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Léconomie Mondiale 2023 - Collectif

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CEPII, cet ouvrage a été réalisé sous la direction

d’ Isabelle Bensidoun et Jézabel Couppey-


Soubeyran

L'économie mondiale 2023


Copyright
© La Découverte,
Paris, 2022

Les publications du CEPII

Une expertise sur l’économie internationale

— La Lettre du CEPII  : des analyses sur les enjeux clés de


l’économie internationale

—  Les Policy Briefs  : des contributions aux débats de


politique économique

—  Le Blog du CEPII  : l’actualité déchiffrée par les


économistes

—  Le Panorama du CEPII : des fiches statistiques et des


éclairages thématiques

—  L’Économie mondiale  : l’ouvrage annuel pour


comprendre les grandes tendances

—  L’Économie internationale en campagne : les questions-


réponses des économistes du CEPII au service du débat
public
—  Carnets graphiques, l’économie mondiale dévoile ses
courbes : une quarantaine de graphiques, chacun
accompagné d’un texte court, pour tracer les contours de
quarante ans d’économie mondiale

Une production scientifique

— Documents de travail : des contributions à la recherche


académique

— International Economics  : la revue académique publiée


par le CEPII

Retrouvez l’ensemble des publications sur le site Internet


du CEPII : www.cepii.fr

Le Centre d’études prospectives et d’informations


internationales (CEPII) est le principal centre français de
recherche et d’expertise en économie internationale. Les
analyses et études du Centre contribuent au débat public
et à la formulation des politiques économiques.

L’Économie mondiale 2023 est publié sous la responsabilité


de la direction du CEPII. Les opinions exprimées sont
celles des auteurs.

L’Économie mondiale 2023/CEPII : éd. sous la dir. d’Isabelle


Bensidoun et de Jézabel Couppey-Soubeyran, La
Découverte, « Repères », Paris, 2022, n° 792 (économie).

Réalisation PAO : Sophie de Salée.

Dépôt légal : septembre 2022.

ISBN papier : 9782348075773

ISBN numérique : 9782348075704

Ce livre a été converti en ebook le 11/08/2022 par Cairn à


partir de l'édition papier du même ouvrage.

http://www.editionsladecouverte.fr

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement


réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou
diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout
ou partie de cette œuvre est strictement interdite et constitue
une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du
Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit
de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété
intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.
Présentation
Chaque année, le CEPII publie dans la collection « Repères » des
analyses inédites des grandes questions économiques
mondiales.

Dans un contexte géopolitique particulièrement tendu avec la


guerre en Ukraine, l’inflation fait son retour et semble bien être
là pour durer, tandis que la reprise qu’avaient fait espérer les
soutiens budgétaire et monétaire massifs s’étiole.

En cause, des facteurs profonds, liés aux transformations de la


mondialisation, aux crises énergétique et écologique, et, à la clé,
d’épineux dilemmes de politique économique pour les autorités
publiques. Dans un tel contexte, l’Europe parviendra-t-elle à
installer une autonomie stratégique ouverte ?

Les politiques commerciales seront-elles mises au service du


climat ?

La responsabilité sociale et environnementale deviendra-t-elle


la norme dans la gouvernance des entreprises ? Tous ces sujets
ont besoin d’un débat public bien informé, mieux qu’il ne l’a été
sur l’immigration, qui a polarisé l’attention en 2022 sans
parvenir à se dégager de perceptions erronées.

L'auteur
CEPII
Le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) est le
principal centre français de recherche et d’expertise en économie internationale. Cet
ouvrage a été réalisé sous la direction d’Isabelle Bensidoun et Jézabel Couppey-
Soubeyran.
Ta ble des m a tièr es
Introduction (Isabelle Bensidoun et Jézabel Couppey-Soubeyran)

I/ Vue d’ensemble : l’économie mondiale évitera-t-elle


le précipice ? (Thomas Grjebine)
Des espoirs de reprise au plongeon dans la stagflation
Le risque d’un domino financier
Menaces sur la transition écologique, tensions sociales
et prééminence de la géopolitique

II/ Plans de relance budgétaire : quelle efficacité ? (Jérôme


Héricourt)
D’une crise à l’autre : une ampleur et des causes différentes
Des plans de soutien qui ont en partie tiré les leçons
des erreurs du passé
Un bilan globalement positif pour l’après-Covid,
mais avec des zones d’ombre

III/ Le retour de l’inflation et des dilemmes


macroéconomiques qui vont avec (Thomas Grjebine)
Des facteurs structurels qui pourraient faire durer l’inflation
Des gouvernants tiraillés entre des objectifs contradictoires

IV/ Quelle gouvernance d’entreprise pour la transition


énergétique et écologique ? (Michel Aglietta et Renaud du Tertre)
De la gouvernance actionnariale à la gouvernance
partenariale
L’impact de la gouvernance d’entreprise sur la stratégie
financière des grandes entreprises américaines
et allemandes
La politique RSE comme levier d’intégration des objectifs
de développement durable dans la stratégie d’entreprise
Les enjeux d’une autonomie de l’Europe en matière
de réglementation de l’information extrafinancière
L’urgence d’une écologie politique pour affronter la menace
climatique planétaire

V/ Mettre le commerce au service du changement


climatique (Cecilia Bellora)
Nous importons des GES, que faut-il en penser ?
Les impacts du commerce sur le changement climatique :
nombreux et complexes
Mettre la politique commerciale au service de la lutte
contre le changement climatique

VI/ De quoi l’autonomie stratégique ouverte est-elle le


nom ? (Vincent Vicard et Pauline Wibaux)
Genèse du concept
Dans un environnement international en mutation
Définir l’autonomie stratégique ouverte
Les instruments de l’autonomie stratégique :
politiques externe et interne de l’UE
La mise en œuvre de l’autonomie stratégique ouverte

VII/ Réalités de l’immigration et fabrique


des opinions (Anthony Edo)
Les chiffres de l’immigration en Europe
Encadré 1. Focus sur les exilés ukrainiens
Des représentations du phénomène migratoire en décalage
avec la réalité
La déformation du phénomène migratoire influence
les opinions politiques
L’influence des médias sur les opinions politiques
Une information de qualité pour décider en connaissance
de cause

Base de données sur l’économie mondiale (Pierre Cotterlaz et


Alix De Saint Vaulry)
Introduction

Isabelle Bensidoun
Isabelle Bensidoun est adjointe au directeur du CEPII et
responsable des publications.

Jézabel Couppey-Soubeyran
Jézabel Couppey-Soubeyran est maîtresse de conférences
à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et conseillère
scientifique à l’Institut Veblen.

L e rebond fort et rapide qui a suivi la récession provoquée


par la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 avait
laissé espérer une reprise solide. Mais, comme le souligne
Thomas Grjebine dans le chapitre I, cet espoir a vite cédé la
place aux craintes de stagflation, une situation
macroéconomique qui évoque celle des années 1970, quand
l’inflation était forte en même temps que l’activité économique
stagnait. Le resserrement monétaire qui s’amorce est (pour le
moment) moins brutal que celui opéré aux États-Unis au
tournant des années 1970-1980. À l’époque avaient suivi une
réduction de l’inflation, mais aussi une récession mondiale et
une vague de crises de la dette dans les pays en développement.
Le contexte actuel est à plusieurs égards potentiellement plus
explosif. Sur le plan géopolitique d’abord, avec la guerre en
Ukraine, qui révèle et accentue les problèmes de dépendance
énergétique et les failles de la mondialisation. Sur le plan
financier aussi, avec une financiarisation de nos économies qui
se traduit par des niveaux d’endettement et des risques de crise
financière beaucoup plus élevés que dans les années 1970. Sur
le plan environnemental enfin, avec un niveau de dérèglement
écologique qui, si l’on n’y répond pas par les transformations
nécessaires, compromet la vie humaine sur Terre à l’horizon de
quelques décennies. Aussi se pourrait-il que la récession
s’installe et que l’inflation persiste, que les crises de la dette
concernent aussi les vieilles économies avancées, celles de la
zone euro en particulier, et que des bulles spéculatives
explosent les unes après les autres, tandis qu’il est à ce stade
impossible de dire si la transition écologique s’en trouvera
accélérée ou, au contraire, reléguée au second plan.

Face à la crise sanitaire, les autorités publiques n’ont pourtant


pas démérité. Selon Jérôme Héricourt dans le chapitre II, elles
ont plutôt bien tiré les leçons de la gestion de la crise financière
de 2007-2008, en déployant un effort budgétaire beaucoup plus
important. Les pays de l’Union européenne (UE) se sont évité la
cure d’austérité dévastatrice que certains s’étaient infligée. Ce
sont toutefois les aides aux entreprises qui ont largement
dominé. Celles-ci l’ont emporté non seulement face aux
dépenses d’investissement, qui pourtant aident à préparer
l’avenir, mais aussi face aux aides aux ménages. L’impact de ces
plans de soutien a été globalement positif au niveau de la
préservation de l’emploi, et même au niveau des ratios de dette
publique, qui sans cela se seraient beaucoup plus dégradés. Cela
étant, la crise sanitaire a très vraisemblablement débouché sur
une hausse des inégalités.

La combinaison de ces plans massifs de relance budgétaire avec


des mesures monétaires très accommodantes explique-t-elle la
résurgence de l’inflation ? C’est un facteur parmi d’autres, plus
profonds, plus structurels, qui pourraient faire durer l’inflation
et conduire les pays occidentaux à sortir du régime de basse
inflation qu’ils connaissaient depuis une trentaine d’années,
explique Thomas Grjebine dans le chapitre III. Une inflation
durable pourrait redoubler les conflits de répartition et expose
les gouvernants à d’épineux dilemmes  : faut-il sauvegarder le
pouvoir d’achat au risque de réduire la compétitivité et de
nourrir l’inflation  ? Faut-il limiter les hausses de prix des
matières premières et de l’énergie, au risque de freiner les
incitations à la transition écologique ? La lutte contre l’inflation
ne risque-t-elle pas d’entrer en contradiction avec la gestion de
dettes publiques très élevées, en particulier dans la zone euro,
compromettant là aussi la capacité des États à investir dans la
transition écologique ? Les gouvernements sont sur un chemin
de crête. Une solution serait d’investir massivement dans les
technologies vertes, pour concilier transition écologique,
emplois industriels et préservation du pouvoir d’achat.

Comment faire pour que la transition écologique progresse  ?


Pour Michel Aglietta et Renaud du Tertre, qui signent le
chapitre IV, planification stratégique de la puissance publique et
responsabilité sociale des entreprises (RSE) doivent interagir
pour combattre la menace climatique planétaire. La RSE est le
traducteur des objectifs du développement durable. Les
entreprises doivent s’y convertir pour combattre à leur niveau
les inégalités, l’exclusion sociale et les injustices, et participer à
la lutte contre le changement climatique, la dégradation de
l’environnement et de la biodiversité. Charge aux États de
conduire des politiques économiques qui vont dans ce sens
pour accompagner l’indispensable transformation de la
gouvernance des entreprises. Cela implique d’orienter l’action
des acteurs économiques par une double valorisation du
carbone, qui concerne à la fois le prix du carbone « incorporé »
aux biens polluants sur les marchés pour en dissuader la
consommation, et le prix du carbone «  évité  » pour inciter les
entreprises à des investissements moins émissifs en gaz à effet
de serre.

C’est aussi en mettant le commerce au service du changement


climatique que la transition écologique pourra avancer. C’est ce
que défend Cecilia Bellora dans le chapitre V. Car, même s’il est
encore difficile de trancher quant à l’effet global du commerce
sur le changement climatique, faute de données assez détaillées
pour déterminer si les effets négatifs l’emportent sur les effets
positifs, il n’est plus possible de mener des politiques
commerciales déconnectées des préoccupations climatiques.
Pour cela, plusieurs pistes sont envisagées. Relever les droits de
douane sur les biens les plus polluants et les baisser sur ceux
qui le sont moins en est une. Utiliser le commerce comme levier
pour inciter les partenaires commerciaux à être plus ambitieux
dans leurs politiques climatiques en est une autre. Une
troisième est d’agir sur les flux commerciaux pour mettre sur
un pied d’égalité, en matière de droits à émettre des gaz à effet
de serre, les producteurs des pays vertueux en matière
climatique et leurs concurrents étrangers sur leur marché
national. Cette dernière option est celle que l’Europe cherche à
mettre en place avec son mécanisme d’ajustement carbone aux
frontières qui, si elle se concrétisait, serait une première au
niveau mondial.

Il faut dire que l’Europe est engagée depuis quelques années,


encore plus depuis la crise sanitaire et maintenant la guerre en
Ukraine, dans une redéfinition de son rôle et de son insertion
dans le système économique international. Le concept
d’autonomie stratégique ouverte, que Vincent Vicard et Pauline
Wibaux présentent dans le chapitre VI, en dessine les contours.
Directement associée aux politiques extérieures de l’UE, et en
particulier à la politique commerciale, l’autonomie stratégique
ouverte englobe un ensemble plus large de politiques
européennes, tant externes qu’internes, dont l’objectif est de
parvenir à la souveraineté économique, entendue comme la
volonté et la capacité d’agir pour les États. En ce sens, elle
constitue avant tout un cadre de mise en cohérence
d’instruments de politique économique. Elle répond ainsi au
souci de corriger les vulnérabilités que les interdépendances
occasionnent, tout en préservant l’ouverture des économies. Sa
mise en œuvre est relativement avancée sur certains dossiers,
comme les projets importants d’intérêt européen commun qui
autorisent les aides d’État pour des investissements privés dans
des domaines stratégiques, mais encore au stade des
négociations sur d’autres, comme le mécanisme d’ajustement
carbone aux frontières.

Tous ces sujets majeurs sont loin d’avoir été au cœur du débat
présidentiel de 2022 en France, largement éclipsés par celui de
l’immigration. C’est l’occasion pour Anthony Edo, qui signe le
chapitre VII, de dresser un état des lieux aussi complet que
possible de la réalité de l’immigration et de la présence
immigrée en Europe. L’occasion aussi de montrer, en
mobilisant un grand nombre d’études consacrées au sujet,
l’ampleur de la méconnaissance du phénomène migratoire. Les
Européens en ont une perception déformée, en décalage avec la
réalité, qui influence leurs opinions politiques. La neutralité
médiatique sur le sujet de l’immigration n’est pas forcément
respectée, ce qui contribue à la déformation de la réalité
migratoire. Les médias jouent donc un rôle clé et leur mission
d’information est plus que jamais à rétablir.
I/ Vue d’ensemble : l’économie
mondiale évitera-t-elle
le précipice ?

Thomas Grjebine
Thomas Grjebine est économiste au CEPII, responsable
du programme scientifique « Macroéconomie et finance
internationales ».

U ne guerre au cœur de l’Europe, une inflation comme on


n’en avait plus connu depuis des décennies, une baisse des
salaires réels, un risque de fort ralentissement de la croissance,
un resserrement de la politique monétaire, des turbulences sur
les marchés boursiers, une crise énergétique inédite, des
pénuries alimentaires : les perspectives de l’économie mondiale
se sont considérablement assombries en 2022. L’histoire semble
s’accélérer. Il y encore quelques mois, beaucoup espéraient une
reprise solide, portée par des plans de relance massifs et par
une sortie progressive de la pandémie. La politique très
expansionniste du président Biden devait en effet remettre
l’économie américaine sur une trajectoire de forte croissance,
rompant avec des années de « stagnation séculaire ».

Le déclenchement du conflit en Ukraine en février 2022 a


douché tous ces espoirs et nous a fait basculer dans une
nouvelle ère. La guerre est avant tout une tragédie
humanitaire. Mais elle est aussi un révélateur et un
amplificateur des tendances économiques apparues avant son
déclenchement, qui semblaient alors transitoires, ou
insuffisamment puissantes pour faire dérailler l’économie
mondiale. C’est le cas de l’inflation, qui a atteint des niveaux
record. Avant même l’invasion russe, de larges pressions sur les
prix avaient poussé plusieurs grandes banques centrales à
resserrer leur politique monétaire, avec pour conséquence une
forte volatilité des prix des actifs depuis le début de l’année. La
guerre a encore augmenté les prix des produits de base et
intensifié les ruptures d’approvisionnement. Elle a surtout aussi
accéléré le basculement vers un régime d’inflation plus forte.

Ainsi, en quelques mois, l’espoir d’une reprise solide a cédé la


place aux craintes liées à un retour de la stagflation, une
période de faible croissance et d’inflation élevée semblable à
celle des années 1970. Cette période s’était achevée au début
des années 1980, avec un resserrement monétaire brutal aux
États-Unis, une récession mondiale, une réduction de l’inflation,
et une vague de crises de la dette dans les pays en
développement. Dans le contexte actuel, la situation pourrait
être aggravée par les niveaux d’endettement et la
financiarisation des économies, beaucoup plus élevés qu’ils ne
l’étaient à l’époque. Les inquiétudes sur la gestion des dettes
publiques sont particulièrement élevées dans la zone euro. La
crise énergétique qui menace l’Europe pourrait également être
très déstabilisatrice.
Ces défis considérables à court terme pourraient bouleverser
l’ordre des priorités pour les gouvernements, avec le risque que
la transition écologique soit reléguée au second plan. Les
tensions politiques, internes et internationales, pourraient
également être exacerbées dans un contexte où (géo)politique
et économie devraient être encore plus intimement liées.

Des espoirs de reprise au plongeon


dans la stagflation

Les espoirs douchés d’une reprise solide

La pandémie avait plongé l’économie mondiale dans une crise


d’une ampleur historique, sans équivalent en temps de paix au
moins depuis la Grande Dépression des années 1930. La
paralysie de l’activité en 2020 avait conduit les gouvernements
à prendre des mesures jugées inenvisageables quelques
semaines plus tôt. Aussi spectaculairement que l’économie
s’était arrêtée en 2020, elle avait rebondi en 2021. Les stigmates
de la pandémie semblaient alors cicatriser très rapidement.

L’espoir d’une reprise solide était conforté par la volonté du


président Biden de remettre l’économie américaine sur une
trajectoire de forte croissance pour sortir de la stagnation
séculaire qui la caractérisait depuis des années. Depuis la crise
financière de 2008, le pays subissait en effet une croissance
molle bridée par l’insuffisance de la demande. La crise sanitaire
avait renforcé cette tendance, en engendrant une épargne plus
élevée des ménages qui exacerbait la faiblesse de la demande.
En dépit de taux d’intérêt faibles, voire négatifs,
l’investissement ne parvenait pas à absorber l’épargne privée.
De ce point de vue, le choc Biden semblait initier un véritable
changement de régime de croissance  : la politique très
expansionniste visait à sortir de cet équilibre de basse pression
pour remettre l’économie américaine sur une trajectoire de
plus forte croissance. L’accélération de l’inflation est venue
percuter ces attentes et doucher les espoirs d’une reprise solide
de l’activité.

Le retour de l’inflation…

La guerre en Ukraine a aussi anéanti l’espoir d’une dissipation


rapide de la poussée inflationniste observée dans de nombreux
pays en  2021 et au début de  2022. Plus de la moitié des
économies avancées (y compris les États-Unis et la zone euro)
avaient des taux d’inflation supérieurs à 5  % avant même le
début des hostilités (graphique 1a). Les pénuries de carburant
et de denrées alimentaires causées par la guerre ont ainsi
poussé à la hausse une inflation qui accélérait déjà. En
décembre 2021, la croissance moyenne sur deux ans des prix de
l’énergie était déjà de 45  % et celle des prix alimentaires de
40 % (graphique 1b).

L’inflation en 2021 provenait de la conjonction d’une forte


reprise de la demande et de contraintes sur l’offre. C’est aux
États-Unis que la relance de la demande a été la plus
spectaculaire, avec le plan de relance budgétaire de 900
milliards de dollars à la fin de l’année 2020, suivi d’un plan de 1
700 milliards de dollars en mars 2021 (voir chapitre II). Mais
cette forte augmentation de la demande a buté sur des
difficultés d’ajustement de l’offre  provoquées par les
perturbations des chaînes d’approvisionnement, à la suite des
mesures de confinement, que les goulets d’étranglement dans
les chaînes de valeur mondiales ont ensuite aggravées, mettant
en lumière la fragilité de ces réseaux de production complexes,
disséminés dans le monde entier pour réduire les coûts.
L’accumulation de stocks de précaution, par les entreprises et
les États, est venue accentuer ces difficultés. La Chine détenait
ainsi en 2021 et dans la première moitié de 2022 près de 50  %
des réserves mondiales de blé [Gouel, 2022].
Graphique 1. Inflation

Source : Banque mondiale.

La guerre en Ukraine n’a pas seulement provoqué un regain


d’inflation. Elle a aussi retourné la perception qu’il s’agissait
d’un phénomène transitoire. Des facteurs durables pourraient
en effet conduire à sortir du régime de basse inflation que les
pays occidentaux ont connu depuis trente ans (voir chapitre III).
La mondialisation, qui permettait de tirer les prix vers le bas,
pourrait être durablement affectée, notamment par les tensions
géopolitiques. Le réchauffement climatique et la transition
écologique pourraient eux aussi être une source durable de
hausse des prix. Par ailleurs, si la croissance des salaires a été
jusque-là modérée en dehors des États-Unis, les tensions
sociales et les demandes d’augmentations salariales se
multiplient. Les anticipations d’inflation pourraient finir par
décrocher si des dispositifs institutionnels tels que l’indexation
automatique et les ajustements du coût de la vie venaient à être
mis en place.

… affecte le pouvoir d’achat et la


croissance

Avec l’accélération de l’inflation et ses conséquences sur le


pouvoir d’achat, les espoirs d’une reprise solide se sont
évanouis et la croissance a fortement baissé depuis le début de
l’année 2022.

La croissance des salaires horaires réels est désormais négative


dans la plupart des pays de l’OCDE, ce qui affecte fortement le
pouvoir d’achat et la consommation. Les salaires réels
devraient ainsi baisser en 2022 de près de 7 % en Grèce, de plus
de 4  % en Espagne, de près de 3  % en Allemagne ou en Italie
[OCDE, 2022]. Les hausses des prix alimentaires et de l’énergie
touchent de manière disproportionnée les ménages les plus
pauvres, qui ont peu de marge de manœuvre pour compenser
cette hausse. L’OCDE [2022] anticipe pour 2022 une croissance
mondiale de 3 %, soit 1,5 point de moins que ce qui était prévu
en décembre 2021, et de 2,8  % en 2023. À plus long terme, la
Banque mondiale prévoit que sur la décennie 2020 la
croissance sera inférieure de 0,6 point de pourcentage à ce
qu’elle était en moyenne sur les années 2010, déjà marquées
par de nombreux chocs, et notamment la crise des dettes
souveraines de 2010-2012 en Europe.

Ce ralentissement provient notamment des inquiétudes


concernant la croissance chinoise. Le pays a représenté une
part importante de la croissance mondiale – environ un quart –
au cours des deux dernières décennies. Or le moteur semble se
gripper. Pas seulement du fait de la politique zéro-Covid de
cette année, mais parce que des facteurs structurels menacent
la croissance chinoise. La population en âge de travailler a
atteint un pic au début des années 2010 et devrait encore
diminuer dans les années à venir. La croissance de la
productivité du travail ralentit au fur et à mesure que la Chine
se développe et rattrape son retard par rapport aux économies
les plus avancées – une situation comparable à celle qu’ont
connue le Japon et la Corée du Sud au cours des décennies
précédentes. L’économie chinoise pourrait à plus court terme
être affectée par de nouvelles mesures sanitaires très strictes
(stratégie zéro-Covid) et par un retournement de son marché
immobilier (voir infra).

Une forte incertitude en Europe, avec le


risque d’une crise énergétique majeure

La croissance est également très incertaine en Europe du fait de


sa forte exposition à la guerre en Ukraine. Les effets du conflit
pourraient être plus lourds que prévu, en raison d’une
interruption brutale, à l’échelle de toute l’Europe, des
exportations de gaz russe, qu’elle soit le résultat des sanctions
ou d’une réaction de la Russie. Les sanctions juridiques,
commerciales, financières et technologiques, imposées par
trente-huit gouvernements d’Amérique du Nord, d’Europe et
d’Asie, ont considérablement entravé l’accès de la Russie aux
marchés mondiaux. Depuis les années 1930, aucune économie
de la taille de la Russie n’avait été soumise à un tel éventail de
sanctions [Mulder, 2022]. En outre, contrairement à l’Italie et au
Japon des années 1930, eux aussi lourdement sanctionnés, la
Russie est un exportateur majeur de pétrole, de céréales et
d’autres produits de base, et l’économie mondiale est beaucoup
plus intégrée.

Un des risques majeurs est l’arrêt complet des exportations


d’énergie russe vers l’Europe. Si l’effet d’un tel choc est difficile
à quantifier, il pourrait être considérable s’il devait prendre la
forme d’une interruption brutale, alors que les stocks
n’auraient pas encore été reconstitués et que les possibilités de
passer rapidement à d’autres sources d’approvisionnement
sont limitées. Selon les estimations de l’OCDE [2022], il
conduirait à une baisse de la production européenne dans les
secteurs de l’industrie manufacturière et des services
marchands de près de 3 % (un choc comparable à la récession
qu’a connue la France en 2009, à la suite de la crise financière).
L’OCDE précise que ces estimations sont très incertaines, et les
effets sur la production pourraient être sous-estimés,
notamment si les entreprises arrêtaient complètement leur
production plutôt que de la réduire proportionnellement. Les
possibilités de substituer les ressources énergétiques pourraient
de leur côté être surestimées, avec des conséquences d’autant
plus lourdes que les pénuries se prolongeraient.

C’est en Allemagne que le débat sur l’effet des sanctions a été le


plus virulent, notamment à la suite de l’étude de Bachmann et
al. [2022] qui trouvait un effet moyen très faible sur le produit
intérieur brut (PIB  : –  0,3  %) d’un arrêt des importations
d’énergie russes. Cette étude a été très critiquée par le
gouvernement allemand. Le chancelier Olaf Scholz a ainsi
affirmé qu’il était « irresponsable de s’appuyer sur des modèles
qui ne fonctionnent pas  » alors qu’un arrêt brutal des
importations d’énergie pourrait représenter un changement
structurel pour l’économie allemande. Le ministre de
l’Économie Robert Habeck parle de son côté de conséquences
massives pour les ménages et l’industrie, avec le risque d’effets
en chaîne pour toute l’économie allemande. De nombreuses
industries, notamment les plus consommatrices d’énergie,
comme la métallurgie, pourraient faire faillite. D’autres
évaluations ont, par la suite, trouvé des effets plus importants.
Krebs [2022] évalue qu’un arrêt total des importations de gaz
russe pourrait conduire à une baisse du PIB allemand entre 3 %
et 8 %.

L’Europe fait face au risque d’une pénurie énergétique


historique à l’hiver 2022. Si le risque d’une cessation totale des
livraisons de gaz russe devait se concrétiser, un rationnement
en électricité et chauffage des ménages et des entreprises ne
pourrait être exclu.

Une situation qui risque d’aggraver la


pauvreté et les pénuries alimentaires

La guerre en Ukraine accentue également les risques de


pénuries alimentaires dans de nombreuses économies en
développement, très dépendantes des exportations agricoles
russes et ukrainiennes. Avant le conflit, la Russie et l’Ukraine
représentaient à elles deux 30  % environ des exportations
mondiales de blé, 20  % des exportations de maïs, d’engrais
minéraux et de gaz naturel, et 11 % des exportations de pétrole
[OCDE, 2022]. Les perturbations dans les chaînes
d’approvisionnement menacent plus particulièrement les
économies à faibles revenus, qui sont très dépendantes de ces
deux pays pour leurs produits alimentaires de base. L’arrêt des
exportations de blé pourrait se traduire par de graves pénuries
: plus de 80 % des importations de blé en Égypte, au Liban ou au
Soudan proviennent de Russie et d’Ukraine (source  : CEPII-
BACI).

Avant même le déclenchement de la guerre, la hausse de


l’inflation avait conduit à des risques importants pour la
sécurité alimentaire des pays les plus pauvres, avec des
augmentations des prix alimentaires très fortes  : les prix
mondiaux des aliments ont augmenté de 28 % en 2020, de 23 %
en 2021, avant de bondir de 17 % en un seul mois, entre février
et mars 2022 (indice FAO des prix des produits alimentaires).
Les conséquences d’une telle augmentation des prix
alimentaires sont d’autant plus dévastatrices qu’un ménage
dans un pays à faibles revenus consacre environ deux tiers de
ses ressources à la nourriture contre 25 % en moyenne dans un
pays riche. Avec des finances publiques déjà mises à rude
épreuve par la pandémie, les gouvernements pourraient avoir
des difficultés à approvisionner leurs populations en produits
alimentaires à des prix abordables, s’exposant ainsi à des
risques de famine.

