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Écrire, Écrire, Pourquoi ? Annie Ernaux

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Écrire, écrire, pourquoi 

? Annie Ernaux
Entretien avec Raphaëlle Rérolle

Annie Ernaux et Raphaëlle Rérolle

DOI : 10.4000/books.bibpompidou.1086
Éditeur : Éditions de la Bibliothèque publique d’information
Année d'édition : 2011
Date de mise en ligne : 17 janvier 2014
Collection : Paroles en réseau
ISBN électronique : 9782842461935

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782842461430
Nombre de pages : 16
 

Référence électronique
ERNAUX, Annie ; RÉROLLE, Raphaëlle. Écrire, écrire, pourquoi ? Annie Ernaux : Entretien avec Raphaëlle
Rérolle. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2011
(généré le 02 février 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/bibpompidou/
1086>. ISBN : 9782842461935. DOI : https://doi.org/10.4000/books.bibpompidou.1086.

© Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2011


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
ÉCRIRE, ÉCRIRE, POURQUOI ?

en réseau
Paroles
Entretien avec
Annie Ernaux
Écrire, écrire, pourquoi?

Cycle de rencontres organisé par la Bpi


Lundi 8 février 2010
Invitée : Annie Ernaux
Entretien avec Raphaëlle Rérolle
Président Colloque
du Centre Pompidou Conception
Alain Seban et organisation
Francine Figuière
Directeur de la Bpi
Patrick Bazin Publication
Chargée d’édition
Responsable du pôle et de mise en page
Action culturelle Julie Baudrillard
et Communication
Philippe Charrier

Chef du service
Animation
Emmanuelle Payen

Chef du service
Édition/Diffusion
Arielle Rousselle

Avertissement :
L’adaptation de cet entretien de l’oral à l’écrit a pu entraîner des
modifications de style ou de forme, ce qui explique les différences
éventuelles entre cette publication et l’enregistrement réalisé lors
de la rencontre.

Écoutez les rencontres sur le site :


http://archives-sonores.bpi.fr.
Catalogue des éditions :
http://editionsdelabibliotheque.bpi.fr/
Distribution numérique
par GiantChair.com

© Éditions de la Bibliothèque publique


d’information/Centre Pompidou, 2010
ISBN 978-2-84246-143-0
ISSN 1765-2782
Annie Ernaux

Entretien avec Raphaëlle Rérolle


Rédactrice en chef adjointe du Monde des Livres

Annie Ernaux naît en 1940 à Lillebonne et grandit à Yvetot en Normandie


où ses parents tiennent un café-épicerie. Cet ancrage social et géographique
marquera son œuvre. Après des études supérieures, elle obtient l’agrégation
de lettres et devient enseignante. Ses premiers romans sont écrits à la première
personne. Elle y transpose ses expériences d’enfant, d’adolescente et de jeune
femme (Les Armoires vides, Ce qu’ils disent ou rien, La Femme gelée), marquées
par le clivage entre le milieu social modeste et populaire de ses parents et
l’environnement bourgeois de ses études. À partir de son récit La Place qui
évoque son père et lui vaudra le prix Renaudot en 1984, elle renonce à tout
recours à la fiction pour relater des éléments intimes : le « je » du texte cor-
respond désormais à l’auteur. Avec une écriture sèche, sans ornementation
stylistique, elle poursuit son investigation familiale, raconte des événements
de sa vie, évoque sa mère dans Une femme, un avortement dans L’Événement,
une histoire d’amour dans Passion simple, son cancer dans L’Usage de la photo.
Dans un dernier livre, Les Années, elle revient sur soixante années de sa vie.
Tous ses livres, qualifiés par elle-même d’« auto-socio-biographiques », ne
cessent d’explorer l’intime et le social dans un même mouvement. « Écrire,
dit-elle, c’est rechercher le réel parce que le réel n’est pas donné d’emblée.
C’est un acte politique. »

Aux Éditions Gallimard

Les Armoires vides, 1974, Folio 1984


Ce qu’ils disent ou rien, 1977, Folio 1989
La Femme gelée, 1981, Folio 1987
La Place, 1983, Folio 1986, réédition avec notes, présentation
et dossier par Kim-Lan Appéré, 2010
Une femme, 1987, Folio 1990
Passion simple, 1991, Folio 1994
Journal du dehors, 1993, Folio 1995
La Honte, 1996, Folio 1999
Je ne suis pas sortie de ma nuit, 1996, Folio 1999
La Vie extérieure, 2000, Folio 2001
L’Événement, 2000, Folio 2001
Se perdre, 2001, Folio 2002
L’Occupation, 2002, Folio 2003
L’Usage de la photo, en collaboration avec Marc Marie, 2005,
Folio 2006
Les Années, 2008, prix Marguerite Duras 2008,
prix François Mauriac 2008, Folio 2010

Et aussi…

L’Écriture comme un couteau, entretien avec Frédéric-Yves Jeannet,


Stock, 2003

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ISBN 978-2-84246-143-0
Francine Figuière : Bonsoir, nous recevons ce soir avec un très grand plaisir
Annie Ernaux. Nous allons tenter d’approcher avec elle l’acte d’écrire, et
c’est Raphaëlle Rérolle, rédactrice en chef adjointe du Monde des livres, qui
nous servira de guide dans cette exploration. Je vous souhaite une très bonne
soirée en leur compagnie.

