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Les Contes de Canterbury Autor Geoffrey Chaucer
Les Contes de Canterbury Autor Geoffrey Chaucer
Les Contes de Canterbury Autor Geoffrey Chaucer
Geoffrey Chaucer
***
En 1386, lorsqu’il se mit à écrire ses Contes de Canterbury, Chaucer avait environ
quarante-six ans. En retournant les yeux, le fils du marchand de vin de Londres pouvait
voir s’étendre une vie déjà longue et singulièrement variée. Ses souvenirs d’enfance lui
parlaient d’un entrepôt au bord de la Tamise, d’un va-et-vient de marchands, de matelots
et de clients. À ces impressions de commerce et d’existence bourgeoise avaient succédé
vers dix-sept ans les élégances de la Cour où il était tour à tour page des enfants
d’Édouard III et valet de chambre du roi lui-même. Il se revoyait entre temps guerroyant
sur les chemins de France, et, prisonnier des Français, se consolant sans doute de ce
déboire en se perfectionnant dans leur langue et en lisant leurs poètes. Par-dessus tout il
chérissait dans sa mémoire le séjour d’une année, en 1372-1373, qu’une mission
diplomatique lui avait permis de faire à Gênes, à Pise et à Florence, dans l’Italie tout
illuminée des rayons de la première Renaissance. Puis le cercle de sa vie s’était refermé —
sauf l’échappée de nouvelles missions qui devaient en 1378 le conduire en Flandre, en
France et en Lombardie, — et depuis douze ans, rentré dans son milieu natal, il habitait
une maison sise dans la tour d’Aldgate, porte fortifiée de la Cité, et il exerçait la charge de
contrôleur des douanes pour le port de Londres. Que de gros livres de comptes le poète
avait en soupirant couverts de son écriture ! Mais voici que cette tâche antipathique lui
était enfin enlevée et que, par faveur royale, il avait obtenu le droit de se faire suppléer
dans ses fonctions. Laissant la besogne à quelque commis il venait de s’installer hors de
Londres, à Greenwich, qui était alors la vraie campagne. Une vie de loisir et d’aisance
s’annonçait pour lui où il pourrait verser dans une grande œuvre la riche moisson d’un
homme qui avait eu l’occasion de s’initier aux pratiques de mainte profession et aux
mœurs des classes les plus diverses de la société anglaise, non sans visiter entre temps les
pays d’Europe les plus féconds alors en nouveautés littéraires et artistiques.
Au cours de cette existence accidentée, où ne manquaient pas non plus les expériences
amoureuses, galanteries de poète et de courtisan, joies et surtout peines de mariage,
Chaucer avait trouvé le temps d’amasser une curieuse érudition. Il avait pris une teinture
de toutes les connaissances alors accessibles ; sans oublier l’alchimie et surtout
l’astrologie. Ses lectures encyclopédiques recouvraient, avec le vaste champ déjà parcouru
par un Jean de Meung, les acquisitions faites depuis près d’un siècle. Déjà considérable
était aussi sa production littéraire. Des milliers de vers et de nombreuses pages de prose
attestaient son activité d’écrivain. Il avait certes le droit d’être fier en songeant à ce qu’il
avait accompli. Grâce à lui plus d’un des livres fameux du temps passé ou des pays du
continent avait été mis en anglais et gardait dans cette langue neuve une beauté de forme
qui rivalisait avec celle des originaux. L’Angleterre lui devait une traduction de la
Consolation de Boëce, une version du Roman de la Rose, une adaptation du roman
poétique de Boccace, Troïle et Cressida. Chaucer avait capté pour en faire offrande à ses
compatriotes les œuvres alors les plus réputées de la latinité, du français et de l’italien. La
variété de ses connaissances et de ses goûts l’avait conduit à traiter tour à tour de religion
et de philosophie, de chevalerie et d’amour. Et il avait su en chaque circonstance adapter
souplement sa forme à la diversité de sa matière. Sa poésie comprenait tout un clavier
allant des virelais et des ballades courtoises aux vastes compositions en stances ou aux
longues suites régulières de distiques. Il excellait également à manier l’octosyllabe léger et
le vers de dix syllabes ou « héroïque ». Il pouvait se dire avec complaisance qu’il avait
sinon créé, du moins transfiguré la versification anglaise. Il l’avait trouvée crue et gauche,
gênée par les exigences de la rime et le laissant voir, peinant pour atteindre à l’expression
du sens, trop heureuse si elle y réussissait et n’osant encore porter plus haut son ambition,
rarement capable de beauté, presque purement mnémotechnique. Très vite il avait
employé le rythme à moduler, la rime à souligner, ses effets de tendresse ou d’humour. Il
n’y aurait pas eu présomption de sa part à se considérer comme le premier artiste véritable
en sa langue.
Toutefois la satisfaction avec laquelle Chaucer pouvait contempler son œuvre accomplie
n’était pas entière et sans mélange. Il avait l’esprit trop critique, trop hostile à l’illusion,
pour ne pas s’avouer qu’il n’avait encore été, avec tous ses dons, qu’un docte et habile
écolier. La grande masse de ses écrits consistait après tout en traductions. Certaines de ces
traductions étaient sans doute plus libres que les autres et il s’était çà et là ménagé des
ouvertures par où exhaler un peu de ses goûts et de ses sentiments personnels. Mais il
n’avait pas fait œuvre vraiment neuve. Peut-être même les changements qu’il s’était
permis à tel poème célèbre, comme à cette histoire d’amour sensuel et d’infidélité
féminine, Troïle et Cressida, tout en manifestant sa puissance propre, avaient-ils mis des
disparates dans un ensemble primitivement harmonieux. Les mœurs anglaises s’y
superposaient plutôt qu’elles ne s’y fondaient à celles de l’Italie. On avait ainsi la
déconcertante inconséquence d’un tableau où un ciel inquiet du pays de Kent serait posé
sur une chaude végétation napolitaine.
Encore, dans ce poème, qui restait son chef-d’œuvre jusqu’ici, Chaucer avait-il conduit
l’entreprise jusqu’au bout. Mais, par deux fois au moins, il avait senti si promptement
l’incompatibilité de son génie naturel avec celui de ses modèles qu’il avait lâché pied
avant de gagner le terme. Tenté par la grande allégorie, selon la mode régnante, il avait
imaginé sa Maison de la Renommée où il dirait la vanité des jugements humains et les
caprices dé la gloire. Il avait débuté avec verve, sur un vaste plan, pour s’arrêter à mi-
chemin, découragé sans doute par ce que les machines de l’œuvre avaient de factice, de
contraire à ses instincts de présentation libre et vivante. Ses lectures de Dante, qui
l’avaient d’abord stimulé, l’avaient bientôt ensuite laissé inquiet et désemparé. Il l’avait
dit. Il s’était senti emporter par un grand aigle jusqu’à la voie lactée d’où la Terre
n’apparaissait plus que comme un point dans l’espace. Invité à s’instruire dans la science
stellaire, il avait confessé la peur que lui donnait pareille altitude, et finalement déclaré
qu’il s’en remettait à des yeux plus puissants que les siens pour lire les signes célestes. Il
s’était séparé de l’aigle avec une révérence narquoise autant qu’admirative, donnant à
entendre en bon réaliste d’Angleterre, comme le devait faire quatre siècles plus tard
Wordsworth, que la haute région raréfiée des abstractions et des rêves ne lui était pas
respirable et que le sol terrestre était son domaine à lui.
Il s’était rapproché de terre, en effet, dans le dernier poème qu’il eût composé depuis lors,
sa Légende des Femmes exemplaires, gracieux et tendre sujet où, en expiation des
sarcasmes qu’il avait préalablement décochés à l’amour et à la femme, il se proposait de
canoniser — d’après Ovide et Boccace — les grandes amantes tragiques de la mythologie
et de l’histoire qui furent les martyres de Cupidon, les victimes de la trahison de l’homme.
Comme toujours il se lança de grand cœur dans ce martyrologe pour souffrir bientôt de ce
que la kyrielle avait de partial et de monotone. Il se lassait de cette unique corde élégiaque
sur laquelle il avait à frapper. Il y fallait un tempérament exclusif d’idéaliste, alors que son
sens vif de la réalité le ramenait, malgré qu’il en eût, à la pensée des femmes diverses,
inégales, capables de bien ou de mal. Un irrésistible sourire lui venait de place en place
déchirant l’illusion qu’il avait pour tâche de créer. Et voici que ce poème encore s’arrêtait
avant sa conclusion, que l’auteur s’en détournait avec une sorte d’écœurement, trop
conscient de son parti pris, et aspirant après un thème qui lui permît de faire tourner
devant les yeux, librement, les aspects changeants et contradictoires de la vie réelle.
Cependant l’âge venait pour lui. Il était temps qu’il mît la main sur un sujet apparenté à
son génie et conforme à son expérience. Sans quoi il n’aurait été qu’un pionnier pour les
poètes anglais à venir mais n’aurait lui-même rien laissé qui portât vraiment son
empreinte. Ses succès incomplets, ses ébauches, ses découragements mêmes, lui avaient
heureusement révélé, avec sa nature, le caractère de l’œuvre personnelle qu’il était fait
pour créer. Il ne s’agissait plus d’un simple remaniement de livre étranger. Ce ne serait
non plus ni une allégorie, ni une idéalisation à outrance. Ce serait avant tout un poème
d’observation et de diversité.
Mais, au fait, pourquoi rejeter dédaigneusement tout ce qu’il avait déjà traduit ou inventé ?
Parmi les œuvres de courte haleine que contenaient ses manuscrits, il en était plusieurs qui
pouvaient, prises à part, lui paraître bien étroites, étant l’émanation chacune de quelque
heure exclusive de sa vie, celle-ci écrite dans un jour de piété, celle-là de romanesque,
cette autre de gauloiserie. Mais, réunies, ne composaient-elles pas déjà un curieux
ensemble dont la monotonie était bien le moindre défaut ? Il y avait là une histoire de
Grisélidis traduite en stances de la prose latine de Pétrarque, qu’il avait peut-être entendu
lire à l’humaniste lui-même à Padoue, — et c’était sans doute une exaltation
quintessenciée de la patience féminine, d’un sentimentalisme sans défaillance ; — mais il
y avait aussi un monologue de certaine commère de Bath qui en était bien la contre-partie
comique la plus tranchante ; tout le bien comme tout le mal qui peut être pensé ou dit de la
femme tenait dans ces deux poèmes antithétiques. Chaucer trouvait encore dans ses tiroirs,
mises par lui en anglais, des parties de sermons sur la pénitence et sur les sept péchés
capitaux, une pieuse homélie en vers sur la vie de sainte Cécile, un conte moral en prose
sur les vertus de dame Prudence, scolastique épouse de Mellibée, traduit d’Albertano de
Brescia à travers Jean de Meung. En regard de ces ouvrages édifiants, il possédait à n’en
pas douter plus d’un fabliau salé. Il avait aussi l’ébauche d’un roman de chevalerie sur la
rivalité de Palamon et d’Arcite, tiré de la Thésèide de Boccace et l’adaptation rimée d’une
allégorie de Nicolas Trivet sur les épreuves de dame Constance, laquelle figurait le
christianisme. Et quoi encore ? Nous pouvons plutôt conjecturer que donner précisément
et complètement la liste des écrits qu’il avait dès 1386 achevés ou commencés. D’ailleurs
il se sentait très capable d’ajouter presque indéfiniment à la série de ces compositions aux
tons variés. S’il pouvait trouver le moyen de combiner ces contraires, il aurait atteint pour
la première fois l’équilibre que réclamait son intelligence. Ainsi présenterait-il une vision
mobile et contrastée, partant vraie, de la nature humaine. Combien serait neuf un recueil
vaste qui pourrait associer de façon naturelle ces extrêmes, dans le sein complaisant
duquel se placeraient sans effort le fabliau auprès du conte sentimental, le récit pieux à
côté du roman chevaleresque, le sermon en face du dit satirique ! Et comme cela
s’accorderait mieux avec sa nature, lui qui avait toutes ces humeurs à tour de rôle, et
aucune de façon stable, de mettre au monde l’œuvre composite où il se manifesterait,
selon les pages, lyrique, épique, conteur tendre, conteur leste, plein de poésie, ou de
sentiment, ou d’humour, ou de jovialité !
Or le Moyen Age avait produit, — et Chaucer les connaissait bien, — de longues séries
d’histoires, inspirées de l’Orient, comme les Gesta Romanorum ou le Roman des Sept
Sages. Si Chaucer ne semble pas avoir jamais eu entre les mains ce merveilleux
Décaméron où Boccace venait de renouveler le genre en faisant de ses cent nouvelles un
tableau vivant de la société florentine, il n’ignorait pas que, tout près de lui, son ami
Gower venait d’écrire sa Confessio Amantis, où mainte compilation antérieure était mise à
contribution. Mais, dans ces recueils, si le nombre et la diversité des histoires étaient
partout, la variété des tons ne se trouvait nulle part. Nul ne s’était encore avisé de chercher
à rompre l’inévitable monotonie de toute série de contes, même excellemment contés, qui
sortent directement, du premier au dernier, des lèvres du poète, ou qui n’ont au mieux pour
intermédiaires entre lui et le lecteur que des personnages irréels ou identiques, et en
somme médiocrement existants. Il s’agissait pour Chaucer d’interposer entre lui et ses
lecteurs des conteurs nombreux et distincts dont chacun aurait son individualité bien
marquée. C’est alors que lui vint l’idée si simple et pourtant si neuve d’un pèlerinage où
seraient réunis gens de toutes conditions. Depuis le printemps de 1385 il vivait, dans son
logis de Greenwich, sur le chemin des pèlerins incessamment attirés de tous les comtés
d’Angleterre vers le sanctuaire du martyr Thomas Becket, à Canterbury. Il avait eu mainte
occasion de voir défiler ces cavalcades panachées où hommes et femmes, chevaliers et
bourgeois, artisans et clercs, ecclésiastiques de tout ordre et de tout degré, se confondaient
dans une camaraderie momentanée. Peut-être s’était-il lui-même, un beau jour, mû par la
dévotion ou par la simple curiosité, joint à quelqu’une de ces troupes. L’idée trouvée,
l’œuvre allait de soi : il n’y avait qu’à décrire ces pèlerins en donnant à chacun, avec les
insignes de sa condition, ses traits individuels, puis qu’à placer dans chaque bouche des
contes appropriés.
***
La galerie des portraits qui mène aux contes est la seule partie de l’édifice qui ait été
achevée définitivement, ou presque définitivement. Les vingt-neuf compagnons de route
de Chaucer y figurent fixés en des traits et des couleurs que les années n’ont fait, semble-t-
il, qu’aviver. Par une réussite sans égale il a pu, tout en paraissant énumérer, une à une et
sans ordre, des figures rassemblées par le hasard, peindre un large tableau de la société
contemporaine. Sauf la royauté et la haute noblesse d’une part, de l’autre la canaille, ces
deux extrêmes que la vraisemblance excluait du pèlerinage, il a représenté en raccourci
presque toute la nation anglaise de son temps.
Ils sont là une trentaine appartenant aux professions les plus dissemblables. Le Chevalier
avec son fils l’Écuyer et le Yeoman, ou valet d’armes de ce dernier, figurent les gens de
guerre. Un Médecin, un Homme de loi, un Clerc d’Oxford et le poète en personne,
donnent un aperçu des professions libérales. L’agriculture est représentée par un
Laboureur, un Meunier, l’Intendant d’un seigneur, un Franklin ou franc-tenancier; le
commerce, par un Marchand et un Marin ; les industries par une Drapière de Bath, un
Mercier, un Charpentier, un Tisserand, un Teinturier, un Tapissier ; les métiers de bouche
par l’Économe d’un collège de légistes, par un Cuisinier ou traiteur et par l’aubergiste du
Tabard, guide jovial et fort en gueule de la bande pèlerine. Le clergé séculier a son bon
Curé de village et son odieux Semoneur ou huissier de tribunal ecclésiastique, auxquels
viendra s’adjoindre en cours de route un Chanoine adonné à l’alchimie. Les ordres
monastiques sont largement pourvus : riche Moine bénédictin, Prieure avec Nonne
chapelaine, Frère mendiant ; non loin de ces religieux rôde l’équivoque Marchand de
pardons.
Nul doute que Chaucer, en quête de conteurs distincts, ne se soit d’abord avisé de cette
différenciation là plus facile et la plus nette qui consiste dans le contraste des professions.
Cela fait — et faisait surtout alors —une bigarrure de couleurs et de costumes dont l’œil
est saisi d’emblée, une suite d’habitudes et de tendances que l’esprit entend à demi-mot. Il
suffisait de noter les traits génériques, les caractères moyens de chaque métier, pour
obtenir déjà des portraits fortement accusés et qui ne risquaient pas d’être confondus. Plus
d’une fois le poète s’en tient à un simple relevé des indices professionnels : c’est le cas de
son Yeoman, de son Marchand, de son Marin, de ses cinq Artisans, membres d’une
corporation, de son Homme de loi et de son Médecin. Néanmoins il va souvent au delà ;
ces signes de métier qu’il n’omet jamais, et qui donnent à tous les pèlerins une généralité
par quoi ils sont vraiment représentatifs, il lui arrive de les resserrer et de les diriger en
inclinant soit à l’idéalisation, soit à la satire. Aussi vrai que son Chevalier est le parangon
des preux, que son Curé de village est le modèle des bons pasteurs, que son Clerc
d’Oxford est le type de l’amour désintéressé de l’étude, — inversement son Moine, son
Frère, son Semoneur, son Pardonneur, rassemblent les traits les moins estimables de leurs
congénères. Parfois aussi une généralisation d’une autre espèce vient croiser et enrichir
celle du simple métier : l’Écuyer est en même temps la Jeunesse ; le Laboureur est encore
la Charité parfaite chez les humbles ; la Drapière de Bath est du même coup l’essence de
la satire contre la femme. Enfin il ne s’en tient pas là ; il vivifie et rajeunit les descriptions
convenues ou les généralisations antérieures en ajoutant des détails que lui fournit
l’observation directe. Il superpose les traits individuels aux génériques ; il donne, même
quand il peint le type, l’impression de peindre une personne unique, rencontrée par hasard.
Ainsi va-t-il de son Meunier, de son Intendant, de la plupart de ses Ecclésiastiques, de son
Aubergiste du Tabard, et surtout de ses deux femmes, la Prieure et la Bourgeoise de Batb.
Cette combinaison des divers éléments est chez lui d’un dosage variable, extrêmement
adroit sans qu’il y paraisse. Un peu plus de généralité, et ce serait le symbole figé,
l’abstraction froide ; un peu plus de traits purement individuels, et ce serait la confusion
où l’esprit s’égare faute de points de repère.