Le risque d’un domino financier

Le retour de l’inflation augmente aussi très fortement les


vulnérabilités financières. Le parallèle avec la stagflation des
années 1970 ne pousse pas à l’optimisme. Pour casser
l’inflation, les dirigeants de l’époque avaient relevé fortement
les taux d’intérêt, avec pour conséquences une récession
mondiale et une série de crises de la dette dans les pays en
développement. Une situation qui pourrait être aggravée dans
le contexte actuel par le niveau d’endettement élevé et la
financiarisation des économies. La zone euro pourrait être
particulièrement vulnérable.
Un durcissement de la politique
monétaire…

Depuis le début de l’année 2022, les conditions financières se


sont considérablement durcies dans la plupart des pays. Dans
les pays avancés, le resserrement est notable depuis l’invasion
de l’Ukraine par la Russie.

Pariant fin 2021 sur un phénomène transitoire, les banquiers


centraux ont été surpris par la persistance de l’inflation qui a
atteint, en juin 2022, 8,6 % dans la zone euro et 9,1 % aux États-
Unis. C’est ce qui peut expliquer que les taux d’intérêt corrigés
de l’inflation soient restés accommodants dans la plupart des
pays  : les taux réels ont même baissé à mesure que l’inflation
augmentait. Les hausses de taux sont pour l’instant limitées par
rapport au durcissement monétaire de la fin des années 1970 :
entre 1979 et 1981, la Réserve fédérale (Fed) avait augmenté son
taux d’intérêt de 9 points de pourcentage.

Mais les banquiers centraux, misant désormais sur une hausse


durable des prix, pourraient bien durcir fortement leur
politique monétaire. « Je ne pense pas que nous allons revenir à
un environnement de faible inflation  », a ainsi affirmé
Christine Lagarde fin juin 2022. La lutte contre l’inflation est
même devenue en quelques mois la priorité absolue, au risque
de déclencher une récession. Selon le directeur général de la
Banque des règlements internationaux, Agustín Carstens,
«  assurément, il serait préférable d’avoir un atterrissage en
douceur [de l’économie], mais même si ce n’est pas le cas, la
priorité doit être de combattre l’inflation ».

… qui pourrait entraîner des effets en


cascade sur les marchés financiers

Les hausses des taux nominaux ont d’ores et déjà provoqué des
secousses sur les marchés financiers. Après une longue période
de taux d’intérêt exceptionnellement bas, les marchés ont réagi
à la fois au durcissement de la politique monétaire et à la
dégradation de la situation économique. Sur les six premiers
mois de 2022, les grands indices boursiers ont connu des
baisses très importantes. Le CAC  40 a plongé de plus de 15  %
entre début janvier et fin juin 2022. Le choc a été plus violent
encore pour la Bourse américaine. L’indice S&P 500 a chuté de
près de 20 % et le Nasdaq de 29 %. Il s’agit de la plus forte baisse
de l’histoire pour l’indice des valeurs technologiques (– 25 % en
2002, – 14 % en 2008).

Cette chute des cours expose par jeu de domino les institutions
financières, notamment les fonds d’investissement qui ont eu
massivement recours à l’effet de levier, c’est-à-dire à
l’endettement pour accroître leurs capacités d’investissement,
profitant des taux bas. C’est le cas des fonds alternatifs (hedge
funds) : la recherche du rendement a pu pousser certains de ces
fonds à des prises de risque excessives dans un contexte de
valorisations en hausse. Or, en cas de retournement du marché,
ces fonds peuvent être amenés à déboucler rapidement des
positions importantes (pour limiter leurs pertes) et se trouver
dans l’incapacité de payer ou de refinancer leur dette vis-à-vis
de leurs contreparties bancaires. Avec le risque que des faillites
individuelles se transforment en perturbations plus
systémiques. L’effondrement du fonds à effet de levier Archegos
Capital Management en avril 2021 et les perturbations
boursières qui l’ont accompagné sont symptomatiques de ce
risque.  Non seulement le capital d’Archegos a été largement
anéanti, mais plusieurs banques, qui lui fournissaient des
services de courtage, ont également subi des pertes
importantes. Si les conséquences ont finalement été contenues,
cette faillite souligne le risque posé par des intermédiaires
financiers à fort effet de levier, logés dans des recoins peu
réglementés du système financier (shadow banking).

Ces vulnérabilités au sein des intermédiaires financiers


pourrraient exposer les banques (bien que ces expositions
soient relativement opaques). Les perspectives
macroéconomiques sont également une source significative de
risque à moyen terme pour les établissements bancaires, car les
pertes de crédit pourraient être importantes, notamment si les
taux d’intérêt devaient augmenter fortement (une brusque
remontée des taux pourrait en effet fragiliser la qualité des
créances). Les expositions directes des banques à l’évolution de
la situation en Russie sont en revanche relativement faibles
[BRI, 2022]. Les banques françaises sont les plus exposées, avec
des prêts qui représentaient avant le conflit près de 25 milliards
de dollars.

La hausse des taux d’intérêt a aussi provoqué une crise des


cryptomonnaies. De novembre 2021 à juin 2022, la valeur du
bitcoin a presque été divisée par trois. Sur la même période, la
capitalisation de l’ensemble du secteur est passée de
3  000  milliards de dollars à moins de 950 milliards. Les
effondrements en mai de la stablecoin  Terra (dont le cours était
censé suivre le dollar) et de sa sœur jumelle Luna ont entraîné
un mouvement de panique dans tout le secteur. Ces
développements ont mis en lumière la nature profondément
spéculative de ces actifs et leurs défauts structurels qui les
rendent inadaptés pour servir de base à un système monétaire
au service de la société [BRI, 2022].

Le resserrement des conditions monétaires pourrait même


fragiliser des actifs traditionnellement plus sûrs. Les obligations
ont constitué une valeur refuge pour les investisseurs dans
l’environnement de faible inflation de ces dernières décennies.
Lors des crises, les baisses des taux d’intérêt pour relancer
l’activité tendent à faire grimper les prix des obligations. Un
phénomène inverse se produit actuellement : avec le retour de
l’inflation et la hausse des taux directeurs des banques
centrales, les investisseurs se détournent de la dette des États,
provoquant une hausse de leurs coûts d’emprunt. De janvier à
juin 2022, les taux sur les obligations souveraines américaines à
dix ans sont ainsi passés de 1,5  % à 3,2  %, et le rendement de
l’obligation assimilable du Trésor (OAT) française de même
maturité de 0,2 % à 2,1 %, des niveaux inédits depuis 2014.

Des risques multiples de crises de la


dette

Le resserrement des conditions monétaires pourrait également


avoir des conséquences significatives sur la gestion des dettes,
publiques et privées. L’économie mondiale a connu depuis 2010
la vague d’endettement la plus importante, la plus rapide et la
plus synchronisée de ces cinquante dernières années. Plus
d’une décennie de conditions financières exceptionnellement
accommodantes a laissé les ménages, les entreprises et les États
de nombreux pays très endettés (graphique 2).

Graphique 2. Dette en % du PIB


Source : Kose et al. [2021].

Les tensions les plus fortes sont susceptibles de se produire


dans les pays où les prêts à taux variable –  sensibles à une
hausse des taux directeurs  – sont plus courants. À cet égard,
plusieurs économies sont particulièrement exposées du fait de
l’endettement immobilier des ménages. Les crédits immobiliers
à taux variables représentaient ainsi sur la période 2016-2020
près de 65  % des nouveaux crédits en Suède, 54  % au Japon,
39  % en Espagne, 30  % en Italie [BRI, 2022]. Un retournement
du marché immobilier pourrait également être une menace très
sérieuse en Chine car sa croissance économique est très
dépendante du secteur immobilier, qui représente près de 30 %
du PIB chinois [Rogoff et Yang, 2020]. Les autorités chinoises ont
introduit en 2021 un certain nombre de mesures visant à
freiner l’endettement des promoteurs et à ralentir le marché
immobilier. Elles ont néanmoins dû faire machine arrière, en
assouplissant ces mesures, dès le début de l’année 2022, alors
qu’un ralentissement du marché menaçait dangereusement la
croissance.

Concernant les entreprises, le resserrement des conditions de


financement et le démantèlement progressif des mesures de
soutien liées à la pandémie, telles que les garanties de crédit,
suscitent des préoccupations, même si les vulnérabilités sont
restées limitées jusqu’à présent. Les taux d’intérêt moyens sont
encore à des niveaux historiquement bas et les entreprises
tendent à emprunter à long terme et à taux fixe, reportant ainsi
les effets d’une hausse des taux. La capacité des entreprises à se
(re)financer pourrait cependant être réduite par la baisse de la
valeur de leurs collatéraux (notamment en cas de retournement
des marchés immobiliers).

L’augmentation des dettes publiques représente un danger plus


sérieux dans de nombreux pays. Le risque concerne en
particulier les pays endettés en devises étrangères. C’est le cas
dans la zone euro car la devise européenne est comme une
monnaie étrangère pour les pays membres, qui s’endettent
dans une devise qu’ils ne contrôlent pas. L’inquiétude concerne
principalement les pays du sud de l’Europe. Avec des niveaux
de dette publique de plus de 200  % du PIB en Grèce, plus de
150 % en Italie, 123 % en Espagne, et des marges de manœuvre
réduites pour la Banque centrale européenne (BCE), une
fragmentation de la zone euro n’est plus à exclure. Le retour de
l’inflation complique en effet la tâche de la Banque centrale, qui
peut difficilement contrôler les spreads (les écarts entre les taux
d’emprunt des États européens) tout en annonçant l’arrêt de
son programme de rachat d’actifs et une hausse des taux. Les
marchés testent la détermination de la BCE à lutter contre cette
fragmentation. L’écart de rendements des obligations
souveraines à dix ans entre l’Italie et l’Allemagne est ainsi
monté jusqu’à 250 points de base mi-juin, 100 points de plus
que début janvier.

L’endettement en devises étrangères est également une fragilité


dans les pays émergents et en développement, où cette dette
représente près de 25  % de la dette publique (contre 15  % en
2009). Des crises de la dette pourraient survenir dans ces pays
d’autant plus rapidement que le durcissement des conditions
monétaires dans les pays avancés conduira à une fuite des
capitaux, à une dépréciation des devises, et ainsi à des
difficultés accrues pour financer cette dette en devises
étrangères. C’est ce qui s’était produit en 2013 lorsque la Fed
avait augmenté ses taux (taper tantrum). De même, le
resserrement de la politique monétaire américaine en 1979
(pour endiguer l’inflation) avait été le déclencheur d’une série
de crises de la dette en Amérique latine, après le défaut de
paiement du Mexique en 1982, qui s’était soldé pour ces pays
par une «  décennie perdue  » [Bensidoun et al., 2021]. Dans la
situation actuelle, les pays émergents et en développement
risquent de faire les frais d’une «  fuite vers la sécurité  », avec
cependant une différenciation entre les pays importateurs et
exportateurs de matières premières. Jusqu’à présent, les flux de
capitaux ont été moins perturbés que lors des épisodes
précédents, mais la guerre et les conséquences de la pandémie
pourraient mettre des économies sous pression. Au fur et à
mesure que les conditions de financement mondiales se
resserrent et que les monnaies se déprécient, le
surendettement, auparavant limité aux économies à faibles
revenus, pourrait s’étendre aux pays à revenus moyens.

La dette privée des économies en développement est une autre


fragilité importante de l’économie mondiale. Les années 2010
ont été marquées par une très forte vague d’accumulation de
dettes dans ces pays qui les rend très vulnérables à un
resserrement des conditions financières. La dette privée est
ainsi passée de 82 % du PIB en 2009 à 142 % en 2020 (graphique
2b). Il s’agit d’un danger spécifique par rapport à la situation
qui prévalait à la fin des années 1970, où elle ne représentait
que 32 % du PIB.

Menaces sur la transition


écologique, tensions sociales
et prééminence de la géopolitique

Une transition écologique reléguée au


second plan ?

Alors que les décideurs s’efforcent de relever les défis urgents à


court terme, le risque est de reléguer au second plan les enjeux
fondamentaux de long terme, et notamment la transition
écologique. Ce n’est pas la voie que semble avoir choisie la BCE,
qui a confirmé son tournant vert en annonçant des critères
environnementaux à partir d’octobre 2022 pour les obligations
d’entreprises qu’elle achète ou qu’elle accepte en garantie.
Plusieurs gouvernements pourraient en revanche être tentés de
revoir l’ordre de leurs priorités. La réduction de la dépendance
vis-à-vis d’acteurs jugés hostiles et la crise énergétique peuvent
en effet conduire à revenir sur des politiques publiques
adoptées ces dernières années en faveur de la transition
écologique. Confronté à une pénurie de gaz, le gouvernement
fédéral allemand prévoit ainsi de recourir davantage au
charbon. Un projet de loi, qui devrait entrer en application en
juillet 2022, autorise l’augmentation de la production
d’électricité à partir du charbon jusqu’en mars 2024, en
accroissant la production des centrales à charbon actives, en
retardant la fermeture d’installations censées s’arrêter en 2022
et 2023, ou en réactivant certaines centrales fermées
récemment. Même si elle n’est que provisoire, cette solution
d’urgence va à l’encontre des objectifs climatiques de
l’Allemagne. Le président Biden a, de son côté, annoncé en
avril 2022 sa décision de relancer la production de pétrole et de
gaz aux États-Unis, en contradiction avec l’une de ses promesses
de campagne. Une victoire des Républicains aux élections de
mi-mandat en novembre 2022 reléguerait encore davantage la
transition écologique au second plan.

La transition écologique pourrait être d’autant plus menacée


que les tensions sociales risquent de s’exacerber avec le retour
de l’inflation. Les mesures environnementales, comme les taxes
sur les émissions de CO2, sont encore plus difficiles à prendre
dans un contexte de baisse du pouvoir d’achat. Il en va de
même des mesures visant à interdire les véhicules les plus
polluants, qui peuvent être jugées pénalisantes pour les
ménages modestes.

Au-delà de leurs effets sur la transition écologique, les fortes


hausses de prix peuvent menacer la cohésion déjà fragile de
nos sociétés avec des risques d’embrasement  – le souvenir du
mouvement des Gilets jaunes n’est pas loin. Et ce d’autant que
les périodes d’inflation sont des périodes d’exacerbation des
tensions sociales. La flambée des prix des denrées alimentaires
et la hausse brutale des prix mondiaux des carburants
pourraient être particulièrement déstabilisatrices dans les pays
émergents, qui disposent de marges de manœuvre limitées et
dépendent fortement des importations d’énergie pour leur
consommation de base. Historiquement, les flambées des prix
alimentaires ont conduit à d’importants mouvements sociaux et
politiques.

Remodelage géopolitique

Si la cohésion interne de nos sociétés est menacée, les tensions


géopolitiques sont aussi exacerbées par la guerre en Ukraine et
par les dépendances qu’elle révèle. La sécurité énergétique et
alimentaire, et la sécurisation des minerais et métaux
stratégiques sont devenues des enjeux économiques et
géopolitiques considérables [Bonnet et al., 2022]. La Chine en a
eu conscience avant les autres pays, mais les économies
occidentales essaient de rattraper leur retard, notamment en
tentant de diversifier leurs approvisionnements, de constituer
des stocks stratégiques, ou en renforçant leurs investissements
à l’étranger.

La pandémie et la guerre en Ukraine vont, à n’en pas douter,


changer le visage de la mondialisation. Les entreprises sont
incitées à diversifier leurs sources d’approvisionnement pour
réduire la dépendance à l’égard de pays jugés hostiles. Dans
cette nouvelle mondialisation, marquée par des tensions
politiques plus fortes, la géopolitique pourrait devenir un
déterminant plus important de la structure des chaînes
d’approvisionnement mondiales.

Les tensions géopolitiques menacent également les règles qui


ont régi les relations économiques internationales depuis la
Seconde Guerre mondiale, avec la perspective de rivalités de
plus en plus tendues entre les grandes puissances. Cela pourrait
faire dérailler les efforts internationaux en faveur de la lutte
contre le changement climatique et saper les efforts
multilatéraux visant à améliorer les cadres de résolution des
dettes. La crise sanitaire illustrait l’importance d’une
coopération internationale avec des défis communs majeurs,
sur fond d’interdépendances étroites. À la place se profilent des
tensions internationales accrues qui pourraient déstabiliser
tout le cadre multilatéral. D’ores et déjà, la guerre en Ukraine a
entraîné une augmentation des dépenses de défense en Europe
et dans d’autres régions. C’est outre-Rhin que cette hausse est la
plus spectaculaire, avec l’annonce d’un fonds de 100 milliards
d’euros pour renforcer l’armée allemande.

La guerre a aussi rappelé l’importance géopolitique du système


monétaire international, en particulier la puissance conférée au
pays émetteur de la devise clé. La capacité des États-Unis et de
leurs alliés à geler une grande partie des réserves en devises de
la Russie montre ce que signifie ce pouvoir. Les avoirs chinois
en dollars, qui représentent près de 40 % des 3 100 milliards de
dollars des réserves en devises étrangères de l’empire du
Milieu, pourraient ainsi être bloqués du jour au lendemain par
les États-Unis si jamais les tensions entre les deux pays se
dégradaient.

Le retour de l’inflation bouleverse l’économie mondiale. Est-il


pour autant de nature à entraîner un changement durable du
régime de croissance  ? Pour Lawrence Summers [2022], une
fois l’inflation sous contrôle, un retour de la stagnation
séculaire ne peut être exclu. Selon lui, les taux d’intérêt
pourraient revenir à un niveau bas du fait de l’augmentation de
l’épargne résultant du vieillissement de la population et de
l’incertitude qui viendrait pénaliser l’investissement. Mais un
autre scénario est possible  si les gouvernements investissaient
massivement en faveur de la transformation verte. La
Commission européenne estime à 1  600  milliards d’euros
(environ 9 % du PIB de l’Union européenne) les investissements
annuels nécessaires pour parvenir, d’ici à 2030, à réduire les
émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40  %. Si de tels
investissements étaient réalisés, l’excédent d’épargne trouverait
à se résorber, la stagnation séculaire serait écartée et
l’environnement préservé [Arquié, 2021]. Ce scénario pourrait
cependant être sérieusement compromis si la guerre en
Ukraine, au lieu d’accélérer la transition écologique, venait la
reléguer au second plan.
Repères bibliographiques

ARQUIÉ A. [2021], « La stagnation séculaire : inéluctable, évitable


ou… acceptable  ?  », in CEPII, L’Économie mondiale 2022, La
Découverte, « Repères », Paris, p. 57-72.
BACHMANN R., BAQAEE D., BAYER C., KUHN M., LÖSCHEL A., MOLL B.,
PEICHL A., PITTEL K. et SCHULARICK M. [2022], «  What if  ? The
economic effects for Germany of a stop of energy imports from
Russia », EconPol Policy Report, Ifo Institute, vol. 6, n° 36.
BANQUE DES RÈGLEMENTS INTERNATIONAUX (BRI) [2022], Annual
Economic Report 2022, BRI, juin.
BENSIDOUN I., ENZO ET JEAN S. [2021], La Folle Histoire de la
mondialisation, Les Arènes, « Les Arènes BD », Paris.
BONNET T., GREKOU C., HACHE E. et MIGNON V. [2022], «  Métaux
stratégiques  : la clairvoyance chinoise  », La Lettre du CEPII,
n° 428, juin.
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28 juin.
KOSE M. A., NAGLE P., OHNSORGE F. et SUGAWARA N. [2021], Global
Waves of Debt. Causes and Consequences, Banque mondiale,
Washington, DC.
KREBS T. [2022], «  Economic consequences of a sudden stop of
energy imports  : the case of natural gas in Germany  », ZEW
Discussion Paper, n° 22-021, juillet.
MULDER N. [2022], «  The sanctions weapon  », FMI, Finance &
Development, juin.
OCDE [2022], Perspectives économiques de l’OCDE, vol. 2022,
n° 1, juin.
ROGOFF K. et YANG Y. [2020], «  Peak China Housing  », NBER
Working Paper, n° 27697, août.
SUMMERS L. [2022], « Inflation and secular stagnation », discours
prononcé à Londres, février.
II/ Plans de relance budgétaire :
quelle efficacité ?

Jérôme Héricourt
Jérôme Héricourt est professeur à l'université de Paris-
Saclay, université d’Évry et conseiller scientifique au
CEPII.

L es économies de marché sont traversées par des cycles,


marqués ces dernières décennies par l’influence toujours
plus grande des perturbations issues de la sphère financière : la
croissance est recherchée dans les bulles de prix d’actifs
auxquelles succèdent les récessions que leur éclatement
déclenche.

Mue par une expansion de la finance issue des vagues de


déréglementation des années 1980 et 1990, la
«  financiarisation  » du cycle conjoncturel avait vu la politique
monétaire devenir prépondérante dans la gestion des
récessions, face à une politique budgétaire en retrait,
déconsidérée par l’analyse économique standard, qui la
présentait le plus souvent comme génératrice d’un endettement
public peu efficace et dangereux pour la stabilité
macroéconomique.
À cet égard, la crise de 2020, comparée à celle de 2008-2009
pendant la crise financière, apparaît bien singulière, tant par
son origine que par le choix des pouvoirs publics de mobiliser
l’arme budgétaire pour la combattre. Avec pour fil conducteur
la comparaison entre les deux crises, on commencera par
souligner les différences d’ampleur : si la pandémie a entraîné
une contraction de la production sans conteste plus importante
au niveau mondial, son impact a beaucoup varié entre les pays
et les secteurs. On s’attachera ensuite à souligner les différences
de pilotage macroéconomique, pour examiner les résultats des
différentes politiques sur la dette publique, le chômage et les
inégalités.

D’une crise à l’autre : une ampleur


et des causes différentes

Une récession plus importante… dans


la plupart des cas

La récession déclenchée par la pandémie est incontestablement


la plus importante depuis la Grande Dépression des années
1930. L’ampleur et les conséquences du choc ont toutefois varié
selon les pays. En Allemagne et aux États-Unis, la contraction du
produit intérieur brut (PIB) en 2020 a été assez proche de ce
qu’elle avait été en 2009 à la suite de la crise financière qui
débute en 2007. En revanche, dans les autres grandes
économies européennes (Espagne, France, Italie), la contraction
a été jusqu’à trois fois plus importante qu’en 2009, avec des
récessions de –  8  %, –  10  % et près de –  11  %. De même, au
Royaume-Uni, le recul du PIB (–  9,4  %) a été plus de deux fois
plus fort qu’en 2009 (tableau 1).

La pandémie n’a pas touché tous les pays en même temps et les
mesures de confinement ont eu un impact différent selon les
spécialisations productives. Ainsi, l’Espagne et l’Italie, touchées
en premier, ont dû prendre aussitôt des mesures très dures de
limitation de la mobilité des personnes, particulièrement
handicapantes pour des économies dépendantes du tourisme et
de la consommation privée. À l’inverse, l’Allemagne, touchée un
peu plus tard (comme, du reste, le nord de l’Europe), a
relativement moins souffert, du fait d’une moindre dépendance
aux services (secteur le plus affecté par la crise sanitaire) et de
mesures de restriction initialement moins lourdes [Math, 2021].
Les mesures de confinement et de restriction d’activité et de
mobilité ont pesé lourd dans la zone euro [Cardani et al., 2021].
La récession y a été presque deux fois plus importante qu’aux
États-Unis, où l’application de mesures différenciées au niveau
local a permis de limiter l’ampleur du choc sur l’essentiel de
l’année 2020 [Crucini et O’Flaherty, 2021]. Il convient cependant
de mettre en perspective ces résultats avec leurs implications
sanitaires  : alors qu’ils représentent 4  % de la population
mondiale, les États-Unis concentrent 16  % des décès liés au
Covid (Forbes, 18  mai 2022). Dans l’arbitrage entre la
sauvegarde d’un nombre maximal de vies et la préservation de
l’économie, l’Europe et les États-Unis n’ont clairement pas placé
le curseur au même endroit.

Tableau 1. Taux de croissance du PIB réel (en %)

Sources : calculs de l’auteur à partir de FMI,


International Financial Statistics, sauf * Eurostat.

Des crises de nature différente

Les écarts tiennent aussi à la différence de nature entre les


deux crises. Celle de 2008-2009 est une crise «  traditionnelle  »
des économies de marché modernes, dans laquelle une bulle
financière alimentée par des systèmes financiers
dysfonctionnels et insuffisamment régulés est venue nourrir
une surchauffe dans les secteurs financier et immobilier. Cette
dernière, caractérisée par une hausse excessive des prix
d’actifs, explique en partie les bonnes performances de
croissance d’avant-crise aux États-Unis, en Espagne et au
Royaume-Uni. Mais l’effondrement de la valeur des actifs a
engendré à la fois la paralysie du système financier et un
retournement des anticipations dans les autres secteurs de
l’économie, conduisant à une contraction de la production.
S’agissant de la récession de 2020, les pouvoirs publics des
différents pays ont pris des mesures plus ou moins drastiques
de fermeture administrative des lieux de production, de
consommation, d’éducation… qui ont violemment corseté à la
fois l’offre et la demande. Si la crise de 2008-2009 est une crise
traditionnelle de correction des excès du capitalisme, celle de
2020 est une crise d’«  automutilation  » de l’économie, motivée
par l’objectif de limiter autant que possible les interactions
sociales, et donc de sauver le maximum de vies en limitant les
contaminations et la saturation des hôpitaux.

Des plans de soutien qui ont en


partie tiré les leçons
des erreurs du passé

La comparaison entre pays et dans le temps des mesures de


soutien budgétaire à l’activité n’est pas une tâche aisée. Les
estimations divergent grandement d’une institution à l’autre
(du Fonds monétaire international –  FMI  – à l’Organisation de
coopération et de développement économiques –  OCDE  –, en
passant par la Banque centrale européenne –  BCE), du simple
au double, au triple, voire bien davantage (des écarts de 1 à 5
ou 10) [Math, 2021]. Les champs couverts ne sont souvent pas
ou peu précisés, pas plus que les méthodologies ayant permis
d’y aboutir. L’exercice réclame donc de la prudence, même si
les chiffres discutés par la suite (tableaux 2 et 3) sont issus de
recoupements que l’on espère aussi rigoureux que possible.

De 2008-2009 à 2020-2021 : des plans


sans commune mesure…

Quel que soit le pays, l’ensemble des dispositifs budgétaires


déployés en réponse à la crise des subprimes avaient été
présentés à l’époque comme inédits, exceptionnels,
historiques... Les mesures de soutien et de relance budgétaire
avaient alors totalisé en France 26  milliards d’euros, dont
10,5  milliards d’euros d’investissement, 1,2  milliard d’euros de
subventions au secteur immobilier, 600  millions d’euros de
subventions à l’industrie automobile, et plusieurs milliards
d’euros de crédits d’impôt. En Allemagne, 82  milliards d’euros
avaient été mis sur la table, dont 18  milliards d’euros
d’investissements en infrastructures, plus de 20  milliards
d’euros de baisses d’impôts pour les ménages et les entreprises,
et des dizaines de milliards d’euros de facilités de crédit. En
Italie, les mesures, d’ampleur très modeste, représentaient à
peine plus de 5  milliards d’euros, répartis entre des aides aux
ménages pour plus de la moitié et des allègements fiscaux pour
les entreprises. En Espagne, les plans de soutien avaient
consacré plus de 40  milliards d’euros à des crédits
supplémentaires aux ménages et aux entreprises, 8  milliards
d’euros à des investissement publics, 1,1  milliard à un plan de
soutien à l’emploi et 3  milliards à du soutien sectoriel  ; les
baisses d’impôts avaient été quasi inexistantes. À l’inverse, le
Royaume-Uni avait consenti à une baisse de 12,5  milliards de
livres sterling de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), à
3,2  milliards d’abattement fiscal pour les contribuables
modestes, à 1,3  milliard d’aide à l’emploi et à 3  milliards de
livres d’investissement dans les infrastructures. Aux États-Unis,
enfin, le plan de 825 milliards de dollars comptait pour un tiers
environ de baisses d’impôts (notamment pour les travailleurs à
revenus bas et moyens) et pour deux tiers de dépenses
supplémentaires, dans l’éducation, les infrastructures, le
système de santé, l’aide aux chômeurs et le secteur de l’énergie
[Parlement européen, 2009 ; Khatiwada, 2009].
Tableau 2. Mesures d’urgence et de relance budgétaire
(en % du PIB)

Sources : Khatiwada [2009] ; Math [2021] ; Prasad et


Sorkin [2009] ; OFCE [2021].

