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UNIVERSITÉ PARIS I PANTHÉON-SORBONNE

École doctorale de philosophie - ED 280

Jeanne PROUST

LA VOLONTÉ ET SES PATHOLOGIES


PSYCHOLOGIE EXPÉRIMENTALE ET THÉORIE DE L’ÂME
CHEZ THÉODULE RIBOT

THÈSE

POUR LE DOCTORAT DE PHILOSOPHIE


Présentée et soutenue publiquement le 5 juillet 2019

MEMBRES DU JURY :

Mme Béatrice LONGUENESSE, Professeure à New York University

M. Christophe BOUTON, Professeur à l’Université Bordeaux-Montaigne

M. Denis FOREST, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne


M. Denis KAMBOUCHNER, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,


Directeur de thèse

M. Serge NICOLAS, Professeur à l’Université Paris-Descartes


Résumé :

Considéré comme le père de la psychologie expérimentale en France, fondateur de la Revue


Philosophique de la France et de l'Etranger, Théodule Ribot a joui de son vivant d'une autorité
largement reconnue, difficile à mesurer aujourd'hui. On lui reconnaît l’ambition d’avoir voulu
émanciper la psychologie de la philosophie pour tenter d’en faire une science indépendante, mais
sa pensée s’en trouve souvent réduite à une sorte de positivisme physiologique, qui ne rend ni
raison de l’empreinte qu’a laissée la philosophie sur son œuvre de psychologue, ni plus
généralement de la complexité et de l’originalité de sa psychologie « nouvelle ». L’objectif de
cette thèse est d’apporter une réflexion comparative et critique sur le problème de la définition de
la volonté et de ses troubles à la lumière des travaux de Ribot, qui envisagent cette volonté
principalement sous l’angle pathologique de sa « dissolution ». Nous soulignons les ambitions
novatrices de cette méthode pathologique, qui propose d’éclairer l’évolution normale des
phénomènes psychologiques par leur régression. En observant les manifestations d’une volonté
anormale, sous l’angle de la « dissolution », le psychologue est en mesure d’induire une
description du processus physiologique à l’œuvre dans le vouloir à l’état normal. En cherchant à
s’éloigner à la fois de la métaphysique et de l’introspection naïve, Ribot entend proposer une
autre approche des faits mentaux qui, peu soucieuse de condamner la volonté malade, cherche
avant tout à la passer au crible de l’analyse scientifique.
Cette thèse propose cependant de nuancer l’idée d’une séparation radicale entre l’analyse de
la volonté comme fonction et/ou faculté de l’âme dans la tradition philosophique classique, et
celle que propose la psychologie expérimentale de Ribot. Il s’agit de montrer dans quelle mesure
« la thèse physiologique » achoppe sur plusieurs aspects de la caractérisation du pouvoir
volontaire, et de quelles manières Ribot propose de réévaluer la nature polymorphe du pouvoir
volontaire.

Mots clefs :

Volonté, Caractère, Psychologie expérimentale, Psychopathologie, Philosophie française du


XIXe siècle, Histoire de la psychologie, Dissolution, Physiologie

  2 
Summary:

Théodule Ribot, considered as the father of experimental psychology in France and


founder of the Revue Philosophique de la France et de l'Etranger, attained during his lifetime an
undisputed and widely acknowledged authority that is not easily measured today. Known largely
for his ambition to emancipate psychology from philosophy in order to constitute it as an
independent science, his thought is often reduced, however, to its physiological positivism
aspects, which fails to make justice to the imprint that philosophy had left on his work as a
psychologist or, more generally, to the complexity and originality of his "new" psychology. The
purpose of this dissertation is to offer a comparative and critical reflection on the problem of the
definition of will and its disorders in light of Ribot's work, where will is predominantly
interpreted from the pathological angle of its "dissolution." We emphasize the innovative
ambitions of this pathological method, which purports to shed light on the normal evolution of
psychological phenomena through their regression. By observing the manifestations of abnormal
will under the prism of "dissolution," the psychologist is able to produce a description of the
physiological process at work in will as it presents in its normal state. In seeking to distance
himself from both metaphysics and naive introspection, Ribot intends to introduce a different
approach to mental facts that -unconcerned with condemning ill will- seeks first and foremost to
sift it through the sieve of scientific scrutiny.
This dissertation intends to add nuance to the idea of a radical separation between the
analysis of will as a function and/or faculty of the soul in the classical philosophical tradition, and
Ribot's experimental psychology approach with the aim of interrogating to what extent the
"physiological thesis" falters over several aspects of the characterization of voluntary power, and
the ways in which Ribot suggests to reassess the polymorphic nature of our willpower.

Key words:

Willpower, Character, Experimental psychology, Psychopathology, 19 th century French


philosophy, History of psychology, Dissolution, Physiology

  3 
Remerciements

Je suis reconnaissante aux personnes qui ont bien voulu me faire l’honneur de participer
au jury de cette thèse. Merci tout d’abord à Denis Kambouchner d’avoir accepté de diriger ce
travail en me témoignant une confiance et une bienveillance infaillibles ces cinq dernières années.
Merci à Christophe Bouton ; j’ai eu la chance de suivre ses cours en Master à Bordeaux, son
soutien a été pour moi tout à fait décisif dans l’orientation de mes travaux - sur l’indécision.
Merci à Serge Nicolas, dont les recherches ont apporté un éclairage essentiel sur les miennes.
Merci à Béatrice Longuenesse pour son appui lors de mon arrivée à New York, ainsi qu’à
Vincent Renzi, David Velleman, Anja Jauernig et Ed Miller, avec lesquels j’ai eu l’honneur de
travailler, pour leurs encouragements.

Merci à Paola Nicolas, expatriée à New York comme moi et ancienne doctorante sous la
direction de Denis Kambouchner. Je n’aurais sans doute jamais pu trouver la force de finir cette
thèse à distance sans son inestimable assistance. Merci à tous ces esprits curieux et reconnaissants
au lycée, à l’université, en prison et ailleurs, pour le sens qu’ils ont donné à mon travail
d’enseignante ces dix dernières années.

Merci à Charlotte, Annaléa, Stéphanie, Jihane, Marielle, Jean François, Calvin, Andreea,
Pedro, Brennan, Monty, Antoine, Camille, Aude, Nathalie S., Marie, Estelle, Annabel, Julia, Léo,
Coline, Perrine, Justine et Jules, qui m’ont apporté leur aide chacun à leur manière dès que j’en ai
manifesté le besoin. Merci à Michael Dousse. Merci à mes parents et à Nathalie C., dont
l’inconditionnelle mansuétude ne laisse pas de m’étonner.

Merci à John Nicholson, dont la patience et l’affection inespérées ont nourri un élan
salvateur ; merci à ses parents.

Merci à tous mes amis et à tous les précieux membres, naturels et adoptés, morts et
vivants, de ma grande famille, armature sécurisante de mes tâtonnements, de mes errances,
comme de mes résolutions.

  4 
Mon péché c'est l'hésitation d'esprit et de volonté, l'éternelle tentation du regret.
Ma pensée fertile en objections de toute sorte, intarissable en difficultés, distinctions, prévisions,
augmente la timidité de mon caractère et la pusillanimité de mon imagination.
Je vacille, flotte, doute, recommence, je suis en moi oui et non, dialectique instable, analyse à
perte de vue, instrument de décomposition, mais non volonté qui tranche et prononce1.

1
AMIEL, H.F., Journal intime, le 3 septembre 1855.

  5 
Liste des abréviations

Ouvrages de Théodule Ribot :

L’Hérédité : L'Hérédité, étude psychologique sur ses phénomènes, ses lois, ses causes, ses
conséquences, Paris, Ladrange, 1873.

PAC : La Psychologie anglaise contemporaine (école expérimentale) (1870), deuxième


édition, revue et augmentée, Paris, Baillière, 1875.

PALC : La Psychologie allemande contemporaine (école expérimentale), Paris, Baillière,


1879.

MM : Les Maladies de la mémoire, Paris, Baillière, 1881.

MV : Les Maladies de la volonté, Paris, Baillière, 1883.

MP : Les Maladies de la personnalité, Paris, Alcan, 1885.

PS : La Psychologie des sentiments (1896), Paris, Alcan, cinquième édition, revue et


augmentée, 1905.

EP : Essai sur les passions, Paris, Alcan, 1907.

Revues :

RP : Revue philosophique de la France et de l’étranger

RMM : Revue de métaphysique et de morale

RS : Revue scientifique de la France et de l’étranger, ou Revue scientifique - renommée en


1884 (« Revue rose »)

RPL : Revue Politique et Littéraire (« Revue bleue »)

  6 
TABLE DES MATIÈRES

Résumé………………………………………………………………………………………….....2

Summary…………………………………………………………………………………………..3

Remerciements…………………………………………………………………………...………..4

Épigraphe………………………………………………………………………………...………..5

Liste des abréviations…………………………………………………………………...…………6

Table des matières………………………………………………………...…………………….…7

INTRODUCTION…………………………………………………………………………….13

CHAPITRE I…………………………………………………………………………………..27

LA NÉCESSITÉ D'UNE REDÉFINITION DE LA PSYCHOLOGIE : UNE


CRITIQUE DE L'APPROCHE PHILOSOPHIQUE DES PHÉNOMÈNES
PSYCHOLOGIQUES

A. UN REFUS AMBIGU DE LA MÉTAPHYSIQUE…………………………………………..31

1/ L’inadéquation des abstractions philosophiques :


la « doctrine des facultés » mise à mal…………………………………………………………...35
- « Mémoire » et mémoires, « volonté » et volitions……………………………………..40

2/ Le rôle primordial de la vie affective dans le vouloir : l’ « intellectualisme » philosophique


et le dépassement difficile du problème de l’union de l’âme et du corps………………………...44
- « La transition mystérieuse de la vie purement organique à la vie mentale 2 »………….50

3/ Un héritage cartésien mal assumé :


l’empreinte subreptice des philosophes « classiques »…………………………………………...54
a. Vie affective, mémoire et volonté : l’ascendant cartésien……………...……...……...57
b. Faiblesse et générosité de l’âme cartésienne………………………………....………...65

2
L'Hérédité, étude psychologique sur ses phénomènes, ses lois, ses causes, ses conséquences, Paris, Ladrange, 1873,
p. 31.

  7 
c. Une conception spinoziste du vouloir ?……………………………………...………...68
d. Correspondance entre l’individu et son environnement :
un évolutionnisme leibnizien ?…………………………………………………………...73

4/ L’empirisme classique anglo-saxon au filtre du « scientisme » ribotien……………………...76

5/ La « demi-métaphysique » de Schopenhauer………………………………………………….82

B. UNE PHILOSOPHIE FRANÇAISE EN DÉCLIN :


LES ÉCUEILS ÉCLECTIQUE ET SPIRITUALISTE…………………………..………………93

1/ L’éclectisme institutionnalisé face aux nouvelles aspirations scientifiques……………...…...94

2/ Un combat contre les spéculations sibyllines du spiritualisme


et les dogmes du positivisme comtien……………………………………………………………97

3/ Ribot, simple disciple de Taine ?…………………………………………………………….103

CHAPITRE II………………………………………………………………………………...109

LES PRÉMICES D’UNE NOUVELLE MÉTHODE « SCIENTIFIQUE »

A. L' « ESPRIT POSITIF » ET LE POSITIVISME………………………………...…………..111

B. L' « ÉCOLE ANGLAISE » ………………………………………………………………….114

1/ L’appui de l’évolutionnisme spencérien……………………………………………………...115

2/ Vibrations et loi d’association chez Hartley et James Mill……………………………..……120

3/ Psychologie et éthologie chez John Stuart Mill………………………………………………125

4/ La genèse du mouvement volontaire chez Bain…………………………………………..131

5/ Sensation et idéation chez Lewes………………………………………………………….…136

6/ Le rejet du pouvoir autocrate de la volonté chez Bailey et Maudsley………….…….………141

C. QUANTIFIER : LES PHÉNOMÈNES PSYCHOLOGIQUES


SOUMIS À LA MESURE DANS LES ÉCOLES ALLEMANDES………………………..…..144

  8 
1/ Concilier intellectualisme et exigence de scientificité ? Herbart et Lotze………………...…145

2/ Psychophysique et psychométrie chez Fechner et Wundt : la volonté prévisible ?……….…150

D. ATTENTION ET EFFORT CHEZ WILLIAM JAMES…………………………….………156

E. L’ÉCLECTISME MÉTHODOLOGIQUE RIBOTIEN………………………...……………164

1/ Une méthode « expérimentale » ? Les écueils de la quantification……………..……………166

2/ Un double mouvement d’analyse et de synthèse :


les insuffisances d’une psychologie « analytique »………………………………..……………170

3/ La nécessité d’une psychologie comparée :


une ouverture progressive à la psychologie sociale………………………………..……………173

4/ Le rôle du cerveau et de la « conscience de l’organisme »………………………......………181

5/ Le primat de l’inconscient : psychologie expérimentale et « psycho-analyse »……......……187

6/ L’ambivalence de la méthode introspective……………………………………… ……….…196


- L’enquête, collection d’histoires individuelles regroupées en types…………………..203

7/ L'appui de la littérature…………………………………………………………………….…209
- Le cas Amiel : portrait d’un contemplatif velléitaire……………….…………………214

CHAPITRE III……………………………………………………………..…………………229

LA PATHOLOGIE, LOUPE MÉTHODOLOGIQUE

A. LA MALADIE COMME SUBSTITUT


A L’EXPÉRIMENTATION DE LABORATOIRE…………………………………………….229

B. HISTOIRE DE LA DISSOLUTION…………………………...……………………………232

C. DU NORMAL AU PATHOLOGIQUE : UNE DIFFÉRENCE DE DEGRÉ ?…………...…238

  9 
CHAPITRE IV……………………………………………………..…………………………247

ÉTIOLOGIE ET TYPOLOGIE DES DYSFONCTIONNEMENTS


PATHOLOGIQUES DE LA VOLONTÉ

A. LA VOLONTÉ AFFAIBLIE PAR MANQUE D’IMPULSION……………….……………258

1/ Les différents stades possibles de l’impuissance de la volonté………………....……………259

2/ Apathie et aboulie………………………………………………………………….…………263
a. L’état dépressif, cause et conséquence de l’apathie……………………..……………264
b. Paresse, vieillesse, fatigue : la tendance au moindre effort……………...……………268

3/ L'irrésolution chronique………………………………………………………………………278
a. La faiblesse du caractère : les « natures changeantes » ………………………………282
b. La « folie du doute » …………………………………………………………………286

B. L’EXCÈS D’IMPULSION : LES ACTES INCONTRÔLABLES……………..……………290

1/ Les impulsions inconscientes : le pouvoir d’arrêt anéanti……………………………………290

2/ La volonté absente ou « le règne des caprices » : le cas de l’hystérie………..………………292

3/ Les impulsions irrésistibles conscientes : l’idée fixe passionnelle……………...……………301


a. La volonté du passionné………………………………………………………………305
b. La passion nuisible……………………………………………………………………307
c. « Passion vraie » et habitude………………………………………….………………309
d. Remédier à la passion morbide ?…………………………………..…………………312

C. LE MAINTIEN D’UNE VIE MENTALE SANS CHOIX POSSIBLE ?……...…….………318

1/ L’état extatique : un cas suprenant d’ « éréthisme intellectuel3 » ………………..….………318


2/ L’aliénation de la volonté : somnambules……………………………………..…….……… 325

3
Ibid., p. 133.

  10 
CHAPITRE V……………………………………………………………………...…………329

UNE PHYSIOLOGIE GÉNÉALOGIQUE DE LA VOLITION ? DES RACINES


INCONSCIENTES DU VOULOIR AUX ÉTATS DE CONSCIENCE

A. LA VOLONTÉ, EXPRESSION D’UNE « MANIÈRE D’ÊTRE » ORGANIQUE……...…331

1/ Caractères : Ribot, Bergson et le « facteur personnel » ………………………………...……335

2/ Instinct, intelligence et volonté……………………………………………………….………340

3/ Motion et émotion : la force motrice des affects………………………………………..……345

B. VOLONTÉ ET CONSCIENCE…………………………………………………...…………351

1/ Un épiphénoménisme équivoque……………………………………………..………………351

2/ L’état de conscience : un nouveau facteur dans l’actualisation de la volonté ?……...………355

3/ La volonté comme pouvoir d’arrêt : le contrôle de soi……………………………….………361


a. L’inhibition, forme la plus élevée de l’effort volontaire……………………...………364
b. La force du motif rationnel…………………………………………………...………374

4/ L’attention volontaire : un pouvoir « artificiel » de la conscience………………...…………379

C. UN ABANDON DU LIBRE ARBITRE ?………………………………………...…………386

1/ La défense instable d’un déterminisme relatif : le compatibilisme ribotien…… …….………387


a. Le refus du pur mécanisme : une critique de la nécessité…………………….………388
b. La spontanéité de la décision : sur la confusion entre aptitude et possibilité……...…395

2/ Une éducation morale de la volonté ?..…………………………………….…………………402

CONCLUSION………………………………………………………………………………413

BIBLIOGRAPHIE………………………………………………...…………………………429

INDEX…………………………………………………………………………………………457

  11 
  12 
INTRODUCTION

Il est difficile d'établir les raisons pour lesquelles l'œuvre de Théodule Ribot est si
longtemps tombée dans l'oubli. Considéré comme le père de la psychologie expérimentale en
France, fondateur de la Revue Philosophique de la France et de l'Etranger, Ribot a joui de son
vivant d'une autorité largement reconnue, attestée par de nombreux articles et ouvrages de
l'époque4, mais qu’on ne mesure plus aujourd'hui. L'étude de Ribot peut, il est vrai, se révéler
parfois frustrante pour le chercheur, souvent confronté à des analyses physiologiques nourries
d’études anatomiques en grande partie obsolètes, et au bannissement sans appel de tout
questionnement proprement philosophique comme relevant de la métaphysique, adversaire
désignée - aux contours souvent bien flous - de la psychologie expérimentale. Il faut que cette
psychologie nouvelle et scientifique puisse en effet se démarquer clairement des préoccupations
métaphysiques que l’on trouve tant chez les philosophes « classiques », emblématiques d’une
discipline dont il cherche à s’émanciper, que chez les contemporains ou quasi contemporains de
Ribot, parmi les philosophes français du milieu et de la fin du XIXe siècle.
Pour comprendre l’œuvre de Ribot, il importe de saisir la complexité du contexte
intellectuel dans lequel sa psychologie expérimentale vient s’inscrire. La philosophie française, à
l'époque où Ribot commence sa carrière, est largement dominée par l'école éclectique de Victor
Cousin, alors ministre de l'instruction publique 5, et par l’école spiritualiste à laquelle appartient
notamment Paul Janet6. Dans l'article Philosophy in France publié dans le magazine Mind en
1870, Ribot ne cache pas sa déception face à ce qu'il perçoit comme le dogmatisme stérile de
l'enseignement philosophique français. Le premier ouvrage de Ribot, publié en 1870 la même
année et intitulé La Psychologie anglaise contemporaine, tient ainsi lieu de manifeste pour une
psychologie scientifique qui refuse de se soumettre à une philosophie devenue trop académique.

4
Voir NICOLAS, S., « Théodule Ribot, Philosophe breton, fondateur de la psychologie française », Encyclopédie
psychologique, Paris, L'Harmattan, 2005.
5
Il le restera jusqu'en 1855.
6
A ne pas confondre avec Pierre Janet, dont Paul Janet est l'oncle. Pierre Janet, disciple de Ribot, rejettera
l'orthodoxie philosophique de son oncle pour se consacrer à la nouvelle psychologie.

  13 
Ribot résume l'ambition de l'éclectisme cousinien, alors considéré comme la philosophie
officielle, en ces termes :

C'était une doctrine sans originalité, et parfaitement indifférente aux découvertes de la


science. Son principe fondamental était le suivant : en philosophie, tout a été dit, l'âge des
systèmes est révolu ; tout ce qu'il nous reste à faire est questionner l'histoire, prélever ce qui est
vrai dans chaque système, et former une perennis philosophia à partir de tous ces éléments7.

L'éclectisme se fonde sur le « sens commun » et érige l'introspection en méthode


exclusive d’investigation philosophique – et psychologique. Le paysage philosophique français
voit ensuite se développer le spiritualisme et le positivisme, écoles que Ribot renvoie dos à dos.
Chef de file de la première, Ravaisson propose une philosophie mystique, voire ésotérique, dont
on peut en effet déplorer l'hermétisme. Le positivisme, quant à lui, se divise en deux tendances à
la mort de son fondateur Auguste Comte en 1857 : les uns, avec Laffitte, vont promouvoir
l’ensemble des idées de Comte, y compris religieuses et politiques ; d’autres, derrière Littré, ne
vont accepter que sa philosophie stricto sensu, et insister sur son fondement scientifique. Tout en
reconnaissant à « l'esprit positif » le mérite d'avoir revalorisé les sciences en philosophie, Ribot
regrette que les deux branches de la doctrine dite positiviste se soient trop fermées au
changement, trop isolées des recherches et découvertes scientifiques qui leur étaient
contemporaines. Il écrit ainsi : « Le positivisme, doctrine achevée qui prétend être immuable, ne
doit pas être confondu avec l'esprit positif, qui est seulement une méthode pour philosopher 8 ».
Ce positive spirit se retrouve en revanche dans la psychologie anglaise de l’époque, et en
France chez Taine, dont l’œuvre constitue pour Ribot une source d’inspiration considérable.
Comme Taine, Ribot refuse d’attribuer à la raison une autorité souveraine sur le corps et
d’adhérer à la « théorie des facultés » de l’âme, dont la forme « standard » est sans doute
introuvable, mais qui constitue une sorte de repoussoir constant dont la thématisation, presque en
creux, fait sans doute partie des caractéristiques de l’esprit positif du XIX e siècle. Outre l’œuvre
de Taine, Ribot salue celle de Renouvier, héritier du criticisme kantien, qui insiste sur la nécessité

7
RIBOT, T., « Philosophy in France », Mind, 2. 1877, pp. 366-382 (trad. fr. par S. Nicolas et L. Ferrand dans La
Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2000, vol. 2, pp. 107-123), p. 367. Je traduis. « It was a doctrine without
originality, and standing absolutely aloof from the discoveries of science. Its fundamental principle was this : In
philosophy, everything has been said ; the age of systems is past ; all we have to do is to question history, to take
what is true out of each system, and from all these elements to form a perennis philosophia ».
8
Ibid. Je traduis. « Positivism, which is a rounded and finished doctrine claiming to be unchangeable, must not be
confounded with the positive spirit, which is only a method of philosophising ».

  14 
pour la philosophie d'observer les phénomènes au lieu de chercher derrière eux une introuvable
chose en soi. Mais l'école spiritualiste, largement dominante dans la seconde moitié du XIX e
siècle, rejette ce criticisme aussi bien que l’intérêt actif pour les sciences qui caractérise l'esprit
positif tel que Ribot le défend 9.
Dans son opposition aux courants dominants de la philosophie française de l’époque, la
pensée de Ribot a souvent été hâtivement assimilée à celle des physiologistes dont il décrit les
travaux dans La Psychologie anglaise contemporaine (1870) et La Psychologie allemande
contemporaine (1879). Ribot est, de fait, avant même la création de la Revue Philosophique de la
France et de l’Etranger (1876), l’un des premiers philosophes à attirer l’attention des milieux
académiques français sur les études de psychologie menées hors de l’hexagone, non seulement en
Grande-Bretagne et en Allemagne mais aussi aux Etats-Unis. Inscrit à la Faculté de médecine en
1872 après un parcours classique en philosophie (entré à l'École normale de la rue d’Ulm en 1862
après avoir renoncé à la carrière administrative auquel son père le destinait, il obtient l'agrégation
de philosophie en 1866), Ribot visite des hôpitaux, étudie l'histologie, les maladies mentales, suit
les cours de Claude Bernard et, plus tard, de Charcot, avec qui il se lie d'amitié 10. Cette diversité
de sources d’inspiration fait la complexité de l’étude de son œuvre ; elle permet aussi de
comprendre les sources multiples, parfois contradictoires, à partir desquelles la discipline
psychologique dont nous héritons aujourd’hui a pu s’élaborer.
On se tromperait si l’on réduisait la pensée de Ribot à une sorte de positivisme
matérialiste ou à un scientisme stérile. Ribot peut sans doute être considéré comme une figure
annonciatrice du physicalisme, mais certains passages de son œuvre semblent témoigner de
l’impossibilité de réduire entièrement l’activité rationnelle à ses constituants neuro-moteurs. Il
faut sans doute voir dans ses réticences à suivre une voie purement scientifique l’effet
d'impedimenta11 philosophiques dont il ne peut se défaire aisément 12. Sous une apostasie de

9
Cf. CARROY, J., OHAYON, A., PLAS, R., Histoire de la psychologie en France (XIXe - XXe siècles), La
Découverte, 2006 ; BRAUNSTEIN, J.F., PEWZNER, E., Histoire de la psychologie, Paris, Armand Colin, 1999 ;
FRAISSE, P., La psychologie expérimentale, Paris, PUF, 1970.
10
Ribot est ainsi représenté avec Charcot dans le tableau de Brouillet intitulé Une leçon clinique à la Salpêtrière
(1887) Ribot se situe à l'extrême gauche de la composition.
11
On peut comparer le poids des apprentissages d’un individu à celui des impedimenta des fantassins de l'antiquité :
bagages indispensables mais encombrants, ces impedimenta sont à la fois ce qui leur permet de résister plus
longtemps et ce qui les ralentit en leur pesant lourdement sur le dos. La formation philosophique de Ribot procure les
vivres et tout l'équipement nécessaires à son voyage en terrain psychologique, mais elle l'empêche aussi d'adopter
une démarche qui se voudrait plus exclusivement scientifique.
12
Par ailleurs, Ribot confiera la direction de la Revue philosophique de la France et de l'Étranger (le choix de
l'adjectif philosophique pour qualifier la Revue est sans doute délibéré) à Lévy-Bruhl, philosophe de formation.

  15 
principe, adoptée pour des raisons principalement politiques, Ribot émet souvent certaines
remarques qui trahissent sa formation philosophique d'origine. Sa langue est criblée
d'ambivalences qui montrent toute l'ambiguïté de sa position interdisciplinaire. Certes, il s’élève
contre une philosophie qui prétend faire la leçon à la science, évite soigneusement de verser dans
des considérations métaphysiques et souligne à maintes reprises la naïveté de l'introspection en
psychologie - lorsqu’elle s’érige en méthode exclusive. Mais il ne pratique pas d’expérimentation
lui-même : en cela, sa démarche est plus justement qualifiable d'empirique que d'expérimentale 13,
et ses interprétations, tirées le plus souvent de lectures d'études de cas, restent, dans une mesure
certaine, tributaires de l'enseignement philosophique classique qu'il a reçu.

L’étude de la volonté et de ses pathologies n'échappe pas à cette ambivalence


fondamentale. De nombreux thèmes apparaissent de façon récurrente dans l’ensemble des travaux
de Ribot : l'hérédité, la mémoire, les sentiments, la personnalité notamment, mais aussi la
volonté. Or, si les travaux de Ribot sur la mémoire et les sentiments ont fait l'objet de quelques
études chez les psychologues mais aussi, dans une moindre mesure, chez les philosophes 14, tel n’a
pas été le cas de ses travaux sur la volonté, qui constitueront plus précisément notre objet.
L’analyse psychologique du vouloir que propose Ribot s’inscrit pourtant de façon
originale dans l’histoire des conceptions philosophiques, notamment lorsqu’il s’agit de réfléchir
sur l'appauvrissement, voire la disparition de la volonté. Le thème apparaît en filigrane dans la
majeure partie de ses écrits. Plus spécifiquement, de 1882 à 1883, Ribot publie trois articles à ce
sujet dans sa Revue, qu'il rassemblera ensuite dans l'ouvrage intitulé Les Maladies de la volonté,
publié pour la première fois en 1883. On observe quasi systématiquement cet ordre de publication
chez Ribot : d'abord quelques articles sur un thème, publiés le plus souvent dans la Revue
philosophique, puis un ouvrage qui les reprend sous forme de chapitres. Traduit en trois langues
(anglais, allemand et espagnol), Les Maladies de la volonté est celui de ses ouvrages qui

13
Serge Nicolas est à l'origine de cette très juste remarque. Cf. NICOLAS, S., « Théodule Ribot, Philosophe breton,
fondateur de la psychologie française », Encyclopédie psychologique, Paris, L'Harmattan, 2005.
14
Un ouvrage collectif intitulé Cerveau et mémoires. Bergson, Ribot et la neuropsychologie, est paru en 1998 chez
Osiris. Plus récemment, Pierre Hum a soutenu une thèse sur Le Problème de l’oubli chez Ribot, Bergson et Freud
(2007), et un article de Misook Choi en 2008, compare les méthodes de Ribot et Bergson dans l’analyse de la
mémoire (CHOI, M., « Ribot et Bergson, la théorie de la mémoire », dans Proceedings of the XXII World Congress
of Philosophy, Volume 54, 2008, pp. 35-41).

  16 
connaîtra le plus de rééditions : on n'en compte pas moins de trente-sept entre la date de sa
première parution et 1936. Il devra alors attendre 2002 pour être à nouveau publié 15.
L'article intitulé « La volonté comme pouvoir d'arrêt et d'adaptation 16 » se concentre
surtout sur la redéfinition de la volonté comme force d'inhibition, et non pas seulement comme
force d’impulsion, ce à quoi elle est en général trop réduite. « Les affaiblissements de la
volonté17 » insiste sur l'aboulie, définie comme incapacité de transformer un souhait conscient en
acte, à dépasser le stade de la velléité, voire comme incapacité de former ces souhaits. L’article
mentionne Thomas De Quincey : opiomane connu pour ses talents d'écrivain autant que pour son
addiction, celui-ci a décrit avec une grande finesse « cet état de débilité volitionnelle, mais non
intellectuelle18 » dans laquelle l'opium le plonge. Si Ribot n'hésite pas à faire référence à des
ouvrages littéraires, on aurait souhaité qu’il pût lire Oblomov, de Gontcharov, roman publié pour
la première fois en Russie en 1859 19, dont le protagoniste incarne remarquablement la paresse, la
procrastination, l'aboulie et l’indécision décrites par Ribot sous l’angle de la psychologie
expérimentale. On peut aussi regretter que le Journal d’Amiel20 n’ait pas suscité davantage
d’intérêt de sa part ; nous aurons l’occasion de revenir sur cet ouvrage monumental, expression
par excellence d’un éternel ajournement, d’une indolence, d’un éparpillement, d’un gaspillage de
soi.
Au début de l'année 1883 paraît « L'anéantissement de la volonté 21 » : l'hystérie, sujet très
étudié à l'époque, est décrite comme une impuissance de la volonté à se constituer. Elle est
assimilée à une « ataxie morale » : l'ataxie désigne ordinairement une maladie qui affecte la
coordination des mouvements volontaires. L'instabilité est due cette fois à l'absence totale de
pouvoir d’orientation et de régulation de l'action. L'extase et le somnambulisme sont aussi

15
Les Maladies de la volonté, Paris, L’Harmattan, 2002. Mais cette récente réédition n'a pas donné lieu à autant de
travaux que nous aurions pu l'espérer, malgré les efforts soutenus de Serge Nicolas, ces vingt dernières années en
France, pour mieux faire connaître Ribot du public des psychologues et des philosophes.
16
Paru en 1882 dans la Revue Philosophique de la France et de l'Etranger, 14, p. 63-79 (Désormais RP).
17
RIBOT, T., « Les affaiblissements de la volonté ». RP, 1882, 14.
18
Ibid., p. 391-423.
19
Il faudra malheureusement attendre 1988 pour disposer d’une traduction française intégrale de cet ouvrage
(GONTCHAROV, I.A., Oblomov, Paris, L’âge d’homme, 1988) pourtant si connu en Russie. Parce que Ribot
n'hésite pas à convoquer des références littéraires pour nourrir ses réflexions, nous supposons qu'il n'a pas eu
connaissance de l'ouvrage.
20
Il faut attendre la période qui s’étend de 1976 à 1993 pour que l’'intégralité du Journal intime d'Amiel soit publiée
en douze volumes aux édition L’Âge d’homme, sous la direction de Bernard Gagnebin et Philippe Monnier. A
l’époque de Ribot, seuls les Fragments d'un Journal intime, en 2 volumes, avaient été publiés par Edmond Scherer,
en 1882/1884.
21
RIBOT, T., « L'anéantissement de la volonté », RP, 1883, pp. 135-169.

  17 
considérés comme des cas d’anéantissement de la volonté, qui permettent à Ribot de mettre en
valeur sa fameuse loi de dissolution : « La dissolution suit une marche régressive du plus
volontaire et du plus complexe au moins volontaire et au plus simple, c'est à dire à
l'automatisme22 ».
Pour mieux comprendre le mécanisme de nos volitions – terme que Ribot préfère à celui
de volonté – il est particulièrement utile de les envisager sous l’angle pathologique de leur
« dissolution ». Inspirée des travaux du neurologue John Hughlins Jackson, l’hypothèse de la
dissolution est reprise et approfondie par Ribot d’abord à propos de la mémoire, au point que l’on
parle encore de « loi de Ribot » à propos des troubles de la fonction mnésique pour
désigner l’ordre selon lequel les souvenirs disparaissent, du plus récent au plus ancien, ancré,
automatisé23. Tout l'intérêt de cette loi de régression ou de dissolution (les deux expressions sont
employées indifféremment chez Ribot) appliquée à la volonté est de montrer que c'est la
supériorité même des volitions conscientes sur les tendances instinctives et affectives de notre
caractère qui fait leur fragilité. Une remarque sur l’omniprésence du terme tendance dans l’œuvre
de Ribot s’impose d’emblée : pour Ribot, « la tendance n’est rien de mystérieux ; elle est un
mouvement ou un arrêt de mouvement à l’état naissant 24 ». Le terme peut sembler vague ; il se
veut surtout assez englobant pour pouvoir désigner les mouvements qui nous animent à tous les
niveaux possibles de la vie psychophysiologique. Si Ribot affectionne tout particulièrement ce
terme générique, c’est qu’il présente en effet « l'avantage d'embrasser à la fois les deux aspects,
psychologique et physiologique, du phénomène 25 ».
La volition est d’autant plus instable qu’elle est élaborée, qu’elle est dernière par rapport
aux formes d’activité qui la précèdent, plus solides quant à elles parce qu'ancrées depuis plus
longtemps dans la dynamique interne et complexe de notre organisme. C'est ce que la maladie
permet de constater : lorsque la volonté est morbide, les mouvements volontaires les plus
sophistiqués, les plus intellectualisés, disparaissent avant les mouvements les plus simples, les
plus primitifs, les plus élémentaires : voilà l’ordre dans lequel la dissolution s’opère. Cette
méthode dissolutionniste propose donc, pour mieux comprendre les mécanismes
psychophysiologiques à l’œuvre chez un individu, de reléguer au second plan l’observation de

22
Ibid., p.132. En italique dans le texte.
23
Cf. RIBOT, T., Les Maladies de la mémoire, Paris, Baillière, 1881 (Désormais MM).
24
RIBOT, T., La Psychologie des sentiments, Paris, Alcan (1896), cinquième édition revue et augmentée, 1905, p. 2
(Désormais PS).
25
Ibid.

  18 
l’évolution normale d’une fonction ou d'une activité, pour se focaliser d'abord sur son évolution
anormale ou « régression ». L’observation de la pathologie nous donnerait ainsi accès à un
modèle général évolutif de la vie mentale ordinaire ou saine. Ribot observe les manifestations
d’une volonté anormale, et en induit une description du processus physiologique à l’œuvre dans
le vouloir à l’état normal. La maladie devient outil d'analyse : la psychologie morbide fonde ainsi
la psychologie normale.

La physiologie et la pathologie – j’entends celle de l’esprit aussi bien que celle du corps - ne
s’opposent pas l’une à l’autre comme deux contraires ; mais comme la partie au tout. La pathologie
est une partie de la physiologie : c’est la physiologie dérangée. L’étude scientifique des maladies
nerveuses et mentales est de si fraîche date que les psychologues n’ont guère eu le temps d’en
profiter : j’estime qu’il y a beaucoup à faire dans cette direction et que la psychologie tout entière
peut être renouvelée par la pathologie26.

La méthode de la dissolution se met au service de la compréhension de l'évolution de tous


les phénomènes psychologiques : la mémoire, la volonté, la personnalité, l'attention. « En voyant
comment le moi se défait, nous comprenons comment il se fait 27 » : lors de la dissolution, tout
l'instable (les états nouveaux) s'efface pour laisser transparaître le stable : les états organiquement
enregistrés depuis plus longtemps par l’habitude, ou hérités de générations antérieures. Comme la
mémoire, la volonté peut être considérée comme un « processus d'organisation à degrés variables
compris entre deux limites extrêmes : l'état nouveau, l'enregistrement organique 28 ». La loi de
régression, tirée des faits, induite à partir d'observations multiples, s'observe partout dans la
nature :

Cette loi si générale qu'elle soit par rapport à la mémoire, n'est qu'un cas particulier d'une loi
encore plus générale, - d'une loi biologique. C'est un fait bien connu, dans le domaine de la vie, que
les structures formées les dernières sont les premières à dégénérer. [...] Hughlings Jackson le
premier a montré en détail que les fonctions supérieures, complexes, spéciales, volontaires du
système nerveux disparaissent les premières ; que les fonctions inférieures, simples, générales,
automatiques disparaissent les dernières [...]. La loi que nous avons formulée n'est donc autre chose
que l'expression psychologique d'une loi de la vie29.

26
RIBOT, T., « Leçon d'ouverture du cours de la Sorbonne : La psychologie nouvelle », RPL, 36. 1885. p. 784.
Remarquons d’emblée que dans ce passage, parmi tant d'autres, la distinction entre le corps et l'esprit ne semble pas
aussi résolument abandonnée par Ribot qu'il le prétend.
27
RIBOT, T., Les Maladies de la personnalité, Paris, Alcan, 1885, p. 62 (désormais MP).
28
RIBOT, T., MM, p. 95.
29
Ibid., p. 99.

  19 
Dans la nature, le nouveau périt toujours avant l'ancien, le complexe avant le simple ; et
puisque cette loi permet de comprendre le fonctionnement de la volonté, c'est que la volonté est
bien elle-même un phénomène biologique, physiologique. L'ascendant de Darwin est crucial pour
comprendre la pensée de Ribot : il n'est pas anodin qu’il ait consacré sa thèse principale à
l'hérédité30. On ne comprend la hiérarchie ribotienne entre stable et instable qu’en acceptant
l'hypothèse de l'évolution :

Par elle [la théorie évolutionniste, ndlr] nous comprenons comment il existe dans
l’organisation de l’esprit humain des instincts, des sentiments et même des concepts d’une solidité
inébranlable, qui sont comme le squelette et l’ossature de la constitution mentale, étant le résultat
organisé d’expériences sans nombre, fixées et transmises par l’hérédité dans l’espèce et au-delà
d’elle dans les espèces 31.

L’existence d’un substrat matériel, corporel, physiologique pour tout état de conscience
est d’emblée postulée. À l’origine d’une volition se trouve donc un processus inconscient, sur
lequel Ribot insiste dès ses premiers travaux, notamment dans sa thèse sur l’hérédité. Il y a dans
l’activité volontaire un « travail caché, presque inconnu » des « éléments nerveux 32 ». Le refus
d’expliquer la volition par la seule prééminence d’un motif conscient s’inscrit dans un rejet
catégorique de ce que Ribot désigne - là encore, sans réelles nuances critiques - par le terme
général d’ « intellectualisme ». Il définit cette doctrine souvent en creux, en l’opposant à la
« thèse physiologique » : la « thèse intellectualiste » soumet la volonté et les affects aux fonctions
intellectuelles, là où la « thèse physiologique » (on notera qu’il ne parle pas de thèse
physiologiste, le changement de suffixe visant sans doute à souligner par contraste ce qu’il
considère comme le dogmatisme de la thèse intellectualiste) les fait s’enraciner dans des
conditions biologiques ; besoins, instinct, mouvements. Parce que le motif est le plus visible à la
conscience, il est trop souvent identifié comme la cause de nos décisions et actions, qui trouvent
en fait leur origine dans un entrelacs complexe de phénomènes affectifs psychophysiologiques

30
Le titre exact en était : L'hérédité : étude psychologique sur ses phénomènes, ses lois, ses causes, ses
conséquences. Cette thèse fit beaucoup parler d'elle aux Etats-Unis comme en Europe : l'ouvrage fut traduit en cinq
langues et réédité de nombreuses fois. Sa thèse en latin, quant à elle, portait sur Hartley, fondateur de l'école
associationniste de psychologie.
31
RIBOT, T., « Leçon d'ouverture du cours de la Sorbonne : La psychologie nouvelle », RPL, 36. 1885, p. 786.
32
RIBOT, T., Les Maladies de la volonté, Paris, Baillère, 1883, pp. 67-68 (Désormais MV).

  20 
que Ribot désigne sous le terme de caractère individuel. Ribot compte faire ainsi l’économie de
l’épineuse question du libre arbitre et du traditionnel problème du lien entre l'âme et le corps.

Pour la nouvelle psychologie, toute hypothèse sur l'âme, la matière, le « phénomène à


double face », etc. tout cela n'est qu'un hors-d’œuvre auquel elle n'attache aucune importance [...].
Le plus grand malheur qui puisse arriver à la psychologie, c'est d'être cultivée par la philosophie ;
c'est-à-dire par des gens pour qui la meilleure part du gâteau est celle qu'on ne peut pas manger 33.

La « nouvelle psychologie » de Ribot reproche aux philosophes d’avoir trop souvent


considéré les origines physiologiques de nos volitions comme indignes de leur réflexion, et de
s’être consacrés trop exclusivement à l’étude des formes les plus élevées, les plus sophistiquées -
les plus fragiles donc - de l’activité humaine. On perçoit cependant, derrière le refus d'envisager
la question du libre arbitre, l’écho d’un héritage philosophique qui refusait déjà de faire de la
volonté une faculté de l’âme ou de l’esprit indépendante du monde matériel et des lois qui le
gouvernent. Avant la démarche généalogique de Nietzsche, lecteur de Ribot, la critique d’une
volonté conçue comme phénomène essentiellement rationnel se trouve déjà chez de nombreux
philosophes : la volonté n’est plus opposée au désir, mais dépend de lui. Par ailleurs, elle n’est
pas tant faculté qu’acte déjà en train de se faire. Il n'a pas fallu attendre Ribot pour remettre en
cause la définition de la volonté comme pouvoir infini de faire ou de ne pas faire librement. Le
psychologue, tout en dénonçant les travers de « la philosophie » en général, s’inscrit en fait dans
une tradition philosophique qui emprunte à Montaigne, à Bacon, à Hobbes, à Spinoza34, à
Leibniz, à Locke et à Schopenhauer35 de diverses manières, et dans diverses mesures. Nous nous
efforcerons de mettre en valeur ces filiations trop souvent négligées par ses lecteurs. L’originalité
de la psychologie expérimentale, dans les analyses qu’elle propose de la volonté, mérite donc
d’être contextualisée. D’abord parce que l’idée d’une physiologie du vouloir n’est pas nouvelle ;

33
Correspondance avec le philosophe Lionel Dauriac (1847-1924), déposée aux Archives de la Sorbonne sous la cote
341, lettre du 15 septembre 1879.
34
Ribot cite à de nombreuses reprises Spinoza pour souligner la correspondance entre les thèses bien connues de ce
dernier sur le libre arbitre et les siennes propres sur l'extase et le somnambulisme : « "Notre illusion du libre arbitre,
dit Spinoza, n'est que l'ignorance des motifs qui nous font agir." Ce fait et ses analogues ne viennent-ils pas à
l'appui ? » (« L'anéantissement de la volonté », RP, 15, 1883, p.130.) Pour la référence dans Spinoza, Cf. SPINOZA,
B., Éthique I, appendice, édition de B. Pautrat, Paris, Points-Seuil, 1999, p. 80-81.
35
Ribot est lecteur de Schopenhauer, auquel il consacre un ouvrage introductif (La philosophie de Schopenhauer,
Paris, Baillière, 1874) sur lequel nous reviendrons. Sa définition de la volonté portera subtilement la marque du
Monde comme volonté et comme représentation.

  21 
ensuite, parce que Ribot ne semble pas s’émanciper si facilement de l’ « intellectualisme »
philosophique qu’il dénigre tant.

La volonté renvoie à deux fonctions essentielles : elle est pouvoir de réaliser un


mouvement, pouvoir d’impulsion, mais aussi pouvoir d’arrêt, d’inhibition de certains sentiments
et mouvements. Elle prend la forme d’une activité « idéo-motrice », qui s’enracine dans nos
sentiments et mobilise nos idées, émanant de notre complexion biologique individuelle. En fait,
l’usage du terme « volonté » est trompeur : à proprement parler, il n’y a pas de faculté abstraite
indépendante de notre sensibilité, il n’y a pas de volonté, même si le terme revient
continuellement dans son œuvre (ce qui ne manque pas de prêter à confusion) : il y a des
volitions. Ribot fait de la volition l’effet, le produit dernier d'un mécanisme purement
physiologique ; dans la coordination graduelle des tendances biologiques qui mène à l’acte
(coordination qui est souvent désignée par le terme de volonté), seule l’étape psychologique
dernière, accompagnée de conscience, peut s’appeler volition. Au sein de la hiérarchie entre les
mouvements inconscients, et ceux, plus complexes et accompagnés de conscience, qui en
résultent, la différence ne serait certes pas de nature, mais de degré : Ribot insiste assez sur
l’absence de hiatus entre le domaine de l’inconscient physiologique et celui de la décision
consciente. Cependant, le lien entre notre volonté et nos états de conscience n’est pas toujours
clair, ni la nature exacte qu’il attribue à ces derniers. Tantôt la volition est associée à une portion
psychophysiologique aux contours indécis, en partie inconsciente, du processus entier qui donne
naissance au mouvement ou à l'arrêt de mouvement volontaires, tantôt elle est considérée comme
un « simple état de conscience : elle n'est que l'effet de ce travail psychophysiologique, tant de
fois décrit, dont une partie seulement entre dans la conscience sous la forme d'une
délibération36 ». De la même manière, la phase délibérative est tantôt décrite comme consciente,
tantôt, au contraire, comme ce qui précède voire provoque l’état de conscience : « Le travail
psychophysiologique de la délibération aboutit d'une part à un état de conscience, la volition,
d'autre part à un ensemble de mouvements ou d'arrêts 37 ».
La volition correspond-elle seulement au résultat du processus psychophysiologique
menant à l’action volontaire, ou embrasse-t-elle plus largement ce processus lui-même ? Et si

36
MV, p.175.
37
Ibid.

  22 
l’état de conscience est de toute façon réductible à un procédé physiologique, alors quelle
importance ? Si c’est ultimement toujours à la physiologie qu’on en revient, alors pourquoi faire
de l’état de conscience ce qui caractérise essentiellement la volition ? De fait, Ribot a du mal à
souscrire à un matérialisme mécaniste qu’il semble percevoir comme bien trop réducteur, mais
que tout défenseur de la « thèse physiologique » ne peut que difficilement éviter.
Certes, le terme de conscience ne renvoie plus chez Ribot à une instance abstraite et unifiée,
équivalente à l'âme ou au moi, et cause de nos volitions. L'état de conscience est un
épiphénomène qui accompagne éventuellement, et plutôt rarement d'ailleurs, un mouvement, une
activité. Il faut que les changements physiologiques en jeu dans cette activité forment une
coordination complexe et durable pour que la conscience émerge. L’aboutissement de cette
coordination, ultimement, peut donner naissance à une activité complexe, « supérieure38 » de
l’organisme par rapport aux réflexes, aux désirs, aux tendances non réfléchies. La volition,
inopérante en elle-même, est tributaire de cette activité, et somme toute rarement observable :

La volonté est une coordination, c’est-à-dire une somme de rapports, on peut prédire a priori
qu’elle se produira beaucoup plus rarement que les formes plus simples d’activité, parce qu’un état
complexe a beaucoup moins de chances de se produire et de durer qu’un état simple. Ainsi vont les
choses en réalité. Si l’on compte dans chaque vie humaine ce qui doit être inscrit au compte de
l’automatisme, de l’habitude, des passions et surtout de l’imitation, on verra que le nombre des actes
purement volontaires, au sens strict du mot, est bien petit 39.

Par « actes purement volontaires », Ribot entend actes consciemment délibérés. Le « sens
strict » semble renvoyer ici, de façon surprenante, au sens commun. Nos actes volontaires ne sont
plus ici décrits dans leurs rapports avec les réflexes, états affectifs, désirs ; ils semblent au
contraire bénéficier d’un statut d’exception qui les isole des simples tendances passives,
automatiques. « La volonté n’est pas une entité régnant par droit de naissance, quoique parfois
désobéie, mais une résultante toujours instable, toujours près de se décomposer, et, à vrai dire, un
accident heureux 40 ». Bien plus restreint qu'il n'y paraît, le pouvoir volontaire ainsi entendu ne fait
que rarement le poids contre les instincts et les automatismes ancrés depuis longtemps dans le
corps, mais il n’en est pas moins considéré comme un phénomène à part parmi les processus
moteurs, caractérisé par le fait qu’il est conscient – et inhibiteur. Notre volonté est toujours

38
Ibid., pp. 86, 137, 154, 160.
39
Ibid., p. 173.
40
Ibid., p. 84.

  23 
décrite comme étant issue de nos dispositions physiologiques, de nos tendances biologiques, mais
elle semble aussi pouvoir entrer en contradiction avec elles, et donc s’en distinguer, s’en
émanciper. Le fait que la volonté, ainsi entendue comme pouvoir d’arrêt, échoue la plupart du
temps à s’imposer face à ces tendances primordiales, est à la fois le constat de départ et la
conclusion de l’étude des Maladies de la volonté.
Ribot oscille en fait entre deux positions : d'une part, celle qui affirme que foncièrement,
c'est mon caractère, donc mon corps, sillonné d'instincts hérités, de tendances physiologiques et
d'habitudes diverses, qui veut. D'autre part, et selon un emploi plus classique du terme de volonté,
celle qui affirme que le pouvoir volontaire renvoie à la capacité humaine « supérieure », certes
extrêmement fragile, de contrecarrer ces mêmes tendances et habitudes. Le pouvoir inhibiteur de
la volonté soulève davantage de difficultés que son pouvoir d’impulsion, et nous verrons
comment Ribot s’efforce de maintenir un équilibre subtil entre l’écueil du réductionnisme
déterministe qu’impliquerait une stricte causalité entre mécanismes physiologiques et volonté, et
le risque de retomber dans un « intellectualisme » peut-être plus à même de rendre compte du
phénomène de l’inhibition volontaire, mais qui négligerait l’empreinte déterminante de notre
caractère sur nos décisions.

Ribot, puisqu'il étudie d'abord les phénomènes psychologiques morbides, étudie les
pathologies de la volonté telles que l’aboulie, celle de la « folie du doute », de l’idée fixe et des
impulsions irrésistibles, à la lumière des tendances du caractère évoquées plus haut, c'est à dire
des dispositions physiologiques manifestées par des mouvements internes et externes de
l’organisme. Cette réflexion sur l’instabilité des individus incapables de (se) décider, d’agir, ou
de contrôler leurs mouvements, repose à nouveau frais la question de la faiblesse de la volonté.
La thèse d’une capacité ou d’une incapacité constitutionnelle, quasi innée, à vouloir est ce qui
permet à Ribot de ne pas condamner moralement cette faiblesse, même s’il semble réticent à
adhérer inconditionnellement au déterminisme mécaniste et à l’idée d’une nécessité inflexible à
l’œuvre dans les actions humaines.
Ribot entend proposer une autre approche des faits mentaux qui, peu soucieuse de blâmer
la volonté malade, cherche avant tout à la passer au crible de l’analyse scientifique. Débarrassée
en principe de toute considération axiologique, la psychologie expérimentale entend reposer la
question de l’irrésolution, de l’aboulie, de la paresse, de l’impulsion irrésistible sous un angle

  24 
essentiellement descriptif et explicatif. Les Maladies de la volonté en appelle d’abord à
l'observation neutre de cas concrets. Lorsque Ribot se penche sur les témoignages d’individus
sujets à l’indécision, à la procrastination, ou sur les rapports de médecins sur des patients
velléitaires ou hystériques, il vise d’abord à l’identification scientifique des causes
physiologiques des pathologies. Ici encore, l'ambition déclarée n'est pourtant pas toujours
réalisée : outre les difficultés que Ribot rencontre en tentant de définir la frontière entre le normal
et le pathologique, outre le défaut d’observations praticables sur l’origine de certaines réactions
organiques, l’impartialité scientifique requise cède parfois la place à des jugements inattendus.

Par la présente étude, nous souhaitons à la fois combler une lacune notable dans la
bibliographie consacrée aux travaux de Ribot, et contribuer au développement des réflexions
philosophiques sur la volonté et ses altérations. Nous nous demanderons dans quelle mesure
Ribot propose une approche originale de la question de la volonté et de ses pathologies, et
chercherons à préciser quels déplacements sont opérés par ses analyses par rapport aux
différentes traditions philosophiques dont il cherche à se démarquer.
Dans quelle mesure la psychologie expérimentale telle que Ribot la définit parvient-elle à
remplir son programme ? À quel degré la description des phénomènes qu’on nomme désir,
intention, délibération, décision, effort, motivation, ainsi que de leurs échecs, se trouve-t-elle
enrichie, et leur étude éclairée par les enjeux épistémologiques et philosophiques de la
psychologie expérimentale ? La loi de dissolution épuise-t-elle la compréhension des phénomènes
liés à une volonté morbide, et apporte-t-elle de nouveaux éléments de réflexion sur la distinction
entre normal et pathologique ?
Jusqu’à quel point peut-on maintenir que nos volitions sont tributaires de tendances
essentiellement physiologiques, et que les états de conscience qui leur sont associés ne jouent
aucun rôle causal ? Comment expliquer la prise de contrôle par les fonctions « supérieures » des
tendances « inférieures » de la volonté ? Comment un motif rationnel peut-il se faire mobile
d’action ? En quoi l’observation des maladies peut-elle apporter des éléments de réflexion sur cet
impact possible du motif rationnel sur le caractère ?
Avec la variété de sources qu’on lui a reconnue, l’œuvre de Ribot représente-t-elle la
construction d’une théorie cohérente de la fonction volitive ? Telles seront nos questions
directrices. Ces questions nous conduiront à nous pencher sur les recherches de psychologie,

  25 
d’anatomie, de physiologie, de médecine, dont Ribot s'est inspiré pour définir sa méthode et ses
ambitions ; à revisiter les auteurs classiques qui laissent chez lui des empreintes souvent
inavouées ; à relire aussi les œuvres littéraires dont les hypothèses du psychologue sur
l’affaiblissement de la volonté ont ou auraient pu se nourrir. Nous soulignerons les décalages qui
peuvent être observés entre les aspirations méthodologiques éclectiques de la « psychologie
nouvelle » et les perspectives de fait adoptées par Ribot, en cherchant à déceler une cohérence
épistémologique derrière la disparité apparente des sources d’inspiration, assumées ou non, qui
donnent naissance à cette psychologie.

  26 
CHAPITRE I

LA NÉCESSITÉ D'UNE REDÉFINITION DE LA PSYCHOLOGIE :


UNE CRITIQUE DE L'APPROCHE PHILOSOPHIQUE DES
PHÉNOMÈNES PSYCHOLOGIQUES

Die Psychologie hat eine lange Vergangenheit, doch nur eine kurze Geschichte41.

L'introduction de La Psychologie anglaise contemporaine - ouvrage publié pour la


première fois en 1870 avec pour sous-titre L’école expérimentale - constitue un véritable
plaidoyer pour une nouvelle psychologie, débarrassée des illusions métaphysiques qui lui
interdisaient toute prétention scientifique. Les théories de l’âme proposées par les philosophes
jusqu’à l’émergence d’une psychologie scientifique au XIX e siècle sont officiellement écartées,
bien qu’elles fassent partie de l’histoire de la psychologie – ou en tous les cas, de son passé.
On retrace la première occurrence du terme « psychologie » (psychologia) chez
l’humaniste Marco Marulic (1450-1524)42, qui écrit probablement autour de 1520 un livre,
aujourd’hui perdu et dont le contenu est quasiment inconnu, intitulé Psichiologia (ou
Psichologia) de ratione animae humanae. Le terme est presque absent dans les écrits des
philosophes les plus emblématiques du XVIIe, et n’apparaît que tardivement dans les ouvrages de
philosophie portant sur l’âme humaine. Les historiens s’accordent généralement, cependant, pour
faire commencer l’histoire de la psychologie moderne avec les classiques du XVII e, notamment

41
« La psychologie a un long passé, mais une courte histoire » ; Cf. EBBINGHAUS, H., Abriss der Psychologie,
Berlin, De Gruyter, 1908 (trad. fr. par RAPHEL, G., Précis de Psychologie, Paris, Alcan, 1912).
42
Cf. NICOLAS, S., Histoire de la psychologie, Paris, Dunod, 2016.

  27 
Descartes ; alors que l’on considère que l’histoire de la psychologie contemporaine ne commence
pas avant le XIXe siècle. On peut pourtant considérer (contre Ebbinghaus cité en exergue) que
c’est bien d’une seule et même histoire dont il est question ; les intrications entre les théories de
l’âme chez les philosophes classiques et la psychologie du XIX e siècle révèlent une continuité
complexe qui passe par l’empirisme des XVIIe et XVIIIe siècles. Chez les classiques du XVIIe,
c’est Leibniz qui emploiera le terme psychologia en premier, mais c’est Christian Wolff (1679 -
1754) qui en fait usage d’une façon qui, pour la première fois, tend à faire de l’étude de l’âme
humaine une science à part parmi les questions de métaphysique. Il en fait d’ailleurs une science
double, en séparant la psychologie empirique et la psychologie rationnelle, auxquelles il dédie
respectivement un ouvrage en 1732 et en 1734. La psychologie empirique se veut inductive : elle
tire de l’expérience les lois de l’âme humaine. La psychologie rationnelle, déductive, décrit les
facultés de l’âme. Le terme de psychologie voit sa définition se transformer lorsque d’une théorie
de l’âme qui en énumérait les facultés, on passe progressivement à une psychologie scientifique,
elle aussi empirique, mais sans la connotation métaphysique qui caractérisait celle de Wolff - et
plus généralement celles proposées par les théories de l’âme élaborées par les philosophes.
Si Ribot fait quelques références aux Anciens, il mentionne davantage les philosophes
modernes du XVIIe siècle, sans doute parce qu’il trouve chez eux les définitions de l’âme
desquelles il cherche à se démarquer le plus, parce qu’elles dominent encore le paysage
éclectique et spiritualiste français du XIX e siècle. C’est l’une des raisons pour laquelle nous nous
pencherons plus particulièrement sur la comparaison entre la psychologie expérimentale et la
psychologie des modernes, en délaissant à regret les prémices qu’elle a bien sûr connus dans la
philosophie antique et scolastique. En effet, là où les Anciens proposaient une définition de l’âme
qui prenait en compte des fonctions directement liées au corps 43, c’est avec Descartes et la
naissance de la psychologie moderne que la notion d’âme se transforme pour désigner un moi
désincarné, pur esprit, entendement, raison. Or Ribot cherche avant tout à proposer une
psychologie qui réincarne le (s) moi (s), afin de mettre en valeur la diversité des idiosyncrasies.
Par ailleurs, il semble qu’au XVIIe siècle, la volonté devienne un problème philosophique tout
particulièrement thématisé dans ses rapports avec les passions, les facultés de l’âme et la liberté, à

43
Ribot note, de fait mais sans s’y attarder, que la « psychologie » naturaliste d’Aristote fait figure d’exception dans
l’histoire de la philosophie : « Dans l’Antiquité, il faut excepter Aristote, qui procède souvent en naturaliste et dont la
psychologie est si étonnante pour l’époque ». RIBOT, T., La Psychologie anglaise contemporaine (Ecole
expérimentale), Paris, Baillière, 1881, note du bas de la page 134.

  28 
la croisée de théories de l’âme, et d’une métaphysique de la liberté. Elle se voit attribuer alors une
certaine transcendance par rapport à l’ordre naturel, qui prendra la forme d’une autonomie
ensuite. La conception classique de la volonté (par classique, je renvoie ici à la période moderne
du XVIIe siècle en philosophie) propose un emploi absolu, comme instance constitutive d’un moi
qui se déprend de la nécessité des passions et d’un monde extérieur post-galiléen, voire peut
s’imposer à elle.
A maintes reprises, Ribot dénonce la tendance des philosophes avant lui à systématiser, à
généraliser de façon abusive, en refusant d'accorder une place aux exceptions, aux cas particuliers
dont le réel est composé. Il défend la nécessité d’une étude des singularités qui résistent à toute
classification préétablie : les phénomènes psychologiques les plus intéressants sont pour lui ceux
qui s’éloignent de la norme. Certes, la psychologie expérimentale s'efforce de discerner des lois
sous les phénomènes étudiés : elle ne collecte pas les faits sans chercher les ressemblances ; mais
si elle généralise, c'est en prenant garde de ne jamais tomber dans l’esprit de système. Dans La
Psychologie des sentiments (1896), à propos des cas où la recherche du plaisir peut s’avérer
nuisible, Ribot évoque la tendance de la philosophie à oublier les exceptions :

La connexion du plaisir et de l'utile, de la douleur et du nuisible est une formule qui doit
son origine aux philosophes, c'est-à-dire à des esprits qui exigent avant tout et toujours l'unité. La
psychologie doit procéder autrement : confronter sans cesse la formule avec les faits, la contrôler
par l'expérience, noter les exceptions. Elle se contente de lois empiriques qui embrassent la
généralité, jamais la totalité des cas44.

Par ailleurs, vérifier, tester la validité d’une hypothèse ou d’une loi n’a de sens que dans le
domaine de l’observable, de l’expérimentable. Or, la philosophie, dans ses interrogations
métaphysiques, s’apparente à une « spéculation qui dépasse l’expérience et échappe à la
vérification45 » :

Au total donc il y aura dans la philosophie deux ordres de problèmes, identiques au fond :
ceux d'où naissent les sciences, et ceux qui en résultent. Elle sondera éternellement cette double
ignorance. L'ensemble des connaissances humaines ressemble ainsi à un grand fleuve coulant à

44
PS, p. 91. L’imprécision avec laquelle Ribot souvent évoque « les philosophes », sans mentionner de noms en
particulier, traduit sa volonté de mettre davantage en lumière la différence entre la tradition philosophique en général
et la nouvelle psychologie qu’il appelle de ses vœux, que les différences, qu’il ne nie pas par ailleurs, entre les
philosophes eux-mêmes.
45
RIBOT, T., « Leçon d'ouverture du cours de la Sorbonne : La psychologie nouvelle », RPL, 1885, p. 781.

  29 
pleins bords, sous un ciel resplendissant de lumière, mais dont on ignore la source et
l'embouchure, qui naît et meurt dans les nuages. Les esprits audacieux n'ont jamais pu ni éclaircir
ce mystère ni l'oublier. Il y a toujours quelques intrépides pour se lancer résolument dans cette
région inaccessible, d'où ils reviennent aveuglés, saisis de vertige, et racontant des choses si
étranges que le monde les tient pour hallucinés 46.

En prenant ici le contrepied de l’allégorie platonicienne de la caverne, Ribot invite à


abandonner l'inaccessible, ou en tous cas, à renoncer à considérer que l’inobservable soit
accessible à la science. Dans son régime ordinaire, la philosophie ne passe pas ses hypothèses au
crible de l’observation ; elle ne vérifie pas, elle invente. Tout l’observable s’y trouve ramené à
des systèmes théoriques préétablis et invérifiables. Le psychologue, au contraire, décrit, et
abandonne modestement toute prétention à atteindre les causes dernières de ce qu’il observe. Le
philosophe veut expliquer en remontant jusqu’à ces causes non empiriques ; ce faisant, il ne se
soucie pourtant que de la cohérence interne de son système :

Quand Aristote réduit tout dans la nature à l'opposition de la puissance et de l'acte ; quand
Leibniz ramène tout à des forces, Hegel à l'évolution de l'Idée, leur doctrine est irréprochable de
solidité et de rigueur logique. Est-elle vraie ? Comment le savoir, puisque la vérification est
impossible. Quand, aux derniers siècles, on soutenait la doctrine de la préexistence des germes
dans l'embryogénie, la doctrine était acceptable, raisonnablement déduite, peut-être vraie.
Comment le savoir ? Par l’expérience qui a dit non, tandis qu'elle a vérifié l’épigenèse : par suite
celle-ci reste acquise à la science47.

Pourtant, la cohérence du discours à elle seule ne garantit rien. Qu’il s’attaque aux tenants
de la métaphysique ou aux philosophes de son temps, Ribot entend signaler la désuétude des
concepts jusque-là utilisés pour décrire le moi, ses affects, et son action dite volontaire. La tâche
paraît difficile : nous chercherons ici à établir la mesure dans laquelle ses ambitions seront
réalisées.

46
RIBOT, T., La Psychologie anglaise contemporaine (école expérimentale), Paris, Baillère, 1875 (deuxième édition
revue et augmentée), p. 17 (Désormais PAC).
47
RIBOT, T., L'Hérédité, étude psychologique sur ses phénomènes, ses lois, ses causes, ses conséquences, Paris,
Ladrange, 1873, p. 255 (Désormais L’Hérédité).

  30 
A. UN REFUS AMBIGU DE LA MÉTAPHYSIQUE

Les psychologues de l’école expérimentale doivent en principe s’interdire toute


spéculation philosophique, pour faire preuve de la plus grande vigilance quant aux variables et
aux conditions dans lesquelles se produit un fait. À la prétendue rigueur logique des philosophes
métaphysiciens s’oppose la rigueur empirique du vrai psychologue, qui doit écarter toute
précipitation dans l’élaboration d’hypothèses et s'imposer de longues vérifications
expérimentales, appelées à être toujours renouvelées. L’attitude scientifique que Ribot appelle de
ses vœux - nous verrons qu’il la promeut moins qu’il ne la pratique - n’est certes pas nouvelle :
c’est l’application de cette méthode à la psychologie qui se veut inédite.
L'invariabilité des lois, si elle existe pour les mathématiques et la physique, doit aussi
exister en psychologie : la nouvelle psychologie, certes encore tâtonnante, se doit de tendre vers
la même exactitude en délaissant les prétentions universelles de la métaphysique. Pourtant,
paradoxalement, la variabilité des normes doit aussi être prise en compte. Ribot recherche
l’impersonnalité scientifique qui fait selon lui défaut à la philosophie, mais donne parfois
l’impression de glisser de la rigueur observationnelle, qui entend prendre en compte les
anomalies, à la rigidité de lois qu’il voudrait aussi fixes, universelles et assurées que celles de la
physique. Il semble ainsi se retrouver pris à son tour dans les mêmes ambitions qu’il dénonçait
chez les philosophes. La prise en compte des cas particuliers, avec leur lot d’exceptions,
n’empêche pas l’élaboration de lois scientifiques pour Ribot. Loin d’être le produit d’une
imagination subjective, ces lois sont le fruit de l’observation d’un réel multiple et protéiforme,
d’expériences qui génèrent des hypothèses et en testent la validité. Les abstractions scientifiques
prélèvent, abstraient leur matière dans le réel extérieur ; les abstractions philosophiques sont
quant à elles enfantées dans les spéculations intérieures d’un esprit qui se regarde lui-même plus
qu’il ne regarde le monde.

[La science] est l'œuvre d'un esprit impersonnel. Il n'y a point une physique française
opposée à une physique anglaise : ce qui était vrai pour Galilée l'était aussi pour Ampère et
Faraday. Et cela doit être puisque les affirmations de la science sont vérifiables, puisqu'elle

  31 
façonne l'esprit humain sur la nature au lieu de façonner la nature d'après les conceptions
arbitraires de l'esprit humain48.

L'objectivité prétendue des métaphysiciens est en fait le fruit d'une sensibilité toute
personnelle : « En métaphysique [,] l'œuvre est personnelle ; elle porte le caractère d'un individu
ou au moins d'une race. Elle est locale et éphémère, car l'individu communique à son œuvre sa
fragilité […]. La métaphysique d'ailleurs est subjective, et la science doit être objective 49 ». Si
Ribot refuse toute objectivité à la métaphysique, il lui accorde cependant une valeur esthétique.
La métaphysique est poésie, bien plus qu’elle n’est recherche de vérité scientifique. « Les
métaphysiciens sont des poètes qui ont manqué leur vocation50 » : Il ne s’agit pas de méconnaître
la force évocatrice de certains discours métaphysiques. Le questionnement métaphysique ne peut
pas faire l’objet d’une approche scientifique, mais il peut tout à fait devenir source de création
artistique. L’abstraction, la désincarnation progressives d’une philosophie qui s’élève trop au-
dessus de l’expérience donne ainsi lieu à une rhétorique qui peut s’avérer aussi vaine
scientifiquement que spirituellement puissante :

Quand la philosophie sera devenue ce qu'elle doit être, qu'il n'y aura plus en elle que du
général, des abstractions, des idées, qu'elle sera complètement en dehors des faits, alors il
apparaîtra clairement aux yeux de tous qu'elle est une œuvre d'art plutôt que de science : poésie
ennuyeuse et mal écrite pour les uns, élevée, puissante, vraiment divine pour les autres 51.

Platon, Plotin, Giordano Bruno sont mentionnés comme trois des métaphysiciens les plus
emblématiques de cette vertu poétique, et Ribot n’hésite pas à citer Hegel pour appuyer son
propos : « Soutenir, comme Hegel, […] que ‘les mystiques ont seuls connu la vraie manière de
philosopher’, n'est-ce pas dire que la métaphysique est d'autant plus haute qu'elle ressemble plus à
une effusion ou à une rêverie ?52 ». Ribot semble ainsi faire basculer toute la métaphysique dans

48
PAC, p. 18.
49
Ibid, pp 18-19. On songera ici à replacer l’emploi du terme de race dans son contexte historique, sans cependant
nier le racisme de Ribot présent dans de nombreux passages. (Cf, par exemple, dans La Psychologie allemande
contemporaine (école expérimentale), Paris, Baillière, 1879, la note p. 47 à propos des écrits de Waitz sur la
psychologie ethnographique ou Völkerpsychologie : « Voir en particulier un très-bon portrait du nègre avec ses
impulsions soudaines et désordonnées »).
50
PAC, p. 18. Ribot reprend cette saillie à son compte, mentionnée par Vacherot : fervent défenseur d’une
psychologie métaphysique, Vacherot s’élève en réalité contre cette idée dans son ouvrage La Métaphysique et la
science, Principes de métaphysique positive (1858).
51
Ibid., pp. 18-19.
52
Ibid., p. 20. Ribot se réfère au deuxième tome des Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie.

  32 
le domaine du mysticisme littéraire : au mieux, poésie des origines et des questions dernières, au
pire, vaines spéculations sur les conditions de possibilité de toute connaissance.

Le progrès de toute science, psychologie incluse, implique certains postulats ou axiomes


pour pouvoir entreprendre des recherches sur un objet donné. Sans points d’appui théoriques
élémentaires, il est impossible de se lancer dans l’élaboration de théories scientifiques. Le
physicien, le biologiste doivent postuler que le monde matériel existe ; or l’esprit philosophique
questionne les postulats eux-mêmes, les fondements sur lesquels les sciences prennent appui :

Comme le propre des esprits philosophiques, c'est de placer avant tout les questions de
principes, ils commenceront par examiner les axiomes, discuter la légitimité de la méthode,
rechercher ce que c'est que la quantité, la mesure, le temps, l'espace, au risque de ne se croire
jamais assez sûrs pour commencer. Ils pourront même se perdre en systèmes bizarres sur les
nombres, comme les Pythagoriciens et Platon. Les mathématiciens agissent différemment. Ils ne
s'inquiètent point de concilier Newton avec Leibniz, ni Locke avec Kant, sur la nature du temps et
de l'espace. Ils acceptent les axiomes sans les discuter, sur la seule garantie du sens commun ;
mais ils marchent. Leur science n'a donc pu se constituer et se développer qu'à cette condition :
laisser au début tout un ensemble de questions non résolues et abandonnées aux discussions des
philosophes53.

Ici encore, le psychologue est comparé au mathématicien - comparaison qui peut certes
étonner le lecteur qui sait combien Ribot par ailleurs en appelle aux faits et à l’observation des
cas particuliers que l’expérience nous livre. La figure du mathématicien correspond ici
simplement à l’archétype du scientifique, qui doit s'en remettre au sens commun quant à la
validité des principes sur lesquels il peut ensuite « marcher ». Le scepticisme recouvert ou induit
par le questionnement philosophique ne peut que retarder les recherches scientifiques. Interroger
l'essence de la matière, de la nature, du mouvement, de l’âme est donc un luxe réservé aux
philosophes seuls – et leurs questionnements ne sont légitimes que s’ils se limitent à ces champs
d’étude. Physique, chimie, psychologie, ne renoncent certes pas pour autant à toute démarche
explicative ; mais elles s’en tiennent aux causes secondes. L’étiologie ou recherche des causes, en
sciences, doit ainsi faire l’économie de la recherche des causes premières au risque de ne pouvoir
progresser : c’est là « la condition absolue de leur existence comme sciences exactes et capables

53
Ibid., pp. 11-12.

  33 
de progrès54 ». Il s’agit de dissiper le malentendu qui porte sur le fondement des sciences : loin
d'avoir besoin d'une métaphysique qui leur serve de base, elles doivent se détourner des infinis
débats sur les causes premières dont les métaphysiciens, dit Ribot, se délectent55. « Comment [les
philosophes, ndlr] n'ont-ils pas vu que c'était là une nécessité logique et que les sciences qui
discutent tout ne résolvent rien, et que les débats sur les principes empêchent d'arriver jamais aux
conséquences ?56 »

Le lecteur serait-il en droit de penser, dès lors, que Ribot n’envisage aucun avenir pour la
philosophie ? Que reste-il en effet d’une discipline qui ne peut plus prétendre être à même de
vérifier, mesurer, observer des faits, rechercher des lois, calculer des rapports ? Désertée par les
sciences qui en étaient autrefois les ramifications, la philosophie semble vouée à disparaître.
Pourtant, le tronc subsiste en dépit de l’émancipation des branches :

Ce qui occupera alors les philosophes et ce qui constituera leur domaine propre, ce sera
cet inconnu sur lequel chaque science s'établit et qu'elle abandonne à leurs disputes. Il y aura
encore là une source éternelle de discussions et de recherches : et comme elles s'étendront à tout
l'ensemble des connaissances humaines, à toutes les sciences nées ou à naître, la philosophie
restera universelle. Ce n'est pas tout. Le progrès des sciences particulières les conduit
nécessairement à des généralisations de plus en plus larges, appuyées sur les faits, mais qui
souvent les dépassent : telles sont les hypothèses qui expliquent tant de phénomènes, résument tant
de lois, ont résisté à tant de vérifications, que ce sont presque des vérités démontrées. Ce seront là
d'autres matériaux pour la philosophie future 57.

Les sciences se sont éloignées de la philosophie en s’appropriant un objet d’étude spécifié,


mais elles continuent à renvoyer à celle-ci en amont, et en aval de leurs recherches. À la
particularité des diverses sciences fait écho l’universalité de la démarche philosophique que
l’autonomisation de ces sciences n’a pas rendue futile. Il faut ainsi redéfinir le domaine de cette
universalité philosophique : d’inclusive, englobant toutes les disciplines et théories, elle devient

54
Ibid., p. 14.
55
Le parallèle semblera peut-être inopportun, mais on ne peut s'empêcher de penser ici à la réflexion de Wittgenstein
dans son recueil d’aphorismes intitulé De la certitude (1969), remettant en cause le bien-fondé du questionnement
des « propositions-pivots », dont on ne peut pas douter, et que l’on ne peut pas non plus chercher à justifier sans que
tout l’édifice de nos connaissances s’effondre. « La terre existe depuis longtemps » (§327), n’est certes pas une
proposition a priori, mais elle échappe au doute et constitue un élément du soubassement tacite de nombre de mes
connaissances.
56
Ibid., p. 15.
57
Ibid., p. 16.

  34 
exclusivement questionnement transcendant, une fois retranchées toutes les sciences spécifiques
qui s’en sont émancipées. Seule l’universalité du questionnement métaphysique demeure.

Nous pouvons entrevoir, à présent, ce que la philosophie tend à devenir et quelle


transformation l'évolution continue des sciences lui fera subir invinciblement. Universelle à
l'origine, dans l'avenir elle sera universelle encore, mais d'une autre manière. Autrefois, elle
contenait tout, principes et conséquences, causes et faits, vérités générales et résultats.
Actuellement elle présente le singulier spectacle d'une science universelle par certains côtés,
particulière par certains autres. Plus tard elle ne contiendra que les spéculations générales de
l'esprit humain sur les principes premiers et les raisons dernières de toutes choses. Elle sera la
métaphysique, rien de plus58.

Rien de plus, mais aussi rien de moins, et il semble qu’ici, on sente bien l’attachement de
Ribot à l’interrogation philosophique. Rappelons qu’il ne cessera d’ailleurs d’encourager ses
disciples à opter d’abord pour une formation universitaire en philosophie (aussi critique soit-il
envers l’instruction publique de son temps) avant de s’orienter vers la psychologie scientifique.
La psychologie esquissée par les philosophes mérite d’être connue et comprise pour être mieux
dépassée ; et ce dépassement passe en premier lieu par la critique de la théorie des facultés.

1/ L’inadéquation des abstractions philosophiques : la doctrine des facultés mise à mal

La psychologie expérimentale doit se débarrasser des doctrines qui tendent à naturaliser


les concepts, et à négliger les relations étroites entre les phénomènes psychologiques auxquels ces
concepts prétendent renvoyer. C’est la correspondance entre les concepts philosophiques et la
réalité à décrire qui fait question. Ainsi - le thème est hérité de Montaigne - les facultés héritées
de la scolastique, comprises comme dispositions mentales isolables ou pouvoirs de l’esprit
indépendants, lui apparaissent comme des concepts vides. La raison, l’entendement,
l’imagination, la mémoire, la volonté sont autant de catégories inaptes à saisir la réalité concrète
et complexe des phénomènes psychologiques. Il est difficile, on l’a dit, de trouver dans l’histoire

58
Ibid., pp. 15-16. (L’italique est dans le texte original.) J’indique systématiquement lorsque l’italique ne se trouve
pas dans le texte original.

  35 
de la philosophie une version standard de la théorie des facultés de l’âme, et de savoir à quelle
exacte théorie Ribot fait allusion. Si l’âme dont il est question renvoie uniquement à la
conscience, ou aux phénomènes psychologiques les plus complexes, tels l’intellect et la volition,
alors l’âme pour Ribot n’a tout simplement pas de facultés : une faculté est un pouvoir de l’esprit,
or la conscience, l’intellect, la volition tels que Ribot semble les définir ne peuvent rien. Mais
c’est là ne considérer que les facultés intellectives d’une âme radicalement séparée du corps. Or
Ribot semble s’en prendre à une théorie des facultés qui, toute fantomatique qu’elle soit,
comprend aussi les facultés sensitives de l’âme, plus proche en ce sens de la définition qu’en ont
donnée les Anciens et les scolastiques. Le débat sur la pertinence d’une théorie des facultés ne
porte pas cependant sur la validité des distinctions possibles à opérer entre les facultés de l’âme,
mais sur le fait même de distinguer arbitrairement des fonctions qui d’une part, donc,
n’appartiennent pas en propre à une âme, qui serait isolable (absolument ou partiellement) du
corps, et qui d’autre part, renvoient en réalité à des processus à la fois entremêlés dans
l’organisme biologique individuel, et opérant de manières diverses en dépit de leur identification
verbale.
La doctrine des facultés présente cependant des avantages que Ribot n’hésite pas à
mentionner. Comme les autres théories qui s’attachent à décrire le vivant, elle permet de mettre
de l’ordre dans le chaos des phénomènes observables. En ce sens, elle apparaît comme une sorte
d’étape nécessaire, bien qu’il faille la dépasser :

On peut dire, à beaucoup d'égards, [que la doctrine des facultés] est utile, nécessaire. La
psychologie a des faits à classer comme la physique ou la botanique : elle sépare ceux qui
diffèrent, réunit ceux qui se ressemblent, et forme ainsi des groupes ; à chaque groupe elle attribue
un nom, qui, comme les termes chaleur, magnétisme, lumière, désignent les causes inconnues de
phénomènes connus59.

Le problème survient précisément ici : la philosophie tend à ériger ces causes inconnues
en substances réelles, par le seul fait qu’elle les nomme. Les « facultés de l’esprit » constituent
des catégories commodes pour regrouper une vaste diversité de phénomènes psychologiques ;
elles sont présentées comme les sources, les causes auxquelles ces phénomènes pourraient en
dernière instance se réduire. La remise en cause des facultés est de fait, déjà un lieu commun en
philosophie, depuis Spinoza et Locke qui avaient bien vu qu’elles ne renvoyaient à rien d’autre
59
Ibid., pp. 27-28.

  36 
qu’à un dénominateur commun conceptuel, d’ordre métaphysique – nous reviendrons plus loin
sur la façon dont Ribot s’éloigne par ailleurs de ces philosophes. La doctrine est jugée
responsable de la confusion courante entre une affirmation de re, et une affirmation de dicto :
« De là, en psychologie, un premier résultat qui consiste à substituer une étude verbale (celle des
facultés) à une étude réelle (celle des phénomènes) 60. » La « méthode ordinaire61 » entraîne de
graves malentendus en invitant les philosophes à étudier « les phénomènes de l'esprit plutôt en
logiciens qu'en psychologues, plutôt en raisonneurs qu'en observateurs 62 ». Les concepts abstraits
que sont « la mémoire » ou « la volonté » s’émancipent de façon abusive de leurs points
d’ancrage dans le réel, et l’on voit naître de là les vains questionnements de la métaphysique sur
la nature de la conscience, ou sur le libre arbitre par exemple. Ces « faux problèmes », selon
Ribot, sont le fruit de questions en premier lieu mal posées, voire vaines, puisque sortant du
domaine de l’expérience.

Ainsi, on perd en disputes oiseuses le temps qu'on devrait mettre à observer, et au lieu
d'observateurs impartiaux, il se forme des partis poussant à outrance leurs hypothèses,
éternellement en lutte, parce qu'ils combattent pour des chimères, et qu'on ne peut ni tuer, ni
emprisonner des fantômes 63.

L’inanité des débats métaphysiques sur les facultés de l’âme s’ensuit souvent d’une
séparation abusive des opérations de l’esprit : parler de facultés distinctes invite à imaginer que
les processus psychologiques réels le sont aussi. Or les phénomènes auxquels le terme
d’« imagination », par exemple, renvoie vaguement, ne se produisent pas indépendamment
d’autres relevant de la « raison », ou de ceux qu’on impute à la « volonté » ou à
l’« entendement ». Une approche holistique de notre vie psychique est plus appropriée : « L’unité
de composition des phénomènes psychologiques » se comprend si l’on veut bien enfin admettre
que « la vie mentale a ses degrés et pour ainsi dire ses étages ; il n'y a pour les séparer que des
limites vagues que la doctrine des facultés donne comme fixes et absolues64 ». La tendance à
identifier les entités causales en termes de facultés ne peut prétendre qu’à la formulation
d’hypothèses invérifiables, et ne fait que plaquer sur le réel des délimitations factices : « Ce

60
Ibid., p. 28.
61
Ibid., p. 27.
62
Ibid.
63
Ibid., p. 28.
64
Ibid.

  37 
caractère d'indépendance, on le cherche vainement dans les phénomènes psychologiques ; on les
voit se confondre, se mêler et se supposer réciproquement 65 ». Le verbalisme sous-jacent à la
théorie des facultés néglige l’observation réelle de l’interaction étroite des phénomènes
psychologiques. Ribot recommande donc l’usage d’une sorte de nominalisme en psychologie, en
ce sens qu’il refuse d’accorder quelque réalité que ce soit aux termes généraux (aux
« universaux », aux abstractions dont font partie les facultés) : il s’agit de concepts aussi utiles
que dangereux pour la réflexion.

Le terme de faculté pose d’ailleurs lui-même problème, en ce sens qu’il incite à penser
l’esprit en termes de pouvoirs, comme on l’a brièvement remarqué plus haut. L’âme est d’emblée
considéré comme un agrégat de puissances actives, alors même que ce sont les affects qui en
constituent les matériaux les plus fondamentaux. La tendance à hypostasier, à réifier ce qui n’était
qu’un concept, fait concevoir la personnalité comme une sorte de champ de bataille sur lequel
chaque faculté, individuellement, presque personnifiée, chercherait à faire valoir ses droits : Ribot
fait siens les propos piquants de Samuel Bailey qu’il cite longuement à cet égard.

On a représenté, dit-il, les facultés agissant comme des agents indépendants, donnant
naissance à des idées et se les passant mutuellement, et faisant entre elles leurs affaires. Dans cette
espèce de phraséologie, l'esprit apparaît souvent conune une sorte de champ dans lequel la
perception, la mémoire, l'imagination, la raison, la volonté, la conscience, les passions produisent
leurs opérations, comme autant de puissances alliées entre elles ou en hostilité. Parfois l’une de
ces facultés a la suprématie et les autres sont subordonnées ; l'une usurpe l'autorité et une autre
cède, l'une expose et les autres écoutent ; l’une trompe et l'autre est trompée. Cependant l'esprit ou
plutôt l'être intelligent lui-même est complètement perdu de vue au milieu de ces transactions où il
ne paraît avoir aucune part. D'autres fois on nous montre ces facultés traitant avec leur propriétaire
ou maître, lui prêtant leur ministère, agissant sous son contrôle ou sa direction, lui fournissant de
l'évidence, l'instruisant, l'éclairant par leurs révélations, comme si lui-même était détaché et à part
des facultés qu'on dit qu'il possède, commande et écoute66.

L’apparent attachement de Ribot à la tradition nominaliste affecte sa conception du moi,


de la personnalité et de la conscience - terme auquel il s'efforce de substituer l'expression « états
de conscience » : « Remarquons d'abord que comme tous les termes généraux, la conscience doit

65
Ibid., p. 29.
66
Extrait de BAILEY, S., Letters on philosophy of human mind, t.1, cité dans PAC, pp. 29-30.

  38 
se résoudre en données concrètes. De même qu'il n'y a pas une volonté en général, mais des
volitions, il n'y a pas une conscience en général, mais des états de conscience ; eux seuls sont la
réalité67 ». La personnalité aussi est une abstraction de l’esprit ; elle n’existe pas concrètement
comme soubassement unitaire, stable, coordinateur de facultés. C'est cette pluralité d'états
instables que Ribot cherche à cerner, au rebours des généralisations abusives que les
métaphysiciens ont construites. Les partisans de l'ancienne psychologie « ont considéré les états
de conscience comme accessoires et le lien qui les unit comme l'essentiel, et c'est ce mystérieux
dessous qui, sous les noms d'unité, d'identité, de continuité est devenu le véritable moi 68 » :

Il est clair cependant que nous n'avons plus ici qu'une abstraction ou plus exactement, un
schéma. A la personnalité réelle s'est substituée l'idée de la personnalité, ce qui est tout autre
chose. Cette idée de la personnalité ressemble à tous les termes généraux formés de la même
manière (sensibilité, volonté, etc.) ; mais elle ne ressemble pas plus à la personnalité réelle que le
plan d'une ville à la ville elle-même 69.

C’est Kant que Ribot, de même que Bailey, vise en premier : « Suivant le philosophe
allemand, la majeure d'un syllogisme se rapporte à l'entendement, la mineure au jugement, la
conclusion à la raison70. » Bailey compare ironiquement le moi kantien à une sorte de monarque,
et l’entendement, la faculté de juger et la raison à des ministres. Bailey comme Ribot
reconnaissent qu’il est impossible de bannir définitivement l’emploi de cette terminologie, mais
ils en déplorent la nébulosité :

Il ne serait pas plus raisonnable d'abandonner les termes raison, mémoire, volonté, etc.,
que les mots peu, beaucoup, quelques. Mais que penserait-on d'un statisticien qui, au lieu de nous
dire que, dans un certain pays, chaque mariage donne en moyenne quatre enfants, et que les trois
cinquièmes de la population savent lire et écrire, se bornerait à nous révéler que les mariages
produisent quelques enfants et que les gens gui lisent sont nombreux. Ce qui importe, c'est la
détermination quantitative71.

A l’inexactitude qualitative qui découle du recours aux facultés s’ajoute donc


l’imprécision quantitative. Non seulement la rhétorique des facultés sépare de façon trop

67
MP, p. 6.
68
Ibid., p. 94.
69
Ibid.
70
PAC, p. 30.
71
Ibid., p. 31.

  39 
simpliste ce qui est uni, entremêlé en réalité, mais encore, elle ne permet pas la mesure des
phénomènes psychologiques, leur traduction en valeurs numériques.

Refuser la théorie des facultés, c’est renoncer à chercher les causes dernières des
phénomènes psychologiques, et à les subsumer sous de simples concepts supposés les saisir
adéquatement. C’est aussi défendre un monisme psychophysique qui évite soigneusement de
trancher sur la question de la primauté causale entre phénomènes physiologiques et
psychologiques :

L'émotion est une cause dont les manifestations physiques sont les effet, disent les uns ;
les manifestations physiques sont la cause dont l'émotion est l'effet, disent les autres. Selon moi, il
y aurait un grand avantage à éliminer de la question toute notion de cause et d'effet, tout rapport de
causalité et à substituer à la position dualiste une conception unitaire ou monistique 72.

Cette méfiance vis-à-vis d’une démarche étiologique univoque, et du dualisme substantiel


qu’elle peut impliquer, fait système avec le rejet de la métaphysique, comme recherche de causes
ultimes derrière le champ de l’observable.

- « Mémoire » et mémoires, « volonté » et volitions

Il n’y a pas de facultés uniformisées ; il n’y a pas, par exemple, une mémoire-faculté, mais
des mémoires : « L'histoire de la psychologie montre qu'on est trop porté à oublier que ce terme
général, comme tout autre, n'a de réalité que dans les cas particuliers ; que la mémoire se résout
en des mémoires73 ». Il n’existe pas une seule faculté ou fonction mnésique, chargée de collecter
indifféremment l’ensemble de notre vécu sensoriel, émotionnel et intellectuel, et qui serait
localisée « dans l’âme » ; il n’existe pas de fonctionnement uniforme, simple, conscient de « la
mémoire » pour l’ensemble des mouvements mémorisés. La mémoire, pour Ribot, renvoie à la
fois à la conservation de certains états, à leur reproduction, et à leur localisation dans le passé. Le
sens intime tend certes à corroborer la doctrine des facultés pour ce qui est de la mémoire, en ce

72
PS, p. 113.
73
MM, p. 107.

  40 
que nous pensons d’abord à une capacité consciente de rappel, davantage qu’à l’accumulation et à
la conservation d’engrammes mnésiques. Pour Ribot, c’est l’inverse : il ne fait que fort peu de cas
du rappel, c’est-à-dire au phénomène psychologique conscient de remémoration ; mais à
l’inverse, il considère que le processus mnésique essentiel est à rechercher dans ce que
l’organisme enregistre inconsciemment.
Ribot évoque aussi la diversité des types de souvenirs, hétérogènes, disséminés dans
toutes les parties du système nerveux de l’organisme. Nos souvenirs sont autant de modifications
moléculaires du corps, affecté à un moment donné par une première perception ou activité,
parfois associées à d’autres, parfois réitérées ensemble, et ils s’accompagnent plus ou moins
(plutôt rarement, en réalité) de conscience. Le souvenir est un engramme, une trace laissée dans
le cerveau mais aussi dans l’organisme plus largement, le résidu d’une perception passée, plus ou
moins ancré selon la force de l’impact et/ou la répétition de cette même perception. Ribot insiste
sur les propriétés à la fois statiques (les modifications engendrées par la trace sont permanentes et
localisables) et dynamiques des résidus mnésiques, puisqu’ils sont tout de suite pris dans un
ensemble d’associations. « La mémoire » n’est pas réductible à la faculté intellectuelle, abstraite,
métabiologique, de se rappeler ; elle renvoie à un ensemble de modifications biologiques opérées
par une excitation, une perception à un moment donné, dans un organisme individuel qui y réagit,
s’y adapte à sa manière ; il s’agit en effet aussi d’insister sur la singularité des mémoires
organiques individuelles, outre la mémoire de l’espèce, formée d’instincts hérités et inconscients
de l’humain en général.

L’approche critique de Ribot à propos de la fonction mnésique se retrouve pour les autres
facultés, particulièrement celle de la volonté. Entre toutes les fonctions psychologiques, la
volonté semble être celle qui mérite le moins le nom de faculté. Toute tentative de définition de la
volonté, si elle n’est pas vouée à l’échec, est du moins confrontée à de nombreuses difficultés. La
mémoire, malgré la complexité psychologique auquel ce terme ne peut que renvoyer
maladroitement, posait moins de problèmes à la fois philosophiques et scientifiques que la
volonté : « À beaucoup d’égards, la question est moins facile : le terme volonté désigne une chose
plus vague que le terme mémoire 74 ». Cette imprécision du terme volonté fait écho à l’instabilité

74
RIBOT, T., « La volonté comme pouvoir d'arrêt et d'adaptation », RP, 1882, p. 63.

  41 
du phénomène. La volonté, davantage que la mémoire, est un terme spéculatif qui ne peut ni
expliquer ni décrire une réalité plurielle de phénomènes aussi divers que fugaces :

Que l'on considère la mémoire comme une fonction, une propriété ou une faculté, elle n'en
reste pas moins une manière d'être stable, une disposition psychique sur laquelle tout le monde
peut s'entendre. La volonté, au contraire, se résout en volitions dont chacune est un moment, une
forme instable de l'activité, une résultante variant au gré des causes qui la produisent75.

Au sujet de la volonté, tantôt Ribot prétend se désintéresser entièrement de savoir si, en


dernière instance, elle obéit à une cause spontanée, tantôt il se range explicitement du côté des
physiologistes, qui non seulement insistent sur la rareté des actes volontaires conscients par
rapport à l’ensemble des mouvements produits par le réflexe, l’automatisme et l’habitude, mais
qui surtout refusent à l’état de conscience associé à la volition tout pouvoir causal. Bien plutôt,
c’est le composé organique individuel que Ribot désigne par le « caractère » qui est
« facteur principal » d’une coordination physiologique spécifique, donnant elle-même lieu, en
dernière instance, à l’état de conscience :

La volition est un état de conscience final qui résulte de la coordination plus ou moins
complexe d'un groupe d'états, conscients, subconscients ou inconscients (purement
physiologiques), qui tous réunis se traduisent par une action ou un arrêt. La coordination a pour
facteur principal le caractère qui n'est que l'expression psychique d'un organisme individuel 76.

La volition « n’est la cause de rien 77 ». Seul l’ensemble des états générés par ce
« caractère » - mouvements, tendances, idées, images, que Ribot appelle « le travail
psychophysiologique de la délibération78 » - a une efficace sur la formation de ce que nous
appelons un choix : à la fois état de conscience, et action ou inhibition d’une action. Cet état de
conscience peut ainsi être comparé au verdict d’un jury, découlant purement de la délibération qui
l’a précédé :

Le « je veux » constate une situation mais ne la constitue pas. Je le comparerais au verdict


d'un jury qui peut être le résultat d'une instruction criminelle très longue, de débats très

75
MV, p. 2.
76
Ibid., p. 174.
77
Ibid., p. 175. En italique dans le texte.
78
Ibid.

  42 
passionnés, qui sera suivi de conséquences graves s'étendant sur un long avenir, mais qui est un
effet sans être une cause, n'étant en droit qu'une simple constatation79.

Il peut sembler étonnant que Ribot reprenne ici à sa manière la comparaison


institutionnelle (que l’on trouvait notamment chez Bailey, évoqué plus haut) pour décrire la
genèse des volitions. Il s’agit ici d’insister sur le fait que le « je veux » conscient n’est pas cause
de lui-même, ni d’une disposition déterminée dans l’individu. La claire conscience de la décision
n’apparaît qu’au terme du travail délibératif préalable. La théorie des facultés prête à croire que
l’on peut identifier clairement des causes isolées derrière les comportements humains ainsi
catégorisés ; elle prétend épuiser la description des articulations possibles de l’esprit, des
combinaisons possibles du rapport du sujet à l’objet (on pense ici encore à Kant, notamment), là
où elle ne fait que masquer toute la complexité intestine qui préside à tout phénomène
psychologique, et, dans le cas de la volonté, à toute décision.

Par ailleurs, on peut reprocher à la doctrine des facultés d’encourager l’établissement


d’une hiérarchie entre des facultés réputées supérieures, et d’autres moins sophistiquées – en
fonction du contenu qu’elles appréhendent, et du contrôle sur soi qu’elles semblent impliquer : les
jugements esthétiques et scientifiques, par exemple, sont considérés comme des produits de
facultés élevées ; c’est aussi le cas de l’acte volontaire. Sur ce point, il semble que Ribot ne
renonce pas entièrement à cette hiérarchie qui, d’une certaine manière, accorde un certain
privilège, pour ne pas dire une certaine autonomie aux fonctions réputées plus spirituelles, qu’il
n’hésite pas à qualifier de supérieures.
Certes, la volonté ne semble pas constituer une faculté supérieure par rapport à d’autres
facultés ; elle est plutôt décrite comme l’étape supérieure, ultime par rapport aux coordinations,
mouvements, tendances sous-jacentes dont elle émerge. De fait, lorsque Ribot parle de « formes
supérieures », il évoque la plupart du temps les élaborations physiologiques les plus complexes
par rapport aux plus instinctives, sans s’inquiéter de la « faculté » à laquelle il renvoie, et
suggérant que tous les degrés de complexité sont susceptibles d’apparaître pour n’importe quel
phénomène psychologique associé à quelque faculté que ce soit. Pourtant, de fait, ces « formes
élevées » sont celles qui sont accompagnées de conscience ; et préciser dans le précédent passage
que c’est « la volonté chez l’homme raisonnable » dont il est question n’est pas anodin. Un statut

79
Ibid.

  43 
particulier est accordé à l’intellect, et l’on peut qualifier, par exemple, de « formes supérieures,
vraiment humaines, de l’émotion [le] sentiment religieux, moral, esthétique, intellectuel80 ». On
se demandera si, en accordant un statut axiologique privilégié, une sophistication particulière aux
fonctions intellectuelles impliquant la conscience, Ribot ne tombe pas ainsi en partie dans le
piège intellectualiste qu’il dénonce tant. Toutefois, c’est bien à une réévaluation des états affectifs
les moins conscients qu’il invite, bien plus qu’à réitérer l’appréciation trop exclusive, et trop
communément admise en philosophie, de ces fonctions intellectuelles.

2/ Le rôle primordial de la vie affective dans le vouloir : l’ « intellectualisme »


philosophique et le dépassement difficile du problème de l’union de l’âme et du corps

Aux yeux de Ribot, la psychologie de son siècle marque un progrès notable, bien que trop
timide encore, vers une reconnaissance du caractère primordial des faits affectifs. Trois facteurs
principaux ont déterminé cette réévaluation. La nouvelle théorie de l’évolution y occupe le
premier plan, « parce que les phénomènes affectifs sont fondamentaux et permanents et que les
hommes diffèrent bien moins les uns des autres par leurs appétits, émotions et passions, que par
leurs pensées et leurs idées : et parce que cette doctrine [la théorie de l’évolution, ndlr] soutient
que, sous les formes les plus élevées du sentiment, il y a toujours quelque tendance
instinctive81 ».
Le mouvement romantique a aussi fortement contribué au tournant affectif de la
psychologie : Rousseau, Wagner et le roman moderne en général sont évoqués comme les
catalyseurs d’un intérêt grandissant pour l’analyse psychologique des émotions. Enfin,
l’émergence de la science sociologique est à prendre en compte : « Les études sociologiques
contemporaines […] ont montré le rôle considérable d'éléments émotionnels, simples ou raffinés,
que les économistes avaient délibérément retranché de leurs théories sur l'organisation sociale 82 ».

80
PS, p. 99.
81
Ibid., note du bas de la page 196.
82
Ibid.

  44 
Cependant, une tradition de l’ancienne psychologie philosophique qui continue à sous-
estimer l’importance et la variété des phénomènes affectifs leste encore, à sons sens, les progrès
de la nouvelle psychologie. A maintes reprises, Ribot exprime le regret que les philosophes ne se
soient pas penchés plus avant sur leur spécificité. Trop souvent, estime-t-il, les sentiments ont été
envisagés dans leurs rapports avec des états intellectuels ; au lieu d'être considérés pour eux-
mêmes, ils ont été éclipsés par ce qui les accompagne dans l’ordre de la représentation. Or « le
préjugé dominant, qui consiste à assimiler les états affectifs aux états intellectuels, à les
considérer comme leurs analogues ou même leurs dépendances et à les traiter comme tels, n'est
propre qu'à induire en erreur83 ». Dans le cas de la tristesse par exemple 84, on peut admettre que le
chagrin naisse de l’imagination, voire même de purs concepts, comme dans le cas du croyant qui
regrette que sa foi ne soit pas plus fervente. Mais le phénomène de la douleur en elle-même
mérite de constituer un objet d’étude, au moins autant que les événements qui la provoquent, qui
peuvent en effet fort bien s’avérer « extra-affectifs 85 ».
Ribot s’attaque foncièrement au préjugé philosophique qui consiste à faire dépendre les
états affectifs exclusivement d’états purement intellectuels :

Nous avons […] à choisir entre deux positions radicalement distinctes et ce choix impose
une différence dans la méthode. Sur la nature essentielle et dernière des états affectifs, il y a deux
opinions contraires. D’après l’une, ils sont secondaires, dérivés, qualités, modes ou fonctions de la
connaissance ; ils n'existent que par elle ; ils sont de l' « intelligence confuse » : c'est la thèse
intellectualiste. D’après l’autre, ils sont primitifs, autonomes, irréductibles à l’intelligence,
pouvant exister en dehors d’elle et sans elle ; ils ont une origine totalement différente : c’est la
thèse que, sous la forme actuelle, on peut nommer physiologique86.

C’est principalement à une certaine interprétation de la tradition cartésienne ainsi que de


l’héritage kantien qu’il est fait implicitement allusion quant à la « thèse intellectualiste ». A cette
thèse intellectualiste s’oppose la thèse physiologique, défendue notamment par la plupart des
penseurs étudiés dans La Psychologie anglaise contemporaine et dans La Psychologie des
sentiments. Mais si l’école expérimentale anglaise renoue avec l’idée d’une primordialité de la
vie affective (elle n’est certes pas la première à le faire), elle aussi, en fin de compte, s’intéresse

83
Ibid., préface, p. VIII.
84
Op.cit., cf. chapitre 2.
85
Ibid., p. 44.
86
Ibid., préface, p. VIII.

  45 
moins aux sentiments qu'aux idées, pour retracer leur généalogie. « Faut-il croire qu'il y a chez les
philosophes une certaine tendance à négliger les phénomènes affectifs, et à s’inquiéter de la
psychologie de l'esprit plus que de celle du cœur ? 87 ». Il y a lieu de s’interroger sur les raisons
d’un tel discrédit ; est-il dû à la complexité inhérente aux phénomènes affectifs, plus difficiles à
saisir, à discerner, à identifier que des opérations plus spécifiquement intellectuelles ?

Un jugement, un raisonnement, une conception abstraite, une association d'idées sont des
faits naturellement simples et surtout homogènes. Mais une passion, un sentiment, une émotion,
comprennent le plus souvent des éléments très-divers : d'abord des phénomènes physiologiques,
variables selon l'organisation, le tempérament, le sexe, etc., mais qui n'en jouent pas moins un rôle
prépondérant ; ensuite un état de plaisir ou de douleur qui est l'élément affectif proprement dit ;
enfin une idée, une connaissance ; car le phénomène sensible ne peut absolument point être séparé
et détaché de toute connaissance : une douleur enveloppe l'idée de ce qui la cause, une émotion
implique la connaissance de son objet88.

Ce passage peut paraître surprenant à plusieurs égards. En premier lieu, Ribot semble
adopter une attitude cartésienne lorsqu’il constate la difficulté que présente l’analyse des
phénomènes affectifs, complexes et hétérogènes, par rapport aux phénomènes intellectuels,
décrits (d’une façon que l’on peut à bon droit trouver surprenante) comme simples et homogènes.
En effet, ces derniers se manifestent dans notre esprit exclusivement, d’où leur facilité d’accès :
inutile de sortir de soi et de se confronter à la résistance de la matière, du corps. Mais la
psychologie expérimentale promeut au contraire l’idée d’une complexité, et non d’une smplicité
des états mentaux (complexité qui fait leur fragilité même), et elle est censée nier qu’il existerait
des opérations qui soient purement mentales : tout jugement sous-tend une forme d’affect, et,
ultimement, de mouvement nerveux. Or ici, Ribot semble dire le contraire : « une émotion
implique la connaissance de son objet ». On s’attendrait à ce que Ribot, d’une part, remette en
cause l’homogénéité supposée des idées abstraites, et d’autre part, plutôt que d’écrire « le
phénomène sensible ne peut absolument point être séparé et détaché de toute connaissance », à ce
qu’il affirme plutôt qu’à l’inverse, toute connaissance ne peut point être séparée du phénomène
sensible. En effet, en bon partisan de la thèse physiologique, il s’évertue d’ordinaire à placer le
sensible, l’affectif au premier plan, et l’intellectuel, le cognitif, au second, comme produit

87
PAC, p. 85.
88
Ibid.

  46 
seulement accessoire, non nécessaire, du premier. C’est l’idée qui devrait envelopper l’état
affectif ; c’est l’état affectif qui devrait impliquer l’idée, et non l’inverse.
Enfin, on comprend assez mal, dans ce passage, ce que Ribot tient pour le phénomène
affectif en tant que tel : « un état de plaisir ou de douleur qui est l'élément affectif proprement
dit ». L’état affectif peut-il se réduire, en toute rigueur, à l’expérience du plaisir ou de la peine ?
La passion, le sentiment, l’émotion sont décrits comme des phénomènes plus complexes que
l’état affectif en tant que tel, en ce sens qu’ils englobent des tendances non seulement
physiologiques, mais aussi cognitives - que l’état affectif « proprement dit », dans son sens
restreint, pris isolément, ne comprend pas. Nous reviendrons sur la différence entre émotion,
passion, et état affectif dans le chapitre consacré aux maladies de la volonté 89. Ce sur quoi nous
souhaitons ici insister concerne les tensions internes du discours ribotien à propos de l’attitude
dite intellectualiste face à la vie affective. Par « thèse intellectualiste », Ribot désigne, de façon
regrettablement vague, la doctrine à la fois philosophique et psychologique selon laquelle les
états intellectuels prédominent par rapport aux états affectifs et aux manifestations de la volonté,
qui leur seraient ainsi subordonnés. A lire le passage cité plus haut, on pourrait facilement se
méprendre sur le parti pris ribotien.
On peut suggérer l’hypothèse d’une maturation progressive de l’adhésion à la thèse
adverse (la thèse physiologique) dans l’œuvre de Ribot, plus tributaire, au début de sa carrière, de
la tradition philosophique qu’il ne le sera bien des années plus tard (dans La Psychologie des
sentiments notamment) en écrivant qu’il existe « des états affectifs purs, c'est-à-dire vides de tout
élément intellectuel, de tout contenu représentatif, qui ne [sont] liés ni à des perceptions, ni à des
images, ni à des concepts, qui [sont] simplement subjectifs, agréables, désagréables ou mixtes 90 ».
Cette hypothèse d’un passage d’une attitude d’abord relativement généreuse envers la thèse
intellectualiste à un positionnement plus radicalement physiologique est peu probable ; c’est
l’affirmation du primat de la physiologie que Ribot utilise pour « militer », dès le début de sa
carrière, en faveur d’une psychologie scientifique. Il est vrai que son vocabulaire évolue vers
l’affirmation d’un primat de la vie affective, mais c’est bien là ce qui caractérise pour Ribot la
« thèse physiologique ».

89
L’identification qui semble aussi opérée dans ce passage entre passion et émotion ne correspond pas aux vues
ultérieures de Ribot, qui concevra la passion comme une inclination exacerbée, poussant à l’action, l’émotion étant
quant à elle plus passive, moins tyrannique, et ne menant pas nécessairement à l’action.
90
PS, p. 7.

  47 
Ribot multiplie les arguments en faveur du caractère primordial des affects, et de leur
indépendance vis-à-vis des représentations mentales :

Il y a, dans la vie normale et pathologique, des émotions qui ne dérivent d'aucune idée,
mais qui, au contraire, l'engendrent […]. Les asiles sont pleins de malades dont l'irritabilité, la
mélancolie, l'angoisse sont « sans cause », c'est-à-dire ne résultent d'aucune perception ou image 91.

On peut ainsi envisager une sorte d’autonomie des états affectifs, au sens où ceux-ci n’ont
pas besoin d’états intellectuels pour apparaître. Cette indépendance n’implique nullement qu’on
ait affaire à un dualisme qui rapporterait les états affectifs à une substance corporelle et les idées
ou états intellectuels à une substance purement mentale. Au dualisme de type cartésien, Ribot dit
préférer la formule aristotélicienne de la matière et de la forme, « en entendant par matière les
faits somatiques, par forme l'état psychique correspondant ; les deux termes n'existant d'ailleurs
que l'un par l'autre et n'étant séparables que par abstraction92 ». La question du lien entre l’âme et
le corps n’a pas lieu de se poser comme telle en psychologie expérimentale : l’étroite corrélation
entre les deux est d’ores et déjà présupposée dans tous ses objets d’étude, et apparaît tout
particulièrement lorsqu’il s’agit de l’analyse des phénomènes affectifs (on cherchera bien sûr en
vain le « dénigrement » des états affectifs chez les théoriciens des passions de l’âge classique). Là
encore, la distinction entre états de conscience et tendances physiologiques n’est que langagière,
conceptuelle – de abstracto ; elle n’est pas dans les choses mêmes.

Aucun état de conscience ne doit être dissocié de ses conditions physiques : ils composent
un tout naturel qu'il faut étudier comme tel. Chaque espèce d'émotion doit être considérée de cette
manière : ce que les mouvements de la face et du corps, les troubles vaso-moteurs, respiratoires,
sécrétoires expriment objectivement, les états de conscience corrélatifs que l'observation intérieure
classe suivant leurs qualités, l'expriment subjectivement : c'est un seul et même événement traduit
dans deux langues93.

On comprend mieux les phénomènes affectifs, émotions, sentiments, si l’on opte pour une
approche psychophysiologique holiste, et moniste : Ribot s’inscrit donc en fait dans une tradition,
sur laquelle nous allons revenir en nous référant à Schopenhauer notamment, qui insiste sur
l’unité indissociable des états de conscience et des états physiologiques, ici, dans l’analyse des

91
Ibid., p. 95.
92
Ibid., p. 113.
93
Ibid.

  48 
états affectifs. Pour autant, il ne rejette pas l’idée d’un dualisme théorique qui permet de
distinguer conceptuellement les deux faces manifestes du phénomène psychophysiologique.
Bien que Ribot évite soigneusement d’inscrire sa psychologie dans une école
philosophique, de nombreux commentateurs, faute de pouvoir le rattacher au matérialisme
classique, n’hésitent pas à le qualifier de moniste 94 : ce monisme empirique, ou encore
phénoméniste, caractériserait la pensée de Ribot en ce sens que « le phénomène – ou la relation
entre des phénomènes – est la seule réalité considérée, et que l’état de conscience même (le fait
subjectif) est rattaché à l’état physiologique (le fait objectif) comme un "épiphénomène"95 ».
Derrière une forme d’agnosticisme, c’est donc, semble-t-il, un monisme phénoméniste qui est
défendu plus ou moins implicitement, du point de vue des états physiologiques observables, et un
monisme épiphénoméniste du point de vue des états de conscience. Ce monisme fait de l’aspect
corporel la face objective du phénomène affectif dont la face subjective serait l’état de conscience
correspondant, accessoire, mineur, non causal, sans réalité indépendante. Ribot dit refuser de se
prononcer sur les causes qu’il pourrait y avoir au-delà, ou derrière les phénomènes affectifs qu’il
observe, sans nier que ces causes puissent exister. Pourtant, s’il ne dit pas de quelle nature sont
ces causes, il semble catégorique sur ce qu’elles ne sont pas : leur nature ne serait en effet jamais
à chercher du côté des états de conscience eux-mêmes.
Ce monisme épiphénoméniste caractérise l’approche ribotienne des phénomènes affectifs,
mais aussi celle des phénomènes volontaires, puisqu’ils leur sont étroitement liés. On a vu que
l’intellectualisme des philosophes était souvent présenté de façon caricaturale par Ribot, qui
semble oublier, par exemple, que Kant n’a jamais défendu la souveraineté des idées abstraites sur
le comportement : selon Kant, en dépit de ce qu’en dit Ribot, le respect pour la loi morale est et
doit être un sentiment pour avoir une quelconque efficace. En réalité, dès qu’il s’agit d’action et
de volonté, la plupart des philosophes, tout « intellectualistes » qu’ils soient, semblent tomber
d’accord sur la force des affects.
Quoi qu’il en soit, dans ses analyses de l’acte délibéré comme dans celles des sentiments,
Ribot refuse de se demander si l’âme agit sur le corps ou inversement : la question est « tout
imprégnée […] de ce dualisme traditionnel dont la psychologie a tant de peine à se

94
Cf. notamment ARRÉAT, J., Dix Années de philosophie, Études critiques sur les principaux travaux publiés de
1891 à 1900, Paris, Alcan, 1901.
95
Op.cit., p.152.

  49 
débarrasser96 ». C’est sur la continuité entre phénomènes physiologiques et psychologiques qu’il
faut insister, sans reconnaître d’autonomie des seconds par rapport aux premiers :

Sensations, sentiments, instincts, intelligence, tout cela constitue un monde à part, mais
qui sort de la vie animale, qui y plonge ses racines et en est comme l'efflorescence. Entre la
fonction la plus humble et la pensée la plus haute, il n'y a pas opposition de nature, mais différence
de degré, chacune n'étant qu'une des innombrables manifestations de la vie97.

Le refus d'une différence de nature entre fonctions corporelles et psychisme se trouve en


effet chez maints philosophes, dont Schopenhauer, ou William James, selon qui « la vie du corps
et la vie mentale sont des espèces dont la vie proprement dite est le genre 98 ». On retrouve là le
rapport d’affiliation entre psychologie et biologie, nécessaire pour concevoir aussi la possibilité
d’un passage de l’inconscient à la conscience.

- « La transition mystérieuse de la vie purement organique à la vie mentale 99 »

Si l’on ne peut réduire les états affectifs aux états de conscience, peut-on faire l’inverse, et
réduire les états de conscience à des états affectifs ? Ribot dit certes aspirer à ce que la
psychologie s’émancipe d’un dualisme qui ferait de la conscience une entité autonome, mais il
distingue sensations, états affectifs d’une part, et états de conscience d’autre part. C’est alors la
transition graduelle entre états physiologiques, sensations externes et internes d’une part, et états
de conscience d’autre part - qualifiés parfois de « purement psychologiques » qui pose problème,
malgré l’absence d’inquiétude manifeste chez Ribot :

Je crois aussi avoir justifié la nouvelle école du reproche tant de fois répété de confisquer
la psychologie au profit de la physiologie. Ces deux sciences sont inséparables parce qu’elles ne
sont que des aspects de la biologie. Il faut que la physiologie devienne psychologie sous peine
d’être incomplète. Il faut que la psychologie devienne physiologie sous peine d’être vide 100.

96
RIBOT, T., « Le mécanisme de l'attention (1) », RP, 1887, p. 391.
97
PAC, p. 196.
98
JAMES, W., The Principles of Psychology (1890), 2 vol. Courier Corporation, 2012. II, § 112.
99
L’Hérédité, p. 31.
100
RIBOT, T., « Leçon d'ouverture du cours de la Sorbonne : La psychologie nouvelle », RPL, 1885, p. 787.

  50 
Le lien de dépendance entre les deux disciplines n’est pas symétrique : la psychologie
vient compléter la physiologie, mais là où la physiologie, elle, ne risque pas la vacuité, la
psychologie qui prétendrait se passer de la physiologie s’y condamne. Ne resterait-il rien à la
psychologie si la physiologie la désertait ? Ribot ne va pas jusque-là : « Je suis aussi convaincu
que personne qu’il ne suffit pas d’entasser sur les cellules, les nerfs, le cerveau et les réflexes, des
dissertations embellies de considérations générales, pour que tout cela, par une vertu magique, se
change en psychologie101 ».
Quel est le degré d’ « intimité », de « correspondance », d’ « implication » dont il est
inlassablement question entre états physiologiques et états psychologiques ? De quelle nature est
donc cette transition graduelle entre physiologie et psychologie ? Ribot est bien embarrassé pour
répondre, d’autant qu’il affirme que « la différence de degré [peut être] telle souvent, qu’elle
équivaut à une différence de nature 102 ».

La transition mystérieuse de la vie purement organique à la vie mentale : transition


insensible et insaisissable, bien propre à montrer qu'entre la psychologie et la physiologie toute
ligne de démarcation est factice, et que la vie mentale se dégage de la vie physique lentement, par
degrés, sans qu'on puisse dire ni où elle naît ni comment 103.

La vie mentale « se dégage » de la vie physique : les tendances physiologiques sont tantôt
perçues comme ce qui cause les états psychologiques, tantôt comme ce qui les conditionne
nécessairement, sans que l’on ne puisse jamais définitivement établir si ces conditions sont
suffisantes. La différence de degré pose problème, et tend toujours à devenir différence de nature,
substantielle. Pour se dérober à la contrainte de « choisir un camp » en décidant une fois pour
toutes si l’origine de nos pensées est exclusivement physiologique, Ribot substitue parfois à
l’idée d’une génération du mental par le physique celle d’une corrélation ou d’une association
entre les deux.

Passant des spéculations aux faits, de la métaphysique à la biologie, nous avons montré, en
nous appuyant sur l'expérience, qu’il est extrêmement probable, sinon certain, que tout état mental
implique un état nerveux correspondant, et vice versa : en sorte qu'avec une science plus parfaite,

101
Ibid.
102
PAC, p. 25.
103
L’Hérédité, pp. 31-32.

  51 
nous pourrions, étant donné l’état mental d'un être, en inférer son état nerveux ; étant donné son
état nerveux, en inférer son état mental104.

Le lien diachronique de cause à effet est ainsi parfois abandonné au profit d’une
implication réciproque, voire d’un parallélisme synchronique : pour éviter d’être accusé de
défendre la thèse mécaniste d’une fatalité organique, le lien causal est remplacé par un lien, plus
lâche, mais aussi plus vague, de simple corrélation. Une autre « stratégie d’évitement » déjà
mentionnée, consiste à substituer à une différence qui avait toujours été perçue comme de re entre
phénomènes psychologiques et phénomènes physiologiques, une différence de dicto :

Les rapports généraux du physique et du moral peuvent être conçus comme un rapport
d'équivalence, de telle façon qu'il n'existe, en dernière analyse, qu'une seule espèce de
phénomènes, ni matériels ni spirituels, mais qu'à un point de vue purement humain, nous appelons
physiologiques, quand nous les saisissons du dehors et par les sens ; psychologiques, quand nous
les saisissons du dedans et par la conscience105.

Physiologie et psychologie sont les deux facettes d’une seule et même médaille ; c’est la
perspective adoptée sur des phénomènes « ni matériels ni spirituels » qui fait varier la
qualification : la perspective objective, « du dehors », nous invite à désigner les phénomènes
comme physiologiques ; la perspective subjective, « du dedans », nous pousse à les appeler
psychologiques. Mais alors, si le dualisme n’est que d’appellation, le monisme réel dont il serait
question écarte la possibilité de l’épiphénoménisme de la conscience : faire de la conscience et
des états proprement « psychologiques » des épiphénomènes, c’est en dernière instance risquer de
retomber dans une autre forme de dualisme. Les états de conscience, phénomènes
« psychologiques » s’il en est, ne peuvent donc renvoyer qu’à des dénominations, des termes
utilisés faute de mieux pour désigner les mêmes phénomènes, de fait ni matériels ni spirituels, qui
intéressent la psychologie expérimentale. Et les phénomènes que nous appelons physiologiques
peuvent tout autant être nommés psychologiques, en fonction de la perspective, extérieure ou
intérieure, que nous adoptons sur eux.

La terminologie de Ribot à propos de la volonté peut sembler souvent aux prises avec le
dualisme classique : il parle de « subjectif », de « jugement » de « côté mental » ou d’« état de
104
Ibid., pp. 372-373.
105
Ibid.

  52 
conscience » comme si ces mots se rapportaient précisément à une réalité non physiologique –
réalité dont il remet précisément l’existence en question. On trouve à de multiples reprises
l'emploi des termes « physiologique » et « psychologique », respectivement associés aux termes
« extérieur » et « intérieur », pour désigner deux ordres de phénomènes que Ribot semble bel et
bien distinguer, non pas seulement verbalement, mais aussi réellement, lorsqu’il décrit les
mouvements volontaires :

Du côté physiologique et extérieur, rien ne distingue un mouvement volontaire d'un


mouvement involontaire, le mécanisme est le même, que je cligne des yeux par action réflexe ou à
dessein pour avertir un complice. Du côté psychologique et intérieur, rien ne distingue le jugement
au sens logique du mot, c'est-à-dire une affirmation théorique, de la volition ; sinon que celle-ci se
traduit par un acte et qu'elle est ainsi un jugement mis à exécution106.

Ce passage semble établir une distinction entre un domaine psychologique et


physiologique ; en réalité, encore une fois, c’est d’une distinction de perspectives dont il s’agit.
Ribot s’éloigne d’une position qui se cantonnerait à l’observation des phénomènes manifestes,
extérieurs, et qui écarterait toute référence à une intériorité psychique. Si la psychologie de Ribot
semble rester tributaire d’une sorte de dualisme corps/esprit, ce dualisme n’est que de langage, ou
plutôt, il a trait à une méthode descriptive double, qui doit considérer les phénomènes
psychologiques autant de l’intérieur, par les voies de l’introspection, que de l’extérieur, par les
voies de l’observation expérimentale. L’objet observé, dans les deux cas, reste fondamentalement
corporel : il n'existe que des différences de degré dans l’ordre même du physiologique. Toute
référence à une différence de nature entre deux substances, l'une mentale, cause de l'autre,
corporelle, est ainsi abandonnée au profit d'une sorte de continuisme physiologique.

106
MV, pp. 26-27.

  53 
3/ Un héritage cartésien mal assumé : l’empreinte subreptice des philosophes
« classiques »

Il n’est pas question de nous lancer ici dans l’exploration systématique des rapports
toujours extrêmement subtils, établis par tous les philosophes dits classiques entre le vouloir, les
affects, et la conscience. On a vu qu’il était difficile d’identifier quelle tradition philosophique
avait réellement négligé, par exemple, le pouvoir des affects. Le jeu institutionnel auquel doit
participer Ribot pour établir l’autonomie de la psychologie comme science explique sans doute
pourquoi il rejette avec autant de virulence et sans distinctions claires le propos des
« métaphysiciens », des « philosophes », des « intellectualistes » rassemblés en une sorte
d’épouvantail sans référents concrets. En réalité, on s’aperçoit bien vite que ce qui apparaît
comme une critique indifférenciée de la philosophie n’exclut nullement un certain nombre de
filiations qui permettent de comprendre la complexité de la position ribotienne sur certains
thèmes – notamment sur celui de la volonté.
Ribot tente bien en effet, quoi qu’il en dise parfois, non seulement de décrire les
phénomènes psychologiques mais de les expliquer. Il dit refuser de remonter au-delà de ce que
l’expérience lui donne à voir ; et pourtant, non seulement les observations sur lesquelles il se
fonde ne sont pas souvent de première main, mais les lois physiologiques auxquelles il entend
ramener la diversité des faits de conscience n’ont pas encore à l’époque l’assise expérimentale
qui conviendrait.
Dans un article intitulé De l'usage scientifique des théories psychologiques 107, Frédéric
Rauh souligne les « déformations professionnelles », pourrait-on dire, qui n’épargnent pas un
Ribot fondamentalement philosophe : « M. Ribot doute dans le détail, et croit dans l’ensemble :
comme celle des croyants, sa devise est : Quand même108 ». Ribot a été philosophe avant d’être
psychologue, et sa psychologie n’est pas exempte de l’esprit de système dont il fait une
caractéristique de la philosophie : ainsi, on lit à propos des états affectifs : « Je ne voudrais pas
encourir le reproche de tirer des faits plus qu’ils ne contiennent et de vouloir l’unité à tout prix ;
mais il résulte de ce qui précède que si l’état affectif n’est pas partout et toujours primitif, du

107
RAUH, F., « De l’usage scientifique des théories psychologiques : A propos de deux livres récents II. – La
psychologie des sentiments : Par M. Ribot », Revue de métaphysique et de morale, (désormais RMM), 5(2),1897, pp.
210-211.
108
Ibid., p. 215.

  54 
moins il l’est le plus souvent 109 ». Rauh note certes que l’attitude de Ribot a changé et s’est faite
plus modeste, plus réservée sur la toute-puissance de l’explication physiologique dans ses œuvres
plus tardives, notamment dans La Psychologie des sentiments. Mais il lui reproche de prétendre
faire de la psychologie scientifique là où, de fait, il ne proposerait qu’une « philosophie
matérialiste de la psychologie110 » :

En réalité, nous n’avons pas affaire à une théorie scientifique, mais métaphysique, ou
plutôt à une foi forte et confuse. La clarté de ces généralisations fuit à mesure qu’on l’approche.
Ce qui s’en dégage c’est une vague et puissante sympathie pour tout ce qui porte l’enseigne
physiologique ; une vague et puissante horreur pour tout ce qui de près ou de loin touche à la
métaphysique. Et M. Ribot entend l’histoire de la philosophie comme la philosophie. Les systèmes
lui apparaissent comme un bloc : il aime ou hait par grandes masses. Sous le nom de théories
physiologiques ou de théories intellectualistes, M. Ribot confond des théories bien différentes ou
même opposées. Mais toute théorie où il y a du physiologique est dans le sens de la vérité, toute
théorie où il y a de l’intellectuel est suspecte111.

Les détracteurs de la psychologie expérimentale relèvent l’adhésion sans réserve de Ribot


à une thèse physiologique qui peut apparaître simpliste, et la précipitation qu’il met parfois à
décrédibiliser toute thèse « intellectualiste ». D’un côté, comme nous le verrons au chapitre
suivant, les théories de Spencer, Bain, James ou Maudsley sont rapprochées par Ribot sans
grandes nuances ; le finalisme de Spencer est occulté, et les physiologies mécaniste, finaliste,
naturaliste sont parfois rassemblées à la hâte sous la même bannière. De l’autre, la généralisation
derrière ce qui est étiqueté comme « intellectualiste », ou « métaphysique » (puisque les deux
termes sont souvent indifféremment employés) peut sembler abusive : les grands philosophes dits
rationalistes tels que Descartes, Spinoza ou Kant n’accordaient pas une importance si aveugle et
exclusive à la raison, ni ne manifestaient un tel dédain envers la vie affective. Intellectualisme,
rationalisme, idéalisme, métaphysique seraient bannis en bloc de l’œuvre de Ribot. Pourtant, la
nouvelle psychologie emprunte, de façon parfois subtile et plus ou moins assumée, de nombreux
repères méthodologiques classiques aux philosophes dont il affirme vouloir s’éloigner.

Ribot évoque plusieurs fois Descartes dans le contexte d’une critique de l’éclectisme
cousinien : Cousin, remarque-t-il, « s'est surtout appuyé sur Descartes qui pouvait donner un

109
PS, p. 73.
110
RAUH, F., art.cit., p. 201.
111
Ibid., pp. 210-211.

  55 
caractère patriotique et national à sa philosophie 112 ». Ribot désigne le plus souvent Descartes
comme un rationaliste dont le rayonnement aurait contribué à occulter la véritable nature de la
volonté et des états de conscience. Il lui reproche d’avoir abstrait le moi du corps pour en faire un
esprit : en sapant l’assise corporelle du moi, Descartes aurait effacé toute la dimension affective
de l’âme, toutes les spécificités du caractère, justement à l’origine de la personnalité, mais aussi
de la volonté selon Ribot : il n’est « en rien nécessaire de faire du moi une entité ou de le placer
dans une région transcendante, pour lui reconnaître une causalité propre113 ». C’est la
particularité, la diversité des caractères individuels qui intéresse Ribot, et la physiologie intime ne
donne pas seulement au moi sa chair, mais son identité même. Le « siège de l’âme » n’est pas à
chercher dans la glande pinéale ; bien plutôt, la personnalité, le moi renvoient aux coordinations
physiologiques particulières qui se font dans l’organisme individuel.

La personnalité physique ou, plus exactement, sa représentation dernière, nous apparaît


donc, non comme un point central d'où tout rayonne et où tout aboutit (la glande pinéale de
Descartes), mais comme un lacis prodigieusement enchevêtré et inextricable, où l'histologie,
l'anatomie et la physiologie s'égarent à chaque instant 114.

Il est évidemment inexact que Descartes, faisant de la glande pinéale le « principal siège
de l’âme », l’ait ipso facto désignée comme l’épicentre de la personnalité. Cette tendance à la
simplification de la pensée cartésienne se constate à plusieurs reprises. Ribot isole certains
passages de l’œuvre de Descartes, en donnant le sentiment que celui-ci avance des thèses sans
aucune justification valable115. La pensée de Descartes joue ainsi le plus souvent le rôle de
repoussoir : la psychologie expérimentale doit chercher à tout prix à s’éloigner du dualisme
cartésien pour pouvoir mettre la physiologie au premier plan. Les produits des « facultés de
l’âme » (souhaits, idées, jugements) ne sont rien d’autre que ceux des coordinations du corps.
L’esprit perd sa substantialité, n’étant plus substance pensante séparée du corps, puisqu’il n’y a
pas d’acte de l’esprit qui ne soit aussi, et d’abord, un acte du corps.
Corrélativement, Ribot croit se démarquer de la position cartésienne s’agissant de
l’appartenance des phénomènes inconscients au champ d’étude de la psychologie :

112
RIBOT, T., « Philosophy in France » dans Mind, art.cit., p. 107.
113
MV, p. 32.
114
MP, p. 165. L’histologie est l’étude des tissus en biologie.
115
Une illustration de citation isolée, sans contextualisation théorique, porte sur un exemple de « vue théorique
étrange » que Ribot estime non justifiée : « Descartes a émis cette singulière opinion : "Que la première passion de
l'âme a été la joie, parce qu'il n'est pas croyable que l'âme ait été mise dans le corps, sinon lorsqu'il a été bien disposé,
ce qui donne naturellement la joie" ». PS, p. 81.

  56 
L'étude psychologique des phénomènes inconscients date d'un demi-siècle à peine et est
encore à l'état d'ébauche. L'école de Descartes et celle de Locke, c'est-à-dire tout le XVIIe et tout le
XVIIIe siècle, affirment nettement que la psychologie a les mêmes limites que la conscience et
finit avec elle. Tout ce qui en sort est rejeté dans la physiologie : entre les deux sciences la ligne de
démarcation est absolue. Par suite, tous ces phénomènes de pénombre qui forment la transition de
la conscience claire à l'inconscience complète furent oubliés, non sans dommage, car de là des
explications superficielles, des vues tronquées et incomplètes. On ne viole pas impunément la
nature des choses, et comme tout dans la nature forme série, continuité, transition insensible, nos
divisions tranchées sont toujours fausses116.

Encore une fois, la dichotomie corps/esprit se trouve ici au cœur d’un grand malentendu :
les phénomènes inconscients, pour autant que les philosophes reconnaissent leur existence, sont
relégués dans le domaine d’étude du corps, et n’appartiennent pas en propre à la psychologie. On
pourrait suggérer qu’il peut ne s’agir là que d’un vain débat de mots : Ribot, d’une certaine
manière, ne fait qu’élargir, ou déplacer la définition de la psychologie pour y faire entrer la
physiologie et ses phénomènes inconscients ; il milite pour l’appartenance des processus
physiologiques inconscients à la discipline psychologique et donc pour un éclairage
psychologique de la physiologie. Mais d’une part, la notion même de psychologie est étrangère à
la pensée de Descartes comme à celle des cartésiens, qui n’ont jamais prétendu livrer une théorie
de l’âme dissociée des conditions de son union avec le corps, et ont du reste pris au sérieux, à ce
titre, le « problème de l’inconscient117 ». D’autre part, Descartes et les cartésiens ont dûment
exploré, et non occulté, toutes les nuances intermédiaires entre phénomènes conscients et
inconscients sur lesquelles Ribot souhaite attirer notre attention.

a. Vie affective, mémoire et volonté : l’ascendant cartésien

Si l’opposition de Ribot au dualisme substantiel de Descartes est claire, le contraste entre


les deux penseurs semble moins évident lorsqu’il s’agit de la mémoire et des passions. Ribot, de
fait, ne propose pas une théorie des passions particulièrement originale par rapport à celle de

116
L’Hérédité, p. 305.
117
Cf. l’étude classique de G. Rodis-Lewis, Le problème de l’inconscient et le cartésianisme, Paris, PUF, 1950.

  57 
Descartes ; il présente certes son travail comme le fruit d’une attitude qui se veut toute
scientifique, mais reconnaît aussi, par endroits et plus ou moins implicitement, la justesse de
certaines idées cartésiennes sur le poids de la vie affective dans les conduites humaines. En se
penchant sur la genèse des émotions « composées », Ribot n’hésite pas, notamment, à emprunter
à Descartes sa théorie des passions primitives ou émotions types, fondamentales, dont toutes les
autres, plus nuancées, dériveraient :

Comment des émotions primitives ou principales sont sorties les émotions secondaires et
dérivées ? […] C'est sous cette forme que les maîtres du XVIIe siècle avaient posé la question et je
la reprends, parce que cette méthode me paraît bien préférable à celle des classifications, qui a
prévalu depuis. On sait que Descartes n'admettait que six passions primitives : l'admiration,
l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse ; « toutes les autres, dit-il, sont composées de
quelques-unes de ces six ou bien sont des espèces et en tirent leur origine », et il en décrit une
quarantaine118.

Le « maître du XVIIe siècle » qu’est Descartes n’indique certes pas précisément comment
il aboutit à cette sélection, ni pourquoi et comment il déduit les passions dérivées des passions
primitives. Cependant, « on peut, avec des modifications légères, l'adapter aux exigences de la
psychologie expérimentale119 ». L’inventaire des émotions que l’on trouve ainsi dans La
Psychologie des sentiments s’appuie sur celui des Passions de l’âme. Ribot va jusqu’à se déclarer
d’accord avec Descartes sur la définition de certaines de ces émotions composées ou dérivées. A
propos de la jalousie, par exemple, il « préfère de beaucoup la définition de Descartes : "La
jalousie est une espèce de crainte qui se rapporte au désir qu'on a de conserver quelque bien"120 ».

Quelle parenté peut-on voir se dessiner à propos du lien entre la vie affective et la
volonté entre la théorie cartésienne de l’âme et la psychologie de Ribot ? Descartes propose une
définition de l’âme qui contraste avec celle de la tradition scolastique. Cette dernière avait repris
la tripartition platonicienne de l’âme en ces termes : à la partie sensitive de l’âme, siège des
passions, correspondent l’appétit irascible (tendance de l’âme à la colère) et l’appétit
concupiscible (tendance de l’âme à posséder un bien). À la partie raisonnable de l’âme
correspond la volonté, que certains penseurs scolastiques (Saint Thomas notamment) appelaient

118
PS, p. 266. Cf. DESCARTES, R., Les Passions de l’âme, art. 69.
119
Ibid., pp. 267.
120
Ibid., p. 274. Cf. DESCARTES, R., Les Passions de l’âme, art. 167.

  58 
aussi l’« appétit rationnel ». L’École voyait dans la passion un mouvement provenant de la partie
sensitive de l’âme, comme manifestation de l’appétit irascible ou de l’appétit concupiscible. A
cette partie sensitive, siège des passions, la scolastique opposait la partie raisonnable de l’âme
correspondant à l’appétit rationnel ou volonté. Descartes refuse cette catégorisation hermétique
pour proposer une conception unifiée de l’âme. L’âme n’a pas de parties, elle est tout à la fois
sensitive et rationnelle :

Il n’y a en nous qu’une seule âme, et cette âme n’a en soi aucune diversité de parties. La
même qui est sensitive est raisonnable, et tous ses appétits sont des volontés […]. L’erreur qu’on a
commise en lui faisant jouer divers personnages qui sont ordinairement contraires les uns aux
autres ne vient que de ce qu’on n’a pas bien distingué ses fonctions d’avec celles du corps, auquel
seul on doit attribuer tout ce qui peut être remarqué en nous qui répugne à notre raison 121.

