(The French Review 1987-May Vol. 60 Iss. 6) Geneviève James and Michel Serres - Entretien Avec Michel Serres (1987) (10.2307 - 393765) - Libgen - Li
(The French Review 1987-May Vol. 60 Iss. 6) Geneviève James and Michel Serres - Entretien Avec Michel Serres (1987) (10.2307 - 393765) - Libgen - Li
(The French Review 1987-May Vol. 60 Iss. 6) Geneviève James and Michel Serres - Entretien Avec Michel Serres (1987) (10.2307 - 393765) - Libgen - Li
Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at .
http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp
.
JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of
content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms
of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.
American Association of Teachers of French is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend
access to The French Review.
http://www.jstor.org
par GenevieveJames
Q. Vous avez regu le Prix Medicis de l'Essai en octobre 1985 pour votre
dernier livre: Les Cinq Sens'. Vous etes celebre en France et a l'etranger. Vos
livres sont traduits en anglais, en allemand, en italien, en danois, en japonais.
Vous enseignez aux Etats-Unis et vous etes un conferencier tres demande dans
d'autres universites A travers le monde. Ce livre constitue-t-il l'aboutissement
d'une evolution entre vos premiers ecrits et les derniers?
R. Oui, d'abord il y a une evolution exterieure qu'on pourrait qualifier de
plus apparente. J'ai voulu payer mon tribut au travail universitaire de type strict,
historique, technique, avec des footnotes, dans un cadre tres determine et
canonique. Au fur et a mesure que j'ai avance, j'ai voulu-ou cela s'est fait tout
seul-m'evader de ce cadre. Je travaille maintenant avec moins de references
et plus de footnotes du tout. Pour un scholar ordinaire, mon travail n'est plus
reperable. Les historiens de l'Antiquite se disent: ce n'est pas la peine que je
lise le Rome puisque ce n'est pas un travail d'historien. Le livre n'est plus
reperable universitairement. C'est un gros danger bien entendu, mais c'est
quelque chose que j'ai souhaite profondement parce que le cadre typique
universitaire vous impose une pens&e determinee. Si vous voulez apprendre a
penser autrement, il faut changer de cadre. La deuxieme evolution moins
apparente est a peu pres la meme. Nous avons l'habitude, dans ce cadre
universitaire, de penser presque toujours historiquement. On pourrait presque
dire qu'un professeur parle plutot du chapeau de Madame Bovary que du
chapeau en general. Moi, je prefere parler maintenant du chapeau en general,
et meme de mon chapeau.
Q. Mais vous restez historien quand meme?
R. Je reste historien dans la mesure oi~ je ne renie en aucune maniere la
tradition qui est derriere moi, que je represente, c'est-a-dire: le latin, le grec, les
humanites assimilees et les sciences ... cette espece de melange. Mais, je voudrais
que les textes que j'ecris soient un peu en dehors de la reference constante.
Troisieme evolution: a mesure que j'ai vieilli, je me suis oriente plus vers la
beaute que vers la demonstration. Je pense qu'un texte doit etre beau, que la
beaute est une partie inherente du travail d'ecriture. Je me considere plus
comme un artisan. La quatrieme: je me suis rapproche de plus en plus de la
tradition des philosophes frangais, type Montaigne, Diderot, pour qui la pensee
est inseparable de l'exemple concret, du caractere present des choses traitees,
de la lisibilite. La cinquieme: je l'ai mise en dernier, parce que c'est la plus
788
logique, une epistemologie, une cosmologie, une theologie, une histoire des
religions. La philosophie est un monde, un paysage dans lequel il y a une -
montagne, une vallee, des pres, des routes, c'est une totalite. La reponse la
question posee est claire: non, je ne reviendrai pas sur la peinture, je crois.
J'Aecrissur la sculpture presque comme un defi. Il y a triespeu de textes sur ce
sujet. J'ai beaucoup ecrit sur la musique, epars dans mes livres. Une fois que
j'aurai termine mon livre sur la sculpture, je ne reviendrai plus jamais sur le
probleme de la sculpture. J'aurai installe dans l'univers que je construis le
departement: "esthetique". Mais j'ai envie de revenir sur la beaute. J'ai de plus
en plus pris conscience qu'une philosophie qui parle de la beaute doit elle-
meme ecrire beau. On ne comprend la beautie qu'activement, pas seulement en
parlant de quelque chose de beau-on peut parler laid de quelque chose de
beau-on ne parle vraiment de la beaute que lorsqu'on la fabrique. Je me
rappelle un jour parlant et reflechissant sur la musique. Dans un dialogue
quelqu'un me disait: j'ai remarquieque depuis longtemps vous n'ecoutiez plus
de musique. J'ai repondu assez naivement, cela parait tres orgueilleux: mais
non, je suis trop preoccupe d'ecouter ma propre musique, c'est-a-dire, la musique
de ce qu'on ecrit. Je crois qu' un certain moment, au lieu de faire de l'esthetique
objective, on en fabrique. I1 y a deux esthetiques: le discours et la fabrication.