Raphaëlle Rérolle : Bonjour à tous. Bonjour Annie Ernaux. Je suis très


heureuse de participer à ce débat et de vous entendre parler autour de cette
question « Écrire, écrire, pourquoi ? », et cela pour trois raisons. La première
est que j’admire vos livres. La deuxième est que cette question, du pourquoi
écrire, est la question la plus audacieuse et difficile qui soit. C’est une question
fondamentale et presque impossible à poser, ou souvent évacuée comme
telle. Pourquoi écrit-on ? C’est une question légitime, évidemment, mais
les causes, les raisons sont si variées, si profondes qu’on a parfois peur de
mettre la main dessus, ou de ne pas arriver à le faire. La troisième, c’est qu’il
y a peu d’écrivains dans le paysage de la littérature française avec lesquels il
me semble aussi passionnant d’aborder la question qu’avec vous : en effet,
vous n’avez cessé de vous interroger sur les mécanismes de l’écriture, sur la
légitimité de ce geste, sur la manière de représenter le réel.
Vos livres, que vous définissez vous-même comme « auto-socio-biogra-
phiques », puisent largement dans vos souvenirs personnels pour dresser
bien autre chose qu’un portrait personnel. Au-delà de votre propre personne
– cette femme née en Normandie dans une famille modeste, devenue insti-
tutrice, puis agrégée de lettres –, Annie Ernaux, il y a une génération, celle
qui émerge par exemple des Années – livre que vous avez publié en 2008 –, 4
une condition sociale, une suite d’expériences universelles ; il y a aussi le Annie Ernaux
rapport au père dans La Place, à la mère dans Une femme, à la maladie de Entretien avec
la mère, à un avortement, au passage du temps… De livre en livre, vous Raphaëlle Rérolle
construisez une sorte d’autobiographie collective, qui nous concerne tous.
À cause de cela, vous nous touchez ; ou plutôt, vous touchez en nous une
part d’humanité partagée, ce qui est l’un des grands rôles de la littérature.
Les effets pourtant, au sens littéraire du terme, sont réduits à leur plus
simple expression : votre écriture est dépouillée, de plus en plus dépouillée
au fil des livres, elle est clinique, sèche, et je crois même que vous avez
employé le terme de « plate » pour la définir. La recherche de la vérité passe
par un souci d’exactitude presque maniaque, documentaire. Et pourtant,
je le confesse, vous me faites pleurer et je pense que je ne suis pas la seule.
Alors, pardonnez-moi d’entrer en matière de manière si peu orthodoxe,
Annie Ernaux, mais pourquoi est-ce que vous me faites pleurer ? Et d’abord,
cherchez-vous à me faire pleurer ?

Annie Ernaux : Non, je ne cherche jamais à faire pleurer. J’écris sur des
choses qui me touchent depuis longtemps, des thèmes, des questions, des
douleurs, que la psychanalyse appellerait « indépassables » – que ce soit la
mort d’un père, d’une mère, un avortement, un sentiment de honte… Ces
choses sont enfouies et j’essaie de les mettre au jour, mais d’une façon qui ne
soit pas seulement personnelle. Il s’agit de sortir de moi-même, de regarder
ces choses et de les objectiver. C’est un grand mot, « objectiver », mais cela
veut dire mettre à distance ce qui est arrivé. Je ne suis pas dans la recherche

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de l’émotion, même si, effectivement, j’écris à partir de quelque chose que
l’on peut appeler une émotion. Je reçois très souvent des sollicitations pour
des commandes de textes. Mais je ne peux pas, c’est trop violent pour moi,
car ainsi je ne partirais pas de quelque chose d’important pour moi, qui me
plonge dans l’écriture jusqu’au tréfonds de moi-même, là où la place du
moindre mot compte. J’écris toujours à partir de quelque chose de fortement
ressenti. Pour me faire comprendre, je vais vous lire un extrait du début de
L’Événement, où je m’interroge sur le moment où j’ai commencé à écrire sur
cet avortement clandestin, datant de plus de quarante ans – et je ne sais pas
ce que deviendra ce texte.

Lecture de L’Événement par Annie Ernaux :

Avec ce récit, c’est du temps qui s’est mis en marche et qui m’entraîne
malgré moi. Je sais maintenant que je suis décidée à aller jusqu’au
bout, quoi qu’il arrive, de la même façon que je l’étais, à vingt-trois
ans, quand j’ai déchiré le certificat de grossesse…
(Écouter la suite sur archives sonores, repère : 7 min 07 s)

C’est ce « c’est ça » que j’essaie d’atteindre à travers l’écriture. Ce « ça »


est quelque chose de très fort pour moi, mais que je ne peux pas le définir…
C’est peut-être de là, de ce socle d’émotions, de douleurs – plus souvent que
de bonheur, je le reconnais hélas –, que sort mon écriture et c’est pourquoi,
alors, je vous touche.
5
Raphaëlle Rérolle : Les livres d’Annie Ernaux, son écriture, suscitent des Annie Ernaux
réactions, pas seulement des larmes, mais beaucoup d’interrogations, de désir Entretien avec
de communication et de partage : nous laisserons donc du temps à notre audi- Raphaëlle Rérolle
toire pour poser des questions. Mais j’aimerais d’ores et déjà vous demander
que vos interventions soient des questions et non des témoignages.
J’aimerais revenir sur un mot que vous avez prononcé. Vous avez dit : « aller
jusqu’au bout ». En fait, dans cette quête d’exactitude et de vérité, de faire
surgir ce qui est, il y a une grande radicalité…

Annie Ernaux : Quand j’emploie l’expression « aller jusqu’au bout », je


ne sais pas s’il s’agit d’une forme de radicalité, plutôt d’un désir de creuser
certaines choses et d’en faire sortir des mots. Quels que soient le danger et
les difficultés profondes, extrêmement différents suivant les textes, j’accepte
de descendre dans le noir et de terminer le livre. Bien sûr, en écrivant mon
premier livre, Les Armoires vides, je n’étais pas encore dans cet état d’esprit,
c’était un cri, personne ne savait que j’écrivais, j’avais une immense liberté.
C’est ensuite, dans les textes suivants, que la volonté d’aller jusqu’au bout
prend tout son sens. Dans La Place, par exemple. Pendant plus d’une dizaine
d’années, j’ai voulu écrire sur mon père et sur notre séparation à cause de
mes études, de mon changement de milieu social, mais je ne trouvais pas
la forme. Les essais que j’avais faits ne me satisfaisaient pas et j’étais dans
une situation épouvantable, parce que je n’étais pas allée jusqu’au bout de
ce désir de parler de mon père et de cette séparation. Alors j’ai écrit autre-
ment, de façon distanciée et impersonnelle. J’étais consciente du danger que

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représentait cette façon d’écrire, qui contrevenait à ce qu’on attend de lire
sur un père, mais j’avais besoin d’aller jusqu’au bout, dans cette forme-là
et seulement elle.

