CENT ANS DE NÉOPLATONISME EN FRANCE-Wayne J Hankey
CENT ANS DE NÉOPLATONISME EN FRANCE-Wayne J Hankey
CENT ANS DE NÉOPLATONISME EN FRANCE-Wayne J Hankey
PAR
Wayne Hankey
Traduit de l anglais
Par
Martin Achard et Jean-Marc Narbonne
REMERCIEMENTS
Le présent essai trouve son origine dans le désir qui fut le mien, il y
quelque vingt-cinq ans, de comprendre pourquoi la « philosophie aristotélico-
thomiste » avait progressivement cédé le pas, au sein de l Église catholique, à
une forme platonicienne de philosophie, de théologie et de spiritualité à
l intérieur de laquelle l “quinate pouvait être replacé. J ai été assisté, tout au
long de cette lente gestation, par nombre de personnes entre-temps disparues
pour une récompense, on peut l espérer, bien meilleure que celle dont mes
paroles peuvent les gratifier. Leur mémoire est empreinte pour moi de joie et de
gratitude.
Parmi ceux qui restent, le Père Louis Bataillon, o. p., doit être remercié le
premier, qui m orienta avec bonheur vers le Père Henry-Dominique Saffrey,o.p.,
sans lequel je n aurais rien pu accomplir correctement et dont la générosité a
toujours répondu à toutes mes demandes d aide. Le Père Ghislain Lafont,o.s.b.,
de concert avec mon Doktorvater de Oxford, le Révérend Professeur Ian
Macquarrie, m ont sensibilisé les premiers au lien existant entre le retour du
néoplatonisme et la pensée de Heidegger. Trois personnes, de mes jours de jadis
à Oxford, et plus récemment une personne, à Cambridge, m ont prodigué de
nombreux encouragements dans la poursuite de mes recherches : le Père
Anthony Meredith,s.j., le Révérend Professeur Sir Henry Chadwick, le Père
Andrew Louth, et Douglas Hedley.
1
”runo Neveu. Le savoir et l amitié d Olivier ”oulnois, de Vincent Carraud, Jean-
Louis Dumas, Philippe Hoffmann, Alain De Libera, Marc Fumaroli, Christian
Trottmann, Rudi Imbach, Zbigniew Janowski, et du chanoine Édouard Jeauneau,
m ont été offerts avec une abondance qui est digne d être mentionnée. Des
remerciements spéciaux sont dus à Jean-Luc Marion dont l appui généreux ne
s est jamais démenti, à travers même parfois des désaccords : sa charité
intellectuelle est demeurée surabondante. Les bibliothécaires de l ancienne
”ibliothèque nationale, des Études augustiniennes, du Saulchoir, de l Institut
catholique de Paris ont allié expertise et patience et compensé ainsi pour les
déficiences de mes méthodes de recherche.
2
INTRODUCTION
3
Le retour du néoplatonisme dans la philosophie, la théologie et la vie
spirituelle françaises du XXe siècle demeure largement méconnu, en dépit de sa
forte présence et de son importance, dues au fait sans doute qu il s agit d un
mouvement philosophique qui recherche l union avec le ”ien, divin et simple,
Bien pour lequel aucun langage ni aucune pensée ne sont adéquats, mais qui
n en demeure pas moins une cause plus présente dans le monde que toute
causalité plus manifeste.
1 Pour un examen antérieur des motifs à l œuvre dans le néoplatonisme français contemporain,
on consultera mes articles : « The Postmodern Retrieval of Neoplatonism in Jean-Luc Marion and
John Milbank and the Origins of Western Subjectivity in Augustine and Eriugena », Hermathena
165 (1998), p. 9-70, et plus spécialement p. 9-33 ; « Le Rôle du néoplatonisme dans les tentatives
postmodernes d échapper à l onto-théologie », in L. Langlois et J.-M. Narbonne (éds.), Actes du
XXVIIe Congrès de l’ “ssociation des Sociétés de Philosophie de Langue Française. La métaphysique: son
histoire, sa critique, ses enjeux, Paris/Québec, Vrin/Presses de l Université Laval, , p. -43 ; «
Neoplatonism and Contemporary Constructions and Deconstructions of Modern Subjectivity »,
in D.G. Peddle et N.G. Robertson (éds.), Philosophy and Freedom : The Legacy of James Doull,
Toronto, University of Toronto Press, 2003, p. 250-278 ; « Why Heidegger s History of
Metaphysics is Dead », American Catholic Philosophical Quarterly (sous presse).
2 A.Ph. Segonds, « Liminaire », in A.Ph. Segonds et C. Steel (éds.), Proclus et la Théologie
Platonicienne. Actes du Colloque International de Louvain (13- mai ) en l’honneur de H.D. Saffrey
et L.G. Westerink, Ancient and Medieval Philosophy, De Wulf-Mansion Centre Series I, XXVI
(Leuven and Paris: Leuven University Press and Les Belles Lettres, 2000), p. xi.
4
qu on observe en Allemagne, « la philologie a les plus grandes peines à se
constituer en discipline scientifique »3. Il demeure que la France a, au XXe siècle,
apporté une contribution sans pareille à l édition et à la traduction des œuvres
des néoplatoniciens, de même qu à la réactivation de leurs idées et de leur projet
spirituel. Concernant ce dernier point, Segonds écrit :
Il faut surtout relever l influence de H. ”ergson, qui, dans de célèbres
cours au Collège de France, révèle Plotin au public, et marque de son
empreinte pour longtemps l interprétation française de cet auteur, très
attachée à l idée d expérience personnelle4.
3 Ibid., p. xiii.
4 Ibid., p. xiv.
5 Pierre Hadot, « Introduction », in Le Néoplatonisme (Royaumont 9-13 juin 1969), Colloques
5
HENRI BERGSON : LA FIN EST DANS LE COMMENCEMENT
7 Émile Bréhier, « Images plotiniennes, images bergsoniennes », Les Études bergsoniennes, tome 2,
Paris, Presses Universitaires de France, 1968 (1949), p. 107-108 (réimprimé dans Émile Bréhier,
Études de philosophie antique, Paris, PUF, 1955).
8 On trouvera le compte rendu critique d un séminaire privé dans l article de Maurice de
PUF, 1959, p. 8 sur l ambiguïté de ”ergson vis-à-vis de Plotin, voir ibid., p. 2-9.
6
conscience perçoivent. Dès lors elle ne pouvait plus être qu un
arrangement plus ou moins artificiel de concepts, une construction
hypothétique. Elle prétendait dépasser l expérience ; elle ne faisait en
réalité que substituer à l expérience mouvante et pleine, susceptible d un
approfondissement croissant, grosse par là de révélations, un extrait fixé,
desséché, vidé, un système d idées générales abstraites, tirées de cette
même expérience ou plutôt de ses couches les plus superficielles10.
Cette erreur fondamentale grève également selon Bergson la philosophie de
Plotin. Il voit du reste en elle le parachèvement de la tradition intellectualiste
grecque, qui prend sa source chez Platon et Aristote. Il observe ainsi :
Toute cette philosophie qui commence à Platon, pour aboutir à Plotin, c est
le développement d un principe que nous formulerions ainsi : « Il y a plus
dans l immuable que dans le mouvant, et l on passe du stable à l instable
par une simple diminution ». Or, c est le contraire qui est la vérité11.
Nous ne serons donc pas surpris de voir Bergson critiquer l entreprise
plotinienne de conversion de l âme vers ce qui représente pour lui l universel
abstrait. Mais, au-delà, Bergson juge que l intellectualisme grec de Plotin
l empêcha d atteindre le véritable mysticisme. Selon lui, Plotin « alla jusqu à
l extase, un état où l âme se sent ou croit se sentir en présence de Dieu, étant
illuminée de sa lumière », mais
il ne franchit pas cette […] étape pour arriver au point où, la
contemplation venant s abîmer dans l action, la volonté humaine se
confond avec la volonté divine. [Or, cette première étape] n est pas celle
du mysticisme plein : « l action, dit-il, est un affaiblissement de la
contemplation [Ennéade III 8, 4] ». Par là il reste fidèle à l intellectualisme
grec […]12.
La démarche plotinienne d élévation vers l Intelligence et le principe qui la
transcende est donc restée prisonnière des rets de la métaphysique classique et
de son héritage. Qu est-ce que Bergson prisait alors chez Plotin ? En réalité, il
accordait une valeur non pas aux buts qu aurait poursuivis ce dernier, mais 1) à
une expérience mystique qu il n aurait pas su pousser jusqu à son achèvement, 2)
à l automouvement harmonieux et à la vie auto-explicative de l âme, que Plotin
12 Henri Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, in Œuvres, Édition du centenaire,
7
reprend du stoïcisme, et qui fondent sa hiérarchie spirituelle, et à l attention
qu il accorde à l expérience propre de l âme individuelle . En d autres termes,
13
Comme les penseurs qui lui ont succédé dans le retour au néoplatonisme,
Bergson veut délivrer à la fois le Monde et le Moi du corset de ces réifications et
de ces réductions. Comme ces maîtres de la tradition phénoménologique
française qui, plus tard dans le siècle, s insérèrent dans ce mouvement de retour
au néoplatonisme, Bergson pourfend la métaphysique classique et impute le
problème qui imprègne son histoire à la fermeture que s inflige une subjectivité
prisonnière de ses propres objectivations idéalistes. En commun également avec
eux, la solution passe pour lui par un exhaussement de l Un et du ”ien, et par le
13 Voir Mossé-Bastide, Bergson et Plotin, p. 3-9 ; Leszek Kolakowski, Bergson, Past Masters, Oxford,
Oxford University Press, 1985, p. 82.
14 Il s agit de l hypostase de l intelligence nous), deuxième niveau de réalité dans le système
plotinien.
15 Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, in Œuvres, Édition du centenaire, Paris, PUF, 1970, p. 959.
17 Ibid., p. 8.
18 Ibid., p. 9.
8
volontarisme. L affranchissement du sujet de la dialectique sujet-objet du Noûs,
qui exerce son emprise de façon exclusive, permettra de regagner les conditions
philosophiques d une « expérience intégrale », authentiquement ouverte à
l altérité. Par là, ”ergson anticipe un certain nombre de développements
ultérieurs, qui feront juger que Plotin s est trop avancé sur la voie de
l intellectualisme. Si l on inverse maintenant la perspective pour considérer la
relation que Bergson entretient avec ses devanciers, il est significatif de voir
qu en cherchant à rendre raison de son intérêt pour Plotin, il fait référence à Félix
Ravaisson (1813-1900). Considérant en effet « l ordre géométrique inhérent à la
matière », et réfléchissant à l harmonie présente dans la division des éléments, il
écrit dans une note :
Notre comparaison ne fait que développer le contenu du terme logos, tel
que l'entend Plotin. Car d'une part le logos de ce philosophe est une
puissance génératrice et informatrice, un aspect ou un fragment de la
psyché, et d'autre part, Plotin en parle quelquefois comme d'un discours.
Plus généralement, la relation que nous établissons dans le présent
chapitre entre l « extension » et la « distension », ressemble par certains
côtés à celle que suppose Plotin (dans des développements dont devait
s inspirer M. Ravaisson , quand il fait de l étendue, non pas sans doute
une inversion de l Être originel, mais un affaiblissement de son essence,
une des dernières étapes de la procession19.
Dominique Janicaud fait observer que, dans ce passage, Bergson trahit la pensée
de Ravaisson, et il remarque une différence significative entre Bergson,
Ravaisson et Plotin. En effet, Bergson passe sous silence le christianisme de
Ravaisson, lequel par ailleurs n assimile jamais le vital au divin. D où cette
conséquence quelque peu paradoxale que : « L abaissement de la Divinité n est
jamais envisagé par Ravaisson comme un retournement de son essence ;
condescendance n est point conversion. Ravaisson s inspire il est vrai de Plotin,
mais plus littéralement que Bergson »20.
19Henri Bergson, L’Évolution créatrice, in Œuvres, Édition du centenaire, Paris, PUF, 1970, p. 673,
n. 1.
20 Dominique Janicaud, Une généalogie du spiritualisme français. Aux sources du bergsonisme :
Ravaisson et la métaphysique, “rchives internationales d histoire des idées, La Haye, Nijhoff, 1969,
p. 65.
9
qu on puisse lui reprocher certaines incompréhensions et sollicitations21. Maine
de Biran (1766- s immisce ici dans la relation qu entretient ”ergson avec la
philosophie du passé, puisque Ravaisson forgea ses propres positions en regard
de de Biran, qui « peut être considéré comme le premier positiviste
spiritualiste authentique », ayant « été reconnu comme tel par Ravaisson [et par]
Bergson »22. Aussi bien, Bergson semble avoir lié les deux à Plotin dans le
décompte de ses influences : « Je suis certain », confia-t-il à Gilbert Maire, « de ne
devoir profondément qu à deux ou trois philosophes […] : Plotin, Maine de
Biran, et quelque peu à Ravaisson »23. Louis Lavelle (1883-1951) un
contemporain de Bergson et de Maurice Blondel (1861-1949) qui, comme eux,
posa « un geste qui, largo sensu, peut être décrit comme néoplatonicien , en
opposition à l ontologie et au type de métaphysique hérités d “ristote et de ses
commentateurs médiévaux »24 , note la conscience que de Biran avait de son
isolement : il fut d ailleurs largement oublié dans la seconde moitié du XXe
siècle25. Pourtant, il est un élément essentiel de l histoire que nous examinons,
puisqu il y trouve au début comme à la fin des continuateurs, dont le dernier en
date est Michel Henry, l un des porte-étendards actuels du néoplatonisme26. On
trouve en germe, chez Maine de Biran, des éléments philosophiques et
théologiques qui réapparaîtront dans l attachement à la phénoménologie de
quelques-uns des philosophes et théologiens les plus créatifs, comme Emmanuel
Lévinas, Henry Duméry, Jean-Luc Marion ou Michel Henry. Aux deux
extrémités de l histoire du XXe siècle, l effort pour rouvrir la subjectivité que la
métaphysique moderne est censée avoir fermée suscite une attention disciplinée
et unifiée à l expérience, qui incorpore des éléments cruciaux du néoplatonisme.
Le fonds commun à de Biran, Ravaisson et Bergson éclaire les points sur lesquels
le « spiritualisme français » ne suit pas Plotin ; nous pouvons donc nous attendre
23 Gilbert Maire, Bergson mon maître, Paris, Grasset, 1935, p. 222 (cité dans Janicaud, Ravaisson et la
métaphysique, p. 6-7).
24 Jacob Schmutz, « Escaping the Aristotelian Bond : the Critique of Metaphysics in Twentieth-
Paris, PUF, . L intérêt que porte Henry à de Biran est examiné par Maël Lemoine,
« Affectivité et auto-affection réflexions sur le corps subjectif chez Maine de Biran et M.
Henry », Les Études philosophiques (Avril-Juin 2000), p. 242-267 (cet article aborde également les
points de désaccord entre de Biran et Ravaisson).
10
à ce que le lien à de Biran jette une vive lumière sur la nature du renouveau
actuel du néoplatonisme.
27 Cité dans Bernard Halda, La Pensée de Maine de Biran, Pour connaître la pensée, Paris/Montréal,
Bordas, 1970, p. 5. Cf. Maurice Merleau-Ponty, L’Union de l’âme et du corps chez Malebranche, ”iran
et Bergson, Cours à l ENS, Paris, Vrin, .
28 Henri Gouhier, Bergson et le Christ des évangiles, Paris, Fayard, 1961 (cité dans Renaud Barbaras,
« Présentation », Les Études philosophiques [Avril-Juin 2000, numéro thématique consacré à Maine
de Biran], p. 145.
29 Janicaud, Une généalogie, p. 16.
30 Ravaisson, De l’Habitude (cité dans Janicaud, Une généalogie, p. 31) ; la citation est
11
Hegel. Aussi Jean-François Courtine peut-il lier Cousin, Ravaisson et K.L.
Michelet à Schelling au point même où ce dernier se dresse contre Hegel, en
refusant l identification de l être, de la pensée et de Dieu31, ce qui préfigure une
direction qui sera celle de la réactualisation française du néoplatonisme. Le
rapport à Schelling explique par ailleurs en quoi « le réalisme ou positivisme »
du « spiritualisme français » se sépare de Plotin.
philosophiques (1984), p. 456. Dans son article « Was Schleiermacher an Idealist ?», (Dionysius, 17
[1999], p. 149-168), Douglas Hedley dépeint Hegel comme le véritable héritier de la tradition
néoplatonicienne, et présente Schleiermacher comme le fondateur du néoplatonisme kantien qui
s y opposa, ce qui en fait, par contrecoup, l inspirateur du néoplatonisme anti-intellectualiste
français du XXe siècle.
33 Félix Ravaisson, La Philosophie en France au XIXe siècle, Paris, Imprimerie impériale, 1868, p. 130-
12
que les critiques formulées par Hegel contre Schelling s appliqueraient
également à Ravaisson :
Dans les deux cas, ce qui est visé, c est l irrationalisme intuitionniste, c est-
à-dire cette pensée qui ne retient du kantisme que la détermination des
limites de l entendement, pour mieux lâcher la bride à l intuition dans le
domaine de l inconnaissable37.
Cela nous mène à une divergence majeure du spiritualisme français par rapport
à Plotin, dont Maine de Biran est le pivot.
41 Ibid., p. 1455.
13
que Ravaisson trouvait chez Aristote. Ravaisson trahit au reste le même penchant
aristotélicien en marquant sa préférence pour Plotin par rapport à Proclus. Jean
Trouillard note avec raison que dans sa réflexion sur Proclus, Ravaisson est en
quelque sorte dépassé par le fait que
l Un soit au-delà de l activité et de l intelligibilité elle-même. La dimension
mystique, pourtant fondamentale, du néoplatonisme lui échappe comme
on le voit dans le tome II de son Essai sur le métaphysique d’“ristote. On sent
qu il continue à identifier l absolu à la Pensée de la pensée. D ailleurs il
préfère Plotin à Proclus, jugeant le premier plus idéaliste et, dans son
optique, plus proche d “ristote42.
Bien que son essai renferme une étude sérieuse de la transmission d “ristote par
les néoplatoniciens, Ravaisson, lorsqu il le confronte au Premier Principe
aristotélicien, se montre finalement critique à l égard de l Un néoplatonicien. Il
parle alors de « contradictions évidentes », résultant d une « confusion
irrémédiable cachée dans [le] principe ». Les efforts du platonisme pour
échapper au « chaos primitif », à la « matière première », sont vains : « plus il [le
platonisme] s efforce de séparer son Unité absolue de la matière, dont elle est
réellement si voisine, plus il s efforce de la réduire […]. Il faut en Dieu non pas
une unité vague également semblable au néant […] »43. Ces deux termes, à savoir
un Dieu au-delà de la pensée et la matière, représentent ce que Bergson
cherchera à unir. Bergson ira au-delà de Ravaisson en s orientant vers le côté
mystique du néoplatonisme ; il tentera d ailleurs à cet égard, comme nous
l avons vu, de pousser plus loin que Plotin. Janicaud est donc fondé à voir une
asymétrie dans les relations entretenues par Ravaisson et Bergson avec Plotin.
Comment se situent-ils en regard de Maine de Biran ?
Ravaisson et Bergson ont reconnu tous deux leur dette profonde envers
lui. La méthode de Biran, comme le résume Bergson en des termes révélateurs,
consistait à « concentrer l attention de la philosophie sur la vie intérieure », pour
« pénétrer expérimentalement dans l au-delà, ou tout au moins […] jusqu au
seuil »44. Janicaud observe que Bergson fait cependant preuve de moins
d ambition que ”iran, dans la mesure où Biran met sur le même plan le « moi » et
42 Jean Trouillard, « Les notes de Ravaisson sur Proclus », Revue philosophique de la France et de
l’Étranger, 152 (Janvier-Mars 1962), p. 75.
43 Félix Ravaisson, Essai sur le métaphysique d’“ristote, tome II, Paris, Imprimerie royale, 1837, p.
582-583.
44 Henri Bergson, « Rapport sur le Prix Bordin : Mémoires sur Maine de Biran [8 nov., 1905] », in
Écrits et Paroles, textes rassemblés par R.-M. Mossé-Bastide, Paris, PUF, 1958, tome II, p. 245.
14
« la personne Dieu » en les décrivant comme « les deux pôles de la personne
humaine ». Pourtant,
la méthode bergsonienne est fort voisine de celle qu on observe chez
Biran c est une vue intérieure, une intuition, qui révèle directement la
réalité, c est-à-dire finalement Dieu45.
