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Spielman Lori Nelson-Un Doux Pardon

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du même auteur

au cherche midi
Demain est un autre jour, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura

Derajinski, 2013
Lori Nelson SPIELMAN

UN DOUX PARDON
Traduit de l’anglais
par Laura Derajinski
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www.cherche-midi.com
 
Direction éditoriale : Arnaud Hofmarcher et Marie Misandeau
 
© Lori Nelson Spielman, 2015
Titre original : Sweet Forgiveness
 
© le cherche midi, 2015, pour la traduction française
23, rue du Cherche-Midi
75006 Paris
 
ISBN numérique : 9782749143361
 
Couverture : Alice Saey - Photo : © Irene Lamprakou/Trevillion Images
 
Ce livre a été publié en accord avec The Bent Agency à New York et L’Autre agence à Paris.
 
« Cette oeuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client.
Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de
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335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de
poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou
pénales. »
Pour Bill
« Pardonner, c’est rendre sa liberté à un prisonnier

Et se rendre compte que le prisonnier, c’était vous. »

Lewis B. Smedes
’ai subi cela pendant cent soixante-trois jours. J’ai relu mon

J journal intime des années plus tard pour compter. Et voilà

qu’elle a écrit un livre. Impensable. Cette femme est une étoile

montante. Une experte en pardon, quelle ironie. Je contemple sa

photo. Elle est encore mignonne avec sa coupe garçonne et son nez

retroussé. Mais son sourire est désormais sincère, ses yeux ne sont plus

moqueurs. À la simple vue de son visage, pourtant, mon cœur bat la

chamade.

Je jette le journal sur ma table basse et le reprends aussitôt.

REVENDIQUEZ VOTRE HONTE

Par Brian Moss pour le Times-Picayune

LA NOUVELLE-ORLÉANS – Présenter ses excuses peut-il guérir de vieilles blessures, ou

vaut-il mieux taire certains secrets ?

D’après Fiona Knowles, une avocate de trente-quatre ans à Royal Oak, dans l’État du

Michigan, faire amende honorable pour se racheter de ses fautes est une étape cruciale

dans la quête de la paix intérieure.

« Il faut du courage pour revendiquer sa honte, affirme Knowles. Chez la plupart d’entre

nous, faire preuve de vulnérabilité est source de malaise. Nous préférons dissimuler notre

sentiment de culpabilité dans l’espoir que personne ne voie ce qui se terre au plus

profond de nous. Exposer sa honte peut s’avérer libérateur. »

Et Mme Knowles est bien placée pour le savoir. Elle a mis sa théorie à l’épreuve au

printemps 2013 en rédigeant trente-cinq lettres d’excuses. Dans chaque courrier, elle a

inclus une pochette contenant deux pierres qu’elle a baptisées « pierres du Pardon ». Le

destinataire reçoit ainsi deux requêtes simples : pardonner et demander pardon.

« Je me suis rendu compte que les gens cherchaient désespérément un prétexte – une

obligation, même – afin de se racheter, explique Knowles. Comme les graines d’un

pissenlit, les pierres du Pardon ont été emportées par le vent et se sont disséminées. »

Que ce soit grâce au vent, ou grâce à l’utilisation intelligente des réseaux sociaux dont

a su faire preuve Mme Knowles, les pierres du Pardon ont rencontré un succès incroyable.
À ce jour, on estime le nombre de pierres en circulation à environ 400 000.

Mme Knowles sera présente à la librairie Octavia Books jeudi 24 avril pour parler de

son nouveau livre, justement intitulé Les Pierres du Pardon.

Je sursaute quand mon portable vibre et m’annonce qu’il est 4 h 45 –

l’heure d’aller au travail. Je fourre le journal dans mon sac. Mes mains

tremblent. J’attrape mes clés, mon thermos de café et me dirige vers la

porte.

Trois heures plus tard, après avoir parcouru le bilan épouvantable de

l’audimat de la semaine passée et avoir été briefée sur le sujet captivant

du jour – comment appliquer correctement son autobronzant –, je suis

assise dans ma loge avec des bigoudis en Velcro dans les cheveux et

une cape en plastique qui protège ma robe. C’est le moment de la

journée que j’aime le moins. Après dix ans devant la caméra, on

pourrait croire que je suis rodée. Mais passer au maquillage implique

d’arriver le matin sans m’être apprêtée, ce qui pour moi revient à

essayer un maillot de bain en public à la lumière d’un néon. Je

m’excuse toujours auprès de Jade, qui doit voir de véritables cratères,

qu’on appelle couramment des pores, sur mon nez, ou les demi-lunes

noires sous mes yeux, comme si j’allais entrer sur un terrain de foot

américain. Un jour, j’ai essayé d’arracher le fond de teint de la poigne

de fer de Jade, dans l’espoir de lui épargner la tâche horrible et

impossible de camoufler sur mon menton un bouton gros comme le

volcan de Mauna Loa. Comme disait toujours mon père, si Dieu

voulait que le visage de la femme soit nu, il n’aurait pas créé le

maquillage.

Tandis que Jade fait ses tours de magie, je parcours ma pile de

courrier et me fige dès que je l’aperçois. Mon estomac se noue. Elle est

enfouie au milieu, seul le coin supérieur droit est visible. Il me torture,

ce large tampon rond des postes de Chicago. Allez, Jack, ça suffit ! Son

dernier message remonte à plus d’un an. Combien de fois vais-je

devoir lui dire que c’est bon, il est pardonné, que j’ai passé l’éponge ?

Je laisse tomber la pile sur la tablette devant moi, je dispose les lettres

afin de dissimuler le tampon postal, puis je prends mon ordinateur

portable.
« Chère Hannah, je lis mes mails à haute voix afin d’écarter les

souvenirs de Jack Rousseau. Mon mari et moi regardons votre émission tous

les matins. Il vous trouve incroyable, il pense que vous êtes la prochaine Katie
1
Couric .

— Lève la tête, madame Couric, ordonne Jade qui me tartine les

paupières de khôl.

— Ah ah. Katie Couric, mais sans les millions de dollars et les

milliards de fans. »

Et sans les magnifiques enfants et le nouveau mari parfait…

« Tu vas finir par y arriver », dit Jade, tellement convaincue que j’y

crois presque. Elle est particulièrement jolie, aujourd’hui, avec ses

dreadlocks attachées en une queue-de-cheval qui fait ressortir ses yeux

sombres et sa peau brune impeccable. Elle porte son legging habituel

et un tablier noir dont les poches sont remplies de brosses et de

pinceaux de tailles et de formes diverses.

Elle atténue l’eye-liner à l’aide d’un pinceau plat et je continue ma

lecture.

« Personnellement, je trouve que Katie est surfaite. Je préfère de loin Hoda

Kotb. Qu’est-ce qu’elle est drôle, elle, au moins.

— Ouille, dit Jade. Elle t’a bien cassée, là. »

Je ris et poursuis la lecture. « Mon mari dit que vous êtes divorcée. Moi, je

dis que vous n’avez jamais été mariée. Qui a raison ? »

Je pose mes doigts sur le clavier.

« Chère madame Nixon, dis-je tout en pianotant. Je vous remercie de

regarder l’Hannah Farr Show. J’espère que vous et votre mari appréciez la

nouvelle saison. (Au fait, je suis d’accord avec vous… Hoda est vraiment

marrante.) Bien cordialement, Hannah.

— Hé, tu n’as pas répondu à sa question. »

Je lui jette un regard noir dans le miroir. Jade hoche la tête et attrape

une palette de fards à paupières. « Non, évidemment que tu ne lui as

pas répondu.

— J’ai été sympa.

— Tu l’es toujours. Trop sympa, si tu veux mon avis.


— Ouais, c’est ça… Est-ce que je suis sympa quand je me plains de ce

snob de chef cuistot dans l’émission de la semaine dernière – Mason

J’sais-Plus-Qui – qui répondait à mes questions par monosyllabes ? Je

suis sympa quand je me laisse obnubiler par les taux d’audimat ? Et

maintenant, oh mon Dieu, maintenant, voilà Claudia. » Je me tourne

pour observer Jade. « Je t’ai dit que Stuart envisageait de la nommer

coprésentatrice à mes côtés ? Ça y est, je suis de l’histoire ancienne !

— Ferme les yeux, me dit-elle en passant le fard sur mes paupières à

l’aide du pinceau.

— Elle est arrivée en ville depuis moins de six semaines et elle est déjà

plus populaire que moi.

— Ça m’étonnerait. La ville t’a adoptée, tu es une enfant de La

Nouvelle-Orléans, à présent. Mais ça n’empêchera pas Claudia

Campbell d’essayer de passer en force. Je n’ai pas un bon feeling avec

elle.

— Je ne comprends pas. Elle est ambitieuse, d’accord, mais elle a l’air

vraiment gentille. C’est Stuart qui m’inquiète. Avec lui, il n’y a que

l’audimat qui compte, et ces derniers temps, mon taux d’audimat est…

— Merdique. Oui, je sais. Mais ça va remonter. Je te préviens juste,

méfie-toi et protège tes arrières. Mamzelle Claudia a l’habitude d’être

la reine. Impossible qu’une étoile montante de WNBC New York se

contente d’un poste naze de présentatrice d’une matinale. »

Au sein du journalisme télévisé, il existe un ordre hiérarchique. En

règle générale, notre carrière débute par des directs aux infos de

5 heures, il faut donc se réveiller à 3 heures pour s’adresser à deux

téléspectateurs. Au bout d’à peine neuf mois de ce rythme exténuant,

j’ai eu la chance d’être nommée présentatrice au journal du week-end,

et peu de temps après, à celui de midi, un poste que j’ai savouré

pendant quatre ans. Bien entendu, présenter le journal du soir

représente le saint Graal et il se trouve que je travaillais pour WNO

juste au bon moment. Robert Jacobs a pris sa retraite ou, d’après la

rumeur, a été poussé à prendre sa retraite, sur quoi Priscille m’a

proposé le poste. L’audimat a grimpé en flèche. Bientôt, on m’a

sollicitée jour et nuit, pour superviser des soirées caritatives dans toute
la ville, pour jouer les maîtres de cérémonie à des événements de

bienfaisance ou aux fêtes de Mardi gras. À ma grande surprise, je suis

devenue une célébrité locale. J’ai encore du mal à m’y faire. Et mon

ascension fulgurante ne s’est pas arrêtée là. Car la Ville-Croissant est

« tombée amoureuse d’Hannah Farr », du moins c’est ce qu’on m’a dit

il y a deux ans, quand on m’a proposé ma propre émission – une

chance pour laquelle de nombreux journalistes seraient prêts à tuer.

« Euh, ça m’embête de t’apprendre la vérité, ma belle, dis-je à Jade,

mais l’Hannah Farr Show, ce n’est pas franchement le top du top. »

Jade hausse les épaules.

« C’est la meilleure émission de Louisiane, si tu veux mon avis. Et

Claudia s’en frotte les mains, crois-moi sur parole. Elle est venue

jusqu’ici et il n’y a qu’un seul poste qui l’intéresse. Et ce poste, c’est le

tien. »

Le téléphone de Jade sonne et elle jette un coup d’œil au numéro.

« Ça t’embête si je réponds ?

— Vas-y », dis-je, contente de profiter de cette interruption.

Je n’ai pas envie de parler de Claudia, cette magnifique blonde qui, à

vingt-quatre ans, affiche une décennie de moins que moi – une

décennie entière et capitale. Pourquoi faut-il que son fiancé vive

précisément à La Nouvelle-Orléans ? Elle a de l’allure, le talent, la

jeunesse et un fiancé ! Elle me devance dans chaque catégorie.

Jade hausse le ton. « T’es sérieux ? lance-t-elle à son interlocuteur.

Papa a rendez-vous au centre médical de West Jefferson. Je te l’ai

rappelé hier. »

Mon estomac se noue. C’est son futur ex, Marcus – ou Agent

Trouduc, comme elle le surnomme désormais –, le père de leur garçon

de douze ans.

Je referme mon ordinateur et j’attrape la pile de courrier pour

accorder à Jade un semblant d’intimité. Je feuillette les enveloppes à la

recherche du tampon postal de Chicago. Je vais lire les excuses de Jack,

puis je rédigerai une réponse où je lui rappellerai à quel point je

suis heureuse aujourd’hui et qu’il doit reprendre les rênes de sa vie. Ça

me fatigue rien que d’y penser.


Je trouve l’enveloppe en question. L’adresse d’expédition dans le coin

supérieur gauche n’est pas celle de Jack Rousseau, c’est celle de WCHI

News.

Le courrier n’est donc pas de Jack. Quel soulagement.

Chère Hannah,

J’ai été ravi de faire votre connaissance le mois dernier à Dallas. Votre

discours à la conférence de l’ANP était captivant et source d’inspiration.

Comme je vous l’ai dit ce jour-là, WCHI envisage de créer une nouvelle

émission matinale, Good Morning Chicago. À l’image de l’Hannah Farr

Show, le public visé par GMC sera essentiellement féminin. En plus des sujets

frivoles et occasionnellement amusants, GMC abordera des thématiques plus

profondes, comme la politique, la littérature et l’art en général, et portera un

regard sur le monde et les questions internationales.

Nous recherchons une présentatrice et nous aimerions beaucoup discuter de ce

poste avec vous. Seriez-vous intéressée ? En plus de l’entretien de rigueur et

d’une vidéo de casting, nous vous demanderons de nous fournir une

proposition d’émission inédite.

Sincères salutations,

James Peters

Directeur général

WCHI Chicago

Ouah. Il était donc sérieux quand il m’avait attirée à l’écart pendant

la conférence de l’Association nationale des présentateurs. Il avait

regardé mon émission. Il savait que mon audimat était en baisse mais il

m’avait dit que j’avais un excellent potentiel si l’on me donnait ma

chance. Il faisait peut-être allusion à cette opportunité-là, justement.

Comme c’est enthousiasmant que WCHI me sollicite pour imaginer un

nouveau concept d’émission ! Stuart prend rarement en compte mon


avis. « Il y a quatre sujets dont les gens ont envie d’entendre parler le

matin à la télé, affirme Stuart. Les célébrités, le sexe, les régimes et la

beauté. » Je donnerais n’importe quoi pour présenter une émission

élevant un peu le débat.

L’espace de deux secondes, mon esprit s’envole. Mais je reviens vite

à la réalité. Je ne veux pas d’un boulot à Chicago, une ville à mille cinq

cents kilomètres d’ici. Je me suis trop investie dans La Nouvelle-

Orléans. J’aime cette ville de contrastes où le raffinement côtoie la

crasse, avec son jazz, ses sandwichs po’boys et son gombo aux fruits de

mer. Plus important encore, je suis amoureuse du maire de la ville.

Même si je voulais postuler pour ce travail – ce dont je n’ai pas envie –,

Michael refuserait d’en entendre parler. Sa famille vit à « La N’velle-

O » depuis trois générations et lui y élève une quatrième – en la

personne de sa fille, Abby. Mais il est tout de même agréable de sentir

qu’on s’intéresse à moi.

Jade raccroche brutalement et une veine saille sur son front.

« Quel connard ! Mon père ne peut pas louper son rendez-vous.

Marcus m’a affirmé qu’il pourrait l’y emmener – il m’a fait à nouveau

de la lèche. Pas de souci, il m’a dit. Je ferai un petit détour en allant à la

gare. J’aurais dû m’en douter. » Dans le reflet du miroir, ses yeux noirs

brillent de colère. Elle se détourne et enfonce les touches de son

portable. « Peut-être que Natalie pourra se libérer. »

La sœur de Jade est proviseur d’un lycée. Impossible pour elle de se

libérer. « À quelle heure est le rendez-vous ?

— À 9 heures. Marcus me jure qu’il est pieds et poings liés. C’est ça,

ouais, pieds et poings liés. Liés à la tête du lit de sa pute, à faire son

exercice du matin. »

Je consulte ma montre : 8 h 20.

« Vas-y, dis-je. Les médecins ne sont jamais à l’heure. Si tu te

dépêches, tu pourras arriver à temps. »

Elle me décoche un regard noir.

« Je ne peux pas partir. Je n’ai pas fini de te maquiller. »

Je bondis de mon fauteuil.


« Quoi ? Tu crois que j’ai oublié comment me maquiller seule ? » Je

la chasse doucement. « Allez. Vas-y.

— Mais Stuart. S’il apprend que…

— Ne t’inquiète pas. Je couvre tes arrières. Mais reviens pour que

Sheri soit prête aux JT de ce soir ou on risque de se faire engueuler

toutes les deux. » Je dirige son corps fluet vers le couloir. « Allez, c’est

parti. »

Elle jette un bref coup d’œil vers la pendule au-dessus de la porte,

elle attend sans rien dire et se mord la lèvre. Je comprends soudain :

Jade est venue au travail en tramway. Je saisis mon sac dans le casier et

y pioche mes clés.

« Prends ma voiture, lui dis-je en lui tendant le trousseau.

— Quoi ? Non, je ne peux pas ! Et si jamais je…

— Ce n’est qu’une voiture, Jade. Elle est remplaçable. » Contrairement

à ton père, mais je ne le dis pas à voix haute. Je lui colle les clés dans la

paume de la main. « Allez, file avant que Stuart ne se pointe et

découvre que tu m’as laissée en plan. »

Son visage est inondé de soulagement et elle me prend dans ses bras,

dans une étreinte puissante.

« Oh, merci. Surtout, ne t’en fais pas, je prendrai soin de ta

bagnole. » Elle se tourne vers la porte. « Et ne sois pas sage ! » lance-t-

elle, sa ritournelle préférée en guise de salut. Elle est à mi-chemin vers

l’ascenseur quand je l’entends crier : « Je te le revaudrai, Hannabelle.

— Oh, je ne l’oublierai pas, tu peux en être sûre. Fais un câlin à Pop

de ma part. »

Je referme la porte, seule dans ma loge avec trente minutes à tuer

avant le début de l’émission. Je trouve un flacon d’autobronzant que je

m’étale sur le front et l’arête du nez.

Je détache les pinces de ma cape en plastique et je reprends la lettre

de M. Peters pour aller la relire à mon bureau. Ce poste est sans aucun

doute une opportunité fantastique, surtout si l’on considère ma

dégringolade actuelle ici. Je passerais du cinquante-troisième plus gros

marché télévisuel national au troisième. En quelques années, je

pourrais prendre en charge des émissions sur des chaînes publiques


nationales comme GMA ou The Today Show. Et mon salaire

quadruplerait à coup sûr.

Je m’installe au bureau. M. Peters voit la même Hannah Farr que tout

le monde : une professionnelle ambitieuse, heureuse et célibataire, sans

racines, une opportuniste qui ferait ses valises et traverserait le pays

avec joie pour un meilleur salaire et une mission plus gratifiante.

Mon regard se pose sur une photo de mon père et moi aux Critics’

Choice Awards en 2012. Je me mords la joue au souvenir de cette

cérémonie huppée. Les yeux vitreux de mon père et son nez rouge

m’indiquent qu’il a déjà trop bu. J’arbore une robe de soirée argentée

et un large sourire. Mais mon regard est vide et creux, exactement la

sensation que j’éprouvais ce soir-là, assise seule avec lui. Non pas parce

que j’étais passée à côté des récompenses. Mais parce que je me sentais

perdue. Des épouses, des enfants, des parents sobres entouraient les

autres nominés. Ils riaient, applaudissaient et, plus tard, ils avaient fait

une ronde et dansé ensemble. Je les enviais.

Je regarde une autre photo, Michael et moi sur un bateau au lac

Pontchartrain, l’été dernier. On aperçoit une mèche de cheveux blonds

d’Abby dans un coin du cliché. Elle est perchée à la proue sur ma

droite et elle me tourne le dos.

Je repose la photo. D’ici quelques années, j’espère avoir un nouveau

cadre sur mon bureau : Michael et moi devant une jolie maison, en

compagnie d’une Abby souriante et peut-être d’un enfant à nous.

Je glisse la lettre de M. Peters dans un dossier privé intitulé

SOLLICITATIONS où j’ai déjà classé la douzaine de lettres semblables

reçues au fil des ans. Ce soir, j’enverrai la réponse habituelle, merci mais

non merci. Michael n’en saura rien. Car cela peut paraître cliché et

complètement ringard, mais un poste bien en vue à Chicago n’est rien

en comparaison d’une famille à fonder.

Mais quand aurai-je cette famille ? Très vite, Michael et moi nous

sommes sentis en parfaite osmose. Au bout de quelques semaines, nous

parlions déjà au futur. Nous passions des heures entières à partager nos

rêves. Nous citions les prénoms de nos futurs enfants – Zachary, Emma

ou Liam –, nous spéculions pour savoir à qui ils ressembleraient, et si


Abby préférerait avoir un frère ou une sœur. Nous passions des heures

sur Internet en quête d’une maison, nous envoyant des liens vers des

annonces accompagnés de commentaires comme Mignon mais Zachary

aura besoin d’un jardin plus grand, ou Imagine ce qu’on pourrait faire dans

une chambre comme ça. J’ai l’impression que tout cela s’est passé il y a une

éternité. À présent, les rêves de Michael se concentrent sur sa carrière

politique et toutes nos discussions sur l’avenir se concluent par « quand

Abby aura son bac. »

Une pensée me traverse l’esprit. L’idée qu’il puisse me perdre

pourrait-elle déclencher chez Michael le désir d’engagement que

j’attends ?

Je ressors la lettre du dossier et mon idée gagne en puissance. C’est

bien plus qu’une offre d’emploi. C’est l’occasion d’accélérer les choses.

Abby finit le lycée dans à peine un an. Le moment est venu de faire

des projets. J’attrape mon téléphone. Voilà des semaines que je ne me

suis pas sentie aussi légère.

Je compose son numéro et je me demande si j’aurai la chance de

tomber sur lui pendant un de ses rares moments de solitude. Il sera

impressionné qu’on me sollicite ainsi pour un poste – surtout dans un

grand marché télévisuel comme Chicago. Il me dira qu’il est fier de

moi, puis il me rappellera toutes les raisons merveilleuses qui

m’empêchent de partir, notamment la raison principale : lui. Plus tard,

quand il aura l’occasion d’y réfléchir, il se rendra compte qu’il ferait

mieux de franchir le pas avant qu’on ne m’arrache à son étreinte. Je

souris, étourdie à l’idée qu’on puisse me courtiser ainsi, sur le plan

professionnel et personnel.

« Ici monsieur Payne, maire de La Nouvelle-Orléans. » Sa voix est

déjà rauque alors que la journée ne fait que commencer.

« Joyeux mercredi », dis-je avec l’espoir que la perspective de notre

soirée en amoureux puisse le réjouir. En décembre dernier, Abby a

commencé à faire du baby-sitting de façon régulière le mercredi soir,

libérant Michael de ses obligations parentales et nous accordant un soir

par semaine en couple.


« Salut, bébé. » Il soupire. « Quelle journée de fou. Il y a une réunion

municipale au lycée Warren Easton. Une séance de réflexion sur la

prévention de la violence à l’école. Je suis en route. J’espère être

revenu à midi pour le rallye. Tu viens, pas vrai ? »

Il parle du rallye de l’association Vers la lumière, qui œuvre à la

prévention des actes pédophiles. Je m’accoude au bureau.

« J’ai prévenu Marisa que je ne pourrai pas y assister. Midi, c’est trop

juste pour moi. Je suis vraiment désolée.

— Ne t’en fais pas. Tu leur donnes déjà beaucoup. Je ne vais pas

pouvoir rester longtemps non plus. J’ai des réunions tout l’après-midi

pour discuter de l’augmentation de la pauvreté. Ça risque de se

prolonger jusqu’au dîner, j’en ai bien peur. Ça t’embête si on annule

pour ce soir ? »

Des débats sur la pauvreté ? Je ne peux pas protester, même si on est

mercredi. Si je compte devenir la femme du maire, j’ai intérêt à

accepter le fait qu’il soit un homme de devoir. Après tout, c’est un des

côtés que j’aime tant chez lui.

« Non, ça ne me gêne pas. Mais tu as l’air épuisé. Essaie de dormir

un peu cette nuit.

— Oui. » Il baisse la voix. « Même si je préférerais faire autre chose

que dormir, cette nuit. »

Je souris en m’imaginant entre ses bras. « Moi aussi. »

Je me demande si je dois évoquer la lettre de James Peters. Il a

suffisamment de sujets de préoccupation sans que j’en rajoute.

« Je te laisse, dit-il. Sauf si tu avais besoin de me dire quelque chose

en particulier. »

Oui, ai-je envie de répondre. J’ai besoin de quelque chose. J’ai besoin de

savoir que je vais te manquer cette nuit, que je suis une priorité à tes yeux. J’ai

besoin d’être certaine que toi et moi, nous avançons vers un avenir ensemble, que

tu veux m’épouser. Je prends une profonde inspiration.

« Je voulais juste te prévenir. Quelqu’un court après ta copine. » Je

prononce la phrase d’un ton chantonnant et léger. « J’ai reçu une lettre

d’amour, aujourd’hui.
— Qui veut entrer en compétition avec moi ? Je vais le tuer, c’est

juré. »

J’éclate de rire et je décris le courrier de James Peters, l’offre

professionnelle, et j’espère faire preuve d’assez d’enthousiasme pour

déclencher une petite alarme chez Michael.

« Ce n’est pas franchement une proposition de poste mais on dirait

que je les intéresse. Ils veulent que je leur présente une idée d’émission

inédite. C’est plutôt cool, hein ?

— Très cool, oui. Félicitations, ma super star. Encore un truc pour me

rappeler que je ne te mérite pas. »

Mon cœur fait une petite danse.

« Merci. C’est gentil. » Je ferme les yeux et je continue à avancer

avant de perdre courage. « L’émission commence à l’automne. Ils ont

besoin de prendre une décision rapidement.

— C’est dans six mois à peine. Tu ferais mieux d’agir au plus vite. Tu

as déjà pris rendez-vous pour un entretien ? »

J’en ai le souffle coupé. Je porte la main à ma gorge, je m’oblige à

respirer. Dieu merci, Michael ne peut pas me voir.

« Je… non, j’ai… Je n’ai pas encore répondu.

— Si on s’arrange bien, on pourrait t’accompagner avec Abby.

Prendre des minivacances. Ça fait des années que je ne suis pas allé à

Chicago. »

Dis quelque chose ! Dis-lui que tu es déçue, que tu espérais qu’il te

supplie de rester. Rappelle-lui que ton ex-fiancé habite à Chicago, bon

sang !

« Alors, ça ne te dérangerait pas que je parte ?

— Eh bien, ça ne me plairait pas. Les relations à distance, c’est naze.

Mais on ferait en sorte que ça marche, tu ne crois pas ?

— Si, bien sûr. » Sauf qu’au fond de moi, je pense à nos emplois du

temps actuels dans cette ville où nous vivons tous les deux et où nous

n’arrivons même pas à trouver du temps à deux.

« Écoute, dit-il. Il faut que j’y aille. Je te rappelle. Et félicitations,

bébé, je suis fier de toi. »


Je raccroche et m’affale dans le fauteuil. Michael se fiche bien que je

parte. Je suis une idiote. Le mariage ne fait plus partie de ses projets. Et

il ne m’a laissé aucune échappatoire. Je suis obligée d’envoyer mon CV

et une proposition d’émission à M. Peters. Sinon, je vais passer pour

une manipulatrice, ce qui est le cas, j’imagine.

Mes yeux se posent sur le Times-Picayune qui dépasse de mon sac. Je

récupère le journal et lis le gros titre. REVENDIQUEZ VOTRE HONTE. Mais

oui, c’est ça. Envoyez une Pierre du Pardon et tout sera oublié. Tu

nages en plein délire, Fiona Knowles.

Je me masse le front. Je pourrais saboter cette proposition, rédiger un

projet bidon et dire à Michael que je n’ai même pas obtenu d’entretien

d’embauche. Non. Je suis trop fière pour ça. Si Michael veut que je

tente de décrocher cet emploi, alors merde, je le tenterai ! Et je ferai

mieux qu’une tentative : je l’obtiendrai. Je déménagerai, je prendrai un

nouveau départ. L’émission sera très populaire et je deviendrai la

prochaine Oprah Winfrey de Chicago ! Je rencontrerai un homme, un

homme qui aimera les enfants et qui sera prêt à s’engager sur le long

terme. Alors, ça te plaît comme projet, Michael Payne ?

Mais avant tout, je dois rédiger un concept d’émission.

Je fais les cent pas dans la loge, j’essaie de trouver une idée de dingue

pour une émission, un truc qui donne à réfléchir, un concept nouveau

et dans l’air du temps. Quelque chose qui me permette de décrocher le

boulot, d’impressionner Michael… et peut-être de le pousser à

réévaluer la situation.

Mes yeux se posent à nouveau sur le journal. Lentement, mon regard

se radoucit. Oui. Ça pourrait fonctionner. Mais en serai-je capable ?

Je sors le journal de mon sac et je découpe avec soin l’article de

Fiona. Je m’approche du tiroir de mon bureau et prends une profonde

inspiration. Mais qu’est-ce que je fous ? Je scrute le tiroir fermé comme s’il

s’agissait de la boîte de Pandore. Je l’ouvre enfin d’un geste brusque.

Je fouille entre les stylos, les pinces, les post-it, et je la retrouve. Elle

est coincée tout au fond du tiroir, exactement là où je l’avais cachée

deux ans plus tôt.


Une lettre d’excuses de Fiona Knowles. Et une bourse en velours

contenant deux pierres du Pardon.

1. Journaliste américaine qui se fit connaître dans le monde entier pour avoir été la première

femme américaine à présenter, en solo, un grand journal du soir, le CBS Evening News, de 2006

à 2011. (N.d.T.)
2

’ouvre la bourse en tirant sur les ficelles. Deux petits graviers

J ordinaires et ronds roulent dans la paume de ma main. Je les

caresse un instant, l’un est gris et strié de veinules noires, l’autre est

blanc ivoire. Je sens quelque chose crisser sous le velours et je sors la

petite lettre pliée en accordéon, comme le mot de bonne fortune d’un

petit biscuit chinois.

L’une de ces pierres symbolise le poids de la colère.

L’autre symbolise le poids de la honte.

Ils peuvent être soulagés tous les deux, si tu choisis de te libérer de ce fardeau.

Attend-elle encore ma pierre ? Les trente-quatre autres qu’elle a

envoyées lui sont-elles revenues ? La culpabilité m’étouffe.

Je déplie la feuille et je relis le courrier daté du 10 avril 2013.

Chère Hannah,

Je m’appelle Fiona Knowles. J’espère sincèrement que tu ignores qui je suis.

Si tu t’en souviens, c’est que je t’ai laissé des cicatrices.

Toi et moi étions au collège ensemble à Bloomfield Hills Academy. Tu étais

nouvelle et j’ai fait de toi ma cible de prédilection. Non seulement je t’ai

harcelée, mais j’ai retourné les autres filles contre toi. Et une fois, tu as failli

être renvoyée à cause de moi. J’ai dit à Mme Maples que je t’avais vue voler les

réponses à l’interro d’histoire sur son bureau, alors qu’en réalité c’était moi la

coupable.
Dire que j’ai honte ne peut même pas exprimer le sentiment de culpabilité

que j’éprouve. À l’âge adulte, j’ai essayé de rationnaliser la cruauté dont j’ai

pu faire preuve étant enfant, et la jalousie en était bien sûr la première

motivation, suivie de près par un sentiment d’insécurité. Mais disons les choses

comme elles sont, j’étais une tortionnaire. Je ne cherche pas d’excuse. Je suis

vraiment, profondément désolée.

Je suis heureuse de voir que tu as si bien réussi, que tu as ta propre émission

à La Nouvelle-Orléans. Peut-être as-tu oublié Bloomfield Hills Academy et

l’horrible personne que j’y ai été. Mais mes actes me hantent chaque jour.

Je suis avocate le jour, et poète la nuit. De temps à autre, j’ai même la

chance d’être publiée. Je ne suis pas mariée, je n’ai pas d’enfants. Parfois, je

crois que la solitude est ma pénitence.

Je te demande de me renvoyer une pierre, si (et quand) tu acceptes mes

excuses, ce qui nous soulagera toutes les deux d’un poids, celui de la colère

pour toi, et celui de la honte pour moi. Envoie l’autre pierre ainsi qu’une

deuxième à une personne que tu as blessée, s’il te plaît, et accompagne-les

d’une lettre d’excuses sincères. Quand la pierre te reviendra, comme la mienne

me sera revenue, je l’espère, tu auras refermé le Cercle du Pardon. Jette cette

pierre dans un lac, dans une rivière, enfouis-la dans ton jardin ou dans un

parterre de fleurs – n’importe où, afin de symboliser à tes yeux la libération

du fardeau de la honte.

Cordialement,

Fiona Knowles

Je repose la lettre. Même aujourd’hui, deux ans après l’avoir reçue,

j’en ai le souffle court. Les actes de cette fille ont provoqué tant de

dommages collatéraux. À cause de Fiona Knowles, ma famille s’est

désagrégée. Oui, sans Fiona, mes parents n’auraient peut-être jamais

divorcé.

Je me masse les tempes. Je dois me montrer pragmatique, et non

émotive. Fiona Knowles fait parler d’elle en ce moment, et je fais partie

de ses premiers destinataires. J’ai un sacré sujet d’émission entre les

mains. Exactement le genre d’idée qui pourrait impressionner M.


Peters et son équipe à WCHI. Je pourrais proposer d’inviter Fiona sur

le plateau et nous raconterions toutes les deux notre histoire de

culpabilité, de honte et de pardon.

Le seul problème, c’est que je ne lui ai jamais pardonné. Que je n’ai

aucune intention de le faire. Je me mords la lèvre. Y suis-je obligée,

maintenant ? Ou bien puis-je trouver une solution pour la jouer en

finesse ? Après tout, WCHI ne m’a demandé qu’une proposition.

L’émission ne sera jamais filmée. Mais non, je ferais mieux de faire les

choses à fond, au cas où.

Je prends une feuille de papier à lettre dans mon bureau quand on

frappe à la porte.

« Dix minutes avant l’antenne, annonce Stuart.

— J’arrive tout de suite. »

J’attrape mon stylo-plume porte-bonheur, un cadeau de Michael

quand mon émission a décroché la deuxième place aux Louisiana

Broadcast Awards, et je griffonne une réponse.

Chère Fiona,

Tu trouveras ci-joint ta pierre, te voilà donc libérée du fardeau de la honte,

et moi, de celui de la colère.

Cordialement,

Hannah Farr

Oui, c’est laconique. Mais je ne peux pas faire mieux. Je glisse la

lettre et une des pierres dans une enveloppe que je cachète. Je la

déposerai dans une boîte en rentrant chez moi. Je peux à présent dire

en toute honnêteté que j’ai renvoyé la pierre.


3

e retire ma robe et mes escarpins pour enfiler un legging et des

J chaussures plates. Avec mon sac rempli d’un pain encore

chaud et d’un bouquet de larges fleurs de magnolia blanches, j’avance

vers le Garden District pour rendre visite à mon amie Dorothy

Rousseau. Elle vivait à côté de chez moi à l’Évangeline, un immeuble

de cinq étages sur St Charles Avenue, avant de s’installer dans la

maison de retraite de Garden District quatre mois plus tôt.

Je traverse Jefferson Street en courant, je longe des jardins regorgeant

de digitales blanches, d’hibiscus orange, de fleurs de canna rubis.

Malgré la beauté du printemps, mon esprit vole vers Michael et sa

nonchalance totale, vers l’opportunité d’embauche qui semble

désormais incontournable, vers Fiona Knowles et la Pierre du Pardon

que je viens de poster.

Il est plus de 15 heures quand j’arrive à la vieille demeure en briques.

Je gravis la rampe d’accès métallique, je salue Martha et Joan assises

sur le porche.

« Bonjour, mesdames », dis-je en leur offrant à chacune une fleur de

magnolia.

Dorothy est venue vivre ici quand la dégénérescence maculaire a fini

par la priver de son indépendance. Son fils unique vivant à

mille cinq cents kilomètres d’elle, je me suis chargée seule de l’aider à

trouver son nouveau logement, un lieu où l’on servait un repas trois

fois par jour et où l’on pouvait appeler à l’aide en appuyant sur un

simple bouton. À soixante-seize ans, Dorothy a supporté le


changement avec l’aisance d’une étudiante arrivant sur le campus pour

sa première année de fac.

Je m’engouffre dans le vaste hall d’entrée et j’ignore le registre des

visites. Je viens ici si souvent que tout le monde me connaît. Je me

dirige à l’arrière de la maison et je trouve Dorothy seule dans la cour.

Elle est affalée dans un fauteuil en rotin, les oreilles couvertes de vieux

écouteurs. Le menton posé sur la poitrine, elle a les yeux fermés. Je lui

tapote l’épaule et elle sursaute.

« Salut, Dorothy, c’est moi. »

Elle retire ses écouteurs, éteint le lecteur CD et se lève. Elle est

grande et mince, et sa chevelure blanche soyeuse coupée au carré

contraste avec le joli teint olive de sa peau. Elle a beau être aveugle,

elle se maquille tous les jours – afin d’épargner ceux qui ont encore la

vue, plaisante-t-elle toujours. Avec ou sans maquillage, Dorothy est

l’une des plus belles femmes que je connaisse.

« Hannah, ma chérie ! » Son accent traînant du Sud est doux et rond,

comme le goût du caramel. Elle cherche mon bras à tâtons et quand

elle le trouve, elle m’attire à elle et m’enlace. Une chaleur familière se

loge dans ma poitrine. Je respire ses effluves de Chanel, je sens sa main

caresser mon dos. C’est l’étreinte d’une mère sans fille, l’étreinte d’une

fille sans mère, une étreinte dont je ne me lasserai jamais.

Elle renifle. « Je sens un parfum de magnolia, non ?

— Quel flair ! dis-je en sortant le bouquet de mon sac. Je t’ai aussi

apporté mon pain au sirop d’érable et à la cannelle. »

Elle applaudit. « Mon préféré ! Tu me gâtes trop, Hannah Marie. »

Je souris. Hannah Marie – un petit surnom qu’une mère pourrait

inventer à sa fille, j’imagine.

Elle incline la tête. « Qu’est-ce qui t’amène ici un mercredi ? Tu n’es

pas censée te faire belle pour ta soirée en amoureux ?

— Michael est occupé, ce soir.

— Ah bon ? Assieds-toi et raconte-moi tout. »

Je souris en entendant son invitation classique à rester discuter, et je

m’installe dans l’ottomane en face d’elle. Elle tend la main et la pose

sur mon bras.


« Dis-moi tout. »

Quelle chance d’avoir une amie qui sent quand j’ai besoin de

déballer ce que j’ai sur le cœur. Je lui parle de la lettre de James Peters

à WCHI, de la réaction enthousiaste de Michael.

« “Ne fais jamais de quelqu’un ta priorité quand tu n’es pour lui

qu’une simple option”, c’est Maya Angelou qui a dit ça un jour. »

Dorothy hausse les épaules. « Enfin, bien sûr, tu as le droit de me dire

de m’occuper de mes oignons.

— Non, je suis d’accord. Je me sens tellement idiote. J’ai gâché

deux ans de ma vie en pensant que je l’épouserais. Mais je ne suis pas

du tout convaincue qu’il envisage encore cette option.

— Tu sais, dit Dorothy, j’ai appris il y a longtemps à demander

franchement ce dont j’avais envie. Ça n’a rien de très romantique, mais

en toute honnêteté, les hommes peuvent être si crétins quand on se

perd dans les sous-entendus. Tu lui as dit que sa réaction t’avait

déçue ? »

Je hoche la tête. « Non. J’étais prise au piège, alors j’ai écrit en vitesse

à M. Peters pour lui signaler mon intérêt. Est-ce que j’avais le choix ?

— Tu as toujours le choix, Hannah. Ne l’oublie jamais. Avoir le choix,

c’est notre plus grand pouvoir.

— C’est ça, oui. Je pourrais dire à Michael que je laisse tomber

l’opportunité professionnelle de toute une vie parce que je m’accroche

à l’espoir qu’un jour on fonde une famille. Mais bien sûr. Cette solution

me donnerait un sacré pouvoir, oui. Le pouvoir de faire fuir Michael le

plus loin possible. »

Comme pour détendre l’atmosphère, Dorothy se penche vers moi.

« Tu es fière de moi ? Je n’ai pas encore fait allusion à mon cher fils. »

Je ris. « Jusqu’à maintenant, oui.

— C’est une autre raison qui pousse Michael à garder ses distances. Il

doit être terriblement perturbé à l’idée que tu emménages dans la

même ville que ton ex-fiancé. »

Je hausse les épaules. « Eh bien, si c’est le cas, je n’en saurai jamais

rien. Il n’a jamais fait allusion à Jack.

— Tu iras le voir ?
— Jack ? Non. Non, bien sûr que non. » J’attrape la bourse qui

renferme les deux pierres, soudain impatiente de changer de sujet.

C’est trop bizarre de parler de mon ex-fiancé infidèle avec sa propre

mère. « Je t’ai apporté autre chose. » Je dépose la bourse en velours

dans sa main. « Ça s’appelle les pierres du Pardon. Tu en as déjà

entendu parler ? »

Son visage s’illumine. « Bien sûr. C’est Fiona Knowles qui a lancé ce

phénomène. Elle est passée sur NPR la semaine dernière. Tu sais

qu’elle a écrit un livre ? Elle va venir à La Nouvelle-Orléans en avril

prochain.

— Oui, il paraît. Eh bien, j’étais au collège avec Fiona Knowles.

— C’est pas vrai ! »

Je parle à Dorothy des pierres que j’ai reçues, des excuses de Fiona.

« Mon Dieu ! Tu fais partie des trente-cinq destinataires d’origine. Tu

ne me l’avais jamais dit. »

Je contemple le jardin. M. Wiltshire est assis dans son fauteuil roulant

à l’ombre d’un chêne vert tandis que Lizzy, l’aide-soignante préférée de

Dorothy, lui lit des poèmes.

« Je ne comptais pas lui répondre. Enfin quoi, une Pierre du Pardon

peut-elle vraiment réparer deux années entières de harcèlement ? »

Dorothy ne répond pas mais, à mon avis, elle doit penser que oui.

« Bref, il faut que je rédige une proposition d’émission pour WCHI.

J’ai choisi l’histoire de Fiona. Elle est à la mode en ce moment, et le fait

que je fasse partie des premiers destinataires, ça donne à l’histoire un

côté personnel. C’est le sujet idéal pour intéresser les téléspectateurs. »

Dorothy acquiesce. « C’est pour ça que tu lui as renvoyé la pierre. »

Je baisse les yeux vers mes mains. « Oui. Je l’admets. Je ne l’ai pas

fait sans arrière-pensée.

— Cette proposition d’émission… Ils vont vraiment la produire ?