Raphaëlle Rérolle : Dans la forme, il y a une sorte de mystère qui donne


singularité et force à votre œuvre : celle-ci ne s’inscrit pas dans le désir de dire
le « moi », celui d’Annie Ernaux personnellement, mais dans celui de dire
un ensemble plus vaste ; pour autant, vous avez choisi le « je ». Comment
vous êtes-vous déterminée pour cette forme ?

Annie Ernaux : Mais il n’y a pas de « je » dans mon dernier livre…

Raphaëlle Rérolle : Je parle des débuts, de la nécessité de trouver la


forme…

Annie Ernaux : En commençant, je ne savais pas si j’allais utiliser le « je »


ou le « elle ». J’ai fait quelques essais avec « elle », c’était comme si je m’ap-
paraissais à moi-même comme un personnage de roman, je ne me sentais
pas à l’aise. Difficile à avouer, mais, ne sachant pas trancher, j’ai tiré à pile
ou face ! Je me suis lancée avec le « je » et je me suis aperçue que je ne
pouvais plus revenir en arrière, que le « je » me convenait. Évidemment, à
cette époque-là, c’était un « je » de roman autobiographique et, si le roman
était édité, je pensais que je pourrais toujours m’abriter derrière le fait que
« je » avait un nom et un prénom différents du mien, Denise Lesur. Ce qui
fut le cas. En réalité, ce « je » n’était pas celui d’un personnage inventé, on 6
parlerait aujourd’hui d’autofiction, à ceci près que le « je » avait un nom Annie Ernaux
et un prénom qui n’était pas le mien. Ensuite, La Femme gelée est un texte Entretien avec
charnière, où le « je » est davantage indécidable. Dans la réception, les lec- Raphaëlle Rérolle
teurs et lectrices ne s’y sont pas trompés, m’ont mise en cause, attaquée, le
livre étant pris pour le récit et l’analyse d’une expérience réelle.
Avec La Place, s’accomplit le saut vers un « je » pleinement assumé, à
cause de l’impossibilité pour moi de parler de mon père sans que ce soit un
récit vrai. Seule la vérité était digne de la vie de mon père, de cette séparation
entre lui et moi : le roman aurait été une trahison supplémentaire. Passée
dans le monde que mon père admirait mais qui le méprisait plus ou moins
en retour, parce qu’il était ouvrier et petit commerçant, moi, professeur de
français transmettant une culture qui était complètement étrangère aux
élèves que j’avais devant moi, j’étais dans une forme de trahison. Écrire un
roman aurait été la trahison ultime. Il me fallait être dans la vérité et donc
dans le « je » véridique.
Vous parliez d’une écriture plate, je dirais factuelle, une écriture dans
laquelle il n’y a ni commisération ni lyrisme, mais simplement la volonté de
se tenir au plus près des choses, au plus près du réel. Par rapport à l’émotion,
plus on est concis, plus les mots deviennent comme des choses, comme
des pierres qu’on pose les unes à côté des autres : à ce moment-là, on ne lit
plus seulement un livre, mais quelque chose de réel qui vous atteint dans
votre propre vie.
La Place est un livre qui a orienté différemment mon écriture et m’a
fait poser un ensemble de questions : que puis-je faire par rapport à cette

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vie qui n’est plus ? Que puis-je faire de vrai ? Quelle est ma place dans le
texte ? Dans le champ littéraire ? Par rapport au lecteur ? À cette époque,
je pensais que les lecteurs appartenaient à une petite minorité qui a fait des
études, étaient des privilégiés de la culture, et que je leur donnais à voir une
vie qui était « au-dessous » de la littérature. On est toujours à une place
dans un livre par rapport à ce qui est dit, et je ne voulais pas que cette place
soit surplombante par rapport à cette existence qui, cependant, je le savais,
n’était ni particulière ni singulière. Je ne comptais pas écrire La Gloire de mon
père – ce « joli » récit de Marcel Pagnol – mais j’avais le désir que les choses
n’apparaissent ni hautes ni basses, juste factuelles. C’est peut-être par là, et
sans le vouloir, que j’ai rencontré beaucoup de lecteurs et lectrices qui ont
eu l’impression que c’était leur propre histoire, leur propre vie.

Raphaëlle Rérolle : Vous évoquiez Une femme, dans lequel vous avez employé
cette expression, « au-dessous de la littérature », qui a été par la suite largement
réutilisée de manière tronquée ; peut-être pourriez-vous nous la lire ?

Annie Ernaux : Ma mère est décédée quelques années après la sortie de La


Place. L’écriture utilisée dans ce roman était imprimée en moi et j’ai eu un peu
la même démarche et la même écriture dans Une femme. De la même façon, il y
a une interrogation sur l’écriture : comment et peut-on écrire sur une mère ?