Bergson admit que Ravaisson, Biran et lui se rejoignent dans cette méthode que,
citant Bergson, Janicaud décrit comme « un empiricisme nouveau, un
empiricisme vrai à la mesure d une expérience intégrale »46. Bien que
”ergson refuse de suivre jusqu au bout les « empiricismes supérieurs de
Schelling et de Ravaisson », Janicaud conclut à bon escient que « Ravaisson et
Bergson, se réclamant tous deux de Biran, doivent […] être replacés dans la
perspective commune du réalisme ou positivisme spiritualiste »47. Il a aussi
raison de faire observer qu un tel empiricisme ne correspond pas à
l introspection plotinienne. Cela tient, entre autres, à l unification biranienne du
physiologique et du psychologique, et au rejet en bloc par Bergson de la
métaphysique intellectualiste grecque, qui est le corollaire du caractère
radicalement temporel de sa propre métaphysique, de son vitalisme, et de son
refus de voir dans l intelligible le véritable lieu de la connaissance. Néanmoins,
une filiation subsiste, perceptible à travers de nombreux échos.
15
était celle de l âme avant son incarnation. L âme se joint alors à leur
productivité48.
51 Particulièrement sa traduction des Ennéades, 7 vols., Paris, Les Belles Lettres, 1924-38, et son
livre La philosophie de Plotin, Bibliothèque de la Revue des Cours et Conférences, Paris, Boivin,
1928.
52 Voir par exemple La pensée et le mouvant, p. 1350 : « Un philosophe digne de ce nom n a jamais
16
de lui-même « moi qui reste philosophe », affirme à propos de son travail : « s il
est d abord un récit aussi fidèle qu il m a été possible, [il] n est pas cependant
seulement un récit et […] sa fin dernière […] est de dégager progressivement,
dans sa pureté, l essence de la philosophie »54. Chez Bréhier, comme chez
”ergson, l arrière-plan idéaliste est présent. Mais la connexion est encore plus
nette chez le grand historien de la philosophie. Hegel (et Comte) procure la base
et Hegel (et Leibniz) fournit le modèle permettant d unir la philosophie et
l histoire55. En opposant le « progrès nécessaire » et le « mouvement libre »,
Bréhier cherche certes à différencier sa pratique de l histoire d avec celle de
Hegel et de Comte, qui pensaient que « le passé […] ne fait que dérouler l unité
d un plan systématique et préconçu »56, mais, en fin de compte, c est sur une
conception de la raison philosophique, qu il trouve dans l Encyclopédie de Hegel,
qu il campe son propre travail historiographique :
L histoire de la philosophie est le développement d un « unique esprit
vivant » prenant possession de lui-même elle ne fait qu exposer dans le
temps ce que la philosophie même, « libérée des circonstances historiques
extérieures, expose à l état pur dans l élément de la pensée »57.
Au-delà de sa différence par rapport à ”ergson et Hegel , justement parce qu il
lui paraissait nécessaire d écrire une histoire de la philosophie, il y a chez ”réhier
un rejet catégorique du « positivisme intuitionniste » de Schelling : « en
Schelling », écrit-il, « la victoire [sur le dualisme] aboutit finalement à une
défaite, à une dissociation entre philosophie rationnelle et philosophie
positive »58.
54 Ibid., p. 7 et 9.
55 Ibid., p. 2.
56 Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, tome premier, L’antiquité et le moyen âge, I, Introduction. –
58 Ibid., p. 4, et Émile Bréhier, Schelling, Les grands philosophes, Paris, Alcan, 1912, p. 306.
17
étranger à la philosophie bruairienne que la théologie apophatique qu il répudie
comme athée, et qu il situe à juste titre dans la mouvance de la métaphysique
néo-platonicienne »59.
61 Émile Bréhier, « The Formation of our History of Philosophy », in Philosophy and History, essays
presented to Ernst Cassirer, edited by Raymond Klibansky and H.L. Paton, 1st edition, Oxford,
Clarendon Press, 1936, réimpression par Harper Torch Books, New York, Harper and Row, 1963,
p. 168 et 171 (nous traduisons).
62 Bréhier, La philosophie de Plotin, p. 180.
18
répondant aux reproches de ceux qui font de Plotin un mystique
enthousiaste, […] dit que, pour lui, l extase était « pure pensée qui est en
soi [et qui] se prend pour objet ». « Plotin avait l idée que l essence de Dieu
est la pensée elle-même et qu elle est présente dans la pensée ». […] Il suit
de là que l Un n est pas […] la région où la pensée philosophique cesse
pour se transformer dans le bégaiement inarticulé du mystique. La réalité
de l Un correspond à l affirmation de l autonomie radicale de la vie
spirituelle lorsque cette vie est saisie en elle-même, non pas par fragments
détachés, mais dans sa plénitude concrète. C est pourquoi Hegel a eu
raison de dire que « l idée de la philosophie plotinienne est un
intellectualisme ou un idéalisme élevé »63.
Il reste que Hegel jugea imparfait l intellectualisme de Plotin, et que l accusation
de « mysticisme enthousiaste » lancée contre ce dernier n était pas, selon Hegel,
sans trouver un certain fondement dans le recours plotinien à l expérience. Pour
Bréhier, quoi qu il en soit, pour autant que l on peut trouver chez Plotin un
mysticisme qui se fonde sur une « théorie de l intelligence comme être
universel », ce mysticisme « ne tient ni du rationalisme grec, ni de la piété
répandue dans les cercles religieux d alors ». Bréhier attribue sa source à
« l orientalisme » de Plotin, et spécialement aux Upanishads :
Avec Plotin, nous saisissons […] le premier chaînon d une tradition
religieuse, qui n est pas moins puissante au fond en Occident que la
tradition chrétienne […]. C est à l Inde que j ai supposé que remontait cette
tradition64.
Cette thèse d une origine indienne de la philosophie plotinienne fait exception
dans l érudition du XXe siècle65. La compréhension qu a Bréhier de la philosophie
de Plotin, de même que sa présentation de l histoire de la philosophie en général,
repose sur une volonté de maintenir séparées d un côté la philosophie et la
contemplation intellectuelle propres à l Occident, de l autre la recherche d une
union mystique qui transcende la pensée, qui relève de la religion et s avère
orientale. Le rejet de ce cloisonnement par ses contemporains et ses successeurs
pèsera lourd dans l histoire que nous examinons. Les raisons qui motivèrent le
désaccord de ses contemporains français éclatèrent particulièrement dans des
débats sur le caractère de la philosophie médiévale.
63 Ibid., p. 180-181.
64 Ibid., p. 118-120.
65 Albert M. Wolters, « A Survey of Modern Scholarly Opinion on Plotinus and Indian Thought »,
in R. Baine Harris (éd.). Neoplatonism and Indian Thought, Norfolk, Virginia, International Society
for Neoplatonic Study, 1982, p. 296-299.
19
Le mélange d hégélianisme et de représentation positiviste de l histoire de
la philosophie ressort fortement dans l ouvrage de Bréhier, La Philosophie du
Moyen Âge66. Henri ”err, l éditeur de la série dans laquelle parut l ouvrage,
résume le propos de Bréhier en parlant d une redécouverte, par épuration de
l élément oriental, du véritable héritage légué par les Grecs à l Occident67. Bréhier
lui-même écrit que :
la philosophie a pris son élan en Grèce et, de cet élan, elle a gardé l amour
et la passion de la liberté ; je ne disconviens pas que la philosophie soit une
plante rare dans l ensemble de l humanité, et même une plante fragile ; et
il n y a pas eu, que je sache, de philosophie ainsi précisément nommée et
caractérisée ailleurs que dans notre civilisation occidentale68.
Bréhier voua sa vie à la préservation de cette plante rare et fragile, scrutant
l histoire dans le but d en abstraire la quintessence de la philosophie. L épuration
de la philosophie médiévale exige selon lui un dépassement de « l enseignement
philosophique donné par le clergé », enseignement qui entravait la voie à une
« spéculation autonome » et à une « recherche de la vérité pour elle-même »69.
Bréhier se demanda si le Moyen Âge marquait « une rupture dans la continuité
du progrès » ; il trancha pour la négative, en arguant du fait que « ce fut à cette
période et sous ces influences que l idée d une fusion intime entre pensée
rationnelle et révélation chrétienne fut introduite »70, et que l avantage de cette
fusion se répercuta, selon lui, sur la philosophie : « son résultat global est d avoir
incité la raison à prendre plus parfaitement conscience d elle-même et de sa
nature »71. La philosophie reste en marge de la religion et accentue son
autonomie : « la philosophie est antérieure de plusieurs siècles au christianisme
[…]. Elle garde avec le christianisme un rapport tout à fait extérieur, et, si l on
peut parler de philosophes chrétiens, on voit mal le sens positif que peut
présenter la philosophie chrétienne »72. L établissement de cette thèse est le but
de la section « Hellénisme et Christianisme » de son Histoire de la philosophie :
« Nous espérons donc montrer […] que le développement de la pensée
69 Ibid., p. 145 et 433. George Davy exprime des vues analogues dans sa « Préface » à l ouvrage de
20
philosophique n a pas été fortement influencé par l avènement du christianisme,
et, pour résumer notre pensée dans un mot, qu il n y a pas de philosophie
chrétienne »73. L ouvrage de Bréhier, publié en 1927, ouvrit en France un débat
fameux autour de la question : une philosophie peut-elle se dire « chrétienne » ?74
En réaction contre les prises de position de Blondel, Bréhier affirma en 1931
qu « on ne peut pas plus parler d une philosophie chrétienne que d une
mathématique ou d une physique chrétiennes »75. Or, l essence même du combat
mené par Blondel et les catholiques français du XXe siècle, néo-augustiniens et
néoplatoniciens, résidait dans cette idée que la spiritualité et la philosophie
chrétienne n étaient pas étrangères l une à l autre. Nous ne saurions évidemment
ici explorer en détail le contexte de ce débat fameux, mais l on devra néanmoins
y revenir dans la suite. “vant de clore notre résumé de l interprétation de la
philosophie médiévale proposée par Bréhier, il importe encore de signaler une
division qu il opère à l intérieur de cette dernière.
73 Émile Bréhier, Histoire de la philosophie, tome premier, L’antiquité et le moyen age, II, Période
hellénistique et romaine, Paris, Alcan, 1927, p. 494.
74 Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté, La pensée française entre modernité et Vatican II,
1914-1962, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 151. Voir Xavier Tilliette, « Le Père de Lubac et le
débat de la philosophie chrétienne », Les Études philosophiques (avril-juin 1995 : « Henri de Lubac
et la philosophie » éd. V. Carraud), p. 193-204, et Étienne Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale,
2e éd. [1re, 1932], Études de philosophie médiévale 33, Paris, Vrin, 1944, p. 1-62 et « Notes
bibliographiques ».
75 Émile Bréhier, « Y a-t-il une philosophie chrétienne ? », Revue de métaphysique et de morale, 38
21
patristique grecque […]. Sa thèse essentielle, c est que la vie intérieure, le
recueillement en soi est un chemin vers Dieu, vers le transcendant76.
Lorsqu on ajoute le caractère que Bréhier avait déjà reconnu au thomisme, à
savoir d entretenir un « rapport extérieur » avec la foi et de s attacher à un
« problème abstrait »77, et qu on mesure le contraste qui sépare ces traits et les
caractéristiques du « spiritualisme » de Bergson et des penseurs dont il se sentait
tributaire, on comprend que le néo-thomisme était appelé à susciter les critiques
des augustiniens et des néoplatoniciens. En fait, l opposition néoplatonicienne
prendra une forme augustinienne chez Blondel, une forme inspirée de la
patristique grecque chez ses successeurs, et une forme participant plus
directement du néoplatonisme païen chez Festugière, chez Trouillard et d autres.
76 Émile Bréhier, Les thèmes actuels de la philosophie, Initiation philosophique, Paris, PUF, 1951, p.
42-43.
77 Bréhier, La Philosophie du Moyen Âge, p. 434.
78 Émile Bréhier, Les idées philosophiques et religieuses de Philon d’“lexandrie, 3e éd., Études de
22
allégorique, qui, tout absurde qu elle paraisse, n en indique pas moins un
procès essentiel de l esprit humain, celui qui va de l image à l idée80.
Après la rédaction d un livre sur Chrysippe, Bréhier focalisa son attention sur la
« dissociation entre philosophie rationnelle et philosophie positive » qu il
percevait chez Schelling, et qui s explique en partie par l influence de la religion.
Il y découvrit de nouveau la dualité entre la rationalité occidentale et le
mysticisme oriental, et ce constat l amena à révoquer en doute la thèse, avancée
par E.R. Dodds et généralement reçue par les spécialistes du néoplatonisme,
selon laquelle la doctrine néoplatonicienne de l Un n eut pas à puiser sa source
dans un élément extrinsèque à la tradition philosophique grecque81. Il trouva
également chez Plotin un « rythme », de même qu un « retour passionné à
Platon » et un effort de revivification de sa philosophie, marqués du sceau de
l « affinité intérieure », mais développés sous un mode spéculatif, qui induisit
« beaucoup de méprises »82. Ces deux éléments, la dualité et le rythme, mais
aussi le désir de dévoiler la quintessence de la philosophie, le poussèrent à
rédiger son Histoire de la philosophie83.
83 Ibid., p. 5.
87 Ibid., p. 480-482.
23
Proclus est dépeint comme le penseur qui perpétue et accentue les égarements de
Jamblique. On ne s étonnera donc pas que les recherches menées sur le
néoplatonisme en France après Bréhier, c est peut-être leur contribution la plus
significative, se soient attachées à rétablir la valeur proprement philosophique
des pensées de Jamblique et de ses successeurs. Le jugement dépréciateur de
Bréhier ne procédait toutefois pas d une ignorance, et il s inscrivait en même
temps en faux contre un certain préjugé. Trouillard parle du contexte dans lequel
Bréhier écrivit son audacieux essai « L idée du néant et le problème de l origine
radicale dans le néoplatonisme grec » : « Il y a une quarantaine d années, une
thèse sur lui [Proclos] eût été difficilement admise en Sorbonne. La belle étude
que lui consacra Émile Bréhier dans la Revue de Métaphysique et Morale en 1919 est
restée en France une initiative isolée »88. Dans cette étude, il montra qu il
comprenait la position de prêtres comme André-Jean Festugière (1898-1984),
Édouard des Places, et Jean Trouillard (1907-1984), qui allaient plus tard
découvrir dans le néoplatonisme un fondement à la religion, à la théologie
mystique et à l hénologie négative. Ces précurseurs contribuèrent avec Pierre
Hadot et d autres à la réévaluation historiographique et au réexamen
philosophique des pensées de Jamblique et de ses successeurs. Pierre Aubenque,
en examinant la tentative néoplatonicienne de dépassement de l ontologie, note
par ailleurs :
É. Bréhier commente fort bien ce mouvement de pensée, qui caractérise
sous des formes diverses tout le néoplatonisme, lorsqu il écrit : « L origine
ne peut, comme telle, posséder aucun des caractères que possèdent les
êtres à expliquer et à déduire ; car elle serait alors une chose parmi les
autres choses, un être parmi les autres êtres. Mais, ne possédant aucun
caractère des êtres, elle apparaît à la pensée qui voudrait la saisir comme
un pur non-être ». Laissons pour l instant ouverte la question, soulevée par
Bréhier, de savoir si faire de ce non-être l Un, ce n est pas le « déterminer »
et par là en faire derechef un être, à propos duquel « parce qu il est un être
on [devrait] demander à nouveau quelle est son origine ». Il reste que la
relativisation de l ontologie et la nécessité corrélative de son dépassement
sont logiquement inscrites dans la question, pensée dans sa radicalité, de
l être de l étant89.
Néoplatonisme, p. 103 “ubenque cite les premières pages de l article de ”réhier, « L idée du néant
et le problème de l origine radicale dans le néoplatonisme grec », reproduit dans Études de
24
Aubenque a donc trouvé chez Bréhier les bases d un mouvement de
dépassement du néoplatonisme plotinien lui-même vers la philosophie cléricale
du Moyen Âge, de même que du mouvement de réévaluation dans le
catholicisme français du XXe siècle de la pensée de Jamblique et de ses
successeurs. De façon caractéristique, Bréhier lui-même tâcha dans son article
d explorer la confusion de deux tendances opposées qui, selon Ravaisson, se
heurtaient irréductiblement dans le néoplatonisme, qu il résume par cette
formule : « si le néant est au-dessous de toute réalité, l origine est au contraire au-
dessus »90.
philosophie antique, p. 248 ; voir aussi, de Bréhier, « Mysticisme et doctrine chez Plotin », 1948, in
Études de philosophie antique, p. 225-231.
90 ”réhier, « L idée du néant et le problème de l origine radicale dans le néoplatonisme grec », p.
250.
91 Parmi les auditeurs de Jean Pépin dans la IVe section de l ÉPHÉ, se trouvait en 1974 le
P. M. Tardieu (attaché au CNRS), qui fut aussi l élève de Pierre Hadot. En 1976, M. Tardieu
assuma la chaire sur la « Gnose et manichéisme » dans la IVe section ; il fut nommé plus tard au
Collège de France à la chaire « Histoire des syncrétismes de la fin de l “ntiquité », où il
commença son enseignement en 1991.
92 Voir sur ce point Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française,
Paris, L éclat, ; idem, La phénoménologie éclatée, Paris, l'Éclat, 1998 ; idem, Phénoménologie et
théologie, présentation de Jean-François Courtine, Paris, Critérion, 1992.
25
des postes dans les institutions publiques d enseignement supérieur, la recherche
de pointe sur le néoplatonisme dut abandonner son lieu d enseignement
d origine, l Université, pour passer au Centre National de la Recherche
Scientifique, à l École Pratique des Hautes Études, et aux divers Instituts et
Séminaires catholiques, dans lesquels pouvaient œuvrer les prêtres.
93 E.R. Dodds, « The Parmenides of Plato and the Origin of the Neoplatonic One », Classical
Quarterly, 22 (1928), p. 129-142.
94 Cf. Stanislas Breton, De Rome à Paris. Itinéraire philosophique, Paris, Desclée de Brouwer, 1992,
p. 154.
26
catholicisme latin à la tradition orthodoxe et aux spiritualités orientales. Le
néoplatonisme devint également un substitut au catholicisme pour ceux qui
avaient quitté les ordres et tous ceux, désenchantés, qu avaient éloignés les
institutions religieuses95.
95 À l étranger, l exemple le plus clair est fourni par “.H. “rmstrong, qui explicita sa position à
cet égard dans son article « Some Advantages of Polytheism », Dionysius, 5 (1981), p. 181-188. On
décèle dans cet article l influence de Trouillard et de Festugière.
96 Pierre Hadot, Chaire d’Histoire de la pensée hellénistique et romaine, Leçon inaugurale, faite le
vendredi 18 février 1983, Paris, Collège de France, 1983 ; idem, La philosophie comme manière de
vivre. Entretiens avec Jeanne Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001 ; voir également
W.J. Hankey, « Philosophy as Way of Life for Christians ? Iamblichan and Porphyrian Reflections
on Religion, Virtue, and Philosophy in Thomas Aquinas », Laval Théologique et Philosophique, 2003
(sous presse).
97 Pierre Hadot, « Exercices spirituels », in Annuaire : Résumé des conférences et travaux, École
pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, 84 (1975-1976), Paris, Imprimerie
Nationale, 1977, p. 25-70. Cette étude fut réimprimée dans Exercices spirituels et philosophie antique,
Paris, Études augustiniennes, 1981.
98 Hadot, La philosophie comme manière de vivre, p. 68.
27
aiguillé par le Père Paul Henry, S.J. (1906-1982), vers une recherche sur
Victorinus et Porphyre102. En dépit des doutes sur la mystique plotinienne que fit
naître en lui la rédaction, en 1963, de son ouvrage Plotin ou la simplicité du regard,
son intérêt pour elle continua de croître et, dès les débuts de son élection à l École
Pratique en 1964, il entreprit des recherches sur les traités mystiques de Plotin. Il
occupait alors la Chaire de « Patristique latine », mais, à sa demande, le nom de
cette chaire fut changé, dès 1971, en « Théologies et mystiques de la Grèce
hellénistique et de la fin de l “ntiquité ». Dans le soixante-dix-neuvième volume
de l Annuaire, en rendant compte des travaux qu il menait comme titulaire de
cette chaire, dont le nouveau nom traduisait mieux ses intérêts, il parla d « un
type de connaissance expérimentale que l on peut qualifier de mystique ».
Selon lui, la caractérisation qu offrait Plotin de cette sorte de connaissance était
« sans précédent dans la tradition grecque » :
Les éléments nouveaux me paraissent être ceux-ci ° idée d une vision
d un objet sans forme, à la limite vision pure sans objet ° idée d une
transformation du voyant qui à la fois n est plus lui-même et devient
vraiment lui-même ; 3° idée de la transcendance du moi par rapport aux
déterminations naturelles : le voyant reste un « moi » mais n est plus
homme103.
Un tel acte de connaissance satisfait les réquisits d une philosophie conçue
comme manière de vivre, car à travers lui le sujet est transformé et devient
davantage lui-même. “u cours d entretiens récents, Hadot a toutefois affirmé
que l expérience mystique ne revêtait plus, pour lui, un intérêt vital, que le
néoplatonisme ne lui semblait plus être une position philosophique tenable, et
que « le stoïcisme et aussi l épicurisme sont plus accessibles que Plotin à nos
contemporains »104.