— Non, je ne pense pas. C’est plutôt pour tester ma créativité. Mais

bon, je veux les impressionner. Et si je n’obtiens pas le poste, je pourrai

utiliser l’idée pour mon émission ici, si Stuart m’y autorise. Donc,

d’après les règles de Fiona, je suis censée continuer le cercle en

ajoutant une deuxième pierre dans la bourse et l’envoyer à une


personne que j’ai blessée. » Je retire le caillou ivoire que j’ai reçu de

Fiona et je laisse l’autre dans la bourse en velours. « C’est ce que je

m’apprête à faire, je te donne donc cette pierre avec mes excuses les

plus sincères.

— À moi ? Mais pourquoi ?

— Oui, à toi. » Je dépose la pierre dans sa main. « Je sais combien tu

aimais vivre à l’Évangeline. Je suis désolée de ne pas avoir pu prendre

davantage soin de toi, de ne pas t’avoir permis de rester là-bas. Peut-

être qu’on aurait pu engager une aide à domicile…

— Ne sois pas ridicule, ma chérie. Cet appartement était bien trop

petit pour s’y encombrer d’une autre personne. Ici, ça me va très bien.

J’y suis heureuse. Tu le sais bien.

— Quoi qu’il en soit, je voudrais te donner cette Pierre du Pardon. »

Elle relève le menton, ses yeux aveugles se posent sur moi comme

des projecteurs.

« Tu essaies de te défiler. Tu cherches un moyen facile de sortir de ce

cercle afin de rédiger les grandes lignes de ton émission pour WCHI.

Que comptes-tu proposer ? Que Fiona Knowles et moi venions sur le

plateau pour incarner le Cercle parfait du Pardon ? »

Je suis piquée au vif. « C’est si mal que ça ?

— Ça l’est quand tu choisis la mauvaise personne pour le faire. » Elle

m’empoigne la main et plaque le caillou dans ma paume. « Je ne peux

pas accepter cette pierre. Il y a quelqu’un qui mérite tes excuses bien

davantage. »

La confession de Jack me revient à grand fracas et éclate en mille

morceaux acérés. « Je suis désolé, Hannah. J’ai couché avec Amy. Rien

qu’une fois. Ça n’arrivera plus. Je te le promets. »

Je ferme les yeux. « Je t’en prie, Dorothy. Tu sais que j’ai gâché la vie

de ton fils quand j’ai rompu nos fiançailles. Mais inutile de ressasser le

passé.

— Je ne parle pas de Jackson, dit-elle en articulant chaque mot. Je

parle de ta mère. »
4

e jette la pierre sur ses genoux comme si elle était brûlante.

J « Non. C’est trop tard pour pardonner. Il y a des sujets qu’il

vaut mieux ne plus aborder. »

Et si mon père était encore vivant, il serait d’accord. « On ne peut

pas faucher un champ quand il vient juste d’être labouré, répétait-il

souvent. À moins d’avoir envie de rester embourbé. »

Elle prend une profonde inspiration. « Je te connais depuis que tu as

emménagé ici, Hannah, une fille aux rêves immenses et au grand cœur.

Je sais tout au sujet de ton incroyable père, la façon dont il t’a élevée

seul depuis ton adolescence. Mais tu as partagé si peu de choses à

propos de ta mère, à part le fait qu’elle t’a préféré son amant.

— Et je ne veux plus avoir le moindre contact avec elle. » Mon cœur

s’emballe. Je suis furieuse que cette femme – que je n’ai pas vue et avec

qui je n’ai pas parlé depuis plus d’une décennie – puisse encore avoir

un tel effet sur moi. Le poids de la colère, j’imagine Fiona articuler. « Ma

mère a clairement présenté son choix.

— Sans doute. Mais je pense que l’histoire ne s’arrête pas là. Excuse-

moi. J’aurais dû te dire ce que j’en pensais il y a des années de ça. Ça

m’a toujours travaillée. J’essayais peut-être de te garder pour moi toute

seule. » Elle cherche mes mains à tâtons et repose la pierre dans ma

paume. « Il faut que tu fasses la paix avec ta mère, Hannah. Il est grand

temps.

— Tu n’as pas compris. J’ai déjà pardonné à Fiona Knowles. Cette

deuxième pierre sert à demander le pardon, pas à l’accorder. »


Dorothy hausse les épaules. « Accorder son pardon ou le demander.

Je ne crois pas que ces pierres du Pardon soient accompagnées d’une

règle gravée dans le marbre. Le but est de restaurer l’harmonie entre

deux personnes, non ?

— Écoute, je suis désolée, Dorothy, mais tu ne connais pas les détails

de l’histoire.

— Je me demande si tu les connais toi-même. »

Je la dévisage. « Pourquoi tu dis ça ?

— Tu te rappelles la dernière fois que ton père est venu ? J’habitais

encore à l’Évangeline, et vous êtes venus dîner chez moi. »

Ç’avait été la dernière visite de mon père, mais nous l’ignorions à

l’époque. Il était bronzé et heureux, le centre de l’attention, comme

d’habitude. Nous étions installés sur le balcon de Dorothy à partager

des histoires et à boire un peu trop.

« Oui, je m’en souviens.

— Il se doutait qu’il allait quitter ce monde, je crois. »

Le ton de sa voix, son air presque mystique avec ses yeux embrumés

me donnent la chair de poule.

« Ton père et moi avons échangé un moment en privé. Il m’a parlé

pendant que Michael et toi étiez sortis chercher une autre bouteille de

vin. Il avait un peu trop bu, je dois bien l’admettre. Mais je crois qu’il

voulait se libérer d’un poids qui pesait sur sa poitrine. »

Mon cœur se met à battre la chamade. « Qu’a-t-il dit ?

— Il m’a dit que ta mère t’envoyait encore des lettres. »

Je peine à respirer. Des lettres ? De ma mère ? « Non. C’était l’alcool

qui parlait. Ça fait presque vingt ans qu’elle ne m’a pas écrit.

— En es-tu si certaine ? J’ai eu la nette impression que, pendant toutes

ces années, ta mère avait essayé d’entrer en contact avec toi.

— Il me l’aurait dit. Non. Ma mère ne veut plus rien avoir affaire avec

moi.

— Mais tu me l’as dit toi-même, c’est toi qui as coupé les ponts. »

Un souvenir furtif de mon seizième anniversaire me revient. Mon

père est assis en face de moi au restaurant Mary Mac’s. Je revois son

sourire, large et franc, ses coudes sur la nappe blanche quand il se


penche pour me regarder déballer mon cadeau – un pendentif en

diamant et saphir, bien trop somptueux pour une adolescente. « Ces

pierres viennent de la bague de fiançailles de Suzanne, a-t-il dit. Je les

ai fait monter sur un autre bijou pour toi. »

J’ai contemplé les pierres précieuses énormes, je me suis rappelé ses

mains immenses qui fouillaient dans la boîte à bijoux de ma mère le

jour où il est parti, affirmant que la bague lui revenait de droit – à lui,

et à moi aussi.

« Merci, papa.

— Et j’ai encore un cadeau pour toi. » Il m’a pris la main et m’a

adressé un clin d’œil. « Elle, tu n’es plus obligée d’aller la voir, ma

puce. »

Il m’a fallu un moment pour comprendre qu’elle, c’était ma mère.

« Tu es assez grande maintenant pour décider par toi-même. Le juge

l’a bien précisé dans l’accord de garde partagée. » Son visage débordait

de joie, comme si ce deuxième « cadeau » était le gros lot. Je l’ai

dévisagé, bouche bée.

« Genre, plus du tout de contact ? Plus jamais ?

— C’est toi qui décides. Ta mère a accepté les termes de cet accord.

Bon sang, elle sera sûrement aussi contente que toi d’être débarrassée

de cette obligation. »

J’ai affiché un faux sourire tremblant. « Euh, d’accord. Je crois. Si

c’est ce que tu… ce qu’elle veut. »

Je me détourne de Dorothy, sentant la commissure de mes lèvres

plonger vers le bas. « Je n’avais que seize ans. Elle aurait dû insister

pour que je la revoie. Elle aurait dû se battre pour moi ! C’était son

devoir de mère. » Ma voix se brise et j’attends un instant avant de

pouvoir continuer. « Mon père l’a appelée pour lui annoncer la

nouvelle. Comme si ma mère avait attendu que je suggère cette idée

moi-même. Quand il est ressorti du bureau, il m’a simplement déclaré :

“C’est terminé, ma puce. Tu es tranquille, maintenant.” »

Je porte la main à ma bouche et j’essaie de déglutir, heureuse pour

une fois que Dorothy ne puisse pas me voir. « Deux ans plus tard, elle

est venue à la cérémonie de remise des diplômes à mon lycée, elle a


affirmé qu’elle était fière de moi. J’avais dix-huit ans et j’étais si blessée

que je lui ai à peine adressé la parole. Mais qu’est-ce qu’elle espérait,

après deux ans de silence ? Je ne l’ai pas revue depuis.

— Hannah, je sais que ton père comptait plus que tout à tes yeux

mais… » Elle fait une pause, comme pour chercher ses mots. « Est-il

possible qu’il t’ait délibérément éloigné de ta mère ?

— C’est ce qu’il a fait, bien sûr. Il voulait me protéger. Elle n’a pas

arrêté de me faire du mal.

— Ça, c’est ta version des faits – TA vérité. Et tu y crois, je peux le

comprendre. Mais ça ne signifie pas non plus que ce soit LA vérité. »

Elle a beau être aveugle, je jure que Mme Rousseau parvient à voir

jusque dans mon âme. Je m’essuie les yeux. « Je n’ai pas envie d’en

parler. »

L’ottomane crisse sur le ciment tandis que je me lève pour partir.

« Assieds-toi », ordonne-t-elle. Sa voix est sévère et j’obéis. « Agatha

Christie a dit un jour qu’en chacun de nous il existait une trappe. » Elle

trouve mon bras et le serre, ses ongles cassants s’enfoncent dans ma

peau. « Derrière cette trappe se cachent nos secrets les plus sombres.

Nous gardons la trappe solidement verrouillée, nous essayons de nous

mentir à nous-mêmes, de croire que ces secrets n’existent pas. Les plus

chanceux d’entre nous y parviennent. Mais je crains que toi, ma chérie,

tu ne fasses pas partie des chanceux. »

Elle cherche mes mains et y reprend la pierre. Elle la dépose dans la

bourse en velours avec l’autre et tire les cordelettes. Elle tâtonne en

quête de mon sac. Quand elle le trouve enfin, elle y glisse la bourse.

« Tu ne découvriras pas ton avenir tant que tu ne te seras pas

réconciliée avec ton passé. Allez. Va faire la paix avec ta maman. »

Je suis pieds nus dans la cuisine. Des casseroles en cuivre pendent à

des crochets au-dessus de mon îlot en granit. Il est presque 15 heures ce

samedi, et Michael doit venir à 18 heures. J’aime calculer mes

préparatifs culinaires afin qu’à l’arrivée de Michael, un parfum de pain

frais emplisse mon appartement. Voilà ma tentative éhontée de

séduction domestique. Et ce soir, j’ai besoin de tous les renforts


possibles. J’ai décidé de suivre les conseils de Dorothy et d’avouer

franchement à Michael que je n’ai pas envie de quitter La Nouvelle-

Orléans – ou, plutôt, que je n’ai pas envie de le quitter, lui. Mon cœur

s’emballe à cette simple idée.

Les mains pleines de pâte, je soulève la boule collante du saladier et

la pose sur un plan de travail fariné. Je travaille la pâte avec la paume

de mes mains, je la pousse et la regarde se replier d’elle-même. Dans le

placard sous l’îlot, à moins de trente centimètres de moi, se trouve un

pétrisseur de pain Bosch étincelant. C’est mon père qui me l’a offert à

Noël, trois ans plus tôt. Je n’ai pas eu le courage de lui dire que je

préférais pétrir la pâte à la main, un rituel qui remonte à plus de quatre

mille ans, quand les Égyptiens ont découvert l’usage de la levure. Je me

demande s’il s’agissait d’une tâche pénible parmi tant d’autres pour les

femmes de l’Égypte antique, ou si elles la trouvaient relaxante, comme

moi. Les mouvements monotones pour pousser et étirer la pâte, la

lente transformation naturelle, à peine visible, à mesure que la farine,

l’eau et la levure deviennent soyeuses et élastiques.

Ma mère m’a appris que le mot lady vient de l’anglais médiéval,

dough kneader, pétrisseuse de pâte. Comme moi, faire du pain était sa

passion. Mais où avait-elle entendu une telle information ? Je ne l’ai

jamais vue lire, sa propre mère n’était même jamais allée au lycée.

J’écarte une mèche de mon front du dos de la main. Depuis que

Dorothy m’a ordonné de faire la paix avec ma mère il y a trois jours, je

ne cesse de penser à elle. Est-il possible qu’elle ait essayé de me

contacter ?

Une seule personne peut le savoir. Sans attendre une minute, je me

rince les mains et décroche le téléphone.

Il est 13 heures sur le fuseau horaire du Pacifique. J’écoute les

sonneries et imagine Julia sur sa véranda, en train de lire un roman

d’amour ou de se limer les ongles.

« Han-Banane ! Comment vas-tu ? » s’écrie-t-elle.

Son intonation joyeuse me fait culpabiliser. Pendant un mois, après la

mort de mon père, j’appelais Julia tous les jours. Rapidement, les
communications se sont réduites à une fois par semaine, puis une fois

par mois. Je ne lui ai pas parlé depuis Noël.

Je passe en vitesse les détails sur Michael et mon travail. « Tout va

très bien, dis-je. Et toi ?

— Le salon de coiffure m’envoie suivre une formation à Las Vegas.

Ces derniers temps, on ne jure plus que par les perruques et les

extensions capillaires. Tu devrais essayer. Elles sont vraiment pratiques.

— Peut-être, oui, lui dis-je avant d’en venir au fait. Julia, il faut que je

te demande quelque chose.

— L’appartement. Je sais. Il faut que je publie l’annonce sur le marché.

— Non. Je veux que tu le gardes, je te l’ai déjà dit. Je vais appeler

Mme Seibold cette semaine et voir pourquoi le transfert de propriété

est si long. »

Je l’entends soupirer. « Tu es adorable, Hannah. »

Mon père a commencé à sortir avec Julia l’année où je suis partie à

l’université. Il a pris une retraite anticipée et comme j’étais inscrite à

USC, il a décrété qu’il pouvait bien s’installer lui aussi à Los Angeles. Il

a rencontré Julia à la salle de sport. Elle avait une trentaine d’années à

l’époque, dix ans de moins que lui. Je l’ai aimée tout de suite, cette

beauté au grand cœur, avec son penchant pour le rouge à lèvres et les

souvenirs à l’effigie d’Elvis. Elle m’a confié un jour qu’elle rêvait

d’avoir des enfants mais qu’elle avait choisi mon père à la place, qui

était, je la cite, un grand enfant lui-même. Ça me peine de voir que,

dix-sept ans plus tard, son rêve d’enfants a disparu, tout comme « son

grand enfant. » Lui donner l’appartement de mon père semblait un

maigre substitut pour compenser ses sacrifices.

« Julia, mon amie m’a appris quelque chose que je n’arrive pas à

ignorer.

— C’est quoi ?

— Elle… » Je tiraille une mèche de cheveux. « Elle pense que maman

a essayé de me contacter, qu’elle m’a envoyé une lettre… Ou plutôt

des lettres. Je ne sais pas quand, exactement. » Je fais une pause,

inquiète de paraître accusatrice. « Elle pense que papa était au courant.


— Je ne sais pas. J’ai déjà emporté une douzaine de sacs-poubelles

pleins aux bonnes œuvres. Cet homme, il conservait vraiment tout. »

Elle émet un rire faible et mon cœur se brise à l’entendre. C’était à moi

de vider ses placards. Mais, à l’image de mon père, je lui ai laissé le

soin d’accomplir les tâches difficiles.

« Tu n’as jamais trouvé une lettre, ou des lettres, ou n’importe quoi

venant de ma mère ?

— Je sais qu’elle avait notre adresse ici à L.A. De temps en temps, elle

envoyait des documents fiscaux ou autres. Mais je suis désolée,

Hannah, il n’y avait rien pour toi. »

J’acquiesce, incapable de parler. Je ne m’étais pas rendu compte

jusqu’à présent à quel point je rêvais d’une réponse différente.

« Ton papa t’aimait, Hannah. Il avait beau avoir un tas de défauts, il

t’aimait vraiment. »

Je sais que mon père m’aimait. Mais pourquoi n’est-ce pas suffisant à

mes yeux ?

Je prends plus de temps que d’habitude pour me préparer ce soir.

Après m’être plongée dans mon bain moussant préféré, je reste devant

le miroir vêtue d’un soutien-gorge en dentelle pêche et d’une culotte

assortie, et j’entreprends de lisser au fer une dernière mèche de

cheveux. Mes boucles naturelles frôlent mes épaules, mais Michael

préfère les cheveux lisses. Je recourbe mes cils et applique du mascara,

puis je jette mon maquillage dans ma trousse. Prenant soin de ne pas la

froisser, je me glisse dans une jupe fourreau courte et cuivrée que j’ai

choisie juste pour lui. À la dernière minute, j’exhume le cadeau de mon

seizième anniversaire, le pendentif en diamant et saphir. Ces pierres

qui ont été arrachées à la bague de fiançailles de ma mère semblent

cligner des yeux, comme si elles ne parvenaient pas à s’habituer à leur

nouvelle configuration. Pendant toutes ces années, j’ai conservé le

pendentif dans sa boîte, sans jamais éprouver le désir ni le courage de

le porter. Une vague de tristesse déferle en moi alors que j’accroche la

chaîne à mon cou. Dieu bénisse l’âme de mon père. Il ne se rendait pas

compte. Il ne comprenait pas que son cadeau symbolisait la perte et la


destruction, et non son intention première, celle de me souhaiter la

bienvenue dans le monde des femmes.

À 18 h 37, Michael entre dans mon appartement. Voilà une semaine

que je ne l’ai pas vu, il a vraiment besoin d’aller chez le coiffeur. Mais

contrairement à mes cheveux quand ils sont mal coupés, ses boucles

blondes tombent en des mèches parfaitement ébouriffées et lui

confèrent une allure juvénile à la Beach Boys. Je le taquine toujours en

lui disant qu’il ressemble davantage à un mannequin de Ralph Lauren

qu’à un maire. Ses yeux bleus comme des centaurées et son teint clair

font de lui l’image même du succès, de ces hommes qu’on peut voir

naviguer au large de Cape Cod à la barre d’un yacht Hinckley.

« Salut, ma belle », dit-il.

Sans même prendre la peine d’enlever son manteau, il me soulève

dans ses bras et remonte ma jupe tandis qu’il me porte jusqu’à la

chambre. Au diable ma jupe froissée !

Nous sommes étendus l’un à côté de l’autre, les yeux rivés au

plafond. « Bon sang, dit-il en brisant le silence. J’en avais besoin. »

Je roule sur le flanc et passe mon doigt sur la ligne de sa mâchoire.

« Tu m’as manqué.

— Toi aussi, tu m’as manqué. » Il tourne la tête et suce le bout de mon

doigt. « Tu es incroyable, tu le sais ? »

Je reste immobile au creux de son bras, j’attends qu’il reprenne son

souffle et nous entamons le deuxième round. J’adore ces moments

d’entracte, blottie contre Michael, où le monde semble si lointain, où je

n’entends que le son de nos respirations lentes et entremêlées.

« Je peux te proposer un verre ? » je lui murmure.

Sans réponse de sa part, je lève la tête. Il a fermé les yeux, sa bouche

est entrouverte. Doucement, il se met à ronfler.

Je jette un coup d’œil au réveil. Il est 18 h 55 – dix-huit minutes

chrono de la porte d’entrée aux bras de Morphée.

Il se réveille en sursaut, les yeux écarquillés, les cheveux en bataille.

« Quelle heure est-il ?


— 19 h 40, dis-je en caressant son torse lisse. Tu étais fatigué. »

Il se rue hors du lit et cherche son portable. « Mon Dieu, j’ai dit à

Abby qu’on passerait la chercher à 20 heures. On ferait mieux de

s’activer.

— Abby vient avec nous ? » je lui demande, en espérant que mon ton

ne trahisse pas ma déception.

« Ouaip. » Il attrape sa chemise par terre. « Elle a annulé un rendez-

vous pour passer la soirée avec nous. »

Je descends du lit. Je sais que c’est égoïste mais j’ai envie de lui parler

de Chicago, ce soir. Et cette fois-ci, je compte bien être franche.

J’agrafe mon soutien-gorge et je me répète que Michael est père

célibataire – et un bon père, qui plus est. Il est sans cesse tiraillé, avec

sa fonction exigeante de maire. Je ne devrais pas l’obliger à choisir

entre du temps avec moi et du temps avec sa fille. Il essaye de nous

faire plaisir à toutes les deux.

« J’ai une idée, dis-je en le regardant pianoter son texto à Abby. Sors

donc avec Abby ce soir, rien qu’elle et toi. Et peut-être qu’on pourra se

voir demain. »

Il semble blessé. « Non. S’il te plaît. Je veux que tu viennes.

— Mais Abby… Je parie qu’elle apprécierait un tête-à-tête avec toi. Et

puis il y a ce boulot à Chicago dont je t’ai parlé. J’ai vraiment besoin de

te voir seul pour en discuter. On pourrait faire ça demain.

— Je veux passer la soirée avec les deux femmes de ma vie. » Il

s’approche de moi et ses lèvres effleurent mon cou. « Je t’aime,

Hannah. Et plus Abby te fréquentera, plus elle t’aimera, elle aussi. Elle

a besoin de nous voir tous les trois ensemble, en famille. Tu n’es pas

d’accord ? »

Je m’adoucis. Il pense à notre avenir, exactement ce que j’espérais.

Nous partons vers l’est dans St Charles Avenue et arrivons chez lui

dans le quartier de Carrollton avec dix minutes de retard. Michael

trottine jusqu’à la porte pour appeler Abby et je reste assise dans la

voiture à contempler l’imposante demeure en stuc blanc crème

qu’habitait une famille de trois personnes, il y a encore peu de temps.


Le jour de notre rencontre lors d’une vente aux enchères silencieuses

au profit de l’association Vers la lumière, j’ai découvert que Michael

avait une fille. J’étais attirée par le fait qu’il était père célibataire,

comme mon propre père. Quand notre relation a débuté, je n’ai jamais

eu de pensées négatives envers Abby. J’adore les enfants. Elle allait être

un bonus. Je jure que je raisonnais exactement en ces termes… avant

de la rencontrer.

Le portail métallique s’ouvre, Abby et Michael ressortent. Elle est

presque aussi grande que son père, ses longs cheveux blonds sont tirés

et tenus par une barrette, mettant en valeur ses magnifiques yeux verts.

Elle grimpe sur la banquette arrière.

« Salut, Abby ! dis-je. Tu es vraiment jolie.

— Salut. »

Elle fouille dans son sac rose Kate Spade et en sort son téléphone.

Michael roule vers Tchoupitoulas Street et j’essaie d’engager la

conversation avec Abby. Mais comme d’habitude, elle ne m’accorde

que des réponses monosyllabiques et ne croise jamais mon regard.

Quand elle a quelque chose à dire, elle regarde directement son père et

commence chaque phrase par « papa ». Comme si son attitude

silencieuse ne suffisait pas à me faire comprendre que je suis invisible

et inutile. Papa, j’ai eu mes résultats d’examen aux SAT. Papa, j’ai vu un film

que tu adorerais.

Nous arrivons au restaurant Broussard dans le quartier français – un

choix d’Abby – où une serveuse brune et élancée nous accompagne à

notre table. Les flammes des lanternes vacillent quand nous traversons

la cour vers la salle du restaurant éclairée par des chandelles. Je

remarque un couple élégant entre deux âges qui me dévisage lorsque je

passe à proximité, et je leur souris.

« Je suis une grande fan, Hannah, dit la femme qui m’attrape par le

bras. Vous me faites sourire chaque matin.

— Oh, merci, dis-je en lui tapotant la main. Vous ne savez pas

combien ça me fait plaisir. »


Nous prenons place à notre table et Abby se tourne vers Michael,

assis à côté d’elle.

« Ça craint, non ? lui demande-t-elle. Tu luttes pour sauver la ville et

c’est elle qui attire toute l’attention. Les gens sont tellement bêtes. »

J’ai l’impression d’être de retour à la Bloomfield Hills Academy et

que Fiona Knowles me torture à nouveau. J’attends que Michael

prenne ma défense mais il se contente de ricaner. « C’est le prix à

payer quand on sort avec la chouchoute de La Nouvelle-Orléans. »

Il me pince le genou sous la table. Laisse tomber, je me dis. Ce n’est

qu’une gamine. Pas franchement différente de celle que tu as été un jour.

Un souvenir envahit mon esprit. Je suis à Harbour Cove. Bob se gare

sur le parking du Tastee Freeze, ma mère est assise sur le siège

passager. Je suis affalée sur la banquette arrière et je me ronge l’ongle

du pouce. Il me regarde par-dessus son épaule, ce sourire crétin aux

lèvres. « Qu’est-ce que tu dirais d’une glace au coulis de chocolat,

frangine ? Ou un banana split, peut-être ? » Je croise les bras sur mon

ventre dans l’espoir d’étouffer les gargouillements de mon estomac.

« J’ai pas faim. »

Je ferme les yeux et m’efforce de chasser ce souvenir. Dorothy et ses

foutues pierres !

Je me concentre sur le menu, je parcours les entrées en quête d’un

plat qui coûte moins cher que ma robe du soir. En bon gentleman du

Sud, Michael insiste toujours pour payer l’addition. En bonne

descendante de mineurs de Pennsylvanie, je fais attention à mon

argent.

Quelques minutes plus tard, le serveur revient avec la bouteille de

vin que Michael a commandée et verse à Abby un verre d’eau

pétillante.

« Souhaitez-vous une entrée ? demande-t-il.

— Euh, voyons voir… » dit Michael en parcourant la carte du menu.

Abby prend le contrôle de la situation. « On va se laisser tenter par le

foie gras de l’Hudson Valley, le carpaccio de black Angus et les

coquilles Saint-Jacques de Georges Bank. Apportez aussi une terrine de


chanterelles, je vous prie. » Elle regarde son père. « Tu vas adorer leurs

champignons, papa. »

Le serveur s’éclipse et je repose mon menu sur la table. « Alors,

Abby, à présent que tu as reçu tes résultats d’examen aux SAT, tu as

réfléchi un peu à quelle université tu voulais t’inscrire ? »

Elle attrape son portable et regarde ses messages. « Pas vraiment. »

Michael sourit. « Elle a réduit son choix à Auburn, Tulane et USC. »

Enfin un point en commun ! Je me tourne vers Abby. « USC ? C’est

là que j’ai fait mes études ! Je pense que tu adorerais la Californie,

Abby. Écoute, si tu as la moindre question, dis-le-moi. Je serais ravie de

te rédiger une lettre de recommandation, ou de t’aider si tu as besoin

de quoi que ce soit. »

Michael arque les sourcils. « Tu devrais sauter sur l’occasion, Abby.

Hannah est une star parmi les anciens élèves de cette fac.

— Oh, Michael, ne sois pas ridicule. » Il est ridicule mais je suis flattée

qu’il dise une chose pareille à mon sujet.

Abby hoche la tête, les yeux rivés au téléphone. « Non, j’ai rayé USC

de ma liste. Je veux m’inscrire dans un établissement plus exigeant.

— Oh, dis-je. Oui, bien sûr. » Je me cache derrière le menu. J’aimerais

être n’importe où ailleurs.

Michael et moi sortions ensemble depuis huit mois quand il m’a

présenté Abby. J’avais tellement hâte de faire sa connaissance. Elle

venait d’avoir seize ans, j’étais certaine que nous nous lierions d’amitié

aussitôt. Nous aimions courir. Abby était membre du journal de l’école.

Nous avions toutes les deux grandi sans notre mère.

Notre première rencontre a été simple – un café et des beignets au

Café du Monde. Michael et moi riions du désordre créé par le sucre en

poudre dans nos assiettes et nous avons mangé une corbeille entière de

ces pâtisseries délicieuses. Mais Abby a décrété que les Américains

étaient des goinfres, puis elle s’est adossée à sa chaise et a passé tout

son temps à siroter son café noir en pianotant sur son téléphone.

« Accorde-lui un peu de temps, m’a dit Michael. Elle n’a pas

l’habitude de me partager avec quelqu’un d’autre. »


Je lève les yeux, consciente du silence soudain dans le restaurant.

Michael et Abby ont les yeux rivés à l’autre bout de la salle, je suis leur

regard. Près d’une table d’angle à cinq mètres de nous, un homme met

un genou à terre. La brune qui l’accompagne le contemple, la main sur

la bouche. Il lui tend un petit écrin et je vois que ses mains tremblent.

« Épouse-moi, Katherine Bennett. »

Sa voix est si rauque et émue que j’en ai le nez qui pique. Ne sois pas

idiote, je me dis.

La femme lâche un cri et se jette à son cou. Le restaurant croule sous

les applaudissements.

J’applaudis, moi aussi, je ris et j’essuie mes larmes. De l’autre côté de

la table, je sens le regard pesant d’Abby sur moi. Je me tourne et nous

nous observons dans le blanc des yeux. Ses lèvres s’étirent, mais ce

n’est pas un sourire aimable ou joyeux. C’est un rictus méchant. Ça ne

fait pas l’ombre d’un doute, cette gamine de dix-sept ans se moque de

moi. Je détourne le regard, choquée à l’idée de ce qu’elle puisse penser.

Elle me prend pour une abrutie parce que je crois en l’amour… et son

père aussi, sûrement.

« Il faut qu’on parle, Michael. »

Michael nous a préparé un cocktail Sazerac et nous sommes assis

chacun à un bout de mon canapé blanc. Les flammes qui vacillent dans

la cheminée diffusent une lueur ambrée dans la pièce et je me

demande si l’ambiance paisible lui paraît aussi factice qu’à moi.

Il fait tourner son verre et hoche la tête. « C’est encore une enfant,

Hannah. Mets-toi à sa place. C’est difficile de partager son père avec

une autre femme. Essaie de comprendre, s’il te plaît. »

Je grimace. Ce n’est pas moi qui lui avais proposé de voir Abby en

tête à tête ce soir ? Je le lui ferais bien remarquer mais je n’ai pas envie

de me détourner du sujet de conversation.

« Ça n’a rien à voir avec Abby. C’est à propos de nous deux. J’ai

envoyé ma proposition d’émission à WCHI par mail. J’ai dit à James

Peters que le poste m’intéressait. »


Je scrute son visage dans l’espoir d’y voir un frisson de frayeur, une

pointe de déception. Au lieu de cela, il s’anime. « Hé, mais c’est

super. » Il passe son bras sur le dossier du canapé et me serre l’épaule.

« Tu as mon soutien total et entier. »

Mon ventre se noue, je tripote mon pendentif. « Eh bien, c’est

justement ça, tu vois. Je ne veux pas de ton soutien. Je devrai

déménager à mille cinq cents kilomètres, Michael. Je veux que tu… »

Je cherche les mots exacts de Dorothy. J’ai appris il y a longtemps à

demander franchement ce dont j’avais envie.

Je me tourne vers lui. « Je veux que tu me demandes de rester. »


5

ichael pose son verre sur la table basse et glisse jusqu’à

M mon extrémité du canapé. « Reste », dit-il. Il agrippe mon

avant-bras et plonge son regard dans le mien. « S’il te plaît, ne pars

pas. »

Il me prend dans ses bras et m’embrasse, un baiser long, profond et

prometteur. Quand il s’écarte, il replace une mèche de cheveux

derrière mon oreille. « Chérie, je pensais juste que tu méritais de passer

cet entretien, quoi qu’il arrive. Ça te donnerait du poids pour négocier

ton prochain contrat avec WNO. »

J’acquiesce. Bien sûr, il a raison. Surtout depuis que Claudia

Campbell est entrée en scène.

Il prend mon visage entre ses deux mains. « Je t’aime tellement,

Hannah. »

Je souris. « Je t’aime aussi.

— Et quitter La Nouvelle-Orléans ne signifie pas que tu vas me

quitter, moi. » Il recule. « Tu sais, Abby est bien assez grande pour

rester seule à la maison. Bon sang, elle est même occupée tous les

week-ends. Je pourrais venir te voir, mettons deux fois par mois.

— C’est vrai ? » Difficile d’imaginer un week-end entier en amoureux

avec Michael, on s’endormirait lovés l’un contre l’autre et on se

réveillerait le lendemain matin avec une journée entière devant nous…

puis encore une journée.

Michael a raison. Si j’emménage à Chicago, nous passerons sans

doute plus de temps ensemble.


« Et moi, je pourrais rentrer te voir les autres week-ends, dis-je,

gagnée par l’enthousiasme.

— Exactement. Admettons que tu prennes ce boulot pour un an. Tu y

gagnerais une visibilité nationale. Et cela t’autoriserait à postuler pour

un poste à Washington D.C.

— À Washington ? Mais tu ne comprends pas ? Je veux qu’on ait un

avenir ensemble. »

Il sourit. « Je vais te confier un petit secret. J’envisage de me

présenter au Sénat. C’est un peu prématuré d’en discuter puisque la

sénatrice Hanses n’a pas encore annoncé si elle souhaitait se

représenter… »

Je souris. Michael fait donc des projets d’avenir. D’ici quelques

années, il vivra peut-être à Washington. Et il s’assure que mon chemin

m’y mène aussi.

Dimanche soir, le week-end se termine et je suis allongée dans mon

lit à scruter le plafond. Je me demande pourquoi je me sens encore si

vide. Pour une fois, j’ai demandé à Michael ce que je voulais

réellement lui demander. Et il m’a donné la bonne réponse. Alors

pourquoi est-ce que je me sens plus seule que jamais ?

La réponse arrive à 1 h 57. J’ai posé la mauvaise question. Michael

veut que je reste avec lui, ça, je le sais. Tant mieux. Mais la véritable

question est la suivante : Est-ce qu’il prévoit un jour de me demander

en mariage ?

Jade et moi faisons de la marche sportive dans Audubon Park ce

lundi après-midi. « Alors Marcus me dit : “S’il te plaît, bébé, donne-

moi une dernière chance. Ça n’arrivera plus jamais, je te le promets.” »

Je desserre la mâchoire et j’essaie de garder un ton neutre. « Je

croyais qu’il voyait une autre femme.

— Non, c’est plus le cas. Il affirme qu’elle n’était qu’un moyen

minable de compenser mon absence.

— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?


— J’ai répondu : “Oh, putain, non. Je suis presque certaine d’avoir le

droit d’arrêter cette relation après une mâchoire cassée.”

J’éclate de rire et lui tope la main. « Bien joué ! Reste forte. »

Elle ralentit l’allure. « Alors pourquoi est-ce que je me sens si

coupable ? Marcus était… il est toujours un très bon père. Devon

l’adore.

— Écoute, rien ne l’empêche d’avoir des bons contacts avec son fils. Il

devrait être content que tu n’aies jamais rien dit à Devon, et que tu

n’aies pas porté plainte non plus. Si tu l’avais fait, il aurait pu dire adieu

à Devon et à sa carrière dans les forces de l’ordre.

— Je sais. Mais Devon ne comprend pas. Il croit que je suis méchante

avec son papa. Je suis coincée entre le comportement grognon de

Devon et les suppliques de Marcus. Il n’arrête pas de me rappeler les

quinze bonnes années qu’on a passées ensemble. Que je l’avais saoulé

à propos des freins de la voiture qu’il n’avait pas encore fait réparer.

Qu’il était en plein dans une affaire difficile au boulot, qu’il bossait la

nuit et les week-ends. Qu’il manquait de sommeil, et… »

Je me déconnecte de sa conversation. J’ai entendu les excuses bidons

de Marcus une bonne trentaine de fois et je ne supporte pas de les

entendre à nouveau. Avec le soutien indéfectible de ses parents, Jade a

quitté Marcus en octobre, le jour même où il lui a asséné une violente

claque du dos de la main, et elle a demandé le divorce la semaine

suivante. Dieu merci, elle n’a pas flanché. Pas encore.

« Je l’aimais bien, moi aussi, vraiment. Mais ce qu’il a fait est

inexcusable. Tu n’as rien à te reprocher, Jade. Aucun homme n’a le

droit de frapper une femme. Jamais. Point final.

— Je sais. Je sais que tu as raison. C’est juste que… Ne me méprise pas

pour ça, Hannabelle, je t’en prie, mais il me manque parfois.

— Si seulement on pouvait se contenter de copier-coller les bons

moments. » Je glisse mon bras autour du sien. « Je t’avoue que les bons

moments avec Jack me manquent aussi parfois. Mais je ne pourrai plus

jamais lui faire confiance. C’est la même chose entre toi et Marcus. »

Elle se tourne vers moi. « Comment s’est passée ta soirée avec

Michael ? Tu lui as dit de se bouger le cul et de t’acheter une alliance


avec un gros diamant ? »

Je lui résume notre conversation de samedi soir. « Donc si

j’emménage à Chicago, on passerait plus de temps ensemble qu’ici, pas

moins. »

Elle semble sceptique. « Sérieux ? Il quitterait sa ville chérie chaque

mois ? Et tu ne serais pas obligée de supporter Crabby ? »

Je ne peux m’empêcher de sourire en entendant le surnom dont elle

a affublé Abby. « C’est ce qu’il a affirmé, oui. Alors bien sûr,

maintenant j’ai vraiment envie d’obtenir le poste.

— Non ! Tu ne peux pas partir, s’écrie-t-elle. Je t’en empêcherai. »

C’est exactement la réaction que j’avais espérée de la part de

Michael.

« Ne t’inquiète pas. Je suis sûre qu’ils ont une flanquée de candidats

plus qualifiés que moi. Mais j’ai envoyé une proposition super sympa,

si je peux me permettre. » Je lui raconte la folie autour des pierres du

Pardon et la suggestion d’inviter Fiona ainsi que ma mère absente.

« Attends… Ta mère ? Mais tu m’as dit que tu l’avais perdue. »

Je ferme les yeux et je serre les dents. Je lui ai vraiment dit ça ? « Je

ne parlais pas littéralement. Au sens figuré, plutôt. On a eu une

violente dispute, il y a des années de ça.

— Je ne savais pas.

— Je suis désolée. Je n’aime pas en parler. C’est compliqué.

— Eh bien, je suis impressionnée, Hannabelle. Tu as fait la paix avec

ta mère et tu es prête à l’inviter sur un plateau télé.

— Oh, putain, non !

— J’aurais dû m’en douter. Les limites entre vie pro et perso.

— Exactement, je lui réponds en ignorant le sarcasme dans sa voix.

Ce n’est qu’une proposition. J’ai tout inventé. Je n’ai pas fait la paix

avec ma mère.

— OK. Alors, parle-moi de ces pierres du Pardon. C’est comme au

Monopoly, c’est un genre de carte pour sortir de prison gratos, c’est

ça ? demande Jade. Tu avoues un secret gênant et profondément

enfoui, tu donnes un caillou à quelqu’un et on est quittes ?

— Je sais, c’est un peu bidon, hein ? »


Elle hausse les épaules. « Je ne sais pas. En fait, c’est plutôt ingénieux.

Je comprends que cette idée se répande aussi vite. Qui n’a pas besoin

d’être pardonné ?

— C’est ça, Jade. Ta plus grosse faute à toi, c’est sans doute quand tu

as accidentellement volé un échantillon de crème de luxe. »

Je me tourne vers elle, le sourire aux lèvres. « Hé, je plaisante. Je dis

juste que tu es la personne la plus honnête et la plus franche que je

connaisse. »

Elle se penche en avant et pose les mains sur ses genoux.

« Hannabelle, tu n’images même pas. »

Je me déplace sur la pelouse pour laisser passer un joggeur. « Quoi ?

— Depuis plus de vingt-cinq ans, j’ai un énorme mensonge que je

traîne derrière moi comme un fromage puant. Depuis le diagnostic de

mon père, ça me ronge. »

Elle se redresse, le regard dans le vague comme si elle s’efforçait de

chasser un souvenir. Quel pouvoir exercent donc ces pierres ? Au lieu

d’apporter la paix intérieure, elles suscitent le chagrin.

« C’était le jour de mon seizième anniversaire. Mes parents m’avaient

organisé une fête. Je crois que papa était le plus enthousiaste de tous. Il

voulait que tout soit parfait. Il a décidé de retaper la salle de jeu à la

cave avant la fête. Peinture, nouveaux meubles, la totale. Quand je lui

ai dit que je voulais une moquette blanche, il n’a pas cillé. » Elle me

regarde et sourit. « Tu imagines ? De la moquette blanche dans une

cave.

« On était une quinzaine à dormir là, cette nuit-là. Oh, et on était

obsédées par les garçons ! Alors quand une demi-douzaine de gars sont

venus frapper à la porte de la véranda en bas avec de la vodka à la

cerise et un vin rouge totalement immonde, on les a bien sûr laissés

entrer.

« J’étais terrifiée. J’aurais été interdite de sortie pour le restant de ma

vie si mes parents étaient descendus à ce moment-là. Ils m’auraient

écorchée vive s’ils avaient appris qu’on buvait de l’alcool. Mais ils

étaient déjà passés. Ils regardaient la série 48 heures à l’étage. Ils me

faisaient confiance.
« Vers minuit, ma copine Erica Williams était bourrée comme un

coing. Elle a vomi. Partout. Adieu, moquette blanche.

— Oh, non, dis-je. Qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai fait au mieux pour nettoyer la moquette mais la tache refusait

de partir. Le lendemain matin, papa est descendu et il l’a vue. Je lui ai

dit la vérité, qu’Erica avait été malade. “Elle a bu ?” m’a-t-il demandé.

Je l’ai regardé droit dans les yeux. “Non, papa.” »

Sa voix se brise et je passe le bras autour de ses épaules. « Jade, ce

n’est rien. Oublie donc ça. Tu n’étais qu’une gamine.

— Des années durant, il est revenu à la charge, Hannah. Même à mon

trentième anniversaire, il m’a demandé : “Jade, est-ce qu’Erica avait

bu, le soir de ton seizième anniversaire ?” Et comme d’habitude, j’ai

répondu : “Non, papa.”

— Alors le moment est peut-être venu de le lui dire. Donne-lui une

Pierre du Pardon. Parce que je suis sûre que ce mensonge te fait

davantage de mal à toi que la vérité ne le blessera, lui. »

Elle hoche la tête. « C’est trop tard. Son cancer s’est étendu aux os.

La vérité risquerait de le tuer. »

Jade et moi terminons notre dernier tour du parc quand Dorothy

appelle, et cela fait des mois que je n’ai pas entendu sa voix aussi

enjouée. « Pourrais-tu passer cet après-midi, ma chérie ? »

C’est inhabituel de sa part, de demander de la visite. La plupart du

temps, elle me dit que je suis folle de venir la voir si souvent.

« Avec plaisir, je lui réponds. Tout va bien ?