Une vue d’ensemble des montants engagés en réponse à la


pandémie souligne cependant une très nette différence
d’ampleur des politiques budgétaires mobilisées face aux deux
crises (tableau  2)  : à l’exception notable de l’Espagne, qui
disposait en 2008-2009 de marges de manœuvre budgétaires
bien supérieures à celles disponibles onze ans plus tard, les
masses budgétaires engagées pour faire face à la crise sanitaire
ont très largement dépassé celles mobilisées lors de la crise
financière. Ainsi, en France, le soutien budgétaire a représenté
3,1  % du PIB en 2020 et 3,4  % en 2021 (contre 1,3  % en 2008-
2009) : autour de 75 (en 2020) et 82 (en 2021) milliards d’euros
de dépenses supplémentaires ont été injectés, répartis entre
mesures d’activité partielle (20 à 30 milliards d’euros) et soutien
aux entreprises (22 à 43 milliards d’euros). Si l’effort budgétaire
en pourcentage du PIB diffère, le même type de répartition se
dessine en Allemagne (120  milliards d’euros en 2020 et 140 en
2021), en Italie (75 et 55  milliards), en Espagne (54 et
34  milliards) et au Royaume-Uni (130 et 89  milliards de livres
sterling). Aux États-Unis, les plans de soutien mis en place
(9,1 % du PIB en 2020 et 12,5 % en 2021) par les administrations
Trump et Biden ont consacré sur deux ans 1  400  milliards
d’aides aux entreprises et 1 300 milliards d’aides aux ménages,
l’accent ayant été mis sur une indemnisation accrue des
chômeurs et des dotations directes, auxquelles se sont ajoutées
plus de 650  milliards d’aides à l’emploi. Dans les grandes
économies européennes, les aides aux ménages n’ont pas
dépassé quelques milliards d’euros, hormis en Allemagne, où
les dépenses en la matière ont atteint entre 20 et 30  milliards
[OFCE, 2021]. À l’inverse, les aides aux entreprises se comptent
souvent par dizaines de milliards d’euros, comme en France au
travers du Fonds de solidarité et des exonérations de cotisations
sociales (22  milliards en 2020), et se sont révélées pour
certaines permanentes, comme la baisse des impôts de
production de 10  milliards d’euros en France. À cela se sont
ajoutées les aides spécifiques pour certains secteurs
particulièrement touchés, comme le tourisme ou les transports.

Au total, si l’engagement budgétaire a été équivalent dans les


deux crises en Allemagne (qui avait cependant l’un des plans de
relance les plus étoffés en 2008-2009), il a doublé aux États-Unis,
et triplé, voire davantage, dans les autres pays.
… rectifiant les insuffisances de la
gestion de crise financière...

Cela n’est guère étonnant car, rétrospectivement, la réponse


budgétaire à la crise financière avait été jugée particulièrement
insuffisante dans l’UE, et coresponsable, avec le resserrement
monétaire prématuré au sein de la zone euro et la gestion
erratique de la crise des dettes souveraines, de la rechute dès
2012 des économies européennes. Aux États-Unis, un plan
budgétaire, à la fois plus important et mieux soutenu par une
politique monétaire nettement plus expansionniste que celle de
la BCE, avait permis à l’économie américaine de se remettre
beaucoup plus rapidement de la crise financière. Le
conservatisme budgétaire et le manque d’anticipation n’ont pas
été les seuls problèmes de la gestion de la récession de 2009 en
Europe : les finances publiques ont été très largement affectées
au sauvetage des systèmes financiers en perdition [Khatiwada,
2009], réduisant comme peau de chagrin les marges de
manœuvre pour soutenir la sphère réelle de l’économie.

Quoi qu’il en soit, la leçon des insuffisances de la gestion


budgétaire de la crise de 2008-2009 semble avoir été tirée en
2020. Au niveau de l’Union européenne (UE), en particulier, les
lignes ont bougé. En 2008, retranchée derrière le Pacte de
stabilité et de croissance et la stratégie de Lisbonne, la
Commission européenne avait annoncé un modeste plan de
1,5 % du PIB de l’UE, qui se décomposait en 1,2 % issu des plans
nationaux de relance et seulement 0,3  % financé par l’UE elle-
même [Commission des Communautés européennes, 2008]. En
2020, un tabou a été levé avec le plan de relance Next
Generation EU adopté par le Conseil européen du 21 juillet
2020, et doté de 750  milliards d’euros pour la période 2021-
2023, dont 360 milliards d’euros (2,7 % du PIB de l’UE) de prêts
et 390  milliards d’euros (2,9  % du PIB de l’UE) de subventions
non remboursables financées par un emprunt européen. Le
financement de ces dernières, sans préfigurer une union
budgétaire, représente une petite révolution au sein de l’UE, qui
avait jusqu’alors soigneusement évité la question du
fédéralisme budgétaire et de la mutualisation des dettes.

… mais aux répartitions assez similaires

Les mesures d’urgence ont été réparties entre les aides aux
entreprises (en y incluant les aides à l’emploi), les aides aux
ménages, et des dépenses d’investissement (infrastructures…) et
de fonctionnement supplémentaires mises en place dans le
cadre des plans de relance (tableau 3).

Là encore, cependant, l’interprétation des données présentées


requiert de la prudence, d’autant que la ventilation des
dépenses par catégorie n’est pas simple. Par exemple, les
mesures en faveur de l’emploi (regroupées dans le tableau 3
avec les aides aux entreprises) incluent pour les États-Unis
l’assurance chômage fédérale exceptionnelle, qui pourrait tout
aussi bien être considérée comme une aide aux ménages [Math,
2021].

Par-delà les différences d’envergure des plans entre les deux


périodes, on notera tout d’abord que, dans les deux cas, les
aides aux entreprises dominent presque systématiquement les
dépenses directes de soutien à l’activité économique –
 typiquement, les grands travaux d’infrastructure. Cela étant, à
l’inverse de la gestion de la crise de 2008-2009, les aides aux
entreprises deviennent très largement supérieures aux aides
aux ménages dans les plans de soutien post-crise sanitaire, avec
cependant une différence notable entre les pays européens et
les États-Unis  : alors que les premiers ont privilégié les
dispositifs de chômage partiel ou de «  nationalisation  » des
salaires, les seconds ont misé sur des aides directes aux
entreprises, avec des conséquences différentes sur le taux de
chômage (voir infra). Dans tous les cas, les aides aux entreprises
et à l’emploi se sont taillé la part du lion dans l’expansion des
plans de relance de la crise sanitaire comparés à ceux de 2008-
2009.
Tableau 3. Répartition des mesures de relance par type
et par pays (en % du PIB)

Sources : années 2008-2009 : calculs de l’auteur à


partir du rapport du Parlement européen [2009],
Khatiwada [2009] et des sources nationales ; années
2020 et 2021 : Math [2021].

Quelques spécificités nationales ressortent. Les États-Unis se


singularisent par une part des dépenses de soutien direct à
l’activité («  autres dépenses  ») deux à trois fois plus élevée
qu’en Europe. Côté européen, le contraste entre les deux crises
est saisissant pour l’Italie  : alors que les mesures de relance
sont pour ainsi dire inexistantes en 2008-2009, l’Italie a déployé
en 2020-2021 des moyens comparables à ceux de ses grands
voisins, et parfois même un peu supérieurs. L’Espagne présente
un profil de répartition des soutiens budgétaires relativement
similaire, avec toutefois des «  autres dépenses  » un peu plus
importantes. Ces deux pays ont été particulièrement meurtris
par la première vague de la pandémie et ont dû, encore plus
que les autres, investir en urgence dans leurs infrastructures,
notamment de soins. Quant aux mesures françaises, elles
s’inscrivent dans la moyenne des pays européens, plutôt la
moyenne basse pour 2020 : remis en perspective, le « quoi qu’il
en coûte  » français n’a pas été si… coûteux, surtout en ce qui
concerne les dépenses de soutien aux ménages, très faibles.
Également très touché par la première vague de la pandémie, le
Royaume-Uni affiche un profil similaire à ceux de l’Italie et de
l’Espagne, mais avec un soutien encore plus marqué aux
entreprises.

Au final, les politiques budgétaires ont été nettement plus


actives pendant la crise sanitaire que lors de la récession
consécutive à la crise des subprimes. La question se pose de
savoir si les résultats ont été au rendez-vous.
Un bilan globalement positif pour
l’après-Covid,
mais avec des zones d’ombre

Une dette publique qui n’explose pas en


pourcentage du PIB, en dépit des
montants engagés

Les montants engagés au titre des mesures de relance et de


soutien ont donc été nettement plus importants en 2020 et 2021,
dans un contexte où la récession a été, en 2020, souvent une fois
et demie à deux fois et demie plus profonde que la récession de
2009. En 2020, les déficits publics se creusent davantage qu’en
2009, mais apparaissent souvent moins élevés en 2021 qu’en
2010 (sauf en Italie et aux États-Unis), c’est-à-dire à la sortie de
chacune des deux récessions (tableau 4). Il est également
frappant de constater que la variation de la dette publique
rapportée au PIB est bien souvent inférieure à la suite de la
pandémie qu’à la suite de la crise des subprimes (tableau 5),
sauf, une nouvelle fois, en Italie et aux États-Unis.
Tableau 4. Déficit public (en % du PIB)

Sources : Eurostat ; sauf * sources nationales et **


OCDE.

De fait, les mécanismes sous-jacents aux variations des ratios de


dette publique ont été très différents. Comme cela a déjà été
mentionné, les montants engagés (c’est-à-dire ce qui accroît le
numérateur du ratio de dette publique) en 2008-2009 ont été
modestes, en tout état de cause insuffisants dans l’UE. Puis, dès
fin 2010-début 2011, les politiques de rigueur budgétaire ont
très rapidement été remises en place, dans le contexte de la
crise des dettes souveraines. Le dénominateur du ratio de dette
publique, le PIB, s’est alors trouvé doublement atteint : d’abord
sa contraction a été insuffisamment freinée en 2009, puis sa
croissance a été entravée par le retour à la rigueur.

À l’inverse, face à la crise sanitaire, les plans de soutien ont été


non seulement massifs, mais durables, les mesures n’étant que
partiellement abandonnées lors de périodes de reflux
épidémique, et immédiatement remises en place lors des
épisodes de retour des restrictions sanitaires. Le « quoi qu’il en
coûte  » a ainsi certainement limité l’impact de la crise sur la
trajectoire du ratio de dette publique, en dépit des sommes
engagées qui ont substantiellement gonflé le numérateur de ce
dernier. La durée et l’ampleur de la récession s’en sont trouvées
limitées (le dénominateur du ratio, le PIB, a moins baissé, et
moins longtemps), tandis que la reprise a été particulièrement
vigoureuse (le PIB a rebondi très rapidement). Au final, les
ratios de dette sur PIB ne sont pas plus dégradés qu’à l’issue de
la crise financière. Mais ils étaient en 2019 évidemment bien
plus élevés qu'à la veille de la crise financière et, à l’issue de la
crise sanitaire, ils ont atteint des sommets souvent inédits,
proches ou (très) au-delà de 100  % du PIB dans la plupart des
cas.

Tableau 5. Dette publique (en % du PIB)


Sources : Eurostat ; sauf * World Economic Outlook.

Une étude de Langot et Tripier [2022] a confirmé, dans le cas de


la France, l’impact positif des plans de soutien sur le ratio de
dette publique  : sans ces mesures, ce dernier aurait atteint
145  % du PIB dès le troisième trimestre 2020, à comparer aux
113  % effectivement constatés fin 2021. Cet important
différentiel s’explique par l’impact des mesures budgétaires sur
la croissance : alors que le PIB observé avait déjà retrouvé son
niveau d’avant-crise fin 2021, sans les politiques de soutien, il se
serait situé, d’après cette étude, près de 10 points de
pourcentage en dessous de son niveau d’avant-crise. Au final,
on mesure rétrospectivement l’immense gâchis qu’ont
représenté les politiques de rigueur trop rapidement mises en
place dans l’UE à la suite de la crise de 2008-2009 : dans le cas
de la France, cela a contribué à une quasi-stagnation du PIB
jusqu’en 2015-2016, et à une progression lente mais continue de
la dette publique qui gagne près de 10 points entre 2011 et 2019.

Un vrai succès pour le chômage, mais


des inégalités vraisemblablement en
hausse

L’impact au niveau du chômage des mesures prises est sans


équivoque : lorsqu’il n’a pas purement et simplement diminué,
comme dans le cas de la France et de l’Italie, le taux de chômage
s'est beaucoup moins accru à la suite de la pandémie qu’à la
suite de la crise financière. C’est flagrant dans le cas de
l’Espagne, dont le taux de chômage avait doublé entre 2008 et
2011, alors qu’il ne s’est que peu dégradé à la suite de la
récession due à la Covid-19. De façon générale, bien que d’une
ampleur supérieure à celle de la crise financière, la crise
sanitaire n’a quasiment pas affecté le taux de chômage de l’UE
ou de la zone euro. À l’inverse, la récession de 2009 avait fait
augmenter le taux de chômage de 2,5 points en moyenne, une
dégradation enracinée par les politiques de rigueur rapidement
mises en place ensuite (tableau 6).

Le taux de chômage s’est également beaucoup moins dégradé


au Royaume-Uni et aux États-Unis pendant la vague
pandémique qu’à la suite de la crise financière (l’accroissement
avait été deux  à trois fois plus élevé). Cependant, il s’est
davantage accru qu’en Europe. C’est particulièrement le cas aux
États-Unis, où le taux de chômage a doublé entre 2019 et 2020,
pour atteindre 8,1  %. Cela s’explique en grande partie par la
nature différente des mesures de soutien adoptées de part et
d’autre de l’Atlantique : alors que la plupart des pays européens
ont opté pour des mesures massives de maintien dans l’emploi,
les États-Unis ont préféré des aides directes aux entreprises et
un accroissement des allocations chômage, sans s’inquiéter de
l’envolée de ce dernier. Élément de contraste dans ce paysage,
l’Allemagne est le seul pays à avoir vu son taux de chômage
s’accroître (légèrement) en 2021 par rapport à 2019, alors qu’il
avait légèrement diminué en 2010 par rapport à 2008. On
rappellera cependant que le taux de chômage est en Allemagne
beaucoup plus faible en 2019 qu’en 2008  : le point de départ
n’est tout simplement pas le même.

À ce stade, il semble entendu que la récession provoquée par la


crise sanitaire a été bien mieux gérée que celle qui a fait suite à
la crise financière, lors de laquelle à l’insuffisance de la réponse
budgétaire (particulièrement en Europe) ont succédé des
politiques de réduction des déficits aberrantes, virant pour
certains pays de l’UE à la cure d’austérité dévastatrice.
Cependant, ces constats au niveau agrégé ne disent rien de
l’impact de ces deux périodes de gestion de crise sur les
inégalités de revenus et de patrimoines.

Tableau 6. Taux de chômage (en % de la population


active)

Sources : Eurostat ; World Economic Outlook.

Il fait assez peu de doutes aujourd’hui que la crise de 2008-2009


a significativement aggravé les inégalités dès 2010-2011,
notamment en Grèce et en Espagne [Bönke et Schröder, 2015]. À
cet égard, il n’est pas toujours commode d’isoler l’impact de la
récession produite par la crise financière de celui des mesures
de contraction budgétaire qui ont suivi. En outre, certains
instruments de politique économique utilisés à l’époque pour
gérer les conséquences de la crise, et maintenus par la suite, ont
eu des conséquences distributives peu claires. Viennent
évidemment à l’esprit les politiques monétaires
d’assouplissement quantitatif : indispensables pour soulager les
systèmes financiers et permettre le refinancement des États,
elles ont été maintenues pendant toute la décennie 2010-2020 et
encore élargies dans le cadre des dispositifs de lutte contre la
pandémie. Cependant, les liquidités massives injectées à ces
différentes occasions ont alimenté des bulles de prix d’actifs
(financiers et immobiliers) qui ont profité au premier chef au
patrimoine des plus aisés.

Au-delà de la seule politique monétaire, le recul manque pour


examiner les implications distributives de la récession liée à la
Covid-19 et de sa gestion macroéconomique. Néanmoins,
plusieurs éléments font présumer une hausse des inégalités de
revenus et de patrimoines : 70 % du surplus d’épargne en 2020
a été ainsi le fait des ménages les 20  % les plus riches dans la
distribution des revenus, alors que les plus pauvres ont dû
désépargner [Math, 2021]. En outre, certaines catégories d’actifs
ont été nettement plus touchées que d’autres  : salariés des
secteurs particulièrement affectés par les mesures de
confinement et de restriction (tourisme, loisirs, commerce,
restauration…), travailleurs précaires et jeunes, par nature
moins bien couverts par les dispositifs de protection… S’est
ensuivi un intéressant débat, autour de la notion de she-cession,
c’est-à-dire d’un impact particulièrement négatif pour les
femmes. D’une part, ces dernières sont déjà en temps normal
aux prises (davantage que les hommes) avec les difficultés
inhérentes à la conciliation entre vie professionnelle et tâches
domestiques ; le confinement et le recours massif au télétravail
ont sans aucun doute aggravé ces difficultés. D’autre part, les
femmes sont surreprésentées dans les secteurs d’activité les
plus exposés lors de la crise Covid. Cependant, la situation
familiale (présence d’enfant et monoparentalité) apparaît
comme le critère véritablement déterminant de ces difficultés
professionnelles spécifiques aux femmes lors de la crise
sanitaire. Quoi qu’il en soit, la hausse des inégalités et de la
pauvreté à l’issue de la crise sanitaire est très plausible.

Il ne fait plus guère de doute que les grandes économies


avancées, instruites des lourdes erreurs commises pendant la
gestion de la crise de financière, ont mené des politiques
budgétaires bien plus actives, et donc bien plus adéquates, face
à l’ampleur de la récession provoquée par la pandémie. Certes,
toutes les catégories d’agents économiques n’ont pas été
affectées de la même manière, et les soutiens ont été
proportionnellement (bien) plus massifs pour les entreprises
que pour les ménages. Néanmoins, le tableau d’ensemble est
nettement plus flatteur pour les gouvernants, et plus rassurant
également pour la dynamique future des grandes économies,
qu’à l’issue de la récession provoquée par la crise financière.
Du moins l’était-il jusqu’à la guerre en Ukraine qui, en quelques
mois, a considérablement assombri les perspectives, avec la
résurgence rapide de l’inflation en Europe, où la remontée des
prix est pour le moment essentiellement issue de la flambée des
prix de l’énergie. Aux États-Unis, c’est bien davantage l’inflation
sous-jacente qui repart à la hausse, attisée par le surcroît de
demande dû aux plans massifs de relance. Au niveau mondial,
les perturbations persistantes des chaînes
d’approvisionnement, avec la politique zéro-Covid en Chine,
compliquent encore la situation. Les incertitudes à court terme
sont donc très fortes, dans un contexte où les marges de
manœuvre des gouvernants sont appelées à se rétrécir avec la
remontée des taux souverains et les resserrements monétaires
annoncés.

Repères bibliographiques

BÖNKE T. et SCHRÖDER C. [2015], «  European-wide inequality in


times of the financial crisis  », Deutsches Institut für
Wirtschaftsforschung Discussion Paper, n° 1482.
CARDANI R., CROITOROV O., GIOVANNINI M., PFEIFFER P., RATTO M. et
VOGEL L. [2021], « The Euro Area’s pandemic recession : a DSGE-
based interpretation  », JRC Working Papers in Economics and
Finance, n° 2021/10.
COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES [2008], «  A European
economic recovery plan », communication de la Commission au
Conseil de l’Europe, 26 novembre.
CRUCINI M. et O’FLAHERTY O. [2021], «  State-by-state decisions on
shutdowns minimize Covid’s economic impact  », Vox.eu CEPR
Policy Portal, 29 mai.
KHATIWADA K. [2009], «  Stimulus packages to counter global
economic crisis  : a review  », Discussion Paper, International
Institute for Labour Studies.
LANGOT F. et TRIPIER F. [2022], «  Covid-19  : à quoi aurait
ressemblé l’économie française sans les mesures de soutien ? »,
The Conversation, 19 janvier.
MATH A. [2021], «  Quoi qu’il en coûte. Des mesures
incomparables pour faire face aux conséquences économiques
de la pandémie ? », Chroniques internationales de l’Ires, n° 176,
p. 8-31.
OFCE [2021], « Les politiques budgétaires face à la pandémie »,
Revue de l’OFCE, n° 172, mai, p. 129-142.
PARLEMENT EUROPÉEN [2009], « Economic recovery packages in EU
member states  : compilation of Briefing Papers  », rapport,
Policy Department on Economic and Scientific Policy.
PRASAD E. et SORKIN I. [2009], « Assessing the G-20 stimulus plans :
a deeper look », Brookings, 5 mars.
III/ Le retour de l’inflation et des
dilemmes macroéconomiques
qui vont avec

Thomas Grjebine
Thomas Grjebine est économiste au CEPII, responsable
du programme scientifique « Macroéconomie et finance
internationales ».

A lors que l’inflation avait quasiment disparu des radars,


elle a atteint, dans de nombreux pays avancés, des taux
jamais vus depuis plusieurs décennies : fin mai 2022, elle frôlait
8,5 % sur un an aux États-Unis, 7,4 % en Allemagne et 4,8 % en
France. Cette envolée des prix est en partie conjoncturelle avec
le cumul, côté demande, d’une augmentation forte liée
notamment aux plans de relance et, côté offre, de perturbations
persistantes dans les approvisionnements, accentuées par des
crises multiples. La guerre en Ukraine en est la manifestation la
plus dramatique et pourrait conduire à des perturbations
durables de l’approvisionnement de l’Europe en matières
premières, à commencer par le pétrole et le gaz.

Mais, au-delà de ces facteurs conjoncturels, des facteurs plus


durables pourraient conduire à sortir du régime de basse
inflation que les pays occidentaux connaissaient depuis trente
ans. La mondialisation, qui permettait de tirer les prix vers le
bas, pourrait être durablement affectée, notamment par les
tensions géopolitiques. Cette mondialisation s’est par ailleurs
accompagnée d’une baisse de la part des salaires dans la valeur
ajoutée qui a suscité des tensions croissantes et des demandes
de rééquilibrages salariaux, qui pourraient alimenter
l’inflation. Le réchauffement climatique et la transition
écologique pourraient eux aussi être une source durable de
hausse des prix.

Face à un retour de l’inflation, les gouvernements sont tiraillés.


Faut-il préserver le pouvoir d’achat en augmentant les salaires
au risque de dégrader la compétitivité et de nourrir l’inflation ?
La lutte contre l’inflation ne risque-t-elle pas de sérieusement
compliquer la gestion de dettes publiques très élevées, en
particulier dans la zone euro  ? Les gouvernements et les
banques centrales doivent-ils chercher à limiter les hausses de
prix des matières premières, au risque de freiner les incitations
à la transition écologique ?

Des facteurs structurels qui


pourraient faire durer l’inflation

Alors que la mondialisation avait depuis trente ans largement


contribué à l’installation d’un régime de basse inflation,
plusieurs facteurs structurels pourraient venir y mettre un
terme.

Une mondialisation qui se grippe

La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine vont à n’en


pas douter changer le visage de la mondialisation, ce qui
pourrait limiter le phénomène de désinflation importée en
vigueur depuis le milieu des années 1990 [Carluccio et al., 2018].
Elles ont fait prendre conscience aux entreprises qu'elles
devaient diversifier leurs sources d’approvisionnement, ce qui
a un coût. Il pourrait s’agir d’un point de basculement, faisant
de la géopolitique un déterminant plus important de la
structure des chaînes d’approvisionnement mondiales. Cela
n’impliquerait pas nécessairement une démondialisation –  les
entreprises multinationales seront toujours incitées à organiser
la production là où les coûts sont les plus bas, mais cela
pourrait restreindre le périmètre dans lequel elles le font. Cette
nouvelle forme de mondialisation, marquée par des tensions
politiques plus fortes, pourrait entraîner de nouveaux chocs sur
l’offre et des pressions sur les coûts, notamment pour réduire la
dépendance à l’égard de pays jugés hostiles – et ce d’autant que
les échanges commerciaux pourraient être durablement
entravés par les tensions géopolitiques.
Ces changements structurels pourraient remettre en cause le
caractère désinflationniste de la mondialisation. Le
développement des échanges et l’internationalisation des
chaînes de valeur ont, en effet, été un facteur important depuis
le milieu des années 1990 de la décélération de l’inflation dans
les pays industrialisés en réduisant l’inflation importée [Auer et
al., 2017]. La hausse de la part des pays émergents dans le
commerce mondial depuis 1994, puis l’entrée de la Chine dans
l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ont en effet
entraîné un écrasement des coûts de production au niveau
mondial. Du fait de la mondialisation, l’inflation des prix à la
consommation est devenue de moins en moins sensible aux
facteurs internes et de plus en plus aux facteurs mondiaux. La
relation entre inflation et salaire s’est aussi distendue. La
désindustrialisation, concomitante de ce mouvement de
mondialisation, a contribué au phénomène,  avec la réduction
de la part de l’industrie manufacturière intensive en main-
d’œuvre dans les pays développés et des délocalisations dans
les pays émergents.

De nécessaires rééquilibrages salariaux

La mondialisation a aussi été concomitante de la baisse depuis


les années 1980 de la part des salaires dans la valeur ajoutée
[Karabarbounis et Neiman, 2014]. Cette compression relative
des salaires conduit à des demandes de rééquilibrages
salariaux dans la plupart des pays avancés. En témoignent les
fortes tensions aux États-Unis depuis la pandémie, sous la
forme de grèves nombreuses et du phénomène de «  grande
démission  ». Les tensions sociales en France, en partie liées à
des revendications concernant le pouvoir d’achat (Gilets
jaunes), vont dans le même sens.

Historiquement, les demandes de rééquilibrages salariaux et les


tensions sociales associées ont été centrales dans les
dynamiques inflationnistes. La gestion de l’inflation ne peut
être dissociée de la répartition de la valeur entre capital et
travail, au cœur du capitalisme. L’inflation trouve, en effet, son
origine dans l’affrontement permanent des groupes sociaux
pour maintenir ou élargir leur part de la richesse nationale
[Durieux, 1974]. C’est l’une des explications majeures du
célèbre épisode inflationniste des années 1970. Comme dans la
période actuelle, la fin des années 1960 voit émerger des
revendications salariales fortes d’une partie de la population
qui a peu bénéficié de la croissance industrielle des deux
décennies précédentes (la croissance s’était accompagnée d’une
hausse des profits dans le revenu national). La crise sociale de
Mai-Juin  68 marque ainsi brutalement le refus par les salariés
des conditions du partage des revenus qui prévalaient alors et
ouvre une période d’augmentation forte du pouvoir d’achat des
bas salaires. Le pouvoir d’achat du salaire minimum progresse
de plus de 130  % entre 1968 et 1983, alors que, dans le même
temps, le salaire moyen ne progresse que d’environ 50 % : dans
un climat social en pleine ébullition, les gouvernements
successifs de cette période accordent en effet chaque année de
très forts « coups de pouce » au salaire minimum. Tirée par la
hausse des bas salaires, la masse salariale dans son ensemble
progresse sensiblement plus vite que la production au cours des
années 1968-1983, conduisant à une forte baisse de la part du
capital dans le revenu national.

Si les tensions sociales nourrissent l’inflation, l’inflation elle


aussi nourrit en retour ces tensions en raison de ses effets
redistributifs (elle fait des gagnants et des perdants). Avec pour
résultat une exacerbation de l’affrontement entre groupes
sociaux, chacun essayant d’élargir sa part de la richesse
nationale. L’inflation se révèle ainsi être un « stimulus pour les
conflits de distribution » [Tooze, 2014]. C’est ce qui explique que
les années 1970 aient été une grande période de luttes sociales
dans les pays industrialisés, avec une organisation collective
renforcée. La suppression de cette boucle de rétroaction entre
l’instabilité des prix et la mobilisation sociale est, à l’inverse,
l’une des origines du consensus déflationniste qui émerge dans
les années 1980. Elle se matérialise par une « disparition » de la
boucle prix-salaire (à travers notamment la désindexation des
salaires) et par l’affaiblissement du pouvoir de négociation des
salariés qui explique en partie la baisse tendancielle de la part
des salaires dans la valeur ajoutée observée depuis le début des
années 1980.

Dans le contexte actuel, les tensions risquent d’être d’autant


plus fortes que le corps social, divisé, se dispute les fruits d’une
croissance ralentie, du fait de la faiblesse des gains de
productivité. En France, la productivité du travail est ainsi
passée d’un rythme de 2,6  % par an en moyenne dans les
années 1980 à 1,2 % dans les années 2000 et 0,8 % depuis 2010.
Par ailleurs, les possibilités d’expansion des marchés et de
délocalisation de la production, qui ont nourri les profits de ces
trente dernières années, sont beaucoup moins nombreuses que
dans les années 1970. Avec le retour de l’inflation et une
mondialisation qui se grippe, le compromis implicite qui s’était
mis en place depuis les années 1980, reposant sur des hausses
de salaires modérées compensées par des gains de pouvoir
d’achat liés à la désinflation importée, pourrait bien s’étioler.