Lors d une entrevue avec Michael Chase, Hadot a révélé les raisons de son
désintérêt pour la mystique plotinienne en particulier et pour le néoplatonisme
en général, de même que les motifs de son retour au stoïcisme entendu comme
un exercice spirituel, par lequel il avait entamé son étude de la philosophie :
mes doutes concernant la mystique plotinienne apparaissent déjà en 1963,
dans la conclusion de mon livre Plotin ou la simplicité du regard. J y
insistais sur la distance qui nous sépare maintenant de Plotin. La mystique
28
de Plotin y apparaissant, selon l expression de ”ergson, comme un
«appel», appel non pas à reproduire servilement l expérience plotinienne,
mais simplement à accueillir avec courage, dans l expérience humaine, le
mystérieux, l indicible et le transcendant. Car j avais senti, en écrivant le
livre, combien il risquait, s il était pris à la lettre, d entraîner le lecteur dans
le mirage, dans l illusion du «spirituel pur», loin de la réalité concrète.105
Pour ce qui nous concerne, il est important de voir que la trajectoire de recherche
et d enseignement qui ramena Hadot du néoplatonisme à la philosophie
hellénistique épicurienne et stoïcienne fut définie à la fois par les exigences et les
acquis de sa quête spirituelle, par l évaluation qu il fit de l état d esprit de ses
contemporains, et par le jugement philosophique qu il porta sur la nature même
de la réalité, qui confinait en fait à un déni de la transcendance106.
109 Émile Poulat, « Maurice Blondel et la crise moderniste », Revue philosophique de la France et de
l’Étranger (Janvier-Mars, 1987), p. 50 (Poulat cite ici une lettre écrite par Blondel à Loisy).
29
de la croisade engagée, on devine les risques qu il encourait en énonçant une
telle position.
(1968), p. 100. Les textes d “ugustin, fait observer Madec, « semblent surgir de sa mémoire »
(ibid.).
114 Henri Gouhier, « Préface », Maurice Blondel, Dialogues avec les philosophes : Descartes, Spinoza,
Malebranche, Pascal, saint Augustin, Paris, Aubier, 1966, p. 7, et Maurice Blondel, « Pour le
quinzième Centenaire de la mort de saint “ugustin l unité originale de sa doctrine
philosophique », Revue de métaphysique et de morale, 36 (octobre-décembre, 1930), p. 423-469,
réimprimé dans Dialogues avec les philosophes, p. 144.
115 Blondel, « Pour le quinzième », p. 145 et 190.
30
conception de la philosophie qui allait permettre la réintégration des
néoplatoniciens postérieurs à Plotin dans le panthéon des philosophes.
120 Voir à ce sujet Étienne Gilson, Les Tribulations de Sophie, Essais d art et de philosophie, Paris,
Vrin, 1967, p.58-64. ”ien qu il fût lui-même thomiste, Gilson critiqua les néo-thomistes, et
défendit une idée de la philosophie chrétienne qui s opposait, à certains égards, à celle de Blondel.
31
humaine, du problème de la transcendance, sous son double aspect
métaphysique et philosophiquement religieux »121. Parce qu elle prétend parvenir
à l achèvement spéculatif sans faire sa part à l action, ”londel jugeait que la
métaphysique était empêtrée dans une logique d auto-objectivation, et il suivait,
pour l en tirer, le fil conducteur bergsonien. Selon Jacob Schmutz, le mode de
« spiritualisme français » qu on trouve chez ”londel a pour caractéristique de
vouloir atteindre à la fois la transcendance et l expérience intime, dans une union
« avec le principe de la pensée, qui est lui-même au-delà de toute saisie
intellectuelle » ; dès lors, « nous ne sommes pas en présence d une métaphysique
intellectualiste ou spéculative, mais en présence d une métaphysique de l union
avec le principe ultime. Nous sommes plus proches du néoplatonisme que de
l aristotélisme »122. Quoique l augustinisme de Blondel soit bien marqué et
reconnaissable, sa filiation au néoplatonisme transparaît plutôt dans les rapports
qu entretinrent avec sa pensée les prêtres qui s engagèrent résolument dans la
voie du retour au néoplatonisme, afin de purger le catholicisme des éléments,
imputables à la modernité occidentale, qui leur semblaient mettre en péril sa
survie comme religion.
121 « Compte rendu des séances, Travaux du Premier Congrès National des Sociétés Françaises de
Philosophie », Les études philosophiques, 12 (1938), p. 7.
122 Schmutz, « Escaping the Aristotelian Bond », p. 184-185 (nous traduisons). Schmutz perçoit la
Maurice Blondel, Paris, Montaigne, 1948 (cet ouvrage comprend une utile « Bibliographie
analytique » de l œuvre de ”londel , et, du même auteur, Blondel et la Religion : Essai critique sur la
Lettre de , Paris, PUF, 1954, et Raison et religion dans la philosophie de l’action, Paris, Seuil,
1963.
124 Fouilloux, Une Église en quête de liberté, p. 35 (Fouilloux cite L’Osservatore Romano du 6 juillet
(1907-1984) », Études néoplatoniciennes, 2e éd., Collection Krisis, Grenoble, Millon, 1996, p. 353-365,
voir plus spécialement p. 354-355 (cet article fut originellement publié dans Gonimos, Mélanges
offerts à L.G. Westerink, Buffalo, Arethusa, 1988, p. 85-102).
32
néoplatonicien »126. Si Breton, un prêtre passionniste, s était lui-même compté
dans le groupe, il aurait fallu parler en France d une tétrade néoplatonicienne.
Duméry et Trouillard percevaient tous deux une tonalité néoplatonicienne dans
la pensée de Blondel. Duméry rapproche par ailleurs Bergson de Blondel
lorsqu il considère la manière dont ”londel unifie l ascension et la descente, la
pensée et l être, la volonté et le savoir :
Quand on soude en tous points les dialectiques ascendante et descendante,
les deux processus du déterminisme intelligible et du dynamisme
ontogénique s épousent et se fécondent. La volonté par laquelle nous
dépassons l essence pour la poser en soi devient alors identique à la loi de
procession qui la réalise, c est-à-dire, en fin de compte, à la volonté par
laquelle Dieu lui-même la produit : il y a, comme dit Bergson,
« coïncidence entre l acte par lequel notre esprit connaît parfaitement la
vérité et l opération par laquelle Dieu l engendre […] la conversion des
Alexandrins, quand elle devient complète, ne fait plus qu un avec leur
procession » (La Pensée et le Mouvant127). Dès lors, intellectualisme et
volontarisme ne sont plus des points de vue exclusifs l un de l autre, et
l option, au sein de ce connubium entre l être et la pensée, n est plus […]
un rapt de l être ; elle consacre une véritable union. […] L option n est pas
autre chose […] que cette lecture intérieure du tracé réalisateur dans
l épaisseur de la série objective. Elle devient constitutive d être parce que,
à la manière plotinienne, elle retrouve l être comme la trace de l Un128.
33
thomisme, et le mur qu il élevait entre la philosophie, la théologie et la
spiritualité. Puisque ces séparations, jointes au rationalisme, caractérisaient la
scolastique latine médiévale, il semblait nécessaire de revenir aux Pères de
l Église. Mais ce retour visait également à restaurer l importance des Pères grecs,
éclipsés par l attention exclusive consentie aux Pères latins et particulièrement à
Augustin130. À l origine, comme le rapporte Henri de Lubac, la collection
« Sources chrétiennes » « ne devait […] comprendre que les Pères grecs » :
l initiateur de la collection « y voyait un instrument de rapprochement avec les
Églises orthodoxes »131. On peut en outre y déceler le développement d une
volonté d ouverture à l Orient, puisque de Lubac en arrivera à citer avec
approbation l un de ses confrères prêtres, qui avait avancé que l union de la
philosophie, de la théologie et du mysticisme chez Origène et Grégoire de Nysse
préfigurait « la forme indienne de la pensée chrétienne »132. Les jésuites Henri de
Lubac (1896-1991) et Jean Daniélou (1905-1974) se rangèrent aux côtés de Blondel
pour s opposer à la philosophie scolastique, dont la logique et la métaphysique
leur semblaient faire pièce à une réflexion qui fût à la fois philosophique,
théologique et mystique133. Cependant, plutôt que d opter à l instar de ”londel
pour le développement d une nouvelle métaphysique, ils choisirent la voie des
études historiques, dans le but de renouer avec ces pensées qui ne tablaient pas
sur les dualismes et les oppositions caractéristiques de l époque moderne.
34
et une « idée de la nature » pouvant « aussi bien convenir au déiste ou à
l athée »134.
On espérait trouver, chez les Pères grecs, une approche chrétienne qui fût
exempte des cloisonnements caractéristiques de la pensée occidentale moderne,
c est-à-dire un cadre de pensée dans lequel les rigidités et les restrictions du
rationalisme n étouffaient pas encore les efforts d élévation spirituelle, et dans
lequel la théologie déductive n était pas séparée de la méditation biblique135. À
l aristotélisme, qui avait inspiré au thomisme sa division du savoir, on opposait
le platonisme, qui semblait faire de la philosophie et de la théologie les
composantes inséparables d un itinéraire mystique. Plusieurs des intellectuels
catholiques qui critiquèrent la tradition latine en vinrent également à s opposer
au thomisme ; mais de Lubac, pour sa part, cherchait tout autant à promouvoir
une juste compréhension de la pensée de Thomas et d “ugustin qu à élargir la
mentalité de l Église et à enrichir ses assises doctrinales. Parmi ceux qui
partagèrent ce dessein d en arriver, par la pratique de l histoire, à la réactivation
d une optique pré-moderne, on compte les dominicains Yves Cardinal Congar et
Marie Dominique Chenu, et Étienne Gilson (1884-1978), un historien laïque de la
philosophie médiévale. Étienne Fouilloux explique en quoi cette entreprise de
ressourcement patristique suscita une controverse dans l Église :
Pour une théologie romaine arc-boutée sur son interprétation aussi
normative que figée de l école thomiste, le mouvement patristique pouvait
avoir quelque chose d inquiétant, voire de subversif, dans la mesure où,
manifestant la cohérence de théologies plus proches des origines, il
relativisait la synthèse du Docteur angélique et justifiait le pluralisme
doctrinal au sein d une Église qui ne le supportait plus depuis la crise
moderniste. D autant que ces théologies, pétries de rumination biblique,
ont évité la coupure […] entre pensée et prière, doctrine et mystique,
théologie et sainteté. “ssurée depuis des décennies par le magistère d être
la seule approche rationnelle de la vérité, la scolastique tardive ne pouvait
que dénoncer une telle concurrence, dans laquelle elle soupçonnait un
retour aux fumées néoplatoniciennes en deçà de la « science »
134 Henri de Lubac, « Préface », in Le mystère du surnaturel, Théologie, Études publiées sous la
direction de la Faculté de Théologie SJ de Lyon-Fourvière, 64, Paris, Aubier, 1965, p. 15 ; voir
aussi idem, Augustinisme et théologie moderne, Théologie, Études publiées sous la direction de la
Faculté de Théologie SJ de Lyon-Fourvière, 63, Paris, Aubier, 1963, et idem, Surnaturel. Études
historiques, 2 tomes, Théologie, Études publiées sous la direction de la Faculté de Théologie SJ de
Lyon-Fourvière, 8, Paris, Aubier, 1945.
135 Fouilloux, Une Église en quête de liberté, p. 182-187.
35
aristotélicienne baptisée […] par l “quinate, voire un refus de l exercice de
l intelligence en matière de foi, un anti-intellectualisme subjectif, ou
subjectiviste136.
Puisque leur nouvelle vision de l histoire intellectuelle et spirituelle de l Église
semblait menacer l hégémonie du néo-thomisme, les jésuites et les dominicains
subirent, dans les années quarante et cinquante, les persécutions des autorités
ecclésiastiques. Gilson qui, comme Blondel, était laïque, fut épargné, mais les
prêtres se virent interdits d enseignement137. Leurs travaux mirent toutefois en
lumière les sources et la coloration néoplatoniciennes de la pensée de Thomas
lui-même, et cet apport fut à la base du renouveau d intérêt pour son œuvre
après la chute du néo-thomisme138. Cette nouvelle approche, consciente de
l influence exercée par le néoplatonisme sur la pensée de Thomas, oblige à rejeter
l opposition qu avait cru discerner Bréhier, au sein de la pensée religieuse du XXe
siècle, entre deux voies d accès à la transcendance.
136 Étienne Fouilloux, La collection « Sources chrétiennes » Éditer les Pères de l’Église au XXe siècle,
Paris, Cerf, 1995, p. 223-224.
137 Voir sur ce point de Lubac, Mémoire, p. 61-96, et G. Alberigo, M.-D. Chenu, É. Fouilloux, J.P.
Jossua et J. Ladrière, Une école de théologie : Le Saulchoir, Paris, Cerf, 1985. La situation connut
toutefois un renversement spectaculaire au cours de Vatican II ; ces mêmes prêtres, en effet,
furent reconnus comme des précurseurs, dont on sollicita l expertise.
138 Voir Jean-Marc Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis (Plotin-Proclus-Heidegger), Paris, Les
Belles Lettres, 2001, et mes articles « “quinas doctrine of God between ontology and henology »,
in Actes du Colloque La philosophie et la question de Dieu. Histoire, développement, perspectives,
Université Laval (Québec) les 10, 11 et 12 avril 2003 (sous presse) ; « From Metaphysics to History,
from Exodus to Neoplatonism, from Scholasticism to Pluralism : the fate of Gilsonian Thomism
in English-speaking North America », Dionysius, 16 (1998), p. 157-188 ; « Denys and Aquinas :
Antimodern Cold and Postmodern Hot », in Lewis Ayres et Gareth Jones (éds.), Christian Origins
: Theology, Rhetoric and Community, Studies in Christian Origins, Londres et New York,
Routledge, 1998, p. 139-184.
139 De Lubac, Mémoire, p. 66.
36
Au sortir du Jersey […], où régnait encore l esprit suarézien, j avais été
noté sévèrement comme thomiste d un thomisme, il est vrai, revivifié par
Maréchal et Rousselot) […]. Je n ai jamais abdiqué cette orientation
fondamentale. Je crois même avoir travaillé […] à ramener les esprits au
saint Thomas authentique, comme à un maître à penser toujours actuel140.
Ses travaux sur Augustin furent motivés par une préoccupation analogue, de
même que toute son entreprise de ressourcement.
d “quin dans la tradition ontologique néoplatonicienne, et très prisée par les chercheurs français
travaillant sur le néoplatonisme, son dernier livre : Pic de la Mirandole. Études et discussions, Paris,
Aubier-Montaigne, 1974 ; voir également, sur Pic de la Mirandole, A.-J. Festugière, « Studia
Mirandulana », “rchives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 7 (1932), p. 143-184 ; idem, La
philosophie de l’amour de Marsile Ficin et son influence sur la littérature française au XVIe siècle, Paris,
Vrin, 1941 ; et Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis, p. 41-59.
144 X. Tilliette, « Le Père de Lubac », p. 195.
37
Feuerbach, qui défendait tout ce à quoi il s opposait (l anti-christologie, le
renversement de la kenosis, etc.), était le produit de la christologie hégélienne,
qu il tenait elle-même pour l aboutissement de certaines tendances inscrites dans
la théologie occidentale, qui s actualisèrent dans la scolastique baroque et dans la
philosophie moderne145. Dans tous ses travaux, de Lubac s escrima à manifester
les différences entre Augustin et l augustinisme, entre Thomas et le néo-
thomisme, et, d une façon générale, entre les pensées d origine et leurs
prolongements modernes.
145 Sur la compréhension qu avait de Lubac de Hegel, voir Olivier Boulnois, « Les deux fins de
l homme. L impossible anthropologie et le repli de la théologie », p. 208 ; Jean-Yves Lacoste, « Le
désir et l inexigible. Préambules à une lecture », p. 232-238 ; et Bruno Pinchard, « Sujet
théologique, sujet initiatique. L interprétation du joachimisme par Henri de Lubac et la figure de
Dante », p. 248-249 (toutes ces études sont parues dans Les Études philosophiques [avril-juin 1995 :
« Henri de Lubac et la philosophie » éd. V. Carraud]).
146 Voir Jean Daniélou, Mythes païens, mystère chrétien, je sais - je crois, Paris, Fayard, 1966 ; idem,
Platonisme et théologie mystique. Doctrine spirituelle de Saint Grégoire de Nysse, nouvelle édition
revue et augmentée, (1re éd., 1944), Théologie 2, Paris, Aubier, 1954 ; idem, Le message chrétien et la
pensée greque au IIe siècle, ms, Paris, Institut Catholique de Paris, Faculté de théologie. Ces deux
derniers ouvrages se réfèrent aux travaux de Festugière.
38
tâchant d énoncer ses propres vues. Les positions de ces trois penseurs étaient,
selon lui, complémentaires. On pourrait croire que son « irénisme » le poussait
à « masquer la nature réelle des divergences » entre l augustinisme
philosophique de Blondel et le thomisme historiciste de Gilson147, mais de Lubac
jugeait que les positions de Gilson et de Maritain se rattachaient logiquement à
celle de Blondel. Sa propre position peut, du reste, sembler identique à celle du
Philosophe d Aix. Selon de Lubac, Blondel « établit un rapport véritablement
intrinsèque entre la spéculation rationnelle et la révélation surnaturelle, sans
pour autant, ouvrir à la philosophie le contenu mystérieux de cette
révélation »148. Le maintien de ce décalage est à ses yeux essentiel, car il explique
la tâche sans fin de la philosophie : la philosophie qui « n était pas encore
chrétienne », fait-il ainsi remarquer, n a pu que creuser « le vide que la révélation
chrétienne devait remplir »149. Il rapproche en outre Rousselot de Blondel en
décrivant une « renaissance de la raison » riche de paradoxes :
La vie intellectuelle […] ne s arrête pas à cette démarche ultime, dont
M. Blondel a fait une si pénétrante analyse, où la raison abdique
rationnellement son autonomie, dans l impuissance reconnue d achever
elle-même l œuvre qu elle ne peut s empêcher de vouloir. Elle ne meurt
que pour renaître, et l hétéronomie qu elle accepte la rend plus à elle-
même qu elle ne fut jamais. Deus, interior intimo meo [Augustin]. Alors
commence vraiment pour elle la phase de « l intelligence ». Renaissance de
la raison : tel était précisément le thème principal de l ouvrage sur la foi
chrétienne que le Père Pierre Rousselot était en train d écrire, lorsqu éclata
la guerre de 1914150.
La solution qu énonce ici de Lubac peut être regardée comme essentiellement
néoplatonicienne, car elle décrit un itinéraire dans lequel l âme traverse
différents niveaux de compréhension, afin de réaliser une union au terme de
laquelle la philosophie cesse d être un simple moyen d élévation spirituelle151. En
147 H. Donneaud, « Étienne Gilson et Maurice Blondel dans le débat sur la philosophie
chrétienne », Revue thomiste, 99 (1999), p. 514.
148 Henri de Lubac, « Sur la philosophie chrétienne : Réflexions à la suite d un débat », réimprimé
dans Recherches dans la foi. Trois études sur Origène, saint Anselme, et la philosophie chrétienne,
Bibliothèque des archives de philosophie, N.S. 27, Paris, Beauchesne, 1979, p. 131.
149 de Lubac, Mémoire, p. 21.
151 Voir Jean-Marc Narbonne, « EPEKEINA THS GNWSEWS, le savoir d au-delà du savoir chez
Plotin et dans la tradition néoplatonicienne », in Metaphysik und Religion : Zur Signatur des
spätaniken Denkens. Akten des Internationalen Kongresses vom 13.-17.Mars 2001 in Würzburg,
Herausgegeben von Theo Kobusch und Michel Erler, München/Leipzig, K.G. Saur, 2001, p. 477-490 ; et
39
définitive, cependant, le platonisme de Henri de Lubac et de Blondel demeure un
platonisme intellectualiste et augustinien, c est-à-dire une pensée de type
ontologique. À ce stade, toutefois, la voie d un dépassement était toute tracée.
Giovanni Catapano, Epékeina tês philosophias L’eticità del filosofare in Plotino, Padova, CLEUP,
1995.
152 Voir Stanislas ”reton, « Sur la difficulté d être thomiste aujourd hui », in Le Statut contemporain
154 Ibid.
40
À l origine, Trouillard choisit d étudier Plotin parce qu il se sentait « complice de
plusieurs de ses positions présumées »155. Il lui apparut toutefois rapidement que
les « thèses principales de l “lexandrin » étaient « assez différentes » de celles
qu il lui avait d abord attribuées sous l influence de ”londel156.
C est cette idée d un « contact indicible », d un point d ancrage dans ce qui est
impensable parce qu antérieur à la noèsis et à l esse, qui poussa Trouillard à
s intéresser à Plotin.
