de l’objet-roi, l’automobile. Il est vrai que
parfois les ouvrages construits pour le passage des voitures sont admirables, évoquant ce que
pourrait donner la production de l’espace libérée des contradictions qui proviennent du conflit
entre les forces productives et les rapports de production, à une échelle beaucoup plus vaste
qu'au temps de Marx !
4. La contradiction se creuse donc entre k possible et le réel. Ce qui donne lieu à la pensée
« utopienne », mais confère à cette exploration du possible un caractère concret que n'a
précisément pas le positivisme, qui verse dans l’abstraction. Ce renversement de situation
échappe encore à beaucoup de bons esprits, comme on dit.
Transparent en apparence, spéculaire, spéculatif, cet espace n'a rien d'innocent. Il est lui
aussi produit, selon les vues et les intérêts des « producteurs », alors qu'il a l’air de surgir du sol
naturel pour remplacer équitablement la nature. Il a même parfois l’allure d'un espace de
l’énergie vitale et du désir, alors qu'il est celui des besoins filtrés et codifiés.
5. Les possibilités stoppées, réduites, n'en évoquent pas moins un autre mode de
production. Ce terme reprend une vigueur qu'essaient en vain de lui restituer les dogmatiques du
marxisme. Un autre mode de production ? Oui, la production d'espaces aussi divers que les espaces
naturels, différents les uns des autres et de leur matrice originelle. Il va de soi que la production
d'objets dans l’espace ne disparaît pas pour autant. Faudra-t-il encore le répéter ? Sans doute. Mais
le « mode de production » transformé ne comporterait pas seulement la transformation des
rapports de production, y compris ceux qui maintiennent la propriété du sol. Il ne se définit pas
seulement par la propriété et la gestion collectives des moyens de production, mais par la gestion
et la production « collectives » de l’espace lui-même. En y comprenant la nature, reproduite et
transformée en espace social, intégrée ou réintégrée après sa dégradation en tant que force
productive. Il s'agit donc d'une autre façon de produire et pas seulement du perfectionnement des
moyens de production, de leur possession et de leur gestion. Effet et raison des bouleversements,
le nouveau « mode de production » ne peut se réaliser sans le bouleversement des rapports, et
par conséquent de l’espace existant.
[140] Par rapport à l’espace différentiel, l’espace homogène spécifié (visuel, phallique) n'est
autre que l’espace de mort. Réduction mortelle des forces productives. Retour en arrière de la
pratique sociale. Destruction de la nature pendant que l’urbanité se disperse dans un espace
91
pseudo-naturel. Destruction des forces productives. Répétition de tout ce qui est antérieur,
présentée comme « néo ». Autodestruction nucléaire. Autodestruction de la vie sociale au profit
des puissances politiques (stratégiques). Cet espace est cumulatif : des causes de mort. Et voilà
pourtant le « réel » des réalistes. L'espace visuel-phallique, prononce la mort du corps après celle
de l’homme, de l’histoire, de dieu. Ira-t-il jusqu'à l’exécution de sa sentence, pourtant signifiée ?
La bourgeoisie et l’espace 6
Je précise tout de suite que je ne parle pas en tant que représentant de l’Université
française, bien que j'enseigne la sociologie dans cette université parisienne de Nanterre que les
événements de 1968 ont rendue célèbre. Je voudrais dire, en passant, que les étudiants en
sociologie de Nanterre avaient reçu un enseignement marxiste. De cet enseignement, il résultait
pour eux qu'ils ne devaient pas se replier sur une micro-société contestataire à la manière des
étudiants dans d'autres pays, mais devaient attaquer la société bourgeoise dans son ensemble et à
sa tête, l’État. Je crois que cet enseignement marxiste a eu une certaine importance dans le cours
des événements qui se sont produits en France en 1968.
Je ne parle pas en tant que membre de l’université française, ni en tant que délégué d'une
institution quelconque, mais en mon nom personnel. A quel titre suis-je ici pour m'adresser à
vous ? Je suis un philosophe, mais non un philosophe au sens où la philosophie se veut « pure »
et prétend se suffire à elle-même. Pour moi, la philosophie interroge la pratique sociale et
politique ; elle s'efforce de la porter au niveau du langage, du concept, de la théorie. Dans cette
pratique actuelle, l’architecture, l’urbanisme, le problème du logement et celui de la ville, sont
importants. Ilya plus : c'est le niveau actuel des forces productives et leurs possibilités qu'il faut
interroger.