Le discours sur quelque chose qui est l'art, et la fabrication de quelque chose
qui serait une oeuvre d'art.
Q. Mais, vous voulez faire les deux.
R. Ii faut faire les deux. Je pense que l'un est la garantie de l'autre. Je ne
crois en aucune maniere l'historien de l'art ou l'estheticien qui me parle d'un
objet d'art, et qui m'en parle dans une langue affreuse. Celui-la ne connait pas
la beaute, puisqu'il est incapable de la fabriquer. I1 a beau en parler, il n'en
parle pas. C'est ce que je reproche A la critique litteraire. Elle est souvent tres
mal ecrite et elle parle du langage. Comment parler du langage, lorsqu'on ne
sait pas s'en servir? On en parle mal. Comment peut-on parler de la langue
franpaise avec trois cents mots techniques?
Q. Est-ce que vous faites ce meme lien necessaire entre l'ethique et l'estheA-
tique? Ou bien est-ce que ce sont deux domaines diff erents?
R. Non, ils ne sont pas tries differents, en effet. D'abord pour parler de
l'ethique, je crois que je finirai ma vie dans la peau d'un moraliste. Je me suis
bien promis d'ecrire une morale. I1 n'y a pas de philosophie sans morale bien
entendu. Mais la question est bonne. I1 est vrai qu'il n'y a pas de philosophie
sans esthetique. Nous ne savons pas tres bien ce qu'est une action bonne. Nous
savons peut-etre un peu mieux ce qu'est une action mauvaise. Nous savons
admirablement ce qu'est une action-basse, et aussi admirablement ce qu'est une
action laide. Si nous enseignions, non pas de faire plutot le bien que le mal, ce
qui reste difficile a deAcider,mais de faire des choses hautes et belles, c'est plus
facile a comprendre. Combien de gens qui font le bien ne font que le laid. Au
fond c'est un critere relativement ethique que celui de faire du beau. Done il y
a une intersection, il y a un rapport.
Q. Mais, peut-il y avoir quelque chose de bon, de bas et de laid?
Vous cherchez ce "passage" entre les sciences exactes et les sciences humaines.
Vous l'avez enonce dans votre livre Le Passage du Nord-Ouest. Pourriez-vous
e'laborersur ce point?
R. Theoriquement c'est toujours le meme probleme. C'est la aussi un espace
intermediaire, un purgatoire. D'autre part ce livre peut servir d'aide, dans ce
qui fait l'actualitie de l'evolution de la pensee. Je peux dire avoir vecu le
de'placement de ce centre de gravite qui se trouvait, un peu avant la guerre,
quoi qu'on fasse, dans les etudes litteraires. Le centre de la culture c'etait
quelque chose qui devait se trouver dans le triangle: latin, grec, langues vivantes;
ou philosophie, philologie, histoire, en gros ce que nous appelons maintenant
les sciences humaines. Apres la guerre, et de fafon tres accentu&e maintenant,
la centre de gravite se trouve du co6t des sciences: biologie, sciences un peu
plus dures comme la physique. II faut prendre acte, quand on est philosophe,
de cette recentration de la culture. Un philosophe qui serait ignorant de
l'evolution actuelle des sciences ne parlerait pas du present. C'est ce qui est
'
arrive Sartre. Sartre disait qu'il ietait engage et il n'a jamais fait de sciences.
Comment peut-on s'engager dans le monde contemporain si on ne sait pas un
mot de ce qui s'y passe? L'engagement n'est pas seulement politique. Je crois
que d'une certaine maniere la science a pris le leadership de la culture. II faut
accepter cela comme un acquis. C'est cette recentration qui m'intieresse.
Q. Est-ce cette recentration que vous avez voulu exprimer dans Les Cinq
Sens? Et pour revenir a la question que je vous posais au de'but de cet entretien:
ce livre constitue-t-il une sorte d'aboutissement de vos livres precedents?
R. Oui, c'est curieux, cela a iete plusieurs choses a la fois, Les Cinq Sens.
D'abord, puisque cet article va paraitre aux Etats-Unis, il faut que je le dise
parce que cela vous concerne. La philosophie dominante aux Etats-Unis, qui est
la philosophie analytique, comporte a certains egards ce que j'appellerais une
sorte d'idealisme linguistique qui consiste a dire que nous ne percevons rien
que sous les espices du langage. Et pas seulement aux Etats-Unis, mais a peu
pres partout le langage a pris une importance considerable en philosophie
depuis environ cinquante ans. Sartre parle des mots; Foucault, des mots et des
choses. Partout la philosophie du discours ou de l'Ycrituredomine. Que ce soit
en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, depuis disons, un demi-siecle, on ne
parle plus que du langage et c'est une de mes tristesses. Il n'y avait plus dans
les livres de philosophie, ni arbre, ni terre, ni herbe, ni nuage, ni cosmologie, ni
rien du tout. Cet idealisme linguistique amenait a dire qu'on ne pouvait plus
percevoir du bleu que par le mot bleu. A un certain moment une sorte de revolte
m'a pris contre cet univers austere d'equations et de formules. J'ai voulu dire:
si on repartait a zero et si on revenait comme les philosophes de la tradition au
sensoriel comme tel. Il y a une formule que j'ai oublie de dire dans Les Cinq
Sens, je profite de l'entretien pour vous le dire: s'il est vrai qu'on ne peut
percevoir que par des mots, eh bien, nous n'avons aucun mot pour les odeurs
puisqu'on dit: odeur de poire, odeur de prune. C'est-a-dire qu'on designe la
poire et la prune et non pas une odeur. Voila ce que j'ai voulu faire, et du coup
c'est devenu un livre sur la drogue, sur l'education, sur un certain type de
morale du corps, sur presque tout ce que Platon n'aimait pas.