Et ce d’autant que les tensions autour de la répartition de la


valeur ne sont pas seulement nationales. À la suite de la
pandémie et de la guerre en Ukraine, la dégradation des termes
de l’échange (le prix des produits importés a augmenté plus vite
que celui des exportations) dans les pays importateurs nets de
matières premières constitue un transfert de richesse vers les
pays exportateurs nets de ces matières premières. Une situation
qui fait écho aux chocs pétroliers de 1973 et 1979, qui
résultaient de la remise en cause par les pays producteurs de la
répartition mondiale des richesses. Prenant conscience de leur
pouvoir de négociation, les pays de l’Organisation des pays
exportateurs de pétrole (OPEP) avaient amélioré leur part en
provoquant délibérément de l’inflation, c’est-à-dire des hausses
de prix sans changement de volume ou de qualité, ce qui a
entraîné un transfert réel de valeur au détriment des pays
industrialisés.
Une inflation verte ?

En plus d’une mondialisation grippée et de tensions de plus en


plus fortes pour des hausses de salaires, le réchauffement
climatique et la transition écologique pourraient aussi conduire
à une augmentation durable des prix. C’est que, au-delà de
facteurs conjoncturels, les hausses de prix des matières
premières des derniers mois s’expliquent par des facteurs plus
structurels. Les perturbations climatiques ont ainsi tendance à
se multiplier avec le réchauffement global  : en 2021, elles ont
touché très sévèrement les récoltes au Canada, au Brésil ou en
Russie. Les pertes de récoltes liées aux épisodes de canicule et
de sécheresse ont triplé ces cinquante dernières années en
Europe [Bras et al., 2021]. Avec le réchauffement climatique, ce
phénomène pourrait s’accentuer, avec des conséquences
significatives sur les prix agricoles.

Les hausses de prix des matières premières s’expliquent


également par les mesures prises ces dernières années en
faveur de la transition écologique. Il pourrait s’agir de la
première crise liée à cette transition. Les investissements dans
les énergies polluantes ont en effet été freinés – notamment en
Allemagne avec la sortie programmée du charbon. Les
investissements pétroliers et gaziers mondiaux ont baissé de
26 % entre la première et la seconde moitié de la décennie 2010,
selon l’Agence internationale de l’énergie. Ce ralentissement
des investissements s’est fait sans que des alternatives aient pu
prendre le relais. Dans l’Union européenne, les énergies
renouvelables ne représentent actuellement qu’environ 20  %
de la consommation d’énergie, et l’augmentation de cette part
prendra du temps. Le paquet Fit for 55 de la Commission
européenne ambitionne de la porter à 40 % dans l’Union d’ici à
2030. L’énergie fossile restera donc dominante encore
longtemps.

C’est ce qui explique que la hausse de la facture énergétique


pourrait non seulement ne pas être transitoire, mais même
s’aggraver avec l’intensification de la lutte contre le
changement climatique. Il ne s’agit pas ici à proprement parler
d’une greenflation ou «  inflation verte  », dans la mesure où les
hausses actuelles concernent surtout les énergies fossiles. Le
développement de technologies vertes, en particulier les
énergies renouvelables, pourrait même avoir un effet
déflationniste en réduisant les coûts pour les entreprises et les
ménages. Le prix de l’électricité d’origine solaire a ainsi
diminué de près de 90  % de 2009 à 2019, celui de l’électricité
éolienne terrestre de 70  % sur la même période [Roser, 2020].
Avec la vague d’innovations technologiques, l’énergie verte
pourrait même devenir si bon marché que (toutes) les
entreprises pourraient être incitées à abandonner les
combustibles fossiles, ce qui permettrait d’atteindre un système
énergétique à émissions quasi nulles dans vingt-cinq ans [Way
et al., 2021]. Mais, même dans ce scénario optimiste, une longue
période de transition nous attend, au cours de laquelle les prix
de l’énergie pourraient continuer à augmenter. Trois facteurs
pourraient se combiner pour mener à une telle évolution : une
capacité de production des énergies renouvelables insuffisante
à court terme, la réduction des investissements dans les
combustibles fossiles et l’augmentation des prix du carbone.

Les matières premières énergétiques (charbon, pétrole, gaz) ne


sont pas les seules à être concernées par ces hausses de prix.
Parce qu’ils sont de plus en plus demandés, les produits de base
nécessaires à la transition écologique –  et notamment à
l’électrification – sont de plus en plus chers. Les hausses de prix
sont en fait à la fois nourries par une demande plus forte et par
des politiques environnementales qui découragent les
investissements dans les mines ou les fonderies, qui rejettent
massivement du carbone. Les réglementations ont ainsi le
double effet de stimuler la demande pour les technologies
décarbonées tout en contraignant l’offre. C’est le cas
notamment du cuivre, nécessaire à la fabrication des câbles
électriques ou des équipements électroniques, dont les prix
atteignent des sommets. Au Chili, qui en est le premier
producteur mondial, le gouvernement s’interroge ainsi sur la
délivrance de permis d’extraction minière en raison du
caractère très polluant de cette activité. C’est le cas aussi de
l’aluminium, l’un des métaux les plus sales à produire, mais
aussi l’un des plus essentiels aux projets d’énergie solaire et
autres énergies vertes. Près de 60 % de l’aluminium provient de
Chine, qui a interdit en 2021 des nouvelles fonderies en raison
de leur empreinte carbone élevée.
Des gouvernants tiraillés entre des
objectifs contradictoires

Face au retour de l’inflation, les gouvernants sont confrontés à


des urgences à court terme qui peuvent entrer en contradiction
avec les objectifs à moyen et long termes. Faut-il préserver le
pouvoir d’achat en augmentant les salaires au risque de
dégrader la compétitivité et d’alimenter l’inflation  ? La lutte
contre l’inflation ne risque-t-elle pas d’entrer en contradiction
avec la gestion de dettes publiques très élevées, en particulier
dans la zone euro ? Les gouvernements et les banques centrales
doivent-ils chercher à limiter les hausses de prix de matières
premières au risque de freiner la transition écologique ?

L’urgence à court terme du pouvoir


d’achat

Le principal problème posé par l’inflation à court terme est


qu’elle peut aboutir à de fortes baisses des salaires réels et du
pouvoir d’achat des ménages. C’est la raison pour laquelle John
Maynard Keynes se montrait très hostile à l’inflation, et mettait
en garde contre les politiques pouvant y conduire. Il craignait,
en effet, qu’elle ait des conséquences redistributives très
négatives, en lésant les salariés, dont les rémunérations ne
peuvent augmenter au même rythme que les prix (ou avec
retard), et les petits épargnants. L’inflation pouvait être selon
lui « beaucoup plus cruelle en termes d’équité que la taxe la
plus régressive » [Keynes, 1940], ce qui explique que les
syndicats y étaient également très hostiles. De telles
conséquences sur le pouvoir d’achat s’observent actuellement.
Aux États-Unis, les salaires réels ont ainsi baissé de 3,4 % entre
avril 2021 et avril 2022. En France, les négociations salariales
devraient aboutir à une hausse de 3  % pour 2022 (Banque de
France) pour une inflation annuelle estimée en juin à 5,4 %.

Ce retour de l’inflation oblige les banques centrales à réagir


plus fortement. L’argument souvent avancé pour justifier une
telle réaction est que plus l’inflation monte, plus il est
socialement coûteux de la réduire, car il est difficile de faire
baisser des anticipations de hausse des prix à des niveaux
élevés. Historiquement, c’est la hausse du chômage via
l’austérité qui a souvent été utilisée pour casser ces
anticipations. C’est ce qui s’est produit dans les années 1970.
Paul Volcker, le président de la Réserve fédérale des États-Unis,
a ainsi relevé les taux directeurs en les faisant passer de 11  %
en 1979 à 20 % en juin 1981. Si l’inflation baisse alors fortement
(de 15  % en mars  1980 à moins de 4  % en  1983), le coût social
est immense  : l’économie américaine plonge en récession
en 1980 puis en 1982, et le chômage dépasse 11 % en 1982. Un
remède qui pourrait se révéler d’autant plus problématique
dans le contexte actuel que les hausses de prix des matières
premières constituent déjà des contre-chocs de demande (via la
baisse du pouvoir d’achat des ménages) qui affectent
négativement la consommation et l’activité. Il ne s’agit pas
d’une situation nouvelle. Si les chocs pétroliers de 1973 et 1979
sont souvent perçus comme des chocs d’offre –  la hausse
brutale des cours du pétrole ayant augmenté les coûts de
production des entreprises –, ils ont aussi constitué un choc de
demande très négatif et ont eu ainsi un fort effet dépressif.

Dans la situation actuelle, on peut comprendre la prudence des


banquiers centraux à s’engager dans de fortes hausses des taux.
D’autant que le précédent de 2011 est resté dans les mémoires.
À l’époque, le président de la Banque centrale européenne
(BCE), Jean-Claude Trichet, avait augmenté les taux pour faire
face à une augmentation des prix de l’énergie, ce qui avait
amplifié l’effet négatif de cette hausse sur la demande globale et
la production. Comme l’origine de l’inflation en zone euro est
aujourd’hui assez semblable, essentiellement un
renchérissement des matières premières qui découle de
problèmes d’offre, le resserrement de la politique monétaire
apparaît tout aussi délicat. Car s’il peut se justifier lorsque la
hausse des prix est due à une demande interne forte, associée à
une augmentation de l’activité économique réelle, il devient
très problématique lorsque la hausse s’explique par des
contraintes d’offre qui pénalisent déjà l’activité [Kilian, 2009] et
a fortiori lorsque ces contraintes sont mondiales. Une hausse
des taux pourrait néanmoins réduire l’inflation importée si elle
conduisait à une appréciation de l’euro.

De leur côté, face à ce retour de l’inflation, de nombreux


gouvernements ont réagi en imposant des plafonds de prix, des
réductions d’impôts, des rabais ou des aides. Au-delà de ces
réactions à court terme se pose la question des hausses de
salaires. Si ces dernières peuvent permettre de réduire les
déséquilibres internes, en particulier la baisse tendancielle de
la part des salaires dans la valeur ajoutée, elles doivent aussi
être pensées au regard des déséquilibres externes qu’elles
peuvent engendrer.

Équilibre interne versus équilibre


externe

L’histoire de l’inflation et des choix de politiques économiques


pour y répondre est aussi celle d’arbitrages entre équilibres
interne et externe. Les hausses de salaires, si elles sont
favorables à la demande et la croissance (équilibre interne),
peuvent aussi conduire à dégrader la compétitivité via une
hausse des coûts de production (équilibre externe). Chaque
gouvernement doit arbitrer entre ces deux équilibres. Les
politiques économiques menées en Allemagne sont
symptomatiques de la priorité donnée à l’équilibre externe. Au
nom de la compétitivité et de la défense de son industrie, elle a
ainsi fait le choix de la modération salariale, de façon plus ou
moins continue, depuis 1945. Cet attachement à la stabilité des
prix est souvent associé au souvenir de l’épisode hyper-
inflationniste des années 1920. Il repose en fait bien davantage
sur le rôle essentiel de l’industrie exportatrice pour la
croissance et sur la préoccupation quant au pouvoir d’achat
dans un pays où l’épargne nationale est élevée [Blot et Le
Bayon, 2021].

La stabilité des prix est, en effet, un élément central du modèle


industriel allemand et de sa compétitivité. Et si cette stratégie a
pu être mise en œuvre sur longue période, c’est qu’elle faisait
relativement consensus. De 1945 à la fin des années 2000, la
modération salariale a ainsi été défendue par les syndicats dont
les intérêts étaient alignés sur ceux de l’industrie  : dans la
mesure où ils représentaient les millions de salariés de
l’industrie allemande, ils étaient très soucieux de la
préservation d’une industrie compétitive. La période
inflationniste des années 1970 est emblématique de cette
priorité donnée à la compétitivité industrielle. L’Allemagne fut
le seul pays d’Europe de l’Ouest à réussir à stabiliser son
inflation au cours de cette décennie –  l’augmentation des prix
(5 %) y a été presque deux fois plus faible qu’en France (10 %).
La recette allemande n’a pas été seulement une politique
monétaire plus stricte, mais aussi la négociation salariale, qui a
limité plus qu’ailleurs les conflits inflationnistes [Hall, 1994].
Cette politique de modération salariale a été à nouveau
soutenue par les syndicats dans les années 1990. Dès 1995, IG
Metall s’est déclaré prêt à accepter une stagnation des salaires
réels, c’est-à-dire des augmentations de salaires nominaux ne
compensant que l’inflation, si les employeurs créaient de
nouveaux emplois. Dans le secteur manufacturier, les coûts
unitaires de la main-d’œuvre ont diminué de près de 9 % entre
1999 et 2008.
Depuis 1945, cette stratégie allemande s’est faite en privilégiant
l’équilibre externe au détriment de l’équilibre interne. Pour
qu’elle fonctionne, l’Allemagne doit en effet connaître une
croissance de la demande sensiblement plus faible que celle de
ses principaux partenaires pour assurer l’équilibre extérieur –
  via une baisse des importations et un effet positif sur les
exportations du fait de la modération salariale. À l’inverse, le
modèle français s’est bâti sur la consommation, ce qui n’est pas
sans lien avec les difficultés de maintenir une industrie forte.
Une divergence avec l’Allemagne qui a contraint à plusieurs
reprises les gouvernements français à mener des politiques
plus restrictives quand la contrainte extérieure devenait trop
forte. C’est ce qui explique le fameux tournant de la rigueur de
1983  : il est autant le résultat de la relance ratée de 1981 que
celui du différentiel d’inflation qui s’était creusé tout au long
des années 1970. À partir de là, il est notamment décidé de
mettre fin à l’indexation automatique des salaires sur les prix,
avec l’objectif de ramener le taux d’inflation au niveau de celui
de l’Allemagne.

L’arbitrage entre équilibre interne et équilibre externe est


particulièrement sensible dans le contexte actuel. Face au
retour de l’inflation et à la dégradation du pouvoir d’achat des
ménages, la question de la hausse des salaires ne peut être
pensée sans tenir compte à la fois de la dégradation de la part
des salaires dans la valeur ajoutée et des effets de telles hausses
sur l’équilibre extérieur –  a fortiori dans un pays aux déficits
extérieurs persistants, comme la France. À ce titre, les mesures
générales prises par l’État (bouclier tarifaire, baisse de la taxe
sur la valeur ajoutée –  TVA  – sur les carburants) ont permis,
selon l’Insee, de réduire l’inflation de 2 points, un effet à la fois
favorable au pouvoir d’achat et à la compétitivité française au
sein d’une zone euro où l’inflation est nettement plus élevée.

L’Allemagne, de son côté, était avant la pandémie engagée dans


un rééquilibrage des salaires. Après des années de modération
salariale, la croissance des salaires s’est en effet nettement
améliorée depuis le milieu des années 2010, poussée par les
revendications des syndicats et par l’adoption par le
gouvernement d’un salaire minimum légal en 2015 (qui a
contribué à faire remonter les salaires, en particulier en bas de
la distribution). Une phase qui pourrait ne pas durer. Avec la
guerre en Ukraine et le retour de l’inflation, le gouvernement
allemand a d’ores et déjà appelé les syndicats à la modération
salariale pour préserver la compétitivité allemande. Ce qui
pourrait accentuer à nouveau la divergence avec la France, et
réduire d’autant les marges de manœuvre de la politique
économique française.

Inflation et gestion des dettes


publiques

Au-delà de l’arbitrage entre équilibre interne et équilibre


externe, le retour de l’inflation pourrait avoir des conséquences
significatives sur la gestion des dettes publiques, en particulier
dans la zone euro. Si l’inflation permet de réduire la valeur
réelle de la dette, elle limite également les marges de
manœuvre pour les pays de la zone euro. Une remontée des
taux pourrait créer les conditions d’une crise des dettes
souveraines, ravivant le souvenir de celle de 2010-2012.

Tant que les taux sont proches de zéro, la question de la


soutenabilité des dettes nationales ne se pose pas, car les États
de la zone euro peuvent émettre de nouvelles dettes pour
rembourser les dettes passées. Si l’environnement de taux bas
(en lien avec une abondance d’épargne au niveau mondial et de
faibles opportunités d’investissement) rend le risque de crise
faible, il n’exclut pas pour autant qu’un mouvement de défiance
envers certains titres souverains fasse subitement remonter les
taux.

Jusqu’au resserrement de la politique monétaire amorcé au


premier trimestre 2022, le risque d’une telle crise semblait
limité par l’action des banques centrales, n’hésitant plus, depuis
2008, à contrôler les taux d’intérêt à long terme. Une telle
politique consiste pour une banque centrale à acheter (ou à
déclarer qu’elle achètera) la quantité d’obligations d’État
nécessaire pour que le taux d’intérêt ne dépasse pas un certain
niveau. Si la BCE n’a pas adopté officiellement une telle
politique, elle mène en pratique une politique qui s’en
approche, depuis le fameux whatever it takes de Mario Draghi
en juillet 2012, qui avait instantanément permis de réduire les
écarts de taux d’emprunt entre pays européens. Cette politique
s’est poursuivie avec les programmes d’achats massifs d’actifs à
partir de 2015 (le quantitative easing). Officiellement, il n’est
question ni de monétisation des dettes publiques – l’article 123
du traité de Lisbonne interdit, en effet, à la Banque centrale
d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux États
ou d’acquérir directement auprès d’eux les instruments de leur
dette – ni d’une politique visant à réduire les spreads (les écarts
entre les taux d’emprunt des États européens). Mais la frontière
est mince entre un financement direct et un financement via
des achats d’obligations sur le marché secondaire qui
aboutissent à une baisse des spreads. En pratique, la Banque
centrale participe de façon très active au financement des
dettes publiques  : entre mars et août 2020, 60  % de la dette
publique émise par les pays de la zone euro a été rachetée par
leurs banques centrales.

Le retour de l’inflation en zone euro vient cependant


compliquer la tâche de la BCE. Même si la Banque centrale se
considère de facto garante de l’intégrité de la zone euro –
  gendarme des spreads des différents États  –, elle peut
difficilement réduire le caractère très stimulant de sa politique
sans réduire ses achats de titres. Elle a ainsi annoncé début juin
2022 l’arrêt de son programme d’achat d’actifs, en cours depuis
2015, et une première hausse des taux directeurs dès juillet. Ce
retour de l’inflation change significativement la donne par
rapport à la situation antérieure, où il était possible de faire
d’une pierre deux coups en achetant la dette des États de la
zone : stimuler l’économie en contraignant les taux d’intérêt à
long terme à rester bas et, en même temps, prévenir toute
tentative de spéculation contre les États jugés plus fragiles par
les investisseurs. Avec le retour de l’inflation, ces deux objectifs
deviennent contradictoires. L’inquiétude concernant la dette
publique des pays du sud de l’Europe pourrait ainsi s’accentuer.
Avec des niveaux de dette publique de plus de 200 % du produit
intérieur brut (PIB) en Grèce, plus de 150 % en Italie, 123 % en
Espagne, contre près de 50  % aux Pays-Bas ou 70  % en
Allemagne, le risque est réel d’une fragmentation de la zone
euro.

Inflation et transition écologique

Le retour de l’inflation pose enfin une question centrale


concernant la transition écologique. Ce retour est-il de nature à
faciliter ou au contraire entraver la transition écologique ? Plus
précisément, les gouvernements et les banques centrales
doivent-ils chercher à limiter (ou compenser) les hausses de
prix des matières premières, au risque de freiner les incitations
à la transition écologique  ? Les décideurs font face à un
dilemme  : si, à long terme, la hausse des prix des matières
premières énergétiques est indispensable pour la transition
écologique, elle est inacceptable à court terme pour les
populations. Le problème n’est ici pas tant l’inflation en soi que
la question de savoir comment les classes moyennes et surtout
les familles à faibles revenus font face à une flambée des prix
de l’énergie. Les dépenses énergétiques sont en effet très
inélastiques et représentent une part importante du revenu des
ménages les plus modestes.

Face à ces hausses des prix des matières premières qui


pourraient être durables, deux philosophies s’opposent sur les
politiques à mener, symbolisées, d’un côté, par la Commission
européenne et, de l’autre, par l’administration Biden.

Bruxelles considère la transition écologique comme une


opportunité  : les programmes massifs d’investissement et
l’adoption de technologies plus efficaces et plus vertes
pourraient ainsi stimuler la croissance économique, les salaires
et la demande globale. Les fruits de cette croissance devraient
alors être redistribués aux «  perdants  » de ce processus de
transition. D’où l’idée d’un Fonds social pour le climat visant à
garantir une «  transition socialement équitable  » [Commission
européenne, 2021]. Une position qui n’est pas sans rappeler
celle adoptée dans les années 2000 face à la mondialisation.

Pour Washington, cette transition est davantage perçue comme


un coût, dont il faut limiter les conséquences économiques au
maximum, en se prémunissant de hausses trop fortes des prix
énergétiques, inacceptables pour les populations, quitte à
prendre des mesures controversées à court terme.
L’administration Biden a ainsi demandé à l’OPEP d’augmenter
sa production et a même signalé à son industrie pétrolière et
gazière que davantage de forages étaient bienvenus. La position
américaine tient aussi à la conviction que l’argument selon
lequel les perdants de la transition écologique pourraient être
parfaitement dédommagés est en partie illusoire. L’expérience
de la désindustrialisation montre en effet que les ménages et les
territoires peuvent être durablement affectés par un choc
négatif sur le marché du travail, et qu’il est très difficile pour les
politiques publiques d’y apporter des réponses satisfaisantes. Et
ce d’autant plus que les tissus industriels (ou ce qu’il en reste)
pourraient eux-mêmes être fortement touchés par les mesures
prises en faveur de la transition écologique.

Avec le retour de l’inflation, les gouvernements sont sur un


chemin de crête. Si les mesures qu’ils prennent doivent être
conçues de manière à ne pas réduire les incitations à diminuer
les émissions de carbone ou à aggraver trop fortement la
compétitivité industrielle, elles doivent en même temps
prémunir les classes moyennes et les milieux modestes de
hausses de prix qui les pénalisent fortement. À court terme, ces
hausses de prix peuvent menacer la cohésion déjà fragile de
nos sociétés, avec des risques d’embrasement –  le souvenir du
mouvement des Gilets jaunes n’est pas loin. Et ce d’autant
qu’historiquement les périodes d’inflation sont des périodes
d’exacerbation des tensions sociales. La guerre en Ukraine est,
par ailleurs, de nature à remettre en cause l’ordre des priorités.
La réduction de la dépendance vis-à-vis d’acteurs jugés hostiles
peut conduire à revenir sur des politiques publiques adoptées
ces dernières années en faveur de la transition écologique.
L’Allemagne pourrait ainsi prolonger des centrales à charbon
pour réduire sa dépendance au gaz russe. Une solution pour
sortir de cette situation serait d’augmenter massivement les
investissements dans les technologies vertes, seuls à même de
concilier transition écologique, emplois industriels et
préservation du pouvoir d’achat.

Repères bibliographiques

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allemande ? », Banque & Stratégie, n° 399, février.
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grounded technology forecasts and the energy transition  »,
INET Oxford Working Paper, n° 2021-01.
IV/ Quelle gouvernance
d’entreprise pour la transition
énergétique et écologique ?

Michel Aglietta
Michel Aglietta est conseiller au CEPII et professeur
émérite à l’université Paris Nanterre

Renaud du Tertre
Renaud du Tertre est maître de conférences émérite à
l’université Paris Cité.

L es entreprises doivent opérer des changements profonds


pour affronter les défis du développement durable. Parmi
eux, trois auront un impact structurant sur la stratégie
industrielle et financière des entreprises. Le premier réclame
d’abandonner la gouvernance actionnariale au profit d’un
modèle partenarial, comme garant de l’engagement de
l’entreprise dans la transition énergétique et écologique. Le
deuxième nécessite d’adopter une politique de responsabilité
sociale des entreprises (RSE) afin que celles-ci intègrent dans
leurs stratégies les objectifs de développement durable sur
lesquels elles peuvent agir et qu’elles peuvent rendre
opérationnels. Enfin, il est indispensable de mettre en place un
référentiel sous la forme d’indicateurs environnementaux,
sociaux et de gouvernance (ESG), harmonisé au plan européen,
afin que les entreprises soient en mesure de définir de façon
explicite et lisible les objectifs visés, d’en évaluer les résultats et
d’orienter massivement l’investissement vers des «  activités
vertes ».

Ces changements devraient prendre un tour nouveau dans un


futur proche avec le coup d’accélérateur donné par la
Commission européenne en matière de développement
durable, ainsi que l’alerte lancée par le Groupe d’experts
intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sur
l’urgence de renforcer la lutte contre le changement climatique.
Il faut tout au moins l’espérer.

De la gouvernance actionnariale à
la gouvernance partenariale

Avec l’instauration du néolibéralisme dans les années 1980, la


gouvernance actionnariale est devenue dominante dans les
pays anglo-saxons. Le modèle théorique sous-jacent, appelé
principal-agent, fait de l’entreprise un nœud de contrats.
L’entreprise serait l’agent d’un principal, son propriétaire
anonyme, constitué par les acteurs de la gouvernance
actionnariale opérant sur le marché boursier. L’incidence
majeure de ce mode de gouvernance, qui oblitère tous les
autres partenaires de l’entreprise, est la dégradation de
l’investissement à long terme.

La gouvernance partenariale s’oppose à cette conception


réductrice et reconnaît que l’entreprise est un groupement
humain dédié à la production de valeurs sociales. Or un
groupement humain ne peut appartenir à personne. C’est
pourquoi le droit ne connaît pas l’entreprise, mais seulement la
société privée qui est une personne morale responsable du but
formel de l’entreprise dans le capitalisme. En tant que personne
morale, elle délègue son pouvoir à une instance de direction qui
est son conseil d’administration (CA).

L’entreprise partenariale est une équipe rendue efficace par la


coopération et la complémentarité de ses talents, sous l’autorité
d’une direction. Il en résulte une multiplicité de modèles
possibles de gouvernance partenariale selon la participation
des partenaires de l’entreprise, ses parties constitutives
internes –  actionnaires, managers et salariés  – comme ses
partenaires externes – fournisseurs, représentants des usagers,
acteurs territoriaux…  – qui apportent des actifs spécifiques
[Favereau, 2019]. Se pose alors la question de savoir quels sont
les types d’actionnaires et les formes de contrôle engendrant
une gouvernance partenariale favorable aux investissements à
long terme pour la transition énergétique et écologique
(tableau 1).

Le régime corporatiste concerne surtout les petites et moyennes


entreprises (PME). L’entreprise est contrôlée par le chef
d’entreprise et la vérification de sa solvabilité est exercée par la
banque à travers l’octroi de crédits. Le modèle de gouvernance
partenariale, dit de codétermination, est placé sous l’égide
d’investisseurs responsables, préoccupés par le long terme.
Enfin, un autre modèle, prépondérant en Asie et très répandu
en Europe continentale, est celui de la propriété familiale
dédiée à la préservation de l’entreprise à travers les
générations.
Tableau 1. Types de gouvernance d’entreprise

Source : tableau adapté d’Aglietta et Rebérioux [2004].

En Allemagne, les actionnaires de long terme et les salariés ont


des poids égaux au conseil de surveillance, et la direction
cherche à y impliquer les parties prenantes extérieures. En
outre, les entreprises sont liées dans des réseaux régionaux  :
centres technologiques pour la mise en commun du capital
d’innovation, centres d’apprentissage cogérés par les
groupements d’entreprises et les unions syndicales. Il en résulte
une forte complémentarité entre les connaissances nouvelles
intégrées dans les biens d’équipement et la formation du capital
humain, ce qui facilite l’application industrielle et commerciale
des nouvelles techniques.

Les Scandinaves sont guidés par un principe fort : l’innovation


sociale est le facteur prépondérant de la compétitivité. En
conséquence, un effort public massif de formation et de
redéploiement des travailleurs est essentiel pour éradiquer le
chômage de longue durée et rendre la flexisécurité efficace. La
codirection des entreprises favorise le rôle actif des syndicats
pour élever la compétitivité.

En France, la participation des salariés en tant


qu’administrateurs se heurte à des obstacles de longue date.
Elle est pourtant essentielle pour intégrer la RSE conforme au
développement durable selon la loi Pacte. Ces obstacles sont
multiples. Le nombre de salariés au CA est insuffisant pour
peser sur les décisions stratégiques. En outre, leur exclusion des
comités spécialisés du CA et le manque de clarté de la
communication avec les syndicats handicapent l’efficacité de la
codétermination. La gouvernance d’entreprise doit donc
évoluer pour que les administrateurs salariés acquièrent les
moyens d’exercer pleinement leur mandat.
L’impact de la gouvernance
d’entreprise sur la stratégie
financière des grandes entreprises
américaines et allemandes

Deux faits stylisés, issus de l’examen des stratégies financières


des grandes entreprises cotées sur la place financière de New
York et celle de Francfort au cours de la période 1996-2019,
permettent de montrer l’opposition entre le modèle de
gouvernance actionnariale et celui de la gouvernance
partenariale.