En un mot, c'est en marxiste que je m'adresse à vous ; je veux proposer une analyse
théorique du capitalisme moderne, analyse basée sur l’étude des pays développés et centrée sur
les problèmes de l’espace. (Je m'excuse de ne pas parler du Chili, de l’Amérique latine : je les
connais mal). Je veux rappeler quelle était la méthode de Marx. Il partait des traits dominants,
les plus généraux de l’époque, des traits les plus accentués, pour saisir ensuite les différences. Il
partait des conflits fondamentaux pour déterminer et apprécier les conflits secondaires, dérivés
6
Intervention au Congrès international de la Vivienda, Santiago1 du Chili (le 14
septembre 1972), et au XXIII ème Congrès de l’institut International de Sociologie (Caracas, le
20 novembre 1972).
93
et conjoncturaux. Cette méthode que j'emploie se justifie d'ailleurs, puisque cette rencontre est
une rencontre internationale.
La France, vous le savez déjà, est un pays industriel développé, c'est-à-dire que les forces
productives y ont atteint un haut niveau, dans les cadres du mode de production capitaliste.
Pourtant, la France ne figure pas parmi les plus grands pays industriels. C'est si vrai, qu'une
modernisation est en cours (économique, technologique, institutionnelle), modernisation qui
permet d'étudier et de définir sur un bon exemple le néo-capitalisme, autrement dit le
capitalisme d'organisation. Je ne dis pas le capitalisme organisé, et l’on verra que cette différence
a beaucoup d'importance.
La France est aussi un impérialisme. Ce n'est pas le plus puissant. Depuis le début du
XXème siècle, l’impérialisme français a été en proie à des impérialismes plus forts : anglais,
allemand, américain. Le trait le plus caractéristique de la France, c'est une profonde
contradiction entre la révolution démocratique, la grande révolution française (avec ses
conséquences : les droits de l’homme), d'un côté et de l’autre, l’impérialisme, la bourgeoisie
comme classe dominante habile et très dure, l’État policier, l’exploitation des travailleurs
français, la surexploitation des travailleurs étrangers, en France au nombre de trois, millions et
demi. Cet ensemble de contradictions s'est révélé en 1968. Mais voici d'autres aspects de la
réalité française : il y a en France une capitale énorme, trop grande pour le pays : Paris. La
capitale attire tout à elle : les hommes, les cerveaux, les richesses. C'est un centre de décision et
d'opinion. Autour de Paris, s'étendent des espaces subordonnés, hiérarchisés ; ces espaces sont à
la fois dominés et exploités par Paris. La France impérialiste a perdu ses colonies, mais un néo-
colonialisme interne s'est installé. La France actuelle comprend des zones sur-développées, sur-
industrialisées, sururbanisées. Et nombre de zones dont le sous-développement s'aggrave,
particulièrement en Bretagne et dans le Midi.
C'est en pensant à ces habitants des banlieues, à la ségrégation, à l’isolement, que je parle
dans un livre du « droit à la ville ». Il ne s'agit pas d'un droit au sens juridique du terme, mais
d'un droit semblable à ceux qui sont stipulés dans la célèbre Déclaration des Droits de l’Homme,
constitutive de la démocratie. Ces droits ne sont jamais littéralement [145] accomplis, mais on s'y
réfère toujours pour définir la situation de la société. La Déclaration des Droits de l’Homme a
été complétée par les droits de la femme, de l’enfant, etc. J'ai proposé d'ajouter à cette liste : « le
droit à la ville », et aussi le « droit à la différence », en pensant aux différentes ethnies et aux
différents peuples qui constituent, dans l’espace, les sociétés modernes et la société à l’échelle
planétaire.
95
qualité de la vie », aussi bien dans l’opposition que dans les partis au pouvoir. Quelques-uns
parlent de la qualité de l’espace ; d'autres vont jusqu'à vouloir « changer la vie ».
La qualité de l’espace, qu'est-ce que cela veut dire ? Cette idée renouvelle l’idée ancienne
d'une qualité architecturale, d'une qualité de la construction ; elle a pris un sens de plus : c'est
l’idée d'un espace social élaboré, complexe et réussi, en un mot approprié, et non seulement
dominé par la technique et par le pouvoir politique ; ce qui irait avec le « changer la vie ». En
attendant cette qualité de l’espace, règnent une inquiétude, un tourment qui ne se contente plus
de l’ancien humanisme libéral. Et voici maintenant une grande nouvelle, dont je ne suis pas sûr
qu'elle soit bonne, certains trouvent même que c'est une mauvaise nouvelle. La croissance
économique et le développement social ne peuvent plus se confondre. On a longuement
identifié la croissance dans toutes les directions — démographique, économique, technologique
— avec le développement social qualitatif. On les a mélangés, en pensant que la croissance
apporterait le développement, que le quantitatif apporterait tôt au tard le qualitatif. Or, le
quantitatif n'apporte le qualitatif qu'après mise en question et en disponibilité, après crise ; c'est-
à-dire point et seuil critiques ! L'idéologie de la croissance a été touchée à mort ; on croyait
auparavant, avec un tenace optimisme, à la croissance indéfinie de la production et de la
productivité : toujours plus d'autos, toujours plus de postes de télévision, toujours plus de
machines à laver ou de machines à calculer. On pensait, avec le même optimisme, que cette
croissance économique apporterait tôt ou tard la satisfaction de tous les besoins : matériels et «
spirituels », comme on dit. Cette croissance devait être relayée par la gauche, pour le cas où la
bourgeoisie et les partis au pouvoir seraient en faillite. On croyait, toujours avec la même
idéologie, au caractère favorable des entreprises géantes, au caractère bénéfique de
l’accroissement démographique et technique. Cette vaste construction idéologique s'effondre
lentement, mais sûrement. A la suite de quoi ? A la suite du malaise urbain, de la destruction de
la nature et de ses ressources, à cause des blocages de toutes sortes qui paralysent le
développement social, même quand ils n'empêchent pas la croissance économique.