La vraisemblance est d’autant mieux obtenue que nulle trace d’effort ou de composition
ne se révèle :
Ses nonchalances sont ses plus grands artifices.
Les détails semblent se succéder au petit bonheur : les traits de costume ou d’équipement
alternent avec les notations de caractère ou de moralité. Cela paraît à peine trié et ordonné.
Ajoutez que la naïveté des procédés rappelle sans cesse celle des peintres primitifs, par je
ne sais quel air de gaucherie, par la raideur inexperte de certains contours, par une
insistance sur des minuties qui fait d’abord sourire, par la recherche des couleurs vives et
en même temps par l’unique emploi des teintes plates à l’exclusion des tons dégradés. La
présentation des pèlerins est faite avec une simplicité monotone dont le plus rude artiste ne
se contenterait pas aujourd’hui. Un à un, en des cadres rangés à égale distance l’un de
l’autre, placés sur le même plan, et tous à la même hauteur, ils nous regardent tous de face.
Les seules diversités extérieures consistent en deux toiles laissées vides (peut-être
provisoirement) avec les noms seuls écrits au bas, celui de la Nonne qui sert de chapelaine
à la Prieure, et celui du prêtre qui l’accompagne [1]; ou bien encore en la réunion dans un
même cadre des cinq artisans de la Cité, auxquels le poète n’a pas cru devoir consacrer de
portraits séparés.
L’art, qui s’est abstenu d’intervenir dans la présentation et dans le groupement, semble
s’être tout entier réservé pour peindre avec une application extrême tel objet ou emblème
particulier qui, tout secondaire qu’il soit, fera saillie pour le regard et se fixera dans la
mémoire. Voyez le vêtement du jeune Écuyer « tout brodé, comme serait une prairie, de
fraîches fleurs blanches et rouges », et près de lui le forestier qui le sert, en veste et
chaperon verts. Sur la blanche robe de la Prieure avec quel relief se détache, entourant la
manche, ce chapelet de corail dont les dizaines sont marquées par de gros grains verts et
au bout duquel pend un bijou d’or ! Quel saisissant contraste fait sur le teint sanguin du
Franklin sa barbe blanche comme une pâquerette ! Comme elles nous frappent l’œil, les
chausses de fine écarlate rouge si bien-tirées que porte la Bourgeoise de Bath, ou encore la
chevelure d’un jaune cireux du Pardonneur qui lui tombe comme un écheveau de filasse
sur les épaules !
Des teintes plus calmes et plus amorties ne manquent pas non plus, aidant par le contraste
à éclater les couleurs crues qui sont dans leur voisinage et témoignant mieux encore que
celles-ci peut-être des intentions du coloriste : la casaque de futaine du preux et modeste
Chevalier, toute roui liée par sa cotte de mailles ; le manteau râpé du pauvre Clerc ; l’habit
grisâtre de l’Homme de loi ; le sourcot gris bleu du sec Intendant, et, plus saisissante
encore, l’absence de toute notation de costume et de couleur dans le portrait du bon Curé
que nous avons loisir d’imaginer éclairé par la seule lumière de ses yeux évangéliques.
C’est presque tout le Prologue qu’il faudrait citer en exemple de ces détails concrets par
lesquels s’évoque une physionomie. Les caractères moraux essentiels sont mis en relief
avec la même apparente simplicité, la même sûreté réelle de moyens que les couleurs ou
les pièces de costume révélatrices. Simples renseignements biographiques, anecdotes
suggestives, traits de métier et traits individuels, vers qui résument une nature, tout cela se
combine ingénument en un ensemble qui fait saillie, qui a des contours nets et vigoureux,
sans tremblement d’atmosphère, et qui ne s’oublie pas. Et la pensée retourne de nouveau à
ces portraitistes primitifs vers lesquels nous allons d’abord avec l’indulgence supérieure
de la maturité pour l’enfance, mais dont l’art se manifeste à la longue si consciencieux, si
exact, si pénétrant jusqu’à l’âme aussi, qu’on se demande parfois si tous les progrès de la
peinture n’ont pas depuis consisté en des adresses extérieures et des subtilités dont l’effet
n’aurait été que d’éliminer ou d’obscurcir l’essentiel.
Chaucer a donc pu rivaliser avec le peintre. Ses portraits nous tiennent lieu d’enluminures
; la lecture de son Prologue écarte le regret de n’avoir pas ses pèlerins exposés en une
galerie par un maître du temps. Mais le poète a des ressources refusées au peintre ; il
dispose des sons comme des couleurs. Chaucer use de cet avantage avec un égal bonheur.
Il nous fait entendre les grelots qui, à la bride du beau cheval brun monté par le Moine,
tintent au vent siffleur « aussi clair et aussi fort que la cloche d’une chapelle ». Il saisit le
joli zézaiement maniéré sur les lèvres du Frère, la petite voix de chèvre du Pardonneur, les
trois ou quatre termes latins que le grossier Semoneur exhale avec son haleine qui sent le
poireau, l’ail et l’oignon.
Mieux encore, ces portraits achevés, Chaucer s’est avisé de les faire descendre de leur
cadre. Il ne passe pas du portrait au conte sans intermédiaire. Il ne nous permet pas
d’oublier en route que le conteur est un être vivant, avec ses gestes à lui et son timbre de
voix. Il fait au cours de la cavalcade deviser ses pèlerins entre eux ; il les montre
s’interpellant, s’approuvant, et se gourmant surtout. Ils jugent les histoires les uns des
autres et ce jugement trahit les préoccupations, les sentiments, les intérêts de chacun. Une
véritable comédie en action circule ainsi d’un bout à l’autre du poème, en reliant les
différentes parties, restée (il est vrai) à l’état d’ébauche, mais suffisante quoique inachevée
pour témoigner des intentions de l’auteur. L’Aubergiste du Tabard, élu grand maître des
cérémonies par la troupe, y joue le principal rôle. Il tient lieu du Chœur, a-t-on justement
dit, dans le drame antique, applaudissant, censurant, comparant l’histoire dite avec son
expérience personnelle, les héroïnes de vertu ou de vice avec sa propre femme,
s’emportant à l’occasion contre le méchant d’un conte, comme un homme du peuple
injurie encore aujourd’hui le traître d’un mélodrame. Parfois des pèlerins ennemis de
métier ou de nature en viennent aux mots vifs, presque aux coups : l’athlétique Meunier et
le maigre Intendant déblatèrent l’un contre l’autre ; le Frère se chamaille avec le
Semoneur. Le Meunier puis le Cuisinier s’enivrent. Le Pardonneur et la Femme de Batli
dissertent interminablement avant d’en venir à leur histoire. Les prologues et les épilogues
particuliers ramènent sans cesse l’attention des contes aux pèlerins qui les disent ou les
écoutent, et soulignent le dessein du poète : faire de chacun de ses récits l’expression
naturelle et vraisemblable de tel ou tel individu.
***
Pour y atteindre, Chaucer s’est servi des disparates mômes de ses matériaux. Ces histoires
qu’il allait mettre dans la bouche de ses pèlerins, et dont il tenait plusieurs déjà écrites, se
répartissaient en des genres fixes, aux contours roides, et si distincts qu’ils pouvaient
paraître insociables. Si Chaucer avait connu le Décaméron, il aurait pu à bon droit
désespérer d’imiter l’exemple de Boccace : il était trop tard pour qu’il jetât à la fonte, lui
aussi, les récits comiques ou tragiques, en prose ou en vers, du temps passé, afin de les
couler ensuite dans le moule d’une égale urbanité, d’un style moyen, tempéré, capable,
sans s’élever ni s’abaisser, de traiter tous les sujets. Chaucer ne songea pas à unifier. Il tira
profit de la discordance pour la variété dramatique. À pèlerins divers de costume et de
caractère il prêta des contes différents de fond et de forme. Son poème est une sorte
d’Arche de Noé où des spécimens de tous les gens littéraires alors existants ont trouvé
place, chacun y gardant la singularité de sa physionomie. La prose, les distiques, les
stances, se succèdent et se croisent. Voici un sermon pur et simple, la parodie d’une
ballade, une élégie, un conte sentimental, et voici un lot de fabliaux. Les histoires arrivent
là de toutes les sources, et, loin de cacher leur origine, souvent le poète lui-même la révèle
: elles viennent de la Légende dorée, des contes merveilleux d’Orient, des lais celtiques,
de l’histoire ancienne ; c’est une fable tirée d’Ovide ou une fable dérivée du Roman de
Renard ; c’est une allégorie religieuse extraite de Trivet ou une épopée romanesque issue
de Boccace ; c’est un dit, ou monologue à la façon de France.
Il fallait encore — et ce n’était pas le moins difficile de la tâche — attribuer à chaque
pèlerin celui de ces contes qui convenait à sa caste et à sa nature. Cela encore Chaucer l’a
fait admirablement où il a eu le temps de le faire, et la réussite est telle dans les parties
achevées de son poème qu’on peut, qu’on doit admettre qu’il y eût triomphé d’un bout à
l’autre s’il avait mené l’œuvre à sa conclusion. Son plan était immense. Chacun des trente
pèlerins s’engageait à dire deux contes en allant à Canterbury et deux au retour. Cela eût
fait cent vingt contes au total. Or Chaucer n’a pas même pu donner un seul conte à chacun
des voyageurs. Ce qui est infiniment plus regrettable, il n’a pas toujours eu le loisir de
faire, même pour les vingt-quatre contes vraiment contés, l’ajustement du conte au
conteur. Il n’a pas même effacé partout les traces de ses hésitations : — le Marin semble
parler tout d’un coup comme s’il était une femme, la seconde Nonne se désigne comme «
un indigne fils d’Eve », l’Homme de loi annonce une histoire en prose et dit une légende
en stances. On ne saurait donc parler de l’adaptation comme accomplie en chaque
rencontre. Mais assez a été accompli pour que nous appréciions le dessein du poète et son
talent d’exécution. Ce que nous avons permet d’affirmer que ce simple rattachement, où il
a été fait, contenait le germe d’une transformation capitale dans la littérature et même dans
l’esprit, — un progrès dont Chaucer ne trouvait le modèle nulle part.
Un conte peut en effet être considéré en soi ; le but de l’écrivain est alors de lui faire
produire la plus forte impression par la manière dont il distribue les parties, dont il
suspend et dénoue l’intrigue, dont il agence les détails en vue du coup de surprise final. Le
conte sera donc excellent, simplement s’il a été adroitement conduit et s’il est écrit avec
élégance ou vivacité. Mais le même récit peut encore être envisagé relativement au
conteur. Dans ce cas l’auteur a pour consigne de se dérober, de sacrifier ses goûts propres,
son intelligence, sa façon de juger, afin de céder la place à un second qui peut être
ignorant, maladroit, sot, grossier, ou bien mû par des enthousiasmes ou des préjugés que le
poète ne «partage pas. Du même coup l’intérêt du lecteur tend à se déplacer ; il passe de
l’histoire, de sa matière, de l’adresse du tour ou des charmes du langage, à la façon dont le
conte adhère au personnage fictif qui a charge de nous le dire, qui demeure en scène, seul
visible, et paraît endosser la responsabilité de ce qu’il narre. Chaucer a déduit la plupart
des conséquences de ce principe dans les parties de son œuvre auxquelles il a pu mettre la
dernière main. Il a eu grand soin de laisser se révéler le conteur en introduisant dans plus
d’un conte des hors-d’œuvre, des digressions qui en rompent la ligne droite, mais par où
s’écoule la science, le bavardage ou la manie de celui qui parle. Certes le conte n’est plus
toujours, dans l’abstrait, si bon, si rapide, si lestement et habilement tourné qu’il pourrait
l’être, ni si souvent relevé de spirituels mots d’auteur. Ce n’est plus autant un absolu ;
c’est une partie dans un ensemble complexe et qui ne peut être jugée que par rapport à cet
ensemble. Ainsi, pris à part, le conte de la Bourgeoise de Bath est inférieur en aisance, en
dextérité et en brillant à Ce qui plaît aux Dames de Voltaire. Mais le conte tel qu’il est
dans Chaucer ne sort pas de la bouche du poète ; il émane d’une commère qui y met sa
philosophie de la vie et s’en fait un argument ; il lui sert à proclamer son idée des rapports
entre mari et femme. Vu de cette manière, il prend une richesse et un comique qui font
paraître minces et sans portée les vers agiles du poète français. D’ailleurs ce conte n’est ici
que parcelle —. la moins importante et savoureuse — de cette immense confession que
nous fait la Bourgeoise. Du rôle principal il a passé à celui d’accessoire.
Le conte du Pardonneur gagnerait certes en vivacité d’allure s’il s’allégeait de certaine
parenthèse de deux cents vers, vraie diatribe contre l’ivrognerie et les jeux de hasard. Mais
sans cette excroissance nous n’aurions pas l’amusante reproduction des pratiques de notre
marchand d’indulgences, de l’adresse avec laquelle il mélange le sermon le plus orthodoxe
avec l’histoire la plus impressionnante pour en venir à ses fins intéressées. Comment les
bons villageois douteraient-ils d’un homme qui cite les textes et attaque les vices tout
comme monsieur le curé ? Mais avec combien plus de verve ! Car il pousse hardiment, lui,
vers les effets burlesques, sa peinture des faits et gestes de l’homme qui a trop bu ; il est
riche, pour cela de son expérience personnelle, — notez qu’il loue la sobriété d’une
bouche encore humide de sa dernière lampée. Et, si l’on y prend garde, on sera cette fois
encore tenté de préférer la digression au récit, pourtant si coloré et énergique.
On pourrait aisément relever pareils effets dans le conte que fait le valet du chanoine
alchimiste, récit coupé d’exclamations indignées et arrêté par de mystérieuses réticences.
Car le conteur est l’homme du peuple à qui la langue démange et qui, pourtant, a
conscience du péril de trop parler. Et puis, il ne sait trop s’il admire plus ou s’il hait
davantage la science de son maître. Même dupé, ruiné de bourse et de santé, il n’est pas
encore tout à fait remis de l’éblouissement où il a vécu, au service d’un sorcier capable de
paver d’or toute la route « d’ici à Canterbury ». Rien que de cette prétention à la
puissance, il sent qu’il rejaillit sur lui du prestige. Il s’étourdit et étourdit ses auditeurs du
nom de tous les instruments qu’il a maniés, des métaux et des sels qu’il a vainement aidé à
transformer en or, des termes magiques dont faisait emploi son maître. Tout le long du
récit, il va cahotant d’un reste d’illusion à la colère, et de la colère au bon sens ; l’histoire
marchera comme elle pourra. Il n’a pas seulement à narrer une anecdote, il a aussi toutes
sortes de sentiments contradictoires à épancher.
Mais il n’est pas même nécessaire à Chaucer, pour transformer le conte profondément, d’y
faire entrer tant de traits réalistes, tant de traces visibles de la nature du conteur. En plus
d’une rencontre l’attribution suffît, avec quelques mots ajoutés, ou même sans rien. Quel
ingénieux choix que celui du pauvre Clerc idéaliste, tout à ses livres, vivant dans le
recueillement, à distance des luttes d’intérêt, pour retracer les épreuves de la patiente
Grisélidis, fontaine de douceur, parfait symbole de l’obéissance conjugale et de la
résignation ! C’est déjà assez faire ressortir l’extraordinaire d’une telle vertu que de
l’évoquer peu après que la Drapière de Bath a dit sa propre vie. Mais ce n’est pas tout. Le
bon Clerc aux yeux baissés n’est point un benêt. Pour se complaire dans une histoire
d’abnégation aussi incorruptible, il ne prétend pas qu’il faille trop y croire ni s’attendre à
trouver en ce monde beaucoup de Grisélidis. Sans changer de ton, sans grimace ni enflure,
avec seulement une lueur scintillante dans ses yeux de rêveur, en homme d’étude dont
l’humour est concentré et intérieur, il préviendra les pèlerins que « Grisilde est morte » et
que le temps est passé pour les hommes de tenter la patience de leur femme, pour les
femmes de s’abîmer dans l’humilité.
Ainsi flotte-t-il un sourire autour de plus d’une des belles histoires romanesques du livre.
Le joli portrait d’une douce ironie qui nous a été fait de la Prieure, il suffit de le
rapprocher de l’histoire qu’elle nous dit, d’entendre la voix chantonnante et nasillarde qui
s’échappe de ses lèvres minaudières, d’évoquer sa grâce coquette et ses pleurs faciles,
pour que la légende du petit clergeon tué par les Juifs, de sa dévotion à Marie et du
miracle que la Vierge opère pour révéler les meurtriers, — il suffit (dis-je) que l’idée du
ton et de la manière de la conteuse nous suive pour que la légende nous paraisse moins
une vérité d’Évangile que l’effusion, d’ailleurs exquise, d’une dévote au cœur sensible.
De même le miracle de sainte Cécile. Le poète qui l’avait d’abord célébré en son nom
propre, le prête maintenant à une Nonne que, par malheur, il n’a pas pris le temps de
décrire ; mais de ce fait ne sommes-nous pas invités à l’imaginer comme une
représentante moyenne de sa profession ? Alors l’éloge véhément de la virginité conservée
même en état de mariage, les explosions d’ironie à demi hystérique de la sainte devant un
juge en somme bénin, la violence dure et l’excès presque inhumain de la vertu qui nous est
retracée, — tout cela devient comme l’expression de la Nonne exaltée, et cesse d’avoir
une vérité impérative en dehors d’elle. C’est moins la vie véridique d’une sainte que la
véridique révélation, au moyen de cette histoire, des sentiments d’une religieuse et de
l’atmosphère que l’on respire dans un couvent.
Même le sermon final du bon Curé, — tout plein d’une doctrine qu’approuve et révère le
poète et qu’il fait exposer par le plus exemplaire de ses pèlerins, — n’apparaît pas moins
comme un sermon, c’est-à-dire comme une suite de pieuses paroles qui est longue à
l’ordinaire et risque de rendre les gens somnolents, quand nous entendons l’Aubergiste,
avant de donner la parole au prêtre, lui recommander d’une voix inquiète « d’être
fructueux en peu de temps, car le soleil va se coucher ». Immédiatement se dresse la
pensée de la distance qui existe entre les plus belles instructions morales et la capacité
bornée de l’humanité commune pour les entendre et s’y soumettre. Et il ne nous est pas
interdit de garder en mémoire l’anxiété de « notre hôte » tandis que nous écoutons
dévotement le curé de village.