Le premier fait stylisé concerne la différence significative de


rentabilité financière entre les entreprises cotées aux États-Unis
et en Allemagne. En effet, le return on equity (ROE), qui rapporte
le résultat net de l’entreprise à ses fonds propres, atteint en
moyenne 21,2  % pour les premières contre 10,5  % pour les
secondes. Cette différence s’explique par un mécanisme
financier, appelé effet de levier, qui agit de façon beaucoup plus
puissante dans le cas américain (tableau 2).
Tableau 2. L’effet de levier à l’origine de la rentabilité
financière des entreprises cotées

Sources : Thomson One Banker, Worldscope, SP 500


(392 GNF) et DAX élargi (228 GNF) ; méthodologie et
calculs actualisés issus de du Tertre et Guy [2019].

Cet effet de levier fait intervenir deux facteurs. Le premier tient


à la décision des directions d’entreprise de fixer le taux de
profit attendu, le return on capital engaged (ROCE), rapportant
le profit total de l’entreprise à l’ensemble du capital engagé
dans la production, à un niveau bien au-dessus du taux
d’intérêt moyen de sa dette. Cet écart de taux permet de
dégager une marge de profit pour les actionnaires supérieure à
la rémunération des créanciers. L’écart entre le ROCE et le taux
d’intérêt moyen atteint 9,7 points dans le cas américain, contre
4,8  points dans le cas allemand. La différence ne vient pas du
niveau des taux d’intérêt qui sont très proches (3,6  % pour les
entreprises américaines et 2,9  % pour les entreprises
allemandes) mais bien du ROCE, à peu près de deux fois plus
élevé aux États-Unis (13,3 %) qu’en Allemagne (7,8 %).

Le second facteur tient à la décision des directions d’entreprise


d’accroître le plus possible le levier d’endettement, c’est-à-dire
la part des dettes financières contractées auprès des créanciers,
banques ou marché obligataire, relativement à celle des fonds
propres. Plus ce ratio est élevé, plus le ROE l’est aussi
mécaniquement, car le résultat net est alors rapporté à une plus
petite base de fonds propres. Le levier d’endettement des
entreprises américaines (82,4  %) est nettement supérieur à
celui de leurs homologues allemandes (56,0  %). Les banques
américaines, couplées à un marché obligataire
particulièrement dynamique aux États-Unis, participent
activement à l’effet de levier des entreprises américaines en
acceptant un taux d’endettement élevé, alors que les banques
allemandes, qui jouent un rôle prépondérant en matière de
prêts, freinent l’effet de levier dans les entreprises allemandes
en adoptant un comportement d’octroi de crédits plus prudent
et en exigeant une avance plus importante en fonds propres.

Le second fait stylisé concerne la distribution du résultat net


aux actionnaires, sous forme de dividendes et de rachat
d’actions, trois fois plus élevée (en pourcentage du passif
financier) dans les entreprises américaines (6,3 %) que dans les
entreprises allemandes (2,1  %). Pour en comprendre les
conséquences, il faut s’intéresser au montant des
investissements et aux modalités interne (autofinancement) et
externes (émission d’actions et endettement) de leur
financement (tableau 3).

Le rachat d’actions systématique n’est pratiqué que par les


entreprises américaines et, après la crise boursière de 2001-
2002, son montant s’accroît parallèlement à la distribution de
dividendes, en progression constante elle aussi. Dans les
entreprises cotées en Allemagne, la distribution de dividendes
connaît une progression sensible sur l’ensemble de la période,
mais elle apparaît limitée, dans la mesure où près de la moitié
du résultat net est affectée à l’autofinancement.

La distribution généreuse du résultat net aux actionnaires des


entreprises américaines laisse néanmoins à celles-ci une
capacité d’autofinancement qui dépasse celle des entreprises
allemandes, respectivement 2,7 % et 2,1 %, compte tenu du haut
niveau de la rentabilité financière des premières par rapport
aux secondes. C’est grâce à cette capacité d’autofinancement
que les entreprises américaines investissent
proportionnellement autant que les entreprises allemandes, à
hauteur de 4,4  % et 4,5  % de leur passif, car le flux
d’endettement qui vient financer l’investissement nouveau est à
peu près identique, respectivement 1,7 % et 1,8 %.

Cela n’est pas sans lien avec la puissance des entreprises


multinationales américaines qui captent une rente d’oligopole,
provenant de la concentration de leur capital, de la pression
qu’elles exercent sur le taux de marge des sous-traitants ou des
fournisseurs, de leur capacité à innover – notamment à travers
une croissance externe offensive – et du bénéfice qu’elles tirent
du rôle du dollar comme devise clé.

Tableau 3. Les finalités du résultat net et le financement


de l’investissement

Sources : Thomson One Banker, Worldscope, SP 500


(255 GNF) et DAX élargi (70 GNF) ; méthodologie et
calculs actualisés issus de du Tertre et Guy [2019].

C’est donc bien le ROE qui apparaît comme le ratio discriminant


de la stratégie financière des entreprises et qui les différencie
d’une place financière à l’autre en fonction du modèle de
gouvernance adopté. D’un côté, la gouvernance actionnariale
contraint les directions d’entreprise à répondre en priorité aux
attentes d’un actionnariat volatile et exigeant en matière de
rendement financier. Cela se traduit par une stratégie de
valorisation actionnariale qui repose sur une forte sélectivité de
l’investissement et la captation d’une rente d’oligopole sur le
marché mondial. De l’autre, la gouvernance partenariale
fondée sur la codétermination implique l’engagement des
salariés et le soutien d’un actionnariat patient et modéré dans
ses attentes de rendement. Aussi les directions d’entreprise
sont-elles en mesure de mettre leur stratégie financière au
service d’objectifs de compétitivité à long terme.

La politique RSE comme levier


d’intégration des objectifs
de développement durable dans la
stratégie d’entreprise

Depuis l’adoption de l’« Agenda 2030 » par l’Assemblée générale


des Nations unies en septembre 2015 [United Nations Global
Compact, 2017], les 17  objectifs de développement durable
(ODD), déclinés en 169 cibles, sont devenus la norme de
référence pour apprécier l’engagement des pays sur la voie de
la transition énergétique et écologique. La mise en application
de cet agenda se heurte toutefois à un obstacle de taille. Définis
en termes macroéconomiques et macrosociaux, les ODD ne
possèdent pas un caractère opérationnel qui permettrait aux
entreprises de s’en emparer directement. Pour les intégrer dans
leurs stratégies industrielles et commerciales, il leur faut un
«  traducteur  » capable de les transcrire en termes
microéconomiques et de les relier à l’activité de l’entreprise.
Dans la pratique, cette fonction est assurée par la RSE.

La RSE en tant que « traducteur » des


ODD pour les entreprises

Les liens étroits établis entre les thématiques et les finalités de


la RSE et du développement durable datent du début des
années 2000 dans les pays anglo-saxons, d’un peu plus tard en
Europe continentale [Quairel-Lanoizelée et Capron, 2013]. En
effet, il ne revient pas à l’État seul d’adopter les moyens
permettant de répondre aux défis du développement durable.
Cette tâche incombe aussi aux entreprises en combattant à leur
niveau les inégalités, l’exclusion sociale et les injustices, et en
participant à la lutte contre le changement climatique, la
dégradation de l’environnement et de la biodiversité.
Parallèlement, l’État doit mettre en œuvre les mesures
d’incitation et de soutien à même d’orienter et de stimuler les
entreprises sur la voie du développement durable.

La démarche RSE comporte trois dimensions  : la gouvernance


d’entreprise, la responsabilité sociale et la responsabilité
environnementale, qui font l’objet d’une évaluation à vocation
publique sous la forme d’indicateurs ESG.
La gouvernance d’entreprise comme
pierre angulaire de la RSE

La mise en œuvre d’une politique RSE implique que la


gouvernance d’entreprise serve de cadre institutionnel pour
définir les domaines d’action et les objectifs visés par
l’entreprise en matière de développement durable, et pour
contrôler les résultats atteints. Un tel dispositif suppose
d’introduire des processus d’investigation, de délibération et de
décision explicites, pour que les questions sociales et
environnementales soient intégrées par la direction de
l’entreprise dans sa stratégie industrielle et commerciale.

La nécessité de concevoir une stratégie à long terme dans un


contexte d’incertitude accrue conduit à approfondir la
codétermination. Il faut associer aux parties constituantes de
l’entreprise –  actionnaires, managers et salariés  – ses parties
prenantes extérieures, à savoir, en plus de ses fournisseurs et
de ses clients, les acteurs concernés par l’impact de l’entreprise
sur son environnement économique, social et naturel. À ce titre,
doivent être sollicités les associations d’usagers, les organismes
professionnels spécialisés, les collectivités territoriales ou les
représentants d’ONG.
Les dimensions sociales de la politique
RSE et le développement
des ressources immatérielles de
l’entreprise

La responsabilité sociale de l’entreprise s’exerce dans trois


grands domaines :

– les relations salariales à l’intérieur de l’entreprise ;

– les droits et les normes de travail applicables à l’ensemble


des travailleurs dans les chaînes de valeur ;

– les relations avec les consommateurs ou les usagers finals


des produits vendus par l’entreprise, ainsi que les
communautés appartenant aux territoires dans lesquels
celle-ci est implantée.

Selon ces lignes directrices, il incombe à l’entreprise de


développer des ressources immatérielles, qui se décomposent
en trois grandes catégories : le capital humain, qui est porté par
les collectifs de travail et l’équipe de direction  ; le capital
structurel, qui est intégré dans l’organisation de l’entreprise, ses
routines et ses connaissances accumulées au cours du temps ; et
le capital social et relationnel, qui résulte des liens que
l’entreprise entretient avec son environnement socio-
économique [du Tertre, 2021].
Un fois mobilisées grâce à des efforts spécifiques, les ressources
immatérielles constituent des actifs qui contribuent à la
singularité de l’entreprise, sa pérennité et une meilleure
maîtrise des risques inhérents à son activité industrielle et
commerciale. Cependant, il n’existe pas de lien direct entre les
dépenses effectuées pour développer les ressources
immatérielles et leur impact sur les performances de
l’entreprise. Celles-ci agissent à travers des effets de synergie
qui dépendent de leur agencement particulier en fonction de la
politique suivie pour les développer. Aussi leur impact doit-il
être mesuré de manière indirecte grâce à un faisceau
d’indicateurs, à la fois qualitatifs et quantitatifs.

Les dimensions environnementales de


la politique RSE et la préservation du
capital naturel

Les défis environnementaux que les entreprises doivent


affronter sont très divers et varient selon leurs activités et leurs
implantations territoriales. Les référentiels internationaux,
anglo-saxons ou européens, élaborés pour appréhender
l’impact des entreprises sur leur environnement naturel,
retiennent cinq grands domaines qui recouvrent la lutte
contre :
–  le changement climatique, grâce à la réduction de leur
empreinte carbone ;

– la pollution de l’air, compte tenu de ses dégâts sur la santé


des populations ;

–  la pollution de l’eau et les atteintes qui dégradent le


caractère vertueux du cycle de l’eau, ainsi que les
ressources maritimes ;

–  le déclin de la biodiversité et la dégradation des


écosystèmes, afin de préserver l’équilibre du vivant sur la
Terre ;

–  l’épuisement des ressources naturelles, grâce à des


économies de matières et au recyclage des déchets qui
conduisent à l’instauration d’une économie circulaire.

Les dispositions prises et les dépenses engagées par l’entreprise


pour préserver les ressources naturelles doivent être jaugées à
l’aune de l’accroissement des externalités positives ou de la
réduction des externalités négatives qui résultent de son
activité. Ces externalités sont par nature non monétaires. Elles
doivent par conséquent être évaluées en unités physiques,
avant que la collectivité soit en mesure de leur attribuer un
« prix instrumental », c’est-à-dire un prix non déterminé par un
mécanisme de marché, comme le montre la double valorisation
du carbone exposée plus loin.
L’élaboration d’un référentiel à
vocation publique et les qualités
attendues des indicateurs ESG

L’évaluation des performances de l’entreprise en matière de


politique RSE et, par suite, de son engagement dans le
développement durable nécessite de recourir à un ensemble
d’indicateurs diversifiés, de nature qualitative et quantitative,
sur les trois registres de la RSE énoncés plus haut. Pour
acquérir un caractère public, les indicateurs ESG doivent faire
l’objet d’un référentiel obéissant à une réglementation aux
plans institutionnel et conventionnel, qui répond à trois
impératifs formels  : la «  comparabilité  », afin de juger la
situation d’une entreprise par rapport à une autre en tenant
compte ou non de leurs secteurs d’activité respectifs  ; la
«  transparence  », afin de garantir la possibilité d’une
vérification et donc d’une certification par un organisme tiers
indépendant (OTI)  ; et la «  cohérence  », afin d’instaurer un
équilibre entre les indicateurs financiers et extrafinanciers
mobilisés dans une perspective de long terme.
Les enjeux d’une autonomie de
l’Europe en matière
de réglementation de l’information
extrafinancière

La Commission européenne est décidée à ne pas répéter


l’erreur, commise il y a un peu plus de vingt ans, en confiant à
l’International Accounting Standards Board (IASB) la définition
des normes comptables IFRS (International Financial Reporting
Standards) applicables aux entreprises européennes cotées.
Aussi a-t-elle cherché à garder la maîtrise législative et
réglementaire en matière de normes non financières.

À cette fin, elle a proposé en avril 2021 une directive qui porte
sur l’obligation pour les grandes entreprises de publier un
rapport sur leur contribution au développement durable  : la
Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD). Cette
proposition opère une avancée significative dans la publication
de données ESG de qualité. Son objectif est d’offrir un cadre
analytique cohérent avec les ambitions du Green Deal européen
[Commission européenne, 2019], d’un côté, et la réglementation
concernant la finance durable, de l’autre [Commission
européenne, 2021].

Dans la compétition qui sévit de part et d’autre de l’Atlantique,


la Fondation IFRS a saisi l’occasion de la COP26 à Glasgow en
novembre 2021 pour annoncer la création de l’International
Sustainability Standards Board (ISSB), qui rassemble les
principales organisations professionnelles anglo-saxonnes se
préoccupant d’informations extrafinancières. De son côté,
l’European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG), le
groupe de travail mandaté par la Commission européenne en
janvier 2020, a présenté en janvier 2022 un cadre analytique
très élaboré aux plans conceptuel et méthodologique, visant à
définir un référentiel unifié de reporting ESG pour les
entreprises européennes [EFRAG, 2022]. Ce référentiel cherche
à répondre à trois objectifs :

1) mettre fin à la fragmentation des méthodes de reporting


extrafinancier en Europe et étendre la publication
obligatoire d’indicateurs à l’ensemble des grandes
entreprises et aux entreprises de taille intermédiaire (ETI) ;

2) lutter contre le greenwashing en instituant des normes de


qualité et de contrôle de l’information extrafinancière, avec
la mise en place d’OTI agréés par les États nationaux ;

3) aligner le référentiel d’indicateurs ESG sur les objectifs


de la politique économique en matière de transition
énergétique et climatique.

Comparées à celles de l’ISSB, les normes définies par la


Commission européenne présentent deux différences de fond.
Tout d’abord, elles cherchent à mettre sur un pied d’égalité
l’information financière et l’information non financière, en
s’adressant à toutes les parties prenantes de l’entreprise et non
aux seuls financiers. Ensuite, elles visent à instituer la « double
matérialité  » de l’information, qui consiste à ne pas se
préoccuper uniquement des menaces que font peser le
changement climatique et la détérioration de l’environnement
sur l’activité des entreprises, mais à s’intéresser aussi aux
risques de dégradation que l’entreprise fait planer sur le climat
et l’environnement.

Toutefois, les entreprises ne seront à la fois incitées et


contraintes d’inscrire avec efficacité leurs stratégies dans la
transition énergétique et écologique que si les États adoptent
eux-mêmes des politiques économiques allant dans ce sens et
accompagnent la mutation des entreprises. La réduction de
l’empreinte carbone en est l’exemple le plus éloquent.

L’urgence d’une écologie politique


pour affronter la menace
climatique planétaire

La défaillance des marchés financiers à évaluer l’importance


existentielle et les risques à long terme du changement
climatique impose de mettre en place une planification
écologique. En effet, dans le résumé pour les décideurs
politiques du rapport du groupe d’études III (WGIII) de la 6e
évaluation, paru en avril 2022, le GIEC tire la sonnette d’alarme
[IPCC, 2022]. Le WGIII élargit son approche aux aspects sociaux
des conséquences de la réduction des émissions carbonées dans
la recherche de trajectoires vers le développement soutenable
pour l’économie globale. Cela conduit à incorporer des
considérations éthiques pour une transition juste. Mais, surtout,
cela implique que la puissance publique oriente l’action des
acteurs économiques par une double valorisation du carbone.

La double valorisation du carbone pour


protéger et inciter

Il faut distinguer soigneusement deux modes complémentaires


de valorisation par la puissance publique :

1) le prix du carbone « incorporé » aux biens polluants sur


les marchés pour en dissuader la consommation (malus). Il
doit augmenter progressivement pour réguler le risque de
transition, c’est-à-dire limiter les pertes financières
d’entreprises carbonées (actifs échoués) ;

2) le prix du carbone «  évité  » (bonus), qui est un prix


instrumental (shadow price) ou valeur sociale d’abattement
d’émissions, pour inciter les entreprises à des
investissements qui évitent des émissions de gaz à effet de
serre (GES). Il doit être fixé à un niveau suffisamment élevé
(au moins 100 euros la tonne de CO2eq) pour que le
rendement attendu des investissements se rapproche du
rendement social marginal du carbone évité, et parvenir
ainsi à la neutralité carbone [Quinet, 2019].

La double valorisation doit être politiquement conduite de


manière à ce que les deux prix convergent vers la neutralité
carbone. Mais cela ne suffit pas pour écarter le greenwashing.
Des experts indépendants doivent pouvoir mesurer la quantité
de carbone évité par un investissement. Cela permettrait de
délivrer à l’entreprise un certificat carbone mesurant la valeur
monétaire du produit de l’investissement. Ce certificat pourrait
servir de monnaie de remboursement  : la transmission du
certificat à la banque qui a accordé le crédit rembourserait le
crédit consacré à l’évitement du carbone.

Le système financier peut être transformé dans le sens du


verdissement. Les certificats carbone peuvent être mis en pools
et titrisés en obligations vertes, certifiées par le processus qui
les a engendrées. Parce que ces obligations représentent une
diversification par rapport aux titres existants, elles
intéresseront les investisseurs institutionnels de long terme. La
banque centrale peut réguler le prix de ces obligations, au
regard de la valeur du carbone évité, en procédant à des ventes
et des achats de ces titres, comme elle a pu en pratiquer à
d’autres fins dans le cadre du quantitative easing. Elle pourrait
aussi accepter ces certificats comme collatéral du
refinancement bancaire. Ceux-ci pourraient en tout cas
participer au verdissement de la politique monétaire.
La nécessité d’une planification
écologique

Guidés par la double valorisation du carbone, l’évitement des


GES, l’adaptation au réchauffement et le développement
soutenable doivent être étroitement liés. L’impulsion doit être
accélérée et équitable. En effet, il y a des synergies à planifier.
Car l’imbrication entre l’abattement de GES et l’adaptation au
changement climatique est cruciale pour atteindre les ODD.
Toutefois, réaliser ces synergies peut renforcer les effets
indésirables. Densifier les zones urbaines peut, par exemple,
améliorer l’efficacité énergétique mais exacerber aussi les
vagues de chaleur et les inondations. Or les effets indésirables
posent de graves problèmes aux groupes sociaux vulnérables
dans les pays développés et en développement.

Le GIEC prône la restauration de la végétation dans les villes et


la réhabilitation des territoires désertés par la métropolisation.
Cela permet de réhabiliter les sols et de diversifier les habitats.
Restaurer les mangroves et les terres humides des zones
côtières peut aider à limiter l’élévation du niveau de la mer.

Des changements de comportement sont également


indispensables  : du côté des ménages, des efforts de frugalité
dans les modes de vie, donc une mutation socioculturelle  ; du
côté des entreprises, le bannissement de l’obsolescence des
produits, donc la perte des rentes qui en découlent. Renforcer
les puits de carbone par une reforestation et une meilleure
gestion des forêts est nécessaire et fait partie d’une gestion
intégrée des usages du sol qui doit être légalement établie,
imposée et surveillée.

Les propositions ambitieuses de la Commission européenne


sont de réduire les émissions carbonées de 55 % d’ici 2030 par
rapport à 1990, en s’appuyant sur une «  loi Climat  » pour que
toutes les politiques des pays membres soient orientées vers la
neutralité carbone. La stratégie recouvre de vastes domaines  :
la biodiversité, l’économie circulaire, l’énergie renouvelable
offshore, la rénovation systématique des bâtiments, le contrôle
de l’artificialisation des sols et la restauration des forêts.

Tels sont les enjeux d’une écologie politique pour combattre la


menace climatique planétaire grâce à l’interdépendance établie
entre la planification stratégique de la puissance publique et la
responsabilité sociale des entreprises.

Repères bibliographiques

AGLIETTA M. et REBÉRIOUX A. [2004], Dérives du capitalisme


financier, Albin Michel, Paris.
COMMISSION EUROPÉENNE [2019], «  Le pacte vert pour l’Europe  »,
communication de la Commission au Parlement européen, au
Conseil européen, au Comité économique et social européen et
au Comité des régions, (COM2019) 640 final, Bruxelles,
décembre.
— [2021], «  Stratégie pour le financement de la transition vers
une économie durable  », communication de la Commission au
Parlement européen, au Conseil européen, au Comité
économique et social européen et au Comité des régions,
(COM2021) 390 final, Bruxelles, juillet.
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Bruxelles, 18 janvier.
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l’entreprise. Évaluation et prospective des modèles actuels,
rapport pour l’Organisation internationale du travail, OIT
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2022. Mitigation on Climate Change, Working Group III (WGIII)
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TERTRE R. du [2021], «  Ressources immatérielles de l’entreprise
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finance  », in AGLIETTA M. (dir.), Capitalisme. Le temps des
ruptures, Odile Jacob, Paris, p. 267-343.
UNITED NATIONS GLOBAL COMPACT [2017], Les 17 Objectifs de
développement durable et leurs 169 cibles, United Nations,
Département Global Compact, Network France.
V/ Mettre le commerce au
service du changement
climatique

Cecilia Bellora
Cecilia Bellora est économiste au CEPII, reponsable du
programme scientifique « Politiques commerciales ».

L ’année 2022 a vu la publication du sixième rapport du


Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du
climat (GIEC) qui nous rappelle que la quantité de gaz à effet de
serre (GES) émis au niveau mondial ne cesse de croître (excepté
en 2020, année de la pandémie) et que les effets du
réchauffement global deviennent de plus en plus sensibles.
Toutes les politiques publiques sont donc à repenser en
fonction de leur impact sur le climat mais également à
mobiliser en faveur de l’atténuation et de l’adaptation au
changement climatique. Dans ce contexte, que faut-il faire en
matière de commerce et de politiques commerciales ?

Le commerce international déconnecte les lieux de production


des lieux de consommation  : un tee-shirt produit en Asie et
acheté en France parcourt plusieurs dizaines de milliers de
kilomètres, sans compter que le coton utilisé pour le fabriquer a
déjà fait de la route entre le champ où il a été cultivé, les usines
où il est filé, tissé, teint et ensuite celles où le tee-shirt est
confectionné. Les impacts sur le climat liés aux distances
parcourues, mais également aux techniques de production
lointaines, reposant sur des standards difficiles à contrôler et
peut-être moins soucieux de l’environnement que nous ne le
souhaiterions, nous amènent à nous interroger sur le lien entre
commerce et changement climatique.

Poussons le raisonnement à l’extrême, pour bien identifier les


effets en jeu : si on arrêtait de commercer, notre bilan carbone
serait-il meilleur ? Pas si sûr, car le commerce a plusieurs effets
sur l’environnement en général et sur le réchauffement
planétaire en particulier  : des effets directs, d’autres indirects,
des effets positifs, d’autres négatifs. Et leur quantification reste
difficile : le bilan final et global des effets positifs et négatifs est-
il positif, négatif ou nul ? On ne le sait toujours pas précisément
aujourd’hui. D’ailleurs, même si l’arrêt du commerce avait un
impact positif sur le changement climatique, quel en serait le
coût ?

Nous importons des GES, que faut-il


en penser ?

En France, entre 1990 et 2016, la quantité de GES émis sur le


territoire national a baissé [MTE, 2021]. Mais les biens et
services consommés en France ont induit de plus en plus de
GES, car entre le tiers et la moitié des émissions causées par la
production de ces biens et services ont eu lieu en dehors du sol
français. Autrement dit, s’en tenir à un inventaire national
(c’est-à-dire les émissions produites sur le sol national pour une
consommation en France ou à l’étranger) est trompeur, à tout le
moins insuffisant. Pour avoir une idée juste de l’impact de la
consommation française, il faut considérer l’empreinte carbone
qui comptabilise toutes les émissions nécessaires pour satisfaire
la consommation en France, que ces émissions aient eu lieu en
France ou ailleurs dans le monde. Cette empreinte nous dit que,
en 2019, 294 millions de tonnes de CO2 ont été importées en
France, embarquées dans des biens destinés aux
consommateurs finals ou dans des pièces et composants
destinés à être intégrés dans des biens produits en France. À ces
importations s’ajoutent 196 millions de tonnes émises pour
produire en France des biens destinés à être consommés en
France et 115 millions de tonnes émises par les transports et le
chauffage. Bilan  : près de la moitié des émissions liées à la
consommation d’un Français sont émises ailleurs qu’en France.
On comprend donc que cette question des émissions importées
n’est pas marginale et nécessite qu’on s’y arrête. D’autant plus
si on regarde l’évolution de l’empreinte carbone au cours du
temps  : depuis 2005, les émissions liées au chauffage et aux
transports ont diminué de 25  %, alors que les émissions
importées ont augmenté de 3 % (après être passées par un pic à
+ 16 % en 2011). La France importe donc beaucoup d’émissions,
elle en importe de plus en plus, alors que les émissions de sa
production destinée à la consommation interne diminuent.
Graphique 1. Empreinte carbone de la France

Source : MTE [2021].

En un mot, avec le commerce, on remplace des GES émis sur le


territoire national par des GES émis ailleurs dans le monde. Si
on dézoome, d’après le dernier rapport du GIEC [Dhakal et al.,
2022], en 2006, les émissions contenues dans les biens échangés
au niveau mondial représentaient 26  % des émissions
mondiales. Il s’agissait d’un pic. Depuis, la part des émissions
mondiales contenues dans les biens échangés s’est stabilisée
autour d’un quart (les derniers chiffres remontent à 2014).
Quantitativement, ce n’est pas négligeable, mais est-ce
réellement problématique ? Au fond, où qu’elle soit émise, une
tonne de CO2 finit dans l’atmosphère et participe au
réchauffement planétaire, donc peu importe que ça soit en
France ou ailleurs. En fait, c’est plus compliqué que ça. La
France au sein de l’Union européenne (la politique
environnementale est une compétence partagée entre l’UE et
ses États membres), comme d’autres pays dans le monde, a mis
en place une politique climatique ambitieuse (même si elle n’est
ni parfaite ni suffisante). Elle impose des normes à ses
producteurs, certains industriels et énergéticiens doivent
acheter des droits à polluer (des quotas carbone) pour chaque
tonne de GES qu’ils émettent, ses citoyens ne peuvent pas
circuler aussi librement qu’ils le souhaitent si leur véhicule est
trop polluant… Bref, des efforts sont demandés et cela a un
coût. Plus ce coût est élevé, plus l’incitation à produire hors de
France et de l’UE, dans un pays sans politique climatique, est
forte. Ainsi, la politique climatique devient coûteuse et
inefficace. Et le pays qui récupère la production bénéficie de
son inaction climatique, sans compter que, probablement, ses
techniques de production seront plus polluantes  : produire un
même bien risque d’émettre plus de GES là-bas que dans l’UE.

Les impacts du commerce sur le


changement climatique : nombreux
et complexes
Finalement, importer des émissions en remplacement
d’émissions nationales n’est pas souhaitable. D’autant plus que,
à y réfléchir, le commerce a d’autres effets négatifs sur le
changement climatique  : le transport international émet des
GES, en plus de produire de la pollution et de dégrader la
biodiversité. Pour autant, si on revient à notre question initiale,
est-ce qu’arrêter de commercer serait la solution la plus efficace
pour limiter les émissions de GES ?