De sorte que depuis quelque temps, quelques mois, un ou deux ans au plus, l’ancien
optimisme a laissé place à une idéologie millénariste, apocalyptique. Beaucoup de gens se
demandent si nous arriverons à l’an 2000 !
Je me permets d'insister sur chacun de ces aspects. Je dis que le marché du logement se
généralise dans les grands pays capitalistes ; cela veut dire que l’espace est traité de façon à le
rendre homogène. Par qui ? Par les constructeurs, les architectes, les promoteurs (nous appelons
ainsi les gens qui disposent de capitaux et prennent l’initiative d'une construction rentable). Les
parties de l’espace mis en miettes deviennent échangeables. La subordination de l’espace à
l’argent et au capital entraîne une quantification qui s'étend de l’évaluation monétaire et de la
commercialisation de chaque lot à l’espace entier. La propriété du sol, d'origine féodale en
France comme dans le reste de l’Europe, fut autrefois ébranlée en tant que propriété féodale par
la grande Révolution française (1789). Depuis lors, elle se reconstitue comme propriété
capitaliste du sol agricole. Ce processus s'accélère et devient propriété capitaliste de l’espace
entier. En même temps, l’« immobilier » — comme on dit encore chez nous — se mobilise, c'est-
97
à-dire devient richesse mobilière, entraîné dans le flux des échanges, dans les flux et reflux de
l’argent et du capital. En même temps encore, ce qui complique la question, l’espace
constructible, autrefois abondant, devient rare aux environs des centres. L'espace fait partie des
nouvelles raretés. Cette rareté entretenue et utilisée autour des centres permet une spéculation
forcenée. Faut-il ajouter que la rareté de l’espace va avec la rareté croissante de ressources et de
biens autrefois abondants : l’eau, l’air, et même la lumière ?
Certes, une telle analyse devrait tenir compte des facteurs démographiques et techniques,
et de toutes sortes de phénomènes. Laissons-les de côté pour l’instant. Nous arrivons à une idée
essentielle : le capitalisme s'est maintenu par la conquête et l’intégration de l’espace. L'espace a
cessé depuis longtemps d'être un milieu géographique passif ou un milieu géométrique vide. Il
est devenu instrumental.
Bien sûr, je ne parle pas en cet instant des cosmonautes ; la conquête de l’espace
interplanétaire a suivi celle de l’espace terrestre ; l’élan de la conquête a outrepassé les bornes de
la terre. Insistons sur ce point pour qu'il soit clair : le capitalisme dans les pays industriels
avancés s'est maintenu d'abord en s'emparant des formations précapitalistes, en s'intégrant leur
espace à partir de ses points d'appui : les grandes entreprises industrielles. Il n'y a pas, il n'y a
jamais eu plusieurs modes de production simultanés, comme le dit l’école structuro-
fonctionaliste d'Althusser. Il y a eu et il y a encore, au sein du capitalisme, persistance de
rapports sociaux pré-capitalistes, attachés à la propriété privée du sol ; il y a eu, il y a encore,
intégration de ces rapports pré-capitalistes au capitalisme, toujours en prenant la propriété privée
du sol comme moyen et base. Considérons l’agriculture. Au temps de Marx, seule l’Angleterre
avait une agriculture capitaliste. Aujourd'hui, en France et ailleurs, sur le fondement juridique et
pratique de la propriété du sol, la production agricole est devenue un secteur de la production
industrielle, donc capitaliste. Inversement, celle-ci tient compte de l’ensemble du sol cultivé et
s'adapte aux ressources économiques comme aux besoins techniques de cet ensemble.