L’âme est une, et intimement unie au corps. L’émotion dont nous avons conscience est
l’écho, dans l’esprit, de ce que le corps ressent. Ribot propose une définition similaire de
l’émotion, lorsqu’il en fait l’état de conscience produit par l’état purement affectif, corporel (il
distingue cependant, nous y reviendrons, l’émotion de la passion, là où le concept de passion chez
Descartes semble plus inclusif). Les passions, phénomènes d’abord physiques, sont apparentées,
dans une certaine mesure, aux perceptions sensorielles qui affectent le système nerveux. Sans être
réduites à de simples perceptions d’objets extérieurs, même si c’est là qu’elles trouvent leur
origine, elles émergent d’abord d’impressions, reçues via nos cinq sens, de plaisir et de douleur.
Et comme ces impressions, les passions visent primordialement à conserver le corps : c’est le cas
des cinq passions « primitives » que sont l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse.

Selon l’institution de la nature, [les passions] se rapportent toutes au corps, et ne sont


données à l’âme qu’en tant qu’elle est jointe avec lui : en sorte que leur usage naturel est d’inciter
l’âme à consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps, ou à le rendre
en quelque façon plus parfait 122.

Les passions sont donc utiles, « toutes bonnes de leur nature123 » ; elles préviennent la
volonté : elles apparaissent avant chronologiquement, d’une part, et elles signalent à la volonté la

121
DESCARTES, R., Les Passions de l’âme, art. 47.
122
Ibid., art. 137.
123
Ibid., art. 211.

  59 
manière dont il faut agir pour conserver le corps. Descartes conçoit bien sûr la possibilité de
passions dont l’objet ne se rapporte pas directement au corps – la passion peut être suscitée par
une pensée, et ce qu’elle vise ne concerne pas toujours directement la conservation du corps.
Mais il y aurait eu, en amont, une première émotion corporelle, qui, parce qu’elle a laissé sa trace
dans le cerveau, peut et tend à se reproduire sans la présence concrète de son objet, à la seule
évocation de celui-ci. Et en aval, au moment de l’action voulue, c’est ultimement la conservation
du corps qui est visée, à travers les objets « qui nous importent124 ».
La passion est d’abord un ensemble de manifestations physiques internes, affectant les
organes, notamment le cœur, et externes, « actions », mouvements ou expressions observables du
visage, du corps125. Elle est réception, perception, mais entraîne aussi une altération globale de la
physiologie ou du « tempérament » individuel. C’est là d’ailleurs une caractéristique essentielle :
la passion n’est pas locale, mais affecte tout le corps. Là encore, on retrouvera des idées
similaires chez Ribot, que l’on développera au chapitre IV.
La passion ne se manifeste à l’âme que via la glande pinéale, grâce aux esprits animaux
qui viennent en premier lieu la mouvoir : parce que toute la circulation sanguine est affectée par
la passion, le flux et le trajet des esprits animaux le sont aussi. Et l’âme ne semble pouvoir que
constater l’état passionnel : les passions, corporelles et instinctives, communes aux hommes et
aux animaux, sont communiquées à l’âme qui les reçoit. Cet écho dans l’âme est un « effet »
(article 40), et non une cause – ni de la passion, ni de l’action que la passion va provoquer. On
pourrait presque lire ceci comme une forme prototypique d’épiphénoménisme (certes
exclusivement valable pour l’étude spécifique des passions) : l’âme n’est ici qu’un épiphénomène
sans pouvoir causal sur l’ « excitation » de la passion elle-même.
La passion devient d’autant plus incontrôlable, involontaire que les esprits animaux
répètent le même trajet qui y correspond. Cette répétition en boucle est un trait constitutif de la
passion, définie alors comme habitude, tendance, ou disposition. Et Descartes, là encore, ne
semble pas inquiété par le caractère sclérosant de cette persistance, qu’il perçoit d’abord comme
étant nécessaire à la conservation : « L’utilité de toutes les passions ne consiste qu’en ce qu’elles
fortifient et font durer en l’âme des pensées, lesquelles il est bon qu’elle conserve, et qui
pourraient facilement sans cela en être effacées 126 ». Il faut cependant le crible de l’âme, que la

124
Ibid., art. 52.
125
Ibid., art. 112 à 135.
126
Ibid., art. 74.

  60 
passion invite à agir sans la forcer, pour garantir une réaction adaptée. Il y a donc une forme de
causalité « de seconde main » de l’âme en ce sens : elle filtre, interprète, évalue les signaux que la
passion lui transmet. Nos pensées sont affectées par le corps réagissant à son environnement, par
les « mouvements du sang et des esprits » ; mais elles exercent aussi une certaine forme de
contrôle, en retour, sur ces mouvements. L’âme peut ainsi ne pas se laisser déterminer
absolument par ses passions – de ne pas s’abandonner à ce que le corps dicte. Il y a ainsi d’une
part une force du corps sur l’âme ; le corps y excite « des pensées qui ne dépendant point de sa
volonté127 », des pensées d’origine passive, passionnelles que l’esprit ne contrôle pas. Mais l’âme
est aussi active, réactive ; les passions ne s’opposent donc pas diamétralement aux « actions » de
l’âme, à savoir ses volontés – mais elles provoquent ces actions, ces volontés, et en ce sens la
passion peut être qualifiée d’essentiellement dynamique : dans l’amour, par exemple, « une
émotion de l’âme causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux
objets qui paraissent lui être convenables 128 » ; l’âme est incitée, disposée à agir dans le cas de la
haine et du désir.
La volonté complète, amende, ou renforce la passion plus qu’elle ne s’y oppose
radicalement. Descartes parle alors de passion intellectuelle : non qu’elle soit purement
rationnelle ; puisqu’elle est inséparable du processus physiologique dont elle émerge, mais elle
peut partiellement le réguler – voire le combattre. Auquel cas, il faut que l’imagination s’allie à la
volonté : en effet le mouvement volontaire ne peut vaincre une passion de l’âme que si l’âme a
recours à l’imagination - là encore d’ailleurs, par le truchement de la volonté : « Quand on veut
imaginer quelque chose qu’on n’a jamais vue, cette volonté a la force de faire que la glande se
meut en la façon qui est requise pour pousser les esprits vers les pores du cerveau par l’ouverture
desquels cette chose peut être représentée 129 » (On verra dans quelle mesure l’analyse que Ribot
propose de l’attention volontaire évoque un type de force comparable). Seule l’imagination, la
considération de « diverses choses » ou images produites par la pensée peut agir directement sur
l’inclination de la glande pinéale et donc sur le mouvement des corpuscules que sont les esprits
animaux :

127
DESCARTES, R., Lettre du 6 octobre 1645, AT IV, 310.
128
DESCARTES, R., Les Passions de l’âme, art. 79.
129
Ibid., art. 43.

  61 
La volonté n’ayant pas le pouvoir d’exciter directement les passions, ainsi qu’il a déjà été
dit, elle est contrainte d’user d’industrie, et de s’appliquer à considérer successivement diverses
choses dont, s’il arrive que l’une ait la force de changer pour un moment le cours des esprits
[animaux], il peut arriver que celle qui suit ne l’a pas, et qu’ils le reprennent aussitôt après, à cause
que la disposition qui a précédé dans les nerfs, dans le cœur et dans le sang n’est pas changée : ce
qui fait que l’âme se sent poussée presque en même temps à désirer et ne désirer pas une même
chose130.

Descartes a bien vu l’aspect diachronique de l’irrésolution sur lequel nous reviendrons


plus tard : c’est « presque » en même temps que l’âme se sent poussée à désirer et ne désirer pas.
En réalité, il y a succession de différents mouvements des esprits animaux avant qu’une
disposition, un mouvement constant, durable, puisse apparaître. Si les « choses » auxquelles on
veut conformer notre action n’ont pas eu le temps de creuser leur sillon dans le cerveau, elles
n’auront que peu de chance de se révéler efficaces. « Les mouvements qu’on nomme volontaires
procèdent principalement de cette disposition des organes, puisqu’ils ne peuvent être excités sans
elle, quelque volonté que nous en ayons, bien que ce soit l’âme qui les détermine 131 ». Les
modalités de cette puissance de choix propre à l’âme sont difficiles à identifier avec certitude. A
quoi renvoie exactement ce rôle « déterminant » de l’âme, dont les mouvements volontaires ne
procèdent pas « principalement », bien qu’elle semble capable d’orienter les esprits animaux vers
l’une ou l’autre routine – déjà préalablement tracées ? Ce n’est pas ici le lieu de débattre plus
avant sur les difficultés rencontrées par Descartes, comme par tout philosophe, sur la question de
la définition de la volonté et des mouvements volontaires. Mais nous verrons, dans la suite de
cette étude, que la théorie de l’âme et la physiologie cartésiennes trouvent des échos
remarquables chez Ribot. L’inspiration cartésienne est manifeste et assumée à propos des
émotions ; elle est aussi remarquable à propos de la mémoire. Descartes donne de celle-ci une
explication très similaire de celle sur laquelle Ribot s’appuiera à propos du processus de création
du souvenir - qui tend à devenir habitude.
Certes, Ribot s’éloigne radicalement de la définition que donne Descartes de la volonté
comme libre arbitre et à plus forte raison comme liberté d’indifférence132. Pour Ribot, une
résolution ne s’affirme pas grâce à la seule adhésion, toute solide soit-elle, à des jugements tout
rationnels ; mais pour Descartes non plus. Le fameux exemple de l’attirance du jeune Descartes

130
Ibid., art. 47
131
DESCARTES, R., Préface du traité inachevé de 1648, la Description du corps humain, AT XI, 224-225.
132
Cf. Lettre de Descartes au P. Mesland, 2 mai 1644 et 9 février 1645.

  62 
pour les « filles louches » suffit à monter que pour lui déjà, nos choix sont en partie déterminés
par des traces inscrites dans notre cerveau, et plus généralement, dans le corps. Par l’action des
esprits animaux, le cerveau cartésien retient les impressions d’objets qui se sont d’abord
« peintes » sur la glande pinéale ; mais plus généralement, une certaine mémoire se trouve aussi
dans le corps : « Un joueur de Luth a une partie de sa mémoire en ses mains 133 ». Les esprits
animaux repassent plus facilement par les pores du cerveau déjà ouverts, par les sillons déjà
tracés, et ce faisant, « ils excitent un mouvement particulier en la glande, lequel représente à
l’âme le même objet et lui fait connaître qu’il est celui duquel elle voulait se souvenir 134 ».

La pensée cartésienne fait donc mention d’une mémoire corporelle, inscrite


matériellement dans l’organisme, qui conditionne elle aussi les mouvements volontaires. Mais la
mémoire corporelle telle que l’entend Descartes est sensiblement différente de celle définie par
Ribot : pour ce dernier, elle est mémorisée par et dans l’organisme grâce aux modifications,
réarrangements moléculaires relativement permanents qu’elle a produit dans le cerveau. Ribot,
ainsi, n’insiste pas seulement sur l’aspect « impressionnable » ou « fixatif » de la mémoire, mais
sur son dynamisme : les mouvements nerveux s’associent de façon dynamique pour former des
types de souvenirs très divers, de l’automatisme le plus déserté par la conscience à l’idée fixe. On
s’éloigne ainsi du modèle purement mécanique pour envisager la mémoire comme phénomène
organique, coordonné, composite, en prenant ainsi en compte la façon dont les mouvements
biologiques s’associent entre eux pour former des souvenirs, des habitudes, et des volitions.
En dépit de différences fondamentales quant à la définition du moi et de la mémoire chez
les deux penseurs, tous deux enracinent en fait la volonté dans une subjectivité constituée. Bien
que « tellement libre de sa nature, qu’elle ne peut jamais être contrainte 135 », la volonté chez
Descartes ne constitue pas une instance de décision indépendante d’une certaine constitution de
l’esprit. Faculté d’élire et de poursuivre ce qui apparaît comme un bien, de fuir ce qui apparaît
comme un mal, elle est d’abord faculté d’assurer et de nier, autrement dit de juger. L’assentiment
à certaines propositions ou représentations est ce qui définit à la fois le jugement et la volition.
Ribot semble ne dire rien d’autre dans certains passages : dans sa forme, « du côté psychologique
et intérieur, rien ne distingue le jugement au sens logique du mot, c'est-à-dire une affirmation

133
Cf. Lettre à Mersenne du 1er avril 1640.
134
DESCARTES, R., Les Passions de l’âme, art. 42.
135
Ibid., art. 41.

  63 
théorique, de la volition ; sinon que celle-ci se traduit par un acte et qu'elle est ainsi un jugement
mis à exécution136 ». Selon Ribot, cette référence au « jugement » ne convient que pour une
description formelle de l’acte volontaire, qui s’explique ultimement par l’affinité entre l’idée et le
caractère comme moi organique ; « la volition, par elle-même, à titre d’état de conscience, n’a
pas plus d’efficacité pour produire un acte que le jugement pour produire la vérité 137 ». La
volonté cartésienne, quant à elle, est efficace dès lors qu’elle est formée, et cela aussi bien
lorsqu’elle s’exerce au dedans de l’âme que lorsqu’elle détermine une action extérieure ; mais la
question est de savoir si sa formation n’obéit pas elle-même à certaines conditions.
Chez Descartes, la volonté est responsable de l’assentiment (ou non) aux représentations
de l’entendement, assentiment qui définit aussi les diverses volitions ; la volonté n’est jamais
présentée comme étant déterminée par l’entendement ni par quoi que ce soit d’autre : ce ne peut
être qu’elle-même qui se détermine. Mais la volonté reste essentiellement sensible à des raisons,
et l’indifférence que la Quatrième Méditation présente comme « le plus bas degré de la liberté »
n’est que la conséquence de l’absence d’une raison évidente m’engageant à me décider pour un
parti plutôt que pour un autre. La volonté n’est pas en soi indifférente aux représentations que les
Méditations attribuent à l’entendement, et même si l’on admet qu’elle puisse se déterminer à agir
selon une autre représentation que celle qui, juste avant, désignait clairement le meilleur parti, il
s’agit là d’une forme d’extravagance liée à l’affirmation ou à la recherche d’une autonomie indue.
En s’éloignant du volontarisme médiéval dit radical (tel celui de Molina), qui faisait de
l’indifférence de la volonté aux jugements de l’entendement la condition même d’une liberté
totale du vouloir, la pensée cartésienne se rapproche davantage de Spinoza, de Leibniz, voire de
Locke et Hobbes et pourquoi pas, de Ribot en ce sens que la volonté humaine ne relève pas à
proprement parler, d’un pouvoir anomal, arbitraire. La motivation à agir, qu’elle soit identifiée
au conatus, au désir, ou à l’instinct vital est enracinée dans l’intimité du moi – dans son corps, et
dans sa capacité de juger - chez Descartes, elle y est même presque assimilée, puisqu’elle est
l’efficacité qui résulte directement du primat de certains jugements sur d’autres.

136
MV, p. 27.
137
MV, p. 29.

  64 
b. Faiblesse et générosité de l’âme cartésienne

La faiblesse des âmes viendrait-elle des passions, qui soumettraient la volonté ? On a vu


que Descartes ne condamnait nullement les passions, qui peuvent être les pourvoyeurs naturels de
« raisons », moins claires que celles qui s’offrent directement à l’entendement, mais dotées d’une
force motivante salutaire. Ce qu’il faut éviter et combattre, c’est cette faiblesse qui résulte de
l’absence dans l’âme de « jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du
mal138 ». L’âme faible est irrésolue parce qu’elle ne bénéficie pas de l’appui de ces jugements
installés dans l’âme, qui font la force de l’homme proprement libre. En effet, l'homme est d'autant
plus libre qu'il est capable de juger ce qui est le meilleur et de le suivre ; la volonté forte est cette
liberté entendue en ce sens même qu’elle dispose de ces « propres armes » de la volonté que sont
ces « jugements fermes et déterminés 139 ». Chez Descartes, si l’action bonne est véritablement
connue comme telle, il s’ensuit que la volonté est portée à l’effectuer, et si l’on sait une action
nuisible, on est de ce fait même porté à l’éviter. C’est du moins le cas pour les âmes fortes, qui
portent en elle des principes clairs concernant le bien et le mal, auxquels correspondent, selon Les
Passions de l’âme, des dispositions cérébrales bien ancrées, qu’elles sont fermement résolues à
suivre constamment140. L’âme forte est celle qui a su installer durablement les images
correspondant dans le cerveau à ces jugements rationnels et moraux, au point de rendre presque
automatiques les dispositions du sujet à bien agir 141. On retrouve là une conception similaire à
celle évoquée par Aristote ; la résolution doit se faire habitude, hexis du caractère. Sauf cas
exceptionnels, la force de l’âme ne se manifeste donc pas comme la capacité ex nihilo de contrer
les dispositions du cerveau, du corps déjà acquises ; elle provient de ces dispositions mêmes. Il
est très improbable que l’individu puisse faire preuve de générosité sans cette « solidification
cérébrale », d’abord corporelle.

138
DESCARTES, R., Les Passions de l’âme, art. 48.
139
Ibid.
140
Ibid., art. 160.
141
Voir KAMBOUCHNER D., « Descartes on the Power of the Soul : A Reconsideration », in Descartes and
Cartesianism : Essays in Honour of Desmond Clarke, éd. par S. Gaukroger et C. Wilson, Oxford U. P., 2017, p. 177-
188.

  65 
La faiblesse de l’âme est quant à elle étroitement associée à l’indifférence, autrement dit à
l’incapacité de trancher, face aux passions coprésentes et souvent contradictoires, « qui tirent [la
volonté] tour à tour à leur parti142 ». La faiblesse entraîne ainsi l’irrésolution sans se confondre
avec elle ; c’est parce que l’individu manque des jugements fermes et déterminés dont il s’agit
que les passions vont pouvoir malmener l’âme faible, aveugle, incapable de discriminer entre
bien et mal, et dès lors, de trancher face aux passions qui l’assaillent et la tirent de tous côtés.

Mais que faire non pas lorsque nous sommes incapables, mais lorsqu’il est impossible de
savoir quel jugement est le meilleur ? Descartes parle d’âmes faibles pour qualifier les irrésolus
dans le Discours de la Méthode, puis, plus tard, dans les Passions de l’âme. A ces âmes faibles, il
oppose la générosité des âmes vertueuses, générosité qui prend alors le sens bien particulier que
l’on connaît : les généreux manifestent un caractère ferme et résolu qui leur permet de faire bon
usage de leur volonté – même en l’absence initiale de jugements certains et déterminés. Ici
encore, Ribot est peut-être plus cartésien qu’il semble à première vue : lorsque nous évoquerons
ce qu’il entend par force et faiblesse de certains caractères, nous retrouverons cette idée d’une
constance et d’une fermeté dans le comportement du caractère fort.

La seconde maxime de la morale par provision insiste sur la nécessité d’accorder plus
d’importance à l’engagement ferme et constant de s’en tenir à notre décision initiale, qu’au bien-
fondé du jugement constitutif de cette décision. Le voyageur égaré dans la forêt doit choisir une
direction et s’y tenir, il faut ne pas changer de résolution à moins que de fortes raisons nous y
contraignent. Même si rien ne nous permet de distinguer la bonne voie des autres, l’heure tourne :
il faut trancher. L’article 170 des Passions de l’âme, intitulé De l’irrésolution, insiste ainsi sur la
contrainte temporelle :

L'irrésolution est aussi une espèce de crainte qui, retenant l'âme comme en balance entre
plusieurs actions qu'elle peut faire, est cause qu'elle n'en exécute aucune, et ainsi qu'elle a du
temps pour choisir avant que de se déterminer. En quoi véritablement elle a quelque usage qui est
bon. Mais lorsqu'elle dure plus qu'il ne faut, et qu'elle fait employer à délibérer le temps qui est
requis pour agir, elle est fort mauvaise143.

142
Ibid.
143
Ibid., art. 170.

  66 
Un autre aspect de l’irrésolution est souligné : il s’agit de la démultiplication inutile et
désordonnée des options envisagées. L’esprit, faute de savoir laquelle est la bonne, en ajoute de
nouvelles dans l’espoir de trouver la justification requise pour agir. Descartes fait de ce zèle
apparent, de ce perfectionnisme qui pousse à vouloir à tout prix choisir le bien, la cause possible
d’une confusion de l’esprit, et par suite, d’une paralysie de l’action :

Mais cette crainte est si ordinaire et si forte en quelques-uns, que souvent, encore qu'ils
n'aient point à choisir et qu'ils ne voient qu'une seule chose à prendre ou à laisser, elle les retient et
fait qu'ils s'arrêtent inutilement à en chercher d'autres. Et alors c'est un excès d'irrésolution qui
vient d'un trop grand désir de bien faire, et d'une faiblesse de l'entendement, lequel, n'ayant point
de notions claires et distinctes, en a seulement beaucoup de confuses. C'est pourquoi le remède
contre cet excès est de s'accoutumer à former des jugements certains et déterminés touchant toutes
les choses qui se présentent, et à croire qu'on s'acquitte toujours de son devoir lorsqu'on fait ce
qu'on juge être le meilleur, encore que peut-être on juge très mal144.

Ici encore, comme dans la seconde maxime de la morale par provision, la nécessité de
faire un choix prime sur la valeur réelle de l’alternative choisie, puisque cette valeur est
inconnue ; encore s’agit-il de cas dont la dimension morale paraît absente. Dans cet article 170,
Descartes décrit un type d’irrésolution qui n’est pas une passion. Bien qu’elle puisse nous faire
ressentir « une espèce de crainte », cette crainte n’accompagne pas toujours l’hésitation entre
plusieurs options de même apparente valeur : « Car cette sorte d'irrésolution vient seulement du
sujet qui se présente, et non point d'aucune émotion des esprits. C'est pourquoi elle n'est pas une
passion, si ce n'est que la crainte qu'on a de manquer en son choix en augmente l'incertitude 145 ».
L’irrésolution peut entraîner (sans s’identifier avec) l’anticipation du remords, du regret d’avoir
fait le mauvais choix peut faire naître un sentiment de crainte qui en retour, rend l’individu plus
incertain. On retrouvera des idées similaires dans l’analyse de l’aboulie et de la « folie du doute »
chez Ribot.

144
Ibid., art. 170.
145
Ibid.

  67 
c. Une conception spinoziste du vouloir ?

Lorsque, dans La Psychologie des sentiments, Ribot rend hommage aux « maîtres du
XVIIe siècle », il fait certes allusion à Descartes, mais aussi et surtout à Spinoza. Il rappelle la
façon dont Spinoza dérive toutes les émotions de trois passions principales (le désir, la joie, la
tristesse) en « [ayant] toujours soin, dans ses définitions, de ramener la passion dérivée à la
passion primitive146 ». Ribot s’éloigne de la méthode « géométrique et déductive » de Spinoza (et
de Descartes, dans une moindre mesure) pour chercher quelles sont ces émotions primitives qui
nous meuvent par l’induction, selon une méthode observationnelle et génétique :

Nous avons déterminé les émotions primitives par l'observation - d'après leur ordre
d'apparition chronologique, - non par leur caractère de généralité. Quant aux émotions dérivées,
nous allons nous efforcer d'établir les conditions très diverses de leur genèse, non par déduction,
mais par analyse ou synthèse et d'après l'observation, c'est-à-dire, autant que possible, par une
méthode génétique147.

Nonobstant cette opposition de méthode, l’admiration de Ribot pour Spinoza est réelle et
va non seulement au penseur, mais à l’homme. Spinoza illustre un type d’homme ayant été animé
par une véritable, et rare, passion intellectuelle : « Quelques noms se présentent tout de suite,
Kepler, Spinoza et tant d'autres qui ont consacré leur vie exclusivement et rigoureusement à la
recherche de la vérité148 ». Ribot applaudit d’accord remarquable entre les idées de Spinoza et la
façon dont il menait son existence, sa vie pratique : « Schopenhauer, en théorie pessimiste,
misogyne, pénétré de compassion pour tous les êtres, ascète, n'est rien de tout cela en pratique.
C'est une contradiction inconciliée à laquelle j'opposerai la parfaite unité d'un Spinoza 149 ».
L’enseignement de Spinoza est précieux pour différentes raisons ; d’abord du fait de
l’insistance du philosophe sur la primordialité de la vie affective – et de la vie corporelle. La
force de nos sentiments est fonction de l’intensité des mouvements organiques qui les
déterminent, et qui n’apparaît qu’accidentellement à la conscience. S’il n’y a pas de mouvement
organique, il n’y a pas d’émotion – peu importe l’accès à la conscience. Nous sommes des êtres

146
PS, p. 267.
147
Ibid.
148
Ibid., p. 374.
149
Ibid., p. 417.

  68 
fondamentalement mus par les tendances de notre corps et non par notre raison, notre intellect, ou
notre conscience.

Psychologiquement, la vie affective précède la vie intellectuelle qui s'appuie sur elle. Le
fond de tout animal, c'est « l'appétit » au sens de Spinoza, la « volonté » au sens de Schopenhauer,
c'est-à-dire le sentir et l'agir, non le penser. Je ne veux pas insister sur ce point qui exigerait trop
de développement : je m'abstiens, non par pénurie, mais par surabondance de preuves 150.

Écartons d’emblée les difficultés liées aux décalages terminologiques entre les deux
penseurs : Ribot n’hésite pas à appeler volonté ce que Spinoza appellerait appétit ou désir.
Spinoza définit bien la volonté comme l’effort de l’âme pour persévérer dans son être, mais
rapporté à l’âme seule 151. Ce rapport à l’âme seule de la volonté ne permet pas d’identifier celle-
ci au désir. La volonté n’est certes pas une faculté qu’aurait l’esprit d’agir sur le corps, ni d’une
sorte d’entité métaphysique ou intellectuelle séparée du corps. Mais elle est une « faculté
d’affirmer ou de nier »152 : la vérité ou la fausseté elles-mêmes ne sont pas décidées par l’esprit :
elles sont dans l’idée même qui s’impose à lui. L’idée, l’énoncé, portent en eux-mêmes
l’assentiment ou le rejet, l’affirmation ou la négation que l’individu va - automatiquement,
pourrait-on presque dire - manifester. Le corps n’est pas mû sous l’impulsion de l’esprit : ce sont
le corps et l’esprit qui, de concert, réagissent à l’idée. L’idée du suicide, par exemple, contient en
elle-même sa force de dissuasion ; on ne décide pas arbitrairement de se suicider. L’homme
suicidaire est mû par une autre idée, plus forte, liée à la douleur de vivre. La volonté, qui chez
Spinoza se réduit par ailleurs déjà en volitions particulières 153 dans une critique des universaux
que Ribot reprendra, n’a donc rien à voir ni avec la liberté d’indifférence d’un âne de Buridan
incapable de choisir. Ribot retient de Spinoza ce refus d’accorder une quelconque autonomie à la
volonté, qui ne décide pas par libre décret de l’action qui va suivre, mais c’est davantage au
thème central du désir chez Spinoza qu’il s’intéresse pour alimenter ses réflexions sur la volonté.
Nos choix trouvent leurs raisons dans les tendances, souvent encore inexplorées, de notre
vie affective. On trouve à la toute fin de La Psychologie des sentiments l’évocation de deux
thèses prééminentes apparemment opposées sur le statut du désir : tantôt le désir est conçu
comme une force aveugle, existant indépendamment de l’objet sur laquelle elle va se fixer
150
Ibid., p. 391.
151
SPINOZA, B., Éthique III, prop. 9, scolie.
152
SPINOZA, B., Éthique, II, prop. 38, scolie.
153
Ibid., prop. 48, scolie.

  69 
ensuite ; tantôt le désir est conçu comme ayant besoin de l’expérience antérieure de l’objet, de sa
connaissance, qui nous amène à le rechercher ou à le fuir. Ribot réconcilie ces deux thèses en
insistant sur le fait que ces deux aspects du désir se rencontrent diachroniquement ; généralement,
le désir prend d’abord la forme d’une tendance dynamique primitive, avant de prendre, ensuite,
celle d’un désir orienté, éclairé par la connaissance de son objet. Mais le désir aveugle continue
d’exister même lorsque l’expérience nous amène à filtrer entre ce qui nous attire et ce qui nous
repousse :

C'est donc bien la tendance qui est le fait primordial de la vie affective et nous ne pouvons
mieux finir qu'en empruntant à Spinoza le passage suivant qui résume tout l'esprit de ce livre : «
L'appétit est l'essence même de l'homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les
modifications qui servent à le conserver... Entre l'appétit et le désir, il n'y a aucune différence,
sinon que le désir c'est l'appétit avec conscience de lui-même. Il résulte de tout cela que ce qui
fonde l'appétit et le désir, ce n'est pas qu'on ait jugé qu'une chose est bonne ; mais, au contraire,
l'on juge qu'une chose est bonne, parce qu'on y tend par l'appétit et le désir. »154.

L’origine des actions humaines revêt donc déjà chez Spinoza les couleurs plus profondes,
plus insondables du désir. Si nous voulons une chose, c’est parce que nous la désirons, et ce désir
s’inscrit d’abord dans l’élan spontané de notre vie affective, et non pas dans quelque jugement
indépendant d’elle. Force vitale à l’œuvre chez tout être qui a besoin de se conserver, le désir
« est la constitution physique et morale de l’homme, en tant qu'elle fait effort pour l’être et le
bien-être, pour exister et se développer. Il a sa racine dernière dans la région de l’inconscient, et
nous ignorons comment il peut arriver à la conscience, sous cette forme de tendance qui le
caractérise155 ». Ribot rend hommage à Spinoza d’avoir initié ce courant de pensée, et rend
clairement compte de la dette de la psychologie à son égard.

Comme le dit profondément l'auteur de l’Éthique, l'explication dernière de tous les


phénomènes sensibles est dans le fait du désir, « le désir étant l’appétit avec la conscience de lui-
même, » et l'appétit « étant l'essence-même de l'homme en tant que déterminée aux actions qui
servent à sa conservation »156.

154
PS, p. 444. Ribot emprunte ce passage à SPINOZA, B., Éthique III, proposition IX. Cette citation clôt le livre de
Ribot.
155
L'Hérédité, p. 116.
156
Ibid.

  70 
Tous les phénomènes affectifs, qui « tiennent à ce qu'il y a en nous de plus intime 157 », se
ramènent au désir. Et c’est de l’étude de ces phénomènes qu’il faut partir, et donc du corps : si la
plupart des philosophes se sont si longtemps mépris sur la définition du moi, c’est parce qu’ils
ont négligé les conditions organiques de la personnalité. Ce sens organique, ou sens du corps,
Spinoza l’avait déjà pointé du doigt : « Remarquons en passant qu'un grand métaphysicien,
Spinoza, soutient clairement la même thèse, quoiqu’en d'autres termes : "L'objet de l'idée qui
constitue l'âme humaine, c'est le corps... et rien de plus."158 ». On peut ainsi proposer de
rapprocher la définition ribotienne de la personnalité d’une sorte de conatus biologique :
l’individualité psychique, l’intimité du moi sont à chercher en dernière instance dans « l'instinct
de la conservation, si puissant chez les animaux, […] ce principe individuel, se rattachant
obstinément à l'existence, luttant pour persévérer dans son être 159 ». On retrouve ici jusqu’à la
terminologie spinoziste, renvoyant directement à l’Éthique : « Chaque chose, autant qu'il est en
elle, s'efforce de persévérer dans son être […]. L'effort par lequel toute chose tend à persévérer
dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose 160 ».

Mais il convient, ici encore, de nuancer l’écho des thèses spinozistes chez le psychologue
expérimental. Spinoza reste avant tout un métaphysicien, et le « plus sec161 » de tous. Il entend
analyser « les actions et appétits des hommes comme s'il était question de lignes, de plans et de
solides162 ». S’il fait du désir, de l’appétit l’origine de toute action humaine, sa philosophie
promeut une mathématisation de l’étude du vivant que Ribot ne peut que juger inappropriée pour
la science psychologique. Le nécessitarisme qui va de pair avec cette approche géométrique lui
apparaît - sans doute à tort - trop statique pour expliquer les phénomènes hétérogènes d’un vivant
toujours en mouvement, dont seule une approche dynamique, diachronique, évolutive peut rendre
compte. Traiter les phénomènes psychologiques comme la mécanique pure traite les corps, les

157
Ibid., p. 118.
158
MP, p. 20. Ribot fait référence à l’Éthique, partie II, propositions 13.
159
L'Hérédité, p. 477.
160
SPINOZA, B., Éthique III, propositions VI et VII.
161
PAC, p. 20 : « Un grand poète, H. Heine (De l’Allemagne) a dit du plus sec des métaphysiciens : "La lecture de
Spinoza nous saisit comme l’aspect de la grande nature dans son calme vivant : c'est une forêt de pensées hautes
comme le ciel, dont les cimes fleuries s'agitent en mouvement onduleux, tandis que leurs troncs inébranlables
plongent leurs racines dans la terre éternelle : On sent dans ses écrits flotter un souffle qui vous émeut d'une manière
indéfinissable : on croit respirer l’air de l'avenir." Les métaphysiciens sont donc des poètes qui ont pour but de
reconstituer la synthèse du monde ».
162
Ibid., p. 33. Ribot fait ici référence à SPINOZA, B., Éthique, partie III. Préf.

  71 
mouvements et les forces, c’est négliger voire mépriser les variations accidentelles, les
exceptions, l’évolution même du psychisme humain.

Parmi les modernes, Spinoza incarne certes, sans doute, celui qui remit le plus vivement
en question l’idée d’une volonté autonome. Pourtant, lorsqu’il aborde le problème de la faiblesse
de la volonté dans la partie IV de l’Éthique, intitulée De Servitute Humana, seu de Affectuum
Viribus (« De la servitude humaine, autrement dit des forces des affects »)163, il semble bien
défendre l’idée d’une autorité possible de l’homme sur ses affects : « L’impuissance humaine à
maîtriser et à contrarier les affects, je l’appelle servitude ; en effet, l’homme soumis aux affects
est sous l’autorité non de lui-même, mais de la fortune, au pouvoir de laquelle il se trouve à ce
point qu’il est souvent forcé quoiqu’il voie le meilleur pour lui-même, de faire pourtant le
pire164 ». Mais l’homme n’est pas condamné à être asservi, et il peut faire usage de sa volonté.

Est-ce là une volonté qui viendrait combattre, de l’extérieur, ces affects ? Puisque
l’homme est un être naturel, ses volitions sont déterminées par les lois de la nature au même titre
que ses désirs et ses volitions. Le sentiment d’être à l’origine de nos actes étant illusoire pour
Spinoza, il est impossible d’admettre que l’on puisse se débarrasser à loisir de passions tristes,
asservissantes en les combattant par une volonté érigée en empire dans un empire. Spinoza
reproche à Descartes de faire de la volonté une sorte de miracle, de pouvoir situé en dehors de
toute détermination naturelle, mais en quels termes envisage-t-il donc la possibilité de remédier
de l’asservissement aux affects ? Comment la meilleure connaissance de ce qui nous affecte peut-
elle nous aider à nous libérer de leur emprise ? C’est en luttant contre notre ignorance, contre la
confusion de notre imagination, et l’inadéquation de la connaissance de nos affects que nous
parviendrons à sortir de l’asservissement aux passions. Il s’agit pour Spinoza de reconnaître la
nécessité de l’ordre naturel et de l’accepter – on sait que c’est là la définition qu’il donne de la
liberté, mais qu’en est-il de la volonté ? Il n’y a certes pas d’effort libre de la volonté qui
viendrait faire miraculeusement disparaître certains affects – en cela, Ribot est d’accord. La
volonté demeure une dénomination possible du conatus au même titre qu’ « appétit » et « désir ».
Les trois appellations renvoient à cette même réalité du conatus. Mais puisque la volonté se
rapporte à l’effort du point de vue de l’esprit, elle n’implique pas le lien intrinsèque avec le corps

163
SPINOZA, B., Éthique, Texte original et traduction de Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1988.
164
P, 335 ; G II, 205, 7-12

  72 
que l’on trouve dans les définitions du désir et de l’appétit. Certes, elle n’est pas libre de perturber
l’ordre naturel, elle est déterminée – mais pas par le corps : nos volitions, pour Spinoza, découlent
nécessairement de l’idée des choses. Comme chez Descartes, et aussi chez Leibniz, c’est le
jugement pratique de l’entendement qui détermine la volonté.

Ainsi, on a là encore ce que Ribot appellerait sans doute un écueil « intellectualiste » : la


volonté et l’intellect sont trop étroitement imbriqués, là où c’est à partir des affects que Ribot veut
définir le vouloir.

d. Correspondance entre l’individu et son environnement : un évolutionnisme


leibnizien ?

C’est à propos de l’approche dynamique de la nature indispensable à toute science


(approche qui faisait selon lui défaut chez Descartes et Spinoza) que Ribot reconnaît toute la
force de la pensée d’un autre grand cartésien. Leibniz est l’un des promoteurs de l’idée d’un
progrès continu de l’esprit humain : « Leibniz qui, sous tant de rapports, a devancé les plus
récentes théories, avait substitué au mécanisme géométrique de Descartes, l'idée d'un progrès
continu165 ». Là encore, nous ne prétendons pas commenter toutes les occurrences où il est fait
mention des idées de ce philosophe dans l’œuvre de Ribot, mais comprendre de quelle manière et
dans quelle mesure cette dernière en porte les marques. Dans La Psychologie anglaise
contemporaine, Ribot esquisse un parallèle surprenant entre le dynamisme de Leibniz et celui de
Spencer. Certes, l’auteur de La Monadologie, en bon métaphysicien, se soucie trop peu de
l’observation des faits ; mais l’hypothèse spencérienne du développement ou de l’évolution n’en
demeure pas moins, « si l'on veut, l'hypothèse de Leibniz reprise, mais libre de toute
métaphysique et appuyée sur près de deux siècles d'expérience 166 ».

165
PAC, p. 164.
166
Ibid., p. 165.

  73 
Je n'ai aucune intention d'établir entre Leibniz et M. Herbert Spencer une comparaison qui
serait très-inexacte et que l'auteur lui-même désavouerait ; je veux citer cependant quelques points
communs qu'il n'est guère possible de ne pas remarquer et qui tiennent à leur dynamisme 167.

Même si Ribot s’en défend, c’est bien une comparaison qu’il établit entre les deux
penseurs – comparaison prudente, mais qui lui semble aussi embarrassante qu’inévitable, en ce
sens qu’ils défendent tous deux l’idée d’une « compénétration universelle qui fait que tout se
tient, que toutes choses sont « causées et causantes », et que le procédé par lequel l'esprit humain
les sépare est arbitraire, quoique nécessaire 168 ». Dans sa conception de l’univers et des monades
qui le composent, Leibniz envisage une interaction continue entre l’univers qui agit sur la
monade, monade qui en retour exprime l’univers, le reflète. « Débarrassez cette grande
conception de la phraséologie métaphysique qui lui est propre et il vous reste une vérité positive
incontestable169 ». Chaque être réfléchit son milieu à sa manière, manifestant ainsi une
correspondance, idée chère à Spencer, plus ou moins parfaite. « Cette idée de correspondance,
capitale dans la psychologie de notre auteur, comme nous le verrons, me paraît la traduction dans
le langage de la psychologie expérimentale du mot de Leibniz : toute monade est un miroir qui
réfléchit l'univers 170 ». Ce systématisme spencérien ne trouve cependant pas d’écho évident, à
première vue, dans la psychologie de Ribot. Mais on sait que ce dernier reconnaît de plus en plus,
vers la fin de sa carrière et avec l’émergence de la science sociologique, la pertinence de
l’hypothèse d’une correspondance évolutive entre l’individu et son milieu.

Sans aller jusqu’à imaginer un Ribot converti à la thèse leibnizienne de l’harmonie


préétablie, on peut affirmer qu’à l’instar d’un Wundt, par exemple, il se rapproche d’un type
spécifique de parallélisme : le fonctionnement symétrique de la chaîne causale psychique (états
de l’âme) d’un côté, et de la chaîne causale physique de l’autre (états du corps) cède la place à
une causalité unilatérale : les états physiques peuvent engendrer des états conscients, mais pas
l’inverse. Il utilise ainsi l’autorité leibnizienne pour se prémunir contre ceux qui l’accusent de
matérialisme :

167
Ibid., p. 165.
168
Ibid., p. 164.
169
Ibid., p. 166.
170
Ibid.

  74 
Nous renverrons à Leibniz ceux qui seraient tentés de trouver du matérialisme dans ce
mode d’explication [de tout mouvement du corps par l’activité du système nerveux, ndlr] : « Tout
ce que l’ambition fait faire à l’âme de César est aussi représenté dans son corps : il y a un certain
état du corps qui répond même aux raisonnements les plus abstraits. » […] Il est vrai que Leibniz
ne dit pas que cet état du corps en est l’antécédent ; ce qui eût été en désaccord avec son harmonie
préétablie171.

Le mérite majeur de Leibniz, aux yeux de Ribot, est cependant relatif à la définition de la
perception, et à la possibilité de phénomènes psychologiques inconscients qu’elle promet. « La
psychologie ne doit à Leibniz qu’une seule chose mais d’une immense valeur : la distinction entre
la perception et l’aperception172 ». Ribot rend hommage, dans sa thèse sur l’hérédité à la théorie
des petites perceptions, qui ouvre la voie vers la reconnaissance et l’étude, encore bien trop
incomplète lorsqu’il écrit, de l’inconscient :

Leibniz est le seul qui au XVIIe siècle en ait compris l’importance. On ne pouvait attendre
moins de l'inventeur du calcul infinitésimal, de l'apologiste de la lex continui in natura, de
l'homme qui a eu au plus haut degré le sentiment de la compénétration universelle. Par sa
distinction entre la perception (consciente) et l'aperception (inconsciente) [sic], il a ouvert la voie
où de nos jours la plupart des physiologistes et des psychologistes sont entrés, un peu lentement.
Cependant il n'existe encore aucun travail d'ensemble sur la question 173.

On remettra la confusion dans ce passage entre perception et aperception sur le compte


d’une erreur d’inattention. Si Ribot minimise certes ici l’apport d’autres philosophes du XVIIe sur
la question des processus corporels inaccessibles à la conscience humaine, il n’en demeure pas
moins qu’il est remarquable que tant de références élogieuses se trouvent dans son œuvre à
propos d’un tel métaphysicien. Même à propos de l’innéisme des idées, doctrine que Ribot
rattache au rationalisme, et dont il s’éloigne donc, il formule la possibilité d’une traduction du
propos des métaphysiciens en termes physiologiques : « Si la doctrine des formes de la pensée est
inacceptable, au sens transcendant de Leibniz et de Kant, elle contient cependant un fond de vrai ;

171
Ibid., note du bas de la page 121.
172
PAC, p. 355. Ribot retrace ici l’histoire de la philosophie telle que Lewes la conçoit ; mais il semble bien qu’il soit
d’accord avec lui sur l’importance de cette contribution leibnizienne.
173
L'Hérédité, p. 306.

  75 
elle n’a besoin que de subir une transformation physiologique. Cette innéité, dont on fait si grand
bruit, s’explique par l’hérédité 174 ».

4/ L’empirisme anglo-saxon au filtre du « scientisme » ribotien

« Au XVIIe siècle la science de l’âme s’appelle métaphysique. Il n’y a point d’autre mot
dans Descartes, Malebranche et Leibniz. Locke et Condillac parlent le même langage […]. Les
écossais [Hume notamment, ndlr] emploient [le terme métaphysique] avec réserve et préfèrent
l’expression de "philosophie de l’esprit humain"175 ». Il semblerait à première vue évident de
faire de l’empirisme l’assise théorique fondamentale de la psychologie expérimentale. Il s’agirait
là d’une conclusion par trop simpliste ; l’empirisme fait certes le lien entre les débuts de
la « psychologie » moderne (qu’il faudrait encore appeler théorie de l’âme et rattacher à la
métaphysique), et la psychologie expérimentale. Mais il s’agit alors encore, au mieux, de
proposer une philosophie de l’esprit humain. Nous nous pencherons ici uniquement sur quelques
aspects de l’empirisme des XVIIe et XVIIIe siècles tels qu’ils sont perçus par Ribot, à travers les
diverses références à Locke et Hume notamment dans son œuvre. Les penseurs du XIXe siècle
rattachés à cette même école de pensée (Ribot en effet parle d’une tradition ininterrompue de
l’ « école anglaise », depuis Locke jusqu’à ses contemporains) nous intéresseront plus loin, dans
le cadre d’une réflexion sur les origines plus directes de la psychologie nouvelle que Ribot passe
notamment en revue dans La Psychologie anglaise contemporaine.
Une brève remarque préliminaire s’impose : le nom de Hobbes apparaît moins souvent
que ce à quoi l’on aurait pu s’attendre ; l’une des raisons pourrait être qu’il incarne un
matérialisme radical en philosophie auquel Ribot, on l’a vu, veut éviter d’être associé, sans doute
pour éviter à ses détracteurs de caricaturer sa pensée. Il serait indéniablement possible de tracer
pourtant, là aussi, une filiation entre la pensée ribotienne et la primauté du mouvement, du
pouvoir motivant des passions et de leur rôle crucial dans le vouloir chez Hobbes. Si Locke et
Hume sont mentionnés plus souvent dans l’œuvre de Ribot (essentiellement dans La Psychologie
174
PAC, p. 215.
175
Ibid., pp. 33-34.

  76 
anglaise contemporaine), c’est en réalité davantage pour marquer un éloignement, là aussi, que
pour opérer un rapprochement. Certes Ribot vante les mérites de l’ « école anglaise » qui,
« depuis Locke, et même avant lui176 », promeut l’étude empirique des faits de conscience :
« Aucun peuple n'a fait autant pour la psychologie considérée indépendamment de toute
métaphysique177 ». Ribot suggère notamment que Locke a entrevu la possibilité d’une méthode
comparative en psychologie, en décrivant les enfants et les peuples aux mœurs différents 178.

C’est cependant peut-être parce que l’empirisme se définit justement par le primat accordé
à l’expérience sensible, que Ribot craint que sa psychologie expérimentale soit trop hâtivement
réduite à l’une de ses sous-catégories philosophiques. En effet, il est d’abord reproché à la
tradition lockienne de ne pas suffisamment s’émanciper des concepts trop théoriques de la
philosophie, si louables que ses efforts en ce sens aient pu s’avérer :

L'étude des phénomènes de conscience en eux-mêmes, indépendamment des idées


générales dont le langage est encombré, marque les premiers essais de la psychologie nouvelle, et
ils remontent à près de deux siècles. A travers beaucoup d'indécisions et de tâtonnements, Locke et
ceux qui ont suivi sa tradition vont au but et se défient des idées toutes faites, comme de préjugés
séculaires. Mais la psychologie restant encore attachée à la métaphysique, aucun progrès sérieux
n'était possible. La rupture n'a eu lieu que de nos jours179.

Ribot s’élève contre la méthode lockienne qu’il qualifie alors d’ « idéologique »180 : il
regrette que Locke s’appuie sur le raisonnement, réfléchisse en logicien davantage qu’en
psychologue observateur des seuls faits. C’est en effet par un raisonnement abstrait que Locke
répond par exemple à Molyneux à propos du cas de l’aveugle-né qui, selon le philosophe, serait
incapable de distinguer un cube d’une sphère s’il était guéri de sa cécité. Aucune observation
factuelle n’intervient dans cette expérience de pensée : c’est de cette méthode trop abstraite, aux
déductions trop généralisantes, que la psychologie expérimentale cherche à s’éloigner.

176
Ibid., p. 55.
177
Ibid.
178
Ibid., p. 355. Ribot discute l’histoire de la philosophie envisagée par Lewes, et reproche à V. Cousin d’avoir
mésestimé l’importance du recours aux récits de voyageurs, et aux études comparatives en psychologie d’une
manière générale. Cf. LOCKE, J., Essai sur l’entendement humain, I, Chapitre III. Cf. aussi COUSIN, V., La
philosophie de Locke, Paris, Didier, (4e éd.) 1896, pp. 99-100.
179
RIBOT, T., La Psychologie allemande contemporaine (école expérimentale), Paris, Baillière, 1879, p. XVII
(Désormais PALC).
180
On fait référence ici à l’emploi du terme idéologie pour nommer la science des idées fondée par Locke selon
Destutt de Tracy dans son Mémoire sur la faculté de penser (1796).

  77 
Pourtant Ribot ne fait pas nécessairement de la tendance à la généralisation un écueil pour
le psychologue, au contraire. Tantôt il vante l’analyse méticuleuse des détails dont il fait un trait
caractéristique de l’ « école anglaise », tantôt il déplore que chez les empiristes, aucune théorie
générale ne vienne organiser les faits observés : il évoque ainsi, non sans un certain mépris, « la
bonhomie spirituelle de Locke et des Écossais qui enchâssent leurs petits faits dans un style
simplement élégant181 ». Le « génie anglais » en général (et l’on pourrait à bon droit regretter, là
encore, que les nuances entre les membres de cette école anglaise ne soient précisés plus avant),
est dit « [préférer] les recherches de détail aux grandes vues d’ensemble […] : il se complaît dans
l’induction et l’analyse 182 ».
Ce qui peut être interprété comme une forme de condescendance à l’égard de l’empirisme
se retrouve aussi dans sa réflexion sur l’hérédité. Le refus lockien de l’innéisme s’accorde mal
avec les thèses de la psychologie expérimentale sur la personnalité, dont la genèse est
essentiellement à chercher dans des dispositions héritées des générations antérieures, et non dans
la seule mémoire individuelle183. Curieusement, la critique empiriste de l’innéisme sur
l’acquisition des dispositions psychologiques aboutit d’ailleurs à des conclusions qui marquent
une certaine continuité avec les penseurs évoqués plus haut, Descartes et Leibniz notamment.
Cette filiation se marque encore dans la confiance de l’un et des autres dans le pouvoir de
l’éducation :

Ainsi, il y a bien un peu de hardiesse à dire avec Leibniz : Donnez-moi l'éducation et je


changerai la face de l'Europe avant un siècle. Descartes aussi, faisant honneur à sa méthode de ce
qui était le fruit de son génie, ose affirmer : « que le bon sens est la chose du monde la mieux
partagée et que toute la diversité des esprits vient de ce que nous conduisons nos pensées par
diverses voies. » L'école sensualiste, dans son horreur de tout ce qui est inné, a exagéré encore
cette doctrine. Suivant Locke, « sur cent hommes, il y en a plus de quatre-vingt- dix qui sont bons
ou mauvais, utiles ou nuisibles à la société par l'instruction qu'ils ont reçue ; et c'est de l'éducation
que dépend la grande différence aperçue entre eux. »184

Locke et les défenseurs de l’école sensualiste (Condillac, Helvétius), en bons théoriciens


de la tabula rasa, considèrent les hommes comme égaux à la naissance, disposant en puissance
des mêmes capacités intellectuelles. Contre ce qu’il perçoit comme une généreuse mais naïve

181
RIBOT, T., La Philosophie de Schopenhauer, Paris, Baillière, 1874, p. 175.
182
PAC, p. 167.
183
Cf. LOCKE, J., Essai sur l’entendement humain, II, Chapitre XXVII, § 9.
184
L’Hérédité, p. 483.

  78 
affirmation, Ribot revendique les droits de l’hérédité, et donc d’une forme d’innéité. « C'est que
les adversaires de l'hérédité ont eu grand tort d'expliquer par une cause extérieure, l'éducation, ce
qui est dû à une cause intérieure, le caractère185 ». Nous reviendrons sur cette conception innéiste
du caractère chez Ribot ; il suffit ici de remarquer que la défense ribotienne de l’innéité va de pair
avec celle de l’inconscient physiologique, inné et déterminant dans le caractère de l’individu.
Ribot associait d’ailleurs déjà les noms de Descartes et de Locke pour leur reprocher leur oubli de
l’inconscient :

L'étude psychologique des phénomènes inconscients date d'un demi-siècle à peine et est
encore à l'état d'ébauche. L'école de Descartes et celle de Locke, c'est-à-dire tout le XVIIe et tout le
XVIIIe siècle, affirment nettement que la psychologie a les mêmes limites que la conscience et
finit avec elle. Tout ce qui en sort est rejeté dans la physiologie : entre les deux sciences la ligne de
démarcation est absolue186.

Même si rappelons-le, les raccourcis de Ribot se justifient en partie par le contexte


institutionnel du début de la carrière de Ribot, ils peuvent heurter son lecteur. Ramener tout le
XVIIe siècle à « l’école de Descartes », et tout le XVIIIe à celle de Locke peut sembler tout aussi
peu fondé que de rapprocher deux auteurs aux perspectives aussi nettement différentes 187. Ribot
passe sous silence l’aveu cartésien de certaines zones d’ombre possibles dans la conscience 188, et
ne retient que la confiance aveugle accordée à la simple réflexion de l’esprit sur lui-même, et sa
supposée transparence à soi - bien loin en effet de la variété de cas présentée par les hommes
concrets, et des forces inconscientes à l’œuvre dans leur physiologie individuelle.
« En Angleterre, [la psychologie expérimentale] est naturelle ; elle est le résultat tout
simple de cette disposition à la vie intérieure, au reploiement sur soi-même d’où sont sortis la
poésie et le roman intimes189 ». Ce passage peut surprendre en ce qu’il semble faire de
l’introspection la démarche à suivre en psychologie – pourtant, il est vivement reproché à Locke
d’accorder une confiance trop aveugle et trop exclusive à l’observation intérieure. C’est là
d’ailleurs sans doute l’une des critiques majeures que Ribot adresse à l’empirisme.

185
Ibid., pp. 483-484.
186
Ibid., p. 305.
187
Pour une série de nuances récemment apportées à cette opposition, voir Ph. Hamou et M. Pécharman, éd., Locke
and Cartesian Philosophy, Oxford U. P., 2018.
188
On peut en effet s’étonner que Ribot ne fasse pas allusion à l’exemple pourtant par trop connu de l’attirance de
Descartes pour « les filles louches ».
189
PAC, p. 56.

  79 
Hume n’est en effet pas épargné non plus sur ce point : sa pensée n’a pas, elle non plus,
l’étoffe d’une psychologie expérimentale soucieuse de rendre compte de la diversité des
caractères. Ribot ne reconnaît l’intérêt des propos de Hume que lorsque ce dernier admet les
impasses dans lesquelles il se trouve – notamment lorsqu’il cherche à définir le moi par
l’introspection sans y parvenir :

Avec l'observation intérieure, [le psychologue] ne peut saisir que des phénomènes fugitifs,
et je ne sache pas qu'on ait rien répondu à ces remarques si justes de Hume : « Pour ma part,
lorsque j'entre au plus intime de ce que j'appelle moi, je me heurte toujours à telle ou telle
perception particulière de froid, de chaud, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de plaisir
ou de peine. Je ne surprends jamais mon moi dépouillé de toute perception ; je n'observe jamais
rien que la perception... »190

L’« observation intérieure » se révèle vaine pour déterminer la nature du moi, à moins
qu’on ne se satisfasse d’une définition de celui-ci comme « faisceau de sensations » : « Écartons
aussi l’hypothèse qui fait du moi un "faisceau de sensations" ou d’états de conscience, comme on
l’a souvent répété après Hume. C’est s’en tenir aux apparences 191 ». Contre une conception dite
humienne du moi qui l’associerait trop aux états de conscience (alors que Hume parle plutôt
d’impressions192 sans nécessairement préciser si toutes ces impressions sont conscientes), Ribot
avance l’argument selon lequel la conscience ne peut pas être à la fois un épiphénomène (thèse
qu’il défend) éclairant le moi comme de l’extérieur, le cernant dans son individualité – et partie
intégrante de ce moi : « si, comme nous le soutenons, la conscience n'est qu'un phénomène
indicateur, elle ne peut être un état constitutif193 ». Nous reviendrons sur ce point ; le lecteur
semble ici en droit de reprocher à cet « argument » son aspect très théorique ; il s’agit bien plus
d’une affirmation que d’une démonstration. Pour Ribot, il s’agit seulement d’insister sur le fait
que le moi ne peut renvoyer à un faisceau de perceptions conscientes sans unité – le moi est un
caractère individuel, il prend racine dans le corps même de la personne : la « thèse de la
continuité des phénomènes psychiques » s’explique « grâce à un substratum profond, caché, qui

190
MP, p. 93. Ribot renvoie ici à HUME, D., Traité de la nature humaine (1739-1740), trad. A. Leroy, t. I, Aubier-
Montaigne, 1968, pp. 342-344, I, IV, VI : « Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que
j'appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou
d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une
perception et je ne peux rien observer que la perception ».
191
Ibid., p. 95.
192
HUME, D., Traité de la nature humaine, op.cit., I, IV, VI.
193
MP, p. 95.

  80 
doit être cherché dans l'organisme 194 », et non pas dans la conscience, ni dans la diversité
changeante des sensations aperçues par la conscience.
Ribot semble souvent reprocher à Hume de s’être, en quelque sorte, trop analysé pour
pouvoir percevoir son moi. L’ « observation de soi » ainsi poussée à l’extrême ne peut mener
qu’aux impasses du scepticisme.

Le scepticisme du philosophe écossais aboutissait à des conclusions si étranges, qu'avec


lui on est en plein dans l'inexplicable, et qu'il ne s'en tire qu'avec les mots « habitude, croyance,
instinct. » […] Ce même philosophe a dit quelque part que « la physique, dans sa plus haute
perfection, ne fait que reculer un peu notre ignorance. » Ne pourrait-on pas dire qu'une pareille
métaphysique ne fait que la redoubler ?195

Ribot perçoit dans l’attitude sceptique un danger pour l’élaboration des sciences – dont la
psychologie fait désormais partie. Les problèmes métaphysiques qui mènent au scepticisme
appartiennent pour Ribot au domaine des questions vaines, des faux problèmes créés de toutes
pièces par la philosophie. Ainsi celui du lien, par exemple, entre le Moi, la volonté et le
mouvement, qui nous intéresse tout particulièrement :

Si l'on s'obstine à faire de la volonté une faculté, une entité, tout devient obscurité,
embarras, contradiction. On est pris au piège d'une question mal posée. Si l’on accepte au
contraire les faits comme ils sont, on se débarrasse au moins des difficultés factices. On n'a pas à
se demander après Hume et tant d'autres, comment un « je veux » peut faire mouvoir mes
membres. C'est un mystère qu'il n'y a pas lieu d'éclaircir, puisqu'il n'existe pas 196.

Nous reviendrons sur la façon dont Ribot rejette la question de savoir comment la volonté
peut parvenir à mouvoir le corps. Il s’agit davantage, à ce stade de notre étude, de mettre en avant
la manière dont il situe sa démarche vis-à-vis de celles des philosophes qu’il évoque, notamment
sur la question de la volonté. Après les philosophes emblématiques de la philosophie moderne,
c’est Schopenhauer qui va maintenant retenir plus particulièrement notre attention. Dans quelle
mesure Ribot, qui lui a dédié tout un ouvrage, a-t-il emprunté à ses idées sur la question
spécifique de la volonté ?

194
Ibid., p. 100.
195
PAC, p. 160.
196
MV, pp. 175-176.

  81 
5/ La « demi-métaphysique » de Schopenhauer197

Schopenhauer occupe une place de premier rang parmi les références de Ribot. On peut
s’étonner de l’intérêt que ce philosophe suscite chez un psychologue si ostensiblement en guerre
contre toute métaphysique. Peu de commentateurs se sont penchés sur le caractère surprenant de
l’entreprise de Ribot 198 - occultant ce que sa psychologie des sentiments doit à la philosophie de
schopenhauerienne. En comparaison de Montaigne ou de moralistes tels que Vauvenargues ou
Chamfort, voire de Heine ou de Byron, Schopenhauer inspire à Ribot une vive admiration. Ribot
s’étonne de trouver un tel penseur en Allemagne ; il dit trouver en lui du français, pour le style,
de l’anglais, pour le souci de précision factuelle, et de l’hindou, pour le pessimisme
contemplatif199 : loin de ce qui lui apparaît comme la rigueur et les froides analyses de la plupart
des penseurs étudiés dans sa Psychologie allemande contemporaine, loin aussi des vues d’un
Hegel qu’il juge trop abstraites, Schopenhauer se lit comme un écrivain à la pensée et au style
pénétrants, teintés, encore une fois, de poésie métaphysique :

Ce fonds inépuisable de mauvaise humeur, cette tendance à imprimer sur toute chose sa
personnalité, qui impose trop souvent aux théories de Schopenhauer une forme subjective, anti-
scientifique, donne en revanche à son style un mérite incontesté. Ses ennemis les plus déclarés le
reconnaissent. Dans beaucoup de passages, il doit être lu comme les grands écrivains, pour les
idées qu'il suggère, non pour les vérités positives qu'il révèle. […] C'est à la façon des moralistes,
une profusion de pensées, de traits piquants, ingénieux, souvent poétiques, jetés sur une trame
métaphysique qui leur sert de lien200.

La philosophie de Schopenhauer est encore méconnue en France lorsque Ribot se


propose, en 1874, de l’exposer dans son ouvrage. Le Monde comme Volonté et comme
Représentation, dont la première édition allemande date de 1819, la seconde, revue et augmentée,
de 1844, et la troisième, « corrigée et considérablement augmentée », de 1859, ne sera traduit en

197
RIBOT, T., La Philosophie de Schopenhauer, Paris, Baillière, 1874, p. 156.
198
A l’exception de Régine Plas (dont on reprend l’expression de « demi-métaphysique » de Schopenhauer) qui
toutefois souligne qu’il s’agissait vraisemblablement d’une commande dont l’instigateur demeure inconnu. Cf.
PLAS, R., « Ribot et la "demi-métaphysique" de Schopenhauer », RP, vol. tome 141, no. 4, 2016, pp. 465-476.
199
RIBOT, T., La Philosophie de Schopenhauer, op.cit., p. 19.
200
Ibid., p. 170.

  82 
français qu’en 1886 par Jean Alexandre Cantacuzène, puis à nouveau en 1890 par Auguste
Burdeau. On avait alors vaguement entendu parler du pessimisme de Schopenhauer en France,
mais on ne soupçonnait peut-être pas la justesse de ses remarques psychologiques. Certes,
Schopenhauer est d’abord métaphysicien, et sa physiologie est « surannée 201 » ; mais il a eu le
mérite d’avoir perçu l’animalité à la racine de nos comportements, et d’avoir compris, lui aussi,
tout l’ascendant de la vie affective sur la vie intellectuelle. C’est en s’appuyant sur Schopenhauer
que Ribot parle ainsi, par exemple, du primat de la mémoire affective : « La mémoire que l'on
considère ordinairement connue un fait purement intellectuel dépend souvent - nous l’avons vu -
de l’état affectif. Ceci n’a pas échappé à Schopenhauer. […] C'est ce que l’on pourrait appeler la
mémoire du cœur, plus intime que celle de l'esprit 202 ».
Ribot comparera souvent Schopenhauer à Spinoza, dans un ouvrage qui, sous ses allures
de manuel scolaire, présente une interprétation originale de la « demi-métaphysique »
schopenhauerienne. Parce qu’elle s’efforce de ne s’occuper que des phénomènes et de se
cantonner ainsi au domaine de l’expérience, la philosophie de Schopenhauer proposerait une sorte
de métaphysique immanente, de cosmologie terre-à-terre qui s’éloigne à la fois du spiritualisme
et du matérialisme.

Les différences entre les animaux viennent d’une différence dans le connaître ; à mesure
que l'on descend dans la série, l'intelligence devient de plus en plus faible et imparfaite ; aucune
dégradation pareille n'a rien dans la volonté [désir] ; le plus petit insecte veut ce qu'il veut aussi
pleinement que l'homme : la volonté est partout identique à elle-même. Relativement à
l'intelligence, elle est l'aveugle vigoureux portant sur ses épaules le paralytique qui voit clair203.

La marque de Schopenhauer se fera sentir jusque tardivement dans l’œuvre de Ribot,


comme en témoigne la conclusion de La psychologie des sentiments, dans laquelle le philosophe
est abondamment cité, et dont ce passage est extrait. Ribot fait référence à Schopenhauer comme
à celui qui avait déjà bien compris, et exposé la souveraine puissance du désir, de la force, de ce

201
PS., p. 441.
202
Ibid., p. 442.
203
Ibid., p. 441. C’est Ribot qui met ici « désir » entre crochets pour mieux marquer la spécificité schopenhauerienne
du concept de volonté, plus proche de ce que Spinoza et, à sa suite, Ribot désignent par désir.

  83 
qu’il appelle la volonté, « d’une manière si brillante et si complète qu’il serait téméraire de
recommencer204. »

Héritier du criticisme kantien, Schopenhauer compare l’effet produit par l’étude de Kant à
l’opération de la cataracte sur un aveugle 205, et s’il s’éloigne de son maître sur certains points
(notamment à propos de la valeur objective du principe de causalité, que Schopenhauer récuse),

il admet tous les résultats décisifs de la Critique de Kant : nécessité d'une analyse de
l'entendement humain pour en déterminer les limites ; impossibilité de dépasser l'expérience ;
nécessité de formes à priori pour la régler. Mais Schopenhauer, tout en acceptant ce qu'a fait son
maître, prétend le dépasser. Kant a établi à quelles conditions et dans quelles limites une
métaphysique est possible : Schopenhauer entreprend de l'édifier 206.

Le criticisme kantien semble aussi susciter une admiration certaine chez Ribot. Plusieurs
références à Kant, toujours rapides et relativement rares, sont ainsi disséminées dans son œuvre ;
quelques brèves remarques s’imposent à ce propos. D’abord, Ribot lui rend hommage pour avoir
mis en lumière la relativité de la connaissance humaine, et pour avoir séparé la métaphysique du
domaine de la science. À la suite de Mill, il le compte ainsi parmi les promoteurs de l’esprit
positif sur lequel nous reviendrons plus loin :

Il y a une tendance générale, une méthode d’investigation, une façon de penser que l’on
pourrait qualifier de scientifique ou même d’empirique, qui est commune à beaucoup de bons
esprits du XIXe siècle. Elle consiste à circonscrire, aussi nettement que possible, le domaine de
l’hypothèse, et à n’admettre comme objet de science que ce qui peut être observé, comme fait, ou
formulé comme loi et vérifié. Ce mode de penser, qui est l’œuvre de plusieurs générations de
savants et de philosophes, et auquel M. Mill donne pour promoteurs Bacon, Descartes, Newton,
Hume, Kant, Bentham et même Hamilton, existait avant le positivisme et n’est en rien la création
d’Aug. Comte207.

Kant est aussi mentionné dans les toutes premières pages des Maladies de la volonté pour
lui reconnaître le mérite d’avoir fait de la question de la liberté une question métaphysique, sur
laquelle la science n’a donc pas à se prononcer :

204
Ibid., p. 440.
205
« L’effet que produit l’étude de Kant, dit-il, est semblable à celui de la cataracte sur un aveugle [sic] », RIBOT,
T., La Philosophie de Schopenhauer, op.cit., p. 21.
206
Ibid, pp. 25-26.
207
PAC, p. 101.

  84 
L'un des grands services de la critique de Kant et de ceux qui l'ont continuée a été de
montrer que le problème de la liberté se réduit à savoir si l'on peut sortir de la chaîne des effets et
des causes pour poser un commencement absolu. Ce pouvoir, « qui appelle, suspend ou bannit, »
comme le définit un contemporain qui l'a profondément étudié [Ribot fait allusion à Renouvier,
ndlr], ne peut être affirmé qu'à la condition d'entrer dans la métaphysique 208.

Ribot n’hésite pas à emprunter à Kant son vocabulaire : on retrouve ainsi le terme de
noumène à plusieurs reprises209 dans l’Hérédité, notamment à propos, là encore, de la liberté :
« Pour notre part, nous inclinons à la considérer comme un noumène, par suite comme une
énigme insoluble210 ». Au-delà de cette dette générale explicitement reconnue, Ribot ne
s’aventure jamais dans le commentaire détaillé des thèses kantiennes, et il persiste malgré tout à
faire de lui, de façon sans doute un peu simpliste, un représentant de la « doctrine
intellectualiste211 » et d’un rationalisme212 qui voit naïvement en l’homme un être raisonnable par
nature213. Considéré comme faisant partie des « grands manieurs d’abstractions, confinés dans la
spéculation pure214 », Kant échoue, selon Ribot, à rendre compte de la genèse des formes de la
pensée, parce qu’il use d’une « méthode métaphysique d’analyse subjective 215 » inadaptée.

Pour l’esprit, comme pour le corps, il n’y a point préformation ou préexistence, mais
évolution et épigenèse. L’erreur de Kant et de ceux qui ont procédé comme lui, c’est de confondre
l'anatomie avec la morphologie et la logique avec la psychologie. Prenant l’esprit humain adulte,
ils ont considéré ses formes constitutives comme des conditions initiales 216.

C’est là sans doute le reproche majeur qui lui est adressé : la perspective à la fois
évolutionniste et associationniste que Ribot défend lui interdit toute référence à des catégories ou
concepts a priori de l’entendement. En somme, Ribot voit en Kant un métaphysicien en dépit de

208
MV, p. 3.
209
Cf. l’Hérédité, p. 473 et 477 à propos de la liberté, p. 100 à propos de l’esprit.
210
L’Hérédité, p. 473.
211
PS, p. 296 : « En Allemagne, où la métaphysique prédomine, la doctrine intellectualiste tient le premier rôle
depuis Kant ».
212
Ibid., p. 380.
213
Ibid., p. 361.
214
Ibid., p. 392.
215
PAC, p. 347.
216
Ibid., p. 343.

  85 
son criticisme, et c’est cet attachement à la métaphysique qu’il reproche aussi essentiellement à
Schopenhauer.
Bien que ce dernier s’attache à faire descendre le rationalisme métaphysique de son
piédestal, en poursuivant « avec animosité les termes "âme" et "esprit", hypostases vides et
factices, qui devraient être bannies de la langue philosophique 217 », ce combat contre l’abstraction
vide ne l’empêche pas de faire un usage métaphysique du terme de volonté. Ribot perçoit cet
usage tantôt comme inadéquat, abusif, tantôt comme particulièrement éclairant sur l’origine de
nos actions. En effet, si la terminologie choisie par Schopenhauer ne convainc pas tout à fait
Ribot, elle aura sans doute un impact sur la façon dont ce dernier va définir le vouloir. Le
volontarisme immanent qui sous-tend sa philosophie semble en effet séduire Ribot (autant qu’il
séduit Nietzsche) ; l’expression ne se trouvant certes pas chez lui, peut-être du fait de sa
connotation théologique218. La définition ordinaire de la volonté, liée au schéma classique de la
délibération rationnelle, du choix, puis de l’action est abandonnée au profit d’une volonté
métaphysique, nouménale, mais devenue aussi puissance souterraine, cousine de l’instinct et qui
se décline en diverses manifestations d’idiosyncrasies dynamiques :

On peut dire que la volonté chez les animaux est gouvernée et conduite à l'action de deux
manières différentes : par motif ou par instinct ; par une occasion extérieure ou par une impulsion
intérieure. Mais cette opposition du motif et de l'instinct, examinée de plus près, devient moins
profonde et n'offre même plus qu'une différence de degré : car le motif, lui aussi, ne peut agir que
dans l'hypothèse d'une impulsion intérieure, c'est-à-dire d'une manière d'être particulière de la
volonté que l'on appelle le caractère219.

Avant Ribot, Schopenhauer donne au caractère une dimension essentiellement physiologique,


et en fait l’origine même de l’action volontaire. La volonté ne se détermine pas par elle-même à
travers une délibération rationnelle, mais par le bas, pour ainsi dire, en prenant racine au plus profond
de nous-mêmes. On ne décide pas d’accorder plus ou moins d’importance à tel ou tel motif ; on agit,
organiquement, mûs par un vouloir-vivre qui nous traverse et s’exprime en nous par des tendances
irrésistibles. Ribot rejoint Schopenhauer dans sa critique d’une volonté indéterminée, synonyme de

217
RIBOT, T., La Philosophie de Schopenhauer, op.cit., p. 39.
218
Nous reviendrons sur ce point lorsque nous aborderons brièvement l’histoire de la controverse médiévale autour
de l’akrasia.
219
Ibid., p. 87.

  86 
libre arbitre, et la connaissance ou la conscience qui accompagne le vouloir n’est que la face visible
d’un processus, d’une poussée intérieure toute organique.

Le vouloir tel que tout le monde le connaît et le constate est un fait complexe, précédé de
motifs, suivi d'actes, accompagné de connaissance. Est-ce un vouloir pareil que Schopenhauer
suppose partout ? Nullement. Il déclare d'abord que tout ce qui tient à l'intelligence est accidentel :
il faut donc retrancher du fait volontaire la conscience et les motifs ; et qu'en reste-t-il lorsqu'il est
ainsi appauvri et dépouillé de son enveloppe ? Rien qu'un désir obscur : moins encore, une
tendance ; c'est-à-dire au fond ce que la science appelle la force220.

Régine Plas a fort justement souligné 221 qu’au cours des années 1840, de nombreuses
recherches sont menées qui aboutiront à la découverte du principe de conservation de l’énergie,
c’est-à-dire du premier principe de thermodynamique. Le thème de la conservation, de la
persistance de la force est alors discuté dans de nombreux cercles savants, et Spencer en fait le
cœur même de sa loi d’évolution. Ribot établit ainsi un parallèle entre cette force omniprésente, à
l’œuvre dans l’ensemble des phénomènes, et la volonté chez Schopenhauer, qui « aboutit à cette
conclusion que tout est volonté et que, malgré les transformations, à chaque instant dans
l’univers, la quantité de volonté est constante 222 ». L’ouvrage de Ribot sur Schopenhauer se
termine d’ailleurs sur cette assimilation entre force et volonté : « La philosophie verra toujours en
lui l’un des principaux théoriciens de la notion de force, qu'il a mise au sommet des choses sous
le nom de volonté223 ». Il est difficile d’établir exactement la mesure dans laquelle Ribot récuse
l’usage du terme de « volonté » chez Schopenhauer pour désigner cette force physico-cosmique.
A diverses reprises, il déplore l’impossibilité d’une vérification scientifique des propos de
Schopenhauer, et l’abus que celui-ci fait de l’hypothèse - abus caractéristique des
métaphysiciens 224. En choisissant de faire de la Wille une instance ontologique, d’une certaine
manière hypostasiée, Schopenhauer surimprime ce que ce concept conserve de subjectif à
l’objectivité du monde, comme il laisse sa conception personnelle du monde, sa Weltanschauung

220
Ibid., p. 147.
221
PLAS, R., « Ribot et la "demi-métaphysique" de Schopenhauer », art.cit.. Régine Plas mentionne notamment Von
Mayer (1841), Joule et Helmholtz, Über die Erhaltung der Kraft (Sur la conservation de la force, 1847).
222
RIBOT, T., La Philosophie de Schopenhauer, op.cit., p. 148.
223
Ibid., p. 177.
224
« Schopenhauer a beau répéter qu'il a une façon à lui de concevoir la métaphysique ; qu'il reste dans le monde,
qu'il s'en tient aux phénomènes ; qu'il retranche tout ce qui tient au woher (d'où) au wohin (vers où) au warum
(pourquoi) pour s'en tenir au was (ce qui est), il n'en abuse pas moins de l'hypothèse » (RIBOT, T., La Philosophie de
Schopenhauer, op.cit., p. 148).

  87 
particulière prendre le pas sur la méthode objective, scientifique exigée en psychologie
expérimentale.

Mais parallèlement, Ribot vante les mérites de l’immanentisme225 de la philosophie


schopenhauerienne - d’où une équivocité ici encore quelque peu déconcertante. « Quoique
métaphysicien, Schopenhauer nous paraît ici montrer la voie à la psychologie expérimentale226 »,
et plus précisément, à la psychologie de l’affectivité que Ribot développera par la suite. Comme
Schopenhauer, Ribot considère que vouloir, c'est d’abord « s’efforcer, désirer, fuir, espérer,
craindre, aimer, haïr 227 ». Comme Schopenhauer, il fait de ces tendances le fondement de la vie
consciente, qui devient accidentelle dans la généalogie de l’individu et de l’espèce. Vivre, c’est
d’abord conserver sa vie, et se reproduire ; c’est exprimer ce vouloir-vivre inconscient qui nous y
pousse instinctivement.
Mais Schopenhauer comme Ribot se voient confrontés au rôle problématique que la
connaissance des motifs jouent dans nos actes dits volontaires. Tantôt il est dit que la
représentation d’un but, d’une fin, n’ajoute rien au consentement aveugle et complet au vouloir-
vivre, tantôt il semble que la représentation consciente des motifs soit à l’origine de nos actions
dites volontaires, qui diffèreraient ainsi de nos actions involontaires. C’est la distinction entre
Volonté (Wille) et acte volontaire, ou « arbitre » (Willkür) qui n’est pas facile à comprendre dans
ce contexte. Là où la Wille est force aveugle, la Willkür pose le problème de sa
détermination (problème que Kant, qui avait déjà opéré la distinction entre Wille et Willkür,
ramenait à celui de la liberté de cet arbitre : la Willkür est-elle arbitrium liberum, ou arbitrium
brutum228 ?). Pour Schopenhauer, la question ne se ramène pas tellement à la liberté, et la
conscience des motifs, en se superposant à la Wille, n’y ajoute aucun élément déterminant :

La Volonté [Wille] s’appelle acte volontaire [Willkür] quand elle est éclairée par la
connaissance, c’est-à-dire lorsqu’elle a pour cause de son action des motifs, donc des
représentations […]. La différence entre mouvements volontaires et involontaires ne touche donc

225
« Sa philosophie peut donc être définie comme il l’a fait lui-même : un dogmatisme immanent, c'est-à-dire qui
reste dans le domaine de l'expérience, qui se propose de l'expliquer, de la ramener à ses derniers éléments ; par
opposition avec le dogmatisme transcendant, qui, sans souci de l'expérience, s'élève au-dessus du monde et croit tout
expliquer par des hypothèses gratuites ou des solutions théologiques » (Ibid., pp. 32-33).
226
Ibid., pp. 118-120.
227
Ibid., pp. 69-70.
228
KANT, E., Critique de la raison pure, « Canon de la raison pure », première section.

  88 
pas l’élément essentiel, primaire, qui est dans les deux cas la Volonté, mais uniquement le facteur
secondaire, celui qui provoque la manifestation de la Volonté 229.

Pourquoi faire alors des représentations la cause de l’acte volontaire ? Quelle force
déterminante a ce facteur secondaire qu’est la représentation ? Aucune, semble-t-il. La
représentation apparaît comme une étape identifiée à tort comme une cause par la conscience qui
ignore la force omnipotente à l’œuvre dans tous les mouvements, volontaires comme
involontaires. La Willkür est acte conscient d’obéissance à des motifs, mais qui eux-mêmes
s’enracinent dans la Wille. Les motifs sont toujours ultimement ceux de la Volonté. La Willkür
n’est rien d’autre qu’une manifestation de la Wille, de ce vouloir-vivre primordial qui imprime sa
marque sur tout état de conscience, aussi éthéré que cet état puisse paraître. Schopenhauer
reprend à ce sujet les propos de Bacon : « L'œil de l'entendement humain, dit justement Bacon,
n'est point un œil sec ; mais un œil humecté par les passions et la volonté : l'homme croit toujours
ce qu'il préfère230 ». Cette prévalence du désir, Schopenhauer reconnaît qu’on la trouve déjà chez
Spinoza231, mais aussi chez un physiologiste dont, semble-t-il, il imposait la lecture à ses
disciples : il s’agit de Bichat. Schopenhauer et Ribot partagent la même opinion sur l’origine
physiologique du caractère que Bichat, qu’ils admirent tous deux, et qui s’indigne contre « ceux
qui croient qu'on change le caractère et par là même les passions, puisque celles-ci sont un
produit de l’action de tous les organes internes ou qu'ils y ont au moins spécialement leur
siège232 ». Cet attrait que la physiologie et l’anatomie (Cabanis était aussi très admiré par
Schopenhauer) exercent sur Schopenhauer se retrouve aussi dans l’assimilation proposée entre
volonté et mouvement. Vouloir, c’est d’ores et déjà faire, et Schopenhauer refuse de souscrire au
schéma classique d’une volonté qui serait mentale, abstraite, cause de l’action volontaire qui en
serait l’effet :

L'acte volontaire et l'action du corps ne sont pas deux états, différents objectivement, et
reliés par le lien de la causalité. Il n'y a pas entre eux un rapport de cause à effet : ils sont une seule

229
SCHOPENHAUER, A., De la volonté dans la nature, trad. fr. E. Sans, Paris, PUF, 1969, pp. 78-79.
230
RIBOT, T., La Philosophie de Schopenhauer, op.cit., p. 71. Ribot ne fait pas remarquer que Schopenhauer
modifie les propos de Bacon, qui affirme plus précisément que « l’œil de l’entendement humain n’est point un œil
sec, mais au contraire un œil humecté par les passions et la volonté, ce qui enfante des sciences arbitraires et toutes
de fantaisie, car plus l’homme souhaite qu’une opinion soit vraie, plus il la croit aisément » : Novum Organum, I,
aph. 49.
231
Cf. SPINOZA, B., Éthique, III, prop. 9 et scolie.
232
RIBOT, T., La Philosophie de Schopenhauer, op.cit., p. 74.

  89 
et même chose, donnée seulement de deux manières totalement différentes […]. Ce n'est que pour
la réflexion que faire et vouloir diffèrent ; en réalité ils sont un233.

L’approche généalogique de Schopenhauer décrivant la volonté à l’œuvre dans le règne


végétal, puis animal trouve un écho dans l’ambition comparative de la psychologie
expérimentale : le besoin aveugle de vivre234 se retrouve partout. Chez l’homme, il donne
naissance à l’intelligence, à la capacité de représentation, qui n’est rien d’autre à l’origine qu’un
outil au service du vouloir-vivre, biologiquement justifié par la nécessité de mettre en œuvre des
moyens plus élaborés en vue de se conserver, et de se reproduire. La finalité de l’intelligence est
la conservation de l’individu. On retrouve là encore la métaphore de la lumière, de l’éclairage
auquel les motifs conscients de l’ordre de la représentation étaient aussi assimilés :

« L'intelligence sort donc originairement de la volonté elle-même ; elle appartient au plus


haut degré de son objectivation, à titre de pur mécanisme, de moyen de secours pour la
conservation de l'individu et de l'espèce. » C'est donc parce que la volonté veut vivre et que la vie
très complexe a besoin d'une lumière pour l'éclairer que l'intelligence se produit 235.

Cette sorte de naturalisme téléologique, ou de déterminisme finaliste, ne voit dans la


nature, dans la forme même des organismes, que le résultat de la volonté comme principe de vie,
visant ultimement et immanquablement à la conservation et à la reproduction de l’individu et de
l’espèce. Lorsqu’il proposera sa propre description du phénomène volontaire, Ribot souscrira à
cette hypothèse téléologique dans les rapports qu’elle peut entretenir avec les théories
darwinnienne et puis spencérienne de l’évolution. En revanche, il s’éloigne considérablement des
vues du philosophe lorsque celui-ci passe du discours descriptif au discours normatif. La morale
ascétique de Schopenhauer entend promouvoir la négation complète de ce vouloir-vivre, 236
négation contradictoire selon Ribot, en ce qu’elle aurait besoin d’une liberté extérieure à ce
vouloir-vivre, pour pouvoir s’effectuer. Ce que Ribot retient de Schopenhauer se limite ainsi au
déterminisme phénoménal observable dans les caractères individuels comme dans les
mouvements de tout organisme vivant et sentant.
233
Ibid., p. 65. Ribot extrait ce passage de SCHOPENHAUER, A., Le monde comme volonté et comme
représentation, I, Livre II, §18.
234
« Blind Drang zum Leben », Cf. SCHOPENHAUER, A., op.cit., p. 151.
235
RIBOT, T., La Philosophie de Schopenhauer, op.cit., p. 79.
236
De même, l’admiration que Nietzsche porte à Schopenhauer se concentre sur la finesse des observations
psychologiques, et s’arrête là où commencent pessimisme et éthique du renoncement. Ribot, lui, s’abstient d’emblée de
proposer une éthique qui le ferait sortir de la sphère scientifique à laquelle il a choisi de se cantonner.

  90 
En effet, comme être naturel, phénoménal, l’homme est déterminé, et ce pas seulement
physiquement, mais aussi psychologiquement, en ce que sa physiologie-même détermine son
caractère : « De même que toute chose dans la nature a ses propriétés et qualités qui, sous une action
déterminée, donnent une réaction déterminée et font connaître son caractère ; de même l'homme a son
caractère, dont les motifs provoquent ses actes avec nécessité 237 ». L’homme qui décide est déterminé
par son caractère, qui exprime intimement le vouloir-vivre universel à l’œuvre en lui. Il en va ainsi du
choix amoureux par exemple, qui, selon la thèse bien connue de Schopenhauer, n’est qu’une pure
illusion. Ribot s’étend tout particulièrement sur cette « métaphysique de l’amour », bien qu’il note
que Schopenhauer ne soit pas le premier à l’émettre. On a pu constater en diverses occasions que
Ribot n’hésite pas à faire allusion aux moralistes, bien que d’une manière souvent assez vague, et
parfois pour pointer du doigt l’insuffisance de leurs analyses. Mais c’est chez Chamfort qu’il retrace
les origines de la fameuse thèse de Schopenhauer sur l’origine du désir sexuel, en s’étonnant que le
philosophe allemand, qui cite Chamfort par ailleurs plusieurs fois, n’ait pas reconnu sa dette sur ce
point précis :

Il est remarquable que Schopenhauer qui connaissait très bien Chamfort ne cite nulle part le
passage suivant qui contient en germe toute sa métaphysique de l'amour, « La nature ne songe qu'au
maintien de l'espèce ; et, pour la perpétuer, elle n'a que faire de notre sottise. Qu'étant ivre, je m'adresse
à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la nature peut être aussi bien rempli que si j'eusse
obtenu Clarisse après deux ans de soins ; au lieu que ma raison me sauverait de la servante, de la fille
et de Clarisse même peut-être. A ne consulter que la raison, quel est l'homme qui voudrait être père et
se préparer tant de soucis pour un long avenir ? Quelle femme, pour une épilepsie de quelques
minutes, se donnerait une maladie d'une année entière ? La nature, en nous dérobant à notre raison,
assure mieux son empire : et voilà pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille de
basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier. »238

Comme chez Chamfort, dont Schopenhauer partage la misogynie (en théorie du moins), le
sentiment amoureux n’est rien de plus que l’instinct sexuel, traduction du vouloir-vivre de l’espèce :

237
RIBOT, T., La philosophie de Schopenhauer, op.cit., p. 123.
238
Ibid., note du bas de la page 126. Émile Boutroux a bien remarqué cet attachement discret de Ribot pour les
moralistes : « A travers l’influence que les sciences positives ont exercé sur leurs spéculations, nos philosophes n’ont
pas renié ces subtiles études du cœur humain où avaient excellé les moralistes français des XVII e et XVIIIe siècles
[…]. Ainsi cette philosophie, en même temps, certes, qu’elle se rend de plus en plus solidaire des recherches
philosophiques accomplies dans les autres pays, conserve, d’une manière générale, certains caractères considérés
comme particulièrement saillants dans le génie français » (BOUTROUX, E., « La philosophie en France depuis
1867 », RMM, vol. 16, no. 6, 1908, pp. 711-712).

  91 
« Tout amour si éthéré qu'il puisse être, a sa raison dans l’instinct sexuel. Le but réel de tout roman
d'amour, quoique les intéressés n’en aient pas conscience, c'est la procréation d'un certain enfant,
déterminé […]. La nature pour arriver à ses fins, crée dans l’individu une illusion par laquelle il prend
pour son propre bien ce qui est en réalité le bien de l'espèce 239 ». Cette critique évolutionniste du
choix amoureux libre fait écho à celle de Ribot, même si ce dernier n’émet pas clairement son avis à
propos, spécifiquement, de la désacralisation du sentiment amoureux 240. Il reconnaît à Schopenhauer
le mérite d’avoir affronté cette question que bien peu de philosophes avant lui n’avaient osé aborder,
mais il se demande si sa thèse sur la satisfaction de l’instinct sexuel ne gagnerait pas à être complétée,
affinée par la prise en compte de « formes plus élevées de l’amour241 », et de formes d’amour
« contre nature ». Ribot n’est pas satisfait de l’explication de Schopenhauer à ce sujet, qui se contente
d’évoquer une sorte d’erreur accidentelle de l’instinct, et d’affirmer par ailleurs que seuls les êtres
dont la reproduction nuirait à l’espèce optent pour des pratiques sexuelles hétérodoxes. Il n’en
demeure pas moins que La Psychologie des sentiments s’inspire directement de Schopenhauer dans
son chapitre consacré à l’instinct sexuel. Seul l’instinct, inconscient, sourd, force aveugle de
l’organisme individuel et de l’espèce en général, peut expliquer une puissance, une violence telles
que celles observées dans le sentiment amoureux.
Notons que l’ouvrage de Ribot apparaît souvent comme une paraphrase aux allures de manuel
scolaire, sans risques interprétatifs discernables. Ribot d’ailleurs ne s’en cache pas, et déclare
simplement vouloir présenter, aussi clairement et objectivement que possible, la pensée de l’auteur :
« Un travail complet sur la philosophie de Schopenhauer exigerait un gros volume. On s’est proposé
ici un but plus modeste : esquisser les traits principaux de cette philosophie, considérés dans leurs
rapports logiques 242 ». Mais de fait, il est parfois difficile de faire la différence entre les moments où
Ribot se borne à exposer la pensée du philosophe, et ceux où il exprime son assentiment, dans un
discours indirect souvent ambigu.

239
RIBOT, T., La philosophie de Schopenhauer, op.cit., p. 124.
240
L’instinct sexuel a un statut particulier dans l’œuvre de Ribot : lorsqu’il se penche sur la « psycho-analyse »,
Ribot tantôt déplore que « les freudistes » en aient fait l’instinct maître, auquel tout désir peut, en dernier ressort, se
réduire, tantôt déclare que l’instinct sexuel est « le plus important et […] son domaine est immense ». Cf. RIBOT, T.,
« La logique affective et la psycho-analyse », RP, 1914, p. 154.
241
RIBOT, T., La philosophie de Schopenhauer, op.cit., p. 131.
242
Ibid., Note introductive.

  92 
Malgré de nombreux écarts sur des points fondamentaux, l’ascendant de certains « maîtres »
philosophes sur l’œuvre de Ribot est indéniable. Grands défenseurs de la primordialité de la vie
affective par rapport à la vie intellectuelle, Spinoza, et Schopenhauer à sa suite, sont particulièrement
admirés par Ribot. La teinte métaphysique de leurs formules ne remet pas en cause la justesse de
leurs remarques sur les passions humaines. La place centrale qu’ils accordent au désir laisse une forte
impression sur la pensée ribotienne des affects et de la volonté. Malgré son ambition affichée de
dépasser l’œuvre des « philosophes », abusivement rassemblés sous le même vocable homogénéisant,
Ribot hérite bien de cette tradition philosophique, alors qu’il se démarque parallèlement - et cette fois
ostensiblement - du paysage intellectuel français de la seconde moitié du XIX e siècle, dominé alors
par l’éclectisme et le spiritualisme.

B. UNE PHILOSOPHIE FRANÇAISE EN DÉCLIN : LES ÉCUEILS ÉCLECTIQUE ET


SPIRITUALISTE

En s’arrogeant l’étude de la psychologie, « la philosophie », répète Ribot à maintes


reprises, en avait fait une étude semblable à la logique, créatrice de facultés abstraites, ou à la
métaphysique, cherchant à établir les causes ultimes qui régiraient nos pensées. La philosophie
française du XIXe siècle n’échappe pas à cette critique, qui justifie ainsi a contrario le besoin
d’une autonomie nouvelle de l’étude des faits psychiques, affranchie de la tutelle des écoles
philosophiques qui en déformeraient la nature. En réalité, Ribot est moins critique envers les
auteurs classiques qu’envers les philosophes qui lui sont contemporains.

  93 
1/ L’éclectisme institutionnalisé face aux nouvelles aspirations scientifiques

Paul Janet, dans un article de la Revue des Deux Mondes publié en 1888, tentait de
réconcilier les vues de Ribot avec celles du spiritualisme lors de la création controversée de la
nouvelle Chaire de « Psychologie expérimentale et comparée »243. Retraçant les origines de la
nouvelle discipline jusqu’à Descartes, Malebranche et Kant, il insiste sur l’ancrage philosophique
de ce qu’il appelle la psychologie « objective ». Il distingue certes cette dernière, « qui se fait par
le dehors, l’étude des autres hommes et des animaux, ou l’étude du système nerveux » de la
psychologie « subjective », « qui se fait par le sens intime et qui est la base de l’autre 244 », mais
insiste sur leur corrélation. En effet, si la psychologie objective est tirée de l’observation des
autres, les faits ne peuvent être qu’interprétés à la lumière de l’observation interne, seul étalon de
mesure et élément de comparaison possible. Nous reviendrons sur la complémentarité entre les
méthodes subjective et objective chez Ribot.
Plus néophile que la plupart de ses collègues spiritualistes, Paul Janet revendiquait un
esprit d’ouverture qu’il considérait à juste titre comme l’intention originelle de l’éclectisme
cousinien. Curieux des progrès scientifiques de son époque (il semble que sa rencontre avec
Pasteur fut sur ce point décisive), il contribua grandement à éviter la mise au ban des idées de
Ribot en pratiquant une politique de réforme « douce » de l’enseignement de la philosophie.
Ecouté et respecté par les spiritualistes, il manie habilement l’art du compromis pour faire
accepter l’étude de la physiologie dans celle de la psychologie ; dans son Traité élémentaire de
philosophie à l’usage des classes, il prône ainsi la nécessité de connaissances en anatomie et en
physiologie pour aborder les questions de psychologie 245. En tant que conseiller auprès du
gouvernement (dès 1871), son rôle de médiateur conciliant s’est révélé particulièrement précieux
de 1880 a 1896, période pendant laquelle il entra au Conseil supérieur, et joua un rôle actif dans
la la réorganisation de l’enseignement universitaire.

243
JANET, P., « Une chaire de psychologie expérimentale et comparée au collège de France », RMM, Première
quinzaine, Avril 1888. 1er avril 1888, pp. 518-549. La Chaire supprimée portait le nom de « Droit de la nature et
droit des gens », dont Janet reconnaît le caractère dépassé.
244
JANET, P., op.cit., p. 523.
245
Cf. JANET, Paul, Traité élémentaire de philosophie à l’usage des classes, Paris, Delagrave, 1879.

  94 
Mais malgré les efforts de Paul Janet visant à apaiser les tensions entre les revendications
de la discipline émergente et celles des philosophes spiritualistes et éclectiques dont la pensée
domine alors, de nombreuses divergences de fond demeurent irréductibles. C’est contre la
psychologie de ces courants philosophiques que se construit celle de Ribot. Les reproches sont
multiples ; ils font souvent écho à ceux adressés à la métaphysique en général, notamment à
propos de la confusion entre « deux choses essentiellement distinctes : des faits psychologiques
avec des spéculations ontologiques 246 ». Le constat est généralement le même : la psychologie
philosophique a écarté les questions de faits, l’observation, la démarche objective et empirique,
pour s’orienter vers des questions principielles concernant l’origine, l’essence et la destination de
l’âme :

En psychologie, l’école spiritualiste, régnante chez nous, n’a jamais professé pour les faits
qu’un amour purement platonique, et quoique plusieurs de ses représentants aient écrit qu’il est
bon de tenir compte des manifestations complexes de l’âme humaine, telles qu’elles s’offrent à
nous dans la vie, la littérature et l’histoire, en réalité ils se sont toujours contentés d’une
psychologie abstraite, réduite à des considérations générales 247.

La psychologie expérimentale n’entend pas se préoccuper de l’essence de l’âme, mais de


son fonctionnement : de même la biologie ou la physique, sciences auxquelles Ribot n’a de cesse
de comparer sa nouvelle discipline, ne s’occupent pas de la nature intrinsèque de la vie et de la
matière, mais de la façon dont celles-ci se manifestent et s’organisent. Si elle s’intéresse à la
causalité, la psychologie défendue par Ribot se limite aux causes immédiates, observables, et
s’interdit scrupuleusement toute investigation sur les causes premières. C’est la raison pour
laquelle Ribot refuse de répondre à ceux qui s’interrogent sur l’affiliation entre la psychologie
expérimentale et le spiritualisme ou le matérialisme : « cette question n'a point de sens et […]
autant vaudrait la poser à propos de la physique expérimentale. Le spiritualisme et le
matérialisme impliquent une solution de la question de substance, laquelle est réservée à la
métaphysique248 ». La psychologie se situe ainsi en aval des questions métaphysiques de la
philosophie, et son progrès n’est possible qu’au prix de cet écart, qu’elle doit préserver :

246
PAC, p. 24.
247
RIBOT, T. « M. Taine et sa psychologie », RP, 1877, 4, p.18.
248
PAC, p. 35.

  95 
Si la psychologie veut être à la fois une psychologie et une métaphysique, elle ne sera ni
l'une ni l'autre. Elle ressemblera en cela aux autres sciences qui toutes éliminent les questions
d'origine et de fin, les renvoyant à la métaphysique. C'est pour les discuter que la philosophie
existe249.

Encore une fois, on perçoit à quel point Ribot ne cherche pas à substituer la psychologie à
la philosophie pour l’établir à son tour en science reine, contrairement à ce qu’indique
Boutroux250, qui nuance d’ailleurs son propos en reconnaissant la grande fécondité des recherches
de Ribot, même si son article vante tout autant les mérites de ce qu’il perçoit comme un
renouveau de la métaphysique, avec la création en 1893 de la Revue de Métaphysique et de
Morale, et l’œuvre d’auteurs comme Renouvier, Ravaisson, Lachelier, ou Fouillée. Ribot n’aurait
certes pas, quant à lui, parlé d’un renouveau de la métaphysique, mais plutôt d’une continuation
stérile, dont le progrès est freiné par des institutions sclérosées.
Les années 1860 marquent en effet le début d’une crise institutionnelle dans l’histoire de
la philosophie française. De nouvelles disciplines tendent à s’émanciper de la philosophie. Les
réticences des philosophes académiques à reconnaître l’importance et la nécessaire indépendance
de ces nouvelles sciences font alors l’objet de critiques virulentes : celles de Ribot sont
disséminées dans toute son œuvre, mais l’article sur la philosophie française, rédigé pour la revue
Mind, en donne une idée assez complète. Cet article de 1877251 fait écho, en s’y opposant, au
rapport rédigé par Félix Ravaisson une décennie plus tôt252.

Le directeur du Mind m'a demandé un article sur la philosophie française contemporaine


qui me sera payé 12,50 francs la page. Je viens de l'achever. Le spiritualisme est flagellé de la
bonne sorte. C'est un vrai pamphlet. Cela paraîtra en Angleterre sous ma signature. Cela m'a
beaucoup intéressé à faire. Ravaisson et l'Institut ont été étrillés253.

249
Ibid.
250
BOUTROUX, E., « La philosophie en France depuis 1867 », RMM, vol. 16, no. 6, 1908, p. 685.
251
La revue Mind. A quarterly review of psychology and philosophy, est fondée la même année que la Revue
philosophique de la France et de l’étranger, 1876, par le philosophe écossais Alexander Bain (1818-1903). Elle est
dirigée par George Croom Robertson (1842-1891). Il s’agit ici d’un extrait du septième numéro (tome II) de la revue
anglaise Mind : RIBOT, T., « Philosophy in France » dans Mind, art.cit., pp. 366-382
252
RAVAISSON, F., La Philosophie en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1867.
253
LENOIR, R., Lettres de Théodule Ribot à Espinas, RP. Lettres de 1866 à 1893, partiellement publiées par
Raymond Lenoir, dans cinq volumes de la RP, entre 1957 et 1975. Lettre de 1962 à Espinas.

  96 
2/ Un combat contre les spéculations sibyllines du spiritualisme et les dogmes du
positivisme comtien

Là où Ravaisson, dix ans plus tôt, vantait les mérites de son spiritualisme contre
l’éclectisme de Cousin, Ribot rejette quant à lui les deux écoles dos à dos. Ribot reproche sa
fermeture d’esprit rétrograde à une « philosophie d’Etat » dont il décrit le déclin et déplore
l’académisme. Le refus de se défaire de la psychologie amène l’éclectisme comme le
spiritualisme plus tardif à s’enfermer dans des analyses invérifiables, aux allures jugées trop
scolastiques sur des facultés de l’esprit abstraites, hypostasiées : Adolphe Garnier (1801-1864),
spiritualiste disciple de Jouffroy, écrit ainsi un Traité des Facultés de l’âme 254, publié en 1865
dont il est dit, dans la Revue des deux Mondes, qu’il constitue « le meilleur monument de la
science psychologique de notre temps 255 ». Ribot reproche à l’éclectisme comme au spiritualisme
de tourner le dos à la biologie et aux apports de la psychologie comparée (psychologie animale,
recherches sur les différences comportementales entre les peuples).

Le spiritualisme qui fera le fond de l’éclectisme, avant celui, plus spécifique, de


Ravaisson sur lequel nous reviendrons plus loin, se constitue en corps doctrinal sous l’influence
de Victor Cousin. Cette école apparaît à Ribot comme une sorte de philosophie rhétorique vaine,
dont le but est « d’édifier les honnêtes gens et de convenir aux pères de famille 256 », selon
l’expression de Taine. Ribot, comme Taine, fut formé par l’école éclectique, avant de rompre
avec elle : il partage la plupart des vues de celui-ci à propos de leur formation philosophique
d’origine, et cet éloignement de l’école-mère se constate en réalité chez bien d’autres philosophes
dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cousin fait d’un spiritualisme au sens large le fil directeur,
en quelque sorte, de l’éclectisme conçu comme une histoire de la philosophie à visée
pédagogique : « cette prétention de ne repousser aucun système et de n’en accepter aucun en

254
GARNIER, A., Traité des facultés de l’âme, comprenant l’histoire des principales théories psychologiques, Paris,
Hachette, 1865.
255
La Revue des deux Mondes, t. LIV, 1er novembre 1864, p. 1039. Garnier obtient aussi le second prix Montyon
pour cet ouvrage.
256
TAINE, H., Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, op.cit., pp. 146-147, à propos de l’ouvrage
maintes fois réédité de Cousin Du Vrai, du Beau et du Bien (1836), dans lequel il développe sa pensée éclectique.

  97 
entier, de négliger ceci, de prendre cela, de choisir dans tout ce qui paraît vrai et bon, et par
conséquent durable, d’un seul mot, c’est l’éclectisme257. »
Cet éclectisme spiritualiste institutionnel, qui s'est auto-érigé en doctrine philosophique
officielle a condamné la philosophie française à ressasser les doctrines déjà existantes sans
envisager de renouveau à la lumière du progrès des sciences :

Il serait inutile de s'attarder longuement sur cette doctrine qui a régné parmi nous pendant
cinquante ans, et qui consiste en une série d'opinions fondées sur le sens commun, et adaptées aux
croyances religieuses de la majorité. Si nous extrayons des différentes religions subsistant en
Europe la base commune que l'on appelle déisme ou religion naturelle, et que nous déduisons de
ce déisme la théologie, la morale, et la psychologie qu'elle implique, nous aurons le
spiritualisme258.

La néophobie du spiritualisme en place est dénoncée à maintes reprises, et sa proximité


avec le clergé y serait pour beaucoup selon Ribot. S’il reconnaît que certaines tentatives
d’évolution ont bien eu lieu, celles-ci lui semblent bien minces : les innovations « consistent à
sacrifier à moins de littérature et d'éloquence, à s'appuyer plutôt sur Maine de Biran que sur
Cousin, à attaquer les théories évolutionnistes et expérimentalistes, ou à les assimiler autant que
possible259 ». Pierre Janet incarne selon Ribot tout particulièrement ces tentatives timides et
infructueuses de concilier la spiritualisme et les nouvelles avancées en psychologie.
En adoptant dans son article du Mind une attitude de journaliste historien de la
philosophie, Ribot souligne le lien trop souvent oublié entre le contexte politique français et
l’apathie de la discipline philosophique dans son pays. Il évoque certes comment le mouvement
socialiste des disciples de Saint Simon, Fourier, et des anarchistes à la suite de Proudhon, firent
éclater l'éclectisme. Il ne s’ensuit pourtant nulle révolution dans la discipline : la révolution de
1848 assomme une philosophie déjà décadente - que l'on nomma logique, discipline surtout
rhétorique dont Ribot déplore la vacuité intellectuelle. Il faut attendre 1863 pour que
l’enseignement de la philosophie désignée comme telle soit rétabli en France, mais il demeure
encore alors astreint à un corps doctrinal décidé en amont par ce que Ribot appelle le « clergé
laïc ». La réputation de philosophe d’Etat qui semble perdurer à propos de Cousin est ainsi au

257
COUSIN, V., Préface, Manuel de l’histoire de la philosophie, traduit de l’allemand de Tennemann, Paris -
Bruxelles, Sautelet et Cie, 2 vol., 1829, p. XVII.
258
RIBOT, T., « Philosophy in France », Mind, art.cit., p. 121.
259
Ibid.

  98 
moins pour partie due à Ribot, qui préfère donc créer une nouvelle discipline plutôt que de tenter
de réformer de l’intérieur un enseignement qui s’est enfermé dans une approche orthodoxe et
sélective de l’histoire des systèmes. Il reproche ainsi à Cousin de ne pas avoir justifié
rationnellement ses convictions spiritualistes, et d’avoir adopté une sorte d’opportunisme
politique et religieux : « Sans être arrêté lui-même par l'objection fondamentale que pour faire un
choix un critère doit d'abord être déterminé, Victor Cousin s'est fixé sur le Spiritualisme, qui lui
semblait plus sympathique que n'importe quelle autre doctrine aux opinions politiques et aux
croyances religieuses de l'époque et à l'esprit français 260 ».
C’est contre la psychologie défendue par Cousin que se constitue celle de Ribot. Cousin
voit la psychologie comme une sorte de philosophie introspective et contemplative guidée par le
seul sens commun, et basée sur l’idée d’une transparence de la conscience à elle-même, capable
d’appréhender le monde sans se soucier d’observations scientifiques. Si Ribot affirme donc de
l’éclectisme que « la psychologie en était considérée comme le fondement 261 », les ambitions de
cette psychologie-là ne l’intéressent pas, aspirant à « [révéler] toute chose à l'homme par la pure
réflexion – sa nature, les lois de l'esprit, la morale, l'esthétique, la nature et les attributs de Dieu,
qui se révèle lui-même à notre conscience par la raison262 ». Cette psychologie dont il déplore la
superficialité n’entreprend selon lui rien de plus qu’ « une extension littéraire des vérités du sens
commun263 », et trouve son aboutissement dans une théologie qui ignore superbement toutes les
critiques adressées à la métaphysique, et notamment celle de Kant :

Sans s'inquiéter du changement radical que la Critique de Kant avait forgé, [Cousin]
emprunta sa théologie à Platon, Descartes, Bossuet et Fénelon (les deux derniers servant de
garantie au clergé et aux croyants). En résumé, on pourrait décrire le résultat comme « un
christianisme sans miracles »264.

Le réquisitoire que Ribot propose contre l’éclectisme de Cousin porte sur ce divorce
d’avec les sciences qu’aucune école philosophique n’a, selon Ribot, osé opérer auparavant. Il en
conclut à un manque d’honnêteté intellectuelle, qui se soucie davantage de réconcilier les théories

260
Ibid., p. 107
261
Ibid.
262
Ibid.
263
Ibid.
264
Ibid.

  99 
préexistantes, dépassées, arbitrairement choisies dans l’histoire de la philosophie au filtre du
conformisme le plus prudent. En psychologie, on obtient ainsi une synthèse stérile entre le
sensualisme condillacien, avec sa postérité idéologique, et la méthode introspective. La « théorie
des facultés de l’âme » n’est pas discutée de façon critique, et Cousin s’inscrit dans la tradition
qui en admet arbitrairement trois : raison, volonté et sensation. Sur les actes dits volontaires,
Cousin n’envisage pas le rôle du corps, et il souscrit ainsi à la « thèse intellectualiste » sans
s’intéresser à leur genèse physiologique.

Le spiritualisme de Ravaisson n’échappe pas non plus aux attaques de Ribot, qui n’y voit
qu’une sorte de mystique anti-éclectique. Si Ribot rejette matérialisme et idéalisme comme le fait
Ravaisson, il n’en adhère pas pour autant au cadre conceptuel proposé par ce dernier, pour qui
« la vraie méthode de la métaphysique consiste en une opération simple et indivisible, par
laquelle nous avons en nous-mêmes une conscience immédiate de l'Absolu265 ». L'hermétisme de
Ravaisson est rappelé à plusieurs reprises dans l’article du Mind avec un certain dédain : « Il n'est
pas facile d'en donner un compte rendu clair, car l'école est bien loin d'être fière de sa précision
[…] aucune école n'a autant abusé des mots « amour », « grâce », et « liberté »266 ». Les mentions
omniprésentes de « l'Infini », « l'Absolu », « l'Amour », ou du « Bien » laissent Ribot pour le
moins sceptique ; tout au mieux voit-il dans la métaphysique de Ravaisson une sorte de poésie de
l'« Acte pur », défini comme ce mystérieux fondement de nous-mêmes, accessible à nous-mêmes
par la seule introspection.
Ravaisson est un « esthéticien » talentueux, mais son style semble péremptoire à Ribot : le
mépris pour la science qu’il affiche sans embarras enferme dans une tour d'ivoire impénétrable
son spiritualisme d’initiés. « Ce spiritualisme universel s'est élevé́ si haut qu'il se croit dans une
citadelle imprenable »267, dans laquelle l’observation intérieure donne accès à l’être même des
choses : « la plupart des disciples de l'école [de Ravaisson, ndlr] ne cachent pas qu'à leurs yeux la
réflexion apprend plus à la philosophie que toutes les expériences du monde268 ». Ravaisson opte
volontiers pour un ésotérisme exclusif, une « obscurité désirée et très recherchée, qui tient le

265
Ibid., p. 109.
266
Ibid., p. 111.
267
Ibid.
268
Ibid.

  100 
profane à distance269 ». Mais si Ribot désapprouve le style de Ravaisson, il reconnaît
d’indéniables qualités aux deux principaux disciples de celui-ci : Lachelier est dit rigoureux,
précis, clair (Ribot fait notamment référence à l’ouvrage intitulé Du fondement de l'induction,
Lachelier, 1871), et l’érudition de Fouillée, « le plus brillant esprit de l'école 270 », suscite son
admiration. Son livre sur La liberté et le déterminisme révèle tout particulièrement son talent
selon Ribot, qui lui reproche cependant d’opter pour une méthode de conciliation aussi
ambitieuse que déformante : en atténuant les différences entre les doctrines les plus opposées de
l’histoire de la philosophie, qu’il passe quasiment toutes en revue, Fouillée fait montre de cette
même attitude éclectique que Ribot dénonçait chez Cousin.
Outre les deux écoles spiritualistes, celle de l’éclectisme cousinien et celle de Ravaisson,
l’article du Mind évoque quelques auteurs plus indépendants ; là encore, il marque ses distances
avec un mépris plus ou moins prononcé. Les travaux de Renouvier, continuateur du kantisme,
semblent susciter un respect certain de la part de Ribot, mais ce dernier déplore le dogmatisme de
sa pensée, tout assujettie à la morale, et son manque de clarté : « Je regrette de devoir déclarer
qu'en France ses travaux n'ont pas été suffisamment lus, et qu'ils sont loin d'avoir obtenu le succès
qu'ils méritent. La faute en revient au style de l'auteur et encore plus dans un défaut d'exposition
et de composition, qui n'est pas facilement pardonné par les lecteurs français271».
Ribot évoque aussi Vacherot, chez lequel on retrouve la marque de Kant en ce qu'il rejette
toute connaissance a priori ; Renan, dont il vante le style mais dont il déplore aussi l’imprécision,
et Cournot, dont les travaux ne semblent pas lui inspirer d’opinion particulière, à cela près qu’il
établit la même distinction que lui entre science et philosophie :

Pour Cournot, la philosophie n'est pas et ne peut pas être une science, parce qu'une science
demande une rigoureuse exactitude, et parce qu'une science doit définir, prouver et mesurer, alors
que la philosophie traite de sujets qui n'admettent ni mesure, ni définition exacte, ni preuve
satisfaisante272.

Dans un tel contexte, l’apparition du positivisme a au moins le mérite de faire porter


l’attention des intellectuels sur les sciences. « Le positivisme qui avait jusqu'ici grandi dans le
silence, était organisé, rassemblait des adhérents, et devint la philosophie des hommes de science,
269
Ibid.
270
Ibid.
271
Ibid., p. 117.
272
Ibid., p. 118.

  101 
comme l'éclectisme était devenu celle des hommes de lettres 273 ». Cet essor de l'esprit positif et
scientifique contre une philosophie trop attachée à la rhétorique s’explique notamment par
l'apport de penseurs anglais comme Mill274, qui commence à se faire connaître en France dans les
années 1860. Ribot souligne la différence entre les deux tendances de l’école positiviste : les
positivistes qui s’attachent à défendre la méthode objective et scientifique défendue par le
« premier Comte », et ceux dits orthodoxes, dont le chef de file est Laffitte, qui partagent les
idées politiques et religieuses du « second Comte ». Ribot se sent certes plus proche de Littré,
représentant de la première tendance, que de Laffitte, mais la volonté affichée de se distinguer des
autres doctrines scientifiques telles que le darwinisme, et des nouvelles recherches en physiologie
se retrouve dans les deux tendances.

[La doctrine positiviste] est restée étroitement enfermée à l'intérieur de son propre dogme,
persuadée que rien ne devrait lui être ajouté ou soustrait ; elle soutient que les seules écoles
fécondes sont celles qui sont restées pures, alors que l'histoire, au contraire, nous enseigne
qu'aucune n'a duré à part celles qui se sont constamment modifiées275.

Si Ribot se réjouit initialement qu’une école de philosophie ait enfin voulu se fonder sur la
science et s’éloigner de l’enseignement universitaire en vigueur, il reproche donc finalement aux
positivistes, y compris à ceux issus du groupe mené par Littré, plus influent, d’être restés trop
dogmatiques, rigides, inflexibles et fermés à toute critique. Ribot rejette les doctrines comtiennes
pour ne retenir donc que l’esprit positif, qu’il associe à « l’expérientialisme », et qu’il voit comme
un mouvement méprisé à tort par l’intelligentsia officielle. Cette école expérimentale rassemble
aussi bien des médecins, des physiologistes, tels Emile Cazelles, Claude Bernard et Marcellin
Berthelot276, que des philosophes qui ambitionnent de faire reconnaître les avancées scientifiques
observables chez leurs collègues anglais contemporains. Léon Dumont 277 fait ainsi découvrir les
travaux de Hartmann et Lewes, dont Ribot s’inspirera ; Cazelles intéresse le public français à
l’associationnisme de Bain et Spencer et aux écrits de Mill, aussi diffusés par Taine. C’est sur le

273
Ibid., p. 108.
274
Nous reviendrons plus spécifiquement sur l’influence des penseurs anglais ultérieurement.
275
Ibid., p. 113.
276
Berthelot est un chimiste qui avait refusé, avec Renan, de faire école, ou de se lier aux dogmes d'une école.
277
Léon Dumont (1837-1877) est un psychologue et philosophe français qui publie régulièrement dans la Revue
scientifique à partir de 1872. Il écrit sur l’esthétique, l’habitude, le rire, et s’intéresse notamment à Hartmann et
Lewes. Nietzsche se serait peut-être inspiré de sa Théorie scientifique de la sensibilité, mentionnée plus loin, pour
développer la notion de Volonté de puissance.

  102 
mérite de ce dernier que l’article de Ribot attire tout particulièrement notre attention : Taine,
avant lui, était déjà parvenu à combattre les préjugés éclectiques qui avaient fait toute son
éducation.

3/ Ribot, simple disciple de Taine ?

De l'Intelligence, publié en 1870, promeut une méthode analytique des faits


psychologiques pour remonter du complexe aux processus physiologiques simples qui les sous-
tendent. Cabanis, Broussais, mais aussi, avant eux, Locke et Condillac sont présentés par Ribot
comme les auteurs ayant ouvert la voie à Taine pour élaborer sa psychologie. Tout en
s’intéressant à l’analyse de la formation de idées, ou idéologie, chez Locke et Condillac, Taine
voit chez Cabanis l’un des premiers médecins à insister sur la nécessité pour la psychologie d’être
attentive aux observations faites en physiologie. Avant Ribot, Taine lit donc les anatomistes et les
physiologistes, qui n’hésitent pas, en retour, à faire référence à ses ouvrages en matière de
psychologie (notamment son traité De l’Intelligence, publié en 1870), alors qu’il ne leur viendrait
nullement à l’idée de se reporter aux spiritualistes. C’est à la suite de Taine que Ribot accuse
l’éclectisme de faire de la philosophie un exercice littéraire sans originalité ni profondeur de
réflexion. On trouve cette critique de Taine dans l’ouvrage sur Les philosophes classiques du
XIXe siècle en France.
A propos des facultés, le nominalisme de Taine rappelle celui de Ribot : Taine semble
plus radical, et Ribot plus modéré, mais de fait, tous deux reprochent à la volonté, à la mémoire,
au moi d’être des termes maladroits parce que trop englobants, et trop clivant à la fois ; trop
généraux dans leur définition, et trop impropres à traduire les enchevêtrements de divers
phénomènes pluricatégoriels, changeant selon la loi de dissolution - et d’évolution. Pour Ribot,
comme pour Taine, les facultés comme la « volonté » ne sont pas vides de sens, mais elles ne
peuvent renvoyer qu’inadéquatement à des phénomènes biologiques complexes, variant
synchroniquement, d’individu à individu, et diachroniquement.
Autodidacte scientifique en lutte contre les habitudes rhétoriques de l'éclectisme qui l'avait
formé, Taine incarne pour Ribot l’équivalent français des psychologues anglais : « Il désirait que

  103 
la psychologie soit une science des faits, et qu’ainsi elle représente en France les mêmes
tendances que l’on trouve chez les psychologues anglais contemporains 278 ». « Psychologue
naturaliste », selon l’expression de Ribot, Taine entreprend des recherches transdisciplinaires qui
donneront naissance à la Völkerpsychologie, ou psychologie sociale, ethnographique. Rejetant
vigoureusement la théorie des facultés de l’âme que l’école éclectique continuait d’imposer, il
opte pour une psychologie observatrice des physiologies humaines pour expliquer les
phénomènes historiques, notamment dans le domaine de la création artistique.
Outre l’importance qu’ils accordent à la physiologie, tous deux partagent aussi un grand
intérêt pour la littérature, qui constitue, selon le fameux mot de Taine, une « psychologie
vivante ». De l’histoire de la philosophie, Taine s’oriente vers la psychologie, mais publie aussi
de nombreux travaux d’esthétique, tantôt en philosophe, tantôt en critique littéraire. Après un
doctorat sur La Fontaine, il écrit sur Tite-Live, et rédige sa célèbre Histoire de la littérature
anglaise (1864). La multidisciplinarité des travaux de Taine séduit Ribot, qui n’hésitera pas lui
non plus à emprunter ses exemples de cas pathologiques à la littérature.

Au contraire de la psychologie générale qui est surtout analytique, la psychologie


appliquée sera surtout synthétique au moins quant au but qu'elle poursuit. Il est par suite assez
naturel qu'elle ait été entrevue d'abord plutôt par les artistes que par les psychologues de
profession : car, l'artiste a au plus haut degré le sentiment spontané de cette corrélation des parties,
de cette logique intérieure qui se retrouve dans tous les êtres vivants ; en sorte qu'on peut dire que,
quand il crée, il fait une œuvre de psychologie appliquée, d'après des procédés inconscients 279.

Dans un article de la Revue publié en 1877, Ribot expose la psychologie de Taine 280 en
vantant son intérêt méticuleux pour les faits. Taine a d’ailleurs abordé la psychologie appliquée
en premier lieu, avant de se pencher sur la psychologie générale. Fervent opposant à la théorie
des facultés, il adopte une approche naturaliste, dit Ribot, et insiste sur l’importance de trois
forces primordiales agissant sur la psychologie de l’individu : la race, le milieu, le moment.
Or c’est là le point sur lequel Ribot s’éloigne considérablement de Taine. Certes, dans ses
derniers ouvrages, Ribot fait allusion à l’importance de nourrir la psychologie d’autres
disciplines, mais de fait, dans son œuvre, il ne s’intéresse que rarement et plutôt superficiellement
à l’influence du milieu sur la psychologie individuelle. Taine, quant à lui, voit dans l’intelligence

278
Ibid., p. 114.
279
RIBOT, T., « M. Taine et sa psychologie », RP, 1877, p. 22.
280
Ibid.

  104 
ou les émotions, par exemple, autant de phénomènes physiologiques, certes, mais dont les
conditions et les lois sont à chercher dans l’époque, l’environnement social, et la race de
l’individu : « De même qu’au fond l’astronomie est un problème de mécanique et la physiologie
un problème de chimie, de même l’histoire au fond est un problème de psychologie 281 ».Taine est
un psychologue historique similaire dans son approche à Mill, en ce sens qu’il s’intéresse à la
façon dont les sentiments et les idées d’un peuple peuvent expliquer les processus historiques :
« C’est par la déduction des lois mentales qu’on exprimera les phénomènes historiques 282 », et
ces lois permettront une prédiction possible des événements politiques à venir : là encore,
l’ascendant de Mill sur Taine est incontestable. L’établissement de lois historiques n’est possible
que parce que la psychologie elle aussi est soumise à des lois, à une régularité issue de la même
loi de causalité universellement valable, pour tout phénomène : « Art, littérature, philosophie,
religion, famille, société, gouvernement, tout établissement ou événement extérieur nécessite et
dévoile un ensemble d’habitudes et d’événements intérieurs. Le dehors exprime le dedans,
l’histoire manifeste la psychologie 283 ».

En ce sens, ses travaux pourraient compléter ceux de Ribot en aval, pour ainsi dire, en
ajoutant la dimension historique qui découle de la psychologie. Mais Taine insiste aussi sur la
nécessité de prendre en compte l’histoire en amont, comme condition, au même titre que la
physiologie ou la linguistique, des psychologies collective et individuelle. L’intériorité
psychologique se comprend par les indices historiques extérieurs, et ce « dehors », en retour,
forge le « dedans ». La race, le milieu et le moment : trois causes principales, déterminantes dans
la constitution de la psychologie individuelle. Par race, précisons que Taine entend davantage une
sorte de tempérament local dû à l’héritage d’une mémoire collective qu’une couleur de peau ou
une physionomie particulière. Le milieu, considéré comme moins déterminant que la race mais
néanmoins essentiel, renvoie d’abord au milieu socio-politique dans lequel l’individu évolue :
c’est du milieu historique, bien plus que du milieu naturel qu’il s’agit. Le « moment » désigne
l’interaction entre race et milieu, et renvoie donc lui aussi à un aspect historique de la
psychologie, assez nettement délaissé par Ribot.

281
TAINE, H., Histoire de la littérature anglaise (1864), Paris, Hachette, 1881-1882, 5e éd., 5 vol., vol. 1, p. 45.
282
TAINE, H., Le positivisme anglais : Étude sur Stuart Mill, Paris, Baillière, 1864, p. 384.
283
TAINE, H., Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, op.cit., p. 340.

  105 
La philosophie ne change pas : elle pose les mêmes questions depuis sa naissance, et n'a
toujours pas trouvé de réponses ; les sciences qui s'en sont émancipées n’en ont pas moins, quant
à elles, progressé. Le prix à payer pour l'éternité, c'est la paralysie, le piétinement : or les sciences
ont besoin d'évoluer, de progresser par l'observation toujours plus approfondie de cas particuliers.
La philosophie interroge le réel, mais sans constituer de savoir positif. La science, elle, construit
des connaissances : elle démontre, progresse, s’amende sans cesse. Fidèle à Claude Bernard sur
ce point, Ribot veut délaisser la réflexion sur les origines et les valeurs, la méta-attitude du
philosophe, pour se cantonner à la méthode expérimentale : observant d’abord les faits, qui
suggèrent ensuite des hypothèses qui orientent l’expérience, et vérifiant enfin l’hypothèse par
l’expérience. Les philosophes spiritualistes, en cherchant à redéfinir le domaine de la philosophie
face aux sciences positives qui s’en émancipaient, se sont mépris sur l’enjeu de la lutte : il ne
s’agit pas, pour les « expérimentalistes », de réduire l’esprit à une chose purement matérielle, et
de prouver aux philosophes qu’ils ont tort.
La philosophie se voit certes dépouillée de certains de ses objets d'études par des
disciplines spécialisées qui peuvent s'y consacrer exclusivement et scientifiquement. Mais ces
sciences spécialisées elles-mêmes vont produire des connaissances qui se prêteront par la suite à
la réflexion du philosophe : l'esprit philosophique est préoccupé du général, en amont et en aval
des recherches scientifiques, et tant qu'il ne prétend pas s'atteler à du spécifique, sa valeur est
reconnue par Ribot : « Et que l'on ne dise point qu'il y a contradiction à prétendre que le progrès
des sciences les ramène à la philosophie, après avoir soutenu plus haut qu'il les en détache. C'est
là une double nécessité qui résulte de la nature même des choses et qui se comprend
facilement284 ». Si l’élaboration d’une psychologie proprement scientifique amène ainsi Ribot à
délaisser le champ de la philosophie, il espère cependant que cette dernière puisse ensuite se
nourrir de ses travaux. La rupture, en ce sens, est aussi nécessaire que provisoire. Cependant, on a
pu voir, d’une part, que Ribot exprime de fait plus souvent une rivalité méthodologique qu’une
complémentarité théorique entre l’attitude scientifique et l’attitude philosophique. D’autre part,
cette rivalité affichée est toute relative, puisque les travaux de Ribot s’appuient, même s’il le
reconnaît rarement, sur de nombreux présupposés philosophiques. Nous avons vu donc dans

284
PAC, p. 17.

  106 
quelle mesure la psychologie de Ribot s’inscrit dans une tradition philosophique qu’il prétend si
souvent rejeter en bloc ; il s’agit maintenant de comprendre l’impact de l’ « esprit positif » de la
seconde moitié du XIXe siècle sur les travaux de Ribot. L’apport des écoles anglaises et
allemandes est essentiel dans le renouveau scientifique de la psychologie française, et Ribot
s’inspire largement de ses collègues européens pour éclairer la question de la volonté.

  107 
  108 
CHAPITRE II
LES PRÉMICES D’UNE NOUVELLE MÉTHODE
« SCIENTIFIQUE »

Lorsque Ribot dit exiger que la psychologie soit scientifique, il s’inscrit dans un
mouvement plus général, au niveau européen, de confiance grandissante accordée à la méthode
expérimentale. Cet esprit positif propre à la seconde moitié du XIXe siècle semble ne pas prendre
en compte le caractère relatif des connaissances scientifiques : on ne trouve pas vraiment de
préfiguration de la prise de conscience plus tardive des obstacles épistémologiques contre
lesquels un Bachelard nous mettra en garde, ni des insuffisances de la preuve signalées par un
Popper, ni des conditions de naissance des paradigmes scientifiques sur lesquels Thomas Kuhn
insistera285. Trop séduits par le scientisme 286 en vogue qui condamne la métaphysique, de
nombreux hommes de science qui nourriront le travail de Ribot n’envisagent pas encore les effets
qu’une épistémologie critique pourrait avoir sur leurs recherches.
Pourtant, Ribot n’hésite pas à nuancer l’exactitude scientifique des ouvrages dont il va
nourrir sa pensée : « C'est une opinion commune que les pensées, sentiments et actions des êtres
sensibles ne peuvent être l'objet d'une science, dans le même sens que les êtres et phénomènes du
monde extérieur. Cette opinion repose sur une confusion : on confond toute science avec la
science exacte287 ». Ribot admet ainsi volontiers l’inexactitude de la science psychologique, mais

285
Cf. BACHELARD, G., Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934 ; POPPER, K., La Logique de la
découverte scientifique (1934), trad. fr. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Paris, Payot, 1973 ; KUHN, T.S., La
structure des révolutions scientifiques (1962), trad. fr. L. Meyer, Paris, Flammarion, 1972.
286
Ernest Renan fait ainsi partie des défenseurs de l’idée très courante à l’époque que la science expérimentale est
l’unique voie pour parvenir à la connaissance du monde : « Organiser scientifiquement l'humanité, tel est donc le
dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais légitime prétention » (RENAN, E., L'Avenir de la
science, pensées de 1848, Paris, Calmann-Levy, 1890, p. 37).
287
PAC, p. 105.

  109 
sans en conclure qu’elle puisse perdre son statut de science. Certaines causes des phénomènes
observés sont manifestes et mesurables, d'autres le sont moins, voire pas du tout. Mais cette
incapacité d’expliquer certaines variations ne doit nullement décourager le psychologue dont
l'objet d'étude est comparé par John Stuart Mill et Ribot au phénomène des marées : certaines
données comme la direction du vent, la forme des fonds marins ont une influence considérable
sans pouvoir être calculées.

Cependant, non seulement il est certain que ces variations ont des causes agissant d'après
des lois parfaitement uniformes ; non seulement donc la théorie des marées est une science comme
la météorologie, mais elle est plus utile que celle-ci dans la pratique. Car, on peut établir des lois
générales pour les marées, et fonder sur ces lois des prévisions qui seront à peu près justes. C'est là
ce qu'on entend ou ce qu'on devrait entendre quand on parle de sciences qui ne sont pas des
sciences exactes288.

La psychologie, au même titre que la théorie des marées, peut donc prétendre au statut de
science, même si ses prédictions demeurent imparfaites en raison de l'ignorance de certaines
causes. Cette ignorance est une borne, pour reprendre la terminologie kantienne, pas une limite :
les frontières de notre connaissance sur la nature humaine sont contingentes, dépassables et non
nécessaires. Mais ce sont surtout les conséquences pratiques, les prévisions possibles à partir des
observations partielles qui intéressent Ribot : « Dès maintenant nous connaissons assez les lois
primitives des phénomènes mentaux pour pouvoir prédire [la conduite de l’individu] dans un
grand nombre de cas. Mais, en fait, nous n'avons jamais toutes les données nécessaires pour cette
prédiction289 ». On ne peut établir de propositions universelles sur le caractère d'un individu.
Ribot note cependant que cette incapacité provisoire n'est pas une impossibilité, d’une part, et
d’autre part, qu’elle est moins handicapante lorsqu'il s'agit d'expliquer les comportements
sociaux : les lois de la psychologie gagnent alors en solidité, l'attitude d'un groupe étant plus
facile à prédire que celle d'un individu. « Mais les généralisations approximatives ont une
exactitude suffisante pour la vie pratique : ce qui n'est que probable, quand on l'affirme
d'individus pris au hasard, est certain, quand on l'affirme du caractère et de la conduite des
masses ; et là est l’utilité de la psychologie 290 ». La psychologie s’éloigne de la philosophie, là
encore, mais cette fois du fait de son utilité. Pourtant Ribot, de fait, ne s’intéresse pas tellement

288
Ibid., pp. 105-106.
289
Ibid., p. 106.
290
Ibid., pp. 106-107.

  110 
aux conséquences pratiques de ses travaux, ni en termes cliniques ou thérapeutiques au niveau
individuel, ni en termes sociologiques ou politiques au niveau collectif. C’est d’ailleurs là l’un
des points sur lesquels son œuvre se distingue de celle des positivistes.

A. L' « ESPRIT POSITIF » ET LE POSITIVISME

L’ « esprit positif » de la seconde moitié du XIXe siècle renvoie à une foi synthétique et
compréhensive, à la façon dont la décrit Léon Dumont, auteur d’une Théorie scientifique de la
sensibilité. Ribot fait partie d’un courant particulièrement en vogue son époque rassemblant tous
les penseurs influencés par les idées suivantes :

La théorie de l’évolution et de la sélection naturelle, la réduction du Moi à une série et à


des groupes de faits de conscience, l’analyse de la conscience elle-même en sensations
élémentaires, la théorie de l’équivalence des forces, la transformation et la conservation de
l’énergie, l’identité de la sensation et du mouvement, la sensibilité dans les fonctions inconscientes
de l’organisme, l’explication des instincts et des facultés par l’habitude et l’hérédité, et enfin les
nouvelles méthodes d’analyse physiologique qui présentent nos organes comme de pures
associations d’éléments histologiques et leur fonctionnement comme la résultante des
mouvements moléculaires291.

Dumont souscrit à toutes ces tendances en reconnaissant qu’il s’agit là d’hypothèses qui
ne sont pas encore vérifiées expérimentalement au moment où il écrit. Ribot n’insiste pas, quant à
lui, sur ce caractère hypothétique, et c’est à juste titre qu’on pourrait le lui reprocher. Il est
remarquable de constater que sa conception de l’ « esprit positif » se veut pourtant distincte du
positivisme comtien justement parce qu’il considère ce dernier comme trop dogmatique. Il ne faut
pas en effet confondre les ambitions « positivistes » des psychologues que sont Taine et Ribot, et
le positivisme de Comte. Taine avait consacré une étude à Stuart Mill en 1864 sous le titre Le

291
DUMONT, L. Théorie scientifique de la sensibilité : le plaisir et la peine, Paris, Baillière, 1875, p. 6.

  111 
Positivisme anglais : Étude sur Stuart Mill292, dont il s’est peut-être inquiété qu’il ait pu donner
lieu à un malentendu sur le sens du terme. Ribot déplore ces confusions trop courantes, et défend
un « esprit positif » dans un sens plus large, et antidogmatique : « Le positivisme, qui est une
doctrine circonscrite et achevée se réclamant immuable, ne doit pas être confondu avec l'esprit
positif, qui est seulement une méthode de philosopher293 ». Le positivisme comtien est trop rigide,
doctrinaire et systématique : « Il impose plus aux esprits que la méthode moins affirmative de
l’esprit purement scientifique 294 ». Entre l’esprit positif d’un Stuart Mill ou d’un Spencer et le
positivisme de Comte, il y a ainsi « autant de différences qu’entre l’esprit philosophique et la
philosophie, c’est-à-dire entre ce qui demeure et ce qui passe 295 ». Le positivisme comtien,
comme toute doctrine philosophique, est une mode qui s’ignore.

Ribot reproche ainsi au positivisme comtien d’être une philosophie, une doctrine trop
rigide et systématique ; mais de façon surprenante, il s’indigne parallèlement du dédain de Comte
pour la recherche des causes ultimes. On aurait été en droit de s’attendre à ce que Ribot suive
Comte dans son rejet de toute spéculation métaphysique ; or Ribot refuse d’ôter toute valeur à la
métaphysique. Certes, le positivisme a raison, concède Ribot, lorsqu'il s'attache à débarrasser les
sciences de la métaphysique. Mais il ne s'agit pas de condamner la métaphysique en bloc pour
autant, en lui déniant tout intérêt philosophique. En effet, Ribot insiste sur la valeur intrinsèque
des recherches portant sur l'inconnaissable : « Mais condamner toutes les recherches sur les
raisons dernières comme une illusion dangereuse et vaine, considérer comme perdu le temps
qu'on y consacre, vouloir en guérir l'esprit humain comme d'une infirmité chronique, c'est en
réalité l'amoindrir 296 ». Nous avons déjà évoqué l’ambiguïté apparente d’une telle position chez
Ribot, mais c’est ici contre ce qu’il perçoit comme le pragmatisme vulgaire du positivisme
comtien qu’il défend l’activité spéculative :

L'importance des recherches ne se mesure pas au succès. Chercher sans espoir n'est ni
insensé, ni vulgaire ; on peut entrevoir, sinon trouver. La vraie noblesse de l’intelligence humaine

292
TAINE, H., Le Positivisme anglais. Étude sur Stuart Mill, Paris, Germer Baillière, 1864.
293
RIBOT, T., « Philosophy in France » dans Mind, art.cit., p.113. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.
294
PAC, p. 102.
295
Ibid.
296
Ibid., p. 21.

  112 
est moins dans les résultats qu'elle obtient que dans le but qu'elle se propose, et dans les efforts
qu'elle ose tenter pour l'atteindre. L'expérience est beaucoup, elle n'est point tout 297.

L’esprit philosophique complète l’esprit positif ; si le questionnement philosophique n’a


pas sa place en science, il demeure la marque la plus sûre de la vivacité de l’intelligence humaine
en amont et en aval des recherches scientifiques. Toute philosophie, comme celle de Comte, qui
prétend l’éradiquer de son giron tue l’essence même de l’esprit philosophique, et se transforme en
un dogme vain.

La philosophie [l’esprit philosophique, ndlr] restera comme une tentative éternelle sur
l’inconnu. Elle ne trouvera point le dernier mot des choses, et c'est heureux ; car on peut dire sans
paradoxe, que si la métaphysique donnait tout ce qu'elle promet, mieux vaudrait la forcer au
silence. Supposez résolues toutes nos questions sur Dieu, la nature, et nous-mêmes, que resterait-il
à faire à l'intelligence humaine ? Cette solution serait sa mort. Tous les esprits curieux et actifs
seront sur ce point de l'avis de Lessing : « Il y a plus de plaisir à courir le lièvre qu'à le prendre. »
La philosophie entretiendra leur activité par son magique et décevant mirage. Ne dût-elle rendre à
l'intelligence d'autre service que de la tenir toujours en éveil, que de l'élever au-dessus d'un
dogmatisme étroit, en lui montrant ce mystérieux au-delà qui dans toute science l'entoure et la
presse, elle l'aurait servie assez 298.