Tous les disciples de Blondel dont nous avons parlé virent dans ce
fondement antérieur à la pensée et à l être la solution au problème qui les
occupait. D une part, en effet, ils voyaient à l œuvre une sécularisation moderne
destructive du christianisme. D autre part, cette sécularisation leur paraissait
être un produit nécessaire du christianisme occidental. La métaphysique néo-
scolastique ne pouvait dénouer ce lien. Le thomisme, qui cherchait à expliquer
les relations entre le naturel et le surnaturel en posant une séparation entre la
155 Jean Trouillard, L’Un et l Âme selon Proclos, Collection d études anciennes, Paris, Les ”elles
Lettres, 1972, p. 2.
156 Ibid.
41
philosophie et la théologie, ne pouvait contribuer à la solution du problème : il
ne faisait que l accentuer159. De Lubac avait montré que la tradition occidentale
en était arrivée à concevoir la surnature comme une seconde nature, surajoutée à
la première. Une telle réduction ne pouvait mener qu à une assimilation du
surnaturel à un naturel désormais envahissant. En plaçant le fondement
transcendant de la nature dans une réalité impossible à travestir, parce que sise
au-delà de toute représentation et de toute saisie, Plotin semblait offrir la clef160.
Pour suivre jusqu au bout ce fil d “riane, toutefois, il fallait d abord être prêt à
s écarter d une tradition de pensée qui, encore plus fortement que le thomisme,
avait contribué à façonner le caractère du christianisme occidental et à
développer les dilemmes auxquels il devait faire face. L augustinisme, le cœur
même du christianisme latin, devait être remis en question.
162 Voir Claude Bruaire, « Dialectique de L’“ction et preuve ontologique », Revue philosophique de la
42
En guise de réponse à cette conception, Trouillard met d abord en garde
contre les dangers des spéculations trinitaires d “ugustin. Ce type d approche,
proprement occidental, n a jamais pu préserver la transcendance divine, car il
demeure dans la tradition plotinienne et porphyrienne de l exégèse du
Parménide, c est-à-dire dans une tradition de pensée qui contrairement à cette
autre tradition païenne qui s étend de Jamblique à Damascius ne pose pas de
division radicale entre l Un et le Noûs. En cherchant à faire de Dieu un sujet auto-
réflexif, la tradition augustinienne projette le fini dans l infini. Trouillard écrit, à
propos du passage de L’Action qu il avait jugé bon de citer :
Lignes aussi séduisantes que les spéculations trinitaires de saint Augustin.
Le danger des unes et des autres, c est de prétendre justifier la trinité
divine par des attributs ou des fonctions qui s identifient et donc se
dépassent eux-mêmes dans la simplicité divine. C est aussi de redoubler,
sous prétexte de les fonder dans l “bsolu, les distinctions inhérentes à
l esprit créé. Une des faiblesses de la tradition augustinienne est d être
demeurée en deçà de l exégèse plotinienne du Parménide et de n avoir pas
compris qu en celle-ci les exigences de la critique et celles de la vie
religieuse convergent pour libérer la Transcendance de tout ce qui revient
à l intelligible. Hors de là on risquera perpétuellement le quiproquo,
comme il arrive à la dialectique hégélienne dont nul ne peut dire si elle est
celle de Dieu ou celle de l homme et qui joue de cette ambiguïté164.
43
positivité et l efficacité de cette absence. Une intention mentale se définit
par ce qu elle exclut autant que par ce qu elle pose166.
On voit déjà poindre ici le caractère hénologique de la pensée de Trouillard, qui
devient explicite dans sa conclusion :
Si la norme domine la présence et l absence, si elle commande possession
et privation, le nom d Être semble mal choisi pour la désigner. La
normative est une hyperontologie. Le terme Un serait aussi inadapté si on
l entendait comme un attribut. Une norme infinie n a que des caractères de
fonction. Elle est être dans la mesure où elle réalise ses dérivés, mais elle
leur impose aussi « la distance ». Elle est unité au sens où elle règle le
divers, mais elle est également source de la multiplicité et de la bigarrure
des êtres167.
Après avoir jugé bon d attirer l attention de son lecteur sur un dernier passage de
Proclus, affirmant que l Un fonde l un et le multiple parce qu il les transcende,
Trouillard conclut, au terme de son article : « nous croyons avoir montré qu il y a
chez ”londel les principes d une ontologie originale, qui n est pas une variété de
celle d “ristote ni une simple reprise des méditations augustiniennes »168. Il ne
faudrait toutefois pas en conclure que, selon Trouillard, « Blondel était
néoplatonicien sans le savoir » : trop de différences, en effet, séparent sa pensée
du néoplatonisme, différences qui, comme l observe Combès, « n ont pas été
laissées hors de la logique de la pensée de Jean Trouillard qui, dans son
cheminement, les a reconnues et intégrées comme telles, tout en faisant valoir des
chefs de rapprochement »169.
170 Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être [1ère éd. 1982 Librairie Arthème Fayard], Paris, Quadrige &
44
des transcendantaux. Insuffisante évasion »171. Pourtant, c est à la même source
que Trouillard et Duméry qu il puise un correctif à l onto-théologie occidentale.
Dans son premier livre, L’idole et la distance172, Marion esquisse à partir d une
considération de la pensée du Pseudo-Denys les contours d une théologie non
ontologique. Il emprunte à Denys ce que ce dernier devait lui-même à Proclus et
à Damascius. Mais bien qu il récuse la métaphysique, Marion refuse d assimiler
la position de Denys ou la sienne à une forme de néoplatonisme. L on
pourrait dire que sa pensée, qui cherche sous l influence de Lévinas à
explorer l autonomie du domaine éthique, est régie par le principe
néoplatonicien, mais dans la mesure où ce dernier est entendu comme « Bien »
plutôt que comme « Un ». Quoi qu il en soit, lorsqu il considère L’“ction, Marion
ne prend pas Denys pour objet de sa réflexion. S il fait cas de l analyse
blondélienne de la volonté, c est non seulement parce que Blondel engage une
polémique contre Schopenhauer et Nietzsche, mais également parce que l infinité
de la volonté se trouve convertie en charité dans la tradition chrétienne qui
s étend d “ugustin à ”ernard de Clairvaux. Par conséquent, les tentatives de
Marion pour penser Dieu « à travers son nom le plus théologique : la charité »173,
et pour transcender les déterminations historiques de la philosophie en sautant
« hors-texte », s inscrivent également dans le sillon augustinien. Le volontarisme
d “ugustin le séduit et, comme Trouillard, il retrouve chez ”londel cette idée
d une « conversion de la volonté » (ou charité) qui lui permet de se tourner vers
Dieu sans recourir à la métaphysique174. Son article sur Blondel rejoint le thème
central de L’idole et la distance parce que Marion s aperçoit que ”londel cherche
lui aussi à découvrir comment la volonté transcende « tous ses objets comme
autant d idoles »175. En fait, Trouillard, Duméry et Marion se rejoignent parce que
l on trouve unies, dans le concept de charité, deux idées typiquement
néoplatoniciennes l Un-Bien au-delà de l être, et une volonté libre de toute
détermination noétique. Comme l a en effet rappelé, dans son étude sur l Ennéade
171 Dominique Janicaud, Heidegger en France, 2 vol., Idées, Paris, Albin Michel, 2001, p. ii,
Entretiens p. 216.
172 Jean-Luc Marion, L’idole et la distance, Cinq études, Paris, Grasset et Fasquelle, 1977. Concernant
l intérêt de Marion pour Denys, voir Hankey, « Denys and “quinas », p. et suiv. voir aussi,
au sujet de sa compréhension d Augustin, idem, « Self-knowledge and God as Other in
Augustine : Problems for a Postmodern Retrieval », Bochumer Philosophisches Jahrbuch für Antike
und Mittelalter, 4 (1999), p. 83-123, et plus spécialement p. 93-98.
173 Jean-Luc Marion, God without being : Hors-texte, trad. Thomas A. Carlson, Chicago, Chicago
University Press, 1991, p. xxi (nous traduisons); voir idem, « The Idea of God », in The Cambridge
History of Seventeenth-century Philosophy, Daniel Garber et Michael Ayres (éds.), 2 vol.
174 Jean-Luc Marion, « La conversion de la volonté selon L “ction », Revue philosophique de la
45
VI, 8 (39), le spécialiste canadien du néoplatonisme (et grand admirateur de Jean
Trouillard) Georges Leroux, cette idée d une volonté entièrement libre et
indéterminée est d origine plotinienne176.
176 Plotin, Traité sur la liberté et la volonté de l’Un [Ennéade VI, 8 (39)], Introduction, texte grec,
traduction et commentaire par G. Leroux, Histoire des doctrines de l “ntiquité classique , sous
la direction de Jean Pépin, Paris, Vrin, 1990.
177 Stanislas Breton, « Actualité du néoplatonisme », Revue de Théologie et de Philosophie, 5 (1972),
46
Pour que se réalise, chez les anciens comme chez les modernes, ce
développement autocritique, il était toutefois essentiel que s opère un passage à
l hénologie, passage à l hénologie qui impliquait également, pour les penseurs
français, une rupture avec Blondel. Duméry, qui avait été lié pendant si
longtemps au Philosophe d “ix, franchit ce pas de façon décisive. Comme
Trouillard, aux côtés de qui il était engagé dans la lutte contre l humanisme
athée, il jugea que la liberté spirituelle que recherchait Blondel pour les hommes
ne pouvait être atteinte dans le cadre de l ontologie ou de la psychologie
augustiniennes : seul un Absolu qui fût au-delà de l être pouvait en assurer le
fondement. Duméry développa les raisons qui rendaient nécessaire ce passage à
l hénologie et qui justifiaient le recours à Husserl (modifié) pour y parvenir
dans un livre qu il écrivit alors qu il était rattaché au CNRS : Le problème de Dieu
en philosophie de la religion180.
180 Henry Duméry, Le problème de Dieu en philosophie de la religion. Examen critique de la catégorie
d’“bsolu et du schème de transcendance, Paris, Desclée de Brouwer, 1957.
181 Florent Tazzolio a récemment proposé une interprétation de Plotin qui reprend, de façon
explicite, les distinctions posées par Trouillard et Duméry (Du lien de l’un et de l’être chez Plotin,
Collection « L ouverture philosophique », Paris, L Harmattan, ; de manière analogue,
”ernard Collette s inspire de Trouillard dans son livre Dialectique et Hénologie chez Plotin, Cahiers
de philosophie ancienne 18, Bruxelles, Éditions OUSIA, 2002.
182 Henry Duméry, Regards sur la philosophie contemporaine, Paris & Tournai, Casterman, 1956, p.
58.
47
découle de lui »183. En définitive, cependant, Duméry ne cherche pas à alimenter
un débat d érudits, mais à faire valoir une thèse philosophique : seul un Dieu qui
transcende les déterminations peut fonder la liberté humaine :
Que l homme soit créateur de valeurs, quoi de plus normal si l on
reconnaît qu il est libre ? Non seulement cette assertion ne menace point la
présence de Dieu, mais elle la requiert c est là ce qu oublie Sartre […]. Si
Dieu n est plus le lieu des déterminations, il reste la racine de la liberté, la
source de toute productivité en posant l homme dans l existence il crée
un créateur. De cette façon, on entrevoit la possibilité d arracher
l humanisme à l athéisme, mieux, de réconcilier la liberté et l exigence
d absolu, l homme et Dieu184.
Critiquant encore une fois ses contemporains qui, comme Sartre et Polin, ferment
« la voie vers Dieu », Duméry affirme que l hénologie « rouvre » cette voie et
« disloque l humanisme athée » : « grâce à elle, en effet, la créativité humaine se
trouve réintroduite de plein droit en contexte théiste »185. Il précise :
En hénologie, pas de possible pur en Dieu, puisque l Un reste au-delà des
déterminations. Néanmoins, l Un étant trans-ordinal, la procession est
gratuite par rapport à son principe ; il y a effusion de surabondance, sans
qu il y ait communication automatique, naturelle, entre l Un et les termes
dérivés il n y a même aucune participation, au sens de l ontologie. La
liberté divine se trouve ainsi préservée, sans recours à un choix entre des
possibles186.
Il est nécessaire, pour que l être fini soit capable de créativité, de libérer Dieu de
la chaîne des causes, et ce, même lorsque la causalité est comprise sous le mode
de la participation. Il doit y avoir un « redressement » de l analogie :
De toute manière, l opposition éclate entre cette ontologie, de nature
participationniste, et l autre ontologie, de nature processionniste. Pour
résumer l antithèse, on peut dire simplement que l ontologie a pour
contraire l hénologie, et les définir comme suit : la première estime que
l inférieur emprunte au supérieur une part de ce qu il est ; la second tient
que l inférieur reçoit du supérieur de quoi être ce que le supérieur n est
183 Henry Duméry, Philosophie de la religion : Essai sur la signification du christianisme, tome premier :
Catégorie de sujet – catégorie de grâce, Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris, PUF, 1954,
p. 32, n. 2.
184 Duméry, Regards, p. 11-12.
185 Duméry, Philosophie de la religion, p. 71, n. 1 ; voir également idem, Le problème de Dieu, p. 96.
48
pas. Dans l une, il y a communication dans l autre, il y a littéralement
position d auto-position187.
Trouillard met également en évidence la profonde importance du caractère auto-
constitutif des réalités inférieures à l Un188.
187 Duméry, Le problème de Dieu, p. 99. Cf. Lucien Jerphagnon, L “bsolu entrevu , in Histoire de
la pensée, tome I, Paris, Tallandier, 1989, p. 309-324.
188 Voir sur ce point Henry Duméry, « Proclus et la puissance de produire », in Néoplatonisme,
192 Jean-Luc Marion, Étant Donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Épiméthée (Paris:
Presses Universitaires de France, 1997), p. 6-11. Concernant Husserl, voir Pierre-José About,
« Husserl, lecteur de Plotin », in Néoplatonisme, mélanges offerts à Jean Trouillard, p. 31-45.
49
Les anthropologues qui s inspirent de Husserl ont également le souci de
différencier la conscience. Mais le vocabulaire dont ils se servent n est pas
toujours aussi rigoureux qu il serait souhaitable. Nous préférons la
précision de la hiérarchie plotinienne : pensée imaginative ou prélogique ;
pensée raisonnable ou discursive, pensée pure ou contemplative ; à la
source de l esprit, contact avec l Un, ou extase. Tous ces plans se trouvent
ramassés dans un seul jugement193.
50
Cette tranche d histoire se compose, avant tout, de travaux d érudition.
Elle comporte un déplacement de l attention, qui passe de Plotin à ses
successeurs, un lien avec la recherche anglaise, et un mouvement allant du
monde laïque au clergé. Le caractère néoplatonicien de la postmodernité
française repose sur les épaules du clergé. Cela tient en bonne partie au fait que
l un des principaux facteurs déterminants de la réactualisation du néoplatonisme
réside dans son lien avec le thomisme.
195 C est le propos que je développe dans mon article « Dionysian Hierarchy in St. Thomas
Aquinas : Tradition and Transformation », in Ysabel de Andia (éd.), Denys l’“réopagite et sa
postérité en Orient et en Occident, Actes du Colloque International Paris, 21-24 septembre 1994,
Collection des Études Augustiniennes, Série Antiquité 151, Paris, Institut d Études
Augustiniennes, 1997), p. 405-438 ; voir également mon article « Denys and Aquinas ».
196 Voir Hankey, « Denys and Aquinas », p. 146-147, et idem, « From Metaphysics to History, from
51
l origine, le Père Festugière, un dominicain, voulait trouver dans le
néoplatonisme le moyen d adapter “ristote à des fins chrétiennes197. Son dessein
était de faire de la philosophie du Stagirite, que les Pères tenaient pour une
source d hérésies, l un des piliers de la pensée de Thomas d “quin. Toutefois,
après ses débuts thomistes, Festugière focalisa principalement ses travaux et son
enseignement sur Platon, sur la religion païenne et sur le néoplatonisme, en
s attachant à leurs composantes mystiques. En 1944, il commença à publier son
ouvrage La Révélation d’Hermès Trismégiste198, qui parut dans la série Études
bibliques.199 Cet ouvrage représente, dans la tradition néoplatonicienne qui
s inspire de Jamblique, un monument incontournable. Mais dès avant la guerre,
il avait entrepris un autre recueil, en quatre volumes, de textes et de traductions :
le Corpus Hermeticum200. Ce travail fut mené en collaboration avec un ami proche,
Arthur Darby Nock (1902-1963), un chercheur anglais qui, après avoir subi
maintes humiliations à Cambridge, s était réfugié à Harvard201. Festugière avait
également comme ami intime Eric Robertson Dodds (1893-1979), Regius
Professor of Greek à Oxford, qui comme le note Armstrong « s intéressa toute sa
vie aux phénomènes occultes et supranormaux », sans jamais les aborder de
manière crûment rationaliste et sans sympathie202. L incompréhension dont firent
preuve ses collègues d Oxford à l endroit de son travail novateur sur Proclus
affecta profondément Dodds203. Ce fut l amorce d une importante série
d échanges entre les spécialistes anglais et français du néoplatonisme, dont les
travaux s inscrivaient à l intérieur d une quête spirituelle personnelle.
197 Voir E. Lucchesi et H.-D. Saffrey (éds.), Mémorial André-Jean Festugière : antiquité païenne et
chrétienne, Cahiers d Orientalisme , Genève, P. Cramer, cet ouvrage renferme une
bibliographie des écrits de Festugière). Son « Portrait », signé par H.-D. Saffrey, est réimprimé
dans H.-D. Saffrey, Recherches sur le Néoplatonisme après Plotin, Histoire des doctrines de
l antiquité classique , Paris, Vrin, 1990, p. 297-305.
198 4 vol., Paris, Lecoffee, 1944-1954.
201 Nock se chargea d établir le texte, que Festugière traduisit et commenta (pour les I et II, tandis
Variorum, 1990, p. 186 (nous traduisons) ; voir E.R. Dodds, Missing Persons. An Autobiography,
Oxford, Clarendon Press, 1977 ; R.B. Todd, « E.R. Dodds : a bibliography of his publications »,
Quaderni di Storia, 48 (1998), p. 175-194.
203 Voir Robert B. Todd, « A Note on Wayne J. Hankey's review of Blank, Sextus Empiricus,
Against the Grammarians. (BMCR 99.10.33) », Bryn Mawr Classical Review 99.11.19
(http://ccat.sas.upenn.edu/bmcr).
52
mené à travers les tourments d une quête religieuse intense. S il étudia les
réponses proposées par les Grecs au problème du salut personnel, c était pour y
trouver des réponses à ses propres questions. H.-D. Saffrey décrivit sa quête en
ces termes :
A.-J. Festugière était un homme anxieux, gémissant, indomptable, secoué
par des accès d agressivité. La raison en est que toute sa vie le Père
Festugière a été habité par le problème du mal. Non pas qu il mît en doute
l existence de Dieu, mais sa question était : « Dieu aime-t-il les hommes ? ».
[...] Dans la vie de son esprit [...] le Père Festugière nourrissait le problème
éternel et fondamental des mystiques : comment sait-on que Dieu nous
aime ? [...] Personal Religion Among the Greeks204 était celui [de ses livres] qui
lui tenait le plus à cœur205.
En réfléchissant, vers la fin de sa vie, à la religion à l époque hellénistique,
Festugière écrivit :
[I]l s est produit au premier siècle de notre ère ce phénomène
extraordinaire l homme a cru que Dieu l aimait. C est la révolution la
plus considérable de l humanité. C est ce qui a fait passer de l homme
antique à l homme moderne. C est ce qui ne cesse de plonger l historien
dans la plus totale stupéfaction206.
À l opposé, les Grecs de l époque classique avaient une appréciation autrement
réaliste de la condition humaine, qui fait d eux, sur les plans philosophique et
théologique, des guides hors de pair. Ils estimaient en effet que :
L homme n est pas heureux. Depuis le vieil Homère et son propos sur les
« hommes d un jour », nul peuple, autant que le grec, n a médité sur ce
fait. Le Grec pose sur la vie un regard sans illusion. C est le grand thème
de la misère humaine qui inspire aux chœurs tragiques leurs inoubliables
plaintes. Les moralistes de la Grèce font écho à ses poètes207.
Ce réalisme ne tua pas la piété chez les Grecs : « Le pessimisme est naturel à tout
être ardent à vivre, dès là qu il mesure la distance entre ce à quoi il aspire et ce
qu il obtient en fait »208. Trouillard trouva chez les Grecs à la fois une piété
populaire et une piété réflective, dans lesquelles il reconnut toutes les marques
204 André-Jean Festugière, L’idéal religieux des Grecs et l’Evangile, Paris, Gabalda, 1952, puis Personal
Religion among the Greeks, Sather Classical Lectures 26, Berkeley & Los Angeles, University of
California Press, 1954.
205 Saffrey, « Portrait », p. vii et xii.
207 A.J. Festugière, Préface, Épicure et ses dieux, Mythes et Religions, Paris, PUF, 1946, p. vii.
208 Ibid.
53
de la vraie religion. Il décèle chez les héros homériques les manifestations d une
« religion personnelle », d une « religion d amitié profonde » : « le fidèle ne fonde
pas sa confiance sur le respect qu il a témoigné à Dieu ; il la fonde sur la bonté
divine »209.