Lecture d’Une femme par Annie Ernaux :

C’est une entreprise difficile. Pour moi, ma mère n’a pas d’histoire. 7
Elle a toujours été là. Mon premier mouvement, en parlant d’elle, Annie Ernaux
c’est de la fixer dans des images sans notion de temps : « elle était Entretien avec
violente », « c’était une femme qui brûlait tout », et d’évoquer en Raphaëlle Rérolle
désordre des scènes où elle apparaît…
(Écouter la suite sur archives sonores, repère : 24 min 07 s)

« Au-dessous de la littérature » signifie rester dans ce lien que j’ai avec ma


mère, dans ce qu’il y a eu entre nous, dans sa présence qui est maintenant
une absence ; c’est être avec elle dans un lieu que seule la littérature, c’est-
à-dire l’écriture, peut rendre.

Raphaëlle Rérolle : Cela signifie aussi ne pas vous retrouver dans la posture
de l’écrivain en surplomb. Votre manière de faire surgir le réel, de le donner
à voir, à entendre, à hauteur d’humanité, de l’exposer tel que vous l’exprimez
contient-elle une part de politique ?

Annie Ernaux : Je pense que l’écriture est de toute façon un acte politique.
Je ne crois pas du tout que ce soit une activité anodine – je ne parle pas
du moment où j’écris, mais du résultat – car on ne peut pas penser écrire
et n’avoir aucun retentissement : cela provoque une action, le livre a une
influence sur la conscience et l’inconscient des gens. Mais cela dit, jamais je
n’ai réfléchi au type d’action que mes textes produisaient.
Écrire n’a pas la même signification selon les périodes de ma vie, c’est
pourquoi il est difficile de définir en bloc ce que c’est qu’écrire. Quand

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j’avais vingt-deux ans et que j’ai écrit un texte jamais publié, écrire signifiait
accéder à une vie supérieure, profonde, pour me construire en tant qu’écri-
vain reconnu et faire ce qu’il y avait de plus beau pour moi : écrire un livre.
Cette notion d’action politique est venue après avoir écrit et vu que cela
produisait un effet : j’ai eu l’impression que, à cause de mon livre, des gens
avaient pris conscience de quelque chose. À certains moments me vient la
nécessité d’affronter coûte que coûte un problème personnel, comme le
sentiment de honte sociale, ce que je ne peux faire que par l’écriture. Cet
acte d’écriture reste mystérieux à moi-même, mais c’est la chose la plus
importante pour moi.

Raphaëlle Rérolle : « Aller jusqu’au bout », c’est aussi, dans votre cas – et
cela fait partie d’une forme de « brutalité » de votre écriture, qui a pu être
mal reçue –, nommer les choses par leur nom, c’est-à-dire, par exemple dans
Passion simple, appeler le sexe le sexe, donner les vrais mots ; c’est aussi une
façon politique de voir les choses ?

Annie Ernaux : Je crois que les deux axes principaux de l’aspect politique
de mes textes sont : premièrement, tout ce qui concerne la place sociale – le
« privilège de la naissance », disait-on autrefois –, et le fait que le lieu où vous
êtes né conditionne toute la vie. Deuxièmement, tout ce qui concerne les
femmes, le fait d’être une femme. J’ai souffert de faire partie du deuxième
sexe (La Femme gelée), de ne pas comprendre la domination masculine, et
l’écriture est un moyen assez naturel de rétablir un équilibre – je ne veux
pas dire l’égalité. Il s’agissait d’écrire sans souci de ce que « doit » écrire une 8
femme et c’est ainsi que Passion simple a été écrit. Annie Ernaux
Entretien avec
Raphaëlle Rérolle : Êtes-vous obligée de vous vaincre ? Raphaëlle Rérolle

Annie Ernaux : Oui.

Raphaëlle Rérolle : Par exemple, j’imagine que quand on écrit un livre


comme Passion simple, il doit y avoir des mécanismes d’autocensure…
Comment cela fonctionne-t-il ?

Annie Ernaux : Cela dépend des textes, mais, il y a parfois une rétraction
de ma part. J’ai une envie, j’ai un désir, je le sens, et en même temps je ne
vais pas au bout… Quelque part, vous pouvez appeler cela censure. Elle est
de différente nature. La censure la plus grande est celle de la forme ; par
exemple, la forme de Passion simple est une énumération de comportements,
était-ce « acceptable » ?

Raphaëlle Rérolle : Passion simple est un petit livre extrêmement intense,


dans lequel une narratrice prend la parole pour décrire quelques mois de
passion durant lesquels elle n’a fait qu’attendre un homme. Elle décrit l’ob-
session qui a été la sienne, la manière dont le temps et toute sa vie a gravité
autour de cette homme-là. Elle raconte comment cette passion l’a mise
dans une situation socialement difficile à accepter, et comme il est difficile
de dire ces choses-là.

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Annie Ernaux : Je n’avais jamais écrit sur la passion : pour schématiser, j’étais
l’écrivain social. C’était une rupture et la question était : écrire comment ?
Je me retrouvais devant une matière neuve et je savais que je n’allais pas
écrire une « histoire d’amour », que j’en étais incapable. J’ai été cette femme
traversée par cette passion. Que fait-elle ? Que pense-t-elle ? Comment se
comporte-t-elle ? C’est cela, Passion simple. Je décris en objectivant tout en
employant le « je ». J’écris aussi sur l’écriture de la passion et sur le temps.

Raphaëlle Rérolle : Dans Passion simple, vous faites une comparaison entre
ce que provoque l’acte sexuel et ce que devrait provoquer l’écriture : « Il me
semble que l’écriture devrait tendre […] à cette impression que provoque
l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement
moral. »

Annie Ernaux : Stupeur, fascination… Que les livres provoquent cette sorte
de fascination du réel, d’emprise, cela m’amène à un passage de L’Usage de
la photo. C’est un texte que j’ai écrit avec mon compagnon – mais chacun
son texte et sans nous concerter – sur des photos de paysages que forment
les vêtements après l’amour.