— Parfaitement bien. Et apporte donc une demi-douzaine de ces

bourses en velours, veux-tu, s’il te plaît ? Je crois qu’ils en vendent chez

Michaels. »

Oh, super. Encore ces pierres du Pardon. « Dorothy, tu n’as même

pas accepté ma pierre. Tu ne dois rien à personne. Tu n’es pas obligée

de continuer cette idiotie de Cercle du Pardon.

— Une demi-douzaine, insiste-t-elle. Pour commencer. »

J’aurais dû m’en douter. Dorothy adore participer aux chaînes de

correspondance, aux mails à faire suivre. Elle ne ratera sûrement pas


l’occasion de se joindre à une mode aussi populaire que celle des

pierres du Pardon. Elle vient d’être sollicitée et, qu’elle ait reçu une

pierre de façon justifiée ou non à son goût, elle compte bien poursuivre

le Cercle du Pardon, et en créer d’autres.

« Très bien, mais d’après les instructions, il faut envoyer une seule

lettre d’excuses, pas une demi-douzaine.

— Tu crois que je n’ai blessé qu’une seule personne au cours de ces

soixante-seize dernières années ? Ne sais-tu pas qu’au fond de nous,

nous ne sommes que des tourbillons de honte ? Je crois que c’est

justement là que réside la beauté de ces pierres idiotes. Elles nous

donnent la permission – l’obligation, même – d’être vulnérable. »

À mon arrivée en cette fin d’après-midi, le visage de Dorothy s’est

métamorphosé. Les rides de son front se sont adoucies, elle paraît

complètement sereine. Elle est assise dans la cour sous le parasol, et le

livre audio de Fiona Knowles est posé devant elle. Je grimace. Cette

fille qui m’a fait tant de mal est désormais l’icône du pardon, et elle

doit s’en mettre plein les poches.

« Les gens taisent leurs secrets pour deux raisons, me dit Dorothy.

Pour se protéger, ou protéger les autres. C’est ce que dit

Mme Knowles.

— Sacrée révélation. Cette femme est d’une intelligence rare.

— Oui, répond Dorothy, sans remarquer mon sarcasme – ou

préférant l’ignorer, peut-être. M’as-tu apporté les bourses, ma chérie ?

— Oui, oui. Elles sont en tulle blanche, dis-je en les lui déposant dans

sa main. Avec des petits pois vert clair. »

Elle caresse le tissu et tire sur les cordons pour les ouvrir.

« Magnifique. Il y a un gobelet de pierres sur ma table de chevet. Va

me le chercher, s’il te plaît, tu veux ? »

Je reviens avec un gobelet en plastique. Dorothy les renverse sur la

table.

« Marilyn les a ramassées dans la cour, hier. » Avec soin, elle trie les

cailloux par deux. « Le premier lot est pour elle, d’ailleurs. Bien qu’elle

ne le sache pas encore.


— Pour Marilyn ? » Je suis surprise qu’elle cite le nom de son amie de

toujours. Mais réflexion faite, c’est logique. « Eh bien, j’imagine que

quand on a connu quelqu’un toute sa vie, on est obligé de l’avoir blessé

un jour ou l’autre, pas vrai ?

— Oui. Et c’était un sacré épisode. » Elle ferme les yeux et remue la

tête. Ce simple souvenir la fait frissonner. « J’ai toujours envisagé la vie

comme une pièce sombre et caverneuse emplie de bougies. Quand on

naît, la moitié des bougies est allumée. À chacune de nos bonnes

actions, une nouvelle flamme jaillit et crée une lumière supplémentaire.

— C’est beau, dis-je.

— Mais tout au long de notre chemin, des flammes sont éteintes par

notre égoïsme et notre cruauté. Vois-tu, nous allumons des bougies et

en soufflons d’autres. Au final, nous pouvons simplement espérer avoir

créé plus de lumière que d’obscurité en ce monde. »

Je réfléchis un instant et j’imagine les bougies de ma propre pièce

caverneuse. J’ignore si j’ai créé davantage de lumière ou de pénombre.

« C’est une métaphore magnifique, Dorothy. Et toi, mon amie, tu

diffuses une lumière éblouissante.

— Oh, mais j’ai soufflé mon lot de bougies au cours de ma vie. » Elle

tâtonne jusqu’à trouver un autre lot de pierres. « Celles-ci seront pour

Steven.

— Comme c’est charitable, dis-je. Je croyais que tu le méprisais. »

J’avais croisé Stephen Rousseau à deux reprises quand je sortais avec

Jackson. Il avait l’air d’un homme correct. Mais Dorothy évoque

rarement son ex-mari, si ce n’est pour préciser qu’elle se contrefiche du

goujat qui a demandé le divorce neuf mois après qu’elle ait subi une

mastectomie. Trois décennies se sont écoulées mais je crois

comprendre que les cicatrices de Dorothy sont encore sensibles.

« Je parle de Steven Willis, mon ancien élève. C’était un garçon

brillant mais sa vie de famille était atroce. Je l’ai laissé passer entre les

mailles du filet, Hannah, et je ne me le suis jamais pardonné. Je crois

que ses frères vivent encore ici. Je vais retrouver sa trace. »

Quel courage. Est-ce vraiment du courage ? Présenter ses excuses

pourra peut-être soulager la mauvaise conscience de Dorothy mais,


pour Steven, elles risquent d’être un rappel désagréable de cette

enfance qu’il préférerait oublier ?

Elle pose la main sur le lot suivant. « Celles-ci sont pour Jackson, me

dit-elle. Je ne me suis jamais excusée de m’être mêlée de ce qui ne me

regardait pas. »

Ses paroles me glacent le sang.

« Si je n’avais pas été là, vous seriez mariés à l’heure qu’il est. C’est

moi qui lui ai conseillé de tout t’avouer, Hannah. La honte qu’il portait

était un fardeau trop lourd. Une mère sent ce genre de choses. Son

secret aurait détruit votre relation, et votre mariage plus tard. J’étais

certaine que tu lui pardonnerais s’il t’avouait tout. J’avais tort.

— Je lui ai pardonné, dis-je en lui serrant la main. Mais tu soulèves un

point important. Peut-être que Jack s’en serait mieux sorti s’il ne

m’avait jamais révélé la vérité. Il y a des secrets qu’il vaut mieux ne

jamais partager. »

Elle lève le menton. « Comme le secret que tu portes avec ta mère ? »

Je me raidis. « Je n’ai jamais parlé d’un secret.

— Tu n’as pas eu besoin de me le dire. Une mère n’abandonne pas

son enfant, Hannah. Lui as-tu envoyé ta Pierre du Pardon ? »

Un mélange de chagrin et de défaite s’abat sur moi. « Il n’y avait pas

de lettres. J’ai demandé à Julia. »

Elle laisse échapper un petit grognement. « Et ça te libère de tes

obligations, le fait que ton père n’ait pas tout raconté à sa copine ?

— J’ai besoin de temps pour y réfléchir, Dorothy.

— Tant que tu n’auras pas mis en lumière ce qui te condamne à la

pénombre, tu seras irrémédiablement perdue. C’est ce que dit Fiona

Knowles. »
6

e me suis arrêtée chez Guy’s dans Magazine Street pour

J acheter un plat à emporter. C’est déjà le crépuscule et je me

tiens devant mon îlot de cuisine, les yeux éclairés par la lueur bleutée

de mon ordinateur portable tandis que j’avale un sandwich po’boy aux

huîtres frites et un sachet de chips Zapp’s.

Tant que tu n’auras pas mis en lumière ce qui te condamne à la pénombre, tu

seras irrémédiablement perdue. Les mots de Dorothy – ou de Fiona – me

bouleversent. Combien il serait agréable d’avoir la conscience

tranquille, de me sentir entière, digne, irréprochable.

Merde ! Je n’ai vraiment pas besoin de ça en ce moment. Comme si

mon travail et mon couple ne contribuaient pas déjà suffisamment au

succès de Guy’s.

Je traverse la cuisine et j’ouvre la porte du congélateur. Je jette un

coup d’œil dans l’abysse gelé jusqu’à le repérer : un pot tout neuf de

glace au caramel au beurre salé. Je tends le bras pour l’attraper mais je

me ravise au dernier moment. La porte du congélo claque et je regrette

qu’il n’ait pas de cadenas. Dans le monde de la télévision, les calories

peuvent briser une carrière. Stuart n’a pas osé mettre une balance dans

ma loge mais il m’a clairement expliqué que les vêtements à rayures

horizontales étaient de l’histoire ancienne.

Ressaisis-toi !

Je jette les papiers d’emballage à la poubelle et vais dans le salon.

Derrière les portes-fenêtres, le jour s’efface pour laisser place à la nuit.

Des familles dînent, des mères donnent le bain à leurs enfants.


Malgré moi, mon esprit se tourne vers Jack. Est-ce que je pense

vraiment ce que j’ai dit à Dorothy, aujourd’hui ? Si Jack n’avait rien

avoué, je n’aurais pas eu connaissance de cette aventure amoureuse et

nous serions mariés depuis trois ans. Il serait consultant auprès des

restaurants de La Nouvelle-Orléans, et non pas à Chicago. Notre

premier enfant aurait un an et nous aurions mis le deuxième en route.

Pourquoi avait-il fallu qu’il gâche tout en s’envoyant en l’air ? Amy

était sa putain de stagiaire ! Elle avait vingt ans, enfin !

J’écarte toute sentimentalité. Aurais-je préféré qu’il me cache un tel

secret ? Impossible à savoir. Et puis c’était pour le mieux. J’en ai

conscience, à présent. Je n’aurais jamais rencontré Michael. Et Michael

est un bien meilleur parti que Jack. Bien sûr, Jack était gentil. Et oui, il

me faisait rire. Mais Michael est mon roc. Il est chaleureux, il est

intelligent, et ce qu’il n’a pas en matière de temps disponible pour moi,

il le compense par sa fidélité.

À l’autre bout de la pièce, j’aperçois mon sac étalé sur la chaise. Je

traverse le salon et sors la petite bourse. Les pierres roulent dans ma

paume. Je m’approche du bureau et je les fais tourner dans ma main

comme les perles d’un chapelet, puis je sors une feuille de papier.

Mon cœur s’emballe lorsque j’écris le premier mot.

Maman,

Je prends une profonde inspiration et je continue.

Le moment est peut-être venu de faire la paix.

Ma main tremble tellement que j’arrive à peine à écrire. Je jette le

stylo et me relève. Je n’y arriverai pas.

Les portes-fenêtres ouvertes semblent m’inviter. Je sors sur mon

balcon, au cinquième étage, je m’accoude au garde-fou métallique pour

admirer les halos violet et orange du ciel à l’ouest. En contrebas, le

tramway de St Charles apparaît et s’arrête sur la bande d’herbe qui

coupe en deux la vaste avenue.

Pourquoi Dorothy se montre-t-elle aussi insistante ? Je lui ai confié

mon passé dès notre première rencontre dans le hall d’entrée de

l’Évangeline. Nous étions en train de converser depuis dix minutes

quand elle m’a proposé de poursuivre notre discussion à l’étage.


« J’habite au 217. Venez prendre un cocktail avec moi, voulez-vous ? Je

vais nous préparer des Ramos Fizz – vous buvez de l’alcool, n’est-ce

pas ? »

J’ai apprécié Dorothy sur-le-champ. Sa personnalité semblait

composée de deux tiers de miel et d’un tiers de bourbon – et elle avait

cette façon de me regarder droit dans les yeux qui me donnait

l’impression de l’avoir connue toute ma vie.

Nous étions assises dans des fauteuils dépareillés à siroter les

délicieux cocktails typiques de La Nouvelle-Orléans, à base de gin, de

crème et d’agrume. Entre deux lampées, elle m’a expliqué être

divorcée depuis trente-quatre ans, soit vingt ans de plus que la durée de

son mariage. « Apparemment, Stephen aimait les fortes poitrines et, à

mon époque, les mastectomies n’étaient pas réalisées avec autant de

délicatesse qu’aujourd’hui. C’était un moment difficile mais je me suis

battue. En tant que femme du Sud avec un fils de trois ans, on attendait

de moi que je reprenne une vie sociale pour retrouver un mari et un

nouveau père pour Jackson. Ma mère était atterrée quand j’ai préféré

une vie de célibat à enseigner la littérature au lycée Walter Cohen.

J’avais à peine cligné des paupières que vingt années magnifiques

s’étaient évaporées comme des gouttes de pluie sur un trottoir en été. »

Elle évoquait avec nostalgie son enfance à La Nouvelle-Orléans, fille

d’un obstétricien réputé.

« Papa était un homme bon. Mais être l’épouse d’un obstétricien

n’était pas assez prestigieux aux yeux de ma mère. Elle avait grandi

dans une immense demeure d’Audubon Drive. Ses attentes allaient

toujours au-delà des ambitions de mon père. »

Le Ramos Fizz avait dû me monter à la tête car, avant même de m’en

rendre compte, je lui parlais de ma propre famille, chose que je faisais

rarement.

J’avais onze ans quand mon père, joueur professionnel de baseball, a

été transféré de l’équipe des Braves d’Atlanta à celle des Tigers de

Detroit. En l’espace de six semaines, mes parents ont acheté une

maison dans le quartier aisé de Bloomfield Hills et m’ont inscrite dans

une école privée pour filles de bonne famille. J’ai su dès le premier jour
que je ne m’intégrerais jamais dans ce cercle fermé d’élèves de sixième.

Les descendantes de titans de l’automobile comme Henry Ford et

Charles Fisher ne prêtaient aucune attention à une nouvelle

maigrichonne dont le père n’était qu’un joueur de baseball grossier

originaire du comté de Schuylkill en Pennsylvanie. Du moins, c’est ce

qu’avait décrété la meneuse, Fiona Knowles. Et les quinze autres filles

l’avaient suivie comme des lemmings au bord d’une falaise.

Ma mère, la jolie fille d’un mineur de charbon, tout juste trente et

un ans à l’époque, était ma seule amie. Elle était aussi exclue que moi

dans ce quartier aisé que je l’étais à l’école. Je le voyais bien, à cette

façon qu’elle avait de fumer ses cigarettes jusqu’au mégot, postée à la

fenêtre, le regard perdu dans le vague. Mais avions-nous le choix ?

Mon père adorait le baseball. Et ma mère, qui n’avait ni instruction, ni

formation particulière, aimait mon père – du moins, c’était ce que je

croyais.

Mon univers s’est écroulé par un soir glacial de novembre, treize

mois après notre emménagement. Je mettais le couvert et regardais la

neige tomber derrière la fenêtre de l’alcôve où nous prenions le petit

déjeuner, et je me plaignais de ce défilé interminable de journées

grises, de l’hiver qui arrivait à grands pas. Notre maison de Géorgie

nous manquait à toutes les deux, nous aimions évoquer le ciel bleu et

les brises chaudes. Mais pour la première fois depuis notre arrivée, ma

mère ne fut pas de mon avis.

« C’est un changement, dit-elle d’un ton sec. C’est sûr que le climat

n’est pas aussi agréable que dans le Sud mais il n’y a pas que ça dans la

vie. Il faut que tu changes de comportement. »

J’étais blessée à l’idée d’avoir perdu mon alliée mais je n’ai jamais eu

l’occasion de répondre car, à cet instant, papa est entré par la porte de

derrière, le sourire aux lèvres. À quarante et un ans, il était l’un des

joueurs les plus âgés de la Major League de baseball. Cette première

saison à Detroit avait été décevante et l’avait mis d’humeur maussade.

Mais ce soir-là, il a lancé sa veste sur le porte-manteau et a enlacé ma

mère.
« On rentre chez nous ! a-t-il annoncé. Vous avez devant vous le

nouvel entraîneur des Panthers ! »

Je ne savais absolument pas qui étaient les Panthers mais je savais où

était ce chez-nous. À Atlanta ! Nous n’avions vécu en Géorgie que

deux ans mais nous nous y sentions chez nous. Nous y menions une

vie heureuse. Nous allions aux fêtes du voisinage, aux barbecues, nous

passions des week-ends sur l’île de Tybee.

Ma mère l’a repoussé. « Tu sens aussi mauvais qu’une distillerie. » Il

ne semblait pas s’en formaliser. Et moi non plus. J’ai poussé un cri de

joie et il m’a attrapée dans ses bras. J’ai inhalé profondément l’odeur

familière de whisky Jack Daniel’s et de Camel qui emplissait mes

narines. C’était si inhabituel et merveilleux d’être étreinte par un

homme si grand et beau. J’ai regardé ma mère, certaine de la voir

danser de joie. Mais elle avait tourné la tête vers la fenêtre. Elle scrutait

la nuit lugubre, les mains agrippées au rebord de l’évier.

« Maman, ai-je dit en me libérant de l’étreinte paternelle. On va

partir. Tu n’es pas contente ? »

Elle a fait volte-face, son joli visage tacheté de rouge. « Monte dans ta

chambre, Hannah. Il faut que je parle avec ton père. »

Elle avait une voix rauque, comme la mienne quand j’étais au bord

des larmes. J’ai grimacé. C’était quoi, son problème ? Nous avions

enfin notre sésame pour quitter le Michigan. Nous allions retourner en

Géorgie, vers un climat clément, des journées ensoleillées et des filles

qui m’appréciaient.

J’ai laissé échapper un grognement et je suis sortie à grands pas de la

cuisine. Mais au lieu de gravir les marches jusqu’à ma chambre, je me

suis accroupie derrière le canapé et j’ai écouté mes parents dans

l’obscurité du salon.

« Un emploi d’entraîneur dans une fac ? ai-je entendu dire ma mère.

C’est quoi cette histoire, John ?

— Tu n’es pas heureuse ici, Suzanne. Tu ne me l’as jamais caché. Et

franchement, je suis trop vieux pour ce sport. Le boulot à la fac, c’est

stratégique. D’ici quelques années, je serai en mesure de gérer une

équipe de Major League. Et en toute honnêteté, on est plus riches


qu’on aurait pu l’imaginer, même si j’arrêtais de travailler pour le

restant de mes jours.

— C’est l’alcool qui parle encore ? »

Il a haussé le ton. « Non ! Bon sang, je pensais que tu serais contente.

— Et pourquoi j’ai comme l’impression que ton histoire ne s’arrête

pas là ?

— Tu peux avoir toutes les impressions que tu veux. On m’a proposé

ce poste et je vais l’accepter. Je leur ai déjà dit oui.

— Sans même me consulter ? Comment as-tu pu faire une chose

pareille ? »

Pourquoi ma mère était-elle si perturbée ? Elle détestait la vie ici –

non ? Et mon père faisait tout ça pour elle, pour nous. Elle aurait dû

être enthousiaste.

« Pourquoi je n’arrive jamais à te contenter ? Qu’est-ce que tu veux,

Suzanne ? »

Les larmes de ma mère ont presque traversé le mur. Je mourais

d’envie de courir la réconforter. Mais j’ai porté la main à ma bouche et

j’ai attendu.

« Je… je ne peux pas partir. »

J’ai dû tendre l’oreille pour entendre la réponse de mon père, sa voix

basse et monocorde. « Nom de Dieu. C’est si sérieux que ça ? »

Et c’est alors que je l’ai perçu, un son aussi troublant que les

gémissements d’un animal. Les sanglots désespérés de mon père, sa

voix étranglée suppliant ma mère de l’accompagner. Il avait besoin

d’elle. Il l’aimait.

Aussitôt, j’ai été envahie par la panique, la terreur et la honte. Je

n’avais jamais entendu pleurer mon père. Il était fort, solide. Les

fondations de ma vie s’écroulaient. De ma cachette, j’ai regardé ma

mère grimper l’escalier et j’ai entendu la porte de leur chambre se

refermer.

À la cuisine, une chaise a raclé le sol. J’imaginais mon père s’y asseoir

et enfouir sa tête entre ses mains. Et le son a repris, les pleurs étouffés

d’un homme qui vient de perdre l’amour de sa vie.


Une semaine plus tard, le mystère était résolu. Mon père avait été

échangé à nouveau, mais cette fois par sa femme. Son remplaçant était

un homme prénommé Bob, il enseignait le travail du bois au lycée

pendant la journée et il était charpentier au cours de la saison estivale.

Mon conseiller d’école avait communiqué ses coordonnées à ma mère,

et mon père l’avait engagé l’été précédent pour refaire notre cuisine.

J’avais obtenu ce que je voulais, finalement, mais il allait falloir

attendre encore neuf mois avant que je quitte enfin le Michigan pour

retrouver mon père à Atlanta. Ma mère est restée là-bas avec l’homme

qu’elle aimait plus que mon père. Qu’elle aimait plus que moi.

Et à présent, je suis censée faire gentiment la paix ? Je soupire.

Dorothy ne connaît même pas la moitié de cette histoire. Seules quatre

personnes connaissent la totalité, et l’une d’elles est morte.

J’ai essayé de raconter la totalité de cette saga à Michael mais il m’en

a épargné la peine. C’était lors de notre troisième rendez-vous, nous

venions de passer un magnifique dîner chez Arnaud’s. Nous étions assis

dans mon canapé à boire des Pimm’s Cups. Il venait de me confier en

détail l’accident tragique de sa femme et nous étions tous les deux en

larmes. Je n’avais encore jamais partagé mon histoire mais, blottie dans

ses bras ce soir-là, l’instant semblait propice et sans danger. J’ai

commencé le récit par le début pour le terminer là où je m’arrêtais

toujours, sans évoquer la rencontre d’un soir avec Bob.

« Alors j’ai emménagé à Atlanta avec papa. Pendant les deux

premières années, je voyais ma mère environ une fois par mois,

toujours dans un lieu neutre – souvent à Chicago. Mon père refusait

que j’aille lui rendre visite chez elle – je ne le souhaitais pas non plus. Il

était protecteur, c’était exaltant, je dois bien l’admettre. Je n’avais

jamais eu trop de contact avec lui quand ma mère était encore là. Ma

mère et moi formions un duo et mon père était relégué à l’autre bout

du terrain, au sens propre comme au sens figuré. Il était toujours en

déplacement, ou à l’entraînement, ou, plus souvent que de raison, au

bar. »

Michael a arqué les sourcils.


« Oui, c’était un fêtard. Il adorait le whisky. » J’ai baissé les yeux,

honteuse de couvrir encore cet homme qu’on aurait pu décrire plus

honnêtement comme un alcoolique notoire.

Ma voix s’est brisée et il m’a fallu attendre un moment avant de

pouvoir continuer.

« Alors voilà. Je n’ai pas vu ma mère ni échangé avec elle depuis ma

remise de diplôme au lycée. Et ça me va, ça me va très bien. Je ne sais

pas du tout pourquoi je pleure.

— C’est du lourd, ton histoire. » Michael a passé un bras autour de

mes épaules et m’a attirée contre lui. « Oublie ça, ma chérie. Ta mère

était vraiment tordue. Si seulement elle savait ce qu’elle a manqué en

rompant les liens avec une perle comme toi. »

Il m’a embrassée sur le sommet du crâne, et quelque chose dans ce

geste protecteur et presque paternel a entrouvert une vanne dans mon

cœur. C’était pourtant le souvenir de la dernière répartie de Jackson,

un an plus tôt, qui résonnait encore dans ma tête et qui a fini de me

déchirer le cœur : Pas étonnant que tu arrives si facilement à me laisser sortir

de ta vie, Hannah. D’ailleurs, tu ne m’as jamais vraiment laissé y entrer. Pour

la première fois de mon existence, quelqu’un menaçait de briser la

barricade émotionnelle que j’avais tant peiné à ériger. J’ai craché les

mots avant même d’avoir le temps d’y réfléchir à deux fois.

« Il… le copain de ma mère… Bob… Il m’a touchée. Ma mère ne

m’a pas cru. C’est à cette époque que j’ai quitté le Michigan. Mais elle

est restée là-bas, avec lui. »

L’horreur qui se lisait sur le visage de Michael m’a empêchée de

développer. « Je vais te donner un conseil, Hannah. Il y a des secrets

qu’il vaut mieux garder au fond de soi. En tant que personnalités

publiques, notre image est notre plus grand atout. »

Je l’ai regardé, perplexe. « Mon image ?

— Ce que je veux dire, c’est que tu passes pour une femme saine et

accessible. Une femme avec un passé agréable et normal, tu vois. C’est

ta marque de fabrique. Ne donne à personne une raison de penser que

cette marque n’est pas authentique. »


Hannah,

Nous sommes ravis d’apprendre que vous êtes intéressée par notre poste.

L’équipe tout entière a été très impressionnée par votre proposition. Une

émission avec Fiona Knowles, c’est exactement le genre de programme que

nous recherchons, et votre histoire personnelle donne à tout ceci un angle

unique.

Mon assistante, Brenda Stark, vous contactera. Elle organise les entretiens

pour la semaine du 7 avril. Je me fais une joie de vous y rencontrer à cette

occasion.

James

« Et merde, dis-je, les yeux rivés sur mon écran d’ordinateur. Je crois

que je vais vomir. »

Jade tapote l’index sur un pinceau de poudre et fait tomber une

cascade de flocons ivoire sur ma cape en plastique. « Qu’est-ce qu’il y

a ? »

J’ouvre un document Word sur mon ordinateur. « Regarde, Jade. Tu

te souviens de la proposition d’émission que j’ai dû rédiger pour

WCHI ? Apparemment, ils ont adoré. Mais comme je te l’ai dit, j’en ai

inventé une bonne partie. Je ne leur ai pas dit qu’il m’a fallu deux ans

pour renvoyer la pierre de Fiona. Quant à ma mère… dans ma

proposition, j’ai dit qu’elle serait invitée dans l’émission. C’est un

mensonge. Je ne lui ai jamais envoyé de pierre. Je l’ai inventé, ça

aussi. »

Jade me touche l’épaule. « Hé, calme-toi. Ce n’est qu’une

proposition, pas vrai ? Ils ne vont rien filmer. »

Je lève les mains. « Je n’en sais rien. Mais quoi qu’il en soit, ça sonne

faux. Et s’ils me posent des questions ? Je mens horriblement mal.

— Envoie-lui la pierre, alors.

— À ma mère ? Non, non, je ne peux pas lui envoyer une pierre

comme ça, sans crier gare. Je ne l’ai pas vue depuis des années. »
Jade me fusille du regard dans le miroir. « Bien sûr que si, tu peux. Si

tu le voulais vraiment. » Elle attrape une bombe de laque. « Mais à mes

yeux, ça ne fait aucune différence. Je ne vais pas te mentir, j’espère que

tu n’obtiendras pas le poste.

— Obtenir quel poste ? » Claudia franchit la porte ouverte, vêtue

d’une robe moulante couleur prune. Ses cheveux tombent en anglaises

souples et me rappellent une Barbie de mon enfance.

« Oh, salut. C’est un boulot à…

— C’est rien du tout, m’interrompt Jade. Qu’est-ce que tu veux,

Claudia ? »

Elle avance vers le fauteuil de maquillage. « Je dois présenter un truc

idiot ce matin aux infos. L’antimoustique qui dégage le meilleur

parfum. » Elle tend deux flacons. « Je peux avoir votre avis,

mesdames ? »

Elle approche le premier flacon du nez de Jade, puis passe au

deuxième produit, un spray.

« Le premier », dit Jade en se détournant aussitôt. Je la soupçonne de

ne pas avoir senti les produits. Elle veut juste se débarrasser de

Claudia.

« Et toi, Hannah ? »

Je pose mon ordinateur sur la tablette et je respire le premier. « Pas

mal. »

Puis elle approche la deuxième bombe de mon nez. J’inspire.

« Hmm, on ne sent pas grand-chose de celui-là.

— Ah, tiens », dit Claudia.

La dernière image qui apparaît devant mes yeux, c’est l’index de

Claudia appuyant sur le spray. Et soudain, un millier d’aiguilles me

transpercent les yeux.

« Aïe ! je hurle. Oh, merde ! » Je porte les mains à mes paupières qui

se sont scellées.

« Oh, non ! Je suis vraiment désolée, Hannah.

— Oh, putain ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! J’ai les yeux qui brûlent !

— Viens vite, dit Jade. Il faut te rincer les yeux. »


J’entends l’intonation inquiète de sa voix mais impossible de soulever

les paupières. Jade me guide jusqu’au lavabo et m’asperge le visage

d’eau. Mes yeux refusent toujours de s’ouvrir, même de s’entrouvrir.

Un torrent involontaire de larmes s’échappe de mes paupières collées.

« Je suis vraiment désolée, répète Claudia en boucle.

— C’est bon, dis-je, pliée en deux au-dessus du lavabo et haletant

comme si j’étais en train d’accoucher. Pas de problème. »

À l’autre bout de la pièce, j’entends des pas qui approchent. Si j’en

crois la démarche rapide, c’est Stuart.

« Mais qu’est-ce que vous foutez, bon sang ? Oh, nom de Dieu ! Mais

qu’est-ce qui t’es arrivée, Farr ?

— Claudia a envoyé… commence Jade, mais je lui coupe la parole.

— Je me suis pris de l’antimoustique dans les yeux.

— Oh, bravo, bien joué. Tu passes à l’antenne dans dix minutes. » Je

le sens à mes côtés et j’imagine sa tête penchée près du lavabo, le

regard rivé sur moi. « Oh, nom de Dieu ! Regarde ton visage ! Quel

monstre !

— Merci, Stuart. » Je me doute bien du spectacle magnifique que je

dois donner, avec mes yeux rouges et gonflés, mes joues trempées et

couvertes de maquillage dilué. Mais avais-je besoin d’une telle

confirmation aimable ?

« Bon, je suis obligé de trouver une solution d’urgence, déclare

Stuart. Claudia, tu vas la remplacer au pied levé. Tu veux bien débuter

l’émission aujourd’hui, du moins jusqu’à ce qu’elle ait repris une

apparence humaine ? »

Je relève la tête et regarde autour de moi. Je ne vois rien.

« Attends. Non, je…

— Bien sûr, j’entends Claudia répondre. Je serai ravie d’aider

Hannah.

— S’il te plaît, accorde-moi juste une minute, dis-je en essayant

d’ouvrir mes paupières avec les doigts.

— Bon esprit d’équipe, Claudia », lance Stuart. J’entends le bruit de

ses semelles s’éloigner vers la porte. « Farr, tu prends ta journée. Et la

prochaine fois, évite d’être aussi maladroite.


— Oh, ne t’inquiète pas pour ça, dit Jade, la voix débordant de

sarcasme. Et Stuart, je t’interdis de sortir de cette pièce sans embarquer

avec toi cette saloperie. »

J’entends Claudia étouffer un petit cri.

« Jade ! » je m’écrie, choquée qu’elle puisse se montrer aussi

grossière.

La tension est à son comble quand Jade brise enfin le silence.

« Ton antimoustique, là », dit-elle, et elle balance la bombe de spray à

Stuart.

La porte se referme, Jade et moi restons seules.

« Quelle salope sournoise ! crache Jade.

— Oh, allez, dis-je en portant un mouchoir à mes yeux. Tu ne crois

quand même pas qu’elle l’a fait exprès.

— Ma puce, est-ce qu’il y a une syllabe dans le mot ma-ni-pu-la-tion

que tu n’entends pas ? ! »


7

eux semaines plus tard, mercredi matin, j’arrive à l’aéroport

D O’Hare. Je porte un tailleur bleu marine et des escarpins,

mon sac à main sur l’épaule. Un homme costaud d’une vingtaine

d’années m’accueille avec un panneau où je lis HANNAH FARR/WCHI.

Nous sortons du terminal et je suis giflée par un vent froid qui me

coupe la respiration.

« Je croyais qu’on était au printemps, dis-je en relevant le col de mon

manteau.

— Bienvenue à Chicago. » Il jette mon sac dans le coffre de

l’Escalade. « La semaine dernière, il faisait 15° et hier soir, il faisait –

8°. »

Nous roulons vers l’est sur la I-90 en direction des locaux de WCHI

à Logan Square. Je glisse mes mains sous mes cuisses dans l’espoir de

les réchauffer et je m’efforce de calmer mon inquiétude quant à

l’entretien d’embauche qui m’attend. Qu’est-ce qui m’a pris d’inventer

cette histoire de pardon ?

Installée sur la banquette arrière, je regarde par la vitre gelée en

direction des nuages qui crachent une pluie mêlée de neige sur

l’asphalte brillant. Nous longeons des banlieues d’anciennes fermes en

briques flanquées de garages indépendants. Et sans sommation, mon

esprit retourne vers Jack.

C’est idiot. Jack vit dans cette ville mais pas en banlieue. Mais le fait

d’être à Chicago me pousse à imaginer notre vie s’il ne m’avait pas

trompée. Habiterions-nous dans une de ces jolies maisons si je m’étais

unie à lui comme il m’avait suppliée de le faire ? Et serais-je


plus heureuse maintenant si j’ignorais qu’il avait couché avec sa

stagiaire ? Non. Une relation bâtie sur le mensonge ne peut pas

fonctionner.

J’ai besoin de me changer les idées et sors mon téléphone pour

appeler la seule personne susceptible de se languir de moi pendant

mon absence.

« Dorothy, bonjour, c’est moi.

— Oh, Hannah, je suis si heureuse d’avoir de tes nouvelles. J’ai reçu

d’autres pierres du Pardon ce matin, incroyable, non ? De la part de

Patrick Sullivan – tu vois qui c’est, le gentleman à la voix profonde ? Il

sent toujours comme s’il sortait de chez le coiffeur. »

Je souris à la description de Dorothy, basée sur le son et l’odeur, et

non sur la vue. « Oui, je connais Patrick. Il t’a donné une pierre ?

— Oui. Il s’est excusé pour ces années de “négligence”, comme il dit.

Notre relation, à lui et moi, remonte à bien longtemps, vois-tu. C’est un

vieux de La N’velle-O, comme moi. Nous étions en couple à Tulane,

jusqu’à ce qu’il obtienne une bourse d’études pour Trinity College à

Dublin. Nous nous sommes séparés en toute amitié mais je n’ai jamais

compris pourquoi il avait coupé les ponts de façon aussi brutale. Je

croyais que nous étions amoureux.

— Et il s’est enfin excusé ?

— Oui. Le pauvre homme a porté un terrible fardeau pendant toutes

ces années. Lui et moi avions postulé pour cette bourse prestigieuse à

Trinity. Nous avions prévu de partir en Irlande ensemble, de passer

l’été à étudier la poésie, à visiter la campagne si romantique avant de

rentrer. Nous avons passé des heures ensemble à peaufiner notre lettre

de motivation. Mon Dieu, la corbeille à papier débordait de nos

brouillons. La veille de la date limite de soumission, Paddy et moi

étions assis dans le salon commun, et nous avons lu à haute voix nos

lettres définitives. J’ai failli pleurer en entendant la sienne.

— Elle était si touchante que ça ?

— Non. Elle était abominable. Je savais qu’il ne serait jamais reçu. Je

n’en ai pas fermé l’œil de la nuit. J’étais assez certaine d’obtenir la

bourse. J’avais de bonnes notes et ma lettre était correcte, si je peux me


permettre. Mais je ne voulais pas partir sans Paddy. Et j’en aurais eu le

cœur brisé si j’avais été acceptée et pas lui. J’ai pris une décision le

lendemain matin. Je n’allais pas postuler.

— Et ça ne le dérangeait pas ?

— Je ne le lui ai jamais dit. Ensemble, nous sommes allés à la boîte

aux lettres mais, sans qu’il le sache, l’enveloppe que j’ai glissée dans la

fente était vide. Trois semaines plus tard, Paddy a appris la bonne

nouvelle. Sa candidature avait été acceptée.

— Acceptée ? Oh, non ! Vous auriez vraiment pu partir ensemble.

— Ses parents étaient si heureux. Il allait étudier dans leur pays natal.

J’ai essayé de dissimuler ma surprise… et mon regret. Il était sur son

petit nuage, et il était convaincu que j’apprendrais à mon tour une

bonne nouvelle bientôt. Je ne pouvais pas lui avouer que je m’étais

disqualifiée moi-même parce que je doutais tant de ses capacités. J’ai

attendu deux jours avant de lui apprendre que je n’avais pas été

admise. Il en était malade. Il a juré qu’il ne partirait pas sans moi.

— Alors vous avez perdu votre chance, tous les deux.

— Non. Je lui ai dit qu’il serait idiot de rester ici, que j’attendrais qu’il

me raconte tout en septembre. J’ai insisté autant que j’ai pu pour qu’il y

aille.

— Et il y est allé ?

— Il est parti en juin. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles. Il s’est

installé à Dublin pendant vingt-cinq ans. Il est devenu architecte. Il a

épousé une Irlandaise et ils ont eu trois enfants.

— Et aujourd’hui, il s’est enfin excusé de t’avoir abandonnée ?

— Comme moi, Paddy savait qu’il n’avait pas le niveau requis pour

prétendre à cette bourse. Et lui aussi détestait l’idée d’une séparation. Il

lui fallait une solution pour augmenter ses chances. Cette nuit-là, dans

le salon commun, il a pris l’un des brouillons que j’avais raturés et jetés

à la poubelle. Plus tard, il l’a plagié. Apparemment, c’était un joli texte

sur l’importance de la famille et de nos racines. » Elle lève les mains.

« Je n’en ai pas le moindre souvenir. Il affirme que c’est grâce à ça qu’il

a été accepté. Grâce à ma lettre. Imagine donc. Il se morfond dans

cette culpabilité depuis des années.


— Que lui as-tu répondu ?

— Eh bien, je lui ai pardonné, bien entendu. Je lui aurais pardonné

des années plus tôt s’il m’avait présenté ses excuses alors.

— Bien sûr que tu lui aurais pardonné. » Je me demande ce qu’il serait

advenu si Patrick avait cru en l’amour de Dorothy. « Quelle histoire !

— Ces pierres, Hannah, sont plus populaires ici que l’arrivée d’un

résident masculin. » Elle éclate de rire. « À notre âge, les pierres nous

donnent une chance de faire place nette, de faire amende honorable

avant que le rideau ne tombe sur notre scène finale, pour ainsi dire.

C’est un cadeau admirable que nous a offert Mme Knowles. Avec un

groupe d’autres résidentes de la maison de retraite, nous irons voir

Fiona quand elle passera à Octavia Books le 24. Marilyn viendra, elle

aussi. Tu pourrais peut-être te joindre à nous ?

— Peut-être. Mais je ne suis toujours pas convaincue. Une pierre, ça

semble une contrepartie un peu faible pour avoir volé la lettre de

candidature à une bourse d’études. Ou pour avoir harcelé quelqu’un à

l’école. J’ai l’impression que les gens s’en tirent un peu facilement.

— Tu sais, la même idée m’a traversé l’esprit. Certaines blessures sont

trop importantes pour être réparées à l’aide d’une simple pierre, ou

même d’un rocher. Parfois, une simple excuse ne suffit pas. Parfois, on

mérite peut-être une petite punition. »

Je pense à ma mère et je sens mon pouls accélérer. « Je suis d’accord.

— C’est pour ça que je n’ai pas encore envoyé ma pierre à Mari. Il

faut que je trouve la meilleure façon de me racheter. » Dorothy baisse

soudain la voix, comme si nous étions deux conspiratrices. « Et toi,

alors ? Tu as contacté ta mère ?

— Dorothy, je t’en prie, tu ne connais pas l’histoire dans son

intégralité.

— Et toi, tu la connais ? » Son intonation est pleine de défi, comme si

elle était la prof et moi l’élève. « Le doute n’est pas une condition

agréable mais la certitude est absurde. C’est Voltaire qui le dit.

Hannah, ma chérie, ne sois pas si sûre de toi, s’il te plaît. Accepte

d’écouter la version de ta mère. »


Quarante minutes plus tard, l’Escalade s’arrête devant une longue

bâtisse d’un étage en briques. Ma petite chaîne de La Nouvelle-Orléans

logerait dans une seule aile de cette structure monstrueuse. Un

panneau à côté de l’entrée, niché dans un bosquet de sapins, annonce

WABC. Je pose les pieds dans la neige humide qui recouvre l’asphalte et

je prends une profonde inspiration. Que le spectacle commence.

James Peters me conduit à une salle de conférences où cinq

responsables de la chaîne sont assis à une table ovale. Trois hommes,

deux femmes. Je m’étais préparée à passer sur le gril mais l’ambiance

ressemble davantage à un bavardage sympathique entre collègues. Ils

veulent que je leur parle de La Nouvelle-Orléans, de mes centres

d’intérêt, de ce que j’imagine pour le Good Morning, Chicago, des

personnes que je rêve d’inviter sur le plateau.

« Nous sommes tout particulièrement ravis de votre proposition, dit

Helen Camps à l’autre bout de la table. Fiona Knowles et ses pierres du

Pardon font fureur ici, dans le Midwest. Le fait que vous la connaissiez,

que vous fassiez partie des premiers destinataires, donne effectivement

matière à une excellente émission, une émission que nous nous ferions

un plaisir de produire si vous deviez être sélectionnée. »

Mon estomac se noue. « Super.

— Racontez-nous votre réaction quand vous avez reçu les pierres »,

demande un homme grisonnant dont j’ai oublié le nom.

Je sens mon visage s’empourprer. C’est exactement ce que je

craignais. « Euh, eh bien, j’ai reçu les pierres par la poste, et je me

souvenais bien de Fiona, la fille qui m’avait harcelée en classe de

sixième. »

Jan Harding, directrice adjointe du marketing, ajoute : « Par curiosité

– est-ce que vous lui avez renvoyé la pierre aussitôt après l’avoir reçue

ou avez-vous attendu quelques jours ?

— Ou quelques semaines », ajoute M. Peters, comme si le temps

maximum alloué se comptait en semaines.

Je lâche un rire nerveux. « Oh, j’ai attendu plusieurs semaines. »

Genre, cent douze.


« Et vous avez envoyé la deuxième pierre à votre mère, dit Helen

Camps. Est-ce que cela a été très difficile ? »

Bon sang, mais peut-on en finir avec cette conversation, s’il vous

plaît ? Je touche le pendentif en diamant et saphir comme s’il s’agissait

d’un talisman. « Fiona Knowles écrit une phrase dans son livre qui m’a

fait réfléchir. » Je repense à la citation préférée de Dorothy et je la

répète comme une foutue hypocrite. « “Tant que tu n’auras pas mis en

lumière ce qui te condamne à la pénombre, tu seras irrémédiablement

perdue.” »

J’ai le nez qui me brûle et les larmes me montent aux yeux. Pour la

première fois, je me rends compte qu’il y a une part de vérité dans

cette affirmation. Je suis perdue. Tellement perdue. J’en suis réduite à

inventer une histoire de pardon, à mentir à tous ces gens assis en face

de moi.

« Eh bien, nous sommes heureux que vous vous soyez trouvée », dit

Jan. Elle se penche vers moi. « Et nous avons de la chance de vous

avoir trouvée ! »

James Peters et moi sommes assis sur la banquette arrière d’un taxi et

le chauffeur accélère sur Fullerton Avenue en direction du Kinzie

Chophouse où nous déjeunons avec deux présentateurs de la chaîne.