L'intégration de l’agriculture ne s'est pas opérée seulement par la constitution de grandes
exploitations, pour la culture des céréales ou pour l’élevage ; elles s'est aussi poursuivie par de
nombreuses exploitations petites en surface mais exigeant beaucoup d'investissements : fruits,
produits laitiers, légumes et primeurs, vignobles, etc.
[150] Considérons maintenant la ville. Ce fut aussi une réalité historique, une formation
sociale précapitaliste : pensez à la cité antique, à la ville médiévale. Le capitalisme s'en est
emparé, il remanie la ville historique selon ses exigences économiques, politiques et « culturelles
». La ville, plus ou moins éclatée en banlieues, en périphéries, en agglomérations satellites,
devient à la fois centre de pouvoir et source de profits immenses. L'agglomération urbaine a
cessé d'être tissu interstitiel, contexte passif des grandes entreprises : elle en fait partie
littéralement : elle fournit les multiples services, transports et sous-traitances dont ne peuvent se
passer ces entreprises. Il y a dans la ville moderne une véritable consommation productive de
l’espace, des moyens de transports, des bâtiments, des routes et rues. S'y emploie une immense
force de travail, aussi productive que la force de travail destinée à l’entretien et à l’alimentation
des machines. C'est là, à mon avis, un des secrets, si l’on peut dire, de l’actuelle prospérité
capitaliste. La force de travail qui s'emploie dans la production et l’entretien de l’espace, dans les
transports, dans les multiples activités nommées « services », est généralement peu payée, et
faible, la composition organique du capital investi. Tout ceci s'accomplit encore et toujours sur
la base juridique et pratique de la propriété du sol. En même temps, ce qui reste de la ville
historique se dégrade ; la consommation de l’espace historique correspond à la production de
l’espace capitaliste, mais le capitalisme détruit ainsi sa propre condition, à savoir la ville comme
centre de décision. Contradiction de l’espace, ai-je dit.
L'agriculture plus la ville ? C'est déjà l’espace entier. Cette thèse sur la conquête et la
production de l’espace peut se contrôler par l’analyse des forces productives (en langage
marxiste). Ces forces productives ne sont plus attachées à des lieux déterminés et isolés : les
entreprises, bien que cette localisation conserve une grande importance. Les forces productives
concernent l’espace entier : flux divers, énergie, matières premières, informations, réseaux
d’écoulement des produits.
99
A ces questions il y a déjà des réponses bien connues. Les uns disent encore que le
capitalisme se maintient par la seule pression idéologique, par ce que certains appellent : les
appareils idéologiques d'État. D'autres disent que les nouveaux rapports de production
s'inaugurent par la voie politique et sont constitués par des moyens politiques. Aucun de ces
raisonnements ne me paraît satisfaisant, et je demande qu'on y réfléchisse. A mon avis, les
rapports sociaux dans le capitalisme, c'est-à-dire les rapports d'exploitation et de domination, se
maintiennent par et dans l’espace entier, par et dans l’espace instrumental. Nous allons y
revenir. Quant à la politique comme telle, elle n'a jamais constitué et maintenu que des rapports
politiques et non pas des rapports sociaux ; c'est l’essence de la critique marxiste de la
philosophie hégélienne de l’État et de la thèse hégélienne sur la classe politique.
Limitons notre examen au capitalisme. Il n'a pas seulement intégré l’espace préalable en
l’insérant dans son extension ; il a institué des secteurs nouveaux en les insérant dans son
expansion. Les loisirs sont devenus en Europe et dans les grands pays industriels avancés une
industrie de première importance. On a conquis pour les loisirs : la mer, les montagnes et même
les déserts. L'industrie des loisirs se conjugue avec celle de la construction pour prolonger les
villes et l’urbanisation le long des côtés et dans les régions montagneuses. En ce moment même,
j'étudié avec Mario Gaviria cet ensemble de phénomènes en Espagne et l’enquête se poursuivra
dans d'autres pays. Cette industrie des loisirs s'étend à l’espace inoccupé par l’agriculture et la
production industrielle classiques. Pour des architectes et des urbanistes, elle a un intérêt qui
reste à dégager. Les loisirs exigent certaines qualités de l’espace. Des dizaines de millions
d'Européens, y compris beaucoup d'ouvriers, se déplacent du nord au sud de l’Europe vers
l’Espagne, l’Italie, le Midi de la France. On peut dire qu'ils quittent l’espace de la
consommation, à savoir les lieux de la richesse capitaliste (Londres, Hambourg, Paris, etc., ) pour
la consommation de l’espace : la plage, la mer, le soleil, la neige... Cette exigence qualitative a
une conséquence intéressante pour les architectes et les urbanistes : il semble que ce soit surtout
dans les villes de loisirs que l’architecture et l’urbanisme modernes aient produit quelque chose
de neuf ; pas grand-chose, et plutôt caricatural que réussi, mais il y a dans ces lieux une tentative
d'appropriation qualitative de l’espace qui entre en conflit avec le caractère quantitatif partout
dominant.