Lecture de L’Usage de la photo par Annie Ernaux :

Je m’aperçois que je suis fasciné par les photos comme je le suis depuis
mon enfance par les taches de sang, de sperme, d’urine, déposés sur 9
les draps ou les vieux matelas jetés sur les trottoirs… Annie Ernaux
(Écouter la suite sur archives sonores, repère 38 min) Entretien avec
Raphaëlle Rérolle
Je fais une sorte de rapprochement entre des choses matérielles, comme
ces taches, qui provoquent cette fascination, et l’écriture…

Raphaëlle Rérolle : Sauf que la sidération que provoque ces taches-là, vous
arrivez à vous en extraire suffisamment, avec la distance nécessaire pour
pouvoir écrire…

Annie Ernaux : Il est très compliqué d’expliquer comment cela fonctionne. Je


reviens à l’idée de danger et de risque. Effectivement, il faut franchir quelque
chose, se lancer dans une forme nouvelle qui fait peur. Mon dernier livre, Les
Années, a mûri très longtemps parce que je recherchais la forme qui convient.
Au départ, j’ai eu du mal à accepter que ce soit une forme complètement
impersonnelle qui s’impose. C’était quelque chose de très différent puisque,
jusqu’ici, j’écrivais à la première personne ; mais ensuite, je me suis sentie
portée, au sens d’être soulevée par les choses que j’avais écrites. Une sorte
d’acceptation se met en place.

Raphaëlle Rérolle : Vous écrivez comme si vous aviez une certaine soumis-
sion à la forme…
Annie Ernaux : À un moment, la forme est plus forte et m’entraîne ; j’ai alors
tous les courages et celui d’aller jusqu’au bout. Mais à la fin, en général, je suis

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très mal, car même si j’écris le livre pour qu’il soit publié, je me dis que c’est
impubliable. Pour le dernier, Les Années, je pensais que les gens diraient : « Elle
est devenue folle, Annie Ernaux ! C’est quoi ce livre ? » Avec Passion simple,
j’étais saint Sébastien, je voyais déjà toutes les flèches. L’Usage de la photo, idem.
Je suis poussée par quelque chose pour partir, mais, à la fin, j’ai peur.

Raphaëlle Rérolle : Vous n’avez pas d’inquiétude pendant, vous êtes


entraînée et puis…

Annie Ernaux : Voici les trois phases. La première, c’est : « Ah non ! Je n’y
arrive pas ». La deuxième : « C’est bon », je suis sur un nuage, je vis avec
le livre. Et puis, vers la fin, je ne veux même plus relire le début : « C’est
épouvantable, pourquoi suis-je allée au bout de ça ? »

Raphaëlle Rérolle : Faites-vous partie des écrivains qui ne montrent pas ou


de ceux qui montrent en cours de route ?

Annie Ernaux : Je ne montre jamais rien à personne et, à la fin, j’apporte à


l’éditeur. Cela s’est toujours passé ainsi, même avec Marc Marie pour L’Usage
de la photo : ce n’est qu’au dernier moment qu’on a assemblé les textes qui
s’intercalent, mais on ne s’est rien dit. Au départ, le deal, c’était de choisir la
même photo et d’écrire chacun sur cette photo. Je ne montre jamais rien à
personne, et, le pire, c’est que, si je faisais une lecture d’une œuvre en cours,
je ne pourrais plus écrire un seul mot… J’ai l’écriture fragile et solitaire.
10
Raphaëlle Rérolle : Ce qui est très émouvant, c’est la tension entre cette Annie Ernaux
solitude qui est la vôtre quand vous écrivez et le partage d’humanité qui se Entretien avec
fait dans vos livres. J’aimerais citer une phrase de Passion simple que je trouve Raphaëlle Rérolle
extrêmement belle : « Je me demande si je n’écris pas pour savoir si les autres
ont fait ou ressentent des choses identiques. »

Annie Ernaux : Peut-être qu’il y a un peu de ça. Il n’y a pas qu’une raison
d’écrire, mais effectivement c’en est une. Seulement, je ne sais pas quand
j’écris si les autres ressentent la même chose, donc je ne peux pas en tenir
compte. À la fin de L’Événement, j’ai écrit : « J’ai effacé la seule culpabilité
que j’aie jamais éprouvée à propos de cet événement, qu’il me soit arrivé et
que je n’en aie rien fait. » Pour le dernier, Les Années, je me suis dit : « J’ai
traversé toute une époque et je n’ai rien fait de cette traversée. » J’éprouve
de la culpabilité de ne pas faire ; c’est un devoir.

Lecture de L’Événement par Annie Ernaux :

Comme un don reçu et gaspillé. Car par-delà toutes les raisons sociales
et psychologiques que je peux trouver à tout ce que j’ai vécu, il en
est une dont je suis sûre plus que tout : les choses me sont arrivées
pour que j’en rende compte…
(Écouter la suite sur archives sonores, repère : 44 min 42 s)
Cette idée de dissolution, qui est en même temps une idée de résurrec-
tion, est très importante et répond à la question : pourquoi suis-je venue

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au monde ? Simplement : rendre compte par l’écriture. C’est effectivement
beaucoup, mais c’est une conviction que je n’avais pas forcément au départ.
D’ailleurs, je dois dire que je n’ai désiré écrire qu’à vingt ans et pas avant.
Public : Que ressentez-vous quand il est temps d’arrêter d’écrire ? Quel est
le moment déclencheur ?