L’esprit positif défendu par Ribot continue à reconnaître la valeur des spéculations des
métaphysiciens. On sait que ce n’est pas là le discours qu’il tient systématiquement, et l’on peut
légitimement se demander s’il ne fait pas preuve d’une certaine mauvaise foi en revalorisant ici
l’esprit philosophique. Mais Ribot promeut simplement une division des tâches, des territoires
sans envisager de rivalité entre esprit philosophique et esprit positif. L’essentielle ambition de
l’esprit positif tel que Ribot le conçoit est, en psychologie, de constituer celle-ci comme science
des faits et non plus des facultés : il s’agit de construire en France une attitude scientifique
similaire à celle des psychologues anglais de son époque. Ribot en veut sans doute à Comte
davantage d’avoir exclu la psychologie des sciences positives, en se méprenant grossièrement sur
sa méthode. Comte, en réalité, adresse les mêmes critiques que Ribot à la psychologie
« ordinaire » ; indûment séparée de la physiologie, trop axée sur l’introspection et la théorie des
facultés. Mais Ribot s’éloigne de Comte sur plusieurs points ; d’abord, il reconnaît une valeur à

297
Ibid., p. 21.
298
Ibid., pp. 21-22.

  113 
l’observation intérieure, ensuite, la psychologie comtienne, si tant est qu’on puisse vraiment dire
qu’il y en ait une, se comprend comme une science morale, voire religieuse 299. Enfin, Ribot
rejette la phrénologie de Gall que Comte approuve. Comme Taine, Ribot ne voit dans la
phrénologie qu’une transposition physiologique de la théorie des facultés de l’âme. Si le mérite
de Gall est d’avoir introduit en psychologie la physiologie du système nerveux, son tort, selon
Ribot, est de se fonder exclusivement sur des topographies crâniennes dont la correspondance aux
facultés cérébrales reste à prouver. Dans la psychologie anglaise contemporaine, Ribot se
démarque donc fermement des positivistes français en les opposant notamment à l’approche de
Spencer. Le chapitre qu’il lui consacre s’ouvre et se clôt sur une comparaison entre ce dernier et
Auguste Comte. C’est à tort, selon Ribot, que l’on considère Spencer comme un disciple de
Comte, et l’on a bien plus à apprendre de l’école anglaise que du positivisme français.

B. « L’ÉCOLE ANGLAISE »

Parmi les travaux anglais et allemands contemporains de Ribot ayant contribué à


l’émergence de la psychologie expérimentale, il est utile de passer en revue les types d’approches
et de préoccupations qui laissent une marque décisive sur les recherches ribotiennes à propos des
maladies de la volonté. La défense de cette nouvelle discipline prend avant tout la forme
« catalogale » des deux ouvrages consacrés à la psychologie anglaise et à la psychologie
allemande, qui constitueront nos sources principales dans les pages à venir. Dans la Leçon
d’ouverture du cours de la Sorbonne (sous-titré La psychologie nouvelle) il est par ailleurs fait
mention des exemples de l’Italie et des Etats-Unis, dont les universités ont elles aussi, bien que
dans une moindre mesure, témoigné en faveur d’une émancipation des recherches psychologiques
vis-à-vis de l’enseignement philosophique. Cette leçon inaugurale exprime à la fois :

299
Il s’agit de la « septième science », supérieure à la sociologie, qui a prêté à tant de controverses chez les
positivistes disciples de Comte.

  114 
- Un ressentiment vis-à-vis du monde universitaire français, qui commence alors seulement à
reconnaître la valeur de ses ambitions alors que plus de dix ans auparavant, sa « thèse ne fut
considérée que comme un paradoxe et ne rencontra guère que des incrédules 300 » ;
- L’espoir d’un progrès dans la direction qu’il a tracée : « la bataille n’est pas encore gagnée 301 ».
- Une gratitude pour avoir tout de même enfin vu son projet accepté par les représentants les plus
emblématiques de la philosophie française institutionnalisée. Mais cette gratitude est surtout
rhétorique ; et si Ribot se sent obligé, c’est surtout vis-à-vis des penseurs qui ont permis l’essor
des recherches scientifiques en psychologie en Grande-Bretagne. Parmi eux, Spencer occupe une
place tout à fait singulière dans l’estime intellectuelle de Ribot.

1/ L’appui de l’évolutionnisme spencérien

Alors que le « génie anglais » est souvent caractérisé à juste titre par un souci marqué du
détail, de l’induction et de l’analyse, Spencer est rapproché des penseurs systématiques ou
idéalistes. Contrairement à la plupart de ses compatriotes, il propose un système de
philosophie. Les Premiers principes (publiés en Angleterre en 1860 et traduits pour la première
fois en 1871), connurent un succès plus important en France qu’en Angleterre, et ses Principes de
psychologie (publiés en 1855 - traduits en 1875 par Ribot et Espinas), entérinèrent sa renommée
française - principalement grâce à l’entremise de Ribot 302. Ribot rencontre Spencer pour la
première fois à Paris en 1870 et se fait à partir de cette période le relais de sa philosophie en
France : la « mode spencérienne » en France est d’abord due à la fascination que Spencer exerce
sur lui au moins jusqu’au tout début du XX e siècle. Comment Ribot s’est-il servi de Spencer pour
appuyer sa conception de la psychologie ? Ribot voit dans les Premiers principes de Spencer une
sorte de métaphysique laïque :

300
RIBOT, T., « Leçon d'ouverture du cours de la Sorbonne : La psychologie nouvelle », RPL, 1885, p. 780. Ribot
fait ici allusion à sa thèse sur l’hérédité, soutenue en 1873.
301
Ibid.
302
Cf. PLAS, R., « Un moment spencérien aux origines de la psychologie « scientifique » française ? », Arts et
Savoirs [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 15 mai 2014.

  115 
Montrer qu'en dehors de la science est une région inaccessible à ses procédés et à ses
méthodes, en dehors du connaissable, l’inconnaissable, et placer ainsi sur un nouveau terrain la
vieille querelle de la religion et de la science, de la démonstration et de la foi, en montrant qu'il n'y
a absolument rien de commun entre elles : essayer, par une synthèse hardie fondée sur les sciences
positives, de tout ramener à la loi d'équivalence ou de corrélation des forces, et de montrer que
tous les phénomènes sont convertibles entre eux, depuis les manifestations physiques jusqu'à la
vie, la pensée et le développement de l’histoire, condamner ainsi le spiritualisme et le
matérialisme, et les rejeter comme deux solutions vaines : telle est en deux mots la pensée du livre
que l’on appellerait, si l'on ne craignait pas un malentendu, la Métaphysique du positivisme 303.

Le malentendu, on l’aura compris, serait de confondre ce positivisme spencérien avec


celui de Comte. Le positivisme de Spencer est évolutionniste, et sa psychologie est avant tout
physiologique : la vie mentale s’explique par la vie organique ; toutes deux traduisent d’abord
une adaptation de l’individu au milieu physique qui l’environne. L’idée d’évolution, empruntée à
Darwin, traduit en termes scientifiques l’idée de progrès et de perfectibilité que l’on trouve chez
les penseurs du XVIIIe. Alors que la notion de progrès sous l’angle de la philosophie des
Lumières se rapporte davantage à l’humanité et implique l’idée d’une amélioration morale de
celle-ci, celle d’évolution embrasse l’étude de tous les êtres vivants, et peut comporter des retours
en arrière, des dissolutions ou régressions à l’échelle de la « race », c’est-à-dire du peuple
observé. Quelques remarques s’imposent sur le racialisme de Ribot, typique de son époque,
partagé par Spencer et Taine parmi tant d’autres. Si Ribot n’adhère nullement aux thèses de
Gobineau304 et ne croit pas en une pureté de la race blanche (qu’il s’agirait de ne pas souiller par
le métissage, selon Gobineau), il est fermement convaincu de la supériorité de celle-ci. Par race,
cependant, il est davantage fait référence à une appartenance ethnique, à un caractère national et
culturel qu’à une couleur de peau à proprement parler. Quoi qu’il en soit, la constance des
caractéristiques de ces « races » s’expliquerait d’abord par l’hérédité. L’idée d’une loi
d’évolution neutre, scientifique, inspire Ribot dans la quasi totalité de son œuvre, mais en
particulier pour sa thèse sur l’hérédité :

L’hérédité et l’évolution sont les deux facteurs nécessaires de toute modification stable,
dans le domaine de la vie […]. Posez l’évolution sans l’hérédité, tout changement devient

303
PAC, p. 167.
304
GOBINEAU, A., Essai sur l’inégalité des races humaines (4 vol.), Paris, Firmin-Didot frères, 1853-1855.

  116 
transitoire […]. Posez l’hérédité sans l’évolution, et vous n’avez plus que la conservation
indéfinie, incroyablement monotone, des mêmes types fixés une fois pour toutes 305.

L’habitude fixe les modifications psychophysiologiques dans l’individu ; l’hérédité, elle,


fixe ces modifications, devenues alors organiques, dans la « race » - mais l’évolution permet de
nouvelles modifications au cours des générations à venir. La question de l’hérédité, récurrente
dans la seconde moitié du XIXe siècle, est intimement liée chez Ribot à celle de l’évolution :
l’hérédité explique l’identité et la permanence, et l’évolution complète ce mécanisme reproductif
en expliquant les différences, les variations. Davantage que la physiologie individuelle, c’est
l’évolution biologique de la race qui intéresse Spencer, et ce aussi lorsqu’il aborde la question de
l’apparition de la vie psychologique. La volonté, comme la raison ou la mémoire, naît lors d’une
différentiation, d’une intégration croissante et progressive de différents éléments
psychophysiologiques apparus lors de rapports plus variés entre les individus et leur milieu ;
lorsque les correspondances entre ces individus et leur milieu cessent d’être simples et
immédiates, et que, par conséquent, la combinaison de tendances physiologiques plus diversifiées
se complexifie.

Les physiologistes allemands ont très bien établi que dans les organismes individuels, le
progrès consiste dans le passage d'une structure homogène à une structure hétérogène. Tout germe
à l'origine est une substance uniforme, sous le double rapport de la texture et de la composition
chimique ; par des différenciations successives et presque infinies, il se produit cette combinaison
complexe de tissus et d'organes qui constituent l'animal ou la plante adulte. C'est là l'histoire de
tout organisme. M. Herbert Spencer se propose de montrer que cette loi du progrès organique est
la loi de tout progrès ; que le développement de la terre, de la vie sur sa surface, de la société, du
gouvernement, de l’industrie, du commerce, du langage, de la littérature, de la science et de l'art,
suppose la même évolution du simple au complexe, par des différenciations successives 306.

La volonté n’échappe donc pas à cette loi, et s’inscrit dans ce même passage du simple au
complexe. L’adaptation est la règle tant pour la vie psychique que pour la vie physique. Tous les
phénomènes psychiques, en dernière analyse, peuvent se réduire à l’action réflexe. Chez Spencer
comme chez Ribot, la question métaphysique du lien entre l’âme et le corps est évitée, repoussée
plus que résolue. Spencer n’aborde la question de la volonté qu’en physiologue : la volition est

305
L’Hérédité, p. 400.
306
PAC, p. 169.

  117 
réduite aux mouvements, stimulus nerveux qui accompagnent, et font émerger à la fois, un état de
conscience.

Quand, après la réception d’une impression complexe, les phénomènes de mouvement


approprié naissent, mais ne peuvent passer à l’action immédiate à cause de l’antagonisme de
certains autres phénomènes de mouvement, également naissants et appropriés à quelque
impression intimement unie à la précédente, alors il se produit un état de conscience qui, quand il
aboutit finalement à l'action, détermine ce que nous appelons une volition307.

Puisque les mêmes lois d’évolution régissent tout l’univers, nos volitions ne sont rien de
plus que des manifestations parmi d’autres de cette loi d’évolution. L’esprit n’a pas de lois
propres, l’individu n’a pas de libre arbitre qui lui permettrait d’échapper au déterminisme
universel. Le libre arbitre n’est qu’une illusion subjective ; on n’agit que d’après sa nature,
d’après ses expériences passées et d’après les impressions produites sur les sens. Spencer hérite
en ce sens clairement, comme Ribot, de la critique spinoziste du libre arbitre ; nous sommes
certes capables de faire ce que nous désirons, mais nous ne choisissons pas ce que nous désirons.
La cohésion des états psychiques qui constituent le moi au moment de la volition et donnent lieu
à l’action « a été entièrement déterminée par l’expérience, - la plus grande partie constituant ce
que nous appelons son caractère naturel308 ». On sait quel rôle jouera le caractère dans
l’explication de la volonté chez Ribot.
Les phénomènes volontaires, comme les sentiments complexes et les pensées rationnelles
sont le produit d’une complexification d’actes automatiques, réflexes ; ils naissent graduellement,
au moment non clairement défini du passage entre, d’abord, actions simples, précises, prises dans
un continuum cohésif, et, ensuite, mouvements antagonistes, complexes, qui viennent rompre
cette cohésion et faire ainsi de la place à l’hésitation, donc à la délibération, donc à la conscience.
Dans le chapitre IX des principes de psychologie intitulé Volonté, Spencer défend un
déterminisme mécaniste qui fait de la volition une détermination organique avant tout - qu’elle
soit consciente ne la rend nullement plus efficace.

Entre la réception de certaines impressions et la production de certains mouvements


appropriés, il y a quelque connexion interne. Si la connexion interne est parfaitement organique,
l’action est d’ordre réflexe, soit simple soit composé, et il n'existe aucun phénomène propre de

307
SPENCER, H., Principes de psychologie, trad. fr. T. Ribot et A. Espinas, Paris, Baillière, 1875, p. 538.
308
Ibid., p. 545.

  118 
conscience. Si la connexion interne n’est pas parfaitement organique, alors les changements
psychiques qui lient les impressions et les mouvements sont conscients 309.

C’est l’absence d’« organicité », de lien naturel et fluide entre impressions, stimuli
externes d’une part, et réactions de l’organisme traduites par un mouvement quelconque d’autre
part, qui fait émerger la conscience. Cette dernière est réduite, chez Spencer comme chez Ribot, à
un épiphénomène, nullement déterminant pour l’action. Le phénomène de la volition est décrit de
façon sensiblement similaire chez Spencer et Ribot : même souci de l’homme concret, de sa
physiologie, même aspect déterminant du « caractère naturel », état de conscience
n’accompagnant l’action que de façon accidentelle, accessoire, et fonction de la complexité et de
l’aspect inhabituel des circonstances dans lesquelles cette action se produit. Mais les maladies de
la volonté n’intéressent pas directement Spencer, bien que la méthode pathologique et la loi de
régression mises en lumière par Ribot soient inspirées autant des travaux du neurologue anglais
John Hughlings Jackson que de l’évolutionnisme spencérien. Par ailleurs, Ribot s’intéresse
davantage que Spencer à l’individu, indépendamment de son milieu, et ne se focalise pas de façon
primordiale, à propos de la volonté, sur l’adaptabilité en termes darwiniens, comme « survie du
plus apte ».
Spencer a permis à Ribot de promouvoir l’existence d’un autre type de positivisme que
celui représenté par Comte - un positivisme dont la teinte métaphysique a su rallier les
spiritualistes les moins frileux, et apporter ainsi auprès d’eux une certaine crédibilité à Ribot.
Mais ce dernier regrette, de plus en plus semble-t-il, notamment à partir des années 1880 310, le
caractère trop doctrinaire de la pensée spencérienne. Cette distance a sans doute été encouragée
par Taine, qui manifeste dès le début un certain mépris pour l’œuvre de Spencer auquel il
reproche, comme bien d’autres l’ont alors fait et le feront par la suite, son manque de rigueur
scientifique. Dans le compte-rendu du livre de Ribot que Taine écrit pour le Journal des Débats,
et dans une lettre qu’il écrit à Ribot à propos de sa thèse sur l’hérédité, dont il reconnaît par
ailleurs tout le mérite, Taine reproche à Ribot d’accepter les thèses de Spencer sans émettre de
critique quant à la teneur métaphysique de ses propos : « Ses Principles of Psychologie et
ses First Principles sentent beaucoup trop, à mon avis, le métaphysicien ; il est jusqu’au cou dans

309
Ibid., p. 538.
310
Cf. PLAS, R., « Un moment spencérien aux origines de la psychologie « scientifique » française ? », art.cit.

  119 
l’hypothèse, expliquant toujours, non pas comment, en fait, les choses se font, mais comment il
est possible qu’elles se fassent 311 ».
Les travaux de Spencer occupent donc une place particulière parmi les filiations anglaises
manifestes dans les travaux de Ribot ; philosophe aux ambitions systématisantes et
métaphysiciennes, il demeure pourtant une source majeure d’inspiration pour la psychologie
expérimentale312. La parenté d’autres psychologues anglais, tels Hartley, Maudsley, Bain, Lewes,
James et John Stuart Mill, suscite moins de surprise : tous proposent une « psychologie sans
âme » qui fait certainement l’économie de tout esprit de système.

2/ Vibrations et loi d’association chez Hartley et James Mill

David Hartley (1705-1757) n’est pas évoqué dans la première édition de La Psychologie
anglaise contemporaine (1870), mais il apparaîtra à partir de la seconde édition (1875).
Philosophe du XVIIIe siècle, on pouvait supposer à juste titre qu’il n’avait pas vraiment sa place
dans l’ouvrage de Ribot, dédié aux penseurs anglais de son temps ; mais après avoir fait l’objet de
la thèse latine de Ribot en 1873, il semble mériter d’être mentionné en tant que précurseur majeur
de la psychologie physiologique. Dans sa thèse latine, intitulée Quid David Hartley de
associatione idearum senserit (Ce que David Hartley pensait sur l'association des idées), Ribot
fait de Hartley le fondateur incontournable de l’école associationniste. Grand maître à penser de
James Mill, il considère que même les idées les plus complexes et les plus apparemment
détachées de l’expérience peuvent se réduire, d’une part, aux vibrations des nerfs et du cerveau,
et d’autre part, à l’association entre les images produites par ces vibrations.
L’impression des objets extérieurs sur les sens produit des vibrations nerveuses, et des
vibrationcules – vibrations miniatures – dans la substance médullaire du cerveau 313. « En résumé,
la vibration produit d’abord la sensation, puis la vibrationcule qui, à son tour, produit des

311
TAINE, H., « Lettre du 6 juillet 1873. À M. Théodule Ribot », dans H. Taine. Sa vie et sa correspondance, tome
III, L’Historien (1870-1875), Paris, Hachette, 1905, p. 238.
312
On notera que c’est la même année, en 1874, que la traduction des deux volumes des Principes de psychologie et
son ouvrage sur Schopenhauer - métaphysicien s’il en est - sont publiés.
313
Là encore, on ne peut s’empêcher de penser aux esprits animaux de Descartes. Toutefois les nerfs, chez Hartley,
ne sont pas décrits comme des tuyaux dans lesquels circuleraient des esprits animaux, mais plutôt comme des tissus
de fibres, très étroitement mêlées lorsqu’il s’agit des nerfs du cerveau.

  120 
images 314 » ; et les pensées complexes ne sont que le fruit d’une association entre ces images,
association elle-même calquée sur celle qui advient entre les vibrations initiales. Les impressions
à l’origine des vibrations initiales dont l’individu a fait l’expérience conjointement et
successivement (vue de la neige, vent d’hiver, sensation de froid) se répèteront en « miniature »,
en tant que vibrationcules, selon le même enchaînement, si seulement le premier des éléments est
perçu. Une sensation peut provoquer, grâce à la trace qu’a laissée dans le cerveau les
vibrationcules, les autres qui lui ont été associées dans le passé, sans requérir la présence des
éléments physiques extérieurs correspondants.
Les phénomènes intellectuels, dont ce que l’on appelle la volonté, ou, en amont,
l’intention, dépendent donc en dernière instance d'une vibration de la substance nerveuse. Hartley
décrit deux espèces de mouvement : automatiques, qui dépendent uniquement des sensations, et
volontaires, qui dépendent d’une idée. Mais cette idée elle-même provient des vibrations motrices
qui, par la répétition, produisent des « vibrationcules qui sont la source des mouvements "semi-
volontaires" et des mouvements volontaires315 ». La volonté n’est ainsi rien de plus qu’« une
somme de vibrationcules composées316 » : le mouvement volontaire dérive de l’association tout
autant que les mouvements automatiques ou réflexes ; il correspond « aux vibrationcules motrices
associées entre elles avec une sensation ou une idée317 ». L’état d’esprit que l’on désigne par le
terme de « volonté » n’est rien d’autre qu’une réponse adaptative aux circonstances, extérieures et
intérieures, physiologiques, de l’exécution du mouvement. C’est l’ignorance de l’ensemble de ces
circonstances qui crée l’illusion d’un pouvoir spontané de l’individu à choisir indifféremment
entre divers actes possibles. Les actions volontaires n’échappent ainsi nullement à la nécessité
causale partout présente dans la nature, et la volonté comme pouvoir de se déterminer
indépendamment des circonstances qui entourent notre action n’existe pas. On retrouve, là
encore, un déterminisme de type spinoziste.
« Hartley a eu le mérite de formuler clairement le principe fondamental de la future école :
tout s’explique par les sensations primitives et la loi d’association 318 ». Pourtant, Ribot reconnait
que la théorie des vibrations, qui prétend expliquer tous les phénomènes physiques, est obsolète :
« La doctrine des vibrations serait utile si, des lois connues des corps vibratoires, nous pouvions

314
PAC, p. 51.
315
Ibid., p. 52.
316
Ibid.
317
Ibid., p. 53.
318
Ibid.

  121 
déduire l'explication des phénomènes mentaux encore inexpliqués ; mais on n'a encore rien fait de
pareil, et la théorie de Hartley est beaucoup trop vague pour y aider319 ».
L’intérêt de l'ouvrage principal de Hartley intitulé Observations on Man, his Frame, his
Duty, and his Expectations (1749), est presque exclusivement historique. Ribot juge que sa
physiologie des vibrations est dépassée, mais il persiste à voir en lui le principal promoteur de la
théorie associationniste. Or c’est là négliger l’importance et l’antériorité des travaux de Locke
(dont Hartley reconnaît certes l’autorité), mais aussi de Hume, qui, très rarement évoqué par
Ribot320, ne ferait selon ce dernier que « compléter » l’œuvre de Hartley. Or le Traité de la
Nature Humaine (1739-1740) est publié dix ans avant Observation on Man. Outre cette relative
injustice faite à Hume, il faut faire remarquer que Ribot ne souscrit pas sans réserve à la loi
d’association promue tant par Hume que Hartley, Bain, James Mill, John Stuart Mill, ou Spencer
(qui en donne quant à lui une version centrée sur l’espèce et l’hérédité des associations acquises,
transmises d’une génération à l’autre). L’association ne peut, à proprement parler, faire l’objet
d’une loi pour Ribot : elle ne réduit pas les corrélations entre phénomènes psychologiques à des
formules qui permettraient d’établir avec certitude les pensées et comportements à venir. La
« loi » d’association est essentiellement une hypothèse éclairante, certes, mais incapable
d’expliquer l’intégralité des phénomènes psychologiques. L'association renvoie d’abord à
l’habitude individuelle d’impressions corrélées, qui, entérinée, peut faire l’objet d’une hérédité.

Directement inspiré par Hartley, James Mill considère que la sensation et l’association
expliquent l’ensemble de la vie psychique. Ribot voit en James Mill (1773-1836) un penseur situé
au carrefour des XVIIIe et XIXe siècles Ses travaux reflètent l’attitude encore trop logicienne et
trop exclusivement fondée sur l’introspection de la psychologie des Lumières, mais ils s’efforcent
tout de même de ramener les faits psychologiques à la physiologie humaine : « L'auteur hésite
encore entre la méthode trop verbale du XVIIIe siècle et une analyse plus concrète qui sera celle
de ses successeurs 321 ». « Second fondateur de la psychologie de l’association 322 » après Hartley,
James Mill opte pour une sorte de sensualisme associationniste qui se soucie encore trop peu des

319
Ibid., p. 361.
320
Hume est certes mentionné plusieurs fois dans La Psychologie anglaise contemporaine, mais en passant, sans que
lui soit dédié un chapitre dans aucune des éditions de l’ouvrage, alors que certains penseurs du XVIII e siècle y
figurent, et qu’il est indéniablement l’un des représentants de l’associationnisme.
321
Ibid., p. 78.
322
Ibid., p. 58.

  122 
exceptions, des faits concrets qui viendraient rompre l’équilibre de la structure démonstrative de
son ouvrage principal, l’Analyse des phénomènes de l’Esprit humain (1829). La simplification
abusive dont souffre parfois la qualité de l’ouvrage est reconnue par le fils de James Mill, John
Stuart Mill, qui en rédige la préface pour l’édition de 1869. Ribot est d’accord avec John Stuart
Mill ; les travaux du père manquent de précision, de souci de vérification : « Or, tant qu'une
vérification précise manquera, le sensualisme aura beau revendiquer en sa faveur la simplicité, la
vraisemblance, et surtout ce caractère très-scientifique, d'éliminer tout surnaturel, la question
restera toujours ouverte entre lui et ses adversaires323 ».
Le style du XVIIIe, dont James Mill hérite, est trop soucieux d’éloquence verbale pour
pouvoir livrer un discours réellement scientifique, qui prendrait notamment en compte les affects
dans la formation des « phénomènes de l’esprit ». L'Analyse des phénomènes de l'esprit humain
s'intéresse, comme son nom l'indique, à l'esprit ; pas aux sentiments, ni aux instincts, ni aux
appétits. Ribot fait remarquer que l'étude de la volonté en est affectée :

L'exposition des conditions physiologiques des sentiments et des émotions manque dans
l'ouvrage. On y chercherait aussi vainement une étude des appétits et des instincts, et le chapitre
sur la volonté s'en ressent. Ce sont là, à notre avis, autant de lacunes qui peuvent s'expliquer en
partie par l'époque où parut l'ouvrage. Les psychologistes postérieurs les ont largement
comblées324.

On peut reprocher à James Mill son simplisme trop logicien en ce qu’il réduit tout à la
sensation et à l’association : « Son explication des phénomènes de l'esprit est très-simple - trop
simple ; car y on retrouve quelquefois plutôt le logicien que le psychologue. Il réduit tout à des
sensations, des idées et des associations d'idées 325 ». Ribot note cependant que James Mill a le
mérite, dans son analyse des sens, d’en dénombrer non plus cinq mais huit : « Odorat, ouïe, vue,
goût, toucher, sensations de désorganisation dans quelque partie du corps, sensations musculaires,
sensations du canal alimentaire 326 ». Là où l’école écossaise n’a pu proposer qu’une étude
incomplète de la perception, James Mill ouvre la voie vers la prise en compte, fondamentale et
trop injustement dédaignée selon lui, du sens musculaire nous permettant de percevoir la
résistance de l’environnement matériel – sens nécessaire s’il en est à l’analyse du phénomène

323
Ibid., p. 79.
324
Ibid., p. 86.
325
Ibid., p. 57.
326
Ibid., p. 60.

  123 
volontaire, même si James Mill, parce qu’il omet l’étude des sentiments dans sa psychologie, ne
peut en proposer une analyse solide.
D’une manière plus générale, même chez les représentants de l’école expérimentale, la
question des émotions est délaissée par rapport à celle de la formation des idées en partant des
sensations. « Les doctrines de l'école expérimentale d'Angleterre sur la psychologie des
sentiments, des émotions, des phénomènes affectifs en général, ne semblent pas aussi précises ni
aussi complètes que sur la question des sensations et des idées 327 ». Les sensations considérées se
réduisent à la peine et au plaisir, dont découle toute une étude de mœurs qui fait du motif le
résultat d’une association mentale entre une certaine idée d’action et une certaine idée de plaisir.

Quand l’idée d'une action émanant de nous (cause) s'associe à l'idée d'un plaisir (effet), il
se produit un état d'esprit particulier, caractérisé par la tendance à l'action et qu'on appelle
proprement motif. Un motif c'est l’idée d'un plaisir qu'on peut atteindre ; un motif particulier c'est
l'idée d'un plaisir particulier qu'on peut atteindre. […] Motif signifie donc pour l'auteur, but, fin,
terme328.

La psychologie de James Mill débouche ainsi avant tout une éthique descriptive ; les
associations désagréables sont évitées, et connotées négativement ; les associations agréables sont
recherchées, et connotées positivement. Les vertus morales telles que le courage, la prudence, la
bienfaisance, sont valorisées parce qu’on en retire un avantage, un plaisir :

L'auteur s'efforce de montrer que si nous approuvons, soit en nous, soit dans les autres, ces
diverses manières d'agir, cette approbation est fondée sur une association d'idées qui se termine à
un plaisir. Ainsi, nous appelons prudence ce qui produit un bien ou évite un mal 329.

La volonté, dans ce contexte, n’est pas un pouvoir de décider, de commander indépendant


des causes ou motifs qui le déterminent. Elle ne se surajoute pas aux causes antérieures, motifs,
idées, dont résulte l’action. Elle n’est pas une force intermédiaire qui pourrait évaluer librement
les sensations et idées animant l’individu prêt à agir, sensations et idées auxquelles elle pourrait
décider de répondre, de donner suite ou non. C’est là pour Ribot l’une des très justes, mais trop
rares remarques de James Mill sur la volonté. Ribot souligne les insuffisances de l’analyse du
vouloir chez James Mill, mais il reconnaît en lui l’un des penseurs qui ont ouvert la voie à

327
Ibid., p. 84.
328
Ibid., p. 95.
329
Ibid., p. 96.

  124 
l’analyse expérimentale, appelant ses remarques à être complétées, affinées, réévaluées au besoin
via une observation toujours plus rigoureuse des faits – ce que fera notamment Bain, environ
trente ans plus tard :

A notre avis, quand on compare deux analyses de la volonté écrites dans un même esprit,
mais à quelque trente ans de distance, celle de M. James Mill et celle de M. Bain ; quand on voit
combien la dernière l'emporte en richesse de faits observés, en précision, en exactitude descriptive,
on ne peut s'empêcher de concevoir une bonne opinion de la méthode expérimentale en
psychologie, - d'une méthode qui, prenant la tâche où les devanciers l'ont laissée, profite des
résultats acquis, du progrès des années, des découvertes, en ajoute de nouveaux et accroît ainsi la
science au lieu de la recommencer toujours 330.

Une dernière remarque mérite d’être faite à propos de la lecture critique de James Mill par
Ribot sur la volonté : Ribot semble regretter que James Mill n’accorde pas plus d’importance à la
question du libre arbitre. Alors même que dans Les Maladies de la Volonté, il insistera sur la
nature métaphysique de la question, et par conséquent, sur son absence de pertinence en
psychologie expérimentale, Ribot affirme ici que « la liberté, qu'on la considère comme vraie ou
comme illusoire, est une question de fait aussi, et il n'est guère possible de la reléguer dans le
domaine de la métaphysique331 ».

3/ Psychologie et éthologie chez John Stuart Mill

Les lacunes comme les mérites des travaux de James Mill se retrouvent chez son fils, John
Stuart Mill (1806-1873), avec quelques nuances qu’il s’agit d’évoquer maintenant. Les écrits de
John Stuart Mill avaient initialement été introduits en France par Taine ; après un séjour en
Angleterre en 1860, ce dernier rédige en 1864 un ouvrage intitulé Le Positivisme anglais : Etude
sur Stuart Mill332, qui présente notamment son Système de logique inductive et déductive, ouvrage
majeur de Stuart Mill publié pour la première fois en 1843. Ribot s’appuie sur les travaux de
Taine pour, à son tour, évoquer toute l’importance de l’apport de Stuart Mill.

330
Ibid., p. 97.
331
Ibid., pp. 97-98.
332
TAINE, H., Le positivisme anglais : Étude sur Stuart Mill, Paris, Baillière, 1864.

  125 
La Psychologie Anglaise Contemporaine, mais aussi l’article intitulé « La philosophie
contemporaine en Angleterre : M. John Stuart Mill et son influence philosophique333 », rend
hommage à John Stuart Mill pour avoir œuvré à « faire de la psychologie une science positive,
fondée sur l’expérience et vérifiée par elle 334 ». Comme son père, il est l’un des fervents
défenseurs de la loi d’association, considérée par de nombreux psychologues de la fin du XIX e
comme la loi dernière de l'activité mentale. Stuart Mill considère en effet que « ce que la loi de
gravitation est à l'astronomie, ce que les propriétés élémentaires des tissus sont à la physiologie
[sont équivalents à ce que] les lois de l'association des idées sont à la psychologie 335 ». Il
reconnaît aussi à Stuart Mill d’avoir promu une psychologie physiologique : « Car si l’on objecte
- ce qui est vrai - que le passage de la vie à la conscience est absolument incompréhensible, on
doit remarquer que le passage de l’inorganique au vivant ne l’est pas moins 336 ». Or la
physiologie et la biologie empruntent leurs outils à la physique et à la chimie - pourquoi alors la
psychologie n’emprunterait-elle pas à la physiologie à son tour ? « On ne s’explique pas comment
une méthode légitime et fructueuse dans un cas, serait stérile et illégitime dans l’autre 337 ». Le
positivisme non-comtien de Stuart Mill valorise davantage les observations extérieures
qu’intérieures, l’introspection faisant figure d’outil insuffisant, même si nécessaire, de
l’investigation psychologique.

Pourtant, Ribot considère que Mill ne va pas assez loin dans l’utilisation des observations
faites en physiologie, qui ne peuvent « nous apprendre que le mécanisme des actions mentales et
rien de plus 338 ». Dans une question rhétorique, Ribot demande ainsi : « Mais la connaissance de
ce mécanisme est-elle si peu de choses ? 339 ». Ribot reproche à Stuart Mill, comme il l’avait fait
pour James Mill, de s’être concentré trop exclusivement sur le raisonnement, la logique, la
formation des idées, et de ne pas s’être assez intéressé au pouvoir causal des processus
physiologiques, et à la grande variété des cas morbides qui peuvent éclairer cette causalité -
notamment pour pouvoir expliquer les phénomènes dits volontaires. Pourtant, Stuart Mill a le

333
RIBOT, T., « La philosophie contemporaine en Angleterre : M. John Stuart Mill et son influence philosophique »,
RPL, 1873, pp. 1154-1159.
334
Ibid., p. 1155.
335
MILL, J.S., Auguste Comte et le positivisme, trad. fr. G. Clemenceau, Paris, Alcan, (5e édition), 1893, p. 53
336
RIBOT, T., « La philosophie contemporaine en Angleterre : M. John Stuart Mill et son influence philosophique »,
RPL, 1873, p. 1158.
337
Ibid.
338
Ibid.
339
Ibid.

  126 
souci constant de fonder une science concrète de la personnalité humaine. C’est là l’ambition de
son éthologie, évoquée pour la première fois dans le Système de logique340.
La « science des lois de la formation du caractère », qui cherche à identifier les facteurs à
l’œuvre dans le développement du caractère, semble bien constituer l’un des deux champs
majeurs de la science psychologique : cette dernière doit se composer, selon Ribot, d’une part
d’une « psychologie expérimentale, fondée sur l’observation, [qui] constate des faits d’où elle tire
des lois [et qui] constitue la partie universelle ou abstraite de la philosophie de la nature
humaine341 ». D’autre part, elle contient une « psychologie déductive, qui constitue l’éthologie ou
science du caractère [et] qui suppose la précédente342 ». L’éthologie ou science du caractère est
donc essentiellement déductive chez Ribot. Or, il n’en est rien chez Mill ; et c’est abusivement
que Ribot prétend s’inspirer de l’éthologie millienne pour fonder la sienne 343. L’éthologie de
Ribot « recherche comment les lois générales des faits psychologiques, par leurs rencontres, leurs
combinaisons, leurs croisements, produisent de telles variétés de caractère individuel ou
national344 » ; celle de Mill n’ignore pas cette dimension déductive, mais s’oriente résolument
vers une dimension environnementaliste qui insiste sur la malléabilité du caractère. Là où Ribot
insiste sur la fixité et l’innéisme du caractère, Mill met l’accent, au contraire, sur sa plasticité.
Pour Mill, le caractère se trouve à la convergence de trois types d’influences ; il est un
composé de données psychologiques, de données physiologiques et de données
environnementales. Les lois psychologiques se réduisent à celles de l’association : succession,
ressemblance et causalité régissent la manière dont les idées s’associent. Les données
physiologiques jouent certes un rôle non négligeable dans la formation du caractère, mais bien
moindre que celui que Ribot leur attribue. Mill n’est convaincu ni par la théorie du tempérament,
ni par la phrénologie de Gall, ni par la « viscéralité » de Cabanis. Si le corps n’est pas
déterminant, l’environnement social, en revanche, est essentiel pour comprendre comment le
caractère se façonne. Le contexte socio-culturel dans lequel l’individu grandit est fondamental
pour Mill, là ou pour Ribot, il est relégué au second plan. La loi de l’association règle les rapports
des idées entre elles, et si l’on modifie les associations entre idées et sensations, on peut modifier

340
Cf livre VI, chap. IV dans MILL, J.S., Système de logique déductive et inductive, exposé des principes de la
preuve et des méthodes de recherche scientifique, trad. fr. L. Peisse, Paris, Ladrange, 1866.
341
PAC, p. 41.
342
Ibid.
343
Voir l’éclairant article de Vincent Guillin à ce propos : GUILLIN, V., Mill, Ribot et la science du caractère, RP,
2016/4 (Tome 141), pp. 489-500.
344
PAC, p. 42.

  127 
la psychologie de l’individu ; dans cette même perspective empirique, les interactions sociales,
les combinaisons habituelles entre certains aspects des mœurs vécues par l’individu façonnent
son caractère.

Le caractère n’est donc nullement donné, inné, naturel chez Mill, qui ne pourrait souscrire
ni à un déterminisme de type naturaliste, ni au déterminisme social : réformiste utilitariste, Mill
défend, en toute logique, l’idée d’une nature humaine certes sujette à l’influence de son
environnement, mais capable de s’en défaire aussi. C’est ainsi qu’il prend position pour
l’éducation des femmes, victimes d’un conditionnement social dont elles pourraient pourtant
sortir si les moyens leur en étaient donnés 345. Le caractère est construit ; il est le produit d’abord
de l’environnement, naturel et social, mais il peut aussi être librement modifié par l’individu. Le
troisième chapitre du Système de logique de Mill est ainsi consacré à la liberté : l’individu jouit
d’une marge de manœuvre importante dans l’élaboration de son caractère. La conception
ribotienne du caractère insiste bien plutôt sur sa dimension organique, comme si notre caractère
n’était que l’actualisation de tendances biologiques d’ores et déjà inscrites en nous en puissance :
« Avec Ribot, on se focalise sur le caractère tout fait, tandis que chez Mill, on se penche plutôt
sur le caractère se faisant346 ».

Ribot veut avant tout établir une typologie de caractères fixes, là où Mill veut comprendre
dans quelle mesure et par quels facteurs le caractère peut se modifier. En somme chez Ribot, le
caractère n’est rien d’autre que le tempérament ; il l’admet d’ailleurs volontiers : c’est la théorie
physiologique des tempéraments qui « a été adoptée, sans restriction aucune, dans [son] travail 347
». Cette définition biologique du caractère se comprend mieux lorsque l’on mesure toute
l’importance qu’il accorde aux sentiments, à la vie affective de l’individu – sur laquelle la volonté
de l’individu n’aurait aucune prise. Dans La Psychologie des sentiments (1896), Ribot distingue
deux façons de concevoir l’éthologie 348 : l’une est dite « physiologique » et renvoie, en dernière
instance, à la doctrine classique des quatre tempéraments et à ses versions amendées
ultérieurement chez Kant, Lotze, Wundt, ou Cabanis par exemple. C’est une théorie naturaliste du
tempérament qui établit le primat des états affectifs sur les aptitudes intellectuelles ou

345
MILL, J.S., De l’Assujettissement des femmes (1869), trad. fr. E. Cazelles, Paris, Avatar, 1992.
346
GUILLIN, V., « Mill, Ribot et la science du caractère », RP, p. 494.

347
PS, p. IX.
348
Ibid., p. 384 et suivantes.

  128 
volitionnelles. L’autre est dite « psychologique » : les versions les plus modernes, dit Ribot, sont
à chercher chez Stuart Mill et Bain, qui admet « trois types fondamentaux : intellectuel,
émotionnel et volitionnel ou énergique349 ». Ribot essaie de reprendre la question du caractère à
son compte, en s’essayant à une typologie qui prend en compte les affects, les instincts, les
impulsions, les désirs, en somme la vie affective primordiale de l’individu héritée des générations
antérieures, ancrée dans le passé de l’espèce : le caractère n’est donc pas perméable chez Ribot,
comme il l’est chez Mill – et l’éthologie de Ribot se voit amputée de toute conséquence pratique,
éthique en termes d’éducation de la volonté.

Ribot penche donc bien plus pour une éthologie de type physiologique que psychologique
au sens de Mill qui, quant à lui, ne relègue pas les dispositions intellectuelles au second plan,
mais en fait au contraire des moteurs possibles du changement, de l’éducation, du progrès
individuel. Lorsque Ribot veut proposer une réponse à la question classique de l’immuabilité ou
de la plasticité du caractère, il rejette la tabula rasa de l’empirisme, vers lequel Mill pencherait
davantage, et s’oriente définitivement vers l’innéisme : « La marque d’un vrai caractère, c’est
d’apparaître dès l’enfance et de durer toute la vie. On sait d’avance ce qu’il fera ou ce qu’il ne
fera pas dans les circonstances décisives. Tout ceci équivaut à dire qu’un véritable caractère est
inné350 ».
Mais Ribot refuse aussi d’admettre l’innéisme sans nuances. C’est qu’il n’attribue pas un
« vrai » caractère à tous les individus. En effet, certains (beaucoup, en vérité) semblent dénués de
caractère : il s’agit des « amorphes » dont la personnalité, si elle est bien plastique, de fait, et
soumise aux influences du milieu, ne constitue pas un vrai caractère - dont les deux propriétés
essentielles sont l’unité et la stabilité. Mill verrait dans la plasticité une force, là où Ribot y voit
une faiblesse : le caractère fort, chez Mill, se rencontre chez celui dont la volonté est forte, celui
qui est capable d’opérer un travail sur lui-même. Chez Ribot, les caractères vrais, forts, dits aussi
idéaux (ces trois adjectifs sont en effet rapprochés dans l’éthologie ribotienne) sont ceux qui
révèlent une « manière d’agir ou de réagir qui leur est propre, toujours constante avec elle-même,
pouvant être prévue351 ». En réalité, ils se rencontrent fort peu, et il peut sembler étonnant que
Ribot définisse le « véritable » caractère comme celui qui, à vrai dire, n’existe quasiment pas.

349
Ibid., p. 384.
350
Ibid., pp. 385-386.
351
Ibid., p. 402.

  129 
Ribot va même jusqu’à reconnaître que la définition à laquelle il adhère ne fait que répondre à des
attentes stéréotypées, des préconceptions idéales sur ce que la nature de la personnalité est censée
être :

Il y a un besoin instinctif de cette unité idéale dans notre conception psychologique,


morale, esthétique du caractère. Il nous déplaît de constater un désaccord entre les croyances et les
actes d’un homme [...] Pourtant, quoi de plus fréquent ? […] C’est que l’individualité nous
apparaît comme un organisme qui doit être régi par une logique intérieure, suivant des lois
inflexibles352.

Sans s’en cacher, Ribot fait donc des présomptions communes (unité, absence de
contradiction ; stabilité, prévisibilité) les critères de base pour juger de ce qu’un caractère doit
être, et il n’hésite pas à admettre que ses exigences théoriques l’éloignent de la réalité. De fait, la
plupart des individus n’ont pas de caractère : « Ce n’est pas l’un des moindres résultats pratiques
des travaux contemporains sur la personnalité, que d’avoir montré que son unité n’est guère
qu’un idéal et que, sans tomber dans la dissolution mentale et la folie, elle peut être pleine de
contradictions inconciliées 353 ».

Et pourtant, Ribot reste viscéralement attaché à une conception déterministe du caractère,


qui semble pouvoir être déduit à partir des lois physiologiques, sans prêter aucune attention ou
presque à la dimension « façonnante » des circonstances. Ces circonstances, pour Mill, sont bien
plus que de simples catalyseurs permettant la manifestation du caractère - les dispositions
psychologiques de l’individu sont constituées par ces circonstances mêmes. A propos des
caractères individuels, mais aussi de ceux des peuples, Ribot établit une différence entre histoire
(personnelle ou collective) d’un côté, et caractère, ce qui montre bien à quel point il délaisse le
rôle des circonstances.

Il est aussi différent de déterminer le caractère d’un peuple et de raconter son histoire, que
de faire le portrait d’un homme et de tracer sa biographie. L’histoire d’un peuple et la biographie
d’un homme ne se composent pas seulement de ce qui vient d’eux, mais aussi de l’action des
circonstances extérieures sur eux. L’éthologie [celle de Ribot, ndlr] élimine ce dernier élément et
n’en tient compte qu’autant qu’il sert à mieux pénétrer le caractère 354.

352
Ibid., p. 386.
353
Ibid.
354
PAC, p. 45.

  130 
D’autres nuances cruciales se dessinent entre Mill et Ribot quant à l’éthologie au niveau
collectif : notons pour finir qu’alors qu’ils semblent tous deux d’accord pour établir deux types
d’éthologie, une individuelle, et une collective, cette dernière éthologie des peuples (ou étude des
caractères nationaux) se double chez Ribot de l’ambition de construire une « éthologie des
races 355 » que l’on ne trouve pas chez Mill.

4/ La genèse du mouvement volontaire chez Bain

Les travaux de Bain, selon Ribot, viennent compléter les études éthologiques de Stuart
Mill. Alexander Bain (1818-1903), empiriste écossais, fonde la revue Mind en 1876 – date qui
voit aussi la parution du premier numéro de la Revue Philosophique de la France et de
l'Étranger. Les deux revues se veulent ouvertes à toutes les écoles, et manifestent la même
volonté de diffuser les dernières recherches en psychologie. Dans l’ouvrage On the Study of
Character Including an Estimate of Phrenology (1861), Bain se prononce contre la phrénologie
de Gall, et propose une théorie similaire à celle de Stuart Mill, qui fonde l’éthologie sur une
psychologie physiologique ; on peut déduire les caractères individuels à partir des lois générales
de la nature humaine356. On a vu que Ribot se montrait réticent face à l’aspect déductif de cette
méthode, qui ne prendrait pas assez en compte les cas particuliers, les exceptions, les cas
morbides et l’étude plus précise et différentielle des passions. Ribot reproche à Bain, à ce propos,
de délaisser le terme de passion pour n’utiliser que celui d’émotion, ce qui l’amènerait à se
tromper sur la nature de certains caractères. Là où Bain rapproche trop hâtivement le caractère
irascible à la propension à haïr, par exemple, Ribot, lui, voit dans la colère une émotion positive,
expressive, et dans la haine une émotion négative, répressive :

En ce qui concerne la haine, [Bain] dit : « C'est une affection permanente fondée sur la
colère... La répétition d'occasions d'entrer en colère finit par aboutir à une attitude peu
bienveillante qui dispose à agir en vue de la vengeance. Pour arriver à vraiment haïr, il suffit
d'avoir un caractère irascible et d'être exposé à de fréquentes offenses ». Explication inacceptable,

355
Ibid.
356
PAC, note du bas de la page 332.

  131 
en contradiction avec l'expérience qui nous montre tous les jours que les irascibles sont rarement
haineux et ne peuvent guère l'être, parce que l'accès de colère est explosion, décharge et que la
haine au contraire est arrêt, accumulation […]. Il est probable qu'un psychologue tel que Bain ne
se serait pas fourvoyé aussi lourdement, s'il n'avait méconnu la distinction de nature entre
l'émotion et la passion357.

Mais si Ribot critique l’analyse trop superficielle des émotions chez Bain, il est influencé
par ce dernier lorsqu’il s’agit d’expliquer la genèse du phénomène volontaire. Bain est un
naturaliste, dont le principal mérite résiderait dans le fait qu’il s’est efforcé de mettre en relief la
spontanéité propre du cerveau. La théorie de l’association, dans une perspective sensualiste,
décrit en effet fort bien la réception des sensations, mais échoue à expliquer l’activité qui naît de
ces impressions passives. Dans Les sens et l’intellect (1855), mais surtout dans Les Émotions et la
volonté (1859), Bain s’intéresse aux germes de ce qui deviendra la volonté, à savoir les
mouvements instinctifs. Sa méthode est naturelle, génétique : le mouvement volontaire naît de
nos dispositions primitives, instinctives, automatiques, générées par nos centres nerveux. Le
mouvement « volontaire » n’est possible, sur les plans nerveux et musculaires, que si les parties
du corps que l’on souhaite mouvoir peuvent être isolées d’une part, et que si le mouvement
volontaire a déjà été précédé par un mouvement spontané (ce qui ne veut pas dire que tout
mouvement spontané va pouvoir donner lieu à un mouvement volontaire). Peu à peu, après de
nombreux tâtonnements, l’expérience d’associations fructueuses va progressivement permettre à
l’individu de prévoir quelles réactions semblent les plus appropriées à une situation présentant
des caractéristiques similaires à celles dont il a le souvenir. Mais la volonté est contenue en germe
dans le réflexe ; Ribot reprendra à son compte cette généalogie du mouvement volontaire.
Bain affirme que l’afflux de force nerveuse nécessaire pour le mouvement musculaire est
généré par le cerveau, organe d’activité spontané, dont le fonctionnement dépendrait, « en dernier
ressort, d’une bonne digestion et d’une saine respiration 358 ». Le pouvoir volontaire est comparé
tantôt à un courant électrique, tantôt à une machine à vapeur dont la sustentation, ultimement, est
simple, mais dont le fonctionnement comprend de multiples facteurs, complexes, disparates : la
volonté est un édifice dont la complexité même fait la fragilité.

357
RIBOT, T., Essai sur les passions, Paris, Alcan, 1907, p. 130 (Désormais EP).
358
PAC, p. 318.

  132 
La volonté, dit M. Bain, est un mécanisme fait de détails ; elle réclame des acquisitions
aussi nombreuses et aussi distinctes que l'étude d'une langue étrangère. L'unité qu'on s'imagine
exister dans le pouvoir volontaire et qui est suggérée par l'apparence qu'elle présente à l'âge mûr,
alors que nous semblons capables sur le plus petit souhait de produire un acte, est le résumé et le
comble d'un vaste ensemble d'associations de détail, dont l'histoire a été perdue de vue ou
oubliée359.

Tous nos états de conscience et mouvements s’expliquent grâce à la quantité d’énergie


produite par notre système nerveux, et la possibilité de l’effort, psychologique comme physique,
est directement fonction de celle-ci. Ribot note fort justement : « N’est-il pas d’ailleurs étrange de
penser que la conscience de l’effort est la cause du mouvement volontaire, quand on voit que si le
pouvoir est aussi grand que possible, l’effort est nul, et que si l’effort est aussi grand que possible,
le pouvoir est nul ?360 ». Un mouvement qui demande trop d’effort ne peut pas être entrepris ; un
mouvement qui se fait naturellement, instinctivement, et sans contrainte exercée de l’extérieur, ne
demande aucun effort. Il faut comprendre ici que par effort, Ribot et Bain renvoient en réalité à
un état de conscience associé parfois, mais pas toujours, à une dépense d’énergie – l’effort n’est
pas cette dépense d’énergie elle-même, mais l’état de conscience qui l’accompagne
accidentellement. De fait, « la conscience de l’effort », formule dont on vient de voir la
redondance, n’est cause de rien, elle est la conséquence, accidentelle, non nécessaire, d’une
dépense d’énergie.

De même, la conscience des motifs, chez Bain, semble n’être qu’accidentelle et n’influe
pas sur le mouvement. Ribot, dans le passage de La Psychologie anglaise contemporaine
consacré à la délibération chez Bain, n’est pourtant pas très clair quant au pouvoir des idées sur
nos mouvements. Les motifs qui nous font agir, d’une manière générale, se réduisent à la
recherche du plaisir, et à l’évitement de la douleur. Partant de ce postulat, Bain (et Ribot à sa
suite, semble-t-il) considèrent deux types de motifs, les uns agissant directement sur notre
physiologie, et les autres indirectement, par le biais d’une idée, d’une image mentale ; bref, d’un
état de conscience. Ils semble donc qu’ils admettent, in fine, la possibilité d’une efficacité de
l’idée, de la prévision mentale :

359
Ibid., p. 313. Ribot fait référence à BAIN, A., Les Émotions et la volonté, trad. fr. P.L. Le Monnier, Paris, Alcan,
1885 (The Emotions and the Will, 1859).
360
Ibid., p. 318.

  133 
Ces motifs peuvent nous déterminer, ou bien par leur existence actuelle réelle, présente,
ou bien par une action idéale par une influence de pure prévision : les précautions contre les
causes de maladie, contre toute atteinte à notre propriété, à notre réputation, etc., sont de la
seconde sorte361.

Ribot propose différentes catégories de finalités qui peuvent motiver notre action ;
certaines sont communes, argent, gloire, santé ; d’autres sont dites « passionnées et exagérées, en
désaccord avec la raison, comme la fascination, l'enivrement, l'idée fixe 362 ». C’est la coexistence
concurrentielle de motifs qui donne lieu à la délibération. Ce passage est intéressant pour le
thème de l’irrésolution ou de la folie du doute que Ribot développera par la suite dans Les
Maladies de la Volonté.

Tels sont les motifs entre lesquels a lieu le conflit : tantôt c'est entre deux motifs actuels
qu'a lieu la lutte, tantôt entre un motif actuel et une idée et celle-ci restera victorieuse, si le
souvenir est assez vif pour que l'idéal l’emporte sur le réel, comme chez les gens très-préoccupés
de leur santé. Les motifs fougueux et passionnés n'admettent pas de considérations rivales ; il n'y a
qu'un motif de leur nature qui puisse les neutraliser 363.

Ribot développera plus avant le thème de cette force de l’idée fixe chez l’individu soumis
à une passion ; nous y reviendrons plus tard, lorsque nous évoquerons les caractères passionnels.
Outre les situations particulières dans lesquelles la violence affective d’un motif est telle que
seule une autre passion peut venir lui faire concurrence, voire le supplanter, Ribot évoque les
conflits de motifs plus courants, dans lesquels il semble que le pendant affectif n’importe que
peu, voire pas du tout. L’idée (ou le motif dit « idéal ») prévaut, est « victorieuse » si « le
souvenir est assez vif » : que veut dire Ribot par là ? Il semble que c’est bien le souvenir, comme
trace mnésique inscrite dans l’organisme, qui soit ici le composant actif dans la délibération.
Faute de pendant affectif, c’est le souvenir qui tient lieu et place de moteur physiologique. Sans
cela, on retomberait dans un dualisme inextricable, qui nous ramènerait aux vaines perplexités du
lien entre l’état mental, l’idée motivante, et les mouvements du corps.
Pourtant, la description que fournit ici Ribot du processus délibératif, en s’appuyant sur
les écrits de Bain à ce propos, semble mettre exclusivement en avant le processus rationnel en
jeu. Bain, dans le chapitre VII de la seconde partie de son ouvrage Les Emotions et la Volonté,

361
Ibid., p. 316.
362
Ibid.
363
Ibid.

  134 
intitulé « Délibération. - Résolution. – Effort »364, évoque quelques techniques dans lesquelles le
processus décisionnel est envisagé comme un calcul rationnel d’avantages et d’inconvénients
qu’il y aurait à opter pour tel ou tel choix, dont Ribot ne semble pas questionner la pertinence :

L'acte volontaire qui se produit sous une concurrence ou complication de motifs est la
délibération. Une volonté bien disciplinée est celle qui n'agit ni trop tôt ni trop tard ; mais diverses
causes, comme la jeunesse, un tempérament vigoureux, ne permettent guère de différer. C'est pour
remédier aux dangers d'une décision hâtive que Franklin avait inventé son Algèbre morale. Vous
hésitez, disait-il, sur un parti à prendre. Réfléchissez trois ou quatre jours ; ayez un papier divisé
en deux colonnes, celle du pour et celle du contre ; portez-y chacune de vos conclusions
provisoires ; puis, ce temps écoulé, comparez les deux colonnes, établissez la balance ; attendez
encore deux ou trois jours et agissez. Il avait eu souvent recours à ce procédé et s'en louait 365.

Ce passage semble affirmer qu’en dépit du fait que certaines conditions physiologiques
mènent irrémédiablement à des prises de décision irrationnelles, précipitées, la volonté peut être
domptée, « disciplinée » chez l’individu qui soumet ses motifs au crible d’une raison calculatrice,
capable de peser froidement les avantages et inconvénients de diverses alternatives possibles. La
délibération serait-elle alors cette activité purement mentale ? Quel rapport entretient-elle avec la
volonté ? Le style descriptif de Ribot permet difficilement de dire s’il est d’accord avec Bain -
comme souvent, il présente, résume les thèses de l’auteur en question sans établir clairement la
mesure dans laquelle ses propres thèses y correspondent.
Ribot dit regretter que Bain n’adopte pas de méthode comparative et notamment, qu’il ne
s’intéresse pas assez aux cas pathologiques. Outre ce manque d’intérêt pour la psychologie
morbide, Bain délaisse la perspective de l’évolution : Ribot, se rapprochant ici davantage de
Spencer, note « l'absence trop fréquente de l'idée de progrès, d'où par suite l'étude dynamique des
phénomènes a été quelquefois négligée 366 ». Mais ces critiques générales établies, il est difficile
de situer la position de Ribot par rapport à la conception de la volonté chez Bain, dont l’analyse
du processus délibératif semble embarrasser Ribot. La délibération est une suspension de l’agir
volontaire qu’il est difficile de comprendre sans admettre une certaine autonomie du mental par
rapport au corps et à ses mouvements : « La nature de la volonté, c'est de passer immédiatement à

364
Voir plus spécifiquement les pp. 396 à 409 dans BAIN, A., Les Emotions et la volonté, op.cit..
365
PAC, pp. 316-317. Ribot fait ici allusion aux Mélanges de morale, d’économie et de politique, extraits des
ouvrages de Benjamin Franklin, et précédés d'une notice sur sa vie (1826), de Benjamin Franklin et Augustin-
Charles Renouard.
366
Ibid., p. 324.

  135 
l'acte. Lorsqu'il y a quelque suspension, cela résulte d'une influence nouvelle qui arrête le cours
ordinaire et régulier de la volonté 367 ». Sur la nature de cette « influence nouvelle » inhibitrice,
Ribot comme Bain n’affirment rien de clair ; ils ne précisent pas comment elle se rattache à la
physiologie de l’individu délibérant. Ce doit bien être le cas, pourtant, puisque les deux penseurs
n’accordent à la conscience qu’une existence accidentelle et épiphénoménale. Dans La
psychologie anglaise contemporaine, tout un chapitre intitulé Rapports du physique et du moral
sera ajouté pour l’édition de 1881. En effet, ce chapitre fait défaut dans l’édition originale de
1870 parce qu’il s’appuie sur la lecture de l’ouvrage de Bain intitulé L’esprit et le corps
considérés au point de vue de leur relation, publié en 1873 seulement. Dans l’analyse que Bain
propose du lien entre le corps et l’esprit, il refuse, comme Ribot, le dualisme substantiel – même
dans sa version plus moderne, qui insiste non plus sur l’hétérogénéité absolue des deux
substances, mais sur leur intimité et leur interaction constante. L’esprit, dans cette version certes
apparemment plus acceptable du dualisme, demeure isolé du corps. L’esprit n’agit pas sur le
corps ni le corps sur l’esprit, dit Bain, mais ils agissent l’un et l’autre conjointement pour
produire des actes eux-mêmes psychophysiologiques. « Nous devons […] entendre par esprit la
conscience jointe à tout le corps, et nous devons aussi être prêts à admettre que l’énergie physique
est la condition indispensable ; la conscience, la condition accidentelle 368 ». Cet
épiphénoménisme sera aussi celui de Ribot, et on le retrouve, décrit de diverses manières, chez
tous les penseurs anglais qu’il commente dans La Psychologie anglaise contemporaine.

5/ Sensation et idéation chez Lewes

George H. Lewes (1817-1878) n’est pas un médecin, ni un physiologiste, mais un


philosophe, et un historien critique de la philosophie : le passage de La Psychologie anglaise
contemporaine qui lui est consacré aborde des questions d’histoire de la philosophie, qui aident à
comprendre le positionnement de Ribot par rapport à l’empirisme sensualiste et aux formes a
priori de l’entendement chez Kant. Nous en dirons ici quelques mots avant de chercher ce qui,
chez Lewes, a pu alimenter plus spécifiquement la réflexion de Ribot sur la volonté. Ribot retrace
367
Ibid., p. 317.
368
Ibid., p. 319.

  136 
les grandes lignes de ses analyses sur l’histoire de la philosophie sans qu’on sache très bien
jusqu’où il est d’accord ; les guillemets font la plupart du temps défaut, et les commentaires
critiques sont minimes. Un point de désaccord semble toutefois fort clair en ce qui concerne
Lewes ; c’est l’adhésion de ce dernier à la doctrine positiviste de Comte :

En philosophie, il se déclare positiviste. Tandis que M. Herbert Spencer et M. Mill sont en


désaccord avec cette École sur plusieurs points importants, notamment sur la classification des
sciences et la méthode en psychologie ; tandis que M. Bain ne fait à ce sujet aucun aveu,
l'adhésion de M. Lewes est explicite369.

Remarquons ici que dans l’édition de 1881, Ribot termine le même passage, en lieu et
place de « l'adhésion de M. Lewes est pleine et entière, inébranlable, enthousiaste même, comme
on en peut juger370 » (1870), par « l'adhésion de M. Lewes est explicite 371 » (1881). Il semble que
Ribot ait donc voulu tempérer le positivisme de Lewes.
Lewes fait de Descartes le père de la psychologie expérimentale 372, et Ribot ne le contredit
pas. Mais Ribot comme Lewes reprochent à Descartes d’user de la méthode subjective et
déductive en psychologie ; on part de la raison, de la conscience (terme qui en réalité, apparaît à
peine chez Descartes, et qui n’est pas thématisé) et l’on croit pouvoir en inférer une description
de tous les phénomènes psychologiques. Descartes est accusé de faire de la « psychologie
rationnelle ». Outre le fait qu’il s’agit là d’une interprétation fallacieuse (bien qu’il faille concéder
qu’on lit certainement Descartes autrement à l’époque qu’aujourd’hui), ou du moins fort
réductrice de la « psychologie » cartésienne, cette critique de la méthode dite subjective de la
métaphysique, « qui déduit, au lieu de vérifier 373 », se généralise à toute notion d’a priori, et
s’accompagne aussi d’un rejet, parallèlement, de la thèse de la tabula rasa de l’école empirique :

L'école de la sensation a grandement obscurci la question par sa conception


antiscientifique de la table rase : l'esprit n'est pas un miroir qui réfléchit passivement les objets.
L'école de l’a priori commet l’erreur contraire, en considérant la conscience comme une pure
spontanéité, portant en elle et d'avance des lois organisées et dérivées d'une source supra-
sensible374.

369
Ibid., p. 334.
370
RIBOT, T., La Psychologie anglaise contemporaine (école expérimentale), Paris, Ladrange, 1870, p. 298.
371
PAC, p. 334.
372
Ibid., p. 353.
373
Ibid., p. 340. « La méthode objective [, elle,] vérifie au lieu de conjecturer. »
374
Ibid., pp. 342-343.

  137 
Lewes entend résoudre le problème en faisant appel à l’hérédité, et l’on peut sans doute
affirmer que Ribot le suit dans cette voie : « L’individu résume l’expérience de la race 375 ». Les
fonctions du corps comme de l’esprit ne sont pas innées ; elles se développent, elles évoluent à
l’échelle individuelle et sont elles-mêmes le fruit d’une évolution de l’espèce : « Pour l'esprit,
comme pour le corps, il n'y a point préformation ou préexistence, mais évolution et
épigénèse376 ». Ribot fait ici référence au débat entre la théorie biologique de la préformation, qui
considérait que tous les organes étaient déjà présents en miniature dans l’embryon, et la théorie
de l’épigenèse, qui insiste sur le développement de l’organisme devenant de plus en plus
complexe. Les fonctions de l’esprit adulte ne sont pas des conditions préexistantes, déjà là avant
l’expérience et le développement de l’individu, quoi que Kant en ait dit :

[Kant] a employé seulement la méthode métaphysique d'analyse subjective, là où il fallait


employer aussi la méthode biologique d'analyse objective. Transportant dans la psychologie la
vieille erreur aristotélicienne de la matière et de la forme, considérées comme séparables
réellement (tandis qu'elles ne le sont que par abstraction), il regarda les formes de la pensée
comme des facteurs tout faits (ready-made), antérieurs à et indépendants de l'expérience377.

Ce que Kant perçoit comme les conditions de l’expérience, les formes de la pensée
nécessaires et a priori, sont en réalité le fruit de l’évolution de cette expérience. De plus,
l’analyse kantienne est accusée (à tort) de faire de faire glisser des distinctions théoriques, de
dicto, vers des distinctions de re. Or, la forme - les catégories ou concepts purs de
l’entendement - ne naît pas sans la matière, l’expérience (ici encore, il faut bien voir que Kant lui-
même ne renierait pas la chose, puisque le synthétique a priori doit, pour apparaître, être
« activé » par l’expérience). On ne peut distinguer sans faire violence à la réalité de leur
inextricable contexture. Mais Lewes, on l’a vu, rejette aussi Condillac, en évoquant notamment
l’argument selon lequel le sensualisme ou « école de la sensation » est incapable d’expliquer le
phénomène de l’idiotie :

Dans l'hypothèse de la table rase, comment expliquer le phénomène d’idiotie ? Pourquoi


l'esprit des brutes, qui ont des sens semblables aux nôtres, est-il si différent du nôtre ? Les

375
Ibid., p. 343.
376
Ibid., p. 343.
377
Ibid., p. 347.

  138 
sensations de l'idiot sont aussi vives et aussi variées que celles de l'homme raisonnable : les
différences naissent de la « cérébration » des deux 378.

Le sensualisme ne peut expliquer l’intelligence d’un individu privé de plusieurs de ses


sens comme Laura Brigdman, aveugle, sourde-muette, et pourtant fort capable intellectuellement.
Les idées ne sont pas de pâles copies de sensations ; elles sont bien plutôt le fruit d’un organe
spécial, responsable de l’idéation – le cerveau, partie distincte du système nerveux. Ainsi, c’est la
« cérébration » de l’homme raisonnable qui diffère de celle de « l’idiot », pas sa capacité de
sentir. Lewes sépare radicalement la sensation de l’idéation, mais seulement parce qu’elles ne
sont pas liées au même type d’organe. La sensation provient des organes correspondant aux cinq
sens - auxquels Ribot ajoute les viscères et les muscles, dont il précise qu’ils sont trop souvent
oubliés. L’idéation provient elle aussi d’un organe, mais différent de ceux dont naît la sensation ;
il s’agit du cerveau : « Par suite la sensation et l'idéation sont aussi indépendantes l'une de l'autre
que les organes dont elles sont la fonction ; et quoique l'idéation soit liée organiquement avec la
sensation, cependant elle ne l’est pas plus que le mouvement n'est lié avec la sensation 379 ».
Ribot note d’ailleurs que si Lewes semble employer parfois les termes de « sensation » et
de « perception » de façon synonyme, en réalité, il les distingue : il peut y avoir d’une part
sensation sans conscience, sans perception (qui implique la conscience - Lewes parle alors
d’impression), d’autre part sensation perçue, consciente (Lewes parle alors de perception). Une
excitation d’un centre nerveux produit une sensation sans nécessairement qu’il y ait perception.
Lewes propose ainsi une sorte de version modernisée de la théorie leibnizienne des petites
perceptions ; il les appelle sensations non perçues, et réserve le terme de perception à ce que
Leibniz désigne par aperception.

Les thèses de Lewes sur l’histoire de l’empirisme et du sensualisme trouvent des échos
dans sa psychologie. Il écarte la possibilité d’un principe vital, et opte pour une thèse mécaniste
modérée que Ribot semble adopter lui aussi, thèse qui n’oublie pas que la sensation est le moteur
premier de l’organisme. Plutôt que d’invoquer l’existence d’un principe vital antérieur à
l’organisation du corps, Lewes évoque le rôle central du « sensorium », siège à la fois de la
conscience et de la sensation. Ce sensorium ne serait pas localisé exclusivement dans le cerveau,

378
Ibid., p. 344.
379
Ibid., p. 346.

  139 
mais disséminé dans tout le corps : il est « la somme de tous les centres nerveux, chaque centre
étant lui-même un petit sensorium380 ». Lewes étend donc le sensorium à tous les centres nerveux,
même si le cerveau est l’organe principal de la vie psychique ; chaque centre nerveux a son
autonomie relative, et peut donc continuer à « sentir » sans lui. Le cerveau « délègue » son
autorité à d’autres sens nerveux, et s’il demeure l’organe moteur le plus crucial pour ce qui est
des mouvements volontaires, les autres centres nerveux, sensitivomoteurs, peuvent sentir et agir
sans que le cerveau constitue un passage obligé. On retrouvera cette idée chez Ribot, qui
reconnaît lui aussi toute l’importance du cerveau dans l’étude de la volonté et la vie
psychologique en général, mais qui refuse d’en faire l’organe ultime et exclusif. Lewes comme
Ribot s’intéresseront ainsi au cas des animaux décapités qui continuent de sentir et de se mouvoir,
voire même de « choisir » :

Passons au choix. M. Lewes soumet un triton sain et vigoureux à diverses expériences. Il


le touche, le pince, le brûle avec de l'acide acétique, etc. ... Il note soigneusement les actes de
l’animal. Puis l'ayant décapité, il le soumet de nouveau aux mêmes expériences ; les réactions de
l'animal sont exactement semblables : il cherche à se dérober à la douleur, à se débarrasser de
l’acide qui le brûle. Ces expériences, auxquelles M. Lewes en joint bon nombre d'autres, l'amènent
à conclure « que l'évidence de la spontanéité et du choix, de la sensibilité et de la volition ne
permet pas de méprise, et que par conséquent le cordon spinal est un centre sentant »381.

Le « cordon spinal », qui correspondrait aujourd’hui à la moelle épinière, est l’un des
deux centres nerveux (avec le cerveau) les plus influents. Il semble que l’on puisse dire qu’il y ait
« choix » pour Lewes, même au niveau d’un réflexe nerveux sans intervention cérébrale possible.
Ribot n’ira pas jusque-là, mais il insistera lui aussi sur le rôle essentiel joué par la moelle épinière
dans la genèse de l’action volontaire. La puissance de choix est réduite ici à un mouvement
réflexe nerveux instinctif de survie, à l’origine duquel il n’est nul besoin de postuler une
quelconque liberté de la volonté382.

380
Ibid., p. 379.
381
Ibid., pp. 390-391.
382
Ibid., pp. 393-394. Dans l’édition révisée de 1875 de La Psychologie anglaise contemporaine, Ribot développe la
position de Lewes sur l’idée d’instinct comme choix. Lewes évoque ainsi le comportement de certains oiseaux et
insectes, s’adaptant aux changements de l’environnement dans lequel ils agissent (« choix » des fleurs, des matériaux
pour le nid). Pour Lewes, la puissance de choix n’est donc pas spécifiquement humaine.

  140 
6/ Le rejet du pouvoir autocrate de la volonté chez Bailey et Maudsley

Samuel Bailey (1791-1870) est d’abord, comme Lewes, un philosophe, héritier des
réflexions de l’école écossaise sur la perception extérieure. Ses écrits sur la psychologie humaine
méritent l’attention de Ribot, malgré des assertions qui paraissent à ce dernier parfois difficiles à
concilier. Grand partisan de la nécessité pour la psychologie de se constituer en science au même
titre que la physique ou l’astronomie, il refuse cependant, par exemple, de la faire dépendre de la
physiologie, et la fonde essentiellement sur l’introspection. Par ailleurs, sa démarche descriptive,
propre à l’esprit anglais selon Ribot, remet en cause la pertinence de toute classification des faits
de conscience : sa critique de la doctrine des facultés s’étent à toute typologie possible des
fonctions psychologiques. Il consacre cependant une partie de ses Letters on the Philosophy of the
Human Mind (1855–1863) à l’étude spécifique de la volition.

Si la psychologie, dit-il, étudiait les affections et opérations au lieu des facultés, et réglait
son langage en conséquence, il semble qu'on se débarrasserait d'un bon nombre de questions
embarrassantes, parmi lesquelles il faut mettre la controverse sur la liberté de la volonté, ce qui est
littéralement la liberté d'une non-existence383.

Dans cet ouvrage, on trouve ainsi la thèse de l’uniformité de la causalité (qui avait d’abord
fait l’objet d’un essai de Bailey publié en 1826). Toute action volontaire s’explique par des
motifs, c’est là une observation de fait, indiscutée, et pourtant, on continue d’imaginer, en
philosophie, que notre liberté est menacée sauf à considérer nos volitions comme autocrates,
indépendantes des motifs qui les déterminent. En somme, Bailey défend la thèse compatibiliste
adoptée implicitement par la plupart de ses compatriotes contemporains (Bain, Stuart Mill), qui
énonce à la fois la nécessité du rapport de cause à effet entre les motifs et l’action, et la liberté au
sens d’une capacité de faire ce que nous voulons, en accord avec ces motifs à même d’expliquer
l’orientation de l’action. Il semble certes que dans l’étude de l’action humaine, il y ait une
certaine latitude, que l’on ne puisse élaborer, au mieux, que des prévisions vraisemblables, jamais
nécessaires. Mais là encore, comme chez Ribot et chez la plupart des psychologues

383
Ibid., p. 411, Ribot cite BAILEY, S., Letters, tome II, ch. XV.

  141 
expérimentaux, on retrouve la réponse spinoziste classique : c’est uniquement par défaut de
connaissance que nous ne pouvons prédire le comportement humain avec une certitude parfaite.

Maudsley (1835-1918), médecin aliéniste, partage lui aussi cette position critique vis-à-vis
de l’explication du pouvoir volontaire. Rédacteur en chef de 1862 à 1878 du Journal of Mental
Science, périodique devenu aujourd’hui le British Journal of Psychiatry, il est l’auteur d’un
ouvrage qui intéresse Ribot tout particulièrement : Body and Will: In its Metaphysical,
Physiological and Pathological Aspects (1883). Un article consacré à ce livre est publié dans le
dix-septième volume de la Revue en 1884, et l’on est en droit de s’étonner que Ribot n’ait pas
inséré le contenu de cet article sous forme d’un chapitre dans les éditions plus tardives de La
Psychologie anglaise contemporaine. Ribot ne fait que mentionner, en un bref paragraphe dans sa
conclusion, quelques remarques générales sur The Physiology and the Pathology of the Mind,
paru en 1867. A propos de Body and Will, Ribot salue la critique chez Maudsley d’une volonté
conçue comme miraculeux pouvoir d’autogenèse, indépendant des lois qui régissent la nature :

La personne qui répondrait le mieux (si tant est que quelqu’un y réponde) à la définition
du libre arbitre, ce serait le fou, puisqu’il exulte de son sentiment intense de liberté et de pouvoir,
n’écoute aucun conseil de la raison, agit immédiatement sans prévoir, sans réfléchir, de telle façon
que personne ne peut d’avance prédire ses actes. S’il n’agit pas sans motif, il le fait du moins par
des motifs dont il n’est pas conscient et qu’aucun autre ne peut pénétrer 384.

Maudsley rejette l’idée d’une volonté comme entité abstraite, générale ; tout ce à quoi
nous donne accès l’observation intérieure sont des volitions particulières (même si, autre point
commun avec Ribot, il se méfie de la méthode introspective) et des états de conscience qui y sont
attachés, dont l’explication est à chercher dans l’organisme et les souvenirs qui y sont inscrits.
Maudsley est perçu par ses contemporains comme un matérialiste sans doute à tort ; on retrouve
dans ses propos des formules très similaires à celles de Bain, défendant certes non pas un
dualisme « étroit », mais un monisme psychophysiologique, à deux facettes. Il insiste sur la
sophistication de l’organisme, perçu comme un ensemble extrêmement complexe de forces
inconscientes. Le moi ne subit pas toutes les variations de l’organisme, il est l’organisme : « il
faut substituer à la notion métaphysique d’une unité mentale la conception physiologique d’une

384
RIBOT, T., « Maudsley, H. Body and Will: In its Metaphysical, Physiological and Pathological Aspects »,
London, Kegan, Paul, 1883, RP, Alcan, 1884, vol XVII, pp. 449-457. p. 449.

  142 
unité de centres nerveux, chacun en relation intime avec les divers organes et les fonctions
spécialisées du corps 385 ».

Maudsley réduit la volonté, en dernière instance, à l’acte réflexe, mais aussi à l’inhibition.
Lorsqu’il se penche sur les pathologies de la volonté, il s’intéresse surtout à la dégénérescence de
l’inhibition, qu’il associe à la moralité, perçue comme violence inhibitrice, antagoniste de nos
instincts naturels égoïstes, antisociaux, qui peuvent s’exprimer lorsque notre volonté inhibitrice se
désintègre. L’instable artificiel, socialement construit que représente le « sens » moral, étape
dernière de l’évolution de la volonté, cède alors la place aux instincts et réflexes, stables, qui
fondent tout mouvement volontaire. La description de la dissolution du pouvoir inhibiteur de la
volonté est similaire chez Ribot. Le sens moral est le premier à disparaître dans les maladies de la
volonté : la dégénérescence est plus qu’une altération, c’est une dissolution des fonctions les plus
sophistiquées qui laisse alors mieux voir les fondements les plus primitifs. Maudsley s’intéresse
ainsi de façon remarquable aux états pathologiques de la volonté : les descriptions sur l’hystérie,
l’épilepsie, la paralysie, les symptômes de la consommation de substances chimiques, les
traumatismes cérébraux ont été lues avec grand intérêt par Ribot, et ont certainement marqué ses
propres analyses 386, comme nous le verrons par la suite.

385
Ibid., p. 451.
386
Précisons que Ribot n’insiste pas ici sur la primauté de l’instinct sexuel que Maudsley, quant à lui, considère
comme l’appétence la plus fondamentale, et dès lors la plus indélogeable.

  143 
C. QUANTIFIER : LES PHÉNOMÈNES PSYCHOLOGIQUES SOUMIS À LA
MESURE DANS LES ÉCOLES ALLEMANDES

La Psychologie allemande contemporaine, ouvrage publié pour la première fois en 1879,


rassemble des articles précédemment parus dans la Revue Scientifique et dans la Revue
Philosophique. Comme la psychologie anglaise, la psychologie allemande de l’époque vise à
promouvoir une approche scientifique des faits mentaux. Mais les deux écoles, ou groupes
d’écoles, pour ainsi dire, n’emploient pas les mêmes moyens à cette fin commune. Les
caractéristiques de la psychologie allemande, selon Ribot, se ramènent principalement à une
exigence de précision, de détail qui prend la forme d’une soumission des événements mentaux au
contrôle exact de la mesure.
Là où la psychologie anglaise était essentiellement descriptive, en accordant toute la place
aux faits naturellement observables, la psychologie allemande cherche à expérimenter, et à
mesurer ; il s’agit de produire des données chiffrées, quantitatives, à tel point que Ribot n’hésite
pas à comparer les ambitions de cette psychologie avec la physique mathématique :

S'appuyant sur ce principe que tout événement interne est une grandeur, et que par
conséquent il renferme en lui un caractère mathématique, [les physiologistes allemands] ont
essayé de procéder en psychologie comme dans certaines branches de la physique
mathématique387.

La psychologie allemande de l’époque est plus « technique » que la psychologie anglaise


contemporaine : en optant plutôt pour des monographies particulières, elle se concentre sur des
thèmes plus limités plutôt que de développer vers les vues d’ensemble, plus larges, que l’on
trouve dans la psychologie anglaise. En effet, les psychologues anglais héritent d’une tradition
empruntant à l’empirisme ; ils doivent en quelque sorte rendre compte de cette histoire, ou tout du
moins ne peuvent prétendre l’ignorer, alors que la seule psychologie qui règne jusqu’alors en
Allemagne est spiritualiste, comme en France, et n’a donc rien à offrir à la nouvelle génération de
psychologues physiologistes :

387
PALC, p. XX.

  144 
Pour bien comprendre l'esprit de la psychologie allemande contemporaine, il faut avant
tout se rappeler que les recherches qui vont être exposées ne sont pas l'œuvre de philosophes, de
spéculatifs. Elles sont dues à des savants. La psychologie allemande nous offre ainsi un caractère
particulier, original. Tandis qu'en Angleterre une tradition ininterrompue part de Locke et, passant
par Berkeley, Hume, Hartley, James Mill, rejoint les contemporains ; en Allemagne il n'y a pas de
tradition ni d'école psychologiques ; tout est nouveau388.

Ribot ne fut jamais un expérimentateur au sens strict du mot, tel que Wundt ou Fechner à
l'époque. S’il prend le parti de la physiologie, comme le font la plupart des allemands dont il
présente les travaux, il adopte une position ambiguë sur l’assimilation de celle-ci à la psychologie
qu’il entend promouvoir.

Quand la physiologie, réalisant un progrès qu'elle n'ose encore rêver, sera capable de
déterminer les conditions de tout acte mental, quel qu'il soit, aussi bien de la pensée pure que des
perceptions et des mouvements ; alors la psychologie entière sera physiologique, ce qui sera pour
elle un grand bien. Pour le présent, il y a tout un groupe de faits de conscience dont l'étude ne
trouve dans les sciences de la vie qu'un soutien indirect et instable 389.

Plus la psychologie acquiert en scientificité, plus elle se confond, semble-t-il, avec la


physiologie. En réalité, si c’est bien à une psychologie physiologique que l’on doit aspirer, il ne
s’agit pas de réduire la psychologie à la physiologie ; et l’on verra que la méthode de Ribot
s’écarte de celle des allemands, qu’il juge trop centrée sur cet objectif de prévision de tout acte
mental via la mesure de faits physiologiques. La psychologie dispose et doit certes disposer d’une
assise physiologique, mais la froideur de la mesure des changements de l’organisme ne convainc
pas Ribot.

1/ Concilier intellectualisme et exigence de scientificité ? Herbart et Lotze

Herbart (1776-1841) occupe un statut particulier dans l’émergence de la psychologie


allemande : continuateur du criticisme kantien, il s’écarte de la physiologie, et fait figure de

388
Ibid., p. XXX.
389
Ibid., p. XXIII.

  145 
maître à penser de toute une génération de psychologues et d’ethnologues. Ribot lui reproche,
d’adopter une approche trop intellectualiste, voire métaphysique, qui l’amène à négliger l’étude
des sentiments, dont Herbart semble affirmer qu’ils ne peuvent exister qu'à condition qu'un état
intellectuel leur préexiste.

La théorie intellectualiste, qui est de vieille date, a trouvé sa plus complète expression
dans Herbart et son école, pour qui tout état affectif n'existe que par le rapport réciproque des
représentations ; tout sentiment résulte de la coexistence dans l'esprit d'idées qui se conviennent ou
se combattent; il est la conscience immédiate de l'élévation ou de la dépression momentanée de
l'activité psychique, d'un état de tension libre ou entravée : mais il n'est pas par lui-même ; il
ressemble aux accords musicaux et dissonances qui diffèrent des sons élémentaires, quoiqu'ils
n'existent que par eux. Supprimez tout état intellectuel, le sentiment s'évanouit ; il n'a qu'une vie
d'emprunt, celle d'un parasite390.

« Tous les faits psychologiques sans exception sont des représentations 391 ». Un sentiment
ne naît de rien d’autre que du rapport entre plusieurs représentations : la souffrance qui résulte de
la perte d’un ami, conjugue ainsi la représentation mentale de sa mort et celle de son amitié. Le
désir, les penchants, les passions, la volonté même sont réductibles à une confrontation ou à une
accumulation de représentations mentales : « le désir est la prédominance d’une représentation
qui lutte contre les obstacles et par là détermine en ce sens les autres représentations 392 ». La
passion n’échappe pas à cette froide analyse : il s’agit alors simplement d’un groupe de
représentations plus intenses, rien de plus, se rapportant à l’objet désiré. Mais par intensité,
Herbart n’entend rien d’affectif, rien qui n’aurait trait à un quelconque soubassement sentimental
en deçà des représentations mentales qui seules, pour lui, sont en jeu.

En plus de déplorer ce parti pris intellectualiste de Herbart, Ribot voit dans ses travaux
une tendance métaphysique (qu’il juge typique de la philosophie allemande) qui amène Herbart à
voir en l’âme une entité simple, indivise, sans parties, sans pluralité. C’est l’un des points qui
pousse paradoxalement Herbart à combattre la théorie des facultés de l’âme : « Dès qu’à la
conception naturelle de ce qui se passe en nous, on ajoute l’hypothèse de facultés que nous avons,

390
PS, p. IX.
391
RIBOT, T., « La psychologie de Herbart », RP, 2, 1876, p. 79. En italique dans le texte.
392
Ibid., p. 80.

  146 
la psychologie se change en mythologie 393 ». Herbart en appelle donc à une rigueur expérimentale
qui souscrit à certains dogmes de l’ancienne psychologie (unité de l’âme), tout en en rejetant
d’autres (théorie des facultés). Malgré le caractère problématique de cette ambivalence mise en
avant par Ribot, Herbart insiste sur la nécessité de faire de la psychologie une science. Cette
exigence de scientificité se traduit par un appel à l’expérimentation, mais surtout à la mesure
quantitative. En effet, l’appel à l’expérimentation est théorique, formel, chez Herbart, qui en
réalité n’a que très peu recours à l’expérience scientifique : « Le défaut commun des hypothèses
de Herbart, c’est donc d’être bien rarement appuyées sur l’expérience et bien préparées par une
induction préalable ; quant à la vérification expérimentale des résultats, elle manque
complètement394 ».

Herbart donne tort à Kant, qui affirmait que la psychologie ne pourrait jamais prétendre
s’élever au rang d’une science naturelle exacte. D’une part, Kant considérait comme impossible
l’expérimentation sur les phénomènes psychologiques, impossibilité qu’Herbart remet en cause ;
D’autre part, selon Kant, les mathématiques ne seraient pas applicables aux phénomènes
psychologiques puisqu’ils sont soumis à la seule condition du temps. Herbart répond ici qu’il faut
ajouter au temps l’intensité, ce qui rend dès lors les phénomènes psychologiques mesurables en
termes de vitesse de réaction, comme grandeurs intensives dans le temps.

Si Herbart manifeste donc un « goût du fait réel », on peut donc lui reprocher de faire de
la psychologie une simple mécanique de l’esprit et émettre des réserves, comme Kant l’avait fait,
sur la pertinence et la fiabilité de la méthode mathématique. Celle-ci convient certes pour la
science physique, mais il faudrait, pour qu’elle puisse s’appliquer à la psychologie, souscrire à un
réductionnisme mécaniste qui laisse Ribot sceptique :

En admettant, ce que rien ne prouve, que le calcul puisse s’appliquer un jour à la


psychologie comme il s’applique à la physique, il est certain que cette phase dernière de la science
ne pourra être atteinte que si, par des réductions successives, on a pu ramener préalablement la
psychologie à la biologie, celle-ci à des sciences de moins en moins complexes et finalement à la
mécanique. Aussi de nos jours, ce n’est pas à une mécanique abstraite, c’est à dire à des rapports
abstraits entre des forces abstraites que la psychologie a recours ; c’est la mécanique nerveuse

393
Ibid., p. 70.
394
Ibid., p. 84.

  147 
seule qui la touche et la tâche est bien assez lourde. Nous comprenons mieux qu’il y a cinquante
ans, que de la psychologie à la mécanique la transition ne peut pas se faire immédiatement 395.

Ribot fait donc de Herbart « un pur métaphysicien versé dans les mathématiques 396 ». S’il
contribue à promouvoir une psychologie scientifique, il ne s’appuie pas assez sur l’expérience et
délaisse complètement la physiologie. Son autorité intéresse beaucoup Ribot, d’abord parce
qu’elle est tout à fait considérable, mais aussi parce qu’elle est paradoxale : Herbart vise
l’exactitude du calcul, et ses travaux ont pourtant participé à l’émergence d’une psychologie dont
les objets d’étude ne peuvent mener à cette exactitude même : il s’agit de la psychologie
ethnographique.

Nous nous proposons [Ribot, ndlr] de montrer comment cette même école a produit un
ensemble de recherches qui, en opposition complète avec le caractère simple et exact de la
psychologie mathématique, offre un caractère singulièrement vague et complexe : c'est la
psychologie ethnographique, représentée surtout par trois disciples de Herbart : Waitz, Lazarus,
Steinthal397.

Sans développer plus avant, Herbart avait annoncé l’avènement et la nécessité de ce type
de recherches en psychologie. Ribot loue l’existence de la psychologie ethnographique, en la
justifiant par un discours holiste, qui, bizarrement, ne se retrouve que très peu dans ses
monographies sur la mémoire, la volonté et la personnalité. En fait, Ribot ne fait que reconnaître
la pertinence d’un objet d’étude spécifique à la « Völkerpsychologie » (que l’on peut traduire par
psychologie des peuples ou psychologie ethnographique), à savoir le tout social, manifestant
davantage que la somme des individus qui le composent. En revanche, il ne parle pas tellement,
comme on aurait pu s’attendre à ce qu’il le fasse à cette occasion, de la nécessité de reconnaître
l’impact en retour du tout social sur l’individu - ce qui, on l’a vu, est l’un des reproches les plus
fondés que l’on puisse lui adresser.

S'il était vrai, en effet, que le tout social est autre chose qu'une simple juxtaposition
d'individus, si la formation des groupes humains donnait naissance à de nouveaux rapports, à des

395
Ibid., p. 84. Lorsque Ribot se réfère à l’époque d’ « il y a cinquante ans », il fait allusion au moment où Herbart
écrit.
396
PALC, p. 30.
397
Ibid., pp. 37-38.

  148 
formes nouvelles de développement ; bref, si le tout n'était pas une somme arithmétique d'unités,
mais une sorte de combinaison chimique différente de ses éléments, il faudrait bien admettre que
la Völkerpsychologie a un objet qui lui appartient exclusivement. Et c'est ce qui est vrai398.

Ribot développe sur les avancées en psychologie ethnographique grâce aux trois disciples
de Herbart cités ci-dessus, mais l’on peut donc à juste titre regretter qu’il n’ait pas profité lui-
même de ces travaux sur le langage, la religion, les mœurs – sur ce que ces disciples ont désigné
par le « Volkgeist », pour alimenter ses recherches sur la psychologie individuelle.

Nous n’explorerons pas en détail la psychologie de Lotze399 (1817-1881), qui présente peu
d’intérêt pour l’élaboration de la question des maladies de la volonté. Philosophe et médecin, sa
psychologie demeure très teintée de métaphysique, alors même que le titre de l’ouvrage qui porte
sur la psychologie, la Psychologie médicale, semble indiquer le contraire (le reste de l’œuvre de
Lotze, pour une grande part, ne concerne pas la psychologie). La critique principale que Ribot
adresse à Lotze porte sur l’incompatibilité entre des aspirations métaphysiques et des ambitions
scientifiques, déjà problématique chez Herbart, mais observable plus généralement chez de
nombreux psychologues allemands :

Partout, on sent chez lui un effort puissant et infructueux pour concilier deux tendances
inconciliables : l'une qui consiste à employer rigoureusement la méthode scientifique, à s'appuyer
sur les résultats de la physiologie et à les prendre pour fil conducteur ; l'autre qui consiste à
abandonner toute méthode et à affirmer une entité, « l'âme », à titre de suprême évidence, de
certitude absolue, de vérité saisie immédiatement et placée par là au-dessus de toute preuve400.

Il importe tout particulièrement à Ribot de réitérer cette incompatibilité radicale entre


philosophie spéculative et vérité scientifique sans doute parce que lui-même ne parvient que
maladroitement à échapper aux habitudes d’esprit du métaphysicien 401.

398
Ibid., p. 51.
399
La théorie des « signes locaux » de Lotze ambitionne de résoudre le conflit entre les nativistes et les empiristes
quant à l’origine du concept et de l’appréhension de l’espace, via l’analyse des perceptions visuelles et tactiles. Un
chapitre entier de La Psychologie allemande contemporaine (chapitre IV) est dédié à l’origine de la notion d’espace
en psychologie ; nous le laisserons ici de côté, ce chapitre ne touchant pas directement notre sujet.
400
Ibid., p. 64.
401
Ribot consacre un chapitre à Beneke dans les premières éditions de la psychologie allemande contemporaine ; ce
chapitre disparait dans les éditions plus tardives, comme celle de 1909. Inspiré par l’empirisme écossais, Beneke est
admiré pour l’originalité de ses thèses philosophiques à une époque et dans un pays ou l’idéalisme allemand régnait
en maître. Contre Schelling ou Hegel, il cherche à fonder toute la philosophie sur la psychologie : la psychologie
remplace ainsi la métaphysique et devient la véritable philosophie première.

  149 
2/ Psychophysique et psychométrie chez Fechner et Wundt : la volonté prévisible ?

Les développements particulièrement amples sur la psychophysique de Fechner dans La


psychologie allemande contemporaine témoignent de tout l’intérêt de Ribot pour cette nouvelle
méthode. La psychophysique calcule les rapports entre des phénomènes physiques, ou
excitations, et les sensations que ces excitations provoquent. Fechner fait du corps et de l’esprit
les deux faces d’une même réalité substantielle ; sa psychologie se réduit donc à une physiologie
des sensations, à une sensorimétrie, qui se fonde sur l’augmentation et la diminution observables
des sensations. L’objectif de Fechner est de fonder une science des rapports réciproques du corps
et de l’esprit, qui jusqu’à lui, « n'a guère consisté qu'en théories sans solidité, ou en collection de
faits sans précision et sans lien402 ». Alors que les sciences de la nature, d’une part, et celles de
l’esprit, telle la logique, d’autre part, connaissent des progrès remarquables, la science qui vise à
faire le lien entre les deux ne connaît pas les mêmes avancées : « Le but de Fechner est de faire
entrer cet ordre de recherches dans une phase positive, ou plus exactement d'en faire une science
reposant sur l'expérimentation, le calcul et la mesure 403 ».
La loi de Fechner établit une constante entre l’intensité d’un stimulus et celle d’une
sensation : « la sensation croît comme le logarithme de l'excitation 404 ». L’intensité de la
sensation n’est pas proportionnelle à celle de l’excitation qui la provoque ; elle croît plus
lentement qu’elle, et non pas proportionnellement à celle-ci. L’une des applications de cette loi
permet de mieux la comprendre : une multiplication par deux du nombre de décibels, se
rapportant à la perception du volume acoustique, correspond à une multiplication par dix de
l’intensité acoustique objective. Souvent jugé trop rigide, cette loi indique malgré tout que
globalement, « la sensation augmente plus lentement que l'excitation qui la cause ; qu'un
éclairage double, triple, quadruple sera senti comme moindre que le double, le triple, le
quadruple405 ». De même, la variation de la sensation auditive est moindre par rapport à celle de

402
Ibid., p. 150.
403
Ibid., p. 150.
404
RIBOT, T., « La psychologie physiologique en Allemagne : La mesure des sensations », RS, 1874, pp. 553-563. 7,
12 décembre. p. 562.
405
RIBOT, T. « Psychologie », F. Thomas (Ed.), De la méthode dans les sciences, Paris, Alcan, 1909, pp. 229-
257. p. 250.

  150 
l’excitation. Par ailleurs, il faut prendre en compte les stimuli préexistants : on est moins sensible
à une petite excitation si nos sens sont déjà stimulés : le parallèle avec les petites perceptions de
Leibniz semble ici évident, bien que Ribot ne le mentionne pas. Pour couvrir un bruit ambiant
dont le volume est déjà élevé, il faut parler plus fort que si le bruit ambiant était moindre. En
effet, les conditions dans lesquelles l’excitation a lieu doivent donc être aussi prises en compte.
Les travaux de Fechner sont d’une grande importance aux yeux de Ribot, car « ils
représentent le premier essai fait pour soumettre les phénomènes psychiques à la mesure, c’est à
dire à la connaissance exacte et rigoureuse 406 ». La loi psychophysique, qui permet enfin la
mesure exacte de phénomènes psychologiques, ne peut pour l’instant parler que de la mesure des
sensations ; mais tout commence par les sensations, et la nouvelle psychologie peut ainsi
revendiquer son statut scientifique en réponse à « la psychologie vulgaire ; c’est à dire à des
dissertations vagues sur des vérités de sens commun 407 ». Nous pouvons en effet mesurer la
sensation en faisant varier l’intensité (l’aspect quantitatif) de l’excitation, cette dernière action
étant en effet en notre pouvoir : « le point essentiel qui distingue la mesure des grandeurs
psychiques de la mesure des grandeurs étendues, c’est que, chez les premières, la cause sert à
mesurer l’effet ; chez les secondes, l’effet sert à mesurer la cause 408 ».
Mais des excitations de force différentes causent parfois des sensations de force égales.
Une piqûre qui causerait une douleur à l’état de veille n’est pas sentie pendant un sommeil
profond. Ribot distingue alors l’excitabilité de l’excitation, et ne pense pas qu’il y ait réellement
contradiction dans les termes à vouloir parler de sensation non sentie : soit la sensation est
consciente, perçue par nous (la langue vulgaire ne reconnaît que ce type de sensation), soit
inconsciente, dépendant seulement des changements d’excitation mais sans être aperçue par
l’individu. L’état des lieux de Ribot sur les critiques adressées à la loi de Fechner est précis,
fouillé ; en laissant de côté les pages techniques concernant la mesure des différentes perceptions,
on retiendra seulement ici que Ribot reconnaît la possibilité d’une mesure numérique des
sensations, tout en maintenant son caractère irrémédiablement relatif. La loi psychophysique
constitue pour lui, paradoxalement, une nouvelle preuve du caractère de relativité de notre
connaissance : on ne peut que comparer des grandeurs relatives, sans jamais atteindre à des

406
RIBOT, T., « La psychologie physiologique en Allemagne : La mesure des sensations », art.cit., p. 553.
407
Ibid., p. 553.
408
Wundt, Vorlesungen über die Menschen und Tierseele, t.I, p. 82-147, cité par Ribot dans « La psychologie
physiologique en Allemagne : La mesure des sensations », art.cit.,, p. 554

  151 
grandeurs absolues. La détermination quantitative ne peut proposer que des approximations, des
moyennes. Percevoir deux sensations, c’est percevoir une différence entre deux sensations, et
« notre loi fournit donc une preuve de ce grand fait : que toute vie mentale est soumise à la loi du
changement, au grand principe de la transition, qu’une conscience uniforme est une contradiction
dans les termes409 ».

Cette loi, quelle qu'en soit la nature, conduit aussi à un résultat qui nous parait digne
d'attention. Depuis un siècle, le grand effort de la psychologie analytique a consisté à démontrer
que, contrairement aux préjugés du sens commun, la perception ne donne pas une copie du monde
extérieur. Entre les qualités, dans l'objet, et les états de conscience, dans le sujet, il n'y a qu'une
correspondance ; ces qualités sont des signes que l'esprit interprète et groupe d'après sa nature. La
loi psychophysique montre qu'il en est de même dans l’ordre de la quantité. Elle nous apprend
qu'il n'y a point égalité ni équivalence entre les variations d'intensité objective (excitation) et les
variations d'intensité subjective (sensation) ; que notre connaissance ne consiste encore ici qu'en
une interprétation que l'esprit fait d'après sa nature410.

Disciple de Fechner, Wilhelm Wundt entend donner à la psychophysique une assise


méthodologique solide. Pour lui comme pour Fechner, seule la quantité ou l’intensité doit
occuper le psychologue s’il veut mesurer quoi que ce soit : « Faire entrer dans notre travail des
considérations sur la qualité des sensations ce serait, comme le dit ingénieusement M. Wundt,
ressembler à un homme qui, en comptant sa fortune, ajouterait ses vertus à son capital et ses
défauts à ses dettes411 ». Ribot a entretenu une relation épistolaire avec Wundt qui montre toute
l’admiration que les deux penseurs se vouaient. Les Grundzüge der physiologischen Psychologie,
publiés pour la première fois en 1874, insistent sur la nécessité de faire de la psychologie une
science naturelle, expérimentale, fondée sur l’observation. Wundt est à l’origine de l’installation
du premier laboratoire de psychologie physiologique à Leipzig en 1879, événement de toute
première importance dans l’institutionnalisation de la psychologie expérimentale comme science.
Ce laboratoire se consacre d’abord quasi exclusivement à la psychométrie, c’est-à-dire à la
mesure de la durée des processus mentaux, et de l'intensité des sensations, du temps de réaction
aux sensations visuelles, tactiles, auditives, et olfactives. 412 Plus tard, ce même laboratoire
s’intéressera à l'influence de l'habitude, de la fatigue, de certains traitements médicamenteux. Le
409
RIBOT, T., « La psychologie physiologique en Allemagne : La mesure des sensations », art.cit.,, p. 563.
410
PALC, p. 211.
411
RIBOT, T., « La psychologie physiologique en Allemagne : La mesure des sensations », art.cit., p. 561.
412
Le chronoscope de Hipp fut alors l’instrument de référence pour la psychométrie. Mi-horloge, mi-aimant soumis
aux variations de courants électriques, il enregistrait ces dernières au millième de seconde près.

  152 
journal fondé par Wundt, Philosophische Studien, publiait alors les résultats obtenus lors de ces
expériences.

Ribot publie d’abord en 1875 un compte-rendu des Vorlesungen über die Menschen und
Thierseele (Leçons sur la psychologie humaine et la psychologie animale, 1863) dans la Revue
scientifique sous forme de deux articles. Le premier article, centré sur l’étude des sensations, nous
intéresse moins ici que le second, dans lequel Ribot se penche sur les travaux de Wundt à propos
des sentiments et de la volonté.

[La volonté] est le sujet d’un débat interminable. Mais les partisans et les adversaires de la
liberté pourront se combattre éternellement sans s’entendre, vu que chaque parti s’est placé sur un
terrain qui lui est propre et n’en sort pas. Ceux qui sont pour l’affirmative disent : j’ai le sentiment
interne de ma liberté, donc je suis libre. Ceux qui sont pour la négative disent : Tout est régi par
des lois, donc la liberté est une illusion. Notre conscience, dit M. Wundt, ne nous dit qu’une
chose : c’est que nous sommes capables d’agir sans contrainte, intérieure ou extérieure ; elle ne
nous dit pas que nous agissons sans cause. Les fatalistes ont tort de dire : la volonté est soumise à
une cause, donc à une contrainte. Leurs adversaires ont tort de dire : le volonté n’est pas
contrainte, donc elle est sans cause. Cause et contrainte sont deux idées différentes. La contrainte
n’existe que là où une résistance a lieu413.

La volonté ne peut être considérée comme une causa sui, ou un primum movens, sur la
base d’une incapacité d’apercevoir et à identifier les causes de notre action. On retrouve, là
encore, la position déterministe inspirée de Spinoza. Wundt, psychologue social, s’intéresse à
l’histoire, à la psychologie comparative et aux statistiques. Mais il souligne aussi le rôle sous-
estimé de l’inconscient, d’où émergeraient ces causes que nous ignorons, et qui doivent être
considérées par le psychologue là où la méthode purement statistique les ignore. En effet, le
statisticien s’attache à remarquer des régularités de fait dans les actions humaines (mariages,
meurtres, etc.) ; il s’en tient là, alors que le psychologue se doit d’explorer les causes
individuelles. Cet intérêt pour le « facteur personnel », doit se traduire, chez Ribot comme chez
Wundt, par l’étude de l’ensemble des causes inconscientes du caractère : « Le caractère est la
seule cause immédiate des actes volontaires. Les motifs ne sont jamais que des causes médiates.
Entre les motifs et la causalité du caractère, il y a cette grande différence que ceux-là ou bien sont

413
PALC, p. 286.

  153 
conscients ou peuvent facilement le devenir, tandis que celle-ci reste absolument
inconsciente414 ».
Ce « facteur personnel » inconscient est-il soumis lui-même à la causalité universelle ?
Wundt propose deux alternatives possibles : « ou bien dans chaque individu, le caractère est le
produit d’une création nouvelle, ; ou bien il est le produit des conditions inhérentes aux
générations antérieures 415 ». Wundt adopte une position mitigée, qui accorde à la physiologie et à
la psychophysique la possibilité d’expliquer les événements mentaux dits « élémentaires », mais
pas les créations « spontanées » des événements mentaux plus complexes. Wundt se prononce
ainsi contre un matérialisme réducteur auquel l’analyse exclusivement physiologique des faits
mentaux peut nous confiner. Le psychisme dispose d’une certaine autonomie pour Wundt, sur
laquelle Ribot n’insiste pas, voire qu’il passe sous silence, comme si cet aspect de sa psychologie
l’incommodait. Il va à vrai dire plus loin même, en écrivant que Wundt défend la thèse de
« l’identité du mécanisme et de la logique - du physique et du psychique - de l’inconscient et du
conscient416 ». Ribot fait abusivement dire à Wundt que la conscience n’est que le résultat de
processus psychiques inconscients, et que seule l’analyse scientifique peut découvrir ces
processus. Or si Ribot comme Wundt, en effet, récusent l’emploi exclusif de l’observation
intérieure, ils ne sont en réalité pas d’accord sur la méthode à adopter pour appréhender les faits
psychiques complexes, dont les volitions font partie.
Wundt n’irait sans doute pas jusqu'à dire, comme Ribot tend à nous le faire croire, que les
faits physiques et psychiques sont au fond identiques, et que la tendance classique à les opposer
ne vient que d’une différence de point de vue. L’esprit chez Wundt est bien régi par des lois, mais
qui ne sont pas réductibles à des lois physiques, physiologiques gouvernant les processus nerveux
et cérébraux. Il y a parallélisme, mais pas réductionnisme matérialiste lorsqu’il s’agit des
fonctions « supérieures » de l’esprit permettant l’activité intellectuelle et volitionnelle, qui
échappe ainsi au déterminisme des lois naturelles. Ces fonctions supérieures, pour être comprises,
doivent faire appel à une psychologie non plus seulement expérimentale et purement
physiologique, mais à une psychologie comparative et historique. L’observation du
comportement des enfants, des « races » diverses, des animaux, mais aussi des malades mentaux
doit venir éclairer l’étude des phénomènes complexes d’un intellect conçu comme actif et

414
Ibid., p. 289.
415
Ibid., p. 290.
416
Ibid., p. 294.

  154 
autonome, là où les phénomènes simples sont d’un ordre passif, et peuvent s’expliquer par les lois
de l’association. Par ailleurs, le concept d’aperception tient une place toute particulière chez
Wundt dans l’analyse de la pensée active et des fonctions supérieures du psychisme irréductibles
à la physiologie : l’aperception est définie par Wundt comme ce principe actif et spontané qui
opère par corrélations d’ordre logique, et crée de nouvelles représentations, de nouvelles
synthèses non seulement dans le domaine théorique, mais aussi dans le domaine pratique. Nos
volitions impliquent ainsi certainement des conditions d’ordre physiologique, inconscientes ; la
volonté est « une aptitude à agir avec conscience qui suppose nécessairement une activité
inconsciente antérieure à elle 417 », mais elle implique aussi des opérations logiques indépendantes
des soubassements physiologiques qui peuvent l’affecter.

La conclusion de l’ouvrage de Ribot sur la psychologie allemande inclut quelques


remarques sur Horwicz qui méritent de retenir brièvement notre attention. Auteur d’un article
intitulé « Histoire du développement de la volonté » publié dans la Revue philosophique de la
France et de l’étranger 418, il explique le phénomène volontaire exclusivement par la physiologie ;
l’introspection ne nous fait qu’entrapercevoir grossièrement les raisons qui motivent notre action.
Sa psychologie de la volonté fait du sentiment le fait psychique primitif ; la vie affective précède
et détermine nos représentations - et toute représentation induite, si elle ne génère pas de
sentiment, restera inerte et incapable de motiver l’action. Notre connaissance, pour se changer en
volonté, doit ainsi passer par la phase intermédiaire du sentiment. « Il faut un facteur
intermédiaire qui change la connaissance en désir, comme la diastase change l'amidon en sucre.
Cet intermédiaire, c'est le sentiment. L'idée accompagnée d'un sentiment se change en un désir
correspondant à ce sentiment ; sinon, rien n'a lieu419 ». On remarque ici qu’en dépit de la thèse
d’une primordialité de la vie affective chez les deux auteurs, c’est bien l’idée qui est évoquée
comme élément déclencheur, bien que non moteur, de l’action.

417
Ibid., p. 290.
418
RP, 1ere année, tome 1, 1876, pp. 488-502.
419
Analyses psychologiques sur des bases physiologiques, par Adolphe HORWICZ (Psychologische Analysen auf
physiologische Grundlage, Halle. Pfeffer) tome 1er 1872. — Tome 2eme, 1er part., 1875. Cité dans PALC, p. 360.

  155 
D. ATTENTION ET EFFORT CHEZ WILLIAM JAMES

L’ambition de réformer le monde universitaire en introduisant en psychologie les


recherches innovantes faites en Allemagne et en Angleterre se retrouve chez Ribot comme chez
James. Mais là où le premier entend délaisser le statut de philosophe, le second considère que la
nouvelle psychologie scientifique fait partie intégrante de la philosophie. James ne renonce
d’ailleurs pas à la métaphysique, même s’il lit avec beaucoup d’intérêt les articles de Ribot parus
dans la revue, et les monographies des années 1880. Dans une lettre qu’il adresse à Ribot, il écrit :

Une chose encore ! Les faits empiriques sans « métaphysique » donneront toujours fouillis
et confusion. Je suis désolé de vous entendre encore dénigrer la métaphysique à ce point puisque,
correctement compris, le mot signifie seulement la recherche de clarté là où les gens du commun
ne soupçonnent même pas qu’il puisse en manquer. Le positiviste ordinaire a seulement une
métaphysique mauvaise et confuse qu’il refuse de critiquer et de discuter 420.

Cette remarque critique sur « le positiviste ordinaire » ne vise pas explicitement Ribot,
mais on ne peut s’empêcher de penser que James avait bien perçu le « déni » méthodologique de
la psychologie ribotienne, qui refuse de « critiquer et de discuter » les questions métaphysiques
qui lui sont sous-jacentes.
Les Principes de psychologie, ouvrage majeur publié pour la première fois en 1890,
portent essentiellement sur la nature de la conscience et des émotions. La conscience est décrite
comme un phénomène neurologique, et l’émotion, elle aussi, est d’abord conçue comme
physiologique. Il n’y a pas d’émotion désincarnée ; l’émotion est d’abord un ensemble de
changements corporels, elle ne correspond pas au seul état de conscience qui, ensuite,
provoquerait des changements organiques et moteurs. La conscience est bien plutôt le résultat de
l’ensemble de ces changements organiques et moteurs mêmes. Carl Lange, indépendamment mais
à la même époque, défend la même thèse, connue aujourd’hui encore sous le nom de théorie de
James-Lange.

420
Lettre de James à Ribot, 13 mai 1888.

  156 
W. James, d’une autre manière et avec d'autres arguments [que ceux de Lange, ndlr],
soutient la même thèse : « Les changements corporels qui suivent immédiatement une perception
et notre conscience de ces changements, en tant qu'ils se produisent, c'est l'émotion ». A l’encontre
du sens commun, il faut dire : c'est parce que nous pleurons que nous sommes tristes, parce que
nous frappons que nous ressentons la colère, parce que nous tremblons que nous avons peur.
Supprimez dans la peur les battements du cœur, la respiration haletante, le tremblement,
l'affaiblissement musculaire, l'état particulier des viscères ; supprimez dans la colère l'ébullition de
la poitrine, la congestion de la face, la dilatation des narines, le resserrement des dents, la voix
saccadée, les tendances impulsives ; supprimez dans le chagrin les pleurs, les soupirs, les sanglots,
la suffocation, l'angoisse - que restera-t-il ? un pur état intellectuel, pâle, incolore, froid. Une
émotion décorporalisée (disembodied) est un non-être421.

William James est considéré par Ribot comme l’un des deux rares psychologues (avec
Lange) qui aient œuvré pour reconnaître la place centrale que les sentiments doivent occuper dans
les recherches psychologiques. Les états affectifs « sont primitifs, autonomes, irréductibles à
l'intelligence, pouvant exister en dehors d'elle et sans elle ; ils ont une origine totalement
différente422 ». Mais si James, de fait, accorde une importance capitale aux sentiments, son
adhésion à la thèse physiologique, que Ribot tient pour acquise423, est à nuancer. L’idée d’une
autonomie du sentiment, sur lequel l’individu n’aurait aucune prise, est en effet contraire au
pragmatisme de James, qui invite à penser un contrôle relatif, mais possible de nos émotions
grâce à l’effort d’attention. Pour Ribot, les états affectifs ne sont plus rattachés à des états
intellectuels qui conditionneraient leur apparition, mais à des conditions biologiques : « vouloir
réduire les états affectifs à des idées claires, nettes et s'imaginer que, par ce procédé, on peut les
fixer, c'est en méconnaître complètement la nature et se condamner par avance à échouer 424 ».
Cette affirmation ne vaut pas pour James, quoi qu’en dise Ribot et bien qu’il se déclare
« adhérent au pragmatisme » dans l’une des nombreuses lettres qu’il adresse à James 425. En effet,
James croit fermement à un rôle actif de l’attention, en tant qu’elle peut nous amener à changer
notre attitude et nos dispositions affectives, et ainsi réorienter notre volonté.

421
PS, pp. 95-96.
422
Ibid., p. VIII.
423
Ibid., p. IX : « La thèse que j'ai appelée physiologique (Bain, Spencer, Maudsley, James, Lange, etc.) rattache tous
les états affectifs à des conditions biologiques et les considère comme l'expression directe et immédiate de la vie
végétative ».
424
Ibid., p. X.
425
Lettre de Ribot à James du 19 mai 1907

  157 
James adopte certes la thèse généralement admise par les tenants de la « psychologie
nouvelle » sur l’origine de nos actions volontaires : il s’agit de l’action réflexe. Toutes les actions
volontaires dérivent d’actions involontaires. Dans l’article intitulé « What the Will Effects »426,
James énumère trois types de réactions involontaires : le réflexe, les manifestations
émotionnelles, et les actions impulsives ou instinctives, tout en faisant remarquer que d’un point
de vue scientifique, les processus physiologiques en jeu dans toutes nos actions volontaires est le
même427. Ces mouvements sont imprévisibles par le sujet, et ont tous une cause physiologique ;
nos réactions nous prennent par surprise, sauf lorsqu’elles ont déjà eu lieu dans le passé ; mais
être capable d’alors les prévoir ne nous donne pas plus de contrôle sur elles. Les actions
volontaires, quant à elles, ont pour principe essentiel et distinctif d’être toujours prévues par
l’agent. L’idée, la représentation mentale de l’action précède son exécution. James déduit donc
que pour qu’une action soit volontaire, c’est-à-dire prévisible, elle doit d’abord avoir été effectuée
au préalable, alors involontairement, pour que sa réitération puisse par la suite devenir volontaire.
Il faut avoir l’idée de ce qu’une action peut entraîner pour qu’elle puisse être ensuite voulue, pour
qu’il puisse y avoir intention : « One cannot will into the void 428 » (que l’on peut maladroitement
traduire ici par « On ne peut pas simplement vouloir dans le vide »). Mais quelle est la nature de
cette « idée » préexistante ? Il s’agit du souvenir de ce que nous avons éprouvé lorsque nous
avons effectué l’action passée que nous nous apprêtons à réitérer. L’idée précédant le mouvement
volontaire n’est rien d’autre que ce même mouvement passé, alors effectué involontairement, en
tant qu’il a été mémorisé.

Nous pouvons maintenant voir clairement que la volonté ne peut fonctionner qu’en se
basant sur les réminiscences de mouvements antérieurs ; qu’une créature sans mémoire ne peut
avoir de volonté, et que toutes les contractions dont est composée l’expression de nos volitions les

426
JAMES, W., « What the Will Effects », Scribner's Magazine, 3/2, Cornell University Library, 1888, pp. 240-250.
De nombreux passages de cet article font écho au chapitre intitulé « Volonté » (« Will ») des Principes de
Psychologie, dans lequel James décrit certaines maladies de la volonté qui correspondent à celles développées par
Ribot dans l’ouvrage qu’il leur consacre. James fait d’ailleurs directement référence à cet ouvrage (Cf. JAMES, W.,
The Principles of psychology (1890), 2 vol. New York, Dover publications, Courier Corporation, 2012, pp. 541-542),
et reprend ouvertement l’exemple du cas de Glénadal, l’homme qui voulait tuer sa mère, cité dans Les Maladies de la
volonté, pour illustrer la morbidité des impulsions irrésistibles. Pourtant, malgré une apparente communauté de
pensée, les deux psychologues semblent diverger sur la question de l’autonomie de la volonté.
427
Ibid., p. 241.
428
Ibid.

  158 
plus complexes ont d’abord été dues au hasard ou aux manifestations instinctives de notre vie
automatique429.

La mémoire collecte les actions passées, et construit une idée, somme organisée de traces
mnésiques (toutes physiologiques) qui désormais pourra préexister à l’action sous la forme de ce
que l’on peut appeler l’intention. Cette intention n’est pas un état de conscience spontané, sui
generis, indépendant de nos souvenirs d’actions involontaires passées. (James ajoute une note
précisant que certes, commettre un meurtre volontairement ne requiert pas d’avoir commis un
meurtre involontairement au préalable. Mais les mouvements élémentaires associés à l’action
combinatoire « meurtre », doivent, eux, avoir été entrepris et mémorisés pour pouvoir se
reproduire de façon délibérée.)
Toujours dans l’article intitulé « What the Will Effects », James en vient vite à des cas
dans lesquels l’individu hésite entre deux partis à prendre. Il donne l’exemple de la paresse qui
nous prend au moment de quitter un lit chaud et confortable un matin d’hiver : ce qui nous pousse
alors à nous lever n’est pas un acte de volonté au sens d’une autorité méta-corporelle. Bien plutôt,
ce qui nous rend capables de supplanter le sentiment de confort que l’on éprouve au lit, et
l’anticipation douloureuse de la sensation de froid à venir, est un changement de disposition
psychophysiologique, lui-même conditionné par le souvenir, devenu plus fort, de l’action de se
lever. Les sensations qui généraient la paresse ont cédé la place à d’autres sensations idéo-
motrices nées du souvenir du simple fait d’être debout, d’être levé, qui se fait idée motivante.
« La seule cause connue pour l’exécution d’un mouvement est la seule idée de l’exécution de ce
mouvement430 » : James certes parle d’« idée » motrice – mais par idée, rappelons encore une fois
qu’il n’entend pas un état mental émancipé du corps, mais le souvenir d’une action qui fut,
auparavant, exécutée involontairement. Cette insistance sur le rôle de la mémoire dans la volonté
aide à mieux comprendre d’où vient l’état de conscience associé au mouvement volontaire. Mais
nous sommes bien sûr rarement animés par une seule idée, un souvenir exclusif ; certaines idées
viennent parfois renforcer, mais aussi entraver l’idée de l’action à entreprendre. Ce qui nous
pousse à sortir du lit est ainsi non seulement le simple souvenir d’en être sorti auparavant, mais

429
Ibid., pp. 241-242. Je traduis. (« We now see clearly that [the will] can only go to work on reminiscences of
earlier movement ; that a creature with no memory can have no will, and that all the contractions of which the most
complex volitional utterances are composed must originally have been random or instinctive expressions of our
automatic life »).
430
Ibid., p. 242 : « The sole known cause for the execution of a movement is the bare idea of the movement’s
execution ». En italique dans le texte. Je traduis.

  159 
aussi celui de ce qui a été accompli dans le passé au cours d’une journée sans doute similaire, et
que l’on prévoit d’accomplir à nouveau ce jour-là - le souvenir de la satisfaction éprouvée à avoir
été productif, par exemple, qui appelle ce sentiment de satisfaction à se réitérer. D’autres idées
nous poussent non pas à sortir, mais à rester au lit : ces conflits d’idées ne sont que le reflet d’un
ensemble complexe et subtil de processus nerveux et cérébraux mutuellement inhibitoires. On
retrouve clairement l’affinité de pensée avec Ribot jusqu’ici.
La plupart du temps, lorsqu’on agit volontairement, on ne fait en réalité que consentir à ce
que nos impulsions nous dictent : « le consentement, en bref, est un mot qui décrit la plus grande
partie de notre activité, de façon bien plus appropriée que ne le fait le terme de volition431 ». Et si
volition au sens d’inhibition il y a, elle ne se comprend non pas en termes de combat d’une
volonté active et toute intellectuelle contre un désir subi, passif, mais en termes de rapport de
force, changeant avec le temps, entre des souvenirs-idées contradictoires. James, dans l’article
mentionné, ne dévoile pas immédiatement la nature des moyens par lesquels l’individu peut faire
en sorte qu’une idée s’éclipse pour pouvoir donner toute sa place à une autre, mais il donne assez
tôt l’impression qu’il s’agit là d’un acte libre ; comme si l’on pouvait choisir à loisir de conserver
ou d’abandonner une idée, de lui accorder de l’importance ou pas. Il invite son lecteur à maintenir
simultanément l’idée de bouger son doigt et de ne pas le bouger, puis d’abandonner l’une des
idées - celle de le garder droit : « Lâche cette idée, pense au mouvement purement et simplement,
en en retirant tous les freins, et presto ! Il a lieu sans aucun effort432 ».
Les limites de la propension à choisir les idées qui vont influencer nos actions ne sont pas
clairement définies. Mais il est clair que James se montre réticent à abandonner toute idée de
liberté, principalement pour des raisons morales. Les jugements moraux n’auraient en effet pas
lieu d’être si toutes nos actions étaient prédéterminées, si notre comportement n’était que le
résultat d’une réminiscence d’actions passées dans des circonstances exclusivement dues au
hasard. Les sentiments, dont les jugements moraux font partie, échappent à la prédétermination.
La conscience, « organe de perfectionnement », peut se faire cause, et affecter notre
comportement, qui n’a alors rien de mécanique. C’est la thèse que James défend notamment dans

431
Ibid., p. 243 : « Consent, in short, is a word which describes most of our activity far more accurately than volition
does ». En italique dans le texte. Je traduis.
432
Ibid., « Drop this idea, think of the movement purely and simply, with all brakes off, and presto ! it takes place
with no effort at all ». En italique dans le texte. Je traduis.

  160 
l’article intitulé « Are we Automata? », publié dans la revue Mind en janvier 1879 433. La
conscience nous permet de comparer, d’évaluer, de choisir parmi une infinité de réactions
possibles, celle qui nous semble la plus appropriée, compte tenu des valeurs, sentiments, idées
dont on se souvient au moment de l’action. Les activités du cerveau humain sont trop complexes
pour être prédites par la science ; au mieux, une approche probabiliste est envisageable. Les
performances d’un « haut cerveau », dont le cerveau humain est le meilleur exemple, sont
comparés à des dés jetés incessamment sur une table. Prévoir vers quelle somme limitée
d’éléments l’attention d’un individu va se porter, le poids variable et relatif de ses intérêts, de ses
valeurs, de ses goûts - est impossible. Est-ce là, selon une terminologie kantienne, une question
de borne ou de limite ? James reste peu clair sur ce point.
Un malentendu possible est cependant vite écarté : la conscience n’est pas spontanée au
sens où elle inventerait, ex nihilo, de nouvelles sensations, de nouveaux sentiments. Elle ne crée
pas qualitativement, mais elle décide, quantitativement, quel poids accorder à quels éléments
sensitifs. L’activité sélective de la conscience consiste en une aptitude à choisir, parmi le panel
d’émotions et de sensations qui se présente à l’individu, celles auxquelles il veut, activement,
accorder plus ou moins d’importance. La marge de manœuvre de la conscience, quantitative
donc, et pas qualitative, consiste en cet effort possible de l’attention ; voilà où réside la liberté de
notre volonté. C’est cette possibilité même de l’effort qui fait que nous demeurons des êtres
indéterminés. Dans le domaine moral, James ne perçoit pas le choix comme le simple fruit
inéluctable d’un caractère déjà figé ; l’individu fabrique son caractère au fur et à mesure des
actions qu’il entreprend d’accomplir : « Dans ces moments critiques de la vie éthique, ce qui
semble être consciemment en question est la texture même [du] caractère. Le problème de
l’homme est moins de savoir quelle action il doit effectuer maintenant, que de savoir quel type
d’être il doit maintenant décider de devenir 434 ».
James distingue la « volition de consentement » de la « volition d’effort », cette dernière
lui semblant constituer l’acte de la volonté par excellence. Mais il s’agit là encore d’écarter un
malentendu : cet effort de la volonté n’est pas une force mystérieuse de l’esprit qui s’exercerait
sur le corps, comme a pu le soutenir l’ancienne psychologie. La fonction de la volition d’effort

433
JAMES, W., « Are we Automata ? », Mind, 4, 1879, pp. 1-22. L’expression « organe de perfectionnement » est en
français dans le texte. James est aussi l’auteur d’un article intitulé le Sens de l’effort, publié dans La Critique
Philosophique (revue fondée par Renouvier), dans lequel il s’attache à démontrer l’intentionnalité – et la liberté- de
la conscience (« The Feeling of effort », Boston, The Society, 1880)
434
JAMES, W., « Are we Automata ? », Mind, 4, 1879, p. 13.

  161 
n’est pas de supplanter des idées, sensations, émotions présentes chez l’individu ; elle est plutôt
de sélectionner et de se focaliser sur celles qui ont tendance à être éclipsées (par exemple, celles
liées à mon désir de me lever et de commencer une journée productive) par des idées plus fortes
(par exemple, celles liées à mon désir de paresse) ; elle sélectionne ces idées d’abord faibles, les
fait tenir, se maintenir (« hold the ideas fast435 ») dans l’esprit jusqu’à ce qu’elles acquièrent la
force nécessaire pour envahir l’espace mental. Une fois cet espace mental occupé, le mouvement
suit naturellement. La difficulté n’est donc pas dans l’effectuation du mouvement proprement
dite, dans le passage de l’idée à l’acte, mais au niveau psychologique seulement, dans
l’établissement et le maintien stable d’idées choisies, dont on veut qu’elles prédominent. C’est en
rendant cet effort possible que la volonté affirme sa liberté.
James distingue l’homme dont la volonté est forte de celui dont la volonté est faible.
L’homme à la volonté forte est capable de maintenir l’idée raisonnable en dépit de la force
initiale des autres idées adverses, dictées par la passion436. Il dompte son esprit, le plie aux idées
correspondant aux actions qu’il entend accomplir. James laisse de côté la question de
l’explication du lien entre l’idée et les centres moteurs cérébraux, entre l’esprit « rempli » de
l’idée, et le corps qui dès lors agit naturellement dans la direction que cette idée indique. La
notion de consentement est à nouveau invoquée par James, comme moment clé de l’effort, et non
plus comme type de volition séparé :

Le consentement plein et entier à la présence de l’idée, voilà la seule réussite de l’effort.


Sa seule fonction est de faire rentrer ce sentiment de consentement dans l’esprit. Et il n’y a qu’une
façon d’accomplir cela. L’idée à laquelle il faut consentir doit être empêchée de vaciller et de
sortir. Elle doit être maintenue dans l’esprit jusqu’à ce qu’elle remplisse l’esprit. Un tel
remplissage de l’esprit par une idée, avec ses associées appropriées, est le consentement à l’idée,
et au fait dont l’idée est la représentation. Il n’y a pas d’autre type de consentement possible 437.

C’est parce que l’on parvient à focaliser son attention exclusivement sur l’idée que l’on a
choisie que l’on peut effectuer sans difficulté le mouvement qui y correspond. La volition, au
sens le plus strict du terme, est donc maintenant définie comme l’effort vers ce consentement à
l’idée choisie, ce remplissage laborieux de l’esprit qui se force à adopter l’attitude mentale que

435
JAMES, W., « What the Will Effects », art.cit., p. 245.
436
Aussi Ribot se trompe-t-il lorsqu’il reproche à James de n’avoir jamais employé le terme de passion. « Chez
beaucoup d'auteurs le mot « passion » ne se rencontre pas même une seule fois (Bain, W. James, etc.) ». (EP, p. 2)
437
L’italique du texte original est reproduit dans ma traduction. JAMES, W., « What the Will Effects », art.cit., p.
245.

  162 
l’individu a choisie. Une action est dite voulue lorsque l’idée qui lui correspond triomphe à force
d’effort sur toutes celles qui lui résistaient. L’effort de la volonté consiste dans le maintien ferme
et artificiel de l’attention sur des idées d’abord perçues ou comme instinctivement antipathiques,
ou comme trop faibles, ou les deux. Ces idées, « artificielles » en un sens, n’en sont pas moins
formées grâce aux propriétés sensitives de notre cerveau, capable de mémoriser nos perceptions
passées et de les associer librement.

James se concentre sur la capacité, qu’il considère comme inégalement répartie chez les
individus, à choisir l’idée dont nous décidons d’imprégner notre esprit, et par suite, de dicter
notre attitude psychologique et notre comportement manifeste. On serait en droit de voir là une
forme d’intellectualisme - pour le moins surprenante chez un penseur tant admiré par Ribot.
James abandonne le dualisme substantiel, refuse toute ontologie de la conscience, place au
premier plan l’étude de notre vie affective. Il accorde en effet une certaine autonomie aux
émotions, qui ne naissent pas d’un jugement, d’un acte de l’intellect, mais bien de changements
corporels sans intervention active de l’individu. Mais cette émotion, à son tour, peut être délogée
par la force de l’esprit, d’une conscience-fonction (et non plus substance) : on peut, par un acte de
la volonté, écarter l’idée maintenant associée à telle émotion pour forcer le règne d’une autre
idée, qui engendrera, une fois dominante, le comportement qui y correspond. Encore une fois, par
idées, James n’entend certes en rien des entités immatérielles et purement intellectuelles, mais
plutôt des traces laissées par l’expérience individuelle, des impressions essentiellement
physiologiques, nerveuses ; il n’en demeure pas moins qu’une « gestion » volontaire des
émotions est possible pour James, possibilité que Ribot semble ignorer.

  163 
E. L’ÉCLECTISME MÉTHODOLOGIQUE RIBOTIEN

C’est grâce aux apports féconds des psychologues allemands et anglais contemporains de
Ribot (en incluant quelques précurseurs) que le monde universitaire français a pu établir les bases
d’une psychologie scientifique. « Ces essais marquent l'entrée de la psychologie dans une phase
nouvelle, le passage de la période descriptive à la période explicative438 ». Ribot n’envisage pas
de simplement décrire (même si une phase descriptive initiale est nécessaire) les phénomènes
psychologiques. Si la recherche des causes dernières est écartée parce qu’appartenant au domaine
dès lors délaissé de la métaphysique, l’ambition explicative est conservée dans la mesure où la
psychologie nouvelle s’efforce de remonter aux origines neurologiques simples des phénomènes
psychologiques les plus complexes :

[La psychologie nouvelle], après avoir établi que les actions psychiques, d'une manière
générale, sont liées au système cérébro-spinal, a montré plus récemment par des observations et
des expériences répétées que tout état psychique est invariablement associé à un état nerveux dont
l'acte réflexe est le type le plus simple439.

La psychologie se doit d’être explicative aussi au sens où elle ne doit pas abandonner la
recherche de régularités, faute de lois universelles et immuables. L’étude de ces régularités, que
l’on trouve autant dans la psychologie anglaise qu’allemande, se manifeste différemment dans les
deux écoles (« l'une est systématique [la psychologie anglaise, ndlr], l'autre technique [la
psychologie allemande] ; l'une riche en travaux d'ensemble, l'autre riche en travaux de
détail440 »). La méthodologie ribotienne va emprunter largement aux travaux des psychologues
anglais et allemands, tout en adoptant des perspectives critiques à leur égard que nous allons
tâcher de préciser.
« Je fais peu de cas, je l’avoue, des dissertations sur la méthode, d’autant plus que, chez
nous, on en a beaucoup abusé. La vraie méthode n’est pas celle qui s’expose, mais celle qui se

438
PALC, XV-XVI.
439
Ibid., p. IX.
440
Ibid., pp. XV-XVI.

  164 
pratique. Elle est immanente et se juge à ses fruits 441 » : Ribot semble rejeter toute doctrine
méthodologique établie en amont de la recherche scientifique. Ce parti pris pratique s’érige
contre les dérives théoriques d’une attitude philosophique qui (au mieux) prépare et donc
procrastine l’observation davantage qu’elle ne la mène concrètement. Ribot cite ainsi Charles de
Rémusat (pourtant spiritualiste proche de Victor Cousin) qui lui dit un jour : « Pendant que nous
passions notre temps en France à établir que la psychologie est possible, les Anglais l’ont
faite442 ». cette méfiance envers le discours méthodologique est l’expression d’une foi dans
l’expérience seule, presque comme si celle-ci garantissait une immaculée objectivité scientifique.
Ribot peut parfois donner l’impression d’omettre que les faits ne vont jamais sans une évidente et
inévitable part d’interprétation ; le travail d’observation, tout scientifique qu’il se proclame, n’est
jamais vierge de présupposés théoriques. Ribot élabore sa psychologie avec une méthode, une
perspective et une ambition précises en tête ; les « faits » qu’il collecte sont au moins autant
déduits de celles-ci qu’induits de constats impartiaux. Puisqu’il faut bien partir de quelque
certitude en science, il n’hésite pas à prendre pour points de départ, et donc pour acquis, la
primordialité du mouvement, celle de l’affectivité, l’associationnisme et le primat du
physiologique sur le psychologique. Ribot illustre ses hypothèses « scientifiques » et
« objectives » par les faits qui peuvent donner l’impression de venir à point nommé les
corroborer. Comme l’écrira Rauh dans son article sur l’usage scientifique des théories
psychologiques : « M. Ribot est un homme heureux. Dans un temps où il n’est pas une théorie
scientifique qui échappe à la critique […], il a gardé la sérénité des certitudes 443 ». La grande
diversité des phénomènes psychologiques, volition comprise, est en dernière instance réduite à
l’organisation psychophysiologique individuelle, au caractère ; Ribot ne semble pas questionner
le bien-fondé de ce principe de départ, et entend ainsi éviter toute implication dans le débat sur
les questions métaphysiques. « Il pense qu’il suffit d’avoir une attitude agnostique envers les
problèmes métaphysiques pour sauvegarder le caractère scientifique de ses travaux 444 ». Pourtant,
cette critique ne se vérifie pas toujours, et les postulats épistémologiques sur lesquels se fondent

441
RIBOT, T., « Leçon d'ouverture du cours de la Sorbonne : La psychologie nouvelle », RPL, 1885, pp. 780-787. p.
787.
442
Ibid., p. 787.
443
RAUH, F., « De l’usage scientifique des théories psychologiques : A propos de deux livres récents II. – La
psychologie des sentiments : Par M. Ribot », RMM, 5(2), 1897, pp. 200-220. p. 204.
444
BERTOLINI, M., OETHEIMER F., et ONKEN, S. « Imagination créatrice et connaissance selon Théodule
Ribot. », RP, 183(1), 1993, pp. 11-25. p. 23.

  165 
inévitablement les observations de Ribot sont énoncés, quelle que soit l’impartialité scientifique
qu’il promeut et à laquelle il promet de se tenir. C’est sur l’hétérogénéité féconde et nuancée du
cadre méthodologique formé par ces postulats que nous souhaitons maintenant nous pencher.

1/ Une méthode « expérimentale » ? Les écueils de la quantification

Il s'agit de ne pas se méprendre sur le sens exact que Ribot donne à l’adjectif
« expérimental ». La méthode expérimentale, appliquée aux sciences de la nature, renvoie à
l’utilisation systématique de l’expérimentation ; le scientifique provoque artificiellement des
situations qui permettent d'observer comment réagit l'objet étudié sous certaines conditions
données. On pense immédiatement au laboratoire comme lieu de prédilection de ces expériences
organisées ; pourtant, on peut parler de psychologie expérimentale dès lors qu'il y a observation
vigilante de la réalité, que cette observation ait lieu en laboratoire, avec des instruments
conditionnant déjà le regard du scientifique, ou de façon fortuite. Fondateur de la méthode
expérimentale telle qu’on l’entend encore aujourd’hui, Claude Bernard, dont Ribot a suivi les
cours, affirmait ainsi que l'expérimentation ne doit pas nécessairement être provoquée ; elle peut
être invoquée. Les observations sur les comportements naturels et sociaux sans intervention active
de l’expérimentateur valent autant que celles qui sont provoquées artificiellement. Ribot n'a
certes pas travaillé en laboratoire, mais il rassemble un échantillon de faits observés, souvent par
d'autres que lui, pour pouvoir formuler ses hypothèses – mais aussi, en aval, pour pouvoir les
vérifier. Ces observations « de seconde main », ces récits d’expériences rassemblés par Ribot font
ainsi tantôt office d’observations supposément pré-hypothétiques, tantôt servent à corroborer les
hypothèses émises. Sans cette dernière étape de vérification expérimentale, la discipline n’atteint
pas le statut de science :

Cette méthode, ramenée à ses traits essentiels, consiste d’abord à choisir une seule
question, bien déterminée ; à partir des données vulgaires de la conscience, sans lesquelles, quoi
qu’on en ait dit, aucune recherche psychologique n’est possible ; à les interpréter ensuite à l’aide
de notre réflexion et de tous les faits que nous fournit l’expérience des autres ; enfin à arriver,

  166 
quand cela est possible, par l’expérimentation réelle et l’emploi de la mesure, à la période
vraiment scientifique qui consiste en affirmations objectives et vérifiables 445.