De cet état de choses, résulte une conséquence, ou plutôt une implication très importante
: une nouvelle forme de planification, la planification spatiale. Cette forme de planification va
au-delà des anciennes méthodes de planification par les matières et bilans-matières ; elle va au-
delà des techniques de planification par bilans financiers ; elle s'intégre dans une stratégie et une
pratique plus globales. Elle est assez poussée en France. On calcule avec une certaine précision
les trajets et flux des matières premières, de l’énergie. Les machines informationnelles
permettent aussi de prévoir les réseaux d'évacuation des produits. On localise ainsi les entreprises
après des recherches opérationnelles très poussées, par exemple à Fos-sur-Mer, près de Marseille,
à Dunkerque sur la mer du Nord. Surtout, on répartit spatialement la classe ouvrière ; on la
manipule ainsi d'une façon qui était jusqu'ici inconcevable. Je pourrais montrer comment les
mécanismes et les trajets de la plus-value se complexifient. La plus-value ne se réalise plus là où
elle se produit, elle se répartit à l’échelle mondiale en fonction de la stratégie des puissances
économiques, financières et politiques. La production, la réalisation et la répartition de la plus-
value concernent ainsi l’espace planétaire tout entier.
C'est bien d'une économie politique de l’espace qu’il s'agit. Les questions concernant la
production de choses dans l’espace n'ont pas disparu, loin de là, mais les problèmes se déplacent.
On passe de la production des choses dans l’espace à la production de l’espace planétaire, ceci
enveloppant, supposant cela. On passe de la considération classique des lieux d'implantation
industrielle à l’espace entier. Il s'ensuit que l’espace devient stratégique. Par stratégie, entendons
que toutes les ressources d'un certain espace dominé politiquement servent de moyens pour viser
et atteindre des objectifs à l’échelle planétaire et même au-delà. Les stratégies globales sont à la
fois économiques, scientifiques, culturelles, militaires et politiques.
Autrefois, on croyait avec Marx que le capitalisme se heurterait aux entraves opposées aux
forces productives par les rapports de production et de propriété. On croyait que les capitalistes
étaient incapables d'assurer la croissance économique et de donner à la production industrielle
101
le moindre organisation. La pensée et l’action inspirées par le marxisme se proposaient
d'arracher à la bourgeoisie la production industrielle pour assurer la croissance.
Aujourd'hui, la bourgeoisie n'a certes pas réussi à constituer une société capitaliste
cohérente à l’échelle mondiale, un capitalisme organisé ; elle a pourtant réussi à établir un
capitalisme d'organisations [155] qui parvient dans une large mesure à dominer et à maintenir un
marché mondial, fragile, menacé sur le plan monétaire, mais toujours présent et même
prégnant.
Comme base pour leur action, la bourgeoisie et le capitalisme ont une forme de propriété
inhérente aux rapports de production : la propriété du sol. Loin de mettre un obstacle à la
croissance dans le cadre du capitalisme, elle en a été le point d'appui, et cependant elle voue
cette société à un chaos spatial sur lequel je vous demande de réfléchir.
Les classes dominantes y parviennent-elles ? Je dis non parce que des contradictions
nouvelles apparaissent. Ce sont celles que j'appelle les contradictions de l’espace et qui ne sont
plus exactement celles du temps historique analysé par Marx à la suite de Hegel. Il y a une
contradiction entre la capacité technique de traiter l’espace globalement et l’émiettement de
l’espace en parcelles pour la vente et l’échange. C'est la forme prise actuellement par la
contradiction entre les forces productives et les rapports de propriété. Une autre contradiction de
l’espace que l’on commence à peine à découvrir, c'est la contradiction entre le mouvement, les
flux, l’éphémère, d'un côté ; et de l’autre, les fixités, les stabilités, les équilibres cherchés.
Peut-on arracher aux classes dominantes cet instrument : l’espace ? Peut-être, mais à
condition de poser la question clairement et ouvertement, c'est-à-dire en fonction de réalités
nouvelles et non en fonction des problèmes de la production industrielle posés voici plus d'un
siècle. Peut-être, dis-je, mais à condition d'élaborer une stratégie en conséquence.
Et maintenant, voici quelques conclusions de cette analyse. La question du logement
traitée par Engels il y a un siècle s'est quelque peu modifiée ; elle devient une partie de la
question urbaine, laquelle devient elle-même une partie de la question de l’espace. Ces questions
ne peuvent se résoudre que par une gestion et par une appropriation collective de l’espace. Ce
qui se lie, d'une part, à la propriété du sol, et, d'autre part, il faut bien le reconnaître, à la grande
stratégie planétaire.