Enfin, dernier pas, Chaucer va jusqu’à nous offrir des histoires dont il nous permet de
nous moquer, si même il ne nous invite pas à les juger en soi fastidieuses ou ridicules. Le
Moine essaie de compenser sa mine trop fleurie de joyeux veneur, sa carrure de grand «
engendreur », en psalmodiant la plus lugubre des complaintes sur la fin tragique des
illustres de ce monde ; il est assez cuirassé d’embonpoint et d’indifférence, lui, pour
soutenir avec calme le choc de ces infortunes anciennes ; mais le bon cœur du Chevalier
souffre et proteste ; l’Aubergiste bâille et déclare que « ce conte ennuie toute la compagnie
». Le chapelet funèbre ne sera pas égrené jusqu’au bout, et le Moine rentrera dans le
silence, après avoir par la force soporifique de sa parole rétabli l’opinion de sa gravité
dans l’esprit des pèlerins. Chaucer non plus ne pourra pas mener au terme le conte qu’il
s’est attribué. L’Aubergiste sensé le rabrouera pour ce qu’il chante une ballade de
chevalerie qui rime beaucoup mais ne rime à rien. Sommé de dire une histoire où il y ait
moins d’assonances et plus de doctrine, il se vengera de son critique sournoisement en lui
obéissant à la lettre. Il renoncera aux vers et répétera en prose la redoutable et
interminable allégorie où Dame Prudence prouve à son époux, par tous les Pères de
l’Église et tous les docteurs du stoïcisme, qu’il doit prendre en douceur les maux peu
communs dont il est affligé. Dans ces trois cas, il serait malavisé, le lecteur qui chercherait
son plaisir dans l’excellence des contes, au lieu de l’extraire, comme le poète, de leur
absurdité ou de leur ennui.
***
Ainsi se transforment les contes, simplement par la justesse de l’attribution, alors que,
pour le reste, ils conservent visible leur marque d’origine. Mais il faut se garder de croire
qu’à l’intérieur même des contes nul progrès ne se révèle. Ne revenons pas sur les
digressions qui y pénètrent, mais qui, après tout, n’en font point partie intégrante. La
même faculté vivifiante qui donna corps et âme aux pèlerins court et circule dans
beaucoup des récits qu’ils font. Ici sans doute l’apport de Chaucer est très inégal selon les
cas. Si grande et légitime que soit l’admiration des Anglais pour le premier poète qui leur
ait fait connaître les vers de tendresse et de grâce, il faut convenir que Chaucer est très
faiblement original dans la partie sérieuse, proprement poétique, des Contes de
Canterbury. L’histoire de ce genre qu’il ait le plus remaniée est sûrement la Théséide de
Boccace ; il a réduit ce qui était presque une épopée chevaleresque en stances au point
d’en faire surtout un drame de rivalité amoureuse, et il se trouve que le récit de Boccace,
surchargé de descriptions, a gagné souvent à cette réduction. Mais ailleurs Chaucer est ou
traducteur littéral, comme pour le conte de Mellibée, ou adaptateur très voisin du modèle
comme pour le sermon du curé, pour la vie de sainte Cécile, le De Casibus du moine, la
légende de Constance et la légende de Grisélidis. Sans doute il est admirable qu’il ait pu
conter en stances si pures, dans une langue avant lui si incertaine, ces deux dernières
histoires. La preuve de son véritable don de poésie tendre est encore plus manifeste si l’on
songe que les quelques additions qu’il y a faites en sont à peu près sans exception les
passages les plus pathétiques, les plus pleins de douceur humaine, et témoignent d’une
exquise délicatesse de sensibilité. Toutefois les vers originaux ne sont là que quelques
gouttes très pures apportées à de larges rivières. D’un goût plus douteux sont des
parenthèses humoristiques qui dérangent quelquefois (sans justification dramatique) la
teneur égale, l’unité d’impression d’une histoire qui a besoin de foi. Si chère que nous soit
sa malice, avouons que Chaucer ne se retient pas toujours assez de sourire aux endroits où
il devrait tenir sa gravité. À tout prendre, c’est surtout pour ses compatriotes qu’il est
considérable comme poète de la piété, delà chevalerie ou du sentiment. À cet égard, si l’on
fait exception pour les deux cents premiers vers si suaves du Conte du Franklin dont on
n’a pas encore retrouvé la source immédiate, il n’a rien apporté de considérable à la poésie
européenne.
Tout autre est le cas pour les histoires comiques et réalistes, analogues à nos fabliaux. Ici
l’enrichissement est tel qu’on pourrait parler de création. Et cela reste en partie vrai, même
si nous comparons Chaucer avec l’auteur du Décaméron, qui sut infuser à un genre
originairement si sec tant de chaleur et de rougeur de sang. Mais tandis que Boccace,
gardant la concision du genre, ne dépasse guère le tableau de mœurs, Chaucer, moins
dense et moins passionné, s’avance progressivement vers l’étude des caractères ; il
reproduit à l’intérieur de plus d’un de ces contes cet effort pour saisir l’individu qui fait la
gloire de son Prologue. Boccace mène au roman picaresque ; Chaucer montre déjà la voie
à Molière et à Fielding. C’est à ce point que chez lui l’intrigue, l’anecdote initiale, qui fut
le tout du fabliau et qui reste le principal dans Boccace, passe à l’arrière-plan, s’efface,
n’est plus guère qu’un prétexte. Dès le Conte du Meunier on s’en aperçoit à l’importance
que prennent les portraits : celui de l’étudiant, celui du clerc Nicolas, celui d’Alison. Mais
le plus caractéristique à cet égard est le Conte du Semoneur. Tout ce qui importe, ce sur
quoi Chaucer s’étend, c’est la mise en scène du Frère mendiant, ses façons à la fois
patelines et familières, ses extraordinaires efforts d’éloquence pour arriver à escroquer
l’argent de son malade. Quand on atteint la grosse farce primitive, le meilleur du conte est
achevé, et plus des deux tiers en est dit. Ce qui fut l’unique raison d’être du fabliau de
Jacques de Basiu n’est plus ici que la simple conclusion d’une étude de caractère
ensemble très approfondie et merveilleusement comique.
Il y a plus. L’étude des personnages ne peut se faire à une certaine profondeur sans
ébranler la convention du genre. À l’état pur le fabliau repose sur le ridicule de cocuage.
Le mari trompé est l’objet d’un éclat de rire. Ce que le fabliau recèle de sympathie, et c’est
peu, va au contentement de voir se satisfaire la sensualité de la femme et de son ami.
Qu’une note de vérité humaine se glisse dans le cadre traditionnel et voici qu’il menace
d’éclater. Or, aussi vrai que Molière déconcerte le rire quand il nous met en face de la
passion sincère et de la souffrance réelle d’Arnolphe, de même Chaucer n’est pas loin
d’enrôler notre compassion, et jusqu’à notre préférence, pour le vieux Janvier du Conte du
Marchand. Il est ridicule, ce Janvier, d’avoir voulu, sur ses vieux jours, épouser la jeune
Mai. Il est grotesque, lorsqu’avec ses rides, et ses cheveux blancs, il caresse sa jolie
femme, et le page Damien est singulièrement plus à l’aise que lui dans une semblable
attitude. N’importe ! l’amour profond, attristé par le sentiment même de son âge,
s’exprime si fortement par sa bouche ; il atteint si près du lyrisme dans ses appels à Mai ;
il a un cri si déchirant de détresse quand il se voit trahi : « il poussa un rugissement
comme la mère quand son enfant va mourir », que le lecteur souffre avec lui, oublie
l’aveugle égoïsme du vieillard, et incline à condamner la cruauté de la jeune femme
insensible à sa peine, toute à la satisfaction de son sensuel désir. À ce moment, ce n’est
plus même la comédie simple ; c’est le drame plus complexe qui se joue devant nous, —
le drame sans parti pris exclusif, oscillant entre le rire et la pitié. Et pourtant l’histoire qui
nous est dite est purement le fabliau du Poirier, type par excellence du genre cynique. Il
suffit, pour se rendre compte du pas fait en avant, de lire d’abord le Poirier Enchanté dans
Boccace ou dans La Fontaine, puis d’ouvrir le Conte du Marchand de Chaucer.
Sans cesse nous éprouvons en lisant les Contes de Canterbury, surtout les contes plaisants,
l’impression que quelque chose est en train de naître. Un levain d’observation et de vérité
fermente à l’intérieur de genres fixes, qui eurent leur perfection spéciale, mais étroits et
condamnés. Ce travail qui s’opère, c’est le théâtre moderne, voire le roman moderne, qui
donnent leurs premiers signes manifestes d’existence.
Cet Anglais du xive siècle, parfois empêtré dans une syntaxe enfantine, encore imbu de
scolastique, la mémoire surchargée de citations et d’autorités bibliques ou profanes, ayant
sur sa tête un ciel astrologique plus étrange aux regards européens d’aujourd’hui que celui
de l’hémisphère sud, — ce « translateur » docile d’œuvres disparates et souvent elles-
mêmes surannées, — se trouve en vérité avoir ouvert une ère nouvelle. C’est qu’en lui le
désir de voir et de comprendre la vie a passé avant l’ambition de la transformer. Poète
exilé pour péché d’humour des régions les plus hautes de la poésie, la curiosité l’a
décidément emporté chez lui sur la foi, et les joies des yeux ou de l’intelligence sur celles
de l’enthousiasme. Les paroles qu’il a entendues lui ont paru toujours réjouissantes, et
même véridiques, du moins comme indices de la nature et de la pâture de qui les disait. Il
mène le groupe, sans cesse accru, des contemplateurs qui accepteront comme un fait, avec
une indulgence amusée, sans prétendre à reteindre l’étoffe d’une couleur unique,
l’entrecroisement des fils de diverses nuances dont se compose le tissu bigarré d’une
société. Il a sans doute jugé certaines couleurs plus belles que d’autres, mais c’est sur le
contraste de toutes qu’il a fondé à la fois sa philosophie de la vie et les lois de son art.
Émile Legouis.
LES CONTES DE CANTERBURY
Groupe A.
Le Prologue.
Un Mercier, et un Charpentier,
un Tisserand, un Teinturier, et un Tapissier,
étaient aussi avec nous, revêtus de la livrée
d’une importante et grave confrérie.
Tout frais et orné a neuf était leur accoutrement ;
leurs couteaux n’étaient pas munis de plaques de cuivre[45],
mais rien que d’argent, travaillé proprement et bien,
leurs ceintures aussi et leurs bourses, de tout point[46].
Chacun d’eux semblait bien un bourgeois de marque,
fait pour siéger dans une salle corporative, sur l’estrade.
Chacun d’eux, eu égard à sa prudence,
était fait pour devenir un alderman[47],
car ils avaient assez de biens et de rentes,
et leurs femmes y eussent été volontiers consentantes ;
autrement, certes, elles eussent été blâmables.
C’est chose fort agréable d’être appelée « ma dame »,
et de prendre aux vigiles le pas sur toutes les autres femmes*,
et d’y faire porter son manteau royalement[48].
Ici finit le prologue de ce livre ; et ici commence le premier conte, qui est le conte du
Chevalier.
Conte du Chevalier.
***
***
Conte du Meunier.
***
Le conte du Meunier.
***
Conte de l’Intendant[150].
Conte du Cuisinier.
Groupe B
Conte de l’Homme de Loi.
***
***
Et toute cette rumeur était exacte, aussi vrai que Dieu est vérité,
mais maintenant revenons à notre dessein :
Ces marchands ont fini de charger à nouveau leurs navires,
et après avoir vu cette bienheureuse demoiselle,
ils s’en sont retournés bien volontiers en Syrie ;
ils vaquent à leurs affaires ainsi qu’autrefois
et vivent dans l’aisance ; je ne puis vous en dire plus.
L’auteur.
Le Conte du Marinier.[207].
Prologue de la Prieure..
Dis-nous quelque chose à ton tour, comme ont fait les autres ;
conte-nous une joyeuse histoire, et cela tout de suite. »
« Hôtelier, (lui dis-je,) ne le prends pas mal,
car, je t’assure, je ne sais pas d’autre histoire
qu’une rime que j’ai apprise voilà longtemps. »
« Soit ! cela fera, (dit-il.) Or ça, nous allons entendre
quelque chose de rare, si j’en juge par sa mine. »
Explicit.
***
Sire Topaze[234].
C’est une reine des elfes que je veux aimer, par ma foi !
car en ce monde il n’est femme
digne d’être ma compagne
à la ronde ;
à toute autre femme je renonce,
et je vais aller quérir une reine des elfes
par monts et aussi par vaux ! »
(Second chant.)
Prologue du Mellibée.
[Ici il a paru bon de substituer à la traduction complète une rapide analyse. Le conte en
prose de Mellibée a contre lui d’être très ennuyeux et très long. Il tient dans l’édition de
Skeat (Student’s Chaucer) 25 pages sur deux colonnes très serrées. Il était d’ailleurs inutile
de le traduire puisqu’il n’est lui-même, comme on le verra dans la note, qu’une traduction
littérale du français et que l’original te trouve dans le charmant Ménagier de Paris, livre
fort accessible. Toutefois il faut remarquer que la scolastique et insupportable longueur de
cette histoire fait (dramatiquement) son intérêt, dans l’occurrence. Chaucer vient d’être
bafoué pour sa ballade si fertile en rimes et si vide de raison. Il se venge en contant une
histoire sans une rime cette fois, et chargée de raison, sagesse et doctrine, à en couler bas.
Le plaisant est ici dans le bon tour qu’il joue aux pèlerins. Mais c’est beaucoup trop pour
les patiences d’aujourd’hui qu’un volume entier où l’humour reste sous-entendu d’un bout
à Vautre. Mieux vaut signaler l’énorme mystification que de la reproduire.]
« Un jouvenceau appelé Mellibée, puissant et riche, eut une femme nommée Prudence, et
de cette femme eut une fille. Advint un jour qu’il alla s’ébattre et jouer et laissa en sa
maison sa femme et sa fille. Les portes étaient closes. Trois de ses anciens ennemis
appuyèrent échelles aux murs de sa maison, et par les fenêtres entrèrent dedans, et
battirent sa femme, et navrèrent sa fille de cinq plaies et la laissèrent presque morte, puis
s’en allèrent. »
Quand Mellibée revint, il s’abandonna au désespoir. « Pour ce Prudence se contint un peu
de temps, et puis quand elle vit son temps, si lui dit : Sire, pourquoi vous faites-vous
sembler fol ? Il n’appartient point à sage homme de mener si grand deuil. Votre fille
échappera si Dieu plaît : si elle était ores morte, vous ne vous devez pas détruire pour elle,
car Sénèque dit que le sage ne doit prendre grand déconfort de la mort de ses enfants, ains
doit souffrir leur mort aussi légèrement comme il attend la sienne propre… Quand tu auras
perdu ton ami, que ton œil ne soit ni trop sec ni trop moite, car, encore que la larme vienne
à l’œil, elle n’en doit point issir ; et quand tu auras perdu ton ami, pense et efforce-toi d’un
autre recouvrer, car il te vaut mieux un autre ami recouvrer que l’ami perdu pleurer. Si tu
veux vivre sagement, ôte tristesse de ton cœur… Appelle donc tous tes loyaux amis et te
gouverne selon le conseil qu’ils te donneront. »
Les amis de Mellibée s’assemblèrent très nombreux. On entendit parler successivement un
chirurgien, un physicien, un avocat. Mellibée ne montrait que trop clairement combien
était impatient de venger l’injure faite et de déclarer la guerre à ses ennemis. En vain un
sage vieillard tenta-t-il de prêcher la conciliation : « lors les jeunes gens et la plus grande
partie de tous les autres moquèrent ce sage et firent grand bruit et dirent que tout ainsi
comme l’on doit battre le fer tant comme il est chaud, ainsi l’on doit venger l’injure tant
comme elle est fraîche, et écrièrent à haute voix : guerre, guerre, guerre ! »
Heureusement Prudence avait vu le danger. Quand les conseillers se furent retirés, elle
s’approcha de son mari, elle réfuta en un long discours préliminaire les arguments par
lesquels il prétendait ne pas l’écouter, et termina par ce savoureux éloge de la femme : «
Quand vous blâmez tant les femmes et leur conseil, je vous montre par moult de raisons
que moult de femmes ont été bonnes et leur conseil bon et profitable. L’on a accoutumé de
dire : conseil de femme, ou il est très cher ou il est très vil. Car encore que moult de
femmes soient très mauvaises et leur conseil vil, toutefois l’on en trouve assez de bonnes
et qui très bon conseil et très cher ont donné. Un maître fit deux vers es quels il demande
et répond et dit ainsi : Quelle chose vaut mieux que l’or ? Jaspe. Quelle chose plus que
jaspe ? Sens. Quelle chose vaut mieux que sens ? Femme. Quelle chose vaut mieux que
femme ? Rien. Par ces raisons et moult d’autres peux-tu voir que moult de femmes sont
bonnes et leur conseil bon et profitable. Si donc maintenant tu veux croire mon conseil, je
te rendrai ta fille toute saine et ferai tant que tu auras honneur en ce fait. » Mellibée
consentit à écouter sa femme et voici les sages paroles qu’il entendit.
« Puisque tu te veux gouverner par mon conseil, je te veux enseigner comment tu te dois
comporter en prenant conseil. Premièrement tu dois le conseil de Dieu demander devant
tous autres, après tu dois prendre conseil en toi-même et lors dois-tu ôter trois choses de
toi qui sont contrarieuses à conseil, assavoir ire, convoitise et hâtiveté. Enfin tu dois réunir
tes conseillers. Tu dois appeler seulement tes bons et loyaux amis, surtout les vieillards,
car ès anciens est la sapience, et te garder d’écouter les flatteurs, les faux amis et les
jeunes fous. » Les conseillers réunis, il faut savoir les interroger, ne rien leur cacher, et la
délibération terminée, exécuter ce qu’on a décidé. L’assemblée tumultueuse à laquelle
Mellibée avait soumis sa querelle était incapable d’émettre un avis sage : c’étaient des «
gens étranges, jouvenceaux, fols, losengeurs, ennemis réconciliés portant révérence sans
amour. Tu as erré en refusant de suivre l’avis de tes amis sages et anciens, mais as regardé
seulement le plus grand nombre et tu sais bien que les fols sont toujours en plus grand
nombre que les sages et pour ce le conseil des chapitres et des grandes multitudes de gens
où l’on regarde plus le nombre que les mérites des personnes erre souvent, car en tels
conseils les fols ont toujours gagné ». Il faut aller au fond des choses : « L’injure qui t’a
été faite a deux causes ouvrières et efficientes, la lointaine et la prochaine ; la lointaine est
Dieu qui est cause de toutes choses, la prochaine sont tes trois ennemis. Qui me
demanderait pourquoi Dieu a voulu et souffert qu’ils t’aient fait telle injure, je n’en saurais
pas bien répondre pour certain, car, selon ce que dit l’Apôtre, la science et jugement Notre
Seigneur sont si profonds que nul ne les peut comprendre ni encerchier suffisamment.