Le caractère vérifiable des conclusions de Ribot sur la nature de la volonté, comme sur
toute autre question, n’a rien d’évident. Qui plus est, la psychologie défendue par Ribot semble
prêter le flanc à la critique qu’émettra Karl Popper à propos de l’irréfutabilité de certaines
positions théoriques 446. Bien que Ribot n’ait pu lire Popper, il ne souligne pas assez le fait que la
probabilité d’occurrence d’un phénomène psychologique dépend de paramètres aussi variés que
nombreux, dont certains restent non identifiables. Cette impossibilité de déterminer tous les
paramètres rendent toute « expérience cruciale » (au sens popperien, expérience qui permettrait
de réfuter la théorie) elle-même impossible.
Cependant, il faut bien voir que Ribot insiste à maintes reprises sur l’impossibilité d’une
prédiction parfaite en psychologie. Certaines remarques, certes plus rares, qu’il émet sur la
partialité du regard, même scientifique, vont dans le sens d’une relative humilité épistémologique,
quoi qu’en ait dit Rauh. Ainsi Ribot, à propos du retour progressif de la mémoire supposé
commencer par les souvenirs disparus en dernier, non seulement admet qu’il puisse y avoir des
exceptions, mais rappelle que l’objet de l’attention des observateurs n’est jamais indifférent :

Il y aurait encore lieu de procéder ici à une contre-épreuve. Lorsque l’amnésie des signes a
été complète et que leur retour se fait progressivement, a-t-il lieu dans un ordre inverse à celui de
leur disparition ? Ce cas est rare. Je trouve cependant une observation du Dr Grasset où un homme
est atteint « d'une impossibilité complète de traduire sa pensée soit par la parole, soit par l'écriture,
soit par les gestes. Dans les jours suivants, on vit reparaître successivement et peu à peu la faculté
de se faire comprendre par gestes, puis par la parole et l'écriture. » Il est très probable que l'on
trouverait d'autres exemples de ce genre, si l’attention des observateurs était fixée sur ce point.447

Outre l’impossibilité d’atteindre un degré satisfaisant de fiabilité dans la vérification


(degré auquel les sciences moins jeunes, comme la physique, peuvent prétendre davantage), la
psychologie expérimentale n’a pas encore accumulé assez de données qualitatives pour
entreprendre des investigations quantitatives. Ribot, dont on a déjà noté plus haut les réserves
émises à propos de la psychophysique allemande, met en garde les psychologues contre une trop

445
RIBOT, T., « La durée des actes psychiques d'après les travaux récents », RP, 1876, pp. 267-288. p.267.
446
Cf. POPPER, K., La Logique de la découverte scientifique (1934), trad. fr. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux,
Paris, Payot, 1973.
447
MM, p. 138. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.

  167 
grande précipitation vers la mesure exacte, numérique, et contre une confiance trop aveugle
envers les résultats obtenus grâce à l’usage des mathématiques d’une manière plus générale. La
critique de l’approche quantitative dépassera d’ailleurs les frontières de la psychologie
expérimentale pour toucher aussi les philosophes tel Bergson qui, à la suite de Ribot mais avec
davantage de virulence, reprochera à la psychophysique de Fechner de réduire le quantitatif au
mesurable - et de confondre ainsi espace et temps 448. Il faut remarquer que si les mesures précises
de la psychophysique n’intéressent pas directement la psychologie expérimentale telle que Ribot
l’entend, les statistiques basées sur des témoignages sont en revanche jugées utiles, et quoi qu’on
en ait dit plus haut, Ribot lui-même semble avoir mené quelques enquêtes, assez tardivement
dans sa carrière. Dans La Psychologie des sentiments, il annonce ainsi :

Je me suis donc proposé de recueillir de nouveaux documents et de rechercher s’il n’existe


pas, d’un individu à un autre, de grandes différences dans la mémoire affective […] j’ai recueilli
une soixantaine de dossiers. Chaque personne (adultes des deux sexes et de divers degrés de
culture) a été interrogée par moi directement et ses réponses ont été immédiatement notées 449.

Il conclut que 40 % des personnes interrogées sont incapables de raviver un souvenir


olfactif ou gustatif, contre 60 % qui en seraient capables. Le recours aux statistiques semble faire
accéder à davantage d’impartialité que ne peut le faire le recours à introspection, qui aurait amené
Ribot, dans ce cas précis, à de toutes autres conclusions, puisque lui-même affirme n’être capable
de raviver à sa mémoire aucune image olfactive ni gustative : « Les réponses [lui] ont donné
complètement tort450 ». Les statistiques permettent de déterminer la fréquence de certains
phénomènes psychologiques avec une certitude certes relative, mais plus importante que si le
psychologue ne se penchait que sur le témoignage de sa conscience. Nous reviendrons plus loin
sur les rapports entre la méthode introspective et les pratiques de l’enquête, à grande échelle, et
de l’entretien, à plus petite échelle. Pour l’instant, nous nous contentons de faire observer qu’une
approche qui prendrait exclusivement les chiffres des statistiques en considération ne satisfait pas
Ribot non plus, bien qu’il y ait eu recours. A propos des statistiques de Galton, il dénonce ainsi
comme une illusion la certitude à laquelle celui-ci prétend accéder :

448
« La psychophysique (...) est une interprétation symbolique de la qualité en quantité, une évaluation plus ou moins
grossière du nombre des sensations qui se pourraient intercaler entre deux sensations données » (BERGSON, Essai sur
les données immédiates de la conscience,1889, p. 62).
449
PS, p. 144.
450
Ibid.

  168 
C'est une illusion de croire que parce qu'on emploie des procédés mathématiques on arrive
à une certitude mathématique : le chiffre est un instrument à la fois trop grossier pour effiler la
fine trame de ces phénomènes et trop fragile pour pénétrer dans leur nature si compliquée et si
multiple. Avec sa précision apparente il s'en tient à la surface, il ne peut nous donner que la
quantité et ici elle est bien peu au prix de la qualité. Pour arriver à sa forme parfaite la science
parcourt deux moments principaux, le premier où elle se constitue en devenant objective, le
second où elle s'achève en devenant quantitative : la statistique s'arrête au premier en croyant
arriver au second451.

Galton, fondateur de l’école eugénique et biométrique (et du journal Biometrika avec son
disciple Karl Pearson) en Angleterre, promeut de nombreuses méthodes statistiques qui visent à
quantifier des observations d’ordre biologique, sur la transmission de caractères jugés
héréditaires, et à en déduire éventuellement des lois psychologiques452. Ribot dénonce la
prétention des statistiques et des probabilités à accéder à faire accéder ces « lois » à un statut
scientifique. Il loue « ce goût des recherches précises, cette préoccupation constante de
l'exactitude, cette crainte d'ériger en vérités objectives des idées toutes personnelles 453 » mais il
doute que les ambitions de Galton soient réalisées : « Ce travail donne-t-il tout ce qu’il promet ?
On remarquera d’abord que la méthode de M. Galton étant surtout quantitative, diffère totalement
de la nôtre, qui est surtout qualitative454 » :

L'auteur anglais [Galton] procède autrement : les faits ne sont pour lui qu'une matière à
calcul ; il les groupe pour en tirer non des lois, mais des moyennes. Nulle part, chez lui, on ne
trouve rien qui ressemble à une recherche analytique des formules générales de l'hérédité. Sa
méthode est statistique455.

La méthode expérimentale doit tisser des liens entre les faits épars observés ; elle doit
tenter de déceler, derrière les similarités observables, des causes elles aussi similaires, et
susceptibles d’être érigées en lois. Le recours à la quantification et aux statistiques, dans cette

451
L'hérédité psychologique, p. 218. Ces remarques s’inscrivent dans le cadre d’un compte rendu de la méthode
statistique de Galton dans la thèse sur l'hérédité.
452
Galton est surtout connu pour sa technique de la photographie composite, qui fusionne en les superposant
différents clichés pour obtenir une image générique révélant la physionomie typique des membres d’une même
famille, ou de catégories sociales diverses. Il convient de mentionner qu’en dépit de ses idées eugénistes, il s’est
aperçu lui-même des limites de cette technique ; le tristement célèbre portrait du « criminel moyen » s’était révélé
identique à celui du « pauvre moyen ».
453
L’Hérédité, p. 264.
454
Ibid.
455
Ibid.

  169 
perspective, « fournit au psychologue et au moraliste des matériaux à élaborer, des observations
et des expériences ; mais c'est là commencer la science, nullement l'achever 456 ».

2/ Un double mouvement d’analyse et de synthèse : les insuffisances d’une psychologie


« analytique »

En s’appuyant sur la distinction opérée par John Stuart Mill entre psychologie
expérimentale et psychologie déductive, Ribot insiste sur la complémentarité entre deux types
d’approches toutes deux nécessaires à l’élaboration d’une psychologie scientifique. A ce que Mill
appelait psychologie expérimentale, il fait correspondre la phase observationnelle, analytique, de
la recherche en psychologie. Il s’agit alors de « ramener une émotion très-complexe à une
émotion plus simple, et de remonter ainsi graduellement jusqu'à un fait irréductible 457 ». Cette
phase analytique est amenée à déboucher sur des lois générales concernant les processus
psychologiques pris séparément : lois sur la formation de l’émotion, lois sur celle de la volonté.
A ce que Mill appelait la psychologie déductive, qui chez lui se ramène à la science du
caractère ou éthologie mentionnée plus haut, Ribot fait correspondre une phase synthétique, qui
observe cette fois comment les lois générales (émises sur des processus psychologiques
particuliers) se combinent entre elles, produisent un tout – toujours plus riche que la simple
somme de ses parties.

Une erreur très répandue consiste à croire que, lorsque l'on a résolu un tout complexe en
ses éléments, on a tout ce qui le constitue. On oublie que la plupart des composés ressemblent
plutôt à des combinaisons chimiques qu'à de simples mélanges, qu'ils ne se forment pas par une
simple addition et qu'il y a plus dans la synthèse que dans l'analyse458.

Ce holisme de Ribot se manifeste d’abord au niveau individuel, lorsqu’il envisage


notamment la volition comme le fruit d’un caractère toujours plus complexe, plus riche que la

456
Ibid., p. 267.
457
PAC, p. 85.
458
PS, p. 382.

  170 
somme des tendances physiologiques qui le constituent. La phase analytique de la psychologie a
tendance à être trop abstraite, en ce sens qu’elle universalise, ou généralise tout du moins, ses
remarques sur la nature des différents processus psychologiques sans prêter attention à la façon
dont ces processus s’agencent les uns aux autres, s’entremêlent de façon originale, unique, dans
chaque individu particulier. De fait, les remarques de Ribot manquent de précision quant au
moment où la phase synthétique est censée intervenir, mais aussi quant à la nature même de cette
étape méthodologique. Tantôt il semble s’agir de la phase inductive intervenant juste après la
phase analytique, qui consiste à généraliser jusqu’à obtenir des lois :

Toute science se constitue par un double mouvement d'analyse et de synthèse. Elle n'arrive
à la connaissance précise, exacte, vérifiée, qu'en descendant toujours vers l’infiniment petit ; elle
distingue, sépare, divise, cherche les exceptions et les différences. Mais un amas de faits bien
constatés n'est pas une science : il reste à saisir les rapports, à grouper les ressemblances, à induire
les lois, à rechercher le général459.

Tantôt, et de fait, la plupart du temps, la phase synthétique renvoie à cette étape ultérieure
d’observation des « combinaisons » particulières, individuelles, évoquée plus haut. Elle intervient
alors après la phase inductive, pour redescendre vers le concret et déterminer comment les divers
processus psychologiques, abstraitement dissociés pour les besoins de l’analyse, interagissent et
s’organisent pour former « les diverses individualités psychologiques » :

A diverses reprises plusieurs auteurs out fait remarquer avec raison que le grand travail
d'analyse qui se poursuit de nos jours, dans le domaine de la psychologie, devrait être complété
par des études d'un caractère tout opposé ; c'est-à-dire que la psychologie analytique et abstraite a
pour indispensable complément une psychologie synthétique et concrète. Comme toute science, la
psychologie ordinaire procède par généralités. Qu'elle s'occupe des perceptions ou des concepts,
de l'association des idées ou des mouvements, de l'attention ou des émotions, elle prend ces
manifestations partout où elle les trouve, chez tous les hommes, chez tous les animaux et essaie de
les expliquer, en les ramenant à leurs conditions les plus générales. Elle part de cette supposition
implicite, qu'il se rencontre chez chaque homme des instincts, des habitudes, des phénomènes
intellectuels, affectifs, volontaires. Mais en quelles proportions ces éléments se combinent-ils pour
constituer les diverses individualités psychologiques ? Quels multiples assemblages peuvent-ils
produire ? Y a-t-il prépondérance des émotions, de l'intelligence ou de l'action ? La prépondérance
de l’un influe-t-elle sur le développement des autres ? Ces questions et bien d'autres analogues, la

459
PAC, p. 17.

  171 
psychologie analytique ne les pose pas, et à juste titre, parce qu'elles ne sont pas de son ressort.
Pourtant, elles valent la peine d'être posées, ne fût-ce que pour l'utilité pratique460.

Ici, la « psychologie ordinaire » ne renvoie pas spécifiquement à l’ancienne psychologie,


philosophique ; il peut aussi s’agir de la psychologie analytique, expérimentale, celle à laquelle
Ribot lui-même s’adonne. Cette psychologie est incomplète en tant qu’elle s’attache à décrire
l’homme, au lieu de décrire les hommes. La psychologie est ainsi appelée à rendre raison de la
variété des conduites humaines : « En psychologie, on pourrait dire qu'il n'y a pas une humanité,
mais des hommes ; il ne suffit pas de décrire les manifestations de l'esprit en général ; il faut tenir
compte aussi des individus qui les incarnent et des variétés qu'ils nous révèlent. Le point de vue
synthétique n'est ni chimérique, ni négligeable, en psychologie moins qu'ailleurs »461.

La démarche analytique (entendue comme celle qui comprend aussi la phase de


généralisation et de formulation de lois sur le comportement humain) est réductrice, et ne rend
pas bien compte de la richesse des combinaisons possibles. Le mouvement synthétique dans
l’élaboration de la psychologie n’engage cependant pas à cataloguer toute la diversité individuelle
sans établir de rapprochements : des généralisations ont nécessairement lieu si l’on veut
construire une typologie de caractères. Ainsi, c’est aussi au niveau social, et non pas seulement
individuel, que la phase synthétique s’intéresse. En prenant appui sur la phase analytique, elle
établit une éthologie, qui elle-même peut se faire sociologie. C’est là ce qui la rend utile ; elle
ouvre la recherche aux statistiques, à la probabilité, et permet certaines prévisions du
comportement des groupes sociaux. Cette ambition est cependant plus millienne que ribotienne.
Si Ribot parle du caractère comme de l’origine ultime et complexe de nos volitions, et s’il élabore
une certaine typologie des caractères dans ses monographies, il ne développe pas de réflexion
sociale, et encore moins politique, sur l’usage possible de cette approche éthologique.

Mais le problème capital qui se pose à la psychologie synthétique est ailleurs ; dans l'ordre
de l'action, non de la connaissance. Il est pratique. Il consisterait à déterminer les principaux types
d'individualité, d'après la manière d'agir et de réagir, qui a sa source dans les sentiments et le
vouloir. Cela s'appelle d'un terme un peu vague, consacré par l'usage : le caractère462.

460
RIBOT, T., « Sur les diverses formes de caractère », RP, 1892, pp. 480-500. p. 481.
461
PS, p. 382.
462
Ibid., p. 383.

  172 
Or l’usage pratique de la psychologie ne fait pas partie des recherches de Ribot, quoi qu’il
exprime un intérêt pour celle-ci. Sa méthode est donc d’abord analytique, en passant par l’étude
de la pathologie – et si elle se fait synthétique, c’est uniquement au sens où il cherche à découvrir
des régularités dans les tempéraments humains, et à établir des types de personnalité, de caractère.
Il encourage toutefois vivement la psychologie à développer les ramifications de la méthode
synthétique, même s’il ne s’y est pas lui-même consacré plus avant. La psychologie comparée
fournit un autre exemple de positionnement méthodologique valorisé sans être tout à fait pratiqué,
sur la nécessité duquel Ribot insiste à maintes reprises tant dans la phase analytique que dans les
étapes synthétiques de la psychologie.

3/ La nécessité d’une psychologie comparée : une ouverture progressive à la psychologie


sociale

Là où la biologie rend compte des avancées considérables qu’elle a pu faire grâce à


l’anatomie comparée, la psychologie, jusqu’à la fin du XIX e siècle, a délaissé l’étude d’espèces
autres que l’espèce humaine. Définir la psychologie comme science de l’âme humaine a
contribué à faire stagner la discipline.

On nous dit que la psychologie est la science de l'âme humaine. C'est là s'en faire une idée
bien étroite et bien incomplète. La biologie s'est-elle jamais définie la science de la vie humaine ?
La physiologie a-t-elle jamais cru, sinon dans son enfance, qu'elle n'avait que l'homme pour
objet ? […] Or, à moins d'admettre l'opinion cartésienne des bêtes machines, qui n'a plus de
partisan que je sache, il faut bien reconnaître que les animaux ont leurs sensations, leurs
sentiments, leurs désirs, leurs plaisirs et leurs douleurs, leur caractère, tout comme nous ; qu'il y a
là un ensemble de faits psychologiques qu'on n'a aucun droit de retrancher de la science. Ces faits,
qui les a étudiés ? Les naturalistes et non point les psychologistes 463.

L’anatomie et la physiologie comparée permettent aux naturalistes contemporains de


Ribot de retracer les origines biologiques des fonctions psychologiques les plus élaborées : en

463
PAC, p. 25.

  173 
observant les organismes rudimentaires, on comprend mieux le fonctionnement d’organismes
plus complexes. Mais Ribot adopte une position plus ambiguë ; il est certes convaincu de la
nécessité d’inclure dans le champ de la psychologie nouvelle l’étude du comportement animal,
mais il n’est pas sûr de la pertinence de cette étude quant à ce qu’elle aurait à nous apprendre sur
l’homme.

Les naturalistes modernes ont su retrouver les fonctions fondamentales jusque chez les
derniers mollusques et zoophytes. Les actes sont moins nombreux, moins compliqués, mais la
fonction ne disparait pas pour cela […]. Rien de semblable n'a été tenté, accepté du moins, dans la
psychologie ordinaire : l’idée d'une méthode comparative commence à peine à poindre. Si elle
gagne quelques partisans, la suite pourra montrer ce qu'elle vaut et ce qu'elle donne. Mais quand
même cette psychologie inférieure ne devrait éclairer en rien notre connaissance de l'homme, elle
n'en resterait pas moins indispensable puisqu'il est clair que la psychologie doit embrasser tous les
phénomènes psychologiques 464.

La psychologie comparée à laquelle Ribot fait allusion correspond en fait le plus souvent à
l’étude anthropologique des différentes manifestations de phénomènes psychologiques humains
selon l'âge, le sexe, le milieu social, ou l’origine ethnique. Elle renvoie en somme à la
Völkerpsychologie de Wundt que nous évoquions plus haut. Notons que cette psychologie des
peuples ou psychologie ethnographique wundtienne cherche en réalité davantage à dépasser les
différences pour dégager des lois générales de psychologie humaine : le Volkgeist, l’« esprit
collectif » se fonde sur le « niveau moyen » d’un peuple ; les cas pathologiques ou exceptionnels
sont retranchés, ainsi que l’étude des enfants. Mais la Völkerpsychologie a le mérite de
s’intéresser à ces différences interindividuelles et à tous les facteurs culturels qui interviennent
dans l’environnement social de l’individu (langage, religion, art, mœurs en général). Elle fait
ainsi sortir la psychologie des spéculations abstraites vers lesquelles elle tend à se confiner.
Comme les mathématiques, la psychologie ne peut progresser que si elle devient appliquée :

[Puisque les mathématiques] ont dû une partie de leurs progrès à la nécessité de sortir du
domaine des abstractions pures, pour expliquer les phénomènes complexes de l’astronomie, de la
mécanique et de la physique, n’est-il pas naturel de supposer que cette psychologie abstraite, qui a
été prise longtemps pour la psychologie tout entière, profitera de même, en s’appliquant à l’étude

464
PAC, p. 39.

  174 
des faits si variés de la nature humaine, dans l’histoire, les mœurs, les religions, la littérature et les
langues ?465

On s’attendrait à ce que Ribot insiste davantage sur les bénéfices que les sciences sociales
et humaines peuvent tirer des découvertes de la psychologie, de même que l’astronomie, la
mécanique et la physique progressent grâce aux mathématiques – et non l’inverse. Pourtant c’est
bien la psychologie qui peut « profiter » de son application aux sciences humaines. Ribot
distingue trois principaux courants de la Völkerpsychologie :
- Les doctrines transformistes, qui se concentrent sur l’origine, l’évolution et l’hérédité – elles
sont jugées par Ribot trop proches encore de la démarche philosophique ;
- Les anthropologistes, qui se penchent avant tout sur l’homme physique – elles sont dites trop
vagues ;
- Les psychologues qui se sont attachés plus particulièrement à l’étude « des races humaines » :
sur leurs mœurs (comme Spencer dans sa sociologie descriptive), sur leurs langues et leurs
religions, et sur l’explication psychologique de l’expérience esthétique. C’est cette dernière sous-
catégorie qui intéresse Ribot.

La psychologie ordinaire, en se restreignant à l'homme, n'a pas même embrassé tout


l'homme, qu'elle ne s'est point souciée des races inférieures (noires, jaunes), qu'elle s'est contentée
d'affirmer que les facultés humaines sont identiques en nature et ne varient qu'en degré, comme si
la différence de degré ne pouvait pas être telle souvent, qu'elle équivaut à une différence de
nature ; que dans l'homme elle a pris les facultés toutes constituées et qu'elle ne s'est occupée que
rarement de leur mode de développement ; de sorte qu'en dernière analyse, la psychologie, au lieu
d'être la science des phénomènes psychiques, a pris simplement pour objet l’homme adulte, blanc
et civilisé 466.

En encourageant l’observation des différences entre races, Ribot n’écarte pas cependant la
possibilité d’une hiérarchie entre les races dites « inférieures (noires, jaunes) » et la race blanche,
dont il ne doute pas de la supériorité. Ce racialisme, certes typique de l’époque, peut tout de
même surprendre chez un homme qui prétend d’une part justement découvrir, sous les
différences, un fond commun psychologique, et qui d’autre part se veut lucide sur les risques de

465
RIBOT, T., « La psychologie ethnographique en Allemagne », RP, 1876, pp. 596-607. p. 597.
466
PAC, pp. 25-26.

  175 
mésinterprétation des voyageurs dont les récits constituent la source des travaux d’un Waitz 467,
par exemple :

On confie l’étude géologique d’un pays à un géologue, l’étude anatomique d’une race à un
anatomiste ; mais s’agit-il d’étudier les caractères psychologiques et moraux d’une tribu, il semble
à beaucoup de gens qu’il n’est besoin ni de préparations, ni de facultés spéciales d’observation. Et
cependant nulle investigation n’est plus difficile 468.

Cette mise en garde peut sembler surtout théorique ; Ribot ne se prive pas de citer ces
mêmes voyageurs. Là où Waitz (qui n’avait d’ailleurs lui non plus jamais voyagé dans les pays
dont il décrivait les mœurs) expliquait tout par le climat et refusait d’admettre des différences
innées entre les races, Ribot, lui, insiste sur la radicalité des différences d’aptitudes et de
tempérament entre les peuples. En s’intéressant aux possibles variations du crâne entre les races
humaines, Waitz « trouve qu’il n’y a rien à induire de là et conclut que pour la psychologie, il n’y
a pas de différence spécifique entre les races humaines 469 ». Ribot ne partage pas cet avis.
Lorsqu’il loue les descriptions ethnologiques que Waitz emprunte aux missionnaires et voyageurs
dont il s’inspire (« voir en particulier un très bon portrait du nègre avec ses impulsions soudaines
et désordonnées470 »), il maintient que les différences de tempérament et d’aptitudes ne sont pas
acquises (comme l’affirme Waitz), mais innées : « Le nègre hérite non-seulement des facultés
psychologiques communes à tous les hommes, mais d'une certaine forme particulière de
constitution mentale (prédominance de la sensibilité et de l'imagination, tendances sensuelles,
inaptitude aux abstractions, etc) 471 ».
Pour étayer cette « évidente » hiérarchie, de longues anecdotes, tirées de récit de
voyageurs, sont citées à l’appui, sans qu’il soit question de remettre en cause leur authenticité.
Les inaptitudes intellectuelles des individus de race « inférieure » font écho au caractère supposé
primitif de leur structures sociales :

467
Waitz appartient à l’école de Herbart et fait donc partie des initiateurs de la Völkerpsychologie avec Lazarus et
Steinthal que nous évoquions plus haut, et qui fondent de La Revue de Psychologie des Peuples et de Science du
Langage (Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft), qui est publiée pour la première fois en 1859.
468
PALC, p. 48.
469
Ibid., p. 46
470
Ibid., note du bas de la page 47.
471
L’Hérédité, p. 200.

  176 
On remarque combien les formes inférieures de la vie ressemblent aux formes inférieures
de l'organisation sociale. N'y a-t-il point des analogies entre des protozoaires presque sans
structure, comme les rhizopodes, les amœbées, les foraminifères, les vorticelles, qui forment des
agrégats de cellules, sans subordination de parties, sans organisation ; et de races inférieures
comme les Bushmen, où la société est quelquefois réduite à deux ou trois familles, où la division
de travail n'existe qu'entre les sexes ?472

Le comportement des races « inférieures » est régi par l’instinct, et ne progresse pas de
génération en génération. La perfectibilité humaine ne s’applique pas, semble-t-il, à tous les
hommes : « Les races inférieures, chez qui l'éducation ne vient pas corriger la nature, en
apportant le résultat accumulé du travail des siècles, ne dépassent guère la conservation de
l'individu et de l'espèce473 ». On retrouve chez Ribot la comparaison, très courante au XIXe siècle
entre l’enfant, le « sauvage » (qui renvoie vaguement soit à l’homme contemporain de Ribot qui
n’appartient pas à la civilisation européenne, soit à l’homme primitif préhistorique) : le langage
gestuel, premier, primitif, est ainsi celui des enfants comme celui de « certaines tribus
sauvages » :

Cette forme du langage, la plus naturelle de toutes, n'est (comme l'interjection du reste)
qu'un mode d'expression réflexe. Elle apparaît chez l'enfant longtemps avant le langage articulé.
Chez certaines tribus sauvages frappées d'un arrêt de développement, les gestes jouent un aussi
grand rôle que les mots ; aussi ne peuvent-ils plus se comprendre dans l’obscurité474.

Cette condescendance se retrouve dans les remarques relatives à la volonté : on retrouve le


mythe du sauvage paresseux par essence.

Il est facile d’établir qu’avant la civilisation, l’attention volontaire n’existait pas ou


n’apparaissait que par éclairs, pour ne pas durer. La paresse des sauvages est connue : voyageurs,
ethnologistes, tous sont unanimes sur ce point ; il y en a tant de preuves et d’exemples qu’il est
inutile d’en citer. Le sauvage est passionné pour la chasse, la guerre, le jeu ; pour l’imprévu,
l’inconnu, le hasard sous toutes ses formes ; mais le travail soutenu, il l’ignore ou le méprise 475.

Ribot, en dépit de sa néophilie affichée, souscrit aux stéréotypes les plus rétrogrades de
son époque lorsqu’il s’agit de questionner le milieu dans lequel les individus évoluent. Pourtant,

472
PAC, p. 181.
473
MP, p. 58.
474
MM, pp. 136-137.
475
RIBOT, T., Psychologie de l’attention, Paris, Alcan, 1889, p. 60.

  177 
il faut bien reconnaître que si le caractère obsolète de ses remarques « anthropologiques »
n’évolue pas vers une conception moins obtuse des différences ethniques, son intérêt pour la
psychologie sociale, lui, grandit de façon significative et révèle progressivement une certaine
xénophilie. Le modèle naturaliste sur lequel Ribot a d’abord voulu construire sa psychologie à
partir des années 1870 n’est pas abandonné, mais est complété, à partir des années 1890 et
jusqu’à la fin de sa vie, par une perspective sociologique qu’il juge peu à peu indispensable
d’adopter. Ribot se tourne de plus en plus à la fois vers l’étude de la vie affective, et vers celle
des phénomènes sociaux. Ribot s’intéresse aux liens entre l’individu et son milieu social -
quoique sans publier lui-même d’ouvrage de sociologie – et promeut un élargissement nécessaire
de la discipline psychologique, invitée à sortir du laboratoire, vers la psychologie sociale.

L’anthropologie, l’histoire des mœurs, des arts, des religions, des sciences, nous seront
souvent plus utiles que les apports de la physiologie [...]. Si la vie de l'esprit a ses racines dans la
biologie, elle ne se développe que dans les faits sociaux. Une science ne gagne jamais à restreindre
son domaine, l’excès contraire vaut encore mieux 476.

Un tel élargissement se trouve d’abord justifié par les mêmes raisons qui poussaient la
psychologie à se pencher vers la biologie : en s’appuyant exclusivement sur l’introspection, elle
s’était amputée « par en bas » ; il s’agit alors de ne pas se « [mutiler] par en haut 477 ». L’histoire
humaine devient le vrai laboratoire, plus à même de fournir des observations que celui qui
confine l’expérimentateur entre quatre murs : « L'évolution des sentiments dans le temps et
l'espace, à travers les siècles et les races, est un laboratoire qui opère, depuis des milliers
d'années, sur des millions d'hommes et dont la valeur documentaire n'est pas médiocre 478 ». La
psychologie est aussi appelée à se faire science sociale parce qu’une certaine forme de holisme
est nécessaire - non plus à l’échelle individuelle (à propos de la combinaisons des tendances dans
l’individu à laquelle nous faisions allusion plus haut), mais cette fois à l’échelle collective : le
groupe génère d’autres dynamiques que la somme des individus isolés. « Le tout social diffère
autant de chacune de ses parties que les lois de l’économie politique diffèrent des principes
d’économie domestique qu’un père inculque à son fils, un maître à son élève 479 ». En laissant de
côté tout commentaire sur la pertinence de l’analogie, on peut légitimement se demander si Ribot

476
PS, pp. 195-196.
477
Ibid., p. 196.
478
Ibid., p. 195.
479
PALC, p. 51. 

  178 
envisage l’apparition de ces nouvelles dynamiques au niveau exclusivement collectif, ou si elles
ont un effet sur l’individu en retour - si la psychologie sociale n’est pertinente que pour étudier
les phénomènes de groupes, si elle n’est qu’un ajout inessentiel à la discipline psychologique en
général, ou si sans elle, aucune psychologie n’est possible. On est tentés d’opter pour la seconde
hypothèse, mais c’est loin d’être indubitable :

Avec la psychologie sociale, nous atteignons un ordre de phénomènes que ni


l’introspection, ni l’expérimentation, ni le raisonnement ne peuvent nous révéler, parce qu’ils
naissent d’une action réciproque des esprits, parce qu’ils ne dérivent pas de l’individu seul, mais
des rapports des individus entre eux. À ce groupe appartiennent les manifestations collectives où
les activités individuelles, en s’additionnant, engendrent non une somme numérique, non un
simple accroissement d’intensité, mais des résultats nouveaux, produits d’une sorte de
fermentation des agrégats humains 480.

Si tant est que cette « fermentation » (qui fait écho à la « chimie » évoquée plus haut à
propos du holisme au niveau individuel) affecte, de fait, la psychologie des individus, alors la
psychologie sociale ne se situe pas seulement en aval de la psychologie de l’individu ; la
fermentation est tout autant résultat d’interactions que cause de nouveaux phénomènes
psychologiques manifestes dans l’individu même en l’absence du groupe. Ribot n’exprime pas
clairement ce point de vue, et l’on ne peut que supposer qu’il le défendrait. Il n’est pas évident,
plus généralement et à première vue, de mesurer le réel enthousiasme de Ribot pour le
développement de la psychologie sociale ; cette nouvelle discipline est particulièrement en vogue
à la toute fin du XIXe siècle en France (bien après sa naissance en Allemagne), et l’on pourrait
penser que Ribot ne fait que se plier, pour des raison politiques, à la mode du moment. Le nombre
d’articles que la Revue Philosophique publie dans la rubrique « Sociologie » augmente en effet de
façon tout à fait remarquable au tournant du siècle : 32 articles pour la période 1876-1887, 62
pour 1888-1895 ; 372 pour 1896-1905481. Mais Ribot, qui avait déjà rendu hommage à Comte et à
Mill dans la mesure où ils s’intéressaient déjà au rôle des rapports sociaux dans l’étude des
sentiments, semble aussi sincèrement admiratif des tout récents travaux de Mauss et Durkheim -
ce dernier le lui rendant d’ailleurs fort bien :

480
RIBOT, T., Discours d’ouverture du IV e congrès international de psychologie. Comptes rendus des séances et
textes des mémoires, Paris, Alcan, 1901, p. 45-46.
481
Cf. MUCCHIELLI, L., La Découverte du social : Naissance de la sociologie en France (1870-1914), Paris, La
Découverte, 1998, pp. 317-358. 

  179 
[Ribot] a ainsi démontré, avec l’autorité qui s’attache à tout ce qu’il fait, que les formes
complexes de la vie psychique des individus sont inexplicables en dehors de leurs conditions
sociales, c’est-à-dire que la psychologie, quand elle est parvenue à un certain degré de son
développement, devient inséparable de la sociologie482.

Les diverses formes d’émotions collectives, de croyances constituent un objet d’étude


commun aux deux penseurs : ce sont surtout les travaux tardifs de Ribot sur les sentiments que
Durkheim salue dans L'Année sociologique483. « À mesure que des fonctions mentales inférieures
il passe aux plus élevées, [Ribot] sent la nécessité de faire une plus grande place aux
considérations sociologiques. Cette tendance était déjà très marquée dans sa Psychologie des
sentiments. Aujourd’hui, la question qu’il traite est, de son aveu, proprement sociologique 484 » :
de fait, dans La Logique des sentiments, Ribot affirme clairement que son ouvrage est à la fois
consacré à la psychologie individuelle, et à la psychologie sociale.

[La Logique des sentiments] traite une question de psychologie, individuelle en apparence
mais tout autant collective, puisque les groupes humains se forment et se maintiennent par la
communauté de croyances, d’opinions, de préjugés, et que c’est la logique des sentiments qui sert
à les créer et à les défendre485.

Cet aveu, cependant, ne nous éclaire pas davantage sur la façon dont la psychologie
sociale informe la psychologie individuelle. Certes, la psychologie qui se borne à l’étude de
l’individu isolé n’est pas à même d’expliquer certains phénomènes sociaux. Mais Ribot, malgré
ce qu’en dit un Durkheim optimiste, semble voir dans les faits sociaux un prolongement plus
qu’une condition du développement des tendances psychologiques de l’individu. De même,
lorsqu’il s’agit des pathologies mentales, Ribot ne se penche pas vraiment sur les conditions
structurelles, historiques et sociales, de l’apparition d’une maladie ; or on peut en effet se
demander à juste titre si toutes les affections qu’il décrit sont susceptibles d’apparaître dans
n’importe quel contexte social. Cette sorte d’anhistorisme s’inscrit dans une tentative de
« naturalisation » des pathologies mentales ramenées à leurs composantes biologiques, et ne
s’interroge finalement qu’assez peu sur leur possible conditionnement environnemental.

482
DURKHEIM, E., compte rendu de RIBOT, T., La Logique des sentiments, l’Année sociologique, 1906, 9, pp.
156-158. p. 158. Il est fait référence à Ribot dans de nombreux textes de Durkheim entre les années 1905 et 1914.
483
Revue semestrielle française de sociologie fondée en 1896 et dirigée par Émile Durkheim.
484
DURKHEIM, E., compte rendu de RIBOT, art.cit., p. 156.
485
RIBOT, T., La Logique des sentiments, Paris, Alcan, 1905, p. X.

  180 
4/ Le rôle du cerveau et de la « conscience de l’organisme »

L’œuvre de Ribot, on l’a vu, est parsemée de formules diverses affirmant que tout état
mental, quel qu'il soit, implique un état physique correspondant. Tout état intellectuel a pour
condition et pour antécédent un état physiologique. La primauté de l’organique est affirmée de
façon récurrente, pour ne pas dire pressante. « L'individu psychique n’est que l'expression de
l’organisme : infime, simple, incohérente ou complexe et unifiée comme lui486 » :

Si nous pouvions arriver à établir qu'il est très-probable - actuellement on ne peut pas
aspirer à la certitude - que tout état psychologique suppose un antécédent physiologique, ce serait
un grand pas fait dans notre recherche des causes. […] Montrons donc par des exemples que les
sentiments et les idées tiennent à certains états des organes, dont ils semblent au premier abord
complètement indépendants487.

Si nous considérons qu’il n’y a pas de cause physique, c’est que nous n’en voyons pas. Ce
sont les limites de nos outils d’observation qui nous empêchent d’apercevoir les phénomènes
biologiques à l’origine de nos pensées, et d’être absolument certains du degré de leur implication.
Le microscope ne nous permet pas de rendre compte des modifications moléculaires en jeu au
plus profond de nos organes, dont il est supposé qu’ils expliqueraient (et non pas seulement
correspondraient, terme vague s’il en est, à) nos états psychologiques et comportementaux. Ainsi
tout dérèglement qui apparaît comme purement mental est en réalité la conséquence d’un
dérèglement organique, même s’il est souvent indécelable ; « D'ailleurs, l'idée d'une maladie de
l'esprit, indépendante de toute cause organique, est si inintelligible que les spiritualistes eux-
mêmes l'ont rejetée, et que l'on s'accorde, en général, à reconnaître que la cause de la folie est
toujours un état morbide des organes 488 ».
Même les réflexions intellectuelles apparemment les plus éthérées peuvent être réduites à
des processus physiologiques que Ribot tend à assimiler à ceux du cerveau, organe auquel il
semble accorder ainsi un statut particulier. En effet, Ribot semble faire du cerveau non seulement

486
MP, pp. 5-6.
487
L'Hérédité, pp. 358-359.
488
Ibid., p. 169.

  181 
le siège le plus probable des « centres moteurs », mais aussi et surtout l’origine du type le plus
complexe d’adaptation. Ribot distingue en effet trois types de réflexes adaptatifs : du plus
élémentaire (moelle épinière, réactions que l’on trouve chez tous les membres de notre espèce) au
plus complexe (réflexes cérébraux) en passant par les réflexes intermédiaires (base et partie
moyenne de l’encéphale). Le « réflexe cérébral » n’est plus un réflexe à proprement parler, il est
puissance adaptative, intelligente, à l’environnement.
Là encore, on manque cependant d’outils d’investigation, et la psychologie est bien
embarrassée lorsqu’il s’agit de prouver expérimentalement le lien causal entre vibrations
nerveuses du cerveau et raisonnements théoriques. L’état des recherches en neurologie,
notamment, ne permet pas encore de savoir quels états exacts du cerveau produisent (ni s’ils
produisent) l’intellection – et la volonté :

S'il s'agit des modes supérieurs de la pensée, comparer, abstraire, généraliser, juger,
raisonner, vouloir, la réponse semble plus embarrassante. On accordera bien que l’idiotie, la folie,
l’extase, la paralysie générale, le délire ont toujours pour cause un état du cerveau. On accordera
encore que le développement de l'intelligence dépend du poids du cerveau, de sa forme, de sa
constitution chimique, du nombre de ses circonvolutions, bien qu'il y ait encore sur ce point
beaucoup d'obscurités. Mais on aura généralement beaucoup de répugnance à admettre que la
méditation d'un Newton ou d'un Spinoza, sur des vérités abstraites, implique un état cérébral
correspondant ; et il faut avouer que la physiologie est loin d'être en état de dire à quel mode précis
de vibration nerveuse correspond tel mode précis de la pensée 489.

La physiologie ne dit pas quel type de vibration nerveuse correspond à quelle activité
intellectuelle – elle ne dit pas non plus de quel type de correspondance il s’agit, notamment s’il
s’agit d’un lien de cause à effet, comme ce passage semble l’admettre. L’inventaire des activités
intellectuelles, intimement liées aux mouvements du cerveau, comprend celle la volonté – il nous
faudra revenir sur ce vouloir spécifiquement cérébral plus tard, pour y voir une possibilité
d’explication de l’inhibition volontaire (en effet, Ribot considère que le cerveau est aussi peut-
être le siège des centres d’arrêts 490). Pour défendre cette « physiologie de l’esprit », Ribot a
recours un peu rapidement, et une fois seulement, à l’argument selon lequel ces réflexions
intellectuelles sont dépendantes de signes, du langage (mathématique, verbal, quel qu’il soit),
eux-mêmes dépendant de traces cérébrales :

489
Ibid., pp. 367.
490
MV, p. 15.

  182 
Cependant, à notre avis, il y a un fait qui tranche la question : c'est que nous ne pouvons
penser sans les mots. Penser, c'est juger ; juger, c'est abstraire ou généraliser, et ces opérations ont
besoin du signe. Le signe est une espèce d'image, un substitut d'image, dépendant du cerveau,
comme le prouvent l’aphasie et toutes les maladies de la mémoire qui nous ôtent l’usage du signe.
Les réflexions les plus abstraites, en tant qu'elles sont liées aux signes, supposent donc un état
cérébral correspondant491.

Penser dans l’abstrait, c’est d’abord convoquer des souvenirs de signes, « gravés » à
même la texture cérébrale. Mais le cerveau semble faire figure d’organe à part, distingué d’une
« intimité organique » quant à elle plus directement physiologique. Les processus nerveux qui ont
lieu dans le cerveau sont parfois décrits comme des phénomènes moins déterminés et moins
directement biologiques que ceux mobilisant le reste du corps. Outre les élaborations théoriques,
intellectuelles du savant ou du philosophe, Ribot évoque l’existence de dispositions cérébrales
dont la nature organique n’est pas clairement établie, comme si elles relevaient davantage d’un
domaine plus exclusivement psychologique que physiologique. C’est le cas du génie poétique,
disposition qui force Ribot à distinguer comme malgré lui, et très paradoxalement, une hérédité
purement physiologique, inflexible, d’une hérédité de type psychologique, plus modulable :

L'histoire de l'art nous montre que l'imagination créatrice est transmissible par hérédité. Il
est fréquent de trouver des familles de poètes, de musiciens et de peintres. Les familles de poètes
nous ont paru les plus rares, et selon nous en voici la raison. On ne peut être musicien, sans une
sensibilité exquise de l'oreille, ni peintre sans un don inné des couleurs et des formes, qui suppose
une certaine conformation de l'organe visuel. Ce sont là des conditions physiologiques que la
poésie ne réclame pas au même degré. On peut donc dire que le talent musical ou plastique dépend
plus que le talent poétique de la conformation des organes. L'hérédité psychologique y est plus
intimement liée à l'hérédité physiologique, et c'est là ce qui rend sa transmission plus sûre : car
comme nous le montrerons plus tard, l'hérédité est une forme de la nécessité (ou si l’on veut du
mécanisme), qui est bien plus inflexible, dans le domaine de la vie, que dans celui de la pensée 492.

Les champs biologique et intellectuel semblent bel et bien distingués ici. Le « domaine de
la pensée » ne relève pas d’un mécanisme rigide, inscrit dans l’organisme et systématiquement
transmissible par voie héréditaire. Mais alors de quoi relève-t-il ? Cette entorse faite à la thèse
physiologique se retrouve aussi dans le cas de l’hypnose : l’altération « psychique » de certains

491
L'Hérédité, pp. 367-368. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.
492
Ibid., pp. 82-83.

  183 
hypnotisés qui « [changent] de personnage493 » renvoie dans l’extrait suivant au domaine
« local » du cerveau. Si elle est conditionnée par des tendances physiologiques qui la font
apparaître et qui la maintiennent, elle n’en reste pas moins décrite comme moins « intimement
organique », et donc moins foncière, moins viscérale, que les changements radicaux de
personnalité.

L'état de certains hypnotisés dont nous avons parlé peut servir de modèle pour toute cette
classe. L'altération est plutôt psychique, au sens étroit du mot, qu'organique. Non que je suppose
un instant qu'elle naisse et dure sans conditions matérielles. Je veux dire seulement qu'elle n'est
pas causée et soutenue […] par une modification profonde du sens du corps qui entraîne avec elle
une transformation complète de la personne. Elle vient du cerveau, non de l'intimité de
l'organisme : c'est un désordre plutôt local que général, - l'hypertrophie d'une idée fixe qui rend
impossible la coordination nécessaire à la vie normale de l'esprit. Aussi tandis que, dans
l'aliénation et l'alternance de la personnalité, tout conspire et consent à sa manière, présente l'unité
et la logique intérieures des composés organiques, ici il n'est pas rare que celui qui se dit roi avoue
qu'il a été ouvrier, et que le prétendu millionnaire reconnaisse qu'il gagnait deux francs par jour 494.

A chaque fois que Ribot semble accorder un statut psychologique indépendant à certains
phénomènes, il revient sur le malentendu qui prêterait à croire qu’il n’y a pas de conditions
physiques sous-jacentes. Mais ces conditions, nécessaires, ne sont pas suffisantes pour donner
lieu à un bouleversement radical du sens du corps ou cénesthésie – entraînant l’aliénation
profonde d’individus persuadés d’être quelqu’un d’autre. L’altération obtenue par l’hypnose
proviendrait davantage du cerveau que de « l’intimité de l’organisme », elle est « locale »,
« psychique, au sens étroit du mot ». Qu’est-ce donc que ce sens étroit du mot psychique ? On en
revient au statut particulier du cerveau. Ribot semble dire ici que « psychique » renvoie
davantage à « cérébral » qu’à corporel. Voyons la façon dont il décrit le cerveau ailleurs : « C'est
l'organisme et le cerveau, sa représentation suprême, qui est la personnalité réelle, contenant en
lui les restes de tout ce que nous avons été et les possibilités de tout ce que nous serons 495 ». En
laissant pour l’instant de côté l’aspect surprenant d’un déterminisme formulé de façon aussi
catégorique, nous retiendrons seulement de cette affirmation que le cerveau est ici défini comme

493
MP, p. 150.
494
Ibid., p. 150. Ribot fait allusion à la « classe » d’individus qui changent superficiellement de personnalité – d’où
l’usage du mot personnage, plus approprié, pour évoquer cette substitution partielle.
495
Ibid., p. 170.

  184 
la représentation suprême de l’organisme. Si par représentation, on entend reflet conscient, image
réfléchie, alors le cerveau relève effectivement d’un domaine « purement psychique », ou
« psychique au sens étroit ». Pourquoi nous est-il alors par ailleurs constamment rappelé que le
cerveau et l’état du reste du corps ne sont pas séparables ? Ou faudrait-il plutôt considérer que le
cerveau est le représentant, l’ambassadeur, pour ainsi dire, de l’organisme ? Dans quelle exacte
mesure le cerveau fait-il figure d’exception parmi nos organes ? Ribot insiste à maintes reprises
sur « la solidarité intime qui s'établit entre toutes les parties du corps et les hémisphères
cérébraux496 ».
L’hypothèse d’une identité entre cerveau et pensée est d’ordinaire clairement écartée, à
l’instar de toute tentative de localisation des fonctions mentales dans le cerveau, que l’on trouve
par exemple chez Broca ou Gall. Ribot évoque les travaux de ce dernier lorsqu’il rapporte les
réserves formulées par Lewes à l’égard de la phrénologie497 dans La Psychologie anglaise
contemporaine. Gall a certes a contribué à l’émergence d’une approche naturaliste de la
psychologie qui rejetait dos-à-dos rationalisme innéiste et empirisme sensualiste : « On peut dire
que Gall a mis définitivement terme à la dispute entre les partisans des idées innées et la doctrine
de la sensation, en montrant qu'il y a des tendances innées, tant affectives qu'intellectuelles, qui
appartiennent à la structure organique de l'homme498 » ; mais malgré ce mérite notoire, la
« cranioscopie » de Gall est réduite par Ribot au statut de pseudoscience. En isolant les parties du
cerveau pour en faire des catégories mentales, elle « se trouve en arrière sur les découvertes de
physiologie, sans avoir jamais réussi à constituer sa psychologie 499 ». L’attribution de facultés
spécifiques à des parties isolables de la masse cérébrale apparaît ainsi comme une sorte de
doctrine matérialiste des facultés. Ce « localisationnisme » cérébral se retrouve chez de nombreux
penseurs du XIXe siècle, dont Paul Broca (1824-1880) est sans doute le plus connu : Ribot
mentionne ses travaux dans Les Maladies de la personnalité500 pour réfuter la thèse de la
segmentation du cerveau en aires fonctionnelles. La psychologie expérimentale en appelle plutôt
à reconnaître, encore une fois, un holisme non seulement organique, tous organes – notamment
cerveau – confondus, mais aussi cérébral. Le cerveau fonctionne comme un tout inséparable en

496
Ibid., p. 163-164. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.
497
La crânioscopie est rebaptisée phrénologie par l’un des disciples de Gall, Spurzheim.
498
PAC, p. 364.
499
Ibid., p. 366.
500
MP, pp. 118-119. L’aire de Broca correspond au lobe frontal gauche du cerveau, supposé être principalement
impliqué dans le langage oral.

  185 
entités fonctionnant distinctement les unes des autres ; le corps, dont le cerveau n’est qu’une
partie, aussi ; et c’est ce système organique qui constitue le moi, que Ribot assimile aussi à ce
qu’il appelle « la conscience de l’organisme ».

Si la « thèse physiologique » subit quelques aménagements inattendus chez Ribot, son


adhésion semble pourtant complète lorsqu’il définit le moi et la personnalité. Le cerveau n’est
plus l’instance suprême de l’organisme – c’est la cénesthésie ou conscience de l’organisme qui le
devient, ce même « sens du corps » décrit plus haut, éprouvé dans l’intimité de l’organisme.
L’individu ne peut s’auto-désigner comme « moi » que si son organisme fait système, s’il est
unifié : le moi n’est rien d’autre que l’unité de l’organisme, et la conscience ne fait que constater
cette unité. Le « sens du corps », la cénesthésie non seulement nous donne accès à cette unité de
l’organisme, mais constitue notre personnalité, notre « individualité psychique » même :

J'insisterai longuement sur les conditions organiques de la personnalité, parce que tout
repose sur elles et qu'elles expliquent tout le reste. La psychologie métaphysique ne s'en est guère
occupée et c'était logique, puisque pour elle le moi vient d'en haut et non d'en bas. Pour nous, au
contraire, c'est dans les phénomènes les plus élémentaires de la vie qu'il faut chercher les éléments
de la personnalité ; ce sont eux qui lui donnent sa marque propre, son caractère. C'est le sens
organique, ce sens du corps, en nous vague et obscur d'ordinaire, très net parfois, qui est pour
chaque animal la base de son individualité psychique. Il est ce « principe d'individuation » tant
recherché par les docteurs scolastiques, parce que sur lui tout repose, directement ou
indirectement501.

Les maladies qui provoquent une dissolution de la personnalité, ou dépersonnalisation,


permettent de démontrer ce rôle primordial de la cénesthésie dans l’individuation. Le sens du
corps, d’un corps individualisé, disparaît totalement lorsque l’individu ne sait plus qui il est :
« Cette conscience de l'organisme est la base sur laquelle l'individualité repose. Par elle tout est,
sans elle rien n'est 502 ». Mais elle est aussi un principe d’action. La « conscience de l’organisme »
peut se comprendre de deux manières : le complément du nom est problématique. Soit
l’organisme est entendu comme l’objet de la conscience, ce sur quoi la conscience porte ; soit la
« conscience » est organique en elle-même. Soit elle est cette prise de conscience au sens
ordinaire du terme, cette représentation mentale de ce qui arrive dans le corps, soit elle renvoie à

501
Ibid., pp. 20-21.
502
Ibid., p. 31.

  186 
cette sorte de toucher interne, ce sensorium, cette sensation générale diffuse dans tout le corps.
Pour qu’il y ait action, il faut d’abord qu’il y ait sensation - externe et interne. Le passage par la
conscience au sens ordinaire du terme, n’est en réalité pas nécessaire. Il y a d’abord consensus
des organes avant qu’il y ait prise de conscience. La sensibilité interne produit cette coordination
qui donne lieu au mouvement, qui n’est alors plus conçu comme le résultat d’une décision
précédée d’une intention consciente. Le corps compose avec ce qui est ressenti en deçà du
contrôle de la conscience – il agit spontanément, selon les signaux émis par cette sorte de
conscience organique, sensible, musculaire, qui préexiste aux états de conscience. Cette
conscience organique qu’est le sensorium est donc au cœur à la fois de la personnalité, du moi, et
à l’origine du mouvement, indépendamment de la conscience dans l’acception ordinaire du terme.

5/ Le primat de l’inconscient : psychologie expérimentale et « psycho-analyse »

Il n’est pas ici question d’étudier en détail les rapports entre la psychologie expérimentale
ribotienne et la psychanalyse, mais essentiellement de nous pencher sur quelques comparaisons
possibles entre deux conceptions de l’inconscient. Selon Ribot, la question de la nature de
l’inconscient fait l’objet tantôt d’un grossier déni dans l’histoire de la philosophie, tantôt d’une
gêne injustifiée face à l’inconnu qu’il représenterait. Il s’agit alors à la fois de redonner toute son
importance à la place de l’inconscient, et de démystifier le terme lui-même : l’inconscient ne
renvoie à rien d’autre qu’au soubassement physiologique et affectif de l’individu en général, à des
tendances physiologiques qui ont été conscientes et peuvent le redevenir, mais ne le sont
seulement pas sur le moment :

Le terme inconscient peut toujours être traduit par cette périphrase : un état physiologique
qui étant quelquefois et même le plus souvent accompagné de conscience ou l'ayant été à l'origine,
ne l'est pas actuellement. Cette caractéristique, négative comme psychologie, est positive comme
physiologie. Elle affirme que dans tout événement psychique, l'élément fondamental et actif est le
processus nerveux, que l'autre n'est que concomitant503.

503
Ibid., p. 13.

  187 
Seul le processus nerveux, inconscient, agit ; la conscience l’accompagne à l’occasion,
accidentellement. L’inconscient n’est donc pas seulement l’autre de la conscience, ou ce qui n’est
pas conscient : l’adjectif ne correspond pas seulement à une qualification purement contextuelle
et négative. Il caractérise plutôt l’ensemble des états physiologiques, nerveux, que l’organisme
garde en mémoire, en réserve, plus ou moins prêts à apparaître à la conscience qui n’ajoute rien à
leur nature.

L’inconscient est décrit comme une sorte de mémoire nerveuse : ceci compris, tout ce qui
tient à l'activité inconsciente perd son caractère mystérieux et s'explique avec la plus grande
facilité ; par exemple : les irruptions soudaines de souvenirs qui ne paraissent suscités par aucune
association et qui nous surviennent à chaque instant dans la journée ; les leçons d'écoliers lues la
veille et apprises le lendemain ; les problèmes longtemps ruminés dont la solution jaillit
brusquement dans la conscience ; les inventions poétiques, scientifiques, mécaniques ; les
sympathies et antipathies secrètes, etc., etc. La cérébration inconsciente fait son œuvre sans bruit,
met de l'ordre dans les idées obscures 504.

Ribot renvoie au système nerveux en général, mais plus particulièrement au cerveau, là


encore, siège de cette mémoire nerveuse qui vient « mettre de l’ordre dans les idées obscures ».
Cette formule peut légitimement nous étonner : c’est plutôt l’inconscient qui semblerait, à
première vue, correspondre à cette obscurité désordonnée, que la conscience viendrait
occasionnellement démêler. Il n’en est rien : la conscience ne renvoie à nulle instance
clarificatrice et ordonnatrice. Elle peut tout au plus constater passivement un ordre d’ores et déjà
établi en amont par la cérébration inconsciente, qui fait son travail « administratif » sans son aide.
Une autre remarque non plus sur le rôle, mais cette fois sur la nature de la cérébration
inconsciente peut à bon droit piquer notre curiosité :

Nous pouvons nous représenter le système nerveux comme traversé par de perpétuelles
décharges. Parmi ces actions nerveuses, les unes répondent au rythme incessant des actions
vitales ; d'autres, en bien petit nombre, à la succession des états de conscience ; d'autres en bien
plus grand nombre constituent la cérébration inconsciente […]. La cérébration inconsciente,
n'étant pas soumise à la condition du temps, ne se faisant pour ainsi dire que dans l'espace, peut
agir dans plusieurs endroits à la fois 505.

504
MM, p. 25.
505
Ibid., p. 26.

  188 
Ribot fait de la cérébration inconsciente un ensemble d’actions, de processus nerveux non
soumis au temps : l’oxymore peut laisser perplexe. Nos états de conscience s’ordonnent dans le
temps, pourquoi dire que ce n’est pas le cas pour les processus, les courants qui traversent le Moi
sans qu’il en ait conscience ?

Lorsqu’un état physiologique est devenu un état de conscience, il a acquis par là même un
caractère particulier. Au lieu de se passer dans l'espace, c'est-à-dire de pouvoir être figuré comme
la mise en activité d'un certain nombre d'éléments nerveux occupant une superficie déterminée, il
a pris une position dans le temps : il s'est produit après ceci et avant cela, tandis que pour l'état
inconscient, il n'y a ni avant ni après. Il devient susceptible d'être rappelé, c'est-à-dire reconnu
comme ayant occupé une position précise entre d'autres états de conscience. Il est donc devenu un
nouveau facteur dans la vie psychique de l'individu, un résultat qui peut servir de point de départ à
quelque nouveau travail conscient ou inconscient ; et il est si peu le produit d'une opération
surnaturelle qu'il se réduit à cet enregistrement organique qui est la base de toute mémoire 506.

La mémoire est étendue : Ribot la décrit (sans originalité revendiquée, on l’a vu) comme
une sorte de dépôt, de provision latente d’états physiologiques inscrits dans le corps de l’individu.
Le passage de l’état physiologique à la conscience est en effet un passage du simultané spatialisé,
de la possible multi-occurrence synchronique, au successif, à l’enchaînement diachronique. On ne
comprend pas pourquoi Ribot n’inscrit pas les états inconscients à la fois dans l’espace et dans le
temps, puisqu’il s’agit après tout de processus, d’activités, et que toute sa psychologie
expérimentale repose sur la primordialité du mouvement. Le caractère successif des états de
conscience, lui, se comprend sans difficulté : puisque les états de conscience ne peuvent pas, ou
en tous cas pas pour longtemps, être simultanés, ils se présentent sous la forme d’un
enchaînement de phénomènes prélevés tout à tour dans l’approvisionnement disponible d’une
mémoire inconsciente. Cet inconscient « spatial » est plus surprenant, mais Ribot semble
simplement vouloir mettre en avant le constat, ou plutôt le postulat, que plusieurs processus
inconscients peuvent se produire en même temps à différents endroits du système nerveux.

Dans cette hypothèse, il est facile de comprendre comment toutes les manifestations de la
vie psychique, sensations, désirs, sentiments, volitions, souvenirs, raisonnements, inventions, etc.,
peuvent être tour à tour conscientes et inconscientes. Il n'y a rien de mystérieux dans cette
alternance, puisque, dans tous les cas, les conditions essentielles, - c'est-à-dire les conditions

506
MP, p. 16.

  189 
physiologiques, - pour chaque événement restent les mêmes, et que la conscience n'est qu'un
perfectionnement507.

La question que se pose Ribot à propos de l’inconscient porte ainsi surtout sur les causes
du passage de celui-ci à la conscience, et inversement. La thèse de l’alternance entre état
physiologique inconscient et ce même état éclairé par la conscience est nettement établie, mais les
raisons de l’irruption de cet éclairage conscient posent problème. « Nous ne voyons aucune
manière d'expliquer le passage de l’inconscient à la conscience. On peut faire là-dessus des
hypothèses ingénieuses, plausibles ; rien de plus508 ». Toute tentative d’explication est difficile,
mais non vaine pour autant, et Ribot s’essaie donc tout de même à quelques hypothèses,
notamment dans Les Maladies de la mémoire. La décharge nerveuse est perçue comme une
condition nécessaire, mais non suffisante 509, de l’apparition de la conscience, qui nécessite au
moins deux conditions supplémentaires. D’abord, il faut que l’état physiologique soit
suffisamment intense pour apparaître à la conscience, et pour ensuite ne pas sombrer au-dessous
de son seuil. Ribot en profite ici pour évoquer le caractère graduel du passage de l’inconscient à
la conscience, qui disparaît ou apparaît par degrés infimes. Ensuite, il fait que l’état physiologique
soit relativement durable pour être conscient : une action nerveuse trop brève, toute vive soit-elle,
n’éveillera pas la conscience. D’autres conditions nécessaires existent sans doute, mais demeurent
inconnues - sans que Ribot aille jusqu’à les considérer comme inconnaissables.

Entre ces deux mondes, celui de la conscience et celui de l'inconscience, il doit exister une
corrélation telle qu'à chaque état de l'un corresponde un état de l'autre. La vie mentale consiste en
une transformation continuelle qui fait que l'inconscient arrive à la conscience et que le conscient
retourne à l'inconscience ; mais cette transformation n'a pas lieu au hasard : quoique nous
ignorions ses lois, elle n'est pas sans lois 510.

Ce passage peut laisser croire que cette « transformation » correspond à un basculement


intégral d’un état à l’autre : on a vu qu’il n’en était rien. A tout état conscient correspond un état
inconscient - l’inverse n’étant pas vrai, puisque l’état conscient est l’aperçu accidentel de l’état
inconscient auquel il correspond. Les causes exactes du retour d’un état conscient à l’inconscient

507
Ibid., p. 7.
508
MM, p. 21. Cf. aussi MP, p. 7 : « Il serait chimérique […] pour le présent, d'essayer une détermination même
grossière des conditions nécessaires et suffisantes de l'apparition de la conscience ».
509
Cf. MM, p. 22.
510
L’Hérédité, p. 72.

  190 
sont tout aussi (provisoirement) mystérieuses, bien que certainement soumises à des lois. Ribot
mentionne ainsi l’habitude comme l’un des phénomènes qui permet de faire jour sur ce passage,
cette fois, de la conscience à l’inconscient : « Un acte est exécuté d'abord lentement et avec
conscience ; par la répétition, il devient plus facile et plus rapide ; c'est-à-dire que le processus
nerveux qui lui sert de base, trouvant les voies toutes tracées, se fait vite et peu à peu tombe au-
dessous du minimum de durée nécessaire à la conscience 511 ».
Cette remarque sur l’habitude se rattache bien sûr à l’étude des rapports entre volonté et
conscience. L’intérêt manifeste de Ribot pour l’inconscient est étroitement lié à l’ambition
d’élaborer une généalogie de la volonté débarrassée de l’illusion d’un libre arbitre fondé sur
l’évaluation consciente de motifs rationnels. La plupart de nos actes sont automatiques ; ils ne
requièrent pas la conscience pour s’effectuer ni ne provoquent son apparition systématique. Ils
cessent d’être dit volontaires quand ils deviennent inconscients, mais à la fois, cette disparition de
la conscience montre son caractère inessentiel par rapport à ce qui fait la racine du vouloir :

Les divers motifs dont nous avons conscience sont des conseils, des avis, des raisons, des
sujets de délibération, mais non ce qui délibère, compare, choisit [...] si l'on admet, ce qui est vrai,
qu'outre la vie consciente, il y a une vie inconsciente dont l'influence est énorme sur nos
sentiments, nos passions, nos idées, notre activité en général, qui sait le rôle que cet inconscient
peut jouer dans nos déterminations ? Dès lors l'assertion : J'ai conscience d'être libre; donc je suis
libre, perd beaucoup de sa valeur, parce que la conscience ne fournit qu'une partie des éléments du
problème, loin d'en donner la totalité. Bien mieux, cet inconscient qu'on oublie pourrait être
comme nous le dirons plus loin, la base même, l'essence et comme la racine de la volonté512.

L’aspect déterminant de l’inconscient par contraste avec le caractère inessentiel de la


conscience se trouve aussi chez Freud. La conscience a trop longtemps été considérée à tort
« comme une essence, comme une propriété fondamentale de l’âme 513 » alors qu’elle est un
phénomène qui ne fait qu’accompagner incidemment un ensemble de processus d’abord
physiologiques, nerveux, qui pour leur part sont inconscients : « la conscience est l’étroit guichet
par où une toute petite partie de ce travail nous apparaît 514 ». Les motifs qui nous poussent à agir
n’accèdent pas, pour la plupart, à la conscience – la psychanalyse n’apporte rien de neuf quant à

511
MM, 2eme note du bas de la page 25.
512
L’Hérédité, pp. 468-469.
513
MM, p. 24.
514
Ibid., p. 26-27.

  191 
ce que Spinoza lui-même avait déjà dit, souligne Ribot ; elle ne fait qu’insister davantage sur le
poids des impressions de l’enfance.
L’ampleur du domaine de l’inconscient et le travail souterrain qu’il accomplit sont sans
conteste perçus par la psychologie expérimentale de Ribot comme par la psychanalyse qui
insistent toutes deux sur la force déterminante de ce qui échappe à la conscience dans le
fonctionnement du psychisme : « outre l'activité consciente de l'âme, il y a son activité
inconsciente, dont la sphère est beaucoup plus large […] ; la conscience est l'accompagnement
habituel mais non nécessaire de notre vie mentale515 » :

Être conscient est avant tout une expression purement descriptive et se rapporte à la
perception la plus immédiate et la plus certaine. Mais l’expérience nous montre qu’un élément
psychique, une représentation par exemple, n’est jamais conscient d’une façon permanente. Ce qui
caractérise plutôt les éléments psychiques, c’est la disparition rapide de leur état conscient 516.

Ce passage, comme beaucoup d’autres, témoigne d’une parenté indéniable entre la


psychanalyse naissante et la psychologie expérimentale de Ribot, qui connaît Charcot, a lu Freud
et les « psycho-analystes » allemands, et reconnaît leur importante participation à l’élaboration
d’une psychologie des affects qui lui tient particulièrement à cœur à la fin de sa vie. Dans l’article
intitulé « La logique affective et la psycho-analyse517 » publié en 1914 dans la Revue, Ribot
propose une brève présentation des travaux de la psychanalyse, et loue l’ambition de cette
nouvelle école de réévaluer l’importance de l’inconscient. Le mérite principal des « freudistes »
est pour Ribot d’avoir mis en valeur le rôle primordial de la vie affective à travers les multiples
formes que peut revêtir la libido - dont Ribot semble avoir bien compris qu’elle embrassait une
vaste diversité d’affects, de désirs, d’instincts irréductibles au seul désir sexuel. Il rappelle ainsi
que « Freud s’est plaint des critiques qui ont attribué à sa libido un sens beaucoup trop restreint.
La confondre avec l’instinct sexuel c’est, dit-il, dénaturer et rabaisser sa conception 518 ».
L’insistance sur le dynamisme de la vie psychique constitue aussi un trait commun entre
les deux écoles : ce que Ribot appelle des tendances, Freud des pulsions, renvoient à des
phénomènes affectivo-moteurs qui gouvernent la vie émotionnelle et le comportement de
l’individu. La méthode d’investigation pathologique que propose la « psycho-analyse » prétend
515
L’Hérédité, p. 33.
516
FREUD, S., Essais de Psychanalyse (1927), trad.fr. V. Jankélévitch, Paris, Payot, 1971, p. 180.
517
RIBOT, T., « La logique affective et la psycho-analyse », art.cit, pp. 144-161.
518
Ibid., p. 158.

  192 
ainsi fournir un éclairage fécond sur les mouvements en général, mais aussi, plus spécifiquement,
sur l’activité volontaire - régie par une logique subjective immanente à double effet : impulsif, et
répressif, dans le cas du refoulement. Ribot semble s’étonner du silence de la psychanalyse sur la
question de savoir si le refoulement a lieu spontanément ou grâce à une volition délibérée. On est
en droit de se demander, pour notre part, pourquoi la question l’intéresse en premier lieu, puisque
la volition est censée n’impliquer aucun libre arbitre de toute façon. Se demande-t-il alors si le
refoulement est un processus conscient, lorsqu’il se demande s’il est volontaire ? Quoi qu’il en
soit, Ribot voit dans cette opération de refoulement de certains sentiments et souvenirs hors du
« champ de vision » conscient (la métaphore du champ de vision étant plus appropriée que le
substantif « conscience » qui peut facilement, et fallacieusement, référer à une instance positive,
substantielle, consistante) le même mécanisme à l’œuvre dans ce qu’il appelle le pouvoir
d’inhibition de la volonté :

On remarquera sans peine que le refoulement des psycho-analystes, présenté sous la forme
qui leur est propre, correspond à l’état que la psychologie ordinaire appelle pouvoir d’arrêt,
d’inhibition, d’effort antagoniste, bref, une attitude offensive de la personnalité contre des
souvenirs désagréables, des tendances nuisibles, immorales ou anti-sociales519.

Par « psychologie ordinaire », Ribot fait ici allusion (c’est le cas occasionnellement, bien
que rarement, nous l’avons déjà vu) à une définition générale de la psychologie qui n’exclut pas
la psychologie expérimentale qu’il est désormais parvenu à faire accepter par la communauté
universitaire. Nous reviendrons sur cette « attitude offensive de la personnalité » lorsque nous
tenterons de comprendre les processus psychologiques en jeu dans le pouvoir d’inhibition de la
volonté selon Ribot.

Ces parallèles possibles entre psychologie expérimentale et « psycho-analyse », que Ribot


perçoit fort bien (en indiquant avoir déjà émis des thèses similaires à celles de Freud dans son
ouvrage sur la psychologie des sentiments), ne doivent pas occulter plusieurs points de désaccord
majeurs sur la nature de l’inconscient. « Il est impossible de dire où finit la conscience, où
commence l'inconscient520 », dit Ribot : d’abord, loin de postuler cette continuité entre ces états
inconscients et les états de conscience, Freud semble postuler une différence qualitative entre les

519
Ibid.
520
L’Hérédité, p. 322.

  193 
deux. Pour Freud, l’inconscient ne renvoie pas à un réservoir d’états physiologiques prêts à
transitionner vers la conscience. Il donne à l’inconscient une nature impulsive autant, si ce n’est
davantage que mnésique. Pour Ribot, l’inconscient peut prendre la forme de trois types de
mémoire : trois degrés de profondeur ou d’« obscurité » de la mémoire inconsciente, menant
imperceptiblement à la conscience, sont ainsi distingués dans La Psychologie des sentiments.

Dans cet inconscient, je distingue trois couches, en allant de la profondeur à la superficie,


du plus obscur au moins obscur.
1° L'inconscient héréditaire ou ancestral. Je le mentionne pour ne rien omettre. Il
consisterait dans l'influence de certaines façons de sentir héritées et fixées dans une race, qui
exerceraient une maîtrise sur nos associations à notre insu […].
2° L'inconscient personnel venant de la cinesthésie, c'est-à-dire de l'ensemble des
sensations internes : ceci nous rapproche insensiblement de la conscience […].
3° L'inconscient personnel, résidu d'états affectifs liés à des perceptions antérieures ou à
des événements de notre vie. Ce résidu émotionnel, quoiqu'il reste latent, n'en agit pas moins et
peut être retrouvé par l'analyse521.

Certes Ribot comme Freud défendent une conception dynamique de l’inconscient, mais là
où Freud semble ne faire entrer dans ce qu’on peut appeler la mémoire de l’inconscient que les
souvenirs proprement refoulés, principalement liés à l’enfance et souvent reliés d’une manière ou
d’une autre à la sexualité, Ribot insiste quant à lui sur le poids de l’ensemble des souvenirs, sur
l’exhaustivité archiviste de notre mémoire. Toutes les sensations, jusqu’aux plus petites
perceptions, sans tonalité sexuelle ni traumatique nécessaires, sont stockées dans notre mémoire
inconsciente :

Nous éprouvons chaque jour des milliers de perceptions ; mais aucune d'elles, si vague, si
insignifiante qu'elle soit, ne peut périr complètement. Dans trente ans, un effort, un hasard, une
maladie les ramènera, peut-être sans qu'elles soient reconnues. Tout ce que nous avons éprouvé
dort en nous : l'âme humaine ressemble à un lac profond et sombre dont la lumière n'éclaire que la
surface ; au-dessous vit tout un monde d'animaux et de plantes qu'une rafale, une secousse
terrestre jette brusquement à la lumière, c'est-à-dire à la conscience étonnée522.

Mais le point de désaccord majeur entre Ribot les « freudistes » (c’est à eux qu’il
s’adresse en effet davantage qu’à Freud lui-même), porte certainement sur les fantaisies

521
PS, pp. 174-175.
522
L’Hérédité, p. 71.

  194 
interprétatives de certains disciples de Freud quant aux pouvoirs de l’imagination et au rêve. Le
symbolisme inhérent à l’approche psychanalytique éveille certes la curiosité de Ribot, qui ne
rejette pas en bloc la théorie freudienne en dépit de ce qu’il considère comme son manque de
scientificité, mais il insiste sur la nécessité pour toute psychopathologie de s’efforcer d’intégrer
l’univers symbolique sans le laisser prendre le pas sur l’empiricité de la méthode. Cet équilibre
épistémologique est certes difficile à trouver ; c’est sans doute pourquoi la dimension symbolique
est quasi inexistante dans le travail de Ribot. L’étude de la complexité de l’humain dans sa
participation à l’univers symbolique est trop risquée, et Ribot écarte la question du façonnage
culturel du psychisme – dimension culturelle dont il admet pourtant qu’elle est intimement
imbriquée avec la constitution biologique de l’être humain.
Les « psycho-analystes » « sont allés loin, souvent trop loin 523 » dans leurs interprétations
symboliques des rêves, notamment en exagérant la fréquence du thème de l’inceste : « ce thème
de l’inceste se répète, avec une monotonie lassante pour fournir des explications inattendues 524 ».
Nombre des disciples de Freud se focalisent selon Ribot sur l’instinct sexuel et l’inceste comme
éléments quasi exclusifs d’une grille de lecture abusivement exportée dans tous les domaines de
la création humaine : « Le défaut capital de cette théorie de l’imagination créatrice vivement
critiquée par plusieurs auteurs (en France, P. Janet, Régis, Kostyleff), c’est la prétention
inacceptable de vouloir tout expliquer par la seule action de l’instinct sexuel 525 ». Ribot ne dénie
certes pas à l’instinct sexuel son rôle fondamental. Dans le chapitre de La Psychologie des
sentiments qui lui est dévolu, il se situe explicitement dans la lignée de Schopenhauer, et affirme
que l’instinct sexuel « reste le centre autour duquel tout gravite 526 ». Mais à la suite de Pierre
Janet, Ribot évoque par exemple aussi, parmi les affects primitifs déterminants, l’influence de la
peur, et refuse de tout ramener à la question sexuelle.
Enfin, Ribot émet des doutes sur les vertus thérapeutiques de la méthode
psychanalytique : il semble se ranger – et se cacher, de fait, derrière l’opinion de médecins
sceptiques :

Quant à la psychothérapie, malgré des cas heureux de guérison qu’ils rapportent, l’emploi
de leur méthode a été vivement critiqué par quelques médecins. Ils se sont demandé si évoquer

523
RIBOT, T., « La logique affective et la psycho-analyse », art.cit, p. 149.
524
Ibid., p. 153.
525
Ibid., p. 154.
526
PS, p. 262.

  195 
dans la conscience des événements plongés dans l’ombre ou la pénombre, est une œuvre salutaire
chez des gens enclins à la rumination psychologique et si, en visant à désagréger leur complexus,
on ne travaille pas plutôt à en augmenter la stabilité 527.

D’autres critiques paraissent plus surprenantes de la part de Ribot. Il reproche ainsi, par
exemple, à la méthode des défenseurs de la psychanalyse « appliquée » dans le domaine des
produits de l’imagination créatrice de manquer de rigueur quant au type d’observations menées –
alors même qu’il est loin d’être exempt de critiques similaires : « Au lieu d’une interrogation
directe du malade, d’une observation constante, vigilante, répétée de ses actes, on passe à une
méthode indirecte, à une interprétation de textes souvent arbitraire, sans vérification possible 528 ».
On peut aussi reprocher tout autant à la psychologie expérimentale ribotienne qu’aux
« freudistes » de se limiter à une approche trop descriptive, et, lorsqu’une approche plus
explicative est adoptée, d’avancer des assertions de façon qui peuvent parfois sembler trop
dogmatique. Les démonstrations sont souvent remplacées par des postulats. Les théories
« scientifiques » de Freud comme de Ribot, qui semblent toutes deux échouer à satisfaire aux
exigences de la critique poppérienne, puisent à la fois dans la terminologie étiologique,
explicative des sciences de la nature d’une part, et dans le langage interprétatif des sciences de
l’esprit d’autre part, tout en prétendant se limiter à l’objectivité des faits, contre le témoignage
supposément trop naïf de la conscience. Cette dernière remarque nous amène à considérer plus
avant l’attitude de Ribot relativement à la fiabilité de la démarche introspective.

6/ L’ambivalence de la méthode introspective

La méfiance de Ribot vis-à-vis de l’introspection se retrouve de façon diffuse dans


l’ensemble de son œuvre. La méthode expérimentale est avant tout une méthode objective, et non
subjective. L’étude de l'esprit humain doit se faire « du dehors grâce à l'examen de l'expression
naturelle des passions » ; c’est là la seule manière de « remonter jusqu'aux causes mentales qui
ont produit [ces phénomènes]529 » : « Pour saisir la personnalité réelle, concrète et non une

527
RIBOT, T., « La logique affective et la psycho-analyse », art.cit, p. 159.
528
Ibid., p. 153.
529
PAC, p. 36.

  196 
abstraction qui prend sa place, il ne s'agit pas de se renfermer dans sa conscience, les yeux clos, et
de l'interroger obstinément ; il faut au contraire ouvrir les yeux et observer 530 ». L’engouement
pour la méthode objective en psychologie témoigne de l’ambition de faire accéder la psychologie
au statut de science. L’introspection semble condamner à l’impasse d’un solipsisme qui fait
avorter toute ambition scientifique :

Car si ma réflexion m'avertit de ce qui se passe en moi, elle est absolument incapable de
me faire pénétrer dans l'esprit d'un autre […]. Ainsi de deux choses l'une : ou bien la psychologie
se borne à l'observation intérieure, et alors étant complètement individuelle, elle est comme
enfermée dans une impasse et n'a plus aucun caractère scientifique ; ou bien elle s'étend aux autres
hommes, cherche des lois, induit, raisonne, et alors elle est susceptible de progrès ; mais sa
méthode est en grande partie objective. L'observation intérieure seule ne suffit donc pas à la plus
timide psychologie531.

Et de fait, l’introspection ou « ma réflexion » ne m’avertit ni adéquatement de ce qui se


passe en moi, ni de l’intégralité de ce qui se passe en moi. Ribot emprunte à Comte sa remarque à
propos de ce fameux paradoxe :

L’esprit humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens propres.
Car, par qui serait faite l’observation ? […] L’individu pensant ne saurait se partager en deux, dont
l’un raisonnerait, tandis que l’autre regarderait raisonner. L’organe observé et l’organe observateur
étant, dans ce cas, identiques, comment l’observation pourrait-elle avoir lieu ? 532

On ne peut être à la fois sujet et objet, spectateur et acteur : cette double condition ne peut
que biaiser, voire empêcher la saisie de nos propres opérations mentales. Lorsqu’il s’agit de
l’analyse des sensations, l’observation intérieure par la conscience est un procédé jugé trop
insuffisant pour percevoir les sensations successives élémentaires qui composent nos sensations
perçues, continues. « Le témoignage de la conscience, réputé indiscutable, est en réalité vacillant,
précaire, sujet à caution, justiciable de la vérité objective 533 ». L’introspection se veut analytique,
mais elle échoue à décomposer et identifier adéquatement les composants formant l’impression
générale, seule accessible à la conscience.

530
MP, p. 90.
531
PAC, p. 27
532
COMTE, A., Cours de philosophie positive, Paris, Rouen Frères. 1830-1842 (6 volumes), vol. 1, pp. 31-32.
533
RIBOT, T., « Leçon d'ouverture du cours de la Sorbonne : La psychologie nouvelle », RPL, 1885, pp. 780-787. p.
783.

  197 
La confiance accordée à l’introspection repose sur l’idée d’une transparence du psychisme
à lui-même ; or, la conscience n’ayant pas accès aux tendances cérébrales et physiologiques,
enfouies au plus profond de notre corps, elle en vient à postuler plus ou moins implicitement leur
inexistence. La psychologie expérimentale invite à dépasser les limites de la simple conscience, et
à faire ainsi une place au « grand fait de la cérébration inconsciente […] sans lequel tant
d’explications restent vaines, superficielles ou impossibles 534 ».
En outre - et, semble-t-il, paradoxalement - l’introspection peut être accusée de faire venir
artificiellement à la conscience des phénomènes qu’elle ne pourrait observer si elle n’y prêtait
attention. L’attention déforme en effet les phénomènes qu’elle prétend décrire ; l’observation
minutieuse, forcée ne va pas jusqu’à créer ex nihilo ce qu’elle croit observer, mais elle intensifie
artificiellement les tendances qui sans elles, seraient sans doute passées inaperçues. La
conscience qui s’observe n’est plus la conscience naturelle :

Il ne s'agit plus de la conscience naturelle, à l'état brut, mais de cette conscience un peu
artificielle que crée l'attention. Nous regardons non avec nos yeux, mais à travers un microscope ;
nous amplifions, nous grossissons le phénomène ; et ici la méthode de grossissement est perfide. A
certains états subconscients, elle fait franchir le seuil de la conscience ; elle les fait passer de la
pénombre à la lumière et dispose à croire que tel est leur état ordinaire. On sait que certaines
personnes, en fixant fortement l'attention sur une partie de leur corps, peuvent y faire naître une
sensation de pesanteur, de fourmillement, des battements artériels, etc. Ces modifications existent-
elles toujours, mais inaperçues tant que l'attention ne s'y applique pas ? Ou bien l'attention les
produit-elle par une augmentation de l'activité vasculaire, augmentant, mais ne créant pas ? Cette
dernière supposition est la plus probable. L'hypocondriaque qui épie obstinément et patiemment
les détails de sa vie organique, sent marcher en lui le mécanisme vital qui échappe aux autres
hommes. Il serait facile de donner d'autres exemples prouvant qu'il faut distinguer entre la
conscience pure et simple et l'observation interne et qu'il est d'autant moins licite de conclure de
celle-ci à celle-là que, dans le cas actuel, le problème se réduit à une différence d'intensité 535.

Si la conscience, après tout, ne produit pas de toutes pièces ce qu’elle découvre, mais ne
fait qu’intensifier, amplifier un phénomène préexistant à un niveau inconscient, le reproche de
superficialité qui lui a été adressé ne tient plus : l’introspection est à même de plonger, au moins
partiellement, dans l’inconscient, et la « conscience un peu artificielle que crée l’attention » est
même capable de faire passer des états inconscients à la conscience (voilà donc une autre
modalité énoncée ici du passage de l’inconscient à la conscience, outre l’intensité et la durée des

534
Ibid.
535
PS, pp. 78-79.

  198 
états physiologiques mentionnées plus haut). Mais d’une part, c’est d’un accès partiel à
l’inconscient dont il est question - et partial : le choix de la conscience porte sur ce qui l’intéresse,
l’intrigue, sans se préoccuper d’autres tendances co-existantes tout aussi dignes d’attention.
D’autre part, l’impact de l’introspection sur son objet ne relève pas seulement d’un
grossissement, qui de fait pourrait être utile - il n’y a pas seulement amplification, il y aussi
déformation, et mutilation :

Réfléchir sur son moi, c'est prendre une position artificielle qui en change la nature, c'est
substituer une représentation abstraite à une réalité, le vrai moi est celui qui sent, pense et agit sans
se donner en spectacle à lui-même, car il est par nature un sujet et pour devenir un objet il lui faut
subir une réduction, une adaptation à l'optique mentale qui le transforme et le mutile 536.

Le fonctionnement naturel, spontané du psychisme est perdu si le sujet se prend lui-même


pour objet d’observation ; Ribot semble s’aligner sur Comte à ce propos. Si le but de la
psychologie est de rendre raison de la façon dont le psychisme fonctionne au naturel, nous
sommes alors contraints d’avoir recours à la méthode objective, qui elle, ne tombera pas dans le
piège déformateur de l’introspection. Mais pourquoi cette dénaturation n’affecte-t-elle pas aussi
la méthode objective ? Si tout objet est altéré par le regard qui le scrute, alors cette critique
devrait aussi s’appliquer à l’étude d’un objet extérieur, autant qu’à celle du moi - tous deux
également soumis à la subjectivité déformante de l’observateur. La méthode objective, de fait,
n’implique pas seulement la méfiance de l’observateur vis-à-vis de ce qu’il croit percevoir
intérieurement ; elle requiert aussi une grande vigilance vis-à-vis des signes manifestes de
phénomènes psychologiques qu’il perçoit extérieurement.
Sans aller jusqu’à dire qu’on pourrait presque déceler les prémices d’une approche
béhavioriste chez Ribot, selon laquelle les concepts mentaux ne désignent rien d'autre que les
comportements manifestes des individus, on trouve certaines remarques qui portent à croire que
les phénomènes psychologiques sont en effet, dans une certaine mesure, externalisés - ils ne sont
plus enfermés dans le for intérieur du moi qui, seul, y aurait un accès privé :

Si le lecteur, au lieu de s'observer lui-même, veut bien procéder objectivement, c'est-à-dire


observer et interpréter à l'aide des données de sa conscience l'état de ceux qui n'ont jamais réfléchi

536
MP, p. 94.

  199 
sur leur personnalité (et c'est l'immense majorité du genre humain), il verra […] que la
personnalité réelle s'affirme non par la réflexion, mais par les actes537.

C’est cependant « à l’aide des données de [notre] conscience » que l’on peut prétendre à
une compréhension relative des comportements d’autrui. La psychologie expérimentale, parce
qu’elle n’exclut pas - mais qu’au contraire, elle revendique - l’existence de causes
physiologiques, inconscientes du comportement, rejette le point de vue réductionniste d’une
position qui réduirait tous nos états mentaux aux seuls mouvements corporels. Toute intériorité
n’est pas répudiée ; simplement elle doit, plutôt que d’être explorée de l’intérieur par le sujet lui-
même, être reconstruite à partir d’observations portant sur des manifestations visibles de
l’extérieur. « Mais en quoi consiste cette méthode objective ? À étudier les états psychologiques
au dehors, non au dedans, dans les faits matériels qui les traduisent, non dans la conscience qui
leur donne naissance538 ».
Il est intéressant de noter que Ribot accorde un pouvoir créateur à la conscience (« la
conscience […] donne naissance [aux] états psychologiques »), ou du moins, comme on l’a dit,
un pouvoir déformant, amplificateur - alors même que toute force causale semblait
systématiquement déniée aux états de conscience. Dans le contexte de l’étude des mouvements
volontaires, mais aussi au niveau des états de conscience eux-mêmes, il est d’ordinaire clairement
postulé qu’aucun état de conscience ne peut créer un autre état de conscience par lui-même. On
vient de voir que l’une des raisons invoquées par Ribot pour décrédibiliser la méthode
introspective tient à la déformation des phénomènes psychologiques générée par l’attention
consciente. Or si l’on considère que l’attention est un état de conscience, ce qui semble bel et bien
être le cas, il faudrait alors admettre que cet état de conscience a un certain pouvoir causal en ce
sens qu’il produit, déforme, affecte les phénomènes qu’il prétend avoir observé de façon neutre –
le regard intérieur déforme l’intériorité même ; la conscience est donc efficiente, agissante, et non
pas seulement un épiphénomène « indicateur539 ». Ribot semble ne pas s’apercevoir de ce
corollaire aporétique, et se contente de compléter son apparent réquisitoire contre l’introspection
par un autre argument majeur : il n’y a pas de psychologie comparée (et cette fois, il fait bien
référence à la psychologie qui s’intéresse aux différences et similitudes entre les processus
mentaux des différentes espèces animales) sans méthode objective, et inversement.
537
Ibid., pp. 91-92.
538
PAC, p. 36.
539
MP, p. 95.

  200 
L’étude des instincts, passions et habitudes des divers animaux nous fournit des faits dont
l’interprétation (souvent difficile) permet, par induction, déduction ou analogie, de reconstruire un
mode d’existence psychologique. Enfin la méthode objective, au lieu d’être personnelle comme la
simple méthode de réflexion, emprunte aux faits un caractère impersonnel, elle se plie devant eux,
elle moule ses théories sur la réalité. Entre autres avantages, je n’en veux signaler que deux : elle
introduit dans la psychologie l’idée de progrès, elle rend possible une psychologie comparée 540.

Seule la méthode extérieure, objective, synthétique, rend possible la psychologie


comparée, qui réciproquement promeut la méthode objective.
Les raisons qui poussent Ribot à s’écarter de l’introspection sont aussi, plus généralement,
politiques. L’introspection ou « méthode de réflexion » est étroitement associée à l’ancienne
psychologie, « abstraite », des philosophes : avant l’avènement de la méthode expérimentale,
l’observation intérieure semblait constituer l’unique accès possible aux phénomènes mentaux.

Tant que les naturalistes [ou biologistes] se sont bornés à une pure description des genres
et des espèces considérés, - ou peu s’en faut - comme permanents ; tant que les historiens,
insoucieux des variations de l’âme humaine à travers les siècles, ont étendu sur tous leurs récits un
même vernis uniforme et monotone ; une psychologie abstraite, comme celle de Spinoza et de
Condillac, a dû paraître la seule possible. On n’en imaginait pas d’autre, et lorsqu’un esprit très-
raffiné, très-subtil, s’était minutieusement analysé, on disait de lui : il a fait connaître l’homme 541.

La science de l’âme, tout comme la biologie ou l’histoire, s’est longtemps efforcée


d’abstraire le général, l’universel, le permanent d’un réel dont elle retranchait les particularités et
les variations. La confiance aveugle accordée au témoignage privé de la conscience d’un
individu, pour généraliser ses observations à l’humanité entière, relève d’une naïveté que Ribot
ne cesse de dénoncer. La psychologie ne peut pas se réduire à l’histoire interne d’un seul individu
assez présomptueux pour s’imaginer que toute l’humanité est à son image. Là encore, Ribot va
certainement un peu vite lorsqu’il sous-entend que Spinoza ou Condillac ont fondé leurs
réflexions sur l’âme à partir d’une telle extrapolation, mais la référence se veut plus rhétorique
que savante : il cherche avant tout à revendiquer les droits d’une psychologie soucieuse de la
variété des tempéraments humains.

540
PAC, p. 36.
541
RIBOT, T., « La psychologie ethnographique en Allemagne », art.cit., p. 596.

  201 
Chaque auteur suppose que la formule qu'il adopte est applicable à tous les hommes. C'est
poser la question sous une forme philosophique et non sous une forme psychologique, c'est-à-dire
sans tenir compte des variétés individuelles de tempérament et de caractère : ce qui n'est pas un
élément négligeable. C'est supposer, sans aucune preuve, que tous les cas sont réductibles à
l’unité. Tout au contraire, il y a des présomptions que la solution adoptée, quelle qu’elle soit, peut
être vraie pour certains hommes, fausse pour d'autres 542.

Mais pour que le psychologue scientifique puisse formuler des hypothèses, déceler des
lois, il faut bien qu’une comparaison soit possible entre les hommes. Poussé à sortir de lui-même
pour comparer ses opérations psychiques avec celles d’autrui, il n’a d’autre choix que de postuler
que tous les hommes sont à peu près constitués de la même manière, qu'ils manifestent leur
émotions et états de conscience d’une façon similaire. Cette hypothèse analogique seule permet
de rétablir une communicabilité entre les expériences individuelles sur laquelle, de fait, se fonde
la méthode objective : « Nul ne peut entrer dans la conscience d'autrui ; mais il peut interpréter
des signes externes par analogie avec sa propre expérience 543 ».
Dès alors, l’extrapolation semble constituer une étape inévitable. On reproche à
l'introspection seule de ne pouvoir rendre compte de la diversité des idiosyncrasies, et de
généraliser abusivement les observations faites sur la base d’une expérience intérieure singulière ;
mais c’est bien de notre propre expérience qu’il faut partir pour établir des comparaisons entre les
divers types de comportements et la variété de caractères qu’ils révèlent. Lorsqu’il observe ces
« signes [qui] consistent toujours en quelque acte ou attitude du corps 544 » chez autrui, le
psychologue examine les particularités à la lumière de sa propre intériorité – dont il ne fait certes
pas un modèle normatif universel, mais qu’il prend nécessairement en compte au moins à titre d’
« échantillon de base ». Il s’agit ensuite de collecter le plus possible d’exemples individuels pour
pouvoir établir une typologie des caractères.

542
PS, pp. 79-80.
543
RIBOT, T. « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 235.
544
Ibid.

  202 
- L’enquête, collection d’histoires individuelles regroupées en types

La psychologie ne peut pas aspirer au même degré d’universalisation que la physique ou


la chimie : « Elle étudie des individus. Il n'existe pas, dans la réalité, un homme en général ou des
animaux en général ; il n'y a que des individus distincts, impénétrables l'un pour l'autre545 ». Mais
les individus peuvent former des groupes aux tendances plus ou moins similaires : la régularité à
laquelle on peut prétendre accéder est celle d’une typologie, qui s’élabore en rassemblant et
classant diverses histoires intimes individuelles. Le psychologue accède au général « non en
cherchant des lois ou des formules régulatives des phénomènes psychiques, mais en déterminant
des types, c'est-à-dire des espèces et des variétés. Pour constituer cette psychologie, on a
préconisé et pratiqué deux procédés dont la valeur mérite d'être discutée, ce sont les tests et les
enquêtes ou questionnaires546 ».
La méthode des tests fait ses débuts aux Etats-Unis et en Europe à la fin du XIXe siècle :
le laboratoire de psychologie physiologique des Hautes Études, créé par Louis Liard à la
Sorbonne en 1889 547, lance en France les premières enquêtes psychologiques par questionnaire :
il s’agit des débuts de ce que l'on nommera l'anthropométrie. On se souvient des réticences de
Ribot à accorder une confiance aveugle à l’utilisation des mathématiques. Les enquêtes peuvent
fournir des statistiques utiles, mais qu'il faut manipuler avec précaution : elles simplifient, et ne
donnent accès qu'à des aspects superficiels de processus extrêmement complexes et variés. Le
risque de retomber dans une généralisation artificielle est donc toujours présent, d’autant plus que
l’enquête, sous forme de questionnaire, est indirectement adressée à un large public dont on ne
connaît rien : il est impossible de garantir que l’échantillon prélevé soit représentatif de la
population visée par l’enquête, qui se présente comme une sorte de collection comparative
d’introspections provoquées. Par l’enquête, l’introspection est en quelque sorte réhabilitée parce
que c’est du discours d’autrui sur lui-même qu’il s’agit. On passe d’une introspection
spiritualiste, qui promeut la méditation réflexive solitaire, à une sorte d’ouverture démocratique
vers de multiples introspections visant à l’élaboration de classifications psychologiques. Nous
n’allons pas passer en revue les diverses enquêtes réalisées avant que Ribot décide d’employer

545
Ibid., p. 236.
546
Ibid., p. 237.
547
Henry Beaunis, médecin physiologiste, puis Alfred Binet à partir de 1894, en sont les deux premiers directeurs.

  203 
cette méthode ; retenons seulement que Galton lance une première grande enquête sur l’hérédité
du génie en Angleterre, avant qu’une seconde soit proposée par la Société des recherches
psychiques de Londres visant à mesurer la fréquence des « hallucinations coïncidentes » (visions
à distance d’un événement en train de se passer effectivement au même moment) en 1889. La
publication de l’enquête sur ces phénomènes paranormaux (c’est là ce à quoi renvoie à l’époque
l’usage du mot « psychique ») n’intéresse guère Ribot, qui en revanche est intrigué par celle de
Georges Saint Paul sur l’ « endophasie », ou langage intérieur 548. Quel langage utilisons-nous
lorsque nous nous parlons à nous-même ? Il y a là une confiance absolue accordée à
l’introspection, et de fait, cette enquête se présente comme une anthologie d’autographes à
consonances littéraires et journalistiques - souvent rédigés par des célébrités du monde la science
et des lettres, dont Zola, par exemple.
C’est un an avant que cette enquête commence que Ribot propose la sienne, portant sur la genèse
des idées générales. Publiée d’abord en 1891 dans la Revue philosophique, elle est amendée en
1896 lorsque paraît L’évolution des idées générales. Le nombre de questionnés n’est pas
négligeable (103549), mais l’enquête est réalisée de manière directe, à l’oral, à la façon d’un
interrogatoire médical. Voilà la question à laquelle Ribot prétend répondre : « Lorsqu'on pense,
entend ou lit un terme général, qu'y a-t-il en sus du signe, dans la conscience, immédiatement et
sans réflexion ?550 ». Ribot s’interroge alors sur ce que le mot évoque in vivo, instantanément,
dans les cinq à sept secondes après qu’il ait été prononcé, pour des gens supposément « très
dissemblables par leur degré de culture, leur tournure d'esprit et leurs habitudes
professionnelles […] : mathématiciens, physiciens, médecins, érudits, philosophes, peintres,
musiciens, architectes, gens du monde, femmes, romanciers, poètes, ouvriers, paysans 551 ». Cette
liste pour le moins problématique (« femme » serait donc un métier ?), contient une majorité de
professions intellectuelles - d’autant plus que Ribot s’empresse d’écarter les paysans dont les
réponses sont jugées trop peu claires. Il précise aussi qu’il a estimé nécessaire d’entraîner « les
sujets naïfs » au préalable, en les familiarisant avec des termes renvoyant à une réalité concrète,
précise, avant d’entamer l’énumération des concepts généraux qu’il a choisis pour réaliser son
enquête, concepts dont voici la liste : « chien, animal, couleur, forme, justice, bonté, vertu, loi,

548
Cette enquête est commencée en 1892, puis complétée en 1904 et 1912.
549
RIBOT, T., L’évolution des idées générales, Alcan, Paris, 1897, p. 131.
550
Ibid., p. 130.
551
Ibid. 

  204 
nombre, force, temps, rapport, cause, infini 552 ». L’engouement généralisé pour cette nouvelle
pratique de l’enquête, à la mode à l’époque, touche donc aussi Ribot qui semble aveugle face à
certains écueils méthodologiques évidents. Il perçoit certes fort bien les limites de l’enquête à
grande échelle, jugée inapte à recueillir des données qualitatives, mais il tarde à reconnaître les
défauts de l’enquête orale individuelle. Les résultats obtenus par la sienne sont loin d’être
concluants : certains concepts comme celui de « cause » n’inspirent rien à la majorité des
interrogés : « la formule : "je ne me représente rien" forme 53 % du total des réponses
recueillies 553 ».
L’article qu’il rédige en guise d’introduction au premier numéro du Journal de
psychologie normale et pathologique, fondé en 1904 par Georges Dumas et Pierre Janet, (repris
pour partie dans l’article Psychologie qu’il écrit pour l’ouvrage collectif intitulé De la Méthode
dans les sciences) dévoile finalement une baisse de confiance accordée à toute enquête, même
lorsqu’il s’agit d’un questionnaire oral direct. « L'interrogation orale et directe m'inspire seule
quelque confiance. Cependant, elle n'est pas sans inconvénients 554 » : la subjectivité des
interrogateurs, notamment, pose problème. Le risque pour le psychologue de projeter sur les
sujets interrogés des hypothèses préalables qui peuvent influer sur leurs réponses vient s’ajouter à
l’insuffisance d’une connaissance globale des mœurs de la population cible, des divers milieux
sociaux, caractères, niveaux d’éducation. Le psychologue ne peut s’empêcher d’interpréter ; mais
en dépit de l’impossibilité de garantir l’impartialité passive des interrogateurs, et l’honnêteté et le
bon sens des interrogés (« comment s'assurer de la sincérité des personnes interrogées, qui au
demeurant parfois comprennent mal la question qui leur est posée ?555 »), l’interrogation orale
semble tout de même à Ribot le moyen de dépasser la réflexion de type spiritualiste, philo-
psychologique vers un usage de l’introspection compatible avec la méthode objective. Bien que
cette dernière soit censée être essentiellement indirecte, l’interrogation orale semble constituer
pour Ribot une sorte d’intermédiaire aux allures d’oxymore, de « méthode objective directe »
pour ainsi dire.

552
Ibid., p. 131.
553
RIBOT, T., L’Évolution des idées générales, op.cit., p. 146.
554
RIBOT, T. « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 241.
555
Ibid., p. 240.

  205 
De fait, la nouvelle psychologie, si elle ne fait plus confiance exclusivement à
l’introspection, ne la dénigre pas pour autant : l'observation intérieure est une condition
nécessaire, même si non suffisante de l’élaboration de la psychologie comme science.

La méthode à employer est à la fois subjective et objective. Les discussions entre ceux qui
ne veulent admettre que l'observation intérieure, comme Jouffroy, et ceux qui ne reconnaissent que
l'observation extérieure comme Broussais, ressemblent à ces combats indécis après lesquels
chacun s'attribue la victoire. Les premiers montrent triomphalement leurs analyses et mettent au
défi leurs adversaires de deviner sans l'aide de la réflexion ce que c'est que sentir, désirer, vouloir,
abstraire. Les seconds répliquent qne le dialogue du moi avec le moi ne peut durer longtemps et
qu'ils aiment mieux cultiver le terrain fertile de l'expérience. Des deux parts c'est ne comprendre la
question qu'à demi : chacune de ces deux méthodes a besoin de l'autre. [Nous] verrons comment
elles se complètent réciproquement, la méthode subjective procédant par analyse et la méthode
objective par synthèse ; la méthode intérieure étant la plus nécessaire, puisque sans elle on ne sait
pas même de quoi on parle, la méthode extérieure étant la plus féconde, puisque le champ de son
investigation est presque illimité556.

On retrouve ici la complémentarité des démarches analytique et synthétique. La méthode


intérieure, ou méthode « de réflexion », procède par analyse ; la méthode extérieure, par synthèse.
L’interrogation directe se trouve au point de confluence de ces deux méthodes. Mais Ribot
réhabilite l’introspection sans nécessairement faire allusion aux avantages relatifs de l’enquête.
L’un des arguments contre le ban de l’introspection en psychologie est emprunté directement à
John Stuart Mill, en réponse au « paradoxe de Comte » évoqué plus haut. Comte insistait sur
l’impossibilité pour le sujet obervant de se faire simultanément objet observé. C’est sur cette
simultanéité que l’argument de Comte achoppe : Mill invoque le possible – et profitable décalage
temporel entre le moment où s’effectue le phénomène à observer et le moment de l’observation.

Il aurait pu venir à l’esprit de M. Comte qu’il est possible d’étudier un fait par
l’intermédiaire de la mémoire, non pas à l’instant même où nous le percevons, mais dans le
moment d’après : et c’est là, en réalité, le mode suivant lequel s’acquiert généralement le meilleur
de notre science touchant nos actes intellectuels. Nous réfléchissons sur ce que nous avons fait
quand l’acte est passé, mais quand l’impression en est encore fraîche dans la mémoire. [Ce] simple
fait détruit l’argument entier de M. Comte557.

556
PAC, pp. 35-36.
557
MILL, J.S., Auguste Comte et le positivisme (1865) trad. fr. G. Clemenceau, Paris, Alcan, (5e édition), 1893,
pp. 68-69.

  206 
Le contre-argument est similaire chez Ribot : certains états de conscience sont trop
fulgurants pour être ressaisis sur le vif par l’introspection, qui ne peut parvenir à les observer
adéquatement que de façon rétrospective, grâce à la mémoire plus ou moins immédiate.
L’introspection est d’autant plus valable qu’elle se voit différée.

Il est évident qu'il y a des états de conscience qui de leur nature, échappent à l'observation
intérieure. Un accès de peur, de colère et toute émotion violente, une décision prise et exécutée
rapidement, sont hors des prises de l'introspection. Mais ces cas eux-mêmes, les plus défavorables,
peuvent être analysés après558.

La défense de l’introspection prend aussi des voies détournées, qui nuancent cette fois la
confiance accordée à l’observation tournée vers l’extérieur. Elle passe par la généralisation des
difficultés inhérentes à toute démarche empirique, pas seulement en psychologie. Les états de
conscience sont mouvants, mais après tout, les phénomènes du monde extérieur aussi : il y a
toujours une irréductible inadéquation entre l’observateur et l’objet instable qu’il tente de saisir,
qu’il soit intérieur ou extérieur.

Dans le cas du psychologue, l'objet observé ne ressemble pas à celui du physicien, du


chimiste, du biologiste, parce que les états de conscience ne sont pas des objets stables et fixes :
ordonnés dans le temps seulement, ils n'ont pas la netteté de contour des phénomènes du monde
extérieur qui s'ordonnent dans l'espace, et c'est un fait d'expérience courante que différentes séries
d'idées et de sentiments peuvent se mouvoir au même moment à travers notre conscience. Il faut
remarquer cependant que l'opposition que l’on établit entre les deux cas n'est que relative et que
ces fluctuations dans les objets existent aussi pour l'observation extérieure559.

Les sciences exactes, dont l’objet est extérieur, ne peuvent figer l’objet
qu’artificiellement, et l’instabilité n’est pas seulement du côté de l’objet, mais aussi de celui du
sujet, dont l’idiosyncrasie, elle-même affectée par les circonstances, interfère lors de
l’observation :

Il est certain que l'objet extérieur en tant que connu par les sens dépend de la fixité ou des
oscillations de l'attention, de la mémoire, de l'imagination, bref de l'état psychique actuel de

558
RIBOT, T. « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 233.
559
Ibid., pp. 233-234.

  207 
l'observateur. Il y a un facteur personnel qui ne peut jamais être éliminé : l'astronomie, qui est
pourtant une science exacte, l'a découvert depuis longtemps 560.

En dépit de tous les obstacles épistémologiques liés à l’auto-observation évoqués par


Ribot, dans le cadre d’enquêtes ou non, il est impossible de ne pas reconnaître la nécessité
fondamentale du procédé introspectif en psychologie.

Assurément, personne ne croit plus que nous à la nécessité de ce mode d'observation : elle
est le point de départ, la condition indispensable de toute psychologie […]. Il est certain que
l’anatomiste et le physiologiste pourraient passer des siècles à étudier le cerveau et les nerfs sans
se douter de ce que c'est qu'un plaisir ou une douleur, s'ils ne l’avaient point ressentis. Rien ne
remplace sur ce point le témoignage de la conscience, et il faut toujours en revenir à ce mot d'un
anatomiste : « Nous ressemblons devant les fibres du cerveau à des cochers de fiacre qui
connaissent les rues et les maisons, mais sans savoir ce qui se passe au dedans. » 561

On retrouve la filiation de Ribot avec Wundt, qui affirme que toute psychologie
commence par l'introspection : « Sans elle rien ne commence ; avec elle seule rien ne
s'achève562 ». En outre, non seulement l’introspection est valorisée en amont, en tant qu’origine
de la psychologie, mais elle l’est aussi en aval - bien que Ribot n’y fasse pas souvent allusion - en
tant qu’outil de vérification, de contrôle pour éviter que les expériences menées dans le cadre
d’une méthode dite « objective », indirecte, ne soient pas faussées :

Il y a beaucoup de fausses expériences de ce genre, notamment en ce qui concerne les


sentiments, émotions et passions. Il est très difficile de les prendre sur le vif, de les mesurer sans
les éteindre ; et que penser d'émotions, joies, peines provoquées artificiellement ? Pour que
l'expérimentation soit vraiment psychologique, il est nécessaire qu'elle soit contrôlée par
l’introspection ; car sans elle les résultats sont au profit de la physique ou de la physiologie, non de
la psychologie proprement dite563.

Ici, l’expérimentateur, parce qu’il est à l’extérieur du sujet qu’il observe, ne grossit pas
mais amoindrit, « éteint », au contraire, les phénomènes émotionnels qu’il observe.

560
Ibid., p. 234.
561
PAC, p. 26. L’anatomiste auquel Ribot fait référence ici demeure inconnu.
562
RIBOT, T., « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 240.
563
Ibid., p. 251.

  208 
Le souci scientifique d’objectivité n’exige pas de mise au ban catégorique de l'approche
subjective, mais l’appelle même. « Il est clair que foncièrement la psychologie est
subjective564 » : toutes les perspectives que la psychologie peut et doit adopter sur son objet ne
sont possibles que parce que l’introspection nous a d’abord donné leurs rudiments : « Il est clair
que l’observation purement objective, qu’elle soit anatomique, physiologique, pathologique,
ethnologique, historique ou linguistique, ne fera jamais comprendre ce qu’est une sensation, un
sentiment, une idée, à celui qui, par hypothèse, n’en aurait aucune expérience personnelle 565 ».
L'autoanalyse constitue un matériau digne d'intérêt s'il est filtré ensuite par une méthode
rigoureuse qui prend aussi en compte les causes physiologiques inconscientes cachées derrière les
impressions perçues par la conscience de l'individu. Alors que nombre de psychologues -
physiologistes rejettent toute démarche introspective, Ribot insiste non seulement sur sa
primordialité nécessaire, mais aussi sur la fertilité du dialogue entre méthodes objectives et
témoignage de la conscience - avec toutes les précautions que l’exigence d’impartialité propre à
la méthode expérimentale implique. Ce crédit finalement accordé au discours introspectif se
retrouve dans les références aux témoignages anecdotiques d’hommes de lettres se confiant à
propos de leurs tourments intérieurs, et à ceux de médecins les ayant observés.

7/ L'appui de la littérature

Il semble que la valeur du récit introspectif dépende pour Ribot du niveau d’éducation, de
la sensibilité et des aptitudes analytiques du narrateur. « On ne peut nier que l'introspection
pratiquée par des gens bien doués et bien entraînés a fait ses preuves comme méthode
d'analyse566 ». Ces gens « bien doués » désignent certains romanciers et poètes, dont l’acuité du
regard intérieur autoriserait même à les appeler eux aussi psychologues : « La littérature en
particulier n'est-elle pas un instrument d'analyse ? et il ne manque pas de romanciers qui, à juste
titre, se sont intitulés psychologues567 ».

564
RIBOT, T., « Leçon d'ouverture du cours de la Sorbonne : La psychologie nouvelle », art.cit., p. 782.
565
Ibid.
566
RIBOT, T. « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 233.
567
Ibid., p. 244.

  209 
La littérature peut décrire avec une perspicacité toute particulière les phénomènes de
l'esprit, sans pour autant que ces descriptions puisse prétendre à la scientificité requise pour la
psychologie nouvelle. La finesse de l’écrivain, du poète, qui prétendent saisir les nuances subtiles
de la vie de l’esprit, semble trop souvent tributaire d’une théorie de l’âme dépassée. Il est donc
pour le moins surprenant que des récits littéraires soient convoqués par Ribot alors même qu’il
considère les doctrines qui leurs sont sous-jacentes comme dépassées. En ce qui concerne
l’aboulie, par exemple, on retrouve souvent en filigrane une définition de la volonté comme effort
rationnel et un postulat dualiste qui amène l’écrivain à disséquer ce qu’il nomme son âme, en se
perdant en raisonnements spéculatifs faute de pouvoir rendre compte des tendances
physiologiques en jeu dans certaines maladies de la volonté. Ribot reproche d’ailleurs aux
philosophes de « l’ancienne psychologie » d’écrire comme des romanciers, ou comme des
critiques littéraires ; de dépeindre les nuances de ce qui accède à la seule conscience, sans pouvoir
vraiment rattacher à leur soubassement biologique les phénomènes de « l’esprit » :

Dans ces conditions, le psychologue devient un romancier ou un poète d'une espèce


particulière, qui cherche l'abstrait au lieu du concret, qui dissèque au lieu de créer : et la
psychologie devient une forme de critique littéraire très-approfondie, très-bien raisonnée ; rien de
plus568.

Il peut sembler étonnant de reprocher aux psychologues de l’ancienne école de


« disséquer » et d’appeler la nouvelle école à plutôt « créer » ; l’attitude scientifique doit, de fait,
elle aussi analyser, donc disséquer en quelque sorte, et observer le concret sans créer
d’hypostases inexistantes. Mais la psychologie expérimentale entend décomposer, sonder
davantage que ce que l’introspection seule peut atteindre, et elle formule des hypothèses
explicatives que la démarche purement descriptive d’un romancier ou d’un poète n’ambitionne
pas nécessairement de suggérer. De quelles manières les témoignages issus de la littérature ont-ils
alors pu nourrir la psychologie expérimentale, et notamment les études portant sur la volonté et
ses pathologies ? La littérature pallie la pauvreté des recherches scientifiques sur la vie affective,
dont l’analyse tient de plus en plus à cœur à Ribot. L’homme de lettres est attentif aux variations
subtiles de sa sensibilité, à la mobilité de ses émotions - non pas seulement sur le mode de
l’universalisation romantique du sentiment, mais aussi dans la perspective d’enregistrer et de

568
PALC, p.V.

  210 
retranscrire les oscillations et alternances de sa vie affective intime, individuelle. Dans La
Psychologie des sentiments, Ribot reprend un témoignage que Sully Prudhomme 569 lui avait
communiqué pour la Revue à propos de la mémoire affective :

Quand je me rappelle l’émotion que m’a causée l’entrée des Allemands dans Paris, après
nos dernières défaites, il m’est impossible de ne pas en même temps et indivisément éprouver de
nouveau cette émotion même […]. Quand je me rappelle l’espèce d’affection que j’éprouvais dans
mon enfance pour ma mère, il m’est impossible de ne pas redevenir en quelque sorte enfant dans
le moment même où j’évoque ce souvenir […]. J’en viens presque à me demander si tout souvenir
de sentiment ne revêt pas un caractère d’hallucination570.

Il évoque aussi le témoignage que Littré lui avait confié, sur le souvenir du décès d’une
sœur cadette, comme une autre pièce à conviction pour montrer que « la reviviscence complète
d’une émotion, c’est l’émotion qui commence 571 ». Mais la mémoire affective n’est pas le seul
objet d’étude qui mérite l’éclairage de la littérature. Les dysfonctionnements de la volonté
trouvent chez les écrivains du XIX e siècle tout particulièrement un lieu d’expression privilégié.
Lorsqu’il s’agit de décrire l’instabilité du caractère dûe à un excès d’impulsion et/ou à un défaut
d’inhibition, Ribot reprend à Frédéric Paulhan, auteur d’un ouvrage sur Les Caractères (1894),
l’exemple d’ « Alfred de Musset, d'après son propre portrait, confirmé par celui de G. Sand.
Écoutons-les tour à tour : »

« Au sortir de ces scènes affreuses, un amour étrange, une exaltation poussée jusqu'à
l'excès me faisaient traiter ma maîtresse comme une divinité. Un quart d'heure après l'avoir
insultée, j'étais à ses genoux ; dès que je n'accusais plus, je demandais pardon ; dès que je ne
raillais plus, je pleurais. » (Musset.) « Ses réactions étaient soudaines et violentes en raison de la
vivacité de ses joies... L'on eût dit que deux âmes, s'étant disputé d'animer son corps, se livraient
une lutte acharnée pour se combattre l'une l'autre... Règle invariable, inouïe, mais absolue dans
cette étrange organisation, le sommeil changeant toutes ses résolutions, il s'endormait le coeur
plein de tendresse, il s'éveillait l'esprit avide de combats et de meurtres et s'il était parti la veille en
maudissant, il accourait le lendemain pour bénir. » (G. Sand.) 572

569
Outre ses qualités de poète qui feront de lui le premier lauréat du prix Nobel de littérature en 1901, Sully
Prudhomme était membre de la Société de psychologie physiologique.
570
PS, p. 153. En italique dans le texte.
571
Ibid., p. 155.
572
Ibid., p. 421.

  211 
Lorsqu’il s’agit de décrire l’angoisse qui vient parfois se surajouter à l’absence
généralisée de motivation, c’est Thomas de Quincey qui fait figure d’illustration récurrente. On
reviendra sur cet auteur pour éclairer les phénomènes d’addiction et d’apathie dans le chapitre
consacré à l’étiologie des dysfonctionnements pathologiques de la volonté. Coleridge fait aussi
partie des hommes de lettres qui suscitent l’intérêt de Ribot, mais il ne cite pas l’homme lui-
même. La littérature constitue un appui pour la psychologie non pas seulement au sens où les
récits introspectifs des écrivains eux-mêmes viennent faire figure de témoignages éclairants, mais
aussi dans la mesure où les intellectuels forment un groupe d’individus dont le comportement
aboulique paraît plus surprenant. Au début du chapitre III des Maladies de la volonté, quatre
pages sont dédiées à Coleridge. Lorsque Ribot étudie les affaiblissements de l'attention volontaire
pour des raisons « congénitales » (l’attention volontaire peut faiblir aussi pour des raisons
acquises, que Ribot développe par la suite), il écarte l’étude des « esprits bornés ou médiocres,
chez qui les sentiments, l'intelligence et la volonté sont à un même unisson de faiblesse573 ». Les
cas communs sont délaissés et Ribot leur préfère les cas curieux qu’incarnent les intellectuels
comme Coleridge :

Il est plus curieux de prendre un grand esprit, un homme doué d'une haute intelligence,
d'une vive faculté de sentir, mais chez qui le pouvoir directeur manque, en sorte que le contraste
entre la pensée et le vouloir soit complet. Nous en avons un exemple dans Coleridge 574.

L’argument est le même pour légitimer le recours au témoignage de De Quincey. Il n’est


pas exclu que l’étude des exceptions soit moins la marque d’une certaine honnêteté ou humilité
intellectuelle de la part de Ribot, que celle d’une ambition de corroborer ses hypothèses à propos
du divorce entre capacités intellectuelles et pouvoir volontaire. Les propos de William Benjamin
Carpenter575 à propos de Coleridge illustrent parfaitement cette dissonance inattendue :

Aucun homme de son temps ni peut-être d'aucun temps […] n'a réuni plus que Coleridge
la puissance de raisonnement du philosophe, l'imagination du poète et l'inspiration du voyant.
Personne peut-être dans la génération précédente n'a produit une plus vive impression sur les
esprits engagés dans les spéculations les plus hautes. Et pourtant il n'y a probablement personne

573
MV, p. 93.
574
Ibid., pp. 93-94.
575
Considéré comme l’un « maître » dans l’art du portrait par Ribot, Carpenter évoque le cas Coleridge dans ses
Principles of mental physiology, publiés pour la première fois en 1874.

  212 
qui, étant doué d'aussi remarquables talents, en ait tiré si peu, - le grand défaut de son caractère
étant le manque de volonté pour mettre ces dons naturels à profit ; si bien que, ayant toujours
flottants dans l'esprit de nombreux et gigantesques projets, il n'a jamais essayé sérieusement d'en
exécuter un seul. Ainsi, dès le début de sa carrière, il trouva un libraire généreux, qui lui promit
trente guinées pour des poèmes qu'il avait récités, le payement intégral devant se faire à la remise
du manuscrit. Il préféra venir, toutes les semaines, mendier de la manière la plus humiliante pour
ses besoins journaliers la somme promise, sans fournir une seule ligne de ce poème, qu'il n'aurait
eu qu'à écrire pour se libérer. L'habitude qu'il prit de bonne heure et dont il ne se défit jamais de
recourir aux stimulants nerveux (alcool, opium) affaiblit encore son pouvoir volontaire, en sorte
qu'il devint nécessaire de le gouverner 576.

Ribot note par ailleurs que la seule œuvre que Coleridge ait pu écrire n’a pas été le fruit
d’une résolution rationnelle, mais celui d’un processus automatique, sans effort volontaire :

La composition de son fragment poétique Kuhla Khan, qu'il a racontée dans sa Biographie
littéraire, est un exemple typique d'action mentale automatique. Il s'endormit en lisant. A son
réveil, il sentit qu'il avait composé quelque chose comme deux ou trois cents vers qu'il n'avait qu'à
écrire, « les images naissant comme des réalités, avec les expressions correspondantes, sans
aucune sensation ou conscience d'effort. » L'ensemble de ce singulier fragment, tel qu'il existe,
comprend cinquante-quatre lignes, qui furent écrites aussi vite que la plume pouvait courir ; mais
ayant été interrompu pour une affaire, par quelqu'un qui resta environ une heure, Coleridge, à sa
grande surprise et mortification, trouva « que, quoiqu'il eût encore un vague et obscur souvenir de
l'ensemble général de sa vision, à l'exception de huit ou dix vers épars, tout le reste avait disparu
sans retour. »577

Cet automatisme de l’esprit, seul capable de générer l’acte créateur, se retrouve dans la
volubilité de Coleridge dont sont évoqués la conversation fulgurante jusqu’à l’oubli de ses
interlocuteurs. Cette « intelligence exubérante, livrée à un automatisme sans frein578 » est
irrésolue dans son expression verbale même :

II commençait d'une façon quelconque. Vous lui posiez une question, vous lui faisiez une
observation suggestive. Au lieu de répondre, il commençait par accumuler un appareil formidable
de vessies natatoires logiques, de préservatifs transcendantaux, d'autres accoutrements de
précaution et de véhiculation. Peut-être à la fin succombait-il sous le poids ; mais il était bien vite
sollicité par l'attrait de quelque nouveau gibier à poursuivre d'ici ou de là, par quelque nouvelle
course, et de course en course à travers le monde, incertain du gibier qu'il prendrait et s'il en
prendrait. Sa conversation se distinguait comme lui-même par l'irrésolution ; elle ne pouvait se

576
MV, pp. 94-95.
577
Ibid., p. 95.
578
Ibid.

  213 
plier à des conditions, des abstentions, un but défini ; elle voguait à son bon plaisir, faisant de
l'auditeur avec ses désirs et ses humbles souhaits un repoussoir purement passif 579.

La conversation de Coleridge, « sans but, faite de nuages, assise sur des nuages, errant
sans loi raisonnable » est à l’image de son tempérament, et Ribot n’hésite pas à souscrire au
portrait physiognomonique que Carpenter en donne :

La figure de Coleridge et son extérieur, d'ailleurs bon et aimable, avait quelque chose de
mou et d'irrésolu, exprimant la faiblesse avec la possibilité de la force. Il pendillait sur ses
membres, les genoux fléchis, dans une attitude courbée. Dans sa marche, il y avait quelque chose
de confus et d'irrégulier, et, quand il se promenait dans l'allée d'un jardin, il n'arrivait jamais à
choisir définitivement l'un des côtés, mais se mouvait en tire-bouchon, essayant des deux 580.

Cette description de Coleridge témoigne de l’ambition de Ribot d’orienter ses études de


cas vers les hommes de lettres, mais elle ne nous dit rien de la façon dont ces mêmes hommes de
lettres s’envisagent et décrivent eux-mêmes leur irrésolution. L’exemple d’un autre écrivain,
contemporain de Ribot, vient à l’esprit lorsqu’il est fait allusion aux grands introspectifs
abouliques : c’est celui d’Henri Frédéric Amiel.

- Le cas Amiel : portrait d’un contemplatif velléitaire

Qualifié par Paul Bourget d’ « Hamlet protestant581 », Amiel propose dans son
monumental Journal une auto-analyse minutieuse qui laisse transparaître une nature scrupuleuse
à l’extrême, rongée par l’angoisse de l’incomplétude, meurtrie par le constat d’une paresse, d’une
timidité et d’une irrésolution qui l’empêche d’achever les actions qu’elle se prescrit. Si Ribot
mentionne Amiel une fois, dans les Maladies de la Personnalité, ce n’est toutefois pas tant pour
se pencher sur son caractère aboulique que pour décrire les aspirations vers l’infini qui animent le
diariste genevois. Amiel tient alors lieu d’exemple pour illustrer la disparition de la personnalité
dont les mystiques font l’expérience :

579
Ibid., p. 96.
580
Ibid.
581
BOURGET, P., Essais de psychologie contemporaine, Paris, A. Lemerre, 1883.

  214 
Il me semble que je suis devenu une statue sur les bords du fleuve du temps, que j'assiste à
quelque mystère d'où je vais sortir vieux ou sans âge. Je me sens anonyme, impersonnel, l'œil fixe
comme un mort, l'esprit vague et universel comme le néant ou l'absolu ; je suis en suspens, je suis
comme n'étant pas. Dans ces moments, il me semble que ma conscience se retire dans son éternité,
elle s'aperçoit dans sa substance même, supérieure à toute forme contenant son passé, son présent
et son avenir, vide qui renferme tout, milieu invisible et fécond, virtualité d'un monde qui se
dégage de sa propre existence pour se ressaisir dans son intimité pure. En ces instants sublimes,
l’âme est rentrée en soi ; retournée à l'indétermination, elle s'est réimpliquée au-delà de sa propre
vie, elle redevient embryon divin. Tout s'efface, se dissout, se détend, reprend l'état primitif, se
replonge dans la fluidité originelle, sans figure, sans angles, sans dessin arrêté. Cet état est
contemplation et non stupeur : il n'est ni douloureux, ni joyeux, ni triste ; il est en dehors de tout
sentiment spécial comme de toute pensée finie. Il est la conscience de l'être et la conscience de
l'omnipossibilité latente au fond de cet être. C'est la sensation de l'infini spirituel582.

Il est surprenant que Ribot n’ait retenu que cet aspect de la pensée d’Amiel s’il l’avait bel
et bien lu. En effet, fasciné par un panthéisme unifiant, une métaphysique de l’unité, Amiel
souffre précisément d’une inaptitude à embrasser le monde, à s’y jeter, à en faire partie. C’est
l’impression de hiatus perpétuel entre moi et le monde - et donc entre la pensée et l’action, qui
constitue la matière principale du Journal. Dans la sensation d’infini spirituel comme dans
l’angoisse de l’inaction, c’est l’état contemplatif qui prévaut ; mais dans le premier cas, tout
neutre que soit le sentiment d’infini, on conçoit cet état contemplatif comme une bénédiction, une
grâce, un « instant sublime ». Dans le second cas en revanche, cette « auto-contemplation » est
douloureuse : Amiel s’isole du monde, se replie en lui-même, et se désole de ne pas pouvoir
transmuer ses velléités en volontés.
Les « très beaux termes583 » du Journal d’Amiel retiennent l’attention de nombreux
auteurs de la fin du XIXe : outre Bourget, Renan, Brunetière584, Dugas, Moutier,585 on doit
évoquer Pierre Janet, disciple de Ribot, qui fait d’Amiel l’auteur le plus cité de son livre sur Les
Obsessions et la Psychasthénie (1903). Amiel est le psychasthénique par excellence. Déficit de la
volonté, de l’action, sentiment d’incomplétude, « fonction du réel » altérée : le psychasthénique

582
Amiel cité par Ribot dans MP, note du bas de la page 137, tiré du Journal intime d’Amiel, année 1856.
583
MP, p. 136.
584
Pour Renan, Cf. le Journal des débats du 30 septembre puis du 7 octobre 1884 ; pour Brunetière, Cf. la Revue des
deux mondes de janvier 1886.
585
DUGAS, L., et MOUTIER, F., « Dépersonnalisation et émotion », RP, tome LXX, juillet à décembre 1910, pp.
441-460. Dugas et Moutier voyaient en Amiel un « dilettante » peu susceptible d’illustrer le phénomène de
dépersonnalisation. Ils évoquent cependant son talent à admirablement décrire l’apaisement ressenti dans la
résignation au néant. Nous reviendrons sur la nature de cet « apaisement » plus loin.

  215 
est incapable d’agir dans le monde, particulièrement en présence d’autrui. Les Fragments d’un
journal intime constituent ainsi pour Pierre Janet un témoignage remarquable de ce mal singulier,
qui affecte primordialement les grands penseurs, et l’on ne peut que s’étonner que Ribot ne l’ait
pas remarqué avant lui586. « Personne impersonnelle », « sujet sans individualité déterminée »,
« feu follet », Amiel se perçoit comme un homme sans caractère, un individu dépersonnalisé :

Tu perds l'unité de vie, de force, d'action, l'unité du moi, tu es légion, parlement, anarchie ;
tu es division, analyse, réflexion ; tu es synonymie, oui et non, dialectique ; de là ta faiblesse. La
passion du complet, l’abus de la critique, la manie anatomique, la défiance du premier
mouvement, du premier mot, de la première idée, expliquent le point où tu en es venu. L'unité et la
simplicité de l'être, la confiance et la spontanéité de la vie sont en chemin de disparaître. C'est
pour cela que tu ne peux agir, que tu n'as point de caractère587.

Chez Amiel, « le système musculaire et les organes du mouvement sont


intacts », « l’intelligence est parfaite », « le but est nettement conçu, les moyens de même », et
pourtant « le passage à l’acte est impossible ». C’est là un paradoxe qui fait de l’aboulie telle
qu’Amiel en est affecté « une maladie de la volonté au sens le plus rigoureux 588 ». La fatale
répétition de l'échec de l’action s’accompagne, et est entretenue par une rumination intellectuelle,
une fouille méticuleuse de soi, par laquelle l’individu se désole de ne découvrir qu’une vacuité
alarmante. Amiel se dépeint ainsi comme un être passif, qui observe dans le détail son incapacité
de vouloir activement, à unifier ses tendances volatiles et flottantes vers l’action. Il énumère, en
de nombreuses listes rigoureuses, les tâches qu’il se donne pour mission d’accomplir, en vain : les
verbes d’action se multiplient dans le Journal comme autant de rituels conjuratoires inopérants,
recettes et modes d’emploi de ses facultés -bien reconnues et estimées par ailleurs-, juxtaposés
aux constats d’impuissance de sa volonté :

Je crois être bien doué, mais mon état naturel est le repos. Tout ce que j’ai de facultés a
besoin, pour s’éveiller, d’un acte formel de volonté. La volonté m’est plus nécessaire qu’à un
autre, car mes facultés sont sans élan par elles-mêmes. Ce sont des serviteurs absolument dévoués
et passifs. Une volonté énergique pourrait aller loin avec mes instruments, car elle serait richement
servie. Si je n’acquiers pas la volonté, je ne serai rien 589.

586
Pierre Janet, rappelons-le, suit les conseils de Ribot et entreprend un parcours universitaire à la fois en philosophie
et en médecine. Il lui succède à la chaire de psychologie expérimentale et comparée du Collège de France.
587
Amiel, Journal, Septembre 1855.
588
MV, p. 49.
589
Amiel, Journal, 18 juin 1841.

  216 
Ce dédoublement réflexif apparaît à la fois comme la cause et la conséquence de
l’angoisse qui accable celui qui veut vouloir, mais ne le peut pas. En effet, on est là face à un
cercle vicieux similaire à celui déjà observé chez De Quincey, dans lequel l’inactivité angoisse, et
l’angoisse paralyse en retour. Le sentiment de l’effort à surmonter pour agir est tel qu’il devient
impossible à Amiel de sortir de la paresse velléitaire qui lui répugne tant par ailleurs. Amiel
souhaite, il ne veut pas. L’ardeur avérée de son souhait ne lui donne aucune force motivante : on
a là l’illustration même du principe selon lequel la puissance de l’idée toute intellectuelle
demeure inopérante, parce que la part d’affect qui devrait accompagner cette idée, part nécessaire
pour qu’elle se traduise en acte, fait défaut.

L’attitude qu’aurait adopté Ribot face au cas Amiel est difficile à deviner. Avec De
Quincey déjà, mais aussi plus tard, avec sainte Thérèse, Ribot s’efface derrière l’auto-analyse de
l’auteur sans franchement donner d’explication « naturaliste » de phénomènes dont il ne fait
quasiment que rapporter la description. Cette impartialité apparente lors de longues citations ne
doit pas faire oublier que c’est en dernière instance à une dégénérescence du système nerveux que
Ribot attribue la plupart des maladies de la volonté. Il y a affaiblissement des incitations
nécessaires pour stimuler les centres moteurs. Mais de fait, cette explication naturaliste semble
réductrice : les intellectuels capables de diagnostiquer eux-mêmes avec la plus grande acuité leur
propre état psychologique posent problème, et une pure et simple somatisation de leurs maux
semble abusive. L’obsessif aboulique, dont Amiel constitue un exemple saisissant, n’est pas
absent à lui-même ; il n’est pas aliéné par des impulsions incontrôlables, ni ignorant du trouble
qui l’assiège ; de fait, il est juge et partie de ce siège dont il est victime (« obsession », du latin
obsidio, renvoie au siège d'une place forte) ; il est sujet qui s’assujettit lui-même. Cette
conscience dédoublée, traduite donc par un va et vient perpétuel entre énumérations de stratégies
de défense destinées à encourager l’action, et apitoiement sur son propre sort face à l’inefficacité
de celles-ci, montre un Amiel parfaitement lucide, présent à lui-même lorsqu’il fait état de ce
déchirement interne, de cette Grübelsucht590 obsédante.

590
Manie de douter, de questionner sans fin.

  217 
Les réflexions morbides d’Amiel constituent une description clinique remarquable,
auxquelles les psychologues ne trouvent pas grand-chose à ajouter. A l’explication naturaliste
atemporelle que proposerait sans doute Ribot, on peut opposer une explication qui prend en
compte le contexte moral et social dans lequel évoluent les abouliques de la fin du XIX e siècle. 591
La confiance accordée par Pierre Janet au témoignage des malades, et notamment d’Amiel, invite
à envisager l’aboulie (Ribot), la psychasthénie (Janet), et ce qui deviendra la névrose
obsessionnelle (Freud)592, comme un « mal du siècle » inhérent aux scrupules moraux nés des
valeurs véhiculées par la société dans laquelle les écrivains vivent. La maladie de la volonté dont
souffre Amiel n’est pas atemporelle ; elle fait écho à ce que Renan ou Nietzsche voient comme la
décadence propre à l’époque moderne. Les contradictions inhérentes à la société du XIX e siècle,
caractérisée par la montée de l’individualisme dans une économie métamorphosée par
l’industrialisation, viennent heurter l’austérité de l’éducation protestante qu’Amiel a connue à
Genève. La foi calviniste qui le pousse au mysticisme rêveur et l’impact de l’idéalisme allemand
sur sa pensée, dans un contexte rationaliste de progrès des sciences dont il admire par ailleurs le
pouvoir explicatif, contribuent à alimenter l’indécision de son caractère. Le malaise d’Amiel est
aussi celui d’une civilisation du doute ; et l’on comprend mieux le poison des atermoiements du
genevois assoiffé de rigueur morale, son repli narcissique sur ses propres états d’âme, si l’on
prend en compte les paradoxes du contexte moral et politique de la culture moderne de l’époque.
Ribot se situe au point de confluence entre l’approche naturaliste, clinicienne des
aliénistes, et une sensibilité aux témoignages d’intellectuels accrédités comme autant de pièces à
conviction légitimes sur une maladie – dont il tend pourtant à omettre qu’elle s’inscrit dans un
contexte historique particulier. Ce contexte, particulièrement susceptible de faire naître l’aboulie
des contemplatifs comme Amiel, n’est que brièvement mentionné dans la Psychologie des
Sentiments, où la manie auto-analytique est considérée comme typique au tournant du siècle, dans
un passage qui semble faire le portrait même d’Amiel :

591
Cf. l’article de Pierre Henri Castel sur les rapports entre le mal du siècle et la névrose obsessionnelle chez Amiel.
http://pierrehenri.castel.free.fr/Articles/Amiel.htm.
592
Les dénominations changent selon les auteurs, mais Pinel fait allusion à cette même maladie de la volonté
lorsqu’il parle de « folie raisonnante », Esquirol de « monomanie », et Morel d’ « obsession ».

  218 
La deuxième espèce593 est celle des contemplatifs, qui se distinguent des précédents par un
développement intellectuel très supérieur ; en sorte que leurs éléments constitutifs peuvent être
énumérés dans l'ordre suivant : sensibilité très vive, intelligence aiguisée et pénétrante, activité
nulle. Je groupe sous cette rubrique des variétés assez nombreuses, mais qui se ressemblent toutes
parce qu'elles ont en commun les trois marques précitées :
Les indécis, comme Hamlet, qui sentent beaucoup, pensent beaucoup et ne peuvent passer
à l'action.
Certains mystiques (non les grands, ceux qui ont agi et que nous retrouverons plus tard),
mais les purs adeptes de la vie intérieure qui se trouvent à toutes les époques et dans tous les pays
(yoghis de l’inde, soufis persans, thérapeutes, moines de toutes croyances), plongés dans la vision
béatifique, n'ayant rien écrit ni rien fondé ; ayant, suivant leur rêve, traversé le temps sans y laisser
leur trace.
Les analystes, au sens purement subjectif, c'est-à-dire ceux qui s'analysent eux-mêmes
assidûment et minutieusement ; qui rédigent leur « journal », notant heure par heure les petits
changements de leur vie interne, leurs changements d'humeur au gré des influences
atmosphériques. Tels Maine de Biran parmi les psychologues, Alfieri parmi les poètes. Au reste,
pourquoi citer des noms, puisque cette manie de l'analyse personnelle est devenue de nos jours une
maladie, sous l’influence d'une excitation nerveuse excessive, du raffinement intellectuel et de
l’énervement de la volonté. Noter que ces sensitifs sont presque tous pessimistes 594.