L’impact direct du commerce : les


émissions des transports
internationaux

Pour réfléchir à cette question, il faut avoir une idée claire de


l’ensemble des effets du commerce sur le changement
climatique. Commençons par l’effet auquel nous pensons
souvent en premier, le plus direct  : qui dit commerce dit
transport, et qui dit transport dit émissions de GES (sans
compter les autres pollutions et destructions de biodiversité par
les infrastructures). Le transport international de marchandises
contribue à hauteur de 7  % aux émissions mondiales de CO2
[ITF, 2015]. En 2010, cela représentait 2,1 gigatonnes (milliards
de tonnes), l’équivalent de sept mois d’émissions de l’UE telles
que comptabilisées par l’Agence européenne pour
l’environnement, et un tiers des émissions du secteur des
transports (c’est-à-dire des émissions causées par la combustion
d’énergies fossiles pour les transports). Ces données ont déjà
plus de dix ans, mais elles concernent spécifiquement les
transports internationaux de marchandises, élément clé de
notre réflexion. En un mot, le secteur des transports
internationaux est un des grands émetteurs de GES. C’est aussi
un des secteurs dont les émissions devraient le plus augmenter
dans les années à venir. Or ces émissions ne sont,
paradoxalement, pas (ou très peu) régulées, au point qu’elles ne
sont pas couvertes par les engagements pris dans l’Accord de
Paris, alors même qu’une partie des technologies pour les
réduire sont déjà disponibles. Toutefois, la quantité de GES émis
par tonne de biens transportée apparaît faible, surtout pour le
transport maritime, principal mode de transport international :
les émissions pour acheminer sur une longue distance une
tonne de marchandises avec un bateau porte-conteneurs de
grande taille s’établissent à 10,2 g de CO2 équivalent par
kilomètre parcouru, contre 94 g avec un véhicule lourd porte-
conteneurs et 537 g avec un avion-cargo [MTE, 2018] !

En outre, le mode de production compte souvent bien plus que


le transport. Consommer des laitues cultivées localement, mais
sous serre chauffée produit plus d’émissions que consommer
des laitues cultivées en plein champ, par exemple en Espagne,
et ensuite importées. Du seul point de vue des émissions, si on
devait choisir, «  consommer de saison  » est préférable à
«  consommer local  », le mieux étant bien entendu de
consommer local et de saison (et donc accepter de ne pas
manger des laitues tout au long de l’année). Et il ne faut pas
oublier les transports nationaux, qui ne disparaîtraient pas,
bien au contraire, si on arrêtait les échanges internationaux. Or,
souvent, les émissions liées au « dernier kilomètre », celles de la
dernière étape logistique (la livraison urbaine au particulier ou
au commerçant, mais également le déplacement du
consommateur vers le lieu d’achat), sont celles qui alourdissent
le plus le bilan carbone des produits. À titre d’illustration, un
véhicule utilitaire léger, une camionnette de livraison en
langage courant, émet entre 1,1 et 1,9 kg de CO2 équivalent par
kilomètre parcouru pour une tonne transportée  : on ne parle
plus de grammes mais bien de kilogrammes de GES par
kilomètre !

Les impacts indirects, un bilan incertain

Depuis les années 1990, grâce à un premier travail sur les


impacts environnementaux de l’Accord de libre-échange nord-
américain (ALENA), qui lie Canada, États-Unis et Mexique, on a
l’habitude de décomposer les impacts indirects du commerce
sur l’environnement en trois composantes, ou «  effets  ». Cette
décomposition s’applique aussi aux effets sur le changement
climatique. Tout d’abord, le commerce a un effet d’échelle, c’est-
à-dire sur la taille des économies. Avec le commerce, en effet,
les niveaux agrégés de production et de consommation
augmentent, et avec eux le niveau de pollution. Cela dit, il peut
y avoir des forces de rappel, car en moyenne les revenus
devraient croître à la suite d’une augmentation du commerce.
Or, avec des revenus plus élevés, la demande pour des
politiques environnementales ambitieuses a tendance à être
plus forte. Ensuite, le commerce a un effet de composition car il
conduit les économies à se spécialiser selon leurs avantages
comparatifs. Si ces avantages sont dans des secteurs polluants,
alors l’impact sur l’environnement sera négatif. Au contraire, si
les avantages sont dans des secteurs peu polluants, l’impact
sera positif. Enfin, le commerce a un effet technique, en
facilitant la diffusion des technologies de production. Ainsi, il
devrait rendre les technologies les moins polluantes accessibles
au-delà des pays dans lesquels elles sont mises au point. Un
quatrième effet s’ajoute aux trois précédents : le commerce est
le canal par lequel ont lieu ce que l’on appelle les fuites de
carbone. Pour bien comprendre, prenons l’exemple de l’UE.
Pour limiter la consommation d’énergies fossiles, certains
producteurs européens doivent acheter des droits à émettre (les
quotas carbone). Cela rend leur production plus coûteuse et
peut les inciter à la déplacer dans des pays où la politique
climatique est moins contraignante, quitte à ensuite importer
les biens produits à l’étranger. Dans ce cas, les émissions
seraient aussi déplacées à l’étranger. Ces déplacements de
production conduisent à ce qu’on appelle des fuites directes. Ils
sont problématiques à plusieurs égards. Si la production à
l’étranger engendre autant d’émissions qu’en Europe, le
problème vient du fait que le transport entre le producteur
étranger et le consommateur  européen produit probablement
plus d’émissions que le transport entre le producteur européen
et ce même consommateur. Mais, souvent, l’intensité émissive
(la quantité de GES émise par unité produite) des producteurs
extra-européens est supérieure à celle des industriels
européens. À ces fuites directes s’ajoutent des fuites indirectes.
Limiter la consommation d’énergies fossiles via les quotas
carbone et le reste de la politique climatique européenne va
également avoir tendance à faire baisser les prix
internationaux de ces énergies et donc à inciter les pays qui
n’ont pas de contrainte climatique à en consommer davantage.

Conceptuellement, ce découpage des effets indirects du


commerce sur le changement climatique est clair. En revanche,
encore aujourd’hui, il est difficile de produire des données
suffisamment détaillées pour arriver à savoir quel est le bilan
réel de ces différents effets. Par exemple, en fonction des détails
sectoriels dont on dispose, on peut confondre effets techniques
et effets de composition. Un secteur « industrie » très large peut
diminuer ses émissions alors que sa valeur ajoutée augmente.
On pourrait se dire que l’effet technique compense l’effet
d’échelle. Mais, en réalité, peut-être que l’activité industrielle
s’est déplacée d’activités polluantes, comme la production de
ciment, vers des activités qui émettent moins de gaz à effet de
serre, comme la production textile, sans que l’intensité carbone
d’aucune de ces deux activités ait varié. En d’autres termes, à
cause de l’agrégation des données, on pense voir un effet
technique positif, alors qu’il s’agit en réalité d’un effet de
composition positif. Or les politiques publiques à mettre en
œuvre sont différentes selon que c’est l’un ou l’autre des effets
qui prévaut.
On comprend à ce stade que le lien entre commerce et
changement climatique est complexe  ; nous disposons d’un
cadre conceptuel clair pour l’appréhender, mais les effets sont
nombreux et difficiles à identifier correctement. Comme il est
difficile de dire a priori si le commerce est mauvais pour le
climat, la question devient empirique. Le travail progresse côté
données et analyses mais n’est pas encore tout à fait
satisfaisant. Une autre approche possible consiste à utiliser des
modèles, alimentés avec les chiffres les plus à jour possible
concernant les grandeurs économiques et les émissions, pour
anticiper les effets d’une ouverture du commerce à venir sur le
changement climatique. Pour appréhender l’ensemble des
effets, qu’ils soient directs ou indirects, ce sont des modèles de
l’économie mondiale qui sont utilisés.

En 2017, un Focus en appui d’une note du Conseil d’analyse


économique [Fontagné et Fouré, 2017] utilisait ce type de
modèle pour explorer la question suivante : le commerce étant
une source d’émissions, faut-il mettre en place des obstacles au
commerce pour limiter les émissions mondiales  ? La théorie
économique suggère que non, car, pour régler une question
environnementale, il est plus efficace d’utiliser une politique
environnementale, l’action de la politique commerciale sur le
climat n’étant qu’indirecte. L’objectif ici n’était pas de simuler
des scénarios politiques plausibles mais bien de quantifier des
effets pour guider la réflexion. L’exercice de 2017 a mis des
ordres de grandeur sur ces inefficacités. Les auteurs avaient
bloqué le commerce international à son niveau de 2015,
empêchant toute croissance des échanges à l’aide de droits de
douane. Leur travail montrait que cela permettrait de réduire
de 3,5 % les émissions mondiales à l’horizon 2030, par rapport à
un scénario tendanciel sans aucune politique climatique, pour
un coût en termes de produit intérieur brut (PIB) de 1,8  %. Ils
comparaient ces effets à ceux d’une application, par l’ensemble
des signataires, des engagements pris dans le cadre de l’Accord
de Paris  : dans ce cas, les émissions mondiales baisseraient de
27 %, pour une réduction du PIB de 1,2 %.

Ce genre d’exercice est toujours sujet à des hypothèses


discutables, des données imparfaites… mais les ordres de
grandeur sont parlants et la différence entre les deux scénarios
est au-delà des marges d’erreur du modèle. Les auteurs
expliquaient que l’efficacité de la politique climatique vient du
fait qu’elle permet de mobiliser toutes les sources de réduction
des émissions et pas seulement celles liées au commerce
international. Dit autrement, rapatrier la production sur le sol
national n’est pas aussi efficace qu’imposer une politique de
réduction des émissions aux producteurs nationaux. Ceci dit, il
faut tout de même compléter cette approche par des
considérations d’économie politique  : appliquer une politique
climatique ambitieuse uniquement sur le sol national a des
effets sur la compétitivité des entreprises qui sont difficilement
acceptables économiquement et politiquement. C’est d’ailleurs
ce qui amène aujourd’hui à une vision moins binaire  : il ne
s’agit pas de choisir entre politique climatique et politique
commerciale pour lutter contre le changement climatique, mais
plutôt de savoir comment articuler au mieux ces deux
politiques.
Mettre la politique commerciale au
service de la lutte
contre le changement climatique

Dans ce cadre, les réflexions portent désormais sur la manière


de mettre le commerce au service du climat. Au moins trois
pistes se dégagent.

Un biais des politiques commerciales


défavorable au climat ?

La première examine la possibilité de relever les droits de


douane sur les biens les plus polluants. Une étude récente
[Shapiro, 2021] documente un biais des politiques
commerciales en faveur des biens les plus émissifs  : ces
derniers seraient sujets à des droits de douane plus faibles,
leurs échanges seraient donc avantagés par rapport à ceux des
biens moins émissifs. Cette structure de la protection trouve ses
racines dans des considérations non pas environnementales
mais de politique industrielle  : pour maximiser la valeur
ajoutée qu’il produit, un pays a tendance à vouloir importer des
produits primaires peu transformés pour ensuite les
transformer sur son propre territoire. Il va donc mettre des
droits à l’importation faibles ou nuls sur les produits bruts (par
exemple, avant les sanctions contre la Russie, l’énergie fossile
non raffinée était importée sans droits de douane dans l’UE) et
augmenter ces droits avec le niveau de finition des produits.
C’est ce que l’Organisation mondiale du commerce (OMC)
appelle l’escalade tarifaire. Cela étant, le résultat est là  : les
biens les plus polluants circulent plus facilement. Il s’agirait
donc de relever les droits de douane sur les biens les plus
émissifs, ou de les diminuer sur les biens qui le sont le moins.
Notons qu’une tentative d’accord sur les biens
environnementaux a eu lieu à l’OMC dès 2014, mais a échoué en
2016, pour des raisons techniques mais surtout géopolitiques.

Il reste donc à clarifier plusieurs choses quant à cette première


piste pour atténuer le biais des politiques commerciales : d’une
part, quelle approche adopter dans le cadre posé par l’OMC  ?
Faut-il négocier un relèvement du droit de la nation la plus
favorisée (c’est le droit appliqué par défaut à tout partenaire
commercial, lorsque aucune préférence commerciale n’est
accordée)  ? Cela prend du temps, amène à des négociations
multilatérales (les partenaires demandant des concessions sur
d’autres produits), mais n’est pas à exclure a priori. D’autre
part, le biais documenté n’est calculé que sur les biens
industriels (alors que les biens agricoles sont à la fois émissifs et
très protégés) et semble provenir pour partie des barrières non
tarifaires. Or ces barrières ne sont pas uniquement des
obstacles au commerce  : une grande partie d’entre elles
reflètent des préférences des consommateurs et, à ce titre, ne
sont pas amenées à être supprimées. En un mot, le biais des
politiques commerciales reste à explorer finement.
En parallèle, le commerce de certains biens est déjà limité,
voire interdit au nom du changement climatique ou de
l’environnement. C’est le cas du commerce de certaines
matières chimiques qui contribuent à l’amincissement de la
couche d’ozone, interdit par le protocole de Montréal depuis
plusieurs années. Notons que ces interdictions n’ont jamais fait
l’objet de différends dans le cadre de l’OMC, bien que
l’articulation entre OMC et accords environnementaux
multilatéraux ne soit pas parfaitement codifiée.

Les accords de libre-échange, un levier


pour inciter les partenaires à adopter
des politiques plus ambitieuses ?

La deuxième piste vise à mobiliser la politique commerciale en


tant que levier en faveur de la lutte contre le changement
climatique. L’UE est un des premiers acteurs du commerce
mondial. Lorsqu’elle signe un accord de libre-échange (ALE),
elle donne accès à un très grand marché, dans lequel résident
447 millions de personnes. Vu sous cet angle, un accord de
libre-échange peut devenir un levier pour inciter les
partenaires commerciaux à relever l’ambition de leurs
politiques climatiques. Une des propositions est de faire du
respect des engagements pris dans le cadre de l’Accord de Paris
une condition sine qua non pour la ratification de tout nouvel
accord commercial. La limite de cette proposition est qu’elle ne
concernerait que les pays avec lesquels des accords de libre-
échange sont déjà ou vont être signés. Les principaux pays
émetteurs en 2018 étaient, par ordre décroissant, la Chine, les
États-Unis, l’UE et l’Inde [Crippa et al., 2021]. Le seul pays avec
lequel des discussions sont en cours est l’Inde. Un accord avec le
Mercosur doit aussi être finalisé, cette région étant stratégique
sur les questions climatiques, l’enjeu étant la préservation de la
forêt amazonienne. La finalisation achoppe justement sur
l’introduction de clauses à ce sujet. Au-delà de la négociation à
proprement parler, la présence de clauses concernant
l’environnement dans les accords va aussi allonger et
complexifier la ratification. En effet, tout traité concernant des
mesures qui ne sont pas purement commerciales ne peut pas
être validé au niveau de l’UE, mais doit être ratifié dans chacun
de ses États membres. À titre d’exemple, le dernier ALE signé
par l’UE, le CETA avec le Canada, a mis plus de sept ans pour
être négocié et signé par l’UE. Sa ratification est toujours en
cours depuis fin 2017, et son application n’est, de ce fait, que
partielle.

Des clauses environnementales existent déjà dans les accords


commerciaux, et leur utilisation a réellement décollé à partir
des années 1990. Deux grands types d’approches ont été suivis.
Le premier, notamment par les États-Unis, consiste à inclure
très peu de clauses non commerciales, et en particulier
environnementales, dans les accords. En revanche, lorsque ces
clauses sont présentes, elles sont contraignantes. Le second,
privilégié par l’UE, a plutôt favorisé jusqu’ici l’inclusion d’un
plus grand nombre de clauses non commerciales, mais peu ou
pas contraignantes et difficilement opposables. Historiquement,
l’optique européenne est celle de « nouer un dialogue », plutôt
que d’imposer ses vues de façon coercitive à ses partenaires.
Les premières études de l’impact de ces deux approches
tendent à montrer que l’approche états-unienne a des effets
positifs sur l’environnement, alors que l’approche européenne
semble ne pas en avoir. Aussi, sous la présidence d’Ursula von
der Leyen, la Commission européenne s’est-elle dotée d’un chief
trade enforcement officer, en charge de faire appliquer les
clauses contenues dans les accords commerciaux, y compris
lorsqu’elles ne sont pas spécifiquement commerciales. Il s’agit
d’un changement d’orientation, exprimant une volonté de l’UE
de s’imposer davantage, dans un contexte international moins
coopératif. Ensuite, des réflexions se poursuivent pour
améliorer l’efficacité des futures clauses environnementales. Il
s’agirait de cibler des objectifs quantifiables et objectivement
mesurables, comme les surfaces forestières (ou déforestées),
aujourd’hui précisément mesurées à l’aide d’imagerie
satellitaire. Ensuite, les mécanismes de sanction en cas de non-
respect des engagements devraient être clairement connus à
l’avance (par exemple, retrait des préférences commerciales
sur des catégories de produits précisément identifiés), ce qui
implique de les avoir négociés au préalable. Ces sanctions
devraient pouvoir se déclencher automatiquement et n’amener
à des discussions entre partenaires commerciaux que dans un
deuxième temps. Le risque autrement est qu’un panel ou forum
de discussion ne mette trop de temps pour statuer sur la
sanction à appliquer, cette dernière arrivant alors que les
dégâts environnementaux sont irréparables. Cette réflexion se
heurte toutefois à l’opposition de nombreux pays, émergents
mais pas uniquement, qui y voient une sorte
d’extraterritorialité, de volonté de l’UE de leur imposer ses vues
pour des politiques qui sont considérées comme exclusivement
nationales. Un sujet qui revient régulièrement sur la table dès
lors que les ressources à préserver sont prises en charge par
des politiques nationales alors que l’ensemble de la planète
bénéficie de leur préservation.

Cette approche se fait nécessairement par la coopération  : elle


nécessite le dialogue avec un partenaire commercial, prêt à
accepter de négocier l’introduction de clauses
environnementales. Elle est prometteuse, mais au vu des
tensions internationales croissantes, elle ne permettra pas
d’obtenir les résultats les plus rapides à grande échelle. Cela
n’empêche pas d’affiner les contenus des clauses et d’essayer de
les intégrer dans tout nouvel accord. La question climatique
devenant sensible et transversale à toutes les politiques
publiques, il n’est plus possible de mener une politique
commerciale et de signer des ALE en complète déconnexion du
sujet climatique et plus généralement environnemental. La
Commission européenne menée par Ursula von der Leyen en
est consciente et a formalisé cela dans son pacte vert pour l’UE
en 2019. Notons enfin que l’UE et la Nouvelle-Zélande ont
annoncé en juin 2022 avoir conclu un ALE dans lequel le
respect des engagements pris dans l’Accord de Paris serait
contraignant et qui prévoit des sanctions commerciales en cas
de défaillance.
Les ajustements à la frontière pour
limiter les différentiels de compétitivité

L’approche coopérative ayant des limites, une approche plus


unilatérale fait son chemin. Même si, pour lutter le plus
efficacement contre le changement climatique, il faudrait une
politique climatique mondiale, force est de constater
qu’aujourd’hui prévalent des politiques climatiques aux
ambitions très hétérogènes, mises en place au niveau national
(à l’exception de l’UE, qui a une approche régionale) ou même
local, comme aux États-Unis. Ces différences d’ambition
augmentent le coût supporté par les pays les plus vertueux et
diminuent l’efficacité climatique des politiques. Concrètement,
dans l’UE, les industriels des secteurs qui consomment le plus
d’énergie – raffineries, acier, aluminium, verre, production de
papier, certaines productions de la chimie, etc. – doivent
acheter des quotas d’émission. Chaque quota les autorise à
émettre une tonne de dioxyde de carbone – ou une quantité
équivalente d’autres gaz à effet de serre (GES), comme le
méthane, par exemple. Dans ces conditions, les entreprises
européennes pourraient être tentées de produire ou acheter à
l’étranger, là où les normes climatiques sont moins
contraignantes, là où elles n’ont pas l’obligation d’acheter ces
quotas. Les effets de fuite, qu’ils soient directs ou indirects, sont
aujourd’hui faibles. Mais ils le sont parce que le prix du
carbone dans l’UE l’est aussi  : moins de 30 euros la tonne de
carbone émise jusqu’en 2019, 85 euros environ aujourd’hui. Or
les prix du carbone devraient augmenter et atteindre, voire
dépasser les 200 euros la tonne dans une dizaine d’années. À ce
niveau-là, sans autre politique, la moitié des émissions évitées
par l’UE se produiront dans d’autres pays. Aujourd’hui, pour
empêcher ces fuites, les industries soumises à l’achat de quotas
carbone et les plus exposées aux échanges internationaux
bénéficient de quotas gratuits. En d’autres termes, elles ne
payent pas leurs émissions (jusqu’à un certain seuil). Au final,
seuls 57  % des permis carbone qui circulent sur le marché
carbone européen sont effectivement payés par les entreprises
émettrices. Cette solution n’est pas satisfaisante puisqu’elle
affaiblit la portée de la politique climatique et diminue
l’incitation à décarboner la production de certaines des
industries les plus polluantes.

Une nouvelle approche pour diminuer les fuites, et donc la


perte d’efficacité de la politique climatique, consiste à agir sur
les flux commerciaux. Il s’agit de mettre sur un pied d’égalité
les émissions européennes et celles qui ont lieu à l’étranger. Au
lieu d’exonérer les industries les plus exposées au commerce de
l’achat de quotas carbone, l’UE vise à imposer un prix, le même
que celui qui prévaut dans l’Union, aux émissions contenues
dans les produits qu’elle importe. Ainsi, l’incitation à déplacer
la production à l’étranger, ou à acheter des produits importés,
serait annulée. En revanche, ce mécanisme ne peut pas gérer
les fuites indirectes, car il n’agit pas sur les prix internationaux
de l’énergie. Formellement, ce mécanisme d’ajustement
carbone aux frontières (MACF) n’est pas une politique
commerciale. Il ne s’agit pas de taxer un produit à la frontière
ou de lui imposer un droit de douane spécial, mais bien
d’obliger les importateurs européens à acheter des quotas
d’émission pour le carbone contenu dans les produits qu’ils
importent. Pour éviter toute double imposition, un exportateur
qui paye déjà une taxe carbone dans son pays d’origine ne
devra s’acquitter, pour chaque tonne de carbone émise, que de
la différence entre le prix carbone européen et celui pratiqué
dans son pays. La Commission européenne a fait une
proposition de MACF en juillet 2021, le débat législatif s’est
ensuite déroulé entre le Conseil et le Parlement européen, et va
se poursuivre en 2022. La proposition initiale prévoit de
remplacer l’allocation de quotas gratuits par un MACF à partir
de 2026.

L’ajustement à la frontière n’est pas une idée nouvelle, mais


c’est la première fois qu’elle fait son chemin en matière de
politique climatique pour gérer la question des différentiels de
compétitivité induits par l’hétérogénéité des politiques mises en
place dans un monde qui n’est pas coopératif. Le détail exact de
ses modalités n’est pas encore connu, alors que les impacts
climatiques et économiques de l’ajustement en dépendent
[Bellora et Fontagné, 2022]. Néanmoins, l’enjeu est de taille. Il
s’agit pour l’UE de se donner les moyens d’atteindre l’objectif
ambitieux de Fit for 55. Pour cela, l’ensemble des secteurs
doivent participer. L’approche choisie vise à éliminer les
allocations gratuites de quotas, tout en ne pénalisant pas
excessivement la compétitivité des industries européennes
exposées au commerce, mais également en réduisant les effets
de fuite. En outre, il est important pour l’UE de construire un
mécanisme qui soit conforme aux règles de l’OMC, pour en
démontrer l’exemplarité et pour limiter le plus possible les
risques de représailles commerciales. En effet, bien qu’au
niveau agrégé le MACF ne constitue pas une réelle incitation
pour que les grands pollueurs rejoignent l’Accord de Paris
(l’impact du MACF sur le PIB des États-Unis est quasiment
négligeable), ce mécanisme peut affecter fortement les flux
commerciaux avec l’Europe, en particulier dans certains
secteurs, et donc pousser les partenaires concernés à des
représailles commerciales. En un mot, le MACF sera
certainement imparfait, mais sa mise en place sera un jalon,
une tentative de l’UE pour faire sortir la communauté
internationale de son immobilisme alors qu’il est urgent d’agir.

Il est aujourd’hui indispensable de mobiliser l’ensemble des


politiques pour lutter contre le changement climatique. Dans ce
cadre, l’articulation avec les politiques commerciales est en
cours de construction et le processus n’est pas rapide, malgré
l’urgence climatique. Les liens entre commerce et changement
climatique sont complexes et ambigus, l’articulation entre les
effets locaux et globaux étant difficile à appréhender et pas
forcément intuitive. Cela ne doit pas être une raison d’inaction,
mais juste une raison pour se méfier de solutions binaires ou
simplistes. En matière de politiques commerciales, la tendance
européenne est de suivre deux chemins en parallèle : utiliser le
commerce comme levier pour amener les partenaires
commerciaux à accroître l’ambition de leurs politiques
climatiques  ; favoriser une approche plus unilatérale pour
remettre sur un pied d’égalité les producteurs européens et
étrangers en matière de droits à émettre des GES. Ainsi, la mise
en place d’un MACF serait une première mondiale. Ces efforts
ne doivent néanmoins pas faire perdre de vue que la façon la
plus efficace et rapide (le facteur temps est primordial
désormais) de lutter contre le changement climatique reste une
politique climatique (à vrai dire plus largement
environnementale) et, encore mieux, une approche qui
mobilise l’ensemble des pays du monde et qui coordonne leurs
politiques.

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VI/ De quoi l’autonomie
stratégique ouverte est-elle le
nom ?

Vincent Vicard
Vincent Vicard est adjoint au directeur du CEPII et
responsable du programme «  Analyse du commerce
international ».

Pauline Wibaux
Pauline Wibaux est économiste au CEPII.

L e concept d’autonomie stratégique ouverte s’est


progressivement imposé dans le discours des responsables
politiques européens pour devenir un axe structurant de la
communication de la Commission européenne, traduisant son
tournant géopolitique. L’autonomie stratégique reste cependant
un concept protéiforme, dont les contours et la portée évoluent
au cours du temps, forgés par les différences de vision des pays
membres de l’Union européenne (UE) et par la succession
récente de crises auxquelles l’UE a été confrontée, chacune
soulevant de nouvelles problématiques.

L’autonomie stratégique d’un acteur peut se définir « comme sa


capacité à défendre et à poursuivre ses intérêts, non pas seul,
mais sans dépendances indésirables et sans contraintes
excessives  » (Sabine Weyand, directrice générale de la DG
commerce de la Commission européenne [Lumet, 2002]). Issue
du vocabulaire de la sécurité et de la défense, cette notion s’est
peu à peu élargie aux enjeux économiques, basculement sur
lequel nous nous concentrerons ici. Sous certains aspects,
l’autonomie stratégique ouverte marque une rupture par
rapport à la conception du rôle et de l’insertion de l’UE dans le
système économique international. Sous d’autres, elle apparaît
comme une adaptation de la politique européenne à un nouvel
environnement international, dans lequel géopolitique et
économie sont dorénavant entremêlées.

Si la mise en œuvre de l’autonomie stratégique ouverte est


directement associée aux politiques extérieures de l’UE, et en
particulier à la politique commerciale, son champ d’application
englobe un ensemble plus large de politiques européennes, tant
externes qu’internes. De ce point de vue, le concept
d’autonomie stratégique ouverte constitue un cadre de mise en
cohérence d’instruments de politique économique, pour
certains déjà engagés et pour d’autres à un horizon plus
lointain.

Pour y voir plus clair, nous reviendrons sur la genèse du


concept d’autonomie stratégique et proposerons un décryptage
de ses contours, des politiques européennes concernées et des
enjeux liés à sa mise en œuvre.
Genèse du concept

Le concept d’autonomie stratégique provient des sphères de la


politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE. Il
apparaît pour la première fois en 2013 dans les
communications de la Commission européenne et dans les
conclusions du Conseil à propos de l’industrie de défense
européenne. Les préoccupations sont alors de renforcer la paix
et la sécurité de l’Union, en développant les secteurs de la
défense, du cyberespace, du contre-terrorisme, de l’énergie et
des communications stratégiques.