Toutefois par aucunes présomptions je tiens que Dieu qui est juste et droiturier, a souffert
que ce soit advenu pour cause juste et raisonnable… Tu as été ivre de tes richesses et as
oublié Dieu ton créateur, ne lui as pas porté honneur et révérence ainsi comme tu devais.
Tu as péché contre Notre Seigneur car les trois ennemis de l’humain lignage qui sont le
monde, la chair et le diable, tu as laissé entrer en ton cœur tout franchement par les
fenêtres du corps de sorte qu’ils ont navré ta fille, c’est assavoir l’âme de toi, de cinq
plaies, c’est-à-dire de tous les péchés mortels qui entrèrent au cœur parmi les cinq sens du
corps. Par cette semblance Notre Seigneur a permis à ces trois ennemis d’entrer en ta
maison par les fenêtres et de navrer ta fille en la manière dessus dite. » Jusque-là Mellibée
avail écouté patiemment le long discours de Dame Prudence, il l’arrête maintenant, il n’est
pas du nombre des « bien parfaits », « son cœur ne peut être en paix jusques à tant qu’il
soit vengé », n’est-il pas riche ? pourquoi ne pas profiter de l’avantage que donne la
fortune puisque « toutes choses, selon Salomon, obéissent à pécune » ?
« La fiance, de vos richesses, répondit doucement Prudence, ne suffit pas à guerre
maintenir. La victoire ne dépend pas du grand nombre de gens ou de la vertu des hommes
mais de la volonté de Dieu. » Et elle conclut ainsi : « Je vous conseille que vous accordiez
à vos ennemis et que vous ayez paix avec eux, car vous savez que un des plus grands biens
de ce monde, ce est paix. Pour ce dit Jésus-Christ à ses apôtres : bienheureux sont ceux qui
aiment et pourchassent paix, car ils sont appelés enfants de Dieu. »
Alors Mellibée se déclara convaincu par « ces paroles très douces » et s’en remit
entièrement au jugement de Dame Prudence. Celle-ci manda les adversaires en secret lieu,
et les ramena à de meilleurs sentiments. Ensuite elle réunit les amis de Mellibée qui
conseillèrent à celui-ci le pardon. Par un suprême retour de l’esprit de vengeance,
Mellibée se disposait à prononcer contre ses ennemis repentants une sentence sévère :
l’exil et la confiscation des biens, quand Prudence intervint encore. « Quand Mellibée eut
ouï les sages enseignements de sa femme, si fut en grande paix de cœur et loua Dieu qui
lui avait donné si sage compagne, et quand la journée vint que ses adversaires
comparurent en sa présence, il parla à eux moult doucement et leur dit : la grande humilité
que je vois en vous me contraint à vous faire grâce et pour ce nous vous recevons en notre
amitié et en notre bonne grâce, et vous pardonnons toutes injures et tous vos méfaits
encontre nous, à celle fin que Dieu au point de la mort nous veuille pardonner les nôtres.
»
Le Conte du Moine.
Prologue du Moine.
***
Le Conte du Moine[266]
Lucifer.
Par Lucifer, bien que ce fût un ange
et non un homme, par lui je vais commencer ;
car, bien que la fortune ne puisse atteindre un ange,
de haut état il tomba pourtant par son péché
en enfer où il est encore.
Ô Lucifer ! le plus brillant de tous les anges,
tu es maintenant Satanas, qui ne te peux départir
de la misère où tu es tombé.
Adam.
Voici Adam, dans les champs de Damas[267],
du doigt même de Dieu il fut façonné
et non engendré de la semence impure de l’homme,
et il était maître de tout le Paradis, fors un arbre.
Jamais homme au monde n’eut si haut état
qu’Adam jusqu’à ce que pour s’être méconduit
il fut dépouillé de sa haute prospérité
et voué au labeur, à l’enfer, et au malheur.
Samson[268].
Voici Samson dont la venue fut annoncée[269]
par l’ange longtemps avant sa naissance,
et qui fut consacré à Dieu tout-puissant,
et vécut glorieux tant qu’il put voir.
Oncques n’y eut autre tel que lui,
en fait de force et aussi de bravoure ;
mais à ses femmes[270] il dit son secret
à cause de quoi il se tua, d’infortune.
Hercules[273].
D’Hercule le conquérant souverain
les œuvres chantent la gloire et la haute renommée ;
car en son temps il fut la fleur de la force.
Il tua et dépouilla de sa peau le lion ;
des centaures il mit l’orgueil à bas ;
il tua les Harpies, ces cruels oiseaux redoutables ;
il enleva les pommes d’or au dragon ;
il chassa Cerberus, le chien de l’enfer.
Nabuchodonosor[278].
Le puissant trône, le trésor précieux,
le sceptre glorieux et la royale majesté
que posséda le roi Nabuchodonosor,
peuvent à peine être décrits par la parole.
Deux fois il conquit Jérusalem la ville ;
il emporta les vases du temple.
Son siège souverain était à Babylone,
où il avait sa gloire et ses délices.
Balthasar[280].
Son fils qui s’appelait Balthasar,
qui posséda le royaume après son père,
ne fut pas instruit par son exemple,
car il était orgueilleux de cœur et par état ;
et de plus c’était un idolâtre.
Son haut rang le confirma en orgueil.
Mais la fortune le fit tomber et le voilà mis à terre,
et tout soudain son royaume fut divisé.
Zénobie[281].
Zénobie, reine de Palmyre[282],
à ce que les Perses ont écrit de sa noblesse,
était si valeureuse et si hardie
que personne ne la surpassait en bravoure,
non plus qu’en naissance ni autre qualité.
Du sang des rois de Perse[283] elle était issue ;
je ne dis pas qu’elle était la plus belle,
mais en beauté elle ne pouvait être dépassée.
De Barnabo de Lumbardia[294].
Grand Barnabo, Vicomte de Milan,
dieu de délice, et fléau de la Lombardie[295],
pourquoi ne dirais-je pas ton infortune,
puisqu’en grandeur tu t’étais élevé si haut ?
Le fils de ton frère, qui était doublement ton parent,
étant ton neveu et ton gendre,
en sa prison te fit mourir ;
mais pourquoi et comment tu fus tué, je l’ignore.
Néron[299].
Bien que Néron eût autant de vices
qu’aucun des démons qui sont dans l’abîme,
néanmoins, à ce que nous rapporte Suétone[300],
il eut en sa domination ce vaste monde,
à l’est, comme à l’ouest, au sud comme au septentrion ;
de rubis, de saphirs et de blanches perles
tous ses habits étaient brodés de haut en bas ;
car il trouvait aux pierreries grand plaisir.
De Oloferno (Holoferne)[303].
Jamais il n’y eut sous un roi de capitaine
qui conquit plus de royaumes,
ni qui fut plus puissant à tous égards sur le champ de bataille
en son temps, qui eut plus grande renommée,
ni plus fastueux dans sa grande présomption
qu’Holoferne, lequel la fortune toujours baisa
si amoureusement, et accompagna partout
jusqu’à ce qu’il eut la tête tranchée, avant de s’en douter.
De Alexandro[308].
L’histoire d’Alexandre est si commune
que quiconque a l’âge de raison
sait quelque chose de sa fortune, sinon tout.
Le monde entier, en somme,
il conquit de vive force, ou bien à cause de sa grande renommée
on était trop heureux de lui envoyer des offres de paix.
Il abaissa l’orgueil des hommes et des bêtes,
partout où il alla, jusqu’aux confins du monde.
De Julio Cesare[313].
Par sa sagese, sa bravoure, et de grands labeurs,
d’un humble lit[314] à la majesté royale,
il s’est élevé, Julius le conquérant,
qui soumit toutes les nations d’Occident par terre et par mer,
à la force des mains, ou bien par traité,
et les rendit tributaires de Rome ;
après quoi de Rome il fut l’empereur
jusqu’à, ce que la fortune devint son ennemie.
Crésus[319].
Le riche Crésus, jadis roi de Lydie,
duquel Crésus Cyrus eut grande terreur,
fut pourtant fait prisonnier au milieu de son orgueil
et pour être brûlé on le conduisit au bûcher.
Mais une grande pluie tomba des cieux
qui éteignit le feu, et lui permit d’échapper ;
mais d’être rendu sage il n’eut pas la grâce,
avant que la fortune ne l’eût fait bâiller sur le gibet
***
***
Groupe C
Conte du Médecin.[347]
Paroles de l’Hôte.
Le Conte du Pardonneur.
***
Conte du Pardonneur[365].
Groupe D
***
Le Conte du Frère.
Le Prologue du Frère.
Le digne « limiteur », le noble frère,
faisait toujours une façon de mine renfrognée
au semoneur, mais par décence
il ne lui avait adressé jusqu’ici nul mot discourtois.
Mais à la fin il dit à la Femme :
« Dame (dit-il), le ciel vous donne bonne vie !
sur mon salut ! vous avez ici touché
un point de doctrine très difficile ;
vous avez dit maintes choses excellentes, je l’affirme ;
mais, madame, ici comme nous chevauchons sur la route
il ne nous sied d’avoir que de joyeux devis,
et au nom de Dieu de laisser les textes
aux prêcheurs et aux écoles des clercs aussi.
Mais, si cela plaît à cette compagnie,
je vais vous dire un joyeux conte d’un semoneur.
Pardieu, vous pouvez bien savoir par ce nom
que d’un semoneur on ne peut rien dire de bien ;
je vous prie tous de ne rien prendre en mal.
Un semoneur est un homme qui court de ci de là,
citant les gens pour fornication,
et battu au bout de chaque village. »
Notre hôte dit alors : « Ah ! messire, vous devriez être honnête
et courtois, comme il sied à votre état ;
en cette compagnie nous ne voulons avoir de débat.
Dites votre conte et laissez le semoneur. »
« Oh ! (dit le semoneur), qu’il me dise
ce qui lui plaira ; quand viendra mon tour,
par Dieu ! je le paierai jusqu’au dernier liard.
Je lui dirai quel grand honneur c’est
d’être un limiteur aux discours cajoleurs
et lui dirai ce que c’est que son emploi, croyez-m’en ! »
Notre hôte répondit : « Paix, assez là-dessus, »
et après ceci il dit au Frère,
« Allons ! dites votre conte, mon bon cher maître. »
***
Le conte du Semoneur
Le Prologue du Semoneur[493].
***
Le Conte du Semoneur[494]
Groupe E.
Le Conte du Clerc.
Le Prologue du Clerc.
Conte du Clerc.
[Pars sexta.]
Cette histoire est racontée, non pas pour que les épouses
imitent Grisilde dans son humilité,
car elles ne pourraient le supporter, le voulussent-elles ;
mais pour que chacun de nous, en sa condition,
soit ferme dans l’adversité
comme le fut Grisilde : c’est pour cela que Pétrarque a écrit
cette histoire qu’il a rédigée dans le grand style.
L’envoi de Chaucer.
Le Conte du Marchand
Le Prologue du Marchand.
***
Groupe F.
Conte de l’Écuyer[595].
Prologue de l’Écuyer.
***
·························
Conte du Franklin[642].
***
Le Conte du Franklin.
Groupe G
Le Conte de la Seconde Nonne[680].
Invocation à Marie.
Interprétation du nom de Cécile que propose frère Jacob de Voragine dans la Légende
Dorée.
Explicit.
***
Prima Pars.
Avec ce chanoine j’ai habité sept ans,
mais dans sa science je ne suis pas plus avancé.
Tout ce que j’avais, je l’ai perdu ainsi,
et, Dieu le sait, bien d’autres avec moi.
Alors que j’avais coutume d’être frais et gai
en mes habits et tout mon appareil,
maintenant j’en suis à porter des chausses sur ma tête ;
et tandis que mon teint était frais et rose,
il est aujourd’hui blême et couleur de plomb.
Quiconque en use ainsi, chèrement l’expiera.
Et pour tout mon labeur, me voilà refait :
voyez quel profit on trouve à « multiplier » !
Cette science fuyante m’a mis tellement nu,
que je n’ai plus nul bien, où que je me tourne ;
et si suis-je endetté tellement par là
pour l’or que j’ai emprunté, véritablement,
que de toute ma vie ne pourrai m’acquitter.
Que tout homme soit averti par mon exemple à jamais !
Quel qu’il soit qui se livre à ce jeu,
s’il continue, je tiens sa fortune perdue.
Aussi vrai que Dieu m’aide, au lieu de gagner
il videra sa bourse et épuisera ses esprits.
Et quand, par sa folie et sa sottise,
il aura perdu son bien à jeu parti[713],
alors il poussera les autres gens
à perdre leur bien comme il fit le sien.
Car pour les pauvres diables c’est joie et soûlas
de voir leurs pareils en peine et souffrance,
comme un jour je l’appris d’un clerc.
Mais n’importe cela, parlons de nos travaux.
Quand nous sommes au lieu où nous devons exercer
notre lutinant métier, nous semblons merveilleusement sages,
tant nous usons de mots savants et curieux.
Moi, je souffle le feu jusqu’à ce que le cœur me faille.
Pourquoi vous dire ici toutes les proportions
de toutes les choses avec quoi travaillons,
comme de cinq ou six onces, peut-être bien,
d’argent, ou telle autre quantité ;
et pourquoi prendre la peine de vous réciter les noms
d’orpiment, d’os brûlés, d’écaillés de fer,
qui sont en poudre broyés bien menu ?
ni comment tout est mis en un pot de terre,
avec du sel dedans, et du poivre[714] aussi,
avant ces poudres que je viens de dire,
le tout bien recouvert d’une lame de verre,
et moult autres choses qu’il y avait là ?
ni que le pot et le verre sont clos de mastic
pour que de l’air rien ne passe dehors ?
Point ne parlerai du feu modéré, et du vif aussi,
que l’on faisait, ni du souci et de la peine
que nous prenions pour sublimer[715] nos matières,
et pour amalgamer, pour calciner
le vif-argent, que dénommons Mercure cru !
Malgré tous nos tours nous ne pouvons aboutir.
Notre orpiment et Mercure sublimé,
notre litharge aussi broyée sûr le porphyre,
de toutes ces matières un nombre d’onces précis, —
cela ne sert de rien, notre labeur est vain.
Ni non plus l’ascension de nos esprits[716],
ni les matières qui restent au fond,
ne peuvent à notre œuvre en rien profiter.
Car tout notre labeur et travail est perdu ;
et toute la dépense, de par tous les diables !
que nous avions risquée, perdue aussi.
Il y a en outre beaucoup d’autres choses,
lesquelles appartiennent à notre métier ;
pourtant ne puis les réciter dans l’ordre,
pour ce que je suis un homme ignorant ;
je les dirai comme elles me viennent en l’esprit,
bien que ne les puisse ranger par espèces :
ainsi le bol armoniaque, le vert de Grèce[717] et le borax,
et divers vaisseaux faits de terre et de verre,
nos urinais, nos descensoires[718],
fioles, creusets, sublimatoires,
cucurbites[719] et alambics aussi,
et tant d’autres qui seraient chers au prix d’un poireau.
Pas n’est besoin de les réciter tous :
eaux rougissantes et noix de galle,
arsenic, soufre et sel armoniaque ;
et d’herbes aussi j’en pourrais nommer beaucoup :
l’aigrimoine, la valériane et la lunaire,
et bien d’autres aussi, si je voulais tarder.
Dirai-je nos lampes brûlant jour comme nuit,
pour faire aboutir notre art, si nous pouvons ?
Et nos fourneaux aussi, pour la calcination,
et pour l’albification du liquide,
plâtre non dissous, chaux et glaire d’œuf,
poudres diverses, cendres, fumier, urine, argile,
sachets cirés, salpêtre, vitriol,
et feux divers, de bois et de charbon ;
le sel de tartre, l’alcali, le sel préparé,
les matières comburées et coagulées,
l’argile avec du poil de cheval ou d’homme, et l’huile
de tortre, l’alun, le verre, la levure, le moût, l’argoil[720],
le résalgar, et l’imbibition de nos matières ;
et aussi l’incorporation de nos matières ;
et la citrination[721] de notre argent,
notre cimentation, notre fermentation,
nos éprouvettes, lingots, et puis que sais-je encore ?
Je vais vous dire, ainsi que je l’appris aussi,
les quatre esprits et les sept corps,
dans l’ordre, comme j’ouïs souvent mon maître les nommer.
Le premier esprit est appelé vif-argent.
le second orpiment, le troisième, pour sûr,
sel armoniaque, soufre le quatrième.
Les sept corps, écoutez, les voici maintenant :
Sol est l’or, et l’argent nous l’appelons Luna ;
nous nommons Mars le fer, le vif-argent Mercure.
Saturnus est le plomb, Jupiter l’étain,
et Vénus le cuivre, par la race de mon père !
Ce maudit métier, quiconque le veut exercer,
il n’aura point de bien qui puisse lui suffire ;
car tout le bien qu’il dépense à cela,
il le perdra, de ceci je n’ai doute,
Quiconque voudra mettre à l’air sa sottise,
qu’il vienne et apprenne à multiplier ;
et tout homme qui a quelque chose en son coffre,
qu’il apparaisse et se fasse philosophe.
Peut-être cette science est facile à apprendre ?
Non, non, Dieu le sait, fût-il moine ou frère,
prêtre ou chanoine, ou tout autre homme,
quand il resterait nuit et jour penché sur son livre,
à apprendre cette sotte et lutinante science,
tout serait vain, et pardieu ! bien plus encore !
D’apprendre à un ignorant cette subtilité,
fi ! ne m’en parlez pas, la chose est impossible ;
qu’il connaisse l’art de lecture ou non,
en fait pour lui cela reviendra au même ;
car tous les deux[722], par mon salut !
aboutissent, dans la multiplication,
également bien quand ils ont tout fini ;
c’est à savoir, qu’ils échouent tous les deux.
Pourtant j’ai oublié de vous faire mention
des eaux corrosives et de la limaille,
et de la mollification des corps,
et aussi de leur induration,
des huiles, des ablutions et du métal fusible :
à dire tout on passerait le plus gros livre
qui soit nulle part ; aussi vaudra-t-il mieux
que de tous ces noms-là je me repose.
Car je crois bien vous en avoir appris assez
pour évoquer un démon, tant fût-il revêche !