Ribot ne s’est pas assez franchement prononcé sur cette particularité de l’auto-analyse : on
sait qu’il se méfie de l’introspection, et qu’il privilégie la description des états physiologiques
associés aux maladies qu’il étudie. Il n’est pas exclu que la lucidité des propos d’Amiel l’ait
embarrassé : comment comprendre « la maladie » qui affecte l’écrivain sous le seul angle
physiologique, lorsque l’analyse psychologique qu’il en propose, dans l’exactitude de ses détails,
semble indiquer qu’il s’agit d’un trouble tout intellectuel en partie produit par cette rumination
intellectuelle même ? En effet, il se peut fort bien qu’il y ait un lien causal entre l’auto-analyse et
la défaite de la volonté. La faiblesse du vouloir semble, chez Amiel, être fonction des
tergiversations intellectuelles auxquelles il se livre, s’adressant à lui-même en ces termes :

La critique de moi-même est devenue le corrosif de toute spontanéité oratoire ou littéraire.


J'ai manqué à mon principe de faire la part du mystère, et mon châtiment est l'impuissance
d'engendrer. Le besoin de connaître retourné sur le moi est puni comme la curiosité de la Psyché,

593
Ribot fait des contemplatifs la seconde espèce de « sensitifs », après avoir décrit la première, celle des
« humbles », dont l’intelligence est bornée, et avant de décrire la troisième, celle des « émotionnels », qui présentent
des phases d’activité incontrôlables.
594
PS, p. 395-396 (L’italique ne se trouve pas dans le texte original). On peut considérer qu’Amiel, diariste, fait
définitivement partie de cette catégorie.

  219 
par la fuite de la chose aimée. La force doit rester mystérieuse à elle-même ; dès qu'elle pénètre
dans son propre mystère, elle s'évanouit. La poule aux œufs d'or devient inféconde dès qu'elle veut
savoir pourquoi ses œufs sont d'or. -La conscience de la conscience est le terme de l'analyse,
disais-je dans Grain de Mil ; mais l'analyse poussée jusqu'au bout se dévore elle-même comme le
serpent égyptien. Il faut lui donner une matière à moudre et à dissoudre, si l’on veut empêcher sa
destruction par son action elle-même. Nous sommes et devons être obscurs pour nous-mêmes,
disait Goethe, tourné vers le dehors, et travaillant sur le monde qui nous entoure […]. Mieux vaut
dilater la vie et l'étendre en cercles grandissants, que de la diminuer et de la restreindre
obstinément par la contraction solitaire [...]. Assez longtemps tu t'es caché, retiré, refusé. Songe à
vivre595.

Le dépeçage minutieux de l’impuissance du vouloir accroît cette impuissance même,


aggrave l’aboulie dont souffre Amiel plutôt que de la faire cesser. L’examen rationalisant de soi
se surajoute comme un miroir grossissant qui prolonge et alourdit le problème. « Péché »,
« profanation », « faute », « croix » ; le vocabulaire religieux avec lequel Amiel s’auto-flagelle
témoigne de l’intensité de la culpabilité ressentie face à l’impuissance.

Mon péché c'est le découragement ; mon malheur c'est l'indétermination, mon effroi, c'est
d'être dupe, et dupe de moi-même, mon idole c'est la liberté, ma croix c'est de vouloir, mon
entrave c'est le doute ; ma faute éternelle, c’est l’ajournement ; mon idole, c’est la contemplation
stérile substituée à la régénération ; mon goût le plus constant c’est la psychologie […].
L’inconsistance, le manque de fermeté et de fixité dans la volonté, dans les idées, dans les goûts,
dans la conduite, tel est le vice qui a tout gâté chez toi 596.

La volonté est d’abord comprise comme un effort révélateur d’une force de caractère qui
fait cruellement défaut à Amiel. C’est en effet dans le contexte d’une perspective volontariste, qui
érige la volonté au rang d’une puissance d’affirmation de l’esprit sur le corps, qu’Amiel se
condamne. On trouve ce volontarisme chez Descartes bien sûr, mais aussi, poussé à l’extrême,
chez Maine de Biran, pour qui l’effort se fait exhortation, ordre moral impérieux. L’effort
volontaire est l’expression active de la personnalité, dans une opposition radicale avec le désir,
considéré comme passif. La volonté est pouvoir sur le corps, et sur l’étendue. Ni désir passif, ni
choix au sens de préférence, mais efficience, tension, contrôle. « Je ne suis pas libre, car je n’ai

595
AMIEL, H.F., Journal, 3 février 1862. Grain de Mil est un recueil de poèmes publié par Amiel en 1854. La poule
aux œufs d’or fait référence à la fameuse fable de La Fontaine du même nom (fable XIII du Livre V.)
596
Journal, août 1860.

  220 
pas la force d’exécuter ma volonté 597 » : l’absence de force, de contrôle sur soi, l’incapacité
d’autodiscipline ronge Amiel, qui tantôt essaie de trouver des remèdes contre les affres de la
culpabilité, tantôt s’y asservit, voire essaie de légitimer son apathie. On aurait certes tort de voir
une simple complaisance dans l’apitoiement d’Amiel sur son sort. Mais outre l’empathie qu’il
formule parfois à l’égard de lui-même, il semble, de fait, qu’il se grise presque de la mise en
échec de sa volonté, à la façon d’une intoxication qui là encore, invite au parallèle avec De
Quincey. Conscient que le ressassement de ses faiblesses ne fait qu’accentuer celles-ci, il persiste
dans une litanie à la fois culpabilisante et justificatrice. Cette autojustification prend deux formes
principales : l’une dérive d’une attitude nihiliste à l’endroit des phénomènes, l’autre d’une auto-
persuasion qui insiste sur les risques d’immoralité encourus lorsqu’on agit, et que l’inactivité,
comprise alors comme abstention, permet d’éviter.

Le nihilisme pessimiste d’Amiel est à la fois l’aboutissement de son incapacité de vouloir,


et un baume qui lui rend cette incapacité supportable. La profondeur des analyses nourrit, et ne
fait qu'empirer son incapacité d’entreprendre quelque projet que ce soit au point où le doute, de
pratique, devient métaphysique, se transmue en nihilisme mélancolique, et légitime alors
l’inaction : « Je suis un naufragé qui n'en convient pas. Je suis une aspiration déçue et une vie
manquée. Le doute détruit en moi jusqu'à la faculté d'espérer ; à peine si je crois à ce que je tiens,
tant la fragilité de tout bien m'est présente 598 ». De nombreux passages dans le Journal insistent
sur cet éloignement du réel (apparemment aux antipodes du passage que Ribot avait cité) prenant
la forme d’un scepticisme désabusé :

Tout devient pour moi fumée, ombre, illusion, vapeur ; même ma propre vie. Je tiens si
peu à tous les phénomènes, qu'ils finissent par passer sur moi comme des lueurs et s'en vont sans
laisser d'empreintes. Avec un moi de réclusion et de concentration, je serais à volonté fou,
visionnaire, halluciné, extatique. La pensée remplace l'opium et le haschich ; elle peut enivrer tout
éveillé et diaphanéiser les montagnes et tout ce qui existe. C'est par l'amour seul qu'on se
cramponne à la réalité, qu'on rentre dans son moi, qu'on redevient volonté, force, individualité.
L'amour pourrait tout faire de moi, même s'il le voulait, un génie. Par moi-même et pour moi-
même, je préfère n'être rien :

597
Extrait du cahier qui porte le numéro I avec le titre, ajouté plus tard : « Commencement d’un journal intime
régulier », dans Fragments d'un journal intime. Tome 1. Henri-Frédéric Amiel ; introduction de Bernard Bouvier,
Stock, Delamain et Boutelleau (Paris), 1927, p. 1.
598
AMIEL, H.F., Journal, 15 juillet 1873.

  221 
Car le néant peut seul bien cacher l'infini.
Le nihilisme quiétiste, le bouddhisme rêveur, l'universalité recueillie et immobile,
l'omniscience ponctualisée, le coma vigil de l’esprit : c'est à peu près l'état où j'arrive par cette
voie599.

La réflexion se fait drogue anesthésiante, instigue un sentiment de déréalisation qui


devient voulu, et non plus seulement subi. Amiel « préfère n’être rien » ; et il justifie son choix
par le sentiment d’infini que nous évoquions plus haut, et que nous pouvons désormais mieux
comprendre : il ne s’agit pas d’une osmose avec le monde et ses phénomènes, mais d’un
ascétisme qui précisément y renonce. C’est cet ascétisme qui rassure Amiel, et le conforte dans
l’hibernation psychologique qui le caractérise. Délaissant alors la culpabilité initiale ressentie
face à l’impuissance de se lancer dans le monde, il se console en se rendant capable d’atteindre
une sorte de Nirvana austère, d’abdication détachée qui le prémunit contre tout risque d’action
moralement répréhensible. Ainsi, il préfère se blâmer pour son inaction que risquer le blâme pour
une action potentiellement regrettable. La honte virtuelle face à l’action entrevue se substitue à la
honte d’être incapable d’agir. Vouloir est ainsi tout à la fois objet de désir - remède ultime - et de
crainte : risque ultime de mal agir. « Je me suis énervé par le non-vouloir, délabré par la
désespérance, rendu eunuque par l’abstention obstinée 600 » : l’impuissance est tantôt décrite
comme un péché, tantôt identifiée à une abstention austère, presque vertueuse, qui prémunit
Amiel de la tentation :

J'ai, pour ainsi dire, poursuivi, recherché avec un instinct diabolique les moyens de
m'annuler, de me rendre infécond, impuissant, inutile. Et j'y suis à peu près parvenu.
Actuellement, je suis dépourvu de caractère, de spécialité, de mémoire ; je n'ai pas de but, point de
capitaux intellectuels ; je n'ai pas de femme ni d'enfants ; pas de foyer, plus de jeunesse ; nul
crédit, aucune influence, pas d'entregent, point de perspective souriante. Ma rage est assouvie. Et
d'où venait-elle ? De la honte d'avoir un désir, et de la crainte de ne pouvoir le satisfaire. Défiance
du sort et faiblesse de la volonté, voilà ce qui m'a rendu tout négatif, ce qui m'a rejeté dans la
quiétude, dans la passivité. Pour n'être pas refusé par la destinée, je ne lui ai rien demandé. Pour en
pas être humilié, je n'ai rien voulu. Pour ne pas être vaincu, je n'ai pas lutté. Pour ne pas me
tromper, je n'ai rien affirmé et je n'ai pas choisi. Pour rester indépendant, j'ai abdiqué toute
ambition et renoncé à tout pouvoir. Zweifel, Verzweiflung, Diabolus601.

599
Ibid., 27 octobre 1856.
600
Ibid., août 1860.
601
« Doute, désespoir, diable ». Ibid., 29 septembre 1860.

  222 
Ce pessimisme résigné – résolu presque ! - à éviter tout engagement qui accompagne
nécessairement l’action fait pendant à une sorte d’humilité affectée qui vient s’immiscer au sein
d’une dévalorisation constante de soi : « dilettante boiteux de l’art, de la science et de la vie, je
me suis dégoûté assez vite de moi-même, et la honteuse joie de n’avoir rien à faire est venue
m’achever 602 ». Par un désœuvrement dont Amiel reconnaît le plaisir coupable, le moi se retient
dans l’intimité de l’examen de conscience, se réfugie dans la contemplation vierge d’idéaux
inatteignables. C’est que l’intelligence d’Amiel est toute abstraction, réflexion formelle qui
fonctionne à vide. Il entrevoit pourtant quel autre type d’intelligence, émotionnelle ou intuitive
cette fois, pourrait le sortir du vertige morbide qui le bannit du monde. On trouve cet appel à
l’intuition dans un passage où Amiel compare son âme à un régime politique parlementaire dans
lequel le pouvoir législatif a évincé les pouvoirs judiciaire et exécutif : la pensée délibère sans
qu’un juge ou un homme d’action intérieurs puisse exercer son pouvoir d’arrêt, de conclusion et
de décision603 :

La réflexion chez toi ne conclut pas, parce qu’elle se retourne sur elle-même pour se
quereller et se discuter […] L’analyse est dangereuse, si elle domine la force synthétique. La
réflexion est redoutable, si elle détruit la faculté d’intuition. L’examen est fatal s’il supplante la
foi. La décomposition est meurtrière, quand elle dépasse l’énergie combinatrice de la vie 604.

Contre l’inféconde délibération, amputée de la conclusion à laquelle elle était pourtant


censée aboutir, Amiel reconnaît la puissance de l’intuition ; on retrouve là la célèbre distinction
qu’opèrera Bergson entre une intelligence qui sépare, découpe, dissèque, décompose et l’intuition
qui manifeste l’unité, la combinaison, l’harmonie d’un moi en accord avec lui-même. Ribot est
admiratif devant la virtuosité descriptive du Journal, et il n’est pas douteux que toute la
pertinence et la finesse des analyses d’Amiel sur son incapacité de vouloir aurait apporté une
étude de cas des plus éclairantes pour la psychopathologie de l’apathie contemplative.

Pourtant, on ne peut que s’étonner qu’il donne tant de crédit aux écrivains littéraires dont
la prose est encore tributaire d’une conception dépassée de la psychologie, toute penchée sur
l’âme et ses tourments, toute pétrie de scrupules moraux.

602
Ibid., août 1860.
603
Ibid., 4 septembre 1855.
604
Ibid.

  223 
La méthode de Ribot est avant tout une méthode objective. Quelque importance qu'il
accorde à l'observation intérieure, il la croit incapable de permettre l’analyse de l'esprit des autres.
Il est toutefois étrange que Ribot ne se soit pas penché sur Amiel davantage, quand on voit à quel
point le mal qui le ronge touche directement à la question essentielle de l’aboulie, alors qu’il
n’hésite pas par ailleurs à évoquer De Quincey, ou Coleridge – bien que pour ce dernier, il ne
s’agisse pas du témoignage de l’écrivain lui-même.

Nous aurions volontiers consacré une partie de ce travail non pas seulement à l’apport de
la littérature dans l’œuvre de Ribot, mais aussi à ce que l’œuvre de Ribot a apporté à la littérature.
Zola et Proust viennent immédiatement à l’esprit. Le thème de la dégénérescence héréditaire dans
Les Rougon-Macquart, la défense du « roman expérimental » en référence à la méthode de
Claude Bernard, l’attrait pour le morbide, l’instinctif, sont autant de composantes du mouvement
naturaliste qui font écho à la psychologie expérimentale : le libre arbitre est banni pour une œuvre
littéraire de laquelle « l’âme est parfaitement absente »605. La préface de Thérèse Raquin insiste
sur le rôle du physiologique, des désordres organiques, des troubles nerveux qui conduisent
Thérèse et Laurent à agir comme ils le font, illustrant ainsi les thèses de Ribot sur les impulsions
irrésistibles conscientes. Aucune étude n’a été entreprise sur les liens entre l’œuvre de Zola et
celle de Ribot à notre connaissance ; c’est là un sujet qui mériterait que l’on s’y attarde.
Les rapports entre Proust et Ribot ont en revanche davantage attiré l’attention. Proust a lu
Ribot et s’en inspire ouvertement lorsqu’il décrit certains états psychologiques liés à la mémoire,
à l’attention, et à la volonté. Certaines pages des Maladies de la mémoire font instantanément
penser à La Recherche :

Rien de plus fréquent que les rêves dont le souvenir disparaît immédiatement. Nous nous
éveillons pendant la nuit ; le souvenir du rêve interrompu est très net ; le lendemain, il n'en reste
plus aucune trace. Cela est encore plus frappant au moment du réveil. Nos songes nous
apparaissent alors avec beaucoup de vivacité ; une heure après, ils sont effacés pour jamais. A qui
n'est-il pas arrivé de se perdre en vains efforts pour se rappeler un rêve de la nuit précédente dont
on ne sait plus rien, sinon qu'on l'a eu ? L'explication est simple. Les états de conscience qui
constituent le rêve sont extrêmement faibles. Ils paraissent forts, non parce qu'ils le sont en réalité,
mais parce qu'aucun état fort n'existe pour les rejeter au second plan. Dès que l'état de veille

605
Zola, Emile, Préface de Thérèse Raquin.

  224 
recommence, tout se remet à sa place. Les images s'effacent devant les perceptions, les perceptions
devant un état d'attention soutenue, un état d'attention soutenue devant une idée fixe 606.

Proust n’est pas parfaitement convaincu par les thèses physiologistes de Ribot, mais la
conception proustienne non seulement de la mémoire, mais aussi de la volonté, doit beaucoup aux
travaux de Ribot : des maladies similaires à celles déjà évoquées avec Coleridge et Amiel, telle la
procrastination, ou l’incapacité de faire œuvre se trouvent admirablement décrites dans La
Recherche.

La psychologie de Ribot délaisse un éclectisme pour un autre : on rejette l’éclectisme de


Cousin pour embrasser une méthode elle aussi syncrétique, qui emprunte à diverses écoles sans se
réduire à aucune d’entre elles. Si Ribot rattache tous les phénomènes psychologiques à
l’organisme en dernière instance, l’approche anatomique est jugée trop simpliste. S’il vante les
mérites de la psychométrie, c’est pour mieux dénoncer ensuite les limites de la quantification. S’il
n’accorde pas réellement au milieu le pouvoir de transformer le caractère, il encourage à
développer la psychologie comparée et sociale. S’il dénonce les insuffisances de l’introspection,
il insiste aussi sur le fait qu’une étape introspective est inévitable pour toute psychologie.
L’unicité de la méthode est rejetée sous prétexte qu’elle donne lieu au systématisme
philosophique :

On n'est vraiment philosophe qu'à la condition d'avoir une méthode : c'est là le point qui
est commun à tous depuis Platon et Aristote jusqu'à Auguste Comte et Hegel. Chez les esprits de
cette trempe les idées s'ordonnent naturellement : ils pensent, par ensemble et non par détail ;
parce que chaque détail n'est pour eux que la portion d'un tout qu'ils restituent 607.

C’est ici l’unicité de la méthode qui pose problème ; l’exclusivisme méthodologique est
perçu comme le terreau du dogmatisme. Pour éviter à la psychologie de se confiner dans un
systématisme fermé, Ribot propose une attitude plus fluide, qui fait dialoguer les méthodes
expérimentale, comparée, pathologique, physiologique - autant de labels dont il use pour qualifier
sa psychologie, quand elle n’est pas tout simplement dite « sans épithète », ou « moderne »,
« nouvelle », « contemporaine ».

606
MM, pp. 58-59.
607
PAC, p. 163.

  225 
La psychologie qui a pour objet les états de conscience et rien qu'eux, ne peut être une
science nettement déterminée et à limites fixes. […]. Elle inclut les faits les plus vulgaires de la
vie animale et humaine comme les manifestations les plus hautes de l'art, de la science, de la
religion ou les plus complexes des sociétés très civilisées. Ses problèmes peuvent donc être
attaqués de beaucoup de manières et par des voies bien diverses. Tout psychologue n'est pas
également apte à manier toute méthode : l'essentiel est qu'il suive sa vocation et qu'il choisisse
bien ; et il est regrettable que quelques-uns paraissent imbus de ce préjugé qu'un seul procédé — le
leur — est bon et que les autres sont sans portée scientifique 608.

Puisque l’objet même de la psychologie embrasse tous les phénomènes de la vie humaine,
il faut que le psychologue s’essaie à différentes méthodes, qui sont autant d’angles d’approche
possibles, plus ou moins adaptés au sous-objet d’étude, à la ramification spécifique de la vie
mentale humaine qu’il souhaite plus précisément observer. Il doit cependant garder à l’esprit
l’interdépendance de fait entre tous les phénomènes de l’esprit, y compris ceux qui l’intéressent
moins directement, et ne pas rejeter les autres méthodes également possibles qui permettraient
d’apercevoir différemment l’objet d’étude choisi, même si elles peuvent paraître moins fiables au
premier abord.

Si c'était le lieu de faire l'histoire des méthodes partielles dont l'ensemble constitue la
méthode psychologique dans sa totalité, il serait facile de montrer qu'elle est formée d'une
superposition d'apports successifs, analogues à des stratifications géologiques et qu'elles se sont
produites dans les temps modernes sous l'influence de la discipline prépondérante. D'abord c'est la
physique de Newton : elle guide Hartley, le fondateur de l'associationnisme ; il le déclare
explicitement. Puis, l'influence de la biologie s'affirme au dernier siècle. Puis de plus en plus
soucieuse de l'exactitude, la méthode devient l'expérimentation des laboratoires et même, avec les
psychophysiciens, elle aspire à la détermination quantitative. Enfin, sous l'influence du
darwinisme, la méthode génétique ou d'évolution pénètre dans la psychologie comme dans les
sciences de la nature et dans l'histoire. Probablement, l'avenir fera d'autres tentatives ; car, malgré
tant de moyens d'investigation, il reste beaucoup de problèmes obscurs et une grande place à
l'inconnu609.

Les méthodes et doctrines adoptées en psychologie sont fonction des paradigmes


épistémologiques d’époques successives ; elles sont des modes historiques qui ont toutes quelque
chose à apprendre à une discipline que Ribot conçoit de plus en plus comme inclusive. S’il se

608
RIBOT, T. « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 256.
609
Ibid., p. 256-257.

  226 
nourrit de toutes les influences jusqu’ici mentionnées, et reconnaît sa dette envers toutes ces
strates dont s’est enrichie la psychologie, Ribot n’entend pas seulement proposer une
« psychologie éclectique ». Il apporte lui aussi une contribution fondamentale - dont l’originalité
est certes contestable - à cette histoire méthodologique : c’est l’approche pathologique.

  227 
  228 
CHAPITRE III
LA PATHOLOGIE, LOUPE MÉTHODOLOGIQUE

A. LA MALADIE COMME SUBSTITUT A L’EXPÉRIMENTATION DE


LABORATOIRE

Les dérangements morbides de l’organisme qui entraînent des désordres intellectuels, les
anomalies, les monstres dans l’ordre psychologique, sont pour nous comme des expériences
préparées par la nature et d’autant plus précieuses qu’ici l’expérimentation est plus rare 610.

La maladie « désorganise » naturellement ; elle est un outil naturel d’analyse. Pour s’en
apercevoir, il aurait fallu que les psychologues, ou les philosophes avant eux, s’intéressent aux
cas pathologiques et anormaux, plutôt que de chercher à élaborer les normes universelles du
fonctionnement de l’âme humaine. On peut en effet regretter, à l’instar de Ribot, que la
psychologie des philosophes ne se soit pas penchée plus avant sur « l’étude des déviations [:] ce
qui est remarquable, c’est l’insouciance de la psychologie sur ce point. A part la Lettre sur les
aveugles, de Diderot, qui ne tient pas ce qu’elle promet, […] la psychologie a complètement
fermé les yeux sur les anomalies et exceptions 611 ». L’étude des maladies en général n’éveille pas
la curiosité de la plupart des philosophes, et parallèlement, les maladies plus spécifiquement
mentales connaissent une grande période de désintérêt de la part des médecins : « depuis le déclin
de la médecine grecque jusqu’à Pinel et Esquirol il se fait une longue nuit dans l’histoire des
maladies mentales 612 ». L’idée selon laquelle l’observation de la maladie permettrait de déduire le

610
PAC, p. 36.
611
Ibid., p. 42.
612
RIBOT, T., « La Psychologie expérimentale », RPL, Baillère, 1885, Volume 22, Numéro 2, p. 784.

  229 
fonctionnement normal de l’individu a tardivement émergé. On la trouve déjà chez Victor Prus,
médecin qui publie en 1825 De l’Irritation et de la flegmasie, ou Nouvelle doctrine médicale. Si
Ribot semble ne pas avoir lu Prus, il connaît certainement l’œuvre de Claude Bernard, qui décrit
la pathologie mentale comme une expérimentation naturelle dans son Introduction à l’étude de la
médecine expérimentale, publiée en 1865. C’est en tout cas moins vers la philosophie que vers les
médecins et les physiologistes qu’il faut se tourner pour obtenir des observations pertinentes sur
les anomalies psychophysiologiques. Le curieux cas de Laura Bridgman 613 les ont ainsi menés à
des conclusions « qui, fondées sur les faits, n'avaient point le caractère vague des arguments
ordinaires » :

Un sourd, un aveugle, un homme originairement privé de quelque sens n’est-il pas un


sujet tout préparé pour l'observation, et auquel peut s'appliquer l'un des procédés les plus
rigoureux de la méthode : la Méthode de Différence. Les études sur la folie, bien incomplètes
encore, ont-elles été stériles jusqu'ici ?614

La perte d’un sens équivaut à la perte ou à la défaillance d’une fonction psychologique :


les maladies mentales vont permettre, par différenciation, de découvrir les lois de la santé
mentale. C’est par la différence, par le contraste, que l’on peut mieux identifier, affiner les
contours définitionnels des phénomènes normaux comme des phénomènes pathologiques. La
méthode pathologique « est un instrument précieux d'analyse. La pathologie, a-t-on dit justement,
n'est que la physiologie dérangée et rien ne fait mieux comprendre un mécanisme que la
suppression ou la déviation d'un de ses rouages 615 » : elle est ainsi un « instrument de
grossissement, elle amplifie le phénomène normal616 ». L’autorité de la remarque n’est pas
revendiquée par Ribot ; mais la psychologie qu’il défend se distingue tout particulièrement par la
place centrale, fondamentale accordée à la méthode pathologique 617. Le dessein de fonder une
discipline essentiellement sur l’étude des formes morbides, celles-ci étant considérées comme
l’équivalent d’une situation d’expérimentation produite par la nature elle-même, se justifie aussi
par des raisons pratiques : il n’est plus besoin de provoquer des expérimentations artificiellement.

613
Laura Dewey Lynn Bridgman (1829- 1889), sourde, muette, aveugle dont les capacités intellectuelles ont vite été
reconnues comme tout à fait normales. Ribot évoque ce cas dans Les Maladies de la personnalité.
614
PAC, p. 43.
615
PS, p. 62.
616
Ibid.
617
La publication de La psychologie des sentiments, en 1896, constitue un tournant dans l’œuvre de Ribot, qui dès
lors n’accorde plus une place centrale au fait pathologique.

  230 
La psychologie de Ribot est en effet expérimentale en ce sens très précis et paradoxal qu’elle
recueille les descriptions non pas sur le vif, mais dans les bibliothèques médicales, et qu’elle fait
ainsi l’économie d’expériences provoquées en laboratoire, comme celles menées en Allemagne.

Les dérangements morbides de l'organisme qui entraînent des désordres intellectuels, les
anomalies, les monstres dans l'ordre psychologique, sont pour nous comme des expériences
préparées par la nature et d'autant plus précieuses qu'ici l'expérimentation est plus rare. 618

Le sujet humain ne permet pas que l’on expérimente sur lui ; on a ici l’esquisse de
considérations bioéthiques, qui rendent l’étude des « cas tératologiques et morbides, ou
simplement rares 619 » non seulement judicieuse, mais aussi tout simplement acceptable là où
l’expérimentation directe sur le corps humain, qui ne peut qu’être limitée d’un point de vue
technique comme moral :

La maladie, en effet, est une expérimentation de l’ordre le plus subtil, instituée par la
nature elle-même, dans des circonstances bien déterminées et avec des procédés dont l’art humain
ne dispose pas : elle atteint l’inaccessible. D’ailleurs, si la maladie ne se chargeait pas de
désorganiser pour nous le mécanisme de l’esprit et de nous faire mieux comprendre ainsi son
fonctionnement normal, qui donc oserait risquer des expériences que la morale la plus vulgaire
réprouve ? Se trouverait-il un homme pour les subir et un autre pour les tenter ? 620

Les maladies sont des « preuves en négatif », des « contre-épreuves621 », des


« involutions » qui font revenir à un stade antérieur plus simple, moins complexe, plus
automatique et moins différencié́ : c’est là ce que Ribot appelle la « loi de dissolution » ou de
régression, cette « grande loi biologique [qui affirme que] les fonctions nées les dernières sont les
premières à dégénérer 622 ».

618
PAC, p. 36.
619
MP, p. 2.
620
RIBOT, T., « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 252.
621
Je reprends ici une expression formulée par Serge Nicolas, dans « Théodule Ribot : Philosophe breton, fondateur
de la psychologie française », Encyclopédie psychologique, Paris, L'Harmattan, 2005.
622
MV, p. 161.

  231 
B. HISTOIRE DE LA DISSOLUTION

La méthode pathologique va de pair avec une méthode génétique ou embryologique :


grâce à l’étude des maladies, on découvre les assises fondamentales du psychisme humain : « Il
existe dans l'homme des instincts, des sentiments et même des concepts d'une solidité
inébranlable qui sont comme le squelette et l'ossature de notre constitution mentale 623 »,
transmises par l’hérédité, sur lesquelles reposent des tendances moins ancrées, moins stables, qui
« se dissolvent » en premier.
La maladie, innée ou due à un accident, permet de mettre à jour une hiérarchie, un ordre
entre les phénomènes psychologiques plus élevés, récents, fragiles, et ceux plus ancrés, solides,
stables ; les premiers supposent une complexité dans la coordination des tendances
psychologiques qui leur donnent naissance, là où les derniers se rapprochent davantage de
l’instinct, des automatismes de l’espèce hérités des générations antérieures. L’observation des
diverses pathologies est ainsi ce qui permet de corroborer la loi de dissolution, et de remettre en
cause ce que l’observation courante des comportements normaux nous amène à présupposer :
certaines opérations mentales que l’on suppose simples relèvent en réalité d’une grande
complexité (prendre une décision, se souvenir d’un événement récent, focaliser volontairement
son attention).
Qualifier les formes plus complexes et plus instables de l’activité mentale de
« supérieures », et celles plus simples et plus solides d’ « inférieures » peut prêter à confusion :
Ribot lui-même semble osciller entre un emploi généalogique et un emploi normatif de ces
adjectifs. Seul le sens généalogique est clairement établi : les fonctions psychologiques
apparaissent graduellement et « s’accumulent » chez l’individu mais aussi dans l’espèce, avec un
ordre d’apparition du plus simple au plus complexe. L’illusion qui consiste à considérer les
phénomènes complexes comme simples et solides est dissipée par la maladie : pour prendre
l’exemple de la mémoire, il faut de fait observer sa dissolution progressive pour pouvoir
découvrir quelles sont les traces mnésiques les plus solides ; et l’on peut s’étonner de voir
s’effacer des souvenirs interprétés comme marquants lorsqu’ils se sont constitués après d’autres,

623
RIBOT, T. « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 245. On sera à juste titre quelque peu
surpris de la présence des « concepts » dans cette énumération. Ribot fait-il ici implicitement allusion aux catégories
kantiennes de l’entendement ?

  232 
plus anciens (et/ou qui ont eu le temps et l’occasion de se répéter davantage) - ces souvenirs plus
ancrés pouvant pourtant sembler moins notables dans l’histoire de l’individu. Cette dissolution
progressive des souvenirs des plus récents aux plus anciens, que l’on désigne aujourd’hui encore
par « Loi de Ribot », ne doit pas faire oublier que John Hughlings Jackson, et avant lui Spencer,
ont été les premiers à développer le concept de dissolution.

En 1868, Hughlings Jackson, étudiant certains désordres du système nerveux, fit


remarquer, le premier, je crois, « que les mouvements et facultés les plus volontaires et les plus
spéciaux sont atteints tout d'abord et plus que les autres ». Ce « principe de dissolution » ou « de
réduction à un état plus automatique » fut posé par lui comme le corrélatif des doctrines de
Herbert Spencer sur l'évolution du système nerveux 624.

Il ne faut pas omettre que J. H. Jackson (1835-1911), neurologue britannique dont les
articles n’ont d’ailleurs toujours pas été traduits en français, est lecteur de Spencer, et reprend à
son compte le terme de dissolution que l’on trouve dans le titre des chapitres XII (Évolution et
dissolution) et XXIII (La dissolution) de la seconde partie des Premiers Principes 625 (1862),
intitulée le connaissable. Elle est définie comme « l’absorption de mouvement et la désintégration
de la matière626 », à l’opposé de l’évolution, « intégration de la matière et dissipation
concomitante du mouvement627 ». Passage du « perceptible à l’imperceptible 628 », du plus
complexe au plus simple, la dissolution est désagrégation, décomposition des parties d’un tout
qui avait été préalablement constitué par l’évolution. Par ailleurs, concernant non plus la matière
mais le mouvement, la dissolution est « une décroissance des mouvements des touts et une
croissance des mouvements des parties 629 », produites par un « mouvement reçu du dehors ».
Spencer passe en revue la dissolution des sociétés, provoquée par une épidémie par exemple,
donnant lieu à une désorganisation de ce qui auparavant faisait système. De même pour
l’organisme : Spencer décrit la décomposition des complexes moléculaires lors de la mort, et
l’absorption de mouvement des molécules élémentaires devenues éparses.

624
MV, p. 155.
625
SPENCER, H., First Principles, London, Williams and Norgate (1862), trad. fr. É. Cazelles, Les Premiers
principes, Paris, Baillière, 1871.
626
Ibid., pp. 305.
627
Ibid., pp. 305-306.
628
Ibid., p. 556.
629
Ibid., p. 558.

  233 
Deux remarques s’imposent concernant la conception jacksonienne de la dissolution par
rapport aux vues de Spencer. D’une part, pour les deux auteurs, le passage d’une hétérogénéité
définie et cohérente à une homogénéité indéfinie et incohérente est relatif. La dissolution n’est
jamais un processus clair, exactement opposé à l’évolution. Jackson insiste (davantage que
Spencer) sur le fait qu’elle ne doit pas être érigée en dogme herméneutique permettant de décrire
toute forme de vie. D’autre part, et c’est là une nuance notable par rapport à Spencer (qui adoptait
moins la perspective de l’organisme individuel, que de la matière et du mouvement en général, en
quantité fixe dans l’univers), la dissolution des fonctions motrices ne peut être que partielle : si
elle en vient à affecter les structures les plus stables, solides, c’est la mort de l’organisme.
L’application du concept de dissolution aux maladies du système nerveux revient à
Jackson. La dissolution, comprise comme loi indicative, est un outil conceptuel éclairant pour
expliquer certaines maladies nerveuses. Ainsi les changements observables chez des individus
atteints d’aphasie, d’hémiplégie, d’épilepsie peuvent être interprétés à la lumière de cette loi
générale selon laquelle la désagrégation se fait progressivement, par paliers, s’attaquant à ce que
le système nerveux a de plus complexe avant d’affecter ce qu’il a de plus simple. La hiérarchie
des centres nerveux se voit troublée lors de la maladie : les centres inférieurs ne sont plus inhibés
par les centres supérieurs.
La paralysie, l’hémiplégie, affectent d’abord les mouvements volontaires, non les réflexes.
Là où Ribot s’intéresse d’abord à la dissolution des fonctions mnésiques, avant de tenter de
l’appliquer au mouvement et à la volonté, Jackson, lui, s’est penché de façon primordiale sur la
dissolution des fonctions motrices. La dissolution s’attaque d’abord aux mouvements coordonnés
complexes, impliquant conscience, régulation, et potentiellement inhibition de certaines
tendances, de la part d’un individu capable de prévisualiser l’acte à accomplir. Elle touche en
dernier lieu les mouvements réflexes, automatiques, simples. Dans les différents types de
paralysie généralisée étudiées par Jackson, ce dernier affirme que c’est le bras, le membre le plus
« volontaire » qui est d’abord affecté. Les mouvements qui cessent en premier sont ceux qui
demandent à être contrôlés, commandés par l’individu. C’est cette régression du plus volontaire
au moins volontaire que Ribot retiendra dans Les Maladies de la volonté, et l’on peut de fait
s’étonner qu’il ne se soit pas focalisé d’abord sur la dissolution des fonctions motrices, comme
Jackson l’avait fait avant lui, avant de se pencher sur la mémoire.

  234 
Le thème de l’aphasie revient à plusieurs reprises dans l’œuvre de Ribot comme
l’exemple type d’une maladie particulièrement apte à illustrer la loi de dissolution : « les aphasies
produisent une décomposition de la mémoire et des diverses sortes de signes, que l'analyse
psychologique la plus subtile ne pourrait tenter ni même soupçonner 630 ». L’aphasie
correspondant au « cas d'amnésie partielle le plus important, le plus systématique, le mieux
connu631 », elle appelle d’autant plus la lumière de la loi de dissolution. Par ailleurs, l'étude de
cette pathologie du langage nous amène à mieux comprendre le fonctionnement normal non
seulement de la mémoire, mais aussi du pouvoir volontaire, qui en est aussi affecté. Là encore,
Ribot n’est pas pionnier, et reconnaît sa dette notamment envers Trousseau et Ogle, deux
médecins ayant travaillé sur cette question à l’époque, ayant distingué avant lui deux types de
mémoires verbales, l’une, plus évidente - qui nous permet de nous rappeler des mots - que l’autre,
qui concerne cette fois l’expression, la façon dont on articule ces mots. Dans l’aphasie, c’est donc
une amnésie motrice qui est en jeu tout autant qu’un oubli des mots eux-mêmes.

Cet oubli des mouvements, bien qu'il soit avant tout une maladie de la mémoire, nous
révèle aussi un affaiblissement du pouvoir moteur, un désordre de la coordination volontaire. Le
malade veut s'exprimer ; sa volition n'aboutit pas ou se traduit incomplètement, c'est-à-dire que la
somme des tendances coordonnées qui, au moment actuel, constituent l'individu en tant qu'il veut
s'exprimer, est partiellement entravée dans son passage à l'acte ; et l'expérience nous apprend que
cette impuissance d'expression atteint d'abord les mots, c'est-à-dire le langage rationnel ; ensuite
les phrases exclamatives, les interjections, ce que Max Müller désigne sous le nom de langage
émotionnel ; enfin, dans des cas très rares, les gestes. La dissolution va donc encore ici du plus
complexe au moins complexe et au simple, du volontaire au demi-volontaire et à l'automatique,
qui est presque toujours respecté632.

Si les acquisitions les plus anciennes deviennent visibles, ce n’est pas parce qu’un effort
conscient de la part de l’individu les fait réapparaître, mais parce que plus rien n’entrave leur
apparition : les systèmes nerveux plus élaborés, apparus le plus tard, sont donc essentiellement
inhibiteurs – et une fois « dissolus », ils ne remplissent plus leur rôle de frein :

Ce retour de langues et de formules perdues ne me paraît, bien interprété, qu'un cas


particulier de la loi de régression. Par suite d'un travail morbide qui le plus souvent aboutit à la
mort, les couches les plus récentes de la mémoire se sont détruites, et ce travail de destruction

630
PS, p. 62.
631
MM, pp. 137-138
632
MV, pp.158-159.

  235 
descendant de proche en proche jusqu'aux acquisitions les plus anciennes, c'est-à-dire les plus
solides, leur rend une activité temporaire, les ramène quelque temps à la conscience, avant de les
effacer pour toujours. L'hypermnésie ne serait donc que le résultat de conditions toutes négatives ;
la régression résulterait non d'un retour normal à la conscience, mais de la suppression d'états plus
vifs et plus intenses : ce serait comme une voix faible qui ne peut se faire entendre que quand les
gens au verbe haut ont disparu. Ces acquisitions, ces habitudes de l'enfance ou de la jeunesse
reviennent au premier plan, non parce qu'une cause quelconque les pousse en avant, mais parce
qu'il n'y a plus rien qui les recouvre. Les reviviscences de ce genre ne sont, au sens strict, qu'un
retour en arrière, à des conditions d'existence qui semblaient à jamais disparues, mais que le travail
à rebours de la dissolution a ramenées633.

L’hypermnésie à laquelle il est ici fait allusion n’est pas la capacité de se rappeler tout ;
elle concerne le retour de souvenirs langagiers enfouis dans l’inconscient, réduits au silence -
jusqu’à ce que la dissolution les fasse réapparaître - par les états certes plus récents, plus fragiles
donc, mais aussi « plus vifs, plus intenses ». Pourquoi les souvenirs les plus anciens et donc « les
plus solides » ne sont-ils pas aussi les plus intenses, les plus forts ? Comment peuvent-ils être
assimilés à « une voix faible » ? L’intensité, la vivacité des « dernières couches », des strates les
plus récentes de la mémoire comme de l’activité volontaire semblent difficilement conciliables
avec leur fragilité supposée. La comparaison entre ces états et les « gens au verbe haut » peut
s’interpréter comme une indication sur la vanité des « propos » tenus par les strates supérieures :
elles s’imposent en superficie, font beaucoup de bruit pour ne pas dire grand-chose – de leur
volume, on ne peut nullement conclure à leur profondeur, et donc à leur « force » réelle. La
dissolution est illustrée par d’autres comparaisons souvent moins ambiguës : entre autres, la
régression est décrite comme « l'analogue de ce qui se passe dans les grandes crises
commerciales. Les vieilles maisons résistent à l'orage ; les nouvelles maisons, moins solides,
croulent de tous côtés 634 ». Les maisons neuves, bien qu’elles soient sans doute plus visibles,
peut-être plus tape-à-l’œil, résistent moins que les vieilles demeures dont les fondations sont plus
anciennes. L’ostension ne fait pas la primordialité ; on passe, comme chez Spencer, du plus
perceptible au moins perceptible. Mais d’où vient alors l’intensité des dernières strates ? D’où
vient la force des voix les plus hautes ? Sur ce point, une certaine obscurité demeure ; les formes
les plus « hautes », les plus récentes de notre mémoire, mais aussi de notre volonté, sont les
moins « bien construites », les moins organisées, les plus instables, et pourtant les plus visibles.

633
MM, pp. 147-148. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.
634
Ibid., p. 95.

  236 
Est-ce parce qu’on est habitués à considérer comme normal que les phénomènes conscients,
volontaires aient l'ascendant sur les mouvements plus instinctifs, plus habituels, plus
automatiques ; la force des premiers est pourtant la moins naturelle, et la moins compréhensible –
c’est une force superficielle, qui ne résiste pas aux premières manifestations de la dissolution.

La destruction progressive de la mémoire suit donc une marche logique, une loi. Elle
descend progressivement de l’instable au stable. Elle commence par les souvenirs récents qui, mal
fixés dans les éléments nerveux, rarement répétés et par conséquent faiblement associés avec les
autres, représentent l'organisation à son degré le plus faible. Elle finit par cette mémoire
sensorielle, instinctive, qui, fixée dans l'organisme, devenue une partie de lui-même ou plutôt lui-
même, représente l’organisation à son degré le plus fort. Du terme initial au terme final, la marche
de l’amnésie, réglée par la nature des choses, suit la ligne de la moindre résistance, c'est-à-dire de
la moindre organisation. [...] Enfin, dans l'ordre biologique, la dissolution se fait dans l'ordre
inverse de l'évolution : elle va du complexe au simple635.

La symétrie entre les phénomènes évolutif et dissolutif semble clairement affirmée chez
Ribot. Mais l’ordre de l’évolution, s’il est premier biologiquement, n’est pas facilement
observable avant que la dissolution opère. Ni après, d’ailleurs : peut-être n’est-il pas observable
du tout. Ribot reconnaît qu’il est quasiment impossible de prouver l’ordre de reconstruction – et
de construction – de la mémoire ; ainsi, la loi de dissolution est davantage une hypothèse féconde
qu’une loi vérifiable.

Cette loi, que j'appellerai loi de régression ou de réversion, me paraît ressortir des faits,
s'imposer comme une vérité objective. Cependant, pour dissiper tous les doutes et prévenir toutes
les objections, j'ai pensé qu'il serait bon de vérifier cette loi par une contre-épreuve. Si la mémoire,
lorsqu'elle se défait, suit la marche invariable qui vient d'être indiquée, elle doit suivre une marche
inverse lorsqu'elle se refait : les formes qui disparaissent les dernières doivent reparaître les
premières, puisqu'elles sont les plus stables, et la restauration doit se faire en remontant. Il est bien
difficile de trouver des cas probants. D'abord il faut que la mémoire revienne d'elle-même. Les cas
de rééducation prouvent peu. De plus, il est rare que les amnésies progressives soient suivies de
guérison. Enfin, l'attention n'ayant jamais été portée sur ce point, les documents font défaut. Les
médecins préoccupés d'autres symptômes se contentent de noter que la mémoire « revient peu à
peu »636.

635
MM, pp. 94-95.
636
Ibid., p. 95.

  237 
Quelques rares cas de reconstitution de la mémoire font figure d’exception ; l’un d’eux est
noté par Taine dans son traité De L’Intelligence, et repris par Ribot :

Dernièrement, on a vu en Russie un célèbre astronome oublier tour à tour les événements


de la veille, puis ceux de l’année, puis ceux des dernières années et ainsi de suite la lacune gagnant
toujours, tant qu’enfin il ne lui restait plus que le souvenir des événements de son enfance. On le
croyait perdu. Mais, par un arrêt soudain et un retour imprévu, la lacune se combla en sens
inverse, les événements de la jeunesse redevenant visibles, puis ceux de l’âge mûr, puis les plus
récents. Puis ceux de la veille. La mémoire était restaurée tout entière quand il mourut 637.

De cette gradation progressive dans la dégénérescence et régénérescence de la mémoire,


on est tenté d’induire que la distinction entre le normal et le pathologique n’est que de degré. La
loi de dissolution permet de repenser cette dichotomie : d’une différence de nature, radicale et
nette, on passe à une différence de degré, progressive et indéterminée. Dans quelle mesure la
psychologie expérimentale promeut-elle l’idée d’une continuité entre l’état sain et l’état
morbide ?

C. DU NORMAL AU PATHOLOGIQUE : UNE DIFFÉRENCE DE DEGRÉ ?

La méthode de la dissolution semble à la fois prendre pour acquis et démontrer que la


limite entre sain et morbide est peu claire, pour ne pas dire illusoire : Ribot essaie « de faire voir
que sous des apparences de confusion, d'incohérence et de promiscuité, il y a, du morbide au
normal, du complexe au simple, un fil conducteur qui peut toujours ramener au point
d'origine638 ». Certains passages font cependant figure d’exception, et semblent indiquer une
netteté inattendue dans la séparation entre normal et anormal, à tel point que Ribot va leur
substituer respectivement les termes d’humain et de monstrueux :

637
Ibid., p. 96. Ribot cite TAINE, H., De L’intelligence, Tome 1, livre II, chapitre II, §4.
638
PS, p. XI.

  238 
Le langage populaire dit de certains individus qu’ils n’ont rien d’humain : nous verrons
que ce n’est pas une simple métaphore, que c’est une vérité psychologique démontrable. Il peut
exister dans l’organisation mentale des lacunes comparables à la privation d’un membre ou d’une
fonction dans l’ordre physique : ce sont des êtres que la nature ou les circonstances ont
déshumanisés639.

Perdre un membre, ou une fonction mentale, c’est donc perdre son humanité ? La
privation d’une fonction, la « lacune » mentale semble être pensée ici comme un critère distinctif
entre deux états (normal, sain d’une part, et malade, anormal d’autre part) mais aussi entre deux
natures : humain et inhumain. Ce passage prête facilement à confusion, et ne vise en fait qu’à
comparer certaines configurations psychologiques à la mutilation physique. Ribot ne semble pas,
dans la vaste majorité de ses écrits, faire des individus malades des « monstres » amputés de leur
humanité. Il insiste au contraire sur la continuité entre la morbidité, l’état anormal, et l’état sain
ou normal, souscrivant ainsi au « Principe de Broussais ». Baptisé comme tel par Auguste Comte,
ce principe s’appuie en réalité sur une thèse initialement énoncée par John Brown, médecin
écossais fondateur d’un courant vitaliste à la fin du XVIII e siècle, le « brownisme » qui ne voit
entre l’état malade et l’état sain qu’une différence quantitative en termes d’excitabilité : l’état
malade est ainsi décrit comme un état de sur- ou de sous-excitation.
Ribot, Comte, mais aussi Claude Bernard reprennent chacun à leur manière cette référence
à l’excitation, et défendent avec Broussais – élève de Pinel, Cabanis et Bichat, médecin sous
l’Empire et surnommé « l’empereur de la médecine » de son temps - l’idée d’une continuité entre
états normaux et pathologiques, la pathologie étant considérée en termes d’hyper- ou d’hypo- par
rapport au normal. Les maladies consistent dans l’excès ou le défaut d’excitation, exercée par le
milieu sur les organes, au-dessus et au-dessous du degré qui constitue l’état normal : « De l'état
pathologique à l'état normal, il n'y a de différence que du plus au moins 640 ». Il y a donc identité
qualitative du normal et du pathologique, qui ne présentent qu’une différence quantitative : « la
pathologie n'est que l'exagération d'un phénomène normal641 ». « La physiologie et la pathologie -
celles de l’esprit aussi bien que celles du corps – ne s’opposent donc pas l’une à l’autre comme
deux contraires, mais comme deux parties d’un même tout642 » : notons ici que le terme de
physiologie et celui de santé sont souvent interchangeables ; cette quasi synonymie n’est pas

639
RIBOT, T., « Leçon d'ouverture du cours de la Sorbonne : La psychologie nouvelle », art.cit., p. 784.
640
MP, p. 89.
641
PS, pp. 40-41.
642
RIBOT, T. « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 252.

  239 
propre à l’œuvre de Ribot, et on la retrouve chez nombre de physiologistes, médecins et
psychologues de l’époque. Il semble donc que cette ambiguïté terminologique ne mérite pas que
l’on s’y attarde, même si l’on aurait pu s’attendre à une conception plus inclusive de la
physiologie – à ce que Ribot fasse de la pathologie une partie de la physiologie. Or elles sont
décrites comme deux parties d’un même tout – mais la seconde n’inclut pas la première.

À propos de la physiologie (de l’état sain ou normal, donc) de la personnalité, par


exemple, Ribot souligne que l’unité que suppose l’existence d’un moi sain n’est jamais parfaite :
l’individu oscille entre une unité toute relative, et l’éparpillement du soi qui manifeste une
personnalité morbide. L’individu se trouve toujours pris « entre ces deux points extrêmes où il
cesse d'être : l'unité pure, l'incoordination absolue. Tous les degrés intermédiaires se rencontrent
en fait, sans démarcation entre le sain et le morbide ; l'un empiète sur l'autre643 ». L’état
« dissolu » ou pathologique peut ainsi correspondre à une « hypo-unité », un émiettement, ou à
une « hyper-unité », une sorte de raideur cohésive, obsessive, une rigidité psychologique mono-
orientée.

Ce rejet d’une différence de nature entre normal et pathologique pour lui préférer une
différence de degré ne va pas sans poser quelques difficultés. Déterminer ce qui relève du
morbide s’avère une tâche particulièrement ardue lorsqu’il s’agit de phénomènes psychologiques,
les symptômes d’une maladie mentale étant moins facilement repérables que ceux d’une maladie
purement physique :

La principale difficulté de cette méthode [pathologique] consiste à déterminer le moment


précis où elle peut être appliquée. La distinction du sain et du morbide est souvent très malaisée.
Sans doute, il y a des cas où l’hésitation n'est pas possible ; mais il y a des zones mitoyennes qui
flottent indécises entre la maladie et la santé. Claude Bernard a osé écrire : « Ce qu’on appelle
l'état normal est une pure conception de l'esprit, une forme typique idéale, entièrement dégagée
des mille divergences entre lesquelles flotte incessamment l'organisme, au milieu de ses fonctions
alternantes et intermittentes ». S'il en est ainsi pour la santé du corps, combien plus encore pour la
santé de l'esprit. Le dilemme : « cet homme est fou ou ne l'est pas, dit Griesinger, n'a pas de sens
dans bien des cas ». L'organisme psychique plus complexe et plus instable que l'organisme
physique laisse encore plus difficilement fixer une norme 644.

643
MP, p. 171.
644
EP, p. 163. Ribot reprendra à nouveau cette citation de Claude Bernard dans son article sur la nature du plaisir
(« Sur la nature du plaisir », RP, 1909, pp. 180-192), qu’il intègrera à son ouvrage intitulé Problèmes de psychologie
affective (Paris, Alcan, 1910).

  240 
La tâche se complique encore lorsqu’il s’agit de la psychologie des sentiments : la vie
affective, « la plus mobile, entre toutes les formes de la vie psychique, oscille sans cesse autour
d'un point d'équilibre, toujours prête à descendre trop bas ou à monter trop haut 645 ». Ribot tente
toutefois de tracer une ligne de démarcation entre sain et morbide, « parce qu’il faut s’y
résoudre » :

Comme il faut pourtant se résoudre à adopter quelques caractères qui servent de marques
pathologiques, de critérium pour distinguer le sain du maladif, dans l'ordre affectif, nous acceptons
ceux que Féré a proposés. Pour lui une émotion peut être considérée comme morbide :
1° Lorsque ses concomitants physiologiques se présentent avec une intensité
extraordinaire (il nous paraît convenable d'ajouter : ou une dépression extraordinaire) ;
2° Lorsqu'elle se produit sans cause déterminante suffisante :
3° Lorsque ses effets se prolongent outre mesure646.

Ces trois critères semblent manquer de clarté : le premier et le troisième sont circulaires,
puisqu’ils présupposent une distinction nette entre ordinaire et extraordinaire, entre
« modérément » et « outre mesure ». Le second présuppose que toutes les causes sont
observables, ce qui n’est pas moins problématique. L’individu sain, normal semble être défini
implicitement par le premier critère à la fois comme l’homme moyen, ordinaire, celui que l’on
rencontre le plus communément ; et comme l’homme modéré, celui qui évite le défaut et l’excès.
L’état normal, pour Ribot, est considéré tantôt comme une moyenne de fait, sans jugement de
valeur implicite, tantôt comme une sorte de juste milieu, un idéal, impliquant cette fois une
considération morale : est normal ce qui doit, devrait être.

Le normal et la maladie tels qu’ils sont pensés par Ribot soulèvent de nombreuses
critiques, dont la plus connue est certainement celle de Georges Canguilhem. A propos de cette
équivocité du terme « normal », l'Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le

645
EP, p. 163.
646
PS, pp. 62-63. Charles Féré, mentionné ici par Ribot, est médecin, neurologue et aliéniste, secrétaire de la Société
de psychologie physiologique (1885-1890) fondée par Charcot, Ribot et Janet, et collaborateur fréquent de La Revue
Philosophique de la France et de l’étranger.

  241 
pathologique647 (1943) propose la fameuse distinction entre l’anormal, infraction à la norme
dommageable pour le fonctionnement de l’organisme et la viabilité de l’individu, et l’« anomal »,
exception, état extraordinaire sans connotation morale. Canguilhem dénonce la confusion entre le
sens descriptif et le sens normatif des termes « normal » et « anormal », et la précipitation des
médecins qui concluent à une pathologie lorsqu’il peut n’y avoir qu’une anomalie qui ne nuit pas
à l’individu, seul juge valable de son état qu’il peut qualifier d’anormal ou d’anomal en fonction
de ce qu’il ressent. Le jugement de l’individu lui-même sur sa situation perçue comme « hors-
normes » par le médecin, peut faire autorité pour déterminer s’il y a pathologie ou non 648. Par
ailleurs, lorsqu’il s’agit du sens descriptif du terme « normal », la norme ne peut prétendre
renvoyer à la moyenne statistique : trop de variabilité peut s’observer chez les individus pris
séparément, comme d’un individu à l’autre. La moyenne est une fiction inapte à décrire le réel
changeant, créée par une science assoiffée de constance. Le vivant produit des normes variables
en fonction de l’adaptation nécessaire au milieu. Ce pouvoir normatif du vivant interdit toute
réduction à des moyennes arithmétiques, à des statistiques incapables de rendre compte des
oscillations des phénomènes biologiques.

Plus fondamentalement, Canguilhem reproche à Ribot d’avoir initié, ou plutôt normalisé,


pour ainsi dire, le déni d’une différence de nature entre les états normaux et pathologiques. Là où
Ribot, souscrivant au principe de Broussais, ne voit dans la pathologie qu’une variation
quantitative, Canguilhem y voit une variation qualitative. L’état pathologique, pour Ribot, ne
présente ainsi pas de caractère nouveau : c’est simplement en trop ou trop peu par rapport à l’état
normal. Dans la première partie de l'Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le
pathologique, intitulée « L'état pathologique n'est-il qu'une modification quantitative de l'état
normal ? », Canguilhem répond par la négative, en rejetant radicalement l’idée que la pathologie
ne serait qu’une disproportion par rapport à l’état normal ou sain.

647
Il s’agit de la thèse de médecine de Canguilhem, soutenue en 1943 (initialement considérée comme la première
étape d’une thèse de philosophie), qui sera reprise et approfondie une vingtaine d’années plus tard dans l’ouvrage Le
Normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.
648
Après la découverte des maladies génétiques, Canguilhem révisera la thèse qui considère les marqueurs
biologiques « objectifs » insuffisants en eux-mêmes pour pouvoir déterminer la santé ou la pathologie de l’individu
concerné.

  242 
Les approches de Ribot et de Canguilhem ne sont cependant pas diamétralement
opposées. D’abord, Canguilhem souligne lui aussi l’importance de l’observation et de
l’expérience de phénomènes anormaux et « anomaux » pour établir, en négatif, les normes :

En matière biologique, c’est le pathos qui conditionne le logos parce qu’il l’appelle. C’est
l’anormal qui suscite l’intérêt théorique pour le normal. Des normes ne sont reconnues pour telles
que dans des infractions. Des fonctions ne sont révélées que par leurs ratés. La vie ne s’élève à la
conscience et à la science d’elle-même que par l’inadaptation, l’échec et la douleur. 649

Ensuite, la méthode pathologique de Ribot refuse l’idée qu’un homme moyen détermine
la norme, quoi qu’il soit amené parfois à faire reposer sa psychologie « sur ce postulat
implicitement admis 650 »

que, sauf exceptions, l'organisation psychologique de tous les hommes est foncièrement la
même et, quoiqu'il ne soit qu'une hypothèse, ce postulat est vérifié par l'expérience et la pratique.
Elle opère sur la moyenne des hommes et détermine ainsi une sorte de norme au-dessus et au-
dessous de laquelle se placent les individus exceptionnels 651.

Canguilhem insiste quant à lui sur l’irréductible singularité normative de l’individu, et


rejette la possibilité d’une distinction évidente entre des individus sains et des individus malades
en fonction d’une norme de référence, chaque individu ayant son fonctionnement psychique
normal et normatif propre. Mais Ribot ne dit rien de sensiblement différent dans ce passage à
propos des Maladies de la mémoire, qui nuance considérablement l’extrait précédent :

L'excitation générale de la mémoire est difficile à déterminer, parce que le degré


d'excitation est une chose toute relative. Il faudrait pouvoir comparer la mémoire à elle-même chez
le même individu. La puissance de cette faculté variant beaucoup d'un homme à un autre, il n'y a
pas de commune mesure : l'amnésie de l'un peut être l'hypermnésie d'un autre. 652

Si la différence entre état malade et état sain ne peut donc pas se repérer entre différents
individus, elle peut en revanche être visible chez le même individu ; mais Canguilhem n’use pas
des mêmes critères que Ribot. Pour Canguilhem, la santé n’est pas l’état moyen, pas même l’état
normal de l’individu, elle est l’expérience vécue d’un individu qui ne se sent non pas seulement

649
CANGUILHEM, G., Le Normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966, p. 139.
650
RIBOT, T. « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 236.
651
Ibid.
652
MM, p. 140.

  243 
dans son « état moyen », mais dans un état normatif ; l’individu en bonne santé n’est pas
seulement en train de se conserver, mais il vise aussi l’expansion, par une adaptabilité croissante
aux changements du milieu. La santé est définie comme l’état physiologique permettant la
création de nouvelles normes ; la maladie, comme l’impossibilité de cette créativité normative.
Canguilhem envisage ainsi la maladie comme une sorte de raideur mono-normative : là où
l’individu sain admet une multitude de normes possibles et s’adapte ainsi à son milieu, l’individu
malade, lui, n’admet plus qu’une norme possible. L’individu malade n’est pas anormal par
absence de norme, mais par incapacité de produire des normes, d’être normatif ; la maladie est
une nouvelle dimension de la vie.

Le comportement pathologique est radicalement autre que le comportement normal ; l’une


des conséquences notables de cette hypothèse est que la guérison n’est pas un retour, un
« rétablissement » vers un état antérieur : c’est une nouvelle norme individuelle qui apparaît après
la maladie. La symétrie (certes relative) évoquée par Ribot entre évolution et régression ou
dissolution est donc jugée illusoire. Parce que l’état normal du corps renvoie à la fois à l’état
habituel et à l’état idéal, le médecin envisage la guérison comme un recouvrement de cet état-
référent. Cette croyance en un possible rétablissement est le fruit d’une illusion pour Canguilhem.
Dans la perspective vitaliste quie st la sienne, la maladie est une rupture qualitative, en termes de
« dys- » ou d’ « a- » : la maladie altère les phénomènes vitaux, elle ne fait pas que les exagérer ou
les diminuer, et donc la guérison n’est pas un retour à un état antérieur – elle est une possibilité
retrouvée de générer de nouvelles normes.

Ribot fait de l’observation des maladies le soubassement le plus fondamental de la


psychologie qu’il défend. Cette approche pathologique aura une postérité aussi importante que
variée ; elle sera reprise par Pierre Janet, Charcot, Bernheim, Freud, mais aussi par Bergson, tous
encourageant à leur manière, à la suite de Ribot, l’étude de certaines situations pathologiques
dans l’élaboration d’hypothèses sur le fonctionnement psychologique normal. Le recours à des
exemples d’oublis morbides dans Matière et mémoire fait ainsi écho à ceux que l’on trouve dans
Les Maladies de la mémoire, même si les approches et commentaires peuvent varier d’un auteur à
l’autre. Il est remarquable que chez Ribot, cette place centrale accordée aux pathologies
n’implique en rien l’ambition de guérir les individus qui en sont affectés. La méthode
pathologique ne suscite ainsi pas nécessairement une psychopathologie au sens clinique,

  244 
thérapeutique. C'est d’abord pour se démarquer de la psychologie universitaire de l'époque que la
psychologie expérimentale se tourne vers la pathologie, non par volonté de soigner les malades :
la psychologie expérimentale n’est pas une médecine. On peut d’ailleurs le regretter, si l’on
considère que l’efficacité́ d’une thérapeutique peut apporter un éclairage expérimental précieux
sur une pathologie. Pour que la psychologie soit complète, il faut certes qu’elle soit descriptive et
comparée, mais aussi « morbide » :

On peut comprendre d'abord sous le nom de psychologie descriptive l'étude des


phénomènes de conscience, sensations, pensées, émotions, volitions, etc., considérés sous leurs
aspects les plus généraux. Cette étude, qui doit servir de point de départ et de base à toutes les
autres est la seule qui ait été cultivée jusqu'ici par les psychologistes. […] Elle se compléterait,
d'abord par une psychologie comparée […] ; ensuite par une étude des anomalies ou
monstruosités, qu'on pourrait appeler psychologie morbide 653.

La loi de dissolution, tirée de ces études sur les anomalies et pathologies, est sans doute
très pertinente pour la mémoire, mais elle est plus complexe à observer pour la volonté, étant
donnée la diversité des maladies possibles affectant notre capacité de vouloir, et le caractère
problématique de ce que l’on peut s’autoriser à appeler volonté. « La dissolution suit une marche
régressive du plus volontaire et du plus complexe au moins volontaire et au plus simple, c'est-à-
dire à l’automatisme 654 » : derrière l’apparente clarté de ce mécanisme se dissimulent de
nombreuses méprises possibles, qui réclament une analyse précise de la variété des maladies de la
volonté. Les mouvements impulsifs observables dans les maladies neurologiques ne sont pas
nécessairement des mouvements primitifs. Toutes les maladies de la volonté n’impliquent pas
forcément un retour à l’automatique, ni à une sorte de comportement instinctif pré- ou
inconscient. La typologie proposée par Ribot permet d’éclairer l’hétérogénéité des pathologies du
pouvoir volontaire et d’observer dans quelle mesure, et de quelles manières la loi de la
dissolution peut s’appliquer.

653
PAC, p. 42.
654
MV, p. 151.

  245 
  246 
CHAPITRE IV
ÉTIOLOGIE ET TYPOLOGIE DES DYSFONCTIONNEMENTS
PATHOLOGIQUES DE LA VOLONTÉ

Avant d’entreprendre l’étude approfondie des analyses ribotiennes sur la diversité des
dysfonctionnements du vouloir, il nous a semblé opportun, sinon nécessaire, de nous pencher
brièvement sur la façon dont s’est posée dans l’histoire de la philosophie la question de la
faiblesse de la volonté. Ribot parle le plus souvent d’affaiblissements de la volonté, mais
occasionnellement, il emploie l’expression « faiblesse de la volonté 655 ». Il ne s’agit nullement ici
d’entreprendre une étude détaillée de l’histoire du concept d’akrasia ; mais il est impossible de
faire l’économie du problème de la faiblesse de la volonté tel qu’il a été initialement débattu, ne
serait-ce que pour mieux percevoir de quelles manières Ribot s’en éloigne lorsqu’il parle de ses
maladies. Lorsqu’il parle d’intellectualisme, il n’est pas exclu qu’en effet, Ribot fasse allusion à
celui que l’on attribue, souvent de façon sans doute trop simpliste là encore, à toute une tradition,
des Anciens aux classiques 656 (et au-delà, particulièrement dans la philosophie anglo-saxonne
contemporaine chez Davidson notamment) en passant par les médiévaux.

Il semble que lors de la plupart de nos actions, l’entendement ou la capacité rationnelle de


juger entretienne avec la volonté une relation étroite : l’action de l’agent fait écho, traduit en
pratique le contenu de ses jugements. C’est ce que la « thèse intellectualiste » semble affirmer ; et

655
MV, pp. 173 et 176, notamment. L’expression grecque d’akrasia et le terme d’incontinence ne sont en revanche
pas employés une seule fois dans Les Maladies de la volonté.
656
Le débat sur l’akrasia est aussi contemporain, particulièrement dans la philosophie anglo-saxonne chez Davidson
(DAVIDSON, D., « How Is Weakness of the Will Possible? », Joel Feinberg (ed.), Moral Concepts. Oxford
University Press, 1969), dont l’article a suscité de nombreux débats encore vifs aujourd’hui, mais aussi en France
avec Ruwen Ogien notamment (OGIEN, R., La Faiblesse de la volonté, Paris, Presses Universitaires de France,
1993).

  247 
si l’on part de ce primat de l’entendement, de la raison, ou du jugement de l’intellect sur la
volonté, on ne peut que s’étonner de la possibilité même du phénomène de l’akrasia. Cette
dernière est en effet censée renvoyer à des situations dans lesquelles les raisons considérées
comme les meilleures par l’agent lui-même ne parviennent pas à déterminer son action, à se faire
les causes de son action. La définition de l’akrasia peut fluctuer selon trois paramètres
principaux : outre le degré de liberté accordé à l’agent, la force du désir ou la puissance d’agir
d’une part, et les formes de rationalité pratique d’autre part constituent les paramètres essentiels
qui permettent d’éclairer le concept d’akrasia.

Le comportement de Médée a traditionnellement fait figure d’illustration d’un débat


intérieur qui empêche l’individu d’agir conformément à l’évaluation morale qu’il est pourtant
capable de faire rationnellement : Video meliora proboque – deteriora sequor : « Je vois le bien,
je l’approuve, et je fais le mal657 ». Les meurtres commis par Médée peuvent pourtant s’expliquer
à la lumière de mobiles dont on comprend qu’ils aient pu être déterminants : l’amour qu’elle
éprouve pour Jason, et la vengeance que sa jalousie la poussera à orchestrer. Il semble exister des
cas, cependant, où des mobiles de cet ordre ne se trouvent pas, et où rien ne semble pouvoir
contrebalancer la vision claire du comportement moral à adopter658 ; on est alors du côté d’une
perversité de la volonté. C’est en effet vers le problème du péché que tend la question de
l’akrasia chez les médiévaux notamment, ouverte par la possibilité, contrairement à ce
qu’affirmait l’adage socratique, d’être méchant volontairement. L’homme semble en effet être

657
OVIDE, Métamorphoses, VII, 20
658
Le narrateur des Carnets du sous-sol de Dostoïevski, par exemple, n’identifie pas clairement les motifs qui le
poussent à commettre des actes dont il sait fort bien qu’ils sont injustifiables moralement : « Répondez-moi à ceci :
comment se faisait-il toujours qu’à l’instant même - oui, comme si c’était un fait exprès -, précisément à l’instant où
j’étais le mieux capable d’apprécier toutes les nuances du beau, du sublime, comme l’on disait chez nous naguère, il
m’arrivait non seulement de penser, de faire des choses si incongrues, que... des actions, pour être bref, que tous
accomplissent peut-être bien, mais que je commettais précisément lorsque je me rendais parfaitement compte qu’il
fallait s’en abstenir. Plus était claire ma conscience du bien et de toutes les choses « belles et sublimes », plus
profondément je m’enfonçais dans ma boue, plus je me sentais capable de m’y enliser définitivement. Mais ce qui
était particulièrement remarquable, c’est que ce désaccord ne paraissait pas une chose fortuite, dépendante des
circonstances, mais semblait aller de soi et se produire tout naturellement » (DOSTOÏEVSKI, F., Carnets du sous-
sol, trad.fr. B. de Schlœzer, Paris, Gallimard, 1995). L’individu se trouve ainsi insensible aux raisons qu’il perçoit de
bien agir qui devraient le pousser vers cette même bonne action – ces raisons n’ayant ainsi aucun pouvoir moteur.
Mais dans ce passage des Carnets du sous-sol, il semblerait presque que ce soit la connaissance même des raisons de
bien agir qui motive l’individu à mal agir, à orienter son action dans la direction opposée de celle que ces raisons
indiquent clairement à la conscience. On observe là une perversité, un appel à la transgression apparemment
inexplicable : ce n’est plus le faible pouvoir moteur des bonnes raisons (par rapport aux mauvaises, ou
indépendamment de ces dernières) qui est interrogé, mais la force d’une lucidité intellectuelle et morale qui provoque
paradoxalement l’action inverse de celle que la connaissance prescrit.

  248 
capable de vouloir le mal, « sans autre mobile à la malice que la malice elle-même », selon
l’expression consacrée de Saint Augustin.

La thèse socratique de l’inconcevabilité de l’akrasia pourrait se résumer ainsi : je ne peux


que bien agir dès lors que je sais ce qu’est le bien 659. Le mal est un problème cognitif : l’homme
n’échoue à suivre le bien que parce qu’il échoue à connaître, à reconnaître ce qu’est le bien.
Aristote, qui admet quant à lui qu’il faut bien rendre raison de ce phénomène si étrange, mais bel
et bien réel, qu’est l’akrasia, s’inscrit à la fois en porte-à-faux et dans la continuité de cette thèse
de la « vertu-science ». La reconnaissance qu’il existe des cas acratiques est déjà une manière de
s’en éloigner. Étymologiquement, le terme akrasia signifie chez Aristote absence de pouvoir, de
contrôle sur soi avant d’avoir été traduit par l’expression communément reçue de « faiblesse de la
volonté ». Ce choix de traduction, que l’on trouve notamment dans la tradition anglo-saxonne
contemporaine (« Weakness of the Will »), ne va pas sans un certain anachronisme, puisqu’on ne
peut dire qu’Aristote se réfère à proprement parler au concept de volonté, mais aux choix
préférentiel, rationnel, ou conforme à la raison (prohairesis).

Le choix de l’acratique s’expliquerait selon Aristote par une plus grande sensibilité à nos
appétits qu’à notre intellect. « L'incontinent est la sorte d'homme qui agit selon son appétit
(epithumia) et contre sa raison »660. Il s’agit alors d’un individu incapable de prudence ; soit
malade, anormal, aux passions déréglées, et donc incapable de raisonnement pratique, soit
simplement pas assez disposé, habitué, à faire le bien alors même qu’il le connaît. La prudence
unit la raison au désir ; le désir donne sa force, sa consistance à la raison, et la raison donne sa
direction au désir. Aristote ne s’écarte donc pas tout à fait de l’intellectualisme socratique (ou
platonicien), en ce sens qu’il croit lui aussi que tout individu lucide et sain, c’est-à-dire capable
de juger et de décider selon ce que lui dicte sa raison, ne choisirait pas le mal
intentionnellement661. Aristote comme Socrate rejettent la possibilité d’une akrasia stricte, qui
s’apparenterait à une perversité jugée « prodigieuse » (thaumaston)662. Le raisonnement de
l’acratique est défaillant, même si l’ignorance dont il est victime est moins théorique que pratique

659
Cf. PLATON, Protagoras, 345d-e et 357c-e.
660
ARISTOTE, Éthique à Eudème [=EE] II, 7, 1223 a 38-40.
661
Cf. DESTRÉE, P., « Aristotle on the causes of akrasia », Akrasia, Greek Philosophy. From Socrates to Plotinus,
Brill, 2007.
662
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque [= EN], VII, 5, 1146 b 35.

  249 
chez Aristote, en ce sens qu’il manque des dispositions, de l’habitude nécessaire pour suivre ce
que sa raison lui enjoint de faire, et ne pas se soumettre à l’attrait d’un bien moindre. Pour
Aristote, celui qui agit contre son choix rationnel est provisoirement soumis à l’emprise d’un
passion forte : l’akrasia est ainsi comparée par Aristote au sommeil ou à l’ivresse : l’incontinent
sait, mais n’a pas ce savoir à l’esprit, à disposition immédiate au moment de l’acte (c’est là
l’interprétation de Saint Thomas sur laquelle nous revenons un peu plus bas, qui voit dans
l’acrasie une négligence.) L’acratique est oublieux plus que pervers, vicieux. Il y a ainsi une
temporalité, une intermittence de l’acrasie : l’ignorance du bien n’est pas définitive ni
structurelle, elle est conjoncturelle. Le passage du temps permet d’ailleurs autant d’oublier ce
qu’est le bien, que de s’en ressouvenir. Dans l’acte acratique, le principe de l’action n’est plus
apparenté à la prohairesis, mais de façon provisoire : il peut le redevenir.

Là où l’homme prudent non seulement sait ce qu’est le bien, mais est aussi disposé à le
faire, l’acratique sait, sans être capable de mettre en pratique. Il n’est pas négligent vis-à-vis de
ce qu’il devrait savoir : Aristote ne fait pas de l’akrasia un vice ; c’est une disposition, une hexis,
et elle est blâmable, mais elle n’est pas akolasia, intempérance volontaire du vicieux qui veut le
mal. Le phénomène est cependant perçu en général comme à la fois moral et cognitif : il
témoignerait soit d'un défaut de caractère, soit d’un défaut de connaissance. L’analyse de
l’akrasia par Aristote, au livre III de l'Éthique à Nicomaque, se concentre principalement sur le
choix préférentiel rationnel et la droiture du désir. Il semble qu’il soit possible de faire le mal à la
fois sans contrainte (que l’on pense au fatalisme de la tragédie grecque), et en toute connaissance
de cause, sans ignorance (contre Socrate). Il est possible d’agir mal de son plein gré. Il y a
cependant des actions faites de plein gré mais pas pour autant délibérément choisies. Agir de
plein gré, c’est agir spontanément et en connaissance de cause : les animaux, les enfants, en ce
sens, peuvent agir de plein gré 663. Le choix délibéré, par préférence, rationnel, est quant à lui un
désir informé par la raison, et il est de ce fait proprement humain (et adulte). C’est dans l’écart
entre ces deux éléments, agir de plein gré d’une part, choix rationnel et délibéré de l’autre, que
vient se glisser la possibilité de l’akrasia.

663
EN, III, 4, 1111 b 6-8.

  250 
Les médiévaux reposeront la question à nouveaux frais, la faiblesse de soi désignant alors
un état qui met en jeu notre libre arbitre 664, notion absente de l’éthique aristotélicienne. Le choix,
qui chez Aristote relevait de la seule délibération sur les moyens d’obtenir l’objet du désir,
devient pour la théologie médiévale un aspect de la voluntas, qui traduit le terme de boulèsis
(souhait), mais qui englobe aussi le libre arbitre. Il s’agit dès lors de préserver le libre arbitre de
l’agent, tout en essayant de comprendre la possibilité d’un « asservissement libre » au désir. La
pensée médiévale (dont l’unité n’existe certes pas) se distingue des analyses aristotéliciennes en
ce qu’elle introduit donc non seulement le concept de libre arbitre 665, mais aussi celui de volonté,
hérité d’Augustin (les Stoïciens et Cicéron traduisent déjà prohairesis par voluntas). Ma capacité
de faire le bien devient fonction de la force de ma volonté. Saint Augustin, à la suite des
Stoïciens, pose la raison comme souveraine par rapport aux passions, mais admet que lorsque
nous effectuons un acte malgré nous, nous l’avons tout de même voulu, tout « monstrueux 666 »
que ce prodige puisse sembler (on retrouve là le caractère extraordinaire de l’akrasia déjà évoqué
chez Aristote). Tout dépend en fait du degré de liberté et de force de la volonté : si quelqu’un fait
le mal, « il ne le fait pas par une volonté pleine et libre, mais il ne le fait que par sa volonté 667 ».
Succomber à une contrainte est encore une action volontaire pour Augustin, qui nous amène donc
à distinguer deux types de volonté : la volonté comme simple capacité de produire des actes, et
qui peut s’asservir à la contrainte, et la volonté « pleine et libre », sans contrainte.

Si la volonté était plénière, elle ne se commanderait même pas d'être, puisque déjà elle
serait. Vouloir en partie, ne pas vouloir en partie n'est donc pas un prodige monstrueux, mais une
maladie de l'esprit qui ne se dresse pas tout entier, soulevé par la vérité, mais alourdi par
l'habitude. Il y a donc deux volontés, parce que chacune d'elles n'est pas totale et que ce qui est
présent dans l'une est absent de l'autre668.

Le vouloir est incomplet lorsqu’on agit mal, du fait d’une maladie de l’âme qui l’amène à
suivre ses mauvaises habitudes. Ce penchant morbide à suivre la voie des plaisirs futiles,
inférieurs, qui nous entraîne vers le bas, trouve lui-même son explication, chez Augustin, dans le
péché originel. C’est parce que nous avons originellement opté pour le mal, que notre volonté est

664
Cf. BOULNOIS, O., Conférences de M. Olivier Boulnois. École pratique des hautes études, Section des sciences
religieuses. Annuaire. Tome 113, 2004-2005. 2004. pp. 279-298.
665
LEAHY, L., Dynamisme volontaire et jugement libre. Le sens du libre arbitre chez quelques commentateurs
thomistes de la Renaissance, Bruges-Paris, Desclée de Brouwer, 1963.
666
(Unde hoc monstrum), Cf. AUGUSTIN, Confessions, IX, 21.
667
AUGUSTIN, De Spiritu et Littera, ch. 31, §. 53
668
AUGUSTIN, Confessions, IX, 21.

  251 
désormais tournée naturellement vers la concupiscence, qu’elle a été mutilée, ou scindée, pour
ainsi dire : elle a perdu son pouvoir essentiel, automatique de vouloir pleinement faire le meilleur.
Il y a ainsi en réalité davantage un déséquilibre entre deux volontés, ou un hiatus interne à la
volonté, qu’une faiblesse de la volonté chez Augustin669.

Augustin maintient que toute action dont je suis l’auteur est voulue par moi, jamais
réellement faite malgré moi. « Quand on place la volonté au principe de toute action humaine, il
faut poser à la fois un libre arbitre inamissible et un serf arbitre inévitable, pour expliquer à la fois
mon action et mon imperfection morale 670 ». La question de l’akrasia devient une question
théologique, expliquée en amont par le péché originel, et résolue en aval par la grâce : la solution
ne peut se trouver ailleurs que sur le plan théologique, et l’homme dont la volonté est faible ne
peut pas y remédier par l’acte d’une volonté forte dont il ne dispose pas.

Saint Thomas reprend la distinction aristotélicienne entre le celui qui trouve du plaisir à
faire le mal délibérément, chez qui la domination de la passion est beaucoup plus forte, et celui
qui conserve un jugement droit même s’il ne parvient pas à le suivre : c’est l’acratique, qui est
décrit comme temporairement égaré : « Un tel individu, lorsque cesse la passion qui passe
rapidement, reste dans un jugement droit à l’égard de la fin671 ». La passion aveugle
momentanément le jugement droit, et empêche l’individu de choisir alors pleinement, au sens
fort, c’est-à-dire de soumettre son désir à la délibération rationnelle.

L’acratique ou l’incontinent n’est pas contraint à agir mal : il n’est pas mû de l’extérieur,
mais de l’intérieur, et continue donc à agir de plein gré. Il n’est pas maître de lui-même, mais il
consent à une impulsion intérieure, et continue ainsi à être l’auteur de son action, à agir de plein
gré, et non par ignorance, à moins que l’on comprenne l’ignorance comme l’impact d’une passion
temporairement dominante. « Il est évident en effet que l'incontinent, avant que la passion ne
survienne, ne juge pas qu'il faut faire ce qu'il fait ensuite par passion672 ».

Il y a deux niveaux au moment où la passion vient aveugler l’acratique : celui de son


opinion actuelle, qui peut alors s’égarer, et celui de la rationalité objective, capable de déceler ce

669
Cf. GILSON, E., Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 1929.
670
BOULNOIS, O., Conférences de M. Olivier Boulnois. op.cit., p. 283.
671
THOMAS, In libros Ethicorum VII, lectio 8, p. 145 b.
672
Id., Sententia libri Ethicorum, éd. R.-A. Gauthier, Rome, p. 385.

  252 
qu’est l’action bonne en soi, et qui n’abandonne pas complètement l’acratique. C’est par accident
qu’il ne vise pas le bien en soi, par une fausse opinion, par erreur. L’akrasia est un écart
accidentel entre notre jugement subjectif, et la délibération rationnelle qui ne peut viser que le
bien en soi. La dimension cognitive est donc encore présente ici, même dans le cadre d’une
analyse qui fait de l’influence de la passion la raison de l’akrasie. L’acratique ne parvient pas à
délibérer en prenant en compte le bien en soi « lorsque survient la passion [ :] son choix est
détruit, et il veut un mal673 ». L’acratique est détourné, par la passion, de son choix initial qui
portait sur le bien objectif, vrai. Il n’est donc pas mauvais absolument, mais accidentellement.
Thomas place la continence, la vertu tantôt dans l’intellect, tantôt dans la volonté 674 : cette
dernière possibilité semble plus cohérente, puisque la raison est intacte chez le continent comme
chez l’incontinent : « ils ont l'un et l'autre la raison droite675 » :

Le continent, bien qu'il subisse de violents désirs, choisit de ne pas les suivre, à cause de la
raison, et l'incontinent choisit de les suivre, malgré la contradiction de la raison. C'est pourquoi il
faut que la continence soit, comme dans un sujet, dans cette puissance de l'âme dont l'acte est le
choix. Et telle est la volonté676.

La distinction évoquée plus haut entre d’une part, l’acte commis de plein gré, et d’autre
part, le choix préférentiel selon la raison, sont donc rapportés avec Thomas à une même faculté,
clef de la morale : la volonté. Réunis dans la même volonté, ils y introduisent une contradiction
interne, entre la volonté du mal au moment de l’action, sous l’emprise de la passion, et la volonté
de choisir le bien par la délibération rationnelle. « L'incontinent pèche par la volonté, comme on
l'a dit, tandis que le continent, en le voulant, persiste dans la raison 677 ». La volonté redevient ici
en quelque sorte à demi mauvaise, comme elle l’était chez saint Augustin.
Il faut donc déterminer la mesure dans laquelle le jugement de l’intellect peut peser sur la
volonté. L’intellectualisme reconnaît à ce jugement une supériorité relative sur la volonté, là où
l’école volontariste (rattachée à Duns Scot notamment), fait de la volonté une faculté libre,
indépendante du jugement de l’intellect (là encore, le contexte théologique est à prendre en
compte pour comprendre ce volontarisme : défendre l’idée que l’individu peut faire le bien grâce

673
Ibid., VII, lectio 10, p. 421.
674
Cf. GILSON, E., Le Thomisme : introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1972.
675
THOMAS, Summa theologiae, II-II, q. 155 a.3.
676
Id., Summa theologiae, II-II, q. 155 a.3.
677
Id., Sententia libri Ethicorum VII, lectio 10, p. 421.

  253 
à la seule lumière de son intellect, c’est nier la nécessité de la grâce). Chez Duns Scot comme
chez Thomas, malgré l’écart considérable entre leur deux approches, l’ordre rationnel ne peut être
affecté par la volonté, qui n’a pas le pouvoir de transformer à sa guise le bien subjectif,
potentiellement moindre, en bien objectif, vrai. La volonté ne peut, au mieux, que s’abstenir de
suivre ce que la raison lui dicte – c’est en cela qu’elle est libre. Ce que la position volontariste
n’accepte pas, c’est que l’agent puisse toujours suivre son meilleur jugement relatif – même si en
acte, il ne le fait pas toujours. Le libre arbitre radical de la volonté, dans une perspective
volontariste, n’admet pas cette influence de l’intellect sur nos actions. La volonté est absolument
autonome, même si elle peut se conformer (et elle se conforme le plus souvent, de fait), au
meilleur jugement de l’intellect.

Dès lors, le problème de l’akrasia a totalement disparu. Si la volonté est libre devant le
bien, il n'est pas étonnant que l'agent puisse vouloir un bien moindre quand un bien plus grand lui
est présenté. Ainsi qu'un examen de la position de Buridan a permis de le vérifier, la question de
l’akrasia (tout en étant encore mentionnée) cesse d'être aigüe au milieu du XIVe siècle678.

L’analyse de l’akrasia, que l’on adopte la perspective intellectualiste ou volontariste,


présuppose une dualité interne à l’agent, dont la volonté cherche à se positionner entre le désir et
la raison. Ce clivage prend plusieurs formes depuis Aristote aux volontaristes, en passant par
Augustin et Saint Thomas, mais fait finalement porter le débat sur la faiblesse de l’intellect, de la
raison d’un point de vue métaphysique. C’est là l’une des explications possibles de l’absence de
référence à la question de l’akrasia chez Ribot. Si Augustin, on l’a vu, parle de maladie de l’âme,
c’est pour l’attribuer au péché originel – or (et c’est là l’autre explication du désintérêt apparent
de Ribot pour le thème de l’akrasia), la psychologie expérimentale se détourne complètement du
questionnement éthique, et plus encore de considérations théologiques en lien avec la morale.
Nous n’avons pas cherché ici à retracer l’ensemble des controverses qui jalonné l’histoire, longue
et subtile, du concept d’akrasia. Nous avons simplement tenté de mettre en lumière, à partir de
ces quelques brèves remarques incontournables sur certaines formes d’« intellectualisme » et de
volontarisme à propos de la question la faiblesse de la volonté et du moi, que l’angle d’approche
épistémologique et méthodologique de la psychologie ribotienne ne pouvait que radicalement
s’éloigner des considérations déontologiques et métaphysiques liés à ces traditions.

678
BOULNOIS, O., Conférences de M. Olivier Boulnois. op.cit., p. 295.

  254 
Certes, si Ribot ne se réfère pas explicitement à Aristote sur la question de la disposition à
la faiblesse, l’hypothèse n’est sans doute pas radicalement étrangère à sa description des
caractères irrésolus. Dans les Maladies de la volonté, Ribot cherche à comprendre les modalités
de la défaite du contrôle de soi, de la dispersion des inclinations, de l’inconsistance, ou encore de
l’aboulie, mais en évitant soigneusement de recourir à l’intellectualisme socratique qui fait encore
le fond du débat sur la faiblesse de la volonté en philosophie aujourd’hui. Il rejette toute
conception de la volonté qui en ferait une catégorie morale, et propose de desceller le vouloir
d’une délibération rationnelle impliquant une connaissance et un examen des motifs et mobiles
qui conditionnent l’action. Par ailleurs, si Ribot met au premier plan le pouvoir d’impulsion de la
volonté, c’est sans se rattacher à une tradition volontariste à proprement parler, qui, elle aussi,
inviterait à une lecture métaphysique de son œuvre qu’il considère impossible.

Le livre de Ribot peut apparaître comme un remède à la superposition, dans cette longue
et complexe tradition philosophique, de la question de la nature de la volonté et de de
l’évaluation morale de nos actions. Ribot oriente sa réflexion vers une typologie clinique qui est
censée blâmer aussi peu le « faible » que valoriser les supposés mérites des volontés fortes. De
même, le choix du terme « affaiblissements » pour les titres des trois premiers chapitres dénote
non seulement une pluralité de déclins possibles, mais surtout semble renvoyer à un processus
« dissolutif », et non à un état inné et permanent, plus définitivement stigmatisant. Quoi qu’il en
soit, les postulats méthodologiques de la psychologie expérimentale visent en théorie à écarter,
d’une part, toute considération axiologique et déontologique à propos de l’origine de nos
intentions, d’autre part, une hypothèse métaphysique de type dualiste qui risque toujours, selon
lui, d’hypostasier la raison et la volonté dans les rapports complexes qu’ils entretiennent avec le
désir. La psychologie de Ribot n’est pas celle d’un conflit des facultés. L’étude de la volonté est
dédramatisée, via la reconnaissance axiomatique de l’unité du moi, du caractère.

Cependant, l’aspect paradoxal des relations qu’entretient le pouvoir d’agir avec les
représentations de la conscience ne peut nous laisser totalement indifférents. Si Ribot semble
abandonner toute théorie « intellectualiste » de l’action, il fait pourtant de la conscience l’attribut
essentiel de la volition. Il refuse certes l’existence d’un lien causal entre état de conscience et
action délibérée, mais ne défend pas pour autant l’idée d’une étanchéité absolue entre la faculté
de connaître, de juger et celle de désirer, de vouloir - entre notre capacité théorique à se

  255 
représenter des buts à atteindre, et la capacité pratique à mettre en œuvre les moyens en vue
d’obtenir ces fins. Les considérations sur l’irrationalité pratique ne peuvent être écartées
facilement pour quiconque s’interroge sur les explications possibles du manque de contrôle sur ce
qui nous meut. De même, la définition de la volonté comme force liée au jugement rationnel ne
semble pas totalement évincée, ce qui peut parfois rendre la lecture du texte de Ribot difficile : la
volonté semble parfois désigner à nouveau une instance dont la fonction, souvent mise à mal,
serait d’exécuter nos jugements.

Outre la filiation hypothétique avec Descartes à propos des âmes faibles que nous avons
soulignée, au chapitre II, on peut remarquer une parenté, certes très différente, avec Montaigne.
Ce dernier insiste sur l’opacité et la contradiction naturelle des mobiles humains, notamment dans
le premier chapitre du livre II des Essais, intitulé « De l’inconstance de nos actions ». Montaigne
perçoit la volonté comme instable, intermittente, inconstante chez la plupart des hommes. On a ici
affaire à un éloignement considérable de la thèse cognitive socratique qui refusait la possibilité
même de l’akrasia sous prétexte que le choix du mal ne peut relever que d’une erreur de calcul
rationnel. L’opacité des mobiles humains vient chez Montaigne supplanter la puissance du
jugement clair :

Notre façon ordinaire, c’est d’aller après les inclinations de notre appétit […]. Nous
ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons, et changeons comme cet
animal [le caméléon] qui prend la couleur du lieu où on le couche. Nous flottons entre divers avis :
nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment 679.

La volonté est subordonnée au corps, aux appétits, aux passions, aux fluctuatio animi. Elle
constate plus qu’elle ne génère nos préférences et nos actions, et flotte, change au gré de nos
appétits. On peut donc ici parler d’une naturalisation, ou du moins d’une normalisation relative
de l’irrésolution déjà chez Montaigne. Mais si Ribot comme Montaigne insistent sur la rareté des
caractères fermes, résolus, des volontés fortes et constantes, le premier en fait toujours le modèle
sain de la volonté, par contraste avec les formes plus ou moins morbides de sa faiblesse, dont
l’irrésolution fait certainement partie.

En envisageant d’observer toutes les façons dont la volonté se défait, Ribot déploie une
diversité remarquable d’exemples dans un ouvrage qui rend compte de façon inédite de la variété
679
MONTAIGNE, M., Essais, II, 1, « De l’inconstance de nos actions », [A-C] pp. 332-333.

  256 
complexe des dysfonctionnements possibles de la faculté volitive. Cette multiplicité d’exemples
de pathologies du pouvoir volontaire est, comme pour la mémoire ou la personnalité, puisée chez
différents médecins et physiologistes680. L’authenticité des témoignages n’est pas vraiment
questionnée, et le caractère anecdotique de certaines remarques amène sans doute les lecteurs qui
lui sont contemporains (et ceux d’aujourd’hui) à douter de leur validité scientifique. C’est tout de
même sur la base de ces études de cas que Ribot choisit d’observer de quelles façons la volonté
peut se « dissoudre ». Il observe d’abord, dans le premier chapitre des Maladies de la volonté, les
situations où l’action fait défaut : l’impulsion à agir est trop faible, voire nulle. C’est le cas de
l’aboulie, mais aussi de l’irrésolution. Il se penche ensuite, dans un second chapitre, sur les cas où
il y a action, mais absence de contrôle de la part de l’agent sur cette action. Ici, deux sous-
catégories se dessinent : tantôt la volonté semble d’emblée absente et la conscience le plus
souvent inexistante, tantôt la volonté est vaincue au terme d’une lutte souvent douloureuse dont
l’individu, cette fois, est tout à fait conscient :

[Nous diviserons les faits] en deux groupes : 1° ceux qui, étant à peine conscients (si
même ils le sont), dénotent une absence plutôt qu'un affaiblissement de la volonté ; 2° ceux qui
sont accompagnés d'une pleine conscience, mais où, après une lutte plus ou moins longue, la
volonté succombe ou ne se sauve que par un secours étranger 681.

Le troisième chapitre porte sur la façon dont l’attention volontaire se défait ; en effet, la
volonté ne concerne pas seulement la capacité d’agir intentionnellement, mais aussi celle de
choisir ce sur quoi notre attention se porte. Dans le quatrième chapitre, Ribot s’intéresse
principalement à l’hystérie comme au type même de morbidité où la volonté échoue à se
constituer. Enfin, l’extase, le somnambulisme et l’hypnose retiennent son attention dans le dernier
chapitre.
Cette typologie ne va pas sans poser le problème de la définition de l’état morbide ; la
continuité entre phénomènes pathologiques et normaux postulée par Ribot, comme on vient de la
voir, rend difficile la classification de certains cas dans les limites trop poreuses de la maladie.
L’impulsion brusque, l’irrésolution et la paresse, bien qu’objets de son livre, ne sont ainsi pas
morbides en elles-mêmes. Elles deviennent le fait d’un individu malade lorsqu’elles imprègnent

680
Pour ne citer qu’eux, on retiendra Pinel (Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, 1800), Briquet
(Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie, 1847), ou encore Griesinger (Traité des maladies mentales, 1865).
681
MV, p. 72.

  257 
le caractère de celui-ci au point d’anéantir toute capacité de combattre les tendances
hypertrophiées agissant à ses dépens, voire d’anéantir toute propension à vouloir – on retrouve
ici, étonnamment, une conception similaire à celle de Canguilhem évoquée plus haut : la maladie
est une perte de plasticité fonctionnelle. Reste à savoir si c’est là le fait d’un caractère malade de
façon constitutive, innée, ou si cette imprégnation est acquise, accidentelle, éphémère. C’est la
chronicité de l’incapacité qui constitue le critère de différenciation souvent implicite que Ribot
choisit pour parler de maladie : l’occurrence de phénomènes ponctuels, éphémères, isolés ne
suffit pas à qualifier l’individu concerné de malade. Il y a maladie si l’état réapparaît
régulièrement, affectant ainsi durablement et profondément le caractère de l’individu sur le long
terme. On peut suggérer, en ce sens, que l’ordre des chapitres des Maladies de la volonté n’ait
rien d’anodin et progresse ainsi des cas les moins évidemment pathologiques aux cas plus
extrêmes, qui révèlent une absence totale de contrôle de l’individu sur ses actions.

A. LA VOLONTÉ AFFAIBLIE PAR MANQUE D’IMPULSION

L’objet de cette partie est de tenter d’examiner de façon critique les analyses faites par
Ribot sur les divers types de défaillances en lien avec l’impossibilité du mouvement volontaire.
L’analyse physiologique et « dissolutive » proposée diffère sensiblement des analyses
philosophiques de la volonté faites avant lui, et réinterroge à nouveaux frais les notions de
motivation, d’effort et d’impulsion. Plutôt que d’insister sur l’irrationalité de la faiblesse de la
volonté, sur un mode qui paraîtrait présupposer une forme de dualisme dont il veut se défaire,
Ribot ouvre la voie aux recherches qui seront plus tard entreprises en neurosciences. La diversité
et les nuances des maladies de la volonté méritent d’être reconnues et observées d’un point de
vue scientifique avant qu’on puisse envisager à leur propos des spéculations philosophiques et
éthiques qui risquent d’ailleurs toujours de réduire cette variété de niveaux, de manifestations,
d’intensité de pathologies sous le vocable monolithique et souvent obscur d’akrasia.

  258 
1/ Les différents stades possibles de l’impuissance de la volonté

L’impuissance de la volonté peut s’observer à différentes étapes du processus décisionnel.


Ribot n’établit pas de distinction précise entre ces niveaux d’aboulie, même s’ils sont
implicitement évoqués dans son travail. Une volonté malade peut certes confiner à l’irrésolution,
moment qui a sans doute le plus intéressé les philosophes, avec celui, postérieur, de la
« mauvaise » décision ; mais on observe des pathologies en amont comme en aval de ces deux
moments. Il nous a semblé utile de les mettre ici en évidence :

- En premier lieu, l’individu peut se trouver dans l’incapacité de générer des options : ce stade
primaire de la création de possibles a particulièrement été négligé et continue à l’être aujourd’hui
en neurosciences comme en psychologie comportementale. En effet, les expériences menées
aujourd’hui dans le cadre de ces disciplines reposent souvent sur un panel d’options pré-arrangées
en amont, entre lesquelles l’individu observé doit choisir. Certes la vie courante nous met souvent
en face de situations dans lesquelles les options sont déjà existantes : prendre un café ou un thé,
avec ou sans sucre. Mais l’agent est parfois amené à créer, à générer ses propres options. Non pas
ex nihilo, mais sans facteurs qui viendraient, de l’extérieur, clairement les énumérer pour lui. En
l’absence d’options suggérées par la situation dans laquelle l’individu se trouve, aucune initiative
n’est prise par l’individu malade, qui ne parvient pas à se projeter, à imaginer ni identifier
spontanément de possibles activités à venir 682. De nombreux ouvrages littéraires comptent
pourtant des exemples d’abouliques en ce sens précis - on y reviendra : incapables de percevoir
comme d’imaginer des options, ils souffrent de ce qu’on appellerait aujourd’hui un déficit
cognitif plutôt que moteur, et le terme d’aboulie, ici, pourrait renvoyer justement à l’étymologie
alternative, mentionnée plus haut, qui en faisait un manque d’activité intellectuelle, de réflexion.

682
La littérature anglo-saxonne contemporaine parle aujourd’hui d’AAD : l’auto-activation deficit est une forme
sévère d’apathie qui rend tout comportement initié par soi impossible. Précisons que pourtant, le patient atteint
d’AAD est sensible aux stimuli externes qui lui demandent d’agir : une tierce personne peut ainsi initier un
mouvement chez le patient, qui, sans cela, serait resté inactif, manifestant ainsi une sorte d’akinésie psychique dont
les causes seraient à chercher dans certaines lésions du cerveau. (voir notamment LAPLANE, D., et DUBOIS, B.,
« Auto-Activation deficit: A basal ganglia related syndrome », Movement Disorders, 16: 810–814, 2001.)

  259 
L’état d’esprit des patients atteints de ce type de maladie se caractérise en effet par une sorte de
vide mental, que Ribot décrit à sa manière.

- Le second stade d’apparition possible de l’aboulie est le plus connu : il s’agit de


l’impossibilité de décider. L’irrésolution suppose cette fois la reconnaissance des options
possibles qui sont générées par l’individu lui-même ou proposées de l’extérieur, et qui
apparaissent clairement à l’individu qui doit maintenant choisir. Il s’agit là d’une forme
synchronique de l’indécision, en ce sens qu’elle implique la prévision d’une multiplicité
d’options jugées également valables au même moment, et dont une seule peut être choisie. Nous
reparlerons de cette incapacité de sélectionner une option particulière lorsque nous évoquerons la
maladie du doute. La crainte de l’engagement peut aussi jouer un rôle dans cette phase
indécisionnelle : on peut ici par exemple penser à Adolphe, le personnage éponyme du roman de
Benjamin Constant (1816). Adolphe ne veut pas choisir : il ne veut qu'être libre ; et toute décision
est à la fois un engagement, et un renoncement.

- Le troisième stade possible de manifestation d’une volonté impuissante advient au moment


du passage à l’action ; il s’agit d’une forme diachronique d’irrésolution cette fois, au sens où il y
a succession de jugements contradictoires. La décision est prise, et pourtant elle peine à se
traduire en action. L’action ne peut pas s’engager même si la sélection est opérée en amont. Il
s’agit pour ainsi dire d’une faiblesse post-délibérative, manifestant un déficit sans doute moteur
(musculaire, nerveux), mais aussi, dans une certaine mesure, cognitif. Cette aboulie de dernière
minute pourrait ainsi se comprendre comme une impossibilité de sélectionner et de programmer
toute la chaîne de mouvements nécessaires pour réaliser une action. Le sujet n’exécute pas
l’action au dernier moment, alors même que sa décision était prise et qu’aucun facteur externe ne
venait contrarier l’exécution de l’action.

- Le dernier stade observable de l’aboulie diffère subtilement du troisième ; il consiste en un


abandon rapide de l’action initiée. L’option possible est perçue, la décision est prise, l’action est
entreprise, mais abandonnée aussitôt. Ici, il semble que la cause soit à chercher dans un contraste
entre le coût de l’action en termes d’effort tel qu’il avait été anticipé, et le coût réel, tel qu’il est
perçu une fois l’action initiée. La décision n’avait rien coûté quant à elle, et cette absence d’effort

  260 
lors de la prise de décision portant sur une action à venir, et non immédiate, a pu faire sous-
estimer la fatigue corrélative à l’action elle-même. Il se peut aussi que la valeur de la décision
prise change avec le temps : une action qui nous semblait d’abord bonne nous semble finalement
mauvaise : nous changeons d’avis. C’est sans doute ce que Descartes a voulu mettre en valeur
lorsqu’il insiste, à la fin de la seconde maxime de la morale par provision, sur l’importance de la
fermeté de nos décisions, quitte à assumer le risque de s’être trompé (« Et ceci fut capable dès
lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les consciences
de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes
les choses qu’ils jugent après être mauvaises »). Après coup, mon action me semble finalement
soit trop coûteuse en termes d’effort, soit mauvaise. Dans les deux cas, mon avis change entre le
moment où l’action est initiée et le moment où l’action est en train de s’effectuer. On peut penser
ici au passage de L’Idiot de Dostoïevski évoquant à ce regret quasi immédiat de l’homme qui se
marie :

Dans la réalité, il est bien rare que les fiancés se sauvent en sautant par la fenêtre au
moment de se marier, car, toute autre considération à part, c’est un geste qui n’est pas à la portée
de chacun. Cependant, beaucoup de fiancés, entre les gens estimables et non dépourvus d’esprit,
se sont sentis, au moment de se marier, dans l’état d’âme de Podkoliossine. Tous les maris ne
crient pas non plus, à tout propos : « Tu l’as voulu, George Dandin ». Mais, mon Dieu, combien
de millions et de millions de fois les maris de tout l’univers n’ont-ils pas répété ce cri du cœur
après leur lune de miel, quand ce n’était pas le lendemain de leur noce ? 683

Nastasia Philippovna s’engage auprès de Gania, puis de Rogojine, puis du Prince


Mychkine, « l’Idiot », pour finalement s’enfuir avec Rogojine, puis disparaître trois fois, dont
l’une pour revenir vers le prince. Elle met ses soupirants dans l’indécision la plus douloureuse, au
point d’éveiller des envies de meurtre chez Rogojine. Son instabilité déclenche les plus vives
passions, d’abord chez son tuteur Totsky, puis chez Gania, et enfin chez Rogojine.

La procrastination est la conséquence la plus attendue de la difficulté de passer à l’action


et du renversement évaluatif, même si l’on peut aussi imaginer sans peine des cas d’abandon
complet de l’action par découragement, sans qu’elle soit du tout remise à plus tard. En sciences
du comportement, les psychologues anglo-saxons parlent d’« optimistic beliefs » ou de « bad

683
DOSTOÏEVSKI, F., L’idiot, Paris, Gallimard, 1998, p. 559-560.

  261 
prior beliefs » ou encore d’ « unrealistic bias »684 pour désigner cette inclination à souvent sous-
estimer la probabilité d’événements futurs négatifs - et à surestimer la probabilité d’événements
futurs positifs. La procrastination s’expliquerait par un optimisme naïf portant sur nos capacités à
œuvrer de façon efficace dans un avenir plus ou moins proche, par rapport à nos capacités à agir
maintenant. Nous faisons spontanément confiance à la force de notre volonté, comme s’il était
évident que nous ayons un contrôle sur nos actions et notre capacité de persévérer dans une tâche
choisie.
On peut aussi observer un changement de direction qui ne ferait abandonner l’action
qu’au profit d’une autre, pas forcément moins exigeante en termes d’effort, mais qui
n’apparaîtrait comme plus désirable qu’au moment où l’action initialement choisie est
commencée. On peut en effet être amené à penser, non pas après coup, mais pendant l’action, que
celle-ci ne va pas nous apporter ce que nous avions escompté. Nous la remplaçons alors par une
autre.
Derrière les explications « rationnelles » que l’on est tenté d’avancer à propos de ces
divers stades de l’impuissance de la volonté se cache tout un travail souterrain de résistances
complexes, souvent inconscientes, que Ribot cherche à mettre en relief. La tendance naturelle au
moindre effort, mais aussi l’instabilité du caractère, notamment, permettent ainsi de repenser cet
abandon ou remplacement soudain d’une action pourtant visée, décidée, voulue et même
commencée ; de mieux comprendre l’impossibilité à imaginer des cours possibles de l’action, à
choisir parmi des options possibles, ou à initier une action. Il est plus adéquat de parler de
faiblesses, au pluriel, de la volonté, que de faiblesse de la volonté en employant un singulier
vague et trop généralisant. Tantôt synchroniques, tantôt diachroniques, les affaiblissements du
vouloir sont protéiformes, et toujours plus ou moins morbides. Ribot passe ainsi de façon parfois
indifférenciée du pathologique au normal, et vice versa, au cours de l’analyse des caractéristiques
de l’aboulie et de l’apathie qu’il propose.

684
Cf. JEFFERSON, A., BORTOLOTTI, L., KUZMANOVIC, B., « What is unrealistic optimism ? », Consciousness
and Cognition, vol. 50, April 2017, pp. 3-11.

  262 
2/ Apathie et aboulie

« Aboulie » vient du grec boulè, qui se traduit autant par « réflexion » que par
« volonté » : cette ambivalence peut se comprendre si l’on considère que l’aboulie peut en effet
être notamment caractérisée par le ralentissement des fonctions mentales, du cours de la pensée,
et du délai de l’évocation des souvenirs 685. Mais Ribot ne semble pas considérer ce symptôme
comme essentiel à la description de la maladie ; et s’il y a ralentissement, il n’y a pas pour autant
disparition des capacités intellectuelles. Il choisit d’ailleurs souvent de se concentrer sur l’aboulie
des individus jugés « intelligents », tout à fait conscients de leur impuissance à agir et capables de
juger de façon critique leur situation. On a vu que Ribot considérait qu’ils sont les cas « les plus
intéressants ». Ce choix s’explique par la richesse des témoignages introspectifs, qui éclairent en
effet de façon détaillée et subtile les symptômes divers de la maladie. Les médecins Esquirol et
Bennett rapportent des cas d’hommes incapables d’agir bien que sachant exactement ce qu’ils
devraient faire, extrêmement lucides sur leur incapacité d’initier l’action – animés, même, du
désir d’agir – et souvent aptes à décrire leur désarroi avec talent.
Ribot semble n’admettre qu’une différence de degré entre aboulie et apathie : l’aboulie est
réduite à l’exacerbation pathologique de l’apathie. L’apathie renvoie pourtant, à strictement
parler, à une simple indifférence, à une absence de réaction aux stimuli. Elle peut être sensitive et
émotionnelle, se manifestant alors par la perte de la sensibilité et l’émoussement affectif. Elle
peut être cognitive et affecte alors la planification, la capacité de mettre en place des stratégies, à
agir adéquatement, avec flexibilité. Elle peut mêler les deux ; et pour Ribot, l’aspect affectif est à
la source de l’aspect cognitif et pratique donnant lieu à l’absence d’initiative concrète. Les deux
phénomènes, apathie et aboulie, font partie de ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui les troubles
cliniques de la motivation, et les caractéristiques de la première se retrouvent chez les patients
atteints de la seconde. Mais outre les symptômes évoqués ci-dessus à propos de l’apathie, on
trouve chez les abouliques un déficit d’attention qui affecte la spontanéité de l’action comme du
langage ; un certain misonéisme qui confine, au mieux, aux gestes les plus routiniers, les plus
automatiques. Ribot perçoit tous ces aspects de l’aboulie, mais n’en fait pas pour autant une
pathologie foncièrement différente de l’apathie. Dans les deux cas, il y a perte d’auto-activation :
685
On nomme ce phénomène la bradyphrénie, ou bradypsychie (du latin bradus, lent) en psychopathologie
contemporaine.

  263 
l’action ne peut pas être déclenchée délibérément, ou, si elle parvient à s’initier, elle ne se
maintient pas.

a. L’état dépressif, cause et conséquence de l’apathie

L’aboulie présente diverses caractéristiques, dont certaines ne se trouvent pas


nécessairement chez tous ceux qui sont affectés par cette maladie. C’est le cas de l’impression
d’un vide mental, mentionné plus haut à propos du stade « primaire » de l’aboulie :
l’engourdissement affectif est parfois tel que le patient ne ressent rien d’autre qu’une indifférence
affective qui inhibe tout désir, toute projection dans l’avenir. Certains abouliques, sentant avec
une grande vivacité qu’ils devraient agir, se désolent de leur inactivité. Leur impotence devient la
source d’une autodépréciation anxiogène : c’est le cas de Thomas de Quincey.

Un auteur qu'il faut toujours citer pour les faits de psychologie morbide, Th. de Quincey,
nous a décrit d'après sa propre expérience cette paralysie de la volonté. L'observation est d'autant
plus précieuse qu'elle est due à un esprit subtil et à un écrivain délicat 686.

Il nous a semblé nécessaire ici de reproduire le passage des Confessions d’un mangeur
d’opium anglais (1821) cité par Ribot, avant de chercher à nous pencher sur les commentaires
qu’il en tirera.

Cet état de torpeur intellectuelle, je l'ai éprouvé plus ou moins durant les quatre années
que j'ai passées sous l'influence des enchantements circéens de l’opium. C'était une telle misère
qu'on pourrait dire en vérité que j'ai vécu à l'état de sommeil. Rarement j'ai pu prendre sur moi
d'écrire une lettre : une réponse de quelques mots, c'est tout ce que je pouvais faire à l'extrême
rigueur, et souvent après que la lettre à répondre était restée sur ma table des semaines et même
des mois. Sans l'aide de M..., aucune note des billets soldés ou à solder n'eût été prise, et toute
mon économie domestique, quoiqu'il advint de l'économie politique, fût tombée dans une
confusion inexprimable. C'est là un point dont je ne parlerai plus et dont tout mangeur d'opium
fera finalement l'expérience : c'est l'oppression et le tourment que causent ce sentiment
d'incapacité et de faiblesse, cette négligence et ces perpétuels délais dans les devoirs de chaque
jour, ces remords amers, qui naissent de la réflexion. Le mangeur d'opium ne perd ni son sens

686
MV, p. 40.

  264 
moral ni ses aspirations : il souhaite et désire, aussi vivement que jamais, exécuter ce qu'il croit
possible, ce qu'il sent que le devoir exige ; mais son appréhension intellectuelle dépasse infiniment
son pouvoir non seulement d'exécuter, mais de tenter. Il est sous le poids d'un incube et d'un
cauchemar ; il voit tout ce qu'il souhaiterait de faire, comme un homme cloué sur son lit par la
langueur mortelle d'une maladie déprimante, qui serait forcé d'être témoin d'une injure ou d'un
outrage infligé à quelque objet de sa tendresse : il maudit le sortilège qui l’enchaîne et lui interdit
le mouvement; il se débarrasserait de sa vie s'il pouvait seulement se lever et marcher ; mais il est
impuissant comme un enfant et ne peut même essayer de se mettre sur pied 687.

Oppression, tourment, remords, amertume, apparaissent comme autant de symptômes


d’une véritable torture intérieure surgissant, ici, au troisième stade, celui du passage à l’action,
décrit plus haut : l’activité à entreprendre apparaît clairement, sans que le corps puisse se mouvoir
– et c’est la conscience de cette contradiction même qui fait souffrir De Quincey. Le champ
lexical de l’envoûtement traduit bien cette impuissance incompréhensible : l’auteur, sous l’effet
d’un « sortilège », se sent possédé par un « incube », un démon intérieur pesant sur lui au point de
le déposséder de toute autonomie.
Il peut sembler étonnant que Ribot insiste sur l’expérience d’un toxicomane pour décrire
l’aboulie ; la prise d’opium est chez De Quincey un facteur déterminant, qui n’explique
cependant pas l’aboulie d’autres individus sans addiction notoire. Mais cette condition, pourtant
cruciale, intéresse peu Ribot ; les causes immédiates (ici les effets physiologiques de la prise
d’opium) et les manifestations de l’aboulie seules retiennent son attention, et l’on retrouve des
symptômes similaires dans d’autres cas d’aboulie sans addiction. Dans le cas de Thomas de
Quincey, mais aussi d’autres patients non toxicomanes comme Amiel, on observe que la volition
est en réalité illusoire. Plus précisément, elle est réduite à la velléité, c’est-à-dire à l’état de
conscience sans impulsion, sans enracinement physiologique assez solide pour motiver l’action.
On a affaire à une sorte d’indifférence de l’organisme aux incitations reçues. Il importe peu de
savoir si cette indifférence est provoquée par l’opium ou par un choc émotionnel, ou si elle est
sans cause identifiable. L’intelligence permet une introspection détaillée et une connaissance
exacte des motifs qui devraient pousser à agir ; mais les sensations qui devraient leur être
associées sont trop faibles :

687
Ibid., pp. 41-43. Cf. DE QUINCEY, T., Confessions of an English opium-eater (1821), New York, Heritage
Press, 1950 (trad.fr. V. Descreux, Paris, Stock, 1903, pp. 282-283). L’italique ne se trouve pas dans le texte
original.

  265 
D'où vient cette impuissance de la volonté ? Ici commencent les inductions. Il n'y a que
deux hypothèses possibles sur sa cause immédiate : elle consiste en un affaiblissement ou bien des
centres moteurs ou bien des incitations qu'ils reçoivent. La première hypothèse n'a, en sa faveur,
aucune raison valable. Du moins, on en sait trop peu sur ce point, même pour conjecturer. Reste la
seconde. L'expérience la justifie. Esquirol nous a conservé la réponse remarquable que lui fit un
malade après sa guérison. « Ce manque d'activité venait de ce que mes sensations étaient trop
faibles pour exercer une influence sur ma volonté [ »]688.

Les causes immédiates sont donc finalement davantage à chercher du côté de la faiblesse
des stimulations que du côté des « centres moteurs ». Il faut d’emblée écarter une confusion
possible : Ribot ne parle pas d’une faiblesse des stimuli eux-mêmes, des stimulations extérieures,
mais d’une faiblesse des sensations provoquées par ces stimuli (on a vu avec Fechner qu’il ne
s’agissait pas là de la même chose). Les « incitations » sont ici les sensations qui à leur tour, de
l’intérieur, devraient normalement stimuler les « centres moteurs ». La définition comme la
localisation exacte de ces derniers n’est cependant pas toujours claire : tantôt il s’agirait de
centres situés dans l’écorce cérébrale (« corps strié »), tantôt de centres nerveux disséminés dans
tout le corps, voire même de centres sensori-moteurs incluant parfois l’action des muscles et de la
circulation sanguine. Il ne s’agit pas ici d’exposer les diverses hypothèses anatomiques dont les
remarques de Ribot se nourrissent ; dans ce passage, ce qu’il semble dire, c’est que le système
nerveux de l’individu est probablement opérationnel, mais qu’il est en quelque sorte anesthésié.
C’est l’atténuation de la propension à sentir qui semble d’abord importer. Le témoignage de De
Quincey ne semble pourtant pas remettre en cause la force des incitations perçues avec une
grande acuité par le malade : il a la claire impression d’ardemment désirer réaliser ses projets. Ce
désir, comme état de conscience, ne peut cependant pas inciter les centres moteurs parce qu’il
repose sur de trop faibles sentiments. Il n’est pas toujours facile de comprendre les distinctions
opérées entre sensation, sentiment et idée, ni donc de déterminer ce qui est en amont et ce qui
vient en aval, comme dans ce passage :

Si ces malades ne peuvent vouloir, c'est que tous les projets qu'ils conçoivent n'éveillent en
eux que des désirs faibles, insuffisants pour les pousser à l'action. Je m'exprime ainsi pour me
conformer à la langue courante ; car ce n'est pas la faiblesse des désirs, à titre de simples états
psychiques, qui entraîne l'inaction. C'est là raisonner sur des apparences. Comme nous l'avons
montré précédemment, tout état du système nerveux, correspondant à une sensation ou à une idée,
se traduit d'autant mieux en mouvement qu'il est accompagné de ces autres états nerveux, quels

688
MV, p. 50.

  266 
qu'ils soient, qui correspondent à des sentiments. C'est de la faiblesse de ces états que résulte
l'aboulie, non de la faiblesse des désirs, qui n'est qu'un signe689.

Le désir ici semble être défini comme une sorte d’idée - ou de sensation « psychique »,
mais il s’agit là d’un usage assez rare que Ribot fait du terme sensation, qui ailleurs dans son
œuvre renvoie à une perception physiologique qui ne s’accompagne pas nécessairement de
conscience. Le désir comme état de conscience peut cependant être particulièrement aigu – et il
n’est pas certain que De Quincey se leurre sur l’intensité de cette idée en tant que telle. En
revanche, paradoxalement, l’état affectif, le « sentiment », ou plutôt les états nerveux qui
correspondent au sentiment (et qui devraient correspondre à l’idée) sont absents, ou si ténus qu’ils
en perdent toute efficace.

La cause est donc une insensibilité relative, un affaiblissement général de la sensibilité ; ce


qui est atteint, c'est la vie affective, la possibilité d'être ému. Cet état morbide lui-même, d'où
vient-il ? C'est un problème d'un ordre surtout physiologique. A n'en pas douter, il y a chez ces
malades une dépression notable des actions vitales. Elle peut atteindre un degré tel que toutes les
facultés soient atteintes et que l'individu devienne une chose inerte. C’est l’état que les médecins
désignent sous les noms de mélancolie, lypémanie, stupeur, dont les symptômes physiques sont le
ralentissement de la circulation, l'abaissement de la température du corps, l'immobilité presque
complète. Ces cas extrêmes sortent de notre sujet ; mais ils nous révèlent les causes dernières des
impuissances de la volonté. Toute dépression dans le tonus vital, légère ou profonde, fugitive ou
durable, a son effet. La volonté ressemble si peu à une faculté régnant en maîtresse qu'elle dépend
à chaque moment des causes les plus chétives et les plus cachées : elle est à leur merci. Et
cependant, comme elle a sa source dans les actions biologiques qui s'accomplissent dans l'intimité
la plus profonde de nos tissus, on voit combien il est vrai de dire qu'elle est nous-mêmes690.

Ribot remonte un peu plus dans la chaîne causale, et s’il maintient que ce ne sont pas les
« centres moteurs » qui sont ultimement affectés, il suggère que ce sont les « activités vitales »,
liées à la circulation sanguine et à la température du corps notamment. Cette dépression du tonus
vital serait donc, dans l’ordre, ce qui initialement provoquerait une impossibilité pour notre
système nerveux d’être affecté par des sentiments, donnant finalement lieu à l’impossibilité
d’agir. Sans possibilité d’être ému, impossibilité d’être mû. Je dois être affecté par mes désirs
pour pouvoir initier l’action désirée, ou perçue comme désirable ; l’état de conscience-désirant,
comme tel, n’a pas d’efficace, quelle que soit son intensité.

689
Ibid., p. 53.
690
Ibid., pp. 53-54.

  267 
Dans le cas de De Quincey, l’état dépressif est à la fois cause et conséquence de
l’inhibition de la sensibilité. Comme cause, il correspond à cette asthénie, voire anesthésie ; à cet
affaiblissement, cette fatigue nerveuse et sensitive purement physiologique. Comme
conséquence, l’état dépressif se fait mélancolie particulièrement douloureuse et se fait donc
sentiment – l’individu se sent dépossédé de lui-même, il ne se reconnaît plus, ne se connaît plus,
puisqu’incapable de s’identifier avec ce qu’il veut, ou plutôt ce qu’il désire vouloir. Cette
mélancolie, loin d’encourager l’action, accentue en retour la paralysie du vouloir. La douleur
psychologique, associée à l’anxiété et à la culpabilité ressenties par l’individu aboulique, affaiblit
les nerfs de celui-ci, qui se retrouve ainsi pris dans le cercle vicieux que l’on avait déjà observé
chez Amiel. Ainsi l’état dépressif physiologique évoqué ci-dessus, à l’origine de l’incapacité
d’agir, semble pouvoir lui-même naître de la mélancolie. Ribot souligne ainsi combien la
mélancolie peut à la fois résulter de l’aboulie et y contribuer. Le mélancolique présente un type
de personnalité qui confine à la « torpeur, impossibilité d'agir et même de vouloir, inaction
insurmontable pendant de longues heures, bref, cette « aboulie » dont nous avons étudié toutes les
formes en parlant des maladies de la volonté 691 ». Là encore, il nous faudra revenir sur les
conditions de la possible force causale d’un état de conscience : puisque Ribot insiste sur
l’inefficace de tout état de conscience pris en lui-même, c’est que la mélancolie n’est pas
uniquement un état de conscience, mais qu’elle est, comme tout sentiment efficient, un composé
psychophysiologique. Les abouliques ne semblent pas tous sujets à la mélancolie, ni voués aux
extrêmes souffrances psychologiques endurées par De Quincey.

b. Paresse, vieillesse, fatigue : la tendance au moindre effort

On dirait que tu as la flemme de vivre692.

Si la forme extrême de l’aboulie mélancolique peut mener à une véritable « crise


d’identité », de dépersonnalisation ou de métamorphose de l’individu 693, sa forme moins violente

691
MP, pp. 59-60.
692
GONTCHAROV, I., Oblomov, Paris, L’âge d’homme, 1988, p. 169.
693
MP, p. 59 : « Dans le cas de l'hypochondrie, lypémanie, (du grec lypê chagrin) mélancolie (avec toutes ses
formes), nous trouvons des altérations de la personnalité qui comportent tous les degrés possibles, y compris la
métamorphose complète ».

  268 
se retrouve chez tout un chacun. L’apathie est cousine de la paresse, et Ribot insiste sur la
tendance naturelle de la vaste majorité des individus à privilégier le moindre effort. C’est à cette
tendance qu’il consacre le quatrième chapitre de La Vie inconsciente et les mouvements 694 (1914).
Puisque nous manifestons une « aversion naturelle pour la peine et la douleur 695 », nous
répugnons naturellement à l’effort, qui génère douleur et fatigue : « la répugnance à l’effort est
primitive, instinctive, spontanée. Plus tard, par le fait de l’expérience, elle devient réfléchie ;
l’effort est évité, parce qu’il est pénible et douloureux 696 ». Paresse comme apathie sont
simplement les manifestations visibles d’une asthénie instinctive à laquelle l’individu, hélas, ne
peut rien : Ribot semble ainsi refuser de considérer la paresse comme un vice dont les paresseux
seraient responsables.

Les moralistes ont beaucoup écrit sur la paresse, mais en se bornant à l'étudier comme vice
dans ses effets nuisibles à l'individu, à son entourage, à la société. Ils négligent ses causes ou
l'attribuent simplement à un défaut de volonté que l'éducation peut guérir. Cette affirmation est
très douteuse pour la plupart des cas. Le psychologue qui, lui, n'a pas à prendre l'attitude d'un juge
devant un coupable, mais à expliquer, cherche ailleurs. Ceux qui, dans ces derniers temps, se sont
occupés pratiquement de la pédagogie anormale ont rendu de grands services. Ils ont constaté que
la paresse congénitale, la vraie, a pour cause la faiblesse organique et mentale 697.

Remarquons en passant que Ribot considère que les moralistes ont tort (de voir dans la
paresse un vice qui peut se guérir) dans « la plupart des cas » seulement, et que puisqu’il y a une
« vraie » paresse, c’est donc qu’il semble en exister une autre, fausse peut-être, mais paresse tout
de même. L’éducation peut-elle remédier à cette autre paresse plus superficielle ? Et à quoi serait-
elle due ? Qui qu’il en soit, Ribot se réfère ici notamment à l’étude médico-pédagogique intitulée
Les Anomalies mentales chez les écoliers, coécrite par J. Philippe et G. Paul-Boncour (1905). Il se
propose d’élaborer une « psychologie du repos »698 qui cherche à identifier les diverses
manifestations de la tendance au moindre effort ; nous nous concentrerons ici sur les
manifestations qui font écho aux maladies de la volonté.

694
Chapitre intitulé « Le moindre effort en psychologie ».
695
RIBOT, T., La vie inconsciente et les mouvements, Paris, Alcan, 1914, p. 158.
696
Ibid., p. 155.
697
Ibid., pp. 123-124.
698
Ibid., p. 121.

  269 
« L'état désigné sous les noms d'apathie et d'inertie est la manifestation la plus complète
de la tendance au moindre effort 699 ». Apathie et inertie sont ici employés comme synonymes, ce
dernier terme étant ici défini comme la « répugnance extrême à toute activité700 ». Après avoir
reconnu que le terme d’inertie fait d’abord partie du vocabulaire des physiciens, en mécanique, et
qu’il ne peut être employé que métaphoriquement (et inadéquatement) en psychologie, Ribot
précise bien que l’inertie dont il parle ne peut pas être totale et que l’hypothèse d’une tabula rasa
sensitive est improbable. « Tout organisme, même une amibe, a son irritabilité propre. Le
mouvement précède la sensation701 ». L’individu apathique, qualifié aussi de flegmatique ou
lymphatique702, n’est donc pas absolument immobile, mais il présente un ralentissement de toutes
les fonctions vitales qui permet, selon Ribot, de le rapprocher du type végétatif. Deux sous-
catégories d’apathie sont mentionnées : la paresse, mais aussi la vieillesse, « la paresse [étant] une
vieillesse anticipée703 ». Ribot se livre à une description méticuleuse des symptômes anatomiques
et psychologiques de la vieillesse, et affirme qu’ils sont similaires à ceux observables chez les
« vrais » paresseux :

La caractéristique générale de la vieillesse est anatomiquement l’atrophie des éléments


supérieurs (tissu musculaire, nerveux) avec développement du tissu inférieur (conjonctif). Une
partie des vaisseaux capillaires se détruit, réduisant ainsi l'afflux sanguin. Il y a diminution de
poids et de volume du système nerveux central et périphérique, du poumon, du foie, des glandes
lymphatiques (Merckel, Metchnikoff), la musculature flasque ne permet plus de maintenir le corps
droit et ferme ; les mouvements sont lents et sans précision. Pour le cerveau, la diminution des
échanges, les modifications chimiques et surtout la prolifération du tissu conjonctif ont pour effets
une dégénérescence des cellules dont le noyau s'emplit de pigment. Par suite apparaissent les
déchéances psychiques bien connues : affaiblissement de la mémoire, asservissement aux
habitudes, incrustation dans la routine, inaptitude à combiner et à accepter des idées nouvelles,
soumission de la volonté au joug d'autrui : elle ne peut s'affirmer et devenir une réalité. La vie
affective se rétrécit. La plupart des sentiments s'effacent ou s'éteignent. Seul l'instinct égoïste de la
conservation et le sentiment religieux qui n'en est qu'une forme - la préoccupation du salut -
restent tenaces. Par l'effet de cette décadence émotionnelle, l'imagination s'appauvrit parce qu'il
faut renoncer « au long espoir et aux vastes pensées » ; le champ de l'avenir est trop restreint pour
qu'on puisse le peupler de rêves lointains 704.

699
Ibid., p. 122.
700
Ibid.(Cf. note de pas de page).
701
Ibid., p. 119.
702
Ribot fait sans doute référence à la théorie des humeurs d’Hippocrate – le type lymphatique ou flegmatique
renvoyant à l’un des quatre tempéraments fondamentaux identifiés par le médecin grec.
703
Ibid., p. 125.
704
Ibid., p. 126. Ribot fait référence à la fable de la Fontaine intitulée Le vieillard et les trois jeunes hommes.

  270 
D’abord, on perçoit ici une hiérarchie entre sentiments primordiaux, plus ancrés, assimilés
à l’instinct (« l’instinct égoïste de la conservation, et le sentiment religieux qui n’en est qu’une
forme »), et sentiments qui « s’effacent ou s’éteignent » plus facilement, semble-t-il. La vie
affective a donc des niveaux, et son primat supposé ne concerne en fait que certains sentiments
primitifs ou instincts. Ensuite, si les descriptions anatomiques proposées dans ce bien peu
réjouissant tableau mériteraient sans doute quelques mises à jour, elles intéressent notre propos
parce qu’elles indiquent à quel point Ribot met l’accent sur les manifestations physiologiques de
l’atonie générale qui affecte le vieillard - autant que le paresseux, tous deux supposément en
proie à cette « régression » du tonus, à ce dépérissement de la vitalité musculaire et nerveuse. Si
paresse et vieillesse présentent, hélas, les mêmes symptômes, il faut donc imaginer une régression
similaire à celle du vieillard chez le paresseux. C’est pourtant difficile à admettre : la vraie
paresse, si elle est « congénitale », devrait se manifester dès la naissance, et donc correspondre à
un état constant, non à une régression.

La paresse n’est certes pas envisagée par Ribot dans une dimension morale, qui
l’assimilerait par exemple à l’acédie 705 : comme la vieillesse, elle ne se choisit pas, elle se subit ;
et si elle nous touche tous à des degrés divers, on peut supposer qu’elle devient pathologique
lorsqu’elle se fait handicap pour l’individu. Il est difficile cependant de déterminer par rapport à
quelle norme naturelle la paresse serait en réalité une régression : s’agit-il d’une dissolution qui
altère plus ou moins soudainement un individu d’abord « sain », capable de résister auparavant
plus fermement à la tentation de l’indolence ? ou s’agit-il d’une régression par rapport à d’autres
individus « sains », c’est-à-dire modérément paresseux ? L’être sain est-il alors tout simplement
celui qui se trouve dans la moyenne, ni trop ni trop peu paresseux, manifestant une sorte de
« juste milieu » amoral entre le défaut et l’excès, comme nous le mentionnions dans le chapitre
précédent ? Deux raisons empêchent Ribot de faire de la paresse une réelle maladie : d’abord, elle
provient de la tendance naturelle au moindre effort ; ensuite, cette tendance au moindre effort
peut elle-même être érigée en règle de vie, voire en philosophie.

705
Le relâchement, l’indifférence morale - et religieuse auxquels conduit l’acedia en avaient fait l’un des sept péchés
capitaux. Ces considérations n’ont évidemment pas leur place chez Ribot, qui y verrait là des spéculations reposant
sur une mécompréhension fondamentale des mécanismes psychologiques sous-jacents au phénomène de la paresse.

  271 
Le moindre effort est décrit par Ribot comme une tendance, mais aussi comme une norme,
voire un idéal. La tendance au moindre effort 706 peut s’expliquer de diverses manières :
- Les causes purement physiologiques, relatives à l’« insuffisance dans la production ou la
distribution de l’énergie 707 », conditionnent les autres. Ribot insiste sur les défaillances du tonus
musculaire et des centres nerveux moteurs.
- L’aversion instinctive pour la douleur, qui provoque l’état, physique et mental à la fois,
de fatigue, qui entraîne l’« affaiblissement de l’attention de la volonté, de la mémoire et des
facultés intellectuelles 708 ». La fatigue mentale est l’état de conscience correspondant à la fatigue
physiologique. Elle nous incline à nous éloigner de ce qui peut la causer ; elle suppose donc
d’avoir déjà fait l’expérience douloureuse d’une fatigue passée que l’on ne veut pas revivre : on
anticipe la fatigue, et on évite ainsi l’effort.
- L’absence d’intérêt ou de curiosité : Ribot en fait une cause primordiale, et définit
l’intérêt comme une disposition qui implique l’attention, mais aussi un certain « coefficient
affectif qui n'est pas toujours agréable (quoique l'opinion commune semble l'admettre), mais
souvent pénible. Une personne, un objet, un récit, une nouvelle peuvent nous captiver par le
plaisir : un obstacle imprévu, les agissements d'un rival, le malheur d'autrui, nous intéressent
désagréablement709 ». Ribot précise que cet élément émotionnel, tout capital qu’il soit, ne doit
nous affecter que modérément : au-delà, on ne parle plus d’intérêt mais d’obsession, de passion –
les conditions et manifestations physiologiques de la terreur, de la colère, du désespoir diffèrent
radicalement de celles de l’intérêt. Ribot rapproche l’intérêt de la curiosité et semble s’accorder
avec d’autres psychologues pour en faire une sorte de « sentiment intellectuel710 » ; comme tel, il
ne fait donc pas le poids par rapport à la tendance solide, plus profondément ancrée en nous, du
moindre effort. Mais comme tous les phénomènes intellectuels, l’intérêt a tout de même, lui aussi
des racines physiologiques :

Si l'on descend jusqu'aux sources dernières de l'intérêt, on les trouve dans les instincts,
tendances, dispositions qui constituent la nature active de l'homme, réagissant aux excitations qui

706
A ne pas confondre avec la loi d’économie, lex parcimoniae, qui vise une certaine efficace : « La tendance au
moindre effort en général a sa fin en elle-même, son idéal est le repos et ses résultats sont négatifs ; la loi d’économie
est un moyen pour la simplification du travail et ses résultats sont positifs ». (Ibid., pp. 131-132)
707
Ibid., p. 149.
708
Ibid., p. 153.
709
Ibid., p. 154.
710
Ibid., p. 155.

  272 
leur sont spécifiquement adaptées. L'état appelé d'intérêt n'est donc qu'un effet et l'absence
d'intérêt résulte d'un affaiblissement général ou partiel des tendances motrices : d'où la répugnance
à l'effort711.

L’explication de la tendance au moindre effort par l’absence d’intérêt se ramène donc, en


dernière instance, à un affaiblissement des tendances motrices : on en revient à la première
explication.
- La dernière cause de la tendance au moindre effort mentionnée par Ribot est « demi-
physiologique et demi-psychologique » : il s’agit de l’influence de l’habitude. « L’habitude est
une puissance organisatrice de premier ordre, mais par incrustation, elle transforme peu à peu
l’activité vive en un mécanisme purement physiologique d’où la conscience s’est retirée. Envahie
par elle, l’homme est pris dans un réseau qui comprime toute spontanéité et dispose à
l’inertie712 ». Cette « incrustation » provoque une indolence qui confine à un misonéisme
extrême. Non que le misonéisme soit la marque d’une maladie ; nous sommes naturellement
misonéistes ; le nouveau nous demande une adaptation toujours plus douloureuse, ou fastidieuse
en tous cas, que le déjà connu. Là encore, Ribot souligne la normalité du phénomène : « Je pense
que nul n'est porté à douter de cette disposition, profonde souvent cachée qui pénètre partout et a
pour effet la stagnation. C'est le misonéisme 713 ».

Cette disposition de l'esprit [le misonéisme, ndlr] est complexe. Elle résulte d'une
répugnance à l'effort et d'un défaut de plasticité. Toute innovation suppose trois moments ; une
rupture d'habitude, une adaptation nouvelle, la consolidation d'une autre habitude. Elle est rare
dans la jeunesse qui est plastique et dont la débordante activité s'adapte aisément sans effort. Plus
tard, on devient réfractaire. La volonté de l'homme moyen est d'une vigueur et d'une persévérance
médiocres ; son attention se fatigue vite. Il n'a pas tort de redouter les nouveautés ; elles exigent un
effort au-dessus de ses forces. Parfois il supportera de grands inconvénients, même des
souffrances aiguës auxquelles il s'est habitué peu à peu plutôt que de risquer l'effort nécessaire
pour s'arracher à l'habitude et à améliorer sa situation. On a fait remarquer avec justesse que ce
misonéisme a des raisons biologiques, parce qu'il est, même chez l'homme normal, une forme de
l'instinct de protection714.