l’implication des hommes dans la


Annie Ernaux : Cela dépend du vie quotidienne et dans l’éduca-
livre et de sa forme. C’est la forme tion des enfants –, les schémas,
qui impose le moment d’arrêter, les représentations littéraires et du
parce que mon écriture est tantôt pouvoir demeurent très largement
linéaire, tantôt non linéaire, et je masculins ; il y a beaucoup plus
peux toujours rajouter des choses. En d’hommes qui écrivent et qui
réalité, si j’en avais la possibilité, je publient, et leurs paroles ont plus
resterais très longtemps sur un livre. de légitimité que celle des femmes.
Mais il faut savoir s’arrêter, sinon je J’ai très souvent entendu dire dans
continuerais à corriger indéfiniment, des rencontres comme celles-ci
d’autant plus que, avec l’ordinateur, – mais, Dieu merci, pas ici –, et
les possibilités sont infinies. Je res- c’est généralement un homme qui
terais très volontiers sur un livre, pose la question : « Comment vous
car comme vous l’avez compris, j’ai situez-vous par rapport à… ? », en
peur de la publication. Très souvent, citant les femmes du moment. Je
je sais ce que sera la fin et elle est n’ai jamais entendu demander à
rédigée avant que le livre soit fini. un écrivain homme comment il 11
À un moment, il faut bien rendre se situait par rapport à un autre Annie Ernaux
le livre mais je le sens infiniment écrivain homme. Entretien avec
revisitable et remodelable. Raphaëlle Rérolle
Raphaëlle Rérolle : Outre le fait que
Public : Je suis journaliste et j’entends ce soit désobligeant de demander à
beaucoup d’éditeurs et de libraires un écrivain de se situer par rapport à
dire : « C’est une puissante écriture un autre écrivain – je pèche par excès
féminine. » d’optimisme, sans doute –, il me
semble que ce genre de balivernes sur
Annie Ernaux : C’est une expres- l’écriture féminine est un peu moins
sion exécrable ! Avez-vous déjà lu en vogue. On vous pose encore cette
quelque part sous la plume d’un question ?
critique littéraire : « C’est une puis-
sante écriture masculine » ? Jamais ! Annie Ernaux : Oui. Vous savez
J’ai l’habitude de toujours inverser, qu’il va y avoir, au Salon du livre,
pour montrer les signes de l’assujet- un débat sur l’écriture féminine
tissement inconscient des femmes, auquel j’ai refusé de participer. Dans
qu’on définit toujours « par rapport certaines grandes librairies, il y a de
à ». Et quand vous dites une « écri- nouveau un rayon littérature fémi-
ture féminine », c’est évidemment nine, par exemple au Grand Cercle à
par rapport à l’« écriture » telle que Éragny (près de Cergy-Pontoise) : y
la pratiquent les hommes. Même est classé ce qui est sans doute con-
s’il y a des changements dans la vie sidéré comme une sous-littérature,
des femmes – le partage des tâches, alors qu’il n’y a pas de littérature

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masculine. ce sentiment de perte. Mais avez-vous
le souci de sauver ?
Public : J’ai l’impression qu’actuel-
lement, nous sommes confrontés à Annie Ernaux : « Toutes les images
un écroulement total des valeurs disparaîtront », cette phrase qui
occidentales, que la crise monétaire, ouvre Les Années, renvoie aux images
ajoutée à une crise écologique, réelles et imaginaires qui m’ont
font que nous devons repenser traversée et à celles qui ont traversé
totalement notre monde. Qu’en une époque. Écrire, c’est sauver
pensez-vous ? les choses enfuies, y compris cette
femme anonyme que je vois dans
Annie Ernaux : Je ne vais pas vous le métro. Comme si c’était le seul
répondre parce que nous ne sommes moyen de prouver que nous n’avons
pas dans ce débat-là. Par exemple, pas existé pour rien.
« les valeurs occidentales », fran-
chement je m’en fous ! Ce que je Public : Dans votre livre L’Usage
vous dis est brutal parce que je ne des mots1 [sic], vous commencez,
crois pas qu’on puisse répondre du de manière assez extraordinaire
tac au tac à de telles questions, à pour un écrivain, par des photos ;
moins d’être dans un débat politique est-ce que le combat que vous avez
avec des spécialistes qui analysent, mené contre la maladie vous avait
développent… Mais je suis une per- privé à ce moment-là du pouvoir
sonne comme une autre, qui regarde des mots ?
les choses, les juge, et je les écrirai
peut-être mais en y réfléchissant. Annie Ernaux : Non, je n’ai pas été 12
Ce que je ne peux pas faire là, sinon privée du pouvoir des mots. Bien Annie Ernaux
superficiellement. sûr, l’annonce du cancer est un cata- Entretien avec
clysme, une coupure brutale entre Raphaëlle Rérolle
Raphaëlle Rérolle : Pour revenir au hier et aujourd’hui. D’un seul coup,
thème de ce débat, qui est : « écrire, on se trouve face à la finitude, d’où
pourquoi ? », dans Les Années, le bouleversement. Dans ce moment
vous commencez par cette phrase où je pensais que ma vie pouvait
terrible : « Toutes les images dispa- s’arrêter, il y a eu la rencontre d’un
raîtront. » L’une des justifications homme. S’est produite cette chose
les plus élémentaires de l’écriture inouïe et imprévue : tout à coup,
qui vient à l’esprit est peut-être l’amour et la mort sont voisines.
le souci de sauver les choses de la L’idée de la photo me vient mais sans
disparition. On a compris que vous relation avec une quelconque perte
ne vouliez pas sauver les valeurs des mots. Au contraire, c’est dans
occidentales… cette période que j’ai poursuivi mon
projet des Années sans me retourner,
Annie Ernaux :. Écrire, c’est me en me disant : « De toute façon,
situer en-dehors, et de ce point de je n’ai plus rien d’autre à faire que
vue, toutes les valeurs passent, toutes de continuer à faire ce livre. » Les
les choses se transforment, dans une photos et L’Usage de la photo, c’était
constante évolution. un peu à côté.
Raphaëlle Rérolle : Vous avez une Lecture de L’Usage de la photo par
écriture de la perte et, finalement, la Annie Ernaux :
plupart de vos livres sont consacrés à