Les mouvements divers des usagers (y compris, selon les pays, les revendications
concernant les loyers, les transports, les expropriations, etc.) font partie du mouvement politique
général ; leurs problèmes font donc partie des problèmes politiques concernant le pouvoir. Qui a
le pouvoir ? Et pourquoi faire ? Je suis par conséquent d'accord pour que tout mouvement
d'usagers contribue à la prise du pouvoir par le peuple, au nom du peuple. Mais le pouvoir pour
faire quoi ? S'agit-il seulement pour et avec la classe ouvrière de mener à terme la lutte de classes
? D'accord, bien sûr, mais ensuite ? Va-t-on seulement accroître la production, mieux répartir les
« revenus » comme on dit, planifier la production par rapport à la consommation ? Oui, mais la
croissance n'a pas en elle-même sa finalité, son sens. Arrêter la croissance purement et
simplement ? C'est impossible. Ce qu'il faut, c'est l’orienter en la réduisant ; il faut l’orienter vers
le développement social qualitatif.
« La qualité de la vie « ? Une autre façon de vivre ? « Changer la vie « ? Oui, certes, mais
cela ne peut s'envisager qu'en considérant l’espace de la planète entière, sans exclure la création
ici et là d'espaces appropriés, dont l’appropriation échappant à la propriété pourrait servir
s'exemple. Dans une stratégie opposée à celle de la bourgeoisie, un projet global aurait sa place.
En France, la C. F. D. T. est plus sensible que la C. G. T. à ces questions, ce qui permet de dire
que le mouvement ouvrier a une avant-garde et que cette avant-garde affronte déjà non sans
difficultés les nouveaux problèmes.
103
adéquate. L’étatisation donne des résultats désastreux, car elle transfère à l’État les droits absolus
du propriétaire. La municipalisation du sol a révélé ses inconvénients et ses limites. Il resterait
évidemment la socialisation, c'est-à-dire que le peuple entier, transgressant les rapports de
propriété, occupe et s'approprie l’espace social. Aujourd'hui, serait-ce une considération
utopienne ? (J'appelle utopien, en l’opposant à utopique, ce qui n'est pas possible aujourd'hui
mais peut le devenir demain). Dans cette perspective, quel est le rôle de l’architecte, quel est le
rôle de l’urbaniste ? Ce sont des producteurs d'espaces. Je ne parle pas de « production
architecturale ». Je veux dire qu'ils ne sont pas seulement des fournisseurs sur le marché et pour
le marché de la construction. Bien entendu, ils ne sont pas les seuls à produire de l’espace ; il y a
toutes sortes d'agents de cette production, depuis les planificateurs, les banquiers, les promoteurs
jusqu'aux autorités politiques et administratives, jusqu'aux travailleurs du bâtiment et aux
usagers. Architectes et urbanistes opèrent dans le cadre du mode de production existant, mais ils
y ont un rôle essentiel ; sur eux repose l’avenir du principe d'après lequel l’espace a une valeur
d'usage et non seulement une valeur d'échange.
7
Association Française de Sciences Politiques, 3/11/1972, Paris.
[161] 1. Où se trouve aujourd'hui la classe ouvrière (en France)? La réponse à cette question
ne parait facile, qu'à ceux encore assez nombreux pour qui « la classe ouvrière » est une entité
socio-politique abstraite. Ils croient en détenir le concept alors qu'ils n'ont qu'une
représentation. Pour répondre à la question, si l’on veut bien y répondre, rien ne remplace les
recherches « sur le terrain », les constats empiriques.
2. Marx distinguait la classe (ouvrière) en soi et la classe pour soi, entraînant ainsi une
terminologie hégélienne et une pensée dialectique dans une théorisation dirigée en son fond
contre l’hégélianisme, philosophie de l’histoire et de l’État, systématisée par Hegel.
Qu'est-ce que la classe en soi ? Ces mots désignent des caractères objectifs, des traits
distinctifs, indépendants de la conscience et de la volonté. Ils peuvent donc appartenir à des
groupes restreints, disperses, sporadiques — et même à tel individu isolé. Que tel individu ou tel
groupe travaille (produise) avec des moyens de production (instruments) qui ne lui
appartiennent pas tout en conservant une liberté physique, qu'il soit donc à la fois exploité et
dominé, il fait partie de la classe ouvrière ; il se classe, selon Marx, dans le prolétariat, qu'il le
sache ou non. Historiquement, ces traits apparurent dès les origines de la classe comme telle,
avec ses germes, avec ses premières manifestations encore « enveloppées » (non développées). En
105
tant que tels, ces traits constituent un aspect ou élément d'un « système », d'abord virtuel, puis se
réalisant ou s'effectuant au cours d'un certain laps de temps : le mode de production capitaliste.