Ah ! non, laissons cela ! La pierre philosophale
qu’élixir on dénomme, nous la cherchons tous ardemment,
car si nous la tenions, alors nous serions saufs ;
mais, au Dieu du ciel j’en fais l’aveu,
malgré tout notre art, quand nous avons tout fait,
et toute notre adresse, point ne veut nous venir.
Elle nous a fait dépenser force bien,
ce qui nous rend presque fous de chagrin,
n’était le bon espoir qui se glisse en nos cœurs,
toujours supposant, bien que nous souffrions dur,
que nous serons par elle soulagés plus tard,
espérance et supposition qui sont aiguës et fortes ;
je vous en avertis, elle sera toujours à trouver.
Ce temps futur a poussé les gens à se séparer,
en confiance, de tout ce qu’ils avaient.
Cependant dans cet art ils ne peuvent s’assagir,
car il a pour eux une douceur amère ;
ainsi semble-t-il, car s’ils n’avaient qu’un drap
pour s’y envelopper durant la nuit,
et qu’un couvre-dos pour se promener dans le jour,
ils les vendraient pour les dépenser à ce mystère ;
Ils ne savent pas s’arrêter, qu’il ne reste plus rien.
Et toujours, en tout lieu où ils vont,
on peut les reconnaître à leur odeur de soufre ;
pour tout au monde, ils puent comme le bouc !
leur odeur de bélier est si chaude
qu’un homme qui serait à un mille de là,
par leur odeur, croyez-moi, serait infecté ;
ainsi donc, voyez-vous, par leur odeur et leur habit râpé,
on peut, si l’on veut, reconnaître nos gens.
Et si l’on veut leur demander dans le privé
pourquoi ils sont accoutrés si misérablement,
aussitôt ils vous chuchoteront dedans l’oreille
et vous diront que, s’ils étaient connus,
on les tuerait en raison de leur science ;
voilà comme ces gens trahissent l’innocence !
Laissons cela ; j’arrive à mon histoire :
Avant donc que le pot ne soit mis sur le feu,
avec certaine quantité de métaux,
mon maître les tempère, et nul autre que lui,
—- maintenant qu’il est parti, je puis le dire hardiment —
car, comme on dit, il sait habilement faire ;
en tout cas je sais bien qu’il a tel renom ;
souventes fois pourtant il tombe en faute ;
or savez-vous comment ? bien des fois il arrive
que notre pot se brise ! Adieu ! tout est parti !
Ces métaux ont si grande violence
que nos murs ne sauraient leur faire résistance,
à moins d’être bâtis et de pierre et de chaux ;
ils percent donc et traversent le mur,
et quelques-uns s’enfoncent dans la terre,
— ainsi avons-nous parfois perdu maintes livres —
et certains se répandent par tout le plancher,
certains sautent jusqu’au toit ; sans nul doute,
bien que le démon ne se montre pas à nos yeux,
je crois bien qu’il est avec nous, ce mauvais-là !
Dedans l’enfer où il est le maître et seigneur,
il n’est pas plus de douleur, ni de rancœur, ni de colère.
Lorsque notre pot est brisé, comme j’ai dit,
chacun grommelle et se tient mal payé.
L’un dit que c’était en raison du feu ;
l’autre dit non, que cela dépend du souffleur,
(et alors j’avais peur, car c’était mon office).
« Fi ! (dit le tiers), vous êtes ignorants et sots ;
il[723] n’a pas été trempé comme il devait l’être ! »
« Non (dit le quatrième), taisez-vous et écoutez-moi ;
c’est que notre feu n’était pas fait de hêtre,
voilà la raison, la seule, sur mes écus ! »
Moi, je ne saurais dire quelle était la cause,
mais je sais qu’il y a grand débat entre nous.
« Allons ! (dit mon maître), il n’y a plus rien à faire,
de ces périls dorénavant je me garderai ;
je suis bien sûr que le pot était fêlé.
Quoi qu’il en soit, ne soyez point abasourdis ;
comme c’est l’usage, qu’on balaie aussitôt le plancher ;
remettez-vous le cœur, soyez joyeux et contents ! »
Tous les débris sont balayés, mis en un tas ;
sur le plancher on jette une toile,
et tous les débris, mis dans un tamis,
sont triés et passés maintes fois.
« Pardieu ! (dit l’un), un peu de notre métal
est encore là, si nous n’avons pas tout !
Bien que l’affaire ait manqué cette fois,
une autre fois elle peut réussir,
il faut bien aventurer notre avoir ;
un marchand ne saurait, pardieu ! toujours demeurer,
croyez-m’en bien, dans sa prospérité ;
parfois son bien est noyé dans la mer,
et parfois il arrive sauf jusqu’à la terre ! »
— « Paix ! (dit mon maître), la prochaine fois je m’efforcerai
de mettre notre art en meilleure posture ;
si je ne le fais point, mes sires, à moi le blâme ;
il y eut faute en quelque point, je le sais bien. »
Un autre dit : « Le feu était trop chaud » ;
mais, chaud ou froid, j’ose affirmer ceci,
que nous terminons toujours de travers.
Nous manquons ce que nous voulions obtenir,
et dans notre folie toujours délirons.
Et quand nous nous trouvons ensemble réunis,
chacun de nous paraît un Salomon !
Mais tout ce qui reluit comme de l’or
n’est pas de l’or, ainsi que je l’ai ouï dire ;
ni toute pomme qui est belle aux yeux
n’est bonne, quoi que les gens débitent et crient !
Il en va tout de même, voyez, parmi nous ;
celui qui semble le plus sage, par Jésus !
est le plus sot, quand on vient à l’épreuve ;
et qui parait le plus loyal est un voleur ;
vous le saurez devant que je vous quitte,
lorsque j’aurai conté jusqu’au bout mon histoire.
Il y a un chanoine en religion
parmi nous, qui infecterait toute une ville,
fut-elle aussi grande que l’était Ninive,
Troie, Rome, Alexandrie et trois autres encore.
Ses tours et sa fausseté infinie,
nul homme ne pourrait, que je crois, les décrire,
quand même il vivrait mille années.
Dans tout ce monde de tromperie il n’a point son égal,
car dans ses termes il s’entortille si bien
et dit ses mots de façon si retorse,
quand il doit converser avec n’importe qui,
qu’il le fera devenir sot tout droit,
à moins que ce ne soit, comme lui-même, un diable.
Il a friponné bien des gens jusqu’ici,
et il continuera, s’il peut vivre encore quelque temps ;
et pourtant on fait bien des milles, à cheval et à pied,
pour le chercher et pour faire sa connaissance,
ne sachant pas sa trompeuse conduite.
Et s’il vous plait de me donner audience,
je vais la dire ici devant vous tous,
Mais, vénérables et pieux chanoines,
ne croyez pas que je médise de votre maison,
bien que mon histoire parle d’un chanoine.
En tout ordre, pardi ! il y a un coquin ;
et Dieu garde que toute une compagnie
paye pour la sottise d’un particulier !
Médire de vous n’est nullement mon intention,
je voudrais seulement corriger ce qui est fautif.
Ce conte ne fut pas dit seulement pour vous,
mais pour d’autres aussi ; vous savez bien
que parmi les douze apôtres du Christ
il n’y avait de traître que Judas ;
aussi pourquoi blâmerait-on tous les autres
qui étaient innocents ? De vous j’en dis autant.
Sauf pourtant ceci, si vous voulez m’écouter,
que si quelque Judas vit en votre couvent,
éloignez-le à temps, je vous le conseille,
si la honte ou la perte sont à craindre.
Et ne soyez nullement mécontents, je vous prie,
mais en cette affaire écoutez ce que je vais dire.
Groupe H
Conte du Manciple[741].
Prologue du Manciple.
***
Conte du Manciple.
Ici commence le Conte du Manciple sur le Corbeau[751].
Groupe I.
Conte du Curé.
Prologue.
Explicit Prohemium.
***
Le Conte du Curé[771].
[Malgré l’avis prudent de l’hôtellier, le bon Curé ne devait pas se hâter de dire son conte
ou plutôt son sermon. Le texte de cette homélie en prose tient 43 pages sur deux colonnes
très serrées dans le Student’s Chaucer. Ici encore un résumé s’imposait, la matière n’étant
pas neuve, l’original existant pour une bonne part en français, comme on le verra dans la
note. On trouvera donc dans les pages suivantes une brève analyse pour laquelle ont été
employés dans la mesure du possible les mots même de la Somme française. Nous
indiquons au cours de cette analyse notre sentiment sur l’authenticité de l’œuvre, question
qui ne paraît pas avoir beaucoup préoccupé tes commentateurs.]
State super vias et videte et interrogate de viis antiquis, quæ sit via bona ; et ambulate in
ea, et invenietis refrigerium animabus vestris. (Jer.)
Exorde. — Les chemins qui conduisent à Notre Seigneur Jésus-Christ et au règne de gloire
sont nombreux. L’un d’eux s’appelle Pénitence. Il importe à tout homme de s’en enquérir.
C’est pourquoi le prédicateur définira Pénitence, montrera comment elle agit, et quelles en
sont les différentes sortes. Mais quelles choses sont nécessaires à vraie et parfaite
Pénitence ? Trois choses : Contrition de cœur, Confession de bouche, et Satisfaction.
Pénitence est comme un arbre dont la racine est Contrition, Confession les branches et les
feuilles, Satisfaction le fruit.
Premier point. — Contrition est la douleur que l’homme éprouve en son cœur pour ses
péchés. Elle doit être déterminée par six causes : et d’abord « la souvenance des péchés ;
pensez en effet que d’enfants de Dieu vous êtes devenus membres du démon, un scandale
pour Sainte Église, la pâture du perfide serpent ; vous retombez souventefois en le mal,
comme le chien retourne à son vomissement ». Telles réflexions inspirent à l’homme de la
honte pour son péché. Les autres causes sont le sentiment d’être esclave du péché, la
crainte de l’enfer, la souvenance des bonnes œuvres rendues vaines par l’inconduite qui
s’ensuivit ou des bonnes œuvres qui par insouciance ne furent point faites ; c’est bien à
propos que celui qui n’a point fait de bonne œuvre, pourra chanter cette récente chanson
française : « J’ay tout perdu, mon temps et mon labeur ». La cinquième cause est la
souvenance de la Passion de Notre Seigneur pour nos péchés, et la dernière est l’espoir du
pardon, de la sanctification et de la vie éternelle. — L’homme doit maintenant connaître
les modes de la contrition, laquelle sera universelle et totale. Repentance ne concerne pas
seulement les actes mais aussi les intentions ; pas seulement les faits, mais aussi les
paroles. Contrition s’accompagne de merveilleuse angoisse, Contrition est continuelle, car
tant qu’elle dure, l’homme peut espérer le pardon obtenir. — Contrition a enfin pour effet
de libérer l’homme du péché. « Elle détruit la prison d’enfer, elle énerve et affaiblit les
forces du diable, rétablit les dons du Saint-Esprit et de toutes bonnes vertus. Moult sage
est qui veut s’appliquer à ces choses, car en vérité pendant toute sa vie il n’aura jamais
courage de pécher, mais adonnera son corps et son Âme au service de Jésus-Christ, et lui
en fera hommage, car en vérité, notre doux Seigneur Jésus-Christ nous a si
débonnairement épargnés en nos folies que, si point n’avait eu pitié des âmes des hommes,
nous serions tous dans le cas de chanter triste chanson. »
Second point. — La seconde partie de Pénitence est Confession, laquelle est signe de
Contrition. Confession est l’acte par lequel on démontre vraiment ses péchés au prêtre ;
vraiment, c’est-à-dire sans détour. Pour ce, il faut savoir d’où viennent les péchés,
comment ils s’aggravent, quels ils sont. — Causes de péché : Le péché est entré dans le
monde avec Adam, quand celui-ci a enfreint le commandement de Dieu. Le péché originel
résume en soi tous les péchés : « l’idée première en vient du démon, si comme le montre
le serpent ; on y voit ensuite le plaisir charnel, si comme le montre Ève ; et après cela le
consentement de la raison, si comme le montre Adam ». Le péché a donc trois causes :
tentation de Satan, concupiscence de la chair, assentiment de la raison. — Par quoi se peut
comprendre le développement du péché. Ayant son origine dans la chair, il grandit par la
faiblesse de l’homme qui se soumet au diable. « Comme une épée coupe une chose en
deux, ainsi le consentement sépare l’homme de Dieu. » « Péché est mortel, ou véniel :
mortel, quand on aime la créature plus que Jésus-Christ ; véniel, quand on aime Jésus-
Christ moins qu’on ne doit. » Prenons garde aux péchés véniels : « Une grosse vague de la
mer vient parfois avec si grande violence qu’elle engloutit la nef. Et même malheur, ce
sont parfois de petites gouttes d’eau qui le produisent, quand elles pénètrent par une mince
fente en la sentine et de là jusques au fond de la nef, si les matelots n’ont cure d’icelle
vider. » Nombre de péchés qu’on croit insignifiants sont dangereux : à savoir, boire et
manger à l’excès, trop parler, ne pas écouter les pauvres avec bienveillance, négliger les
jeûnes, arriver en retard aux offices, accorder trop d’affection à femme et enfants. Les
remèdes à tous ces manquements sont faciles : c’est la communion, c’est l’eau bénite, les
aumônes, la récitation du Confiteor à la messe, c’est la bénédiction des évêques et des
prêtres, et moult autres bonnes œuvres.
[Ici le sermon est interrompu. Le prédicateur — c’est peut-être un zélé orthodoxe qui a
voulu par une fraude pieuse revêtir de l’autorité de Chaucer un chapitre particulièrement
populaire de la « Somme le Roy » — passe sans transition à la question des Sept Péchés
capitaux.]
Sequitur de Septem Peccatis Mortalibus et eorum dependenciis circumstanciis et
speciebus. « Maintenant il convient de dire quels sont les péchés mortels, c’est-à-dire
capitaux, car on les appelle capitaux, parce que ce sont les chefs d’où proviennent tous les
autres. Orgueil est la racine d’où issent et naissent certaines branches, Ire, Envie, Paresse,
Avarice, Gourmandise, et Luxure. Chacun de ces péchés capitaux a ses branches et ses
rameaux comme il appert ci-après. »
De Superbia
D’Orgueil naissent tant de rameaux que n’est clerc qui les sut nombrer. Il faut se contenter
d’en citer quelques-uns, à savoir : Révolte, Vanterie, Hypocrisie, Dépit, Arrogance,
Impudence, Insolence, Impatience, Présomption. « Il existe deux sortes d’Orgueil, l’un est
au-dedans du cœur, l’autre au-dehors. Mais l’un est signe de l’autre, comme le gai
bouchon de la taverne est signe du vin qui se trouve au cellier. » Orgueil se rencontre dans
les vêtements superflus, « non seulement les broderies, mais la fourrure des manteaux,
manteaux trop longs en vérité, qui traînent dans la boue et les ordures, en sorte que la
partie qui traîne se perd, au lieu de la donner aux pauvres, au grand dam de ces pauvres
gens ». Orgueil se voit aussi dans l’insuffisance des vêtements, si serrés qu’au lieu de
couvrir et de voiler, ils découvrent et déshabillent. « Le péché d’ornement est en choses
qui regardent l’équitation, tel le nombre des chevaux de grand prix, et les nombreux
coquins qui sont nourris à cause d’eux, les harnais curieux, les selles, croupières, poitrails
et brides, recouverts d’étoffes précieuses et riches, de barres et de plaques d’or et d’argent.
» À quoi bon aussi entretenir grande maisonnée là où il n’y a nul profit à ce faire. La table
fait apparaître Orgueil dans l’excès des viandes et des boissons, l’excès des vaisseaux de
métal précieux, l’abus de la musique. Enfin « Orgueil vient des biens de nature comme
santé, force, beauté du corps, subtil esprit pour bien trouver, bonne mémoire pour bien
retenir ; des biens de fortune comme richesses, honneurs, prospérités ; des biens de grâce
comme science,contemplation vertueuse, force de résister à la tentation ».
Le remède à Orgueil est humilité et douceur. « Or il y a trois sortes d’humilité, celle du
cœur, celle des lèvres, celle des œuvres. Il y a quatre sortes d’humilité de cœur : la
première quand l’homme s’estime rien en face de Dieu ; la seconde quand il ne méprise
aucun autre homme ; la tierce quand il n’a pas cure du mépris d’autrui ; la quarte quand il
ne regrette point sa vergogne. » De même il y a quatre sortes d’humilité des lèvres et
d’humilité des œuvres.
De Invidia.
« Après Orgueil il convient de parler d’Envie qui est, selon le philosophe, chagrin pour la
prospérité d’autrui, et selon saint Augustin, chagrin pour le bonheur d’autrui et joie pour le
mal advenant à autrui. » Envie vient de Méchanceté. Méchanceté est de deux sortes :
dureté de cœur et opposition à vérité. « Certes Envie est le pire des péchés, car tandis que
tous les autres péchés combattent une vertu particulière, Envie les combat toutes. » Envie
peut être le chagrin que cause la prospérité d’autrui ou la joie éprouvée an malheur
d’autrui, ce qui fait ressembler l’homme au Diable son père, qui se délecte toujours du
malheur des hommes. Envie engendre Médisance dont voici un exemple : « Quelques-uns
font l’éloge de leur voisin avec mauvaise intention, faisant toujours un mais en terminant
qui est digne de plus de blâme que ne vaut tout l’éloge ». Il y a cinq manières de
Médisance. Après viennent Murmures fréquents parmi les serviteurs « qui, n’osant résister
ouvertement aux commandements du seigneur, disent du mal de lui, le dénigrant, et
murmurent par dépit », puis Aigreur de cœur, Discorde, Mépris, Accusations, Malignité.
L’amour de Dieu et du prochain est le remède de ce péché. « Le prochain, il faut le
considérer comme un frère, puisque tous les hommes ont mêmes parents selon la chair, à
savoir Adam et Ève, et même père spirituel, c’est-à-dire Notre Père céleste. » Fais à autrui
ce que tu voudras qu’il te soit fait. Ne fais tort à ton prochain, ni en sa personne, ni en ses
biens, ni en son âme, en le séduisant par de mauvais exemples. Ne convoite ni sa femme
ni chose qui lui appartienne. Aime ton ennemi. Quand il dit du mal de toi, prie pour lui ;
quand il te fait du tort, donne lui des preuves de bonté : Jésus-Christ n’est-il pas mort pour
ses ennemis ? « Comme le Diable est confondu par Humilité, ainsi est-il blessé à mort par
notre amour pour notre ennemi. Certes Amour est la médecine qui purge le cœur de
l’homme du venin d’Envie. »
De Ira.