« Très bonne prestation ce matin, Hannah, me dit-il. Comme vous

pouvez le constater, nous avons un groupe fantastique ici, à ABC. Je

pense que vous seriez une recrue parfaite. »

Bien sûr, une recrue parfaite qui s’est présentée sous un faux jour.

Mais pourquoi ai-je choisi ces maudites pierres du Pardon comme sujet

d’émission ? Absolument hors de question que je traîne ma mère sur le

plateau de télévision. Je lui adresse un sourire. « Merci. C’est une

équipe impressionnante.

— Je vous le dis honnêtement. Votre proposition est formidable, et

vos vidéos de casting sont parmi les meilleures qu’il m’ait été donné de

visionner. Ça fait une bonne décennie que je suis votre parcours. Ma

sœur vit à La Nouvelle-Orléans et me dit que vous êtes au top. Mais

votre audimat est en baisse constante depuis trois mois. »


Je grogne. J’aimerais beaucoup évoquer ma frustration envers Stuart

et les sujets idiots qu’il choisit de présenter, mais je risquerais de

paraître sur la défensive. Après tout, l’émission s’appelle l’Hannah Farr

Show. « C’est vrai. J’ai eu de meilleurs taux d’audience. J’en endosse la

responsabilité totale.

— Je connais Stuart Booker. J’ai travaillé avec lui à Miami, avant

d’arriver ici. Vos talents sont gâchés à WNO. Vous auriez votre mot à

dire, ici, vos idées seraient prises au sérieux. » Il pointe l’index vers

moi. « Si vous rejoignez notre équipe, nous ferons en sorte que votre

proposition d’émission avec Fiona Knowles soit produite dès le

premier jour. Je vous en fais la promesse. »

Mon cœur s’arrête un instant. « C’est bon à savoir », dis-je en me

sentant à la fois fière, paniquée et complètement méprisable.

Je suis encore secouée à 21 heures quand j’entre dans mon petit hôtel

chic dans Oak Street. Je me rue vers l’accueil, comme pour précipiter

mon départ. J’ai hâte de quitter cette ville et de laisser derrière moi le

souvenir de mon entretien mensonger. Dès que j’arriverai à ma

chambre, j’appellerai Michael et je lui dirai que je rentre plus tôt que

prévu, à temps pour notre rendez-vous amoureux du samedi.

Cette idée me remet du baume au cœur. J’avais réservé un vol le

dimanche à l’époque où Michael et Abby devaient se joindre à moi

pour un week-end à Chicago. Mais, alors que je préparais mes bagages,

Michael m’a appelée pour m’annoncer qu’Abby était « un peu

patraque ». Ils ne pourraient pas m’accompagner.

L’espace d’une demi-seconde, j’ai hésité à lui demander de venir seul,

comme il me l’avait promis si je m’installais ici. Mais Abby est malade

– en tout cas, c’est ce qu’elle affirme. Quelle compagne insensible

exigerait d’un père qu’il quitte sa fille malade ? Et quel genre de

monstre sans cœur mettrait en doute les motivations d’une enfant

malade ?

J’ai déjà parcouru la moitié du hall au sol de marbre quand je le vois.

Je m’arrête net. Il est assis dans une bergère à oreilles et il consulte son

portable. À ma vue, il se lève.


« Salut », dit-il en rangeant son téléphone dans sa poche avant

d’avancer de sa démarche lente si caractéristique. Le temps ralentit.

Son sourire est un peu tordu, comme dans mon souvenir, et ses

cheveux sont plus en bataille que jamais. Mais ce charme du Sud dont

je suis tombée amoureuse est toujours palpable.

« Jack, dis-je, prise de vertige. Qu’est-ce que tu fais ici ?

— Ma mère m’a dit que tu étais de passage.

— Évidemment. »

J’ai le cœur brisé à l’idée que Dorothy s’accroche encore à l’espoir

que, d’une manière ou d’une autre, Jack et moi puissions reformer un

couple.

« On peut aller discuter quelque part ? » Il désigne l’ascenseur. « Il y

a un bar au sous-sol. »

L’intimité du lieu, semble-t-il croire, pourrait compenser le fait que je

vais me trouver assise en face de mon ex, seule, dans une ville

étrangère.

Nous nous installons sur une banquette en U et Jack commande deux

martinis. « Un frappé et le deuxième on the rocks. »

Je suis émue qu’il s’en souvienne. Sauf que j’ai changé depuis notre

époque ensemble. Le martini n’est plus ma boisson de prédilection.

Ces derniers temps, je préfère quelque chose de plus léger, comme une

vodka tonic. Mais comment pourrait-il le savoir ? Nous n’avons pas bu

ensemble depuis plus de deux ans.

Il me parle de son travail et de sa vie à Chicago. « Il fait un froid de

canard », me dit-il avant d’émettre ce rire rauque si particulier. Mais

dans ses yeux, je lis encore la tristesse de notre séparation, un détail

auquel je ne suis pas habituée. Quand nous étions ensemble – surtout

au début, quand tout était nouveau et débordant de promesses –, il n’y

avait que du rire dans ses yeux. Je me demande si je suis l’unique

responsable de cette joie disparue.

La serveuse pose nos boissons sur la table et s’éclipse. Jack me sourit

et lève son verre. « Aux vieux amis », dit-il.


Je contemple l’homme assis en face de moi, l’homme que j’étais sur

le point d’épouser. J’observe ses joues rosées, son sourire un peu de

travers, ses taches de rousseur sur les bras, ses ongles qu’il ronge

encore jusqu’au sang. Il est si authentique. Et malgré son infidélité,

j’aime beaucoup cet homme. Je l’apprécie vraiment, simplement.

Certains amis sont comme un pull préféré. La plupart du temps, nous

choisissons un tee-shirt ou un chemisier. Mais le pull est toujours là, au

fond du placard, confortable, rassurant, prêt à nous réchauffer par ces

journées ventées. Jack Rousseau est mon pull préféré.

« Aux vieux amis », dis-je en sentant s’installer en moi l’ombre de la

nostalgie. Je la repousse aussi vite qu’elle est venue. Je suis avec

Michael, à présent.

« C’est agréable de te revoir. Tu es radieuse, Hannah. Un peu maigre,

mais tu as l’air heureuse. Tu es heureuse, pas vrai ? Tu manges

correctement ?

— Oui aux deux questions. » J’éclate de rire.

« Tant mieux. Super. De toute évidence, le prince charmant te

rend heureuse. »

Je hoche la tête à cette petite pique. « Il te plairait, Jack. Il est très

attaché au bien-être des autres. » Et au mien, aussi. Mais ce serait cruel

d’ajouter cela. « J’ai tourné la page, et tu devrais en faire autant. »

Il agite la pique à olive dans son verre et je vois bien qu’il a quelque

chose en tête. Ne ressasse pas le passé, je t’en prie !

« Ta mère va bien, dis-je pour changer de sujet. Elle a une nouvelle

obsession. Les pierres du Pardon. »

Il rit. « Oui, je suis au courant. Elle m’a envoyé une bourse l’autre

jour avec deux pierres et une lettre d’excuses de trois pages. La femme

la plus gentille au monde, et elle me présente ses excuses ! »

Je souris. « Je commence à regretter de lui avoir parlé de ces pierres.

Elle les distribue comme ces chocolats qu’elle gardait toujours à côté de

la télé. »

Il acquiesce. « C’est bien. Je vais envoyer l’autre pierre à mon père.

Tu savais que, quand il s’est remarié en 1990, j’ai refusé d’assister à la

cérémonie ?
— Tu protégeais ta mère. Je suis sûre qu’il a compris.

— Ouais, mais ça a dû le blesser. Sharon et lui sont heureux. Je le

comprends, à présent. C’était agréable d’écrire cette lettre d’excuses, à

vrai dire. J’aimerais que ma mère trouve le courage de lui pardonner à

son tour.

— Peut-être qu’il ne le lui a jamais demandé. »

Il hausse les épaules. « Peut-être. Et j’ai comme l’impression qu’elle a

un nouvel amoureux.

— Un amoureux ? Ta mère ?

— Un autre résident de la maison de retraite. M. Sullivan.

— Tu crois qu’elle est à nouveau intéressée par Patrick Sullivan ?

— Ouais, c’est mon intuition. Elle ne s’est jamais remise en couple

après sa séparation d’avec mon père. Peut-être qu’elle a attendu ce bon

vieux Sullivan toute sa vie. Peut-être qu’il arrivera à la faire vibrer à

nouveau.

— La faire vibrer ? » Je ris et lui tape le bras d’un revers de la main.

« T’es tellement romantique !

— Ben quoi ? dit-il, et des rides s’étirent sur ses pommettes quand il

sourit. « Je t’ai fait vibrer, moi.

— Oh, ça va, remets-toi, Rousseau. »

Je lève les yeux au ciel mais c’est si agréable de plaisanter avec lui.

« Je dis juste que ma mère a besoin d’une histoire d’amour et que ce

dénommé Sullivan peut faire l’affaire. » Il lève les yeux et plonge son

regard dans le mien. « Tu sais bien ce que je pense. On n’abandonne

jamais ceux qu’on aime. »

L’accusation atteint sa cible. Je détourne les yeux et les siens me

transpercent.

« Je ferais mieux d’y aller, je crois. » Je repousse mon verre.

Il m’attrape la main. « Non. Je voulais… Je – il faut que je te parle. »

Je sens la chaleur de sa main sur la mienne, je vois une douceur

envahir son regard. Mon cœur bat la chamade. Bon sang, il faut que je

détende l’atmosphère.

« Ta mère m’a dit que ton boulot de consultant en restauration

marchait bien. Tu as fini par trouver le Tony’s Place ? » Jack


ambitionnait de voyager à travers le monde en quête du restaurant

parfait – un endroit à la lumière tamisée dans le style de celui de Tony

Soprano, avec des martinis mortels et des banquettes en cuir rouge.

Une fois qu’il l’aurait trouvé, plaisantait-il, il l’achèterait et le

renommerait Tony’s Place.

Il me serre la main et n’esquisse pas le moindre sourire.

« Je vais me marier, Hannah. »

Je le dévisage.

« Quoi ? »

Je vois tressaillir un muscle de son visage. Il fait un léger signe de

tête.

Je me frotte les bras, soudain frigorifiée. Mon pull préféré est en train

de se détricoter.

« Félicitations », dis-je, mais j’ai la langue pâteuse. Je lève mon verre.

Mes mains tremblent et le liquide se renverse. Je repose le verre à deux

mains et attrape une serviette, je m’affaire le temps de retrouver ma

voix et mes esprits.

« Hé, je voulais juste que tu sois au courant. Ce n’est pas comme si je

ne t’avais pas accordé plus d’un million d’occasions de changer

d’avis. » Il soupire. « Bon sang, c’est horrible de dire ça. Holly est

super. Tu l’adorerais. » Il sourit. « Et ce qui importe vraiment, au bout

du compte, c’est que je l’aime. »

J’en ai le souffle coupé. Holly. Je l’aime.

« Ta mère… je demande d’une voix tremblante. Elle est au courant ?

— Elle savait que je sortais avec Holly mais elle n’avait pas compris

que c’était si sérieux entre nous. Nous nous sommes mis d’accord,

c’était à moi de te l’annoncer. Elle est enceinte. Holly, pas ma mère. »

Il m’adresse son sourire de travers et, sans crier gare, j’éclate en

sanglots.

« Oh, mon Dieu, dis-je en me détournant pour m’essuyer les yeux. Je

suis désolée. Ce sont de très bonnes nouvelles. Je ne sais pas ce qui me

prend. »

Il me tend une serviette et je me tamponne les paupières. « Un bébé.

C’est merveilleux. »
Mais ce n’est pas merveilleux. Je pense que j’ai commis une énorme

erreur.

« J’aurais aimé que les choses se passent autrement entre nous,

Hannah. Tu étais si… sûre de toi. Si catégorique. Si critique. »

Je lui décoche un regard noir. « Critique ? Tu couchais avec ta

stagiaire. »

Il lève un doigt. « Une fois, et je le regretterai éternellement. Mais en

toute honnêteté, je n’étais pas l’homme de ta vie, Hannah. »

Il est gentil, il me donne la possibilité de me sauver la face. Je l’aime

plus que jamais.

« Évidemment que tu ne l’étais pas », dis-je. Mon sourire lutte contre

les commissures de mes lèvres qui plongent obstinément vers le bas.

« Ces larmes sont juste pour te mettre en valeur. » Mon rire se mêle à

un sanglot. Je me cache le visage entre mes mains. « Comment peux-tu

savoir que tu n’étais pas l’homme de ma vie ? Comment peux-tu en

être aussi sûr, putain ? »

Il me caresse le bras. « Parce que sinon, tu ne m’aurais jamais laissé

partir. Comme je te l’ai dit, on n’abandonne pas ceux qu’on aime. »

Je le dévisage, je me demande s’il a raison, si j’ai un défaut de

personnalité, une incapacité innée à pardonner, ou même à aimer. Je

pense à ma mère, à l’attitude impitoyable que j’ai adoptée avec elle.

« Tu es comme une barre d’acier, Hannah. Tu refuses de plier, ne

serait-ce que d’un centimètre. La plupart du temps, ça doit t’être utile. »

Je tâtonne à la recherche de mon sac à main. « Il faut que j’y aille.

— Attends. » Il tire des billets de son portefeuille et les jette sur la

table. Je l’entends derrière moi, il trottine pour rester à ma hauteur. Je

fonce devant l’ascenseur, trop ébranlée pour partager un espace

minuscule avec cet homme bientôt marié. J’ouvre la porte de secours à

la volée et m’élance sur les marches en ciment.

J’entends le bruit saccadé de ses pas derrière moi. À mi-chemin dans

l’escalier, il m’empoigne par le coude.

« Hannah, arrête-toi. » Il me fait faire volte-face. Ses yeux sont emplis

de tendresse. « Il est quelque part, Hannah, ton feu, l’homme qui fera

fondre l’acier. Mais ce n’est pas moi. Ça ne l’a jamais été. »


8

’attends quarante minutes avant d’appeler Michael. J’ai les

J nerfs trop à vif et ma voix est encore trop rauque d’avoir

pleuré. Je ne veux pas qu’il se trompe sur la nature de mes émotions.

Mes larmes pour Jack n’enlèvent rien à mes sentiments pour lui.

Heureusement, il est dans les vapes quand je l’appelle et il ne devine

pas mon humeur.

« Comment se sent Abby ?

— Super bien. » Il le dit avec un tel ton d’évidence que je me

demande une fois encore si elle a jamais été malade. Jack a raison. Je

suis vraiment trop critique.

Je donne à Michael un bref résumé de ma journée à WCHI.

« Je fais partie des trois derniers candidats. Ils ont l’air de m’apprécier

mais je n’en saurai pas plus avant quelques semaines. Tu sais comme ce

genre de chose est lent à se mettre en place.

— Félicitations. On dirait que tu as gagné. » Il bâille et je l’imagine

jeter un coup d’œil à son réveil. « Autre chose à signaler ? »

Je me sens comme une employée lisant les rapports à l’un de ses

conseils municipaux. « Non, c’est à peu près tout. »

Je ne lui parle pas de Jack. Il n’y a rien à dire. Mais malgré moi, je

laisse échapper une question.

« Est-ce que je suis trop dure, Michael ? Trop critique ?

— Hein ?

— Parce que je peux changer. Je peux m’adoucir, être plus indulgente.

Je peux m’ouvrir davantage, partager plus. Je le peux, vraiment.

— Non, absolument pas. Tu es parfaite. »


Le lit king size de l’hôtel me paraît trop petit. Des images de Jack et

de sa future épouse, de Michael et d’Abby peuplent mon sommeil. Je

roule sur le flanc, je m’efforce de chasser les souvenirs de mon

entretien et l’affirmation fictive de cette paix avec ma mère.

Aux premières lueurs de l’aube, je troque mon pyjama contre un

caleçon de sport.

J’arpente le Chicago’s Lakefront Trail, les mains dans les poches, à

envisager mon avenir. Et si j’obtenais ce poste ? Pourrais-je vivre ici,

seule dans cette ville ? Je n’aurais pas le moindre ami, même plus Jack.

Je vois un couple qui marche vers moi, une jolie fille aux cheveux

auburn et un homme en manteau Burberry. Un adorable bébé est assis

en équilibre sur ses épaules. J’échangerais bien ma place avec eux…

Mon esprit s’envole vers ma mère. L’univers tout entier semble s’être

ligué contre moi. D’abord, Dorothy me pousse à faire la paix. Et puis

cette foutue proposition d’émission. J’ai l’impression que c’est devenu

une obligation. Et hier soir, le commentaire de Jack, affirmant qu’on

n’abandonne jamais ceux qu’on aime. Est-il possible que j’aie jugé ma

mère trop durement ? L’idée m’est venue avant même que j’aie eu le

temps de la censurer.

Mon esprit trébuche, s’emballe avec frénésie. Je revois le sourire de

ma mère, enfin sincère quand elle regardait Bob. Je la vois debout à la

porte-fenêtre de notre salon, attendant chaque matin que sa

camionnette arrive à l’époque où il refaisait notre cuisine, et se

précipitant dans l’allée à sa rencontre, une tasse de café à la main.

J’entends son rire s’élever de la véranda où ils s’installaient pour siroter

un thé glacé après la longue journée de labeur de Bob. Je la regardais

se pencher vers lui et l’écouter, comme si chacun de ses mots était un

poème.

Elle aimait cet homme. Quels que soient ses défauts, ses échecs en

tant que mère ou amie, ma mère aimait Bob de tout son cœur, de tout

son être.

Je me rends compte à présent que mon manteau de colère est en

réalité un patchwork, et l’une des émotions tissées dans ce tissu, c’est la


peur. Comme il est terrifiant de voir sa mère aimer quelqu’un d’autre.

Dans mon jeune esprit, son amour pour Bob impliquait qu’elle en

aurait moins à me consacrer.

Je m’arrête à un embarcadère en béton et je contemple la vaste

étendue d’eau grise qui me sépare de ma mère. Le vent me gifle et j’ai

le nez qui coule. Quelque part là-bas, au-delà de l’immensité du lac

Michigan, dans une banlieue de Detroit, ma mère vit et respire.

Je m’accroupis et me prends la tête entre les mains. Et si elle avait

vraiment essayé de renouer contact ? Serai-je capable de lui

pardonner ?

L’accusation de Jack me revient en mémoire. Une barre d’acier.

Catégorique. Critique. Je me relève, mue par un désir si intense que la

tête me tourne.

Je rebrousse chemin et me mets à courir.

Je suis presque hystérique quand j’arrive à ma chambre d’hôtel.

J’ouvre mon ordinateur portable et, en cinq minutes, j’ai trouvé son

adresse et son numéro de téléphone. Elle est listée sous le nom de

Suzanne Davidson. A-t-elle conservé son nom de jeune fille toutes ses

années dans l’espoir que j’essaie un jour de la retrouver ? Elle n’habite

plus à Bloomfield Hills. Elle vit à Harbour Cove. Un frisson me

traverse. Dans Dorchester Lane ? Je tape l’adresse dans Google Maps

et le temps s’arrête. Ils habitent dans le vieux chalet de Bob, l’endroit

où j’ai passé mon quatorzième anniversaire. J’en ai la chair de poule.

Cet endroit où mon père s’était juré que je ne remette plus jamais les

pieds.

Les mains tremblantes, je compose le numéro sur le téléphone

couleur crème de l’hôtel plutôt que sur mon portable. Elle ne saura

jamais que l’appel vient de moi. Je m’installe sur la chaise près du

bureau. Mon cœur bat la chamade tandis que j’écoute la sonnerie, une

fois… deux fois…

Je repense à toutes ces conversations téléphoniques que nous avons

échangées après mon départ, pendant deux ans, jusqu’à mon seizième

anniversaire. Je me souviens du torrent interminable de questions, de


mes réponses sèches et monosyllabiques. Je l’accusais de fouiner et de

vouloir tout savoir de ma vie à Atlanta. Plutôt crever que de l’intégrer à

mon existence. Si elle voulait en faire partie, alors elle avait intérêt à

ramener ses fesses ici, où était sa véritable place.

Elle décroche à la troisième sonnerie. « Allô ? »

Je prends une profonde inspiration et je me couvre la bouche de ma

main.

« Allô, répète-t-elle. Il y a quelqu’un ? »

Elle parle doucement et révèle une pointe d’accent de Pennsylvanie.

J’ai tellement envie d’entendre encore cette voix que je n’ai pas

entendue depuis seize ans.

« Bonjour », dis-je d’une voix faible.

Elle attend que je continue, puis elle parle enfin. « Excusez-moi, mais

qui est à l’appareil ? »

Mon cœur se brise. Elle ne reconnaît pas la voix de sa propre fille. Et

pourquoi devrait-elle ? Je ne m’attendais pas à ce qu’elle me

reconnaisse, si ?

Pour une raison totalement irrationnelle, j’en suis blessée. Je suis ta

fille, ai-je envie de hurler. Celle que tu as abandonnée. Je porte mes doigts

à mes lèvres et déglutis avec peine.

« Faux numéro », dis-je avant de raccrocher.

Je pose la tête sur le bureau. Lentement, ma tristesse enfle. C’était ma

mère. La seule personne que j’aie jamais vraiment aimée.

Je me lève d’un bond et fouille dans mon sac à main à la recherche

de mon portable. Cette fois-ci, je compose le numéro de Dorothy.

« Tu es occupée ? je demande, le cœur battant.

— Jamais trop occupée pour ma fille. Qu’est-ce qui te tracasse, ma

chérie ?

— Tu crois qu’il… mon père… tu crois qu’il te disait la vérité à propos

des lettres – ou de la lettre de ma mère ? Est-ce que tu l’as cru quand il

t’en a parlé, Dorothy ? »

J’agrippe le téléphone, j’attends sa réponse, persuadée que tant de

choses dépendent de cette réponse.


« Ma chérie, c’est l’une des rares fois où j’ai vraiment cru qu’il disait

la vérité. »
9

l est 10 heures quand j’arrive à l’aéroport O’Hare. Au lieu

I d’échanger mon billet pour rentrer plus tôt à La Nouvelle-

Orléans, j’achète un nouveau billet en partance pour Grand Rapids

dans le Michigan.

« Il y a un vol qui part à 11 h 04, m’annonce la femme au comptoir

de Delta. Avec le décalage horaire, vous arriverez à 12 h 57. Je vous

propose un retour à La Nouvelle-Orléans demain soir à 22 h 51. »

Je lui tends ma carte bancaire.

Quand j’arrive à la porte d’embarquement, j’ai dix minutes à tuer. Je

m’installe dans un fauteuil inclinable en skaï et je cherche mon

portable dans mon sac. Mes doigts effleurent la bourse en velours.

Je sors une pierre de la bourse et la pose au milieu de ma paume.

J’observe les taches beiges sur le blanc ivoire de sa surface lisse et je

pense à Fiona Knowles. Deux ans plus tôt, elle a choisi cette pierre rien

que pour moi. Elle a mis ce projet en branle. Sans les pierres du

Pardon, je n’aurais jamais envisagé de faire ce voyage. Tous les

souvenirs de ma mère seraient encore enfouis, à l’abri.

Je serre la pierre de toutes mes forces et j’espère avoir pris la bonne

décision. Faites que cette pierre permette de construire un pont, et non un mur.

En face de moi, une jeune mère tresse les cheveux de sa fille. Elle

sourit tandis que la fillette bavarde. J’essaie de ne pas me faire trop

d’illusions sur ce voyage. Ce ne seront pas des retrouvailles joyeuses.

Je glisse ma pierre dans mon sac et, cette fois, je prends mon

portable. Mon pouls s’accélère. Comment va réagir Michael quand je


vais lui apprendre mon détour par le Michigan ? Se rappelle-t-il ce que

je lui ai raconté au sujet de ma mère et de son copain ?

J’appuie sur le bouton d’appel, contente pour une fois qu’il soit

toujours débordé. Ce sera bien plus simple de laisser un message sur

son répondeur.

« Hannah, dit-il. Bonjour, ma chérie. »

Eh merde. Pour une fois…

« Bonjour, dis-je à mon tour, m’efforçant de prendre un ton enjoué.

Je n’arrive pas à croire que j’ai réussi à t’avoir !

— Je m’apprête à aller en réunion. Comment ça va ?

— Hé, tu ne devineras jamais ce que je suis en train de faire. Je vais

dans le Michigan pour une nuit. Puisque je suis ici, autant aller rendre

visite à ma mère. »

Je déballe tout sans respirer. Et j’attends…

Il reprend enfin la parole. « Tu penses que c’est nécessaire ?

— Oui. Je vais essayer de lui pardonner. Je crois qu’il faut que j’arrive

à faire la paix avec mon passé avant de pouvoir me tourner vers

l’avenir. »

Ces paroles – les paroles de Dorothy – me donnent l’impression

d’être sage.

« Si tu le dis, répond Michael. Juste un conseil. Garde tout ça pour

toi. Personne n’a besoin de connaître tes histoires personnelles.

— Bien sûr. » Et soudain, tout s’éclaire. Michael ne veut pas que ma

réputation entache la sienne.

Il est 13 h 30 quand l’avion atterrit, et je signe le contrat de location

pour ma voiture.

« Jusqu’à demain seulement ? me demande le jeune homme de

l’agence.

— Oui. Je la rendrai avant 18 heures.

— Prenez votre temps. Ils annoncent une tempête cet après-midi. »

Quand j’entends le mot tempête, je pense à un ouragan. Mais quand il

me tend un racloir en plastique, je comprends qu’il parle de neige et de

glace, et non de pluie.


« Merci », dis-je avant de grimper au volant de la voiture, toujours

vêtue de mon tailleur et de mes escarpins. Je jette le racloir sur la

banquette arrière.

Je roule vers le nord sur l’autoroute I-31 en chantant sur un morceau

d’Adele, j’ai l’esprit obnubilé par ma mère. Une heure passe et je

remarque que le paysage change. La région est plus vallonnée, des

épicéas géants et des sapins bordent l’autoroute. Des panneaux

PASSAGE D’ANIMAUX SAUVAGES apparaissent à intervalles réguliers.

Je passe devant une stèle qui m’annonce que je franchis le


e
45 parallèle, et j’entends la voix de Bob comme si je me trouvais

encore sur la banquette arrière de son Oldsmobile Cutlass.

T’as vu, Frangine ? Tu es pile à mi-chemin entre le pôle Nord et l’équateur.

Comme si j’étais censée m’enthousiasmer à cette idée. Il affiche ce

large sourire de dauphin, il essaie de croiser mon regard dans le

rétroviseur. Je refuse de lever les yeux.

J’écarte cette image et j’essaie de me concentrer sur le paysage, si

différent de celui du Sud. C’est bien plus joli que dans mon souvenir.

Le coin me rendait toujours claustrophobe, l’isolement du Nord, mais

aujourd’hui, avec la neige blanche et les épicéas verts, il dégage

davantage un sentiment de sérénité que de solitude. J’entrouvre ma

vitre, et une rafale de vent frais et cristallin chasse l’odeur de chaleur

renfermée.

Mon GPS m’indique que je suis à cinquante kilomètres d’Harbour

Cove. Mon estomac se serre. Suis-je prête ? Non, je ne suis pas sûre,

mais le serai-je un jour ?

Je répète mon plan d’action pour la énième fois. Je vais trouver un

petit hôtel pour la nuit, je me réveillerai tôt. J’irai chez elle avant

9 heures. Bob devrait déjà être parti au travail, et ma mère devrait être

levée et douchée. J’espère qu’au-delà de ses défauts et de ses faiblesses,

elle est gentille. J’ai envie de croire qu’en me voyant, elle m’accueillera

aussitôt avec bienveillance. Je lui dirai que je lui pardonne et nous

serons toutes les deux libérées de notre passé. Du moins autant que

possible.
J’avais quinze ans la dernière fois que nous avons passé un week-end

ensemble. Nous nous étions d’ailleurs retrouvées à Chicago, la ville que

je viens justement de quitter. J’avais pris un vol depuis Atlanta ; elle

était venue en train depuis le Michigan. Nous avions dormi dans un

petit hôtel miteux à proximité de l’aéroport, plutôt qu’en centre-ville.

Nous avions mangé dans un restaurant Denny’s non loin de là et

n’étions allées en ville qu’un seul après-midi. J’avais vu un chemisier

qui me plaisait chez Abercrombie et ma mère avait insisté pour me

l’acheter. Quand elle avait ouvert son sac à main, j’avais vu que la

doublure était déchirée. Elle avait inspecté le contenu de son

portefeuille usé et elle avait compté son argent, puis recompté. Pour

finir, elle avait sorti un billet de vingt dollars glissé dans une fente

réservée aux photos.

« Mes vingt dollars cachés, m’avait-elle expliqué. Il faut toujours

avoir un billet caché dans ton portefeuille, en cas d’urgence. »

Ce n’est pas le conseil qui m’avait frappé. C’était de me rendre

soudain compte que ma mère était pauvre. Je n’y avais jamais réfléchi.

Quand je faisais du shopping avec mon père, il tendait sa carte en

plastoc au caissier et on ressortait aussitôt du magasin. Ma mère

possédait-elle une carte bancaire ? Elle avait sans doute reçu la moitié

des biens de mon père après le divorce. Qu’avait-elle fait de tout cet

argent ? Elle avait dû le dépenser pour Bob, à coup sûr.

J’aurais pu être reconnaissante qu’elle fasse des folies pour payer la

chambre d’hôtel minable, puis qu’elle dépense son billet secret pour

moi. J’aurais dû être furieuse après mon père, de ne pas lui avoir

accordé davantage lors du partage des biens. Au lieu de cela, j’avais

éprouvé un sentiment grandissant d’éloignement qui frôlait le dégoût.

De retour à la maison, j’avais demandé à mon père pourquoi maman

n’avait pas d’argent. « Mauvais choix de vie, avait-il rétorqué. Ça ne

devrait pas t’étonner. »

Cette insinuation était une nouvelle dose de poison instillée dans une

relation déjà souffrante. Encore un mauvais choix de vie, comme quand elle a

préféré son copain à toi.


Toute la honte, la gratitude et la pitié que j’aurais dû éprouver pour

ma mère déferle en moi à cet instant. À chaque nouveau kilomètre, je

suis de plus en plus convaincue d’avoir pris la bonne décision. Il faut

que je la voie. Elle a besoin d’entendre que je lui ai pardonné. J’ai beau

être nerveuse, j’ai hâte d’être à demain matin.

Qui aurait l’idée de boire du vin produit dans le nord du Michigan ?

Mais tous les deux kilomètres, je vois un panneau indiquant un

vignoble. J’ai lu quelque part que le climat de la péninsule d’Old

Mission était propice à la culture du raisin. Mais j’ignorais totalement

que l’idée avait germé avec autant de passion. Enfin, quel autre choix

ont donc les habitants de cette région désolée ?

Quand j’arrive au sommet d’une colline, je le vois. Le lac Michigan.

Il est si vaste qu’on dirait l’océan. Je ralentis et contemple l’eau bleue

scintillante. Les plages de sable de mon souvenir sont couvertes de

neige aujourd’hui, et d’énormes blocs de glace forment une barricade

sur la berge. Des souvenirs inondent mon esprit, je vois ma mère et

Bob sur les sièges avant de la Cutlass, poussant des cris de joie en

voyant le lac. Moi, seule sur la banquette arrière, refusant de regarder

le paysage. « Le voilà, Frangine, disait Bob, l’index pointé, en

employant ce surnom dont il m’avait affublée et que je détestais. Il est

pas magnifique ? »

Je mourais d’envie de jeter un coup d’œil mais je refusais. Je ne

comptais pas lui donner cette satisfaction. Il fallait que je déteste cet

endroit. Si je l’aimais, ma détermination risquait de s’effriter. Je

pourrais en venir à apprécier Bob et mon père ne me le pardonnerait

jamais.

« Tu viendras pêcher avec moi demain matin, Frangine ? Je parie que

tu pourrais attraper un bar ou deux. Ou peut-être un corégone, qui

sait ? Tu nous les feras frire demain soir, Suzanne ? Y a rien de meilleur

que les corégones du lac Michigan. »

Suivant mon modus operandi, je l’ignorais. Croyait-il sérieusement que

j’allais me réveiller à 5 heures du matin pour aller pêcher avec lui ?

Faut pas abuser, connard.


Je me demande à présent ce qui aurait pu se passer, au milieu des

flots, sans personne alentour. Cette simple pensée me donne des

frissons.

À quel moment est-ce arrivé exactement, et qu’est-ce qui l’a

provoqué, je n’en suis plus certaine. Tout ce dont je me souviens, c’est

que, vers mon treizième anniversaire, Bob est devenu louche. L’été de

notre première rencontre, je l’aimais bien. Je le regardais casser les

placards de notre cuisine à l’aide d’un pied-de-biche. Ses bras étaient

bronzés, ses muscles saillaient. Un matin, il m’a lancé une paire de

lunettes de sécurité et un casque, et m’a nommée son assistante. Je

devais nettoyer le chantier, aller lui chercher des verres de thé glacé, et,

à la fin de chaque journée, il me tendait un billet de cinq dollars. Il

m’appelait encore Hannah, à l’époque. C’est seulement quand il s’est

mis en couple avec ma mère qu’il a commencé à me surnommer

Frangine. Et à ce stade, aucun surnom, aucune cajolerie n’aurait pu

faire fondre ma détermination. Ma décision était prise. Il incarnait

l’ennemi. Le moindre geste amical, le moindre compliment était

suspect.

Je suis stupéfaite quand j’arrive dans le quartier commerçant

d’Harbour Cove. Le port de pêche endormi d’autrefois est devenu une

petite ville débordante d’activité. Des femmes bien habillées en parka

noire dernier cri arpentent les trottoirs en portant des sacs à main de

marque et des sacs de shopping. Je longe des vitrines de magasins avec

leurs auvents pittoresques, une boutique Apple, des galeries d’art, des

restaurants qui annoncent leurs plats du jour à la craie sur des ardoises

postées à l’entrée.

L’endroit fait presque figure de carte postale. Devant moi, une

Bentley blanche tourne à gauche. Depuis quand Harbour Cove s’est

embourgeoisé à ce point ? Ma mère peut-elle se permettre de vivre

ici ?

Mes mains agrippent le volant et la nausée me gagne. Et si elle

n’habitait plus ici ? Et si l’adresse sur le site des Pages blanches n’était

plus valide ? Et si je ne la retrouvais plus, après tout ce temps ?


La vérité me saute soudain aux yeux : en l’espace de trois semaines,

je suis passée par des états d’âme totalement différents. Je ne pensais

pas du tout à elle, puis j’ai eu peur de reprendre contact, et voilà que

j’éprouve un désir désespéré de la retrouver et de lui pardonner.

Désespérée ou pas, je dois cependant attendre demain matin. Je ne

peux pas prendre le risque de croiser Bob.


10

e traverse Harbour Cove en proie à l’inquiétude et

J l’impatience, puis je m’engage dans Peninsula Drive en

direction du nord. Je passe devant une douzaine de panneaux de

vignobles et je souris en voyant celui de MERLOT DE LA MITAINE. C’est

mignon. Mitten, c’est le surnom de l’État du Michigan. Au moins, ce

vigneron ne se prend pas au sérieux. Et puis quoi ? Il est 15 h 20, un

verre de vin et des toilettes propres, voilà un projet qui me semble

divin. Je suis les flèches qui mènent à un chemin en terre pentu et je

serpente vers une vieille grange gigantesque flanquée d’un parking.

Je m’étire en descendant de voiture et j’ai le souffle coupé devant la

vue. Perchées à flanc de colline sur cette péninsule fine comme un

crayon, des vignes s’entremêlent sous une couche de neige, grimpent

sur des barrières en bois et des treilles. Des cerisiers nus – les premiers

fruits n’apparaîtront pas avant des mois – forment des rangs

parfaitement rectilignes, comme des enfants prêts à sortir en récréation.

Je devine au loin les eaux du lac Michigan.

Mon estomac gronde et m’oblige à me détourner de la vue

splendide. Je traverse le parking désert et je me demande si l’endroit

est ouvert. Je n’ai mangé qu’un minuscule sachet de bretzels dans

l’avion, aujourd’hui. Je presse le pas, rêvant d’un verre de vin et d’un

sandwich.

La porte en bois grince quand je l’ouvre. Il faut une minute à mes

yeux pour s’accoutumer à la lumière tamisée de la pièce. D’immenses

poutres en chêne apparentes strient le haut plafond et laissent à penser

que l’endroit était autrefois une véritable grange. Des étagères de


bouteilles recouvrent tous les murs et, sur des tables éparses, j’aperçois

des biscuits secs et des couteaux à fromage, de jolis tire-bouchons et

des décanteurs. Derrière une vitrine, je distingue une caisse

enregistreuse à l’ancienne, mais il n’y a personne dans les parages. Les

propriétaires des lieux ne doivent pas craindre d’être cambriolés.

« Bonjour ? »

Je passe sous une arche jusqu’à la salle attenante. Un feu brûle dans

une immense cheminée en pierre et réchauffe la vaste pièce déserte.

Des tables rondes sont disposées avec goût sur le plancher mais c’est le

bar en U fabriqué à partir de fûts de vin qui attire mon attention. De

toute évidence, me voici dans la salle de dégustation. Super,

maintenant, si je pouvais avoir un peu de vin, ce serait parfait.

« Bonjour ! » Un homme apparaît au détour d’un mur et s’essuie les

mains sur un tablier couvert de taches roses.

« Bonjour, je réponds. Vous êtes ouverts pour le déjeuner ?

— Absolument. »

C’est un grand homme d’une quarantaine d’années à la tignasse

sombre et rebelle, dont le sourire me donne l’impression qu’il

est heureux de me voir. J’en déduis qu’il s’agit du vigneron.

« Installez-vous. » Il fait un large geste du bras pour englober la

pièce. « Je pense qu’on devrait pouvoir vous caser quelque part. » Il

sourit et je ne peux retenir un rire. Le pauvre n’a aucun client mais, au

moins, il a le sens de l’humour.

« J’ai bien fait d’arriver avant l’heure de pointe », dis-je. Je passe

devant les tables rondes et les chaises, et je choisis un tabouret en cuir

devant le bar.

Il me tend la carte du menu. « Nous sommes encore aux horaires de

basse saison. Du premier janvier jusqu’à mai, nous ne sommes ouverts

que les week-ends et sur rendez-vous.

— Oh, je suis désolée. Je n’avais pas… » Je repousse mon tabouret

mais il pose une main sur mon épaule.

« Pas de souci. J’étais là-bas derrière à préparer des soupes

expérimentales. J’espérais trouver un cobaye. Cap ou pas cap ?


— Euh, si vous êtes sûr que ça ne dérange pas, alors oui, volontiers.

Ça vous embête si je vais au petit coin avant ? »

Il me montre le fond de la salle. « La première porte. »

Les toilettes immaculées sentent le désinfectant citronné. Sur une

tablette au-dessus du lavabo, je vois des gobelets en carton et des bains

de bouche, de la laque à cheveux et un bol de chocolats à la menthe

enveloppés dans du papier. J’en enfourne un dans ma bouche. Oh, que

c’est bon. J’en prends une poignée entière que je fourre dans mon sac,

un petit en-cas à grignoter demain dans l’avion.

Après m’être aspergé le visage d’eau, je me regarde dans le miroir,

horrifiée par mon reflet. Je ne suis pas maquillée, je n’ai pas pris la

peine de me lisser les cheveux ce matin. Je sors une barrette de mon

sac et rassemble mes boucles derrière ma nuque. Puis je prends un

tube de gloss. À l’instant où je m’apprête à l’appliquer sur mes lèvres,

je m’interromps. Je suis là, au milieu de nulle part. Aurai-je le courage

de rester naturelle ? Je range le tube dans mon sac et attrape une autre

poignée de chocolats avant de sortir.

Quand je reviens au bar, un panier de gressins et un verre de vin

rouge m’attendent.

« Du merlot, dit-il. Notre cuvée 2010. Ma préférée,

personnellement. »

Je saisis mon verre par le pied et le porte à mon nez. Il dégage un

parfum puissant et entêtant. Je le fais tourner un peu et j’essaie de me

souvenir pourquoi je suis censée le faire. L’homme me regarde avec un

léger sourire aux lèvres. Rit-il à mes dépens ?

Je plisse les yeux. « Vous vous moquez de moi ? »

Il se ressaisit. « Non. Je suis désolé. C’est juste que… »

J’esquisse un sourire à mon tour. « Évidemment. Je fais exactement

ce que tous les amateurs de vin doivent faire quand on leur propose un

verre. Le petit tourbillon.

— Non, ce n’est pas ce geste classique, bien que vous le maîtrisiez

parfaitement. Tout le monde le fait. Je ris parce que… vous… » Il

montre mon sac. Il est ouvert et ressemble au panier d’un gamin un

soir d’Halloween tant il déborde de chocolats à la menthe.


Je sens mon visage s’empourprer. « Oh, mince ! Je suis navrée. Je… »

Il rit de bon cœur. « Pas de problème. Prenez-en autant que vous

voulez. Je ne peux pas me retenir de les manger, moi non plus. »

Je ris à mon tour. J’apprécie les manières simples de cet homme, qui

se comporte avec moi comme avec une amie de toujours. Je l’admire

un peu, ce M. Tout-le-monde qui essaie de tirer son épingle du jeu dans

cette région hostile, avec une entreprise qui n’ouvre que trois mois par

an. Ce ne doit pas être évident.

Je saute les rituels d’usage et prends une gorgée de vin.

« Oh, ouah, il est bon. Il est vraiment très bon. » Je prends une

nouvelle gorgée. « Et c’est là que je suis censée ajouter des termes

comme une note boisée ou caramélisée.

— Ou tourbée ou fumée. Ou bien encore ma remarque préférée :

« Cette saloperie a un goût d’asphalte mouillé. »

— Non ! Quelqu’un vous a sérieusement dit ça ? » Le son de mon rire

me paraît étranger. À quand remonte la dernière fois où j’ai ri de bon

cœur ?

« Malheureusement, oui. Il faut avoir le cuir épais dans ce métier.

— Eh bien, si ça c’est de l’asphalte mouillé, je veux bien que vous

veniez refaire mon allée. » Refaire mon allée ? Ces paroles sont sorties de

ma bouche ? Mais faites-moi taire ! Je dissimule mon visage derrière le

verre.

« Content qu’il vous plaise. » Il tend le bras au-dessus du comptoir et

m’offre sa large main. « Je m’appelle RJ. »

Je glisse ma main dans la sienne. « Enchantée. Moi, c’est Hannah. »

Il se dirige dans la pièce du fond et en revient avec un bol de soupe

fumant.

« Tomate et basilic, annonce-t-il en le déposant sur le set de table

devant moi. Faites attention, c’est brûlant.

— Merci. »

Il se hisse sur le bord de l’étagère derrière le bar, face à moi, comme

s’il prenait place pour une longue conversation. Cette attention me

donne le sentiment d’être exceptionnelle. Je ne dois pas oublier que je

suis une simple cliente, après tout.