212 Hadot, La philosophie comme manière de vivre, p. 71 l article « La Fin du paganisme » a été
réimprimé dans Pierre Hadot, Études de philosophie ancienne, L âne d or, Paris, Les ”elles Lettres,
1998, p. 341-374.
54
Il me semble que sa vision du monde hellénistique et romain (comme
d ailleurs celle de son ami, le grand E.R. Dodds a été beaucoup trop
dominée par des clichés un peu simplistes sur la décadence sociale et
politique de la vie politique du monde antique, sur le trouble […] de la
conscience collective antique. Une formule comme celle d “.-J. Festugière :
« Misère et mysticisme sont des faits connexes » est une pseudo-évidence
[…]213.
Hadot, dont les desseins sont tout à fait opposés, lui attribue « le désir de
montrer que l homme antique était désespéré et qu il attendait le message
évangélique »214. Ce n est qu avec Trouillard, Duméry, Combès et Saffrey que
s opérera une réévaluation positive de l apport de Jamblique et de ceux qui lui
ont succédé dans l élaboration d une religion païenne révélée, qui proposait un
fondement philosophique aux pratiques religieuses et théurgiques, et qui
s opposait au christianisme.
213 Annuaire : Résumé des conférences et travaux, École pratique des hautes études, Section des sciences
religieuses 92 (1983-84), p. 34. C est la lecture de Trouillard qui permit à “.H. “rmstrong de
s abstraire des préventions que lui avait instillées Dodds à l égard du néoplatonisme tardif. On
trouve une autre critique des idées de Festugière sur la religion antique tardive dans l article de
Jean-Pierre Vernant, « Les Sciences religieuses entre la sociologie, le comparatisme et
l anthropologie », in Jean Baubérot, Jacques Béguin, François Laplanche, Émile Poulat, Claude
Tradits, Jean-Pierre Vernant, Cent ans de sciences religieuses en France à l’École pratique des hautes
études, Sciences humaines et religions, Paris, Cerf, 1987, p. 85-86.
214 Ibid.
des Études grecques, LI, 1938, p. 489-498, réimprimé dans Bréhier, Études de philosophie antique,
p. 56. La thèse de doctorat ès lettres de Festugière parut sous le titre Contemplation et vie
contemplative chez Platon (Collection Le Saulchoir, Bibliothèque de philosophie 2, Paris, Vrin,
1936).
216 Ibid., p. 64 .
55
« Religions hellénistiques et fin du paganisme » et « Religions de la Grèce
ancienne »), Festugière passait librement de Platon à la philosophie hellénistique
tardive, et de la théologie à la vie religieuse.
de Saffrey pour les sources de Thomas: H.-D. Saffrey, Recherches sur la tradition platonicienne au
56
Saffrey se consacra pour l essentiel au néoplatonisme grec tardif et tout
spécialement à Proclus, qui devint à la fois un guide pour la philosophie, la
religion, la spiritualité antiques, et la clé de leur postérité.220 Quand son travail
d édition de l’Exposito fut complété, il alla à Oxford où, sous la direction de E. R.
Dodds, il entreprit de 1954 à 1961 une thèse de doctorat portant sur l édition, la
traduction et le commentaire du Livre II de la Théologie platonicienne, travail qu il
devait étendre ensuite, en collaboration avec L.G. Westerink (1913-1990), à
l ensemble de la Théologie platonicienne. Le dernier des six volumes ayant paru en
, l achèvement de ce vaste projet a été célébré dans Proclus et la Théologie
Platonicienne. Actes du Colloque International de Louvain (13-16 mai 1998) en
l’honneur de H.D. Saffrey et L.G. Westerink. Dans ce recueil, Saffrey témoigne de sa
dette envers Dodds et Festugière. Dodds, écrit-il:
par son édition exemplaire des Éléments de théologie, doit être considéré
comme le pionnier des études procliennes en ce XXe siècle; A.J. Festugière,
par ses admirables traductions des commentaires de Proclus sur le Timée
et la République de Platon, a ouvert la voie à une meilleure intelligence
des doctrines de Proclus et du Néoplatonisme en général.221
Moyen Âge et a la renaissance (Paris: Vrin-reprise, 1987); réédition augmentée dans L’héritage des
Anciens au moyen âge et à la Renaissance (Paris, Vrin, 2002).
220 Proclus. Lecteur et interprète des anciens. Actes du colloque international du CNRS, Paris (2-4 octobre
1985), publiés par Jean Pépin et H.-D. Saffrey, Colloques internationaux du Centre National de la
Recherche Scientifique (Paris: Éditions du CNRS, 1987).
221 Proclus, Théologie platonicienne, 6 vol., texte établi et traduit par H.-D. Saffrey et L.G. Westerink
objectif entre le Pseudo-Denys et Proclus, Roma, magistra mundi. Itineraria culturae medievalis,
Mélanges offerts au Père L.E. ”oyle à l’occasion de son e anniversaire, (Louvain-la-Neuve:
Fédération Internationale des Instituts d Études Médiévales Textes et Études du Moyen Âge,
1998), et les conclusions générales de ses recherches sur Denys se trouvent résumées dans H.-D.
Saffrey, Les débuts de la théologie comme science IIIe-VIe s. , Revue des sciences philosophiques et
théologiques, 80 (1996), p. 201-220 (spécialement p. 218-219); repris dans H.D. Saffrey, Le
Néoplatonisme après Plotin, Histoire des doctrines de l antiquité classique 24 (Paris: Vrin, 2000), p.
219-38.
57
bienveillant sur les religions des mondes hellénique et hellénistique déjà étudiées
par Festugière et Nock, insistant avant tout sur l unification de la religion et de la
philosophie qui devait intervenir dans le néoplatonisme tardif. Il entreprit alors
de montrer que cette unification constituait la source de la philosophie entendue
comme religio mentis au Moyen Âge et à la Renaissance. Dans la conférence
inaugurale prononcée au XIIe Congrès International des Études Patristiques en
1995, Saffrey souligna le développement chez Proclus de cette religio mentis. Avec
lui Platon assume un nouveau rôle, qui devait avoir d importantes conséquences
dans la postérité:
... Platon, [était] devenu, comme le dit Proclus, «le guide des mystères
véritables et l hiérophante des apparitions intégrales et immobiles». La
conséquence immédiate de ce développement est la naissance d un
nouveau type de théologie. Puiser en effet dans l oeuvre rationnelle d un
philosophe les sources de la théologie, revenait à mettre au jour une
«théologie scientifique» … Du même coup, la vraie vie spirituelle va
consister à lire Platon et, en particulier, le Parménide … . [L]ire le
Parménide devient l acte religieux par excellence, et la véritable
purification rituelle est la pratique des vertus philosophiques, qui devient
le vrai service religieux. La célébration de la divinité est tout intellectuelle,
c est la religio mentis. 223
C est lui qui y avait organisé la vie studieuse comme une sorte de vie
monastique, et qui avait réglé le programme des études comme une
véritable vie de contemplation et de prière. Avec lui la philosophie de
Platon a été considérée comme une «mystagogie», c est-à-dire comme «
l initiation aux mystères divins eux-mêmes, dressée dans sa pureté sur un
socle sacré et installée pour l éternité dans la résidence des dieux de là-
haut». C est en ce sens que la spiritualité de Proclus annonce déjà l esprit
de la philosophie médiévale.225
58
L influence proclienne ne s arrêta d ailleurs pas au e siècle. Dans son étude
intitulée “ccorder entre elles les traditions théologiques une caractéristique du
néoplatonisme athénien, Saffrey nous mène jusqu à Ficin et Pic de la Mirandole:
Classical Mediterranean Spirituality, ed. A.H. Armstrong, World Spirituality 15 (New York:
Crossroads, 1989), p.195-213.
226 H-D. Saffrey, “ccorder entre elles les traditions théologiques une caractéristique du
néoplatonisme athénien, in On Proclus and his Influence in Mediaeval Philosophy, ed. E.P. Bos and
P.A. Meijer, Philosophia Antiqua 53 (Leiden: Brill, 1992), p. 49-50; repris dans H.D. Saffrey, Le
Néoplatonisme après Plotin, p. 143-158.
227 Les Mystères d’Égypte, Paris, Les ”elles Lettres. Pour une bibliographie des œuvres de des
Places, voir Recueils: Édouard des Places, Études platoniciennes, 1929-1979 (Leiden: Brill, 1981);
pour une bibliographie additionnelle, voir Platonism in Late Antiquity, edited Stephen Gersh and
Charles Kannengiesser, Christianity and Judaism in Antiquity 8 (Notre Dame: Notre Dame
University Press, 1992), p. IX-XII.
59
Oracles Chaldaïques puis du Protreptique de Jamblique (c est Jean Trouillard qui
révisa et corrigea l édition des Oracles). Tant et si bien que, entre les jésuites et les
dominicains, le portrait des éléments oraculaires et théurgiques de la spiritualité
néoplatonicienne tardo-antique fut mieux tracé et put servir de base au type
d interprétation de l “quinate recherché par ”londel ou de Lubac.
228 Brian Stock, Preface, From Athens to Chartres. Neoplatonism and Medieval Thought. Studies in
Honour of Édouard Jeauneau, ed. Haijo Jan Westra (Leiden-New York-Köln: Brill, 1992) xiv; le
volume contient une liste des publications de Jeauneau.
229 Voir Édouard Jeauneau, La philosophie médiévale, Que sais-je? n° 1044 (Paris: Presses
Universitaires de France, 1963); Iohannes Scottus Eriugena, Periphyseon, vol. I-IV, éd. Édouard
Jeauneau, Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis 161-164 (Turnhout: Brepols, 1996-
2000); il existe aussi une collection de ses essais: Édouard Jeauneau, Études Érigéniennes, Études
augustiniennes 18 (Paris, 1987).
60
chaque esprit et chaque âme se confère à lui-même tous ses niveaux de
réalité jusqu à sa propre et ultime détermination .230 Ce n est pas le cas
dans la doctrine chrétienne de la création, dans laquelle le pouvoir de
créer est le privilège exclusif de Dieu. Érigène est le seul penseur chrétien
à avoir osé parler d une Nature qui est créée et qui elle-même crée. C est pour
cette raison que Jean Trouillard231 le loue En fait, les théologies
chrétiennes se sont laissées jusqu ici distancer par l enseignement
néoplatonicien et multiplient les réserves contre la transmission du
pouvoir créateur … Mais, à part Érigène, nous ne trouvons pas de docteur
chrétien qui comble ce manque et rejoigne ici le néoplatonisme . 232
232 Édouard Jeauneau, The Neoplatonic Themes of Processio and Reditus in Eriugena, Dionysius
15 (1991), p. 18- notre traduction voir aussi Édouard Jeauneau, Le Thème du retour. Inédit.
Résumé des cours donnés à Rome et à Genève en , Études Érigéniennes, p. 365-394.
233 Cette approche est développée par W. Beierwaltes, Eriugena. Grundzüge seines Denkens
61
néoplatonisme post-plotinien, suite à l influence de plus en plus marquée de
Trouillard.
Dodds, en accord sur ce point avec Bréhier, préférait ce qui chez Plotin
ressortissait encore au rationalisme grec plutôt qu à l irruption de ce qu il
comprenait lui-même comme un déclin vers l anxiété et l irrationalisme,
dominant dans le néoplatonisme tardif. Armstrong comprit donc que Dodds
méprisait le Proclus qu il avait lui-même exposé et fait connaître avec tant de
succès.238 Dodds tenait, comme Festugière lui-même, que l anxiété et
l irrationalisme dominant chez les néoplatoniciens post-plotiniens se traduisaient
par une quête effrénée des médiations, dont résultait une multiplication des
entités conceptuelles et des rituels religieux.239 Les premiers écrits d “rmstrong
235 Pour une biographie intellectuelle et spirituelle d “rmstrong, voir Jay ”ergman, The
Contemporary Christian Platonism of “.H. “rmstrong, Neoplatonism and Contemporary Thought,
Part One, ed. R. Baine Harris, Studies in Neoplatonism: Ancient and Modern 10 (Albany, State
University of New York Press, 2002), p. 335-345.
236 Voir Dodds, The Parmenides of Plato.
237 “.H. “rmstrong, Plotinus and India, in idem, Plotinian and Christian Studies, I (London:
and Pagan and Christian in an Age of Anxiety (Cambridge: University of Cambridge Press, 1965).
Des traductions françaises existent, Paris, Flammarion, coll. « Champs ».
62
trahissent un jugement semblable à l égard du néoplatonisme tardif. Pour lui,
comme pour Festugière ou Trouillard, Plotin était avant tout un mystique mais,
selon “rmstrong, un mystique d un type particulier et distinct de celui de ses
successeurs, qui reposait sur une expérience intellectuelle personnelle. Du point
de vue d “rmstrong, les systèmes des successeurs de Plotin étaient des
extrapolations abstraites à partir de ce qui, chez Plotin, relevait d une
connaissance affective. La première étude d envergure d Armstrong portant sur
l apophatisme plotinien, The Escape of the One “n Investigation of Some
Possibilities of Apophatic Theology Imperfectly Realised in the West , ne fut pas
publiée avant 1971.240 L article est assorti d une citation en exergue de Jean
Trouillard qui se trouve du reste souvent mentionné dans ce travail. Armstrong
explicite longuement sa dette envers Trouillard dans The Hidden and Open in
Hellenic Thought 241
et à nouveau dans Iamblichus and Egypt, ,
où Trouillard est donné comme un pionnier de la réévaluation de la théurgie.
Le regain d intérêt tardif d “rmstrong pour l apophatisme est dû à
Trouillard, qui l avait convaincu de l utilité et de la portée de cet enseignement
dans le contexte de la crise religieuse moderne. Selon Armstrong, Trouillard :
240 Voir Plotinian and Christian Studies XXIII, (London: Variorum, 1979).
241 Armstrong, Hellenic and Christian Studies V, p. 101-6.
242 A.H. Armstrong, Negative Theology, Myth and Incarnation qui est sa contribution au
Néoplatonisme, mélanges offerts à Jean Trouillard, reprise dans A.H. Armstrong, Hellenic and Christian
Studies VII (London: Variorum, 1990), p. 47.
243 Voir William Ralph Inge, The Philosophy of Plotinus, 2 vols., Gifford Lectures, 1917-1918
(London: Longmans, Green, 1918); idem, The Platonic Tradition in English Thought, The Hulsean
Lectures 1925-1926 (London: Longmans, Green, 1918); idem, Christian Mysticism, The Bampton
63
ses successeurs.244 De son côté, Armstrong était lui-même décidément
anticlérical. Certes, il était prêt à accorder plus d importance aux symboles
matériels, aux rites et aux sacrements sur la voie qui mène à Dieu que le pur
intellectualisme d un Plotin ou d un Porphyre […] ne l autorisait .245 Mais la
théurgie réclamait plus encore Chez Jamblique les dieux sont à la fois
extérieurs et très éloignés de l univers physique et de la psychè humaine. […] Ils
interviennent à partir d en haut et sélectionnent le moyen matériel par
l intermédiaire duquel ils daignent nous conduire vers eux par des procédés qui
dépassent notre entendement . La théurgie, par conséquent, n échappe pas
seulement à la rationalité philosophique, mais elle implique une sorte
d abdication devant le magistère du théurge ou devant un groupe privilégié
d individus .246 Voilà ce que Armstrong trouvait éminemment critiquable. Il
pouvait s accommoder de Jamblique dans la mesure seulement où
l intellectualisme mystique plotinien pouvait trouver place en lui et former, avec
le recours aux cultes chers à Jamblique, un tout équilibré affichant une
reconnaissance mutuelle de deux accès possibles au divin, sans domination ni
exclusion 247. Il s agit là d un revirement considérable dont “rmstrong,
désormais partisan de cette reconnaissance mutuelle, trouvera le modèle dans
l enseignement et la pratique indiennes du Yoga. 248 Toutefois, Armstrong
n était pas prêt à accepter une théologie apophatique et, d un autre côté, la
théurgie le ramenait à une Église à hiérarchie dionysienne du type de celle soit
des Orthodoxes de l Est soit des Latins de l Ouest. Or il était de plus en plus
convaincu du fait que la tradition chrétienne, particulièrement sa branche latine,
avait éliminé en elle toute trace de scepticisme ou d apophatisme, et par
conséquent aussi la composante plus tolérante propre au néoplatonisme, d où la
tendance de plus en plus accentuée chez lui à aborder le néoplatonisme à partir
des religions orientales. Aboutissement assez ironique, compte tenu du point de
départ qui était le sien.
in , The Divine Iamblichus. Philosopher and Man of Gods, ed. H.J. Blumental & E.G. Clark
(London: Duckworth, 1993), p. 1-4.
245 “rmstrong, Iamblichus and Egypt , p. .
246 Ibid., p.187.
248 Ibid., p. . Voir “.H. “rmstrong, The Divine Enhancement of Earthly ”eauties the Hellenic
and Platonic Tradition [ ] in idem, Hellenic and Christian Studies IV, p. 50.
64
Comme il l atteste lui-même, c est à Trouillard, Saffrey et Hadot que
“rmstrong devait son attitude plus positive à l égard de la théurgie. Mais c est
en réalité P. Hadot qui bouleversa une fois pour toutes l ordre entier de ces
questions en mettant en rapport l anxiété et l irrationalité présumées de cette
période avec un phénomène en lui-même plus positif, l émergence de
l individualité. L on aperçoit sans nul doute, admet-il, une certaine tonalité
affective commune aux chrétiens et aux païens. Pourtant, la difficulté réside
avant tout dans le jugement porté par les historiens sur le phénomène:
65
pensée post-moderne.251 La Radical Orthodoxy vit le jour à la Divinity School
de l Université de Cambridge et se répandit depuis là. Son fondateur, John
Milbank, dans un ouvrage de 1991 intitulé Theology and Social Theory. Beyond
Secular Reason, dresse de la modernité un tableau dont je tire les éléments qui
suivent. Milbank soutient que la théologie ne doit plus accepter d être cataloguée
depuis l extérieur par la philosophie et la réflexion séculière. Il encourage donc
les théologiens à laisser de côté leur fausse humilité face à la raison séculière
dont l ambition, annonce-t-il, est achevée, dans la mesure où l on s est aperçu
qu elle résultait elle-même de la métaphysique et de la religion . Il prétend par
conséquent que le postmodernisme a libéré la théologie chrétienne de la charge
de se mesurer… aux standards scientifiques de la vérité et de la rationalité
normative . 252
251 Pour un collectif sur cette école, voir J. Milbank, C. Pickstock and G. Ward (eds.), Radical
Orthodoxy, A New Theology (London - New York 1999). Pour une critique du mélange entre le
néoplatonisme et le post-modernisme, voir Hankey, Denys and “quinas , p. -61; idem,
Theoria versus Poesis , p. - idem, The Postmodern Retrieval of Neoplatonism in Jean-Luc
Marion and John Milbank , p. -33 et idem, Self-knowledge and God as Other in “ugustine , p.
83-105.
252 John Milbank, Theology and Social Theory (Oxford: Basil Blackwell, 1990), p. 1 et 260.
253 John Milbank, Postmodernité, Dictionnaire critique de théologie, sous la direction de Jean-Yves
66
Philosophy255 constitue une importante contribution au programme, est demeurée
à Cambridge.
L analyse de notre situation avancée par le mouvement Radical
Orthodoxy et la solution qu il en propose rappellent grandement Bergson, le
spiritualisme français, et ce que Jacob Schmutz identifie comme « un néo-
augustinisme inavoué mais insistant dans la philosophie française du XXe s. ».256
La clé qui ouvre toutes les portes consiste d abord en une analyse de la
modernité, une opposition à elle, et dans la conviction selon laquelle nous
sommes postmodernes. Dans une série d oppositions binaires, la modernité est
réduite à la theoria opposée à la poiêsis, à la substance en opposition à la praxis, au
spatial opposé au temporel, à la subjectivité objectivante refermée sur elle-même
opposée à l’ouverture auto-transcendante, à la philosophie comme métaphysique
opposée à la théologie, l humanisme séculier opposé à la divinité, l immanent au
transcendant, l individualisme au communautarisme, l esprit au corps, etc. Dans
un dépassement postmoderne de la modernité, l Orthodoxie radicale prétend
pouvoir réactiver l intégrité pré-moderne, et ainsi récupérer pour elle-même les
deux versants de ce à quoi elle accuse la Modernité de s opposer.
p. 895 (July/August, 1995) Special Issue on Jean-Luc Marion s God without Being , p. 325-43,
repris dans The Word Made Strange. Theology, Language, Culture, (Oxford: Blackwells, 1997). Plus
récemment, on peut lire The Soul of Reciprocity, Part One: Reciprocity Refused, Modern
Theology 17:3 (July 2001), p. 335-391 et The Soul of Reciprocity, Part Two: Reciprocity Granted,
Modern Theology 17:4 (October 2001), p. 485-507. Milbank est courtois mais l on ne peut parler
d un dialogue avec Marion qui, pour autant que je sache, n a jamais réagit par écrit.