Colère suit Envie, car quiconque envie son prochain, trouve sans peine matière à colère
contre lui. Saint Augustin définit la colère la volonté de se venger par des paroles ou des
actes. Il y a « deux manières de Ire : l’une est juste, l’autre est mauvaise ». La juste colère
est sans rancune, ce sont les méfaits des hommes, non les hommes eux-mêmes qui la
provoquent. Il y a deux mauvaises colères : l’une soudaine, l’autre calculée ; l’une est
vénielle, l’autre mortelle. « Colère est agréable au diable, car elle est la fournaise du
diable, qu’échauffe le feu d’Enfer. De même que nul élément n’est plus puissant que le feu
pour détruire les choses terrestres, ainsi Colère est puissante pour détruire toutes choses
spirituelles. Voyez comme ce feu de braise, presque mort sous la cendre, se réveillera au
contact du soufre ; ainsi Colère se réveillera, si elle est touchée par Orgueil qui sommeille
au fond du cœur humain. » Rancune nourrit et entretient Colère. « Il y a une espèce
d’arbre, selon saint Isidore, qui, si les hommes en font du feu et en couvrent la flamme
avec de la cendre, le feu en durera un an et plus. » Il en est ainsi de la rancune. De Ire sont
engendrés Haine, Discorde, Guerre, Homicide. Homicide est spirituel ou matériel. Il y a
six sortes d’homicide spirituel : homicide par haine, médisance, mauvais conseil, non
paiement de gages, usure, refus de faire aumône ; et quatre sortes d’homicide matériel :
par jugement, nécessité, imprudence, luxure. Autres péchés sont engendrés par Ire : ce
sont jurons, parjures, conjurations de démons : « Que dire, en effet, de ceux qui croient
aux divinations tirées du vol des oiseaux, des sorts, des rêves, d’une porte qui crie, d’un
rat qui ronge, ou autres sottises pareilles ». Mais il faut en venir aux tromperies, que
facilitent les mensonges et la flatterie. Doit-on parler des malédictions, des reproches, des
mépris du cœur courroucé ? Colère inspire les mauvais conseils du traître, encourage
l’homme à semer la discorde parmi ses semblables, à proférer des menaces et de vaines
paroles, à prolonger les discussions, à prodiguer les moqueries.
Le remède est cette vertu qu’on appelle Mansuétude ou Bénignité. Patience est une autre
vertu dont il existe quatre variétés qui aident respectivement à souffrir les mauvaises
paroles, le tort matériel, le mal physique, le travail excessif. « Un jour un philosophe,
voulant châtier son disciple, chercha un bâton, et quand l’enfant vit le bâton, il dit à son
maître : Que pensez-vous faire ? — Je veux te frapper, dit le maître, afin de t’amender. —
En vérité, s’écria l’enfant, vous devriez commencer par vous amender vous-même, qui
avez perdu toute votre patience pour une faute d’enfant. — En vérité, s’écria le maître tout
en larmes, tu dis vrai ; prends moi le bâton et châtie-moi pour mon impatience. » De
Patience vient Obéissance qui est parfaite, quand un homme fait tout ce qu’il doit faire.
De Aggidia.
Si Envie aveugle le cœur de l’homme et si Colère le trouble, Paresse l’alourdit. C’est un
péché mortel, car le Livre dit : Maudit soit celui qui fait le service de Dieu négligemment.
En quelque état que se trouve l’homme, Paresse est son ennemi. « Dans l’état d’innocence,
il doit travailler à glorifier et adorer Dieu ; dans l’état de péché, à prier pour son
amendement ; dans l’état de grâce, il est tenu d’accomplir les œuvres de pénitence. » Or
Paresse ne souffre ni peine ni pénitence. Pour combattre ce péché l’homme doit s’habituer
à accomplir de bonnes œuvres. « Le travail, dit saint Bernard, donne à l’ouvrier des bras
forts et des muscles durs, Paresse l’affaiblit et l’énerve. » Puis vient Désespoir engendré
par une douleur ou une crainte excessives. Celui qui désespère n’hésite devant aucun
péché, témoin Judas. Que ne songe-t-il à la miséricorde divine dont tout pécheur repentant
peut-être l’objet, au fils prodigue, au bon larron sur la croix ? Somnolence vient ensuite
qui engourdit le corps et l’âme, et Négligence, « nourrice de tout mal comme Ignorance en
est la mère », et Tarditas qui éloigne l’homme de Dieu, et Tristicia qui cause la mort de
l’âme.
La vertu appelée Fortitudo est le remède à employer contre ce péché. « Elle est en diverses
sortes : Magnanimité, c’est-à-dire grand courage, Magnificence, quand un homme achève
les grandes œuvres de bien qu’il a commencées, Constance ou stabilité de courage. » Il y a
d’autres remèdes à ce péché dans diverses œuvres, dans la méditation sur les peines
éternelles et les joies du Paradis, dans la foi en la grâce du Saint-Esprit.
De Avaricia.
Avarice, d’après saint Augustin, est concupiscence du cœur pour les biens de la terre. Il
faut distinguer Avarice et Convoitise, « Convoitise c’est convoiter ce que tu n’as pas,
Avarice c’est garder ce que tu as, sans en avoir besoin ». « Quelle différence y a-t-il entre
un idolâtre et un avare fors que l’idolâtre par aventure n’a qu’une idole ou deux, et l’avare
en a plusieurs ? Car tous les florins de son coffre sont des idoles pour lui. » De convoitise
vient rapine des seigneurs, lesquels prétendent que c’est justice d’écorcher leurs pauvres
hommes par tailles et coutumes excessives, disant que le serf n’a aucun bien temporel qui
n’appartienne à son seigneur. Or le servage n’est point prescrit par la nature, il est
seulement la punition d’une faute. « Les seigneurs ne se doivent mie glorifier de leurs
seigneuries puisque dans leur condition naturelle ils ne sont pas seigneurs de serfs. Pensez
que de cette semence dont serfs sont nés, sont aussi nés seigneurs. Serf peut être sauvé
aussi bien que seigneur. La même mort qui prend esclave, prend seigneur. Adonc je dis :
agis avec ton serf comme voudrais que ton seigneur fit avec toi, si tu étais dans telle triste
condition. Tout pécheur est serf envers péché. » Que dire de ceux qui dépouillent et pillent
l’Église ? L’épée donnée au chevalier signifie qu’il doit défendre la Sainte Église, non la
voler, et celui qui ainsi fait, est traître envers Christ. Puis vient Losengerie (flatterie,
duperie) entre marchands, car commerce est de deux façons, l’un est honnête, enjoint par
Dieu, l’autre fait de parjures et mensonges. Simonie est « commerce spirituel deshonnête,
c’est-à-dire désir d’acquérir ce qui concerne le sanctuaire de Dieu et la cure des âmes. Par
Simonie les voleurs sont introduits dans l’Église pour voler les âmes de Jésus-Christ et
détruire son patrimoine. C’est chasser l’élu de Dieu et mettre à sa place l’enfant du Diable.
» Puis viennent le jeu, les faux témoignages qui permettent de dépouiller autrui, le vol
spirituel ou sacrilège.
Miséricorde et pitié sont les remèdes d’Avarice. 11 faut imiter Notre Seigneur qui nous fit
don de sa personne. Un autre remède est dépense raisonnable, et ici, il faut rendre grâces
pour les biens qu’on possède et se souvenir qu’on ne sait ni quand ni comment l’on
mourra, et en donnant, se garder de la prodigalité. « Qui dépense mal à propos, il est
comme un cheval qui cherche à boire de l’eau troublée au lieu de boire l’eau de la claire
fontaine. »
De Gula.
Gloutonnerie est un appétit démesuré pour manger et boire. C’est le péché qui a corrompu
le monde comme on le voit au péché d’Adam et d’Ève. Celui qui y succombe ne peut
résister à nul autre. Ce péché est de plusieurs sortes : Ivrognerie est la sépulture de la
raison humaine ; quand un homme est ivre, il perd la raison et c’est péché mortel ;
pourtant si un homme n’est pas habitué aux boissons fortes ou ne connaît pas la force de la
boisson, ou a trop peiné, et se laisse surprendre par la boisson, le péché est véniel. «
Ivrognerie cause dérangement d’esprit et perte de mémoire. Excès de viandes amène
corruption des humeurs corporelles. » Saint Grégoire distingue autrement les branches de
ce péché : « La première est manger devant heure, la seconde est rechercher viande et
boisson délicates, la troisième est manger outre mesure, la quatrième est curiosité à cuire
et appareiller les viandes, la cinquième est manger gloutonnement. Ce sont là les cinq
doigts de la main du diable, au moyen desquels il attire les hommes au péché. »
Abstinence est le remède de Gloutonnerie, dit Galien ; mais il n’est point méritoire de la
pratiquer seulement pour la santé du corps. Saint Augustin veut qu’elle soit accompagnée
de patience. Autres remèdes sont Attempérance, Honte, Sobriété, Économie.
De Luxuria
Après Gloutonnerie vient Luxure, car ces deux péchés sont cousins. « Ce péché est chose
déplaisante pour Dieu qui a dit : Ne forniquez point. » Aussi, dans les anciennes lois, a-t-il
prescrit des peines sévères contre ce péché. Une femme esclave coupable de ce péché
mourait sous le bâton, une femme de naissance noble était lapidée, une fille d’évêque
brûlée. Parlons d’abord d’Adultère qui sera puni en Enfer par feu et soufre. Ce péché
moult grief perd l’âme, consume le corps, dissipe les biens. Il enlève à l’homme et à la
femme leur bonne renommée et tout leur honneur. « C’est l’autre main du diable avec ses
cinq doigts pour entraîner le peuple à vilenie : le premier doigt est fol regard, le second
faux attouchements, car quiconque touche femme prend dans ses doigts serpent qui mord
ou poix qui tache, le tiers est paroles sales semblables à feu qui dévore le cœur, le quart est
baisers : en vérité insensé est celui qui approche les lèvres d’une fournaise, même en
légitime mariage, car on peut se tuer avec son propre couteau ou s’enivrer en buvant à sa
tonne. Le cinquième doigt est le péché puant de Paillardise. Certes, les cinq doigts de
Gloutonnerie, le diable les met dans le ventre de l’homme, et des cinq doigts de Paillardise
il le saisit par les reins et le précipite dans la fournaise d’Enfer, où il souffrira
éternellement par le feu et le ver rongeur, et il y aura des pleurs et des gémissements,
extrême faim et soif, et l’horreur des diables qui le fouleront aux pieds, sans répit et sans
fin. » Luxure est de différentes sortes, comme fornication entre personnes qui n’ont nul
lien de mariage, défloration de vierge, adultère ; et bien qu’adultère ait été mentionné, il
est bon d’y revenir. Adultère est un vol, c’est violation d’un sacrement, le coupable peut
sans le savoir avoir commerce avec une parente. Que dire aussi des folles femmes qui
pour un peu de gain s’abandonnent à péché, quelquefois au profit du mari. Adultère est
Homicide, puisqu’il sépare ceux dont Dieu a fait une seule chair. Néanmoins par la loi de
Jésus-Christ qui est loi de pitié, le pardon de cet énorme péché est accordé après
pénitence, ainsi que Jésus-Christ le dit à la femme prise en adultère et qui devait être
lapidée selon la loi des Juifs : Va, lui dit Notre Seigneur, et n’aie plus volonté de pécher,
ou bien veuille ne plus commettre péché. Il y a d’autres variétés encore à ce péché : quand
les coupables sont hommes de religion, démons et non anges de lumière, fils d’Hélie et
enfants de Bélial, car certes un mauvais prêtre suffit pour corrompre toute une paroisse,
comme un taureau lâché est assez pour toute une ville ; le mariage aussi peut devenir
adultère quand ce sacrement n’est pas traité honnêtement ni gardé en grande révérence ou
quand le mari et la femme sont parents à un certain degré ; adultère enfin est ce péché
abominable que à grande peine peut-on nommer. « Ce péché déplaît tant à Dieu qu’il en fit
pleuvoir feu ardent et soufre sur la cité de Sodome et de Gomorrhe et en fondit cinq cités
en abîmes. » Adonc les hommes doivent se comporter sagement sans quoi ils peuvent très
grièvement pécher.
Chasteté et Continence sont les remèdes de Luxure. Chasteté est de deux façons, dans le
mariage et dans le veuvage. Mariage est union légitime de l’homme et de la femme
lesquels reçoivent par la vertu du sacrement le lien qui ne peut être séparé pendant toute la
vie, c’est-à-dire pendant qu’ils vivent tous deux. Afin de sanctifier le mariage, Dieu assista
a des noces où il changea l’eau en vin. Mariage efface fornication et réunit les cœurs aussi
bien que la chair de ceux qui sont mari et femme. Tel est vrai mariage. L’homme se doit
comporter avec sa femme en patience et respect : ce n’est point du chef d’Adam que Dieu
tira la femme, pour qu’elle eût empire sur lui, ni de son pied pour qu’elle fût outre mesure
abaissée, mais de la côte d’Adam, afin qu’elle fût sa compagne. La femme doit obéir au
mari, le servir honnêtement, être de mise modeste, avoir de la mesure et de la retenue dans
ses propos et sa conduite, enfin lui garder la foi comme il la lui garde. Car mariage a trois
fins, avoir lignée, se faire réciproquement don de son corps, éviter paillardise. — Chasteté
est aussi dans le veuvage. Veuves doivent être nettes de cœur aussi bien que de corps et de
pensée, modestes en leur mise, sobres dans le boire et le manger, en paroles et en actes. —
Rester vierge est tierce façon d’être chaste. Virginité mérite les louanges de ce monde, elle
rapproche des martyrs, elle a en soi ce que lèvres ne peuvent dire ni cœur concevoir. —
Autres remèdes sont de fuir les excès de table, et les mauvaises compagnies et qu’aucun
homme ne se fie à sa propre perfection à moins d’être plus fort que Samson, plus saint que
David, plus sage que Salomon.
Maintenant, après avoir énuméré les sept péchés capitaux, quelques-unes de leurs
branches et leurs remèdes, je voudrais, si je le pouvais, vous parler des dix
commandements ; mais une si haute doctrine, je la laisse aux théologiens. Néanmoins
qu’il plaise à Dieu qu’on ait été touché par ce traité, tous jusqu’au dernier.
[Ici le prédicateur revient à son sujet par une transition assez maladroite, laissant
soupçonner l’interpolation].
De Confessione.
Or, comme la seconde partie de Pénitence consiste en Confession des lèvres, ainsi qu’il a
été dit au premier chapitre, je dis, selon saint Augustin, que péché est toute parole, tout
acte, toute intention contraire à la loi de Jésus-Christ, c’est-à-dire pécher par le cœur, les
lèvres, en fait, par les cinq sens. Il faut considérer qui tu es qui commets le péché, si tu es
homme ou femme, jeune ou vieux, noble ou serf, affranchi ou esclave, en bonne santé ou
malade, marié ou célibataire, dans les ordres ou non, sage ou fol, clerc ou séculier. Autre
circonstance est si le péché a été commis par fornication, adultère ou inceste ; si c’est un
homicide, un horrible grand péché ou un petit, et combien de temps le péché s’est
prolongé. Autre considération est le lieu où l’on a péché, quels en furent les complices, le
nombre de fois qu’on a failli, par suite de quelles tentations et en quelle manière.
L’homme et la femme, chacun de son côté, diront tout ouvertement, afin que le prêtre, qui
est un juge, prononce son arrêt en connaissance de cause, après contrition du pécheur. —
Pour que Confession soit profitable, il faut quatre conditions ; premier elle doit être faite
dans l’amertume et le chagrin du cœur ; laquelle condition a cinq signes : honte, humilité,
larmes, désir de parler malgré honte ressentie, obéissance à la pénitence imposée, chacun
desquels signes se voit dans la confession du publicain, de saint Pierre et de Madeleine.
Une autre condition à Confession est qu’elle soit faite rapidement, de peur de mort subite.
Néanmoins il n’y faut pas mettre de la précipitation puisque la récapitulation des péchés
exige quelque réflexion. Autres conditions sont les suivantes : Confession doit être faite
librement, un prêtre régulièrement ordonné doit la recevoir, elle ne doit renfermer aucun
mensonge, enfin elle doit être fréquente. « Une fois l’an au moins, car certes une fois l’an
toutes choses sont renouvelées. »
Troisième et dernier point. — La troisième partie de Pénitence est satisfaction qui consiste
en aumône et en peines corporelles. Aumônes sont de trois sortes : contrition de cœur,
quand l’homme fait offrande de soi à Dieu ; compassion pour autrui ; don de bons conseils
spirituels et temporels. L’homme en effet a besoin de nourriture, de vêtements, de refuge,
de conseils charitables, de visites quand il est en prison ou malade, d’une sépulture après
sa mort. Telles sont aumônes et tu en ouïras parler au jour du jugement. Ces aumônes tu
les feras selon tes capacités et en t’en cachant. — Peines corporelles sont prières, veilles,
jeûnes, enseignement d’oraisons. La prime oraison est le Paternoster, en lequel Jésus a
compris la plupart des choses ; en trois choses est cette oraison privilégiée : Jésus-Christ la
fit, elle est courte et facile à retenir, elle renferme en soi toutes les autres. Celte prière il la
faut dire avec foi, en honnêteté et charité. Après il faut veiller, car veillez, a dit Jésus-
Christ, et priez de peur de tomber dans la tentation. Ensuite jeûner, or jeûnes sont de trois
sortes, selon que l’homme s’abstient de viandes, de réjouissances, de péchés.
Enseignement ou discipline consiste à donner l’exemple par la parole, l’écrit, la conduite ;
à porter le cilice, à se frapper la poitrine, se flageller, rester à genoux, supporter grandes et
pitoyables tribulations. Quatre choses troublent Pénitence : peur, honte, espoir,
désespérance ; peur de la souffrance ; honte de réciter ses péchés ; espoir de vivre
longtemps et de mériter la pitié du Christ ; désespérance de la miséricorde divine et de son
propre amendement.
Péroraison. — Ainsi pourra-t-on comprendre quel est le fruit de Pénitence, à savoir, selon
la parole de Jésus-Christ, l’éternelle béatitude du ciel ; là, joie n’a ni contrariété de
malheur ni chagrin ; là, c’en est fini de tous les maux de la présente vie ; là, le corps de
l’homme, naguère ord et noir, est plus brillant que le soleil ; là, le corps, naguère maladif,
frêle et faible et mortel, est immortel et si fort et si sain que rien ne pourra lui nuire ; là,
n’est ni soif, ni faim, ni froid, ainsi chaque âme est portée à la perfection par la vue et la
connaissance de Dieu. Ce règne de béatitude, les hommes peuvent l’acquérir par la
pauvreté en esprit, cette gloire par l’humilité ; cette abondance de joie par la faim et la soif
; et le reste par l’excès de leur labeur ; et la vie par la mort et la mortification du péché.