Qu'est-ce que la classe pour soi ? Ces mots désignent des traits à la fois quantitatifs et
qualitatifs, mais où le qualitatif tend à dominer : la conscience, le caractère subjectif qui s'ajoute
aux caractères objectifs et les transforme. La classe s'oppose comme telle à la classe adverse,
constituée elle-même en unité socio-politique. La classe ouvrière atteint ainsi son unité, son
activité sociopolitique développée. Elle cesse d'être une simple force productive, prise dans la
division du travail, et un objet politique. Elle arrive simultanément à l’autonomie, à l’auto-
détermination. Elle s'érige en sujet (sujet de l’histoire, sujet politique). On pourrait ajouter à
l’auto-détermination, l’autogestion, qui en fait partie intégrante. Mais attention ! Pour Marx,
l’auto-détermination inclut l’auto-négation et presque l’auto-destruction. En effet, pour Marx, la
mission dite historique de la classe ouvrière se définit par une double négation : elle nie la
bourgeoisie et le capitalisme ; elle se nie en tant qu'essence et support (par la plus-value) du
mode de production capitaliste. Elle n'est révolutionnaire totalement que si elle détruit la société
de classes, donc si elle se dépasse en tant que classe.
Dans le vaste courant de pensée qui s'inspire de Marx, ce mouvement dialectique a été
très souvent incompris, mutilé, aplati.
— la classe ouvrière n'est pas au-dessus et en dehors des contradictions, à l’instar d'une cohérence
ou d'une cohésion supérieure ;
107
— son concept comprend les deux pôles, les deux limites et leur intervalle entier (avec le
mouvement et la réversibilité toujours possible de ce mouvement).
Eh bien ! cette liquidation de la dialectique comporte une illusion et une erreur. Qu'est-ce
qui monte à l’horizon, aujourd'hui ? L'automatisation, comme avenir de l’application des
connaissances à la production, la science étant devenue (formule célèbre qui se trouve déjà chez
Marx) force productive, directement et immédiatement. Entre l’information, objet de science, et
la connaissance elle-même, il y a un rapport étroit, bien qu'elles ne coïncident pas.
L'informatique et l’automatique vont ensemble, se soutiennent. Donc, à l’horizon, ce qui
monte, c'est le non-travail. D'un côté, le travail productif ne peut plus s'attribuer à la seule classe
ouvrière. D'un autre côté, l’importance, la fonction et la structure sociale du travail productif, se
modifient, le rôle du travail manuel {« simple » selon Marx) diminuant.
Quoi qu'il en soit, on assiste à la dévalorisation du travail dans la classe ouvrière elle-
même. Ainsi seulement peuvent s'expliquer une situation et un conflit nouveaux : la formation
de l’idéologie des loisirs, sa substitution, jusque dans de larges couches ouvrières, à l’idéologie
(exaltation, valorisation) du travail. Transfert ? Substitution ? Non, ou pas complètement. Plutôt
conflit, qui se traduit par la tendance à élargir les temps de vacances, plutôt qu'à réduire le temps
(journée, semaine) de travail en fonction de sa productivité.
5. La classe ouvrière et le prolétariat (qui ne coïncident pas), saisis par les contradictions
venues du temps, de l’histoire et de leur propre histoire, sont aussi en proie aux contradictions de
l’espace.
La Commune de Paris peut s'interpréter à partir des contradictions de l’espace, et non pas
seulement en partant des contradictions du temps historique (patriotisme des masses et
antipatriotisme des classes dirigeantes). Ce fut une réplique populaire à la stratégie de
Haussmann. Les ouvriers, chassés vers les quartiers et communes périphériques se
109
réapproprièrent l’espace dont le bonapartisme et la stratégie des dirigeants les avaient exclus. Ils
tentèrent d'en reprendre possession, dans une atmosphère de fête (guerrière, mais éclatante).
Depuis lors, la stratégie haussmannienne s'est étendue et aggravée (en Amérique, les
phénomènes différent des phénomènes européens et français). La classe ouvrière a subi des
manipulations dans l’espace, car il y a une politique de l’espace, de plus en plus agissante, de
plus en plus consciente et délibérée. L’espace est devenu instrumental. Lieu et milieu où se
déploient des stratégies, où elles s'affrontent, l’espace a depuis longtemps cessé d'être neutre,
géographiquement et géométriquement.
L'espace instrumental a d'abord permis la ségrégation généralisée, celle des groupes, celle
des fonctions et des lieux. Le contraste entre les banlieues pavillonnaires et les « grands
ensembles » — entre les centres qui subsistent, qui résistent à la dégradation, qui se consolident
en tant que centres de décision, et les périphéries désurbanisées — saute aux yeux. La classe
ouvrière se répartit entre les pavillons, les « grands ensembles », les villes nouvelles et satellites,
avec une préférence subjective pour le pavillon.