Certes, le misonéisme est rarement absolu – la vie nous impose sans cesse de nous
adapter. Mais il constitue une tendance fondamentale du comportement individuel et collectif
711
Ibid., p. 156.
712
Ibid., p. 158.
713
Ibid., p. 141-142.
714
Ibid., p. 142.

  273 
humain. Au niveau social, il est peut-être plus marqué encore, puisqu’encouragé par le
conformisme. L’effort d’adaptation est pénible même dans les communautés supposées
témoigner d’une ouverture au nouveau : les arts, les sciences ne sont pas épargnés. L’habitude,
« cause à actions lentes qui débilite la tendance à l'effort715 », rend les hommes craintifs,
« réfractaires » au changement, et les « grands inconvénients » et « souffrances aiguës » auxquels
nous nous serions habitués ne sont en réalité plus ressentis comme tels, puisque la sensation
d’effort les a désertés.

On peut établir une différence entre, d’un côté, la « paresse franche », qui s’apparente à la
vieillesse ou « faiblesse sénile » et à l’asthénie, toutes deux caractérisées par une apathie
généralisée, holiste ; de l’autre, les cas dans lesquels cette même « débilité organique » qu’est la
tendance au moindre effort ne toucherait qu’une tendance spécifique, sans se propager à toutes les
autres716. On pourrait voir là un moyen de distinguer le normal (avortement partiel de quelques
tendances isolées) du pathologique, où toutes les tendances réclamant un effort sont avortées.
Pourtant, Ribot continue à voir dans la tendance au moindre effort une norme qui influe sur notre
organisme de façon générale. Puisque l’homme répugne naturellement à tout effort, on peut faire
des paresseux la norme, et des « actifs supérieurs » l’exception : « Les actifs supérieurs que nous
avons éliminés de notre étude, sont en réalité des surhommes, des génies d'une nature
spéciale717 ». Dans l’Essai sur les Passions, Ribot mentionne la rareté des grands passionnés, qui,
comme les « génies d’action » sont entraînés par une force qui distingue leur perception de
l’effort de celle de la plupart du genre humain. Tel Napoléon 718, ils ne répugnent pas au
changement, ne ressentent pas l’effort, parce qu’ils ne subissent pas, ou peu, ou tardivement, la
fatigue qui en est le signe.

Les grands actifs sont des machines dotées d'une quantité d'énergie qui semble
inépuisable, toujours prête à se dépenser, soit en œuvres éclatantes, soit tout simplement en sports,
en voyages sans but, en frivolités mondaines. Ils sont poussés par un ressort intérieur qui leur
interdit le repos719.

715
Ibid., p. 160.
716
Ibid., p. 156.
717
Ibid., p. 160.
718
Ibid., Cf note de la page 162, Ribot cite Mme de Rémusat à propos de Napoléon I er : « Il a l'air sans cesse de haïr
le repos pour lui et pour les autres » (Mémoires, t. I, p. 125).
719
RIBOT, T., La vie inconsciente et les mouvements, op.cit., p. 162.

  274 
Les hommes sont certes naturellement portés au mouvement, à l’activité, nécessaire à la
vie, mais pas à l’effort. Ribot se livre à une critique du travail déplaisant, perçu comme peine,
qu’il distingue non seulement de la tendance innée à l’activité, mais aussi de l’agitation liée à la
routine ou à la recherche des plaisirs. Le travail qui intéresse, ou celui auquel on est habitué, ne
requiert pas d’effort, n’engendre pas de fatigue. Le travailleur contraint, lui, ressent vivement la
douleur qui accompagne la nécessité de l’effort 720. L’aspiration au moindre effort, d’abord
« primitive, instinctive, spontanée 721 », devenue réfléchie grâce à la prise de conscience de la
pénibilité d’une fatigue dont il a déjà fait l’expérience, s’est même érigée en art de vivre défendu
par de nombreux courants religieux et écoles philosophiques depuis l’Antiquité : « La réflexion
est allée plus loin; elle s'est élevée à une philosophie du repos. On en trouve la preuve dans les
systèmes métaphysiques et dans les croyances religieuses qui ont placé dans le repos l’idéal de
cette vie et de la vie future 722 ». L’ataraxie, la béatitude, la contemplation, le Nirvana sont ainsi
autant de manifestations rationnelles et/ou spirituelles de l’aspiration au moindre effort.

Que l'on admette avec les uns « une cessation complète du sentir et de l'agir » ou, avec
d'autres, une sorte d'extase fixée, les raisons qui doivent déterminer les hommes à le conquérir
sont nettement déduites : il faut supprimer le désir qui est source de l'action, qui est source du
changement ; parce que tout changement, tout devenir est douloureux. C'est la doctrine de la
permanence723.

Nous pouvons illustrer ce cas de paresse choisie par l’exemple d’Oblomov, personnage
éponyme du roman de Gontcharov, publié pour la première fois en 1859. La « nolonté »
d’Oblomov illustre la paresse absolue d’un homme avachi, affalé, incapable même de générer des
intentions. Il refuse de se battre, et recherche l’insouciance de l’enfance qui ne s’encombre pas
d’engagements, ni de responsabilités : même l’amour qu’il éprouve pour Olga ne parvient pas à
anéantir son désir de nonchalance, d’immobilisme, de passivité contemplative. L’attitude

720
Ribot appuie ainsi les propos de Spencer sur le goût de l’oisiveté, bien plus primordial dans l’évolution que celui
du travail : « La plupart des hommes, dit Spencer, ne travaille que parce qu'elle y est contrainte par la nécessité. Il y
a des classes sociales entières qui ne cherchent qu'à se soustraire à la loi du travail : les criminels, les vagabonds,
les prostituées ; le goût de l'oisiveté est même un caractère qu'on trouve dans toutes les formes de dégénérescence;
car l'amour du travail étant une des formations les plus récentes de l'évolution psychique, est aussi une des
premières à disparaître.» RIBOT, T., La vie inconsciente et les mouvements, op.cit., p. 147.
721
Ibid., p. 165.
722
Ibid., p. 166.
723
Ibid., p. 167.

  275 
d’Oblomov se situe aux antipodes de celle de son ami Stolz, actif, zélé, travailleur, qui envisage
le long terme et relativise ainsi l’effort par rapport à l’anticipation de la satisfaction éprouvée
après le travail effectué. Cette satisfaction possible, future, n’intéresse pas Oblomov, qui pense à
l’effort douloureux à accomplir maintenant, dans le présent. Oblomov s’abstient de toute
délibération, de toute décision, de toute action qui lui coûterait un quelconque effort, qui
requerrait le moindre courage.
Oblomov semble incarner le type même du psychasthénique. Ribot se réapproprie la
terminologie de Pierre Janet, qui définit la psychasthénie comme un trouble mental faisant partie
de l’aboulie. L’individu est lucide, mais sa vie affective et, par conséquent, sa vie sociale, sont
inhibées. Ribot fait de la psychasthénie cette « zone intermédiaire », où l’aversion pour l’effort
est plus intense que la normale, mais pas au point de constituer une maladie à proprement parler :

Entre le sain et le morbide, il y a une zone intermédiaire où l'on peut découvrir quelques
exemples typiques de l'aversion invincible pour l'effort. Ces faits qui sont un grossissement des
formes normales, nous aideront plus tard à déterminer les causes. Ils se rencontrent surtout chez
les « psychasténiques ». Ce qu'on observe chez eux, c'est (indépendamment de l'irrésolution) une
indolence, une mollesse générale qui datent de l'enfance et ont grandi avec les années. Quelques-
uns s'adressent des injures, sans réussir à surmonter leur inertie […] beaucoup laissent tout
inachevé. Si faibles que soient leurs efforts physiques et moraux, ils s'imaginent qu'ils sont
« énormes » ; ils se plaignent d'une fatigue, et d'un « épuisement horrible » […]. Beaucoup ont
pour idéal de rester immobiles pendant des heures, assis dans un coin ou dans leur lit sans rien
faire, sans occupations, isolés, refusant tous les visiteurs. Notons aussi l'aversion pour toute
nouveauté. « Tout ce qui est nouveau me fait peur », disait à Pierre Janet l'une de ses malades,
sans se rendre compte qu'elle donnait la définition du misonéisme 724.

Oblomov est un exemple extrême de paresse exceptionnellement paralysante ; à ce degré,


elle pourrait être perçue comme la marque d’une pathologie alarmante – pourtant, parce qu’elle
est choisie, assumée par Oblomov, il semble difficile d’en faire une véritable maladie. Oblomov,
qui se désigne lui-même comme un « Platon en robe de chambre », fait de sa psychasthénie
l’instrument d’une sagesse, d’un anti-héroïsme désintéressé de toute ambition. Sans que son valet
Zakhar ne cherche à l’en dissuader, il se livre à une sorte de culte de l’oisiveté. S’il est certes
tourmenté en un sens, ce n’est pas du fait de son amour du confort : loin de réagir en culpabilisant
comme De Quincey, il n’a aucun remords à ne rien pouvoir accomplir. Oblomov, en refusant de
s’investir dans l’action, aurait presque l’impression de rendre hommage à Pascal, qui avait bien

724
Ibid., pp. 135-136, Cf. JANET, Pierre, Les Obsessions et la psychasthénie, Paris, Alcan, 1903, t. I, pp. 335 et suiv.

  276 
compris que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir
demeurer en repos dans une chambre725 ».
Derrière cette exaltation du renoncement, cette « apothéose du repos » philosophique
voire religieuse, se cache donc l’instinct très simple et quasi universel de répugnance à l’effort.
Mais il ne s’agit pas pour Ribot d’idéaliser aveuglément cette tendance au moindre effort :

Malgré cette apothéose du repos, si on en revient à la psychologie pure, à l'expérience de


tous les jours, on constate que la préférence pour l'action ou pour l'inaction dépend du
tempérament et du caractère. Si l'on juge objectivement, à la manière du biologiste, on constate
que la vie supposant un équilibre entre les dépenses et les recettes, entre l'activité fonctionnelle et
le repos, si au lieu de n'être qu'un moment et un moyen, le repos devient un envahissement, il est
le signe d'une régression726.

Ribot, en retraçant l’origine de la paresse, et plus généralement de l’apathie, montre


qu’elle émane d’une tendance naturelle, d’une norme qu’on omet de reconnaître comme telle
parce qu’elle ne correspond pas aux valeurs morales véhiculées en général par la société
« laborophile » dans laquelle nous vivons. Il nous aide à penser que certaines pathologies liées à
l’impuissance du vouloir sont en réalité plus proches de la norme que ne le sont les caractères
décidés, intégrés, univoques à la Stolz : la paresse est largement répandue, et les individus dont la
volonté est « forte » sont rares dans les faits. La force de la volonté ne constitue nullement une
norme au sens de ce qui peut être considéré comme commun, généralement observable.

Qu'on remarque aussi comment cette maladie bizarre qu'on nomme l'aboulie s'explique
maintenant sans difficulté, et avec elle les formes analogues étudiées plus haut, et même cette
simple faiblesse de la volonté à peine morbide, si fréquente pourtant chez les gens qui disent
vouloir et n'agissent pas. C'est que l'organisme individuel, source d'où tout sort, avait deux effets à
produire et n'en produit qu'un : l'état de conscience, le choix, l’affirmation ; mais les tendances
motrices sont trop faibles pour se traduire en actes. Il y a coordination suffisante et impulsion
insuffisante727.

La volonté semble ici décrite comme le résultat d’un processus double, à la fois
« coordinateur » et moteur, dont les dysfonctionnements s’expliquent par l’affaiblissement de
l’un ou de l’autre composant : la coordination hiérarchisée des tendances inconscientes et

725
PASCAL, B., Pensées (1670), Paris, Gallimard (édition de Michel Le Guern), 1977, fragment 126, p. 121.
726
RIBOT, T., La vie inconsciente et les mouvements, op.cit., p. 168.
727
MV, pp. 176-177.

  277 
conscientes qui donne naissance à l’état de conscience « je veux », d’une part, et les tendances
motrices, assimilées ici à l’impulsion, d’autre part. En réalité, cette distinction n’a pas vraiment
lieu chez Ribot. Les deux effets (impulsion et état de conscience) dont il parle ne sont pas
produits par le corps parallèlement, indépendamment l’un de l’autre ; ils font partie de la même
série ou chaîne de réactions psychophysiologiques qui constitue la coordination même du vouloir.
Les tendances motrices appartiennent à l’ensemble des tendances coordonnées donnant lieu au
« je veux », à l’état de conscience qui accompagne l’acte. Or dans le cas des abouliques comme
des tempéraments vélléitaires, il y aurait coordination, avec état de conscience, mais sans
impulsion : voilà qui semble pour le moins étonnant, puisque l’impulsion est censée être plus
fondamentale que l’état de conscience dans la hiérarchie coordonnée ; on comprend assez mal
comment il peut donc apparaître sans elle. Les impulsions irrésistibles inconscientes, en ce sens,
se comprennent bien mieux : elles ont lieu au contraire lorsque la coordination, l’ « échafaudage »
qui mène à l’état de conscience volitif s’écroule, pour qu’il n’en reste que les tendances de
l’impulsion – la volonté perdant sa cohésion, sa structure hiérarchisée, l’apparition de l’état de
conscience est empêché. Ce type de maladie de la volonté retiendra notre attention plus loin. Il
s’agit maintenant de voir si le paradoxe possible souligné à propos de l’aboulie (cette
coordination génératrice d’un état de conscience, mais amputée de l’impulsion) peut trouver un
écho dans l’analyse que Ribot propose de l’irrésolution.

3/ L'irrésolution chronique

Il n’y a pas pas plus pauvre hère qu’un homme


chez qui l’indécision seule est devenue habitude728.

Dans le cas de l’aboulie, l’homme était réduit à constater ses velléités toujours avortées,
l’impuissance de ses tendances motrices malgré la parfaite conscience des motifs qui devraient le
pousser à l’action ; et, on l’a vu, cette impuissance est aussi dans une certaine mesure aggravée

728
JAMES, W., Précis de psychologie (Psychology, Briefer Course, 1892), trad.fr. B. Baudin et G. Bertier, Paris,
Marcel Rivière, 1909, p. 194.

  278 
par cette conscience même. L’irrésolution présente des caractéristiques à première vue similaires,
à la différence qu’ici, plusieurs velléités semblent s’affronter simultanément, et c’est l’incapacité
de l’une d’entre elles à prévaloir sur les autres qui pose plus spécifiquement problème. Mais
Ribot souligne là encore que si l’irrésolution peut devenir pathologique, elle est aussi d’abord un
phénomène normal : l’instabilité de la volonté est naturelle puisque le moi n’est pas une entité
stable et unifiée. Le moi a naturellement peu de cohésion, et ne forme que rarement une unité
sans contradictions :

À part les caractères tout d'une pièce (au sens rigoureux du mot, il ne s'en trouve pas), il y
a en chacun de nous des tendances de toute sorte, tous les contraires possibles, et entre ces
contraires toutes les nuances intermédiaires, et entre ces tendances toutes les combinaisons. C'est
que le moi n'est pas seulement une mémoire, un emmagasinement de souvenirs liés au présent,
mais un ensemble d'instincts, tendances, désirs, qui ne sont que sa constitution innée et acquise,
entrant en action729.

A la suite de Montaigne, on voit bien que le moi n’est rien d’autre qu’une combinaison
mouvante, instable de diverses tendances ou mouvements physiologiques dont l’intensité varie.
Les tendances en jeu au sein de ces séries de processus sont plus ou moins fortes,
indépendamment de leur capacité de produire la conscience. De fait, les tendances inconscientes
sont souvent plus puissantes que les tendances conscientes. Le consensus de l’organisme, qui se
fait jour lorsque l’une des séries finit par prédominer sur les autres, n’a rien d’évident. La
multiplicité des tendances organiques est aussi influencée par l’extérieur, par nos expériences qui
provoquent de nouvelles associations, renforcent certaines tendances, en atténuent d’autres. Le
centre de gravité du moi se déplace, change en fonction de la manière dont la combinaison d’états
affectifs, d’images, d’associations, de tensions nerveuses au sein du moi se construit, et se
déconstruit.

Les théories de l’âme ont souvent, traditionnellement, mis en avant l’opposition entre une
tendance rationnelle et une tendance pulsionnelle. « Deux âmes habitent dans ma poitrine »
(Goethe, Faust) : cette dualité, si elle ne manque pas d’une certaine force dramatique, est par trop
réductrice. On observe en réalité, dit Ribot, une multiplicité de tendances se succédant souvent
trop vite pour permettre à l’individu de passer à l’acte. De multiples penchants, directions

729
MP, p. 75.

  279 
animent le moi sans cesse, et ce fractionnement, lorsqu’il est extrême, ajoute à la complexité
décisionnelle, et donne lieu à l’irrésolution. Les fonctions sociales de l’individu, ses devoirs, les
événements extérieurs tirent le moi de part et d’autre, balloté ainsi entre diverses possibilités
d’expression, et gaspillant ainsi l’énergie nécessaire à l’action :

Suivant l'âge, les divers devoirs de la vie, les événements, les excitations du moment, tels
complexus d'idées qui, à un moment donné, représentent le moi, se développent plus que d'autres
et se placent au premier rang. Nous sommes un autre et cependant le même. Mon moi comme
médecin, mon moi comme savant, mon moi sensuel, mon moi moral, etc., c'est-à-dire les
complexus d'idées, de penchants et de direction de la volonté qui sont désignés par ces mots,
peuvent entrer en opposition et se repousser les uns les autres à un moment donné. Cette
circonstance devrait avoir pour résultat non seulement l'inconsistance et la scission de la pensée et
du vouloir, mais encore l'absence complète d'énergie pour chacune de ces faces isolées du moi, si,
dans toutes ces sphères, il n'y avait un retour plus ou moins clair pour la conscience de quelques-
unes de ces directions fondamentales 730.

On pourrait supposer, à lire ce passage, que c’est la conscience claire de directions


fondamentales qui permettrait de galvaniser l’énergie nécessaire pour l’action correspondant à
une certaine facette donnée du moi ; or Ribot insiste plutôt par ailleurs sur le fait que la
conscience ne peut qu’indiquer, au mieux, renseigner sur les directions qui vont prévaloir, ou au
pire, indiquer qu’aucune direction ne s’impose aux autres pour permettre l’action. Pour expliquer
pourquoi une direction est choisie plutôt qu’une autre, Ribot évoque des facteurs à la fois
physiologiques (l’âge) et environnementaux (les divers devoirs de la vie, les événements). Ces
facteurs changent avec le temps, et selon les circonstances, et l’hypothèse de la duplicité du moi
est bien trop simpliste pour en rendre compte.
Outre la littérature, la physiologie elle-même a voulu promouvoir cette hypothèse d’une
dualité entre deux moi qui coexisteraient. La théorie d’une identité entre le moi et le cerveau,
répandue à l’époque de Ribot, a ainsi contribué à la vision par trop réductrice d’une scission du
moi en deux. Puisque le cerveau a deux hémisphères, nous serions des êtres doubles :
l’indépendance relative des hémisphères cérébraux donnerait naturellement lieu aux désaccords
internes que le témoignage de la conscience semble nous offrir si souvent.

730
Ibid., pp. 76-77.

  280 
On a voulu aller plus loin et établir que ce dualisme cérébral suffit à expliquer tout
désaccord dans l'esprit, depuis la simple hésitation entre deux partis à prendre jusqu'au
dédoublement complet de la personnalité. Si nous voulons à la fois le bien et le mal, si nous avons
des impulsions criminelles et une conscience qui les condamne, si le fou par instants reconnaît sa
folie, si le délirant a des moments de lucidité, si enfin quelques individus se croient doubles, c'est
tout simplement parce que les deux hémisphères sont désaccordés ; l'un est sain, l'autre morbide ;
un état siège à droite, son contraire à gauche ; c'est une sorte de manichéisme psychologique731.

L’aspect caricatural de cette hypothèse est dénoncé d’emblée par Ribot, qui pointe du
doigt, non sans humour, les situations dans lesquelles nous hésitons entre trois possibilités :

À qui n'est-il pas arrivé d'hésiter entre agir dans un sens ou dans le sens contraire, ou
s'abstenir ; entre voyager au nord ou au midi, ou rester chez soi ? Il arrive maintes fois dans la vie
que trois partis sont en présence, dont chacun exclut nécessairement les deux autres. Où loge-t-on
le troisième ?732

C’est la spatialisation cérébrale de l’hésitation qui est ainsi remise en cause par Ribot –
qui rejetait par ailleurs, comme on l’a vu, la topologie crânienne de Gall en vogue au début du
XIXe siècle. Les hésitations qui caractérisent l’irrésolution ne naissent pas d’un conflit
synchronique entre deux régions du cerveau, mais d’un conflit diachronique entre diverses
tendances qui tour à tour, successivement, vont apparaître au premier plan :

Ces oppositions dans la personne, cette scission partielle dans le moi, tels qu'ils se
trouvent aux moments lucides de la folie et du délire, dans la réprobation du dipsomane pour lui-
même pendant qu'il boit, ne sont pas des oppositions dans l'espace (d'un hémisphère à l'autre),
mais des oppositions dans le temps. Ce sont, pour employer une expression favorite de Lewes, des
« attitudes » successives du moi733.

Certaines tendances parviennent à prédominer, mais cette prépondérance ne parvient pas à


durer chez les irrésolus : les « attitudes » alternent trop vite, et n’acquièrent ainsi pas la force
nécessaire pour le passage à l’acte. Il n’y a ainsi chez Ribot ni unité naïve du moi, ni dualité

731
MP, pp. 120-121.
732
Ibid., p. 121. Par ailleurs, Ribot renvoie à des études (non référencées dans son ouvrage) faites sur des enfants qui
n’avaient développé qu’un seul hémisphère cérébral, et qui eux aussi, comme tout être normal, se trouvent parfois
dans des situations d’indécision : « Dans quelques cas d'atrophie congénitale du cerveau, qui paraissent appuyés sur
des observations authentiques, on a vu des individus réduits, dès l'enfance, à un seul hémisphère cérébral ; leur
développement intellectuel était ordinaire et ils ressemblaient au reste des hommes. Chez eux, dans l'hypothèse que
nous combattons, aucune lutte intérieure n'aurait dû se produire. » (Ibid., p. 122).
733
Ibid., pp. 119-120.

  281 
caricaturale, mais intermittence d’états de conscience, multiplicité diachronique du moi. Il n’en
résulte pas nécessairement de désintégration de ce moi : de même que « notre corps peut prendre,
coup sur coup, deux attitudes contraires, sans cesser d'être le même corps 734 », de même, nous
restons la même personne, bien qu’irrésolue. Pourtant, les cas extrêmes d’irrésolution semblent
entraîner ce que Ribot désigne ailleurs comme une dissolution de la personnalité. Le moi, pour
stabiliser sa décision et pouvoir ainsi agir, requiert un caractère fort.

a. La faiblesse du caractère : les « natures changeantes »

Ribot insiste sur le pouvoir moteur d’une idiosyncrasie univoque et durable : c’est là
l’apanage d’un caractère fort. Le caractère est l’agencement plus ou moins cohérent et solide de
cette somme de tendances, instincts, désirs, affects, habitudes de l’organisme individuel. C’est
cette cohérence qui fait défaut à l’irrésolu. Le caractère fort est un composé stable, prévisible, aux
visées durables : chaque décision du moi émane alors tel un fruit mûr, sans entraves,
naturellement. Lorsqu’il veut, ce caractère exprime des tendances centrifuges qui s’orientent plus
facilement vers une résolution finale clairement identifiée et rarement abandonnée. Le caractère
faible, lui, est incapable de ressentir la prédominance d’une tendance sur les autres, et il finit donc
par opter, passivement, pour ce qui lui oppose le moins de résistance de l’extérieur : « Chez les
irrésolus, pauvres d'idées, cela se voit mieux. S’ils agissent, c'est toujours dans le sens de la
moindre action ou de la plus faible résistance. La délibération aboutit difficilement à un choix, le
choix plus difficilement à un acte735 ».

On retrouve ici deux des étapes possibles, mentionnées plus haut, de l’impuissance de la
volonté. Notons que l’individu peut aussi se retrouver en proie à l’irrésolution par richesse
d’idées ; on y reviendra. L’individu résolu puise sa volonté de l’intérieur, dans son caractère
même, qui n’est rien d’autre que la somme des tendances inscrites dans l’organisme individuel,
synonyme chez Ribot de tempérament ou d’idiosyncrasie. L’irrésolu, lui, est trop sensible à
l’environnement extérieur : il s’éparpille, pour ainsi dire, en se laissant distraire par des motifs
734
Ibid., p. 120.
735
MV, p. 36.

  282 
extrinsèques qui viennent s’imposer à lui alternativement, créant un chaos intérieur dont aucune
tendance motrice volontaire ne peut émerger :

Chez les natures changeantes, ce définitif est toujours provisoire, c'est-à-dire que le moi
voulant est un composé si instable que le plus insignifiant état de conscience, en surgissant, le
modifie, le fait autre. Le composé formé à chaque instant n'a aucune force de résistance à l'instant
qui suit. Dans cette somme d'états conscients et inconscients qui, à chaque instant, représentent les
causes de la volition, la part du caractère individuel est un minimum, la part des circonstances
extérieures un maximum. Nous retombons dans cette forme inférieure de la volonté étudiée plus
haut qui consiste en un « laisser-faire »736.

Il faut ici bien comprendre que cette hypersensibilité à l’extériorité des caractères faibles
ne se traduit pas par une intériorisation profonde des motifs, qui, s’ils acquéraient la force de
l’affect, deviendraient alors moteurs, efficaces. L’hyper réceptivité aux motifs extérieurs dont
parle ici Ribot est en fait superficielle, en ce sens qu’elle ne donne lieu qu’à des états de
conscience, et non à des états affectifs assez puissants pour motiver l’individu à agir. La capacité
d’agir provient de la vie affective et non des états de conscience ; or les motifs multiples et
contradictoires qui aveuglent l’individu irrésolu ne sont rien de plus que des états de conscience.
En eux-mêmes, ils n’ont aucune efficacité – ou plutôt, une efficacité « extrêmement faible » :

L'opposition si souvent notée entre les esprits spéculatifs, qui vivent dans les abstractions,
et les gens pratiques, n'est que l'expression visible et palpable de ces différences psychologiques
que nous venons de signaler. Rappelons encore, à titre d'éclaircissement, des vérités banales : la
différence entre connaître le bien et le pratiquer, voir l'absurdité d'une croyance et s'en défaire,
condamner une passion et la sacrifier. Tout cela s'explique par la tendance motrice, extrêmement
faible, de l'idée réduite à elle-même737.

Il semble que l’on retrouve ici un certain dualisme possible entre connaissance, jugement
d’un côté, et l’action entreprise de fait. L’irrésolu, lui, présente un caractère faible non pas
seulement en ce qu’il constate son incapacité de mettre en pratique ses convictions, mais en ce
qu’il ne perçoit que ces diverses idées qui « réduites à elles-mêmes », le plongent dans les
perplexités de la délibération consciente sans qu’aucune de ces idées ne dispose de
l’enracinement affectif nécessaire pour agir. Ce déficit émotionnel explique l’aboulie comme

736
Ibid., pp. 36-37.
737
Ibid., p. 12.

  283 
l’irrésolution : les diverses raisons que l’individu perçoit d’agir de telle ou telle manière ne
s’inscrivent pas dans son caractère, laissent son moi intact, inaffecté.

Chez l’irrésolu, ainsi, ou bien les impulsions se succèdent trop rapidement, ou bien elles
manquent et sont remplacées par de simples états de conscience amputés de leur socle affectif.
C’est ce qui rend la limite entre l’aboulie et l’irrésolution si ténue, et l’on peut comprendre
pourquoi Ribot passe de l’une à l’autre parfois sans transition. Dans les deux cas, l’énergie
musculaire ne se déploie pas. L’irrésolu peut être aboulique, c’est-à-dire atteint d’apathie
morbide, percevant les motifs d’actions divers sans qu’aucun ne puisse l’affecter. Ou bien, il peut
être animé d’une grande diversité de tendances physiologiques, certes, cette fois réellement
ancrées en lui et l’affectant, mais dont aucune, par manque de temps, ne parvient à acquérir cette
force centrifuge, unidirectionnelle, nécessaire pour le passage à l’acte.

La volition n’est pas une résolution théorique, c’est un passage à l’acte. Les conditions de
possibilités de la volition sont physiologiques, se coordonnant lors de la période d’excitation,
mais elle n’apparaît à proprement parler que lorsqu’il y a passage de cette période d’excitation à
la période motrice, dont l’excitation constitue l’élément initial.

Il ne faut jamais oublier non plus que vouloir c'est agir, que la volition est un passage à
l’acte. Réduire, comme on l’a fait quelquefois, la volonté à la simple résolution, c'est-à-dire à
l’affirmation théorique qu'une chose sera faite, c'est s'en tenir à une abstraction. Le choix n'est
qu'un moment dans le processus volontaire. S'il ne se traduit pas en acte, immédiatement ou en
temps utile, il n'y a plus rien qui le distingue d’une opération logique de l'esprit. Il ressemble à ces
lois écrites qu'on n'applique pas738.

Résolution et choix semblent ici assimilées, considérées comme des états de conscience
n’entraînant pas nécessairement l’action – en somme, comme de simples velléités. Tout état de
conscience associé à ce que nous désignons par les termes de choix ou de résolution devrait
pourtant naturellement se traduire par un acte. L’irrésolution est à la fois incapacité de choisir, au
niveau théorique, et incapacité d’agir, au niveau pratique qui devrait en découler. Elle constitue
ainsi une bizarrerie psychophysiologique à deux niveaux : d’abord, en amont, parce que

738
Ibid., p. 37.

  284 
l’individu est habité (faute d’être animé) par des états de conscience orphelins de leurs racines
impulsives, ensuite, en aval, parce que quand bien même un état de conscience serait choisi, il
demeurerait inopérant. Comme dans l’aboulie, il y a impossibilité d’effort. De quelle nature est
cette capacité pour l’effort qui fait si cruellement défaut aux indécis ? Pourquoi l’irrésolu semble
s’épuiser, s’il est incapable d’effort ?

Ribot précise qu’il existe deux types d’effort : l’effort musculaire, mais aussi, en amont,
un effort de type nerveux qu’il appelle l’effort volitionnel. Si l’effort musculaire fait souvent
défaut à l’irrésolu, l’effort volitionnel, lui, serait clairement ressenti. En s’appuyant sur les écrits
de William James, Ribot décrit ce type d’effort comme une sorte de poussée intérieure, qui, si elle
ne se traduit pas par des mouvements visibles, n’en fatigue pas moins l’individu qui la ressent.
Une tendance se heurte à la résistance d’autres tendances, conscientes ou non, qui viennent
entraver l’acte consciemment choisi. Ribot reprend à son compte l’exemple convoqué par James
de « l’homme qui, après une longue hésitation, prend le parti de mettre de l’arsenic dans le verre
de sa femme pour l’empoisonner739 ». L’effort volitionnel consiste en cette délibération
douloureuse au moment du choix, en cette résistance sentie lors de l’hésitation, précédant l’acte
musculaire - qui lui, en l’occurrence, est bref et aisément réalisé. Là où James voyait l’origine de
l’effort volitionnel dans un domaine supra-sensible, Ribot ne le fait pas sortir du domaine
physiologique : si l’on connaît moins les processus organiques, nerveux, à l’œuvre dans ce type
d’effort, il n’en est pas moins une dépense d’énergie tout comme l’effort musculaire, voire
davantage. Le moment du choix, tout « théorique » qu’il soit, mobilise les forces nerveuses de
l’individu. C’est ce qui explique l’épuisement de l’irrésolu : même s’il n’agit pas ou peu, même
s’il n’y pas ou peu d’effort musculaire, visible, l’effort volitionnel, lui, est à son comble. Cet
épuisement se double de la pénible frustration de ne pas pouvoir aboutir à un acte particulier, et
peut ainsi mener l’irrésolu, à terme, à abandonner toute tentative d’effort.

739
Ibid., p. 65.

  285 
b. La « folie du doute »
Choisir, c’est renoncer740.

Chez Ribot, peut-on dire, il y a deux types d’irrésolution : soit une « hypersensibilité »
paralysante aux motifs (le plus insignifiant état de conscience, en surgissant, modifie le moi
voulant), soit un affaiblissement des capacités sensitives ; c’est alors l’aboulie. Dans les deux cas,
on observe un épuisement du système nerveux, un affaiblissement des fonctions vitales et
motrices. Le premier type d’irrésolution peut mener au second : à force d’être balloté entre
différents motifs, le système nerveux, surmené, peut devenir inapte à réagir : il s’engourdit alors
jusqu’à faire sombrer l’individu dans l’aboulie.
Revenons sur le cas de l’hypersensibilité aux motifs, appliqué cette fois à un type
particulier d’irrésolus présentant de fortes aptitudes intellectuelles. Ribot envisage, comme cause
possible de l’irrésolution, le trop grand nombre de motifs à portée d’un individu qui finirait par se
perdre dans leur évaluation, leur comparaison. La complexité des calculs engendrés par cette
richesse d’idées gêne l’action résolue, en créant une multiplicité de tendances apparemment
inconciliables.

Parmi les caractères irrésolus, quelques-uns - c'est le très petit nombre - le sont par
richesse d'idées. La comparaison des motifs, les raisonnements, le calcul des conséquences,
constituent un état cérébral extrêmement complexe où les tendances à l'acte s'entravent. Mais cette
richesse d'idées n'est pas à elle seule une cause suffisante de l'irrésolution ; elle n'est qu'une cause
adjuvante. La vraie cause, ici comme partout, est dans le caractère741.

Le calcul inquiet des conséquences renvoie à l’anticipation du regret possible : le choix est
engagement, l’engagement est une renonciation : « choisir, c’est renoncer », pour reprendre la
célèbre formule d’André Gide. C’est la faiblesse du caractère de l’irrésolu qui est encore
stigmatisée, qui se conjugue ici avec une « rumination psychologique742 » épuisante
caractéristique d’une intelligence excessivement inquiète. En voici une autre illustration :

Une femme fort intelligente ne peut sortir dans la rue sans se demander : Va-t-il tomber
d'une fenêtre quelqu'un à mes pieds ? Sera-ce un homme ou une femme ? Cette personne se

740
GIDE, A., Les Nourritures terrestres suivi de Les Nouvelles Nourritures, Paris, Gallimard, 1972.
741
MV, p. 36.
742
LEGRAND du SAULLE, La folie du doute avec délire du toucher, 1875, cité par Ribot dans MV, p. 60.

  286 
blessera-t-elle ou se tuera-t-elle ? Si elle se blesse, sera-ce à la tête ou aux jambes ? Y aura-t-il du
sang sur le trottoir ? Si elle se tue, comment le saurai-je ? Devrai-je appeler du secours, ou
m'enfuir, ou réciter une prière ? M'accusera-t-on d'être la cause de cet événement ? Mon innocence
sera-t-elle reconnue ?743

On a ici affaire au premier type de « folie du doute » ; l’individu est excessivement attentif
à toute chaîne causale possible, à tous les futurs contingents imaginables, à tous les micro-
événements potentiellement déterminants. Il s’agit d’une sorte de perplexité morbide de
l’intelligence qui se manifeste chez le malade par une « manie de fouiller (Grübelsucht) 744 ».
Cette perplexité paralyse l’individu, ou, au mieux, le force à d’infinies précautions : que l’on
pense par exemple au fameux cas de celui qui ne peut s’empêcher de vérifier s’il a bien fermé la
porte derrière lui. En effet, un flux d’idées vaines ne se traduit pas nécessairement par
l’impossibilité d’agir ; il peut donner lieu à un flux d’actions vaines, liées au questionnement
incessant. Cette folie du doute se traduit par une angoisse constante :

Les uns ne sortent pas de la réalité vulgaire et banale, comme celui qui vérifie vingt fois
de suite s'il a bien fermé sa porte ; d'autres s'épuisent en questions abstruses et insolubles, sans
jamais se satisfaire ni s'arrêter, comme une roue qui tourne toujours ; d'autres, les timorés,
s'abîment dans des scrupules et des puérilités sans fin : mais quelle que soit la matière à laquelle
l'esprit s'applique, l'opération psychologique reste identique : c'est une interrogation sans trêve ni
limites, accompagnée d'angoisse, de constriction de la tête, d'oppression épigastrique, de troubles
vaso-moteurs, etc.; c'est le désir ardent de trouver un état fixe pour la pensée, sans y parvenir 745.

À son comble, cette maladie devient une sorte d’aboulie particulière, nourrie par un
scepticisme pratique absolu : c’est ce que l’on peut concevoir comme le second type de « folie du
doute », issu du premier, auquel Ribot renvoie dans son ouvrage plus tardif sur La Psychologie
des sentiments.

Sous sa forme la plus grave, elle est « la perte complète de toute notion et de tout
sentiment de la réalité ». C'est le scepticisme absolu, non théorique et spéculatif à la manière des
Pyrrhoniens, mais pratique : il porte non seulement sur des idées, des concepts abstraits, des
souvenirs, des raisonnements, mais sur les perceptions mêmes et les actes ; l'exercice de
l'intelligence n'est accompagné d'aucune croyance, c'est-à-dire d'aucun état de l'esprit qui pose une
réalité. « J'existe, dit l'un de ces malades, mais en dehors de la vie réelle et en dépit de moi-

743
LEGRAND du SAULLE, La folie du doute avec délire du toucher, 1875, cité par Ribot dans MV, p. 59.
744
MV, p. 59.
745
PS, p. 376.

  287 
même...; quelque chose qui paraît être dans mon corps me pousse à agir comme autrefois; mais je
ne puis arriver à croire que mes actions sont réelles. Je fais tout mécaniquement et
inconsciemment... Mon individualité a complètement disparu ; la manière dont je vois les choses
me rend incapable de les réaliser, de sentir qu'elles existent... Même en touchant et en voyant, le
monde m'apparaît comme un fantôme, une gigantesque hallucination... Je mange, mais c'est une
ombre de nourriture qui entre dans une ombre d'estomac, mon pouls n'est que l'ombre d'un pouls...
J'ai parfaitement conscience de l'absurdité de ces idées, mais je ne peux les surmonter »746.

Ce détachement de soi-même et d’un monde déserté de toute source possible d’intérêt est
l’extrême limite de la folie du doute. Encore une fois, Ribot semble insister ici sur le fait que la
complexité des états de conscience est corrélée à ce trouble, mais ne l’explique nullement : les
causes sont à chercher du côté de l’affaiblissement moteur et affectif. Le doute, le
questionnement incessants semblent pourtant être à la fois des causes de l’épuisement nerveux, et
des effets d’un état physiologique morbide, déserté par le tonus vital nécessaire à l’affirmation, à
la certitude, à la résolution et à l’action.
Dans La Psychologie des sentiments, Ribot dresse une typologie des caractères dans
laquelle il mentionne les natures contemplatives, déjà évoquées avec l’exemple d’Amiel, dont le
caractère « hamletien » prête tout particulièrement le flanc à ce type de morbidité. Ribot
n’indique pas dans son œuvre les moyens d’affermir son caractère, et d’accroître la force de notre
volonté. Et pour cause : « la possibilité de l’effort est, en dernière analyse, un don naturel747 » ; et
quand l’effort est possible, il n’aboutit pas pour autant ; cette efficience ou inefficience de l’effort
semble elle aussi innée. L’irrésolution est à la fois une inefficacité atavique de l’effort volitionnel,
et une inaptitude à passer de cet effort volitionnel à l’effort musculaire. L’habitude comme force
organisatrice peut modifier le comportement, certes, et les coordinations physiologiques, en se
répétant, s’affermissent. Mais l’élément inné est indispensable : « Tout organe se développe par
l'exercice ; ici de même, en sorte que la répétition devient plus facile. Mais si un premier élément
n'est pas donné par la nature et avec lui une énergie potentielle, rien n'aboutit 748 ».

En s’intéressant aux états de conscience « amputés » de leurs racines organiques, Ribot


semble s’éloigner d’une thèse purement physiologique dont il est censé se réclamer.
L’épiphénoménisme de la conscience semble reconduire un certain dualisme, mais la rupture

746
Hack Tuke’s, Dictionnary : art. Insanity of Doubt. Cité par Ribot dans PS, p. 377.
747
MV, p. 68.
748
Ibid., p. 69.

  288 
n’est qu’apparente pour Ribot : ces états de conscience demeurent la manifestation de tendances
physiologiques ; seulement, elles sont trop faibles ou trop intriquées à d’autres pour pouvoir
s’actualiser. Cette analyse peut sembler aporétique : on a vu que Ribot faisait de l’intensité et de
la durabilité des états physiologiques des conditions nécessaires de l’apparition de la conscience.
Or les états de conscience dont il est question chez l’irrésolu ne sont que des décharges nerveuses
brèves et sans intensité. Comment sont-ils alors apparus ? Nous aurons à revenir sur cette
question.
L’irrésolution, dans sa forme la plus commune, consiste en une succession de velléités
trop rapide pour qu’aucune d’entre elles ne puisse prédominer sur les autres et se faire volition.
L’organisme individuel est incapable de hiérarchiser les diverses séries physiologiques qui
l’animent comme autant de tendances équivoques, multidirectionnelles, et souvent
contradictoires. Mais Ribot explique aussi l’irrésolution par l’inefficacité d’états de conscience
auxquels manquent, cette fois, les impulsions correspondantes : l’irrésolution se rapproche alors
de l’aboulie. La force affective, seule à pouvoir engendrer un acte, fait défaut et l’état de
conscience en lui-même demeure stérile. L’individu peut se croire alors décidé, mais il ne se sent
pas décidé, pour ainsi dire ; il ne peut donc vouloir, et n’agit pas. L’irrésolu souffre de la faiblesse
de son caractère trop spasmodique, ou trop apathique, au point de perdre pied avec le réel s’il
atteint l’extrême pathologie de la folie du doute.
Apathie, aboulie, paresse, irrésolution ont en commun cette faiblesse de l’impulsion, de
l’affect censé motiver la génération d’options, le choix de l’une d’entre elles, la mise en œuvre de
l’action et la persistance de la tendance choisie. D’autres maladies de la volonté ne manifestent
pas cette impuissance, bien au contraire. La force de l’impulsion est telle que le sujet devient
incapable de la contrôler.

En rapprochant l’aboulie des impulsions irrésistibles, on notera que la volonté fait défaut
par suite de conditions tout à fait contraires. Dans un cas, l’intelligence est intacte, l’impulsion
manque ; dans l’autre, la puissance de coordination et d’arrêt faisant défaut, l’impulsion se
dépense tout entière au profit de l’automatisme 749.

L’individu agit, mais ne « coordonne » plus. La conscience ne disparaît pas forcément,


mais la volonté dans sa dimension négative, comme puissance d’arrêt, et non plus dans sa

749
Ibid., p. 92.

  289 
dimension positive, comme puissance d’initiative, fait défaut. Ce sont les diverses modalités de
ces excès d’impulsion qui vont maintenant nous intéresser.

B. L’EXCÈS D’IMPULSION : LES ACTES INCONTRÔLABLES

1/ Les impulsions inconscientes : le pouvoir d’arrêt anéanti

Dans le second chapitre des Maladies de la volonté qui porte sur l’excès d’impulsion, les
impulsions subites inconscientes sont évoquées brièvement, n’étant pas proprement
pathologiques : il s’agit principalement de réflexes. Il n’y a ni délibération, ni même lucidité sur
l’action, et l’individu accomplissant ces actes irrésistibles est comparable à « un animal décapité
ou tout au moins privé de ses lobes cérébraux ».750 Ribot livre ici une explication surprenante des
raisons pour lesquelles le cerveau peut être considéré comme un organe de régulation des
réflexes :

On admet généralement que le cerveau peut dominer les réflexes pour la raison suivante :
l’excitation, partant d'un point du corps, se divise à son arrivée dans la moelle et suit deux voies ;
elle est transmise au centre réflexe par voie transversale ; au cerveau par voie longitudinale et
ascendante. La voie transversale, offrant plus de résistance, la transmission en ce sens exige une
assez longue durée […] ; la transmission en longueur est au contraire beaucoup plus rapide.
L'action suspensive du cerveau a donc le temps de se produire et de modérer les réflexes. Dans les
cas précités, le cerveau étant sans action, l'activité en reste à son degré inférieur, et, faute de ses
conditions nécessaires et suffisantes, la volition ne se produit pas751.

Cette explication anatomique pourrait laisser croire que Ribot fait du cerveau le siège de
la conscience, et de la volition l’état de conscience, régulateur, modérateur, des mouvements du
corps. Les « conditions nécessaires et suffisantes » de la volition sont cérébrales, puisque c’est

750
Ibid., p. 75.
751
Ibid., pp. 75-76.

  290 
apparemment le cerveau qui « modère » les réflexes – qui les passe au crible de la conscience
pour les filtrer, voire les inhiber. « L’action suspensive du cerveau » correspondrait ici à ce que
Ribot désigne ailleurs par « la puissance d’arrêt de la volonté ». La volonté est-elle vraiment une
fonction du cerveau, et, par suite de la conscience ? On voit là encore combien Ribot fait varier la
définition de la volonté. Tantôt il s’efforce de nous rappeler à quel point elle s’enracine dans nos
tendances physiologiques inconscientes, tantôt il fait de la conscience la dimension essentielle du
vouloir. L’une des manières de dépasser ce paradoxe est d’insister à nouveau sur les deux
fonctions de la volonté : d’une part l’initiation de l’action, qui ne s’accompagne
qu’accidentellement d’un état de conscience associé, et dont les apathiques sont dépourvus ;
d’autre part l’inhibition, puissance d’arrêt, qui a besoin de cette « transmission en longueur » de
l’excitation vers le cerveau pour advenir, et qui correspond à un état de conscience. C’est ce
deuxième type de fonction qui fait défaut aux individus pris d’impulsions subites inconscientes.
Pour illustrer ce type d’impulsion semblable dans une certaine mesure au réflexe, mais différent
parce qu’il semble manifester une intention, Ribot prend notamment l’exemple de tentatives de
suicide, vouées à l’échec du fait de l’inadaptation à l’environnement extérieur.

L'acte a alors tous les caractères d'un phénomène purement réflexe qui se produit
fatalement sans connivence aucune de la volonté ; c'est une vraie convulsion qui ne diffère de la
convulsion ordinaire que parce qu'elle consiste en mouvements associés et combinés en vue d'un
résultat déterminé. Tel est le cas de cette femme qui, assise sur le banc d'un jardin, dans un état
inusité de tristesse sans motif, se lève tout à coup, se jette dans un fossé plein d'eau comme pour se
noyer, et qui, sauvée et revenue à une lucidité parfaite, déclare, au bout de quelques jours, qu'elle
n'a aucune conscience d'avoir voulu se suicider, ni aucun souvenir de la tentative qu'elle a
commise752.

Voilà une maladie de la volonté bien particulière : la conscience a déserté l’action, et


aucune trace mnésique de l’acte ne subsiste. Il n’y a plus maladie de la volonté à proprement
parler comme pouvoir d’agir, mais annihilation totale de toute intention consciente – de ce que
l’on considère communément comme volontaire. Le corps agit indépendamment de toute
conscience, conscience qui devient ici pour Ribot la marque même d’une possible réappropriation
et adaptation de nos gestes. La perception de l’environnement extérieur semble elle-même

752
Ibid., p. 73.

  291 
altérée, comme si les gestes s’étaient aliénés pour donner lieu à une sorte d’autonomie aveugle du
mouvement :

Ce qui met en lumière l'inconscience de l'esprit dans ces conditions, c'est que les malades
ne s'aperçoivent pas de l'insuffisance des procédés qu'ils emploient. Ainsi, une dame qui faisait des
tentatives de suicide toutes les fois qu'elle voyait un couteau de table, ne s'est pas aperçue qu'un
jour [, à ce] couteau [avait été substitué] un instrument inoffensif. Un autre malade tenta de se
pendre à l’aide de corde à moitié pourrie, incapable de supporter une faible traction 753.

On a affaire à une sorte de convulsion complexe : plusieurs gestes sont entrepris en vue
d’une fin, mais lors de l’effectuation de cet enchaînement de mouvements, aucune conscience
n’émerge. Cette convulsion est comparable à l’hystérie, dont Ribot fait déjà mention au chapitre
II.754 Mais il choisit de traiter séparément du sujet dans un chapitre ultérieur – le chapitre IV,
intitulé « Le règne des caprices ». Là encore, il y a action, mouvement, sans qu’il y ait choix
conscient.

2/ La volonté absente ou « le règne des caprices » : le cas de l’hystérie

Toutes les conditions nécessaires à l’apparition du pouvoir d’arrêt de la volonté, sur


lesquelles nous reviendrons dans le prochain chapitre, font défaut à l’hystérique : pas de crainte,
pas de temps suffisant pour laisser s’installer le sentiment inhibiteur, pas de possibilité biologique
de forger une habitude inhibitrice. Les hystériques sont dépourvus de la disposition naturelle qui
leur permettrait de faire dériver l’afflux nerveux des centres d’actions liés à leurs impulsions
primitives vers les centres d’actions liés au pouvoir d’arrêt de la volonté. Ils ne sont pas
seulement sujets à des crises impulsives passagères, mais souffrent d’un « état constitutionnel » :

A proprement parler, nous rencontrons ici moins un désordre qu'un état constitutionnel.
L'impulsion irrésistible simple est comme une maladie aiguë ; les impulsions permanentes et

753
Ibid., pp. 73-74.
754
« Chez les épileptiques, les impulsions de ce genre sont si fréquentes qu'on en remplirait des pages. Les
hystériques en fourniraient aussi d'innombrables exemples : elles ont une tendance effrénée à la satisfaction
immédiate de leurs caprices ou de leurs besoins ». Ibid., p. 74.

  292 
invincibles ressemblent à une maladie chronique, le caractère hystérique est une diathèse. C'est un
état où les conditions d'existence de la volition manquent presque toujours 755.

Le terme diathèse désigne une disposition, un tempérament, un « état constitutionnel »


particulier constitué par des symptômes observables. L’hystérie ne renvoie donc pas à des crises
éphémères, mais à un type de caractère – c’est là la différence majeure avec les cas de tentative
de suicide sans conscience mentionnés plus haut. Lorsqu’il décrit l’hystérie, Ribot ne semble pas
déroger aux stéréotypes de l’époque. Le débat qui anime la psychologie française à propos de
cette pathologie est intimement lié à celui sur le statut de l’hypnose, et oppose d’un côté Charcot
et l’école de la Salpetrière, mentionnés précédemment, et de l’autre, Bernheim et l’école de
Nancy. Charcot et ses disciples voient dans l’hystérie une sorte d’état hypnotique naturel, non
provoqué, et dans l’hypnose un épisode hystérique provoqué artificiellement – possible seulement
chez des femmes déjà naturellement hystériques. Bernheim, trop souvent oublié aujourd’hui756,
ne voit dans l’hystérie induite par l’hypnose, décrite par Charcot, qu’une mise en scène inutile
pour observer les vertus thérapeutiques de la suggestion. On sait que Ribot a assisté aux leçons de
Charcot, vraisemblablement vers les années 1880 et 1885. Il est aussi membre, avec Pierre Janet,
de la Société de psychologie physiologique, fondée à l’initiative de Charcot en 1885. Mais les
thèses de l’Ecole de Nancy, dont Bernheim est l’un des fondateurs, l’intéressent aussi, à propos
de l’hypnose notamment : non seulement l’hypnose ne peut provoquer qu’une « fausse » hystérie,
mais elle aussi jugée inutile pour que la suggestion soit efficace. Bernheim parle
d’« idéodynamisme » pour désigner la tendance de toute idée suggérée à se faire acte. L’état de
conscience modifié par la suggestion influerait directement, par association, sur les émotions, et
par suite, sur les mouvements, le comportement de l’individu – qu’il soit qualifié
d’ « hystérique » ou pas, et qu’il soit sous hypnose ou non. Ribot avait connaissance des travaux
de Bernheim ; des articles sur ses recherches au sujet de l’hypnose ont été publiés dans la Revue
philosophique. Pourtant, il semble ignorer les thèses critiques de celui-ci sur le statut médical de
l’hystérie, et renvoie principalement aux travaux de Briquet et Huchard sur le sujet. Ribot voit
clairement une pathologie dans l’hystérie, là où Bernheim en doute – mais tous deux, ainsi que

755
Ibid., pp. 111-112.
756
Bernheim, professeur de médecine et l’un des fondateurs de l’École de Nancy, ou école de la suggestion, est
considéré comme le père de la psychothérapie, et réalise de nombreuses recherches sur l’effet placebo. Ses travaux
ont insisté sur la complicité du psychologue dans la suggestion, et sur la capacité d’auto-suggestion. L’hypnose n’est
pour Bernheim qu’un état de sommeil particulier, artificiellement induit par la suggestion, et non nécessaire à celle-
ci.

  293 
Briquet, tombent d’accord sur la nécessité d’abandonner toute référence surnaturelle pour
expliquer la force persuasive de la suggestion pour « guérir » les symptômes qualifiés, à juste titre
ou non, d’hystériques 757.
Le procédé hypnotique provoque chez Ribot tantôt de l’enthousiasme, tantôt du
scepticisme. Là où l’introspection ne peut évidemment pas nous faire pénétrer dans les régions
obscures de l’inconscient, il semble que l’hypnose puisse constituer une possible voie
d’accès, plus directe que l’induction, aux tendances virtuelles, insoupçonnées, ou aux souvenirs
enfouis chez l’individu que l’on pourrait ainsi faire ressurgir artificiellement.

L'hypnotisme est un procédé excellent pour explorer ce monde souterrain qui, connu ou
inconnu, fait partie de nous-même, qui conserve notre passé et qui est un réservoir de tendances
virtuelles, d'énergie potentielle n'ayant pas réussi à faire irruption dans la conscience. Il a permis
de les atteindre directement, non par induction ou par hypothèse sur leurs influences latentes. Il
peut, chez certaines personnes, ressusciter quelque épisode de leur vie totalement oublié, ou
révéler quelques traits de caractère totalement insoupçonnés de l'hypnotisé lui-même758.

Mais le procédé gêne cependant Ribot justement par son caractère artificiel, et
moralement problématique. Ribot parle en effet de « vivisection morale759 » pour faire référence à
ces « troubles provoqués et artificiels », auxquels il préfère les troubles naturels ou spontanés
pour sa méthode pathologique : « Tout en reconnaissant le grand intérêt de ces derniers cas
[d’hypnose], j'incline à croire, jusqu'à preuve du contraire, que les altérations spontanées […]
restent encore les documents les plus solides pour l'étude des manifestations morbides de la
personnalité760 ». Une certaine méfiance de Ribot à l’égard de l’effet de mode engendré par les
découvertes en hypnotisme est envisageable ; mais si Ribot ne rejette pas catégoriquement les
bénéfices thérapeutiques qui peuvent en découler, il ne s’y intéresse pas vraiment, et concentre
son attention sur la pathologie hystérique en elle-même dans ses rapports à la volonté.

757
MV, p. 120 : « Briquet, dans son Traité de l’hystérie, rapporte plusieurs cas de femmes qu'il a guéries, en leur
inspirant la foi en leur guérison. On pourrait mentionner encore bon nombre de ces guérisons dites miraculeuses, qui
ont défrayé la curiosité publique depuis l'époque du diacre Pâris jusqu'à nos jours ».
758
RIBOT, T., « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., p. 255.
759
Ribot reprend ici une expression qu’il dit emprunter à Beaunis.
760
MP, p. VIII.

  294 
L’hystérie éveille une curiosité parapsychologique depuis le début du XVIIIe siècle761 et
avait traditionnellement été associé à l’appareil génital féminin. La stimulation sexuelle a été
évoquée comme à la fois le symptôme et le remède contre ce qui a longtemps été considéré
comme une obscure « possession » de type surnaturel, puis comme une pathologie neurocérébrale
à partir de Briquet762 - qui sera le premier à concevoir l’hystérie comme une maladie pouvant
affecter aussi les hommes. Charcot lui-même finira par se rallier à cette thèse ; Ribot semble
ignorer les remarques des deux médecins à ce sujet, et ne parle des hystériques qu’au féminin.
Non qu’il fasse pourtant de l’anatomie féminine une condition de l’hystérie ; mais le débat,
semble-t-il, lui importe peu ; il s’intéresse exclusivement aux manifestations et causes immédiates
de ce désordre physiologique nerveux, en tant qu’il enfreint l’exercice de la volonté 763. Il
emprunte ainsi l’expression d’ « ataxie morale764 » au docteur Huchard, sur les témoignages
duquel il concentre ses lectures : étymologiquement, Huchard renvoie ici à un « désordre »
(ataxia) du comportement : les mouvements ne sont plus coordonnés, et les hystériques sont ainsi
comparées à des « girouettes » : « Elles ne savent pas, elles ne peuvent pas, elles ne veulent pas
vouloir765 ». L’inconstance, l’imprévisibilité absolue de l’humeur devient la règle. L’attitude et
les sentiments se succèdent rapidement, sans transition, sans raison. Huchard relève une
différence entre hystérie et épilepsie sur laquelle Ribot n’insiste pas – on pourrait donc considérer
qu’il n’y objecte rien : l’épileptique subit ses réflexes sans conscience aucune, alors qu’une
certaine part d’intelligence est accordée à l’hystérique, mais le mouvement n’en est pas pour
autant entravé. Dans les deux cas, les actes sont non délibérés, « immédiats, irrésistibles », ceux
d’un « individu réduit au plus bas degré de l’activité, celui des purs réflexes 766 ». Quant à savoir
si la « déchéance » ou « l’affaiblissement » de la volonté est une cause ou un effet de la
prédominance des réflexes 767, Ribot ne propose pas de réponse sans en appeler à une casuistique.

761
La tombe du diacre Pâris, dans le cimetière de l’église Saint Médard de Paris, fut l’objet entre 1727 et 1732 de
nombreuses superstitions. D’abord réputée soigner les paralytiques, elle devint le lieu de rencontre rituel
des « convulsionnaires » ou « convulsionnistes », individus sujets à des crises mystiques.
762
Particulièrement célèbre en Amérique du Nord, au point où l’hystérie est appelée « syndrome de Briquet »,
Briquet influence considérablement Charcot et ses élèves (De La Tourette et Pierre Janet notamment ; ce dernier
suggère de baptiser les attaques hystériques « attaques de Briquet ») qui ne manquent pas de souligner sa dette à
l’égard de ses travaux. Cf. BRIQUET, P., Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie (1847), Paris, Baillère, 1859.
763
Cf. AXENFELD, A., et HUCHARD, H., Traité des névroses, 2è édition, Paris, Baillère,1883.
764
MV, p.115.
765
MV, p. 115.
766
Ibid., p. 75.
767
Ibid., p. 86.

  295 
Tantôt Ribot semble plutôt rapprocher l’hystérie de l’épilepsie 768 (longtemps considérée
comme l’équivalent masculin de l’hystérie) : toutes deux désignent un état dans lequel on observe
un minimum de conscience et un maximum de mouvements. Tantôt il associe plutôt l’épilepsie
aux convulsions et à la chorée769, qui renvoient tous trois à des syndromes d’origine neurologique
qui se manifestent par des mouvements involontaires, irréguliers, incontrôlables, saccadés et sans
conscience aucune, sans donc qu’il soit même possible de parler de « caprices », de « désirs » ni
d’ « émotions », tout incontrôlables qu’ils soient. L’hystérie, quant à elle, se manifeste moins par
de simples réflexes automatiques désordonnées que par une inconstance, une instabilité extrême
et perpétuelle des sentiments : à la haine peuvent succéder sans transition les marques d’un
attachement profond, puis d’une indifférence totale vis-à-vis de personnes ou d’idées – à
l’expression d’une joie immense, peut se substituer immédiatement une tristesse sans fond.
Tantôt Ribot affirme que chez l’hystérique, la volonté ne peut pas naître ; tantôt il semble
simplement reprendre les propos de Huchard à son compte, qui affirme plutôt quant à lui que la
volonté est bien présente chez l’individu, mais malmenée, inopérante, trop instable. C’est que
Ribot use tour à tour des deux définitions de la volonté évoquées plus haut, l’une plus générale
renvoyant à l’ensemble des processus physiologiques et conscients qui nous rendent capables de
produire des actes délibérément, l’autre plus restreinte, se focalisant sur le degré supérieur et
conscient de la volonté, condition de l’inhibition – qui de fait, ne naît pas chez l’hystérique. Ribot
propose une tripartition des mouvements du corps qui renvoie à la première définition de la
volonté, la plus inclusive :

Si nous prenons une personne adulte, douée d'une volonté moyenne, nous remarquerons
que son activité (c'est-à-dire son pouvoir de produire des actes) forme en gros trois étages : au plus
bas, les actes automatiques, réflexes simples ou composés, habitudes ; au-dessus, les actes produits
par les sentiments, les émotions et les passions ; plus haut, les actes raisonnables. Ce dernier étage
suppose les deux autres, repose sur eux et par conséquent en dépend, quoiqu'il leur donne la
coordination et l'unité770.

768
Ibid., p. 74.
769
Cf. Ibid., pp. 25, 134, 157 : Lorsqu’il évoque la chorée, Ribot fait allusion indifféremment à la « danse de Saint-
Guy » ou chorée de Sydenham, ou à la chorée de Huntington, d’origine génétique, du nom du médecin américain qui
en 1872 la distingue de la chorée de Sydenham, d’origine infectieuse. Qu’il ait été mis au courant de cette distinction
ou non avant d’entreprendre la rédaction des Maladies de la volonté, il semble ne pas y prêter attention ici.
770
Ibid., p. 116.

  296 
Ribot consent à accorder à l’hystérique l’activité générée par les deux premiers « étages »
de la volonté, mais il décrit le dernier comme « atrophié »771. Non que l’hystérique ne sache pas
ce que le devoir, les convenances, ou l’utilité dictent – mais il ou elle n’y est pas sensible. Ici
Ribot semble conférer un pouvoir rétroactif à ce « troisième étage » rationnel de l’activité ; il ne
naît qu’à condition que les deux autres étages lui préexistent, mais en retour, il est supposé les
informer, les réguler, leur donner leur cohérence. C’est cette coordination réglée qui fait défaut à
l’hystérique, bien que l’individu ait conscience de ce qu’il faudrait raisonnablement faire. Les
idées raisonnables peuvent se former, mais sont sans impact sur les émotions et les actes que ces
émotions engendrent : « chez les hystériques, les idées régulatrices ne naissent pas ou restent à
l'état sec772 ». Cette « sécheresse » renvoie à l’absence de tout écho affectif de ces idées. Les
idées « sèches » sont amputées de leur pendant affectif, comme pour l’aboulique et l’irrésolu,
sauf que chez eux, l’action s’en trouve paralysée. Chez l’hystérique, il y a action, activité,
mouvement, mais leur genèse ne connaît pas l’étape régulatrice de la volonté. Les idées
apparaissent en parallèle, indépendamment de l’activité du corps ; elles ne provoquent rien, et «
demeurent comme un apport étranger, — c'est pour cela qu'elles sont sans action et, en pratique,
comme si elles n'existaient pas 773 ».
Les sentiments, ainsi livrés à eux-mêmes, s’expriment d’autant plus aisément par des
actes : le pouvoir inhibiteur de la volonté que les idées régulatrices sont d’ordinaire susceptibles
d’exercer (quoique rarement même pour les cas non pathologiques) ne censure plus rien :

La tendance des sentiments et des passions à se traduire en actes est doublement forte : par
elle-même et parce qu'il n'y a rien au-dessus d'elle qui l'enraye et lui fasse contrepoids ; et comme
c'est un caractère des sentiments d'aller droit au but, à la manière des réflexes, d'avoir une
adaptation en un seul sens, unilatérale (au contraire de l'adaptation rationnelle, qui est
multilatérale), les désirs, nés promptement, immédiatement satisfaits, laissent la place libre à
d'autres, analogues ou opposés, au gré des variations perpétuelles de l'individu. Il n'y a plus que
des caprices, tout au plus des velléités, une ébauche informe de volition774.

Ribot ne semble pas envisager ici la coexistence de plusieurs sentiments simultanément


actifs : sans la médiation de la conscience, l’impulsion émotionnelle est décrite comme

771
Ibid.
772
Ibid.
773
Ibid., p. 117.
774
Ibid.

  297 
unidirectionnelle, « unilatérale ». Là où la réflexion sur l’action future permet « l’adaptation
rationnelle », et peut donner lieu à plusieurs intentions possibles (elle est « multilatérale »), le
sentiment produit quant à lui son action unique immédiatement : sans médiation, et sans délai.
C’est cette rapidité qui permet la succession abrupte des sentiments et de leur action
correspondante, caractéristique du comportement de l’hystérique. La stabilité n’est pas cependant
l’apanage de la raison : d’abord parce que l’adaptation rationnelle est dite multilatérale, ensuite
parce qu’un désir peut être stable, et il peut y avoir volonté même lorsque, voire parce que, le
désir prédomine.

Ce fait que le désir va dans une seule direction et tend à se dépenser sans retard, n'explique
pas cependant l'instabilité de l'hystérique ni son absence de volonté. Si un désir toujours satisfait
renaît toujours, il y a stabilité. La prédominance de la vie affective n'exclut pas nécessairement la
volonté : une passion intense, stable, consentie, est la base même de toutes les volontés
énergiques. On la trouve chez les grands ambitieux, chez le martyr inébranlable dans sa foi, chez
le Peau-Rouge narguant ses ennemis au milieu des tourments 775.

La stabilité du comportement propre aux caractères forts ne s’explique pas par sa


rationalité ; elle n’est pas fonction de l’implication des états de conscience dans le processus
décisionnel. Il faut que l’individu ressente plus qu’il ne pense pour faire preuve de volonté, cette
fois comprise dans le sens commun comme marque du tempérament résolu, ferme, énergique et
constant. Le caractère passionnel peut ainsi devenir une condition, un sous-bassement de la
volonté forte : les passions sont donc tantôt l’ennemi, tantôt l’allié indispensable de la volonté
forte. Ennemi lorsque les passions et les désirs se succèdent sans ordre ni durabilité possible, allié
lorsqu’une passion, un désir singulier porte tout l’individu sur le long terme, en se faisant
l’expression du vouloir. Les causes de l’hystérie sont donc à chercher ailleurs que dans la
soumission du comportement à la vie affective, qui n’en est qu’une condition nécessaire, mais
insuffisante. C’est de l’oscillation précipitée des passions, du rythme effréné de leur variabilité
que provient l’hystérie. Elle est un état versatile de l’organisme soumis à des dysfonctionnements
biologiques, « troubles fonctionnels »776 dont Ribot dresse la liste suivante, semblable à celle déjà
donnée pour décrire les symptôtmes de l’irrésolution et de l’aboulie :

775
Ibid., pp. 117-118.
776
Ibid., p. 118.

  298 
L'anesthésie des sens spéciaux ou de la sensibilité générale, les hyperesthésies, les
désordres de la motilité, contractures, convulsions, paralysies, les troubles des fonctions
organiques, vaso-motrices, secrétaires, etc., qui se succèdent ou coexistent, tiennent l'organisme en
état perpétuel d'équilibre instable, et le caractère qui n'est que l'expression psychique de
l'organisme varie de même777.

Ribot évoque cependant d’autres cas d’hystérie dont les symptômes semblent
radicalement opposés aux mouvements compulsifs désordonnées décrits d’abord : il s’agit de
paralysies engendrées par une idée fixe. De la « succession indéfinie des impulsions », de
l’« incoordination parfaite » dont le caractère hystérique était pourtant censé nous fournir « le
type »778 même, on passe maintenant à une obsession qui fige le comportement :

Les hystériques sont quelquefois possédées par une idée fixe, invincible. L'une se refuse à
manger, une autre à parler, une autre à voir, parce que le travail de la digestion, l'exercice de la
voix ou de la vision détermineraient, à ce qu'elles prétendent, une douleur. Plus fréquemment, on
rencontre ce genre de paralysie qui a été appelée « psychique » ou « idéale ». L'hystérique reste
couchée des semaines, des mois et même des années, se croyant incapable de rester debout ou de
marcher 779.

Malgré l’opposition entre les deux types de manifestations de l’hystérie, Ribot affirme
qu’elles témoignent de la même quasi absence de volonté. Mais cette fois, c’est la fonction active,
impulsive de la volonté qui est affaiblie, inhibée. L’inhibition est alors extrême - au point de
persuader l’hystérique qu’elle ne peut plus bouger - bien que, notons-le, pas nécessairement
motivée par la crainte, ni proprement qualifiable de « volontaire » pour Ribot. En effet, parce que
l’inhibition, on l’a vu, est censée démontrer la puissance volontaire de l’individu, certains
médecins voient paradoxalement dans ces paralysies « idéales » une « exaltation » de la volonté.
Or, selon Ribot, il n’en serait rien : « Quoi qu'il en soit, ce n'est pas là, comme certains médecins
l'ont soutenu avec insistance, une « exaltation » de la volonté ; c'en est au contraire l'absence 780 ».
Ce qu’il faut sans doute entendre par là, c’est qu’on ne peut mesurer la force, la santé de la
volonté par la capacité de l’individu à entraver ses impulsions. La puissance d’arrêt, si l’on peut
dire, peut s’avérer malade si c’est une idée fixe qui la motive. Deux problèmes émergent ici.
D’abord, on sait que Ribot n’accorde aucun pouvoir moteur à l’idée seule - ce serait donc la

777
Ibid., pp. 118-119.
778
Ibid., pp. 171-172.
779
Ibid., p. 119.
780
Ibid., p. 120.

  299 
disposition physiologique, en l’occurrence, cérébrale, semble-t-il, à l’origine de l’idée fixe qui va
en réalité déterminer l’arrêt :

Comme une idée n'existe pas par elle-même et sans certaines conditions cérébrales,
comme elle n'est qu'une partie d'un tout psychophysiologique, — la partie consciente, — il faut
admettre qu'elle répond à un état anormal de l'organisme, peut-être des centres moteurs et qu'elle
tire de là son origine781.

Ensuite, il semble étonnant que le pouvoir d’arrêt de la volonté puisse devenir


pathologique parce qu’excessif : la capacité d’inhiber ses propres mouvements, semble dire Ribot
depuis le début, est signe d’une volonté forte. De même, la capacité d’activer l’autre fonction
essentielle de la volonté, à savoir la coordination, témoigne de la capacité de constituer et
maintenir cette volonté. C’est l’incapacité de ces deux fonctions à apparaître, ou leur insuffisante
force, qui semblait jusqu’ici mener à la pathologie. Parler d’un « excès d’inhibition » a-t-il donc
plus de sens que parler d’un « excès de coordination » ? S’il ne peut y avoir trop de coordination,
peut-il y avoir trop d’inhibition ? On aurait donc ici affaire à un autre type de pathologie.
En réalité, ce n’est pas l’excès dans l’arrêt qui pose problème pour Ribot, mais la fixité de
l’idée qui peut y mener. L’idée fixe, en canalisant toute la puissance affective de l’organisme
dans une seule direction, entrave toute action qui viendrait lui faire obstacle. Elle mobilise le
pouvoir d’arrêt si elle ordonne l’immobilité, mais pas si elle ordonne l’action. C’est ce que l’on
peut notamment observer dans le cas de nombreuses passions comprises cette fois non plus
comme simple émotions – on a vu plus haut qu’il arrivait à Ribot d’employer parfois les deux
termes indifféremment - mais comme impulsions irrésistibles liées à une idée fixe. L’inhibition
n’est que le résultat visible et trompeur d’une obsession, donc d’un type particulier d’impulsion
maladive, liée à une manie, une phobie, une hallucination particulière tyrannisant toute l’attention
de l’hystérique. Si l’organisme inhibe sans appel certains comportements, c’est uniquement pour
satisfaire l’impulsion de l’idée fixe, quand bien même l’individu aurait conscience de l’aspect
nocif de la répétition de l’action à laquelle l’idée fixe contraint. L’analyse de l’hystérie nous
mène donc à celle des impulsions irrésistibles conscientes, parmi lesquelles on pourrait
aujourd’hui classer l’addiction.

781
Ibid., p. 120.

  300 
3/ Les impulsions irrésistibles conscientes : l’idée fixe passionnelle

Lorsqu’il étudie les passions, Ribot observe de nombreux cas qui semblent s’apparenter à
de l’assuétude, de la dépendance à certains types de comportements – avec ou sans
consommation de substances addictives. Outre l’expérience de De Quincey, il évoque les
témoignages de médecins, de psychologues, et de patients ayant subi l’emprise de fortes
contraintes internes, prenant la forme de besoins incontrôlables, de désirs obsédants. De fait,
l’intensité, la durée, l’obsession, et l’asservissement de la volonté qui caractérisent la passion
chez Ribot ne sont pas sans nous rappeler la définition aujourd’hui couramment admise de
l’addiction. On peut se référer ici à celle proposée par Aviel Goodman en 1990 782, considérée
aujourd’hui encore comme une référence dans le milieu médical, tant pour décrire les addictions
liées à la consommation d’une drogue (toxicomanie) que les addictions comportementales
(anorexie, jeu pathologique…). Goodman insiste sur cinq critères primordiaux, communs à tous
les troubles addictifs (addictive disorders) :

-Impossibilité de résister aux impulsions à réaliser le comportement ;


-Sensation croissante de tension précédant immédiatement le début du comportement ;
-Plaisir ou soulagement pendant sa durée ;
-Sensation de perte de contrôle pendant le comportement ;
-Durée de la période pendant laquelle le comportement se répète supérieure à un mois.

Notons que Goodman ajoute neuf critères supplémentaires, en précisant que l’observation
de cinq d’entre eux chez l’individu (en plus des cinq précédents) suffit à pouvoir qualifier celui-ci
d’« addict » :

-Préoccupation fréquente au sujet du comportement ou de sa préparation ;


-Intensité et durée des épisodes plus importantes que souhaitées à l’origine ;
-Tentatives répétées pour réduire, contrôler ou abandonner le comportement ;
782
GOODMAN, A., « Addiction : definition and implications », British Journal of Addiction, Wiley Online Library,
vol. 85, 11, pp. 1403-1408.

  301 
-Temps important consacré à préparer ces épisodes, à les entreprendre ou à s’en remettre ;
-Survenue fréquente des épisodes lorsque le sujet doit accomplir des obligations professionnelles,
scolaires ou universitaires, familiales ou sociales ;
-Activités sociales, professionnelles ou récréatives majeures sacrifiées du fait du comportement ;
-Perpétuation du comportement bien que le sujet sache qu’il cause ou aggrave un problème
persistant ou récurrent d’ordre social, financier, psychologique ou physique ;
-Tolérance marquée : besoin d’augmenter l’intensité ou la fréquence pour obtenir l’effet désiré,
ou diminution de l’effet procuré par un comportement de même intensité ;
-Agitation ou irritabilité en cas d’impossibilité de s’adonner au comportement.

La comparaison avec ce que l’on appelle aujourd’hui le comportement addictif permet de


mettre en lumière la morbidité de certains types de passion évoqués par Ribot. En somme,
essentiellement, l’addiction a pour fonction de procurer du plaisir, ou de soulager un malaise
intérieur, mais crée une dépendance, un asservissement de l’individu au comportement source de
ce soulagement. L’individu perçoit la plupart du temps les conséquences négatives de la
répétition du comportement compulsif, mais ne parvient pas à se contrôler. Cette perte de
contrôle mène à un comportement non voulu qui soulage une tension, et qui correspond à un désir
obsessionnel appelant irrésistiblement à se renouveler. Certes, Ribot n’emploie pas à proprement
parler le terme d’addiction ; le terme ne s’imposera en France que tardivement, sous l’influence
anglo-saxonne. Jusqu’au milieu du XX e siècle, on rencontre plus couramment les termes de
dépendance, de toxicomanie, ou d’assuétude. Mais l’idée fixe comme moteur de la passion est
thématisée de façon similaire, et apparaît dans l’œuvre de Ribot de façon récurrente. Elle soumet
à sa tyrannie imagination et raisonnement jusqu’à faire de l’individu l’esclave de penchants
physiologiques incontrôlables. L’individu « normal » poursuit des fins diverses ; le passionné, au
contraire, fait converger toute son attention, toute son énergie vers une préoccupation unique.
Cette focalisation exclusive autour d’un objet est évoquée non seulement dans Les Maladies de la
volonté, mais surtout dans l’Essai sur les passions. Au moment de l’acte impulsif,

Il se produit alors, dans l’ordre psychologique, un phénomène analogue à l’hypertrophie


d’un organe ou à la prolifération exagérée d’un tissu dans une partie du corps, celle par exemple

  302 
qui amène la formation de certains cancers. Dans les deux cas, physique et psychique, ce désordre
local retentit dans tout l’organisme783.

L’idée fixe est apparentée à un cancer psychologique : la tumeur grossit jusqu’à empêcher
l’émergence de toute autre préoccupation, de tout autre désir. Après avoir exposé toute une série
de cas sur le désir irrépressible de certains individus malades capables d’assassiner des personnes
qui leurs sont chères, Ribot conclut : « les impulsions irrésistibles et pourtant conscientes à voler,
à incendier, à se détruire par des excès alcooliques, rentrent dans la même catégorie 784 ». Il
semble bien ici que Ribot anticipe sur diverses formes majeures de ce qu’on appellera plus tard
« addiction » : l’alcoolisme en constitue certainement une. La classification de la kleptomanie et
de la pyromanie pose certes encore question, mais on peut les considérer comme faisant partie de
ce que l’on nomme aujourd’hui les troubles du contrôle des impulsions, dont la tendance au
meurtre de personnes aimées fait aussi partie.
En poursuivant la lecture des Maladies de la volonté, on s’aperçoit que Ribot ne propose
pas de longs développements sur les causes de ce type d’impulsion, ni sur ses effets dans le
temps. Il renvoie à Maudsley et à son ouvrage intitulé La Pathologie de l’esprit (1869), et ne
propose qu’une délimitation relativement vague de l’impulsion, qui correspond autant à des
épisodes maniaques isolés, sans régularité observable, qu’à des maladies chroniques plus ou
moins assimilables à des addictions. « Les impulsions permanentes et invincibles ressemblent à
une maladie chronique785 », dit Ribot, qui n’en fait justement pas l’analyse diachronique que l’on
se serait cru en droit d’attendre. Il ne propose qu’une description de manifestations locales
diverses du phénomène. Le caractère irrésistible de l’impulsion ne semble pas nécessairement
provenir de la répétition de l’acte ; l’impulsion est irrésistible, sans qu’il y ait pour autant
d’assuétude, de tendance irrépressible à recommencer ensuite. Il s’agit alors d’accidents pour la
volonté, qui n’échoue que de manière éphémère à subordonner l’action. C’est seulement lorsqu’il
y a répétition, habitude, que l’individu perd durablement son aptitude à vouloir ; et Ribot,
paradoxalement, ne développe guère sur ce dernier point.

Rappelons les impulsions brusques, irrésistibles, qui tiennent à chaque instant la volonté
en échec ; c’est une tendance hypertrophiée qui rompt sans cesse l’équilibre, à qui son intensité ne

783
MV, pp. 86-87.
784
Ibid., p. 79.
785
Ibid., pp. 111-112.

  303 
permet plus de se coordonner avec les autres : elle sort des rangs, elle ordonne au lieu de se
subordonner. Puis quand ces impulsions ne sont plus un accident mais une habitude, un côté du
caractère mais le caractère, il n’y a plus que des coordinations intermittentes ; c’est la volonté qui
devient l’exception786.

Ici, on pourrait apercevoir derrière cette « tendance hypertrophiée » un processus similaire


à celui de l’addiction : le désir de l’objet est intense, impérieux : « (il) ordonne ». Et plus ce désir
se répète dans le temps (« sans cesse ») – plus il s’installe dans l’individu jusqu’à faire partie
intégrante de son caractère, plus il y a annihilation de tout contrôle possible – plus le pouvoir
inhibiteur de la volonté se raréfie. Le critère de la dépendance à long terme semble cependant
relégué au second plan dans Les Maladies de la volonté. Si Ribot évoque les affaiblissements de
la volonté par intoxication, c’est uniquement pour décrire comment l’attitude de l’individu
change avec l’ivresse, le haschich ou l’opium au moment de la prise de drogue : l’expression se
désinhibe, les actions se ralentissent, la coordination se fait plus maladroite… Ce qui deviendra le
cœur de l’addiction, à savoir la compulsion, l’assuétude, l’impossibilité répétée de résister, n’est
donc pas vraiment analysé par Ribot. Il évoque les effets de la prise de drogue sans se concentrer
sur le besoin impérieux de recommencer, au point où certaines dépendances ne sont décrites
comme n’étant rien d’autre que le terrain propice à l’apparition d’actes impulsifs d’une toute
autre nature. L’impulsion ne qualifie pas la dépendance irrésistible, mais ces actes, qui ne sont
pas même constitutifs, à proprement parler, de l’addiction :

Tout le monde sait que l’ivresse causée par les liqueurs alcooliques, le hachich, l’opium,
après une première période de surexcitation, amène un affaiblissement notable de la volonté.
L’individu en a plus ou moins conscience ; les autres le constatent encore mieux. Bientôt (surtout
sous l’influence de l’alcool), les impulsions s’exagèrent. Les extravagances, violences ou crimes
commis en cet état sont sans nombre787.

L’impulsion ne renvoie pas ici au désir répété de boire, mais aux actes violents
occasionnés par l’ivresse. L’acte impulsif apparaît dans le contexte de l’addiction, mais donne
lieu à un événement (crime, par exemple) qui n’a rien à voir avec l’objet de l’addiction elle-même
(alcoolisme en l’occurrence) sur fond de laquelle il émerge.

786
Ibid., p. 171.
787
Ibid., p. 87.

  304 
a. La volonté du passionné

C’est lorsqu’il décide de se pencher sur les passions, bien des années plus tard, que Ribot
devient plus attentif à la durée, à la réitération incontrôlable des impulsions. L’Essai sur les
Passions, en ce sens, vient compléter les recherches déjà entreprises pour la rédaction des
Maladies de la volonté, et apporte un éclairage plus riche sur le phénomène de l’idée fixe en lien
avec les impulsions irrésistibles. Le terme de passion est délaissé par les psychologues
contemporains de Ribot, à son grand regret. On lui substitue quasi systématiquement, sous
l’influence des psychologues anglophones, celui d’émotion. Si au XVII e siècle, dans de
nombreux traités dont celui de Descartes, la notion de passion semblait trop inclusive, et
englobait une trop large diversité de phénomènes, elle ne méritait pas pour autant le bannissement
injuste dont elle est victime à l’époque de Ribot. Ce dernier propose d’adopter une version
remaniée de la distinction émise par Kant entre émotion et passion :

La tendance actuelle à refuser aux passions un chapitre à part dans les traités de
psychologie a été un recul. Dès la fin du XVIII e siècle, Kant dans un passage souvent cité
établissait entre la passion et l'émotion une distinction nette, précise, positive : Anthropologie (liv.
III, § 73). « L'émotion, dit-il, agit comme une eau qui rompt sa digue, la passion comme un torrent
qui creuse de plus en plus profondément son lit. L'émotion est comme une ivresse qu'on cuve ; la
passion comme une maladie qui résulte d'une constitution viciée ou d'un poison absorbé, etc. » La
position de Kant, actuellement abandonnée, doit être reprise, mais avec les méthodes et les
ressources de la psychologie contemporaine et en rejetant cette thèse excessive qui regarde toutes
les passions comme des maladies 788.

Les caractéristiques de la passion chez Ribot sont les suivantes :


-orientation émotive à long terme,
-idée fixe, consciente,
-puissante motivation,
-possible intensification : effet cumulatif, progressif,
-possibles conséquences morbides.

788
EP, p. 4.

  305 
A première vue, la similitude entre la passion et ce que l’on appellerait aujourd’hui
l’addiction est évidente. Pourtant, là encore, le rapprochement n’est pas évident : Ribot précise au
début de l’Essai sur les passions qu’il renonce aux études morbides dans cet ouvrage 789. Il
semblerait donc que la passion ne constituerait pas en elle-même une maladie, et qu’elle ne
pourrait donc pas être assimilée à l’addiction, morbide quant à elle par définition. Il arrive
souvent à Ribot de qualifier la passion de naturelle, de productive, voire même d’admirable : en
effet, le musicien par exemple, ou l’artiste en général a besoin de passion pour créer, de même
que l’homme politique, le conquérant, a besoin de passion pour accomplir de grandes choses. Il
projette ainsi toutes ses forces, tous ses appétits dans une direction unique pour réaliser une
œuvre remarquable. Ribot perçoit tout à fait l’épanouissement individuel et le sens que la passion
peut donner à l’existence : « pour le psychologue, les grands passionnés sont des héros à leur
manière, fascinés et possédés par leur idéal, entraînés par lui jusqu’à la mort ; c’est pourquoi les
grandes passions s’imposent à l’admiration des hommes comme les grandes forces de la
nature790 ».
Le caractère passionné peut être celui de l’artiste exalté, de l’aventurier insatiable, de
Napoléon. La passion, si elle conduit les individus à mener une existence hors normes –
notamment en les immunisant contre la pénibilité de l’effort, comme nous l’avons vu
précédemment791, ne semble pas pour autant morbide tant qu’elle s’oriente dans une direction
louable par l’individu qui s’y soumet volontiers, voire par la société qui l’y invite, ou en tous cas
non nuisible envers l’un ou l’autre. Elle est active plus que passive, en dépit de son étymologie, et
s’apparente alors, selon Ribot, à une sorte de foi galvanisant toute l’énergie de l’individu. C’est la
description que Ribot donne de la passion « dynamique », mais aussi d’un autre type de passion
plus inattendu : la passion « statique792 ». Dans cette dernière, « l’élément intellectuel est le plus
fort, l’élément moteur est le plus faible 793 ». Les passions statiques sont « apparentées à la
réflexion qui, de sa nature, est inhibitrice794 » ; elles ne sont pas décrites comme nuisibles par
Ribot. Celles qui peuvent éventuellement le devenir sont les passions dynamiques, lorsqu’elles ne

789
Cf. EP, p. 104.
790
Ibid., p. 184.
791
Cf. notre analyse de la paresse, de la vieillesse et de la fatigue (en lien avec la tendance au moindre effort) plus
haut.
792
EP, pp. 43-44.
793
Ibid., p. 44.
794
Ibid.

  306 
sont plus le moteur de la volonté qui y consent, mais une force tyrannique qui l’assujettit, voire
l’annihile :

Beaucoup d'auteurs ont traité des rapports entre la passion et la volonté. Ils ont décrit la
période de lutte entre la passion naissante et l'activité volontaire qui, à l'état normal, choisit,
change, modifie suivant les circonstances el maintenant se heurte contre un obstacle inattendu.
Puis, la fin de la lutte : la passion à l'état de systématisation complète, invincible, absorbant tout
l'individu ; l'action par entraînement, non par consentement ; la disparition totale du pouvoir
volontaire795.

b. La passion nuisible

Ribot décrit cependant aussi des cas où la passion est particulièrement nuisible à
l’individu qui s’y trouve asservi. L’ambition de ne pas s’attacher aux cas morbides dans son Essai
sur les passions n’est pas complètement réalisée, même s’il insiste à maintes reprises sur la quasi
impossibilité de tracer des limites claires entre sain, normal, anormal et morbide. Outre les
souffrances physiques qui peuvent être directement liées à un comportement ou à la
consommation d’un produit dangereux pour la santé en eux-mêmes, il faut envisager les
souffrances psychologiques liées au constat d’impuissance de l’individu, incapable de faire cesser
l’addiction dont il veut pourtant se défaire.
L’Essai sur les passions de Ribot semble avoir servi de référence à divers psychologues
contemporains dont le travail porte sur l’addiction 796. Le lien entre passion et addiction mérite en
effet d’être creusé, et les similitudes entre les deux phénomènes d’être mises en valeur. D’abord,
on a vu qu’il y avait asservissement dans les deux cas797 : le passionné malade est passif, il ne
décide pas librement ; il subit. Dans l’Essai sur les passions, Ribot décrit l’amour, la haine, la
jalousie, le goût esthétique, le mysticisme passionnels comme des phénomènes extrêmes, voire
dangereux. Malgré les remarques précédemment évoquées sur l’admiration que les grands

795
Ibid., p. 42.
796
Pour ne citer qu’eux, Louis Christian Charland dans son article publié en novembre 2015 pour AJOB
Neurosciences, intitulé « Passion and Decision-Making Capacity in Anorexia Nervosa » ; Jean Adès et Michel
Lejoyeux dans leur livre « Encore plus !: Jeu, sexe, travail, argent » paru chez Odile Jacob en 2001.
797
Ad dictus, « dit à », dans le vocabulaire juridique dont semble être issu le terme d’addiction, renvoie au débiteur
asservi à son créancier, qui était alors en droit de disposer du débiteur comme de son esclave.

  307 
passionnés peuvent parfois susciter, la passion est alors perçue non seulement comme un état
anormal, mais aussi, souvent, pathologique :

Toute passion même courte est une rupture dans la vie normale. Nous en connaissons les
signes distinctifs : formation d’un caractère partiel, associations et dissociations régies par une
seule idée dans une direction unique, polarisation de la conscience. Elle est un état anormal sinon
pathologique, une excroissance, un parasitisme798.

Si l’on est tenté de voir dans l’addiction une sorte de passion au sens ribotien, il faudrait
alors concéder que toute addiction est aussi consciente. En effet, « le passionné a toujours
conscience de sa passion, même quand il s’identifie avec elle 799 ». Ribot prend là encore
l’exemple de Napoléon : il se sait anormalement ambitieux, mais cette conscience ne lui permet
en aucun cas de ne pas l’être. Il semble à première vue difficile d’alléguer une telle chose : le déni
dans lequel vivent de nombreux toxicomanes nous empêche de parler d’une conscience
systématique de leur dépendance. L’impulsion irrésistible que l’on observe dans les cas
d’addiction ne s’apparente ainsi que partiellement aux manifestations de la passion. L’individu
peut n’avoir aucune conscience de son acte et n’en garder aucun souvenir ; il peut aussi en avoir
une conscience obscure, mais sans pouvoir l’inhiber. Souvent, il est conscient de ce qu’il fait :
mais dans ce cas, il peut ne pas être conscient du caractère morbide de ses actes, et donc ne pas
voir de raison de ne pas agir selon cette impulsion. Ribot semble de fait vouloir dire que le
passionné a toujours conscience de l’objet de sa passion. En revanche, il ne s’aperçoit pas
toujours de la nature addictive du lien qu’il entretient avec cet objet. De même, la personne sous
l’emprise d’une addiction connaît l’objet de son désir incontrôlable – elle sous-estime souvent,
par contre, son manque de contrôle vis-à-vis de l’objet en question. L’alcoolique sait ce qu’il veut
boire ; il ne reconnaît pas toujours à quel point ce désir l’asservit.

Ribot insiste sur le fait que toutes les passions altèrent notre capacité de nous adapter à
notre environnement. La focalisation de la conscience sur une idée fixe contraint à négliger toutes
les autres ; la plasticité essentielle au fonctionnement normal de l’individu est ainsi perdue dans la
passion. « Toute passion, même moyenne, fausse le mécanisme normal de la conscience dont la

798
EP, p. 174.
799
Ibid., p. 166.

  308 
règle est un changement et une adaptation perpétuels 800 » : on pense ici au pouvoir normatif
(créateur de nouvelles normes adaptatives) de l’organisme évoqué par Canguilhem comme le
critère déterminant de la santé – par contraste avec la rigidification d’une norme exclusive,
caractérisant l’état morbide. Les deux auteurs semblent bien se rapprocher ici : la passion donne
lieu à un comportement anormal parce qu’elle implique une orientation, une polarisation ou
tendance exclusive, stable et unidirectionnelle vers un objet ou une activité. Là encore, il convient
de nuancer : l’idée fixe ne tourne pas toujours à l’obsession : elle « a pour marque unique d’être
le centre exclusif des associations avec ou sans obsessions 801 ». On pourrait reprocher à Ribot de
ne pas clarifier assez la différence entre idée fixe non obsessionnelle et idée fixe
obsessionnelle dans l’Essai sur les passions. On peut supposer cependant qu’il s’agit là encore
d’une différence d’intensité, de degré : si l’idée fixe accapare l’individu au point de ne plus lui
laisser de répit, elle se fait obsession, et devient alors morbide.

c. « Passion vraie » et habitude

Ribot adopte une perspective ambivalente sur le lien entre les habitudes et les passions.
Lorsqu’il se penche sur la naissance de ces dernières, il semble accorder un rôle crucial à
l’habitude : c’est grâce à la répétition que le comportement se fixe. On a d’ailleurs déjà
mentionné que les termes d’habitude et de caractère sont souvent employés indifféremment.
Pourtant, lorsque Ribot s’efforce de mieux cerner la différence entre les passions profondes et les
passions superficielles, il fait justement de l’habitude un processus accessoire qui agit de
l’extérieur sur nous sans être constitutif de la passion elle-même. Alors qu’on aurait tendance à
justement voir dans l’habitude le phénomène par excellence de l’intériorisation d’une passion
dans la nature profonde même de l’individu, Ribot en fait une sorte d’instrument subsidiaire :
« L’habitude, propriété générale de l’organisme physique et psychique, n’entre pas dans la
passion à titre d’élément constituant : c’est un facteur accessoire qui agit par l’influence 802 ».

800
Ibid., p. 165.
801
Ibid., p. 165.
802
Ibid., pp. 147-148.

  309 
La passion profonde, ou vraie, s’enracine dans le travail souterrain, inconscient, de la
physiologie individuelle. Elle vit déjà virtuellement dans l’individu avant de se révéler à la
conscience. Elle ne naît pas grâce à l’habitude – qui ne peut, tout au plus, que la soutenir, la
renforcer. Les répétitions que l’on observe ainsi dans le comportement d’un vrai passionné, si
elles ressemblent à des habitudes, n’en sont pas : pour Ribot, ces répétitions sont l’expression
même de la profondeur (de la « véracité ») de la passion :

Dans la passion vraie, sans cesse vivante et renouvelée, il n’y a pas d’habitude à
proprement parler, mais son apparence, son simulacre, non sa réalité. La répétition et la
permanence sont d’origine interne ; elles ont leur source dans la tendance (attractive ou répulsive)
qui agit toujours dans le même sens. Ce n’est pas parce que la passion reste une habitude, qu’elle
reste vivante, mais c’est parce qu’elle est vivante, qu’elle paraît une habitude, et cette apparence
d’habitude n’existe que par la permanence de la cause 803.

Est-ce à dire que la passion vraie est innée ? Ribot semble l’admettre. Les grands
passionnés obéissent à un instinct, une disposition du caractère. Le rôle accessoire de l’habitude
ici décrit apporte un éclairage nouveau sur la responsabilité du passionné. Une passion forte ne
peut se guérir par l’intervention miraculeuse d’une volonté qui déciderait arbitrairement de
changer les habitudes du passionné. L’habitude, tout ancrée qu’elle soit dans l’individu, paraît
délogeable selon Ribot ; il n’en va pas de même pour la passion vraie. L’habitude se greffe
artificiellement de l’extérieur, peu à peu, sur la nature de l’individu, mais sans jamais réellement
en faire partie intégrante ; ce n’est pas elle qui est responsable de la répétition des actes
manifestant la passion. L’itération n’est pas la cause, mais la conséquence de la passion
profonde, qui, elle, appartient en propre au caractère de l’individu, à sa physiologie intime.
L’habitude ne vient que mimer, en somme, une dépendance déjà inscrite dans l’individu
passionné, et dont elle n’est pas la source. Ce n’est donc pas l’habitude qui fait la passion, et
Ribot va même plus loin : ce n’est pas même l’objet de la passion qui fait le passionné. Le
phénomène irrésistible semble ainsi provenir, pour Ribot, d’une nature fondamentalement
passionnelle de l’individu, et non du comportement visé ou du produit que le passionné cherche à
consommer : « L’indéfectibilité d’une passion vient non de sa nature originelle, c’est-à-dire de

803
Ibid., p. 148.

  310 
ses éléments constituants et de son objet, mais de la nature originelle de l’individu. Il n’y a pas de
passion insatiable, mais des passionnés insatiables 804 ».

La passion vraie n’est pas indélébile du fait de son objet, mais de son sujet, pour ainsi dire
– du fait des dispositions physiologiques innées du passionné. Elle peut ainsi à la rigueur changer
d’objet là où l’habitude, elle, est intrinsèquement liée à son objet, et non à la nature de l’individu
sur laquelle elle vient se greffer. L’habitude n’y est donc pour rien dans la passion vraie – et elle
n’y peut rien ; elle n’a pas d’efficace pour enrayer la force passionnelle 805. Peu importe l’objet de
la passion vraie : l’alcool, le hachich, le jeu ne déterminent pas en tant que tels, selon Ribot,
l’intensité d’une passion. Il ne semble pas y avoir d’objet plus ou moins addictif pour Ribot, mais
des passionnés dont le tempérament même se trouve être plus ou moins naturellement addictif.
L’habitude, dans l’Essai sur les passions, apparaît quant à elle presque comme une sorte de
facteur extérieur, résultat de l’influence du contexte social, culturel et éducatif (auquel on sait que
Ribot accorde assez peu d’importance) qui affecte certes le caractère, mais sans se substituer à
lui.
Si la vraie passion, profonde, n’est pas influencée par l’habitude, la passion « imparfaite »,
« incomplète » ou superficielle, a quant à elle besoin de l’habitude pour se maintenir : « elle ne
dure que par la permanence d’une cause étrangère à elle-même 806 ». Si l’habitude est rompue, le
comportement ne dure pas. Soutien stable de cette passion moins forte, l’habitude est ce que
cherche à annihiler le passionné qui veut guérir. Cette voie de guérison n’étant possible que si la
passion est superficielle, la rupture d’habitude constitue donc un test utile pour discriminer
passion profonde, vraie, et passion superficielle. La passion superficielle meurt d’elle-même si
elle n’est pas entretenue par l’habitude ; la passion vraie subsiste.

Cette ambiguïté sur le pouvoir des habitudes dans l’Essai ne doit pas laisser croire que
Ribot a toujours négligé la force de certaines d’entre elles, toutes accessoires soient-elles. Il faut
rappeler que dans l’ouvrage qu’il avait consacré à l’hérédité, Ribot considérait l’habitude comme

804
Ibid., p. 151.
805
On peut ici penser aux stratégies aujourd’hui déployées dans le cadre d’une psychologie comportementale, par
exemple, qui vise à enrayer une passion par une habitude aux résultats inverses. L’erreur de ce type de psychologie
comportementale serait justement de croire qu’il s’agit d’habitude pour les deux comportements chez l’individu,
alors que l’un des deux est en réalité la manifestation de tendances beaucoup plus intimes.
806
Ibid., p. 149.

  311 
transmissible de génération en génération. Il semblerait que Ribot ait d’abord rapproché habitude
et passion (notamment à propos de la dipsomanie) dans sa thèse sur l’hérédité, en insistant alors
sur l’ancrage profond de l’une comme de l’autre dans le caractère de l’individu. Ribot aurait
ensuite évolué avec l’Essai sur les passions vers une conception plus « externaliste » de
l’habitude. On pourrait aussi, pour tenter de réconcilier les deux thèses, émettre l’hypothèse selon
laquelle Ribot voulait dire que l’individu d’une génération donnée peut d’abord présenter une
passion superficielle qui, entretenue et renforcée par l’habitude ensuite, peut se transmuer à la
génération suivante en passion profonde. Quoi qu’il en soit, une thèse demeure inchangée d’un
ouvrage à l’autre : les vraies passions sont héréditaires, fruits et sources d’un certain
déterminisme biologique. Comment alors faire cesser une tendance si essentielle, si fondamentale
dans la nature du passionné ? Est-il possible de se défaire de l’emprise d’une passion ?

d. Remédier à la passion morbide ?

Ribot n’a de cesse d’insister sur la nature purement physiologique de la passion et sur
l’inefficience causale de la conscience, et des idées appréhendées sur le seul plan de l’intellect :
« L’idée est l’aiguille de l’horloge, non le ressort qui la meut 807 ». L’idée traduit une tendance,
elle ne la provoque pas, à moins d’être une idée fixe :

Toute idée fixe est au fond un sentiment ou une passion fixe. C’est un désir, un amour,
une haine, un intérêt, qui soutiennent l’idée et lui donnent son intensité, sa stabilité, sa ténacité.
Les idées, quoi qu’on en dise, sont toujours au service des passions ; mais elles ressemblent à ces
maîtres qui obéissent toujours en croyant toujours commander808.

Bien que l’individu soit conscient qu’il se laisse entraîner par son addiction, et « quoique
souvent il lutte contre sa tyrannie, il finit par obéir volens nolens ; parce qu’elle est une partie de
lui-même ; parce qu’il est poussé par le désir et par la suite par l’attrait d’un agrément 809 ».

807
Ibid., p. 142.
808
MP, p. 131.
809
EP, pp.131-132.

  312 
Dompter ses passions, comme Epictète et tant d’autres philosophes nous invitent à le faire, n’est
plus possible par la seule puissance d’une illusoire raison ou conscience autonome, qui serait
déconnectée de ses racines physiologiques. Les coordinations internes que nos volitions
expriment peuvent être plus ou moins complexes, mais elles ne s’émancipent jamais de leur
soubassement physiologique. Or, une volition est d’autant plus instable qu’elle est élaborée,
qu’elle est dernière par rapport aux formes primordiales d’activité qui la précèdent (instincts,
réflexes), plus solides parce qu’ancrées depuis plus longtemps en nous. Ainsi, une « volonté » qui
chercherait à s’imposer arbitrairement au corps sans maturation intérieure, sans « incorporation »
ne peut en réalité que rarement prétendre dominer l’activité plus élémentaire de l’instinct, et, par
extension, de l’addiction. Nous pouvons donc écarter la possibilité de faire cesser une addiction
par pur décret de la conscience, si ce décret n’est pas porté par un fort soubassement affectif.

Les passions, selon Ribot, peuvent pourtant s’éteindre : (1) par habitude, (2) par la mort
ou la folie, (3) par « coup de foudre » ; (4) par transformation en une autre passion, ou encore (5)
par substitution complète. On a déjà évoqué le premier cas : introduire de nouvelles habitudes
permet de remédier à une passion si tant est qu’elle soit superficielle. L’habitude ne remédie pas à
la passion vraie. On imagine assez clairement les passions finissant par la folie ou la mort (2) :
Ribot nous rappelle ainsi le caractère puissamment nocif de certaines grandes passions. Comment
une passion peut-elle mener à la mort et vaincre l’instinct de conservation ? Ribot voit dans cette
question un faux problème. Certes, deux puissances instinctives semblent s’affronter : la volonté
de vivre, la crainte de la mort d’un côté, et la passion de l’autre, assimilable à l’instinct en ce
qu’elle s’oriente avec violence et nécessité vers son but. Pourtant, la lutte est illusoire : « Le
grand passionné est confisqué tout entier par sa passion, il est sa passion ; pour lui, la perdre c’est
cesser d’être, à moins qu’il puisse réussir à l’expulser d’un bloc pour revenir à l’équilibre normal,
ce qui différerait peu d’un miracle 810 ».
Ainsi la tendance à persévérer dans l’être, pour reprendre la terminologie spinoziste que
Ribot n’hésite pas à emprunter, conduit au non-être, puisqu’elle s’identifie à la passion-même.
Cette contradiction logique donne lieu à une réaction pathologique, qui mène irrémédiablement à
la mort. Ribot n’illustre pas tant ces cas d’autodestruction par la description de toxicomanies que
par celle de l’épuisement physique qu’on peut observer chez les grands actifs, artistes prolifiques,

810
Ibid., p. 179.

  313 
conquérants aventuriers par exemple. Mais là encore, ce n’est pas tant l’objet de la passion qui lui
donne sa vigueur, que la nature passionnée de l’individu ainsi consumé. La passion cesse, mais
l’individu ne guérit pas, il meurt avec elle. Par « coup de foudre » (3), Ribot entend un choc tel
que la passion est tuée d’un seul coup : « ainsi la haine peut tomber brusquement en face d’une
brusque catastrophe de l’ennemi ; et il n’est pas besoin de préparation latente pour cet
anéantissement inattendu, parce que toute destruction peut se produire d’un bloc 811 ». Cette
dernière possibilité semble néanmoins assez rare, et l’issue la plus commune selon Ribot est la
transformation (4). On confond d’ailleurs trop souvent, dit-il, extinction et transformation. La
transformation suppose un fond commun entre l’objet de la passion d’origine et celui qui s’y
substitue ; elle n’est qu’un tarissement apparent. Elle nécessite d’une part une grande énergie
chez l’individu concerné, et d’autre part, l’apparition d’une idée fixe autre que celle qui dominait
la passion à combattre. « Jusqu’à ce que [l’idée fixe directrice] paraisse, l’énergie peut se
dépenser en vains essais, en ébauches de passions ; mais tant qu’elle n’est pas endiguée et
canalisée par la puissance de l’idée, la transformation est impossible 812 ». L’idée puissante dont il
est ici question est une idée fixe – une passion, donc : elle donne une direction aux tendances
affectives de l’individu. L’idée fixe est telle l’aiguillage, appareil permettant de faire changer le
train de voie : elle ne donne nullement sa vitesse au train – en cela elle reste idée certes – mais
elle l’oriente. « L’idée, je le répète, en tant que concept pur, est insuffisante à ce rôle ; il faut
qu’elle incarne et fixe certaines tendances latentes ou non orientées 813 ». On se débarrasse d’une
passion en transformant son objet, sans pour autant que la nature passionnelle de l’individu
change. L’objet seul mute. « C’est une juste remarque, due aux moralistes, que de grands
pécheurs peuvent devenir de grands saints et que des hommes passionnés pour le bien auraient pu
être de grands criminels 814 ».
L’amour humain peut ainsi se transformer en amour divin, ou le fanatisme religieux en
fanatisme politique. Pour que ce changement d’idée directrice s’opère, les circonstances
extérieures, le changement d’environnement, la suggestion jouent certes un rôle essentiel. Les
tendances latentes, inscrites dans la physiologie du grand passionné survivent cependant ; elles
prennent simplement une autre orientation. Le passionné est obsédé par une seule idée fixe, en

811
Ibid., p. 152.
812
Ibid., p. 153.
813
Ibid.
814
Ibid., p. 152.

  314 
acte, même s’il peut être habité par d’autres tendances obsessives en puissance. Notons d’ailleurs
que Ribot n’évoque que très peu ce que l’on désignerait aujourd’hui par poly-addiction, ou
comorbidité : il envisage un changement d’objet de la passion dans le temps, successivement,
mais pas plusieurs passions s’exprimant simultanément dans le comportement observable d’un
même individu. L’objet de la passion n’est pas exclusif diachroniquement, mais il l’est
synchroniquement. Mais ceci ne vaut que pour la passion actualisée, traduite dans l’activité de
l’individu ; il en va autrement des tendances en puissance pouvant donner lieu à une passion.

Ribot examine aussi un autre mode de transformation, qui semble plus étonnant : il s’agit
du cas où une passion conserve le même objet, mais change radicalement sa valeur. Un objet
d’amour devient objet de haine, un fanatisme religieux devient fanatisme athée, la passion du
plaisir se fait ascétisme. Il faut alors, d’emblée, une certaine hétérogénéité inhérente à la passion
pour qu’elle soit susceptible de subir cette radicale inversion de valeur : « En raison des éléments
quelquefois hétérogènes qui les composent, [les passions complexes] ont des moments de
défaillance, de recul, d’interversion passagère : ébauches avortées d’une transformation en état
contraire815 ». Le passage de l’amour à la haine peut ainsi se comprendre comme une
transformation en acte d’une ambivalence affective déjà là en puissance. La personne aimée puis
haïe est l’objet de la passion, et l’émotion qu’elle suscite était déjà, dès la naissance de cette
passion, ambigüe.
La substitution complète (5) d’une passion à une autre est rare, mais Ribot la considère
néanmoins possible ; cette possibilité est cohérente avec sa critique de l’unicité du moi. Ici, c’est
à nouveau l’objet de la passion qui est concerné. Si une passion se substitue à une autre, c’est que
les tendances vers les deux objets étaient toutes deux contenues en germe dans la personnalité de
l’individu : l’une ayant réussi à s’imposer grâce aux conditions internes et externes favorisant son
expansion, pour ainsi dire dans l’individu ; l’autre, occultée par l’objet de la passion victorieuse,
pouvant s’imposer à son tour si ces conditions changent. « On sait que la vie affective supporte
très bien la coexistence de tendances non seulement différentes, mais souvent opposées et
contradictoires dont chacune ne cherche que sa fin propre816 ». L’être affectif est multiple ; le moi
normal a peu de cohésion, et son unité est illusoire. C’est dans la suite logique de cette conception
du moi que Ribot comprend la possibilité de substitution complète d’une passion. L’objet de la
815
Ibid., p. 156.
816
Ibid., p. 158.

  315 
nouvelle passion ne peut que très rarement différer radicalement de l’ancien. Certes, le fanatique
religieux peut devenir un alcoolique ; le toxicomane peut s’orienter vers une addiction
comportementale, sans consommation de produit particulier. Mais la plupart du temps, une vraie
passion ne se métamorphose en une autre qu’en partageant avec elle un fond commun. Le
fanatique reste le plus souvent fanatique, mais son cheval de bataille passe de la religion à la
politique ; le toxicomane demeure toxicomane, en faisant simplement varier le type de drogue
consommée ; plus rarement en changeant radicalement d’objet.
Le moi est une coordination instable et changeante de souvenirs, d’instincts, de tendances,
de désirs. Il ne s’agit pas seulement de la conception naïve du traditionnel duel entre la passion
d’une part, et la volonté d’autre part, souvent trop faible pour lutter. « Si les moralistes, les
poètes, les romanciers, les dramaturges nous ont montré à satiété ces deux moi en lutte dans le
même moi, l’expérience vulgaire est encore plus riche : elle nous en montre plusieurs, chacun
excluant les autres, dès qu’il passe au premier plan817 ». Chez le passionné qui voit « finir » sa
passion, en réalité c’est une autre tendance, devenue passionnelle, qui apparaît pour éclipser
l’autre et s’y substituer.

On pourrait être tenté de voir en Ribot le penseur d’une forme d’akrasia lorsqu’il étudie
les impulsions irrésistibles des caractères passionnés. Certains passages décrivent la confrontation
classique entre les impératifs passionnels du corps avide d’un côté, et la volonté à laquelle
l’individu s’identifierait de l’autre ; muselée, soumise à ces impératifs malgré elle 818. Or cette
scission du moi décrite par Ribot chez les individus soumis à des impulsions irrésistibles ne
correspond pas à l’akrasia à proprement parler. En effet, pour parler d’akrasia, il faut d’abord
concevoir la volonté comme une faculté indépendante, théoriquement capable d’imposer à nos
penchants la force de jugements rationnels. Pour Ribot, il semble n’y avoir rien de plus que des
penchants multiples et souvent contradictoires, plus ou moins fragiles ou tenaces, constitutifs du
moi et s’imposant à un moment donné, parfois tour à tour (c’est le cas chez les hystériques),
parfois durablement (c’est le cas chez les passionnés). Si l’on peut certes observer des accès de

817
MP, p. 76.
818
« Le dipsomane, par exemple, a deux vies alternantes : dans l’une, sobre, rangé, laborieux ; dans l’autre, confisqué
tout entier par la passion, imprévoyant, inconscient, crapuleux. N’y a-t-il pas là comme deux individus incomplets et
contraires, soudés à un tronc commun ? De même pour tous ceux qui sont sujets à des impulsions irrésistibles et qui
disent qu’une force étrangère les pousse à agir malgré eux » (Ibid., pp. 77-78).

  316 
« mauvaise conscience » chez le vrai passionné, les remords associés à ces accès doivent
s’accompagner d’un pendant affectif fort pour avoir une quelconque efficace sur la passion.

Il est surprenant que Ribot évoque si peu dans son œuvre la toxicomanie proprement dite :
il n’insiste pas sur le désir de répéter la consommation d’un produit néfaste pour l’organisme. Il
fait certes allusion à la consommation de hachich, d’opium, d’alcool, et s’intéresse à certaines
études de cas, notamment à travers les œuvres de Moreau de Tours, et de Thomas de Quincey.
Dans Les Maladies de la volonté, Ribot décrit l’état d’apathie, de paralysie dans lequel la prise
d’opium plonge De Quincey, mais outre le fait qu’il n’aborde pas le caractère chimiquement
addictif de certaines drogues, il n’approfondit pas ses descriptions sur la nature incontrôlable du
désir de la réitération, central dans le phénomène d’assuétude, ni sur le rôle de l’environnement et
du contexte social dans l’explication d’un tel phénomène, pourtant particulièrement
emblématique d’une volonté malade. Dans l’Essai sur les passions, il s’intéresse davantage au
caractère irrépressible de certains comportements, et à la morbidité associée aux « idées fixes »
obsessionnelles. L’idée fixe, expression trompeuse puisqu’il s’agit d’une passion, fait de
l’individu la victime d’une force hégémonique atrophiant les autres tendances contenues en
germe chez l’individu. L’objet de la passion dépend certes de l’environnement, mais la violence
avec laquelle l’individu se livre à sa passion ne peut changer que dans des cas très exceptionnels.
Nous avons souligné l’ambiguïté du terme de passion, qui peut ainsi désigner indifféremment soit
le désir irrépressible vers l’objet ou le comportement, soit cet objet ou ce comportement lui-
même. La passion vraie est inhérente au caractère de l’individu, indélogeable donc, alors que
l’objet lui est extérieur ; d’où la possibilité relative d’en changer. Ribot vise d’abord à faire
reconnaître la nature physiologique des passions, et des idées fixes qui leur sont respectivement
associées. Dans le cas de la « passion vraie », c’est au caractère même de l’individu passionné
qu’il s’intéresse indépendamment de l’objet de la passion - sans tomber toutefois dans l’écueil
d’un déterminisme biologique trop simpliste. En effet, les multiples tendances comprises dans ce
que l’on appelle le moi permettent en droit à l’individu de changer, même si les moyens à mettre
en œuvre, en fait, pour pouvoir stimuler les autres tendances présentes en germe chez l’individu,
ne sont pas explicités.

  317 
C. LE MAINTIEN D’UNE VIE MENTALE SANS CHOIX POSSIBLE ?

Il est à première vue curieux que Ribot se soit intéressé aux phénomènes de l’extase et du
somnambulisme dans un ouvrage portant sur les maladies de la volonté. En effet, ni l’un ni l’autre
ne sont à proprement parler le signe d’une pathologie ; leur étude occupe pourtant une quinzaine
de pages à la fin de l’ouvrage, au chapitre V, parce qu’ils « fournissent matière à réflexion »819 en
tant qu’anomalies. La volonté est de fait partiellement anéantie : il ne s’agit pas d’un retour à la
vie végétative comme dans le cas du coma, de l’anesthésie ou du sommeil profond (cas dont
Ribot affirme qu’il n’a rien à en dire820), mais de cas où malgré l’absence de toute puissance de
choix, une certaine activité mentale, consciente (pour l’extase) ou inconsciente (pour le
somnambulisme) persiste.

1/ L’état extatique : un cas suprenant d’ « éréthisme intellectuel821 »

Ribot insiste d’abord sur la ressemblance de tous les récits et descriptions d’états
extatiques auxquels il a pu avoir accès, en dépit de la diversité à la fois géographique et historique
de leurs origines :

Ce qu'il éprouve intérieurement, l'extatique seul peut le dire, et, s'il n'en gardait au réveil
un souvenir très net, les profanes en seraient réduits aux inductions. Leurs récits et leurs écrits
montrent, au milieu des différences de races, de croyance, d'esprit, de temps et de lieu, une
frappante uniformité 822.

819
MV, p. 145.
820
Ibid., p. 123.
821
Ibid., p. 133.
822
Ibid., p. 125.

  318 
Du Nirvana des bouddhistes 823 au ravissement de Thérèse d’Avila, Ribot note des étapes
similaires pour atteindre ce qu’il considère comme un « anéantissement de la volonté ». Le
témoignage de Thérèse d’Avila fait pour lui office de document psychologique valable 824, et n’est
pas sans susciter chez lui une certaine admiration pour les qualités littéraires de l’auteure, et une
certaine fascination pour l’état décrit lui-même. On est face à une forme hyperbolique de
contemplation, dont l’anormalité – en termes de rareté et d’intensité – permet d’éclairer les cas
plus courants, moins extrêmes de contemplatifs :

Après avoir étudié l'anéantissement de la volonté sous sa forme la plus haute, remarquons
qu'on trouve dans la contemplation, dans la réflexion profonde, des formes mitigées et
décroissantes de cet anéantissement. L'inaptitude des esprits contemplatifs pour l'action a des
raisons physiologiques et psychologiques dont l'extase nous a donné le secret825.

Si Ribot se penche sur l’état extatique, c’est notamment pour mieux mettre en lumière la
proportion inverse qui caractérise le rapport entre le degré d’abstraction de l’idée et la mobilité du
corps : « Ceci s'accorde avec ce qui a été dit précédemment : qu'avec les idées abstraites la
tendance au mouvement est à son minimum ; que ces idées étant des représentations de
représentations, de purs schémas, l'élément moteur s'affaiblit dans la même mesure que l'élément
représentatif826 ». Plus l’idée est abstraite, plus elle cesse de référer à quoi que ce soit, plus
l’élément moteur qui devrait l’accompagner disparaît. L’élément représentatif renvoie à ce qui est
concrètement perçu, ressenti ; à ce qui, dans l’idée, affecte l’organisme, et par suite, à ce qui a le
plus de chances de le mouvoir. L’idée abstraite est idée au carré, idée d’idée, éloignée de l’aspect
affectif de la première idée, au contenu plus représentationnel, dont elle est issue. A cet égard, il
semble que Ribot, à l’inverse, fasse aussi correspondre le degré d’abstraction de l’idée avec
l’intensité de la conscience. L’énergie emmagasinée dans la substance nerveuse est limitée ; si
elle vient alimenter la fonction motrice, c’est au préjudice de la fonction intellectuelle, et vice
versa : si la motilité n’est pas stimulée, c’est la pensée qui polarise les forces de l’individu.

823
Ibid., pp.124-125. Une longue note sur l’extase dans le bouddhisme vient expliquer les quatre étapes pour
atteindre le Nirvana terrestre.
824
Cf. Ibid., p. 131, à propos des extraits de La vie de sainte Thérèse écrite par elle-même (trad. du R. P. Bouix, 10e
éd.) « Ces extraits suffisent, et, si on les lit avec attention, on n'hésitera pas à leur attribuer toute la valeur d'une
bonne observation psychologique ».
825
Ibid., p. 135.
826
Ibid., p. 132.

  319 
Tout ce qu'une fonction gagne est perdu par une autre ; tout ce qui est gagné par la pensée
est perdu par le mouvement. À cet égard, l'extase est le contraire des états où la motilité triomphe,
tels que l’épilepsie, la chorée, les convulsions. Ici, maximum de mouvements avec minimum de
conscience ; là, intensité de la conscience, avec minimum de mouvement. Il n'y a, à chaque
moment, qu'un certain capital nerveux et psychique disponible ; s'il est accaparé par une fonction,
c'est au détriment des autres 827.

En un sens, c’est parce qu’elle est abstraite, et non en dépit de son abstraction, que l’idée
s’accapare l’énergie de l’individu – et cette intensité de l’idée ne provoque nullement le
mouvement. L’état extatique se présente comme un contre-exemple original du fonctionnement
normal de la conscience, un « cas curieux de corrélation ou d'antagonisme psychologique828 ». En
effet, Ribot insiste à maintes reprises sur le fait que l’intensité d’une idée la rend normalement
plus susceptible de produire un mouvement : plus une idée est forte, plus elle est censée se
transmuer en une tendance motrice qui débouchera sur un acte. Or dans le cas de l’extase, l’idée
ne se dépense pas en mouvement, et c’est grâce à cela même qu’elle peut conserver son degré
d’intensité :

Tout état de conscience tend à se dépenser en raison même de son intensité. Dans la plus
haute extase, la dépense est nulle ou à peu près, et c'est grâce à l'absence de cette phase motrice
que l'intensité intellectuelle se maintient. Le cerveau, organe à la fois intellectuel et moteur dans
l'état normal, cesse d'être moteur 829.

L’idée sur laquelle toute l’attention de l’extasié(e) porte est donc à la fois abstraite et
intense, et le pouvoir moteur que son intensité aurait dû générer est quasi nul. En temps normal,
plus l’idée est intense, plus elle est motrice. Mais ici, le niveau d’abstraction l’emporte, pour ainsi
dire, sur la tendance motrice de l’intensité. Un retournement inattendu s’opère : l’intensité non
seulement ne provoque plus d’action, mais elle est sinon générée, du moins maintenue par
l’absence d’action. C’est que l’intensité observable ici, et bien présente, est purement
intellectuelle, elle n’est pas de l’ordre de l’affectif. La durée de l’intensité abstraite dont il est
question est le fruit même de l’absence de « phase motrice » : c’est « grâce à l'absence de cette
phase motrice que l'intensité intellectuelle se maintient ». C’est parce que l’extasié ne bouge

827
Ibid., p. 134.
828
Ibid.
829
Ibid., p. 133.

  320 
quasiment pas que l’intensité de son idée peut perdurer. C’est parce que l’idée est privée de toute
tendance au mouvement, qu’elle se fait intense intellectuellement.

L’ « éréthisme intellectuel » qui caractérise ainsi l’extase renvoie à une excitation


proprement cérébrale, amputée de toute possibilité d’action ; ceci tient d’abord au fait que
l’individu s’est progressivement libéré de sa sensibilité. Les facultés sensitive et locomotrice sont
suspendues ; même les mouvements vitaux sont ralentis : les battements du cœur et la respiration
se font moins rapides. On se souvient que pour qu’une idée produise un mouvement, il faut
qu’elle soit intense, d’une part, mais que cette intensité se ressente ; qu’elle soit vécue
affectivement. Ici l’intensité est toute intellectuelle, nullement sensitive ni affective. Les
sensations sont en effet progressivement éclipsées pour céder la place à l’idée abstraite exclusive,
unique, polarisante. La seconde anomalie psychologique observable chez l’extasié sur laquelle
insiste Ribot concerne ainsi l’homogénéité de la conscience. A l’état normal, la conscience est
plurielle, constituée de divers états de conscience simultanément perçus. Or chez l’extasié,
l’attention est intégralement obnubilée par une seule idée maîtresse. Ribot éclaire son propos par
une comparaison avec les deux types principaux d’accumulation du capital, intensif et extensif :
« Si l’on compare l'activité psychique normale à un capital en circulation, sans cesse modifié par
les recettes et les dépenses, on peut dire qu'ici le capital est ramassé en un bloc ; la diffusion
devient concentration, l'extensif se transforme en intensif 830 ».
La croissance extensive du capital renvoie à la multiplication d’activités économiques,
sans qu’il y ait d’amélioration de la productivité ni d’innovation notable au sein des entreprises. Il
y a simplement augmentation de la quantité des facteurs de production. La croissance intensive,
elle, caractérise l’amélioration de l’efficacité de ces facteurs de production : on observe alors une
hausse de la productivité due entre autres au progrès technique permettant la transformation et la
rationalisation des processus de production, et la concentration des activités devenues ainsi plus
rentables – sans qu’il y ait d’augmentation quantitative de main d’œuvre ou de matières
premières. La comparaison établie par Ribot insiste sur l’accroissement qualitatif de l’activité
intellectuelle centrée sur une seule idée, dont la force est décuplée par le fait même que l’énergie
nerveuse de l’individu ne se disperse pas ailleurs. Il n’y a donc plus « diffusion » extensive, mais
« concentration » intensive : « Dans l'ordre intellectuel, les états de conscience hétérogènes et

830
Ibid., p. 133.

  321 
multiples qui constituent la vie ordinaire ont disparu. Les sensations sont supprimées ; avec elles,
les associations qu'elles suscitent. Une représentation unique absorbe tout 831 ».
On pourrait croire à première vue qu’il s’agit là encore d’une idée fixe. L’intensité de
l’idée fixe peut certes produire l’inhibition, mais on a vu que cette inhibition n’était qu’apparente,
qu’elle cachait une impulsion incontrôlable. L’idée fixe produit essentiellement l’action, qui se
fait justement irrépressible, donnant lieu aux comportements obsessionnels décrits plus hauts.
L’intensité de la concentration de l’extasié(e), elle, est purement abstraite, aussi détachée des
stimuli corporels qu’il est concevable, et se vit comme une libération. Mais il y a monopole de
l’idée dans les deux cas : elle s’installe durablement jusqu’à effacer tous les autres états de
conscience.

L'état mental de l'extase est une infraction complète aux lois du mécanisme normal de la
conscience. La conscience n'existe que sous la condition d'un changement perpétuel ; elle est
essentiellement discontinue. Une conscience homogène et continue est une impossibilité. L'extase
réalise tout ce qui est possible dans cette continuité ; mais sainte Thérèse vient de nous le dire : ou
bien la conscience disparaît, ou bien l'entendement et la mémoire - c'est-à-dire la discontinuité -
reviennent par moments et ramènent la conscience 832.

À quel état de la conscience Ribot fait-il ici allusion ? Y a-t-il continuité incongrue de la
conscience, ou pure et simple disparition ? Volonté, imagination, entendement et mémoire :
autant de facultés ou puissances de l’âme évoquées par sainte Thérèse, que l’extase suspend.
Lorsque l’extase est atteinte, l’âme « ignore si elle parle, si elle se tait, si elle rit, si elle
pleure833 » ; elle ne sent plus le temps passer : « il est à remarquer, du moins à mon avis, que cette
suspension de toutes les puissances ne dure jamais longtemps ; c'est beaucoup quand elle va
jusqu'à une demi-heure, et je ne crois pas qu'elle m'ait jamais tant duré. Il faut l'avouer pourtant, il
est difficile d'en juger puisqu'on est alors privé de sentiment 834 ». Ce « sentiment » dont on est
privé lors de l’extase, n’est-ce pas la conscience, l’esprit alors suspendu ? Ainsi, par continuité,
Ribot semble vouloir insister sur le caractère ininterrompu de la suspension de la conscience, et
non sur l’ininterruption du flux de la conscience. Sainte Thérèse précise que la suspension des

831
Ibid.
832
Ibid., p. 132.
833
Ibid., p. 128.
834
Ibid., p. 129.

  322 
facultés de l’esprit ne peut durer longtemps, et que son âme se voit vite perturbée, interpellée par
le jeu de l’entendement, de l’imagination, ou de la mémoire.
La faculté qui semble la moins susceptible d’interrompre l’extase, celle dont l’activité est
donc la mieux « suspendue », ou plutôt, celle qui est le plus confondue dans l’expérience de
l’extase est la volonté : « Toutes les fois que cette suspension générale a lieu, il ne se passe guère
de temps sans que quelqu'une des puissances revienne à elle. La volonté est celle qui se maintient
le mieux dans l'union divine, mais les deux autres recommencent bientôt à l'importuner 835 ».
L’âme cesse tout simplement de se disperser ; ce faisant, elle perd toute lucidité et toute capacité
d’agir.

Toutes [les] puissances [de l’âme] perdent leur activité naturelle ; elles n'ont aucune
connaissance de leurs opérations... Cet importun papillon de la mémoire voit donc ici ses ailes
brûlées, et il n'a plus le pouvoir de voltiger çà et là. La volonté est sans doute occupée à aimer,
mais elle ne comprend pas comment elle aime. Quant à l'entendement, s'il entend, c'est par un
mode qui lui reste inconnu, et il ne peut comprendre rien de ce qu'il entend836.

Une remarque s’impose ici, avant de tenter de décrire plus avant de quelles manières
l’extase affecte la volonté. On a dit que l’idée présente à l’esprit de l’extasié est abstraite, toute
intellectuelle, et ne présente pas de corrélat affectif. Ribot pourtant voit bien que dans le
témoignage de Thérèse d’Avila, c’est l’amour qui tient lieu d’idée maîtresse. Il faut donc
admettre que Ribot doit comprendre l’amour dont parle Thérèse comme désaffecté, pour ainsi
dire ; un amour éthéré qui n’émeut, qui ne meut pas – ce qui ne manque pas de constituer une
interprétation fort contestable du récit de sainte Thérèse. On reconnaît cependant que le texte peut
manquer de clarté : tantôt sainte Thérèse décrit la volonté comme aimante (et l’on est alors invité
à penser qu’elle est suprêmement active), tantôt comme suspendue. Ce n’est sans doute pas le lieu
de développer ici amplement sur la conception de l’amour dont il est question, mais on peut
simplement suggérer que c’est parce que cet amour n’est pas charnel, mais spirituel, qu’il n’invite
pas à l’action – il est abandon, soumission, passivité et non activité.
L’activité de la volonté est décrite de façon ambivalente diachroniquement : elle est
d’abord efficace en ce qu’elle initie la mise en marche des différentes étapes à franchir pour

835
Ibid. Sainte Thérèse fait allusion à quatre facultés différentes (volonté, mémoire, imagination, entendement). On
comprend mal pourquoi elle semble ici n’en compter que trois. A bien relire ce passage, on peut supposer que
l’imagination a une place à part.
836
Ibid., p. 130.

  323 
accéder à l’extase. Ensuite, comme on vient de le souligner, une fois l’extase atteinte, elle est à la
fois suspendue, et « occupée à aimer837 ». Elle est à la fois au summum de sa force, et de son
impuissance. A la différence de la contemplation, où l’individu peut à loisir cesser de contempler,
l’extase « ravit » et ne peut être interrompue volontairement. La puissance d’arrêt de la volonté
est donc anéantie. Par ailleurs, l’extase donne lieu à une impuissance absolue d’agir 838, de se
mouvoir. La puissance active de la volonté est donc elle aussi anéantie :

[L’âme de sainte Thérèse] ne peut sans un très pénible effort faire même le moindre
mouvement des mains. Les yeux se ferment sans qu'elle veuille les fermer, et, si elle les tient
ouverts, elle ne voit presque rien. Elle est incapable de lire, en eût-elle le désir ; elle aperçoit bien
des lettres ; mais, comme l'esprit n'agit pas, elle ne peut ni les distinguer ni les assembler 839.

L’extase fait taire toutes les tendances multiples et contradictoires du moi, au profit d’une
idée exclusive ; par suite, la puissance de choix disparaît elle aussi. L’individu ne s’appartient
plus, et n’a plus ni la capacité de choisir, ni la conscience d’options possibles entre lesquelles le
choix pourrait s’opérer :

Comment y aurait-il choix, puisque le choix suppose l'existence de ce tout complexe qu'on
nomme le moi qui a disparu ; puisque, la personnalité étant réduite à une idée ou à une vision
unique, il n'y a point d'état qui puisse être choisi, c'est-à-dire incorporé au tout, à l'exclusion des
autres ; puisque, en un mot, il n'y a rien qui puisse choisir, rien qui puisse être choisi ? Autant
vaudrait supposer une élection sans électeurs ni candidats 840.

L’extase crée une hébétude, une torpeur physique, dans le même temps qu’une vive
exaltation, une ferveur intérieure : la dilection de l’extasié(e) se comprend comme une sorte
d’ivresse spirituelle, de béatitude, qui provoque une catalepsie.
Mais comment peut se comprendre cette impression de scission entre corps et esprit, le
corps quasi inanimé se trouvant comme « abandonné » par la conscience ? Les états mystiques
dont l’extase fait partie sont un grand sujet de l’époque, Ribot ne pouvait donc pas le passer sous
silence dans Les Maladies de la volonté. Mais nous pouvons aussi interpréter son intérêt pour ce
phénomène comme la marque d’une certaine honnêteté intellectuelle : la description de l’extase

837
Ibid.
838
Ibid., note du bas de la page 131.
839
Ibid., pp. 128-129.
840
Ibid., p. 134.

  324 
repose en effet la question du rôle de la conscience dans ses rapports à la volonté et à la mobilité
sous un jour déconcertant au vu des hypothèses de la psychologie expérimentale à leur propos.

2/ L’aliénation de la volonté : somnambules

Les cas de somnambulisme naturel ou provoqué par l’hypnose voient aussi la conscience
s’éclipser à divers degrés suivant les circonstances et les individus concernés. Ribot passe en
revue les différentes théories des physiologistes qui lui sont contemporains (Schneider, Berger,
Preyer, Rumpf) tentant d’expliquer la disparition de la conscience. Il retient celle de Heidenhain,
physiologiste allemand qui souligne l’intérêt particulier que présente le cas du somnambulisme,
en ce que le mouvement volontaire peut avoir lieu, paradoxalement, en dépit de cette disparition.
Dans les cas où la conscience de l’individu est profondément endormie, des mouvements réflexes
sont potentiellement observables, mais aussi les mouvements et propos suggérés par l’opérateur
lors d’une séance d’hypnose :

[L’hypnotisé] n'a, comme on dit, d'autre volonté que celle de l'opérateur. Cela signifie en
termes plus précis : dans le champ vide de la conscience, un état est suscité ; et, comme tout état
de conscience tend à passer à l'acte, - immédiatement ou après avoir éveillé des associations, -
l'acte s'ensuit841.

On remarque qu’ici, encore une fois, Ribot demeure vague à propos de la nature des états
de conscience : ont-ils vraiment tous tendance à passer à l’acte ? On a bien vu que dans le cas de
l’extase, il n’en était rien. Certains états de conscience n’appellent aucun acte, aucun mouvement
en particulier. Il s’agit de distinguer l’intention (qui de fait, est un état de conscience qui appelle
le passage à l’acte) ou en tous cas l’idée au contenu représentationnel, et l’idée abstraite, par
exemple, l’idée mathématique, ou métaphysique, telle l’extase ressentie par sainte Thérèse. Chez
l’hypnotisé, l’idée suggérée est définitivement représentative.
« Le passage à l'acte est ici d'autant plus facile qu'il n'y a rien qui l'entrave, ni pouvoir
d'arrêt, ni état antagoniste, l'idée suggérée régnant seule dans la conscience endormie842 » :

841
Ibid., p. 137.
842
Ibid.

  325 
l’hypnose semble créer une sorte de vide mental, de tabula rasa (de « champ vide de la
conscience ») permettant l’inscription d’états de conscience imposés du dehors – l’individu n’est
plus agent, il est agi par l’opérateur dont les suggestions ne passent pas au filtre de la volonté, ou
plus généralement, de la personnalité, du moi de l’hypnotisé. La suggestion peut aussi prendre la
forme de positionnements du corps qui provoquent chez l’individu l’action associée à la posture
qui lui est imposée comme à une marionnette ; mais aussi, éventuellement, le sentiment associé à
la posture :

On sait que, en donnant aux membres de l'hypnotisé certaines postures convenables, on


éveille en lui le sentiment de l'orgueil, de la terreur, de l'humilité, de la piété ; que, si on les
dispose pour grimper, il tente une escalade ; que, si on lui met en mains quelque instrument de
travail habituel, il travaille843.

L’association posture-action, ou posture-sentiment, rendue automatique par l’habitude, ne


requiert nulle lucidité chez l’individu ainsi agi, et littéralement manipulé. « En somme, l'état de
somnambulisme naturel ou provoqué peut être donné à juste titre comme un anéantissement de la
volonté844 ». Ribot ne précise cependant pas quels sont les moyens qui permettent de s’assurer
que l’individu ressent réellement les sentiments énumérés. C’est là inférer quelque peu
hâtivement un état interne à l’individu à partir de la simple observation, peut-on supposer, de
l’attitude apparente du corps ou des expressions du visage. Est-ce à dire que Ribot adopte ici une
attitude de type behavioriste, pour laquelle le sentiment ne serait qu’un ensemble de
manifestations visibles ? Ceci semble pour le moins douteux. Mais il peut alors sembler étonnant
que Ribot ne s’attache pas à distinguer les deux résultats possibles de la suggestion par
positionnement. Que l’individu associe la posture imposée (suggérée) avec une activité ou avec
un sentiment, son comportement est mécanique, automatisé dans les deux cas, et donc déserté de
toute volonté : « Tous ces cas sont donc réductibles à la même formule : l'hypnotisé est un
automate que l'on fait jouer, suivant la nature de son organisation845 ».