Si ce terme revêt initialement une dimension sécuritaire et de


défense, son champ d’application s’est par la suite élargi. Dans
son discours de la Sorbonne en 2017, le président français,
Emmanuel Macron, lui confère une dimension plus large en
attribuant six domaines clés à la souveraineté européenne  : la
défense, la maîtrise des frontières, la politique extérieure et de
partenariat avec la Méditerranée et l’Afrique, la transition
écologique, le numérique et la puissance économique
industrielle et monétaire. À l’initiative de la France, ce concept
est ainsi appelé à englober un large champ de problématiques
pour répondre à la «  transition climatique, numérique,
sanitaire, culturelle, stratégique » [Macron, 2017].

Le concept d’autonomie stratégique est ainsi devenu central


dans les communications sur les sujets économiques. En 2020,
la Commission européenne définit l’autonomie stratégique
européenne comme un objectif pour accroître la résilience de
l’économie européenne, en « réduisant notre dépendance vis-à-
vis des autres pour ce dont nous avons le plus besoin  »
[Commission européenne, 2020a]. Dans un discours intitulé
«  L’autonomie stratégique européenne est l’objectif de notre
génération  », Charles Michel [2020], président du Conseil
européen, en élargit encore la portée en lui attribuant trois
objectifs : la stabilité de l’UE (économique, environnementale et
sociale), la diffusion des standards européens et la promotion
des valeurs européennes.

Tous les pays membres ne s’accordent toutefois pas sur la


forme que doit revêtir cette autonomie stratégique. Un point de
tension concerne le tournant protectionniste qu’elle pourrait
prendre. Plusieurs pays membres, formant le « Groupe des 12 »
(Danemark, Suède, Finlande, Pays-Bas, Irlande, Estonie,
Lettonie, Lituanie, République tchèque, Slovénie, Malte et
Espagne), s’inquiètent en effet que l’autonomie stratégique
européenne devienne synonyme d’une baisse des échanges
avec le reste du monde et de repli sur soi du continent
européen. Dans une tribune publiée en 2021, ils insistent sur le
fait que l’autonomie stratégique doit être compatible avec
l’ouverture de l’économie et ne doit pas favoriser certaines
grandes entreprises au détriment de la concurrence [Groupe
des 12, 2021]. Par ailleurs, certains pays, qui ont reçu
d’importants investissements chinois, s’inquiètent d’une
détérioration de leurs relations avec la Chine face à cette
nouvelle orientation européenne.
Dans un environnement
international en mutation

Le climat international explique en partie cette évolution d’une


autonomie stratégique de défense à une autonomie stratégique
intégrant les dimensions économiques. Sur le plan commercial,
les tensions internationales se sont multipliées ces dernières
années : le nombre de mesures protectionnistes a augmenté en
particulier depuis 2018 (graphique 1) à la suite des conflits
commerciaux initiés sous la présidence de Donald Trump et en
réponse à la crise de la Covid-19, sous la forme notamment de
restrictions aux exportations.

Au-delà de la multiplication des mesures commerciales, la


nature de certaines d’entre elles a tout particulièrement fait
évoluer les positions européennes. L’utilisation par Donald
Trump de la clause de sécurité nationale pour imposer des
droits de douane sur l’acier et l’aluminium et menacer l’Europe
de sanctions sur l’automobile, contournant ainsi les règles du
système commercial international, le blocage du
fonctionnement de l’organe d’appel de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC) par les États-Unis, ou les mesures
extraterritoriales sur les entreprises européennes dans le cadre
des sanctions contre l’Iran ont constitué des événements
marquants, qui sont venus bousculer l’ordre économique
international. Vis-à-vis de la Chine, le traumatisme de la prise
de contrôle du spécialiste de la robotique industrielle allemand
Kuka, et de ses technologies, par le groupe chinois Midea en
2016 a fait prendre conscience des fragilités de secteurs clés de
l’industrie. L’annonce, en 2019, d’une nouvelle «  stratégie
industrielle nationale  » par Peter Altmaier, alors ministre
fédéral de l’Économie, a été interprétée comme une réponse à
de telles politiques expansionnistes chinoises. Plus largement,
la persistance du capitalisme d’État chinois et des soutiens aux
entreprises dans les secteurs où les pays européens disposent
d’avantages comparatifs menace beaucoup plus directement
aujourd’hui l’écosystème industriel européen. À cela s’ajoute
l’accumulation des crises européennes – annexion de la Crimée
en 2014, Brexit en 2016  –, qui a pu servir à renforcer l’agenda
de politique d’autonomie stratégique défendu par certains pays
membres et faire évoluer la vision d’autres.

Graphique 1. Restrictions au commerce


Source : Global Trade Alert Database.

Plus largement, les rivalités stratégiques entre grandes


puissances, États-Unis et Chine en tête, se sont renforcées ces
dernières années, faisant émerger un monde plus multipolaire
et affaiblissant le multilatéralisme. Dans un tel environnement,
les liens économiques et commerciaux apparaissent de plus en
plus comme des instruments pouvant servir à poursuivre des
buts géopolitiques. Les sanctions commerciales chinoises contre
la Lituanie, à la suite de l’ouverture d’un bureau de
représentation de Taiwan à Vilnius, constituent une illustration
de la militarisation (weaponization) du commerce international.
La question du basculement d’une ère structurée par les enjeux
économiques vers un système international où la géopolitique
l’emporte sur l’économie est aujourd’hui posée.

L’UE n’est pas restée sans réagir à ce nouvel ordre mondial.


Dans son premier discours en novembre 2019, Ursula von der
Leyen annonçait que la Commission européenne allait prendre
un tournant géopolitique. La même année, elle désignait la
Chine comme rival systémique. Des évolutions qui marquent un
changement fondamental pour l’UE, qui a longtemps considéré
comme donnée l’existence d’un système économique
international fondé sur des règles, fonctionnel et indépendant
du politique. Ces enjeux sont d’autant plus prégnants pour l’UE
que si, avec 17,9 % du produit intérieur brut (PIB) mondial, elle
fait jeu égal avec les États-Unis et la Chine, son économie reste
plus ouverte aux échanges que celle de ces deux puissances.
Même si son ouverture commerciale est souvent surestimée du
fait des échanges intra-européens, prise comme un bloc, l’UE-27
affiche un taux d’ouverture de 43 % pour le commerce de biens
en 2021, contre 20 % pour les États-Unis et 33 % pour la Chine.

Les crises récentes ont, elles aussi, influé sur l’évolution du


concept d’autonomie stratégique. En soulevant la question de la
dépendance de l’économie européenne vis-à-vis de ses
partenaires commerciaux, la pandémie de Covid-19 a mis en
lumière de nouvelles sources de risques, liées à la
concentration de la production, aux fragilités des chaînes
d’approvisionnement mondiales et à la disponibilité de produits
critiques. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a également
remis sur le devant de la scène les dépendances énergétiques
de l’Europe. Le communiqué du sommet de Versailles de mars
2022, s’il emploie le terme «  souveraineté  » plutôt que celui
d’«  autonomie stratégique  », réitère l’engagement des pays
membres à réduire leurs dépendances énergétiques et
stratégiques, et à construire une base économique plus solide.

Définir l’autonomie stratégique


ouverte

Le concept d’autonomie stratégique ouverte est souvent associé


à celui de souveraineté, que l’on retrouve notamment dans le
discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en 2017. Si les
deux termes sont souvent utilisés de manière indistincte, on
peut néanmoins les dissocier en considérant que l’autonomie
stratégique ouverte concerne les moyens mis en œuvre par l’UE
pour arriver à la fin qu’est la souveraineté économique
[Lefebvre, 2021], entendue comme la volonté et la capacité
d’agir pour les États.

Le terme «  stratégique  » souligne l’existence d’intérêts et


d’objectifs propres aux pays de l’UE. Cela recoupe une
dimension interne, d’autonomie dans la fixation des règles ou
des normes à l’intérieur de l’Europe, mais également externe
dans la défense d’un système multilatéral fondé sur des règles
ou la promotion des valeurs européennes. Cette dimension
externe s’inscrit dans la continuité des politiques européennes
visant à influencer les normes internationales, que ce soit par la
signature d’accords commerciaux régionaux ou par l’«  effet
Bruxelles  », cette capacité de l’Europe à diffuser ses normes
dans le monde.

Sur le plan industriel, cette dimension stratégique souligne que


l’autonomie s’applique à des domaines choisis, toutes les
dépendances ne se valant pas, et renvoie à la délimitation des
secteurs et produits identifiés comme stratégiques. Celle-ci peut
s’appuyer sur deux approches : l’une défensive, qui vise à
limiter les entraves liées à des dépendances étrangères, l’autre
offensive, qui cherche à développer des capacités de production
intérieures permettant de se projeter vers l’extérieur. Les
premiers mois de la crise sanitaire ont façonné une vision par
le prisme des dépendances aux importations des pays de l’UE
pour un certain nombre de produits critiques, nécessaires à la
continuité de l’action de l’État en période de crise. Ces
dépendances sont multiples et complexes, dans un monde de
chaînes de valeur mondiales pouvant impliquer de nombreux
acteurs et fournisseurs à différentes étapes du processus de
production situées dans différents pays.

La dimension offensive de l’autonomie stratégique vise, quant à


elle, à développer sur le sol européen les activités et
technologies permettant de se projeter à l’étranger et de rendre
les autres acteurs dépendants des productions européennes.
Plusieurs secteurs font ainsi l’objet d’une attention particulière :
la santé, le numérique, le secteur spatial, les semi-conducteurs,
les technologies vertes ou les produits alimentaires, tant sur le
renforcement des capacités de production sur le sol national
que sur le développement et la maîtrise des technologies.

Enfin, la dimension «  ouverte  » vise à qualifier l’autonomie


stratégique par rapport à des termes qui pourraient lui être
associés, comme indépendance, unilatéralisme,
protectionnisme ou autarcie. L’autonomie stratégique ouverte
s’en distingue en ce qu’elle s’inscrit dans des interdépendances
assumées et une intégration au système international. On voit
ici poindre l’arbitrage qui peut exister, à l’origine des positions
des pays du Groupe des 12 et de l’ajout du qualificatif
«  ouverte  », entre réduire les dépendances et maintenir
l’ouverture, notamment commerciale, et les gains qui y sont
associés. Depuis la crise sanitaire et les difficultés
d’approvisionnement qui en ont résulté, cet arbitrage est
largement présenté comme une volonté de renforcer la
résilience ou la sécurité des chaînes internationales
d’approvisionnement, remettant ainsi en cause la seule logique
de coût qui aurait guidé leur développement. Au niveau
européen, cette apparente contradiction est souvent résolue en
mettant en avant des politiques de diversification des sources
d’approvisionnement ou de remise en cause du modèle de
production en flux tendu, en opposition aux relocalisations qui
feraient perdre en efficacité. Diversifier les fournisseurs ou
augmenter les stocks de produits critiques reste cependant
coûteux pour les entreprises, ce qui explique sûrement
pourquoi aucun mouvement d’ampleur en ce sens n’a été
observé jusqu’à maintenant, à rebours des intentions déclarées
des dirigeants d’entreprise [Fabry, 2022].

Diversifier ou constituer des stocks ne résout donc pas


l’arbitrage entre réduire les dépendances et maintenir les gains
à la mondialisation en matière de faibles prix, mais reste
compatible avec le maintien d’un système commercial ouvert.
De la même manière, restreindre les dépendances à des pays
amis, sur le modèle du friend-shoring proposé par Janet Yellen,
la secrétaire au Trésor américain, en avril 2022, implique des
coûts, et pose la question pour l’UE de son positionnement entre
les États-Unis et la Chine. Coûteuse pour les entreprises
multinationales, la réorganisation des chaînes
d’approvisionnement implique des politiques publiques
volontaristes pour aligner les incitations des entreprises avec
les intérêts stratégiques des États. La sécurisation des chaînes
d’approvisionnement du point de vue des entreprises ne
recoupe, en effet, pas nécessairement les impératifs des États,
les premières pouvant privilégier la réduction des coûts
associés aux ruptures d’approvisionnement, là où les enjeux
des seconds ont trait à la robustesse des chaînes
d’approvisionnement et à la continuité de la disponibilité de
produits critiques en période de crise. En réactivant le risque
politique, la guerre en Ukraine pourrait de ce point de vue avoir
plus d’impact que la crise sanitaire.

Les instruments de l’autonomie


stratégique :
politiques externe et interne de l’UE

Étant donné le caractère protéiforme du concept d’autonomie


stratégique, les politiques qui y sont associées peuvent englober
une multitude de politiques européennes. Dans son rapport de
prospective stratégique, la Commission européenne replace
ainsi l’autonomie stratégique à l’horizon 2050 au cœur des
transitions environnementale et numérique, et définit dix
objectifs stratégiques allant du renforcement de la résilience
des systèmes de santé et alimentaires à la réduction des
dépendances aux matières premières critiques, en passant par
le renforcement des capacités économiques et financières.
L’autonomie stratégique ouverte peut alors s’analyser comme
un cadre donnant une cohérence à un certain nombre de
politiques européennes touchant un large éventail de secteurs
ou d’instruments d’action et dont l’origine peut être antérieure.

Dans cette optique, il est possible de regrouper les principales


politiques et mesures entrant dans le champ de cette autonomie
stratégique en trois grands axes ou objectifs (tableau 1)  :
renforcer la résilience du marché européen et réduire les
dépendances stratégiques, préserver une concurrence
équitable, défendre et promouvoir les valeurs et normes
européennes [Moltholf et al., 2021].
Tableau 1. Les politiques européennes associées aux
objectifs d’autonomie stratégique

Chacun de ces grands objectifs peut mobiliser des instruments


internes ou externes de l’UE, la mise en pratique du concept
d’autonomie stratégique ouverte s’articulant autour d’une
double intégration, selon les mots de Sabine Weyand. Un volet
extérieur, d’une part, avec l’intégration de tous les instruments
de politique économique mobilisés sur la scène internationale
dans une perspective géopolitique, qui sous-entend une
nouvelle vision des relations internationales. Et, d’autre part, la
mise en cohérence des politiques extérieures avec les politiques
intérieures, comme les politiques industrielles, de concurrence
et de recherche, dans le but d’accroître les capacités
productives et de protéger le marché intérieur.

Le renforcement de la résilience du marché européen et la


réduction des dépendances stratégiques reposent en premier
lieu sur l’identification des vulnérabilités des produits
stratégiques. À la suite de la crise sanitaire, la Commission
européenne a ainsi engagé un processus d’identification et de
suivi des dépendances stratégiques et des moyens de les
réduire. Cette initiative élargit le champ du suivi des
dépendances à l’importation des pays européens au-delà des
matières premières qui faisait l’objet d’une surveillance depuis
2011, prolongé en 2020 par l’Alliance européenne pour les
matières premières (ERMA), visant à assurer un
approvisionnement durable en matières premières non
produites sur le sol européen.

Le renforcement des capacités productives du marché


européen passe également par la mise en place de plans
d’investissement dans les secteurs dits stratégiques, favorisée
par la création, en 2014, des projets importants d’intérêt
européen commun (PIIEC), qui autorisent des aides d’État pour
soutenir les financements privés, afin de promouvoir
l’innovation dans des domaines industriels stratégiques et
d’avenir.

La protection des technologies européennes est un autre aspect


du renforcement du marché intérieur : le mécanisme de filtrage
des investissements directs étrangers (IDE) mis en place en 2020
permet d’établir une coopération étroite entre les États
membres et la Commission européenne pour échanger des
informations sur les IDE réalisés sur le territoire européen, et,
dans certains cas, de bloquer ceux susceptibles de porter
atteinte à la sécurité et l’ordre public d’un autre État membre.

Par ailleurs, dans sa communication du 19 janvier 2021, la


Commission européenne [2021a] inclut le renforcement du rôle
international de l’euro dans les instruments d’autonomie
stratégique de l’UE  ; ceci afin d’accroître la résilience de l’UE
aux chocs extérieurs et de réduire son exposition aux sanctions
extraterritoriales de pays tiers.

La préservation d’une concurrence équitable passe par


plusieurs instruments en cours de négociation. L’UE travaille à
la mise en place d’un instrument antisubvention, pour le
moment adopté par le Conseil. L’objectif est d’identifier et
empêcher tout concurrent étranger de bénéficier de certaines
aides d’État (subventions résultant de restrictions à
l’exportation de matières premières ou subventions
transnationales) qui lui procureraient un avantage et
fausseraient la concurrence [Fabry, 2022]. Par ailleurs, l’UE a
adopté un instrument sur les marchés publics internationaux,
visant à imposer une réciprocité dans l’accès aux marchés
publics étrangers pour les entreprises européennes. La mise en
place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières
(MACF) vise également à maintenir une concurrence équitable
entre entreprises soumises à des réglementations
environnementales différentes selon leur lieu de production. Ce
mécanisme permet en effet d’appliquer une tarification du
carbone similaire au système européen d’échange de quotas
d’émission aux produits importés dont les émissions liées à la
production n’ont pas été taxées dans le pays producteur (voir
chapitre V). Cela vise à rééquilibrer la situation des entreprises
européennes sur le marché intérieur et à préserver la politique
environnementale de l’Union

De manière plus large, le soutien à une réforme de l’OMC


constitue un autre élément de défense d’un cadre de
concurrence équitable au niveau international. Alors que l’OMC
est bloquée par le refus de l’administration américaine de
nommer de nouveaux juges à l’organe d’appel et confrontée à
la nécessaire adaptation de ses règles aux enjeux liés au
capitalisme d’État chinois (subventions et entreprises
publiques), l’UE peut influencer une nouvelle organisation des
échanges commerciaux fondée sur des règles multilatérales
conformes aux valeurs et intérêts européens.

Enfin, un troisième ensemble de mesures concerne la défense


et la promotion des valeurs et normes européennes. Sur ce
plan, la politique commerciale constitue le premier instrument
de l’UE, qui prévoit toujours de renforcer ses relations
commerciales via des partenariats avec ses voisins, les
candidats à l’élargissement et le continent africain. Au-delà de
l’accès aux marchés, les accords commerciaux régionaux ont
pour but de promouvoir les normes et standards européens au
niveau international. Une nouvelle fonction de responsable
européen du respect des règles du commerce a également été
créée en 2020, «  afin de surveiller et d’améliorer le respect de
nos accords commerciaux  ». En particulier, ce procureur
européen a pour mission de s’assurer que les pays signataires
respectent leurs engagements en matière de droit des
travailleurs et environnementale [Commission européenne,
2020b].

La Commission européenne a, par ailleurs, proposé la mise en


place d’un instrument anticoercition visant à dissuader les pays
tiers d’utiliser le commerce ou les investissements pour susciter
un changement d’orientation politique dans l’UE. Son objectif
est avant tout d’en faire un instrument de dissuasion plutôt que
de s’autoriser à engager des représailles commerciales qui
pourraient susciter une surenchère de sanctions réciproques.
Le but est de prévenir les tentatives de coercition économique à
motivation politique. Dans le sens inverse, le contrôle des
exportations constitue également un instrument d’influence de
l’UE dans ses relations avec ses partenaires étrangers. En 2021,
l’UE a institué un nouveau règlement (règlement 2021/821) qui
renforce le contrôle des exportations de biens à double usage,
c’est-à-dire les marchandises et technologies civiles susceptibles
d’être utilisées à des fins militaires ou de sécurité, afin de
« mieux répondre aux menaces émergentes dans un monde de
plus en plus instable  » [Commission européenne, 2021b]. Le
mécanisme d’ajustement carbone aux frontières peut
également être vu comme un instrument visant à influencer
nos partenaires commerciaux en les incitant à renforcer leurs
normes environnementales pour accéder au marché européen.

La mise en œuvre de l’autonomie


stratégique ouverte

Au-delà des discours affichés, se pose la question des


réalisations concrètes en lien direct avec la politique
d’autonomie stratégique européenne. Plusieurs dimensions ont
ainsi fait l’objet d’avancées récentes, là ou d’autres sujets
restent au stade des engagements politiques ou des objectifs.

L’accord de mars 2022 en trilogue sur l’instrument relatif aux


marchés publics internationaux ou la mise en place d’un
règlement sur les mécanismes de filtrage des IDE en 2020 sont
ainsi à mettre au rang des avancées concrètes. De la même
façon, la nomination d’un procureur commercial européen,
Denis Redonnet, vise à renforcer l’efficacité de la politique
commerciale européenne et à répondre aux accusations de
naïveté sur ces questions.

Des avancées ont eu lieu également sur le front de la politique


industrielle, comme en témoigne la multiplication récente des
PIIEC, sur la microélectronique en 2018, les batteries
électriques en 2019, l’hydrogène en 2021 et, en projet, sur la
santé, le cloud et l’électronique et les semi-conducteurs en 2022.
Ces projets mobilisent des financements publics importants en
soutien des investissements des entreprises dans des secteurs
jugés stratégiques pour l’UE. Les montants engagés du côté
européen doivent cependant être mis en perspective avec ceux
engagés sur les mêmes secteurs ou technologies par les autres
grands acteurs mondiaux, États-Unis et Chine en premier lieu.
Dans le secteur des semi-conducteurs par exemple, le plan de
50 milliards d’euros annoncé début 2022 par le commissaire
européen au marché intérieur, Thierry Breton, est du même
ordre de grandeur que le plan états-unien doté de 53 milliards
de dollars, alors même que les États-Unis sont déjà à la frontière
technologique sur plusieurs segments d’activité du secteur.

Moins avancés, plusieurs projets sont au stade des


négociations  : l’instrument antisubvention et l’instrument
anticoercition sont toujours en négociation au sein des
instances européennes, tout comme le mécanisme d’ajustement
carbone aux frontières, qui fait l’objet d’un accord au Conseil
mais sur lequel des éléments restent à négocier. Dans la même
veine, l’identification des produits critiques et des fragilités
d’approvisionnement au sein des chaînes mondiales de
production est largement amorcée, avec la publication en
février 2022 du deuxième examen approfondi des dépendances
et capacités stratégiques de l’UE. Cet exercice, dont la première
étape avait permis d’identifier 137 produits critiques
présentant des dépendances importantes, constitue l’étape
préliminaire à la mise en place de politiques facilitant la
diversification ou la constitution de stocks qui restent à définir.
Sur les matières premières, l’Alliance européenne pour les
matières premières identifie des besoins d’investissement pour
sécuriser les chaînes d’approvisionnement.

D’autres objectifs sont moins directement opérants : la réforme


de l’OMC, dont les enjeux dépassent le seul cadre européen, le
renforcement du rôle international de l’euro, ou le
renforcement de la capacité à peser sur la définition des
standards mondiaux restent des objectifs associés à différentes
dimensions de l’autonomie stratégique dans les
communications de la Commission mais sur lesquels peu
d’éléments sont mesurables. La diversité des domaines
économiques concernés témoigne cependant du caractère
englobant du concept d’autonomie stratégique dans les
politiques européennes.

L’autonomie stratégique ouverte apparaît donc comme un


processus en cours, tant dans sa définition et sa portée que dans
ses réalisations. Plusieurs enjeux apparaissent cruciaux pour la
mise en œuvre effective et l’approfondissement de l’agenda
européen en la matière. En premier lieu, les enjeux de
cohérence de vision entre pays membres et avec les instances
européennes. Alors que semble se dessiner un accord sur
l’importance de l’autonomie stratégique pour l’UE, sa
déclinaison en matière de politiques européennes engage des
arbitrages difficiles à résoudre, notamment s’agissant de
l’équilibre entre réduction des dépendances et maintien de
l’ouverture, déjà souligné par certains pays. Un deuxième écueil
a trait à l’articulation entre la poursuite d’objectifs nationaux
par les gouvernements des pays membres et la gouvernance et
les enjeux européens propres. Se posent également des
questions de cohérence entre instruments de politique
économique  : dans l’articulation entre politiques internes de
subvention à des secteurs et règles du système commercial
international défendues par l’UE, ou entre politiques
industrielles et de la concurrence sur le plan interne. Enjeux de
cohésion entre pays membres enfin : la politique industrielle en
particulier pose la question de ses effets redistributifs entre
pays et de l’accentuation des déséquilibres intra-européens qui
pourrait découler de subventions privilégiant les secteurs
industriels de certains grands pays déjà en excédent
commercial structurel.

Repères bibliographiques

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industrielle pour l’Europe  », communication de la Commission
au Parlement européen, au Conseil européen, au Comité
économique et social européen et au Comité des régions, (COM
2020)102, mars.
— [2020b], «  La Commission européenne nomme son premier
responsable européen du respect des règles du commerce  »,
communiqué de presse, 24 juillet.
— [2021a], « Système économique et financier européen :
favoriser l’ouverture, la solidité et la résilience »,
communication de la Commission au Parlement européen, au
Conseil européen, au Comité économique et social européen et
au Comité des régions, (COM 2021)32 final, janvier.
— [2021b], «  Renforcement des règles de l’UE en matière de
contrôle des exportations  », communiqué de presse,
9 septembre.
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l’autonomie stratégique de l’UE », Policy Paper, Institut Jacques-
Delors, juillet.
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preserving an open economy », Joint Non-Paper, 25 janvier.
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européenne, autonomie stratégique : un débat qui avance pour
une Europe qui s’affirme  », Question d’Europe, Fondation
Robert-Schuman, n° 582.
LUMET S. [2002], «  Doctrine de la double intégration, une
conversation avec Sabine Weyand  », Le Grand Continent,
31 janvier.
MACRON E. [2017], « Discours à la Sorbonne », 26 septembre.
MICHEL C. [2020], «  Discours au groupe de réflexion Bruegel  »,
29 septembre.
MOLTHOLF L., ZANDEE D. et CRETTI G. [2021], «  Unpacking open
strategic autonomy  : from concept to practice  », Clingendael
Report, novembre.
VAN DEN ABEELE E. [2021], «  Towards a new paradigm in open
strategic autonomy », ETUI Working Paper, mars.
VII/ Réalités de l’immigration et
fabrique des opinions

Anthony Edo
Anthony Edo est économiste au CEPII.

L ’information est au cœur de la démocratie. Elle fournit des


éléments de connaissance indispensables à la délibération
publique et à la prise de décision. Pourtant, sur un sujet aussi
sensible que celui de l’immigration, les citoyens ont une
connaissance limitée. Ainsi, ceux de l’Union européenne (UE)
considèrent que les immigrés qui y résident sont deux fois plus
nombreux qu’ils ne le sont en réalité [Commission européenne,
2018]. Cette difficulté à situer correctement les contours et
l’ampleur du phénomène migratoire n’est pas ignorée des
Européens. En effet, six sur dix estiment être mal informés au
sujet de l’immigration et de l’intégration des immigrés
[Commission européenne, 2018].

La recherche en sciences sociales révèle aussi que la


méconnaissance du contexte migratoire est un élément
structurant de notre rapport aux immigrés et à l’immigration.
Une fois exposés aux chiffres réels de l’immigration, les
individus révisent leurs croyances et adoptent des attitudes
plus favorables envers les immigrés. Ces résultats sont d’autant
plus importants que l’hostilité des sociétés d’accueil à l’égard
des immigrés, en se traduisant notamment par des mécanismes
de discrimination et d’exclusion, est un obstacle à leur
intégration.

Si une information adaptée est de nature à influencer les


opinions au sujet de l’immigration, les médias jouent donc un
rôle essentiel dans leur formation. Les études le confirment et
montrent qu’une visibilité accrue de l’immigration dans les
médias a bien des effets sur les opinions et peut, dans certaines
circonstances, influencer les comportements électoraux.

Avant d’approfondir et de détailler l’ensemble de ces résultats,


ce chapitre dresse un état des lieux aussi complet que possible
de la réalité de l’immigration et de la présence immigrée en
Europe.

Les chiffres de l’immigration en


Europe

La décennie 2010 marquée par une


hausse des flux d’entrées permanentes

Le nombre d’entrées d’immigrés permanents, englobant les


nouvelles entrées de ressortissants étrangers à caractère
durable et les passages d’un statut temporaire à un statut
permanent d’étrangers déjà installés, est passé de 2 millions en
2011 à 2,6 millions en 2019 dans l’UE à quinze (UE-15). Sur cette
période, les flux d’immigration aux États-Unis sont restés
stables, avec un million d’entrées permanentes chaque année.

La progression des flux migratoires en Europe est liée à la plus


grande mobilité des Européens au titre de la libre circulation
qui s’était ralentie durant la crise économique de 2008. Elle
s’explique aussi par l’arrivée en Europe de centaines de milliers
d’exilés, originaires du Moyen-Orient et de la Corne de
l’Afrique, fuyant les guerres et les persécutions [Edo, 2016].

Marquée par la pandémie de Covid-19, l’année 2020 a accusé


une baisse notable des flux migratoires. Le nombre d’entrées
permanentes au sein de l’UE-15 est repassé sous la barre des
2  millions. Si la catastrophe humanitaire perdure en Ukraine,
l’accueil de milliers de réfugiés ukrainiens par les pays
européens favorisera une hausse des flux migratoires dans les
prochaines années.