Nous abordons les sujets classiques tandis que je sirote mon vin et

attends que ma soupe refroidisse. D’où je viens, ce qui m’amène ici, au

milieu de nulle part.

« Je suis journaliste. J’ai grandi dans le Sud. Je viens rendre visite à

ma mère. » C’est un mensonge par omission, techniquement, mais je

ne vais pas révéler à cet inconnu la saga de mon enfance.

« Elle vit par ici ?

— Oui, à l’ouest, à Harbour Cove. »

Il arque les sourcils et je devine le fond de ses pensées : que j’ai

grandi en passant mes étés dans une des grandes demeures en bordure

du lac. Quand les gens émettent ces hypothèses infondées sur mon

passé, je ne les corrige pas. Comme dit Michael, mon image publique

est importante. C’est peut-être en raison des centaines de kilomètres

qui me séparent de mes fans, ou parce que j’ai le sentiment que ce type

est honnête ? Quoi qu’il en soit, l’heure est venue de corriger ses

suppositions.

« C’est une visite que j’aurais dû faire il y a bien longtemps. Je n’ai

pas de très bons souvenirs de cet endroit.

— Et votre père ? » demande-t-il.

Je remue ma soupe. « Il est mort l’année dernière.

— Je suis désolé.

— Il aurait adoré votre vignoble. Sa devise, c’était : “Pourquoi manger

les fruits quand on peut les boire ?” Et il ne parlait pas de simples jus

de fruits. » Je ne ris pas en prononçant ces paroles. Je ne souris même

pas.

RJ acquiesce comme s’il comprenait. « Mon père aurait été d’accord.

Et il aurait même élargi le concept à l’orge et à la plupart des céréales,

en fait. »

Nous avons donc ceci en commun – deux enfants aux pères

alcooliques et disparus. J’avale une cuillerée de soupe. Elle est

crémeuse et acidulée, avec une pointe de basilic.

« C’est délicieux.

— Il n’y a pas trop de basilic ?

— C’est parfait. »
Nos regards s’attardent une demi-seconde de trop. Je détourne les

yeux et je sens la chaleur me monter aux joues, à cause de la soupe

brûlante ou du gars chaud bouillant, je ne sais pas trop.

Il me sert du vin d’une autre bouteille avant de saisir un deuxième

verre sur l’étagère. « Et puis merde, dit-il en se versant un fond de vin.

Ce n’est pas tous les jours que j’ai l’occasion de sympathiser avec mes

clients. D’ici six semaines, on sera dans le rush jusqu’au cou. »

Je souris et ne peux m’empêcher de me demander s’il est optimiste

de nature. « Vous travaillez ici depuis longtemps ?

— J’ai acheté le vignoble il y a quatre ans. Je passais mes étés ici

quand j’étais gamin. C’était mon endroit préféré. Je suis parti à la fac, je

me suis spécialisé en botanique. Après mon diplôme, j’ai obtenu un

poste chez E&J – l’exploitation vinicole d’Ernest et Julio Gallo. J’ai

emménagé à Modesto et, avant même que je m’en rende compte, une

douzaine d’années s’étaient évaporées. » Il contemple le liquide rouge

dans son verre. « Mais la Californie a beau être un État agréable, ce

n’était pas mon style. Un jour, sur Internet, je parcourais un site

immobilier quand j’ai trouvé une annonce pour ce domaine. Je l’ai

acheté aux enchères pour une bouchée de pain.

— Un vrai rêve éveillé », dis-je. Je me demande s’il a une famille mais

je ne lui pose pas la question.

« Oui, c’est un rêve pour moi. » Il prend un verre vide et l’essuie

avec un torchon. « Je venais d’affronter un divorce désagréable. Il me

fallait prendre un nouveau départ, loin.

— Trois mille kilomètres, c’est plutôt loin. »

Il me regarde et sourit, mais son regard est pesant. Il s’affaire à

nettoyer des taches imaginaires sur le verre. « Et vous ? Vous êtes

mariée ? Des gosses ? Un chien et un Monospace ? »

Je souris. « Non à toutes les suppositions sus-mentionnées. » Le

moment est venu de lui parler de Michael. Je devrais vraiment le faire.

Je sais que je devrais. Mais je ne le fais pas. Cela semblerait alarmiste,

comme si je lançais un message prétentieux : Attention ! Gardez vos

distances ! Je n’ai pas l’impression que RJ me drague. Je savoure notre

bavardage léger et amical. Voilà longtemps que je n’ai pas fréquenté en


toute simplicité quelqu’un qui ne soit ni politicien ni homme d’affaires.

C’est agréable de côtoyer quelqu’un qui ignore mon identité, Hannah

Farr, présentatrice télé.

Je prends un gressin dans le panier. « Vous les avez faits vous-même ?

— Évidemment, il fallait que vous posiez la question. C’est le seul

élément du menu qui n’est pas préparé sur place. Je les achète à la

boulangerie Costco. »

Il le dit avec un accent français exagéré et j’éclate de rire. « Au

supermarché Costco ? Sans blague ? Ils ne sont pas si mauvais que ça,

dis-je en scrutant le biscuit. Pas aussi bons que les miens, mais pas mal.

— Ah ouais ? Vous croyez que vous pouvez faire mieux, hein ?

— Oui, j’en suis sûre. Ils sont un peu secs, ceux-là.

— C’est fait exprès, Hannah. Ça pousse les gens à boire davantage.

— Oh, une séduction subliminale. Il n’y a pas une loi qui interdit ça ?

— Nan. Je demande à Joyce au rayon boulangerie de me les faire bien

secs et de doubler la dose de sel. Ces petits gressins, c’est grâce à eux

que mon entreprise continue à tourner. »

Je ris à nouveau. « Je vais vous en préparer quelques-uns et vous les

envoyer. Ceux au romarin et à l’asiago sont mes préférés. Vous verrez.

Vos clients resteront ici des heures à manger des gressins et à siroter

leur vin.

— Oh là, quelle proposition juteuse ! On se gave de pain gratuit,

comme ça on évite de prendre une entrée à trente dollars. Je

comprends mieux pourquoi vous êtes journaliste et pas chef

d’entreprise.

— Et pour le dessert, chocolats à la menthe gratuits », dis-je en

tapotant mon sac.

Il rejette la tête en arrière et éclate de rire. Je me sens légère et je me

crois un instant aussi subtile que la présentatrice Ellen DeGeneres.

Notre conversation se poursuit tranquillement. Il m’explique les

éléments qui influent sur le goût du vin et son arôme.

« Tous ces facteurs sont souvent réunis dans ce qu’on appelle le

terroir. Le terroir est le résultat de l’implantation des vignes et de la


manière dont le vin est produit. Le type de sol, la quantité de soleil, la

qualité du fût. »

Et je pense à mon propre terroir, à la façon dont chacun d’entre nous

est le résultat de l’endroit où nous avons grandi, de la façon dont nous

avons été élevés. Je me demande si je dégage un parfum de critique et

d’étroitesse d’esprit. D’insécurité et de solitude.

Je suis complètement détendue quand RJ descend soudain de son

perchoir. J’entends le son moi aussi, à présent. Une porte qui s’ouvre,

des semelles qui frappent le sol. Eh merde, un autre client.

Je consulte ma montre – il est 16 h 30. Je viens de passer une bonne

partie de l’après-midi à discuter avec un inconnu. Je ferais mieux de

déguerpir. Il faut que je trouve un hôtel avant la tombée de la nuit.

Le bruit de pas se rapproche. Je me retourne et aperçois deux

enfants, leurs manteaux couverts de neige. Le garçon semble avoir une

douzaine d’années, dégingandé et vêtu d’un jean qui lui arrive à peine

aux chevilles. La fille, une petite rousse avec des taches de rousseur, me

scrute de ses yeux écarquillés. Il lui manque une dent. « T’es qui, toi ? »

demande-t-elle.

Le garçon fait glisser son sac à dos sur une table. « C’est malpoli,

Izzy, dit-il d’une voix plus grave que prévu.

— Izzy est juste curieuse, Zach », rétorque RJ. Il s’approche des

enfants, fait un câlin à Izzy et échange un salut du poing avec Zach. Il

prend leurs manteaux et les secoue pour en faire tomber la neige

humide. Une flaque se forme au sol mais il ne semble pas s’en

formaliser. Comme s’il lisait dans mes pensées, il lève les yeux vers

moi. « Ça me donnera un truc à faire demain. »

Je souris.

« Les enfants, voici Mme…

— Hannah. Ravie de faire votre connaissance. »

Je leur serre la main. Ils sont adorables mais je ne peux m’empêcher

de remarquer les taches sur la robe de la fillette et son ourlet décousu.

Ils n’ont pas l’air d’être les enfants de ce beau vigneron vêtu d’un

Levi’s et d’une chemise en coton.


« Racontez-moi votre journée », dit-il en ébouriffant les cheveux

d’Izzy avant de se tourner vers Zach.

Ils parlent en même temps, évoquent un contrôle de lecture, une

bagarre et la sortie scolaire prévue demain au musée d’Histoire

amérindienne.

« Commencez vos devoirs. Je vais préparer le goûter.

— Maman vient à quelle heure ? demande Izzy.

— Son dernier rendez-vous est à 17 heures. »

Il s’éclipse en cuisine pendant que j’essaie de deviner qui sont ces

petits galopins. Je les regarde prendre place à une table et sortir leurs

cahiers de devoirs. Les enfants de sa petite amie, à tous les coups.

RJ revient cinq minutes plus tard avec un plateau débordant de

fromage, de raisin et de tranches de poire. Il les sert avec des gestes

théâtraux, place une serviette noire sur son bras et fait une courbette.

Ils semblent habitués à ce rituel et je n’ai pas le sentiment qu’il le fait

spécialement aujourd’hui pour m’impressionner.

« Vous prendrez quelque chose à boire, madame ? »

Izzy glousse. « Un chocolat au lait, Votre Majesté. »

RJ éclate de rire. « Ah, j’ai monté en grade aujourd’hui. Je suis de

sang royal ?

— Tu es le roi », dit-elle, et son visage rayonnant m’indique qu’elle le

considère véritablement comme une âme noble.

Il verse le chocolat au lait dans deux verres à vin et retrouve son

sérieux.

« Terminez vos devoirs avant que votre mère arrive.

— C’est quoi le bonus, aujourd’hui ? demande Izzy.

— Ouais, ajoute Zach en ouvrant son manuel de maths. Encore un

billet de dix dollars ? C’était trop trop bien.

— C’est une surprise, répond RJ. Un billet de dix ou un navet, on ne

sait jamais à quoi s’attendre. »

Les enfants se concentrent sur leurs devoirs et RJ revient au bar. Au

lieu de s’asseoir derrière le comptoir, il tire un tabouret à côté du mien.

Je regarde ma montre.

« Il faut que j’y aille. Vous voilà bien occupé, maintenant. »

À
Il lève les mains. « Vous ne me dérangez pas. Restez. À moins que ce

soit moi qui vous retienne.

— Non. »

Il me verse une limonade et y ajoute une tranche de citron vert.

« Merci. Exactement comme je l’aime. »

Il sourit, et c’est peut-être à cause du vin, ou de ce long après-midi

tranquille, mais j’ai l’impression d’être avec un ami, et non avec un

inconnu rencontré à peine deux heures plus tôt. Il veut savoir à quoi

ressemble la vie à La Nouvelle-Orléans, et il me raconte son enfance

dans le sud du Michigan, où vit encore sa mère.

« Elle s’est remariée, et elle a une sacrée kyrielle de petits-enfants du

côté de son nouveau mari. Tant mieux pour elle, mais je crois que ma

sœur est un peu jalouse. Ma mère voit davantage les petits-enfants de

mon beau-père que ma nièce.

— Votre mère vient souvent ici ?

— Nan. Elle est comme vous. Cet endroit ne lui évoque pas de très

bons souvenirs. » Il jette un coup d’œil aux enfants. Zach pianote sur sa

calculette et Izzy fait un coloriage.

« Vous vous êtes déjà promenée dans un vignoble ? demande-t-il.

— Je n’ai jamais dépassé la salle de dégustation.

— Venez, je vous fais visiter. »

Je ne m’attendais pas à cette nappe blanche sur le paysage quand RJ

ouvre la porte. D’immenses barbes à papa immaculées tombent du

ciel. Je me précipite dehors et j’oublie que je porte des escarpins à

talons hauts.

« C’est sublime », dis-je, ignorant l’humidité qui s’infiltre dans mes

chaussures. Je lève le visage au ciel, écarte les bras et tournoie. Des

flocons atterrissent sur mon nez et j’ouvre la bouche pour en avaler un.

RJ rit. « Vous parlez comme une femme du Sud. À cette époque de

l’année, nous, on en a un peu marre de la neige. » Il se penche et en

ramasse une poignée. « Mais qu’on l’aime ou non, elle est là, comme

annoncée. » Il jette la boule de neige en direction d’une treille. Il rate

sa cible mais il a un bon bras. « Bon bras, bon gars », répétait toujours

mon père.
« Allez, rentrons, dit-il. Avant que vous ne mouriez de froid. »

Il a raison. Le court imperméable que j’ai emporté pour le voyage

n’était pas un choix très judicieux. Je suis déçue de rentrer. Sur cette

magnifique parcelle de terre, j’ai l’impression d’être à l’intérieur d’une

boule à neige.

RJ passe un bras autour de mes épaules et me guide vers la porte.

« On fera le tour du propriétaire la prochaine fois. »

La prochaine fois. Cette idée me plaît bien.

Je suis presque à la porte quand mon talon glisse sur le béton

verglacé. Ma jambe droite s’étire vers l’avant et je fais presque le grand

écart. « Eh merde ! » J’entends ma jupe se déchirer. RJ m’attrape par le

bras juste avant que je m’étale.

« Oh là, tout doux… tout doux. »

Avec son aide, je me relève, humiliée. « Oh, là là, quelle grâce », dis-

je en me tapant les jambes pour en retirer la neige.

Il serre mon bras. « Ça va ? J’aurais dû saler ici. Vous vous êtes fait

mal ? »

Je fais non de la tête, puis j’acquiesce. « Si. Je me suis fracturé l’ego.

— Les juges ont délibéré, les scores s’affichent. 9,5. Un point

supplémentaire pour la jupe déchirée. »

Son humour soulage la blessure. J’observe les huit centimètres de

nouvelle fente involontaire sur ma jupe.

« Superbe.

— On dirait bien que votre jupe est fichue.

— Ouaip. Et je venais juste de l’acheter.

— Vous savez, dit-il en me dévisageant, parfois il vaut mieux se laisser

tomber. C’est quand on résiste, quand on essaie d’amortir sa chute

qu’on se blesse. »

Je me laisse imprégner par ses paroles, consciente de sa main

protectrice encore posée sur mon bras. Je lève les yeux vers lui. Son

visage est désormais grave. Je remarque la minuscule bosse sur l’arête

de son nez, l’ombre d’une barbe sur sa peau bronzée, les paillettes

dorées dans ses iris marron. J’ai une envie soudaine et presque
irrésistible de lever la main pour frôler la cicatrice sur le côté gauche de

sa mâchoire.

Le grondement d’un moteur brise le charme. Nous regardons tous les

deux vers l’allée. Une voiture noire recouverte de sel antigel apparaît et

se fraye un chemin sur la voie enneigée. Je replace une mèche de

cheveux derrière mon oreille et serre mon manteau sur ma poitrine.

Mon Dieu, j’étais à une seconde de m’humilier pour la deuxième fois.

Le vin m’est monté à la tête, de toute évidence.

Le véhicule s’arrête et une femme replète saute à terre, arborant une

veste écarlate et un rouge à lèvres rose bonbon.

RJ serre doucement mon bras avant de s’approcher d’elle. « Bonjour,

Maddie », dit-il. Il l’étreint rapidement et fait un geste dans ma

direction. « Je te présente mon amie, Hannah. »

Nous échangeons une poignée de main. Elle est jolie avec sa peau

ivoire sans défaut et ses yeux vert clair. Et moi, je suis verte de jalousie.

La moindre cellule de mon cerveau me hurle que je suis irrationnelle.

Je n’ai aucune raison d’être jalouse. Je ne connais même pas cet

homme. Et surtout, je suis amoureuse de Michael.

« Entre, dit-il à Maddie. Les enfants font leurs devoirs. »

Elle répond en lui montrant un paquet de cigarettes Virginia Slims.

« D’accord, répond RJ. Ça risque de prendre encore une minute. Je

dois distribuer des récompenses.

— Tu les gâtes trop, RJ. Continue comme ça et ils vont devenir

ingérables, ils vont se prendre pour la famille Kardashian. »

Je ne sais pas si je dois le suivre à l’intérieur, aussi je reste dehors

avec Maddie. Je me blottis sous l’auvent devant la porte et elle s’appuie

contre sa voiture avant d’allumer sa cigarette sans se préoccuper des

flocons qui tombent toujours. Elle est jeune – une trentaine d’années, je

pense. Difficile de croire qu’elle puisse avoir un fils de l’âge de Zach.

« Vous êtes une copine de RJ ? demande-t-elle en ponctuant sa

question d’une volute de fumée.

— On vient juste de se rencontrer aujourd’hui. »

Elle acquiesce, comme s’il était courant de croiser une inconnue ici.

« C’est un bon gars », déclare-t-elle.


J’ai envie de lui signaler que son avis n’aurait pas influencé ma

propre opinion. Je sais déjà que c’est un bon gars. Je l’ai deviné à la

façon dont il se comporte avec les enfants de Maddie.


11

l est presque 19 heures quand les enfants et leurs sacs à dos

I sont chargés dans la voiture et que tout le monde se dit au

revoir. Izzy et Zach agitent la main tandis que le véhicule s’éloigne. RJ

et moi rentrons et il ferme la porte. Le crépuscule est tombé mais,

après être sortis dans l’air froid, la salle au charme rustique semble plus

douillette que lugubre.

« Il faut vraiment que j’y aille, dis-je en m’arrêtant sur le seuil.

— Vous avez déjà conduit par ce temps ? Vous saurez vous y

prendre ?

— Ça ira.

— Ce n’est pas une bonne idée. Je vais vous conduire chez votre

mère. Je repasserai demain et je vous ramènerai ici pour que vous

puissiez récupérer votre voiture.

— Hors de question. Et de toute façon, je ne vais pas directement chez

ma mère. Je dois trouver un hôtel pour la nuit. »

Il m’observe d’un air curieux.

« C’est compliqué, dis-je.

— Je vois ça. » Son intonation sans aucune pointe de jugement me

laisse à penser qu’il comprend vraiment ma situation.

« Écoutez, propose-t-il. Vous feriez mieux de rester ici pour la nuit. Je

n’ai aucune arrière-pensée, c’est promis. Je vis à l’étage. Je dormirai sur

le canapé et…

— C’est impossible. »

Il acquiesce. « D’accord. Vous avez raison. Je comprends. Mais restez

au moins encore quelques heures, histoire de laisser le temps aux


équipes de la voirie de déneiger les routes. J’ai deux steaks, je peux

préparer une salade. Et plus tard, je vous raccompagne en ville. »

Je suis tentée d’accepter mais je décline. « Non, la météo ne fera

qu’empirer. Il faut vraiment que j’y aille. Et je sais conduire par ce

temps, promis. »

Il me dévisage et lève les mains au ciel. « Je vois que j’ai affaire à une

tête de pioche. Vous avez gagné. Je ne vous retiendrai pas ici contre

votre gré.

— J’apprécie votre sollicitude. » Et c’est vrai. Je ne me souviens pas de

la dernière fois où quelqu’un s’est montré aussi protecteur envers moi.

Il enfonce ses mains dans ses poches. « Bon, c’était vraiment sympa

de faire votre connaissance. J’ai vraiment apprécié de bavarder avec

vous.

— Moi aussi. » Je regarde autour de moi comme si c’était la dernière

fois que je voyais cette salle. « Et votre domaine est magnifique. Vous

pouvez en être fier.

— Merci. La prochaine fois, je vous fais la visite du propriétaire. Les

vignes sont sublimes en période de floraison. »

Je souffle dans mes mains pour le taquiner. « Et c’est quand,

exactement ? En août ? »

Il sourit et hoche la tête. « Petite Sudiste. »

Son regard est doux, plongé dans le mien. Une fois encore, je suis

prise d’une envie si irrésistible que je croise les bras pour m’empêcher

de les lever vers lui. Je pourrais faire un pas en avant et me retrouver

contre lui. Je poserais ma joue contre son torse. Comment serait-ce,

d’avoir ses bras autour de moi, sa main qui me caresserait les

cheveux ?

Bon sang, mais on n’est pas dans un roman à l’eau de rose ! Nous ne

sommes que deux adultes solitaires. RJ n’a pas dû voir de femme

célibataire depuis des mois, dans ce no man’s land glacial.

Il fouille dans son portefeuille et me tend une carte de visite. « Voilà

mon numéro. » Il retourne la carte et griffonne quelque chose. « Et

voilà mon numéro de portable. Appelez-moi quand vous serez à

l’hôtel. Je veux être sûr que vous soyez arrivée à bon port. »
Je prends la carte mais ça me semble étrange, j’ai l’impression

d’outrepasser une limite. Pourquoi ce n’est jamais le bon moment de

lui annoncer que j’ai un petit ami ? C’est ridicule. Je ne suis pas obligée

de lui en parler. Il se comporte simplement en gentleman. Il veut être

certain que je rentre sans encombre à l’hôtel. J’aurais l’air d’une folle si

je lui sortais de but en blanc que j’ai un copain.

« D’accord, dis-je. Je ferais mieux de me mettre en route.

— Encore une chose. Attendez. » Il se hâte à l’autre bout de la salle et

entre dans une sorte de remise. Une minute plus tard, il en ressort avec

une paire de bottes Wellington jaune poussin.

« Si vous insistez à ce point pour partir, alors moi j’insiste pour que

vous les preniez.

— Je ne peux pas prendre vos bottes.

— Elles étaient déjà là quand j’ai acheté le domaine. Ça fait longtemps

que j’attends de voir arriver une personne comme vous pour en faire

bon usage. »

Je hausse les épaules. « Appelez-moi Cendrillon, alors. » Je regrette

aussitôt ma tentative d’humour. Cendrillon reçoit sa chaussure des

mains du prince… et elle l’épouse. Est-ce que RJ va penser que je

pense qu’il… Oh, mon Dieu, je suis vraiment idiote !

Je retire mes escarpins et j’enfile les bottes. Elles sont au moins d’une

taille trop petites mais il a raison, elles sont plus pratiques que mes

talons. « Merci. » Je tourne sur moi-même d’un geste théâtral pour

montrer mes nouvelles godasses. J’imagine à peine la dégaine que je

dois avoir, mes cheveux flasques à cause de la neige, mon visage sans

maquillage et, maintenant, une paire de bottes en caoutchouc avec ma

jupe déchirée. Je ne laisserais jamais Michael me voir ainsi, même dans

mes pires cauchemars. « Où est la police de la mode quand on en a

besoin ? »

Mais RJ ne rit pas. Il me contemple. « Vous êtes magnifique »,

déclare-t-il enfin.

Je baisse les yeux. « Vous avez besoin d’aller consulter un ophtalmo.

— Dix sur dix à chaque œil. » Il me regarde intensément.

« Il faut que j’y aille. »


Il prend une profonde inspiration et tape dans ses mains. « C’est vrai.

Restez ici une minute. Donnez-moi vos clés. »

Par la fenêtre, je le regarde démarrer ma voiture, gratter le givre et la

neige sur les vitres. Cet acte très simple me touche et me réchauffe,

sans doute bien davantage que la nourriture ou le vin.

« Voilà, dit-il en tapant des pieds à l’entrée. Votre carrosse est avancé.

Appelez-moi dès que vous êtes installée à l’hôtel. »

Je tends la main. « Merci. Vous m’avez donné le couvert, le gîte et

des chaussures, ainsi qu’une excellente compagnie, et tout ça rien qu’en

un après-midi. J’apprécie vraiment, vraiment ce que vous avez fait pour

moi.

— Tout le plaisir est pour moi. » Il me prend la main. « À bientôt. »

Il le dit avec une telle conviction que je le crois presque.

J’aurais mieux fait d’écouter RJ. Je ne savais pas que conduire par un

temps pareil pouvait être aussi stressant. La neige s’accumule sur mon

pare-brise plus vite que les essuie-glaces ne l’en chassent. Une couche

de givre se forme à l’endroit que les balais n’atteignent pas et je suis

obligée de tordre le cou pour voir correctement. Une demi-heure plus

tard, je suis tentée de rebrousser chemin. Mais je continue

laborieusement. La neige blanche reflète le clair de lune et crée un

paysage d’ombres bleues et grises. Je descends à une allure de tortue la

route qui serpente au bas de la colline et je prends la direction du sud

quand je débouche dans Peninsula Drive. Je guette les traces de pneus

des voitures dans le faisceau de mes phares et je suis la courbe de la

péninsule. Par endroits, le vent a sculpté des congères et, devant moi,

je ne vois qu’un brouillard blanc. Je roule à l’aveugle et, la moitié du

temps, je ne suis même pas sûre d’être sur la route. J’ai mal aux

articulations. Ma nuque est tendue. Mes yeux me piquent. Mais je ne

peux pas m’empêcher de sourire.

Il me faut presque deux heures pour arriver en ville. Je m’arrête au

premier hôtel et je pousse un soupir de soulagement en coupant le

moteur.
La chambre est sobre mais propre, et son prix est si bon marché que

j’ai cru un moment avoir mal compris le directeur de l’établissement.

« Les prix vont quadrupler d’ici un mois. Pour l’instant, nous sommes

déjà contents d’avoir une cliente. »

J’ignore pourquoi je choisis d’appeler Michael en premier. Ni

pourquoi je me suis lavé le visage et mise en pyjama avant de le faire.

Tout ce que je sais, c’est que quand je me décide à appeler RJ, je suis

blottie dans mon lit et j’ai tout mon temps pour bavarder.

J’ouvre mon sac à main et je cherche sa carte de visite. J’inspecte la

poche avant, puis la poche intérieure.

« Mais où… ? » Je renverse le contenu de mon sac sur le lit, je

cherche avec frénésie. Elle n’est pas là.

Je saute hors du lit et je fouille dans les poches de mon manteau. « Eh

merde ! » J’enfile les bottes Wellington et boutonne mon manteau par-

dessus mon pyjama.

Pendant un quart d’heure, je fourrage dans la voiture comme une

folle avant d’admettre enfin que la carte de visite de RJ est

définitivement introuvable. J’ai dû la faire tomber quelque part entre sa

porte d’entrée et ma voiture de location.

Je retourne à la chambre au pas de course et j’allume mon ordinateur.

Je cherche le site Internet du domaine, impressionnée de voir le

parcours de RJ en détail : un doctorat en botanique, de nombreuses

récompenses et des brevets en attente de validation. Je trouve le

numéro du standard mais, évidemment, il ne mentionne pas son

portable.

Mes mains tremblent quand je pianote sur les touches de mon

téléphone. Répondez, s’il vous plaît. Répondez, s’il vous plaît.

« Vous êtes bien au domaine de Merlot de la Mitaine. »

Eh merde ! Le répondeur.

« Pour connaître nos horaires, tapez 1. Pour savoir comment venir

chez nous, tapez 2… »

J’écoute la voix grave de RJ jusqu’à ce qu’il me donne la parole.

« Pour nous laisser un message, tapez 5.


— Euh, bonsoir… ici Hannah. J’ai perdu votre carte de visite. Mais

j’obéis à vos ordres. Je vous préviens que je suis arrivée en ville. Parce

que vous m’avez demandé de vous appeler, vous vous souvenez ? Bon.

Euh… Merci. Encore merci. »

Punaise ! J’ai l’air d’une idiote. Je raccroche sans lui laisser mon

numéro. Ce ne serait pas correct. J’ai un petit ami.

Je me remets au lit et je me sens comme une gamine qui vient de

comprendre qu’aujourd’hui n’est finalement pas le jour de Noël.


12

e me réveille le lendemain, tiraillée entre l’envie de remonter

J au sommet de la péninsule pour expliquer à RJ que je ne l’ai

pas délibérément zappé, et celle d’aller directement chez ma mère. Je

choisis de me rendre chez ma mère, et peut-être, seulement peut-être,

s’il me reste un peu de temps après l’avoir vue, je ferai un détour

rapide par la péninsule.

La tempête d’hier soir a laissé dans son sillage une journée

scintillante et cristalline. Mais la météo annonce une nouvelle tempête

de neige en début d’après-midi. Il faut avoir la peau dure pour vivre

ici, et j’éprouve un soudain élan de fierté pour ma mère.

J’essaie de ne pas penser à RJ sur la route, ni à ma déception quand il

n’a pas décroché hier soir. Il faut que j’oublie ce sympathique vigneron.

Le flirt inoffensif était agréable mais je ne dois pas l’encourager.

Le lac Birch se trouve à quinze kilomètres à l’ouest de la ville et je

remercie mon GPS à chaque virage en épingle, à chaque lacet. Il me

mène jusqu’à Dorchester Lane, un nom trompeur qui évoque

davantage une rue pavée de Londres qu’un chemin en terre autour

d’un petit lac de pêche.

Des chênes dénudés par l’hiver bordent la rue comme une foule de

fans en délire sur la ligne d’arrivée d’un marathon. La voie n’a pas été

déneigée et je suis les traces dessinées par les précédents véhicules.

J’avance lentement, j’observe les maisons et, de temps à autre,

j’entrevois le lac gelé à ma gauche. Les maisons créent un patchwork

d’ancien et de neuf. D’immenses structures remodelées voisinent avec


les petites résidences d’été pittoresques et un peu kitch qui peuplent

mes souvenirs.

Je reste perplexe en longeant une maison autrefois si petite que je

l’imaginais être le foyer des sept nains, et désormais remodelée en une

vaste bâtisse contemporaine. Un peu plus loin, je retrouve un double

mobil-home fidèle à mon souvenir. Je roule au pas devant une parcelle

en friche, puis dans un petit bois. Des perles de sueur se forment sur

ma nuque. J’approche du but. Je le sens.

La voiture dérape sur une plaque de verglas quand je freine puis fait

un petit bond avant de s’arrêter net. Le voilà. Le chalet de Bob. Mon

cœur martèle ma cage thoracique. Je n’y arriverai pas. C’est une erreur.

Mais il le faut. Si Dorothy a raison, c’est ma seule option pour

trouver enfin la paix.

J’ai les mains moites, je les essuie sur mon jean, puis je jette un coup

d’œil dans le rétroviseur. La route est déserte, ce matin. Je pose les

avant-bras sur le volant et contemple le paysage à ma gauche. Le chalet

en bois me paraît minuscule maintenant, entouré d’un joli jardin serti

de sapins verts et d’épicéas bleus. Il a grand besoin d’un ravalement de

façade, et quelqu’un a couvert les fenêtres de plastique transparent,

pour isoler du vent, j’imagine. Mon estomac se noue d’impatience et

d’appréhension.

Je reste assise dix minutes à répéter ce que je vais lui dire. « Bonjour,

maman. Je suis venue t’offrir mon pardon. » Ou peut-être : « Salut,

maman. Je suis prête à essayer d’oublier le passé. » Ou : « Maman, je

suis venue faire la paix, je te pardonne. » Tout sonne faux. J’espère que

je trouverai les mots quand je serai face à elle.

Je tords le cou et j’observe les environs, mon cœur s’emballe. Sous

mes yeux, une femme sort de la maison. Pour la première fois depuis

seize ans, je vois ma mère.

« Maman », dis-je à voix haute. Ma poitrine se serre. Je me tasse sur

mon siège, même si je sais que la voiture est hors de vue. Ma mère est

si différente, à présent. Je m’attendais à voir la femme de trente-

huit ans que j’avais croisée pour la dernière fois lors de ma remise de
diplôme au lycée, celle qui commençait tout juste à vieillir mais qui

paraissait encore jolie, voire belle.

Elle doit avoir cinquante-quatre ans, maintenant. Disparue, la femme

aux lèvres couleur sorbet à la framboise. Elle n’est pas maquillée, ses

cheveux sont noirs et attachés en un chignon terne. Elle est maigre

comme un clou. Ne me dites pas qu’elle fume encore ! Elle porte un

manteau en laine verte déboutonné qui laisse entrevoir un pantalon

noir et un chemisier bleu pâle. Une tenue de travail, je suppose.

Je glisse mon index entre mes dents et je mords. Te voilà, maman. Tu es

juste là. Et moi aussi.

J’enclenche une vitesse et j’avance lentement, les larmes me

brouillent la vue. Ma mère se dirige vers une Chevrolet marron garée

dans l’allée. Elle s’arrête et essuie la neige de son pare-brise à mains

nues. Je passe devant la maison, elle regarde dans ma direction et me

fait un salut de la main, je ne suis qu’une inconnue de passage à ses

yeux. Son sourire me déchire le cœur. Je lève la main en réponse et

continue ma route.

Je parcours encore deux kilomètres sur ce chemin avant de m’arrêter

enfin. Je penche la tête en arrière et laisse mes larmes rouler sur mes

tempes. Elle n’a rien d’un monstre. Je le sais. De tout mon cœur, de

toute mon âme, j’en ai la certitude.

Je baisse la vitre, j’inspire l’air froid et mordant, je lutte contre l’envie

de foncer jusqu’à elle, d’ouvrir la portière à la volée et d’enlacer son

corps frêle. Mon Dieu, ma mère est juste là, presque à portée de main.

Le désir de la voir est implacable. Et si elle mourait, juste là,

maintenant, sans même savoir que je suis venue ? L’idée me donne le

vertige, je porte la main à mon front. Avant même d’avoir eu le temps

d’y réfléchir, je fais demi-tour à la maison suivante et je rebrousse

chemin à toute vitesse. J’ai besoin de lui dire qu’elle est pardonnée. Je

trouverai les mots qu’il faut, pas de doute.

La Chevrolet marron a disparu, la maison est plongée dans le noir.

Un chagrin insoutenable déferle en moi comme si je l’avais


abandonnée une fois encore. Mais c’est fou. Je ne l’ai jamais

abandonnée. C’est elle qui m’a laissée tomber.

Je regarde au bout de la rue dans l’espoir d’apercevoir ses feux

arrière ou de la fumée d’échappement, une trace à suivre. Mais la rue

est déserte. Et merde ! J’ai laissé passer ma chance.

Je me gare de l’autre côté de la voie et je descends de voiture.

Mes genoux tremblent quand je traverse et que j’entre dans le bois. Je

remercie RJ en silence d’avoir insisté pour que je prenne ses bottes

Wellington. Des brindilles et des branches me griffent tandis que je me

fraye un chemin dans la broussaille. Quand j’en ressors quelques

minutes plus tard, j’atterris dans le jardin enneigé à l’arrière du chalet

que je détestais tant.

Les nuages sont plus épais, de minuscules flocons dansent dans l’air.

Je lève les yeux vers la vieille bâtisse légèrement de guingois. Derrière

les fenêtres sombres, pas le moindre signe de vie. Bob est absent. J’en

suis convaincue, sans trop savoir pourquoi.

Je marche vers le lac et me tiens bientôt au bout du ponton. Deux

oies descendent en piqué et provoquent un jet d’eau à leur atterrissage,

la surface est agitée de remous et retrouve vite son calme plat habituel.

Je prends une profonde inspiration, puis une autre. Le paysage

tranquille est un antidote contre mon état d’anxiété actuel, je sens la

tension et la colère relâcher leur emprise. Je scrute la végétation gelée,

la vaste étendue de glace blanche. À ma droite, j’observe un oiseau se

poser sur une branche nue et recouverte de neige. Pour la première

fois, je comprends presque pourquoi ma mère aime vivre ici.

« Je peux vous aider ? »

Je fais volte-face, mon cœur s’emballe. Une jeune femme est à l’autre

bout de la jetée. Son visage est simple et avenant, ses yeux brillants me

scrutent avec curiosité. Elle porte un bonnet de laine et une parka

noire. Un bébé engoncé dans une combinaison de ski dort dans son

porte-bébé. Elle pose une main protectrice sur sa tête, d’une façon qui

me plaît et me perturbe à la fois. Me croit-elle dangereuse ?

« Je suis désolée, dis-je en parcourant le ponton dans le sens inverse.

Je dois être sur une propriété privée. Je m’en vais tout de suite. »
Je descends du ponton et je détourne le regard en passant devant

elle, gênée. Je n’ai rien à faire ici, à fouiner en l’absence de ma mère. Je

me hâte en direction du bois et je m’apprête à partir aussi discrètement

que je suis venue. J’ai presque atteint l’orée du bois quand je l’entends

s’écrier derrière moi :

« Hannah ? C’est toi ? »


13

e me retourne. Nos regards se rencontrent. Je la dévisage

J bêtement. Suis-je censée la connaître ?

« C’est moi, Tracy, la voisine. Tracy Reynolds.

— Tracy, mais oui, bien sûr ! Salut. » Nous nous serrons la main.

Tracy avait dix ans à l’été 1993, un gouffre de trois ans qui, à

l’époque, me semblait immense et impossible à combler. Elle se

présentait à la porte presque tous les jours pour me proposer de faire

un tour de vélo ou d’aller nager. Le fait que j’acceptais de jouer avec

une gamine de dix ans prouve à quel point je m’ennuyais. Ma mère

parlait de Tracy comme de mon amie mais je la corrigeais à chaque

fois. « Ce n’est pas mon amie. C’est rien qu’une petite fille. » Parce

qu’avoir une amie risquait de rendre cet endroit supportable. Et il en

était hors de question.

« Bien sûr que je me souviens de toi, Tracy. Tu vis toujours ici ?

— Todd, mon mari, eh bien, lui et moi, on a racheté la maison de mes

parents il y a sept ans. » Elle baisse les yeux vers le bébé. « Et lui, c’est

Keagan, mon petit dernier. Jake est au CP et Tay Anne, à la maternelle.

— Ouah. C’est bien. Keagan est adorable.

— Qu’est-ce que tu fais ici, Hannah ? Ta mère est au courant de ta

venue ? » Je me souviens de RJ, de notre bavardage d’hier. Si cette

femme était un verre de vin, elle dégagerait des parfums de curiosité et

d’instinct protecteur, ainsi qu’une note de ressentiment.

« Non, je… j’étais de passage dans le coin et… eh bien… je voulais

juste jeter un coup d’œil au vieux chalet. » Je lève le regard vers le


bâtiment et j’observe un écureuil en équilibre sur le fil téléphonique.

« Comment va-t-elle ? Ma mère.

— Elle va bien. Elle travaille pour Merry Maids, elle fait le ménage

chez des particuliers. Elle est méticuleuse, tu le sais. » Tracy rit.

Je souris mais je sens ma poitrine se serrer. Ma mère est femme de

ménage. « Elle est… » J’ai du mal à cracher les mots. « Elle est encore

avec Bob ?

— Oh, oui, répond-elle comme si c’était l’évidence même. Ils ont

emménagé ici en résidence principale après ton départ. Tu étais au

courant, non ? »

Si j’étais au courant ? Ma mère me l’avait sûrement dit. Mais ai-je

écouté ? Ou bien l’ai-je ignorée, refusant d’entendre les détails de sa vie

avec Bob ?

« C’est vrai, dis-je, agacée malgré moi par cette femme qui en sait

plus que moi au sujet de ma mère. Ils ont revendu la maison de

Bloomfield Hills. Il est encore enseignant. » Je donne à ma phrase une

pointe d’intonation interrogative, en espérant avoir deviné juste.

« Mon Dieu, non. Bob a eu soixante-quatorze ans l’an passé. Il n’a

jamais enseigné dans la région. Honnêtement, j’ai appris qu’il avait été

prof il y a quelques années, à peine. Il a toujours bossé dans le

bâtiment, ici. »

Une rafale de vent souffle du nord et je détourne le visage.

« Voilà un moment qu’on n’a pas parlé, ma mère et moi. Elle ne sait

pas que je suis ici.

— Quel dommage, cette dispute. » Tracy baisse les yeux vers son

bébé et lui embrasse le sommet du crâne. « Elle n’a plus jamais été la

même après ton départ, tu sais. »

Ma gorge se noue. « Moi non plus. »

Tracy me montre un banc. « Viens, allons nous asseoir. »

Cette femme doit croire que je suis folle d’arriver ici à l’improviste,

les yeux larmoyants comme une gamine de deux ans. Mais ça n’a pas

l’air de la déranger de bavarder avec moi. Ensemble, nous essuyons la

neige sur le banc en ciment et nous nous installons face au lac. Les

nuages passent et je contemple l’eau.


« Tu la vois souvent ?

— Tous les jours. Elle est comme une mère pour moi. » Tracy baisse le

regard et je comprends qu’elle est gênée par sa confession. Après tout,

elle parle de ma mère, pas de la sienne. « Et Bob, poursuit-elle. Les

enfants l’adorent. »

Je sens ma mâchoire se serrer. Laisse-t-elle la petite Tay Anne

l’approcher ? Je me demande si elle est au courant.

« C’est encore un grand blagueur. Tu te souviens comme il nous

taquinait, à nous appeler les garçons ? » Elle baisse la voix d’une octave

pour l’imiter. « “Qu’est-ce que vous mijotez, les garçons ?” Je craquais

complètement pour lui quand j’étais gamine. Il était si beau. »

Je me tourne vers elle, stupéfaite. Dans mon esprit, c’est un monstre.

Mais oui, il devait être beau, j’imagine, avant qu’il commence à me

donner la chair de poule.

« Elle ne s’est jamais pardonné de t’avoir laissée partir. »

Mes deux mains s’accrochent au banc. « Ouais, eh bien c’est un peu

pour ça que je suis venue. J’essaie de lui pardonner. »

Tracy me décoche un regard en coin. « Bob n’a jamais fait exprès de

te toucher, Hannah. Il t’aimait tellement. »

Je me frotte le front. Bon sang, ma mère lui a tout raconté ? Et

évidemment, elle lui a livré sa version de l’histoire. Je m’étrangle de

colère, une colère aussi brutale que ce soir-là. « C’est facile à dire pour

toi, Tracy. Tu n’étais pas là.

— Ta mère, si. »

Mais pour qui se prend-elle, putain ? Soudain, j’ai à nouveau

treize ans et je préfère crever plutôt que de culpabiliser à cause de cette

petite Mme Je-sais-tout. Je me lève pour partir. « C’était sympa de te

revoir, dis-je, la main tendue.

— J’ai entendu ton père, répond Tracy, ignorant mon salut. Le

lendemain, quand tu es partie. »

J’en ai le souffle coupé. Comme au ralenti, je me rassieds sur le banc.

« Qu’est-ce que tu as entendu ? »

Elle caresse le dos de son bébé endormi en cercles lents. « J’étais

dans l’allée et il balançait tes bagages dans le coffre. Toi, tu étais déjà
dans la voiture. Tu avais l’air si triste. Je savais que tu n’avais pas envie

de partir. »

J’essaie de recréer ce souvenir. Oui, elle a raison. J’avais tant de

chagrin, ce jour-là, à quitter ainsi ma mère. Ma tristesse ne s’était pas

encore muée en amertume et en colère.