258 Milbank, Only Theology Overcomes Metaphysics , p. 328.
67
métaphysique, utilisent le diagnostic heideggérien de la modernité tout en
tentant de sauvegarder la théologie pré-moderne. Pour être en position de
porter historiquement ce jugement sur la prétendue invention moderne de la
métaphysique, Milbank table à la fois sur le travail de Marion et sur la dette
contractée par ce dernier vis-à-vis d un historien de la philosophie comme
Étienne Gilson. En opposition à Marion, Milbank souhaite en fait ressusciter le
projet gilsonien d une philosophie chrétienne .259
259 Pour Jean-Luc Marion voir Saint Thomas d Aquin et l onto-théo-logie, Revue thomiste 95:1
(1995), p. 31-66 (p. 56, note 60, p. 58, note 63, et aussi p. 60, note 70), et son L instauration de la
rupture: Gilson à la lecture de Descartes, Étienne Gilson et Nous: La philosophie et son histoire, éd
M. Courtier (Paris: Vrin, 1980), p.13-34. Pour son rapport à Heidegger, voir Dominique
Janicaud, Heidegger en France, 2 vols. Idées (Paris: Albin Michel, 2001), ii, Entretiens, p. 210 27.
260 Pickstock, After Writing, p. 43.
68
postmoderne au sein de la Radical Orthodoxy anglaise264, nous fait prendre
conscience que le mouvement étudié peut soit œuvrer à construire une
alternative à l onto-théologie kataphatique porphyro-augustinienne, soit plutôt
servir à réinterpréter “ugustin dans la direction d un néoplatonisme
apophatique se réalisant dans la charité et la poiêsis. John Milbank emprunte la
seconde voie et refuse le contraste que j établis entre un “ugustin porphyrien et
un Dionysius théurgique . Pour lui “ugustin aussi place l âme à l intérieur du
cosmos et finalement, dans les Confessions, réalise son propre Moi en le perdant
dans la liturgie cosmique .265 Ce qui n est pas sans nous rappeler la théologie
sans ontologie que Marion reprend de Blondel et de Denys le pseudo-aréopagite
mais Milbank, en plus, veut conserver l ontologie que Marion rejette.
L effort pour sauver l ontologie s effectue dans la Radical Orthodoxy par
la complète réduction de la philosophie à la théologie réduction qui est faite
au profit de la théurgie néoplatonicienne de telle sorte que l ontologie,
étonnamment, remplace désormais la philosophie. “lors que Marion refuse l Un
néoplatonicien au bénéfice du Bien et de la charité, la Radical Orthodoxy
suppose que son ontologie théologique lui permet à la fois de conserver Dieu
comme étant et de s enthousiasmer pour la théurgie religieuse primitivement
associée au platonisme de type hénologique. Le néoplatonisme postmoderne de
Milbank, refondé dans le mythe chrétien, consiste en:
264 Voir John Milbank, Postmodern Critical “ugustinianism A Short Summa in Forty Two
Responses to Unasked Questions, Modern Theology 7:3 (1991), p. 225- , et idem Sacred Triads
Augustine and the Indo-European Soul, Modern Theology: 13 (1997), p. 451-74.
265 Milbank, Intensities , p. , note .
266 Milbank, Theology and Social Theory, p. 295-96.
69
Orthodoxy s emploie donc, en commun avec eux, à déconstruire le sujet
occidental tout en préservant de la tradition ce qui peut l être.
267 Milbank, The Soul of Reciprocity, Part One: Reciprocity Refused , p. 341-42.
268 Ibid., p. 356.
269 Ibid., p. 360.
271 Sur quoi, voir l ouvrage extrêmement polémique de Conor Cunningham, Genealogy of Nihilism.
Philosophies of nothing and the difference of theology, Radical Orthodoxy Series (London & New
York: Routledge, 2002).
272 John Milbank, Pleonasm, Speech and Writing, in The Word Made Strange, p. 79 et
70
grandement transformé. Par exemple, la chair comme auto-sentante a remplacé
l âme. Le mouvement remplace la vie dans les définitions aristotéliciennes. Le
but de ces transformations est de rendre le senti et le sentant réciproquables
les substances non vivantes sont dès lors éliminées.273 En commun avec
Heidegger et avec Marion et Michel Henry, mais de manière plus radicale, la
Radical Orthodoxy unit immédiatement le Principe Premier à la vie sensitive,
c est-à-dire indépendamment de la médiation de l âme ou de l intellect.274 On
peut dire que Marion, Henry et Milbank réduisent l autonomie de la raison
objectivante, identifiée à la modernité, et la remplacent par un néoplatonisme de
type incarnatif. Toutefois, seul Milbank présente son propre projet en ces termes.
On peut certes mettre en doute la cohérence de la position de Milbank, ou se
demander si sa représentation et son usage des autres philosophes leur rend
justice, mais nul n est plus déterminé que lui à surmonter le sujet moderne par le
moyen de ce qu il conçoit comme un néoplatonisme Chrétien augustinien . 275
LA PROBLÉMATIQUE FRANÇAISE
Le débat qui a eu lieu sur Augustin et Denys dans les termes utilisés par
Milbank et Marion est un reflet des discussions académiques et des recherches
sur le néoplatonisme poursuivies antérieurement en France, vers lesquelles il
nous faut à nouveau nous tourner. En dépit d une réévaluation positive de la
théurgie néoplatonicienne, les études portant sur Plotin et Porphyre continuèrent
de plus belle. Le jésuite belge Paul Henry (1906- coédita ce qu on peut
appeler la version définitive du texte de Plotin. En plus de cela, Paul Henry
identifia ce qui chez Marius Victorinus servait de médiation entre Plotin et
Augustin276, et établit par là le contexte qui allait permettre à Pierre Hadot, son
Orthodoxy sur l histoire de la philosophie et son traitement de Heidegger, voir “drian Pabst, De
la chrétienté à la modernité? Lecture critique des thèses de Radical Orthodoxy sur la rupture
scotiste et ockhamienne et sur le renouveau de la théologie de saint Thomas d “quin, Revue des
sciences théologiques et philosophiques 86 (2002), p. 561-599.
276 Voir Paul Henry, The Adversus Arium of Marius Victorinus, the First Systematic Exposition of
the Doctrine of the Trinity, Journal of Theological Studies n.s. 1 (1950), p. 42-55. Pour une
bibliographie des ouvrages de Paul Henry, voir le mémorial dû à Jean Pépin dans Revue des études
augustiniennes, 30 (1984), p. 205-209.
71
élève, de reconnaître le rôle déterminant de Porphyre dans cette affaire.277
Hadot démontra en effet qu un aspect de l enseignement plotinien sur l activité
de l Un dans sa relation au Noûs avait été exploité par Porphyre et retransmis à
Augustin soit directement soit au travers de Marius Victorinus. En conséquence
de quoi, la pensée trinitaire d “ugustin pouvait être considérée comme une
extension ou une alternative au sein de l interprétation néoplatonicienne du
Parménide de Platon. Le télescopage des hypostases opéré par Porphyre, contre
lequel Jamblique et ses successeurs allaient réagir, peut être vu comme la source
de la tradition onto-théologique dans laquelle le Premier est compris comme un
Étant, tant et si bien que l ontologie devient un absolu. Mais parallèlement, la
même doctrine peut servir de fondement à une ontologie apophatique, une
métaphysique de l être pur. L enquête de Hadot laisse ouverte la possibilité de
trois métaphysiques opposées ou tout au moins distinctes émergeant du
néoplatonisme: 1) une ontologie kataphatique traditionnellement associée à
“ugustin et Thomas une ontologie apophatique, c est-à-dire une
métaphysique de l être pur , ou une hénologie.
En 1959, Hadot publia une critique du traitement réservé au platonisme
par Heidegger, dans laquelle il jugeait à la fois que Heidegger était le prophète
de cette fin du platonisme, qui est, en même temps, la fin d un monde , et que
par ailleurs, on pourrait être tenté d interpréter la pensée de Heidegger comme
une sorte de néo-platonisme. 278 Néanmoins, c est Pierre “ubenque qui formula
pour de bon la question des métaphysiques alternatives qui pouvaient résulter
d une lecture heideggérienne du néoplatonisme, question qui allait dominer, en
France, l horizon philosophique du dernier tiers du XXe siècle. L essai intitulé
Plotin et le dépassement de l ontologie grecque classique, fut rendu public en
lors d un colloque sur le néoplatonisme qui sera publié en . “ubenque
y estime que le plotinisme et, à sa suite, le néoplatonisme sont caractérisés …par
deux thèses complémentaires, qui prennent le contre-pied de l ontologie
traditionnelle. La première est que l’étant n’est pas ce qu’il y a de premier au-dessus
277 Voir Pierre Hadot, Porphyre et Victorinus, 2 tomes, Collection des Études augustiniens, Série
“ntiquité & Paris Études augustiniennes, . Pour un recueil d article de Hadot
retraçant l histoire de l ontologie de Porphyre, “ugustin à l époque médiévale, voir son Plotin,
Porphyre. Études Néoplatoniciennes, L Âne d Or Paris Les ”elles Lettres, pour une
discussion partielle, voir W.J. Hankey, “quinas' First Principle, ”eing or Unity? Dionysius 4
(1980), p. 133-172; A. de Libera et C. Michon, L’Être et l’Essence. Le vocabulaire médiéval de
l’ontologie: deux traités De ente et essentia de Thomas d’“quin et Dietrich de Freiburg (Paris: Seuil,
1986), p. 29- D. ”radshaw, Neoplatonic Origins of the “ct of ”eing, Review of Metaphysics 53
(1999), p. 383-401.
278 Hadot, Heidegger et Plotin , p. 541.
72
de l’étant il y a l’un .279 Et “ubenque de poursuivre en soulignant ce qui s ensuit
de cette première thèse une hénologie négative, l’indication toujours répétée de la
nécessité d’un dépassement de l’ontologie. 280 Il précise que Plotin a généralement
choisi la première voie. Néanmoins, il existe une seconde voie
Par l une ou l autre de ces voies ou par les deux, la pensée de Plotin peut
échapper à la critique de l onto-théologie élevée par Heidegger. Aubenque
signale également le lien pouvant exister entre le néoplatonisme et la critique
derridienne de l ontologie
73
la problématique néoplatonicienne telle qu on peut l apercevoir maintenant
dans toute son ampleur, des résultats à la fois intrigants et paradoxaux en
ressortent.
Par exemple, dès lors que l on a saisi l origine, l histoire et le caractère de
la métaphysique de l être pur , il devient évident que la propriété que Étienne
Gilson attribuait à la métaphysique existentielle de l esse chez Thomas, en
opposition prétendue au néoplatonisme, servait en fait à replacer cette doctrine
dans la lignée de la tradition néoplatonicienne.284 Dans la compréhension élargie
que nous assure l ajout de ces différentes figures du néoplatonisme, on ne peut
que constater avec Jean-François Courtine que Heidegger possède une notion
complètement figée et réductrice de ce qu est la métaphysique médiévale ,
Courtine jugeant par conséquent, d accord avec Rudi Imbach que la
métaphysique occidentale est l enfant barbare et bâtard mais vigoureux d un
formidable métissage .285 Alain de Libera a contribué avec plusieurs autres à
montrer ce que le néoplatonisme avait apporté à ce formidable métissage ,
émettant les réserves qui suivent:
284 W.J. Hankey, “quinas First Principle ”eing or Unity? Dionysius 4 (1980), p. 133-172; idem,
God In Himself “quinas’ Doctrine of God as Expounded in the Summa Theologiae, Oxford
Theological Monographs / Oxford Scholarly Classics (Oxford: Oxford University Press,
1987/2001), p. 6; idem, Dionysian Hierarchy in St. Thomas “quinas , p. -11.
285 R. Imbach, Heidegger et la philosophie médiévale, Freiburger Zeitschrift für Philosophie und
74
l expérience mystique … n avait plus pour moi l intérêt vital … et le
néoplatonisme me paraissait une position intenable. … [J]e m étais
rapidement éloigné de l attitude de Jean Trouillard, qui professait dans ses
livres, et d ailleurs dans sa vie, une sorte de néoplatonisme. Pour lui,
Plotin était toujours actuel et il me reprochait d avoir écrit à la fin de
Plotin ou la simplicité du regard la phrase sur l abîme creusé entre Plotin
et nous.287
Malgré tout, ses analyses ont beaucoup en commun avec celles de Trouillard :
pour Hadot, il y a dans l expérience mystique plotinienne une perte de l auto-
possession du pouvoir rationnel il écrit que L expérience mystique, c est
l irruption dans la conscience de toute une activité dont l âme était
inconsciente .288 Il précise en outre que:
290 Ibid., p. 48. Voir aussi son Plotin, Traité 38: VI, 7, Introduction, traduction commentaire et notes
par Pierre Hadot, Les Écrits de Plotin publiés dans l ordre chronologique Paris Cerf, .
291 Narbonne, Le savoir d au-delà du savoir chez Plotin et dans la
tradition néoplatonicienne dans Metaphysik und Religion. Zur Signatur des spätantiken Denkens,
75
La philosophie, dans le néoplatonisme, aboutit donc à sa propre auto-
suppression, et doit s incliner devant une expérience plus haute, à laquelle
elle prépare, mais à l étrangeté de laquelle rien comme tel ne prépare,
puisque l Un ne vient pas comme on l attend …292.
éléments mêmes qui avaient suscité l intérêt de Hadot pour Plotin qui agirent
encore pour susciter l intérêt des autres pour Jamblique et ses successeurs. Les
néoplatoniciens post-plotiniens ont non seulement porté la philosophie au-delà
d elle-même vers la théologie, mais ils ont aussi mené la théologie comme théorie
au-delà d elle-même vers la quête théurgique d une union avec un principe de la
pensée lui-même au-dessus de toute saisie intellectuelle.
Akten des Internationalen Kongresses vom 13.-17. März 2001 in Würzburg, München/Leipzig, K.
G. Saur, 2002, p. 487.
292 Ibid., p. 488; voir aussi Narbonne, Hénologie, ontologie et Ereignis, p. 274-275.
294 La Crise de la raison dans la pensée contemporaine, Recherches de philosophie V (Paris: Desclée de
76
comme pour Festugière et Hadot, Plotin est surtout un mystique. 296 Sans doute
ce mysticisme répondait-il bien au besoin de critique de la raison propre à la crise
contemporaine, mais ce n est que lorsqu il se tourna vers Proclus dans sa
traduction annotée Proclos, Éléments de Théologie en 1965, puis L’Un et l Âme selon
Proclos en 1972 et La mystagogie de Proclos en 1982), que Trouillard prit la mesure
du potentiel de rénovation théologique inscrit dans le néoplatonisme notamment
tardif297. Trouillard, le premier, révolutionna la philosophie et la théologie par le
moyen d une réévaluation des relations entre raison et religion, par le recours
aussi à l apophatisme hénologique et une nouvelle appréciation du thème de
l auto-constitué chez Proclus comme substitut de la philosophie aristotélico-
thomiste. Il perçut aussi que l univers était structuré très différemment chez
Plotin et chez Proclus, que, chez ce dernier, l Un était présent et agissant à travers
le tout, même au niveau matériel. Après avoir noté la divergence … bien
connue entre d un côté les rationalistes … Plotin et Porphyre et d un autre
côté Jamblique, Syrianus, Nestorios, Proclos, qui accordent la première place aux
Oracles Chaldaïques et à la théurgie, Trouillard écrit
296Jean Trouillard, Raison et négation, in La Crise de la raison dans la pensée contemporaine, p. 34.
297Pour une bibliographie partielle, voir Néoplatonisme, mélanges offerts à Jean Trouillard, p. 313-16;
Combès, Néoplatonisme aujourd hui, fournit une liste de travaux ultérieurs. Trouillard trace
une esquisse de ce mouvement allant de Plotin à Proclus en même temps qu une comparaison
entre procession néoplatonicienne et création judéo-chrétienne dans L’Un et l Âme selon Proclos,
p.1-8.
77
aussi le souci d intégration et de continuité qui chez Proclos fait penser à
Leibniz.298
Dans L’Un et l Âme selon Proclos, Trouillard souligne ce qui malgré les
préjugés l a conduit vers Proclus, après ses études sur Plotin
“près avoir évoqué les autres étapes qui l amenèrent à changer ses vues sur
Proclus, Trouillard conclut:
78
formule … «L âme est la médiation parfaite parce qu elle est la plénitude
des négations …. C est en cela qu elle est automotrice».301
Par conséquent, appeler Dieu le bien est le moins injustifié des termes, encore
que, en opposition à Thomas, tous les noms soient pour lui impropres, et que la
perception humaine soit nécessaire à la création du cosmos.305
Livre I et Livre II, tome 2: Livre III, tome 3: Livre IV (Paris: Presses Universitaires de France, 1995-
2000).
304 Voir Jean Trouillard, Érigène et la naissance du sens, Platonismus und Christentum. Festschrift
für Heinrich Dörrie, herausgegeben von Horst-Dieter Blume und Friedhelm Mann, Jahrbuch für
Antike und Christentum, Ergänzungsband 10 (Munster: Aschendorffsche, 1983), p. 268 et 272.
305 Pour une réflexion plus complète sur ce modèle alternatif, voir de Trouillard, Procession
79
Damascius l aporétique , et qu il voit se répercuter dans la traduction
commentée de Combès, la force critique de l original damascien .306 La
contribution principale de Joseph Combès au renouveau néoplatonicien consiste
en ses traductions et études que l on retrouve dans Damascius, Traité des premiers
principes, Damascius, Commentaire du Parménide de Platon, et la collection de ses
Études néoplatoniciennes.307 Son article pour les Mélanges Trouillard, La théologie
aporétique de Damascius, donne un aperçu de la place qu occupe Damascius
dans le développement du néoplatonisme et de la manière dont Combès
interprète son infinie autocritique. Il écrit ainsi:
80
mystique, ne peuvent avoir, quand il s agit d un tel ineffable, que la même
hauteur, et qu elles se rejoignent là.308
308 Joseph Combès, La théologie aporétique de Damascius, Néoplatonisme, mélanges offerts à Jean
Trouillard, p. 125-39, repris dans ses Études néoplatoniciennes, p. 201-221. Je cite cette dernière
version légèrement différente de la première.
309 Breton, De Rome à Paris, p. 154, voir aussi plus spécialement p.164.
81
avec Emmanuel Lévinas, Louis Althusser qui était son ami, Michel Foucault, etc.
L étendue de ses intérêts et de ses recherches poursuivies pendant une période
incroyablement longue interdit tout résumé, mais l on doit souligner certains
thèmes persistants des derniers écrits qui sont indicatifs de la direction ultérieure
qu allait prendre le renouveau néoplatonicien. Son autobiographie accorde une
place centrale à son engagement envers Thomas et à son travail dans le but de
développer une alternative néoplatonicienne à l aristotélico-thomisme dominant.310
Il y a également un travail plus ancien sur la psychologie rationnelle qui allait
devenir une préoccupation majeure de la phénoménologie.311 Cette attention
portée à la conscience est au cœur du retour à Plotin que nous avons observé, et
elle rejoint chez Breton des thèmes trouillardiens : le lien entre le néant et le
Premier Principe, la liberté humaine, l auto-création, le mysticisme. Dans cette
optique, Breton a produit récemment un livre centré sur le projet humain
comme causalité de soi par soi .312 Il y a aussi l étude Philosophie et mathématique
chez Proclos313 et celle sur la matière chez Plotin, Matière et dispersion314. Breton
revient sans cesse sur les religions orientales, liées à ses convictions à propos de
la fin de l Occident.315 Il serait périlleux de tenter de nouer tous ces liens entre
eux, mais il me paraît que son interprétation, voire modification de la doctrine
de l Un comme « Néant par excès », dans le sillage de Damascius, est en fait au
cœur de sa pensée.
310 Voir ”reton, Sur la difficulté d être thomiste aujourd hui idem, Saint Thomas d’“quin (Paris:
Seghers, 1965), et parmi les travaux récents, Textes de Saint-Thomas in Stanislas ”reton,
Philosophie et mystique: Existence et surexistence, Collection Krisis (Grenoble: Millon, 1996), p. 27-41
311 Breton, De Rome à Paris, p. 66-72.
312 Stanislas Breton, Causalité et projet, Chaire Étienne Gilson (Paris: Presses Universitaires de
315 Breton, De Rome à Paris, p. 204-213; idem, Breton, Causalité et projet, p.187-95; idem, Philosophie
et mystique, p. 111-41.
316 Stanislas ”reton, Difficile néoplatonisme, Néoplatonisme, Mélanges offerts à Jean Trouillard, p.
91-101 et 322.