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Un jour, il m’a dit : « Tu n’as eu un cancer que pour l’écrire. » J’ai
senti qu’en un sens il avait raison. Mais jusqu’ici je ne pouvais pas
m’y résoudre. C’est seulement en commençant d’écrire sur ces
photos…
(Écouter la suite sur archives sonores, repère : 59 min 55 s)
C’est vrai que je ne pouvais pas écrire seulement sur le cancer, et passer
par le détour de photos me permettait de le faire. Pourquoi ne pouvais-je pas

écrire directement sur le cancer ? Je Une femme m’a permis d’accomplir


pense que je me méfie de l’émotion mon deuil en ayant l’impression
provoquée. C’est un livre qui n’est de mettre, à mon tour, ma mère au
pas orthodoxe : d’aucuns ont jugé monde. Dans Les Années, ce n’est
que certaines photos étaient porno- plus une personne, mais une époque
graphiques – alors qu’il n’y a pas de qui se met à vivre différemment dans
corps –, et ce livre évoque le cancer, la tête des gens : le livre devient un
ce qui a quelque chose de choquant ; mémento perpétuel de choses qu’ils
d’ailleurs, ce livre a choqué. avaient oublié. Pour moi, écrire, ce
n’est jamais la séparation, mais au
Public : Existe-t-il un lien très impor- contraire la fusion, qui vient peut-être
tant entre le travail sur la forme et le d’un sentiment de perte ; un mot qui
travail sur soi ? Et au cours du travail revient beaucoup dans mes textes est
du livre, n’y a-t-il pas un travail de le mot « vide » et le sentiment de ne
séparation avec la mère, le père, pas avoir d’identité – mais de toute
l’amant, le cancer ? La publication façon je ne crois pas à l’identité. 13
n’est-elle pas le point final de ce J’avais relevé une phrase de Lévi- Annie Ernaux
travail de séparation ? Strauss [dans le Nouvel Observateur, Entretien avec
une interview de C.L-S par Didier Raphaëlle Rérolle
Annie Ernaux : La notion de travail Eribon] : « C’est la société qui nous
sur soi, je ne la ressens pas, je ne la impose d’avoir une identité, mais
comprends pas bien. Je n’ai jamais pour moi ce n’est guère que le lieu
eu l’impression de travailler sur moi anonyme où il se passe des choses et
en écrivant. Plutôt celle de sortir de ce sont ces choses qui sont réelles,
moi, c’est-à-dire de me nier en tant pas le lieu. » En 1985, cela m’avait
que femme, au point de vue sexuel, suffisamment marquée pour que je la
de me projeter dans une réalité recopie, et effectivement, je me sens
autre, que je transcris et que j’essaie un lieu de passage des choses.
d’atteindre. C’est toujours cette idée
d’immersion dans quelque chose Raphaëlle Rérolle : En dehors des
d’autre. Je ne pense pas qu’il y ait Années, vous êtes quand même un
cette séparation définitive avec mon lieu qui dit « je », c’est là toute l’am-
père dans La Place, avec ma mère biguïté…
dans Une femme, ou avec l’amant de
Passion simple. Simplement, je les ai Annie Ernaux : Non, ce n’est pas
fait vivre dans les consciences d’autres un « je » personnel, je l’avais qualifié
gens, sous une autre forme. Je suis en de « transpersonnel ». C’est un lieu
quelque sorte le médium, la passeuse : qui est traversé par une passion, par
c’est tout le contraire de l’impression la déchirure sociale, par la honte et
d’une séparation. Certes, l’écriture de – ce qui est plus troublant – par ce

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qui arrive au corps : l’avortement et
le cancer, des choses qui apparais- Public : Ce que vous disiez à l’instant,
sent comme indicibles et qui vous quant à votre impression de sortir
mettent en relation avec la vie et la de vous-même, me fait penser à ce
mort. Le vrai « je », c’est le journal qu’écrivait Julia Kristeva à propos de
intime. Je n’en ai publié qu’une Colette, sur la bisexualité psychique
partie, Se perdre – encore la perte –, des gens qui créent. Nancy Huston
parce qu’en réalité c’était le pendant le dit également, mais d’une autre
d’un livre concerté, Passion simple, façon, dans un ouvrage qui s’appelle
afin de montrer la différence entre Âmes et corps – recueil d’essais divers
les deux. –, où elle écrit qu’effectivement, elle
a la joie d’avoir une double posture, à
Raphaëlle Rérolle : Comment la fois de femme et d’homme (au sens
s’opère le va-et-vient entre le journal d’universel) ; c’est un changement
intime et le reste de l’œuvre ? Il y a de regard : lorsqu’elle vit les choses,
aussi Journal du dehors, mais qui était elle est regardée et quand elle écrit,
destiné à être publié. elle est regardante. Elle a donc cette
double capacité et elle dit qu’elle est
Annie Ernaux : Non, il ne l’était beaucoup plus riche de cela. Êtes-
pas, au départ, comme beaucoup de vous d’accord avec cette idée, qui
choses que j’écris. Le journal intime permet de balayer cette notion débile
me sert de pièce à conviction pour les d’écriture féminine ?
autres textes : ce qui a été écrit dans
le journal a vraiment été ressenti à Annie Ernaux : Je suis globalement
un moment, c’est la preuve que cela d’accord avec cela et notamment 14
a bien eu lieu. L’idée de preuve est un avec le fait que les femmes sont Annie Ernaux
fil rouge de mon écriture, lié au souci regardées, surveillées, jugées. Pour Entretien avec
de la réalité. Il me faut la trace, photo faire un parallèle avec l’actualité, ce Raphaëlle Rérolle
ou tache. La photo de gens – je ne n’est quand même pas un hasard si
parle pas de la photo artistique qui la femme voilée est l’objet de tous les
ne m’intéresse pas –, c’est la preuve soucis. C’est la femme qui condense
qu’ils ont été là, le « ça a été » de des problèmes très vastes, d’histoire et
Barthes. de civilisation, etc. Les femmes sont
dans cette situation d’être regardées
Raphaëlle Rérolle : Le journal intime mais cela ne veut pas dire que toutes
est-il un relais de votre mémoire ? les femmes, lorsqu’elles écrivent,
sont regardantes. Personnellement,
Annie Ernaux : Ce n’est pas un relais je le suis, mais on regarde souvent,
de la mémoire. Nombre de choses qui malheureusement, avec des schémas
viennent de la mémoire ne sont pas anciens. On ne peut pas dire que
dans le journal intime ; le journal me l’écriture soit issue d’un moi pur,
sert de certitude que j’ai pensé cela. préservé de toute représentation.
Par exemple, dans Les Années, quand Cela dépend de la façon dont on
j’évoque sur le mode impersonnel la a assimilé les textes écrits par des
Première Guerre du Golfe ou bien le hommes, etc.
11 Septembre, c’est parce que, dans Public : Comment envisagez-vous
mon journal, j’ai des preuves de ce aujourd’hui La Place, trente ans
que j’avais pensé. Je me méfie de la après ?
mémoire.