« Je ne l’oublierai jamais. Ton père a dit : “Quand on tient quelqu’un

par les couilles, il faut presser de toutes ses forces.” C’est ce qu’il a dit,

mot pour mot, Hannah. » Elle émet un petit rire. « Je m’en souviens

parce que je n’avais jamais entendu un adulte parler comme ça. J’étais

si stupéfaite. Je ne savais même pas ce que ça signifiait, à l’époque. »

À présent, elle le sait et moi aussi. Mon père tournait la situation à

son avantage et comptait en tirer autant de profit que possible. Au

final, la personne qui a été pressée – et utilisée –, c’est moi.

Tracy contemple le lac et brise le silence. « Je me souviens d’un jour

où toi et moi, on était là-bas sur le ponton, exactement comme

aujourd’hui. Sauf qu’on trempait les pieds dans l’eau. Bref, Bob est

arrivé dans son vieux bateau de pêche.

« Il était surexcité. Il venait de ferrer une énorme truite. « Regarde-

moi ça, Frangine », il a dit. Il t’appelait toujours Frangine, tu te

souviens ? »

J’acquiesce presque imperceptiblement, j’aimerais qu’elle se taise.

« Il a tiré un poisson immense d’un seau d’eau posé dans son bateau

et il l’a tendu pour qu’on l’admire. Il était encore vivant, c’était le

poisson le plus gigantesque que j’avais jamais vu. Bob était tellement

fier, comme un écolier qui ramène un bon point. « On va la faire cuire

pour le dîner », il a dit. Tu t’en souviens ? »

L’odeur musquée du lac monte jusqu’à mes narines, je sens presque

l’écume fraîche envoyée par le vieux bateau de pêche métallique tandis

que Bob se rangeait près du ponton. Je sens la chaleur du soleil sur la

peau de mes épaules déjà rosies, la brise tiède qui souffle de l’est. Et

pire, je revois la joie sur le visage de Bob, la façon dont il bombait le

torse avec fierté alors qu’il brandissait le poisson, ses écailles argentées

miroitant dans les rayons du soleil estival.

Je hausse les épaules. « Plus ou moins.


— Il a couru jusqu’à la maison pour appeler ta mère et prendre son

appareil photo. »

Je baisse les yeux vers le bébé endormi, je voudrais que ces images

disparaissent. Je ne peux pas supporter d’entendre le reste de l’histoire.

J’aimerais lui ordonner de se taire mais ma gorge est trop serrée, je

n’arrive plus à parler.

« Pendant qu’il était à la maison, tu as sauté dans le bateau. »

Je me détourne et ferme les yeux. « S’il te plaît, dis-je d’une voix

rauque. Arrête. Je connais la fin de l’histoire. »

Bob est arrivé au pas de course cinq minutes plus tard, son appareil

photo dans une main et, de l’autre, il tirait ma mère par le coude. Il

parlait avec frénésie, racontait sa prise énorme. Mais c’était trop tard.

Le poisson avait disparu. J’avais rejeté le contenu du seau dans le lac.

Je porte ma main à mes lèvres tremblantes et je sens ma

détermination se lézarder lentement. « J’étais une vraie connasse. »

Je le dis davantage pour moi-même qu’à l’attention de Tracy. C’est la

première fois que je le reconnais et c’est presque un soulagement. Car

c’est la vérité.

« Bob n’a pas réagi, poursuit Tracy. Il a dit à ta mère qu’il avait été

étourdi, qu’il avait laissé le couvercle du seau ouvert et que ce fichu

poisson avait dû sauter dans le lac. » Elle m’adresse un sourire, mais ce

n’est plus un rictus réprobateur. Il est plein d’humour, à présent, et de

douceur, comme si elle essayait d’apaiser quelque chose en moi.

« C’était pour te protéger, Hannah. »

Je me cache le visage entre les mains.

« Plus il faisait d’efforts pour t’aimer, et plus tu résistais. »

Je connais ça. C’est la même danse rituelle que je mène avec Abby.

Le bébé de Tracy commence à s’agiter et elle se lève. « D’accord,

mon chéri, on s’en va. » Elle pose une main sur mon épaule. « C’est

l’heure de manger. Tu peux venir attendre ta mère chez moi, si tu veux.

Elle doit rentrer vers 15 heures. »

Je m’essuie les yeux d’un revers de main et je lui adresse un sourire

mal assuré. « Non. Merci. C’est bon. »


Elle se balance un instant sur ses pieds, l’air gênée de me quitter.

« Bon, d’accord. C’était sympa de te revoir, Hannah.

— Oui, pour moi aussi. »

Je la regarde traverser l’étendue enneigée en direction de la

maisonnette qui appartenait autrefois à ses parents. « Tracy ? » je crie

après elle.

Elle se retourne.

« Ne dis pas à ma mère que je suis venue, s’il te plaît. D’accord ? »

Elle se protège les yeux d’un rayon de soleil qui transperce l’épaisse

couche nuageuse. « Tu vas revenir ?

— Je crois, oui. Mais pas aujourd’hui. »

Elle me dévisage un moment, comme si elle n’était pas sûre d’être

autorisée à exprimer le fond de sa pensée. Mais elle finit par le faire :

« Tu sais, Hannah, c’est très difficile de dire pardon. Jusqu’à ce qu’on

y arrive enfin. Et alors, ça devient le truc le plus facile qu’on ait jamais

dit de sa vie. »

J’arrive à attendre qu’elle soit hors de portée avant d’éclater en

sanglots. Elle croit que c’est à moi de présenter des excuses. Je crains

qu’elle n’ait pas tout à fait tort.

Je m’attarde encore une demi-heure dans le jardin, je me repasse les

paroles de Tracy en boucle, ses histoires, mes actes perpétrés il y a

longtemps. Qu’ai-je fait ?

Tu réfléchis trop. J’entends les conseils de mon père quelques jours

après notre départ du Michigan. J’étais anéantie de chagrin, ma mère

me manquait. Si les rétroviseurs sont si petits, c’est pour une bonne raison. On

ne regarde pas en arrière.

Près du chalet, je remarque un objet surélevé. Je marche péniblement

dans la neige du jardin sans quitter des yeux l’endroit en question.

C’est impossible. À chacun de mes pas, les souvenirs me rattrapent.

J’atteins la planche fixée en hauteur et je l’essuie de mon avant-bras.

Une couche de neige tombe au sol. Mon Dieu, je n’arrive pas à croire

qu’elle soit encore là. Ma vieille poutre de gym.


Le velours bleu que Bob utilisait pour la protéger s’est désagrégé et

révèle désormais un morceau de pin grisâtre fendu en son milieu. Bob

me l’avait fabriquée au cours de ma première semaine ici, quand il

m’avait vue regarder une compétition de gymnastique à la télé. Il avait

passé des journées entières à coller, à poncer, à peindre le bois. Il

l’avait lestée avec de l’acier trempé et des lourdes poutres. « Allez,

essaie-la, Frangine, avait-il lancé en dévoilant son cadeau. Et fais gaffe.

Va pas te casser le cou. »

Mais plutôt crever que de poser le pied sur ce tas de bois à la con.

« Elle est censée faire un mètre vingt de haut, pas soixante

centimètres. »

Une rafale de vent souffle depuis le nord et des flocons de glace me

piquent les joues. Je pose une botte sur le bois gelé. Est-ce que cela

m’aurait tuée de marcher dessus, rien qu’une fois ?

Comme pour me faire pardonner, je me hisse sur la planche usée.

Presque aussitôt, ma botte droite dérape. J’atterris sur la hanche dans la

neige.

Je penche la tête en arrière et je scrute le ciel. Là-haut, les nuages se

contorsionnent et s’agitent. Je les observe, j’aimerais pouvoir

rembobiner ma vie, voyager dans le temps pour revenir en arrière. Je

remets désormais en question chacune des certitudes auxquelles je

m’accroche depuis vingt et un ans. Et le but de cette journée – offrir

mon pardon à ma mère – semble soudain faussé.


14

e me rends directement à la maison de retraite Garden Home

J samedi matin. J’ai besoin de voir Dorothy. Il faut que je lui

dise à quel point je suis perdue, je ne suis plus aussi persuadée que ma

mère ait besoin d’être pardonnée. Quand j’arrive sur le porche, je suis

surprise de voir Jade et sa sœur Natalie sortir du bâtiment.

« Salut ! dis-je. Qu’est-ce que vous faites ici ? » Les mots m’échappent

avant que j’aie eu le temps de déchiffrer l’expression de leurs visages.

C’est leur père.

« On cherche un endroit pour papa », répond Natalie, qui confirme

mes soupçons.

Jade hausse les épaules. « On a reçu les résultats de son IRM hier. La

chimio n’a pas l’air d’avoir les effets prévus.

— Je suis désolée. » Je pose la main sur son bras. « Vous avez besoin

d’aide ? Je peux faire quelque chose pour votre mère ?

— Tu peux prier, répond Jade en hochant la tête. Tu ne croiras jamais

ce que papa m’a dit quand on rentrait de son rendez-vous. Il m’a

demandé : “Jade, le soir de tes seize ans, est-ce qu’Erica Williams avait

bu ?” »

Je grogne. « Il parle encore de ta fête d’anniversaire ? Tu as fini par

lui dire la vérité ?

— J’en avais envie. Vraiment. Mais je n’ai pas pu. » Sa voix tremble.

« Je l’ai regardé droit dans les yeux et j’ai répondu : “Non, papa.” » Elle

pose son regard sur moi, puis sur Natalie. « Il est tellement fier de ses

filles. Je ne peux pas le décevoir maintenant. »


Natalie passe le bras autour des épaules de sa sœur, et j’imagine

qu’elles terminent la phrase en silence : maintenant, alors qu’il est en train

de mourir.

Jade se tourne vers moi et affiche un sourire sans enthousiasme.

« Comment ça s’est passé, à Chicago ? »

Il me faut une seconde pour repenser à Chicago. Ah oui. L’entretien

d’embauche. J’ai été si absorbée par le Michigan, ma mère et Bob que

Chicago me semble anecdotique. « Je crois que ça s’est bien passé. Je

t’en parlerai lundi.

— Tu as dit à Claudia que tu passais un entretien d’embauche ?

— Non. Je n’en ai parlé qu’à toi. Tout le monde pense que j’ai pris

deux jours de congé. Pourquoi ?

— Les infos passaient à la télé pendant que je la maquillais. Ils

parlaient d’une tempête de neige à Chicago et Claudia a dit : “J’espère

qu’Hannah va bien.”

— C’est bizarre. Je suis certaine de ne pas lui en avoir parlé.

— Fais attention. Cette fille, elle n’en rate pas une. »

Je retrouve Dorothy dans le salon, assise au piano où elle interprète

Danny Boy. Je l’observe et je l’écoute en silence. Je l’ai souvent

entendue chanter ce morceau mais, aujourd’hui, les paroles me font

monter les larmes aux yeux. Comme si la chanson évoquait une mère

faisant ses adieux à son fils et lui souhaitant un retour rapide.

’Tis I’ll be here in sunshine or in shadow

Oh Danny boy, oh Danny boy, I love you so.

J’applaudis. « Bravo. »

Dorothy pivote sur le siège du piano, le visage rayonnant. « Hannah,

ma chérie !

— Bonjour, Dorothy. » Ma voix se brise et je me demande ce qui ne

tourne pas rond chez moi. Mes émotions sont à fleur de peau depuis

mon séjour dans le Michigan. Sans doute le décalage horaire. « Des

pavots d’orient », dis-je. Je me penche et l’embrasse sur la joue avant


de placer le bouquet entre ses mains. Je me souviens soudain des

parterres de fleurs de ma mère, la façon dont elle comparait toujours

les pétales à des couleurs de fruits. « Elles ont la même couleur que les

pêches de Géorgie. »

Elle caresse les pétales veloutés. « Magnifique. Merci. Maintenant,

assieds-toi et raconte-moi tout. »

Nous nous déplaçons jusqu’au canapé et nous installons côte à côte.

Je lisse une mèche en épi au sommet de son crâne. « D’abord, à toi de

m’expliquer ce qui se trame avec Patrick Sullivan. »

Son visage s’épanouit. « C’est un vrai gentleman. Il l’a toujours été. »

Mais il a volé ta lettre d’inscription et tes chances d’étudier à l’étranger, ai-je

envie de lui rappeler. Je laisse tomber. Elle est heureuse, je le vois bien.

Je la taquine : « Vous avez ravivé une vieille flamme, tous les deux ?

C’est meilleur la deuxième fois ? »

Elle tire son cardigan sur sa poitrine. « Ne sois pas bête. Il serait

sacrément déçu après toutes ces années. »

Elle pense à sa mastectomie. Même à soixante-seize ans, il est difficile

de se mettre à nu de peur de décevoir. Je lui serre la main.

« Impossible.

— Bon, interrompt-elle. Raconte-moi cette visite à ta mère. Tu lui as

donné la pierre ?

— Je n’ai pas pu. Ça ne me semblait pas correct. » Je lui parle de

Tracy, de notre échange, des histoires sur Bob et de mes souvenirs de

cet été-là. « Alors maintenant, je ne peux plus lui donner ma pierre.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que je ne suis pas sûre qu’elle ait besoin d’être pardonnée. »

Elle me regarde droit dans les yeux, comme si elle voyait à travers

moi. « Je ne t’ai jamais conseillé de lui offrir ton pardon. Je voulais que

tu fasses la paix avec ta mère. C’est toi qui as décidé d’ajouter une

excuse mollassonne et d’en conclure que ça ferait l’affaire. »

Elle a raison. Je n’ai jamais envisagé le fait que cette pierre puisse

symboliser ma propre pénitence. Je me mords la joue. Sûre de moi.

Catégorique. Critique.
« L’histoire ne s’arrête pas là, Dorothy. Il y a une partie que je n’ai

jamais racontée – pas même à Michael. Mais je commence à douter.

— “Ce que vous ne savez pas est la seule chose que vous sachiez”,

c’est T. S. Eliot qui l’a dit.

— Et si la version à laquelle je m’accroche depuis plus de vingt ans

était un mensonge ? »

Elle lève le menton. « Nous autres, les humains, avons un trait de

caractère merveilleux – la capacité de pouvoir changer d’avis. Eh oh,

quel immense pouvoir cela nous confère ! »

Changer d’avis, après tout ce que ma mère a traversé à cause de

moi ? Je porte la main à ma gorge. Ma voix se casse quand je reprends

la parole. « Mais vous me détesteriez tous si vous saviez ce que j’ai

fait… ou ce que j’ai peut-être fait.

— Sottises. Fiona parle d’assumer nos véritables personnalités, aussi

laides soient-elles. Les relations reposent sur la vulnérabilité, sur

l’honnêteté.

— Je ne peux pas être honnête ! Je ne veux pas trouver ma véritable

personnalité. Car même si ma mère parvenait à me pardonner, je ne

pourrais jamais me pardonner à moi-même.

— Prends contact avec ta mère, Hannah. Révèle-toi sous ton vrai jour.

Apprends à aimer ce qui est laid. »

Samedi soir. Le Ritz-Carlton est bondé de bienfaiteurs en tenue de

soirée, tous venus soutenir le gala annuel de printemps de l’Alliance

nationale pour les enfants. Michael est impeccable dans son smoking

noir et il me complimente sans cesse sur ma robe rouge. Mais je ne suis

pas moi-même. Au lieu d’être fière, comme je le suis souvent lorsque

Michael et moi sortons ensemble, mes sourires sont forcés et artificiels.

J’ai l’impression de fonctionner en pilote automatique, sans

enthousiasme.

J’essaie de me persuader que c’est dû à une seule et unique raison :

pour la première fois en quatre ans, je n’ai pas fait partie du comité

d’organisation. J’avais besoin de faire une pause après avoir dirigé le


bal de Noël de l’association Vers la lumière. Mais je sais que ce n’est

pas la véritable raison.

À l’autre bout de la salle, j’observe Michael dans son meilleur rôle –

faire du relationnel. Même avec les gens qu’il n’aime pas. Ses poignées

de main, checks du poing ou claques dans le dos semblent surfaits.

J’essaie d’ignorer ce sentiment mais un nuage de mélancolie flotte au-

dessus de moi. Je pense aux mains nues de ma mère qui essuient la

neige de son pare-brise. Son sourire aimable à mon passage. Dans mon

souvenir, je revois la poutre de gym usée, j’entends les paroles de

Tracy. Je ne peux rien partager de tout ceci avec Michael. Il veut la

femme souriante en robe de bal et en escarpins, et non la femme qui

retourne dans le chalet délabré, chaussée d’une paire de bottes

Wellington empruntées à un inconnu. Et pour tout dire, moi aussi.

Comment refermer le couvercle sur cette boîte de Pandore que j’ai eu

la folie d’ouvrir ?

Sans crier gare, mes pensées s’envolent vers RJ et notre bavardage

tranquille. Pourquoi cet inconnu se fraye-t-il toujours un chemin dans

mon esprit ? Peut-être parce que c’était tellement sympa d’être assise

sur le tabouret en cuir dans la salle de dégustation à siroter du vin en

discutant avec lui. Et je ne me rappelle pas la dernière fois où je me

suis amusée en compagnie de Michael.

Je tripote mon pendentif en diamant et saphir, et je regarde Michael

qui bavarde avec la nouvelle inspectrice scolaire, une mère célibataire

de Shreveport que la ville a recrutée à l’automne passé. Elle est grande

et élancée, et se tient si droite qu’on jurerait qu’elle tient une bible en

équilibre sur sa tête. Visiblement très sûre d’elle, elle n’est pas le genre

de personne à avoir un cadavre dans le placard.

Je traverse la salle jusqu’à eux. Je m’en veux de rêvasser ainsi à RJ. Je

devrais me contenter de ce que j’ai. Mon homme est un bon parti.

« Hannah, dit Michael en posant la main dans mon dos. Je te

présente Jennifer Lawson. Jennifer, voici mon amie, Hannah. »

Je saisis sa main tendue et regrette que Michael n’ait pas clarifié un

peu mieux mon statut d’amie. Mais c’est sa façon de faire. Il trouve que
l’expression petite amie fait trop puérile. Moi aussi, c’est pour ça que je

préférerais le terme épouse.

« Bienvenue à La Nouvelle-Orléans, Jennifer. J’ai entendu beaucoup

de bien à votre sujet.

— Oh, merci. J’ai vu votre émission. » Elle n’en dit pas davantage, ne

précise rien et j’en conclus naturellement que Jennifer Lawson n’est pas

une de mes fans.

Je souris et acquiesce, et je les écoute tous les deux bavasser au sujet

des nouveaux établissements scolaires et des projets d’investissements

municipaux dans le secteur de l’éducation. Je ne peux m’empêcher de

remarquer qu’ils iraient bien mieux ensemble que Michael et moi.

« Je peux aller vous chercher un verre, mesdames ? » demande-t-il.

C’est à cet instant que je m’en rends compte. Après la dégustation de

vin, la soupe et les gressins… je n’ai jamais rien payé à RJ ! Je suis

repartie de Merlot de la Mitaine sans laisser le moindre dollar, ne

serait-ce qu’un pourboire. J’en suis horrifiée. Jamais de ma vie je ne

suis partie sans payer l’addition. RJ doit penser que je suis soit une

pique-assiette, soit une abrutie finie, et je n’arrive pas à déterminer

quelle option est la pire. Mais je me détends car cela signifie une

chose : j’ai désormais une bonne raison de le contacter. Oui ! J’ai une

raison valable et bien intentionnée pour chercher l’adresse de son

domaine et lui envoyer une lettre d’excuses accompagnée d’un chèque.

D’ailleurs, c’est la meilleure chose à faire. Je commence à rédiger la

lettre dans ma tête quand j’entends Michael.

« Hannah, je prends ça pour un oui ? demande-t-il, sourcils arqués.

— Oui, je lui réponds en portant la main à ma bouche pour dissimuler

mon sourire. Un merlot Michigan de 2010, s’ils en ont. »

Il me jette un regard perplexe puis se dirige à grandes enjambées

vers le bar en quête d’un vin qu’ils n’auront évidemment pas.

Une bonne odeur de pain flotte dans mon appartement ce dimanche

après-midi. J’ai fait une miche aux cerises et aux amandes pour

l’emporter au travail demain, ainsi qu’une douzaine de gressins au

romarin et à l’asiago destinés à RJ.


Quand la dernière fournée a refroidi, j’emballe les gressins dans de la

cellophane et les glisse dans un sachet en papier. Je souris en les

plaçant dans un colis prioritaire protégé par du papier bulle, avant de

déposer ma lettre par-dessus. J’ai presque la tête qui tourne quand je

referme la boîte, tant je suis enthousiaste. Avec mon stylo-plume porte-

bonheur, j’inscris l’adresse avec soin sur l’étiquette.

Merlot de la Mitaine

Bluff View Drive

Harbour Cove, Michigan

Le réveil sur ma table de chevet affiche 4 heures et je suis soulagée de

sortir du lit en ce lundi matin. C’est mon jour de reprise après mes

« congés », et Priscille, la directrice de la chaîne, a organisé une

réunion d’équipe extraordinaire afin de débattre d’une proposition. Il

ne faut pas être un génie pour deviner à quelle proposition elle fait

référence. De toute évidence, Stuart et elle ont eu vent de mon

entretien d’embauche à WCHI et ils me convoquent afin que je

m’explique en face à face.

Je fouille dans mon placard en quête de ma tenue du jour. Impossible

de nier mon entretien à Chicago, alors autant l’assumer avec classe. Je

leur dirai que M. Peters est venu me solliciter, et non l’inverse.

J’opte pour un tailleur noir de chez Marc Jacobs et un chemisier en

soie blanche, ainsi qu’une paire d’escarpins à talons de huit centimètres

qui me permettront de surplomber Stuart Booker. Il faut que j’aie l’air

pleine d’assurance, aujourd’hui. Je tire mes cheveux en arrière à l’aide

d’une barrette et je les plaque avec un peu de laque, réservant les

boucles sexy pour un autre jour – ou un autre boulot. Je choisis une

paire de boucles d’oreilles en perle et je me mets une touche de Must,

de Cartier, mon parfum le moins séduisant. À la dernière minute, je

décide de porter mes lunettes. Aussitôt, mes traits enfantins deviennent

ceux d’une professionnelle sérieuse.

J’arrive la première aux locaux de la chaîne et je me rends

directement dans la salle de conférences où j’allume les néons. Une


table rectangulaire et douze chaises à roulettes occupent presque tout

l’espace. Un tableau blanc et un écran plat sont fixés au mur. Un

téléphone noir est posé sur un guéridon d’angle ainsi qu’un rouleau de

lingettes désinfectantes, une pile de gobelets en polystyrène et la

cafetière onéreuse que Priscille a achetée l’automne dernier. C’est un

lieu destiné à prendre des décisions, et non des repas. Mais cela ne

m’arrête pas – surtout quand la sécurité de l’emploi l’exige.

J’essuie la table avant d’y déposer au centre le panier de pain aux

cerises et aux amandes. À côté, je place un bol de cerises en conserve

et une pile de serviettes en papier à fleurs. Dans la carafe en cristal que

j’ai rapportée de chez moi, je verse le jus de pamplemousse

fraîchement pressé et je fais un pas en arrière pour contempler le

résultat. Joli, si je peux me permettre. Mais Priscille y verra-t-elle

l’image de mes compétences et de ma gratitude, ou ai-je préparé le

terrain pour mettre en scène « Le Dernier Petit Déjeuner » ?

Sans surprise, Stuart arrive avec onze minutes d’avance. Cet homme

ne manque jamais une occasion d’essayer d’impressionner Priscille.

Mais je suis mal placée pour parler.

Mon estomac se noue quand Claudia Campbell arrive dans le sillage

de Stuart. Que fait-elle ici ? Et c’est alors que je comprends. Cette

réunion n’a aucun rapport avec mon poste éventuel chez WCHI, mais

plutôt avec mon poste précaire ici, à WNO.

Depuis l’arrivée de Claudia à la chaîne il y a deux mois, Stuart insiste

lourdement pour qu’elle présente l’émission à mes côtés. Il cite Kelly et

Michael, Hoda et Kathie Lee… tant de duos célèbres qui raflent les

récompenses et qui attirent des audimats records. Priscille n’accroche

pas à cette idée. Pas encore, du moins.

Est-ce le sujet qu’ils ont envie d’aborder aujourd’hui ? Claudia va-t-

elle devenir coprésentatrice ? Mes mains tremblent lorsque je pose un

vase de marguerites sur la table. Je ne peux pas laisser passer ça. Se

voir attribuer un coprésentateur, c’est une rétrogradation déguisée. Ce

qui serait du plus mauvais effet auprès de WCHI.

Mais pourquoi suis-je inquiète pour WCHI ? Je ne sais même pas si

j’obtiendrai le poste ! J’ai des problèmes bien plus urgents à régler. Je


ne peux pas… Je refuse de perdre l’Hannah Farr Show !

Stuart affiche une expression suffisante quand il me voit observer

Claudia. « Bonjour, Farr.

— Bonjour à vous deux, dis-je en m’obligeant à prendre un ton

enjoué.

— Salut, Hannah. Quelle magnifique présentation. » Claudia jette un

regard à Stuart. « Tu ne m’avais pas prévenue qu’il y aurait aussi à

manger.

— Je sais ménager les surprises », répond-il.

Je me sens condamnée. L’audimat a-t-il été meilleur la semaine

dernière, quand elle m’a remplacée ? Les téléspectateurs l’ont-ils

adorée ? Ma nuque se raidit. Je m’affaire à préparer un café pour Stuart

et ma future conne-présentatrice quand Priscille arrive. Même sans talons,

elle mesure un mètre quatre-vingts. Elle porte un tailleur noir, presque

identique au mien. Ses cheveux bruns sont noués à la base de sa nuque,

à l’image de ma coiffure. Alors pourquoi incarne-t-elle l’assurance-née,

là où j’ai l’impression d’être une gamine déguisée avec mes lunettes à

monture noire ?

Stuart passe en mode lèche-cul. « Bonjour, Priscille. Je peux te

proposer un café ? »

Elle lève son mug WNO. « C’est bon. » Elle s’installe en bout de

table. Claudia et Stuart se hâtent de prendre place autour d’elle. Je me

glisse près de Stuart.

« J’ai invité Claudia ce matin pour nous aider au brainstorming,

déclare Stuart. Elle déborde de bonnes idées et, soyons honnêtes, on

n’est pas en position de refuser de l’aide. »

J’en reste bouche bée. « Stuart, je te livre mes idées d’émissions

depuis des mois. Tu me les démontes systématiquement.

— Tes idées n’ont rien de commercial, Farr. »

Je me penche devant Stuart afin de saisir la réaction de Priscille mais

cette dernière inspecte une pile de documents, l’air préoccupé.

« Hannah, ton audimat a légèrement augmenté le mois dernier,

intervient-elle. J’espérais un sursaut bien plus important après ton

interview de Brittany Brees, mais un sursaut reste un sursaut, donc ça


me satisfait. Afin de maintenir cette tendance, il nous faut une émission

qui dépote. » Elle croise les mains sur la table et se tourne vers Claudia.

« Alors, Claudia, parle-nous de ton idée fantastique. »

Stuart coupe court. « Claudia a obtenu une interview avec Fiona

Knowles. »

Quoi ? Mais inviter Fiona, c’était mon idée ! Bon, d’accord, c’était

pour une autre chaîne de télé, mais quand même !

Le visage de Priscille s’éclaire comme un lampion de défilé. « C’est

énorme, dit-elle. Vraiment énorme. »

Il faut que j’intervienne, mais que dire ? Je ne peux pas expliquer à

Priscille et Stuart que j’ai proposé cette idée afin d’obtenir un poste à

Chicago auquel je tiens particulièrement. Mais si on invite Fiona ici et

que WCHI l’apprend, ce ne sera plus une idée originale ni une

exclusivité. Ils vont en conclure que c’était l’idée de Claudia et que je

la lui ai volée !

Claudia bombe la poitrine. « Octavia Books organise une rencontre

avec Fiona Knowles le 24 avril. Je l’ai lu dans le Times-Picayune. »

Je serre les dents. Mais bien sûr – dans l’article que j’ai découpé, espèce de

sale fouineuse !

« Je savais qu’il nous fallait agir vite, alors j’ai pris contact avec Fiona

par Twitter. On est devenue assez copines, d’ailleurs. »

Copines ? Eh bien, il se trouve que moi, j’étais dans la classe de Fiona, et l’un

des trente-cinq premiers destinataires, prends ça ! Mais je ne peux pas le dire

non plus. Ce foutu boulot à Chicago me laisse pieds et poings liés.

« Vous savez que des milliers de personnes envoient maintenant des

pierres du Pardon virtuelles sur Facebook et Instagram ? continue

Claudia. C’est de la folie ! » Elle prononce folie en allongeant le o – de

la foooo-lie – et ça me fait grincer des dents.

Priscille tapote son stylo contre son mug. « Mais un reportage de trois

minutes pendant les infos matinales, c’est un foutu gâchis. Je vois où tu

veux en venir, Claudia. » Elle acquiesce, son esprit a dix mètres

d’avance sur les nôtres. « Tu as raison, absolument. Cette interview a sa

place dans le format d’une heure de l’émission d’Hannah. » Elle pointe

son stylo sur Claudia. « Bien vu.


— Euh, merci. » Le sourire de Claudia se crispe et elle regarde Stuart.

« D’ailleurs, ajoute Stuart, je propose que Claudia présente

exceptionnellement cette émission-là. »

Présente ? Seule ? Du genre, putsch en pleine lumière ? Et moi qui

m’inquiétais qu’on me la colle en coprésentatrice ! Je me tourne vers

Claudia mais elle dévisage Priscille et refuse de croiser mon regard.

« Juste cette fois-ci, bien entendu, précise-t-elle.

— Je… je ne suis pas sûre d’apprécier cette idée », dis-je. Sans

blague ? Évidemment que je ne l’apprécie pas. Quelle personne saine

d’esprit aimerait voir les jolis escarpins de Claudia Campbell piétiner

ses plates-bandes ? Et elle m’a volé mon idée ! Je regarde Priscille en

quête de soutien mais elle rayonne presque d’enthousiasme. Oh, mon

Dieu, il faut que je trouve un moyen d’empêcher ce désastre !

« J’ai conscience d’avoir un peu dépassé les bornes en contactant

Fiona, dit Claudia. Je suis désolée si c’était déplacé de ma part. C’était

vraiment spontané. Elle et moi sommes très impatientes de faire cette

interview. »

En une seconde, j’évalue les options qui s’offrent à moi. Il faut que je

garde mon poste ici à La Nouvelle-Orléans, à tout prix. Je ne peux pas

laisser Claudia se faufiler sournoisement à ma place, dans mon

émission.

Un éclair de génie me foudroie. Je vais contacter M. Peters, lui

expliquer ce qui vient de se passer dans l’espoir qu’il me croie sur

parole. Je vais lui promettre que je ne divulguerai pas l’histoire de ma

mère et de son abandon. Cette histoire est pour eux, comme promis.

Mais j’ai un autre angle personnel et inédit que je peux utiliser à

WNO. Oui ! Je tiens l’atout principal entre mes petites mains de

maître !

« Mon amie Dorothy Rousseau. » Je lâche l’info d’une traite. « Elle a

reçu les pierres, il y a quelques jours de ça. » Je continue sans prendre

le temps d’y réfléchir à deux fois. Je leur raconte l’histoire de Patrick

Sullivan et la façon dont il a plagié la lettre de Dorothy. « On pourrait

les faire témoigner en direct, vous voyez, une personne qui a reçu la
pierre et qui continue la chaîne. Patrick et Dorothy pourraient

intervenir tous les deux dans l’émission.

— Ça me plaît beaucoup, dit Priscille. Ils pourraient être présentés

dans une émission différente, juste avant la venue de Fiona. Un petit

échauffement, pour ainsi dire. Patrick pourrait évoquer sa vie entière

de mensonge, et Dorothy nous parlerait de sa capacité à pardonner.

Les gens adorent les histoires de rédemption. »

Stuart se frotte le menton. « Une émission en deux parties, un

témoignage qui prépare les téléspectateurs pour la suite, l’émission

principale, celle où Fiona sera présente.

— Exactement. » Priscille parle à toute vitesse, comme quand elle est

enthousiaste. « On va faire bosser l’équipe marketing là-dessus, on va

demander à Kelsey de faire du buzz sur les réseaux sociaux. On n’a pas

beaucoup de temps. L’émission Dorothy/Patrick devra être diffusée

dans une semaine, mercredi.

— Oui, ça pourrait fonctionner, dit Stuart en se tournant vers moi. Tu

es sûre qu’ils accepteront de participer, tous les deux ?

— Absolument certaine, je réponds sans la moindre certitude. Du

moment que c’est moi qui présente l’émission. »


15

’est hors de question », rétorque Dorothy au téléphone.


« C
Mon estomac se noue. J’ai pourtant promis. Et cela permettrait de

résoudre l’affaire. Je me tiens à mon bureau, la porte de la loge est

grande ouverte et toute la chaîne peut m’entendre. J’étais si sûre qu’elle

accepterait, je n’ai même pas pris la peine de fermer cette fichue porte.

Je parle à voix basse, dans l’espoir que Stuart – alias M. les Oreilles-

qui-traînent – ne rôde pas dans le couloir. « Mais réfléchis-y au moins,

s’il te plaît. Fais passer le message à Patrick, voir ce qu’il pense à l’idée

de passer à l’émission.

— Ce qu’il pense à l’idée d’admettre qu’il a reçu une bourse d’études

en trichant, en direct devant tout le monde ? » s’indigne Dorothy.

Elle a raison. Quelle personne saine d’esprit accepterait de faire une

chose pareille ? Le problème, c’est que si je n’arrive pas à trouver de

solution, Claudia présentera cette émission sans moi. Et elle va avoir

un succès fou. Et moi… je me masse le front dans l’espoir de chasser

cette image de mon esprit.

« Écoute, on sera indulgents avec lui. Après tout, il a recopié ta lettre

dans le seul but que vous puissiez partir ensemble.

— C’est hors de question. Je me fiche bien de ce qu’a fait Paddy il y a

soixante ans. Et je refuse que ses réussites professionnelles soient

ternies. Ce qui arriverait fatalement s’il acceptait. Paddy serait

calomnié et moi, je passerais pour sainte Dorothy. C’est une mise en

scène injuste.

— D’accord. » Je laisse échapper un soupir. « Je ne peux pas te

contredire. Tu es une femme bien. Je vais dire à Priscille et à Stuart que


c’est impossible.

— Je suis désolée, Hannah ma chérie. »

Quel fiasco. Et pour couronner le tout, je dois encore envoyer un

mail à M. Peters. Mon boulot ici est plus que jamais sur la sellette. Je ne

peux pas faire foirer mes chances à WCHI. Je scrute l’écran de mon

ordinateur et me mords la lèvre. Comment va-t-il réagir en apprenant

que nous allons inviter Fiona Knowles ici ? Je place mes doigts sur le

clavier.

Cher monsieur Peters,

Comme vous le savez peut-être déjà, Fiona Knowles fait une tournée

promotionnelle et intervient partout, de GMA à The Today Show en passant

par l’émission d’Ellen. Elle figurera aussi dans l’Hannah Farr Show, jeudi

24 avril.

Ceci ne remet nullement en question ma proposition pour WCHI, si vous

décidiez de filmer cette émission. Notre projet à WNO n’évoquera pas mon

histoire personnelle et les pierres que j’ai reçues, ni le pardon promis à ma

mère. C’est une exclusivité que je réserve à WCHI.

Mon index se pose sur le bouton ENTRÉE pour envoyer le message.

Mais qu’est-ce que je fous ? ! Je surenchéris, j’insiste à nouveau, je

promets de présenter Fiona et ma mère dans une émission si j’obtiens

le poste. Et si WCHI finit par l’exiger ?

« Hannah ? »

Je lève les yeux et j’aperçois Priscille sur le seuil de la porte. Merde !

J’envoie le mail et je ferme la page.

« Priscille. Salut.

— Je passe juste pour confirmer l’émission avec Patrick et Dorothy. Tu

as pu parler avec elle ? »

Mon cœur s’emballe. « Euh, je… Je suis désolée. Dorothy n’est pas

disponible. »

Le visage de Priscille se décompose. « Tu nous as affirmé que tu t’en

chargerais, Hannah.

É
— Je sais. J’ai tout essayé, mais… Écoute, j’espère vraiment trouver

deux personnes en remplacement. Je vais trouver deux remplaçants. »

Mon téléphone sonne et je jette un coup d’œil au numéro qui

s’affiche.

« C’est encore Dorothy.

— Mets le haut-parleur. »

Quelque chose me dit que c’est une mauvaise idée mais j’obéis.

« Bonjour, Dorothy. » J’appuie sur le bouton et je jette un coup d’œil

à Priscille. « J’ai mis le haut-parleur.

— Marilyn et moi, on adorerait venir comme invitées dans ton

émission.

— Marilyn ? » Je me souviens des deux pierres du Pardon que

Dorothy a mises de côté pour Marilyn, l’autre jour. « Un sacré

épisode », voilà ce qu’elle avait dit au sujet du secret qu’elle voulait lui

avouer. Mais quand je suis arrivée le lendemain, Dorothy n’avait que

trois lots de pierres à poster, dont aucun n’était adressé à Marilyn.

« Tu as envoyé les pierres à Marilyn ?

— Non. Je ne peux pas les envoyer. Je dois lui présenter mes excuses

en personne. Voilà longtemps que j’attends le bon moment. »

Je sens le regard de Priscille posé sur moi. Je retiens mon souffle, une

part de moi-même espère entendre que Dorothy est disposée à faire ses

excuses en direct dans l’émission, l’autre espère le contraire.

« Je crois que des excuses en direct à la télé s’imposent. Dans ton

émission. Qu’en penses-tu ? »

Je pense que ça me sauve sacrément la mise. Je pense que c’est une

belle histoire. Je pense… que ça peut se retourner contre elle.

« Écoute, c’est vraiment très généreux de ta part mais des excuses en

direct, c’est trop risqu… »

Priscille traverse la pièce. « J’adore l’idée, dit-elle près du téléphone.

Dorothy ? Ici Priscille Norton. Vous pouvez convaincre votre amie de

venir participer à l’émission ?

— Oui, je pense.

— Parfait. Laissons-lui croire qu’elle vient parler d’amitié. Ça vous

convient ? Et puis, une fois que vous serez toutes les deux sur le
plateau, vous pourrez lui présenter vos excuses. »

Mon Dieu ! Elle transforme mon émission en télé-réalité, elle met

tout en scène pour que mon amie fasse une chute terrible.

« Je crois que cela me convient. Mari mérite des excuses publiques.

— Formidable. Il faut que j’y aille, Dorothy. Je vous vois le 23. Je vous

laisse en compagnie d’Hannah. » Priscille lève les pouces à mon

attention avant de franchir la porte. Je lève mon téléphone et désactive

le haut-parleur.

« Oh, Dorothy, c’est une idée horrible. On te prépare à… Marilyn

aussi… Je ne peux pas te laisser faire ça.

— Hannah, ma chérie, voilà presque six décennies que j’attends

l’occasion de m’excuser. Tu ne peux pas m’en priver. »

Je m’affale dans le fauteuil. « Alors, de quoi veux-tu t’excuser ?

— Tu le découvriras le jour de ton émission, en même temps que

Mari. Et en parlant d’excuses, comment tu t’en sors, de ta mission ?

— Ma mission ?

— As-tu repris contact avec ta mère ? »

De toute évidence, Dorothy a perdu la notion du temps. Je lui en ai

parlé samedi dernier, à peine. Une boule se forme dans mon estomac.

Hier soir, alors que je tournais dans mon lit sans trouver le sommeil, je

me suis convaincue une fois encore que j’avais toujours eu raison. Pas

besoin de présenter d’excuses. Je n’ai rien fait de mal. J’étais la victime,

un rôle dans lequel j’avais fini par prendre mes aises, dont je

connaissais chaque tournure de phrase, chaque réplique, chaque geste

nuancé. Sauf qu’à présent, sous la lumière crue des néons, avec

Dorothy à l’autre bout de la ligne, je me remets une fois encore en

question. Que s’est-il passé exactement ce soir-là ? Ai-je le courage de

découvrir la vérité ?

« Euh, oui, je… j’y travaille.

— Alors, qu’as-tu prévu ? Quand vas-tu voir ta mère ? »

Je me masse les tempes. C’est compliqué… Bien plus compliqué que

Dorothy l’imagine.

« Bientôt, dis-je dans l’espoir que ma réponse vague lui suffira.


— Je ne pensais pas en faire une condition sine qua none, Hannah, mais

ta réticence m’inquiète. J’ai promis à ta chef que Mari et moi

participerions à ton émission. À présent, je veux la promesse que tu

reprendras contact avec ta mère. »

Quoi ? Elle me lance un ultimatum. Pourquoi est-ce si important à

ses yeux ?

Elle attend en silence à l’autre bout de la ligne. Comme deux

boxeurs sur un ring, elle m’a acculée dans un coin et l’horloge tourne.

L’émission doit passer dans dix jours et, malgré ma réticence, Priscille

compte sur elle, et ma carrière compte sur elle aussi. Il faut que

j’accepte ce marché. Tout de suite.

« Michael, dis-je, plus pour moi-même que pour Dorothy. Le

moment est venu de lui avouer ce qui s’est vraiment passé ce soir-là.

— Parfait, ma chérie ! Raconter ça à Michael, c’est un premier pas

merveilleux. Et ensuite, tu parleras à ta mère, n’est-ce pas ? »

Je prends une profonde inspiration. « Oui. »

Quand je fais une promesse, je mets tout en œuvre pour m’y tenir.

C’est peut-être parce que j’ai déçu mon père il y a des années de ça, le

jour où je suis revenue en Géorgie sans ma mère. « Fais tout ce que tu

peux », m’avait-il demandé. Et c’est ce que j’avais fait. Vraiment.

Pourtant, j’avais échoué, ma mère n’était pas revenue à la maison.

Aujourd’hui, à l’âge adulte, je considère chaque promesse comme un

contrat, une façon de racheter ce serment que je n’ai pas su honorer

durant ma jeunesse. C’est pour cela que je me fustige d’avoir promis à

Dorothy que je ferais la paix avec ma mère.

C’est mercredi soir, Michael et moi sommes installés à une petite

table dans le salon de l’hôtel Columns où nous écoutons un chanteur-

compositeur local. Le musicien gratte une dernière corde de sa guitare.

« Merci, annonce-t-il. Je vais faire une courte pause. »

Les serveurs entrent alors et la salle bourdonne soudain de joyeux

bavardages autour des tables. Je sirote ma bière et j’essaie de

rassembler mon courage pour parler à Michael des pierres du Pardon,


de la demande de Dorothy, et pour lui présenter la vérité – ou ce que

j’hésite à présent à qualifier de vérité – sur ce fameux soir.