Q. C'est un livre qui a ete tres diffuse, avant meme que le Prix Medicis de
l'Essai vous soit attribue. II est reste sur la liste des best sellers pendant plusieurs
semaines au printemps 86 en France. Cela prouve que ce livre a du toucher un
point important.
R. Oui, c'est un livre qui a eu un certain impact. Il est en traduction un peu
partout, cela doit correspondre a un besoin tout a fait contemporain.
Q. Parlons de sa composition, il semble que vous ayez eu le dessein de
travailler en profondeur, en partant d'un sens, puis en y incorporant les suivants
pour montrer que les sens agissent ensemble. Cela se ressent dans le texte aussi,
les mots que vous employez comme: voile, toile, bofte, ont des ramifications,
peut-on dire, symboliques?
R. Oui, J'ai essaye d'utiliser 1) la composition, 2) le style les plus proches
de l'objet et de la theorie, pour obtenir un effet de vitrail, ou de juxtaposition
comme les facettes de l'oeil de la mouche, pour avoir un effet de multiplicite. Si
c'est cela etre poete, alors je le suis. Mais ce n'est pas que cela, c'est aussi
fabriquer un livre qui soit le plus fidele possible de ce qu'on decrit. Et cela, ga
s'appelle quand meme de la philosophie.
Q. Ce livre traduit bien la sorte d'evolution qui s'est deja produite dans le
gouit du public; et parmi les etudiants qui suivent votre pensee, ceux avec
lesquels je suis en contact par exemple, ce livre les a touches d'une fafon plus
directe.
R. J'avais aussi la preoccupation, dans l'evolution en question et dans ce
que j'ai appele tout a l'heure la ligne franpaise, de faire lisible. Vous parliez du
Carpaccio, je n'ecrirai plus jamais comme cela. Ce livre est beaucoup trop
difficile a lire, meme pour moi. Ecrire comme cela trop dense, trop technique,
trop serre, ne me parait pas maintenant un ideal. Je vais recrire sur Carpaccio,
parce que dans le cycle de Saint Etienne5 que vous connaissez, il y a reellement
une lapidation a la fin. Au milieu du cycle, Etienne est represente sur un socle
comme une statue. Pourquoi ce peintre a-t-il ete attire par le co6t statique de
l'histoire d'Etienne qui, quand on lit le texte des Actes des Apotres, ne s'impose
pas forcement? Dans ce texte, il n'y a pas de statue et Carpaccio en met une.
Q. Et, apres le livre sur la sculpture?
R. Je ferai un livre sur le temps. I1 est presque termine, je n'ai plus qu'a le
recrire.
CANISCIUS COLLEGE
Notes
3
Michel Serres, dans son livre Genese (Paris: Grasset, 1982), utilise ce mot et l'explique en ces
termes: "I1signifiait en vieux franpais, bruit, tapage et dispute, I'anglais nous emprunte le bruit,
nous ne gardons que la fureur' (31).
4 Cet entretien a 6te enregistre a Paris en juin 1986.
' Michel Serres fait allusion aux quatre toiles peintes par Carpaccio qui racontent la vie de Saint
Etienne. Dans son livre Esthitiques sur Carpaccio(Paris: Hermann, 1975), il commente celle intitulee
Pridication de Saint Etienne aIJrusalem (75-99).
Bibliographie
CEuvresde Michel Serres:
Aux editions Grasset:
Feux et signaux de brume. Zola, 1975; Le Parasite, 1980; Genese, 1982; Rome: le livre des fondations,
1983; Les Cinq Sens, 1985.
Aux 6ditions de Minuit:
Hermes I. La Communication, 1969; Hermes II. L'Interfirence,1972; Hermes III. La Traduction, 1974;
Hermes IV. La Distribution, 1977; Hermes V. Le Passage du Nord-Ouest, 1980; Jouvences; sur Jules
Verne, 1974; La Naissance de la physique dans le texte de Lucrece:fleuves et turbulences, 1977.
Aux 6ditions Hermann:
Esthetiques sur Carpaccio, 1975; Auguste Comte:legons de philosophie positive, 1975
Aux 6ditions Flammarion:
Detachement, 1983.
Aux 6ditions Presses Universitaires de France:
Le Systeme de Leibnizet ses modHlesmathematiques, 1968.