[170] Sous des apparences tantôt néo-libérales, tantôt technocratiques, non sans conflits
parfois profonds, quelque chose de nouveau se forme et s'établit. Il survient une extension et une
accentuation (certains diront une aggravation) de la pratique sociopolitique mentionnée plus
haut : l’espace instrumental, l’emploi habile de cet instrument, la politisation de l’espace, les
stratégies se déployant dans l’espace. La pratique spatiale qui se développe peut se nommer de
plusieurs noms, selon ses aspects. Une planification spatiale à objectifs beaucoup plus larges que «
l’urbanisme », prend forme. Elle se réfère implicitement à une économie politique de l’espace,
science qui se cherche à l’échelle mondiale et tend à remplacer les modèles de croissance, tombés
en désuétude.
La planification spatiale traite des flux. Chaque flux a un lieu d'origine, un parcours, un
point terminal. Il y a des flux multiples : biens, gens, objets (les autos, par exemple), matières
premières, produits finis, argent, monnaie, capitaux, informations et connaissances, signes et
symboles, etc. Les flux s'étudient, se mesurent, se règlent. La main-d'œuvre fait partie des flux,
au même titre que les objets véhiculés sur les routes et autoroutes, les voies ferrées ou fluviales. Il
y a des « gisements de main d'œuvre » et des lieux où la force de travail trouve son usage, se
consomme productivement. Le traitement des flux donne lieu à des scénarios divers,
prospections ou projections mieux fondées que la prospective et les discours habituels sur
l’avenir.
Il va de soi que ce rapport (cette inhérence) du temps à l’espace social n'a pas trouvé sa
formulation analytique et son exposé d'ensembles complets. Peut-être l’analyse et l’exposé
restent-ils énigmatiques. ou peut-être cachés et secrets (de l’État). Toujours est-il que
stratégiquement et prospectivement, la classe ouvrière se répartit dans l’espace selon les
exigences des autres flux et les contraintes des réseaux (d'arrivée des matières premières, de
l’énergie — d'écoulement des produits, finis ou non). Ainsi se projette sur le terrain la division
du travail, technique et sociale, déterminée à l’échelle planétaire, celle du marché mondial,
déterminante par rapport aux échelles locales, régionales, nationales, continentales.
Demande-t-on des faits ? Des preuves ? Faits et preuves abondent et chacun les connaît. Ce
qui manque, c'est seulement la synthèse qui ne se produit pas comme connaissance mais comme
secret d'État. Les faits ? Le destin du bassin de Lorraine, la construction de Fos-sur-Mer. Les
preuves ? Le transport à Dunkerque, avec le matériel (les moyens matériels de production) de la
force de travail, les mineurs. La répartition sur l’Axe, le fameux Axe de la Méditerranée à la
111
Manche, de la classe ouvrière, en tenant compte de l’accroissement des villes et des villes-
satellites : Cergy-Pontoise, Evry-Petit-Bourg, etc.
Ces phénomènes nouveaux sont si importants qu'on peut se demander s'il faut conserver
comme base de l’analyse théorique et comme fondement de la pratique sociale l’unité de
production, l’entre prise. Je crois que l’entreprise n'est plus le lieu central où simultanément se
forment la richesse, la plus-value, les rapports sociaux de production, le mode de production
comme totalité. Certains dogmatiques maintiennent et maintiendront peut-être longtemps cette
thèse. Je pense à des marxistes, et notamment à Charles Bettelheim, qui non seulement conserve
la thèse mais l’étend à l’analyse des sociétés non-capitalistes. Je pense qu'entre les unités de
production, les entreprises, déjà groupées en centres de production, le tissu intersticiel,
généralement urbain, participe à la production. Que contient-il ? De multiples services, dont les
transports, les sous-traitances, et ainsi de suite.
En 1968, la classe ouvrière française alla presque jusqu'à ses extrêmes possibilités objectives
et subjectives. S'affirmant comme sujet social et politique, elle ébranla (un moment) le Système,
pour autant qu'il avait réussi à s'établir ; elle l’a laissé fissuré, effrité en. sous-systèmes qui se
raccordent mal. Pourquoi ? L'action des étudiants n'a pu servir que de catalyseur, d'analyseur-
révélateur. La classe ouvrière ne protestait-elle pas contre les dispositions et dispositifs spatiaux
qui se mettaient en place ? Contre les manipulations ? C'est une hypothèse, qui rapprocherait
théoriquement et politiquement, des événements qu'un siècle sépare.
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