Je me penche et frôle la main de Michael. « Dorothy pense que je

dois faire la paix avec mon passé. » Je lui parle des pierres, de

l’obstination de Dorothy pour que je continue le Cercle du Pardon.

« Je crois que c’est ton choix, pas le sien. » Michael fait signe au

serveur de lui apporter une autre bière. « Laisse-moi deviner. Elle

pense que tu dois pardonner à Jackson.

— Non. » L’évocation de ce nom ravive une douleur en moi. « Je lui ai

déjà pardonné.

— Alors qui a-t-elle en tête ? »

Je fais glisser mon index sur ma chope de bière, créant un ruisselet de

gouttes. « Ma mère. » Je lève les yeux et j’observe son regard changer à

mesure qu’il comprend. Oui, il se souvient de l’histoire, je le vois bien.

Il prend une profonde inspiration et s’adosse à sa chaise.

« Et qu’as-tu répondu à Dorothy ?

— Je lui ai dit oui – à contrecœur. Je n’avais pas le choix. Elle me rend

un immense service en acceptant de participer à mon émission. Je lui

suis redevable.

— Réfléchis bien, ma chérie. Ce n’est pas à Dorothy de prendre cette

décision. »

Michael essaie de me protéger, tout comme l’a fait mon père pendant

la moitié de ma vie. Aux yeux de ces deux hommes, pardonner à la

femme qui est sortie de ma vie sans même se retourner est impensable.

« Mais depuis que je suis allée à Harbour Cove, je n’arrête pas de

penser à ma mère. J’ai l’impression de trahir quelque chose, après tout

ce que mon père a fait pour moi. Il serait si blessé s’il savait que je

remets en question notre passé. » Je me rapproche de Michael. « Sauf

que Dorothy a planté une graine en moi et que je ne peux plus

l’empêcher de pousser. Et si mon père m’avait un peu forcé la main

malgré lui, à l’époque, tu vois, en m’obligeant à choisir entre lui et

elle ?

— Ce serait un peu puéril, non ? »


Il était puéril, je m’apprête à lui répondre avant que la honte ne me

fasse taire comme une gifle. Comment puis-je être aussi ingrate ? « Il

avait besoin de moi, Michael. Même si je n’étais qu’une ado, je

m’occupais de la logistique. Je m’assurais qu’il se lève tous les matins

pour aller travailler. Je tenais à jour l’emploi du temps de ses

entraînements et de ses matchs. C’est moi qui gérais sa vie, si on veut.

— Sa femme de substitution.

— Oui, ce qui signifie qu’il ne voulait pas me perdre. C’est devenu

bien plus simple quand je suis partie à la fac et qu’il a rencontré Julia.

Mais s’il avait eu tort, ou… » Ma phrase reste en suspens. Je n’arrive

pas à prononcer le mot manipulateur. « Et si ma mère avait eu raison,

qu’elle m’aimait vraiment ? Et si j’avais tiré de mauvaises conclusions,

ce soir-là, et qu’elle le savait pertinemment ?

— De mauvaises conclusions ? »

Je m’oblige à ne pas détourner le regard. Il faut que je voie sa

réaction. Je le regarde lever la tête et acquiescer lentement. Bien. Ça lui

revient. Je n’ai pas besoin de lui rappeler ce qui s’est passé.

« Ta mère a choisi son copain. Ça me paraît très clair.

— Je n’en suis plus si certaine. Je commence à douter de ma version

de l’histoire. »

Les yeux de Michael parcourent furtivement la salle. « Allons

discuter dehors. » Il me prend par la main et me mène hors du salon

comme un père avec sa gamine turbulente.

Le large porche en bois de l’hôtel Columns est presque aussi bondé

que le salon, et, pourtant, je me sens plus en sécurité à la lueur des

lanternes dehors, moins à découvert. Nous nous accoudons au garde-

fou. Je contemple la jolie pelouse et St Charles Avenue au-delà.

Je déglutis avec peine et me tourne vers lui. « L’accusation que j’ai

prononcée contre le copain de ma mère quand j’avais treize ans ? Je

crois que j’ai peut-être tiré des conclusions… des conclusions hâtives.

— Ouh là, lâche-t-il en levant une main. Arrête. » Ses yeux inspectent

le porche comme pour s’assurer que personne n’a entendu. « Je t’en

prie. Je ne veux rien savoir.


— Mais il le faut.

— Non, c’est inutile. » Il se rapproche de moi, presque en murmurant.

« Et inutile aussi que quelqu’un d’autre soit au courant. Tu ne penses

pas sérieusement révéler cette histoire au grand jour, Hannah ? »

Je me détourne comme s’il m’avait giflée, soulagée que l’obscurité du

crépuscule masque mon visage. Il me prend pour un monstre et il

pense que tout le monde en ferait autant si ce que j’ai fait venait à se

savoir. Mon regard s’attarde sur un jeune couple qui arpente le trottoir

d’une allure joyeuse. La femme rit à l’oreille du jeune homme robuste,

et elle affiche un air que je qualifierais d’insouciance totale. J’éprouve

un éclair de jalousie. Comme il doit être agréable d’être complètement

honnête et ouverte avec quelqu’un. Et avec soi-même. De vivre sans le

fardeau d’un doute tenace qui vous répète sans cesse que vous avez

commis une terrible erreur.

« Je ne suis pas sûre de savoir ce que j’ai fait de mal, dis-je. Je ne suis

plus sûre de rien. Je veux ton avis, ou au moins ton soutien. Dorothy a

l’air de penser que je dois faire la paix. »

Je ferme les yeux et je sens la main de Michael se poser dans mon

dos. « Tu es naïve, ma chérie », dit-il d’une voix douce. Il m’enlace et

m’attire contre lui, son menton effleure le sommet de mon crâne. « Tu

peux bien sûr prendre contact avec ta mère, mais si la rumeur se

répand, tu perdras tout ton public. Les gens raffolent de voir une

célébrité tomber en disgrâce. »

Je me tourne vers lui, sa voix douce est tellement en désaccord avec

l’expression implacable de son visage.

« Ce n’est pas seulement pour toi, Hannah. Ne l’oublie pas. »

Je rejette brusquement la tête en arrière. Inutile d’y réfléchir à deux

fois. Je comprends ce qu’il insinue. Nos réputations à tous les deux

seraient détruites si une telle information venait à transpirer à mon

sujet. Je me frotte les bras, soudain frigorifiée.

« Il faut que tu arrêtes de remettre en question ta décision. Tout est

bel et bien derrière toi. Cet horrible secret de famille doit rester enfoui,

tu n’es pas d’accord ?


— Oui. Non. Je… je ne sais pas ! » J’ai envie de hurler, de me

défendre, de l’obliger à m’écouter. Mais à voir l’expression dans ses

yeux, il s’agit d’un avertissement, et non d’une question. Et si j’étais

totalement honnête, j’admettrais que la petite part lâche de moi-même

éprouve un certain soulagement.

« Oui, dis-je, en faisant non de la tête. Je suis d’accord. »


16

ertaines personnes préfèrent dissimuler leur honte comme

C on dissimule une cicatrice. D’autres seraient horrifiées à

l’idée qu’elle soit exposée au grand jour. D’autres encore, comme

Marilyn Armstrong, affichent leur honte comme un panneau

d’avertissement : elles préviennent leurs interlocuteurs du voyage qu’ils

s’apprêtent à entreprendre s’ils se décident à concrétiser la relation

amicale. À l’instar des gens du Sud, Marilyn est une conteuse-née, et

son récit est un avertissement, un exposé documentaire. C’est un

passage de sa vie qu’elle qualifie de nid-de-poule. Je suis quasiment sûre

qu’elle ne s’en est jamais vraiment remise. Je l’ai entendue raconter

l’histoire de nombreuses fois, elle affirme que c’est cathartique. Mais

j’ai une autre théorie.

J’ai rencontré Marilyn Armstrong une semaine après avoir croisé

Dorothy pour la première fois. Nous étions toutes trois assises dans le

petit salon du Commander’s Palace à manger une soupe de tortue et à

boire leurs célèbres martinis à vingt-cinq cents.

« Je n’arrive pas à croire qu’ils ne coûtent que vingt-cinq cents, avais-

je dit en pêchant mon olive au fond du verre. J’habite à La Nouvelle-

Orléans depuis six mois. Comment se fait-il que personne ne m’en ait

encore jamais parlé ?

— Avant, on pouvait en boire à volonté. Ils ont imposé une limite à

deux verres. Sûrement à cause de nous, hein, Dottie ! »

Les deux femmes avaient éclaté de rire, avec cette complicité qu’ont

les amies d’enfance. Originaires de La Nouvelle-Orléans toutes les

deux, elles partagent bien plus que leur passé. Elles partagent le
présent, et l’avenir. Dorothy était aux côtés de Marilyn à la mort de son

époux. Marilyn est la marraine de Jack, le fils unique de Dorothy.

Marilyn était en dernière année de lycée en 1957 quand elle a

rencontré Gus Ryder, un gars de vingt ans, employé d’une station-

service. Elle s’est entichée du gentleman, un peu plus âgé et si différent

des garçons avec qui elle avait grandi. Le père de Marilyn, un

inspecteur de police à la NOPD, a flairé les ennuis. Il a interdit à

Marilyn de fréquenter Gus. Mais elle avait du caractère. Ce que son

père ignorerait ne le tuerait certainement pas. Quand elle arrive à ce

passage de l’histoire, elle hoche la tête d’un air ironique.

Son père était rarement à la maison, sauf au petit matin. Il n’en

saurait rien. Et sa mère, une femme fragile débordée par cinq enfants,

n’était qu’une ombre silencieuse dans l’univers de Marilyn.

Ainsi, ses parents n’avaient pas connaissance de ses rendez-vous

quotidiens avec son petit ami, Gus. Chaque jour, elle s’éclipsait à

l’heure de la pause déjeuner et ils passaient les quarante minutes

suivantes dans le parking de l’école à se tripoter sur la banquette

arrière de la Chevrolet de Gus.

Mais les mensonges laissent toujours dans leur sillage des miettes de

mauvais karma. Trois mois plus tard, alors qu’elles partageaient un

Coca au distributeur du K&B’s, Marilyn confia sa terreur à sa meilleure

amie. Gus était allé trop loin, un jour. Elle n’avait toujours pas ses

règles, elle avait six semaines de retard.

« Je suis folle, je sais. Il n’avait pas de préservatif et je ne l’en ai pas

empêché. »

Dorothy écouta, horrifiée. Le monde de Marilyn allait changer à

jamais si elle avait un enfant maintenant. Malgré les maigres ambitions

qu’on accordait aux jeunes filles dans les années 1950, Mari et elle

avaient des rêves. Elles voulaient voyager, aller à l’université, devenir

des auteurs célèbres ou des scientifiques.

« Gus est furieux. Il veut que je… » Elle se cacha le visage entre les

mains. « Il connaît un docteur qui pourrait nous aider… » Marilyn

s’effondra et Dorothy l’enlaça.


« Attends un peu. Tu n’es même pas sûre d’être enceinte. Avançons

par étapes. »

Mais la mauvaise nouvelle fut confirmée quelques jours plus tard.

Marilyn était enceinte comme elle le redoutait.

L’avouer à ses parents serait le plus difficile. Elle était terrifiée à l’idée

que les oreilles maternelles ne puissent supporter la nouvelle. Ces

derniers temps, sa mère faisait de longues siestes l’après-midi et,

parfois, elle passait la journée sans sortir de sa chambre.

Cet après-midi-là, le père de Marilyn vint la chercher à son

entraînement de pom-pom girl. Elle était assise sur le siège passager du

vieux pick-up vert paternel et tripotait à son doigt la bague de son

école. Il fallait qu’elle lui avoue tout. Il était la pierre angulaire de son

univers. Il saurait quoi faire.

« Papa, j’ai besoin d’aide.

— Pourquoi ?

— Je suis enceinte. »

Son père se tourna vers elle, le front barré d’une ride profonde.

« Répète voir ?

— Je suis… Gus et moi allons avoir un bébé. »

Elle ne s’était pas attendue à ce qui avait suivi. Son père, l’homme

sévère qui donnait des ordres et apportait toujours des solutions, se

brisa. Sa lèvre se mit à trembler, il était incapable de parler.

« Tout va bien, papa, dit Marilyn en lui posant une main hésitante sur

le bras. Ne pleure pas. »

Il se rangea contre un trottoir et coupa le contact. Le regard rivé à la

fenêtre, il porta la main à sa bouche. De temps à autre, il se tamponnait

les yeux à l’aide de son mouchoir. Elle aurait fait n’importe quoi, dit

n’importe quoi pour l’apaiser.

« Gus et moi, on a un plan. Il connaît quelqu’un. On va s’en occuper.

Personne ne sera au courant. »

Cette nuit-là, entre 2 heures et 4 heures du matin, le père de Marilyn

fit une terrible crise cardiaque. L’ambulance arriva mais Marilyn savait

que c’était peine perdue. Son père était déjà mort. Et tout était de sa

faute.
C’était un souvenir atroce et déchirant, mais Marilyn n’hésitait jamais

à le raconter. Elle affirmait qu’en le partageant, elle dissuaderait peut-

être d’autres jeunes filles de commettre la même erreur.

« J’ai trois filles, dit-elle. Si mon histoire ne permet pas de

promouvoir la contraception, je ne sais pas ce qu’il faut. »

Je me demande souvent si le secret dévoilé de Marilyn n’est pas une

leçon destinée à elle-même, aussi. Une pénitence auto-infligée. En se

soulageant de cette histoire honteuse tant de fois, elle espère être

pardonnée. La question est surtout de savoir si elle saura se pardonner

à elle-même…

Installée à mon bureau, je mange une pomme en feuilletant le livre

de Fiona Knowles, Les Pierres du Pardon. Dans une semaine, elle

interviendra dans l’émission – autrement dit, dans six jours, Dorothy et

Marilyn passeront à l’antenne. Un battement sourd martèle mes

tempes.

Je sais qu’il ne faut jamais ignorer son instinct, et mon être tout entier

me souffle : Ne laisse pas Dorothy présenter ses excuses en direct à la télé. Je

ferais mieux d’annuler l’émission. C’est bien trop risqué. Mais le

diablotin perché sur mon épaule me dit que Dorothy et Marilyn feront

des invitées incroyables. Elles sont toutes deux d’excellentes conteuses,

et j’ai un tiercé gagnant avec la longue histoire d’amitié de ces femmes,

la honte de Marilyn et le secret dissimulé de Dorothy.

Pourquoi est-ce que j’éprouve ce foutu malaise, alors ? Ai-je poussé

Dorothy à venir sur le plateau ? Mon appréhension est-elle liée au fait

que son intervention s’accompagne d’une condition sine qua none, une

condition que Michael a écartée aussi brusquement qu’un projet

municipal malavisé ?

Une fois encore, je me demande si le refus de Michael n’est pas

qu’un prétexte. Quoi qu’il en soit, je ne peux pas laisser Dorothy

s’humilier en public. J’ai une crampe à l’estomac. Je jette la pomme

dans la poubelle.

J’ai supplié Dorothy de me révéler son secret avant de passer à

l’antenne. À chaque fois, elle s’y est refusée.


« Mari sera la première à l’entendre. »

Dorothy aurait-elle également eu une frayeur de grossesse sans en

avoir jamais parlé à son amie ? A-t-elle perdu le bébé ou, pire, l’a-t-elle

abandonné ? Quel secret pourrait être si honteux qu’elle n’ait jamais

pu le confier à Marilyn ?

Dans les recoins obscurs de mon esprit, j’imagine Dorothy révélant

une liaison amoureuse avec Thomas, l’époux décédé de Marilyn. C’est

presque impossible à concevoir, mais si c’était le cas ? Dorothy avait

toujours eu la plus haute opinion de Thomas Armstrong. Elle était

même à son chevet quand il est mort. Et Jackson, alors ? Pourrait-il être

le fruit de cet amour ?

Un frisson me parcourt. Pour la énième fois, je sens que Dorothy ne

devrait pas faire ses excuses en direct à la télévision.

Et nous bernons Marilyn, aussi. Stuart s’est entendu avec Priscille

afin que nous ne prévenions pas Marilyn de ce qui l’attend. Elle pense

venir discuter de l’importance d’une amitié de longue date, ce qui sera

effectivement le cas. Mais après une courte conversation, Dorothy lui

présentera ses excuses et révélera le lourd fardeau qu’elle porte depuis

tant d’années. Elle offrira à Marilyn ses pierres du Pardon.

Un passage agréable et tendre, voilà ce qu’attendent Stuart et

Priscille. Mais si les excuses de Dorothy n’étaient pas acceptées ? Ou si

l’histoire n’était pas si attachante ? Je me sermonne, je me dis que je

cherche trop à tout contrôler. Tout ira bien. Sauf qu’au fond de moi, je

sais que je me mens. Il faut que j’empêche la diffusion de cette

émission.

« C’est une mauvaise idée, dis-je à Stuart quand il entre dans ma loge

avec une note de frais à me faire signer. Je ne sais pas ce qu’a fait

Dorothy pour blesser Marilyn. Ce n’est pas l’endroit approprié pour

dévoiler des secrets. »

Stuart s’assied sur le bord de mon bureau. « T’es folle ? C’est

l’endroit rêvé. Les gens raffolent de ce genre d’histoire. »

Je sors mon stylo-plume porte-bonheur du tiroir et récupère le

formulaire des mains de Stuart. « Je me fiche bien de savoir comment

les téléspectateurs accueillent l’émission, je veux être sûre que les


excuses seront bien accueillies par Marilyn. Il me reste moins d’une

semaine pour dissuader Dorothy de prendre part à ce cirque ridicule. »

Stuart agite l’index dans ma direction. « N’y pense même pas, Farr.

Tu as peut-être eu un léger pic d’audimat mais l’émission est encore à

l’agonie. Cet épisode, c’est ton unique chance de la voir ressusciter

pour de bon. »

À peine est-il sorti que je m’affale sur mon bureau. Je suis foutue !

Soit je perds mon boulot, soit je prends le risque que Dorothy perde sa

meilleure amie. Je me redresse en entendant un coup frappé à ma

porte ouverte.

« Hannah, dit Claudia d’une voix douce. Je peux entrer ? »

Eh merde. Depuis la réunion de lundi, je l’évite comme la peste.

« Bien sûr. J’allais justement partir. » Je replace le stylo-plume dans

mon tiroir et j’entraperçois au passage la bourse en velours qui contient

les pierres du Pardon. C’est comme si la bourse se trouvait au

purgatoire et me suppliait de lui en faire quitter le tréfonds. Je la

repousse aussi loin que possible dans un coin du tiroir, que je referme

d’un claquement sec. Je passe devant Claudia et j’attrape mon sac à

main dans le casier.

« Je veux que tu fasses l’émission avec Fiona Knowles, Hannah, toute

seule. En solo. »

Je fais volte-face. « Quoi ?

— Fais cette émission. Toute seule. J’ai la nette impression que j’ai

marché sur tes plates-bandes. Je suis désolée. À New York, on jouait

beaucoup plus en équipe.

— Ah oui ? À New York, le milieu le plus compétitif du monde, on

joue plus en équipe qu’ici ? Tes excuses ressemblent à une insulte.

— Non ! Je dis juste que je ne suis pas encore habituée au

fonctionnement des choses, ici. J’ai bougé mes pions trop vite, de toute

évidence.

— As-tu volé mon idée, Claudia ? As-tu ouvert mes dossiers ?

— Quoi ? » Elle porte la main à sa gorge. « Non ! Hannah, mon Dieu,

non ! Je ne ferais jamais une chose pareille.


— Parce que j’avais déjà rédigé une proposition d’émission avec Fiona

comme invitée. »

Elle lève les yeux au ciel et grogne. « Oh, merde. Je suis vraiment

navrée, Hannah. Non, honnêtement, je ne savais pas. Tu vois, il y a

quelques semaines, le Times-Picayune a fait paraître un article sur Fiona.

Je te le jure. Je te le montrerai, si tu veux. » Elle fait un geste du pouce

vers le couloir, comme si elle s’apprêtait à me conduire jusqu’à son

bureau.

Je me dégonfle. « Non, dis-je en me passant la main dans les

cheveux. Je te crois.

— C’est comme ça que j’ai entendu parler de Fiona. Je voulais juste

faire un petit reportage amusant pour les infos du matin. C’est Stuart

qui a voulu l’inviter dans ton émission.

— Avec toi comme coprésentatrice. »

Elle baisse les yeux. « C’était une idée de Stuart, ça aussi. Je

comprends totalement que tu sois vexée. Tu crois que j’essaie de te

piquer ton poste. »

Je hausse les épaules. « Ça m’a traversé l’esprit, oui.

— Je te promets que non. » Elle se penche en avant et baisse la voix.

« N’en parle à personne, mais Brian vient d’apprendre qu’il est

transféré la saison prochaine. À Miami. Encore trois mois… six au

maximum, et on se tire d’ici. »

Elle paraît fatiguée et je pense à ma mère, au manque de stabilité

géographique et de contrôle quand on aime un athlète professionnel.

« Je suis désolée de l’apprendre. » Et je le pense vraiment. La honte

me gifle de plein fouet. Au lieu d’accueillir Claudia comme je le fais

habituellement avec mes nouveaux collègues, je l’ai considérée comme

une menace depuis le premier jour. « On va faire l’émission ensemble,

toi et moi, j’insiste.

— Non, hors de question. Fais-la. Tu es bien plus douée pour mener

les interviews.

— Ne discute pas. On va la présenter à deux, comme prévu. »

Elle se mord la lèvre. « Tu es sûre ?


— Certaine. » Je lui attrape doucement le bras. « Et tu sais quoi ? Je

veux aussi que tu sois sur le plateau à mes côtés pour l’émission avec

Dorothy et Marilyn.

— Sérieux ?

— Sérieux.

— Oh, merci, Hannah. » Elle se jette à mon cou. « C’est au moment

où je m’apprête à partir que je me sens enfin acceptée. »

Vendredi après-midi. Je secoue mon parapluie avant d’entrer dans

l’Évangeline. Je prends garde à ne pas glisser avec mes escarpins

mouillés sur le sol en marbre du hall d’entrée. Comme tous les jours

quand je rentre du travail, je m’arrête devant la boîte aux lettres. Je

parcours le courrier en me dirigeant vers l’ascenseur. Factures, pubs,

relevés bancaires… Je m’arrête net quand je la vois. Une enveloppe

blanche avec, dans le coin supérieur gauche, un logo constitué de deux

M entrelacés. Merlot de la Mitaine. Je choisis l’escalier et je grimpe à

toute vitesse les cinq étages, oubliant mes escarpins mouillés.

Sans prendre le temps de retirer mon manteau, j’ouvre l’enveloppe,

vaguement consciente du sourire immense qui s’affiche sur mon visage.

Chère Hannah,

Eh bien, ça alors, vous savez cuisiner, j’en conviens. Vos gressins au romarin

et à l’asiago ont eu un sacré succès. Les clients les ont dévorés et ils en ont

redemandé. Comme prévu, je n’ai pas vendu autant de vin qu’avec les bâtons

secs de farine que j’ai eu l’audace d’appeler gressins, mais bon, qu’est-ce qu’on

s’en fout ! La vie est faite de compromis, pas vrai ?

Malheureusement, j’ai été obligé de dire à ces clients en manque de gressins

que la cuisinière mystère refusait de divulguer son secret.

Ce que je ne leur ai pas dit, c’est qu’elle refusait aussi de divulguer son

numéro de téléphone, son adresse mail et même son nom de famille. Telles sont

les frustrations d’un vigneron célibataire dans le nord du Michigan.

Mais je me plais à croire que mon verre est à moitié plein. Alors permettez-

moi de vous dire à quel point j’ai été heureux de recevoir votre lettre.

D’ailleurs, heureux n’exprime pas tout à fait mon émotion du moment.


Disons plutôt que j’étais ravi, électrisé, enchanté, fou de joie, dingue, exalté…

tout en même temps. (Non, je n’ai pas cherché ces synonymes dans le

dictionnaire.)

J’éclate de rire et m’installe dans mon fauteuil préféré sans jamais

quitter la lettre des yeux.

Le matin suivant votre départ, j’ai retrouvé ma carte de visite sous le banc

où vous avez essayé les bottes Wellington. Si je m’en étais rendu compte plus

tôt, j’aurais passé toute la nuit à côté du téléphone de mon bureau, dans

l’espoir que vous fassiez exactement ce que vous avez fait : laisser un message

sur la boîte vocale du domaine.

Au lieu de ça, je suis resté assis dans mon appartement à regarder mon

portable toutes les trois minutes pour m’assurer qu’il fonctionnait

correctement, et à me morfondre d’avoir été aussi idiot. Je n’aurais pas dû vous

demander de rester. Croyez-moi quand je vous dis, une fois encore, que mes

intentions étaient nobles – enfin, presque. Je voulais avant tout que vous soyez

en sécurité. Je détestais l’idée de vous savoir sur la route par ce temps.

Et pour votre gouverne, je ne vous ai jamais prise pour une pique-assiette. Je

ne vous aurais jamais laissée payer, même si vous l’aviez proposé. Ce billet de

vingt dollars que vous m’avez envoyé sera crédité sur votre prochain repas à

MM. Ou mieux encore, je vous inviterai à dîner. Et pour rendre la proposition

plus alléchante dans l’espoir d’influencer votre décision, je suis même prêt à

faire des folies et à rajouter encore vingt dollars.

La saison estivale débute officiellement avec le week-end de Memorial Day,

fin mai. Nous lancerons les festivités avec un trio de jazz vendredi, et un

magnifique groupe de blues samedi soir. On devrait passer un bon moment,

alors faites un crochet par ici si vous êtes à nouveau dans le coin, au milieu de

nulle part. Ou venez n’importe quand, la nuit ou le jour, sous la pluie, le

soleil, la neige ou la grêle. Au cas où vous ne l’auriez pas compris, j’aimerais

vous revoir.

Vous trouverez dans cette enveloppe une autre carte de visite avec mon

numéro de portable et mon adresse mail. Ne la perdez pas, s’il vous plaît.

À la prochaine,
RJ

PS : Je vous ai dit que je cherchais à engager un cuistot au domaine ?

Pensez-y. Le salaire et les avantages sont fantastiques.

Je relis la lettre trois fois avant de la replacer dans l’enveloppe que je

glisse dans le tiroir de ma commode. Puis je m’approche du calendrier

et je compte la période raisonnable à respecter avant de lui répondre.


17

e café que j’ai bu plus tôt me perfore l’estomac. Je fais une

L pause à l’entrée du plateau et prononce une courte prière,

comme à mon habitude. Aujourd’hui, par contre, je fais une requête

toute particulière. Que cette émission se déroule sans accroc. Que Dorothy

trouve les paroles justes pour se repentir, et que Marilyn ait le cœur d’accepter

ses excuses. Que nous fassions au mieux pour préparer la venue si capitale de

Fiona demain.

Je me signe et me demande ce qui nous attend. La fin d’une amitié ?

Dorothy va-t-elle dévoiler une vérité atroce qu’elle regrettera à jamais ?

Une vérité que Marilyn ne pourra jamais lui pardonner ? Mon Dieu,

pardonne-moi, j’ajoute en prévention.

Il faut que je me concentre. Michael a sans doute raison. Le « sacré

épisode » de Dorothy n’est sûrement rien d’autre qu’une parole un peu

méchante prononcée il y a une éternité. Mais alors comment va-t-on

meubler une heure entière ? Il me faut des « émissions qui dépotent »

d’après Priscille. Je masse un nœud dans mon épaule et me demande

encore comment j’ai pu accepter une chose pareille.

Je jette un coup d’œil derrière le rideau à l’entrée du plateau.

L’émission fait salle comble, aujourd’hui. Plus d’une centaine de

personnes ont consacré leur matinée à l’Hannah Farr Show – sans parler

des téléspectateurs derrière leur écran. Ils ont parcouru des kilomètres

pour venir jusqu’ici et se divertir. Je me redresse et lisse ma jupe. Je

vais leur donner ce qu’ils veulent. Au diable mes doutes. Au diable

mon instinct.
J’entre sur le plateau en affichant un large sourire. « Merci », dis-je en

faisant signe au public de se rasseoir. « Merci beaucoup. » La salle se

calme et j’entame mon bavardage habituel avant l’émission, mon

moment préféré de la journée. « Je suis ravie de vous voir tous ici,

aujourd’hui. On va passer un excellent moment ensemble. » Je fais

trois pas pour descendre au niveau du public, j’échange des poignées

de main et j’enlace ceux qui sont à ma portée. J’arpente les allées des

gradins sans cesser de parler, l’occasion idéale pour tisser des liens avec

mes fans.

« Quelle magnifique assemblée. Eh bien, le public est presque

exclusivement féminin, aujourd’hui. C’est si rare. » Je fais mine d’être

stupéfaite, bien qu’en vérité les femmes composent mon audimat à

96 %. Mais ce matin, ma plaisanterie ne suscite pas les rires habituels.

Mon inquiétude m’a déstabilisée. J’essaie d’oublier et je recommence.

« Je vois qu’on a un… » Je scrute le public autour de moi. « Deux…

trois hommes dans le lot. Bienvenue. » Cette réplique récolte quelques

applaudissements. Je passe le bras autour des épaules d’un homme au

crâne dégarni vêtu d’une chemise à carreaux, et je lui tends le micro.

« Je parie que votre femme vous a traîné ici, pas vrai ? » Il acquiesce,

écarlate, et le public rit. Bien. Ils se réchauffent. Maintenant, si j’arrivais

à me détendre, ce serait parfait.

Stuart me fait signe de terminer les présentations. « Oh, mince. Je

crois qu’il faut que j’aille bosser. » Le public hue avec bonne humeur et

je réapparais. Ben, le cameraman, affiche le compte à rebours avec ses

doigts.

« Vous êtes prêts à commencer ? » je demande au public.

Ils applaudissent.

Je porte une main à mon oreille. « Je ne vous entends pas ! »

Les applaudissements augmentent.

Les doigts de Ben m’indiquent deux… un… Il pointe l’index vers

moi – que le spectacle commence.

« Bienvenue dans l’Hannah Farr Show ! » Au tonnerre

d’applaudissements qui retentit, je souris. « Je suis ravie d’accueillir

trois personnes incroyables aujourd’hui. La première nous vient tout


droit de New York. Vous l’avez sans doute vue présenter les

informations matinales, ou peut-être avez-vous lu son nom dans le

Times-Picayune. C’est la jolie nouvelle recrue de la famille WNO, et elle

a gentiment accepté de coprésenter l’émission d’aujourd’hui. Je vous

demande d’accueillir avec moi Claudia Campbell. »

Claudia entre sur le plateau vêtue d’une courte robe rose et de

sandales qui donnent à ses jambes une forme parfaite. Le public

l’ovationne et je vois presque l’audimat grimper en flèche. Je lisse ma

veste bleu marine. Pourquoi ai-je choisi ce tailleur mal coupé ? Je

baisse les yeux et repère une tache de café sur mon chemisier argenté.

Oh, splendide. Je me suis bavée dessus.

Claudia me remercie avant d’expliquer le phénomène des pierres du

Pardon. « Demain, vous rencontrerez la femme à l’origine des pierres

du Pardon, Mme Fiona Knowles. Mais aujourd’hui, Hannah et moi

souhaitons vous présenter deux amies chères à nos cœurs. »

Hannah et moi ? Sérieusement ? Je ne savais pas que Dorothy et

Marilyn étaient les amies de Claudia. Jade va jubiler. Mais je musèle la

commère qui sommeille en moi. Claudia est la petite nouvelle et elle

essaie juste de s’intégrer au groupe. Je peux le comprendre. Elle

m’adresse un signe de la tête et je prends le relais.

« Tout ce que je sais au sujet du pardon, dis-je, je l’ai appris de mon

amie, Dorothy Rousseau. Sa compassion me stupéfie. » J’évoque à quel

point les pierres du Pardon font à présent fureur à la maison de retraite

Garden Home. « Tout ceci grâce à Dorothy. Elle aurait pu se retirer du

cercle. Elle aurait pu se contenter d’envoyer une pierre à quelqu’un et

en rester là. Mais elle a envoyé des pierres aux quatre coins du monde,

créant une série de magnifiques cercles d’amour et de pardon. » Je fais

une pause théâtrale. « Dorothy Rousseau est une femme d’honneur,

tout comme son amie d’enfance, Marilyn Armstrong. Elles se joignent

à nous aujourd’hui pour nous parler du pouvoir de l’amitié. Je vous

prie d’accueillir ces deux enfants de La Nouvelle-Orléans, Dorothy

Rousseau et Marilyn Armstrong. »

La foule applaudit tandis que les deux femmes font leur entrée sur le

plateau, bras dessus, bras dessous. Marilyn sourit et adresse un salut au


public, sans se douter le moins du monde de ce qui l’attend. Je me

tourne vers Dorothy, digne et calme dans son tailleur rose saumon de

chez St John. Ses traits sont tirés, ses lèvres pincées. Disparue, la

sérénité qu’elle affichait ces dernières semaines. Une fois encore, mon

estomac se noue. Pourquoi n’ai-je pas empêché ceci ?

Les deux femmes s’installent dans le canapé en face de nous. Nous

évoquons leur passé, ce que l’amitié signifie pour elles. Je veux qu’elles

continuent à parler des bons moments, des souvenirs heureux, mais,

dans la cabine de contrôle, je vois Stuart agiter l’index – un geste qui

m’indique d’enchaîner.

Je scrute les yeux pâles de Marilyn derrière ses lunettes à monture

métallique. A-t-elle toujours eu cet air confiant et innocent, ou est-ce

juste aujourd’hui ? Mon cœur se serre. Je ne veux pas faire ça. Je

devrais tout arrêter, maintenant ! Mais je prends une profonde

inspiration.

« Marilyn, Dorothy voudrait partager quelque chose avec toi. J’étais

réticente mais elle a insisté pour le faire en direct sur ce plateau.

— Je veux te présenter mes excuses », déclare Dorothy. Le

tremblement de sa voix s’accorde avec les battements sourds dans ma

poitrine, notre duo musical féminin. Ne fais pas ça, ne fais pas ça, je

répète en silence. À cet instant, je me fous bien que l’émission – et mon

boulot par la même occasion – dépende de cette histoire.

Elle hoche la tête et se lance enfin. « J’ai fait une chose qui me désole

et me désolera à jamais. » Elle tâtonne jusqu’à trouver la main de

Marilyn. « Voilà plus de soixante ans que je regrette cet acte. Mais je

n’ai jamais eu le cran de t’en parler. »

Marilyn agite la main pour la faire taire. « Pff. C’est ridicule. Tu es

une amie merveilleuse – une sœur, même.

— J’espère que tu le penses vraiment, Marilyn. »

Elle emploie le prénom complet de son amie, je sais ainsi qu’elle

s’apprête à faire une révélation grave. Marilyn le devine aussi, je le

vois. Elle rit mais son pied s’agite continuellement. « Enfin, Dottie…

On a traversé ensemble des ouragans, des fausses couches, des


naissances et des décès. Rien de ce que tu pourras dire ne changera

jamais cela.

— Peut-être que si. » Dorothy tourne vers Marilyn son regard aveugle,

la dégénérescence maculaire donne l’impression que ses yeux ne

regardent pas tout à fait droit. Quelque chose dans ce regard perdu

trahit une solitude, un chagrin et un regret qui me serrent la gorge.

« Vois-tu, poursuit-elle, j’ai commis une erreur. Une erreur

désastreuse. Tu avais dix-sept ans, tu étais terrifiée à l’idée d’être

enceinte. J’ai proposé de t’aider. » Elle se tourne vers le public. « J’ai

pensé qu’elle se trompait peut-être, qu’elle s’inquiétait sans raison.

“Doucement, lui ai-je dit. Tu n’es même pas sûre d’être enceinte.

Avançons étape par étape. Apporte-moi un échantillon d’urine demain,

je le donnerai à papa et il fera un test de grossesse. Ce n’est peut-être

qu’une fausse alerte.” »

J’ai la chair de poule. Je n’avais encore jamais entendu cette partie de

l’histoire. « Dorothy, dis-je. Et si je te laissais raconter la fin de cette

histoire en coulisses ?

— Non merci, Hannah.

— Le père de Dottie était obstétricien, explique Marilyn aux

téléspectateurs. Le meilleur de la ville. »

Dorothy serre la main de son amie et continue. « Le lendemain,

Marilyn m’a apporté un petit pot Gerber rempli d’urine. Comme

promis, j’ai donné l’échantillon à mon père. Deux jours plus tard,

devant le casier de Marilyn, je lui ai appris la mauvaise nouvelle. “Tu

attends un bébé.” »

Marilyn acquiesce. « Et je vous en ai toujours été reconnaissante. »

Elle me regarde. « J’étais mineure. Je ne pouvais pas aller chez mon

médecin de famille sans un parent. À l’époque, les tests de grossesse

n’étaient pas fiables. Ce n’était pas la nouvelle que j’avais envie

d’entendre mais mieux vaut connaître les faits que de dépendre de ses

intuitions. »

Dorothy se raidit. « Sauf que, vois-tu, j’ai choisi de ne pas te donner

les véritables faits. Tu n’étais pas enceinte, Mari. »


Je porte une main à ma gorge et j’entends Marilyn étouffer un cri.

Des murmures s’élèvent dans le public.

« Mais si, insiste Marilyn. Bien sûr que si. J’ai fait une fausse couche

trois jours après les funérailles de mon père.

— Tu as eu tes règles. Mon père a juste suggéré un lavement au

vinaigre et à l’eau. Pas besoin d’un curetage. C’est ce que je t’ai dit à

l’époque. »

Le public est ébranlé, je vois des gens secouer la tête, se tourner vers

leurs voisins, la main devant la bouche.

Le menton de Marilyn se met à trembler. « Non. C’est impossible.

J’ai avoué ma grossesse à mon père. Ça l’a tué. Tu le sais bien. »

Dans la foule, le public retient son souffle.

Dorothy se redresse dans le canapé, l’archétype de la dignité, à

l’exception des larmes qui dégoulinent sur ses joues ridées. Je me lève

d’un bond et fais signe à Ben de couper la caméra, de passer une page

de pub. Il lève la tête vers la cabine de contrôle où Stuart agite le doigt

et lui fait signe de continuer à filmer. Je lui décoche un regard méchant

qu’il ignore.

« Quand mon père m’a appris que tu n’étais pas enceinte, j’ai pris la

décision de te faire peur pendant encore un jour ou deux. J’ai

honnêtement pensé que c’était pour ton bien. J’estimais que ce gars que

tu fréquentais avait une mauvaise influence sur toi. Je voulais te donner

une leçon. Tu n’en parlerais jamais à tes parents avant le week-end.

— Mon père est mort. Il est mort ! Et toi… s’écrie Marilyn en pointant

le doigt sur Dorothy avec tant de force qu’elle parvient certainement à

le sentir. Et toi, tu m’as laissée vivre avec cette culpabilité pendant

soixante-deux ans ? Je… Je n’arrive pas à croire que… » Elle

s’interrompt, hoche la tête. Quand elle reprend la parole, sa voix n’est

plus qu’un murmure à peine audible. « Comment as-tu pu être aussi

cruelle ? »

Les gens hurlent et huent comme dans une mauvaise émission de

Jerry Springer.

Dorothy se cache le visage entre ses mains. « J’ai eu tort. Je suis si

désolée. J’ignorais que les choses tourneraient aussi mal.


— Et vous avez entretenu ce mensonge pendant toutes ces années ? »

demande doucement Claudia.

Dorothy acquiesce, le brouhaha du public noie presque sa réponse.

« Je comptais te l’avouer, Mari. Vraiment. Je pensais qu’il valait mieux

attendre après les funérailles de ton père. »

Marilyn sanglote, Claudia lui tend une boîte de mouchoirs.

« Et puis… et puis c’était trop tard. Le temps a passé. J’avais trop

peur. Je ne pouvais pas supporter l’idée de perdre ton amitié.

— Mais c’était une amitié basée sur un mensonge », rétorque Marilyn

d’une voix faible. Elle se lève, regarde autour d’elle d’un air hébété.

« Faites-moi sortir d’ici. »

Quelqu’un applaudit, et bientôt le public tout entier acclame

Marilyn. Ou, en d’autres termes, tout le monde s’est ligué contre

Dorothy.

« Mari, je t’en prie, dit Dorothy qui parcourt la salle de ses yeux

aveugles. Ne t’en va pas. Il faut que nous parlions de tout ceci.

— Je n’ai plus rien à te dire. » Les talons de Mari cliquètent sur le sol

tandis qu’elle quitte le plateau.

Dorothy plaque sa main sur sa bouche et laisse échapper un

gémissement guttural, primitif et puissant. Elle se hisse sur ses pieds et

cherche la sortie à tâtons. Elle se dirige vers la voix de son amie,

sûrement dans l’espoir que, en se rapprochant d’elle, elle obtiendra son

pardon.

Mais Marilyn est partie. Disparue aussi, leur amitié de toujours. Tout

ceci à cause d’une simple demande de pardon sincère.

Michael a raison. Il y a des secrets qu’il est préférable de garder au

fond de soi.
18

e n’attends pas la fin de l’émission ni la pause publicitaire. Je

J m’élance derrière Dorothy, je l’attrape par la main et l’entraîne

hors du plateau. Derrière moi, j’entends la voix de Claudia qui essaie

de rétablir l’ordre dans le chaos. Elle va devoir improviser pendant au

moins dix minutes. Sur l’instant, je me contrefous de mon émission.

« Tout va bien, dis-je à Dorothy. Tout ira bien. » Je la guide avec

douceur jusqu’à ma loge où je l’installe dans le canapé. « Assieds-toi ici.

Je reviens tout de suite. Il faut que je retrouve Marilyn. »

Je me rue dans le couloir et j’arrive dans le hall juste à temps pour

voir Marilyn pousser les portes vitrées.

« Marilyn ! Attends ! »

Elle m’ignore et se dirige droit vers un taxi. Je m’élance à sa

poursuite.

« Je suis désolée de ce qui vient de se produire, dis-je en trottinant

derrière elle. Pour tout. Je ne savais pas. »

Marilyn se tourne vers moi avant de monter dans le taxi. Des larmes

perlent sur ses cils fins mais ses yeux sont plissés et dégagent une

férocité dont je ne la croyais pas capable.

« Comment as-tu pu me faire ça ? »

Je recule d’un pas, ses paroles, son accusation me font perdre

l’équilibre.

Le chauffeur ouvre la portière arrière et Marilyn monte. Je regarde le

taxi s’éloigner et prendre de la vitesse. Je me plie en deux, envahie par

la honte. Je me pose exactement la même question, pour tant de

choses, pour tant de raisons : comment ai-je pu ?


Je suis en larmes lorsque je reviens dans la loge. Je referme la porte et

découvre Dorothy toujours assise dans le canapé, le regard rivé au

mur, dans la position exacte où je l’ai laissée. À mon grand

étonnement, elle ne pleure pas. Je m’installe à côté d’elle et lui prends

la main.