En absolus, ces chiffres sont éloquents. Mais, rapportés à un


ensemble de 410  millions d’habitants pour l’UE-15 et
327 millions d’habitants pour les États-Unis, ces flux conduisent
respectivement à des taux d’immigration de 0,3 % et 0,6 % pour
l’année 2019 (tableau 1). À titre de comparaison, ces chiffres
correspondent à l’arrivée de 250 à 500 supporters dans le Stade
de France (81  000 places). Dépasser les chiffres absolus pour
raisonner en proportion permet non seulement de porter un
regard objectif sur la situation migratoire d’un pays, mais aussi
de penser ses implications démographiques, économiques et
sociales. C’est d’ailleurs l’usage courant quand il s’agit
d’analyser la situation économique et sanitaire d’un pays en
rapportant par exemple le déficit public à son niveau de
richesse ou le nombre de vaccinés à sa population.

Tableau 1. Entrées des immigrés permanents en Europe


et aux États-Unis en 2019

Source : OCDE [2021].

Compte tenu de l’hétérogénéité des pays de l’UE-15 en matière


économique, géographique, historique et sur le plan de leur
politique migratoire, le taux d’immigration agrégé de 0,6  %
pour l’UE-15 cache de fortes disparités entre ses membres. Alors
que le taux d’immigration de l’Allemagne et de l’Espagne était
de 0,7  % en 2019, il était de 1  % en Suède et de 3,7  % au
Luxembourg. La France (0,4  %) et l’Italie (0,3  %) se situent au
bas du classement des pays de l’UE-15.

La libre circulation des personnes


comme source majeure de migrations

Pour les pays de l’UE, la libre circulation est une source majeure
de migrations. Un étranger sur deux qui s’est installé
durablement dans un pays de l’UE-15 a exercé son droit à la
libre circulation garanti aux citoyens de l’espace économique
européen (tableau 1). Cette moyenne est notamment tirée vers
le haut par le Luxembourg, l’Allemagne et la Belgique, du fait
de leur dynamisme économique et/ou de la géographie.

En France et en Italie, la répartition des immigrés par motif est


très différente puisque les étrangers admis pour un séjour de
longue durée s’y installent majoritairement pour des raisons
familiales. En Italie, c’est même plus de la moitié des
admissions permanentes. Les migrations familiales gouvernent
aussi les entrées permanentes enregistrées aux États-Unis  :
75 % d’entre elles sont motivées par des raisons familiales. C’est
donc la logique du droit de vivre en famille qui nourrit
l’essentiel de l’immigration de ces pays.

Si les flux d’immigration en Suède sont aussi caractérisés par


une forte composante familiale, ce pays se démarque des autres
pays de l’UE-15 par la plus forte proportion d’admissions
d’étrangers pour motifs humanitaires (19  %, contre 8  % pour
l’UE-15).

Des écarts de taux de demandes d’asile


marqués en Europe

Le fait marquant de la dernière décennie en matière migratoire


demeure l’entrée massive et soudaine d’exilés originaires de
pays en proie aux guerres et aux violences généralisées, comme
les Syriens, les Afghans, les Iraquiens, les Somaliens, les
Nigérians, ou plus récemment les Vénézuéliens. Cet afflux a
entraîné une hausse exceptionnelle du nombre de demandeurs
d’asile en Europe, qui a doublé en l’espace d’une année, passant
de 500  000 primo-demandes en 2014 à plus d’un million en
2015, puis en 2016. Au total, entre 2015 et 2019, l’UE-15 a
enregistré 4  millions de premières demandes d’asile (4,3
millions si l’on ajoute les demandeurs ayant réitéré leur
demande). Sous l’hypothèse que ces demandes de protection
internationale soient toutes satisfaites, cet afflux correspondrait
à un accroissement de la population de l’UE-15 de 1 % en quatre
ans.

L’Allemagne est le pays d’Europe ayant concentré le plus grand


nombre de primo-demandeurs d’asile entre 2015 et 2019
(graphique  1). Sur cette période, 41  % de l’ensemble des
demandes d’asile enregistrées au sein des pays de l’UE-15 le
sont en Allemagne. En pourcentage de sa population, ce pays
enregistre un taux de demandes d’asile égal à 2  %. C’est la
Suède qui se démarque avec un taux de primo-demandes de
2,5 %. L’attrait de la Suède et de l’Allemagne est notamment lié
à la réputation de leur modèle économique et social, ainsi qu’à
la qualité historique de leur accueil. La forte proportion de
demandeurs d’asile en Grèce et en Autriche s’explique par la
position géographique de ces pays, en première ligne face à
l’entrée de réfugiés dans l’UE. La France a enregistré un taux de
demandes d’asile de 0,8 % sur cette période. Ce qui la place en
deçà de son voisin belge, mais devant d’autres pays d’Europe,
comme l’Irlande ou le Royaume-Uni où l’entrée de réfugiés a été
limitée en raison de leur position géographique et du manque
de coordination européenne.
Graphique 1. Cumul des primo-demandes d’asile
entre 2015 et 2019 dans l’UE-15 (en % de la
population en 2014)

Source : Eurostat.
https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/m
igr_asyappctza/.

La proportion des immigrés a


progressé depuis trente ans

En 2020, la population immigrée (définie comme née à


l’étranger) vivant au sein de l’UE-15 s’élève à près de 60 millions
de personnes, soit 14,6  % de sa population totale. Cette
proportion est proche de celle des États-Unis, qui
comptabilisent 15,3 % d’immigrés, et bien plus élevée que celle
des treize autres pays de l’UE, où elle n’est que de 4,6 %.

Encadré 1. Focus sur les exilés ukrainiens

En l’espace de quelques jours, l’invasion russe du 24 février


2022 a entraîné le départ de centaines de milliers
d’Ukrainiens vers d’autres pays. Seulement deux semaines
après le début du conflit, le Haut Commissariat des Nations
unies pour les réfugiés (HCR) comptait 2,5 millions d’exilés
ukrainiens. Mi-mai 2022, ils étaient 6,3 millions à avoir fui
leur pays, selon les estimations du HCR qui n’incluent pas
les 7 millions de déplacés internes. En moins de trois mois,
15 % de la population ukrainienne ont donc été contraints
de s’exiler face au désastre humanitaire causé par la
guerre. À titre de comparaison, ce sont 30  % de Syriens
(environ 7 millions) et 15  % de Vénézuéliens (environ 6
millions) qui ont fui leur pays en une décennie de guerre
civile ou de violences.

La réaction de l’UE contraste avec celle adoptée lors de


l’épisode migratoire exceptionnel de 2015. Dès le 4 mars,
l’UE a activé une directive de 2001 afin d’octroyer une
protection temporaire aux Ukrainiens fuyant la guerre. Ce
dispositif exceptionnel ouvre un droit de résidence d’un an
(renouvelable jusqu’à trois ans maximum) sans avoir à
suivre le processus administratif habituel des demandes
d’asile et s’accompagne d’aides financières et sociales
facilitant l’accès aux soins, à l’éducation, à un hébergement
et au marché de l’emploi. Autant de mesures qui devraient
favoriser l’intégration sociale et économique de ces
déplacés.

Comme pour les exils passés, ce sont les pays limitrophes


de l’Ukraine qui comptent le plus de réfugiés ukrainiens.
Mi-mai 2022, la Pologne en accueillait plus de 3 millions
(soit 9  % de sa population), suivie par la Roumanie avec
près de 900 000 réfugiés (8 % de sa population). Bien qu’elle
en accueille moins (465 000), la Moldavie est le pays où les
déplacés ukrainiens représentent la plus grande part de la
population (11,5 %).

La part des immigrés dans l’UE-15 a plus que doublé en trente


ans puisqu’elle s’élevait à 6,4 % en 1990 (contre 9,2 % aux États-
Unis). La levée progressive des restrictions à la mobilité des
personnes au sein de l’UE depuis les années 1990 a contribué à
cette progression en favorisant les mouvements de population
entre ses membres.

L’accroissement de la présence immigrée s’observe dans tous


les pays de l’UE-15 (graphique 2). Elle est la plus marquée en
Espagne, là où la part des immigrés a surtout augmenté dans les
années 2000, durant une période de forte croissance
économique et de baisse du chômage. Et la plus modeste en
France, vieux pays d’immigration, où la part des immigrés qui y
vivaient en 1990 était l’une des plus élevées de l’UE (10,4 %) et
où elle est passée à 13,1 % en 2020.
Graphique 2. Part des immigrés en 1990 et 2020 dans
les pays de l’UE-15 (en % de la population)

Source : Division de la population des Nations


unies, 2020.
https://www.un.org/development/desa/pd/content/i
nternational-migrant-stock.

La prise en compte des immigrés en situation irrégulière a un


impact limité sur ces chiffres. Dans une étude de 2019, le  Pew
Research Center a estimé le nombre d’immigrés en situation
irrégulière pour les pays d’Europe. En France, ce nombre se
situerait entre 300  000 et 400  000 en 2017, soit entre 0,4  % et
0,6  % de la population résidente. En admettant une estimation
haute d’un nombre d’immigrés en situation irrégulière de
500 000 personnes, la part de l’ensemble des immigrés (légaux
et illégaux) dans la population française serait inférieure à 14 %
en 2020, ce qui n’est pas très éloigné du chiffre officiel des
Nations unies (13,1 %). La Belgique, le Danemark, l’Espagne, le
Luxembourg et la Suède sont dans des situations proches de
celle de la France  : la proportion d’immigrés en situation
irrégulière y représente moins de 1 % de la population.

La part des immigrés en situation irrégulière dans la


population du pays hôte est la plus forte au Royaume-Uni (entre
1,2  % et 1,8  %), puis en Allemagne (entre 1,2  % et 1,5  %) et en
Italie (entre 0,8  % et 1,2  %). La proportion des immigrés selon
les Nations unies pourrait donc être sous-estimée de 1 à 2 points
de pourcentage pour ces trois pays. Parmi les pays riches, ce
sont bien les États-Unis qui se démarquent, avec près de 10,5
millions d’immigrés en situation irrégulière en 2017, soit un
peu plus de 3 % de la population.

Des représentations du phénomène


migratoire en décalage
avec la réalité

La perception des Européens est en décalage avec la réalité du


phénomène migratoire. Cet écart a été mis en évidence et
analysé depuis les années 2000 par de nombreux chercheurs en
sciences sociales, au premier rang desquels figurent les
sociologues israélien Moshe Semyonov et américain Daniel
Herda [Semyonov et al., 2008  ; Herda, 2013]. Leurs études
montrent que les Européens surestiment la proportion des
immigrés qui résident dans leur pays. Une étude publiée en
2022, menée par trois économistes d’Harvard [Alesina et al.,
2022], confirme que la part de la population immigrée
«  perçue  » est surestimée en Allemagne (30  %), en France
(29 %), en Italie (26 %), au Royaume-Uni (31 %), en Suède (27 %)
et aux États-Unis (36 %). En moyenne, les habitants de ces pays
considèrent que les immigrés y sont deux fois plus nombreux
qu’ils ne le sont en réalité. Même constat dans l’enquête
d’opinions de 2017 menée par la Commission européenne, qui
montre que les habitants de l’UE surestiment la part des
immigrés non européens (nés hors de l’UE)  : ils estiment cette
part à 16,7  %, alors qu’elle est en réalité deux fois plus faible
(8,5 %).

La méconnaissance de la réalité migratoire ne concerne pas


seulement la taille de la population immigrée, elle porte aussi
sur ses caractéristiques socio-économiques [Grigorieff et
al.,  2020  ; Alesina et al., op. cit]. Ainsi, les Européens et les
Américains surestiment également la part des immigrés sous le
seuil de pauvreté ou à la recherche d’un emploi. Ce dernier
résultat peut sembler surprenant dans le cas des États-Unis, car
le taux de chômage des immigrés, déjà à un faible niveau (3 %
en 2019 contre une estimation à 25  %), se situe même
généralement en deçà de celui des non-immigrés [OCDE, 2019].
Enfin, une série de résultats complémentaires révèlent que la
part des immigrés en situation irrégulière, incarcérés ou ne
parlant pas anglais est aussi largement surestimée par les
Américains [Grigorieff et al., 2020].
Les études identifient plusieurs facteurs à l’origine de la
surestimation de la présence immigrée. D’abord, les
représentations du phénomène migratoire varient selon les
caractéristiques sociodémographiques des individus. On
observe notamment que la propension à surestimer la part des
immigrés décroît avec l’âge, le niveau de diplôme et le revenu.
Elle est aussi plus forte parmi les femmes, les personnes à la
recherche d’un emploi et les sympathisants des partis
d’extrême droite. La surestimation du phénomène migratoire
apparaît donc comme étroitement liée à la vulnérabilité socio-
économique des individus, leur niveau de connaissance et leur
degré d’hostilité à l’encontre des immigrés.

La seconde leçon qui émerge des études est que les


représentations que se font les Européens du phénomène
migratoire à l’échelle nationale sont influencées par la réalité
démographique de leur environnement. Face à des
connaissances incomplètes, ils extrapolent à l’échelle nationale
la part des immigrés qu’ils observent au niveau local. Ainsi,
l’estimation de la part des immigrés à l’échelle nationale est
plus haute dans les zones géographiques à forte présence
immigrée. La généralisation de sa propre réalité migratoire à
l’échelle nationale est aussi à l’œuvre parmi les individus dont
l’un des parents est immigré ou exerçant des métiers dans des
secteurs d’activité à forte présence immigrée. Dans ces deux
cas, ils estiment une plus forte part des immigrés dans leur pays
[Alesina et al., 2022]. Enfin, il se pourrait que la progression de
la présence immigrée observée au sein des pays d’Europe
conduise ses citoyens à surestimer le phénomène migratoire.
Le décalage entre la perception et la réalité de la présence
immigrée peut s’expliquer par des confusions, comme celle
entre immigrés et descendants d’immigrés qui, par définition,
n’en sont pas. La France est l’un des pays d’Europe avec la plus
grande part de personnes nées sur son territoire dont au moins
l’un des deux parents est né à l’étranger (15 %). En les ajoutant
à la population immigrée, on obtient une proportion de 27 % de
la population française en 2017 [Edo, 2021], ce qui est très
proche de l’estimation de 29 % citée plus haut. Ainsi, l’ajout des
secondes générations d’immigrés contribue à expliquer la
quasi-totalité de l’écart observé dans le cas de la France. Avec
une plus faible part d’enfants d’immigrés en Allemagne (8  %),
en Italie (3  %), aux États-Unis (11,5  %) ou au Royaume-Uni
(10 %), cette contribution est toutefois moindre pour ces pays.

En revanche, il est peu probable que l’absence (totale ou


partielle) des immigrés en situation irrégulière des statistiques
officielles explique l’écart entre la part réelle des immigrés et
celle estimée. Comme nous l’avons vu plus haut, l’inclusion des
immigrés en situation irrégulière dans le calcul de la part des
immigrés ne change que très modestement l’ordre de grandeur.

Source incontournable d’informations, les médias jouent


forcément un rôle dans les perceptions qu’ont les citoyens du
phénomène migratoire. En effet, le traitement médiatique des
questions d’immigration, comme le temps d’antenne qui leur
est accordé ou la ligne éditoriale adoptée pour les traiter
peuvent contribuer à la fabrique des opinions et aux biais de
perception observés. Une très forte visibilité de l’immigration
dans les médias pourrait notamment laisser penser que le pays
compte bien plus d’immigrés qu’il n’en est recensé réellement.
Empiriquement, il est difficile d’estimer l’incidence précise des
médias sur les biais de perception. En effet, les choix relatifs à
la couverture médiatique d’un événement peuvent aussi
émaner d’une demande de la part des citoyens qui dépendra
des biais de perception, des croyances et de leur degré de
préoccupation envers l’immigration. Il reviendra aux futures
études d’aborder cette complexité et d’isoler l’impact des
médias sur les perceptions en neutralisant l’influence de ces
effets de demande sur la couverture médiatique des sujets
migratoires.

La déformation du phénomène
migratoire influence
les opinions politiques

La déformation de la réalité migratoire conditionne les


croyances et les opinions des individus vis-à-vis de
l’immigration et des immigrés. C’est la conclusion qui ressort
d’une étude menée aux États-Unis en 2016, qui montre que la
correction des biais de perception de l’immigration modifie les
opinions des Américains envers les immigrés [Grigorieff et al.,
2020]. En effet, les individus présentent une attitude plus
favorable à l’égard des immigrés une fois que le contexte
migratoire du pays leur est présenté.

Pour mettre en lumière ce résultat, les auteurs de l’étude ont


mené une expérience dite contrôlée, permettant d’évaluer
l’effet de l’exposition aux chiffres de l’immigration sur les
attitudes des individus envers les immigrés. Pour ce faire, ils
font appel à un échantillon représentatif de la population qu’ils
répartissent en deux groupes de taille équivalente de façon
aléatoire.

Ils demandent aux deux groupes d’estimer cinq proportions – la


part des immigrés en situation régulière dans la population de
leur pays, ainsi que de ceux en situation irrégulière, au
chômage, incarcérés ou ne maîtrisant pas l’anglais  – puis les
interrogent sur leur opinion au sujet des immigrés, que ce soit
sur la propension de ces derniers à commettre un délit, à être
sans emploi ou sur les bienfaits de leur présence pour la
société. À la différence du premier groupe, le second (groupe
expérimental) est informé, juste après avoir estimé les cinq
proportions et avant de délivrer ses opinions sur l’immigration,
des chiffres officiels de l’immigration issus des instituts
statistiques nationaux. Une fois informés de la réalité
migratoire de leur pays, les personnes du groupe expérimental
sont moins nombreuses à considérer que les immigrés sont en
surnombre, qu’ils commettent relativement plus de délits ou
sont plus au chômage que les non-immigrés. Le groupe
expérimental est aussi plus enclin que le groupe témoin à
considérer que les immigrés ont globalement été un atout pour
la société américaine ces dix dernières années.

L’avantage d’une telle méthode réside dans le contrôle complet


des caractéristiques sociodémographiques des individus
composant les deux groupes interrogés. À l’issue de l’étude,
l’expérimentateur est donc certain que les différences
d’opinions observées entre les deux groupes sont bien
imputables à la seule caractéristique qui les distingue, à savoir
l’information sur la réalité migratoire de leur pays. Ces résultats
ont été confirmés par une autre étude appliquant la même
méthode à un échantillon plus vaste d’individus, issus de
plusieurs pays [Alesina et al., 2022]. Informer les citoyens de la
part des immigrés dans leur pays les rend donc moins enclins à
considérer l’immigration comme un problème.

L’un des enseignements de ces travaux est que les attitudes des
citoyens européens et américains envers les immigrés et
l’immigration dépendent, en partie, de leurs connaissances de
la réalité migratoire. L’exposition à l’information joue donc un
rôle crucial dans la formation des croyances et des opinions. Ce
résultat pose une question évidente  : quelle est l’influence des
médias, première source d’information des Européens
[Commission européenne, 2017], sur les attitudes des citoyens
envers les immigrés ?
L’influence des médias sur les
opinions politiques

Les médias jouent un rôle essentiel non seulement dans la


formation des opinions, mais aussi dans les choix de vote des
citoyens. C’est ce qu’ont montré des études américaines portant
sur les effets de la création et de la diffusion progressive de la
chaîne de télévision conservatrice Fox News aux États-Unis
[voir notamment DellaVigna et Kaplan, 2007]. Ainsi, sa création
en 1996 a joué sur le vote des téléspectateurs en faveur du
candidat républicain, George W. Bush, lors des élections
présidentielles américaines de 2000. Sans la chaîne Fox News
dans le paysage audiovisuel américain, la part des votes qu’il a
récoltée aurait été plus faible de 0,5 point de pourcentage.
L’influence de la chaîne sur les choix électoraux pour le parti
républicain s’est même accentuée dans les années 2000, à
mesure que les audiences de la chaîne progressaient.

Appliqués aux questions migratoires, ces travaux ont permis de


mesurer l’influence de la couverture médiatique de ces sujets
sur les attitudes des citoyens envers les immigrés et les
comportements électoraux. Reprenant le cas de Fox News, dont
la ligne éditoriale est réputée hostile à l’immigration, une étude
américaine a montré que la probabilité que les téléspectateurs
de la chaîne rejette une proposition de loi de 2006 visant la
régularisation des étrangers résidant illégalement sur le
territoire était élevée [Facchini et al., 2017]. En Allemagne, la
visibilité accrue de l’immigration dans la presse entre 2001 et
2015 a conduit à une hausse de la probabilité d’être préoccupé
par l’immigration [Czymara et Dochow, 2018]. Une étude
française a estimé que, entre 2013 et 2017, l’augmentation du
temps d’antenne consacré aux sujets migratoires par les
chaînes de télévision avait contribué à renforcer l’hostilité
d’une partie de la population vis-à-vis de l’immigration
[Schneider-Strawczynski et Valette, 2021].

Comment expliquer qu’une plus grande couverture médiatique


des sujets liés à l’immigration et aux immigrés conduise à
davantage de défiance ?

Premièrement, il apparaît que le simple fait d’aborder un


thème aussi clivant que celui de l’immigration de façon
récurrente dans les médias exacerbe le sentiment anti-
immigrés. Une visibilité médiatique accrue de l’immigration
peut alimenter, voire raviver un certain nombre de
préoccupations liées à l’immigration qui suscitent des
crispations au sein d’une partie de la population. Elle peut aussi
amener les citoyens à surestimer l’ampleur du phénomène
migratoire, contribuant ainsi à influencer leurs opinions sur les
immigrés.

Deuxièmement, les sujets couverts par les médias sur le thème


des migrations et le ton adopté pour les traiter pourraient être
majoritairement anxiogènes. Ils véhiculeraient alors une image
négative des immigrés et de l’immigration, et produiraient des
opinions défavorables à leur encontre. L’asymétrie du
traitement médiatique de l’information concernant les
questions migratoires est ressentie par une très forte
proportion d’Européens : en 2017, 38 % des citoyens de l’UE-15
estimaient que les médias portent un regard défavorable sur les
immigrés lorsqu’ils traitent de questions migratoires, 36  %
jugeaient le traitement objectif et 12  % trop favorable
[Commission européenne, 2018]. En France, c’est près de la
moitié des personnes interrogées qui répondaient que les
médias présentent les immigrés de manière trop négative.

Le manque de neutralité des journalistes peut aussi susciter de


la défiance à l’égard des immigrés et se répercuter sur les choix
de vote. C’est ce que met en évidence une étude suisse
[Couttenier et al., 2021] qui s’intéresse à l’effet de la
médiatisation de crimes présumés commis par des étrangers
sur les résultats du référendum suisse de novembre 2009, qui
s’est soldé, avec 57,5  % des suffrages exprimés, par
l’interdiction de la construction de nouveaux minarets sur son
territoire. En combinant des données de police portant sur
l’ensemble des crimes violents enregistrés en Suisse entre 2009
et 2010, la nationalité des agresseurs présumés et leur
médiatisation dans les principaux journaux du pays, l’étude
met en lumière l’existence d’un biais médiatique : les
agresseurs présumés de nationalité étrangère ont une
probabilité deux fois plus forte que celle des Suisses d’être
couverts par la presse. Ce biais s’est même renforcé durant le
trimestre précédant le référendum. La surexposition
médiatique des crimes présumés commis par des étrangers s’est
traduite par une montée significative du vote en faveur de
l’interdiction des minarets. Sans ce biais médiatique, le
pourcentage des votes en faveur de l’interdiction aurait été,
selon cette étude, plus faible de 5 points de pourcentage.

Une information de qualité pour


décider en connaissance de cause

L’information est indispensable à l’exercice de la délibération


démocratique, définie comme «  un débat bien mené
considérant toutes les données d’un problème et menant le cas
échéant à la prise de décision » [Sintomer, 2011]. Sur le thème
de l’immigration, il s’avère toutefois que les citoyens européens
se sentent, à raison, mal informés du phénomène. Pour décider
en connaissance de cause dans ce domaine, il est donc
nécessaire d’informer avec pédagogie. Première source
d’information des citoyens européens, les médias jouent ici un
rôle essentiel.

Pour éclairer le débat public sur les questions migratoires, ils


devront consentir les mêmes efforts pédagogiques que ceux
déployés pendant la pandémie de Covid-19. Ils pourront
notamment situer la réalité migratoire en raisonnant en
chiffres relatifs (en rapportant des valeurs absolues à la
population du pays), comme ils le font systématiquement avec
les taux d’incidence et de vaccination.
Pour situer correctement le contexte migratoire et décider avec
discernement, il apparaît que la vérification systématique et
rapide des informations diffusées dans la sphère publique est
utile. Le fact-checking  permet effectivement de lutter contre la
déformation de la réalité induite par les fausses informations et
leur propagation sur les réseaux sociaux [Barrera et al., 2020  ;
Henry et al., 2021]. Cependant, son efficacité peut être limitée
par notre tendance à privilégier les médias et les informations
qui confirment nos croyances ou opinions préétablies. Plutôt
que de confronter les opinions de chacun à la contradiction
pour en évaluer la pertinence, ce «  biais de confirmation  » ne
fait que conforter et renforcer chacun dans sa propre vision du
monde. Il convient donc aussi d’agir en amont sur la capacité
des individus à évaluer la fiabilité d’une information et à la
vérifier si nécessaire. Face à la multiplication des flux
d’information, une éducation aux médias et à l’information est
indispensable pour former des esprits critiques et éclairés, en
capacité de décrypter l’information. 

L’autre leçon qui émerge des études est que la neutralité


médiatique sur les sujets relatifs aux immigrés et à
l’immigration n’est pas forcément respectée, ce qui contribue à
la déformation de la réalité migratoire. La neutralité des
thèmes abordés et du traitement de leur contenu est pourtant
une condition nécessaire à la formation d’opinions éclairées.
Comme l’ont précisé les juges de la Cour constitutionnelle de
Karlsruhe en août 2021, après la hausse de la redevance
audiovisuelle allemande, l’une des missions des médias est de
présenter «  la vérité grâce à des informations authentifiées,
recherchées avec sérieux, et qui permettent de différencier les
faits des  opinions,  en ne laissant pas le sensationnalisme
prendre le dessus ». Il est du ressort de l’ensemble des acteurs
publics concernés de se concerter pour (ré)affirmer cette
mission et réfléchir à ses implications concrètes.

Repères bibliographiques

ALESINA A., MIANO A. et STANTCHEVA S. [2022], «  Immigration and


redistribution », Review of Economic Studies.
BARRERA O., GURIEV S., HENRY E. et ZHURAVSKAYA E. [2020], «  Facts,
alternative facts, and fact checking in times of post-truth
politics », Journal of Public Economics, vol. 182.
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l’Union européenne  », Eurobaromètre Standard 88, Vague
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Base de données sur l’économie
mondiale

Pierre Cotterlaz
Pierre Cotterlaz et Alix de Saint Vaulry sont économistes
au CEPII.

Alix De Saint Vaulry


Pierre Cotterlaz et Alix de Saint Vaulry sont économistes
au CEPII.

R etrouvez les définitions des indicateurs présentés,


des  précisions sur les sources utilisées et la composition
des zones retenues sur le site du CEPII à l’adresse suivante :

www.cepii.fr/CEPII/fr/publications/economie_mondiale.asp
Tableau I. Les grandes zones de l’économie mondiale

Source : CEPII, base de données CHELEM-PIB.


TABLEAU II. LES PRINCIPAUX PAYS DU MONDE : PIBPPA (BASE 2017)
SUPÉRIEUR À 290 MILLIARDS DE DOLLARS EN 2021
Sources : CEPII, base de données CHELEM-PIB ;
Banque mondiale, World Development Indicators, 26
mai 2022 ; FMI, Global Debt Database, World
Economic Outlook, avril 2022 et International
Financial Statistics ; PNUD, Rapport sur le
développement humain 2020, décembre 2020 ; Taïwan,
sources nationales.
TABLEAU III. INDICATEURS ENVIRONNEMENTAUX

Sources : Global Footprint Network ; FMI, Climate


Data ; Banque mondiale, World Development
Indicators, 26 mai 2022 ; AIE, World Energy Balances.
Collection
R E P È R E S

Créée par Michel FREYSSENET et Olivier PASTRÉ (en 1983).

Dirigée par Jean-Paul PIRIOU (1987‑2004), puis par Pascal


COMBEMALE,

avec Serge AUDIER, Stéphane BEAUD, André CARTAPANIS, Bernard


COLASSE,
Jean-Paul DELÉAGE, Françoise DREYFUS, Claire LEMERCIER,
Yannick L’HORTY,
Dominique MERLLIÉ, Michel RAINELLI, Philippe
RIUTORT, Franck-Dominique VIVIEN et Claire ZALC.

Coordination et réalisation éditoriale : Marieke JOLY.

Le catalogue complet de la collection REPÈRES est disponible


sur notre site : www.collectionreperes.com

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