« Maintenant je prie tous ceux qui entendent lire ce petit traité ou le lisent, s’il renferme
quelque chose qui leur plaise, d’en remercier Notre Seigneur Jésus-Christ, dont procèdent
toute intelligence et toute bonté, Et si le traité renferme quelque chose qui leur déplaise, je
les prie aussi de l’attribuer à la faute de mon ignorance, et non à ma volonté, laquelle
aurait bien volontiers dit mieux si j’avais eu science. Car notre livre dit : tout ce qui est
écrit est écrit pour nous instruire, et telle est mon intention. Or donc je vous supplie
humblement au nom de Dieu miséricordieux, de prier pour moi, afin que Christ ait
miséricorde et me pardonne mes péchés et, nommément, mes traductions et éditions de
vanités terrestres, lesquelles je répudie dans mes rétractations : telles sont le livre de
Troilus, le livre de Renommée, le livre des Dix-neuf Dames ; le livre de la Duchesse ; le
livre de la Saint-Valentin du Parlement des Oiseaux ; les Contes de Canterbury, pour
autant qu’ils induisent en péché ; le livre du Lion, et maints autres livres si je me les
rappelais, et maint chant et maint lai luxurieux, que Christ, dans sa grande miséricorde,
m’en pardonne le péché ! Mais pour la traduction de Boëce de Consolatione et autres
livres de légendes des Saints, d’homélies, moralité et dévotion, j’en remercie Notre
Seigneur Jésus-Christ et sa mère bienheureuse et tous les saints du ciel, les suppliant
dorénavant et jusqu’à la fin de ma vie, de m’envoyer la grâce de pleurer mes péchés et de
m’appliquer au salut de mon âme : et de m’accorder la grâce de faire vraie pénitence,
confession et satisfaction en cette présente vie ; par la bienveillante grâce de Celui qui est
roi des rois, prêtre dessus tous prêtres, qui nous racheta du précieux sang de son cœur ;
afin que je sois l’un de ceux qui au jour du jugement seront sauvés : qui cum patre,
etc[772]. »
Ci finit le livre des Contes de Canterbury, compilé par Geoffroy Chaucer, de l’âme duquel
puisse Jésus-Christ avoir miséricorde. Amen.
TABLE DES MATIÈRES
AVERTISSEMENT
INTRODUCTION
Groupe A.
LE PROLOGUE
CONTE DU CHEVALIER
Prologue du Conte du Meunier
CONTE DU MEUNIER
Prologue du Conte de l’Intendant
CONTE DE L’INTENDANT
Prologue du Conte du Cuisinier
CONTE DU CUISINIER
Groupe B.
Introduction au Prologue de l’Homme de Loi
Prologue du Conte de l’Homme de Loi
CONTE DE L’HOMME DE LOI
Prologue du Marinier
CONTE DU MARINIER
Prologue de la Prieure et du Conte de la Prieure
CONTE DE LA PRIEURE
Prologue de Sire Topaze
CONTE DE CHAUCER SUR SIRE TOPAZE
Prologue du Mellibée
CONTE DE CHAUCER SUR MELLIBÉE
Prologue du Moine
CONTE DU MOINE
Prologue du Conte du Prêtre de Nonnains
CONTE DU PRÊTRE DE NONNAINS
Épilogue du Conte du Prêtre de Nonnains
Groupe C.
CONTE DU MÉDECIN
Paroles de l’Hôte au Médecin et au Pardonneur
Prologue du Conte du Pardonneur
CONTE DU PARDONNEUR
Groupe D.
Prologue de la Femme de Bath
CONTE DE LA FEMME DE BATH
Prologue du Frère
CONTE DU FRÈRE
Prologue du Semoneur
CONTE DU SEMONEUR
Groupe E.
Prologue du Clerc
CONTE DU CLERC
Prologue du Marchand
CONTE DU MARCHAND
Épilogue du Conte du Marchand
Groupe F.
Prologue de l’Écuyer
CONTE DE L’ÉCUYER
Paroles du Franklin à l’Écuyer et de l’Hôte au Franklin
Prologue du Conte du Franklin
CONTE DU FRANKLIN
Groupe G.
Prologue du Conte de la Seconde Nonne
CONTE DE LA SECONDE NONNE
Prologue du Conte du Valet du Chanoine
CONTE DU VALET DU CHANOINE
Groupe H.
Prologue du Conte du Manciple
CONTE DU MANCIPLE
Groupe I.
Prologue du Conte du Curé
CONTE DU CURÉ
Corrections et additions
Notes
1 Aller ↑ Je dis le Prêtre et non les trois Prêtres. Voir la note du vers 164, p. 525.
2 Aller ↑ Le soleil entre dans la constellation du Bélier en mars, et la quitte vers le milieu
d’avril. « Sa demi-course » veut donc dire : la seconde moitié de sa course. La date des
faits racontés par le Prologue peut être fixée approximativement aux 16 et 17 avril 1387.
3 Aller ↑ Les « paumiers » se distinguaient des pèlerins ordinaires en ce qu’ils allaient
jusqu’à Jérusalem, ou du moins jusqu’à Rome ; ils rapportaient de leur voyage une
branche de palmier ; d’où leur nom.
4 Aller ↑ Thomas Becket, archevêque de Canterbury, assassiné dans sa cathédrale en 1172.
Sa tombe était le lieu de pèlerinage le plus fréquenté d’Angleterre.
5 Aller ↑ Southwark est un faubourg du vieux Londres, au sud de la Tamise, à la tête de la
route du Kent, qui mène à Canterbury — Le « tabard » était une cotte d’armes à manches
courtes, portée surtout par les hérauts. Au vers 541, le mot désigne une blouse* de paysan.
6 Aller ↑ Par Pierre de Lusignan, roi de Chypre, en 1365.
7 Aller ↑ Chez les chevaliers de l’ordre Teutonique.
8 Aller ↑ Prise au roi Maure de Grenade en 1344.
9 Aller ↑ Belmarie et Tramissène (Benmarin et Tremezen) étaient de petits royaumes
maures du Maghreb.
10 Aller ↑ Villes d’Asie Mineure, prises par Pierre de Lusignan.
11 Aller ↑ La Méditerranée.
12 Aller ↑ Principauté d’Anatolie, restée chrétienne après la conquête turque.
13 Aller ↑ Au vieux sens du mot : veste ou casaque.
14 Aller ↑ Dans un appareil à friser par la pression.
15 Aller ↑ Ce mot oscille à l’époque de Chaucer entre les sens de : serviteur attaché à la
personne d’un maître, et de : suivant militaire, archer. C’est le second sens qui domine ici.
16 Aller ↑ Une image de saint Christophe, qui conjurait le mauvais sort.
Aller ↑ Couvent de Bénédictines, près de Londres. On y parlait l’« Anglo-Normand »,
comme à la cour et dans la haute société d’Angleterre.
Aller ↑ Nom donné aux délégués ecclésiastiques qui surveillaient et inspectaient les
manoirs et terres appartenant aux couvents. Nous risquons la traduction du mot latin, «
exequitator » ; Chaucer emploie le nom germanique, « outrider ».
Aller ↑ Saint Augustin, dont les écrits fournirent la matière des Canons qui portent son
nom.
Aller ↑ Fourrure grise très recherchée.
Aller ↑ Nœud compliqué avec boucles.
Aller ↑ Frère mendiant auquel était assigné un certain territoire pour l’exercice de sa
profession.
Aller ↑ Dominicains, Franciscains, Carmes et Augustins.
Aller ↑ Après en avoir fait ses maîtresses.
Aller ↑ Riches fermiers, petits gentilshommes de campagne.
Aller ↑ Professionnel des combats judiciaires.
Aller ↑ Ces deux vers ne se trouvent que dans un manuscrit.
Aller ↑ Début de l’Évangile selon saint Jean (In principio erat Verbum), fréquemment cité
par les moines mendiants.
Aller ↑ Le produit de sa mendicité.
Aller ↑ Jours réservés pour le règlement pacifique des querelles par des arbitres, le plus
souvent ecclésiastiques.
Aller ↑ Port et estuaire de Hollande, où se faisait un commerce actif de laine.
Aller ↑ Étudiant de l’Université, se destinant à la prêtrise.
Aller ↑ Le « philosophe » était aussi d’ordinaire un « alchimiste ».
Aller ↑ Au porche de l’église de Saint-Paul, où se réunissaient les gens de loi.
Aller ↑ Personne ne s’entendait comme lui aux transmissions de biens ; il savait délier
toute propriété des charges ou substitutions qui pouvaient y être attachées ; et ses actes en
ce genre n’étaient jamais contestables pour vices de forme.
Aller ↑ Ornements attachés au tissu de la ceinture et le plus souvent en forme de barres ou
de clous.
Aller ↑ Voir plus haut la note du vers 215.
Aller ↑ Du vin où trempaient des morceaux de pain.
Aller ↑ Saint Julien avait le mérite particulier de procurer bon souper et bon gite à ses
fidèles.
Aller ↑ Par opposition avec les tables mobiles, supportées par des tréteaux.
Aller ↑ Représentant au Parlement de l’ensemble d’an comté.
Aller ↑ 1. Gouverneur de comté.
Aller ↑ Ce vieux mot signifie : vérificateur des comptes ; il répond exactement au texte : «
countour ».
Aller ↑ Vassal qui ne recevait pas l’investiture du roi, mais d’un autre vassal.
Aller ↑ Ornement placé vers la pointe du fourreau.
Aller ↑ Le sens parait être : comme les gaines de leurs couteaux, leurs ceintures et leurs
bourses n’étaient ornées que d’argent.
Aller ↑ Président d’une corporation.
Aller ↑ Les femmes des principaux bourgeois faisaient porter leurs manteaux, en
cérémonie, aux réunions joyeuses des paroissiens la veille des fêtes.
Aller ↑ Poudre piquante employée comme assaisonnement.
Aller ↑ Sorte de soupe épaisse à la viande ou au poisson.
Aller ↑ Il le jetait par-dessus bord.
Aller ↑ Marquées par les astres.
Aller ↑ C’est la croyance sur laquelle est fondé l’envoûtement.
Aller ↑ Ces noms de médecins ont en français, comme dans l’anglais de Chaucer, une
forme parfois très différente de l’original.
Aller ↑ Étoffe de soie mince et riche.
Aller ↑ Les fidèles allaient eux-mêmes porter à l’officiant leurs offrandes de pain et de vin.
Aller ↑ Le prêtre unissait les époux au porche de l’église, et allait ensuite à l’autel célébrer
la messe de mariage.
Aller ↑ Les dents séparées par un intervalle étaient un signe de chance heureuse dans les
voyages.
Aller ↑ Les fidèles qui ne payaient point leurs dîmes.
Aller ↑ Les ressources qu’il tirait des offrandes.
Aller ↑ Le sens précis du texte (spyced conscience) est : conscience analogue à celle d’un
magistrat qui se donne des aire d’autant plus scrupuleux et méticuleux qu’il a déjà reçu
des épices d’une des parties.
Aller ↑ Voir note 1, page 2.
Aller ↑ Prix ordinaire des concours de force à la lutte.
Aller ↑ Sorte de bouffon qui égayait les repas des gens riches par des vers plaisants, des
propos satiriques et des grossièretés.
Aller ↑ C’est-à-dire : et pourtant c’était un honnête meunier. — Le pouce des meuniers
acquiert un tact spécial par le toucher des grains. De là le proverbe satirique à double
entente : Un meunier honnête a un pouce d’or (il fait admirablement ses affaires).
Aller ↑ Personne chargée d’acheter en gros les provisions pour un collège, une
communauté.
Aller ↑ Sorte de collège juridique, de communauté ouverte formée par les gens de loi.
Aller ↑ Contrôleur chargé de l’épuration des comptes.
Aller ↑ Somnour ou semoneur, sorte d’huissier ou d’appariteur ecclésiastique employé
pour appeler les coupables devant les juridictions d’Église.
Aller ↑ Abréviation familière de Walter.
Aller ↑ Formule juridique très commune, signifiant : la question est, quelle est la loi ? (sur
le point en cause).
Aller ↑ Premier mot de la formule ordinaire des excommunications.
Aller ↑ Ces enseignes étaient souvent faites de cercles entre-croisés et ornés de fleurs ou
de rubans.
Aller ↑ Marchand d’indulgences ou « pardons ».
Aller ↑ L’hôpital de ce nom, à Londres, dépendait du Prieuré de Roncevaux en Navarre.
Aller ↑ Une Sainte-Face en miniature.
Aller ↑ Du nord au sud de l’Angleterre.
Aller ↑ Notre hôte, c’est-à-dire l’hôtelier du Tabard.
Aller ↑ Rue habitée par la grosse bourgeoisie commerçante, dans la cité. Southwark où se
trouvait le « Tabard », n’était qu’un faubourg.
Aller ↑ Endroit connu des pèlerins, sur la route de Canterbury.
Aller ↑ Si les intentions du lendemain s’accordent avec celles de la veille.
Aller ↑ « Les vieilles histoires » auxquelles Chaucer se réfère sont la Thébaïde de Stace
dont il traduit directement quelques vers, et surtout la Teseide de Boccace. D’après un
fragment qui a été conservé sous le titre d’Anelida et Arcite, il semble que Chaucer eût
d’abord composé une imitation fidèle du poème italien, rendant en stances les stances de
l’original. Il remania cette ébauche pour en faire son conte du chevalier, écrit en distiques.
Il transposa le mode lyrique en ton narratif, résuma en quelques vers les aventures de
Thésée qui n’intéressaient pas l’histoire des amours de Palamon et d’Arcite (d’où les
excuses réitérées qu’il fait au début pour passer outre), et réduisit le tout au roman
d’amour qui a son héroïne en Émilie. Du conte de Chaucer Shakespeare et Fletcher ont
tiré leur pièce des Deux nobles cousins (The two noble Kinsmen).
Aller ↑ Féminie était le nom jadis fréquemment donné au royaume des Amazones, qui
avaient pour reine Hippolyte.
Aller ↑ Capanée, l’un des sept chefs qui vinrent mettre le siège devant Thèbes. Sa femme
s’appelait Évadné.
Aller ↑ Le champ, c’est-à-dire le fond (de la bannière) ; terme de blason.
Aller ↑ Aspect, terme d’astrologie, qui désigne la distance angulaire de deux planètes.
Aller ↑ Par amour, en français dans le texte.
Aller ↑ « Le vieux clerc » est Boèce, De Consolalione Philosophiæ, lib. 3, met. 12 :
Aller ↑ Les vieux livres ; entendez ici Le Roman de la Rose, v. 8186, où Chaucer a trouvé
cet incident.
Aller ↑ La locution anglaise plus récente est « ivre comme un rat ».
Aller ↑ Locution curieuse qu’on trouve dans Chaucer sous diverses formes : pâle comme
buis (box), pâle comme bois de buis (box-tree, box-wood).
Aller ↑ Le Vendredi, c’est-à-dire le jour de Vénus
Aller ↑ Seul et sans compagnon. L’anglais dit « allone as he was born ». C’est une
expression qui paraît avoir été courante (cf. le conte de la Bourgeoise de Bath, v. 29). Elle
nous semble une extension de « naked as he was born », i. e. nu comme au jour de sa
naissance.
Aller ↑ Boccace emploie la même épithère au commencement de la Teseide, I, 3, O Marte
rubicondo. Elle est amenée par la couleur rouge de la planète
Aller ↑ C’est-à-dire se consoler de son mieux, avec quelque jeu puéril, de sa félicité
manquée.
Aller ↑ Les Thébains, c’est-à-dire Palamon et Arcite
Aller ↑ Oisiveté est le portier du jardin de Beauté (la rose) dans le Roman de la Rose
Aller ↑ Tenir champ parti, i. e. balancer la victoire.
Aller ↑ Plaintes armées, allusion probable aux soulèvements populaires sous Richard II
(Wat Tyler). Le peuple se plaint et prend les armes ; cf. v. 2459.
Aller ↑ Julius, i. e. Jules César.
Aller ↑ Noms de deux figures en géomancie.
Aller ↑ Ovide, Fastes, II, 153. Calistopée ou Callisto, compagne de Diane, métamorphosée
en la constellation de la Grande-Ourse.
Aller ↑ Arcas, fils de Callisto, la compagne de Diane, devient la constellation
d’Arctophylax ou Bootes.
Aller ↑ Dané, ou Daphné, aimée par Apollon. V. Ovide, Met., I, 450.
Aller ↑ Vert tiré de l’indigo par le mélange de la gaude (teinture jaune).
Aller ↑ Lucina, nom sous lequel Diane présidait à l’enfantement.
Aller ↑ C’est-à-dire deux heures avant le lever du soleil ce jour-là, à compter d’après la
règle donnée dans le vieux Kalendrier des Bergers (1500)
Aller ↑ 2. C’est-à-dire en quelque condition que je sois, en toute circonstance.
Aller ↑ Dans le système astrologique, le jour, du lever au coucher du soleil, et la nuit, du
coucher à son lever, étant divisés chacun en douze heures, il est clair que les heures du
jour et de la nuit n’étaient égales qu’aux équinoxes. Les heures attribuées aux planètes
avaient le même caractère d’inégalité. (Note de Tyrwhitt.)
Aller ↑ Cerrial, de cerre (cerreus), espèce de chêne au gland armé de piquants.
Aller ↑ I. e. dans la Thébaïde de Stace, où d’ailleurs il n’y a rien de pareil. (Note de
Skeat.)
Aller ↑ Diane est la déesse triformis : au ciel, la lune ; sur terre, Diane et Lucine ; en enfer,
Proserpine.
Aller ↑ Ovide raconte qu’Actéon fut changé en cerf dans la vallée de Gargaphie. C’est
sans doute ce nom qu’estropie ici Chaucer. (Métam., III, 156).
Aller ↑ Pour Belmarie, voir p. 3, n. 3.
Aller ↑ La médecine comptait trois vertus ou propriétés communiquées par l’âme au corps
: la vertu naturelle, la vertu vitale et la vertu animale. La vertu animale avait son siège
dans le cerveau et la vertu naturelle dans le foie. La vertu vitale siégeait dans le cœur.
Aller ↑ I.e. dans le texte de Boccace.
Aller ↑ Ce discours de Thésée est fait de trois passages de Boèce, lib. II, met. 8 ; lib. IV,
pr. 6 et lib. III, pr. 10.
Aller ↑ C’est-à-dire du ton de stentor que prenaient les acteurs quand ils jouaient
le rôle de Pilate dans les Mystères.