Les nombreuses études de cas empruntées aux médecins, citées sur plusieurs pages parfois
sans commentaire critique décelable de la part de Ribot, ne facilitent pas toujours la formulation

843
Ibid.
844
Ibid., pp. 144-145.
845
Ibid., p. 138.

  326 
d’hypothèses sur ses interprétations des divers symptômes en jeu. On a pu voir que la diversité de
ce que Ribot considère comme des maladies de la volonté l’amène à mettre successivement au
premier plan différentes définitions de la volonté. Dans Les Maladies de la volonté, Ribot insiste
d’abord sur la disparition de la volonté comme impulsion, en tant qu’elle ne parvient pas à
s’actualiser par le mouvement musculaire correspondant à l’état de conscience volontaire perçu
par l’individu : c’est l’aboulie. Il évoque ensuite le retour aux impulsions et réflexes sans
conscience – à ce qu’il désigne par ailleurs comme les composants les plus essentiels, les plus
élémentaires de cette volonté même - comme une seconde catégorie de maladies du pouvoir
volontaire. S’il y a maladie ici, c’est seulement au sens où il y a disparition, ou dysfonction, du
pouvoir inhibiteur d’une volonté constituée. Les étages « accomplis », adultes, raisonnables de la
volonté cèdent la place à ses soubassements primitifs. Les maladies de la volonté se comprennent
ainsi comme émergeant tantôt d’un problème proprement moteur, affectant la possibilité même
du mouvement, tantôt d’un problème provenant du pouvoir inhibiteur, affectant le contrôle de ces
mouvements.
Par ailleurs, l’acte volontaire semble supposer une coordination de tendances dominées
par une instance à même de les hiérarchiser, de leur donner la cohérence nécessaire au passage à
l’acte. La volonté renvoie à l’agrégat structuré de tendances diverses et d’états mentaux y
correspondant ; elle ne désigne pas une faculté mentale indépendante du corps et des affects.
Ribot refuse qu’elle soit identifiée à une sorte d’instance souveraine, à un arbitre rationnel, à une
sorte de censeur surplombant (inhibant et filtrant parmi) les tendances contradictoires pour ne
laisser s’actualiser que l’une d’entre elles, qu’elle aurait méticuleusement choisie en amont. La
volition implique certes le choix, et elle désigne un état de conscience, mais cet état de
conscience s’enracine dans la vie affective, et en dernière instance, dans la physiologie de
l’individu. Il s’agit pourtant, dans ce dernier chapitre, de nuancer cette position en tentant
d’éclaircir les divers éléments définitionnels de la volonté et leurs rapports. L’épiphénoménisme
de Ribot nous apparaîtra finalement, sinon partiel ou nuancé, du moins intermittent lorsqu’il
s’agit notamment de rendre compte des fonctions inhibitrices du pouvoir volontaire, qui semblent
ne pouvoir s’expliquer qu’en accordant un rôle actif, tout relatif qu’il soit, à l’éducation, à
l’intelligence, et à la conscience. Nous verrons ainsi que la psychologie ribotienne ne s’enferme
pas dans le dogmatisme physiologiste qu’on lui suppose trop souvent.

  327 
  328 
CHAPITRE V
UNE PHYSIOLOGIE GÉNÉALOGIQUE DE LA VOLITION ?
DES RACINES INCONSCIENTES DU VOULOIR
AUX ÉTATS DE CONSCIENCE

Le vouloir est conditionné par des mécanismes organiques primordiaux, dont Ribot va
retracer l'évolution jusqu'à atteindre le domaine de la conscience. Cet emploi par Ribot du terme
« mécanisme » pour désigner le processus à l'œuvre dans le corps lorsqu'il « veut » traduit bien la
présence de l'involontaire automatique engagé dans la volition. En effet, la psychologie
expérimentale se propose d’entreprendre toute une généalogie du vouloir, depuis le réflexe
jusqu'à l'acte le plus rationnellement médité. Les réflexes ne représentent certes pas à proprement
parler une activité volontaire, mais ils constituent le premier échelon sur lequel pourra
s'échafauder tout l'édifice complexe du vouloir : « Ils n’expriment que l’activité de l’espèce, ce
qui a été acquis, organisé et fixé par l’hérédité ; mais ce sont les matériaux avec lesquels la
volonté sera construite846 ». En faisant de ces mouvements automatiques hérités la « matière
première » de nos volitions, Ribot insiste sur le rôle primordial de l'hérédité. La volonté n'est
donc pas, dans ses fondements, personnelle, propre à l'individu : ses balbutiements sont propres à
la mémoire d’une espèce, elle-même façonnée par une évolution biologique toujours en train de
se faire.
Après les tendances primitives correspondant aux actes réflexes et aux instincts,
exprimant l’activité de l’espèce fixée par l’hérédité, vient le désir, « étape ascendante 847 »
intermédiaire, avant les mouvements proprement volontaires. Les réflexes, en se complexifiant,
voient apparaître quelques rudiments de conscience, et se transforment en désirs :
« Physiologiquement, [les désirs] ne diffèrent pas des réflexes d’ordre complexe.
846
Ibid., p. 5.
847
Ibid.

  329 
Psychologiquement, ils en diffèrent par l’état de conscience, souvent très intense, qui les
accompagne848 ». On voit le réflexe à l’œuvre chez le nouveau-né (« être spinal »), le désir
apparaître chez l’enfant, et lui donner un début d’individualité. Vient enfin ce que Ribot appelle
l’activité idéo-motrice, « les idées étant causes de mouvements 849 ». La hiérarchie entre réflexes,
désirs et volitions apparaît ainsi la plupart du temps comme évolutive et cohésive, sans que les
trois étapes entrent en conflit. Par ailleurs, le désir est accompagné d’un état de conscience
« intense ». L’état de conscience qui accompagne le désir diffère de celui qui correspond à la
volition. Même si Ribot n’admet pas de différence de nature entre désirs et volonté, les premiers
peuvent être brimés par une volonté forte, ou triompher d'une volonté faible. « La pathologie
nous fera voir que cette forme d’activité [celle du désir] augmente quand la volonté faiblit,
persiste quand elle disparaît 850 » : désir et volonté sont deux types distincts d’activité, mais leur
différence reste une différence de degré, de même qu’entre le désir et le réflexe. Les désirs sont
primordiaux, pulsionnels, irréfléchis, et relèvent, au même titre que les réflexes, bien qu’ils soient
conscients, d'une forme d'automatisme qui les amènent tous deux à se traduire instantanément en
mouvement :

A l'état naturel et tant qu'il est encore pur de tout alliage, le désir tend à se satisfaire
immédiatement ; c'est là sa loi, elle est inscrite dans l'organisme. [...] Chez l'adulte, le désir n'est
plus à l'état naturel ; l'éducation, l'habitude, la réflexion le mutilent ou le refrènent851.

La force naturelle du désir est, chez l’adulte, entravée par des tendances devenues, pour
partie sans doute, inconscientes, telles que l'habitude ; mais aussi par des raisonnements,
« réflexions », conscients cette fois, ayant un pouvoir inhibiteur : il s’agit là du second type
d’activité de la volonté. Cette dernière semble donc redevenir une faculté de contrôle, apanage de
l'individu conscient, intelligent.
Pourtant, Ribot insiste sur la continuité entre réflexes, instincts, désirs d’un côté, et
volonté de l’autre. Du réflexe à la volition, il y a individualisation progressive du comportement,
et la genèse des volitions doit passer par les étapes du réflexe, des mouvements nerveux les plus
automatiques, et du désir, de tendances exprimant de plus en plus la personnalité de l'individu

848
Ibid.
849
Ibid.
850
Ibid., p. 6.
851
Ibid.

  330 
dont elles émanent. Là où les réflexes manifestaient un phénomène d'hérédité qui concernait
l'espèce, les désirs, eux, esquissent un début d’individualité : « Ils reflètent la façon de réagir d’un
organisme particulier852 » - et les volitions, a fortiori, sont les marques distinctives d’une
personnalité particulière. Aussi, l’étude de la volonté va-t-elle de pair chez Ribot avec celle du
caractère – mais ce caractère lui-même est défini comme l’expression de l’organisme individuel
dans son ensemble, tendances primordiales, instinctives, héréditaires comprises.

A. LA VOLONTÉ, EXPRESSION D’UNE « MANIÈRE D’ÊTRE » ORGANIQUE

Lorsqu’il fait de la volonté une sophistication du réflexe nerveux, Ribot s’aperçoit qu’il ne
peut pour autant comparer l’organisme vivant à une machine à vapeur dont les mouvements
seraient permis grâce à la combustion de la nourriture ingérée, et de l’air respiré. C’était là la
thèse mécaniste de Bain, et Ribot ne dissimule pas sa réticence à l’admettre. Premier psychologue
selon Ribot à avoir perçu la connexion essentielle entre l'excitation spontanée des centres nerveux
et ce que nous appelons les actes volontaires 853 (et Ribot l’en loue), Bain semble cependant
incapable de rendre compte de la complexité des volitions, et des diverses possibilités de
répartition des forces nerveuses à l’œuvre dans le vouloir individuel. Ribot remédie à ces lacunes
en faisant du caractère, « manière d’être » organique, ce qui conditionne notre volonté.
Le caractère contient à la fois la somme des tendances physiologiques, automatiques,
irréfléchies, inconscientes, et les manières d’être propres à l’individu. Loin d’être la résultante du
milieu, le caractère est le plus souvent défini comme une donnée autosuffisante : l’environnement
direct peut conditionner partiellement, mais ne peut pas déterminer absolument le comportement
individuel. La volonté n’est pas une réponse passive aux stimulations reçues de l’extérieur ; elle
est essentiellement modelée de l’intérieur, par le caractère, dont Ribot fait un synonyme du

852
Ibid.
853
Le physiologiste Müller semble avoir mis l'accent avant Bain sur les mouvements involontaires du fœtus pouvant
être perçus comme des « germes de volonté ».

  331 
tempérament : « Le caractère est pour nous l'expression psychologique d'un certain corps
organisé, tirant de lui sa couleur propre, son ton particulier et sa permanence relative 854 ».

Ici, innéité et hérédité, c'est tout un. Que certaines qualités psychiques viennent d'une
variation spontanée ou d'une transmission héréditaire, pour le moment il n'importe. Ce qu'il nous
faut montrer, c'est qu'elles préexistent à l'éducation, qui les transforme quelquefois, mais ne les
crée jamais855.

Pour Ribot, les tendances et caractéristiques psychologiques fondamentales d’un individu


ne résultent pas de causes externes 856 (l’éducation), mais de « causes intérieures », à l’origine de
nos actes involontaires comme volontaires. D’abord influencé par l’éthologie de John Stuart Mill
dont nous avons parlé plus haut, on a vu que Ribot lui reprochait ensuite de trop se concentrer sur
le facteur éducatif et les critères d’ordre intellectuel pour élaborer sa « science des lois de la
formation du caractère ». Là où Mill envisage un pouvoir possible de la volonté dans le
façonnage de soi, Ribot conçoit le caractère d’abord comme une réalité affective aux origines
purement biologiques et quasi inaltérables. L’un cherche à établir les lois du caractère se faisant
(Mill), là où l’autre établit une typologie des caractères déjà faits. Le « vrai » caractère semble
pour Ribot immuable, et, loin de contribuer à son façonnage, l’influence du milieu serait le signe
de sa faiblesse. Les individus qui sont le produit des circonstances - et l’éducation ne fait-elle pas
partie de ces circonstances extérieures ? - n’auraient, en ce sens, pas vraiment de caractère. Le
milieu semble, au mieux, n’être plus que le catalyseur de dispositions déjà là, en puissance, dans
le caractère de l’individu. Même lorsque Ribot se penche sur l’évolution du caractère, c’est pour
mieux en souligner le régime autarcique, pour ainsi dire : le caractère contient en germe, en
puissance, la majeure partie des tendances que l’individu développera par la suite.

Notons que l’on pourrait presque employer indifféremment les termes de volonté et de
caractère ; les volitions mûrissent dans le corps selon les prédispositions idiosyncratiques. A ces
réflexes que l'on trouve dès la naissance, s'ajoute l'activité plus complexe des désirs et des
sentiments. Enfin, selon la hiérarchie évoquée précédemment, la volition en tant que telle

854
Ibid., p. 148.
855
L’Hérédité, pp. 483-484.
856
L'expression « cause externe » fait d’ailleurs presque figure d’oxymore chez Ribot : les considérations sur ce qui
se passe autour de moi peuvent contribuer à entraîner l’apparition de motifs, de raisons d’agir, mais ces motifs n'ont
pas nécessairement d'effet.

  332 
apparaît, résultat de la coordination des éléments physiologiques primordiaux avec les désirs et
l'activité idéomotrice qui raisonne, délibère et choisit. Le caractère, comme la volonté est tantôt
purement et simplement assimilé à l’organisme biologique individuel, tantôt à cette coordination
même, entre ces trois niveaux. Il donne son identité à l'individu, qui n’a pas besoin d’être
démontrée en ayant recours à une entité abstraite, transcendante, que l’on nommerait conscience,
ou âme.
Le caractère est donc une « manière propre de sentir 857 » et de réagir, qui donne aux
actions et attitudes d’un individu une certaine constance, une certaine permanence identitaire. Un
caractère fort correspond à une « individualité vraie », qui voit tous les phénomènes
psychophysiologiques à l’origine d’une volition confluer, sans qu'ils n'entrent jamais en conflit :
« Dans l'individualité vraie, les tendances sont convergentes ou du moins il y en a une qui
s'asservit les autres. Si l'on considère l'homme comme un ensemble d'instincts, besoins et désirs,
ils forment ici un faisceau bien lié qui agit dans une direction unique 858 ». Il admet pourtant la
rareté de fait des vrais caractères, on l’a vu : en « vérité, les caractères tout d'une pièce,
invariables, sont assez rares859 ». Il faut ici remarquer que l'instabilité du caractère ne tient pas au
fait qu'il repose sur des états affectifs (plus solides et stables que les états intellectuels), mais bien
plutôt à la diversité des tendances en général, à tous les niveaux, qui constituent l'individu. Plus
les tendances qui composent le caractère convergent et s'accordent, plus la volonté est forte.
« C'est parce que cet état fondamental [le caractère, ndlr] est, suivant la constitution des
individus, stable ou labile, continu ou variable, énergique ou faible, qu'il y a trois types
principaux de volonté - ferme, faible, intermittente860 ». :

Parmi les innombrables individus humains, il y en a - et c'est le plus grand nombre - qui
n'ont ni unité, ni stabilité, ni marque personnelle qui leur soit propre […] : je les appelle les
amorphes et les instables. Les amorphes sont légion. J'entends, par là, ceux qui n'ont pas de norme
qui leur soit propre ; ce sont les caractères acquis. En eux, rien d'inné ; rien qui ressemble à une
vocation ; la nature les a faits plastiques à l'excès. Ils sont intégralement le produit des
circonstances, de leur milieu, de l'éducation qu'ils ont reçue des hommes et des choses. Un autre,
ou à défaut de cet autre, le milieu social veut pour eux et agit par eux. Ils ne sont pas une voix,
mais un écho. Ils sont ceci ou cela, au gré des circonstances 861.

857
MV, p. 30.
858
PS, p. 385.
859
Ibid., p. 386.
860
MV, p. 31.
861
PS, p. 386.

  333 
Le statut à la fois éthique et épistémologique de ces natures amorphes ne va pas sans poser
certaines difficultés. Éthiquement d’abord : Ribot prétend adopter une attitude scientifique,
amorale face aux natures amorphes et apathiques. Or, on décèle en diverses occasions une
stigmatisation évidente à leur encontre, bien qu’il blâme la société plus que les individus eux-
mêmes, comme si c’était elle, et non plus la nature, qui était responsable de leur excessive
plasticité : « Les instables sont les déchets et les scories de la civilisation et on peut l'accuser à
juste titre de les multiplier 862 ». La morbidité semblait garantir jusqu’ici une certaine immunité
contre tout jugement moral, mais Ribot cède, de fait, à la tendance moralisatrice. Comment
toutefois blâmer la société et la considérer comme étant à l’origine de la multiplication des
caractères amorphes, tout en défendant la limitation considérable du rôle de l’environnement
social dans sa capacité d’affecter l’individu ? C’est là l’un des paradoxes de la position ribotienne
sur ce « type de volonté » amorphe. Le caractère est principalement inné chez tout individu,
même les apathiques, sauf pour les amorphes chez lesquels il deviendrait acquis : « Les
caractères apathiques ne doivent pas être confondus avec les amorphes : les premiers sont innés,
les seconds sont acquis 863 ». L’amorphe est-il alors sans caractère ? Doit-on alors considérer que
le caractère n’est pas quand il est acquis ?
A la différence de l’apathique, qui présente bien un caractère (quoique inerte, indifférent),
le type amorphe (puisqu’il ne s’agit pas vraiment d’un caractère), quant à lui, pèche par
« hyperplasticité ». Mais cette possibilité pour un caractère d’être foncièrement acquis semble
contredire la définition même que Ribot propose du caractère. Les cas amorphes font ainsi figure
d’exception problématique, puisque la thèse de la table rase est écartée d’office par Ribot :

Pour les uns, le caractère est acquis, par suite indéfiniment transformable par une culture
appropriée. C'est la théorie de la table rase transportée du domaine des sensations à celui des
tendances et des sentiments. Elle se rencontre chez quelques philosophes du XVIII e siècle et,
implicitement, chez tous ceux qui ont une foi aveugle en la toute-puissance de l'éducation. Pour les
autres, le caractère est inné, immuable et ne peut être transformé. Tout ce qui est acquis est un
vêtement d'emprunt, une couche superficielle et fragile qui tombe au moindre choc. A travers un
grand luxe de distinctions métaphysiques, Schopenhauer a soutenu cette thèse avec beaucoup de
verve et de vigueur864.

862
Ibid., p. 387.
863
Ibid., p. 390.
864
Ibid., p. 404.

  334 
Ribot s’inscrit explicitement dans cette lignée schopenauerienne ; les mutations et
flexibilités du caractère ne sont quasiment jamais expliquées chez lui ni par l’acquisition de
tendances qui seraient dues à des causes extérieures, d’une part, ni par l’intellect, ou par la
conscience, d’autre part.
Pourtant, dans certains passages, il semble bien que Ribot prête attention à l’empreinte
possible du milieu sur l’individu. Sa perspective, apparemment innéiste et héréditariste, est
tempérée par la définition qu’il donne de la volonté dans sa forme achevée, adulte, qui voit les
réflexes, l’instinct et le désir « mutilés » par l’éducation. Le caractère, même fort, même « vrai »,
ne peut être indifférent à l’influence du milieu extérieur, puisqu’il est force d’adaptation à ce
milieu même. Pour remplir ce rôle, il est parfois amené, chez l’individu adulte, à susciter des
mouvements opposés à ce vers quoi ses tendances les plus ancrées le poussent. On sait que Taine
avait insisté, comme Mill, sur l’importance du milieu géographique, du contexte social et de
l'éducation ; Ribot ne s’éloigne pas aussi radicalement qu’il y paraît des positions de ces deux
penseurs, et concède qu’une portion de notre caractère est acquise et forgée par l’éducation : « Le
caractère - c'est-à-dire le moi en tant qu’il réagit - est un produit extrêmement complexe que
l'hérédité, les circonstances physiologiques antérieures à la naissance et postérieures à la
naissance, l'éducation, l'expérience, ont contribué à former 865 ».

1/ Caractères : Ribot, Bergson et le « facteur personnel »866

On retrouve la thèse de la puissance générative des tendances primordiales chez Bergson,


pour qui le caractère prend aussi, dans une certaine mesure, la forme d’une mémoire organique.
Bergson participe activement à la Revue Philosophique, dans laquelle plusieurs de ses articles
seront publiés :
- « De la simulation inconsciente dans l’état d’hypnotisme », en novembre 1886 ;

865
MV, pp. 30-31. L’italique ne se trouve pas dans le texte orginal.
866
« Der persoenliche Faktor » : il s’agit là d’une expression de Wundt que Ribot trouve fort bien choisie, et dont il
creuse la définition plus avant, nous semble-t-il, que son prédécesseur allemand.

  335 
- un compte rendu des « Principes de métaphysique et de psychologie » de Paul Janet
l’année suivante ;
- deux articles sous le titre « Mémoire et reconnaissance » (correspondant aux futurs
chapitres II et III de Matière et mémoire) en mars et avril 1896 ;
- « L’idée de néant » en novembre 1906 (dont le contenu sera reproduit au début du
chapitre IV de L’Évolution créatrice) ;
- « L’effort intellectuel », en janvier 1902 ;
- « Le souvenir du présent » en décembre 1908, (ces deux derniers articles seront
reproduits dans L’Énergie spirituelle).

Il est difficile de mesurer l’exact impact de l’œuvre de Ribot sur Bergson, et vice-versa.
Sur la question de la volonté cependant, d’éclairants parallèles peuvent être établis. La volonté est
chez Bergson cette tension intérieure tournée vers l’avenir, gorgée du passé ; loin de se
manifester indépendamment de notre caractère, elle est fondée sur lui, et l’acte volontaire, libre,
porte sa marque distinctive, son empreinte, selon l’étymologie même du terme caractère. Notre
volonté doit ainsi être redéfinie, chez Ribot comme chez Bergson en termes éthologiques et
généalogiques : l’acte est d’autant plus volontaire, libre, qu’il est plus profondément marqué par
notre caractère, plus révélateur de notre personnalité profonde, que Bergson appelle ici l’âme :
« C’est de l’âme entière, en effet, que la décision libre émane ; et l’acte sera d’autant plus libre
que la série dynamique à laquelle il se rattache tendra davantage à s’identifier avec le moi
fondamental867 ». Il ne s’agit pas là d’un déterminisme qui ôterait l’autorité de l’acte au moi :

En vain on alléguera que nous cédons [dans l’acte libre] à l’influence toute-puissante de
notre caractère. Notre caractère, c’est encore nous ; et parce qu’on s’est plu à scinder la personne
en deux parties pour considérer tour à tour, par un effort d’abstraction, le moi qui sent ou pense et
le moi qui agit, il y aurait quelque puérilité à conclure que l’un des deux moi pèse sur l’autre 868.

Le déterminisme simpliste qui ôterait toute autorité à la personne sur ses actes, d’une part,
et le dualisme qui opposerait un moi passif associé au caractère, à un moi actif assimilé à la

867
BERGSON, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, Baillière, 1889, p. 128.
868
Ibid., pp. 131-132.

  336 
volonté, d’autre part, sont tous deux rejetés par Ribot comme par Bergson. L’acte volontaire
émerge de la coordination de toutes nos tendances internes ; et « nous sommes donc fondés à
définir la volonté : une réaction individuelle et à la tenir pour ce qu'il y a en nous de plus
intime869 ». Même dans les moments de crise, de décision difficile où le moi ne tend pas
naturellement vers une alternative plus qu’une autre, le moi finit par se rassembler, les tendances
de notre caractère par se densifier et se refondre. Si la conscience donne alors l’impression d’une
comparaison rationnelle des divers motifs en jeu, il n’y a en réalité pas de juxtaposition
simultanée de ces motifs ; c’est une plongée dans notre passé qui nous permet d’unir nos
tendances : « En même temps, nous sentons se tendre, jusqu’à sa limite extrême, le ressort de
notre volonté. Il faut que, par une contraction violente de notre personnalité sur elle-même, nous
ramassions notre passé qui se dérobe, pour le pousser, compact et indivisé, dans un présent qu’il
créera en s’y introduisant 870 ». Cette attitude holiste vis-à-vis du moi est commune à Ribot et à
Bergson, et les mène tous deux à porter un regard sceptique sur la pertinence de la démarche
analytique en psychologie :

Nous croyons avoir expliqué un fait complexe quand, par des simplifications successives,
nous l'avons ramené à ses éléments constitutifs, ce qui est vrai en général : mais dans l'ordre
biologique et psychologique, la synthèse faite après l'analyse n'est pas identique à la synthèse
donnée avant l'analyse. Ici le tout n'est pas égal à la somme de ses parties. La chimie, par ses
synthèses et ses analyses, nous fait comprendre cet apparent paradoxe. Elle montre que si deux ou
plusieurs corps simples, ayant chacun leurs propriétés particulières, se fondent en une
combinaison, le tout qui en résulte a d'ordinaire des caractères physiques, chimiques,
physiologiques totalement différents de ses parties constituantes : ainsi l’acide sulfurique ne
ressemble ni au souffre ni à l’oxygène. Dans l’ordre mental, il y a des combinaisons de ce genre,
et il est possible que notre moi en soit une, qui se fait et se défait à chaque instant. Mais comment
le savoir ? Gardons-nous donc de croire que nous avons tout expliqué quand nous avons tout
analysé. En psychologie, l’analyse est excellente pour nous faire connaître les conditions
empiriques des phénomènes, ce qui est à peu près toute notre science ; mais notre science n'est pas
tout871.

La reconstitution d’un moi artificiellement « ré-unifié » après la découpe analytique ne


permet pas de retrouver l’unité « chimique » initiale. Même si cette découpe est
méthodologiquement pertinente, elle est inapte a rendre compte de la complexité osmotique du

869
MV, p. 33.
870
BERGSON, H., L’évolution créatrice, quatrième édition, Paris, Alcan, 1908, p. 218.
871
L'Hérédité, pp. 334-335.

  337 
psychisme humain, dont seule l’approche holiste peut éventuellement rendre compte. Ribot
reconnaît que sa psychologie, « sa science » ne peut ainsi proposer qu’un aperçu incomplet de ce
qu’est le moi. La métaphore chimique sur les composants produisant davantage que leur simple
somme n’explique pas pour autant le lien intrinsèque entre tous les
« composants psychologiques », lien qui permet de parler d’identité personnelle et de former
l’acte volontaire. Le moi est uni parce qu’il est le résultat de la mémoire et de la cénesthésie,
perception interne de notre propre corps, qui permet de lier la série d’états de conscience qui se
présente à nous : on trouve ainsi déjà la fameuse métaphore bergsonienne du collier de perles 872
unificateur dans la thèse de Ribot sur l’hérédité (« Des perles éparses ne font pas un collier, il faut
un fil qui les relie873 »), et dans La Psychologie anglaise contemporaine : « Vous réduisez le moi
à une série d'états de conscience, mais il faut quelque chose qui lie entre eux ces états. Si vous
aviez un collier de perles et que vous ôtiez le fil, que reste-t-il ? Des perles éparses et non plus un
collier874 ». Ce substrat nécessaire n’est certes pas identifié à la « durée », qui n’est pas
thématisée comme telle chez Ribot, mais à la cénesthésie et à la mémoire qui forment le
caractère, et rendent possible la volonté :

Physiologiquement, cela signifie que l'acte volontaire […] est le résultat de l'organisation
nerveuse tout entière, qui reflète elle-même la nature de l'organisme tout entier et réagit en
conséquence. Psychologiquement, cela signifie que l'acte volontaire, sous sa forme complète, n'est
pas la simple transformation d'un état de conscience en mouvement, mais qu'il suppose la
participation de tout ce groupe d'états conscients, ou subconscients, qui constituent le moi à un
moment donné 875.

Un autre point commun éclairant entre Ribot et Bergson apparaît à propos de la vocation
pratique des facultés dites intellectuelles : les fonctions mentales sont originellement destinées à
la préparation de l’action, et non à la spéculation abstraite.

Les diverses formes de la vie psychique sont des instruments adaptés moins à la
spéculation qu'à des fins positives ; ce sont des armes pour la lutte, utiles ou nuisibles suivant les
cas. Perception, jugement, raisonnement, instincts, tendances, volonté et action ont, avant tout, une

872
Cf. BERGSON, H., L’Évolution créatrice, op.cit., p. 4.
873
L'Hérédité, p. 334.
874
PAC, p. 159.
875
MV, pp. 32-33.

  338 
valeur pratique pour notre contact avec le monde et doivent être jugés d'après cet étalon ; leur
valeur spéculative est un luxe876.

Les fonctions qui engagent des états de conscience complexes ne génèrent pas, à l’origine,
de désintéressement contemplatif pur, vierge de toute nécessité pratique. Ce serait nier leur
ancrage dans l’organisme, qui ne peut vouloir quelque chose qui ne lui est pas, plus ou moins
manifestement et directement, utile. Plus une fonction est adaptée, ou permet notre adaptation
avec le monde extérieur, plus elle peut être jugée saine, semble dire aussi Ribot dans le passage
cité ci-dessus : le rapport à l’adaptation à l’environnement extérieur doit donc être pris en compte
non pas en ce qu’il informerait de toutes pièces le caractère, mais en tant que le caractère, déjà
formé, est naturellement capable d’y réagir adéquatement. La volition « saine » est donc à la fois
celle qui unifie les tendances internes en exprimant le caractère de l’individu, et celle qui propose
une réaction appropriée au milieu dans lequel l’individu se trouve : c’est aussi le cas chez
Bergson, pour qui l’attention adaptative à la vie, à la réalité est aussi fondamentale que l’unité de
l’élan volontaire : les défaillances de l’une ou de l’autre font entrer dans la pathologie.
Une nuance de taille apparaît cependant entre la conception de la volition chez Ribot et
celle de la volonté chez Bergson. Bien que les deux auteurs associent étroitement la volonté à la
mémoire et au caractère, la pensée bergsonienne de l’indétermination, de la perpétuelle nouveauté
du réel, de l’acte libre comme création, contraste avec le déterminisme de la psychologie
ribotienne, tout relatif soit-il, et l’épiphénoménisme qui en découle à propos de la conscience.
Ribot n’est pas indifférent au vitalisme bergsonien, et se pose certes la question de savoir si, outre
les motifs et causes déterminantes, il y aurait une spontanéité propre à l'individu. Mais il écarte
tout malentendu possible sur le sens de cette spontanéité, qui, loin de correspondre à un libre
arbitre rationnel, renvoie pour lui en dernière instance à la spontanéité sensible de l’organisme
individuel. Bergson, quant à lui, ne réduit pas la volonté « à la simple spontanéité sensible. Tout
au plus en serait-il ainsi chez l’animal, dont la vie psychologique est surtout affective. Mais chez
l’homme, être pensant, l’acte libre peut s’appeler une synthèse de sentiments et d’idées, et
l’évolution qui y conduit une évolution raisonnable 877 ». Bergson parle d’évolution raisonnable
pour décrire l’émergence de l’acte libre là où Ribot, au contraire, refuse tout rôle causal à la

876
EP, pp. 172-173.
877
BERGSON, H., Matière et mémoire, Paris, Presses Universitaires de France, 1896, p. 205.

  339 
raison et fonde la vie biologique et psychologique sur nos tendances les plus primitives. L’appétit
spinoziste et la volonté schopenhauerienne, traduits par les notions de mouvement, de tendances
instinctives, constituent les principes premiers de nos comportements, sur lesquels la raison
n’influe que de façon accessoire : « Le fond de tout animal, c’est « l’appétit » au sens de Spinoza,
la « volonté » au sens de Schopenhauer, c’est-à-dire le sentir et l’agir, non le penser 878 ».

2/ Instinct, intelligence et volonté

On l’a vu, ce sont les racines physiologiques et inconscientes du caractère qui donnent sa
force à la volonté ; mais quelle est la place de l’instinct au sein de ces tendances inconscientes ?
Certes, il est un composant impersonnel du vouloir, mais il est moteur d’action, et en ce sens, fait
partie intégrante de l’agrégat de tendances à l’origine de nos mouvements volontaires. La facilité
et la fermeté avec lesquelles s'effectue une action dépendent de la cohésion de tous les éléments
constituant le moi, de l'instinct inscrit dans notre corps en tant qu'appartenant à une espèce,
jusqu'aux tendances les plus proprement individuelles :

La volonté a pour base un legs de générations sans nombre, enregistré dans l'organisme :
c'est l'activité automatique primitive, à coordination simple, presque invariable, inconsciente, bien
qu'elle ait dû, dans le lointain des siècles, être accompagnée d'un rudiment de conscience qui s'en
est retirée, à mesure que la coordination, devenant plus parfaite, s'est organisée dans l'espèce 879.

Les remarques de Ribot à propos de l'inspiration de l'artiste apportent un éclairage


surprenant sur les rapports entre l’instinct et la volonté chez Ribot, et semblent remettre en cause
cette continuité. La création artistique est souvent décrite comme une performance avant tout
intellectuelle, manifestant une liberté et une individualité absolues. Pour Ribot, au contraire,
l’inspiration artistique constitue un cas remarquable de poussée instinctive. L'activité créatrice
ressemble, dans son origine, à un appel instinctif incontrôlable :

878
PS, p. 391.
879
MV, pp.148-149.

  340 
À un moment, l'étincelle jaillit, l'expérience n'y est pour presque rien. Elle a sa nécessité et
sa fatalité ; le créateur a sa tâche à remplir, il n'est apte qu'à une besogne ; même quand il a
quelque souplesse, il reste emprisonné dans sa manière et garde sa marque ; s'il en sort, il avorte
ou devient un mauvais imitateur. Elle a son impersonnalité880.

L'inspiration sourd d'une intériorité biologique qui n'a pas encore évolué vers nos
activités psychologiques conscientes les plus complexes, les plus « individualisantes ». La
création « n'est pas fille de la volonté, mais de cette poussée inconsciente qu’on appelle
inspiration881 ». La volonté semble ici comprise dans son sens courant, comme capacité de
raisonner et décider indépendamment de nos penchants naturels. À plusieurs reprises, Ribot
semble ainsi opposer volonté et inspiration : « Ce que les poètes appellent l'inspiration, n'est-ce
pas un travail cérébral, involontaire, presque inconscient, ou qui, du moins, n'arrive à la
conscience que sous la forme de résultats ?882 » :

[C’est] une région plus profonde, au-dessous de la conscience, dans l'inconscient (quelque
opinion que l'on professe sur sa nature), qui produit ce qu'on nomme vulgairement l'inspiration.
Cet état est un fait positif qui s'accompagne de caractères physiques et psychiques qui lui sont
propres. Avant tout, elle est impersonnelle et involontaire ; elle agit à la façon d'un instinct, quand
et comme il lui plaît, elle peut être sollicitée, non conquise. Pour la création originale, ni la
réflexion ni la volonté ne la suppléent883.

Les forces instinctives, inconscientes, qui nous animent, sont ici opposées à la volonté,
alors même que Ribot en fait d’ordinaire le soubassement le plus fondamental du vouloir. On
retrouve cette ambiguïté dans la manière dont Ribot décrit les rapports entre l'instinct et
l’intelligence. D'ordinaire, on distingue instinct et intelligence. Là où l'instinct est inné, on
considère que l'intelligence se développe par accumulation d'expériences. L'instinct donnerait à
l'action une sûreté mécanique, qui la ferait atteindre son but immanquablement, sans pour autant
que ce but, ni les moyens de l'atteindre, soient identifiés consciemment. À cette perfection de
l'instinct s’opposeraient les errances de l'intelligence qui procède par tâtonnements, et toujours à
la lumière de la conscience. L’intelligence est éclairage accessoire, l’instinct est soubassement
fondamental de l’action : « L’intelligence n’est donc pas un élément fondamental du caractère :

880
PS, pp. 333-334.
881
Ibid., p. 334.
882
MV, p. 140.
883
PS, p. 364.

  341 
elle est la lumière, elle n’est pas la vie, ni par conséquent l’action 884 ». L'intelligence est
susceptible de se perfectionner ; l'instinct lui, demeurerait immuable. Ribot énumère tous ces
critères distinctifs communément admis, et leur reconnaît d’ailleurs une certaine validité : « Tels
sont les caractères admis d'ordinaire ; et bien qu'aucun d'eux ne soit à l'abri d'une critique
minutieuse, bien qu'à nos yeux aucun ne soit vrai absolument, ils sont suffisamment exacts, pour
distinguer les instincts de tous les autres phénomènes psychologiques 885 ».
Cependant, Ribot semble refuser d'opposer radicalement instinct et intelligence : ils sont
en réalité « une seule et même chose 886 » : « L'instinct est un mode inconscient de
l'intelligence887 ». Corrélativement, il ne prive finalement pas l’intelligence de tout rôle actif, au
contraire : aussi, lorsqu’il évoque les « réflexes cérébraux » pour désigner les réactions
idéomotrices adaptatives à l’œuvre dans le vouloir, extrêmement complexes et variables,
« différant d'un individu à l'autre, et d'un instant à l'autre dans le même individu 888», il en trouve
la cause dans l’activité intellectuelle :

L'intelligence étant une correspondance, un ajustement continuel de relations internes à


des relations externes, et sous sa forme la plus haute, un ajustement parfaitement coordonné ; la
coordination de ces états de conscience implique celle des mouvements qui les expriment. Dès
qu'un but est choisi, il agit à la manière de ce que les métaphysiciens appellent une cause finale ; il
entraîne le choix des moyens propres à l’atteindre. L'adaptation est donc un résultat du mécanisme
de l’intelligence889.

Si l’évaluation du rôle de l’intelligence est complexe chez Ribot, c’est sans doute parce
que le terme renvoie un peu trop directement à la thèse qu’il s’efforce de combattre dans toute
son œuvre, à savoir la thèse intellectualiste :

Ce qui est fondamental dans le caractère, ce sont les instincts, tendances, impulsions,
désirs, sentiments : tout cela et rien que cela. C'est un fait d'une observation si simple et si évidente
qu'il n'y aurait pas lieu d'insister, si la plupart des psychologues n'avaient embrouillé cette question

884
PS, p. 392.
885
L’Hérédité, pp. 19-21.
886
Ibid., p. 20.
887
Ibid. p. 30. Ribot est prudent dans les descriptions qu'il donne de l'instinct : la recherche des causes lui semble
toujours risquée, et les hypothèses qu'il propose ici sont formulées avec toutes les précautions qu'exige l'attitude
scientifique.
888
MV, p. 25.
889
Ibid., p. 26.

  342 
par leurs incurables préjugés intellectualistes, c'est-à-dire par leur effort à tout ramener à
l'intelligence, à tout expliquer par elle, à la poser comme le type irréductible de la vie mentale 890.

Certes, l’activité idéomotrice de l’intelligence ne peut sans doute expliquer que


superficiellement, ou partiellement, les volitions d'un individu. Mais il serait illusoire de faire de
la psychologie de Ribot une doctrine qui évincerait radicalement toute possibilité d’activité de
l’intelligence. L’intelligence peut se manifester à la conscience, mais elle ne lui est pas assimilée
chez Ribot, et, comme l’instinct, elle est perçue comme un outil indispensable aux visées
adaptatives du vouloir humain. Plutôt que d'opérer des distinctions claires qui flattent notre
tendance à l'analyse, au compartimentage, Ribot se propose de ramener les deux phénomènes que
sont l’instinct et l’intelligence à leur fonction commune, à savoir l’adaptation, la visée pratique de
l’utile pour l’organisme. L’intelligence est l’instinct auquel l’état de conscience se surajoute. On
trouve déjà ce refus d’une différence de nature entre instinct et intelligence chez de nombreux
auteurs comme Montaigne, pour lequel l’instinct n’est rien d’autre que la version la plus rapide
de l’intelligence, et l’intelligence la version la plus ralentie de l’instinct (on retrouve là encore,
d’ailleurs, le critère de la durée pour qu’il y ait émergence de la conscience). L’acte instinctif est
un acte intelligent dans lequel la délibération est comme immédiate, instantanée :

L'opposition qu'on établit entre les actes instinctifs et les actes intellectuels est vraie
pourtant, parfaitement vraie, mais à condition que l'on ne compare que les extrêmes. À mesure que
l'instinct monte, il se rapproche de l'intelligence ; à mesure que l'intelligence descend, elle se
rapproche de l'instinct891.

Il y a continuité, transition insensible de l’un(e) à l’autre : entre réflexe et volonté, entre


instinct et intelligence, il n'y a encore une fois « qu'une différence de degré et non de nature 892 ».
On s'aperçoit que les caractéristiques traditionnellement attribuées à l'un trouvent des occurrences
chez l'autre, et vice-versa. Ribot adhère à l'hypothèse évolutionniste selon laquelle les instincts
sont des habitudes héréditaires : ils ont donc été acquis, avant de se fixer dans l'espèce et devenir
innés. Ils ont d’abord été le fruit de l’intelligence, avant de se faire automatisme. L'invariabilité

890
PS, p. 391.
891
L'Hérédité, p. 37.
892
Ibid., p. 20.

  343 
de l'instinct peut aussi être remise en question893, tout comme son mécanisme supposément
aveugle et parfait : on observe ainsi des tâtonnements chez l'abeille construisant sa cellule, et il
semble qu'une forme de conscience, du moins embryonnaire, accompagne l'exécution d'actes
supposés instinctifs chez les animaux supérieurs.
L'intelligence, de son côté, comporterait des rudiments innés, inconscients, qui ne seraient
d’ailleurs pas réductibles, semble-t-il, au seul instinct : « L’intelligence est innée, en un certain
sens, pour toutes les écoles contemporaines, lesquelles sont d'accord pour rejeter l'hypothèse de la
table rase et pour reconnaître soit des idées latentes, soit des formes a priori de la pensée, soit des
préordinations du système nerveux et de l'organisme 894 ». On peut supposer que Ribot penche
pour la troisième option – l’intelligence peut en effet renvoyer aussi chez lui à ces
« préordinations » nerveuses, biologiques ; elle n’est donc pas même exclusivement acquise.

Pourtant, Ribot fait varier la définition de l’intelligence comme de la volonté pour en faire
parfois l’apanage d’un pouvoir rationnel propre à l’homme civilisé. La continuité entre instinct,
intelligence et volonté ne semble pas toujours maintenue, particulièrement lorsqu’il s’agit de
comprendre pourquoi et comment la volition comme état de conscience peut entrer en conflit
avec les processus inconscients dont elle est pourtant née – conflit face auquel Ribot en appelle,
semble-t-il, à une conception de l’intelligence et de la volonté comme facultés supérieures aux
instincts, et assimilables à l’ « activité raisonnable » :

À tout prendre, ce qui est surprenant, c'est que la volonté, l'activité d'ordre complexe et
supérieur, puisse devenir dominatrice. Les causes qui l’élèvent et la maintiennent à ce rang sont
les mêmes qui chez l'homme élèvent et maintiennent l'intelligence au-dessus des sensations et des
instincts : et, à prendre l'humanité en bloc, les faits prouvent que la domination de l'une est aussi
précaire que celle de l'autre. Le grand développement de la masse cérébrale chez l'homme civilisé,
l'influence de l'éducation et des habitudes qu'elle impose, expliquent comment, malgré tant de
chances contraires, l'activité raisonnable reste souvent maîtresse 895.

La domination de la volonté, « activité d’ordre complexe et supérieur », que l’on peut


comprendre comme le dernier étage, conscient, surplombant tout l’échafaudage des instincts,
désirs, tendances affectives inconscientes sur lequel elle repose, ne peut être que fragile. Doit-on

893
Ribot évoque le cas du castor, tantôt solitaire, tantôt sociable, et ne construisant pas son habitat de la même
manière suivant la géographie de son milieu : Cf. Ibid., p. 37.
894
Ibid., p. 36.
895
MV, pp. 83-84.

  344 
considérer qu’elle est alors victoire sur ses fondements mêmes, dans un effort d’auto-sabotage qui
saperait cela même qui l’engendre ? Elle n’aurait, dès lors, pas lieu du tout, puisqu’elle détruirait
ses conditions d’existence. Il faut donc supposer que « l’activité d’ordre complexe et supérieur »
n’ait lieu et ne puisse dominer (chez l’homme « civilisé ») que parce qu’elle reposerait justement
sur un ensemble de tendances, certes acquises, mais suffisamment ancrées pour pouvoir mesurer
leurs forces à celles de l’instinct et des sensations. « L’homme civilisé » a appris, a pris
l'habitude d'aller contre les instincts ; c’est là la seule manière d’assurer une fermeté, une
constance aux décisions qui contredisent l’instinct, et la seule manière de rendre raison de cette
apparente contradiction. Seule l'inscription dans le système nerveux de l'organisme, obtenue
grâce à la répétition des mêmes actes, permet à ceux-là mêmes d'avoir l'ascendant sur les
tendances prégnantes, instincts et autres habitudes héréditaires intériorisées auparavant. On peut
ainsi considérer que le rôle de l’éducation est, en définitive, crucial chez Ribot ; et l’éducation ne
peut prendre que si elle touche l’individu, si elle pénètre dans sa vie affective.

3/ Motion et émotion : la force motrice des affects

Si Ribot fait des tendances physiologiques inconscientes, comme l’instinct ou le


mouvement réflexe, la racine de nos volitions, on a vu qu’il insistait aussi sur le rôle moteur du
sentiment, à l’encontre de la « thèse intellectualiste » focalisée sur le pouvoir causal des motifs
rationnels. Une idée abstraite seule ne fait pas agir si elle ne s’accompagne pas d’affects :

L'ancienne psychologie, affirmant un fait d'expérience vulgaire, disait dans son langage
que l'intelligence n'agit sur la volonté que par l'intermédiaire de la sensibilité. En laissant de côté
ces entités, cela signifie que l'état nerveux qui correspond à une idée se traduit d'autant mieux en
mouvement, qu'il est accompagné de ces autres états nerveux (quels qu'ils soient) qui
correspondent à des sentiments 896.

« L'ancienne psychologie » n'a finalement pas toujours tort dans le fond : Ribot ne fait ici
que changer de « langage », que traduire en des termes qui se veulent plus scientifiques ce qu'elle
disait déjà avant lui. Elle ne se réduit donc pas à une « école intellectualiste », sans frontières ni
896
Ibid., p. 9.

  345 
référents clairement désignés, qui subordonnerait systématiquement l’émotion au raisonnement.
On a vu Ribot évoquer dans Les Maladies de la volonté des cas d’aboulie où, la compréhension
des motifs étant normale, l'impulsion à agir est insuffisante :

En termes physiologiques, les actions cérébrales qui sont la base de l'activité intellectuelle
(conception d'un but et des moyens, choix, etc.) restent intactes, mais il leur manque ces états
concomitants qui sont les équivalents physiologiques des sentiments et dont l'absence entraîne le
défaut d'action897.

On a presque affaire, à propos de l’analyse qui est donnée de l’action volontaire dans son
rapport à la vie affective, à une sorte de parallélisme double entre, d’un côté, la correspondance
entre état nerveux/cérébral et idée, et de l’autre, la correspondance entre état
nerveux/vasomoteur/musculaire et sentiment dans sa dimension consciente. Il y a d’une part
« correspondance » entre l’idée et son état cérébral concomitant, d’autre part correspondance
entre la conscience du sentiment et son état physiologique concomitant. Enfin, il y a
correspondance éventuelle entre ces deux rapports.
Si l’étude de cas pathologiques n’autorise pas toujours la formulation d’hypothèses sur la
nature exacte des interactions possibles entre tous ces niveaux, elle a en tous cas permis à Ribot
de montrer la supériorité évidente de la puissance des états nerveux liés à l’affect sur celle des
états nerveux associés à des idées, « actions cérébrales » d’ordinaire assimilées à ce que l’on
appelle communément volonté : « Un homme atteint de paralysie ne peut par aucun effort de
volonté mouvoir son bras ; tandis qu'on le verra s'agiter violemment sous l'influence d'une
émotion causée par l'arrivée d'un ami898 ». Le mouvement naît si la vie affective est touchée ; il
ne naît pas d’idées abstraites isolées de tout sentiment, ni de l’idée asociée au sentiment, ni du
concomittant nerveux de l’idée abstraite, trop faible. Même si toute idée provient elle-même d’un
soubassement physiologique, ce soubassement n’est pas assez puissant en lui-même. C’est celui
de l’émotion qui peut prétendre mouvoir le corps - le composant idéel de l’émotion ne
provoquant rien lui non plus. Provisoirement, Ribot postule que les états de conscience
accompagnant, de fait, l’émotion, sont sans cause (« Les caractères qui constituent une émotion :
des mouvements ou arrêts de mouvement, des changements dans la vie organique et un état de

897
Ibid., p. 71.
898
Ibid., note du bas de la page 10. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.

  346 
conscience sui generis 899 ») ; ils sont aussi et surtout sans effet. L’émotion est partiellement, elle
aussi, une idée, mais si elle meut, ce n’est nullement grâce à son composant idéel.

Nous ignorons les conditions anatomiques et physiologiques nécessaires pour la naissance


d'une idée abstraite, mais nous pouvons affirmer sans témérité que, dès qu'elle devient un motif
d'action, d'autres éléments s'y ajoutent : ce qui arrive chez ceux « qui se dévouent à une idée ». Ce
sont les sentiments seuls qui mènent l'homme900.

Bien que Ribot emploie ici le terme de sentiment, il considère que celui d’émotion semble
plus à même de souligner la primauté du mouvement en amont (mouvements nerveux,
musculaires, vasomoteurs qui la font naître), comme l’effet moteur de l’émotion en aval, qui
mène à l’action. On passe d'une conception du sentiment comme état affectif subi, à une approche
dynamique du sentiment comme émotion, qui insiste sur les prérogatives motrices de la vie
affective.
Revenons sur les éléments constitutifs de l'émotion. Elle comprend : « un état de
conscience particulier, des modifications particulières des fonctions de la vie organique ; des
mouvements ou tendances au mouvement, des arrêts ou tendances à l'arrêt de mouvements
particuliers 901 ». L'état de conscience n’est, en réalité, que la fraction superficielle et inopérante
de l’émotion. Cette dernière traduit avant tout une combinaison de « tendances » simples,
profondes, instinctives, directement liées aux besoins de l'individu concerné, à sa nature
fondamentalement appétitive. Elle est une manifestation organisée de la vie affective, un
« faisceau psychophysiologique » dont une psychologie exclusivement introspective est incapable
de rendre compte : l’introspection « ne saisit qu’une émotion sans corps, une abstraction. Il n’y a
aucune manifestation de la vie psychique, sans excepter les perceptions, qui dépende plus
étroitement que celle-ci des conditions biologiques902 ». Les états de conscience auxquels
l’introspection identifie à tort les émotions (joie, tristesse, amour par exemple) n’ont rien de
moteur en eux-mêmes ; la force motrice de l’émotion vient de ce qu’elle est précisément d’abord
mouvement organique.

899
PS, p. 15.
900
MV, p. 12.
901
PS, p. 93.
902
Ibid., p. 94.

  347 
Les manifestations motrices sont l'essentiel. En d'autres termes, ce qu'on appelle états
agréables ou pénibles ne constitue que la partie superficielle de la vie affective, dont l'élément
profond consiste dans les tendances, appétits, besoins, désirs, qui se traduisent par des
mouvements. La plupart des traités classiques (et même d'autres) disent : « La sensibilité est la
faculté d'éprouver du plaisir et de la douleur ». Je dirai, en employant leur terminologie : c'est la
faculté de tendre ou de désirer et par suite d'éprouver du plaisir et de la douleur 903.

Ribot ne se désintéresse pas des états de conscience que sont le plaisir, la douleur, l'amour
ou la haine, mais il leur ôte toute efficience, pour déplacer cette dernière vers les mouvements
physiologiques plus profonds qu'ils accompagnent. Il y a bien, en revanche, une perception à
l’origine de la plupart de nos émotions (la perception d’un prédateur dangereux va déclencher la
peur, d’abord comme état physiologique, ensuite comme état de conscience) – mais cette
première étape perceptive, dont Ribot dit aussi, de façon un peu déroutante, qu’elle est une idée,
n’est pas une condition nécessaire : « Il y a dans la vie normale et pathologique, des émotions qui
ne dérivent d’aucune idée, mais qui au contraire, l’engendrent 904 ». Les mouvements nerveux à
l’origine de l’émotion peuvent apparaître pour ainsi dire d’eux-mêmes. Ils peuvent d’ailleurs
aussi apparaître, non pas en réponse à une perception, mais en réponse à une position du corps
associée à une émotion particulière :

On sait moins que les mouvements et attitudes du corps produits artificiellement peuvent
susciter, dans quelques cas et à un degré plus faible, les émotions correspondantes. Gardez
quelque temps la posture de la tristesse et vous la sentirez vous envahir. Mêlez-vous à une société
joyeuse, réglez sur elle vos démarches extérieures et vous éveillerez en vous une gaieté fugitive 905.

L’émotion et le mouvement sont indéfectiblement liés906, bien que ce conditionnement du


mouvement corporel pour susciter l’émotion ne réussisse pas toujours, là où l’émotion, en
revanche, va toujours produire du mouvement.

903
Ibid., p. 2.
904
Ibid., p. 95.
905
Ibid., p. 393.
906
Le caractère artificiel de la posture imposée au corps, déjà évoqué à propos de l’hypnose, peut à juste titre faire
penser à Emile Coué, (qui, en effet, s’est peut-être inspiré de Ribot dans La Maîtrise de soi-même par
l'autosuggestion consciente, publié en 1922), bien qu’il insiste quant à lui sur l’imagination, qu’il identifie à
l’inconscient, davantage que sur le mouvement ou la situation environnante. On peut aussi penser au fameux effet
Pygmalion (ou effet Rosenthal et Jacobson) : un individu améliore ses chances de succès performances si on le porte
à croire qu’il va réussir.

  348 
Chez les hypnotisés, placez le bras dans l'attitude de la menace, le poing fermé ;
l'expression se complète spontanément dans les traits du visage et le reste du corps : de même pour
l’expression de l'amour, de la prière, du mépris. Ici le mouvement est la cause et l'émotion est
l'effet. Les deux cas sont réductibles à une formule unique. Il y a entre tels mouvements et telle
émotion une association indissoluble. L'émotion suscite les mouvements ; les mouvements
suscitent l'émotion ; mais avec cette différence très importante : que les mouvements ne sont pas
toujours capables de susciter l'émotion et, quand ils réussissent, ne suscitent que des états faibles,
instables. En un mot, l’action du dehors au dedans est toujours inférieure à l'action du dedans au
dehors907.

Cette asymétrie se retrouve au niveau du rapport entre états affectifs et intellectuels : les
sentiments, bien qu’ « inférieurs », « en bas » dans la hiérarchie évolutive, ont l’ascendant sur les
idées :

C'est exactement la même loi psychologique qui régit les rapports entre les dispositions
affectives et les dispositions intellectuelles dans les manifestations du caractère. Appelons action
de bas en haut celle des sentiments sur les idées, et action de haut en bas celle des idées sur les
sentiments (par pure métaphore et seulement pour nous entendre). L'action de bas en haut est
solide, tenace, énergique, efficace : elle a sa force en elle-même ; elle la puise dans le fond
inconscient ; c'est-à-dire dans l'organisation. En arrivant à la conscience, elle n'y gagne que la
lumière908.

Les sentiments ont par ailleurs leur logique propre, comme l’ouvrage de Ribot du même
nom (La Logique des sentiments, 1905) l’atteste, publié neuf ans après la Psychologie des
sentiments. Ribot admet la possibilité de jugements, de raisonnements de type affectif ou
émotionnel, inconscients, nés d’associations spontanées, non réfléchies. À la différence de la
logique rationnelle, qui procède par analyse, la logique affective procède par synthèse, et pousse
ainsi davantage, ou plus directement, à l’action. Cette « logique du cœur », expression qu’il
met entre guillemets, et qui n’est pas sans rappeler l’ordre du cœur de Pascal, est celle qui donne
toute son efficacité à l’art rhétorique. On trouve ainsi dans les traités d’art oratoire les prémices
d’une logique des sentiments, fondée sur la persuasion :

« Pour l'orateur, l'homme est un être mis en mouvement par l'imagination et la passion. »
« L'éloquence se juge à la réussite, c'est-à-dire à l'effet produit, et on n'agit sur les hommes que par
les passions. » « Il ne s'agit pas d'éclairer, mais d'entraîner, de convertir, il faut remuer le cœur,

907
PS, p. 393.
908
Ibid.

  349 
ébranler l'imagination, subjuguer la volonté. » Tels sont les préceptes généraux qui reviennent à
satiété dans les traités de rhétorique les plus renommés 909.

Ribot ne prétend pas être le premier à user de l’expression « logique des sentiments » ; il
reconnaît l’autorité d’Auguste Comte et de Stuart Mill, et retrouve des idées similaires chez ses
contemporains Lewes et Nietzsche.
Que la volonté soit dirigée contre les instincts ou qu'elle ne fasse que les exprimer, elle
requiert toujours la présence du sentiment pour qu'il y ait mouvement. La volonté n’est pas une
faculté intermédiaire entre l’idée et l’action ; elle se décline en volitions diverses, nées de
tendances propres à la fois à l'individu et à l'espèce, accompagnées d'états de conscience. Trop
longtemps réduite à sa traduction dans la conscience, la volonté puise en réalité sa force dans ses
origines instinctives et affectives, dans ce qui s'est durablement inscrit dans le corps de l'individu,
soit au cours de son existence - via la mémoire, l'habitude, et la force des affects - soit par
transmission héréditaire.

Nous ignorons comment la volonté peut ainsi se transmettre, mais quand on remarque que
son énergie et sa faiblesse sont liées à certains états de l'organisme, que la force physique en
général rend hardi et courageux, et la faiblesse physique timide, on ne peut guère douter que cette
transmission n'ait lieu par le moyen des organes, ne soit, au fond, physiologique 910.

Le moi qui veut est d'abord un corps qui sent, évolue et réagit à sa manière. La volonté qui
émane du caractère donne lieu à des actes qui expriment les tendances plus ou moins profondes,
plus ou moins instinctives de l'individu ; et il arrive que certaines viennent en contrarier d'autres.
Mais la mise en lumière des origines instinctives et affectives de la volonté suffit-elle à expliquer
tous les actes volontaires ? Nous allons maintenant nous pencher plus précisément sur le rôle de
la conscience dans la psychologie ribotienne de la volonté.

909
RIBOT, T., La logique des sentiments, Paris, Alcan, 1905, p. 120.
910
L'Hérédité, p. 139.

  350 
B. VOLONTÉ ET CONSCIENCE

Chaque mouvement volontaire, tout intellectualisé, délibéré, réfléchi qu’il semble, part de
mouvements physiologiques simples qui, en se combinant, se complexifient : « Rien de complexe
ne s’acquiert d’emblée. Mais il est bien clair que, dans l’édifice ainsi construit peu à peu, les
matériaux primitifs sont seuls stables, et qu’à mesure que la complexité augmente la stabilité
décroît911 ». D’où la « surprise » de Ribot devant le fait que malgré leur simplicité, et donc leur
stabilité, les mécanismes physiologiques réflexes ne dominent pas toujours : « Ce qui est
surprenant, c’est que la volonté, l’activité d’ordre complexe et supérieur, puisse devenir
dominatrice912 ». Mais cette affirmation elle-même, on l’a vu, ne manque pas de surprendre par
son aspect apparemment paradoxal, qui tient à la genèse de la volonté ; comment ce retournement
du rapport de force peut-il s’opérer, puisque la volonté se rebellerait alors contre cela même qui la
conditionne ? Si la volonté comprise comme « activité supérieure », raisonnable, est elle-même
fondée sur nos tendances inconscientes, instinctives et émotionnelles, comment comprendre
qu’elle puisse les entraver, les contrôler, ou les inhiber sans s’autodétruire elle-même ? Le rôle de
l’habitude et de l’éducation a été suggéré ; mais de fait chez Ribot, le facteur éducatif est
ordinairement relégué au second plan. On peut considérer que Ribot parle d’un enseignement
ancestral, hérité, inscrit peu à peu, grâce à l’habitude, dans la masse cérébrale de l’espèce. C’est
là tout de même admettre une part de malléabilité psychologique non négligeable, dans laquelle le
phénomène volontaire lui-même peut jouer un rôle plus actif que ce qu’une lecture trop mécaniste
de l’œuvre de Ribot laisserait entendre.

1/ Un épiphénoménisme équivoque

Les définitions que Ribot propose de la volonté se trouvent, pour la plupart mais pas
exclusivement, dans les trois articles et la monographie qui lui sont consacrés. Lorsqu'on les
compare, on s'aperçoit que Ribot opte parfois pour une définition de la volonté « normale » qui la
911
MV, p. 83.
912
Ibid., p. 84.

  351 
rattache à la puissance de choix : « Vouloir, c'est choisir pour agir : telle est pour nous la formule
de la volonté normale913 ». Les procédés par lesquels le choix opère demeurent pour le moins
incertains, mais cette incertitude n’empêche pas Ribot d’adopter souvent, implicitement ou
explicitement, des critères définitionnels de la volonté qui font de la conscience une instance
dominante, dirigeante de l’action : « Un mouvement est volontaire, lorsque, à la suite d'essais
heureux et répétés, il est lié à un état de conscience et sous son commandement 914 » ; ou encore
dans ce passage : « Le pouvoir volontaire étant constitué lorsqu'à certains états de conscience
obéissent certains groupes de mouvements915 ».

Lorsqu'on parle d'acte volontaire, on fait en réalité référence à deux éléments au moins qui
sont trop souvent confondus : la conscience de la possibilité d’un choix et de la décision prise -
états mentaux d'un côté ; et le processus psychophysiologique qui nous pousse à agir, qui rend
possible le mouvement, de l'autre. Contrairement à ce qu'affirme le sens commun, et à ce que
semble accepter Ribot dans les textes que nous avons cités, l’état de conscience n’ordonnerait
donc pas ; il ne serait pas la cause du mouvement, mais l'accompagnerait, voire en serait la
conséquence. C’est là la thèse physiologique épiphénoméniste la plus fréquemment affirmée par
Ribot. Certes, à proprement parler, la volition en tant que telle désigne uniquement l’état de
conscience qui ne dicte rien ; elle jette seulement une lumière, dont la dimension rétrospective
s’ignore souvent, sur la coordination de tendances qui la conditionne.

Nous voyons que la volition […] n'est pas un événement survenant on ne sait d'où, mais
qu'elle plonge ses racines au plus profond de l'individu et, au-delà de l'individu, dans l'espèce et
les espèces. Elle ne vient pas d'en haut, mais d'en bas ; elle est une sublimation des éléments
inférieurs916.

Une fois l’état de conscience atteint, il a naturellement tendance à se « dépenser en un acte


psychologique ou physiologique, conscient ou inconscient 917 ». Trois étapes, et non deux,
apparaissent donc : coordination de tendances physiologiques inconscientes d’abord ; état de

913
Ibid., p. 111.
914
Ibid., note du bas de la page 26.
915
Ibid., note du bas de la page 83.
916
Ibid., p. 150.
917
Ibid., p. 4.

  352 
conscience ou volition ensuite ; action physique ou psychologique, consciente ou non, enfin. La
volition est donc le fruit d'une maturation physiologique en amont, mais elle appelle aussi
nécessairement une activité en aval. Si ces trois étapes n’apparaissent pas, si la volition ne
débouche pas sur l’action qu’elle indique, la volonté est dite malade. Mais Ribot court-circuite en
quelque sorte l’étape consciente : alors même que ce qui mérite proprement le nom de volition
n’est que le résultat conscient de la coordination inconsciente, il fait de cet état de conscience un
intermédiaire accessoire, inopérant. La volition apparaît certes chronologiquement entre la
coordination physiologique et l’action, mais n’est pour rien dans cette action, qui ne doit son
effectuation qu’à la coordination préalable des tendances, directement, sans en passer par la
conscience. Pourquoi alors parler de « dépense » naturelle de l’état de conscience en mouvement
ou action ? La réticence de Ribot à rétablir l’état de conscience volitionnel dans la chaîne causale
qui mène de la coordination des tendances physiologiques à l’action n’est peut-être rien d’autre
que la traduction rhétorique d’une crainte de voir sa psychologie mal interprétée ; donner un
pouvoir à l’état de conscience risque en effet de faire revêtir insidieusement à celle-ci les couleurs
de la thèse tant combattue des intellectualistes. Mais alors pourquoi trouve-t-on de fait, dans
certains passages, une identification entre motifs conscients et causes de l’action ? Et par ailleurs,
si ce qui se dépense en un acte est la coordination et non l’état de conscience, si celui-ci est une
étape insignifiante, au sens où il n’apporte rien au processus volontaire – en somme, s’il n’est pas
un intermédiaire nécessaire à la manifestation de ce que l’on considèrera comme l’action
intentionnelle, alors pourquoi cet état de conscience est la seule étape du processus qui mérite
justement le nom de volition ?

Puisque certains actes – à vrai dire, la plupart de nos actions - peuvent advenir sans qu’il y
ait conscience, c’est que la conscience est, au mieux, une sorte d’excroissance inutile, amovible,
donc séparable. On peut alors être tentés d’imaginer que la volition puisse exister en dehors des
tendances inconscientes qui lui donnent naissance, comme phénomène conscient isolable - non
seulement de dicto, mais aussi de re. Si l’on considère que la volition est une sorte de témoin
passif, résiduel, épiphénomène superposé qui n’a été cause à aucun moment, il semble que l’on
soit confrontés à une sorte dualisme des propriétés : parallèlement aux phénomènes
physiologiques, seuls agissant, d’autres existent, inopérants : les états de conscience. Parce que
ces derniers ne produisent rien, et qu’ils sont eux-mêmes le produit des phénomènes

  353 
physiologiques agissants, on ne retombe certes pas dans un dualisme de type métaphysique, où
l’âme serait le siège d’une volonté-faculté désincarnée, consciente et agissant sur le corps. Mais
en étant isolables, les états de conscience constituent tout de même un autre ordre de réalité
irréductible absolument au physiologique.
Certes on ne peut pas ôter ou ajouter, à loisir, la conscience à un processus physiologique :
la conscience est peut-être auxiliaire, mais pas accidentelle au sens de fortuite, puisque les
processus physiologiques ne deviennent conscients que s’ils remplissent les conditions
suivantes, déjà énumérées :
- lorsqu’ils sont plus complexes que les autres ;
- lorsque la coordination ne se fait pas facilement ;
- lorsque les tendances en jeu sont plus durables et plus intenses.

On pourrait considérer, pour éviter de reconduire une certaine forme de dualisme que
Ribot, sans doute, accepterait difficilement, que l’élément conscient, plutôt que de seulement
constituer un « surajout » accidentel, appartient, participe au processus physiologique qui la fait
émerger. La conscience apparaît certes au terme du processus, mais elle lui serait inhérente :
« Par la volition, un nouvel état de conscience — le motif choisi — entre dans le moi à titre de
partie intégrante918 ». Mais alors, si elle fait partie intégrante du processus physiologique agissant,
il semble bien possible que la conscience devienne elle-même agissante. Elle devient
déterminante, tout en demeurant déterminée. Notons en effet qu’il n’est nul besoin d’assimiler
cette conscience agissante à un libre arbitre indéterminé. Les actes volontaires demeurent tout
autant soumis aux lois naturelles (même si les causes sont moins facilement identifiées, en raison
de la complexité de ce type d’acte) que les mouvements involontaires. Ainsi, l’intervention de la
conscience (toute efficiente qu’on puisse maintenant la considérer) au moment transitionnel entre
période sensitive et période motrice, ne doit pas être confondue avec la cause initiale de l’acte.
Elle peut être conçue comme le point de départ de la période motrice, mais après la période
proprement « causale », sensitive, ou dite d’excitabilité, en majeure partie inconsciente 919.

918
Ibid., p. 36.
919
Non que l’on puisse assimiler l’état de conscience volitionnel, la volition au sens (problématique) strict, restreint,
comme seul état de conscience, à une cause efficiente de type aristotélicien, là où le processus physiologique de
coordination des tendances serait la cause matérielle. Aucune lecture de Ribot ne peut prêter à croire qu’il fasse à
aucun moment de la volition « le principe premier d’où part le changement ou la mise en repos ».

  354 
2/ L’état de conscience : un nouveau facteur dans l’actualisation de la volonté ?

On a dit jusqu’ici que la volition apparaissait au terme d’une coordination physiologique


complexe. Mais la conscience peut aussi apparaître durant ce processus, voire dès le début, et non
pas seulement au terme de celui-ci. Elle peut accompagner l’excitation initiale ou pas, certaines
images ou éléments du processus, et d’autres non ; lors de ce que nous appelons la délibération,
elle peut apparaître de façon intermittente. Si la conscience n’éclaire franchement que la dernière
phase, au moment du passage à l’acte (elle s’appelle alors volition), elle semble bien apparaître
lors de certaines étapes du processus décisionnel. Mais la possibilité même de moments de
conscience pré-décisionnels nous autorise-t-elle à accorder un pouvoir causal à la conscience ? Il
semblerait que même au cours de la période d’excitabilité dite causale, les phases conscientes,
épisodiques, ne soient rien d’autre que de passifs aperçus de motifs, d’images, de sensations. Si
l’on opte pour une lecture épiphénoméniste stricte de Ribot, la conscience, qu’elle apparaisse
pendant, comme perception, ou à la fin du processus physiologique moteur, comme volition, ne
détermine rien, à aucun moment. Nous ne connaissons que trop partiellement encore les
enchaînements physio-moteurs qui seuls provoquent l’action, et qui n’accèdent que
sporadiquement à la conscience. Sensations, sentiments, tensions nerveuses, actions réflexes,
associations d’images et d’impressions, variations anatomiques ; c’est de cet ensemble et de sa
coordination finale que naît le choix, et l’on en revient ainsi à la même conclusion : la conscience
n’y est pour rien.
Pourtant, de notables concessions parsèment l’œuvre de Ribot. L’explication de l’acte
volontaire par les motifs conscients est plutôt considérée comme superficielle que comme
illusoire. Ribot admet en effet qu’elle puisse éclairer partiellement le phénomène volontaire :
« Les motifs qui l’accompagnent et l’expliquent en apparence, ne sont jamais qu’une faible partie
de sa véritable cause920 ». Cette « partie de la cause » est certes « faible », mais elle ne semble pas
négligeable pour autant. Cette hypothèse d’un pouvoir causal partiel des états de conscience
semble être corroborée par la définition que Ribot donne de l’activité idéo-motrice : « Dès qu'une
somme suffisante d'expériences a permis à l'intelligence de naître, il se produit une nouvelle

920
MP, p. 14.

  355 
forme d'activité, pour laquelle l'épithète d'idéo-motrice est la plus convenable, les idées étant
causes de mouvements 921 » : l’« activité idéomotrice » est désignée comme la cause de nos actes
volontaires.

Si « la doctrine courante admet que la volonté est un fiat auquel les muscles obéissent on
ne sait comment922 », on a bien vu que la psychologie expérimentale, elle, est censée refuser de se
satisfaire d'une telle étrangeté :

En réalité, une idée ne produit pas un mouvement : ce serait une chose merveilleuse que ce
changement total et soudain de fonction. Une idée, telle que les spiritualistes la définissent,
produisant subitement un jeu de muscles, ne serait guère moins qu'un miracle. Ce n'est pas l'état de
conscience, comme tel, mais bien l'état physiologique correspondant, qui se transforme en un acte.
Encore une fois, la relation n'est pas entre un événement psychique et un mouvement, mais entre
deux états de même nature, entre deux états physiologiques, entre deux groupes d'éléments
nerveux, l'un sensitif, l'autre moteur 923.

L’adhésion au monisme empirique semble ici clairement établie : tout mouvement ne peut
trouver sa source que dans l'organisme, il s'explique uniquement par des processus
physiologiques. En effet, un phénomène ne pouvant être causé que par un phénomène antérieur
de même type et consubstantiel, le lien causal entre volition et action ne peut apparaître que dans
la continuité d’un domaine exclusivement physiologique. La psychologie expérimentale, en ce
sens, « tient l'action réflexe pour le type de toute activité 924 », et l’activité idéomotrice n’est rien
d’autre « qu'un perfectionnement925 » du réflexe.

Ribot semble généralement maintenir que la conscience n'est qu'un épiphénomène,


nullement efficient, qui ne peut produire ni décision ni acte. Ce que nous appelons une intention
(terme que Ribot ne thématise pas, peut-être parce qu’il implique justement une certaine activité
motrice de la conscience) serait un « état de conscience » qui ne ferait qu’accompagner
accessoirement le mécanisme psychophysiologique qui stimule ou inhibe l'activité. Cet
accompagnement demeure néanmoins nécessaire pour que l'on puisse parler de volition. De la

921
MV, p. 6.
922
Ibid., p. 14.
923
Ibid., p. 8.
924
Ibid., p. 13.
925
Ibid., p. 6.

  356 
même manière que la conscience peut accompagner un réflexe (rarement) ou un désir (souvent),
sans avoir prise sur lui, elle caractérise (systématiquement et essentiellement) nos volitions, mais
sans avoir prise sur notre pouvoir volontaire.

Affirmer que l’idée ne produit pas le mouvement, mais qu'elle apparaît simplement en
même temps qu’un état physiologique affectif, efficient, qui lui « correspond », n’apporte
cependant aucune lumière sur la nature de cette correspondance. L'origine de l’état de conscience
identifié à la volition reste obscure, à moins qu'on ne considère la conscience comme le fruit, lui
aussi corporel, de l'état physiologique efficient, au même titre que le mouvement. Certes, la
conscience ne peut faire office de cause ; le mouvement ne peut résulter que d'un phénomène de
la même étoffe physiologique que lui. « Si l'on s'obstine à faire de la conscience une cause, tout
reste obscur ; si on la considère comme le simple accompagnement d'un processus nerveux, qui
lui seul est l'événement essentiel, tout devient clair, et les difficultés factices disparaissent 926 ».
Cette clarté est toute relative, on l’a vu : la difficulté semble se déplacer plus qu'elle ne disparaît,
et l’« accompagnement », la « correspondance » psychophysiologique ne peut se comprendre que
dans le cadre d'une sorte de parallélisme qui préserve, du moins provisoirement, une certaine
hétérogénéité entre états de conscience et mouvements physiologiques.

Ribot propose une analogie architecturale qui semble cependant donner un certain pouvoir
à la conscience : il compare la volition, une fois affirmée, à « une clef de voûte ». « A cette pierre,
la voûte doit plus que sa solidité, - son existence ; mais cette pierre ne tire sa puissance que des
autres qui la soutiennent et l'enserrent, comme à son tour elle les presse et les affermit927 ». On a
maintenant une réciprocité de l’interaction entre la volition et les tendances physiologiques dont
elle émerge : la volition agit en retour sur elles en leur apportant une certaine fermeté. L’emploi
de ce terme est pour le moins inattendu ; on a dit que la fermeté est censée être réservée aux
tendances solides, ancrées, fondamentales et fondatrices. C’est la fragilité qui normalement
qualifie le sommet de l’édifice, premier à disparaître dans la pathologie - la complexité étant
d’ordinaire corrélée à la précarité. Pourtant, « l'activité idéo-motrice, qui, dans ses manifestations

926
Ibid., pp. 8-9.
927
Ibid., p. 150.

  357 
extrêmes, atteint une coordination à la fois très ferme et très complexe, c'est la volition
complète928 ».
La volition a donc un rôle affermissant – ce n’est pas là lui donner une efficacité
moindre ; et ce n’est pas là le seul rôle qui lui semble dévolu. Elle est active en deux sens : elle
affermit, et peut aussi donner une direction à l’action. L’épiphénoménisme ne satisfait ainsi pas
entièrement Ribot :

Il y a cependant un côté faible dans l'hypothèse de la conscience-phénomène ; ses


partisans les plus convaincus l'ont soutenue sous une forme qui leur a valu le nom de théoriciens
du pur automatisme. D'après leurs comparaisons favorites, la conscience est comme le jet de
lumière qui sort d'une machine à vapeur et l’éclaire, mais sans avoir la moindre efficacité sur sa
marche ; elle n'a pas plus d'action que l'ombre qui accompagne les pas du voyageur. Si ces
métaphores n'ont d'autre but que de traduire la doctrine sous une forme vive, il n'y a rien à dire ;
mais prises au sens strict, elles sont exagérées et inexactes. La conscience est en elle-même et par
elle-même un nouveau facteur, et en cela il n'y a rien de mystique ni de surnaturel 929.

Grâce à quoi ce « nouveau facteur » peut-il agir ? Les causes naturelles de cette efficacité
se voient ramenées, semble-t-il, à la mémoire. L’état de conscience est susceptible d’être
enregistré organiquement, et donc de se répéter ; en cela Ribot s’appuie sur Spencer, pour qui la
conscience d’une série apparaît parce que l’on se souvient d’une série similaire dans le passé 930.
Deux problèmes se posent pourtant lorsque l’on considère que c’est la mémoire qui fait naître la
conscience :
-L’habitude n’est-elle pas un phénomène mnésique qui justement efface la
conscience pour la remplacer par l’automatisme ? La mémoire est d’ordinaire rattachée à
l’inconscient, on l’a vu ; elle est une sorte d’instinct naissant, et l’instinct une sorte de mémoire
organisée. Comment peut-elle donner lieu à un état de conscience qui se fait nouveau facteur ?
-Par ailleurs, que dire du moment où la série apparaît pour la première fois ? Puisqu’elle
n’a pas de précédent similaire, est-elle inconsciente ? Cela semble étonnant, a fortiori si l’on
considère que c’est plutôt la nouveauté, parce qu’elle surprend, qui donne plus de chances à la
conscience d’apparaître.

928
Ibid., p. 149. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.
929
MP, p. 15.
930
SPENCER, H., Principes de Psychologie, trad. fr. Ribot et Espinas, 1892, Alcan, Paris, t.1, p. 479.

  358 
L’explication du rôle actif de la volition par sa mémorisation se comprend un peu mieux à
la lumière de ce passage :

La volition est toujours un état de conscience, l'affirmation qu'une chose doit être faite ou
empêchée ; elle est le résultat final et clair d'un grand nombre d'états conscients, sous-conscients et
inconscients ; mais une fois affirmée, elle devient dans la vie de l'individu un nouveau facteur, et
dans la position prise elle marque une suite, la possibilité d'être recommencée, modifiée,
empêchée. Rien de semblable pour les actes automatiques non accompagnés de conscience. - Les
romanciers et les poètes, bons observateurs de la nature humaine, ont souvent décrit cette situation
où une passion, - amour ou haine, - longtemps couvée, inconsciente, ignorante d'elle-même, enfin
se fait jour, se reconnaît, s'affirme avec clarté, devient consciente. Alors son caractère change ; elle
redouble d'intensité ou est enrayée par des motifs antagonistes. Ici encore la conscience est un
nouveau facteur qui a modifié la situation psychologique 931.

La volition est encore une fois décrite ici comme un nouveau facteur, qui « marque une
suite » : elle laisse son empreinte dans la matière cérébrale, et va dès lors être prise en compte
dans les coordinations de tendances nécessaires aux actions futures. La conscience s’inscrit dans
la vie psychophysiologique de l’individu ; elle est une nouvelle trace qui va contribuer aux
décisions à venir, soit en rendant l’expression de certaines tendances plus difficile, soit au
contraire en la facilitant. Une tendance, suivant qu’elle soit consciente ou inconsciente, ne va pas
orienter le comportement de l’individu de la même manière. La reconnaissance par la conscience
d’une tendance interne existante jusque-là inconsciente (Ribot prend l’exemple d’une passion,
tendance unifiée, simple et puissante) va soit lui donner de la fermeté (elle « redouble
d’intensité »), soit au contraire motiver l’individu à la combattre : la fermeté est alors du côté de
l’inhibition. La volition n’est plus, dans ce dernier cas, la cime consciente affermissant la
tendance ; elle est la réalisation d’une contradiction entre cette tendance devenue consciente et
d’autres tendances, « motifs antagonistes » nés de l’inscription d’états de conscience comme
facteurs nouveaux invitant à agir à son encontre.

Il nous faut revenir ici sur trois sortes d'idées distinguées par Ribot, en fonction de
l'intensité des mouvements qu’elles accompagnent, ou plus précisément, « suivant que leur
tendance à se transformer en acte est forte, modérée ou faible, et même, en un certain sens,

931
MP, pp. 16-17.

  359 
nulle932 ». Une remarque s’impose à nouveau avant d’en venir à ces trois sortes d’idées. Ribot
parle ici (et ce n’est pas la seule occurrence) d’idées transformées en actes, voire d'actes
provoqués par une idée. Ces expressions ne manquent pas d’interpeller le lecteur qui sait, par
ailleurs, combien Ribot refuse tout rôle causal aux idées. L’ambiguïté de l’emploi du terme
d’ « idée » rend difficile de savoir si c’est l'idée en tant que telle qui peut se transformer en acte,
ou si c’est l’état nerveux et cérébral auquel elle correspond (et qui la génère sans doute, bien que
Ribot soit prudent sur ce point et préfère parfois dire que les idées sont sui generis), qui seul peut
donner éventuellement lieu au mouvement. Quoi qu’il en soit, lorsque Ribot parle d’état de
conscience comme d’idée, il faut toujours comprendre qu’il désigne en réalité un phénomène
double : un état nerveux, tout faible qu’il soit, et ce qui apparaît de fait à la conscience de
l’individu.
Voici donc les trois types d’idées possibles. Les idées « qui nous touchent » correspondent
à des états nerveux exprimant de puissants sentiments : l'acte apparaît alors « avec une fatalité,
une rapidité presque égales à celles des réflexes 933 ». Il ne s’agit à proprement parler pas d’idées,
semble-t-il, mais de passions. Les idées très abstraites, quant à elles, ne font écho à aucun
sentiment assez intense pour donner lieu à un acte manifeste. Comme états de conscience, elles ne
peuvent conduire qu’à d’autres états de conscience, selon la loi d'association, ou tout au plus à
cette « parole intérieure, si faible qu'elle soit 934 ». Entre ces deux extrêmes, on trouve les idées
nées de « l'activité raisonnable, la volonté au sens courant du mot 935 ». Ici, les idées semblent
n'avoir un pouvoir moteur que par le souvenir, ancré dans le corps, de leur association originelle
avec des sentiments. En effet, il n'y a pas nécessairement d'émotion forte qui viendrait stimuler
continuellement la décision à long terme de choisir, par exemple, un certain métier. Mais le
moment initial du choix de cette orientation s'est accompagné de tendances affectives qui ont pu
laisser leur marque sur le tissu nerveux. Ce sont ces émotions mémorisées qui donnent une
constance relative à la direction choisie, et non les délibérations rationnelles qui ont précédé la
décision.

Dans ce groupe [d'idées], la tendance à l'acte n'est ni instantanée ni violente. L'état affectif
concomitant est modéré. Beaucoup de ces actes qui forment le train ordinaire de notre vie ont été à

932
MV, p. 9.
933
Ibid., p. 11.
934
Ibid.
935
Ibid.

  360 
l'origine accompagnées d'un sentiment de plaisir, de curiosité, etc. Maintenant le sentiment
primitif s'est affaibli, mais le lien entre l'idée et l'acte s'est établi ; quand elle naît, il suit936.

La permanence de la motivation n'est possible selon Ribot que grâce à la trace, la marque
laissée par le sentiment dans le système nerveux, qui fait le lien entre l’idée et l’acte. L’idée cause
l’acte via la trace que le sentiment initial a laissée. Mais la conscience n’était-elle pas un
composant essentiel de ce sentiment initial ? Il semble que ce soit le cas : le plaisir, la curiosité
sont définis par Ribot comme des états de conscience.

3/ La volonté comme pouvoir d’arrêt : le contrôle de soi

Certes, la découverte des causes physiologiques qui nous font agir est encore incomplète :
à mesure que nos actions deviennent plus composées, plus complexes que les actions réflexes
dont elles sont issues, elles apparaissent de plus en plus imprévisibles, de moins en moins
automatiques. Mais cette indétermination ne semble attribuable qu’à notre manque de
connaissances sur la manière dont s’établissent les connexions, les hiérarchisations entre
différents phénomènes organiques invitant à des mouvements parfois contradictoires. L’hésitation
entre plusieurs alternatives, caractéristique de ce que nous considérons d’ordinaire comme le
moment délibératif, précédant la prise de décision et l’action, n’est ainsi que la manifestation
consciente des antagonismes souvent inconscients entre plusieurs séries de phénomènes
physiologiques moteurs, dont l’une finira par prévaloir sur les autres et s’actualiser. Si l’effort
volitionnel comme état de conscience apparaît, c’est d’ailleurs précisément parce qu’il y a ce
moment délibératif : ce sont ces antagonismes internes qui font naître une conscience relative des
différentes séries, et qui nous font qualifier l’acte finalement décidé de proprement volontaire.
Simplicité et cohérence ne se trouvent qu’au niveau des réflexes, des instincts inconscients, des
impulsions sans réflexion - exception faite, semble-t-il, de l’action des « hautes volontés », ce qui
ne va pas sans poser un autre problème :

936
Ibid., p. 10.

  361 
La coordination la plus parfaite est celle des plus hautes volontés, des grands actifs, quel
que soit l’ordre de leur activité : César, ou Michel-Ange, ou saint Vincent de Paul. Elle se résume
en quelques mots : unité, stabilité, puissance. L'unité extérieure de leur vie est dans l’unité de leur
but, toujours poursuivi, créant au gré des circonstances des coordinations et adaptations nouvelles.
Mais cette unité extérieure n'est elle-même que l’expression d'une unité intérieure, celle de leur
caractère. C'est parce qu'ils restent les mêmes que leur but reste le même. Leur fond est une
passion puissante, inextinguible, qui met les idées à son service. Cette passion, c'est eux, c'est
l’expression psychique de leur constitution telle que la nature l’a faite. Aussi comme tout ce qui
sort de cette coordination reste dans l’ombre, inefficace, stérile, oublié, semblable à une végétation
parasite ! Ils offrent le type d'une vie toujours d'accord avec elle-même, parce que chez eux tout
conspire, converge et consent937.

Ribot appelle « grandes » ou « hautes » volontés les caractères forts, résolus (dans une
conception similaire à la générosité cartésienne) ; ceux qui précisément, et paradoxalement, ne
sont pas censés faire l’expérience du volontaire. En effet, si l’effort volitionnel n’apparaît que
lorsque les tendances ne se coordonnent pas facilement, alors les « hautes volontés »,
caractérisées par une coordination parfaitement fluide, ne devraient pas la connaître. La
coordination « volontaire » parfaite n’est-elle pas sans délibération, sans antagonismes ? Est-ce à
dire que les « grandes volontés » agissent involontairement, tels les passionnés menés par une
idée fixe ?
Si l’effort volitionnel caractérise au plus haut degré la volonté, il faut bien admettre un
autre type de « haute volonté » - qui de fait, ne semble pas être l’apanage des « grands actifs »
exprimant l’unité, la stabilité, la puissance de leur passion :

Même dans la vie ordinaire, ces caractères se rencontrent, sans faire parler d'eux, parce
que l’élévation du but, les circonstances et surtout la puissance de la passion leur ont manqué ; ils
n'en ont gardé que la stabilité. - Sous une autre forme, les grands stoïciens historiques, Epictète,
Thraséas (je ne parle pas de leur Sage, qui n'est qu'un idéal abstrait), ont réalisé ce type supérieur
de volonté sous sa forme négative, - l’arrêt, - conformément à la maxime de l'Ecole : Supporte et
abstiens-toi938.

Le double usage du terme de volonté réapparaît donc ici ; tantôt force entraînante,
impulsive, tantôt force de contrôle sur nos impulsions mêmes. Le pouvoir d’arrêt, cette capacité
d’abstention est de fait aussi rare que la volonté passionnelle des grands actifs. Rareté et
937
Ibid., p. 169.
938
Ibid., p. 170.

  362 
détermination sont donc deux points communs ici, on en convient, mais pour le reste, on a affaire
à deux phénomènes radicalement différents, qui semblent irréductibles aux formes « positive » et
« négative », respectivement, d’une même volonté. Il semble impossible de réunir ainsi dans la
même catégorie les caractères passionnés, sans contradictions, unifiés, et les caractères abstinents
des grands stoïciens, justement en combat perpétuel contre eux-mêmes, introduisant au moins une
dualité majeure entre leurs tendances internes. Les deux formes n’apparaissent d’ailleurs pas au
même moment dans le développement de l’individu : « Il est presque impossible de dire à quelle
époque a lieu la première apparition de la volonté. Preyer croit l’avoir notée vers le cinquième
mois, mais sous sa forme impulsive ; comme pouvoir d’arrêt, elle se manifeste bien plus tard 939 ».
Peut-être que ce qui fait la vigueur volontaire des grands actifs passionnés, des « hautes
volontés » au sens premier du terme, est plutôt à chercher du côté de l’aptitude à « créer au gré
des circonstances des coordinations et adaptations nouvelles ». En effet, si ce n’était pas le cas,
leur passion se rapprocherait d’une sorte d’entraînement incontrôlable, par trop similaire aux
impulsions irrésistibles dont Ribot fait une pathologie : « Que le lecteur se rappelle les cas
morbides précédemment étudiés, en particulier les impulsions irrésistibles qui, à elles seules,
représentent la pathologie de la volonté presque entière 940 ». La volonté saine, forte, haute serait
donc certes l’expression d’une unification des tendances du caractère, mais elle ne produit d’actes
proprement volontaires que lorsqu’il y a antagonisme : lorsqu’elle est adaptative face à la
résistance du réel, ou plus éminemment, lorsqu’elle est capable d’inhibition. Les grands actifs ne
font pas preuve de volonté en laissant libre cours à leur force impulsive, qu’ils sont souvent en
réalité incapables de brimer ; en faisant de leur passion non plus seulement le moteur, le moyen
de leur action débordante, mais aussi sa fin. S’abstenir, refuser d’aller là où l’impulsion primitive
nous porte demande bien plus d’énergie, d’effort, de résolution. Certes, chez le grand actif,
l’impulsion irrépressible n’est pas synonyme d’ « absence de coordination hiérarchique, action
indépendante, irrégulière, isolée, anarchique 941 » ; au contraire, elle est force centralisée, fusion,
harmonie des tendances, ordre et non chaos. Pour autant, il semble que c’est bien les actes

939
RIBOT, T., Psychologie de l'attention, Paris, Alcan, 1889, p. 51. William Preyer (1841 - 1897), physiologiste
darwinien, anglais émigré en Allemagne, a largement contribué à la naissance de ce qu'on appelle aujourd'hui la
psychologie du développement ; l'une des premières manifestations de cette volonté inhibitrice serait selon lui (et
Ribot se rangera à son avis) l'arrêt des évacuations intestinales et urinaires. Il s’agirait alors d’une inhibition
réflexe, ce que Ribot semble ne pas admettre. Pour lui, l’inhibition semble systématiquement correspondre à un
procédé plus complexe que le pur réflexe, là où l’impulsion s’y rattache plus directement.
940
MV, pp. 149-150.
941
Ibid.

  363 
exprimant l’inhibition réfléchie qui méritent le plus le qualificatif de volontaires chez Ribot, qui
s’inscrit ainsi davantage qu’il n’y paraît dans une tradition qui fait de la volonté une forme
d’effort contraire aux tendances instinctives.

a. L’inhibition, forme la plus élevée de l’effort volontaire

La fonction d'arrêt implique un effort, que Ribot tente d’expliquer physiologiquement. Il


n’a jamais lieu « quand ce qui est immédiatement agréable à l'individu et ce qui est choisi par lui
ne font qu'un942 », comme c’est le cas chez les grands actifs ;

Il a toujours lieu quand deux groupes de tendances antagonistes luttent pour se supplanter
réciproquement. En fait, tout le monde le sait, cette lutte a lieu entre les tendances inférieures, dont
l'adaptation est bornée, et les tendances supérieures, dont l'adaptation est complexe. Les premières
sont toujours les plus fortes par nature ; les secondes le sont quelquefois par artifice. Les unes
représentent une puissance enregistrée dans l'organisme, les autres une acquisition de fraîche
date943.

Le combat est inégal, et il incombe à Ribot la tâche périlleuse d’expliquer la possible


victoire de l’ « artifice » complexe et supérieur, sur le naturel borné et inférieur. Revenons
brièvement sur le cas de l’hystérie, où les impulsions irrésistibles ne permettent pas de
coordination : il n’y a pas de volition, c’est-à-dire de choix qui entraînerait l’action
correspondante. Il y a mouvement, et de ce fait, la volonté comme ensemble de processus
physiologiques permettant l’impulsion n’est pas totalement absente ; mais il n’y a pas de volition
– pas de conscience, de choix délibéré.

Les anomalies étudiées jusqu'ici se réduisent à deux grands groupes : l'impulsion manque
et aucune tendance à agir ne se produit (aboulie) ; l’impulsion trop rapide ou trop intense empêche
le choix. Avant d'examiner les cas d'anéantissement de la volonté c'est-à-dire ceux où il n'y a ni
choix ni actes, étudions un type de caractère dans lequel la volonté ne se constitue pas ou ne le fait

942
Ibid., pp. 65-66.
943
Ibid., p. 66.

  364 
que sous une forme chancelante, instable et sans efficacité. Le meilleur exemple qu'on en puisse
donner, c'est le caractère hystérique. 944

On a ici une définition de la volonté comme phénomène double, à la fois choix, état de
conscience décisionnel, et acte, mouvement du corps. Remarquons ici que cette formulation de la
définition de la volonté correspond plutôt à ce que Ribot désigne la plupart du temps par volition.
La volonté, d’ordinaire, désigne l’ensemble des causes sous-jacentes à l’émergence de toute
volition :

A titre de fait, la volition seule existe, c'est-à-dire un choix suivi d'actes. Pour qu'elle se
produise, certaines conditions sont nécessaires. Un manque d'impulsion ou d'arrêt, une exagération
de l'activité automatique, d'une tendance, d'un désir, une idée fixe, l'empêchent d'être pendant un
instant, une heure, un jour, une période de la vie. L'ensemble de ces conditions, nécessaires et
suffisantes, peut être appelé volonté. Par rapport aux volitions, elle est une cause, bien qu'elle soit
elle-même une somme d'effets, une résultante variant avec ses éléments : la pathologie nous l'a
démontré945.

Si le rôle essentiel de la volonté semble varier (impulsion, inhibition) au gré des


pathologies que Ribot décrit, c’est en partie parce que volition et de volonté voient leur définition
varier, et parfois se recouper. La volition au sens strict étant bien le résultat visible, conscient, de
la volonté, c’est-à-dire de la coordination des processus physiologiques pour la plupart
inconscients à l’œuvre dans l’organisme individuel, il ne peut y avoir puissance d’arrêt sans
volition – mais la puissance d’impulsion, elle, n’a pas besoin de volition pour se manifester. La
volition est essentielle au pouvoir d’arrêt, pas au pouvoir d’impulsion ; aussi sommes-nous
autorisés à y voir la forme la plus élevée du pouvoir volontaire.
« La volonté » qui fait proprement défaut dans l’hystérie n’est pas la puissance
d’impulsion, devenue incontrôlable, mais la puissance d’arrêt ou d’inhibition, devenue
« chancelante, instable et sans efficacité ». Le mécanisme physiologique à l’œuvre lors de cet
arrêt, de cette inhibition demeure obscur.

Si l’on admet avec tous les physiologistes contemporains que le réflexe est le type et la
base de toute action, et si par conséquent, il n'y a pas lieu de chercher pourquoi un état de
conscience se transforme en mouvement, - puisque c'est la loi - il faut expliquer pourquoi il ne se

944
Ibid., p. 111. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.
945
Ibid., p. 147. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.

  365 
transforme pas. Malheureusement, la physiologie est pleine d'obscurités et d'indécisions sur ce
point946.

L’explication mécaniste à propos du cerveau auquel les excitations parviennent plus


lentement et difficilement ne satisfait pas entièrement Ribot. Faute de pouvoir percer à jour les
phénomènes proprement anatomiques auquel l’inhibition correspond, il est fait mention dans
l’introduction des Maladies de la volonté, d’autres facteurs nécessaires, psychologiques, pour que
l’arrêt ait lieu – facteurs dont on s’aperçoit qu’ils correspondent aux conditions même de
l’apparition de la conscience. En prenant l’exemple trivial de l’accès de colère, Ribot commence
par préciser que l’inhibition a rarement lieu, même chez les personnes normales :

Prenons l'exemple le plus banal : un accès de colère arrêté par la volonté. Pour ne pas nous
exagérer le pouvoir volontaire, remarquons d'abord que cet arrêt est loin d'être la règle. Certains
individus en paraissent tout à fait incapables. Les autres le sont très inégalement ; leur puissance
d'arrêt varie au gré du moment et des circonstances. Bien peu sont toujours maîtres d'eux-
mêmes947.

Là encore, Ribot insiste sur la ténuité de la frontière entre le normal et le pathologique. La


maîtrise de soi que permet la puissance d’arrêt se rencontre rarement, d’abord parce que le temps,
première condition cruciale, fait défaut :

Il faut, pour que l'arrêt se produise, une première condition : le temps. Si l'incitation est si
violente qu'elle passe aussitôt à l'acte, tout est fini ; quelque sottise qui s'ensuive, il est trop tard. Si
la condition de temps est remplie, si l'état de conscience suscite des états antagonistes, s'ils sont
suffisamment stables, l'arrêt a lieu. Le nouvel état de conscience tend à supprimer l'autre et, en
affaiblissant la cause, enraye les effets. 948

A quoi correspondent les « états antagonistes » dont il est ici question ? L’état de
conscience est d’abord celui de l’ « incitation » initiale, mais en ce qu’elle dure. Il n’est pas la
volition ; ici, la volition renvoie aux états antagonistes que cet état de conscience a eu le temps de
susciter. Ces états antagonistes forment « un nouvel état de conscience », et l’on ne peut que
suggérer qu’ils renvoient d’abord à des états affectifs inhibiteurs générés par l’état de conscience
de l’incitation primitive. On croirait ici presque lire William James qui, dans l’article évoqué plus
946
Ibid., p. 14.
947
Ibid., p. 17.
948
Ibid., pp. 17-18.

  366 
haut intitulé What the Will Effects, parle de cette « installation » progressive de l’idée qui doit
« envahir » ou « remplir » l’esprit pour qu’elle se transforme en intention, puis en acte. Quoi qu’il
en soit, il semble bien s’agir ici encore d’une entorse faite à l’épiphénoménalisme : Ribot semble
bien affirmer lui aussi la nécessité pour un état de conscience de « susciter », donc de produire, de
causer, des « états » (qu’ils soient d’ailleurs intellectuels ou affectifs) inhibitoires stables, rendant
l’individu capable de contrôler ses impulsions premières.
Chez les hystériques, ces états n’ont pas le temps d’apparaître du fait de l’extrême
violence de l’excitation primitive. Il faudrait donc ajouter une condition à l’émergence de la
puissance d’arrêt : la faiblesse relative de l’intensité de l’excitation primitive contre laquelle elle
s’érige, et sans laquelle le délai nécessaire à l’apparition d’états antagonistes ne saurait exister.
Mais alors, l’équilibre est ténu : l’incitation doit être assez violente pour pouvoir donner lieu à un
état de conscience, mais pas trop violente pour pouvoir céder face aux tendances inhibitrices
générées par cet état de conscience même.
Chez les individus ne souffrant pas d’hystérie, ou de troubles impulsifs chroniques en
général, l’impulsion (colérique, par exemple) est juste assez intense pour que « l'état de
conscience primitif » apparaisse et « [évoque] des états antagonistes qui varient nécessairement
d'un homme à un autre : idée du devoir, crainte de Dieu, de l'opinion, des lois, des conséquences
funestes, etc.949 » :

Il s'est produit par là un deuxième centre d'action, c'est-à-dire, en termes physiologiques,


une dérivation de l'afflux nerveux, un appauvrissement du premier état au profit du second. Cette
dérivation est-elle suffisante pour rétablir l'équilibre ? L'événement seul donne la réponse 950.

Les états antagonistes sont donc des états de conscience (Ribot parle bien de l’« idée » du
devoir), mais qui ne donnent lieu à la puissance d’arrêt de la volonté que s’ils ont eu le temps de
créer, de « produire » un « deuxième centre d’action » ou une « dérivation de l’afflux nerveux ».
Il est ici postulé que l’organisme individuel dispose de la même quantité générale d’afflux
nerveux, qui ne peut augmenter ou diminuer, mais qui peut se distribuer différemment, pour ainsi
dire : l’énergie nerveuse se répartit donc vers différents centres d’action l’accaparant plus ou
moins au détriment d’autres centres.

949
Ibid., p. 18.
950
Ibid.

  367 
Les centres d’actions inhibitoires sont liés au sentiment de crainte. Cette condition semble
nécessaire (Ribot ne prétendant jamais pouvoir énumérer les conditions suffisantes) pour que la
puissance d’arrêt apparaisse, et c’est le temps, encore, qui permet la mobilisation de ce sentiment
non plus positif, excitant, stimulant, mais négatif, amortissant, voire paralysant :

La coexistence de deux états de conscience contraires, suffisante pour produire


l'indécision, l’incertitude, le non-agir, ne l'est pas pour produire un arrêt volontaire, au sens réel du
mot, un « je ne veux pas ». Il faut une condition de plus. Elle se rencontre dans un élément affectif
de la plus haute importance, dont nous n'avons rien dit. Les sentiments ne sont pas tous des
stimulants à l'action. Beaucoup ont un caractère dépressif. La terreur peut en être considéré
comme le type extrême951.

Outre l’apparition d’un état de conscience inhibiteur, inefficace par lui-même,


l’émergence et l’emprise d’un sentiment négatif correspondant est donc nécessaire pour que
l’arrêt volontaire (« au sens réel du mot ») advienne. Comme tout sentiment, la crainte comporte
un élément conscient, d’autant qu’il a fallu qu’elle soit apprise.
En dernier lieu, Ribot précise en effet le rôle important (bien qu’inessentiel) de l’habitude
pour que l’arrêt se produise plus facilement. L’habitude renforce l’association entre impulsion
primitive, crainte, et arrêt ; elle explique l’efficacité sur le long terme de la puissance d’arrêt de la
volonté : « Par l'habitude, l'arrêt devient de plus en plus facile et rapide. Chez ceux qui sont
maîtres d'eux-mêmes, l'arrêt se produit avec cette sûreté qui est la marque de toute habitude
parfaite952 ». L’arrêt doit se faire hexis, disposition acquise, durable. Ribot précise cependant que
cette propension à la maîtrise de soi ne vient pas initialement de l’habitude en tant que telle, mais
de la nature « impressionnable » du tempérament de l’individu. La puissance d’arrêt de la volonté
n’est rendue possible que par association : il faut donc que l’éducation ait prise sur nous pour
nous amener à associer impulsion primitive et crainte de la punition, par exemple. C’est en fait un
caractère « éducable », apte à se laisser forger par l’habitude qui permet cette maîtrise de soi, plus
que l’objet de l’éducation lui-même, qui ne « prendrait » pas sans cela : « Si, malgré des menaces
répétées, l'arrêt ne se produit pas, l'individu est peu ou point éducable sous ce rapport. […] Il est
clair, d'ailleurs, que le tempérament et le caractère importent ici encore plus que l'éducation 953 ».

951
Ibid., pp. 21-22.
952
Ibid., p. 21. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.
953
Ibid., p. 22.

  368 
Ribot semble ainsi dire maintenant que la malléabilité du caractère fait sa force même…
Il faut nuancer : c’est dans un premier temps seulement que le caractère doit être assez souple
pour laisser l’éducation forger les associations nécessaires à l’efficacité du pouvoir d’arrêt de la
volonté. Si sa plasticité demeure, l’individu présentera ce caractère faible dont nous avons déjà
parlé, sujet à l’indécision, balloté entre ce que les circonstances extérieures lui présenteront
comme autant de directions possibles pour l’action. Il faut donc que le caractère s’affermisse dans
un second temps pour stabiliser les associations nécessaires à l’émergence du pouvoir d’arrêt.
Cependant, même pour les individus au caractère fort, exercés à l’inhibition, Ribot précise
que l’impulsion primitive à combattre ne disparaît pas pour autant ; elle se soumet, mais elle
continue à produire des effets visibles, tout réprimés qu’ils soient :

Mais, quand l'arrêt se produit, il n'est jamais que relatif, et son seul résultat est d'aboutir à
une moindre action. Ce qui reste de l'impulsion primitive se dépense comme il peut, par des gestes
à demi contenus, des troubles dans les viscères ou par quelque dérivation artificielle, comme ce
soldat qui, pendant qu'on le fusillait, mâchait une balle pour ne pas crier. Très peu sont assez bien
doués par la nature et façonnés par l'habitude pour réduire les réflexes à des mouvements
imperceptibles954.

L’inhibition est un tour de force, qui réclame à la fois un don naturel, et un « dressage »
par l’habitude : on retrouve ici encore le « naturalisme » ribotien d’inspiration aristotélicienne,
qui n’exclut nullement l’artifice éducatif en dépit du rôle secondaire, voire insignifiant, que Ribot
semble la plupart du temps lui accorder. Lorsque Ribot cite Maudsley (en ne manifestant aucun
désaccord) pour considérer que le pouvoir volontaire est « cette force de l’ordre le plus élevé que
la nature ait encore produite 955 », on peut bien considérer qu’il parle du pouvoir négateur de la
volonté, celui qui nous permet de faire cesser l’impulsion ; et c’est là le terme le plus admirable,
le plus « réel », le plus élevé de notre volonté.

Le fait que Ribot ne fasse pas usage du terme de « nolonté » ni de celui de « nolition » qui
pourtant existent déjà lorsqu’il écrit, peut s’expliquer par le fait, peut-être, qu’il ne semble pas
enclin à accorder un statut spécifique au pouvoir d’arrêt par rapport à la volonté active, comme
force d’impulsion. Néologisme emprunté au latin (nolle), seule langue qui ait un terme spécifique

954
Ibid., p. 20.
955
Ibid., p. 177. Cf. MAUDSLEY, H., Physiologie de l’esprit, trad. fr. A. Herzen, Paris, Reinwald, 1879, p. 429.

  369 
pour désigner le pouvoir d’empêcher, d’inhiber une action, la nolonté consiste non pas à « ne pas
vouloir », mais à « vouloir ne pas ». Elle s’oppose ainsi d’abord à l’aboulie : force très vive, elle
requiert et dépense une grande quantité d’énergie chez l’individu qui est résolu à ne pas vouloir –
et non indifférent à l’action.
Pour Ribot, il semble que les deux pouvoirs de la volonté, impulsif et inhibitoire, s’étaient
ultimement sur le désir et sur la vie affective – selon un certain ordre d’apparition ; Ribot
considérait à la suite de Preyer que l’inhibition est seconde par rapport à la volonté qui affirme -
ce dont on peut légitimement douter. L’enfant ne refuse-t-il pas avant d’acquiescer ; ne
manifeste-t-il pas par des cris, des pleurs son déplaisir avant de manifester son assentiment ?
Ribot, en ramenant l’origine de la volonté au réflexe, en déduit la primordialité de la forme
impulsive de la volonté : « L’activité [du nourrisson] est purement réflexe ; elle se manifeste par
une telle profusion de mouvements que le travail de l'éducation consistera pendant longtemps à
en supprimer ou à en restreindre le plus grand nombre956 ». Mais un réflexe peut tout à fait être
répulsif ; et l’inhibition du réflexe, dans ce cas, consiste à entraver la crainte primitive. Que l’on
pense aux normes de politesse, par exemple, qui enjoignent l’enfant à dire bonjour, et à se
montrer sociable, certes parce qu’il craint la punition, mais aussi contre la crainte primitive de
l’inconnu. Ribot dit d’ailleurs lui-même, on l’a vu, que la néophobie est corrélée à la tendance
primordiale au moindre effort. Dans l’ordre de la dissolution, on peut ainsi faire l’hypothèse que
c’est la nolonté qui disparaît en dernier ; les individus malades dont la volonté s’est dissolue
semblent d’ailleurs avoir encore le pouvoir de dire non sur le mode du réflexe. La nolonté semble
ainsi pouvoir précéder la volonté affirmatrice, impulsive aussi d’un point de vue
phénoménologique : on prend conscience de ce que l’on veut en identifiant d’abord ce que l’on
ne veut pas, et le choix positif est souvent la conséquence d’une exclusion, d’un mouvement
d’abord négatif.
En laissant de côté ces objections possibles à la primordialité supposée du vouloir
affirmatif sur le nouloir, on doit tout de même insister sur les raisons pour lesquelles Ribot
semble refuser d’accorder une existence à part à la nolonté, et de la distinguer de la volonté qui
affirme. On peut être tenté de considérer que pour Ribot, l’inhibition apparaît lorsqu’il y a
antagonisme entre deux forces toutes deux perçues comme affirmatives ; si je refuse une action,
c’est que ma volonté d’en entreprendre une autre est plus forte. Le pouvoir d’inhibition ne serait

956
MV, p. 5.

  370 
alors qu’une préférence pour un autre motif, lui aussi réductible à des tendances physiologiques
« affirmatrices ». Mais on a bien vu que Ribot fait de la crainte, sentiment négateur, un
composant essentiel de l’inhibition. Elle est dite fondamentalement dépressive, et s’oppose ainsi
radicalement aux états affectifs à l’origine de la volonté appétitive, affirmative : « Je crois
d'ailleurs inutile de montrer que tous les sentiments qui produisent un arrêt : crainte ou respect
des personnes, des lois, des usages, de Dieu, ont été à l'origine et restent toujours des états
dépressifs, qui tendent à diminuer l'action957 ». Cette distinction volonté/nolonté sur la base de
sentiments respectivement positifs ou négatifs ne semble pas rendre compte du fait, comme nous
l’avons mentionné plus haut, que nous pouvons sans difficulté considérer que les sentiments qui
produisent un arrêt peuvent au contraire apparaître en réaction contre la crainte, et en ce sens,
loin de correspondre à des états dépressifs, manifester des états affectifs stimulants, affirmateurs
de vie.
D’autre part, le caractère dépressif de l’inhibition ne rend pas justice à la force méritoire
de la nolonté, comme pouvoir de dire « je veux ne pas », de résister activement à nos forces
impulsives, instinctives. Pourtant, Ribot dit bien que la volonté comme force impulsive mérite
moins, pour ainsi dire, le nom de volonté : elle est spontanéité naturelle, physique – consentement
au déterminisme physiologique. La volonté digne de ce nom, « réelle » est celle qui nous permet
de nous opposer, de réfréner, mais aussi de moduler, d’amender, de réajuster les forces
impulsives en nous. Donner notre assentiment à ce que la nature dicte ne réclame aucun effort,
mais réagir contre nos penchants et impulsions primitives est difficile. Est-ce à dire que la nolonté
est contre-nature ? Parce qu’elle induit une dissension au sein de l’individu, et qu’elle permet à
celui-ci de juger sa nature et de la contredire, on est en effet tentés de la faire sortir du champ
physiologique. C’est à cela que Ribot s’oppose farouchement : pour ne pas faire de l’inhibition
l’apanage d’une sorte de veto miraculeux, il veut la faire prendre appui, elle aussi, sur les bases
naturelles du caractère individuel.
Pourtant, l’explication purement mécaniste de l’inhibition ne semble pas le satisfaire : il
adhère provisoirement aux hypothèses de Beaunis, qui insiste sur le lien entre le contrôle de soi et
les lobes frontaux du cerveau, et qui affirme que les actions motrices et les actions d’arrêt ont
pour siège les mêmes éléments nerveux. L’excitation d’un nerf mène à la fois à la production

957
Ibid., p. 23.

  371 
d’un mouvement, et à un arrêt de ce même mouvement musculaire, en l’enrayant ou en
l’empêchant de se produire :

Dans cette hypothèse, toute excitation déterminerait donc dans la substance nerveuse deux
modifications, l’une positive, l’autre négative, une tendance à l’activité d’une part, une tendance à
l’arrêt de cette activité d’autre part ; l’effet final n’est que la résultante de ces actions contraires,
en sorte que tantôt l’impulsion, tantôt l’arrêt prédomine 958.

Il est possible que Ribot s’appuie ici sur Beaunis pour précisément justifier
« scientifiquement » la thèse d’une origine commune à l’impulsion et à l’inhibition 959. Mais il ne
s’aventure pas plus avant dans les considérations physiologiques de l’inhibition, et conclut
seulement par un aveu d’ignorance, au moins provisoire :

En somme, le phénomène d'arrêt peut s'expliquer, d'une manière suffisante pour notre
dessein, par une analyse des conditions psychologiques où il se produit, quelque opinion qu'on ait
sur le mécanisme physiologique. Sans doute, il serait désirable d'y voir plus clair, d'avoir une idée
plus nette du modus operandi, par lequel deux excitations presque simultanées se neutralisent. Si
cette question obscure était vidée, notre conception de la volonté comme puissance d'arrêt
deviendrait plus précise, peut-être autre. Il faut se résigner à attendre960.

On ne peut que s’étonner, là encore, que Ribot sépare l’explication psychologique de


l’explication physiologique, puisqu’il fait reposer constamment la première sur la seconde, en
insistant, comme toujours, sur l’organisation biologique de l’individu, sur son caractère
conditionnant la possibilité de l’effort sur soi :

Prenons, pour être moins vague, l'exemple vulgaire d'un homme vicieux. Si jamais dans sa
vie, de lui-même ou sous l'influence des autres, il n'a éprouvé quelque velléité de conversion (en
supposant que ce cas se rencontre), c'est que les éléments moraux avec les conditions
physiologiques correspondantes lui font complètement défaut. Si dans une circonstance
quelconque l'idée de se corriger surgit en lui, remarquons d'abord que cet événement est
involontaire ; mais il suppose la préexistence et la mise en activité de certains éléments
psychophysiologiques. Ce but est-il choisi, affirmé comme devant être, voulu ; si la résolution ne

958
RIBOT, T., Psychologie de l'attention, op.cit., p. 70.
959
La réticence de Ribot à proposer une explication purement mécaniste du phénomène de l’inhibition se remarque
clairement lorsqu’il évoque les exemples de la toux, du rire, ou du bâillement contenus : il perçoit là le simple effet
de la mobilisation de muscles antagonistes. Or il refuse de supposer que cette explication puisse s’appliquer à des cas
plus complexes d’inhibition (Cf. MV, p. 17).
960
MV, pp. 23-24.

  372 
dure pas, c'est que l'individu est incapable d'effort, c'est qu'il n'y a pas dans son organisation, la
possibilité du travail répété dont nous avons parlé ; si elle dure, c'est qu'elle est maintenue à force
d'effort, par ce travail intérieur qui produit l'arrêt des états contraires. Tout organe se développe
par l'exercice ; ici de même, en sorte que la répétition devient plus facile. Mais si un premier
élément n'est pas donné par la nature et avec lui une énergie potentielle, rien n'aboutit. Le dogme
théologique de la grâce, à titre de don gratuit, nous paraît donc fondé sur une psychologie bien
plus exacte que l'opinion contraire, et l'on voit combien il est facile de lui faire subir une
transformation physiologique961.

Outre la référence à l’hexis aristotélicienne, le parallèle avec la grâce, tout déconcertant


soit-il962, confirme la position innéiste de Ribot : le « travail caché » des nerfs requiert à la fois de
l’exercice, une pratique répétée, et un élément naturel donné, inné. La répartition aléatoire entre
les individus de la capacité de contrôler leurs sentiments et comportements est en partie liée à des
données héréditaires, qui déterminent la force de la volonté sans que l’individu n’y soit pour rien,
semble-t-il : « Il faut admettre, quoique la langue ne s’y prête pas, que la volonté, comme
l’intelligence, a ses idiots et ses génies, avec tous les degrés possibles d’un extrême à l’autre 963 ».

Pour être capable de grands efforts musculaires, il faut que les centres nerveux adaptés
soient en état de produire un travail considérable et prolongé, ce qui dépend de leur nature et de
leur rapidité à réparer les pertes. Pour produire un grand effort moral ou intellectuel, il faut de
même que les centres nerveux adaptés (quels qu'ils soient, et notre ignorance à cet égard est à peu
près complète) soient en état de produire un travail intense et répété, au lieu de s'épuiser à bref
délai et sans retour. La possibilité de l'effort est donc, en dernière analyse, un don naturel 964.

Pour que l’effort ait lieu, que ce soit sous la forme d’une impulsion ou d’une inhibition, il
faut d’abord que les éléments nerveux et musculaires en jeu soient naturellement aptes à suivre la
ligne de la plus grande résistance, et ensuite, que ce processus physiologique se fasse habitude.
Mais comment l’individu en vient à vouloir faire cet effort, à s’efforcer dans une direction
particulière ? Le but de l’homme vicieux qui cherche à se corriger, mentionné plus haut, prend-il
vraiment la forme d’une idée qui « surgit en lui » de façon involontaire ?

961
Ibid., pp. 68-69-70. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.
962
Doit-on en effet voir là un ralliement à une forme d’augustinisme contre l’hérésie pélagienne ? Le parallèle nous
semble exclusivement rhétorique, à visée critique, contre l’idée d’une toute puissance d’un libre arbitre hypostasié.
963
Ibid., pp. 85-86.
964
Ibid., p. 68.

  373 
b. La force du motif rationnel

Parce qu’il tente de s’éloigner de toute référence à une faculté raisonnable souveraine,
Ribot n’évoque pas à proprement parler l’importance des motifs « rationnels », mais il accorde de
fait un statut particulier à ce qui peut s’y apparenter, ou les produire, à savoir, par exemple,
l’intelligence pratique :

[Le cas de l’intelligence pratique] mérite l'attention, parce qu'il nous montre une forme de
caractère très spéciale, celle qui résulte de l'action de haut en bas, de l'influence des idées sur les
sentiments et les mouvements. J'appelle ce groupe de caractères, les calculateurs. Les idées sont le
premier moteur, aussi la spontanéité manque ; les tendances ne sont suscitées qu'indirectement ; la
volonté n'est pas un « laisser faire », mais une alternative d'effort et d’inhibition : - d’effort, parce
que le pouvoir moteur des idées est toujours très faible comparé à celui des désirs ; - d'inhibition,
non parce qu'il y a des mouvements violents à refréner, mais parce que la réflexion domine et
qu'elle ne permet d'agir qu'en temps et lieu. Ces caractères pourraient aussi être appelés
raisonnables et ils sont l’œuvre de l'art encore plus que de la nature 965.

Deux types de calculateurs sont évoqués. D’un côté, les « grands calculateurs », « sages »,
qui maîtrisent parfaitement leurs réactions et comportements par leur réflexion : « Les grands
calculateurs [agissent] par leur pouvoir de réflexion qui ne laisse rien à la chance ; ils sont forts,
parce qu'ils sont sages ; mais d'une gloire terne, sans prestige, sans sympathie 966 ». Parallèlement
à cette caste d’hommes dont la réflexion, la sagesse, fait la détermination volontaire, se trouvent
les esprits prudents, qui calculent le bien fondé de leurs décisions selon un modèle purement
logique, rationnel, mathématique même :

Benjamin Franklin en est un bel exemple ; c'est « le génie du calcul prudent ». Qu'on lise
sa lettre à Priestley intitulée « Algèbre morale ou Manière de résoudre soi-même les questions
douteuses ». Les raisons pour et contre sont inscrites en face les unes des autres, chaque jour,
après réflexion pendant un temps suffisant, souvent long ; puis elles sont comparées, compensées,
balancées : l'opération arithmétique achevée, on agit 967.

965
PS, pp. 398-399.
966
Ibid., p. 399.
967
Ibid.

  374 
Si les motifs rationnels ne produisent certes pas en eux-mêmes la force de leur obéir, ils
donnent cependant une direction, ils orientent la volonté. Pour reprendre la terminologie
aristotélicienne, il ne s’agit pas seulement de se pencher sur les causes efficientes de la volonté,
mais aussi sur ses causes finales. Les tendances physiologiques sont les seules forces agissantes,
efficientes ; mais si l’intellect perçoit une finalité autre que celle vers laquelle tendent nos
penchants naturels, il semble bien que l’action puisse être redirigée vers ce nouveau but. Ainsi
Ribot tantôt rejette l’idée d’une stimulation possible de la volonté, en en faisant un synonyme de
caractère, par l’intellect ; tantôt concède que l’intelligence peut parfois produire des motifs
rationnels capables de nous faire agir :

On pourrait, de plus, prouver par de nombreux exemples que le développement excessif de


l’intelligence entraîne souvent une atrophie du caractère, ce qui établit clairement leur
indépendance. Les grands manieurs d'abstractions, confinés dans la spéculation pure, tendent à
réduire leur vie ordinaire à une routine monotone, dont l'émotion, la passion, l'imprévu dans
l'action, sont exclus autant que possible (Kant, Newton, Gauss et bien d'autres). Schopenhauer a
raison de dire que beaucoup d'hommes de génie sont « des monstres par excès », c'est-à-dire par
hypertrophie des facultés intellectuelles. « Si l'homme normal, dit-il, est formé de 2/3 de volonté et
de 1/3 d'intellect, l'homme de génie comprend 2/3 d'intellect et 1/3 de volonté ». Il y a des
exceptions : on le sait. Elles prouvent non que le développement de l'intelligence favorise celui du
caractère ; mais que, chez quelques-uns, elle ne l'entrave pas. - N'est-il pas aussi d'observation
courante que ces deux facteurs, le caractère et l'intelligence, sont souvent en désaccord ? On pense
d'une manière et on agit d'une autre, on écrit de beaux traités de morale que l'on ne pratique pas,
on prêche l'action et on reste bien tranquille, on a le cœur très tendre et on rêve des plans de
destruction universelle.
L'intelligence n'est donc pas un élément fondamental du caractère : elle est la lumière, elle
n'est pas la vie, ni par conséquent l'action. Le caractère plonge ses racines dans l'inconscient, ce
qui veut dire dans l'organisme individuel ; c'est là ce qui le rend si difficile à pénétrer et à
modifier. Les dispositions intellectuelles ne peuvent agir qu’indirectement dans sa constitution.
Reste à voir par quel mécanisme 968.

Les dispositions intellectuelles peuvent donc être déterminantes, bien


qu’« indirectement » - mais avant de revenir sur ce point, on peut rappeler ici un cas certes
particulier qui au contraire faisait de l’intelligence un élément fondamental du caractère au point
de le dominer : il s’agit de la passion intellectuelle. Dans l’Essai sur les passions et dans La
Psychologie des sentiments notamment, Ribot parle de ce type particulier de passion, dans

968
Ibid., p. 392.

  375 
laquelle l’élément intellectuel prévaut sur l’élément moteur ; les passions intellectuelles sont ainsi
dites « statiques ». Elles sont, on l’a vu, « apparentées à la réflexion qui, de sa nature, est
inhibitrice969 ». « Par nature raisonnées et inhibitoires, [elles] sont plus stables que les passions
dynamiques, qui sont naturellement impulsives 970 » : il semble paradoxalement que ce soient
l’inhibition et le raisonnement qui se fassent ici facteurs de stabilité, de « résistance971 », de force
donc ; et l’impulsion irraisonnée facteur, au contraire, de faiblesse. Par ailleurs, qu’elle soit
dynamique ou intellectuelle, la passion se caractérise par sa durée, son intensité, mais aussi par la
prédominance d’une idée fixe. Cette « idée fixe », que Ribot semble bien le plus souvent
assimiler à une force affectivo-motrice, continue pourtant à s’appeler « idée » chez Ribot : la
raison en est que l’idée fixe est aussi faite d’éléments intellectuels, dont il reste à prouver qu’ils
soient moins déterminants que les éléments affectifs : « Est-ce l’élément intellectuel qui suscite et
maintient l’état affectif-moteur ? Est-ce le contraire ? Cette seconde hypothèse me paraît plus
vraisemblable et plus fréquemment vérifiée, mais j’avoue qu’il est impossible d’en donner la
preuve972 ». L’idée fixe peut être comprise comme une sorte de motif intellectuel despotique, qui
s’empare de la totalité du vouloir individuel. Dans le cas de la passion intellectuelle, l’élément
intellectuel se retrouve donc à deux niveaux moteurs : il est condition de la passion (c’est l’idée
fixe) et modalité de cette passion (finesse, adresse, subtilité, contrôle sur soi, patience calculée) –
il peut d’ailleurs aussi, à un troisième niveau, constituer l’objet de la passion (les mathématiques,
par exemple).
La passion intellectuelle demeure certes d’abord assez exceptionnelle dans sa version pure
(les passions mélangent souvent aspects statiques et aspects dynamiques de fait), ensuite, elle est
statique, elle ne meut pas ou peu ; enfin, elle est subie. Il s’agit pourtant bien d’un cas (extrême)
de force du motif intellectuel qui donne sa forme au vouloir, et dans les situations plus communes
où l’individu doit faire un choix, ce type de motif est aussi déterminant, quoique de façon moins
impérieuse.
Si l’on admet la thèse physiologique, la capacité intellectuelle à concevoir la finalité de
notre vouloir, et à élaborer ainsi le motif rationnel qui va l’orienter, doit elle aussi pouvoir être
ramenée à des données physiologiques. L’intelligence n’est pas seulement la lumière neutre et

969
EP, p. 44.
970
Ibid., p. 143.
971
Ibid., p. 151.
972
Ibid., p. 23.

  376 
inopérante ; elle est activité idéomotrice, et, comme telle, doit donc bien intervenir à un certain
moment dans le « mécanisme » de la coordination des tendances menant à l’acte volontaire, tout
indéterminé que ce moment soit, et toute « indirecte » que puisse être cette intervention. L'activité
volontaire est la réaction propre d'un individu, mélange des déterminismes engagés dans la
physiologie de son espèce, et des tendances individuelles qui peuvent entrer en conflit entre elles,
et avec celles-ci lors, notamment, de la délibération rationnelle :

Mais ce qui nous intéresse, c'est ce choix, cette préférence affirmée, après une
comparaison plus ou moins longue des motifs. C'est lui qui représente la réaction individuelle,
distincte des réactions spécifiques et, nous le verrons, dans la pathologie, tantôt inférieure, tantôt
supérieure à elles973.

Ribot insiste certes sur le fait que la force de la volonté, qu’elle encourage ou qu’elle
inhibe, ne provient pas du fait qu’elle est réfléchie, mais de son inscription dans l’organisme,
ultimement régi par nos instincts. Il ramène souvent la pluralité de nos désirs à l’unicité
primordiale de l’instinct de conservation propre à l’espèce, selon une hypothèse à la fois
classique, évolutionniste, et physiologiste. Mais il reconnaît aussi que le seul instinct de préserver
et d’accroître la vie organique ne peut expliquer toutes nos actions – la volonté de se suicider
constitue de ce point de vue une question embarrassante : que faire du paradoxe d’une volonté
qui, plutôt que d’obéir à cet instinct vital de conservation, révélerait une tendance vers la mort ?
C’est que le jugement, l’imagination, et le raisonnement – activités conscientes et
intellectuelles s’il en est, mènent l’individu à se figurer l’avenir comme trop pénible pour valoir
d’être vécu. Plutôt que d’admettre la probabilité d’un pouvoir causal de la raison, on a vu que
Ribot envisageait dans un premier temps l’existence d’un autre besoin tout aussi naturel que
l’instinct de conservation ; une sorte d’amour de soi qui amènerait, le cas échéant, à préférer la
mort à la douleur. Pourtant :

Dans le suicide délibéré, réfléchi, volontaire, il y a lutte entre deux facteurs : l'instinct de
la conservation et l’état insupportable causé par la douleur (maladie incurable, ruine, misère,
chagrins, ambition frustrée, déshonneur). La réflexion décide, et comme la douleur est toujours un
commencement de destruction, elle préfère la destruction totale et brusque à la destruction

973
MV, p. 26.

  377 
partielle et lente. L’acte est rationnel, puisqu’il va dans le sens du moins mauvais ou du moins de
ce qui est jugé tel974.

Ribot attribue de fait un pouvoir causal à la réflexion rationnelle ; la possibilité du


« suicide délibéré » nous force à admettre une différence entre causes psychiques et causes
purement organiques, qui rend d’ailleurs l’explication du suicide impulsif plus problématique :

Le suicide impulsif est plus énigmatique. Tel se jette brusquement à l'eau, par une fenêtre,
s'empoisonne, se coupe la gorge. Chez quelques-uns, il y a une préalable méditation de la mort,
mais qui apparaît toujours comme forcée, inévitable, réclamant sans trêve sa victime ; l'épithète
irrésistible dit tout. Du dehors pour le spectateur, l'acte paraît sans motifs, sans raison, sans cause.
Il surprend d’autant plus que la lutte, dans ce cas, n'est plus entre un instinct et la réflexion, mais
entre deux instincts — conservation, destruction, que l'un, d'ordinaire le plus fort, succombe et que
l'individu détourne contre lui-même la tendance destructive destinée aux autres. Cependant, la
psychologie du suicide volontaire donne la clef du suicide impulsif. Ce qui dans le premier cas
résulte de motifs conscients, clairs, raisonnés ; dans le second cas, résulte d'états inconscients,
obscurs, aveugles : c'est un acte de la vie organique et la cause est dans la cénesthésie 975.

Dans le cas du suicide impulsif, que Ribot considère comme « plus énigmatique976 », deux
instincts entrent en lutte : l’instinct de conservation et « l’instinct de destruction ». Mais d’une
part, le recours au postulat de ce second instinct est presque superflu, puisqu’il le définit comme
la recherche « obscurément sentie » d’anéantir autrui, ou de se libérer de la souffrance, donc
comme une autre forme de l’instinct vital premier qui consiste à fuir la douleur. D’autre part,
qu’il maintienne ou pas l’existence de deux instincts primordiaux divergents, Ribot aurait pu
postuler que c’est l’un ou l’autre de ces instincts, manifestant cette pulsion de délivrance, de
soulagement qui serait à l’origine du suicide délibéré – la réflexion rationnelle ne créant alors
rien, mais constatant seulement. Or Ribot parle de « motifs conscients, clairs, raisonnés 977 » dans
le cas du suicide délibéré, là où il n’y a qu’ « états inconscients, obscurs, aveugles » dans le cas
du suicide impulsif. C’est bien « la psychologie du suicide volontaire [qui] donne la clef du
suicide impulsif », et non l’inverse ; ici la réflexion, la délibération rationnelle deviennent les

974
PS, p. 252. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.
975
Ibid., p. 252-253.
976
Ibid.
977
Ibid., p. 253.

  378 
clefs sur lesquelles s’appuie l’explication physiologique de l’action volontaire. Ribot semble bien
accorder un rôle causal au raisonnement dans le cas du suicide délibéré. La base affective de la
volonté n’est pas niée, puisqu’on ne se suicide rationnellement que pour éviter la souffrance, mais
la capacité d’évaluer les motifs d’action et à décider rationnellement selon le résultat de cette
évaluation semble retrouver une certaine créance.

Un phénomène remarquable dans le lien entre conscience et volonté reste à explorer ; il


s’agit de l’attention volontaire, qui renvoie à la fois à un pouvoir artificiel de la conscience à
choisir l’objet sur lequel elle se porte, et au moyen d’exercer notre volonté en nous poussant à
une action sur laquelle on décide de se focaliser. L’attention volontaire fait ainsi figure, en amont,
de manifestation d’un pouvoir mental, intérieur, permettant, en aval, l’exécution d’une action
choisie.

4/ L’attention volontaire : un pouvoir « artificiel » de la conscience

La Psychologie de l’attention 978, publié pour la première fois en 1889, fait de l’attention
un « état intellectuel prédominant979 », une forme élevée de nos tendances psychophysiologiques,
dont la forme volontaire apparaît tard dans le développement individuel et permet à l’individu de
restreindre délibérément le champ de sa conscience. Le mécanisme de l’attention, comme de tout
phénomène psychologique, est moteur : il s’enracine dans l’intimité de l’organisme sensible et
désirant, il s’appuie sur les tendances affectives qui en naissent, et il donne lieu à une dépense
d’énergie physique. La définition que Ribot en propose est essentiellement physiologique et
s’inscrit dans une perspective évolutionniste. Par degrés, on passe de sensations, d’excitations
sensitives et nerveuses, à une perception distincte, par différenciation ; puis le champ perceptif
devient plus restreint et plus intense, plus localisé et plus direct, jusqu’à se faire attention.
Nous nous concentrerons ici surtout sur le rapprochement opéré entre volonté et attention
dans Les Maladies de la volonté. Nous avons déjà évoqué l’hypertrophie de l’attention dans l’idée
fixe, et dans l’extase : monoïdéisme tantôt obsessionnel, pathologique, tantôt exalté, anormal sans
978
RIBOT, T. Psychologie de l'attention, op.cit.
979
Ibid., p. 165.

  379 
être le signe d’une dégénérescence. C’est ici le lien entre la volonté et l’effort intellectuel en jeu
dans l’attention dans les cas plus communs qui va nous intéresser. Ribot insiste d’abord sur la
différence entre attention spontanée, naturelle, et attention volontaire, artificielle. Pour définir
l’attention spontanée, Ribot se réfère explicitement à l’article 70 des Passions de l’âme de
Descartes, qu’il cite dans son intégralité. Il voit en effet dans l’admiration cartésienne un
« grossissement de l’attention spontanée 980 », et loue d’ailleurs la description physiologique qu’en
donne Descartes : « Notons que la manière de procéder de Descartes est celle de la psychologie
physiologique, non celle de la psychologie spiritualiste, qui bien à tort, se réclame de lui 981 ».
Ribot décrit les manifestations internes et externes de l’attention ; internes d’abord, ramenées en
dernière instance aux lobes frontaux ; externes ensuite : mouvements du visage, du corps,
modifications respiratoires, musculaires et sanguines. Pour Ribot, « les manifestations motrices
ne sont ni des causes ni des effets, mais des éléments : avec l’état de conscience qui en est le côté
subjectif, ils sont l’attention982 ».
Les effets de l’attention se mesurent à l’efficacité du passage entre un « polyidéisme »
diachronique caractéristique de notre vie mentale la plupart du temps, comme succession d’états
de conscience divers, à un « monoïdéisme » ajusté. Phénomène naturel, non prémédité,
« l’attention spontanée donne un maximum d’effet avec un minimum d’effort ; tandis que
l’attention volontaire donne un minimum d’effet avec un maximum d’effort 983 ». Mais les causes
de l’attention volontaire continuent à poser problème : le mécanisme physiologique ne peut
expliquer que partiellement, d’une part, le choix de l’objet sur lequel se porte l’attention
volontaire, d’autre part, le processus qui lui permet de durer.
Ribot regrette que la plupart des psychologues aient délaissé l’attention spontanée pour ne
s’intéresser qu’à l’attention volontaire, alors même que la possibilité de cette dernière reposerait,
en partie du moins, sur le mécanisme de la première : « L’attention volontaire, celle dont on
célèbre d’ordinaire les merveilles, n’est qu’une imitation artificielle, instable et précaire, de
l’attention spontanée 984 ». Tension de la conscience vers un objet sur lequel elle se focalise au
détriment de tous les autres, l’attention a son origine dans les besoins liés à l’instinct de
conservation. L’attention trouve donc ses racines dans ce qu’il y a de plus profond, de plus

980
Ibid., p. 39.
981
Ibid., p. 40.
982
Ibid., p. 38.
983
Ibid., p. 102.
984
Ibid., pp. 101-102.

  380 
animal en nous, traduit ensuite par des sentiments et désirs. Pour que l’attention volontaire ait
lieu, il faut reconstituer artificiellement ces sentiments :

On s’étonnerait qu’une vérité si évidente, qui crève les yeux - l’attention spontanée sans
un état affectif antérieur, serait un effet sans cause, - ne soit pas depuis longtemps un lieu commun
en psychologie, si la plupart des psychologues ne s’étaient obstinés à n’étudier que les formes
supérieures de l’attention, c’est à dire à commencer par la fin 985.

Pour se maintenir, l’attention volontaire, « forme supérieure » de l’attention spontanée, a


aussi besoin du soutien d’états affectifs - mais factices, parce que privés de leur soubassement
instinctif. C’est là ce qui fait l’instabilité des états de conscience qui leur sont associés :
« L’attention volontaire est un état artificiel où, à l’aide de sentiments factices, nous maintenons à
grand peine certains états de conscience qui ne tendent qu’à s’évanouir 986 ». Pour « [transférer]
l’esprit d’un objet à un autre 987 », il faut « greffer sur un désir naturel et direct un désir artificiel et
indirect988 ». Ribot prend d’une part l’exemple de l’écrivain et de l’orateur, évoqués
précédemment à propos du pouvoir persuasif des sentiments, et d’autre part, du côté cette fois du
persuadé, l’exemple d’un enfant qui refuse d’apprendre à lire, mais dont l’attrait pour les images
est manipulé pour éveiller sa curiosité : il veut maintenant lire pour pouvoir savoir ce que
représentent les images. « La lecture est une opération qui n’a pas d’attrait immédiat, mais elle a
un attrait comme moyen, un attrait d’emprunt ; cela suffit 989 ».

Partout, à l’origine de l’attention volontaire, on retrouve ce mécanisme toujours le même,


avec des variations sans nombre, aboutissant à un succès, à un demi-succès ou à un échec :
prendre les mobiles naturels, les détourner de leur but direct, s’en servir (si l’on peut) comme
moyens pour un autre but. L’art plie la nature à ses desseins, et c’est à ce titre que j’appelle cette
forme de l’attention : artificielle990.

L’apparition de l’attention volontaire est structurellement paradoxale ; d’abord, parce


qu’elle défie ce que l’on peut appeler l’hypothèse motrice de laquelle part Ribot pour retracer

985
Ibid., pp. 12-13.
986
MV, p. 105.
987
RIBOT, T. Psychologie de l'attention, op.cit., p. 51.
988
Ibid., p. 52.
989
Ibid., p. 52.
990
Ibid., p. 53.

  381 
l’origine de tous les phénomènes psychologiques. La perception et la conscience ont besoin du
changement, du mouvement pour apparaître : Ribot procède à « l’étude du mécanisme intérieur
par lequel un état de conscience est maintenu péniblement, malgré le struggle for life
psychologique qui tend sans cesse à le faire disparaître 991 ». Par « struggle for life »
psychologique, Ribot entend le processus naturel de la conscience qui est flux, changement
perpétuel, strates enchevêtrées : « polyidéisme992 », comme il dit, et non monoïdéisme généré par
l’attention :

Rappelons, comme nous l’avons dit précédemment, que si l’on tient l’œil immobile fixé
sur un objet, à bref délai, la perception devient confuse, puis s’évanouit. Appliquez sans pression
la pulpe du doigt sur une table, au bout de quelques minutes le contact n’est plus senti. Un
mouvement de l’œil ou du doigt, si léger qu’il soit, ressuscite la perception. La conscience n’est
possible que par le changement ; le changement n’est possible que par le mouvement. On pourrait
s’étendre longuement sur ce sujet ; car, quoique les faits soient de toute évidence et d’une
expérience banale, la psychologie a tellement négligé le rôle des mouvements qu’on finit par
oublier qu’ils sont une condition fondamentale de la connaissance, parce qu’ils sont l’instrument
de la loi fondamentale de la conscience, qui est la relativité, le changement. Nous en avons dit
assez pour justifier cette formule absolue : Point de mouvements, point de perception993.

