DEBAISE
DEBAISE
DEBAISE
D i D i E r D E Ba i s E
Université Libre de Bruxelles
Introduction
tral d’une redéfinition du sujet : « ce seraient donc les vrais agents, ces petits
êtres dont nous disons qu’ils sont infinitésimaux, ce seraient les vraies
actions, ces petites variations dont nous disons qu’elles sont infinitésimales »
(TarDE, 1999:40). il s’agit par là de mettre en correspondance un pluralisme
radical, dont le principe est que le réel est constitué d’un « fourmillement
d’individualités novatrices, chacune sui generis, marquée à son propre sceau
distinct, reconnaissable entre mille » (TarDE, 1999:65), et d’autre part une
pensée de l’univocité affirmant « la discontinuité des éléments et l’homogé-
néité de leur être » (TarDE, 1999:65).
Mais allons plus loin : ne serait-il pas possible de faire du concept de pos-
session un terme véritablement métaphysique, un terme central pour l’in-
terprétation de toute existence, qu’elle soit physique, biologique, psycholo-
gique ou sociale ? C’est ici que la référence à Whitehead vient compléter
l’approche monadologique de Tarde. Dans un contexte très différent et en
totale ignorance des travaux de ce dernier, Whitehead développe un essai de
métaphysique dans lequel le concept de possession occupe une place
majeure. Le principe de cette cosmologie est que « la pluralité, qui est l’uni-
vers pris en disjonction, devient l’occasion actuelle unique [sujet], qui est
l’univers pris en conjonction » (WhiTEhEaD, 1995:72), ou encore : « le prin-
cipe métaphysique ultime est l’avancée vers la conjonction à partir de la dis-
jonction, créant une entité nouvelle autre que les entités données en disjonc-
tion » ( WhiTEhEaD, 1995:73). C’est la possession ou, dans les termes plus
techniques de Whitehead, la préhension, qui opère le passage de la pluralité
des êtres à l’unité d’une nouvelle existence. Elle est l’opération interne au
monde par laquelle émerge un nouveau centre subjectif d’expérience. Celui-
ci n’est pas une synthèse du monde, mais une prise ou une contraction. Tout
se passe ainsi comme si l’univers ne cessait de se contracter en une multipli-
cité de centres d’expérience, de perspectives sur l’ensemble de ce qui existe.
À chaque fois, c’est un point de perspective, non pas sur mais de la nature,
un devenir subjectif, qui est en même temps un centre de possession.
C’est ici qu’une distinction importante doit être établie, signalée par
Latour, entre la monadologie et la néo-monadologie. si le projet leibnizien
peut légitimement être décrit comme le point d’impulsion d’une métaphy-
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propres par l’opération de possession des autres. Chaque sujet est ainsi le
centre d’émergence d’un nouvel univers, lequel est cependant formé des
mêmes matériaux. Cette fois, à la différence de Leibniz, ce matériau com-
mun n’est pas l’univers exprimé, prédonné, mais uniquement la liaison des
autres sujets par le mode de la capture qui en est faite. La question n’est plus
de savoir comment un univers commun s’actualise dans une multiplicité de
sujets mais, à l’inverse, de savoir comment cette multiplicité peut produire
un ou plusieurs univers communs, question relevant pour Latour d’une
approche cosmopolitique (LaTOUr, 2011).
Nous en arrivons à un problème particulièrement important : la consti-
tution des réseaux et, à travers eux, celui de la composition d’un monde plu-
raliste. Essayons donc d’en retracer la genèse conceptuelle à partir des élé-
ments que nous avons posés jusqu’à présent. si la réalité ultime est
monadique et si une monade se définit essentiellement comme une activité
possessive par laquelle est capturé l’ensemble des autres monades, nous pou-
vons alors dire que toute existence est fondamentalement sociale. Le carac-
tère social ou relationnel des sujets n’est pas une situation secondaire et acci-
dentelle ; il est constitutif de leur être puisqu’un sujet n’est rien d’autre
qu’une activité possessive. C’est à partir de cette définition du sujet que nous
pouvons notamment comprendre l’une des propositions centrales de Tarde :
« toute chose est une société, tout phénomène est un fait social » (TarDE,
1999:58). De la même manière qu’il convenait de sortir la notion de subjec-
tivité de son inscription exclusivement humaine, il convient parallèlement
de dégager la notion de société de toute réduction anthropologique. ainsi,
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Conclusion
2. Nous prenons ici événement au sens très large. Comme l’écrit G. Deleuze dans le cha-
pitre du Pli qu’il consacre à la philosophie de Whitehead : « un événement, ce n’est pas seule-
ment ‘un homme est écrasé’ : la grande pyramide est un événement, et sa durée pendant 1 heure,
30 minutes, 5 minutes…, un passage de la Nature, ou un passage de Dieu, une vue de Dieu »
(G. DELEUzE, Le pli : Leibniz et le Baroque, Paris, Minuit, 1988.).
3. L’expression « phases d’individuation » est de G. simondon. Notamment dans
L’individuation psychique et collective, G. simondon écrit : « L’unité et l’identité ne s’appli-
quent qu’à une des phases de l’être, postérieure à l’opération d’individuation » (Paris, aubier,
1989).
596 Didier Debaise
abstract : This article proposes a reading of Bruno Latour’s work by inscribing his thought
within a « neomonadological » tradition. The specificity of this approach consists in simul-
taneously detaching the subject from anthropological questions and nature from the idea
of an innate substance. In short: such a philosophy calls for a pluralistic conception of
nature made of various levels of human and non-human subjectivities.
Key words : Actor-Network-Theory. Monadology. Philosophy of nature. Tarde (Gabriel).
Whitehead (Alfred N.).