317 Breton, Matière et dispersion, p.189.
82
Dans une contribution à un colloque sur Denys, il parle de l horreur du vide et
de la possibilité de l apaiser par le « sunyata » bouddhiste et le très
néoplatonicien Néant par excès , se demandant ensuite comment distinguer «
néant par excès» et «néant par défaut»:
83
néoplatonicien post-moderne de Marion fut plus déterminé par Lévinas319 que
par Heidegger, et, comme nous l avons indiqué plus haut, son dépassement de
l’ontologie ne se produit pas par le moyen de l hénologie mais par un bon hors-texte
vers le ”ien et la charité. L usage qu il fait du Pseudo-Denys pour effectuer ce
bond nous amène à mentionner l existence d un autre prêtre ayant dans ce siècle
récupéré le néoplatonisme, c est-à-dire René Roques.
M. l abbé R. Roques est répertorié comme un Auditeur assidu des
séminaires de Festugière quand ce dernier faisait cours sur le De Caelo d “ristote
à la Ve section de l École pratique des Hautes Études in - . “lors qu il était
encore rattaché au CNRS, Roques publia L’Univers dionysien. Structure
hiérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, ouvrage dont Henry Duméry estimait
qu il avait marqué un véritable renouveau des études dionysiennes .320 Roques
rejoignit Paul Vignaux, qui avait été nommé comme successeur de Gilson en
1934 quand ce dernier fut nommé au Collège de France, et il enseigna l histoire
des théologies médiévale à la Ve section de 1960 à 1985, moment où lui succéda
Alain de Libera. Roques enseigna principalement Anselme, Érigène, mais
surtout le Pseudo-Denys.
Dans les années , l École pratique des Hautes Études joua un rôle
central dans le tournant néoplatonicien de plusieurs patristiciens, médiévistes et
philosophes. À la IVe section, consacrée aux Sciences historiques et
philologiques, œuvraient Pierre Courcelle en Littérature Latine d époque
chrétienne et Jean Pépin en Textes et Doctrines de la fin de l “ntiquité. 321
Plusieurs des étudiants de Pépin traversèrent le vestibule de l Escalier E menant
à la Ve section, celle des Sciences religieuses. L année où Roques fut désigné à
ce poste, Trouillard et G. Madec qui étudiaient les sources philosophiques de
saint “ugustin et publiaient d importantes études sur le platonisme d “ugustin
rejoignirent Saffrey parmi les auditeurs de Festugière. M. l abbé Édouard
Jeauneau, rejoint le groupe en 1963-64. En 1968, Jean-Luc Marion assistait aux
séminaires de P. Hadot sur la patristique latine et à ceux de Roques où Jean
Trouillard donnait une Conférence libre sur Proclos et Érigène Quelques
319 Sur les rapports de Lévinas avec le néoplatonisme, voir l essai de Jean-Marc Narbonne dans le
présent volume.
320 Paris: Aubier, Éditions Montaigne, 1954; voir idem, Structures théologique de la Gnose à Richard
de Saint-Victor. Essais et analyses critiques, ”ibliothèque de l École pratique des Hautes Études,
Section des sciences religieuses, 72 (Paris: Presses Universitaires de France, 1962). Le jugement de
Duméry se retrouve dans Regards, p. 37.
321 À partir de , Chargé de conférences sur les Textes et doctrines de la fin de l antiquité à la
IVe Section de l EPHE. Pour la bibliographie, voir Goulet-Cazé, Madec, O ”rien, (éd.), SOFIHS
MAIHTOPES Chercheurs de sagesse. Hommage à Jean Pépin IXX-XXXIV.
84
aspects de la théorie de l âme. 322 Le Père É.H. Wéber, o.p. dont le travail sur
Thomas, Bonaventure et Duns Scot permet de comprendre le néoplatonisme
latin, étudiait avec Roques et Hadot.323 Dans la même lignée, l on retrouve Alain
de Libera, héritier de la chaire de Roques. Son intense production inclut des
travaux sur l histoire des échanges entre les traditions péripatéticienne et
néoplatonicienne dans l antiquité tardive et dans la pensée arabe et latine du
Moyen Âge, de même que des recherches sur la spiritualité néoplatonicienne
rhénane.324 Comme nous l avons signalé plus haut, avec Wéber, Rudi Imbach et
d autres, Libera a contribué à montrer que l horizon de l’onto-théologie n est pas un
cadre adéquat pour situer la place de la philosophie médiévale. Il existe
évidemment des liens étroits entre les travaux philologiques et historiques de
l École pratique et du CNRS d une part, et la réflexion poursuivie par les
philosophes et les théologiens d autre part. En Sorbonne, bien souvent, tous ces
gens se partagent le même édifice, même s ils sont rattachés à des institutions
différentes. Quoi qu il en soit, l interprétation de Denys offerte par Roques
influença fortement Marion:
(Paris: Seuil, 1996), idem, La mystique rhénane d’“lbert le Grand à Maître Eckhart (Paris: Seuil, 1994)
[1ère éd. 1984] et idem, Eckhart, Suso, Tauler et la divinisation de l’homme (Paris: Bayard, 1996). Pour
ce qui touche la perspective néoplatonicienne appliquée à la philosophie médiévale, voir André
de Muralt, Néoplatonisme et aristotélisme dans la métaphysique médiévale: Analogie, causalité,
participation, ”ibliothèque d histoire de la philosophie Paris Vrin, .
85
historique et l institution ecclésiale. “insi, le platonisme de Denys ne rend
pas suspect son christianisme; il se greffe sur lui et lui reste subordonné.325
86
“insi, comme nous l avons noté plus haut, Marion n inscrit pas son travail
dans la mouvance du renouveau néoplatonicien, mais au contraire, allant plus
loin que Roques, il s associe à cette interprétation de Denys qui voit en
l “réopagite celui qui subvertit radicalement le platonisme au profit du
christianisme. Dès lors, sa transcendance chrétienne se produisant par-delà les
conditions historiques de la philosophie et visant « un Dieu selon son nom le
plus théologique charité », serait aussi augustinienne. Séparer la théologie de
la philosophie est vital pour le projet de Marion et trouve sa motivation
philosophique dans sa relation avec Heidegger.330 Toutefois, l intention propre
de Marion n empêche pas de reconnaître que sa position intervient à l intérieur
d un courant contemporain de réappropriation du néoplatonisme visant à
résoudre les apories aperçues par la philosophie dans la subjectivité moderne.
En fait, Marion, tout comme Milbank, développe une interprétation
néoplatonicienne d Augustin et de Thomas de manière à pouvoir accommoder
leur métaphysique de l esse à une représentation post-heideggérienne du monde.
87
penitus incognitum, alors la simple intervention de l être ne suffit pas à
établir une onto-théologie.332
3 et 9.
335 Marion, “u nom , p. 343 et idem, L’ídole et la distance, p. 306-7, note 39.
88
lui, il s agit uniquement de dénommer 336 Dieu, et non de le re-nommer d une
autre manière. Est-ce qu on peut ignorer que le travail des Pères grecs a
précisément consisté à libérer les concepts théologiques chrétiens de l horizon
grec (et peut-être métaphysique , où ils avaient primitivement surgi ? 337 Le
compte rendu de Marion des objections de Derrida rassemble une série de
questions telles que celles-ci:
341 Voir Derrida s Response to Jean-Luc Marion, in God, the Gift and Postmodernism, p. 42-7. Sur
les relations de Derrida avec le néoplatonisme, voir Eric Perl, Signifying Nothing ”eing as Sign
89
cependant rappeler que, dans le néoplatonisme, l Un n est aucune chose et n est
jamais correctement dénommé en raison de son inconcevable plénitude, infinité
ou puissance, et, par ailleurs, que Damascius avait déjà nettement anticipé la
critique de la théologie négative que l on retrouve diversement formulée chez
Derrida et Marion, de même que leur critique du néoplatonisme. Dans La
mystagogie de Proclos, commentant l aporie sur laquelle Damascius nous laisse,
Jean Trouillard écrit:
Cette aporie est précieuse parce qu’elle décèle le risque que court de façon
permanente le néoplatonisme ainsi que toute théologie négative. User du langage
comme d’un défaut dans la pureté du silence peut conduire à faire du silence une
contre-expression, de la nuit un secret et du néant une substance mystérieuse. On
y glisse inévitablement si on ne pratique pas une incessante purification. Sans
elle, l’Un, le ”ien ou le Non-Être deviendront des attributs qui seront préférés à
l’Être ou à la Pensée parce qu’ils seront jugés plus compréhensifs. Mais ce sera
encore une manière de totaliser l’intelligible et de le sublimer.342
Pour les néoplatoniciens, comme pour Denys et Marion, la solution passe par
une théologie mystique Les néoplatoniciens estimaient finalement que cette
antinomie, insurmontable dans l ordre intelligible, était surmontée en même
temps que reconnue par le fait que le centre de l âme, grâce à sa communion
mystique avec l Ineffable, n est enfermé ni dans le langage ni dans
l intelligible. 343 La communion mystique conduit ainsi à une mystagogie.
Marion n est cependant pas le premier phénoménologue à emprunter un
tournant théologique et à associer celui-ci au néoplatonisme chrétien.344 Chez
in Neoplatonism and Derrida, in Neoplatonism and Contemporary Thought, Part Two, ed. R. Baine
Harris, Studies in Neoplatonism: Ancient and Modern 11 (Albany, State University of New York
Press, 2002), p.125-51.
342 Jean Trouillard, La mystagogie de Proclos, Collection d études anciennes Paris Les ”elles
344 Sur ce tournant, voir Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française
90
Michel Henry (1922- , l on retrouve en effet les éléments essentiels de ce qui
nous a accompagné dans une large part de l histoire du reflux néoplatonicien
que nous avons retracée345, à savoir: 1) un effort pour trouver le transcendant
dans l immanent, une recherche qui progresse par l examen de la nature de la
conscience, qui évite de s abstraire de la vie et du sensible, passant au contraire
par le « corps subjectif » et une « phénoménologie matérielle »,346 3) un certain
engagement vis-à-vis de Hegel, Husserl et Heidegger, 4) une intrication de la
philosophie et de la religion unie à la vie, 5) Dieu considéré comme un Dieu
inconnu. L approche de Henry complète celle de Marion.347 Henry se tourna
non vers Denys mais vers Eckhart tout en reconnaissant la source cruciale
qu incarnent Proclus et Denys dans son intérêt même pour Eckhart , un
tournant qu on devait s attendre à voir pris et qui était même inévitable chez les
néoplatoniciens catholiques français sensibles à la structure de la conscience. 348
Tandis que Marion tente de prévenir la réduction de la source de la connaissance
aux conditions propres du sujet, Michel Henry entreprend de prémunir
l affectivité du sujet contre l objectivation qui pourrait en être faite et ses analyses
visent la structure interne de celle-ci. Mais il y a une autre différence entre les
deux. Comme je l ai mentionné, Marion souhaite garder strictement séparée
l une de l autre théologie et philosophie. “lors que sa contribution à la
phénoménologie consiste à l assortir d une théorie de la donation, il ne peut y
avoir, du sein même de cette phénoménologie, de mouvement vers un donateur
transcendant. En effet, atteindre un donateur transcendant exigerait de la
phénoménologie qu elle se transforme en métaphysique. Marion écrit:
345 Pour une bibliographie des oeuvres de M. Henry, voir Continental Philosophy Review 32:3
(1999), p. 367-377.
346 Voir Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Essai sur l’ontologie biranienne, et Lemoine,
dépit des différences qui les séparent, voir Jean-Luc Marion, Étant Donné. Essai d’une
phénoménologie de la donation, Épiméthée (Paris: Presses Universitaires de France, 1997), p. 321-323
et p. 365, note 2.
348 Michel Henry, La signification ontologique de la critique de la connaissance chez Eckhart, in
91
nous n insinuons pas qu elle réclame un donateur transcendant lorsque
nous disons que la phénoménologie de la donation outrepasse par
définition la métaphysique, nous ne sous-entendons pas que cette
phénoménologie restaure la
métaphysique; et lorsque enfin nous opposons l adonné à la subjectivité
transcendantale, nous ne suggérons pas que le «sujet» renaît dans la
donation.349
De cette manière, Henry qui s est tourné vers Eckhart à travers la médiation de
Heidegger, découvre en Eckhart les moyens de contourner Heidegger.351 À
travers Eckhart, il est certainement celui dont Henry se réclame le plus
explicitement pour l élaboration de ses concepts fondamentaux 352), Henry
construit donc une métaphysique phénoménologique mais, en contraste par
rapport à Marion, il trouve également le moyen d unir philosophie et religion.
Dominique Janicaud nous apprend qu avec Henry la phénoménologie …
est délimitée et pratiquée comme une radicale remontée au fondement de
l expérience, sans qu il soit fait appel à une autre instance que sa structure
92
interne. 353 La fondation est découverte dans l auto-affectivité du Soi où se
trouve le vrai christianisme la phénoménologie n est plus entravée par la
question de savoir comment et pourquoi la phénoménologie peut rendre compte
du phénomène de la révélation divine, mais elle affirme plutôt d entrée de jeu,
et d une manière apodictique, qu une authentique phénoménologie ne peut avoir
d autre objet que la vie divine s éprouvant elle-même dans son ipséité et son
auto-affection, donnant naissance au Christ et à l homme comme son fils .354
Janicaud décrit comme suit la nature de cette auto-affection:
Le Moi doit être en une union immédiate avec l “bsolu et n existe que par cette
union.
93
l affectivité est l essence de la vie, il faut la sentir, se laisser pénétrer par sa
passivité radicale. … Le savoir aboutit au non-savoir.357
357 Ibid.
358 Henry, L’Essence de la manifestation, p. 553.
359 Henry, Parole et religion, , p. les deux citations sont de Eckhart.
360 Laoureux, De «L essence de la manifestation» , p. .
94
divin […] L âme s identifie donc avec le propre fond de Dieu. Ou mieux,
âme et Dieu ne sont qu un seul et même fond, qu un seul et même sol.
Toute médiation, toute altérité, toute différence a été éliminée.361
95
aussi sous la direction de Jean Irigoin, Professeur de Philologie grecque à la IVe
section et au Collège de France, dont il perpétue l approche des textes, très
propice à l étude du néoplatonisme et proche de la méthode de Hadot.
Pour Irigoin, c est toute l histoire d un texte avec toutes les circonstances
de sa transmission qui présente un intérêt La tradition d une oeuvre, c est le
processus au terme duquel elle est parvenue entre nos mains, c est en même
temps l influence qu elle a exercée au cours des siècles dans les milieux les plus
divers. Il y a deux directions dans l étude d une tradition textuelle. L une
rétrocède vers l arrière en direction de l unité, à la recherche de
Pour ceux qui travaillent avec des textes platoniciens, voulant à la fois arriver à
établir un solide texte écrit et tenter de comprendre la réception transformante
du néoplatonisme par rapport à ses sources et ses autorités, il faut travailler dans
ces deux directions. Hoffmann a utilisé cette bipolarité pour aborder de
l intérieur la tradition néoplatonicienne.365 Un autre réquisit de cette intériorité
vient de Pierre Hadot. Celui-ci a signalé le fait que les contresens, qui forment
une large part de l histoire de la philosophie, sont en réalité créatifs.366 Hoffmann
fait référence à l importance de cette idée dans ses écrits et dans son
enseignement.367
364 Jean Irigoin, Chaire de tradition et critique des textes grecs, Leçon Inaugurale faite le Vendredi 18
avril 1986 (Paris: Collège de France, 1986), p.19.
365 Voir le titre de ce qu il a rassemblé en pour la défense de son Habilitation à diriger des
recherches Recherches sur la tradition matérielle et doctrinale des textes philosophiques de la fin
de l “ntiquité.
366 Voir Pierre Hadot, Philosophie, exégèse et contre-sens, dans Akten des XIV. Internationalen
Kongresses fur Philosophie (Wien, 1968), p. 333-339 repris dans idem, Études de philosophie ancienne,
L âne d or Paris Les ”elles Lettres, , p. -10.
367 Voir par exemple, Ph. Hoffmann, La fonction des prologues exégétiques dans la pensée
pédagogique néoplatonicienne, in Entrer en matière: Les prologues, éd. J.D. Dubois et B. Roussel
(Paris: Cerf, 1998), p. 210, et Annuaire EPHE Ve, t. CV, (1996-97), p. 303.
96
Categories d “ristote au sein du néoplatonisme, une tâche qui demande un sens
subtil des différences entre les sources et les résultats, une connaissance
exhaustive de l histoire de la philosophie grecque et une maîtrise de sa logique la
plus abstraite. C est un type de recherche qui suppose que l on soit prêt à
travailler patiemment de l intérieur, indépendamment des buts extérieurs à elle.
Néanmoins, cette recherche rejoint par ailleurs les travaux d Alain de Libera
consacrés au problème des universaux.368 Puis il y a la poursuite par Hoffmann
du chantier de recherches ouvert par Festugière sur la religion antique et de la
présentation de la philosophie par Hadot comme un mode de vie. Sur le plan de la
religion, l on retiendra son étude sur la notion néoplatonicienne du bonheur 369
et, fait remarquable, sur les implications religieuses de la logique
néoplatoniciennes. 370 Enfin, de concert avec Dominic O Meara, Hoffmann a
étendu l intérêt de Hadot pour l aspect pratique de la philosophie par une
exploration du rapport entre le néoplatonisme grec et la vie politique.371
Les spécialistes canadiens du néoplatonisme avec lesquels je conclurai
mon enquête sont des philosophes et des historiens de la philosophie pour
lesquels, tout comme pour Hoffmann, le néoplatonisme ne répond pas à une
demande philosophique, théologique ou religieuse préétablie.
368 Voir Annuaire EPHE Ve, t. CI, (1992-93), p. 242 et Alain de Libera, La querelle des universaux: De
Platon à la fin du Moyen Age.
369 Annuaire EPHE Ve, t. CV, (1996-97), p. 303-309.
371 Ibid., p. 263-64; Annuaire EPHE V, t. CIV (1995-96), p. 305- et Dominic J. O Meara, Évêques
et philosophes-rois: Philosophie politique néoplatonicienne chez le Pseudo-Denys, Denys
l’“réopagite et sa postérité en Orient et en Occident, p. 75- idem, “spects of Political Philosophy
in Iamblichus, in The Divine Iamblichus. Philosopher and Man of Gods, p. 65- idem, Vie
politique et divinisation dans la philosophie néoplatonicienne, SOFIHS MAIHTOPES Chercheurs
de sagesse. Hommage à Jean Pépin, publié sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, Goulven
Madec, Denis O ”rien, Collection des Études “ugustiniennes, Série “ntiquité 131 (Paris: Études
Augustiniennes, 1992), p. 501-10 et idem, Platonopolis: Political Philosophy in Late Antiquity
(Oxford: Clarendon Press, 2003).
97
, une institution d origine protestante et de loin la plus grande et la plus
importante université anglophone du Québec. À cette époque Klibansky avait
déjà publié une étude sur Proclus (1929); dans les années 1930 il avait commencé
ses éditions de Nicolas de Cues et de Maître Eckhart. En 1939, il publia The
Continuity of the Platonic Tradition during the Middle Ages, ouvrage qui marquait
les jalons des recherches futures sur le platonisme médiéval.372 En 1998,
Klibansky fit paraître Le Philosophe et la mémoire du siècle, Entretiens avec George
Leroux, un spécialiste du néoplatonisme professeur à l Université de Québec à
Montréal. Dans son Introduction, Leroux témoigne non seulement du privilège
[d avoir été] son étudiant à la fin des années soixante à l Institut d Études
médiévales de l Université de Montréal , mais aussi de sa gratitude envers celui
qui l avait initié au néoplatonisme Sur le chemin qui va de Plotin à Proclus, et
de là jusqu à Maître Eckhart et à Nicolas de Cues, il avait placé les balises
principales. 373 L intérêt de Klibansky pour le platonisme ne partageait
aucunement les motifs néoplatoniciens anti- ou post- modernes à l œuvre dans
l Hexagone. Il se pencha sur la tradition interprétative du Parménide et nota
l importance du cusain dans la transformation d une approche rationnelle en
une notion qui reconnaît les limites de la raison et les coïncidences des contraires
dans l Un, le principe suprême. 374 Malgré tout, Klibansky alterna l intérêt pour
les problématiques antiques et modernes en s attachant tout autant, ou disons
davantage, aux continuités qu aux discontinuités. Son rôle dans la philosophie
québécoise est rendu visible par sa codirection (avec Josianne Boulad-Ayoub) de
La Pensée philosophique d’expression française au Canada.375 Klibansky y décrit la
transformation de la philosophie d expression française au Québec, une
évolution dont il fut un observateur d autant plus avisé qu il y apportait un
regard extérieur.
La venue de Klibansky au Québec intervint au moment où l Église
catholique québécoise était opposée à celle, très engagée, présente dans la France
laïcisée, et il put observer ce qu on appelle la Révolution tranquille. Durant
ladite révolution , le Québec connut un double développement soudain, l un
dans le sens d une modernisation et d une laïcisation de la société qui le libéra de
372 Raymond Klibansky, The Continuity of the Platonic Tradition during the Middle Ages, Outlines of a
Corpus platonicum medii aevii (London: Warburg Institute, 1939).