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Annie Ernaux : Ce n’est pas à moi de libération. Il me donnait la force
juger ce livre. Je pense qu’il est tou- de dire ce qui n’est pas forcément
jours d’actualité et que l’intérêt que entendu dans la littérature. Cela m’a
les professeurs accordent à ce texte toujours accompagné, bien que je ne
dans leurs classes est très grand, car me sente pas totalement à la hauteur
il permet de servir de tremplin pour de sa réflexion philosophique. J’ai
une parole des élèves et la mise au exprimé ma position par rapport à
jour de problèmes sociaux Ce livre a Bourdieu dans plusieurs articles.
été conçu pour un usage et une action
immédiats, je n’en imaginais pas la Raphaëlle Rérolle : Par rapport à
prolongation. Si votre question est : ce que vous disiez sur Bourdieu et le
y a-t-il des changements dans notre sentiment de trahison que vous évo-
société, je répondrais que je ne suis quiez au début de l’entretien, est-ce
pas sûre. Le décalage culturel et les que, au bout du compte – après ces
difficultés que rencontrent les enfants livres, après La Place –, ce sentiment
issus des milieux dominés, pour s’est éteint en vous ?
employer la terminologie bourdieu-
sienne, prennent d’autres formes mais Annie Ernaux : D’une certaine
ne changent pas. façon, je pense que oui, grâce à
l’écriture. Certains livres, La Place,
Public : Justement, quel est l’impact La Honte, ont d’une certaine manière
de Bourdieu sur votre œuvre ? « rendu justice ». Mais le livre a ses
limites : Sartre ou Camus (je pense
Annie Ernaux : C’est une longue que c’est Camus) disait qu’un livre
histoire. Je n’ai pas écrit à cause de ne peut rien contre la mort d’un 15
Bourdieu, le désir d’écrire est bien enfant. Si on parle d’action, il y a Annie Ernaux
antérieur. Au début des années le sentiment d’être impuissant dans Entretien avec
soixante-dix, dans le cadre d’une l’écriture. Raphaëlle Rérolle
remise en cause de toute la société
et de l’enseignement en particulier, Raphaëlle Rérolle : Néanmoins,
dont j’étais partie prenante, j’ai lu quand vous écrivez le Journal du
Les Héritiers et La Reproduction, dehors ou La Vie extérieure, quand
et cela a effectivement déclenché vous attrapez des fragments d’exis-
une nécessité. Je portais en effet tences dans le RER, à la caisse du
en moi un livre, qui n’avait pas supermarché, vous faites surgir un
encore de forme, depuis la mort monde, vous exposez un monde qui
de mon père. Là, j’ai été incitée à ne s’expose pas d’habitude.
écrire, à me dire : « Je ne suis pas
une héritière, je suis une étudiante Annie Ernaux : C’est exposer, mais
boursière, et je dois écrire. » Voilà est-ce que c’est suffisant ? Je dissocie
ce que je dois à Bourdieu. Ensuite, l’écriture de ce qu’on appelle « l’enga-
j’ai lu La Distinction, puis tous ses gement réel ». Très souvent, je réagis
autres livres, Le Sens pratique, etc., à des choses qui se passent dans l’ac-
et à chaque fois j’avais l’impression tualité, et en même temps je me dis :
de lire des choses qui étaient indé- « Un article va servir à quoi ? »
niables sur le plan scientifique. Non Raphaëlle Rérolle : Qu’est-ce que
seulement il élargissait le champ « l’engagement réel » pour vous, quand
de la connaissance, mais en même ce n’est pas l’écriture ? L’écriture est-
temps il apportait une forme de elle un engagement réel ?

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Annie Ernaux : C’est un engage-
ment ! Mais qui ne se situe pas au
même niveau qu’un engagement
dans une association, pour un pro-
blème précis, par exemple pour les
sans-papiers. Un écrivain ne fait pas
grève…

Raphaëlle Rérolle : Mais parfois il


montre des grévistes… Je crois que
nous pouvons terminer sur ces mots.
Je vous remercie.
1. Le spectateur voulait faire allusion à L’Usage
de la photo. ↑

16
Annie Ernaux
Entretien avec
Raphaëlle Rérolle

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