Comment l’attention peut-elle alors être à la fois perception consciente, et immobilité ?


Comment un « état de conscience fixe », oxymore s’il en est, peut-il avoir lieu ? Il semble
inconcevable du fait des conditions d’apparition de la conscience, impliquant nécessairement, si
l’on en croit le passage précédent, le changement, le mouvement. On en revient là au paradoxe
déjà évoqué à propos de l’extase. L’apparition d’un monoïdéisme stable contredit la nature, le
cours ordinaire des états de conscience. Mais dans le cas de l’attention volontaire, il semble aussi
et surtout impossible, contre-nature, parce qu’il est l’expression de la prédominance d’un état
faible, mineur, sur des états bien plus forts :

Ce monoïdéisme relatif qui consiste dans la prépondérance d’un certain nombre d’états
intérieurs adaptés à un même but, excluant tous les autres, n’a pas besoin d’être expliqué dans le
cas de l’attention spontanée. Un état (ou un groupe d’états) prédomine dans la conscience parce
qu’il est de beaucoup le plus fort ; et il est de beaucoup le plus fort parce que, comme nous l’avons

991
Ibid., p. 63.
992
Ibid., p. 41.
993
Ibid., p. 75.

  382 
vu, toutes les tendances de l’individu conspirent pour lui. Dans le cas de l’attention volontaire,
surtout sous ses formes les plus artificielles, c’est le contraire. Quel est donc le mécanisme par
lequel cet état se maintient ?994

Pour passer d’un état de conscience éphémère, provisoire, à l’attention proprement dite, il
faut greffer un état affectif : « Ôtez l’émotion, tout disparaît995 ». Une brève remarque s’impose
ici : les individus auxquels Ribot refuse la capacité d’attention présentent paradoxalement les
tempéraments, les caractères considérés comme les plus émotionnels. Il s’agit notamment, sans
surprise, des femmes et des enfants : « Qu’on remarque que les enfants, les femmes et en général
les esprits légers ne sont capables d’attention que pendant un temps très court 996 ». Ribot affirme
d’abord que ces « esprits légers » sont inaptes à l’attention prolongée, mais il dit ensuite aussi que
la différence porte sur l’objet de l’attention : ils sont « inattentifs aux questions élevées,
complexes, profondes, parce qu'elles les laissent froids ; [ils] sont au contraire attentifs aux
choses futiles, parce qu’elles les intéressent 997 ». Tantôt, pour les esprits légers, c’est l’attention
qui est dite superficielle, tantôt c’est son objet, ce qui n’est pas la même chose.
Quoi qu’il en soit, il faut non seulement que des tendances affectives soient éveillées,
mais aussi qu’elles puissent se répéter : l’influence de l’habitude est encore une fois cruciale.
Mais cette habitude se contracte difficilement, et nécessite une certaine violence initiale par
l’éducation : « La naissance de l’attention volontaire, qui est la possibilité de retenir l’esprit sur
des objets non attrayants, ne peut se produire que par force, sous l’influence de l’éducation,
qu’elle vienne des hommes ou des choses 998 ».

On voit une fois de plus que le volontaire est fait avec l'involontaire, s'appuie sur lui, tire
de lui sa force et est, en comparaison, bien fragile. L'éducation de l'attention ne consiste en
définitive qu'à susciter et à développer ces sentiments factices et à tâcher de les rendre stables par
la répétition ; mais, comme il n'y a pas de création ex nihilo, il leur faut une base naturelle, si
mince qu’elle soit 999.

Ribot s’attache tout particulièrement à l’hypothèse de cette « base naturelle », car sans
elle, il faudrait supposer que l’attention n’est précisément que volontaire, au sens d’artificielle –

994
Ibid., p. 63.
995
MV, p. 103.
996
Ibid., p. 104.
997
Ibid.
998
RIBOT, T. Psychologie de l'attention, op.cit., p. 51.
999
MV, pp. 105-106.

  383 
qu’elle est une prothèse, pour ainsi dire, et que tout être humain, à force d’une volonté qui
ressemblerait un peu trop au libre arbitre dont Ribot récuse l’existence, serait à même de
maintenir son attention à loisir - à volonté. C’est encore une fois la thèse innéiste d’une disparité
naturelle dans la répartition parmi les hommes de la capacité, ici, à être attentif, qui est formulée :

Dans les deux cas, il faut que des états affectifs, des tendances soient éveillées. Là est la
direction primitive. Si elles manquent, tout avorte : si elles sont vacillantes, l’attention est
instable ; si elles ne durent pas, l’attention s’évanouit. Un état de conscience étant ainsi devenu
prépondérant, le mécanisme de l’association entre en jeu suivant sa forme multiple. Le travail de
direction consiste à choisir les états appropriés, à les maintenir (par inhibition) dans la conscience
en sorte qu’ils puissent proliférer à leur tour, et ainsi de suite par une série de choix, d’arrêts et de
renforcements. L’attention ne peut rien de plus ; elle ne crée rien, et si le cerveau est infécond, si
les associations sont pauvres, elle fonctionne vainement. Diriger volontairement son attention est
un travail impossible pour beaucoup de gens, aléatoire pour tous 1000.

Malgré cette insistance sur la nécessité d’une base naturelle (cerveau « fécond », facilité
d’association entre états de conscience), les propos de Ribot sur l’attention volontaire font écho
au problème du statut causal du motif rationnel évoqué plus haut. L’attention spontanée « est
continue, parce que l'excitation qui la cause est continue. Par contre, plus l'attention est
volontaire, plus elle requiert d'effort et plus elle est instable1001 ». Ribot sous-entend donc, à
travers cette distinction entre les deux types d’attention, que la volonté est essentiellement
artificielle ; qu’elle vient d’en haut, en contradiction apparente directe avec la définition donnée
précédemment, selon laquelle la volonté « ne vient pas d'en haut, mais d'en bas ; elle est une
sublimation des éléments inférieurs 1002 ». Comment échapper à cette incohérence sans admettre
que la volonté est un phénomène rationnel d’opposition aux tendances spontanées ?

Il est impossible de ne pas remarquer que la forme la plus haute de la volition, l’attention
volontaire, est, entre toutes, la plus rare et la plus instable. Si, au lieu de considérer l’attention
volontaire à la façon du psychologue intérieur qui s'étudie lui-même et s'en tient là, nous la
considérons dans la masse des êtres humains sains et adultes, pour déterminer par à peu près
quelle place elle tient dans leur vie mentale, nous verrons combien peu de fois elle se produit et
pour quelle courte durée […]. En raison même de sa supériorité de nature et de son extrême

1000
RIBOT, T. Psychologie de l'attention, op.cit., pp. 94-95.
1001
MV, p. 106.
1002
Ibid., p. 150.

  384 
complexité, c'est un état, une coordination qui peut rarement naître et qui à peine née est toujours
en voie de dissolution1003.

L’attention volontaire est rare et fragile parce qu’elle est supérieure. Qu’entend Ribot
exactement par cette supériorité, qu’il confère à toutes les fonctions conscientes et rationnelles de
notre psychisme ? Tantôt il insiste sur le fait qu’elles « chapeautent » des tendances naturelles,
dans une perspective évolutionniste qui retrace leur genèse dans les instincts les plus profonds de
l’organisme, tantôt il insiste sur leur caractère artificiel, donc surajouté de l’extérieur,
extrinsèque. S’il y a fragilité, instabilité, c’est parce qu’il y a artifice, et absence de soubassement
physiologique qui donnerait sa solidité au phénomène, comme dans le cas de la « haute volonté »
des grands actifs évoqués précédemment. Mais on voit qu’ici, à la lumière de l’analyse qu’il
propose de l’attention volontaire, la volonté est au contraire synonyme d’artifice, forcé sur, contre
les penchants naturels de l’individu, grâce à « la position d’un but déterminé d’avance 1004 ».

L’étude de l’attention volontaire, comme celle de l’inhibition et de la force motivante des


éléments intellectuels nous amène donc à une vision nuancée de la psychologie ribotienne.
« L’attention n’existe pas in abstracto, à titre d’événement purement intérieur : c’est un état
concret, un complexus psycho-physiologique »1005 : cette remarque se veut valable pour toutes les
anciennes « facultés » de l’âme. « Au lieu d'avoir recours à une prétendue « faculté » d'attention
qui n'explique rien1006 », Ribot propose d’éclairer le mécanisme à l’œuvre lors de l’effort requis
lors de l’attention volontaire. Or il fait de l’attention volontaire une action du haut sur le bas, de
l’artifice sur le naturel, invitant le lecteur à une définition plus prudente de la volonté, qui ne peut
dès lors plus se comprendre dans le cadre rigoureusement déterministe du physiologisme strict,
trop souvent caricatural, que lui prêtent ses détracteurs.

1003
Ibid., p. 160.
1004
RIBOT, T., Psychologie de l’attention, op.cit., p. 94.
1005
Ibid., p. 38.
1006
MV, p. 110.

  385 
C. UN ABANDON DU LIBRE ARBITRE ?

Le problème du libre arbitre fait partie des interrogations métaphysiques dont la


psychologie expérimentale doit s’écarter. Ribot évoque à cet égard un impératif d’ordre
méthodologique :

Peut-on étudier la pathologie de la volonté, sans toucher à l'inextricable problème du libre


arbitre ? Cette abstention nous paraît possible et même nécessaire. Elle s'impose non par timidité,
mais par méthode. Comme toute autre science expérimentale, la psychologie doit rigoureusement
s’interdire toute recherche relative aux causes premières. Le problème du libre arbitre est de cet
ordre1007.

Pourtant, on s’aperçoit bien vite que l’abstention de Ribot est toute relative : l’adhésion à
la thèse spinoziste de l’illusion du libre arbitre, comme ignorance des motifs qui nous font agir,
est constamment réaffirmée, et la volonté est d’emblée comprise comme un produit déterminé de
notre caractère, non comme une faculté autonome, d’auto-détermination. D’un évitement affiché
de « la question de la liberté, cette serrure brouillée de la métaphysique, ce paradoxe du premier
degré, ce nœud inextricable 1008 », qui en faisait un problème factice, on passe à la conviction de
fond, chez Ribot, que c’est un problème soluble, lorsque les confusions du langage philosophique
à son propos, jugé trop nébuleux, sont dissipées. L’état de conscience qui accompagne notre
mouvement volontaire est rétrospectivement interprété, à tort, comme la cause originelle, puisque
la seule connue ; c’est là l’écueil auquel mène une psychologie exclusivement introspective que
Ribot juge trop superficielle. Mais l’adhésion de Ribot au déterminisme n’est pas toujours claire ;
on a vu que certains usages du terme « volontaire », notamment dans le cadre de l’analyse de
l’attention volontaire, semblaient renvoyer à ce qui pourrait s’apparenter à une certaine forme de
liberté.

1007
Ibid., p. 2.
1008
PAC, p. 319.

  386 
1/ La défense instable d’un déterminisme relatif : le compatibilisme ribotien

L’ambition scientifique de Ribot l’encourage à généraliser le déterminisme jusqu’à


l’étendre aux actes volontaires. L’indétermination est « contraire à toute logique » et les progrès
de la psychologie expérimentale ne peuvent qu’apporter davantage de preuves en faveur de la
thèse déterministe.

D'abord, la perception, qui est le point de départ nécessaire de l'activité mentale


consciente, est soumise à des lois physiques et physiologiques, en partie connues, et nous avons vu
ici même que toute sensation se résout par l'analyse en petits mouvements. Ensuite, l'activité
intellectuelle (jugement, raisonnement, mémoire, imagination) est régie par la grande loi
d'association ou d'habitude, qui n'est évidemment qu'une forme du déterminisme. Enfin, en ce qui
touche l'acte volontaire lui-même, nous avons vu qu'outre qu'il est soumis aussi à la loi d'habitude
qui le ramène à l’automatisme, comme il est toujours déterminé par des motifs, il entre toujours,
quant à ses conditions empiriques, dans la trame du mécanisme universel1009.

Si Ribot assure ne pas vouloir prendre parti dans le débat philosophique entre partisans du
libre arbitre et partisans du déterminisme, de fait, il opte donc, en théorie au moins, pour le
second camp : « Toute science doit entrer dans le cadre du déterminisme, au moins quant à ses
conditions empiriques : sa constitution comme science est à ce prix. Même celles qui y répugnent
le plus y seront amenées fatalement 1010 ».

Tous les progrès que la psychologie expérimentale a faits depuis quarante ans - progrès
très réels quoiqu'ils soient encore bien peu connus - consistent dans la recherche des lois, c'est-à-
dire de simultanéités et de successions invariables, c'est-à-dire d'un déterminisme. On est entré
depuis si peu de temps dans cette voie, ce qu'on a fait est si peu, au prix de ce qui reste à faire,
qu'il est naturel que le déterminisme psychologique ait beaucoup d'adversaires et peu d'adhérents.
Il est pourtant contraire à toute logique de croire à l'indétermination de cette catégorie de
phénomènes1011.

1009
L’Hérédité, pp. 542-543.
1010
Ibid., p. 541.
1011
Ibid., p. 542.

  387 
La liberté comme « commencement absolu » n’est rien de plus qu’un miracle, c’est-à-dire
une illusion. Puisque la longévité de certaines superstitions n’a pas empêché la science de
démystifier le réel lorsqu’elle l’a pu, il n’y a aucune raison de croire que cette démystification
n’aura pas lieu avec le développement de la science expérimentale. Comètes, éclipses, naissance
de monstres, dit Ribot, tous ces faits naturels ont d’abord été conçus comme des prodiges. Dans le
monde des sciences physiques, mais plus encore en biologie, et a fortiori en psychologie, le
provisoirement inexpliqué est considéré à tort comme le définitivement inexplicable.

Dans le monde de la psychologie, c'est bien pis. Sans parler des préjugés si répandus dans
l'Antiquité (et qui n'ont pas disparu) sur les rêves prophétiques, présages de l'avenir, du mystère
dont on a entouré si longtemps le somnambulisme naturel ou provoqué et les états analogues, des
spéculations contemporaines sur l'occultisme, de ceux qui considèrent la liberté comme un
commencement absolu, etc. ; il y a, même dans le cercle restreint de la psychologie scientifique, si
peu de rapports de cause à effet bien déterminés, que les partisans de la contingence s'y trouvent à
l’aise pour tout supposer […]. Il faut bien reconnaître que l'esprit humain, dans sa démarche
spontanée, livré à lui-même, n'éprouve aucune répugnance à admettre des causes sans loi 1012.

Ainsi, la contingence de l’agir volontaire semble bel et bien niée, malgré ce que le
témoignage de la conscience nous livre. Pourtant, Ribot s’élève aussi, parallèlement, contre l’idée
d’une nécessité stricte dans la relation de causalité entre les tendances de notre caractère et
l’orientation de notre volonté.

a. Le refus du pur mécanisme : une critique de la nécessité

Ribot ne maintient pas invariablement la thèse d’une volonté régie par les lois d’un
déterminisme strict : si la nature donne la matière et le mouvement, elle ne donne pas la direction.
Lorsqu’il distingue le « caractère individuel » et le « caractère spécifique », Ribot semble émettre
la possibilité que le premier autorise une certaine indétermination - dont il s’avoue certes
incapable de définir la portée, là où le second correspond aux « impulsions internes » les plus
profondes, entièrement soumises à l’hérédité, immuables. La thèse physiologique peut nous aider
à expliquer ce qui donne de la force à la volonté – elle est plus en difficulté lorsqu’il s’agit de

1012
RIBOT, T., L'Évolution des idées générales, Paris, Alcan, 1897, p. 210.

  388 
comprendre comment s’opère le processus individuel et rationnel de décision entre différentes
alternatives possibles – dont Ribot reconnaît bien qu’il existe :

Dans l'état normal, un but est choisi, affirmé, réalisé ; c'est-à-dire que les éléments du moi,
en totalité ou en majorité, y concourent : les états de conscience (sentiments, idées, avec leurs
tendances motrices), les mouvements de nos membres forment un consensus qui converge vers le
but avec plus ou moins d'effort, par un mécanisme complexe, composé à la fois d'impulsions et
d'arrêts. Telle est la volonté sous sa forme achevée, typique ; mais ce n'est pas là un produit
naturel. C'est le résultat de l'art, de l'éducation, de l'expérience. C'est un édifice construit
lentement, pièce à pièce. L'observation objective et subjective montre que chaque forme de
l'activité volontaire est le fruit d'une conquête. La nature ne fournit que les matériaux : quelques
mouvements simples dans l’ordre physiologique, quelques associations simples dans l'ordre
psychologique. Il faut que, à l'aide de ces adaptations simples et presque invariables, se forment
des adaptations de plus en plus complexes et variables 1013.

La force de la volonté est dite ici résulter d’une disposition acquise, d’une « conquête » :
elle n’est pas un produit naturel, mais un produit artificiel – dans lequel l’éducation et les facteurs
environnementaux jouent un rôle qui, cette fois, est explicitement posé comme fondamental. La
nature ne fournit que les matériaux ; qu’est-ce donc qui fournit le reste ? Ce passage semble donc
constituer une entorse au déterminisme naturel pourtant méthodologiquement postulé, d’une part
parce qu’il insiste sur le caractère artificiel de la volonté, d’autre part parce qu’il réhabilite le rôle
de l’éducation, et donc la possibilité pour le caractère d’être façonné de l’extérieur. L’adaptation
qui donne forme à la volonté, de plus en plus complexe, est aussi dite de plus en plus variable ; il
est donc de moins en moins facile d’en rendre raison scientifiquement. On peut certes supposer,
deviner les motifs qui vont très probablement donner lieu au comportement de l’individu en nous
appuyant sur les observations faites sur son comportement passé :

Nous prédisons la conduite future de chacun d'après son passé ; nous appelons Aristide un
juste, Socrate un héros moral, Néron un monstre de cruauté. Pourquoi ? Sinon parce que nous
prenons pour accordée une certaine persistance et régularité dans l’influence des motifs 1014.

Persistance, régularité du comportement humain tout au plus ; il ne s’agit pas ici d’un
déterminisme strict, inflexible. C’est en effet un compromis théorique qui semble satisfaire Ribot

1013
MV, p. 82. l’italique ne se trouve pas dans le texte original.
1014
PAC, p. 319.

  389 
lorsqu’il refuse de défendre l’idée d’une contingence universelle, au moins autant qu’il rejette
l’idée de nécessité absolue :

Le partisan de la nécessité dit : la volition est un effet ; comme tout effet, il a sa cause ;
cette cause ce sont les motifs. Qui doute que si nous connaissions à fond le caractère d'une
personne et toutes les circonstances qui agissent sur elle, nous puissions prédire avec certitude ses
résolutions ? Le partisan de la liberté dit : d'abord, j'ai pour moi le sentiment intime de mon libre
arbitre ; ensuite mes projets, mes plans, les actes même les plus vulgaires de ma vie montrent que
je ne suis pas esclave de la nécessité, que je n'agis pas comme un automate, mais je participe à mes
actions. Ces deux doctrines ont en partie tort et en partie raison. La confusion et le désaccord
viennent d'une théorie erronée de la causalité qui considère le rapport de cause à effet comme
nécessaire, qui imagine une contrainte mystérieuse exercée par l'antécédent sur le conséquent,
laquelle ne pourrait en effet exister sans ruiner le libre arbitre 1015.

C’est à la suite de John Stuart Mill que Ribot récuse le terme de nécessité. Contre toute
attente, ce qui est dit ici mystérieux, magique – et donc illusoire, est moins la possibilité du libre
arbitre que l’existence d’une nécessité inhérente au lien de cause à effet, que l’on trouve dans la
conception étroite d’un déterminisme purement mécanique. Le mot nécessité est « une expression
impropre, qui devrait même être bannie de toutes les sciences physiques ou morales. Aujourd'hui
il n'est plus qu'un embarras 1016 ». La relation entre nos tendances psychophysiologiques et nos
actes volontaires est une relation de cause à effet souple, probabiliste. Ribot semble certes
admettre que la causation puisse être invariable, certaine et inconditionnelle dans certaines
successions d’états naturels. Il n’affirme pas explicitement, dans une perspective humienne, que
la causalité n’est que la projection d’une habitude de voir se succéder deux phénomènes dont on
ne peut, au mieux, que constater la corrélation répétée. Mais il refuse de voir une
quelconque « irrésistibilité » à l’œuvre dans la genèse des actions volontaires humaines, qui
n’admettent pas de constance absolue, mais une uniformité relative :

Le tort des nécessitariens, c'est d'entendre par la nécessité qu’ils reconnaissent dans nos
actions plus qu'une simple uniformité de succession qui permet de les prévoir : ils ont au fond
l’idée qu'entre les volitions et leurs causes il y a un lien beaucoup plus serré 1017.

1015
Ibid., p. 139.
1016
Ibid., p. 321.
1017
Ibid., p. 140.

  390 
Ribot se livre, là encore, à une critique nominaliste en récusant l’usage du terme de
nécessité, responsable d’une mécompréhension de la nature de nos actes volontaires :

L'erreur dépend presque uniquement des associations suggérées par le mot nécessité, et on
l'éviterait en s'abstenant d'employer, pour exprimer le simple fait de la causalité, un terme aussi
complètement impropre que celui-là. Ce mot, en effet, implique beaucoup plus qu'une simple
uniformité de succession, il implique irrésistibilité. S'il peut s'appliquer aux agents naturels, qui
sont pour la plupart irrésistibles, on voit combien son application aux mobiles des actions
humaines est inexacte1018.

De quel régime spécifique relèvent alors les mobiles des actions humaines ? Certaines
successions physiques (« la plupart ») semblent pouvoir à juste titre être considérées comme
nécessaires (la mort s’ensuit nécessairement du manque d’air ou de nourriture), alors que
d’autres, bien que causales elles aussi, semblent se soustraire aux lois d’une physique strictement
mécaniste. En réalité, pour échapper là encore à une position dualiste qui tracerait une limite nette
entre un régime de la détermination nécessaire et celui d’une « liberté », Ribot admet la
possibilité qu’il y ait dans la nature en général une part d’indétermination. Il va d’ailleurs plus
loin, et fait de ce « quelque chose » indéterminé et indéterminable un inconnu « supérieur » -
postulat qu’il qualifie justement, ironiquement peut-être, de nécessaire :

Mais tout est-il réductible au mécanisme ? L'admettre est difficile. Il nous semble même
impossible de voir en lui autre chose que la somme des conditions vides et des possibilités
purement logiques de l'existence : en sorte que, s'en tenir au mécanisme, c'est s'en tenir à la forme
des choses plutôt qu'à leur réalité. Nous croyons fermement que partout où il y a des faits, quels
qu'ils soient, il y a du déterminisme ; que partout où il y a du déterminisme, il y a de la science ;
que la science ne va ni en deçà ni au-delà. Mais n'y a-t-il pas en dehors de la science un quelque
chose qui ne tombe pas sous ses prises, quoique supérieur à tout ce qu'elle connaît, par les
procédés qui lui sont propres ? Le supprimer serait contradiction, l'expliquer serait hypothèse. Il
est également impossible de le nier et de le déterminer ; car il nous est donné à la fois comme
nécessaire et comme inconnaissable. Tout au plus peut-on dire que cet inconnu est la réalité qui se
cache sous le déterminisme psychologique ; la fin vers laquelle tendent dans chaque être les
processus vitaux, et la tendance obscure qui se révèle jusque dans le déterminisme absolu de la
matière brute. Cette antithèse suprême de la liberté et du mécanisme, qui est au fond celle de l’art
et de la science, de l’individuel et du général, nous est insoluble 1019.

1018
Ibid., p. 140.
1019
L’Hérédité, pp. 544-545.

  391 
C’est la méthode scientifique qui projette l’explication déterministe sur ce qu’elle observe
(en ce sens Ribot se rapproche finalement de la critique humienne de la causalité), parce qu’elle
vie à établir des lois. C’est le déterminisme, et non plus l’hypothèse de l’indétermination de la
nature, qui devient en ce sens une sorte d’illusion utile aux scientifiques. Le déterminisme de
l’objet de la science, pour la science, n’est pas un déterminisme ontologique, de la nature. Le
déterminisme ontologique ne peut pas plus se déduire de l’expérience humaine
phénoménologique (pourrait-on dire en un sens, même si le terme est anachronique), non
scientifique) que le libre arbitre. En deçà ou au-delà de ce que le scientifique peut modeler au
prisme d’un déterminisme-outil, il est impossible de nier l’existence d’un facteur fondamental
d’indétermination, même s’il est lui-même indéterminable. « Il nous est donné comme
nécessaire » que la réalité ne puisse être soumise exclusivement au régime de la nécessité. La fin
de ce passage peut prêter à confusion pour le lecteur qui a l’habitude de voir dans cette
« tendance obscure », sous-jacente précisément l’instinct, l’appétit, le vouloir-vivre déterminé et
déterminant à l’œuvre dans tous les organismes vivants. D’ailleurs, cette tendance indéterministe
se trouve « jusque dans le déterminisme absolu de la matière brute » ; elle est donc compatible
avec lui. Que peut-elle être, sinon la vie, l’élan vital dont parlera aussi Bergson (ou la volonté
nouménale dont parlait Schopenhauer), irréductible au mécanisme, mouvement renouvelé et
adaptatif défiant la conviction scientifique d’une prévisibilité absolue du réel ?

Qu'on y prenne garde ; si le mécanisme explique les phénomènes inférieurs de la vie


spirituelle, il devra aussi expliquer les plus élevés ; il n'y a qu'une différence de degrés et de
complication ; mais aussi, si le mécanisme n'explique pas les plus élevés, il ne peut expliquer
davantage les plus infimes. A notre avis, il ne les explique pas1020.

Ribot en appelle donc à une certaine réévaluation de l’indétermination fondamentale de la


nature, qui a au moins le mérite de mettre en évidence l’inadéquation des concepts trop rigides de
mécanisme et de nécessité. Mais cette indétermination implique-t-elle la possibilité d’une
quelconque « liberté » ? Ribot ne bannit pas complètement le terme de liberté, auquel il a recours
pour parler de l’aptitude à choisir :

Par liberté de choix, nous n'entendons qu'une chose, nier toute intervention étrangère. Il
n'y en a plus, si une personne intervenant, je suis poussé par elle à agir d'une certaine manière,

1020
L’Hérédité, p. 32.

  392 
comme l'enfant que l’on mène dans une boutique acheter un vêtement, sans le laisser choisir lui-
même. Mais appliqué aux divers motifs de mon propre esprit, le mot « liberté de choix » n'a pas de
sens. Divers motifs concourent pour me pousser à agir ; le résultat du conflit montre qu'un groupe
est plus fort qu'un autre, c'est là le cas tout entier. La question de la liberté de choix consiste donc
à savoir si l'action est mienne ou si une autre personne s'est servie de moi comme instrument, et
l’on ne saurait trop déplorer que la psychologie se soit arrêtée si longtemps sur une difficulté toute
gratuite1021.

Il n’y a liberté de choix que par contraste avec la contrainte exercée sur ma volonté ; mais
l’usage de l’expression de liberté de choix appliquée au processus de délibération intérieure est
trompeur. Le libre arbitre senti par l’agent au moment de la détermination est une illusion
introspective, rétrospective et prospective. Choisir librement, ce n’est pas trancher arbitrairement
un indécidable, ni créer des possibles ex nihilo. C’est être l’auteur de ses actes. Dire que l’action
est mienne, ce n’est pas faire de ma volonté la manifestation d’un libre arbitre :

Quant à la volonté, elle dérive finalement du caractère, et la racine du caractère est dans
l'inconscient. Et voilà, à notre avis, ce qui rend la question de la liberté inextricable, la conscience
ne pouvant donner tous les éléments du problème. Nous pouvons être conscients des motifs qui
nous poussent à agir, mais ce qui fait passer la puissance à l'acte est inconscient1022.

Ma volonté manifeste mon caractère, et en cela, elle est un opérateur d’indentification


personnelle davantage que principe atomique d’action ou manifestation d’une liberté
inconditionnée. Ici, Ribot ne s’intéresse pas aux modalités d’un possible déterminisme exogène –
mais il semble bien défendre un déterminisme biologique endogène, innéiste. Les passages qui
insistent sur le rôle de l’expérience dans la formation du caractère sont rares ; en voici cependant
un exemple :

Si l'organisme et en particulier le cerveau était inerte à l'origine, comme le suppose


Ferrero, tout serait accidentel, abandonné au hasard des excitations extérieures, et les réactions se
feraient à l'aventure. Mais chacun naît avec un petit capital de coordination héréditaire qui seul ne
conduirait pas loin. La répétition, et par suite, l'habitude, se charge de l'augmenter. Il y a, en effet,
en nous, deux sources d'organisation : les instincts primaires, les répétitions de l'expérience 1023.

1021
Ibid., p. 321.
1022
L’Hérédité, pp. 318-319.
1023
RIBOT, T., La Vie inconsciente et les mouvements, op.cit., p. 159. Ferrero est l’auteur d’un ouvrage intitulé Les
Lois psychologiques du symbolisme, publié en 1895 chez Alcan.

  393 
On pourrait, en risquant l’oxymore, dire que la conception du caractère chez Ribot
s’oriente parfois vers une sorte d’innéisme empiriste ; mais de fait, la subtilité des rapports entre
déterminisme et volonté dans la conception ribotienne du caractère mérite que l’on s’y attarde
davantage. La volonté est conditionnée pas des motifs, conscients et inconscients, et par une
puissance d’agir inconsciente, qui nous sont donnés par le caractère. Mais n’est-ce pas là encore
négliger la dynamique immanente aux motifs, qui sont autant le produit du caractère que de
causes exogènes ? La croyance en l’innéité et en l’immuabilité, certes relative, du caractère, grève
la prise en compte de l’impact du milieu, malgré l’adhésion affirmée de Ribot à la thèse
évolutionniste. L’impact de l’extérieur semble ne pouvoir apparaître qu’au niveau de l’espèce, et
Ribot semble négliger la possibilité de déterminations exogènes, adaptatives au niveau individuel,
comme si le moi pouvait tout extraire de sa propre intériorité. Le caractère prend chez Ribot des
allures d’essence prédéterminée, préfabriquée : le holisme auquel nous avons fait allusion
lorsqu’il parle des manifestations du caractère semble trop exclusivement interne à l’organisme,
et Ribot n’insiste pas vraiment sur l’interaction réciproque entre l’individu et le milieu, et sur
l’appropriation des facteurs extérieurs par le biais de nos fonctions cognitives, elles aussi
modelées de l’extérieur.
Or l’agir volontaire est un savoir au moins autant qu’il est l’expression de nos tendances
innées. La spontanéité des tendances, penchants inconscients, peut ensuite faire l’objet d’une
délibération consciente, qui procure certes un sentiment d’indépendance trompeur, mais qui
donne tout de même lieu à une reprise attentive, réflexive, à la représentation mentale de motifs
d’actions qui eux aussi constituent la volonté – reprise co-déterminée par les facteurs
environnementaux présents au moment de la décision. La tension entre l’intériorité du caractère
et le milieu extérieur permet ainsi de penser l’attention, mais permet aussi de penser l’intention,
qui peut prendre la forme de l’effort volitionnel où une représentation, en conflit avec une autre,
va pouvoir triompher lorsqu’on y est attentif. Ce pouvoir suggestif des représentations, que l’on
trouve chez James, n’est certes pas nécessairement une preuve de liberté, mais le déterminisme se
déplace ici de l’intérieur vers l’extérieur, ou en tous cas, des seuls processus organiques, internes
et inconscients, vers la force des représentations psychologiques, des idées qui apparaissent au
contact du milieu. L’attention comme la volonté sont déterminées à la fois par l’affinité entre
notre caractère et l’objet sur lequel elle se porte, et par la force inhérente à cet objet lui-même.

  394 
Le caractère peut raisonner, en quelque sorte, avec l’idée que l’objet extérieur provoque
en nous, idée qui semble aussi avoir sa force en elle-même puisqu’elle est susceptible de produire
l’inhibition. Ribot, on l’a vu, ne le nie pas, et il serait exagéré de considérer qu’il opte pour un
réductionnisme matérialiste qui réduirait toutes nos fonctions psychologiques et volitionnelles à
des processus physiologiques déterminés, à différents niveaux d’organisation d’un système
nerveux figé. Les fonctions psychologiques supérieures résistent au réductionnisme, et Ribot
souligne bien les insuffisances de l’explication mécaniste par des lois de corrélation stricte, terme
à terme, entre états de conscience complexes et états nerveux. Ces lois demeurent
inconnaissables, et il semble que ce soit là, pour Ribot, davantage une limite qu’une borne pour
toute science psychologique. Ce qu’il est difficile de concilier chez lui, c’est d’une part cette
reconnaissance discrète, mais de fait présente, du pouvoir des motifs artificiels, extérieurs qui
engagent la délibération rationnelle, et d’autre part, sa réticence à admettre une plasticité du
développement du caractère individuel, et donc de la volonté. Ribot semble d’accord pour dire
que la volonté ne produit pas aveuglément, et que l’élément idéel joue un rôle, devient motif
lorsqu’il passe par une réappropriation idiosyncratique, mais il semble aussi opter pour une sorte
de préformisme du caractère, prédéterminé par les caractéristiques de l’espèce.
Pour éclaircir le lien entre volonté, choix et liberté chez Ribot, il nous semble utile de
revenir sur les termes de spontanéité, d’adaptabilité et d’aptitude.

b. La spontanéité de la décision : sur la confusion entre aptitude et possibilité

L’acte volontaire est mien, c’est moi qui veux : mais qu’est-ce que le moi, si ce n’est
précisément l’ensemble de mes sensations, de mes émotions, de mes tendances physiologiques ?
L’auto-détermination, dont Ribot fait un synonyme de spontanéité, est mystérieuse d’abord parce
que le terme de « moi » induit en erreur :

Maintenant que faut-il entendre par la spontanéité, par la self-determination (la


détermination qui vient de nous-même) ? Faut-il y voir quelque chose de plus que l’opération des
motifs sensibles, jointe à la spontanéité centrale du système ? Est-ce quelque inconnu caché

  395 
derrière la scène, quelque puissance mystérieuse ? Y a-t-il entre les sentiments, la volition et
l'intelligence une quatrième région inexplorée : celle du moi ?1024

Si l’activation de la « spontanéité centrale du système » demeure certes une énigme


fondamentale insoluble, au même titre que l’origine même de la vie organique, il n’en demeure
pas moins que nos actes volontaires ne viennent pas d’une instance détachée de notre être
biologique, d’un moi qui ne lui serait pas inhérent. Le moi est l’ensemble des tendances affectives
nées de nos sensations - faisceau de tendances élaborant à partir de celles-là même les motifs
rationnels qui vont correspondre au choix. Ainsi, un motif suggéré par l’environnement extérieur,
s'il ne fait écho à aucune tendance intérieure préexistante, ou ne se transforme lui-même en une
tendance pour se faire mobile, est inopérant :

Nous sommes donc complètement d'accord avec ceux qui nient que la prédominance d'un
motif explique à elle seule la volition. Le motif prépondérant n'est qu'une portion de la cause et
toujours la plus faible, quoique la plus visible ; et il n'a d'efficacité qu'autant qu'il est choisi, c'est-
à-dire qu'il entre à titre de partie intégrante dans la somme des états qui constituent le moi, à un
moment donné, et que sa tendance à l'acte s'ajoute à ce groupe de tendances qui viennent du
caractère, pour ne faire qu'un avec elles 1025.

Le choix est ici défini comme l’intégration, l’intériorisation du motif transmué par le
corps qui l’assimile et en fait ainsi une tendance du moi, du caractère, de « ce ton permanent de
l'organisme » qui constitue l'individu en propre, et qui détermine la fermeté, l'énergie, ou la
faiblesse de sa volonté. Le choix n’est ainsi jamais indifférent : la volonté forte d'un caractère
entier choisit parmi les diverses options présentes celle qui s'adapte le mieux avec « ce qu'il a de
plus intime dans la personnalité et qui exprime le plus profondément la constitution
individuelle1026 ». Le choix manifeste ainsi la nature de l'individu :

Deux ou plusieurs états de conscience surgissent à titre de buts possibles d'action : après
des oscillations, l'un est préféré, choisi. Pourquoi, sinon parce que, entre cet état et la somme des
états conscients, subconscients et inconscients (purement physiologiques) qui constituent en ce
moment la personne, le moi, il y a convenance, analogie de nature, affinité ? C'est la seule
explication possible du choix, à moins d'admettre qu'il est sans cause 1027.

1024
PAC, pp. 321-322.
1025
MV, pp. 31-32.
1026
MP, p. 149.
1027
MV, pp. 28-29.

  396 
Les possibilités d'action sont repoussées ou élues selon leur affinité avec les tendances
propres au caractère d'un individu à un moment donné (« en ce moment »). Ribot se livre ici à
une critique de la liberté d’indifférence1028, mais aussi de la conception commune des processus
délibératif et décisionnel, critique similaire à celle que l’on trouvera à peine plus tard chez
Bergson. Au moment du choix, c’est l’impression d’une juxtaposition des états de conscience
correspondants aux alternatives possibles qui domine, créant ainsi l’illusion d’une liberté
d’indifférence face à celles-ci. Or les alternatives ne sont pas simultanément possibles :

Ce sont là des représentations symboliques […] en réalité il n’y a pas deux tendances, ni
même deux directions, mais bien un moi qui vit et se développe par l’effet de ses hésitations
mêmes, jusqu’à ce que l’action libre s’en détache à la manière d’un fruit trop mûr 1029.

C’est par abstraction seulement que nous percevons plusieurs voies d’action possibles,
illusoirement « transformées en choses inertes, indifférentes, et qui attendent notre choix 1030 ».
Dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson a recours à un schéma1031 (à
lire de haut en bas) pour illustrer l’idée fallacieuse que l’on se fait du choix :

1028
Ibid., p. 28. On pourrait voir une référence implicite à l’âne de Buridan lorsque Ribot insiste sur une définition du
choix comme « une affinité, une analogie de nature » chez tous les êtres vivants, en évoquant « le chien qui hésite
entre plusieurs mets et finit par en choisir un ».
1029
BERGSON, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, op.cit., p. 134.
1030
Ibid.
1031
Ibid.

  397 
On dira que le moi, arrivé en O, et devant deux partis à prendre, hésite, délibère, et opte
enfin pour l’un d’eux. Comme on avait de la peine à se représenter la double direction de l’activité
consciente dans toutes les phases de son développement continu on a fait cristalliser à part ces
deux tendances, et à part aussi l’activité du moi ; on obtient ainsi un moi indifféremment actif qui
hésite entre deux partis inertes et comme solidifiés 1032.

Une simultanéité illusoire remplace ainsi la succession réelle d’états psychologiques


menant à la décision : on est face à une spatialisation fallacieuse de la durée, à l’origine de
l’illusion rétrospective selon laquelle les deux alternatives ici figurées par OX et OY étaient
également possibles au même moment. Le schéma ci-dessus ne peut représenter que le souvenir
figé de la façon dont la délibération nous apparaît, résultant d’une méprise sur la nature
temporelle du processus dynamique, organique, de ce processus délibératif. Ribot adresse une
critique similaire à l’hypothèse d’une conscience prédictive : la conscience n’a pas la possibilité
de décider entre plusieurs futures options prévisibles ; c’est notre imagination qui produit ces
illusoires possibles après coup, après que nos tendances se sont coordonnées, en grande partie
inconsciemment, pour donner lieu à l’action voulue par le moi. « La conscience me dit ce que je
sens ou fais ; mais elle ne me dit pas ce que je pourrai faire. La conscience n'a pas le don de
prophétie. Nous avons conscience de ce qui est, non de ce qui sera ou peut être 1033 ».
Pour remédier à cette confusion sur le sens de la volonté libre, la distinction entre
possibilité et aptitude peut s’avérer utile. Ce n’est pas parce que nous sommes aptes à exécuter
telle ou telle action, qu’il nous est également possible de les faire toutes deux au même titre.
« Quand nous nous représentons par hypothèse ayant agi autrement que nous avons agi, nous
supposons toujours une différence dans les antécédents de l'acte 1034 » : la dynamique de notre moi
organique aurait dû être autre au moment de la décision pour qu’il ait été possible d’agir
autrement.

Sous sa forme adulte, la volonté est un pouvoir directeur, régulateur. Mais avant d'y
parvenir, elle traverse une période de tâtonnements, d'efforts et de conquête. Le pouvoir
volontaire, simple en apparence, est une machine compliquée, faite de pièces de rapport. Les faits
volontaires sont soumis à la loi universelle de la causalité. Sont-ils notre œuvre ? Sans doute,
puisqu'ils sont le résultat de la totalité des états de conscience qui précèdent la résolution, et que
cet ensemble d'états de conscience est notre moi. Sont-ils libres ? Cette question est factice,

1032
Ibid., p. 135.
1033
PAC, p. 141.
1034
Ibid., p. 142.

  398 
inintelligible, par conséquent insoluble. Il faut rayer de la psychologie le mot « liberté, » terme
inexact qui n'est bon qu'à tout confondre, et y substituer le mot aptitude1035.

On retrouve ici le terme de conquête, sans que soit précisé là encore ce sur quoi, ou contre
quoi, cette conquête s’effectue, mais on peut sans crainte supposer ici que Ribot fait allusion au
pouvoir d’inhibition, « régulateur », de la volonté (la complexité de la « machine » renvoie à
l’assemblage de tendances échelonnées à différents niveaux, des instincts les plus généralement
inscrits dans notre espèce, aux états de conscience plus individualisés, qui peuvent s’opposer aux
premiers et voir le rationnel triompher – c’est là l’explication la plus plausible de ce que Ribot
entend par conquête). Mais ce passage se concentre surtout, encore une fois, sur l’inadéquation de
termes communs – en l’occurrence « liberté », qui, en revêtant la crédibilité apparente d’un
concept philosophique chargé s’il en est, a induit des erreurs capitales sur la compréhension de la
nature de la volonté.

Demander si nos volitions sont libres ou non, c'est tout confondre, c'est ajouter des
difficultés factices à un problème qui de sa nature n'est pas insoluble […] Un motif me pousse, la
faim ; je prends la nourriture qui est devant moi, je vais au restaurant, où j'accomplis quelque autre
condition préliminaire : voilà une séquence simple et claire ; faites-y entrer l’idée de liberté, et la
question devient un chaos. Le terme Aptitude (Ability) est inoffensif et intelligible ; mais le terme
Liberté a été amené de force dans un phénomène avec lequel il n'a rien de commun 1036.

Insoluble, soluble, Ribot hésite ; quoi qu’il en soit, l’individu peut faire ce qu’il veut,
selon ses désirs ; mais ces désirs eux-mêmes, et leur traduction en motifs, sont conditionnés par
son caractère, qui les enjoint à désirer de telle ou telle manière, tel ou tel objet à tel moment
donné. Il est « libre » de faire ce qu’il désire, mais pas libre de choisir l’objet de son désir.
« Aptitude » renvoie à ma capacité de faire ce que je veux : Ribot ne dénie pas ce fait, et ne
souscrirait certainement pas à la doctrine fataliste à laquelle la métaphore de la machine, aux
consonances mécanistes, pouvait faire penser à tort. Il reconnaît la sujétion de nos actes
volontaires à la loi universelle de la causalité, mais souscrit à un déterminisme nuancé : d’abord,
on l’a vu, parce qu’il n’y a pas de prévision absolue possible de nos actes, aussi parce que le
sentiment de faire ce que je veux, lorsque j’agis volontairement, demeure. Il n’y a pas

1035
Ibid., p. 428.
1036
Ibid., pp. 320-321.

  399 
contradiction, pour lui, entre liberté comprise comme aptitude, et détermination : nous sommes
aptes à suivre ce vers quoi nos tendances nous déterminent. Que reste-t-il alors de la spontanéité –
(qui, au demeurant, est une notion équivoque en elle-même, indépendamment de l’usage que
Ribot en fait, puisqu’elle semble renvoyer à la fois à une sorte de création libre, et à l’idée de
naturel irréfléchi, involontaire, automatique presque) ? C’est vers la capacité mentale de création
que l’on est tenté de se tourner pour répondre à cette question.

L’intérêt du thème de l’imagination créatrice dans une étude sur le pouvoir volontaire
n’est peut-être pas évident à première vue. Pourtant, Ribot compare explicitement les deux
processus dans son Essai sur l’imagination créatrice (1900) : « L’imagination est dans l’ordre
intellectuel l’équivalent de la volonté dans l’ordre des mouvements 1037 ». La « création » semble
renvoyer à un phénomène surnaturel étranger à sa psychologie ; il insiste à maintes reprises sur
l’impossibilité d’une génération ex nihilo des faits quels qu’ils soient, et refuse, à propos des états
de conscience en rapport avec la volonté, l’idée d’une spontanéité de l’action comme liberté sans
racines organiques. Pourtant, il se voit amené à ajuster le mécanisme associationniste qui faisait
de l’imagination un processus purement reproducteur, ré-activateur de traces laissées dans le
système nerveux, pour pouvoir penser l’apparition de la nouveauté – et de l’acte imprévisible
inventif. Il s’agit d’expliquer comment, de tendances mnésiques, organiques, et intellectuelles,
peuvent émerger les pensées et actions inventives. On est face à une conciliation complexe, pour
ne pas dire une oscillation perpétuelle, entre deux explications de l’imagination comme de l’agir
volontaire : l’explication mécaniste associationniste, et l’explication biologique, évolutionniste,
qui autorise à penser une certaine imprévisibilité du vivant capable d’adaptation. La cohabitation
des deux théories est difficile à maintenir. Encore une fois, Ribot est aux prises avec deux
approches radicalement opposées : il affirme que l’imagination créatrice n’est qu’une extension
de l’imagination reproductrice, et prétend pourtant vouloir sortir de l’étroitesse du mécanisme
reproducteur pour élaborer l’hypothèse d’une créativité possible. Tantôt il explique la création par
la plus grande complexité des processus mécaniques à l’œuvre dans l’interaction entre les
mémoires organique, intellectuelle et la sensation, la stimulation extérieure ; tantôt le constat de
la capacité d’innover radicalement le pousse vers une forme de vitalisme implicite.

1037
RIBOT, T., Essai sur l’imagination créatrice, Paris, Alcan, 1900, p. 6.

  400 
La possibilité d’un processus dissociationniste, et non plus seulement associationniste
apparaît : la réorganisation d’éléments anciens, pour donner lieu à une coordination nouvelle, est
comparée à un composé chimique créant un réassemblage des tendances inédit, générateur d’une
nouvelle réaction de l’individu. On retrouve ici la perspective holiste déjà évoquée à propos de
l’acte volontaire : l’imagination créatrice ne peut provenir seulement d’un réarrangement de
traces mnésiques laissées dans le système nerveux et le cerveau par nos sensations ; elle est une
synthèse qui voit un élément de plus s’ajouter à la somme des stimulations reçues et incorporées.
Cette synthèse est le produit d’une interprétation subjective. Comme la volonté,
l’imagination s’enracine dans la subjectivité, dans les tendances affectives et biologiques de
l’individu, mais elle manifeste aussi une capacité d’impulsion motrice, de propulsion, qui projette
ces tendances singulières vers le dehors. Volonté et imagination créatrice ne font pas que recevoir
et enregistrer passivement les stimuli de la réalité extérieure : elles les interprètent activement, et
leurs produits échappent ainsi à la prévisibilité qui caractérise la plupart des phénomènes de la
nature :

L'origine de la volonté est dans cette propriété qu'a la matière vivante de réagir, sa fin est
dans cette propriété qu'a la matière vivante de s'habituer, et c'est cette activité involontaire, fixée à
jamais, qui sert de support et d'instrument à l'activité individuelle. Mais, chez les animaux
supérieurs, le legs héréditaire, les hasards de naissance, l'adaptation continuelle à des conditions
variant à chaque instant, ne permettent pas à la réaction individuelle de se fixer ni de prendre une
même forme chez tous les individus. La complexité de leur milieu est une sauvegarde contre
l'automatisme 1038.

Cette tendance universelle à la variation, présente chez tous les individus (et pas
seulement chez les hommes de génie) est ce qui définit le plus adéquatement la spontanéité
individuelle, comprise comme capacité d’élaborer des réponses complexes à l’extrême, adaptées
aux stimulations de données environnementales elles-mêmes extrêmement fluctuantes.
Remarquons que l’aptitude à créer par l’imagination, dans ce contexte, ne renvoie pas du tout à
une évasion de l’esprit vers un au-delà fantasmagorique – Ribot délaisse cet aspect de la question,
ou plutôt, à la façon d’un Malebranche envers la « folle du logis », s’en méfie. Les possibilités
exubérantes, fantaisistes de l’imagination frôlent de trop près les pathologies hallucinatoires qu’il

1038
MV, p. 34.

  401 
dit observer notamment chez les hystériques. C’est une imagination plastique, orientée vers le
réel et non vers sa déréalisation qui l’intéresse, et qu’il compare ainsi à la spontanéité volontaire.

2/ Une éducation morale de la volonté ?

Ribot affirme vouloir se détourner de toute question morale concernant la volonté pour
deux raisons. D’abord, il cherche à éviter le débat métaphysique sur la question du libre arbitre,
dont il semble qu’il faudrait nécessairement prouver ou postuler l’existence pour donner du sens à
la responsabilité morale. Ensuite, il cherche à se démarquer des débats éthiques et théologiques
sur la dimension morale de l’agir humain : il marque ainsi une rupture claire avec la tradition des
philosophes qui se sont notamment penchés sur la question de l’akrasia. La psychologie
ribotienne n’envisage à aucun moment de proposer une éthique normative :

La psychologie doit se garder aussi de la morale, car il est tout différent de constater ce
qui est et de prescrire ce qui doit être, de s'en tenir aux faits ou de chercher un idéal. Le
psychologue diffère du moraliste, comme le botaniste diffère du jardinier. Pour l'un il n'y a point
de végétaux bons ou mauvais ; ils sont tous également un objet d'étude ; pour l'autre il y a des
plantes nuisibles ou parasites qu'il faut extirper et brûler ; sa justice expéditive s'inquiète plutôt de
condamner que de connaître. Les préoccupations morales ont nui plus fréquemment qu'on ne
pense à la psychologie, en empêchant de voir ce qui est 1039.

L’attitude du psychologue expérimental doit demeurer amorale et purement descriptive.


Cette défiance vis-à-vis du jugement normatif n’est pas systématiquement maintenue dans les
faits : on a vu que Ribot n’hésitait pas à considérer les instables comme « les déchets et les
scories de la civilisation [que l’on peut accuser à juste titre de] multiplier 1040 ». Les écrits de
Ribot regorgent de jugements de valeur plus ou moins implicites, entre femmes et hommes,
« sauvages » et hommes civilisés, idiots et « hommes de génie » ; il serait inutile d’énumérer ici
les occurrences de propos condescendants, ou au contraire, élogieux, à propos de types de
caractères qu’il évalue au moins autant qu’il les décrit.

1039
PAC, pp. 39-40.
1040
PS, p. 387.

  402 
Il est par ailleurs remarquable que sa hiérarchie des fonctions psychologiques reprenne en
filigrane la traditionnelle échelle de valeurs entre les tendances les « moins élevées » de
l’organisme (instincts, affects primaires) et les aptitudes « les plus hautes » de l’individu
(l’intelligence, le raisonnement, la force morale, et la volonté)1041. Si Ribot insiste sur la force
physiologique des premières par rapport aux secondes, faibles quant à elles du fait même de leur
complexité, de leur élévation, c’est dans une perspective purement épistémologique. Il n’en
déduit aucune inversion des valeurs et accepte, en toute orthodoxie, une hiérarchie des fonctions
psychologiques avec, au sommet, cela même dont il cherche à démontrer la fragilité biologique.
Dans le contexte de ses ouvrages de psychologie expérimentale, Ribot ne se rattache
certes pas explicitement à un courant éthique particulier. On trouve cependant un article publié en
1875 sur Le Cours de morale de Mme Coignet 1042 qui semble donner quelque idée de ses
convictions éthiques, mais aussi de son intérêt pour l’éducation. Il y fait l’éloge de l’école de la
morale indépendante, dont la doctrine est exposée et résumée dans un ouvrage du même nom 1043
écrit par Mme Coignet et publié en 1869. L’indépendance dont il est question concerne l’appui
métaphysico-religieux dans l’enseignement de préceptes moraux. Proudhon est évoqué comme
référence, en tant qu’il infléchit la morale kantienne vers l’humain, le concret, l’ici-bas, et
encourage à l’abandon de toute référence au transcendant, au surnaturel. Mais cette morale
« immanente », indépendante de la métaphysique, d’une part ne présente qu’une version
sécularisée des mêmes valeurs ; d’autre part, suppose tout de même la croyance en la liberté.
Voilà qui nous ramène à la première raison pour laquelle Ribot souhaite s’éloigner des questions
morales.
Coignet n’ignore pas le débat métaphysique sur l’existence ou non de la liberté ;
simplement, elle repousse cette question dans l’ordre théorique, et insiste sur le fait que c’est
l’ordre pratique sur lequel il s’agit ici de se concentrer : déterministes comme partisans du libre
arbitre, dans les faits, s’accordent finalement - même si leurs théories diffèrent – à reconnaître la
liberté comme condition indispensable de la responsabilité morale. Tout en reconnaissant le
mérite et l’humilité de Coignet, Ribot lui reproche de façon surprenante de ne pas tenter d’asseoir
sa morale sur des bases théoriques plus solides, qui prennent justement en compte le problème du

1041
Cf. ce passage, par exemple : « Les hystériques [présentent] un défaut d'équilibre entre les facultés morales
supérieures, la volonté, la conscience, et les facultés inférieures, instincts, passions et désirs » (MV, p. 114).
1042
RIBOT, T., « La philosophie dans l'éducation : Le cours de morale de Mme Coignet », RPL, 1875, pp. 759-
760. 8, 2e série.
1043
Cf. COIGNET, C., Morale indépendante dans son principe et dans son droit, Paris, Baillière, 1869.

  403 
libre arbitre. Il se garde bien, toutefois, d’exposer dans son article sur Coignet la solution pour
laquelle il opterait face au problème de la responsabilité morale de l’agent en l’absence de liberté
métaphysique.
« On ne peut guère toucher au libre arbitre sans voir se poser l'objection de la
responsabilité morale, qui sans lui ne peut subsister, dit-on1044 » ; et à l’inverse, on ne peut
émettre de jugements normatifs si l’on n’a pas clairement établi, ou admis au préalable, que nous
sommes libres. Mais le « dit-on » dit tout : en réalité, Ribot récuse la nécessité de cette
implication mutuelle. On n’a nul besoin de postuler l’existence du libre arbitre pour pouvoir faire
l’éloge de la bienveillance, ni pour blâmer la malveillance. Que ces qualités soient naturelles aux
individus ainsi jugés ne change rien à la légitimité du jugement moral. Ribot s’appuie sur les
propos de John Stuart Mill pour étayer cette thèse :

Supposez, dit-il, deux races particulières d'êtres humains, - l’une ainsi constituée dès
l'origine, que de quelque façon qu'on l'élève et la traite, elle ne pourra s'empêcher de penser et
d'agir de manière à être une bénédiction pour tous ceux qui en approchent ; -l'autre d'une nature
originelle si perverse, que ni éducation, ni châtiment n'ont pu lui inspirer quelque sentiment de
devoir ni l'empêcher de mal faire. Quand même ni l'une ni l'autre de ces deux races n'auraient de
libre arbitre, nous ne pourrions nous empêcher d'honorer les premiers comme des demi-dieux, et
de traiter les autres comme des bêtes nuisibles, de les garder à distance ou même de les tuer s'il n'y
a pas d'autre moyen de s'en débarrasser. On voit donc qu'en poussant la doctrine de la nécessité
même à sa plus complète exagération, la distinction entre le bien moral et le mal n'en subsisterait
pas moins1045.

Les individus désintéressés et aimants sont objets légitimes de sympathie, ceux qui
nuisent à leurs semblables d’antipathie – qu’ils jouissent d’un libre arbitre ou non. Le jugement
moral n’a pas besoin du postulat d’un libre arbitre pour être valide. On réprouve la bêtise, on

1044
PAC, p. 142.
1045
Ibid. Une thèse similaire est défendue par Schopenhauer dans on Essai sur le libre arbitre : l’acte en tant que tel
n’est rien d’autre que la manifestation d’une idiosyncrasie qui seule est à blâmer ou louer, en dépit de son absence de
liberté : « Sa responsabilité, que la conscience lui atteste, ne se rapporte donc à l’acte même que médiatement et en
apparence : au fond, c’est sur son caractère qu’elle retombe ; c’est de son caractère qu’il se sent responsable. Et c’est
aussi de celui-là seul que les autres hommes le rendent responsable, car les jugements qu’ils portent sur sa conduite
rejaillissent aussitôt des actes sur la nature morale de leur auteur. Ne dit-on pas, en présence d’une action blâmable :
« Voilà un méchant homme, un scélérat, » - ou bien : « C’est un coquin ! » ou bien : « Quelle âme mesquine,
hypocrite et vile ! » - C’est sous cette forme que s’énoncent nos appréciations, et c’est sur le caractère même que
portent tous nos reproches. L’action, avec le motif qui l’a provoquée, n’est considérée que comme un témoignage du
caractère de son auteur ; elle est d’ailleurs le symptôme le plus sûr de sa moralité, et montre pour toujours et d’une
façon incontestable quelle est la nature de son caractère » (SCHOPENHAUER, A., Essai sur le libre arbitre, Paris,
Baillière, 1880, p. 186).

  404 
s’éloigne de la laideur ; on apprécie la beauté et l’intelligence sans imaginer que ces qualités
soient choisies par l’individu. Mais comprendre le jugement de valeur est une chose, attribuer une
responsabilité à celui que l’on loue ou blâme en est une autre. N’a-t-on pas besoin de savoir que
l’individu peut toujours agir autrement qu’il ne le fait, que plusieurs choix lui sont également
possibles pour lui attribuer du mérite, ou lui imputer une faute ?
Mill va plus loin, et affirme que c’est justement parce qu’une action est déterminée par
des motifs qu’elle est susceptible de jugement moral. La punition elle-même va agir comme un
motif d’action ou d’inhibition ; sinon, elle n’a pas lieu d’être :

On considère, dit-il, comme embarrassante cette question : Comment peut-on justifier le


châtiment, si les actions humaines sont déterminées par des motifs ? Mais une question bien plus
embarrassante serait celle-ci : comment peut-on le justifier si elles ne sont pas déterminées ? Le
châtiment part de cette hypothèse que la volonté est gouvernée par des motifs ; le châtiment étant
lui-même un motif. Mais si le châtiment n'avait pas le pouvoir d'agir sur la volonté, il serait
illégitime. Si la volonté est supposée capable d'agir contre des motifs, la punition reste sans objet
et sans justification1046.

L’argument est en effet valable si l’on considère que notre comportement peut être
déterminé de l’extérieur. Mais le jugement moral sur les personnes malveillantes (et
bienveillantes) est-il justifiable si l’on constate chez elles une incapacité de changer leur
caractère ? Mill propose trois doctrines à propos de la causalité de nos actions : Ribot est d’accord
pour s’éloigner de la doctrine du fatalisme « pur et simple1047 » de type œdipien, dans la
perspective duquel nos actions seraient gouvernées par une puissance mystérieuse et souveraine.
Mais on peut suggérer que là où Mill refuse aussi celle d’un fatalisme « modifié1048 », Ribot
l’admettrait peut-être :

Le fatalisme, que l’on peut appeler modifié, soutient que nos actions sont déterminées par
notre volonté, notre volonté par nos désirs, et nos désirs par l’influence jointe des motifs qui se
présentent à nous et de notre caractère individuel ; mais que ce caractère ayant été fait pour nous et
non par nous, nous n’en sommes point responsables ni des actions auxquelles il nous conduit, et
que nous tenterons vainement de le modifier1049.

1046
PAC, p. 144.
1047
Ibid.
1048
Ibid.
1049
Ibid.

  405 
Cette seconde doctrine semble en effet correspondre à la position compatibiliste évoquée
plus haut : les motifs extérieurs n’agissent pas directement sur le caractère, qui seul détermine de
l’intérieur le comportement. À ce fatalisme modifié, Mill préfère une troisième doctrine sur la
causalité de nos actions, qui redonne à la responsabilité tout son sens :

Enfin, la vraie doctrine de la causalité des actions humaines maintient, contrairement aux
deux précédentes, que non seulement notre conduite, mais aussi notre caractère dépend en partie
de notre volonté ; que nous pouvons l'améliorer en employant des moyens appropriés, et que s'il
est tel que par sa nature il nous contraint à mal faire, il sera juste d'employer des motifs qui nous
contraignent à faire effort pour améliorer ce mauvais caractère. En d'autres termes, nous sommes
soumis à l'obligation morale de rechercher l’amélioration de notre caractère moral. Cette dernière
solution, qui est celle de M. Mill, suppose donc en nous la spontanéité et même la possibilité d'en
régler le développement. Mais ce pouvoir directeur, cette faculté de nous placer dans les
circonstances favorables à notre perfectionnement, qu'est-elle au fond ? C'est là une question qui
nous paraît capitale : or, l'École qui nous occupe est très vague sur ce point 1050.

La plupart du temps, dans le chapitre de La Psychologie anglaise contemporaine consacré


à Stuart Mill, Ribot s’efface derrière les propos de celui-ci, et l’on tend à supposer qu’il est tout
simplement d’accord avec lui – ce qui, on l’a vu, a d’ailleurs pu mener à certaines confusions sur
leurs conceptions respectives du caractère. C’est en vertu de la différence cruciale que l’on a pu
justement noter à ce propos que Ribot refuse ici explicitement d’adhérer à la thèse d’un possible
(et impératif) « travail sur soi » volontaire, qui permettrait à l’individu de modifier son caractère à
son gré – à volonté. Mill ne s’oppose pas, en somme, à l’idée d’une latitude possible de l’agent
(voire d’un libre arbitre ; qu’est-ce d’autre que Ribot désignerait par « spontanéité » dans le
passage suivant ?) en dépit du poids incontestable des impulsions et des tendances innées du
caractère, comme capacité d’agir sur ces tendances mêmes, à en « régler le développement ».
Ribot, quant à lui, tantôt rejette catégoriquement cette possibilité de décider de qui l’on est (notre
caractère nous est donné), tantôt se voit contraint d’admettre son ignorance sur l’existence et la
portée éventuelle de cette liberté. C’est là pourquoi la psychologie ribotienne s’en tient à la
description des sentiments moraux.

1050
Ibid., p. 145.

  406 
Ribot regrette que les faits les plus courants en termes de sentiments moraux aient été
éclipsés par le primat majoritairement accordé en philosophie à la rationalité dans le jugement
moral. L’approche « intellectualiste » a occulté la genèse affective des faits moraux pour se
concentrer davantage sur la moralité de l’adulte : « Pendant des siècles, ce sujet a été traité
philosophiquement, non psychologiquement, et le procédé philosophique est nécessairement
intellectualiste. On ne s'occupait guère que des formes adultes et complexes de la vie affective,
sans souci de leur évolution qui, seule, ramène à l'origine 1051 ». Pour comprendre le
comportement moral, il faut en revenir aux instincts dans lesquels il s’enracine :

L'émotion morale, non pas factice et conventionnelle, mais réellement sentie et éprouvée,
est une secousse et un entraînement ; elle se traduit toujours par des mouvements intérieurs et
extérieurs ; elle agit comme un instinct. La sympathie qui nous met à l'unisson des autres, qui nous
fait sentir leur bien et leur mal, est […] une propriété de la vie animale qui exige impérieusement
des conditions physiologiques et ne peut exister sans elles ; or, le rôle de la sympathie dans la
genèse des émotions morales n'est pas douteux. Celui qui court pour arrêter un voleur ou un
assassin - lorsqu'il a été simple témoin, qu'il n’a été lui-même ni volé ni attaqué - n'est-il pas en
proie à un bouleversement qui est physiologique ? Dans les explosions de l'amour maternel, dans
les actes de dévouement brusque, n'y a-t-il pas un raptus qui secoue l'individu tout entier de la tête
aux pieds ?1052

La thèse physiologique domine donc là encore : c’est d’abord dans le corps que la
« morale » s’inscrit. Les prescriptions théoriques, rationnelles n’ont d’ailleurs aucune prise sur
l’individu : « Supposer qu'une idée toute nue, toute sèche, qu'une conception abstraite sans
accompagnement affectif, semblable à une notion géométrique, ait la moindre influence sur la
conduite humaine, est une absurdité psychologique1053 » :

[Le sentiment moral] est, dans son fond, mouvement ou arrêt de mouvement, tendance à
agir ou à ne pas agir, il n’est pas, à son origine, dû à une idée ou à un jugement ; il est instinctif, ce
qui fait sa force. Il est inné, non à la manière d’un prétendu archétype, infus en l’homme,
invariable, éclairant partout et toujours, mais à la manière de la faim, de la soif, et des autres
besoins constitutifs. Il est nécessaire, il force à agir comme la vue de l’eau force le caneton à s'y

1051
PS, p. 442.
1052
Ibid., p. 101. Cette idée d’un sens moral n’est certes pas neuve ; on la trouve dans certaines conceptions
classiques des Lumières britanniques ; songeons notamment au rôle de la sympathie dans la Théorie des sentiments
moraux d’Adam Smith (1759) ou dans le Traité de la nature humaine de Hume (II, 1, 11). Un parallèle peut aussi
s’établir sans doute avec le rôle de la pitié chez Rousseau.
1053
Ibid., pp. 295.

  407 
plonger (quand il n'est pas tenu en échec par des tendances contraires). Aussi doit-on dire que
l'homme qui se lance brusquement dans le péril pour sauver un autre, est plus foncièrement moral
que celui qui ne le fait qu’après réflexion ; il a fallu être aveuglé par les préjugés intellectualistes
pour soutenir le contraire. La moralité naturelle est un don - les théologiens diraient une grâce, -
c'est la moralité artificielle, acquise, qui se mesure à la quantité de résistance vaincue. Enfin,
comme toute tendance, il aboutit à une satisfaction ou à une dissatisfaction (le remords) - En
somme, son innéité et sa nécessité sont de l'ordre moteur, non de l'ordre intellectuel 1054.

L’allusion à la grâce est ici encore inattendue ; la nature jouerait-elle le rôle d’un Dieu
dans l’attribution de cette moralité naturelle ? Doit-on comprendre que Ribot envisage une sorte
de prédestination ? Certes non – Ribot veut simplement insister ici sur l’innéisme de la moralité
naturelle, plus profonde, plus vraie, que la moralité acquise, qui réclame effort et réflexion.
« Grâce », don inné, inégalité naturelle : l’homme foncièrement moral est celui qui n’a, de fait,
aucun mérite ; il agit selon sa nature, là où d’autres ont besoin de se faire violence, de s’efforcer
d’acquérir la vertu par une réflexion artificiellement superposée à leurs tendances naturelles.
L’instinct, curieusement, ne serait donc pas également réparti chez tous les hommes. Si le
sentiment moral est propre à l’espèce, et manifeste un instinct, on était en effet en droit d’attendre
qu’il jouisse d’une sorte d’universalité – or Ribot lui refuse le statut d’« archétype, infus en
l’homme, invariable, éclairant partout et toujours ». Mais même en le comparant plutôt à un
besoin primordial, il devrait s’exprimer de la même manière chez tous, et non plus ou moins
immédiatement selon les individus, comme Ribot semble le dire. Qu’est ce qui explique cette
inégale aptitude à l’acte moral ?
Ribot soutient à la fois que le sentiment moral est enraciné dans des tendances affectives
primordiales, et qu’il est, au contraire, la dernière efflorescence de la vie mentale :

Lorsque l’esprit subit une dégénération, c’est le sentiment moral qui est le premier atteint,
tout comme il est le dernier à être restauré quand la maladie a disparu. Etant la dernière et la plus
haute acquisition de la vie mentale, il est le premier à témoigner de la dissolution par son
affaiblissement. Quand elle défait une organisation mentale, la nature commence par dissocier les
fils les plus délicats, les plus parfaits, les plus artistement associés de son merveilleux réseau. Si le
sentiment moral était un instinct aussi ancien, aussi solidement fixé que celui de marcher la tête
haute ou que l’instinct encore plus solidement organisé de la génération - si cela était, comme
beaucoup de gens dans l'intérêt présumé de la morale ont essayé de le persuader à eux-mêmes et
aux autres - l'instinct moral ne serait pas le premier à souffrir quand la dégénération morale

1054
Ibid., p. 296. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.

  408 
commence. L'impératif catégorique ne prendrait pas la fuite au premier assaut ; il affirmerait son
autorité jusqu’à la dernière période de la décadence. Mais, comme il est le dernier acquis et le
dernier fixé, il est le plus exposé à varier non seulement dans les états pathologiques, mais dans
l'état normal, selon les diverses conditions où il est placé 1055.

La confrontation de ces deux passages montre bien toute l’ambiguïté de la psychologie


ribotienne sur le statut du sentiment moral. On aurait mieux compris le dernier extrait si Ribot
avait parlé d’idée morale, qui, comme tout état de conscience, n’est pas censée pouvoir affecter
seule, sans concomitant physiologique, le comportement : « L'émotion morale ne doit pas non
plus être confondue avec l’idée morale. La notion abstraite de justice, de devoir, d'impératif
catégorique, agit sur les uns, est sans influence sur les autres 1056 ». L’émotion morale peut
beaucoup, l’idée morale ne peut rien - ou presque : même cette distinction entre idée et sentiment
laisse la possibilité ouverte pour l’idée morale d’« agir sur les uns ». On voit là encore combien le
statut du motif rationnel est incertain : la perspective « intellectualiste » continue à habiter la
psychologie de Ribot, tant dans les valeurs qu’elle véhicule (primat des fonctions « supérieures »
sur les fonctions « inférieures ») que dans le modèle cognitif qu’elle suggère. Les idées abstraites,
morales, religieuses, peuvent bel et bien informer la volonté de l’extérieur, donner forme à nos
volitions sans nécessairement qu’elles trouvent, dès l’abord, un écho dans les tendances
physiologiques et affectives de l’individu. C’est d’ailleurs selon Ribot ce qui permet le
développement de la civilisation, comme nous l’avons vu : « Les races inférieures, chez qui
l'éducation ne vient pas corriger la nature, en apportant le résultat accumulé du travail des
siècles, ne dépassent guère la conservation de l'individu et de l'espèce 1057 ».
Le statut axiologique d’une éducation morale artificielle, qui viendrait corriger la nature,
est donc fluctuant chez Ribot : tantôt l’instinct naturel garantit une moralité plus vraie du
caractère, tantôt il semble que le progrès humain n’ait lieu qu’à condition de pouvoir façonner les
caractères par un apprentissage, forcé en un sens, de principes moraux. On a vu que pour Ribot, la
volonté était « haute » lorsque l’individu agissait sans contrainte, exprimant la spontanéité
cohésive de son caractère dans un élan sans antagonismes ; mais aussi lorsque l’individu faisait

1055
Ibid., note du bas des pages 430-431. Il s’agit d’une citation, non commentée par Ribot, de Maudsley, extraite de
l’ouvrage Body and Will, op.cit., (p. 266). Il semble que Ribot lui donne son assentiment.
1056
Ibid., p. 101.
1057
MP, p. 58. L’italique ne se trouve pas dans le texte original.

  409 
montre d’une capacité d’inhibition raisonnable, de résistance aux instincts, d’inhibition
raisonnable.
Dans cette perspective, il nous a semblé que le rapprochement entre Ribot et Nietzsche,
tentant et pertinent à première vue, méritait d’être nuancé. Nietzsche, très au fait des réflexions
épistémologiques de son temps, a certainement lu nombre des articles de Ribot dans la Revue
philosophique1058, et sa pensée n’est pas exempte de l’esprit positif et évolutionniste que celui-ci
entend promouvoir. On trouve par ailleurs le nom de Nietzsche chez Ribot1059, qui manifeste
explicitement son intérêt pour la notion nietzschéenne de volonté de puissance dans son analyse
des passions. Cette notion séduit sans doute Ribot en ce qu’elle promeut, dans une perspective
spinoziste et schopenhauerienne, une conception motrice et un enracinement passionnel de la
volonté :

La tendance fondamentale […] de l'individu à l'expansion, à l'affirmation de sa


personnalité, [on peut la] résumer en la formule de Nietzsche, la volonté de puissance. Elle est au
fond de toute passion qui aime le risque, l'aventure par plaisir - sous une forme plus intellectuelle,
dans la recherche ardente du pouvoir, de l'argent […]. La base physiologique de ce groupe
passionnel est le besoin spontané d'activité, l'ardeur irrésistible à dépenser de
l'énergie accumulée1060.

Il voit dans la volonté de puissance une sorte de conatus, et en fait l’archétype des
tendances « qui contribuent à l'expansion de l'individu 1061 ». Il s’agit bien là de la conception
nietzschéenne de la volonté de puissance, et non celle que l’on trouve dans toutes les occurrences
du terme volonté dans son œuvre. Une brève remarque s’impose ici : on trouve chez Ribot et
Nietzsche, comme chez d’autres philosophes à partir du XIX e siècle, un mélange subtil et variable
entre une appréciation hyperbolique, d’une part, et une dévaluation annihilatrice, d’autre part, du
concept de volonté. La volonté, ce peut être ce moteur inextinguible qui s’exprime dans le moi et
exprime le moi, mais aussi, parallèlement, dans une perspective déterministe, physiologique, elle

1058
Une lettre de Nietzsche à Paul Rée datée du 3 avril 1877 mentionne notamment la Revue et le nom de Ribot. Cf.
Briefwechsel. Kritische Gesamtausgabe, Abt.2, Bd.5, Briefe von Nietzsche, Januar 1875 - Dezember 1879, Berlin,
De Gruyter, 1979, p. 266.
1059
EP, p. 51, p. 58, et p. 126 notamment. A propos du sentiment esthétique, voir la référence à Nietzsche dans La
Psychologie des sentiments, op.cit., p. 345, à propos du sentiment esthétique : « Le poète n’est ému que par ceux que
Nietzsche appelle les « surhommes », les dieux ou hommes divinisés, les rois, les héros ».
1060
EP, p. 51.
1061
Ibid., p. 58.

  410 
peut désigner la fiction (dont il faudrait se débarrasser) d’un pouvoir d’agir librement, et
moralement - fiction d’une volonté « bonne » de type kantien.
C’est ce point qui retient ici plus particulièrement notre attention, puisque chez Ribot, il
n’y a pas de condamnation ni de doute systématique sur l’existence de cette capacité d’agir
moralement, selon des valeurs (aux origines judéo-chrétiennes, peut-on à bon droit supposer)
qu’il ne remet pas par ailleurs en cause fondamentalement. Nietzsche, lui, refuse radicalement de
faire de la volonté l’instrument de cette morale. La volonté informée par les principes moraux du
judéo-christianisme, est une volonté malade : attitude réactive, elle exprime le ressentiment chez
le faible, ou la culpabilité qui vient grever la volonté de puissance chez le fort1062. Elle est
faiblesse négatrice, là où la volonté de puissance est force affirmatrice. La première juge la
seconde, en omettant qu’il est impossible de juger le moteur même de la vie : elle ignore et
condamne tout à la fois le dynamisme vital. C’est la volonté de puissance qui doit créer les
valeurs, non une inhibition morale qui viendrait la mutiler. Ribot et Nietzsche tombent d’accord
pour dire qu’il y a toujours plus dans la volonté que ce que la conscience nous donne à en voir :
vecteur du désir, elle n’est pas transparente à elle-même, qu’elle vienne du ressentiment ou du
désir vital d’expansion. Mais là où Nietzsche voit dans la volonté forgée par le discours
moralisateur des faibles une instance dangereuse pour la vie, qui vient nier la nature, Ribot, lui,
maintient une forme d’admiration pour la capacité de notre volonté à ne pas céder à l’instinct et
au désir. La volonté de l’homme raisonnable est pour Ribot une force exceptionnelle, aussi rare
que fascinante. Ribot ne fait d’ailleurs rien de moins que de clore Les Maladies de la volonté par
l’expression même de cette fascination : « La volonté chez l'homme raisonnable est une
coordination extrêmement complexe et instable, fragile par sa supériorité même, parce qu'elle est
"la force de l'ordre le plus élevé que la nature ait encore produite, la dernière efflorescence
consommée de toutes ses œuvres merveilleuses"1063 ».

1062
Cf. la distinction entre morale des maîtres et morale des esclaves dans NIETZSCHE, F., Par-delà bien et mal,
§260. Il convient cependant de nuancer ; Nietzsche reconnaît aussi une certaine grandeur contre nature à l’ascète.
1063
MV, p. 177. Ribot cite ici un passage de MAUDSLEY, H., Physiologie de l’esprit, trad. fr. A. Herzen, Paris,
Reinwald, 1879 (Physiology of Mind, London, MacMillan, 1876).

  411 
  412 
CONCLUSION

L’œuvre de Ribot se trouve au carrefour de la psychologie, de la physiologie, de la


médecine et de la philosophie. Le bannissement de toute recherche relative aux causes premières
témoigne d’une ambition positive, antispiritualiste, qui entend s’éloigner prudemment de la
métaphysique pour fonder la psychologie comme science. Cependant, l’abandon de la
philosophie est plus rhétorique, voire politique, que réel. A cet égard, il est pertinent de comparer
les aspirations de la Revue Philosophique et de la Revue de métaphysique et de morale dont la
création, dix-sept ans après, est souvent perçue comme une réaction néo-spiritualiste contre la
revue de Ribot. L’esprit positif de Ribot se voit ainsi souvent caricaturé par ses adversaires : taxé
de scientisme, Ribot est accusé de détourner la philosophie de ses fonctions premières et
souveraines, en laissant la physiologie empiéter sur les questions de psychologie dont elle se
réservait l’étude. Ce traitement injuste occulte les grandes subtilités d’une œuvre irréductible à un
matérialisme borné.
D’une part, Ribot n’envisage jamais de supplanter la philosophie et, d’autre part, les écarts
idéologiques manifestes entre les deux revues doivent être nuancés. Les préoccupations
« morales » et « métaphysiques » clairement annoncées dans l’une, ne sont pas sans intéresser
l’autre, qui valorise le travail de philosophes au moins autant que d’hommes de science ; et les
questions proprement scientifiques, en psychologie notamment, sont abordées des deux côtés.
Outre d’évidents centres d’intérêts communs, on constate que de nombreux contributeurs font
publier leurs travaux dans les deux revues : Durkheim et Bergson, pour ne citer qu’eux, prennent
ainsi soin de diffuser leurs travaux tantôt via l’une, tantôt via l’autre.
Il est difficile d’établir la mesure dans laquelle les considérations stratégiques de Ribot,
directeur de revue qui doit manœuvrer avec la concurrence d’un autre périodique, correspondent
aux convictions épistémologiques de Ribot, auteur et chercheur. Son refus d’importer dans sa
psychologie les systèmes de pensée tributaires de toute une histoire du rationalisme

  413 
philosophique nous a semblé plus affiché que réel : certes, à la façon dont Nietzsche élaborera sa
critique du langage, Ribot dénonce la projection de fantasmes rationalisants, « ratiomorphiques »
sur le réel psychologique. « Nous pouvons produire tout un mystère, toute une inextricable
difficulté, en nous obstinant à conserver une phraséologie qui ne s'adapte pas aux faits 1064 ». Mais
les monographies de Ribot s’orientent après tout vers ce qui désigne traditionnellement des
facultés (mémoire, volonté). Bien qu’il insiste, dans une perspective nominaliste, sur le fait que
ces concepts ne font office que de « schémas » qui indiquent, sans pour autant prétendre se
substituer aux phénomènes divers arbitrairement rassemblés sous leur tutelle, il reconnaît que tout
penseur est contraint de faire usage d’un langage à base de vocables généraux.
Les théories de l’âme élaborées par une certaine tradition dans la philosophie moderne,
dont Ribot estime qu’elles héritent d’un réalisme trompeur, sont jugées impropres à percer à jour
les mécanismes à l’œuvre dans les coordinations complexes d’un psychisme humain adaptatif,
dynamique, dynamisme dont il faut tout particulièrement rendre compte pour envisager une
compréhension possible du phénomène volontaire. On ne peut que saluer le courage de Ribot de
entreprenant d’explorer ce phénomène, dont les fondements ontologiques sont si peu clairs dans
l’histoire de la philosophie.
Parler de « la volonté » invite à penser le phénomène comme une faculté homogène et
occulte la multiplicité des processus souterrains engagés dans la survenue de l’acte volontaire,
phénomène complexe et intrinsèquement pluriel. « Par une maladie inhérente à l'esprit humain,
chaque auteur, en général, tient à tout ramener à une formule, à imposer aux faits l'unité parfaite
qui, en pareille matière, parait peu vraisemblable 1065 ». Si Ribot met ainsi ses lecteurs en garde, à
de nombreuses reprises, contre les dangers de l’approche trop rigide et totalisante que l'on trouve
chez de nombreux philosophes, il reconnaît qu'il s'agit là d'une tendance naturelle de l'esprit 1066.
Une autre prédisposition psychologique que l’on retrouve chez tout individu, philosophe ou non,
est de vouloir tout conformer à son modèle et de généraliser hâtivement : « C'est une tendance
incurable chez beaucoup d'hommes de vouloir que tout le monde soit fait comme eux et de ne pas
admettre ce qui s'en écarte ; et pourtant, en psychologie plus qu'ailleurs, il faut se méfier des

1064
PAC, p. 320.
1065
PS, p. 291.
1066
L’empreinte de Bacon, qui soutient la même idée, se fait sentir de façon diffuse dans l’œuvre de Ribot ; il
mentionne son nom à plusieurs reprises dans La Psychologie anglaise contemporaine, et reconnaît en lui l’un des
pères de l’esprit scientifique moderne. Montaigne et Descartes (Regulae I) font le même constat.

  414 
généralisations trop étendues 1067 ». On part de soi pour juger d’autrui ; on se fonde sur l’intérieur
pour expliquer l’extérieur. Ce sont notamment les limites de la démarche introspective qui sont
ici suggérées, mais aussi d’un certain ethnocentrisme, présent aussi dans les sciences. Outre la
tendance naturelle à vouloir induire précipitamment des lois et généraliser de façon abusive,
Ribot pointe du doigt un troisième obstacle épistémologique, pour reprendre l’expression que
Bachelard utilisera quelques décennies plus tard 1068 : il s’agit de la tendance qui consiste à
privilégier les hypothèses qui nous conviennent le mieux. C’est principalement aux philosophes
que Ribot reproche d’ignorer cette fâcheuse prédisposition ; mais il met aussi en garde les
psychologues, puisqu’elle concerne des tendances naturelles de l’esprit humain :

Assurément le psychologue a sa pensée de derrière la tête qui se laisse facilement deviner.


Il a une tendance inconsciente à interpréter les faits dans le sens qui lui agrée le plus. C’est là un
défaut inhérent à la nature humaine contre lequel il doit être sévèrement en garde. Son premier
devoir est de ne jamais considérer ses hypothèses que comme une construction provisoire qu’il est
toujours prêt à sacrifier1069.

Nous trouvons ici une injonction qui semble préfigurer celle de Popper1070 : Ribot ne parle
pas directement de « falsification » ou de « réfutabilité » comme critères indispensables à la
caractérisation du discours scientifique, mais il invite tout chercheur, dans une perspective
similaire, à constamment remettre en question les hypothèses qu’il formule.
Ribot ambitionne d’employer la méthode des « sciences naturelles » pour réaliser ses
recherches : observation, constatation de faits, formulation d’hypothèses, et vérification par
expérimentation. Mais outre le fait qu’il n'observe pas directement de malades, et qu’il reprend à
son compte les descriptions de leur comportement par d'autres, sa psychologie recèle un arrière-
plan épistémologique qui n’est pas exempt de postulats philosophiques proposant eux aussi une
certaine modélisation du psychisme.
Ainsi l’objectivité scientifique prônée est relative ; l’ambition novatrice de Ribot ne doit
pas voiler les intrications évidentes entre sa psychologie « nouvelle » et les traditions
philosophiques sur lesquelles elle s’appuie de fait. L’attitude agnostique face aux « faux

1067
PS, p. 166.
1068
Cf. BACHELARD, G., La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938.
1069
RIBOT, T., « Leçon d'ouverture du cours de la Sorbonne : La psychologie nouvelle », art.cit., p. 781.
1070
Cf. POPPER, K., La Logique de la découverte scientifique (1934), trad. fr. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux,
Paris, Payot, 1973.

  415 
problèmes » philosophiques n’est qu’apparente. Mais il ne s’agit là ni de mauvaise foi, ni d’un
déni : Ribot n’ignore pas les présupposés théoriques sur lesquels il s’appuie. Ses postulats
méthodologiques sont aussi, d’une certaine manière, des axiomes ontologiques ; et c’est sur le
contenu de cette « pensée de derrière la tête » que nous avons tenté de jeter quelque lumière.

Certes, le refus de Ribot, par principe, de remonter aux causes possibles derrière les
phénomènes qu’il observe, et sa prétention affichée de s’en tenir à la description des faits,
peuvent sembler à certains témoigner moins d’une humilité de savant que d’une forme de
pusillanimité face à la démonstration fastidieuse que requerraient ses hypothèses de départ. Le
lecteur peut ainsi parfois avoir l’impression que c’est seulement lorsqu’il ne parvient pas à
expliquer que Ribot en revient à la description, et qu’il justifie une telle abstention par le retour
opportuniste à l’idée que son rôle de scientifique reste, après tout, d’observer. Ribot peut donner
l’impression d’appliquer ses hypothèses, dont la vérification est tenue pour acquise, à des études
de cas qui ne viennent que les corroborer ; c’est là le reproche que lui adressait Rauh en affirmant
qu’il procédait davantage par déduction que par induction. Mais il n’abandonne pas toute
justification, en amont, de la méthode et des fondements sur lesquels reposent les thèses
psychologiques avancées, ni ne prétend échapper à l’impossibilité de tracer une frontière nette
entre les faits et leur interprétation théorique. L’accumulation d’observations ne peut seule
conduire à l’édification de la science qu’il promeut ; et bien que ses disciples semblent avoir
admis de meilleure grâce le conditionnement philosophique inévitable de toute théorie en
psychologie, même expérimentale, Ribot affirme clairement que son refus de prendre part aux
spéculations métaphysiques est l’expression d’un parti pris : celui de la « thèse physiologique »
contre la « thèse intellectualiste ».
Le ralliement de Ribot au camp des physiologistes contre celui des « intellectualistes »,
est cependant incertain en trois sens : en premier lieu, bien que Ribot semble parfois le faire, on
ne peut assimiler « intellectualisme », métaphysique, et philosophie d’un côté, pour leur opposer
en bloc une « thèse physiologique ». Cette dernière se rattache à une tradition philosophique déjà
existante, et Ribot ne le cache pas. En second lieu, ce parti pris physiologique de Ribot pose
problème dans l’analyse de l’objet d’étude tout particulièrement complexe qu’est la volonté. S’il
est maintenu, c’est davantage en théorie qu’en pratique ; Ribot ne peut faire l’économie de
certaines hypothèses qui nuancent considérablement son appartenance supposée au camp des

  416 
physiologistes. Cette adhésion est ainsi tantôt farouchement affirmée, tantôt nuancée, et le
réductionnisme nécessitariste auquel elle peut mener est rejeté. Enfin, en troisième lieu, les deux
thèses, physiologique et intellectualiste, ne renvoient à aucune doctrine clairement identifiable, et
l’on a souligné, avec Rauh, le schématisme qui grève la compréhension de leur antagonisme
supposé.
On a vu que la primordialité des affects dans la vie psychique et dans l’apparition du
mouvement volontaire n’était pas une thèse nouvelle. Ribot lui-même montre bien que la
philosophie n’a pas attendu les physiologistes anglais et allemands du XIX e siècle pour avancer
l’idée du rôle capital de la vie affective jusque dans nos fonctions mentales les plus élevées. La
terminologie diffère certes sensiblement entre les propos du psychologue expérimental et ceux
d’un Montaigne, d’un Descartes, d’un Spinoza ou d’un Schopenhauer ; mais la parenté de fond
est indéniable.
L'acte volontaire est pour Ribot le résultat de l'organisation nerveuse : il reflète la nature
de l'organisme tout entier, identifiable au caractère. Tout comportement, mais aussi tout état de
conscience s’explique par les tendances instinctives et affectives formant le caractère individuel.
Ensemble psychophysiologique déterminant, ce caractère devient en quelque sorte la raison
dernière de tout phénomène humain observable. L’exclusivité de l’explication physiologique
semble être totale : tout peut être déduit de l’organisation interne du corps, même les pensées les
plus abstraites. Apparaissant en dernier dans l’évolution de l’espèce comme dans le
développement de l’individu, disparaissant en premier lorsque la personnalité se dissout, l’état de
conscience, y compris lorsqu’il est identifié à la volition, est réduit à un rôle ancillaire, voire à
une excroissance superfétatoire. Il serait vain d’essayer d’isoler le phénomène purement
intellectuel de tous les phénomènes physiologiques (respiration, mouvements nerveux et
musculaires, circulation sanguine) qui le sous-tendent. Plus rien d’actif ne subsiste si l’on
retranche tous ces mouvements, qui seuls, lorsqu’ils parviennent à se coordonner, donnent son
unité et sa force à la volonté. La conscience est une « conscience-reflet », épiphénomène,
accompagnement bénin, pour ainsi dire, de la volonté – qui ne doit pas alors être confondue avec
la volition. Cette dernière renvoie justement chez Ribot à l’état de conscience dérivant des
processus physiologiques en jeu dans l’apparition du mouvement volontaire. Cette définition de
la volition et de son rapport à la volonté soulève de nombreuses questions.

  417 
Le concept de volition semble en effet tantôt renvoyer exclusivement à l’épiphénomène
conscient inopérant, tantôt revêtir une acception plus large - et plus vague, embrassant parfois, au
moins partiellement, le processus physiologique qui conditionne cet état de conscience : lorsque
c’est le cas, la volition est alors identifiée à la volonté. La volition désigne alors la tendance
motrice, accompagnée de conscience, qui finit par prévaloir sur les autres pour s’actualiser dans
l’acte volontaire. Elle est cependant le plus souvent identifiée au maillon final d’une chaîne de
phénomènes physiologiques, d’une coordination hiérarchisée (qui elle, s’appellerait volonté)
provoquant une tension nerveuse et cérébrale prédominante, orientée dans une direction
spécifique, chaîne au terme de laquelle, mais aussi au cours de laquelle la conscience peut
apparaître comme simple attribut superposé à celle-ci et dénué de force causale. La conscience
qui apparaît pendant le processus n’est jamais désignée par le terme de volition, mais elle peut
ainsi en faire partie - d’autant que Ribot propose aussi une définition graduelle et diachronique
de la volition : « Il est nécessaire en psychologie de tenir compte de la gradation ascendante des
phénomènes. La volition n'est pas un état net et tranché, qui existe ou n'existe pas ; il y a des
ébauches et des essais 1071 ». La volition complexe peut se résoudre en volitions simples qui l’ont
précédée :

Que je me lève pour prendre l'air à ma fenêtre, ou que je m'engage pour devenir un jour
général, il n'y a qu'une différence du moins au plus : une volition très complexe et à longue portée,
comme la dernière, devant se résoudre en une série de volitions simples successivement adaptées
aux temps et aux lieux1072.

Ribot parle-t-il ici uniquement d’états de conscience lorsqu’il emploie le terme de


volition ? Qu’est ce qui « s’adapte aux temps et aux lieux » ? D’une manière générale, on s’est
aperçu de l’ambiguïté qui pèse sur le rôle de la conscience dans l’élaboration de nos décisions et
actes volontaires. Cette ambiguïté fait écho à l’adhésion nuancée de Ribot lui-même au
déterminisme, et à sa méfiance vis-à-vis de la thèse d’une causalité stricte entre phénomènes
physiologiques et psychologiques.
L’ensemble des faits psychiques, volitions comprises, est ramené inlassablement à
l’organisme, conçu comme ensemble organisé de tendances physiologiques quasi inaltérables, et
dites le plus souvent innées. Pourtant l’adaptation est bien facteur d’altération sur ces tendances

1071
MV, note du bas de la page 117.
1072
Ibid., p. 10.

  418 
mêmes, non seulement à l’échelle de l’espèce, mais aussi à l’échelle individuelle. Dans le
contexte de l’analyse ribotienne de l’élaboration de la volition, la primordialité du mouvement,
hypothèse fondamentale de la psychologie expérimentale, semble porter de façon quasiment
exclusive sur les mouvements de l’intérieur (tendances les plus profondes, les plus ancrées dans
l’organisme individuel), vers l’extérieur. Or, la perspective évolutionniste à laquelle Ribot
affirme adhérer doit bien prendre en compte l’environnement extérieur. Pourquoi Ribot se
montre-t-il aussi réticent à admettre la disposition au changement des individus ? Réduire la
volonté au seul mouvement centrifuge, de l’intérieur vers l’extérieur, en proposant une
conception innéiste du caractère individuel, lui-même ancré dans les déterminations héréditaires
de l’espèce, ne semble pas suffire pas pour rendre compte du phénomène de la volonté dans son
intégralité. Ribot se voit ainsi forcé d’admettre l’importance d’un mouvement centripète, de
l’extérieur vers l’intérieur, pour expliquer la possibilité adaptative du mouvement volontaire.
En admettant la possibilité d’une adaptation de l’individu aux circonstances extérieures,
Ribot reconnaît celle d’un pouvoir du motif rationnel, extérieur, sur le caractère. L’adaptation
peut, voire doit passer par des processus cognitifs engageant d’abord une représentation, une idée
qui, d’abstraite, d’extérieure, va ensuite certes devoir s’intérioriser pour pouvoir donner lieu au
mouvement volontaire, mais qui peut donc être à l’origine de la genèse de ce mouvement
volontaire. Expliquer le phénomène psychologique de la volonté, c’est rendre compte de la
spontanéité de l’organisme, mais aussi de l’intention adaptative. La volition ne peut être le
résultat mécanique de l’excitation seule, comme ce passage, parmi tant d’autres, tend pourtant à
le suggérer :

[La] volition n'est cause à aucun degré. C'est dans la tendance naturelle des sentiments et
des images à se traduire en mouvements que le secret des actes produits doit être cherché. Nous
n'avons ici qu'un cas extrêmement compliqué de la loi des réflexes, dans lequel entre la période
dite d'excitation et la période motrice apparaît un fait psychique capital - la volition - montrant que
la première période finit et que la seconde commence 1073.

Si la volition est un fait psychique « capital », ce ne serait, semble-t-il, qu’en vertu de sa


place de pivot central, intermédiaire entre la période d’excitation et la période motrice. La
volition, témoin impuissant, ne cause rien, elle précède chronologiquement la période motrice
sans l’engendrer. Mais est-ce à dire que tous les états de conscience (qui ne se réduisent
1073
Ibid., p. 176.

  419 
évidemment pas aux seules volitions) sont nécessairement inopérants ? Que dire des motifs
rationnels qui précèdent, et causent la volition ?
La définition de la volonté le plus souvent proposée par Ribot inviterait presque le lecteur
à considérer que nos actes sont d’autant plus volontaires qu’ils émergent de tendances profondes,
inconscientes, instinctives, d’autant plus volontaires qu’ils sont automatiques, en somme, sans
que la conscience n’intervienne activement à aucun moment. Or Ribot doit bien admettre que la
volonté est modelée indirectement par des motifs qui affectent notre caractère de l’extérieur sur
un mode autre que celui de la simple réaction automatique. L’hétérogénéité des caractères
individuels, sur laquelle il insiste si judicieusement, ne peut d’ailleurs se comprendre si l’on
ramène toutes les fonctions du psychisme humain à la loi générale, indifférenciée du réflexe et de
l’instinct.
Si la possibilité de vouloir quelque chose est exclusivement fonction de nos tendances
instinctives, on comprend mal non seulement ce qui peut donner lieu à la diversité des réactions
individuelles, mais aussi l’intérêt même de conserver le terme de volonté, ou de volition. Ribot
aperçoit cet écueil possible, nous semble-t-il, lorsqu’il promeut finalement un usage plus
consistant, pourrait-on dire, de l’adjectif « volontaire » qui, de fait, l’oppose cette fois à l’adjectif
« naturel », associant le premier à l’artificiel, et le second à l’automatisme, comme on l’a vu dans
le cas de l’attention. Ribot reconnaît donc que l’intentionnalité du vouloir ne peut s’expliquer par
la seule référence aux tendances physiologiques inconscientes. Si ce sont ces dernières qui
donnent bien lieu à l’impulsion de la volonté, le rôle des motifs rationnels semble capital pour
comprendre l’effort à l’œuvre dans l’orientation du vouloir, dans sa dimension adaptative - mais
aussi dans sa dimension inhibitrice.
Le phénomène volontaire est ainsi à la fois naturel et « artificiel », dans la mesure où il
conjugue les déterminations de l’instinct et des tendances affectives propres à l’idiosyncrasie
d’une part, avec les motifs rationnels qui dirigent, amendent, ou inhibent ces tendances en
fonction de données extérieures d’autre part. La volonté est ainsi assimilable à une aptitude
adaptative capable de contrarier les tendances impulsives qui conditionnent pourtant sa force
même. L’explication de ce pouvoir inhibitoire de la volonté, cependant, ne s’inscrit pas
facilement dans le cadre épistémologique de la psychologie expérimentale de Ribot.

  420 
La volonté, on l’a vu, prend la forme tantôt d’une puissance d’impulsion, de mouvement,
tantôt d’une puissance d’arrêt : « Elle est aussi une puissance d'arrêt, ou, pour parler la langue de
la physiologie, un pouvoir d'inhibition1074 ». Lorsqu’elle est puissance d’impulsion, elle est
directement liée à la vie affective, aux sentiments : faute de pouvoir s’émouvoir, on ne peut se
mouvoir ; le motif rationnel ne peut correspondre à un mobile d’action que parce qu’il trouve un
écho dans les tendances affectives déjà présentes au sein de l’organisme individuel. Il est plus
difficile de déceler les processus psychophysiologiques à l'œuvre dans l'inhibition. Les causes de
notre aptitude de fait à entraver nos impulsions semblent aussi mystérieuses, si ce n’est bien
davantage - pour Ribot comme pour nous - que celles qui poussent à agir à l’encontre de ce que
nous jugeons rationnellement être le bon choix, à faire le mal lorsque nous connaissons le bien.
La thèse de la primordialité de la vie affective est maintenue chez Ribot dans le cas de l’inhibition
; sans affects, pas de mouvement possible ; mais pas d’arrêt de mouvement non plus. Quand elle
est puissance d’arrêt, la volonté engage aussi les sentiments, et leurs concomitants
physiologiques : le mouvement des muscles, des nerfs assimilés à l’état affectif de la crainte est
engagé. Mais il semble que le pouvoir d’inhibition présente des caractéristiques propres et non
réductibles à la seule explication physiologique. La fonction d’arrêt constitue à la fois le
phénomène volontaire par excellence, et ce qui peut venir contrarier l’instinct du vouloir-vivre.
Ribot en souligne toute la fragilité lorsqu’il en décrit la dissolution.
L’analyse des maladies de la volonté à la lumière de la loi de dissolution a établi une
hiérarchie entre des fonctions dites inférieures (réflexes, instinct) et d’autres dite supérieures
(réflexion, délibération rationnelle) selon leur degré d’automaticité. La désintégration des
fonctions mentales se fait au prorata de leur stabilité, de leur enracinement dans nos tendances les
plus fondamentales. Lorsque la volonté « se dissout », c’est l’organisation, la coordination
synthétique de toute cette hiérarchie de tendances qui s’effondre. Soit la volonté présente un
défaut d’impulsion ; c’est le cas dans l’apathie, l’aboulie, la paresse, mais aussi dans
l’irrésolution. Soit la volonté présente « un excès d’impulsion » : de fait, la volonté qui se dissout
n’est pas la même dans les cas pathologiques manifestant cet excès. C’est maintenant la volonté
comme pouvoir d’inhibition qui fait défaut. La levée de l’inhibition exercée par le supérieur sur
l’inférieur empêche l’individu de contrôler ses tendances les plus primordiales, les plus ancrées,
les plus instinctives. Dans cette seconde grande catégorie de maladies de la volonté, c’est donc

1074
Ibid., p. 13.

  421 
paradoxalement la dissolution d’un deuxième type de volonté, à savoir la puissance d’arrêt, qui
permet la libération et l’expression du premier type de volonté, plus rudimentaire et fondamental,
correspondant quant à lui à la puissance d’impulsion. Comme pour la mémoire, la maladie
présente ainsi une conséquence négative comme condition d’une conséquence positive : de la
même manière que la régression de la mémoire permet le retour à la conscience de souvenirs
enfouis 1075, la dissolution de la volonté laisse le champ libre aux niveaux inférieurs de la volonté
– qui sont aussi les plus fondamentaux, et supposément les plus dignes de manifester ce qu’il y a
de plus fondamental en elle.
Mais pourquoi dire alors que la volonté est malade ? Si Ribot fait de la disparition de la
capacité d’inhibition une pathologie du vouloir, c’est bien qu’il souscrit à une conception de la
volonté qui l’identifie à la capacité de restriction, de contrôle des impulsions au moins autant, si
ce n’est plus, qu’à la puissance d’impulsion. La distinction entre tendance instinctive et volonté
est ainsi réhabilitée, et Ribot est ainsi amené à revenir parfois à une conception traditionnelle du
rôle de la volonté comme inhibition ou tout du moins contrôle des tendances impulsives – sans
pouvoir proposer d’explication physiologique de la spécificité du phénomène d’inhibition qui soit
aussi satisfaisante que celle du phénomène d’impulsion.

La valeur heuristique de la loi de la dissolution semble ainsi plus évidente pour l’étude de
la mémoire que pour celle de la volonté. En effet, du fait de l’équivocité plus complexe du terme
même de volonté, on ne peut prétendre à quelque symétrie que ce soit entre les étapes de son
évolution et celles de sa régression. Si nous comprenons la volonté exclusivement comme
pouvoir d’inhibition, sa régression n’est pas un processus en miroir de son développement (celle
de la mémoire non plus, on le concède), puisqu’il n’y a pas de retour à des structures inhibitoires
fondamentales, mais disparition. Il y a ainsi dissolution du pouvoir inhibiteur, mais sans
rétrogenèse, en ce sens que l’inhibition serait, elle aussi, une tendance ancrée fondamentalement
dans l’organisme, et qui se manifesterait de diverses manières au cours de l’évolution
individuelle. Ribot ne semble pas envisager cette possibilité. Le pouvoir d’inhibition est au
contraire systématiquement décrit comme la forme ou l’étape la plus sophistiquée de notre
volonté et, par conséquent, selon la loi de la dissolution, la plus fragile, la plus rapidement
susceptible de disparaître au profit des instincts plus stables.

1075
Cf. MV, pp. 45-46 : « Nous arrivons à ce résultat paradoxal qu’une condition de la mémoire, c’est l’oubli ».

  422 
Cette hypothèse sur l’ordre hiérarchique de la dissolution écarte une possibilité
interprétative d’un certain type d’irrésolution proche de la folie du doute, pathologie sur laquelle
on aurait pu souhaiter que Ribot s’attarde davantage 1076. On a vu que la dissolution d’une volonté
(inhibitoire) est la condition même de la réapparition de l’autre (impulsive). C’est ce qui donne
lieu aux maladies liées à l’excès d’impulsion par défaut d’inhibition et de coordination. Mais ne
pourrait-on pas dire aussi, dans le cas des maladies de la volonté qui voient cette fois le pouvoir
impulsif disparaître (aboulie, irrésolution), que c’est la dissolution du pouvoir impulsif qui peut
laisser apparaître un pouvoir inhibiteur ? Ribot ne l’admet pas, puisque selon la loi de régression,
l’impulsion est plus primordiale que l’inhibition. Pourrait-on alors plutôt envisager, à l’inverse,
que la dissolution du pouvoir impulsif serait susceptible d’être engendré par un excès
d’inhibition qui serait dû à la prolifération incontrôlée d’idées, d’états de conscience ? C’est une
possibilité que Ribot n’explore pas réellement non plus. L’idée ne paralyse que lorsqu’elle est
fixe, une, exclusive (dans le cas d’un certain type d’hystérie ; l’idée fixe peut cependant aussi être
à l’origine de la passion, et n’impliquer nulle paralysie, mais une unidimensionnalité de l’action)
– la démultiplication d’idées n’est pas envisagée comme pouvant être à l’origine de la paralysie.
Il fait certes état de l’ « exubérance psychique 1077 » de l’irrésolu, de son « activité intellectuelle
exagérée1078 » en la décrivant comme suit :

Une surabondance d'états de conscience, une production anormale de sentiments et d'idées


dans un temps donné. Nous en avons fait déjà mention à propos de l'ivresse alcoolique. Cette
exubérance cérébrale éclate davantage dans l'ivresse plus intelligente du hachich et de l'opium.
L'individu se sent débordé par le flux incoercible de ses idées1079.

La cause, pour lui, serait à chercher du côté d’un type inattendu de réflexe : il s’agit d’un
« réflexe psychique1080 » : un état de conscience, au lieu de se dépenser dans un acte, éveille
d’autres états de conscience, mais cet afflux d’états de conscience n’est pas envisagé comme la
cause du défaut d’impulsion.

1076
Ibid., p. 59 : « Je ne parlerai pas longuement de l'état mental appelé folie du doute ou manie de fouiller
(Grübelsucht) ».
1077
Ibid., p. 99.
1078
Ibid., p. 98.
1079
Ibid., p. 98.
1080
Ibid., p. 99.

  423 
Tout état de conscience actuel tend à se dépenser, et il ne peut le faire que de deux
manières : produire un mouvement, un acte ; ou bien éveiller d'autres états de conscience suivant
les lois de l'association. Ce dernier cas est un réflexe d'ordre plus complexe, un réflexe psychique,
mais il n'est comme l'autre qu'une forme de l'automatisme 1081.

D’une part, on remarque qu’un statut causal et relativement indépendant du corps semble
être accordé ici à l’état de conscience (qui peut donc « produire un mouvement, un acte »), bien
que ce soit « automatiquement » qu’il engendre d’autres états de conscience. D’autre part, Ribot
ne fait de la prolifération de ces états de conscience qu’un corrélat de l’affaiblissement du
pouvoir impulsif, mais il n’en fait jamais une cause ; c’est à la faiblesse du caractère qu’on en
revient pour expliquer ce dernier. Ces considérations visent à réévaluer le rôle causal des états de
conscience dans l’impulsion volontaire – ou plutôt, du moins, dans l’affaiblissement de celle-ci.
Il ne s’agit pas de réaffirmer par là une quelconque spiritualité de l'âme, mais de prendre garde à
ne pas réduire la faiblesse de la volonté à la formule génétique du caractère.
L’ambiguïté aussi troublante que féconde qui pèse sur le concept de volonté chez Ribot
(mais chez quel philosophe la nature et le statut de la volonté ne posent-ils pas problème ?) force
le lecteur à nuancer l’idée que sa faiblesse puisse être exclusivement comprise comme une
dissolution du pouvoir inhibiteur, donnant lieu à une tendance à l’impulsion incontrôlable. La
faiblesse de la volonté peut être aussi faiblesse de l’impulsion, et nous ajoutons qu’elle peut
résulter non pas d’un manque, mais d’un excès d’inhibition. Nous partageons les réserves de
Ribot quant à la possibilité de savoir si les états de conscience peuvent, en eux-mêmes et
indépendamment de leurs corrélats affectifs, produire le mouvement et donner lieu à une activité
volontaire, bien que nous soyons tentée, comme James, de considérer que l’attention volontaire
peut produire un changement d’attitude dans une certaine mesure. Ribot lui-même dit bien aussi,
après tout, que tout état de conscience tend à se dépenser – toute idée tend à sa réalisation dès
qu’elle est pensée, et il n’accorde pas à l’état de conscience un rôle qui se voudrait exclusivement
éclairant ou réfléchissant. Mais l’on peut prolonger le raisonnement ribotien sur la volonté
malade en envisageant un pouvoir causal pathologiquement inhibiteur de la surabondance d’états
de conscience.

1081
Ibid.

  424 
En réalité, l’impulsion en tant que telle ne peut définir la volonté, ni l’inhibition. Elles
n’en sont que des éléments, qui doivent se conjuguer avec des affects et des tendances
rationnelles, des états inconscients et conscients, pour se faire coordination hiérarchisée. Ce qui
se dissout dans toutes les maladies de la volonté, c’est cette coordination organique qui comprend
l’impulsion, à un niveau plus fondamental, et l’inhibition, à un niveau plus élevé, et donc plus
instable.
Pourtant, si Ribot ne fait pas de l’inhibition une tendance primordiale, il admet qu’elle
puisse être efficace, et donc profondément inscrite dans le caractère des hommes qu’il désigne
lui-même comme de « fortes » ou « hautes » volontés. En effet, si le complexe disparaît avant le
simple, c’est aussi parce qu’il a été moins répété ; parce qu’il n’a pas eu l’occasion d’apparaître à
la conscience, d’abord, ni de se consolider par l’habitude, ensuite. Si la volonté inhibitrice
manque de force, c’est donc par manque d’habitude, de répétition – rendues possibles par une
éducation à même de transmuer des motifs rationnels extérieurs en motivation intrinsèque. Nous
ne pouvons ainsi faire l’économie de l’effort, de l’« artifice » de processus cognitifs pour
expliquer le phénomène volontaire. La fonction volontaire, comme la fonction mnésique, est un
processus centripète d’assimilation des signaux reçus de l’extérieur, dans l’environnement ;
processus créatif aussi, puisque cette assimilation adaptative, dynamique, restructure les
associations de tendances qui définissaient le caractère, dès lors plus malléable que Ribot ne
semblait l’admettre au premier abord. Mais l’intérêt qu’il exprime pour la psychologie sociale
vers la fin de sa vie peut à juste titre laisser croire qu’il envisageait en effet de mieux prendre en
compte l’impact de l’éducation et du milieu sur le caractère.

La psychologie ribotienne a contribué à l’élaboration d’hypothèses nouvelles sur la nature


de la volonté et sur la compréhension de ses maladies, dont les théories philosophiques de l’âme
avaient de fait négligé l’étude approfondie. Mais la grande originalité des travaux de Ribot ne
consiste pas fondamentalement dans l’ambition d’appliquer les principes de la science à un
domaine jusqu’ici réservé à la philosophie (démarche propre au Zeitgeist de la fin du XIX e
siècle), même en prenant en compte les difficultés liées au climat conservateur des cercles
universitaires français de l’époque. C’est l’hétérogénéité de sa méthodologie que nous devons
surtout saluer, méthodologie qui ne se réduit nullement à l’adoption de la thèse physiologique, ni
à l’approche expérimentale. La bigarrure du cadre épistémologique ribotien prend la forme d’un

  425 
syncrétisme, non pas incohérent, mais nuancé, plus prudent et critique qu’il n’y paraît. Aussi,
l’attrait pour la mesure des phénomènes psychologiques est tempéré par la conviction que la
détermination quantitative ne peut donner que des résultats approximatifs ; l’usage de
l’expérimentation révèle de louables intentions pour donner ses lettres de noblesse scientifiques à
la psychologie, mais le laboratoire confine à l’observation, dans un cadre défini, artificiel, de faits
induits, forcés, et simplifiés pour permettre leur mesure - réduisant ainsi le champ d’investigation
de la discipline. De même, plutôt que de rejeter en bloc toute démarche introspective, à l’instar de
nombre de psychologues physiologistes, Ribot insiste non seulement sur sa primordialité
nécessaire, mais aussi sur la fertilité du dialogue entre méthodes objectives et observation
intérieure. Il rend compte des risques liés à la généralisation hâtive de principes induits de la seule
introspection, mais il insiste aussi sur la richesse de certains témoignages, et sur la subtilité de
travaux littéraires dépeignant admirablement l’intimité psychologique de leurs auteurs.
L’érudition remarquable de Ribot ne vient jamais obscurcir la compréhension de son
propos, qui se veut aussi clair que possible, sans doute, là aussi, en réaction contre un certain type
de philosophie qui n’hésite pas à se rendre inaccessible. Sans la clarté qu’il s’efforce toujours de
préserver dans l’exposition de ses travaux, il serait difficile de saisir toutes les étroites intrications
entre les ferments théoriques divers qui nourrissent sa psychologie, et celle qu’il appelle de ses
vœux. En effet, si Ribot promeut l’ouverture « par le bas » de la discipline en militant pour son
ancrage physiologique, il n’a de cesse d’encourager aussi son ouverture « vers le haut ». Il en
appelle à un développement attentif à l’apparition des nouveaux paradigmes scientifiques à venir,
qui permettront de continuer à accumuler des perspectives variées sur un objet d’étude qui lui-
même est amené à se diversifier : « Probablement, l'avenir fera d'autres tentatives ; car, malgré
tant de moyens d'investigation, il reste beaucoup de problèmes obscurs et une grande place à
l'inconnu1082 ». La psychologie est grosse de progrès à venir, et Ribot n’a fait qu’apporter une
pierre à l’édifice – tout à fait déterminante cependant, lorsque l’on s’aperçoit de la fécondité de la
loi de dissolution, et plus généralement, de la méthode pathologique, qui peut notamment se
mesurer au nombre des psychologues français qui se sont, à la suite de Ribot, presque
exclusivement consacrés à l’étude des maladies mentales. Cette étude fait l’une des spécificités
de la psychologie française au tournant du siècle, qui doit au moins autant à Ribot qu’à son
disciple Pierre Janet, ou qu’à Charcot et Bernheim. Mais le rayonnement de Ribot ne se limite pas

1082
RIBOT, T., « Psychologie », De la méthode dans les sciences, art.cit., pp. 256-257.

  426 
à l’engouement qu’il contribua à déclencher pour la science psychologique 1083 ; et il semble qu’il
faille encore œuvrer pour faire reconnaître davantage l’empreinte de sa pensée chez les hommes
de lettres, les sociologues (Durkheim), et chez des philosophes parmi les plus éminents de cette
époque : on songe notamment à Bergson et Nietzsche, pour ne citer qu’eux.
L’analyse du pouvoir volontaire que l’on trouve chez Ribot fait glisser la fonction volitive
de l’esprit au corps sans la réduire à l’un ou l’autre ; elle encourage une démarche généalogique
dans l’approche du phénomène volontaire pour en souligner l’enracinement dans l’instinct de
l’espèce, comme dans les spécificités affectives et intellectuelles du tempérament individuel. Elle
fait ainsi porter l’attention sur l’hétérogénéité des caractères, tout en souscrivant à l’exigence
scientifique d’émettre des hypothèses générales sur le fonctionnement du psychisme humain.
L’action volontaire apparaît dans toute sa complexité chez Ribot, qui, loin de souscrire à un
réductionnisme matérialiste inapte à rendre compte des différentes fonctions que le vouloir nous
permet d’exercer, a su magistralement éclairer d’abord les modalités multiples de son
dysfonctionnement. Sans que l’on puisse parler de théorie de l’âme, on peut considérer que la
psychologie de Ribot propose donc elle aussi, d’une certaine manière, une philosophie du vouloir
qui défend l’hypothèse d’une volonté incarnée, entrelacs de tendances plurielles formant une
architecture dont la précarité est trop fréquente et trop polymorphe pour ne pas faire l’objet
concret d’une étude méticuleuse. Plus qu’une rupture, l’œuvre de Ribot nous semble encourager
un dialogue entre psychologie et philosophie sur les conditions physiologiques, psychologiques et
sociales de la grandeur comme de la défaite si fréquente de « ce qu’il y a en nous de plus
intime1084 ».

1083
On peut aussi mentionner le respect que sa mémoire inspire chez certains chercheurs en neurosciences et en
génétique. La journée « Ribot-Dugas », par exemple, est une journée de conférences scientifiques sur les recherches
menées à propos du trouble déficit de l’attention et de l’hyperactivité (TDAH) placée sous le patronage du Ministère
de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le prix Ribot-Dugas récompense l’un des
projets de recherche présentés.
1084
« Nous sommes donc fondés à définir la volonté : une réaction individuelle et à la tenir pour ce qu'il y a en nous
de plus intime ». MV, p. 33.

  427 
  428 
BIBLIOGRAPHIE

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INDEX

aboulie, 17, 24, 67, 210, 216, 218, 220, 224, 255, Bain, A., 55, 96, 102, 120, 122, 125, 129, 131,
257, 259, 260, 262, 263, 264, 265, 267, 268, 132, 133, 134, 135, 137, 141, 142, 157, 162,
276, 277, 278, 283, 284, 285, 286, 287, 289, 331, 450
298, 327, 346, 364, 370, 421, 423 Bergson, H., 16, 168, 223, 244, 335, 336, 337,
activité idéomotrice, 333, 343, 356, 377 338, 339, 392, 397, 413, 427, 447
affinité, 64, 160, 394, 396, 397 Binet, A., 203
akrasia, 86, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253, Boulnois, O., 251, 252, 254, 438
254, 256, 316, 402, 439, 445, 453 Boutroux, E., 91, 96
âme, 2, 14, 21, 23, 27, 28, 33, 36, 37, 38, 40, 44, Braunstein, J-F., 15, 450
48, 49, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, Briquet, P., 257, 293, 294, 295
66, 69, 71, 74, 75, 76, 86, 95, 97, 100, 104, Canguilhem, G., 241, 242, 243, 244, 258, 309
114, 117, 120, 146, 149, 173, 191, 192, 194, caractère, 5, 18, 21, 24, 25, 32, 38, 42, 44, 48,
201, 210, 215, 218, 223, 224, 229, 251, 253, 56, 60, 64, 65, 66, 68, 79, 80, 82, 86, 89, 91,
254, 261, 279, 322, 323, 324, 333, 336, 354, 94, 109, 110, 111, 116, 118, 119, 123, 127,
380, 385, 404, 414, 424, 425, 427, 440, 442, 128, 129, 130, 131, 144, 145, 147, 148, 151,
454 153, 154, 161, 165, 167, 170, 171, 172, 173,
Amiel, H.F, 17, 214, 215, 216, 217, 218, 219, 176, 178, 186, 188, 189, 190, 191, 197, 201,
220, 221, 222, 223, 224, 225, 265, 268, 288 202, 211, 213, 214, 216, 218, 220, 222, 225,
anatomie, 26, 56, 85, 89, 94, 173, 295 230, 242, 245, 250, 251, 255, 257, 258, 262,
antagoniste, 143, 193, 325 275, 277, 282, 283, 286, 288, 289, 293, 294,
apathie, 98, 212, 221, 223, 259, 262, 263, 264, 297, 298, 299, 303, 304, 306, 308, 309, 310,
269, 270, 274, 277, 284, 317, 421 311, 312, 313, 317, 322, 331, 332, 333, 334,
appétit, 58, 69, 70, 71, 72, 249, 256, 340, 392 335, 336, 338, 339, 340, 341, 342, 348, 349,
Aristote, 28, 30, 65, 225, 249, 250, 251, 254, 255 350, 359, 362, 363, 364, 368, 369, 371, 372,
artificiel, 143, 163, 294, 348, 379, 381, 385, 389, 374, 375, 385, 386, 388, 389, 390, 393, 394,
420, 426 395, 396, 397, 399, 404, 405, 406, 409, 417,
association, 46, 51, 120, 121, 122, 123, 124, 419, 420, 424, 425, 433, 448, 449
126, 127, 132, 155, 171, 188, 293, 326, 349, Carroy, J., 15, 454
360, 368, 384, 387, 424, 449 causalité, 24, 40, 56, 61, 74, 84, 89, 95, 105,
ataxie, 17, 295 126, 127, 141, 153, 154, 388, 390, 391, 392,
attention, 15, 19, 50, 57, 61, 81, 101, 103, 130, 398, 399, 405, 406, 418
141, 152, 155, 157, 161, 162, 167, 171, 177, cerveau, 41, 51, 60, 61, 62, 63, 65, 120, 132,
198, 200, 207, 212, 215, 224, 225, 232, 237, 139, 140, 161, 163, 181, 182, 183, 184, 185,
257, 263, 265, 272, 273, 278, 294, 296, 300, 186, 188, 208, 259, 270, 280, 281, 290, 320,
302, 319, 320, 321, 335, 339, 363, 372, 374, 366, 371, 384, 393, 401, 439, 440
379, 380, 381, 382, 383, 384, 385, 386, 394, Coignet, L., 403, 430
411, 420, 424, 427, 432 compatibilisme, 387
Augustin, 135, 249, 251, 252, 253, 254, 454 Comte, A., 14, 84, 102, 111, 112, 113, 114, 116,
automatisme, 18, 23, 42, 63, 213, 245, 289, 330, 119, 126, 137, 179, 197, 199, 206, 225, 239,
343, 358, 387, 401, 420, 424, 441 350, 442, 443
Bachelard, G., 109, 415 Condillac, E., 76, 78, 103, 138, 201
Bacon, F., 21, 84, 89, 414 conscience, passim
Bailey, S., 38, 39, 43, 141 coordination, 17, 22, 23, 42, 184, 187, 232, 235,
277, 289, 296, 297, 304, 316, 327, 333, 337,
340, 342, 352, 354, 355, 358, 362, 363, 364,

  457 
365, 377, 385, 393, 401, 411, 418, 421, 423, empirisme, 28, 76, 77, 78, 79, 129, 136, 139,
425 144, 149, 185
correspondance, 21, 35, 51, 74, 114, 120, 152, enquête, 168, 203, 204, 205, 206, 432
182, 342, 346, 357 épiphénomène, 23, 49, 60, 80, 119, 200, 353,
Cousin, V., 13, 55, 77, 97, 98, 99, 101, 165, 225, 356, 417, 418
454 épiphénoménisme, 52, 60, 136, 288, 327, 339,
Darwin, C., 20, 116, 454 351, 358
décision, 22, 25, 43, 63, 66, 135, 187, 207, 223, esprit positif, 14, 84, 102, 107, 109, 111, 113,
232, 260, 276, 282, 336, 337, 356, 360, 361, 410, 413
389, 394, 395, 398 Esquirol, J-E., 218, 229, 263, 266
dégénérescence, 143, 217, 224, 238, 270, 275, éthique, 90, 124, 129, 161, 251, 254, 334, 402,
380 403
délibération, 22, 25, 42, 86, 118, 133, 134, 135, éthologie, 125, 127, 128, 129, 130, 131, 170,
191, 223, 251, 252, 253, 255, 276, 282, 283, 172, 332
285, 290, 343, 355, 362, 377, 378, 393, 394, évolution, 2, 19, 20, 30, 35, 44, 72, 73, 85, 87,
395, 398, 421 90, 98, 103, 111, 116, 117, 118, 135, 138,
Descartes, R., 28, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 143, 175, 178, 204, 226, 233, 234, 237, 244,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 72, 73, 76, 78, 79, 84, 275, 329, 332, 337, 339, 407, 417, 422, 433
94, 99, 120, 137, 220, 256, 261, 380, 414, expérimental, 71, 166, 224, 245, 402, 417
417, 454 extase, 17, 21, 182, 257, 275, 318, 319, 320, 321,
déterminisme, 24, 90, 101, 118, 121, 128, 154, 322, 323, 324, 325, 379, 382
184, 312, 317, 336, 339, 371, 386, 387, 388, faculté, 2, 21, 22, 36, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 63,
389, 390, 391, 392, 393, 394, 399, 418, 440 69, 77, 81, 167, 212, 221, 223, 243, 253, 255,
dissolution, 2, 3, 18, 19, 25, 103, 130, 143, 186, 257, 267, 316, 323, 327, 330, 348, 350, 354,
231, 232, 233, 234, 235, 236, 237, 238, 244, 374, 385, 386, 406, 414, 442
245, 271, 282, 370, 385, 408, 421, 422, 423, fatalisme, 250, 405, 406
424, 426 Fechner, G.T., 145, 150, 151, 152, 168, 266
doctrine des facultés, 35, 36, 37, 40, 43, 141 finalisme, 55
dualisme, 40, 48, 49, 50, 52, 53, 56, 57, 134, folie du doute, 24, 67, 134, 286, 287, 288, 289,
136, 142, 163, 281, 283, 288, 336, 353, 354 423
Dugas, L., 215, 427 Freud, S., 16, 191, 192, 193, 194, 195, 196, 218,
Durkheim, E., 179, 180, 413, 427 244, 446, 449, 453
éclectisme, 14, 55, 93, 94, 97, 98, 99, 101, 103, Gall, F.J, 114, 127, 131, 185, 281
225, 454 généalogie, 46, 88, 132, 191, 329
école anglaise, 76, 77, 78, 114 Gobineau, A., 116
éducation, 78, 79, 103, 128, 129, 177, 205, 209, Gontcharov, I., 17, 275
218, 269, 327, 330, 332, 333, 334, 335, 344, Goodman, A, 301
345, 351, 368, 369, 370, 383, 389, 402, 403, Guillin, V., 127
404, 409, 425, 427, 430, 436 habitude, 19, 23, 42, 60, 62, 65, 81, 102, 111,
efflorescence, 50, 408, 411 117, 122, 152, 191, 213, 250, 251, 273, 274,
effort, 25, 69, 70, 71, 72, 133, 149, 152, 157, 278, 288, 292, 303, 304, 309, 310, 311, 313,
160, 161, 162, 193, 194, 210, 213, 217, 220, 326, 330, 345, 350, 351, 358, 368, 369, 373,
235, 258, 260, 262, 268, 269, 270, 271, 272, 383, 387, 390, 392, 393, 425, 442
273, 274, 275, 276, 277, 285, 288, 306, 324, Hartley, D., 20, 120, 121, 122, 145, 226, 429,
336, 343, 345, 346, 361, 362, 363, 364, 370, 449
371, 372, 373, 374, 380, 384, 385,389, 394, Hegel, F., 30, 32, 82, 149, 225
406, 408, 420, 425, 435, 441, 452 Herbart, J.F., 145, 146, 147, 148, 149, 176, 430,
émotion, 40, 44, 46, 47, 48, 59, 60, 61, 67, 68, 440
131, 132, 156, 157, 163, 170, 207, 211, 215, hérédité, 16, 20, 75, 76, 78, 79, 111, 115, 116,
241, 305, 315, 345, 346, 347, 348, 349, 360, 117, 119, 122, 138, 169, 175, 183, 204, 232,
375, 383, 407, 409, 439, 441 311, 329, 331, 332, 335, 338, 388, 449, 450

  458 
Hobbes, T., 21, 64, 76 irrésolution, 24, 62, 66, 67, 134, 213, 214, 256,
holisme, 170, 178, 179, 185, 394 257, 260, 276, 278, 279, 280, 281, 282, 284,
Hume, D., 76, 80, 81, 84, 122, 145, 407 286, 288, 289, 298, 421, 423
hypnose, 183, 184, 257, 293, 294, 325, 326, 348 James, W., 50, 55, 120, 122, 123, 124, 125, 126,
hystérie, 17, 143, 257, 292, 293, 294, 295, 296, 145, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163,
298, 299, 300, 364, 365, 367, 423, 438 285, 366, 394, 424, 447
idée fixe, 24, 63, 134, 184, 225, 299, 300, 301, Janet, Paul, 13, 94, 95, 336
303, 305, 308, 312, 314, 317, 322, 362, 365, Janet, Pierre, 13, 98, 195, 205, 215, 216, 218,
376, 379, 423 244, 276, 293, 295, 426, 448, 451
idiosyncrasie, 207, 282, 404, 420 jugement, 39, 46, 52, 53, 63, 66, 70, 73, 163,
impulsion, 17, 22, 24, 69, 86, 211, 252, 255, 257, 241, 242, 248, 251, 252, 253, 256, 283, 334,
258, 265, 277, 278, 289, 290, 291, 292, 297, 338, 377, 387, 402, 404, 405, 407, 454
300, 303, 304, 308, 322, 327, 346, 363, 364, Kambouchner, D., 4
365, 367, 368, 369, 372, 373, 376, 401, 420, Kant, I., 33, 39, 43, 49, 55, 75, 84, 85, 88, 94,
421, 422, 423, 424, 425 99, 101, 128, 136, 138, 147, 305, 375
inconscient, 20, 22, 50, 57, 70, 75, 79, 88, 92, Kuhn, T., 109
153, 154, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, Leibniz, G.W., 21, 28, 30, 33, 64, 73, 74, 75, 76,
194, 198, 236, 245, 294, 310, 316, 341, 342, 78, 139, 151
348, 349, 352, 358, 375, 393, 449, 451, 453, Lenoir, R., 96, 436
455 Lewes, G.H., 75, 77, 102, 120, 136, 137, 138,
indécision, 4, 17, 25, 218, 260, 261, 278, 281, 139, 140, 141, 185, 281, 350
368, 369 liberté, 28, 62, 64, 65, 69, 72, 84, 85, 88, 90,
indifférence, 62, 64, 66, 69, 263, 264, 265, 271, 101, 125, 128, 140, 141, 142, 153, 160, 161,
296, 397 162, 220, 248, 251, 340, 386, 388, 390, 391,
inhibition, 17, 22, 24, 42, 143, 160, 182, 193, 392, 393, 394, 395, 397, 399, 400, 403, 404,
211, 234, 268, 291, 296, 299, 300, 322, 359, 406, 437, 440, 442
363, 364, 365, 366, 369, 370, 371, 372, 373, libre arbitre, 21, 37, 62, 87, 118, 125, 142, 191,
374, 376, 384, 385, 395, 399, 405, 410, 411, 193, 224, 251, 252, 254, 339, 354, 373, 384,
421, 422, 423, 424, 425 386, 387, 390, 392, 393, 402, 403, 404, 406,
inné, 78, 79, 128, 129, 183, 255, 288, 333, 334, 444
341, 373, 407, 408 littérature, 95, 104, 105, 117, 175, 209, 210,
instinct, 20, 64, 71, 81, 86, 91, 92, 140, 143, 177, 211, 212, 224, 259, 280, 447
192, 195, 222, 232, 270, 271, 273, 277, 310, Littré, E., 14, 102, 211
313, 335, 340, 341, 342, 343, 344, 345, 358, Locke, J., 21, 33, 36, 57, 64, 76, 77, 78, 79, 103,
377, 378, 380, 392, 407, 408, 409, 411, 420, 122, 145, 454
421, 427 Lotze, H., 128, 145, 149
intellectualisme, 20, 22, 24, 44, 49, 145, 163, Maudsley, H., 55, 120, 141, 142, 143, 157, 303,
247, 249, 253, 254, 255, 416 369, 409, 432
intelligence, 45, 50, 83, 87, 90, 104, 112, 113, mécanisme, 18, 22, 50, 53, 73, 90, 117, 126, 133,
139, 157, 171, 182, 212, 213, 216, 219, 223, 154, 183, 193, 198, 230, 231, 245, 273, 308,
238, 265, 286, 287, 289, 295, 327, 340, 341, 322, 329, 342, 344, 356, 365, 372, 375, 377,
342, 343, 344, 345, 355, 373, 374, 375, 376, 379, 380, 381, 382, 383, 384, 385, 387, 388,
396, 403, 405, 438 389, 391, 392, 400, 432
intention, 25, 74, 94, 121, 158, 159, 187, 291, mémoire, 6, 16, 18, 19, 35, 37, 38, 39, 40, 41, 42,
325, 356, 367, 394, 419 57, 62, 63, 78, 83, 103, 105, 117, 148, 158,
introspection, 2, 3, 14, 16, 53, 79, 80, 100, 113, 159, 167, 168, 183, 188, 189, 190, 194, 206,
122, 126, 141, 155, 168, 178, 179, 196, 197, 207, 211, 222, 224, 225, 232, 234, 235, 236,
198, 199, 200, 201, 202, 203, 205, 206, 207, 237, 238, 243, 245, 257, 270, 272, 279, 322,
208, 209, 210, 219, 225, 265, 294, 347, 426, 323, 329, 335, 336, 338, 339, 350, 358, 387,
451 414, 422, 427, 431, 433, 434, 435, 438, 443,
447, 448, 449

  459 
méthode pathologique, 2, 119, 230, 232, 243, réflexe, 42, 53, 117, 118, 132, 140, 143, 158,
244, 294, 426, 451 164, 177, 182, 290, 291, 329, 330, 331, 343,
Mill, James, 122, 123, 124, 125 345, 356, 357, 363, 365, 370, 420, 423, 424
Mill, John Stuart, 110, 120, 122, 123, 125, 126, réflexion, 2, 21, 24, 25, 34, 38, 76, 78, 79, 90,
170, 206, 332, 390, 404, 429, 454 99, 100, 103, 106, 136, 166, 172, 197, 200,
monisme, 40, 49, 52, 142, 356 201, 204, 205, 206, 216, 222, 223, 255, 259,
monoïdéisme, 379, 380, 382 263, 264, 275, 298, 306, 318, 319, 330, 341,
Montaigne, M. de, 1, 21, 35, 80, 82, 256, 279, 361, 374, 376, 377, 378, 408, 421
343, 414, 417, 437 régression, 2, 18, 19, 119, 231, 234, 235, 236,
moral, 44, 52, 136, 143, 161, 218, 220, 231, 248, 237, 244, 271, 277, 422, 423
250, 265, 280, 334, 373, 389, 404, 405, 406, Renan, E., 101, 102, 109, 215, 218
407, 408, 409, 438 Schopenhauer, A., 21, 48, 50, 68, 69, 78, 81, 82,
motif rationnel, 25, 374, 376, 384, 409, 419, 421 83, 84, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 120,
naturalisme, 90, 369 195, 334, 340, 375, 392, 404, 417, 429, 442,
nécessitarisme, 71 449, 453, 455
Nicolas, S., 14, 16, 17, 231, 430 scolastique, 28, 35, 58, 442
Nietzsche, F., 21, 86, 90, 102, 218, 350, 410, sensation, 100, 111, 120, 121, 122, 123, 137,
411, 414, 427, 448, 454 138, 139, 150, 151, 152, 159, 185, 187, 198,
parallélisme, 52, 74, 154, 346, 357 209, 213, 215, 266, 267, 270, 274, 387, 400
paralysie, 67, 106, 143, 182, 234, 264, 268, 299, sentiment, 44, 46, 47, 49, 56, 67, 72, 75, 91, 104,
317, 346, 423 142, 146, 153, 155, 157, 159, 162, 209, 210,
paresse, 17, 24, 159, 162, 177, 214, 217, 257, 211, 215, 217, 222, 264, 266, 267, 268, 270,
269, 270, 271, 274, 275, 276, 277, 289, 306, 271, 272, 287, 292, 298, 312, 322, 326, 345,
421 346, 347, 350, 360, 361, 368, 371, 390, 394,
passion, 46, 47, 56, 59, 60, 61, 67, 68, 131, 132, 399, 404, 407, 408, 409, 410, 434
134, 146, 162, 216, 250, 252, 253, 272, 283, somnambulisme, 17, 21, 257, 318, 325, 326, 388
298, 301, 302, 305, 306, 307, 308, 309, 310, Spencer, H., 55, 73, 74, 87, 102, 112, 114, 115,
311, 312, 313, 315, 316, 317, 349, 359, 362, 116, 117, 118, 119, 120, 122, 135, 137, 157,
363, 375, 376, 410, 423, 434 175, 233, 234, 236, 275, 358, 450
péché, 5, 220, 222, 248, 251, 252, 254 Spinoza, B, 21, 36, 55, 64, 68, 69, 70, 71, 72, 73,
personnalité, 6, 16, 19, 38, 39, 56, 71, 78, 82, 83, 89, 93, 153, 182, 192, 201, 340, 417
127, 129, 130, 148, 173, 184, 185, 186, 193, spiritualisme, 14, 83, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 100,
196, 200, 214, 220, 230, 240, 257, 268, 281, 116, 454
282, 294, 315, 324, 326, 330, 336, 337, 396, spontanéité, 132, 137, 140, 216, 219, 263, 273,
410, 417, 431, 432 339, 371, 374, 394, 395, 396, 400, 401, 406,
polyidéisme, 380, 382 409, 419
Popper, K., 109, 167, 415 suicide, 69, 291, 292, 293, 377, 378
positivisme, 2, 14, 15, 84, 97, 101, 105, 111, 112, Taine, H., 14, 95, 97, 102, 103, 104, 105, 111,
114, 116, 119, 125, 126, 137, 206, 443, 444 114, 116, 119, 120, 125, 238, 335, 431, 452
psychanalyse, 187, 191, 192, 193, 196, 440, 452 tendance, passim
psycho-analyse, 92, 187, 192, 193, 195, 196, 435 Thérèse d’Avila, 319, 323
psychologie comparée, 97, 173, 174, 200, 201, Thomas d’Aquin, 253, 454
225, 245 vasomoteur, 346
psychométrie, 150, 152, 225 velléité, 17, 265, 372
psychophysique, 40, 150, 151, 152, 154, 167, vitalisme, 339, 400
168 Volition, passim
Quincey, T. de, 17, 212, 217, 221, 224, 264, 265, Volonté, passim
266, 267, 268, 276, 301, 317, 446 Wolff, C., 28
Rauh, F., 54, 165, 167, 416, 417 Wundt, W., 74, 128, 145, 150, 151, 152, 153,
Ravaisson, F., 14, 96, 97, 100, 101, 454 154, 174, 208, 335, 430

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