373 Raymond Klibansky, Le Philosophe et la mémoire du siècle: Tolérance, liberté et philosophie.
Entretiens avec Georges Leroux Montréal Éditions du ”oréal, , p. X l ouvrage contient une
bibliographie représentative des écrits de Klibansky.
374 Ibid., p. 98.
98
la tutelle de l Église, l autre dans la sphère de l économie qui, jusqu alors, avait
été largement l apanage des anglophones. La Révolution eut d énormes
conséquences sur le système d éducation du Canada français qui, jusqu au
milieu des années 1960, était resté entre les mains des clercs et, sur le plan de la
philosophie, était dominé par un néo-thomisme étroit retransmis par des prêtres
catholiques. Klibansky formule la chose comme suit:
376 Klibansky in La Pensée philosophique d’expression française au Canada, p.11. Mettre quelque part :
Cf. Reason, Action, and Experience, Essays in Honor of Raymond Klibansky, ed. by Helmut
Kohlenberger, Hamburg, Felix Meiner, 1979.
377 Louis-André Dorion, Entretiens avec Luc Brisson: Rendre raison au mythe (Montréal: Liber, 1999),
99
une thèse sur le Timée de Platon. Celle-ci achevée, il fut rattaché au CNRS grâce à
l appui de Jean Pépin qui partageait ses intérêts pour les mythes anciens. En
dépit d intérêts philosophiques plus larges, on peut, soutient-il, me définir
comme «historien de la philosophie» dont le domaine de recherche est Platon et
le platonisme. 380 Ses travaux historiques incluent des études sur le
néoplatonisme et il dirige actuellement l une des nombreuses nouvelles
traductions de l œuvre de Plotin.381 Pourtant, il est plus fortement attiré par
Platon lui-même et insiste sur la différence entre ce dernier et la suite de la
tradition platonicienne, dans une direction contraire à celle que nous avons
observée, en France, inaugurée par Festugière. Comme l explique Leroux,
Brisson:
du mythe, Vol. I. Sauver les mythes (Paris: Vrin, 1996). Il existe une traduction anglaise, Plato the
Myth Maker, translated, edited, and with an introduction by Gerard Naddaf (Chicago and
London: University of Chicago Press, 1998).
100
vie de l individu qui s y livre. 384 Sa manière de vivre le platonisme fut forgée à
la fois positivement et négativement tandis qu il s adonnait à la duplicité au
séminaire La seule conviction qui m a toujours animé et c est déjà très
platonicien est que la vie qui valait d être vécue ce n était pas une vie centrée
sur les préoccupations matérielles, mais une vie spirituelle, quelle qu elle soit,
une vie intellectuelle, dans mon cas. 385 Il réactualisa donc la critique
platonicienne du mythe religieux et se tourna à la place vers la philosophie:
J ai très tôt compris que la religion est un spectacle, une mise en scène. …
J avais tout simplement une grande lucidité devant l illusion transmise
par la société. On m avait imposé une vie que je n avais pas choisie. Mais
c était le passage obligé pour conquérir la liberté telle que je l entendais, la
liberté de vivre une vie spirituelle fondée sur le travail intellectuel.386
Brisson concédant lui-même, les travaux que j ai poursuivis … ont toujours été
ancrés dans mon expérience personnelle , il décrit comme suit la question à
laquelle il tente de répondre:
101
nom d une exigence intellectuelle qu on a appelée, à partir de Platon, la
philosophie?388
102
écrit à propos de la liberté de l Un dans des termes qui rappellent plusieurs des
questions, solutions et perspectives que nous avons rencontrées dans notre
enquête sur cent ans de néoplatonisme français.
103
à son sujet de liberté, Plotin ne se fonde sur aucune tradition antérieure. Il
crée pour ainsi dire cette signification de la liberté comme origine et
fondement, comme absolu, qui servira dans toute la tradition de la
métaphysique de la subjectivité à penser non seulement Dieu comme
sujet, mais le sujet humain comme dépôt et recueil d une liberté
fondamentale.395
Toutefois, Leroux tient que Plotin ne nous conduit pas à la notion chrétienne
caractéristique de sujet ou de personne. Il écrit:
Dans une note en marge de cet argument, Leroux fait une remarque
supplémentaire importante Plotin pose l Un au-delà des catégories de personne
ou de sujet . Dès lors, reporter ces notions sur Plotin constitue une erreur,
puisque cela revient à avoir projeté sur l Un plotinien les concepts de la
subjectivité romantique, surtout schellingiens . Dans la perspective d une
subjectivité romantique, on relirait alors dans le traité VI, le volontarisme de
Marius Victorinus et d “ugustin. 397 Selon Leroux, l approche augustinienne et
aristotélicienne de la subjectivité conduit à Hegel et Schelling. Par contraste, la
liberté de l Un chez Plotin ne doit pas être confondue avec cela. Leroux nie en
effet que le concept plotinien comporte une histoire qui aboutit à Schelling .
Par conséquent, il juge que Plotin ne prête pas le flanc à la critique
heideggérienne de la subjectivité. 398
395 Ibid., p. see idem, Human Freedom in the Thought of Plotinus, The Cambridge Companion
to Plotinus, ed. Lloyd Gerson (Cambridge: Cambridge University Press, 1997), p. 292-314 et J.-M.
Narbonne, La métaphysique de Plotin (Paris: Vrin, 1994), p. 28 ss.
396 Leroux, Traité sur la liberté et la volonté de l’Un, p. 30.
104
significatif de voir que, pour Leroux, un néoplatonisme qui nous serait
retransmis via Schelling tomberait sous le coup de la critique heideggérienne .
“yant rejeté une interprétation idéaliste de Plotin, Leroux n est aucunement
gêné par la rebuffade de Heidegger. Son étudiant, Jean-Marc Narbonne,
reprendra avec force la question de la critique heideggérienne .
par Jean-Marc Narbonne, Histoire des doctrines de l “ntiquité classique 17, sous la direction de
Jean Pépin (Paris: Vrin, 1993); Plotin, Traité 25 (II, 5), introduction, traduction, commentaires et
notes par Jean-Marc Narbonne, Les Écrits de Plotin sous la direction de Pierre Hadot (Paris: Cerf,
1998).
401 Jean-Marc Narbonne, Henôsis et Ereignis Remarques sur une interprétation
heideggérienne de l Un plotinien, Les Études philosophiques (1999), p. 105-121. Voir aussi son
“ristote et la question de l être en tant qu être. Réflexions à propos de The Question of Being of S.
Rosen, Archives de Philosophie 60 (1997), p. 5- idem, Heidegger et le néoplatonisme,
Heidegger e i medievali, Heidegger et la pensée médiévale/ Heidegger und das mittelalterliche Denken/
Heidegger and Medieval Thought, Atti del Colloquio Internationale Cassino 10/13 maggio 2000, ed.
Costantino Esposito and Pasquale Porro, in Quaestio 1 (2001), p. 55 idem, EPEKEINA THS
GNWSEWS, le savoir d au-delà du savoir chez Plotin et dans la tradition néoplatonicienne , in
Metaphysik und Religion. Zur Signatur des spätantiken denkens. Akten des internationalen
Kongresses vom 13.17. März 2001 in Würzburg, éd. Th. Kobusch et M. Erler, München/Leipzig,
K.G. Saur, 2002, p. 477-490.
105
radicalement négative de l hénologie plotinienne dont nous avons tenté de
retracer l origine et les fins.
Narbonne note que pour Trouillard, qui œuvra dans le cadre défini par la
critique heideggérienne de la métaphysique, le langage sur l Un, à l opposé du
langage sur l Être ne promet aucune science de Dieu. Il en est l exclusion. Il
signifie une théologie négative radicale. Il n autorise que des symboles et des
invocations. 402 Narbonne décrit cette négativité et explicite chez Plotin son
fondement métaphysique:
L Un n est pas pour lui [Plotin] l indéfini tracé en creux par les formes
finies, mais le positivement infini non pas l en-deçà ou l en-creux du
quelque chose, mais l au-delà positif et insaisissable de toutes choses. …
l Un de toute évidence «est» d une certaine manière, mais son mode
d être, comme simplicité et comme infinité, dépasse justement tout ce que
l on connaît et ne peut jamais espérer saisir de l être. … [U]n «objet» en
lui-même in-objectivable que l on peut sans doute expérimenter et dont on
peut reconnaître en soi la trace, mais qu on ne peut jamais connaître
comme tel. L hénologie plotinienne … n ouvre donc pas la voie à quelque
absence ou retrait du fondement, mais bien plutôt à la représentation
d une fondation absolue, puisque l Un est pour lui le fondement infini de
tout fini possible.403
402 Trouillard, Un et être, Les Études philosophiques (1960), p. 190, cité par Narbonne,
Henôsis … , p. , note .
403 Narbonne, Henôsis , , p. .
404 Reiner Sch(rmann, L hénologie comme dépassement de la métaphysique, Les Études
106
siècle et la caractérisation du néoplatonisme qui, dans ce cadre, a été présentée
comme une solution.
Son Hénologie, ontologie et Ereignis est à la fois un accomplissement personnel
majeur et l aboutissement de cinquante ans d engagement des philosophes,
théologiens, historiens de la philosophie et de la théologie, et philologues, face à
la critique heideggérienne de l onto-théologie. Dans la mesure où il reste
sceptique vis-à-vis du découpage réducteur de l histoire fait par Heidegger,
Narbonne est en ligne avec la vaste majorité des intervenants du XXVIIe Congrès
de l’“ssociation des Sociétés de Philosophie de Langue Française. La métaphysique: son
histoire, sa critique, ses enjeux, tenu à l Université Laval en , et plusieurs
d entre eux sont cités par lui. Son livre s appuie non seulement sur le travail de
Beierwaltes mais aussi sur celui des spécialistes français qui ou bien ont cherché
à corriger la représentation heideggérienne du platonisme et de son histoire, ou
bien se sont tournés vers le néoplatonisme, après avoir accepté la critique
heideggérienne de l onto-théologie, pour trouver en celui-ci une voie alternative
à la philosophie, la théologie et la religion occidentales. Le livre de Narbonne
œuvre à l intérieur d un paradoxe la question de l être Seinsfrage) soulevée par
Heidegger a sous-estimé l impact de ses propres résultats critiques en inspirant
elle-même l étude et le retour en force du néoplatonisme qu elle avait mal
représenté, comme aussi l histoire de la philosophie dont celui-ci relève. Au
terme du processus, ce que l on apprend de l histoire de la philosophie grâce à ce
retour néoplatonicien se retourne ainsi contre Heidegger.
107
Plutôt donc que d une ignorance pure et simple en elle-même peu
vraisemblable de la tradition néoplatonicienne, l on serait enclin à parler
dans son cas [i.e. celui de Heidegger] … à la fois d une méconnaissance et
d une banalisation de ce courant de pensée. L au-delà de l être
néoplatonicien, l Un affranchi de toutes délimitations entitatives, sis au-
delà de la pensée et de l objectivité …, en lui-même infini et
incompréhensible, tout cela, chez Heidegger, est apparemment réduit ou
ramené à un simple cas de Stufen des Seienden, de degrés ou d étagement
de l étant, entendus selon une série continue, sans que la percée décisive
de l Un en direction de l infini et la rupture de la totalité de l être qu elle
introduit soit jamais reconnues.407
108
Le langage néoplatonicien à propos de l Un est comparable à celui utilisé par
Heidegger lorsqu il tente d exhiber un fondement universel distinct d un étant
fondateur:
L idée selon laquelle le Seyn n est rien dans la mesure où il est non-étant
(Nicht-Seiende) rejoint un locus classicus de la littérature
néoplatonicienne. Le «rien des autre choses» de l Un chez Plotin
réapparaît par exemple aussitôt chez Porphyre sous la forme de
l anousion ou du proousion, puis à nouveau fréquemment chez Proclus et
ensuite dans la littérature ultérieure influencée par le néoplatonisme chez
Pseudo-Denys et Jean Scot Érigène par exemple, pour enfin se prolonger
dans l idéalisme allemand, comme le note W. Beierwaltes en référence par
exemple à Schelling …410
109
advenir. Ce schéma de pensée katholou-prôtologique ... traverse tout le
néoplatonisme comme nous semble-t-il aussi l essentiel de la
métaphysique occidentale …. Or c est à ce schéma de pensée katholou-
prôtologique, auquel s associe naturellement l idée de dérivation, que
Heidegger veut substituer une autre pensée!412
Poursuivant sa comparaison plus loin, Narbonne trouve une base solide dans le
texte de Heidegger pour regarder l Ereignis comme un fait brut, son activité une
chance pure, une joute sans règles c est le tourbillon ou le maelström
Or ce qui est à penser ici comme Ereignis et permet par ailleurs, selon
Heidegger, de surmonter l oubli de l'être, est une pensée qui comme telle
ne peut avoir d objet propre et que ne peut accompagner aucun construit
… “u «jeu» dont on peut attendre quelque chose Erwarten , Heidegger
oppose et propose le «jeu» auquel le «joueur» n a comme tel rien à
attendre Warten ou à espérer … On atteint ici le degré en quelque sorte
zéro de la philosophie … 414
110
Si l Ereignis est un pur principe-fonction sans subsistence propre, qui
consiste uniquement dans l effet qu il «produit» ou dans lequel il
s «observe», alors on ne voit pas à partir de quel point de vue il pourrait
être dit opérer un décret sur les autres choses dont, dans cette hypothèse,
il ne se distingue justement plus. Dans toute l histoire de la philosophie
occidentale, on n observe guère qu un seul exemple d une telle
«principialité» purement événementielle, où le principe, dépourvu
d assise propre, résiderait en quelque sorte entièrement dans son effet
c est le clinamen d Épicure.415
111
retour du néoplatonisme. La comparaison qu il mène entre le néoplatonisme et
Heidegger se conclut par ce qui suit :
112
113
INDEX DES NOMS
Les chiffres en italique renvoient aux notes de bas de page. Ils peuvent servir de
guide bibliographique parce qu ils fournissent la première référence d un
ouvrage particulier d un auteur.
Barbaras, Renaud 28
Baubérot, Jean 213
Béguin, Jacques 213
Bergman, Jay 235
Bergson, Henri 2-12, 15, 18, 21, 23, 24, 27, 38, 50, 86; 7-10, 12, 13, 15, 19-21, 23, 27,
28, 44, 46, 107, 127
Beierwaltes, Werner 1, 67, 79, 81, 82, 84; 233, 334, 399
Bernard de Clairvaux 34
Bernet, Rudolf 354
Bertin, Francis 303
Biran, Maine de 6-10, 27, 37; 26-28, 44, 346
Blondel, Maurice 6, 14, 15, 18, 21-35, 37, 38, 37, 45, 52, 86; 109, 111-114, 123, 147,
163.
Blumental, Harold J. 244
Bos, E.P. 226
Boulad-Ayoub, Josianne 375
Boulnois, Olivier 145
Bradshaw, D. 277
Bréhier, Émile 2, 3, 7, 10-19, 21-23, 27, 35, 38, 39, 41, 42, 47 ;7, 53, 56, 58, 61, 66, 69,
73, 75, 76, 78, 81, 85, 89, 215, 217
Breton, Stanislas 19, 24, 34, 35, 37, 38, 58, 59, 61-63; 94, 152, 177, 310, 312-316, 318
114
Brisson, Luc 76-78; 377, 381, 383
Bruaire, Claude 12, 59, 162
Brunn, Émilie Zum 323
Carlier, Jeanne 96
Carraud, Vincent 74, 145
Catapano, Giovanni 106, 151
Chase, Michael 20
Chenu, Marie-Dominique 26, 45, 137
Cherniss, Harold 77
Chrétien, Jean-Louis 50, 344
Chrysippe 16
Clark, E.G. 244
Combès, Joseph 19, 24, 30, 33, 35, 38, 41, 61-63; 125, 297, 307, 308
Comte, August 11-12
Congar, Yves 26
Courcelle, Pierre 64
Courtine, Jean-François 7, 56; 31, 92, 285, 344
Cousin, Victor 5-7; 32
Cunningham, Conor 53
115
Falque, Emmanuel 354
Festugière, André-Jean 11, 15, 17, 19, 38-47, 58, 64, 74, 77; 95, 143, 146, 197, 198,
201, 204, 206, 207, 213, 215, 217.
Feuerbach, Ludwig A. 28
Ficin, Marsile 44; 143
Foucault, Michel 62
Fouilloux, Étienne 26; 74, 124, 136, 137
Gandillac, Maurice de 8
Gersh, Stephen 227
Gerson, Lloyd 395
Gilson, Étienne 26, 28, 29, 38, 51, 56, 64; 74, 120, 147, 196, 259
Gouhier, Henri 22; 28, 114
Grégoire de Nysse 25; 146
Grogin, R.C. 107
Hadot, Pierre 2, 17-21, 41, 45, 49, 54-58, 65, 73, 74, 77, 79, 81; 5, 91, 96, 97, 103, 106,
152, 212, 277, 288, 290, 331, 366
Halda, Bernard 27
Hamelin 27
Hankey, Wayne J. 1, 96, 138, 172, 195, 196, 203, 251, 263, 277
Harris, R. Baine 65, 235, 243, 341
Hedley, Douglas 32
Hegel, Georg W. F. 1, 2, 7, 8, 10-13, 28, 35, 37, 69, 71, 80; 31, 32, 145, 331, 363
Henry, Michel 6, 53, 50, 54, 60, 69-73; 26, 344-348, 350, 354.
Henry, Paul 20, 50, 54; 276
Heidegger, Martin 1, 30, 37, 38, 42, 45, 49-51, 54-56, 64, 66, 67, 69-71, 79-86; 138,
152, 171, 259, 275, 279, 285, 401
Hoffmann, Philippe 73-75; 365, 367-371.
Husserl, Edmund 35, 37, 69; 192
Jamblique 10, 16, 17, 32, 37, 39, 41, 45, 48, 52, 53, 55, 58, 59; 48, 225, 227, 244, 344,
381
Janicaud, Dominique 5, 7-10, 37, 39, 71; 20, 32, 92, 171, 202, 259, 344
Jean Duns Scot 25, 27, 65
Jean Pic de la Mirandole 27, 44, 56; 143
116
Jean Scot Érigène 38, 41, 45-46, 53, 60, 64-65, 84; 1, 229, 232, 233, 303, 334
Jeauneau, Édouard 19, 45-46, 60, 64; 228, 229, 232
Jerphagnon, Lucien 187
Jossa, J.P. 137
117
Meijer, P.A. 226
Merleau-Ponty, Maurice 53; 27
Michelet, K.L. 7
Michon, C. 277
Milbank, John 50-54, 66; 1, 251-253, 257, 263, 264, 272
Mossé-Bastide, Rose-Marie 9, 13, 16, 44, 46
Nestorios 59
Nock, Arthur Darby 39, 43, 46; 201
Narbonne, Jean -Marc 56, 57, 67, 79-86; 1, 138, 151, 285, 291, 319, 395, 400, 401
Nicolas de Cues 75
Nietzsche, F. 34
Origène 25
O Meara, Dominic J. , 371
118
Prouvost, Géry 333
Ravaisson, Félix 5-10, 17; 20, 21, 26, 30, 32, 33, 42, 43,
Ricoeur, Paul 50; 344
Robertson, Neil G. 1
Roques, René 64-66, 320
Rosen, Stanley 401
Roussel, B. 267
Rousselot, Pierre 27, 29
Saffrey, Henri-Dominique 1, 19, 39, 41-46, 49, 64; 2, 197, 218-222, 225, 226,
Sartre, Jean Paul 36
Schleiermacher, Friedrich 32
Schelling, Friedrich 1, 2, 5, 7, 8, 10, 12, 16, 80, 84; 31, 32, 58
Schmutz, Jacob 23, 50; 24,
Schopenhauer, Friedrich 34
Schürmann, Reiner 82 ; 404
Segonds, A. Ph. 1, 2; 2, 307.
Spinoza 114
Steel, Carlos 2
Stock, Brian 45; 228
Syrianus 59
Suso 324
Tauler 324
Tradits, Claude 213
Tardieu, Michel 18, 25
Tazzolio, Florent 181
Thomas d “quin -28, 38, 39, 42, 45, 56, 60-62, 67; 172, 195, 219, 259, 275, 277, 310
Tilliette, Xavier 31; 59, 74
Todd, Robert B. 202, 203
Trouillard, Jean 9, 15, 17, 19, 24, 28-38, 40-42, 45-49, 57-66, 69, 79, 81; 42, 88, 125,
155, 163, 230, 294, 296, 297, 304, 342, 402
119
Westra, Haijo Jan 228
Westerink, L.G. 1, 43; 2, 125, 221, 307
Williams, Rowan 50
Wolters, Albert M. 65
120
Remerciements……………………………………………………… p. 00
Introduction p. 00
La problématique française
p. 00
121
122