Aller ↑ L’intendant était aussi charpentier (voir plus haut, v. 614).
Aller ↑ On n’a pas encore découvert l’original du Conte du Meunier, mais il ne semble pas
que ce conte soit plus que les autres de l’invention de Chaucer. De fortes analogies se
rencontrent dans des nouvelles allemandes ou italiennes postérieures. La farce du déluge
se retrouve dans Nachtbüchlein de Valentin Schumann, 1559 (1er conte de la 1e partie,
histoire d’un marchand qui avait peur de la venue du dernier jour). La farce du baiser,
entre Absalon et Nicolas, figure dans la nouvelle 49 du recueil de Massuccio di Salerno
(vers 1410). De cette même farce il existe aussi diverses versions allemandes plus
modernes. Il n’est pas invraisemblable de supposer qu’il y ait à l’origine du Conte un ou
deux fabliaux français aujourd’hui perdus.
Aller ↑ Nom ancien de la zédoaire
Aller ↑ Jetons marqués de chiffres arabe qui lui servaient pour calculer
Aller ↑ Le noble était une pièce d’or de très belle frappe. La Monnaie était alors à la Tour
de Londres.
Aller ↑ Breuvage fabriqué au moyen de miel et de bière qu’on faisait fermenter ensemble
(N. E. D.).
Aller ↑ Littéralement : un œil de cochon, expression qui n’est que caressante en anglais.
Aller ↑ Le texte est obscur. Il semble que le meunier s’adresse tour à tour à deux des
pèlerins.
Aller ↑ Oseneye, faubourg d’Oxford où il y avait une abbaye de chanoines augustins.
Aller ↑ Tref ou travail, machine où on met les chevaux pour les ferrer.
Aller ↑ Les plumes grises de l’oie sauvage étaient alors fort employées pour les flèches et
les plumes à écrire.
Aller ↑ Vaciet, vieux nom de l’airelle ; couleur violette.
Aller ↑ C’est-à-dire le rôle d’Hérode dans la représentation des Mystères.
Aller ↑ C’est-à-dire se consoler comme il pourra.
Aller ↑ Il est naturel que le charpentier invoque cette sainte, attendu qu’il y avait à Oxford
un prieuré de Sainte-Frideswide.
Aller ↑ Le charpentier répète et embrouille une formule populaire d’exorcisme.
Aller ↑ Allusion à une scène comique des mystères, où la femme de Noé, incrédule et
revêche, refuse longtemps de monter dans l’arche.
Aller ↑ C’est-à-dire vers six heures du matin.
Aller ↑ Ce qui était signe de joie.
Aller ↑ Plante de l’Inde, aussi appelée grain de paradis.
Aller ↑ Herbe à Paris ou parisette (Paris quadrifolia). Le mot anglais a trewe love signifie
aussi un lacs d’amour.
Aller ↑ Alison semble faire ici usage des mots d’une chanson familière.
Aller ↑ Contraction de Benedicite.
Aller ↑ C’est-à-dire plus de fil à retordre.
Aller ↑ Noël pour Noé ; c’est le charpentier qui parle.
Aller ↑ C’est-à-dire qu’il n’eut le temps de rien faire, que sa chute fut l’affaire d’un
instant. Cette curieuse expression est littéralement prise au français.
Aller ↑ En français dans le texte.
Aller ↑ C’est l’hiver : le cheval n’est plus mis au vert, on le nourrit de fourrage
sec, à, l’écurie.
Aller ↑ Luc, VII, 32.
Aller ↑ C’est-à-dire sept heures et demie du matin.
Aller ↑ Ces « mots vilains », nous avons cru devoir les atténuer un peu.
Aller ↑ Chaucer a repris ici le sujet de deux fabliaux, De Gombert et des .II. clers et Le
Meunier et les .II. clers (A. de Montaiglon, Recueil général et complet des Fabliaux des
XIIIe et XIVe siècles, I, 238, V, 83), sujet repris également par Boccace dans son
Décaméron (nouvelle VI de la IXe journée), d’où La Fontaine, à son tour, a tiré le conte
du Berceau (IV, 202). Plusieurs éditeurs écrivent que le même sujet est traité dans les Cent
Nouvelles nouvelles (sans préciser davantage) et dans le Parangon des nouvelles (nouv.
30), mais nos recherches dans ces recueils ont été vaines. Il y a, dit Skeat, dans Hazlitt’s
Popular Poetry (III, 98), un conte intitulé A mery lest of the Mylner of Abyngton wilh his
Wife and his Daughter, and the two povre Scholers of Cambridge, qui serait tiré du conte
de Chaucer.
Aller ↑ Vieille forme de Cambridge.
Aller ↑ Diminutif de Simon.
Aller ↑ Vassal, aurait-on dit alors en France.
Aller ↑ Pièce d’étoffe qui tombait du chaperon.
Aller ↑ Son illégitimité.
Aller ↑ Dans le sens, qui semble inconnu en vieux français, d’officier chargé des
provisions de bouche.
Aller ↑ Maître ou président du collège. C’est du français du Nord.
Aller ↑ Le langage des clercs a des traits dialectaux du Nord. Comment conserver cet
élément de charme ? La Fontaine nous suggère ces jurons qui seuls, donnent quelque
couleur locale à ses Normands du conte des Troqueurs.
Aller ↑ Il est du Nord et jure par l’apôtre de Northumbrie.
Aller ↑ En français dans le texte.
Aller ↑ Lieu du Norfolk où il y avait un morceau de la vraie croix.
Aller ↑ Diminutif de Roger.
Aller ↑ Insinuation qu’il se trouvait des mouches dans la farce persillée de l’oie.
Aller ↑ Ce qu’un vieux fabliau exprime ainsi : « N’est si mal gas (gab, cf. gaber)
comme le voir (vrai) » A. de Monlaiglon, Fabliaux, VI, p. 96.
Aller ↑ Marchands de victuailles.
Aller ↑ Ou Pierrot le fringant.
Aller ↑ Le marché, aujourd’hui Cheapside, rue de Londres.
Aller ↑ « Et qu’il allât parfois en musique à Newgate » comprend Skeat, se basant sur ce
passage du Liber Albus : « Item, si ascun advoutoure soit enpesche,… soit amesne a
Newgate, et dilleoqes, ove mynstralcye, parmy Chepe, tanqes a le Tonelle sur Cornhulle,
illeoqes a demourrere a volunte dez Maire et Aidermans ».
Aller ↑ Rabatteur, selon Skeat ; compagnon de débauche, selon le N. E. D. Exemple
unique du mot louke.
Aller ↑ L’arc du jour artificiel est l’arc de cercle que parcourt le soleil de son lever a son
coucher.
Aller ↑ Il faut ici, comme l’aubergiste, tenir compte de la distance parcourue, sur le cercle
de l’horizon, par le soleil à partir du point où il s’est levé. Un quart de l’arc du jour
artificiel, à la date du 18 avril (soit le 26 d’après notre calendrier), correspond à 56 degrés
ou à 9 h. 20 du matin. D’autre part l’égalité de longueur de l’ombre et de l’arbre qui la
projette, en avril 1387, époque indiquée pour le pèlerinage, se produisit le 18 à 10 heures,
de sorte que l’expression « une demi-heure et plus » équivaut exactement à quarante
minutes, suivant le calcul du professeur Skeat.
Aller ↑ En français dans le texte.
Aller ↑ Dans son poème The Book of the Duchesse.
Aller ↑ Les légendes des Saintes de Cupidon forment l’ouvrage connu maintenant sous le
nom de La Légende des Femmes Vertueuses (The Legend of Good Women).
Aller ↑ Isiphile, i. e. Hypsophyle.
Aller ↑ Ladomée, i. e. Laodamie.
Aller ↑ L’histoire de Canacée comme celle d’Apollonius de Tyr est racontée dans la
Confessio Amantis (liv. III et VIII) par Gower dont Chaucer semble ici critiquer le choix.
Il insinue que lui-même, poète d’amour, ne se permet pas d’aussi abominables contes que
son rival, le pieux et moral Gower.
Aller ↑ C’est-à-dire à ces fausses Muses, à ces filles de Pierus qui disputèrent le prix aux
Muses et furent changées en pies. Voir Ovide, Métam., liv. V.
Aller ↑ L’homme de loi veut dire ou bien qu’il parle en prose par profession comme
Chaucer en vers, ou bien qu’il laisse au poète le soin de rimer son conte. Le premier sens
est le plus plausible, mais alors il faut admettre que Chaucer lui aurait d’abord réservé une
histoire en prose, comme le conte de Mélibée, puis lui aurait changé son conte sans avoir
le temps de remanier l’introduction.
Aller ↑ Ces trois strophes sont une paraphrase poétique d’un passage emprunté au traité du
Pape Innocent 111, De Contemptu Mundi, sive de Miseria Conditionis Humanae (liv. I, en.
xvi). Nous avons là sans doute des extraits d’un ouvrage perdu de Chaucer, cité dans le
premier prologue (vers 414) de la Legend of Good Women. Ce sont, comme en plusieurs
autres endroits du poème, des vers de jeunesse insérés tels quels par Chaucer, sans qu’il
eût le temps de les remanier ou de faire une soudure.
Aller ↑ Le double as était un coup de dés malheureux, tandis que le six-cinq était favorable
au joueur du jeu de « hasard ».
Aller ↑ Le Conte de l’Homme de Loi, que la naïveté du récit et la division en stances
permettent d’attribuer à la jeunesse du poète, est emprunté, comme le passage analogue de
Gower dans sa Confessio Amantis, liv. II, à la Vie de Constance narrée en français vers
1334 dans sa Chronique Anglo-normande par Nicholas Trivet, Dominicain anglais du xive
siècle. Certains motifs du conte, tels que la trahison de la seconde belle mère et le
stratagème du meurtrier d’Hermengilde, se retrouvent dans le Pecorone de Ser Giovanni
de Florence (1378) et dans la version anglaise des Gesta Romanorum. Chaucer suit
d’assez près le texte français de Nicholas Trivet, mais en condensant certaines parties et en
ajoutant des réflexions personnelles. Nous signalons en note les principales additions
faites par Chaucer. — On peut prendre l’histoire de Constance pour l’allégorie du
christianisme, des persécutions qu’il subit près des infidèles et des barbares, et de son
triomphe final.
Aller ↑ Il s’agit de l’empereur Tibère Constantin mort en 582. Il régna à Constantinople,
non à Rome. Chaucer commet un anachronisme en parlant de foi musulmane dans cette
partie de son récit (vers 224, etc.), puisque Mahomet est né en 570.
Aller ↑ Ces deux stances (vers 273-287) ont été ajoutées par Chaucer à l’original.
Aller ↑ Ces trois stances (vers 295-315) sont originales, sauf pour l’apostrophe au «
premier mobile » inspirée de Boèce.
Aller ↑ D’après le système de Ptolémée la terre était immobile au centre de l’univers.
Autour d’elle se mouvaient neuf sphères, celles des sept planètes (dont la lune et le soleil),
celles des étoiles fixes et la dernière ou primum mobile (la première en partant du dehors),
qui entraînait tout vers l’ouest en sens inverse de la marche du soleil dans le Zodiaque.
Aller ↑ Le seigneur est Mars qui règne dans le signe du Taureau. Les signes du Zodiaque,
du Capricorne aux Jumeaux compris, étaient dits obliques, comme faisant un angle plus
aigu que les autres dans leur ascension au-dessus de l’horizon. Au milieu se trouvaient les
signes obliques les plus néfastes, le Poisson et le Bélier. Mars avait deux maisons : le
Bélier et le Scorpion, et cette dernière demeure passait pour la plus sombre et la plus
désastreuse.
Aller ↑ Al tasir, « influence », en langue arabe, et, plus tard, « influence néfaste ».
Aller ↑ La lune se trouvait probablement en conjonction avec Mars dans le signe fatal du
Scorpion.
Aller ↑ Vers 360 et 370-371. Il y a ici une allusion à la tradition d’après laquelle le
Tentateur se présenta à Ève sous la forme d’un serpent avec un visage de femme.
Aller ↑ Ce passage, ainsi que les vers 771-177, 925-931 et 1134-1141, est imité du traité
d’Innocent III, De Contemptu Mundi. Cf. ci-dessus, vers 99.
Aller ↑ Ces deux stances (vers 449-462) ne sont pas prises dans Trivet, mais on trouve le
même sentiment dans plus d’une hymne latine, e. g. Crux fidelis de V. Fortunatus.
Aller ↑ Les cinq stances qui suivent (vers 470-504) sont originales.
Aller ↑ Par les clercs entendez Boèce, à qui Cbaucer emprunte la donnée de ce passage.
Aller ↑ Il s’agit d’une sainte du v* siècle après J.-C. qui passa 47 ans au désert au-delà du
Jourdain.
Aller ↑ Alla ou Aella fut roi de Northumberland de l’an 560 à 561.
Aller ↑ Machination pareille à celle du chevalier contre Constance est contée dans les
Gesta Romanorum, chapitre CI.
Aller ↑ Vers 631-658. Les 4 belles stances si pathétiques qui suivent sont entièrement de
Chaucer.
Aller ↑ Peut être faut-il comprendre « et pourtant je me suis tu », car l’original français
porte ici (en latin) : « Haec fecisti et tacui ». Chaucer dit : » and yet holde I my pees », où
yet et holde (présent) semblent être en contradiction.
Aller ↑ Cette stance est encore tirée du traité du Pape Innocent III, De Contemptu Mundi,
liv. II, chapitre XIX.
Aller ↑ Pour les 8 stances suivantes (vers 813-868), Trivet n’a fourni que des indications.
Les beaux vers 834-864 sont en entier de Chaucer.
Aller ↑ Vers 903-922. Pareille tentative de viol est décrite dans les Gesta Romanorum,
chapitre CI.
Aller ↑
Vers 932-945. Insertion faite par Chaucer pour faire pendant à l’apostrophe des vers 470-
504.
Aller ↑ C’est-à-dire de Gibraltar et Ceuta.
Aller ↑ Presque tout dans ces 4 stances (vers 1038-1071), est original.
Aller ↑ Vers 1135-1130. Encore un emprunt au Pape Innocent III. De Contemptu Mundi, I,
c. 22.
Aller ↑ Sources inconnues : Cf. un conte analogue dans le Dicaméron (8e jour, 1re Nouv.)
et la Fontaine, ii. 9, i. 10. « À Femme Avare, galant Escroc » . — Les vers 1404. (« Qui là
? »), 1306, 1341, 1386, 1448, supportent l’hypothèse d’un fabliau français comme source
de ce conte.
Aller ↑ Chaucer dit Jankin, diminutif de John. « Sir John » est l’ordinaire et ironique
façon de désigner un prêtre. Cf. les paroles de l’Hôte au Moine, B. 3119,
et notre « Jean Chouart ».
Aller ↑ Lollard, mot d’abord appliqué aux disciples de l’hérésiarque W. Lollard,
au début du xive s., puis, à la fin du même siècle, aux disciples de Wycliffe. Il
avait dans la bouche des gens de vie libre le même sens qu’a pris depuis le
mot de puritain.
Aller ↑ De ce que le marin emploie tout à coup « nous », il n’est peut-être pas nécessaire,
mais il est possible de croire avec M. Skeat, que le conte fut d’abord placé dans la bouche
d’une femme. Cf. D 337-9.
Aller ↑ Arroyer, c’est-à-dire équiper, parer. Voir Cotgrave.
Aller ↑ Maisnie, maisonnée, c’est-à-dire à tous les gens et serviteurs du lieu.
Aller ↑ Vernage, de vernaccia, raisin à pelure épaisse, « Vin rouge, doré et sucré, assez
fort, de Toscane et de Gènes > (Skeal).
Aller ↑ C’est-à-dire jusqu’après neuf heures du matin.
Aller ↑ Portehors, bréviaire portatif, fait pour qu’on le porte au dehors.
Aller ↑ Au vieux sens de confidences.
Aller ↑ C’est-à-dire par les vœux que j’ai prononcés en me faisant moine.
Aller ↑ Palsgrave 205/1, espèce de petit cadran solaire portatif (pas dans Godefroy).
Aller ↑ En français dans le texte.
Aller ↑ C’est-à-dire décamper en prétextant un pèlerinage.
Aller ↑ C’est-à-dire, pas d’un quart d’heure.
Aller ↑ « Composition faite avec aucun, par solution, atermoiement, novation ou
autrement, sur quelque différent debts ou obligation » (Nicot). Cette définition précise
celle de M. Skeat : contrat pour emprunt d’argent.
Aller ↑ Une certaine somme était à payer en acompte de la dette.
Aller ↑ Au vieux sens de répudier.
Aller ↑ « Score it upon my taille », sans doute avec un jeu de mots, dans l’original français
supposé.
Aller ↑ Source inconnue, semblable à celle de la Légende d’Alphonse de Lincoln. Cf.
Fortatitium Fidei, Lugdun., 1500. Cf. aussi l’histoire du Paris beggar boy murdered by a
Jew (Vernon MS., publié par la Chaucer Society, 1871). Wordsworth a fait un arrangement
peu heureux de ce conte.
Aller ↑ C’est-à-dire a changé l’homme en singe, l’a rendu ridicule, l’a dupé.
Aller ↑ Cette stance est une paraphrase du Ps. VIII, 1-2.
Aller ↑ On croit voir ici une imitation de Dante. Parad., XXXII, 16.
Aller ↑ C’est-à-dire un quartier juif.
Aller ↑ Clergeon, enfant de chœur, choriste.
Aller ↑ Voir Apocalypse, XIV, 34.
Aller ↑ L’histoire de Hugh de Lincoln, petit garçon qu’on disait égorgé par les Juifs, est
placé par Mathieu Paris en l’an 1255.
Aller ↑ Dans ce conte, Chaucer parodie les romans de chevalerie qui, de son temps,
avaient dégénéré en ballades ou poèmes populaires demi-lyriques. Il désigne en passant,
comme ou le verra plus loin, ceux de ces poèmes qui ont surtout attiré sa raillerie. La
traduction suffit à faire ressortir la parodie de la matière, mais non celle de la forme.
Chaucer s’amuse en effet, sans presque exagérer pourtant, à souligner l’inconsciente
drôlerie des stances, avec leur rythme sautillant, leurs épithètes traditionnelles et leurs
constantes chevilles. Pour essayer de faire sentir un peu les malices de sa versification,
nous donnons quelques stances qui reproduisent assez fidèlement la forme extérieure des
siennes et leur trot saccadé.
Oyez, seigneurs, prêtez l’oreille,
Si vous diroi-je grand’merveille,
Histoire de renom,
D’un chevalier bel et courtois
Dans la bataille et les tournois ;
Sire Topaze a nom.