« Ça va ? je lui demande en caressant sa peau douce. Je n’aurais

jamais dû te laisser faire ça en direct. Je savais que c’était risqué. Je t’ai

permis de…

— Sottises. » Sa voix est calme et monocorde. « Ça s’appelle la justice.

Je mérite la colère de Mari. Et ces huées du public, et celles qui

m’attendent quand la rumeur se répandra parmi nos amis. C’est

exactement ce que je mérite. Un traitement plus tendre serait injuste.

— Comment peux-tu dire une chose pareille ? Tu es quelqu’un de

bien, Dorothy. La meilleure personne que je connaisse. Ce que tu as

fait pendant ton adolescence n’était pas cruel. C’était une erreur, bien

sûr – une grave erreur –, mais tu avais de bonnes intentions. Marilyn

va finir par s’en rendre compte. »

Elle me tapote la main comme si j’étais une enfant naïve. « Oh, ma

chérie, tu ne comprends pas… Ce n’est pas le mensonge qui nous

détruit. Ce sont les efforts qu’on fait pour le dissimuler. »

Mon sang tambourine contre mes tempes. Elle a raison. Elle a

absolument raison. Si quelqu’un connaît les conséquences d’une vérité

dissimulée, c’est bien moi.

Dorothy paraît étrangement tranquille quand nous arrivons chez elle

à Garden Home. Je l’installe dans la véranda avec son livre audio.

« Veux-tu que j’aille chercher ton téléphone ? Tu vas sûrement

vouloir appeler Marilyn. »

Elle fait non de la tête. « Trop tôt. »

Quelle leçon de sagesse et de patience. À sa place, je n’aurais pas pu

m’empêcher de harceler Marilyn, d’implorer son pardon. Dorothy a

l’air de savoir que son amie a besoin de temps pour guérir. Ou peut-
être que c’est Dorothy qui a besoin de temps pour guérir des blessures

qu’elle s’est infligée à elle-même. Si seulement je l’en avais empêchée.

À l’instant où je m’apprête à partir, Patrick Sullivan l’aborde.

« J’ai regardé l’émission », lui dit-il.

Dorothy se détourne de lui. « Oh, Paddy. Maintenant, tu sais

pourquoi je ne t’ai pas couru après quand tu m’as quittée. J’ai toujours

pensé que je ne te méritais pas. »

Il grimpe sur l’accoudoir du fauteuil et lui prend les mains. « On ne

naît pas audacieux. On le devient. »

De là où je me tiens, en périphérie de la véranda, j’observe M.

Sullivan se pencher et embrasser Dorothy sur le front. « Tu es une nana

audacieuse, Dort. Je t’aime pour ça ! »

Elle grogne. « Comment peux-tu dire ça, sachant ce que j’ai fait ?

— Les excuses n’effacent jamais les mensonges. C’est comme si on les

rayait, plutôt. On a toujours conscience que l’erreur est là, juste sous la

ligne noire qu’on a tracée. Et si on la cherche bien, on peut encore la

lire. Mais au fil du temps, nos yeux finissent par regarder au-delà de

l’erreur, on ne voit plus que le nouveau message, bien plus clair, rédigé

avec beaucoup plus d’attention. »

Une heure plus tard, je marche d’un bon pas sur le trottoir en

direction du studio de WNO et je surprends Stuart à m’épier depuis la

fenêtre de son bureau au premier étage, se demandant sans doute où

j’étais. Que croyait-il, que j’allais laisser Dorothy se débrouiller seule,

que je lui montrerais la direction de l’est en pensant qu’elle retrouverait

seule le chemin de sa maison, après ce qu’elle venait de traverser ? Je

fulmine.

Mais ma colère est malavisée. Ce n’est pas la faute de Stuart si j’ai

tout fait foirer aujourd’hui. Je suis l’unique responsable de la

destruction de l’amitié entre Dorothy et Marilyn. J’aurais dû insister

afin qu’on annule l’émission. Pourquoi n’ai-je pas fait confiance à mon

instinct ? Je me retrouve invariablement dans le pétrin quand je ne

l’écoute pas.
Enfin, je n’en sais rien. Ai-je eu raison de faire confiance à mon

instinct, pendant l’été 1993 ?

J’écarte les souvenirs de ma mère et je me précipite dans le couloir

jusqu’à ma loge. Je n’ai pas le luxe de me complaire dans les

hypothèses, aujourd’hui. Demain, nous accueillons Fiona Knowles.

Je m’installe au fauteuil et Jade décolle les faux cils de mon œil

gauche. Elle s’est mise à utiliser ce genre de postiches le mois dernier,

quand elle a remarqué que mes vrais cils commençaient à tomber.

Encore un indice qui prouve que je ne suis pas celle que je prétends

être. Je ne suis pas faite d’un bois brut, je suis en contreplaqué.

À l’autre bout de la pièce, Claudia est assise avec un carnet et un

stylo, elle prend des notes tandis que j’explique le déroulé de l’émission

du lendemain.

« Je vais résumer l’épisode à venir sur les pierres du Pardon, puis on

fera tout de suite une pause publicitaire. Quand on reviendra à

l’antenne, je présenterai Fiona. Toi et moi, on sera assises en face d’elle.

Là, tu prendras le relais avec l’interview. Un peu le contraire de ce

qu’on a fait aujourd’hui. »

Dans le reflet, Jade me jette un regard d’avertissement.

« Tu es sûre ? demande Claudia. Je peux rester assise sans rien dire,

et n’offrir que des remarques ponctuelles.

— Alors ça, c’est une bonne idée », réplique Jade en plongeant le

doigt dans un pot de crème. Elle est encore convaincue que Claudia

court après mon boulot. Mais je n’y crois pas une seconde. Depuis que

nous avons discuté à cœur ouvert la semaine dernière, Claudia s’est

montrée plus douce qu’un agneau. Elle est tout à fait disposée à me

laisser mener l’interview dans l’émission des pierres du Pardon, mais, à

vrai dire, je suis soulagée de ne pas être obligée de parler des pierres.

Surtout que j’en suis la destinataire et que je n’ai pas encore complété

le cercle.

« Non, dis-je, le regard rivé à celui de Jade dans le miroir. C’est toi

qui connais Fiona. Ce sera ton interview.

— Toc toc », lance Stuart en entrant dans la pièce, un bloc-notes à la

main. « Super émission, Farr. Ces deux dames ont fait un carton. »
Je le dévisage, certaine qu’il est sarcastique. Je suis sidérée en

comprenant qu’il est sérieux. « Stuart, l’émission a été un vrai désastre.

Une amitié de toujours vient d’être mise en pièces. »

Il hausse les épaules. « Pas d’après les critères importants, non.

Kelsey affirme qu’on a eu une légère hausse sur les réseaux sociaux.

Des tweets, surtout, et quelques centaines de likes sur Facebook. » Il

me tend le bloc-notes. « Il me faut ta signature à plusieurs endroits. »

Je lui arrache les feuilles des mains. Cet homme n’a aucune

conscience. Il se contrefout de Dorothy, de Marilyn, et même de moi.

Il tapote sa poche de chemise. « Merde. T’as un stylo ?

— Dans le tiroir du haut, lui dis-je en montrant mon bureau. Le Caran

d’Ache, s’il te plaît.

— Toi et ton foutu stylo. » Il fouille dans le tiroir. « Tu pourrais pas te

contenter d’un simple stylo-bille ? » Il jette un tube de baume à lèvres

sur le bureau. « Il est où, Farr ? »

Heureusement, Claudia se lève pour l’aider. J’ai fermé les yeux tandis

que Jade décroche l’autre cil. « Crois-moi, je ne dépenserais jamais

autant pour un stylo, dis-je à Stuart. C’est Michael qui m’en a fait la

surprise quand on a obtenu la deuxième place aux…

— Pu-tain de mer-de ! »

J’ouvre les yeux. Dans le reflet du miroir, je vois Claudia et Stuart

penchés au-dessus du tiroir ouvert. Dans la main de Claudia, j’aperçois

la bourse en velours. Les pierres du Pardon.

« Oh, putain, je m’écrie avant de plaquer la main sur ma bouche.

— Nom de Dieu, Farr, tu as reçu des pierres ! »

Je me lève d’un bond mais Stuart s’est déjà emparé de la petite

bourse.

« Juste à temps pour l’émission de demain ! s’extasie-t-il en la

brandissant.

— Rends-moi ça, Stuart.

— Qu’est-ce que tu as fait, Farr ? Quel secret honteux crains-tu

d’exposer au grand jour ? Parce que tout, à l’exception d’un meurtre

peut-être, serait matière à une nouvelle émission spectaculaire.


— Je n’ai rien fait de mal. C’est pour ça que je n’ai pas continué le

cercle. Je n’ai rien à me faire pardonner. » Alors que je prononce ces

mots, mon visage vire au rouge. Je ne lui raconterai jamais mon secret.

Et même si je voulais le faire, Michael me l’a interdit.

« Allez, descends de ton piédestal, Farr. Crache la vérité.

— Laisse tomber. Ces pierres ne sont pas à moi.

— Tu as trompé Michael ?

— Non ! Mon Dieu, non !

— C’est toi qui as rayé la BMW de Priscille. »

Je lui décoche un regard noir. « Mais bien sûr.

— C’est un secret de famille, pas vrai ? »

J’ouvre la bouche pour protester mais aucun son ne sort.

Il m’adresse un regard victorieux. « Bingo ! »

Je lui arrache la bourse des mains. « Écoute, je me suis disputée avec

ma mère il y a des années de ça. C’est moche, c’est terrible et je refuse

d’en parler.

— Michael est au courant ?

— Bien sûr que oui, dis-je, ulcérée par son audace sans-gêne. Je ne le

ferai pas, Stuart. Je ne sacrifierai pas ma vie privée au nom de

l’audimat. Mon passé ne sera pas sacrifié sur l’autel de la

consommation de masse. Point. Final. »

Il me reprend la bourse. « C’est ce qu’on va voir. »


19

e cours presque pour rattraper Stuart, je le supplie de me

J rendre la bourse. Il m’ignore et se précipite dans le bureau de

Priscille.

Elle est assise derrière son bureau en noyer où elle rédige un mail

tout en parlant au téléphone. J’ai la tête qui tourne. Oh, mon Dieu. Je

vais m’évanouir dans le bureau de ma chef.

« Tu ne vas jamais le croire, lance Stuart en agitant la bourse devant

Priscille.

— Excuse-moi, Thomas, je peux te rappeler ? » Elle raccroche et

s’adresse d’un ton coupant à Stuart : « Qu’est-ce qu’il y a ?

— Hannah a reçu les pierres. Elle a vécu une tragédie familiale ou une

histoire avec sa mère. Ça ne pouvait pas mieux tomber. »

Un sourire vient adoucir le visage de Priscille. « Je ne te le fais pas

dire.

— Le voilà, le moment personnel et intime qu’on attendait depuis

longtemps !

— Ça suffit. Vous ne m’écoutez pas, tous les deux. Je refuse d’en

parler sur le plateau. C’est une affaire privée. Vous n’avez pas vu ce qui

vient de se passer avec mes amies ? »

Il m’ignore. « Ce sera super pour notre taux d’audimat. Tu l’as avoué

toi-même, Priscille, l’un des plus gros défauts d’Hannah, c’est qu’elle ne

s’ouvre pas aux autres. »

J’en reste bouche bée. Elle a vraiment dit une chose pareille ? Je suis

un peu réservée, certes, mais personne n’oserait dire que je suis

distante.
« Tu es distante, Hannah, annonce Priscille. Sois honnête. Tu es

comme une boîte verrouillée, un bourgeon qui refuse de fleurir.

— Plus coincée qu’une nonne », ajoute Stuart.

Je lui décoche un regard mauvais mais Priscille ne semble pas le

remarquer. Elle contourne son bureau et fait les cent pas en tapotant

son stylo contre la paume de sa main. « Vous vous souvenez quand

Oprah Winfrey est arrivée sur le plateau de son émission en poussant

un chariot plein de graisse ? Quand Katie Couric a fait sa coloscopie en

direct ? Les célébrités qui se livrent ouvertement attirent les gens.

Pourquoi ? Parce qu’elles sont courageuses, elles sont vulnérables. »

Elle s’arrête et se tourne vers moi. « Et la vulnérabilité, ma chère, c’est

l’ingrédient magique qui fait la différence entre ceux qu’on apprécie et

ceux qu’on adule. »

Stuart acquiesce. « Tout à fait. Parle de ta mère, de votre dispute ou je

ne sais quoi. Raconte aux téléspectateurs à quel point ça t’a blessée.

Laisse couler quelques larmes. Montre-leur que c’était libérateur quand

tu as enfin accepté de lui pardonner. »

Mais je ne lui ai rien pardonné. D’ailleurs, je ne suis même plus sûre

qu’elle ait quelque chose à se faire pardonner. Et je ne vais pas

exhumer le passé pour m’en assurer, ni pour mon public de La

Nouvelle-Orléans, ni pour WCHI, ni pour aucune autre chaîne de télé.

Michael a raison. Mon secret de famille restera enfoui. La révélation de

Dorothy me l’a fait comprendre plus clairement que jamais.

Priscille saisit un papier. « Ils vont vouloir savoir ce que tu as fait de

l’autre pierre. Tu as une bonne histoire à raconter ? »

Je me sens comme une piñata qu’on frappe à coups de bâton et qu’on

cherche à faire éclater. Mes entrailles vont se répandre au sol. Et au lieu

des bonbons habituels qu’on trouve dans la sculpture en papier mâché,

le monde découvrira les horreurs pestilentielles que j’y cache depuis

longtemps.

Je me prends la tête. « S’il vous plaît ! Je ne peux pas faire ça ! » Je

regarde Stuart et Priscille tour à tour. « Je refuse. Je suis effectivement

quelqu’un de réservé. Vous avez raison. Et c’est hors de question que je

lave mon linge sale devant des milliers de téléspectateurs. Ce n’est pas
mon genre. Et même si ça l’était, je sors avec le maire de la ville, ne

l’oubliez pas. »

Stuart se lance dans une tirade de trois minutes sur l’importance de

se blinder et d’accepter de prendre un coup pour l’équipe, quand

Priscille pose enfin la main sur son bras. « Laisse tomber, Stuart. On ne

peut pas obliger Hannah à être la femme qu’elle n’est pas. » Sa voix est

soudain douce, d’un calme désarçonnant. Elle retourne à son fauteuil

derrière le bureau et tapote l’écran de son ordinateur, un geste qui met

un terme à la conversation.

Je veux lui expliquer, lui dire que je suis prête à faire n’importe quoi,

n’importe quoi, sauf parler de mon passé. Mais elle ne comprendrait

évidemment pas pourquoi, à moins que je lui explique clairement mes

raisons.

Je tourne les talons pour sortir quand Priscille m’assène le coup de

grâce. « Claudia présente l’émission avec toi demain, c’est bien ça ? »

Je claque la porte de ma loge. « C’était une menace ! » Près du

lavabo, Jade rince ses brosses de maquillage. « Priscille et Stuart se

foutent totalement de ma vie privée. Ils sont obsédés par l’audimat. »

Jade fait un geste du menton vers l’autre bout de la pièce,

m’indiquant que nous ne sommes pas seules. Je me tourne et découvre

Claudia, assise sur le canapé où elle attend que nous terminions la

préparation de notre prochaine émission. Je suis si furieuse, peu

m’importe qu’elle entende mes protestations.

« Ils disent que je suis distante. Tu y crois, toi ? »

Jade coupe le robinet et attrape une serviette. « Hannabelle, ça

remonte à quand, la dernière fois que tu as répondu à une question

personnelle posée par un téléspectateur ? Ou que tu as laissé

quelqu’un, à part moi, te voir sans maquillage ? »

Je me touche la joue. « Ah ouais ? Eh bien j’aime être présentable.

C’est quoi le problème ?

— Le maquillage est ton bouclier. Pour un personnage public, tu es

plutôt secrète. Je dis ça comme ça. » Elle me tapote l’épaule et tend le


bras pour attraper son sac. « Je vais déjeuner. Tu veux quelque

chose ? »

Oui ! Un sandwich po’boy aux huîtres frites et une part de tarte aux noix de

pécan et à la praline. « Non merci.

— Ne sois pas sage », me salue-t-elle avant de fermer la porte derrière

elle.

Je m’empoigne les cheveux et grogne. « Qu’est-ce que je vais faire ?

J’ai vraiment besoin de mon boulot. » Je frissonne en sentant qu’on me

touche le bras. C’est Claudia.

« Oh, tiens, tu es là. » Je me redresse et replace mes cheveux derrière

mes oreilles.

« Je suis vraiment désolée, Hannah. Je ne sais pas quoi dire. J’ai

l’impression que tout est de ma faute, c’est moi qui ai suggéré d’inviter

Fiona Knowles. Je suis tellement bête ! Quand j’ai sorti la bourse de ton

tiroir, je n’ai même pas tilté. J’ignorais qu’elle contenait les pierres. »

Je la dévisage, ses joues roses, ses yeux bleus, immenses et innocents.

Sous l’épaisse couche de fond de teint, je repère une petite cicatrice sur

son menton. A-t-elle eu un accident pendant son enfance ? Est-elle

tombée de vélo, ou peut-être d’un arbre ? Elle la touche de son doigt

impeccablement manucuré et je détourne les yeux, gênée d’être

surprise à la scruter ainsi.

« Elle est ignoble, je sais. C’est mon appareil dentaire qui m’a blessée.

L’orthodontiste m’a fait porter un appareil de contention en métal et en

plastique autour de mon visage. Au bout d’un mois, il s’est rendu

compte qu’il était trop serré. Mais les dégâts étaient déjà faits.

Irréversibles. Ma mère était verte. C’est à ce moment qu’elle a arrêté

de m’inscrire aux concours de beauté. » Elle lâche un petit rire sec.

« D’ailleurs, j’étais bien soulagée. »

Claudia était donc une enfant des podiums – le rêve de sa mère,

d’être reine de beauté, pas le sien. « Elle ne se voit presque pas, dis-je.

Tu es magnifique. »

Mais ses doigts dissimulent toujours la minuscule cicatrice. Mon

cœur se gonfle d’affection. Malgré ses cheveux parfaitement lissés et

son bronzage artificiel impeccable, Claudia me paraît soudain bien


réelle. Une femme avec des cicatrices et un sentiment d’insécurité. Une

femme à qui je peux m’identifier. C’est donc cela que Priscille cherchait

à me dire quand elle parlait de vulnérabilité ?

Je la prends par le bras et l’entraîne jusqu’au canapé. « Rien de tout

ceci n’est de ta faute, Claudia. C’est ces pierres à la con. Peut-être que

Jade a raison. » Je laisse échapper un long soupir. « J’ai peur. Je ne peux

pas parler de ces pierres. Parce que si les gens savaient qui je suis

vraiment, ils seraient horrifiés. » Je jette la bourse en velours dans la

poubelle en métal où elle atterrit avec un bruit sourd. « Les foutues

pierres de Fiona sont censées nous aider à assumer notre laideur. Au

lieu de ça, je me sens obligée de me cacher encore plus qu’avant. »

Claudia effleure à nouveau sa cicatrice et je me demande si elle a

compris que je parlais au sens figuré. « Si pardonner était si facile,

murmure-t-elle, on dormirait tous comme des bébés.

— Ouais, eh bien même si je voulais demander pardon, on me l’a

interdit. Mon histoire est si minable que mon compagnon craint qu’elle

gâche ma réputation – et la sienne, par la même occasion.

— C’est moche. Crois-moi, je te comprends. Honnêtement. J’ai fait un

truc vraiment salaud à ma meilleure amie. Jusqu’à aujourd’hui, je n’en

ai jamais parlé à personne, même pas à elle. Alors n’aie pas mauvaise

conscience. Je ne pourrais jamais raconter mes secrets en direct à la

télé, moi non plus. »

Je la dévisage. « Merci. Vraiment. Parfois, j’ai l’impression d’être la

pire femme sur terre, et que personne n’a pu commettre une faute aussi

monstrueuse que la mienne.

— Non, répond Claudia. On est dans le même bateau, ma cocotte. »

Elle prend une profonde inspiration et ferme les yeux, comme si le

souvenir était encore douloureux. « C’était il y a trois ans. Lacey – ma

meilleure amie – allait se marier. On est parties à quatre filles, pour un

dernier voyage entre célibataires, au Mexique. Le premier jour, Lacey

a rencontré un type au bord de la piscine, Henry du Delaware. C’est

comme ça qu’on l’avait surnommé – Henry du Delaware. Il était

adorable. Enfin, bref, elle a craqué pour lui.

— Mais elle était fiancée.


— Exactement. » Claudia se repositionne sur le canapé et me fait face.

« J’ai cru que c’était un de ces flirts de vacances, tu vois, genre, quand

tu es loin de chez toi, tous les gens que tu rencontres sont soudain

hyper intéressants. On est restées à Cancun quatre jours, Henry et elle

ont passé deux jours entiers ensemble. J’étais furieuse. Lacey se mariait

enfin, c’est ce qu’elle avait toujours voulu. Mark, son fiancé, était un

gars solide, il l’adorait. Et voilà qu’elle risquait tout avec ce foutu

Henry du Delaware – un gars qu’elle connaissait à peine. J’aime à

penser que je protégeais Lacey, mais qui sait… J’étais peut-être jalouse.

La veille de notre départ, Lacey m’a avoué qu’elle doutait de ses

sentiments envers Mark. »

Elle se penche vers moi.

« Hannah, je te le dis franchement, Lacey avait le chic pour prendre

les mauvaises décisions. Il fallait que je l’aide. »

Elle marque une pause, comme si elle cherchait le courage de

terminer son histoire. Je retiens mon souffle en espérant qu’elle me

racontera la fin.

« C’était une nuit chaude, nous étions entassés dans un bar bondé, le

Yesterdays. Lacey et nos deux autres amies dansaient sur la piste. J’étais

au bar avec Henry du Delaware. Il était charmant. Je comprenais

pourquoi Lacey était attirée. Il était vraiment accro, je le voyais bien.

Et bien sûr, je savais qu’elle l’appréciait, elle aussi, à tel point qu’elle

était prête à jeter sa vie aux orties pour lui. C’était un désastre. Je ne

pouvais pas la laisser tout foutre en l’air avec Mark. Il fallait que

j’agisse pour éviter la catastrophe, tu vois ?

— Et tu l’as fait, dis-je en me demandant si elle entend l’intonation de

ma réplique, un tiers affirmative, deux tiers interrogative.

— Je lui ai avoué la vérité. Je lui ai parlé de ses fiançailles, ce que

Lacey m’avait fait promettre de ne pas évoquer. Je lui ai expliqué à

quel point Mark était un type bien, que Lacey l’adorait, qu’ils avaient

invité plus de quatre cents personnes à leur mariage. J’ai même sorti

mon téléphone pour lui montrer des photos de Lacey lors de ses

essayages de robe. Il était anéanti, je le voyais bien. J’en avais sûrement

bien assez dit mais, pour être sûre de mon coup, j’en ai rajouté une
couche. J’ai menti, je lui ai expliqué que Lacey était venue au Mexique

avec une mission. Elle nous avait parié qu’elle arriverait à séduire un

homme une dernière fois. Il n’était qu’un stimulant d’ego pour elle, une

simple conquête, rien d’autre. »

Je porte la main à ma bouche.

« Je sais… Le visage d’Henry… Je n’oublierai jamais son expression.

C’était l’image même d’un cœur brisé, je n’avais jamais vu ça.

— Et qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il voulait en discuter avec Lacey face à face mais je l’en ai dissuadé.

Elle se contenterait de nier en bloc, lui ai-je affirmé. La meilleure

vengeance, c’était de partir sans lui donner la moindre raison.

— C’est ce qu’il a fait ?

— Ouais. Il a laissé un billet de vingt dollars sur le comptoir et il est

parti.

— Ils ne se sont jamais dit au revoir ?

— Non. On était à l’étranger, personne n’utilisait son portable. Quand

elle est enfin revenue de la piste de danse, je lui ai dit que j’avais vu

Henry draguer une fille au comptoir. Elle était effondrée. Je pensais

vraiment avoir fait ce qu’il fallait. Lacey était déçue, bien sûr, mais, au

bout d’un ou deux jours, elle s’en remettrait. Elle avait Mark, après

tout. Je lui assurais – et j’essayais de m’en convaincre aussi – que c’était

pour le mieux. Je la sauvais. Mais elle a pleuré pendant tout le trajet du

retour chez nous. Je crois qu’elle était vraiment amoureuse de ce type.

— Alors qu’as-tu fait ?

— C’était déjà trop tard. Même si je l’avais voulu, je n’aurais eu aucun

moyen de contacter Henry. J’ai gardé le secret. Je n’en ai jamais parlé à

personne, jusqu’à présent. » Ses yeux sont tristes mais elle me sourit. Je

lui caresse le bras, mon cœur se serre.

« Elle a épousé Mark ?

— Oui. Ça a duré seize mois. Encore aujourd’hui, je suis certaine

qu’elle en pince pour Henry. »

Pauvre Claudia. Quel fardeau. Je l’attire contre moi. « Hé, tu avais

d’excellentes intentions. On commet tous des erreurs. »


Elle se cache le visage entre les mains et hoche la tête. « Pas aussi

horribles que la mienne. Pas des erreurs qui peuvent gâcher des vies. »

Ce n’est pas le mensonge. Ce n’est jamais le mensonge. Ce sont les efforts

qu’on fait pour le dissimuler. Je me redresse. « Alors retrouve-le, cet

Henry ! Je t’aiderai. » Je me lève d’un bond et m’approche du bureau.

« On est journalistes, après tout. On va lancer une recherche pour tous

les Henry du Delaware entre vingt et trente ans. » J’attrape un carnet et

un stylo. « On va poster ça sur Facebook, sur Instagram. Tu as des

photos, non ? On va le retrouver. Lacey et Henry du Delaware se

marieront et auront beaucoup d’enfants… »

Elle regarde ses ongles, gagnée par l’ennui, la nervosité ou la peur, je

ne saurais le dire. Mais je poursuis. « Ne t’inquiète pas, Claudia. Ce

n’est pas trop tard. Et imagine à quel point tu seras soulagée quand ton

secret sera révélé au grand jour. » Alors même que je prononce ces

paroles, je me demande si je m’adresse à elle ou à moi-même.

Elle finit par acquiescer. « D’accord. Laisse-moi y réfléchir un peu, tu

veux bien ? »

Et voilà. Claudia Campbell est exactement comme moi. Elle a enfoui

ses démons derrière une trappe au fond de son âme, elle aussi. Et

comme moi, elle est terrifiée à l’idée de ce qui pourrait se passer si

cette trappe venait à s’ouvrir.

Ce sont peut-être les larmes de Claudia. Ou sa cicatrice, ou la voix de

Priscille qui m’accuse d’être distante. Ou bien est-ce juste un instant de

faiblesse. Tout ce que je sais, c’est que, pour une raison qui m’échappe,

je choisis cette personne, cet instant, pour ouvrir la trappe de mon âme.

« Attends donc d’apprendre ce que j’ai fait, moi. »


20

’est arrivé en juillet, sur un coup de tête, un truc impulsif,

C sans préméditation ni méchanceté. Ça au moins, je peux

l’affirmer.

On était partis dans le Grand Nord, une expression que les gens du

Michigan emploient pour parler de l’extrémité de cet État en forme de

moufle. Bob possédait un petit chalet près d’Harbour Cove, une vieille

bourgade de pêcheurs endormie sur les berges du lac Michigan. À des

kilomètres du village, sa bicoque rustique bordait un étang vaseux

propice à la pêche mais pas à la baignade. Bob devait être

complètement à côté de la plaque pour s’imaginer qu’une personne –

qui plus est une ado de treize ans – puisse avoir envie de passer l’été

dans ce no man’s land. La seule personne à peu près dans mes âges

était notre voisine Tracy, une gamine de dix ans.

Une moiteur étouffante avait sévi pendant trois jours. Nous avions

traversé une vague de chaleur record que même la clim n’arrivait pas à

atténuer. Bob et ma mère étaient allés voir Nuits blanches à Seattle au

cinéma. Bob m’avait invitée, m’avait presque suppliée de me joindre à

eux. « Allez, Frangine, je t’offrirai du pop-corn. Allez, j’accepterai

même d’y ajouter des Junior Mints.

— Je déteste les Junior Mints », avais-je dit sans lever les yeux de mon

magazine YM.

Il avait essayé de paraître déçu mais je savais qu’il était soulagé.

C’était vraiment un type louche. Il rêvait sûrement que je meure… ou

au moins qu’on m’envoie à Atlanta.


J’avais appelé mon père ce soir-là. Avec le décalage horaire, il était

une heure plus tôt chez lui et il rentrait tout juste d’un parcours de golf.

« Salut, comment va ma fille ? »

Je m’étais pincée l’arête du nez. « Tu me manques, papa. Quand est-

ce que je pourrai venir à Atlanta ?

— Quand tu veux, ma puce. La balle est dans le camp de ta mère. Tu

le sais, pas vrai ? Je te veux à mes côtés, et ta mère aussi. Je vous aime

toutes les deux. Travaille-la autant que tu peux, d’accord, ma

poupée ? »

J’avais commencé à lui raconter mon horrible été mais il m’avait

interrompue. « Attends. » Il avait couvert le combiné pour parler à

quelqu’un derrière lui. Il avait éclaté de rire avant de reprendre notre

conversation. « Appelle-moi demain, d’accord, ma chérie ? On pourra

discuter. »

J’avais raccroché, j’étais plus seule que jamais. Je sentais bien que

j’étais en train de perdre mon père. Il semblait plus distant, comme s’il

n’attendait plus désespérément notre retour. Il fallait que j’agisse avant

qu’il nous oublie.

Je m’affalai sur le canapé et allumai la télé. Les yeux rivés au plafond,

j’écoutais la série Marié, deux enfants tandis que les larmes roulaient sur

mes tempes et coulaient dans mes oreilles.

Je finis par m’endormir. Le bruit du moteur de la voiture qui avançait

dans l’allée me réveilla en sursaut. Je m’assis et m’étirai, la peau moite

et collante après cette sieste dans la chaleur accablante de la nuit. La

télé était encore allumée et diffusait le Saturday Night Live. Je vis mon

soutien-gorge sur l’accoudoir du canapé, où je l’avais jeté plus tôt. Je

l’attrapai et le fourrai sous un coussin.

J’entendis leurs rires tandis qu’ils approchaient de la porte. Pas le

temps de filer dans ma chambre. Je me rallongeai et fermai les yeux de

toutes mes forces. Je ne voulais pas entendre le résumé de leur film à la

con.

« Je parie que quelqu’un ici a envie de manger du pop-corn. » C’était

Bob, ce bouffon. Des bruits de pas s’approchèrent du canapé mais je fis

semblant de dormir. Je sentis Bob et ma mère au-dessus de moi. Je


respirais les effluves du pop-corn et de son aftershave, et d’autre chose,

une odeur que dégageait habituellement mon père. Du whisky ?

Impossible. Bob ne buvait pas d’alcool.

Je restai immobile, soudain consciente de ma semi-nudité. Je sentais

mon débardeur moulant pressé contre ma poitrine naissante, mes

longues jambes nues étendues sur le canapé.

« On la laisse ici ? » demanda Bob à voix basse. J’imaginais ses yeux

noirs rivés sur moi. Un frisson me parcourut l’échine. Je mourais

d’envie de cacher mon corps, ou de chasser cet homme.

« Non, murmura ma mère. On va la porter au lit. »

Sans prévenir, une main brûlante et rêche se glissa sous mes jambes

nues. L’autre passa sous mes épaules. Ce n’étaient pas les mains de ma

mère ! J’ouvris aussitôt les yeux, le visage obscur de Bob flottait au-

dessus de moi. Je n’avais jamais entendu de son plus perçant que celui

de mon hurlement. C’était hallucinant ! Mes poumons hurlèrent toute

ma rage, mon dégoût, ma frustration ravalée. Tous les atomes

incandescents d’hostilité, de jalousie, de colère qui frémissaient en moi

depuis huit mois me brûlèrent la gorge.

Le visage de Bob était l’image même de la perplexité. Il ne semblait

pas avoir conscience de la situation, ne comprenait pas les raisons de

mes cris. Si seulement il avait lâché prise à ce moment, tout aurait été

différent. Mais il m’attira plus près de lui, m’étreignit comme un bébé

réveillé par un cauchemar.

« Lâche-moi ! » criai-je en gigotant pour échapper à son emprise,

comme un animal sauvage. Mais il tint bon. Mon short glissa dans la

mêlée. Mes fesses, à demi exposées, se trouvaient logées dans le creux

de son coude. Ma peau nue se pressa contre sa peau nue. J’en eus la

nausée.

« Mais ôte tes pattes de là ! » hurlai-je.

Il sursauta. Je revois encore ses yeux écarquillés comme si je le

terrifiais. Il bafouilla en me reposant sur le canapé, je n’arrêtais pas de

me tortiller.

C’est à ce moment-là, alors qu’il retirait sa main, qu’il effleura mon

entrejambe.
Mais putain ? Mais putain ! Enfin, mon heure de chance avait sonné.

En une seconde, je pris ma décision. J’allais enfin pouvoir honorer la

promesse faite à mon père.

« Ôte tes sales pattes de là, espèce de pervers ! » Je détournai le

regard. Je ne voulais pas voir le visage de Bob. Je ne voulais pas être

obligée de décider si ce contact avait été volontaire ou accidentel. Je

me jetai pour descendre du canapé, je trébuchai sur mes tongs et

m’écorchai le genou en atterrissant sur le parquet.

Quand je relevai les yeux, je lus l’effarement dans son regard, la

douleur… et la culpabilité, décrétai-je. Mes propos avaient atteint leur

cible, je le voyais bien. Et je tirai encore, et encore. « Espèce de

connard ! Sale pervers de merde ! »

J’entendis ma mère étouffer un cri. Je me tournai vers elle sans même

réfléchir. « Vire-le d’ici ! » Les larmes me montèrent aux yeux. Je me

levai d’un bond, arrachai la couverture sur le dossier du canapé pour

me couvrir.

Les yeux de ma mère, écarquillés et affolés, passaient de sa fille à son

amant. Elle était sans voix, comme un animal pris au piège, terrifié et

incertain quant à la tactique à adopter. Elle se remettait en question,

j’en étais persuadée. Elle doutait soudain de son homme, de toutes ses

certitudes. Elle doutait de moi, aussi. C’était évident. Tant mieux.

L’instant de vérité. Qu’elle choisisse donc entre lui et moi.

Elle semblait figée, incapable de bouger ni même d’évaluer la

situation. Je me sentis fléchir un instant avant de me ressaisir. Je ne

pouvais pas me permettre de perdre mon élan. Il fallait que j’en fasse

une affaire d’État. J’avais attendu huit mois une occasion pareille, je

n’allais pas la gâcher. « Maman ! » hurlai-je.

Elle ne bougea pas d’un centimètre, comme si elle planifiait son

action suivante.

Je me sentis soudain étrangement calme et pris une inspiration.

« J’appelle la police. » Ma voix était monocorde mais implacable, sans

la moindre pointe d’hystérie.

J’avançai vers le téléphone avec l’impression d’être en dehors de

mon propre corps, comme si je jouais un rôle et que le metteur en


scène était sorti de la salle. J’improvisais sans connaître ma prochaine

réplique, ni ma prochaine scène, sans savoir comment finissait la pièce.

Ma mère revint à elle et m’empoigna le bras. « Non ! » Elle se tourna

vers Bob. « Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’as-tu fait ? »

Oh, oui. J’avais enfin gagné. Une bulle immense de satisfaction

gonfla en moi. Nous allions quitter cet endroit minable. Nous allions

rentrer en Géorgie, chez mon père. Nous formerions à nouveau une

famille. Mais aussi vite qu’elle avait gonflé, la bulle éclata. Le doute

s’insinua en moi lorsque je croisai le regard suppliant de Bob.

« Mais rien ! Tu m’as vu, Suzanne. Bon sang, mais j’ai rien fait ! » Sa

voix était empreinte de désespoir. Il chercha mon soutien. « Désolé,

Frangine. Tu crois quand même pas que… »

Je ne le laissai pas terminer. Je ne l’autoriserais pas à saper ma

détermination. « La ferme, sale pervers dégueulasse ! » Je me libérai de

l’étreinte maternelle et me ruai vers le téléphone.

Je n’ai jamais appelé la police. J’ai appelé mon père. Il est arrivé le

lendemain. Depuis des mois, je n’étais que la spectatrice impuissante

de ma vie qu’on démantelait à ma place. J’étais enfin en mesure de

mener la danse. Mes parents se trouvaient dans la même ville, dans la

même pièce ! Le sentiment de puissance était grisant.

Mon père était à nouveau en position de force. Il employa des mots

comme incapable et pédophile. Mais ma mère aussi avait retrouvé ses

forces. Elle avait été témoin de l’incident, après tout. Elle savait ce qui

s’était passé, et pas lui. Elle contre-attaquait avec des mots comme

manipulation et harcèlement.

Six heures plus tard, j’étais prête à partir pour Atlanta et commencer

une nouvelle vie avec mon père. Ils étaient arrivés à un accord. Elle

l’autorisait à m’emmener avec lui et, en échange, il ne portait pas

plainte. Ma mère m’avait vendue.

Je revois presque cette jeune fille regarder par le hublot de l’avion

tandis que le Michigan disparaissait sous les nuages, et, avec lui, sa

mère… et son innocence.

« Voilà, dis-je à Claudia. Une histoire venait d’être mise en branle, et

l’adolescente de treize ans qui regardait par le hublot du 757 ne voyait


aucun moyen de l’arrêter. L’histoire était en partie vraie, en partie

inventée, mais quelle était la distribution exacte, je n’en étais pas

vraiment certaine. Je savais que je risquais de perdre la tête à trop

douter. J’ai donc affirmé que c’était une histoire 100 % vraie, et je me

suis accrochée à cette idée comme à un arbre en plein tsunami. »


21

laudia et moi entrons sur le plateau, côté jardin, et le public

C explose. Nous sourions et les saluons de la main, comme

deux candidates à Miss America qui auraient choisi de partager le

diadème. Je n’ai plus l’impression de passer une audition pour obtenir

mon propre poste, ni que Claudia est tapie sur le canapé prête à

bondir, en montrant les crocs. Sa présence à mes côtés est plus

rassurante que menaçante aujourd’hui. Parce que nous avons partagé

nos secrets.

Nous débutons par les présentations habituelles, puis nous

accueillons Fiona. Je me tiens en retrait et observe la version plus âgée

de la gamine qui m’a tourmentée pendant deux ans. Elle est petite,

avec des cheveux bruns et des yeux verts qui, à l’époque, me

transperçaient. Mais ils sont désormais doux, et elle sourit en me

voyant.

Elle traverse le plateau et me serre la main. Elle porte une robe bleu

marine et une paire de sandales à talons hauts. « Je suis si désolée,

Hannah », me murmure-t-elle à l’oreille. Malgré moi, je l’attire dans

mes bras, surprise de sentir une boule dans ma gorge.

Quand je l’ai appelée à son hôtel hier soir, elle a gentiment accepté

ma proposition. J’avais la sensation qu’elle était aussi soulagée que moi

de ne pas aborder notre histoire commune pendant l’émission. La

conversation a été brève. Nous ne nous sommes pas attardées sur nos

jours passés à Bloomfield Hills Academy. Compte tenu de son

changement d’attitude, j’imagine que ces souvenirs sont aussi

douloureux pour elle que pour moi, peut-être même pires.


Claudia et moi prenons place sur des fauteuils identiques face à

Fiona. Pendant vingt minutes, Claudia pose des questions pertinentes

auxquelles Fiona répond avec sagesse et humour. Je les regarde,

habitée par l’impression étrange que je suis exclue de mon émission,

exactement comme je l’avais demandé.

« Les pierres ont été une telle bénédiction dans ma vie, explique

Fiona. J’ai l’impression d’avoir rendu des comptes à l’univers en lui

offrant un petit morceau de moi-même.

— Comment avez-vous eu l’idée de ces pierres du Pardon ?

— L’idée m’est venue après que j’ai assisté au mariage d’une amie.

J’avais enregistré le discours de la cérémonie et j’avais oublié

d’éteindre mon appareil. J’ai quitté la table sans me rendre compte que

ça enregistrait encore. Le lendemain, j’ai regardé la vidéo. J’allais

l’arrêter quand j’ai entendu les paroles de mes amies – et ce qu’elles

disaient n’était pas beau à entendre. Qui aurait pu imaginer que, au

départ d’une de leurs amies, les autres se mettent à parler d’elle dans

son dos ? »

Des rires retentissent dans le public. C’est une pro, ça ne fait pas

l’ombre d’un doute.

« Deux jours durant, j’ai été furieuse, sur la défensive. Puis j’ai été

triste. Triste au plus profond de moi-même, inconsolable. La vérité était

douloureuse à entendre. J’étais snob, certaines personnes diraient

même méchante. Mais plus que tout, j’étais hypocrite. Et je l’ai été

toute ma vie. À ce mariage, voyez-vous, j’avais fait croire à tout le

monde que j’étais une avocate brillante et prospère. J’avais loué une

Mercedes pour impressionner mes vieux amis. En vérité, je roulais

dans une Kia vieille de douze ans. Je détestais mon boulot. Je traitais

les dossiers d’accidents de la route, avec un salaire qui me permettait à

peine de rembourser l’emprunt contracté pour financer mes études de

droit. J’habitais dans un appartement miteux et je passais la plupart de

mes soirées à regarder la chaîne Bravo en mangeant des plats

préparés. »

D’autres rires dans le public.


« Mais j’avais trop peur de montrer cette personne-là aux gens. Elle

n’était pas assez bien. C’est ironique, vous ne trouvez pas ? Pourquoi

essayer avec tant de peine de camoufler nos faiblesses ? Nous n’osons

pas afficher la part plus tendre de nous-mêmes. Mais c’est cette part,

cette part tendre de vulnérabilité, qui permet à l’amour de grandir. »

Nos regards se croisent un instant et j’éprouve une envie irrésistible

de m’approcher du canapé et de passer un bras autour d’elle. Au lieu

de cela, je détourne les yeux.

« Je voulais trouver un moyen de me faire pardonner », continue-t-

elle. Je pense à Dorothy, à son élégance, à son courage. J’aimerais tant

être comme elle.

« Bien sûr, je ne savais pas si les gens accepteraient de me pardonner.

J’avais – et j’ai toujours – un vase de fleurs rempli de galets dans ma

bibliothèque. J’ignore pourquoi, mais ces pierres semblaient m’envoyer

un message. Elles me faisaient penser à une ancre qui stabilise un

bateau. Elles symbolisent aussi le poids d’un fardeau. Ça m’est venu

comme par magie. Après avoir envoyé les pierres à certaines de mes

amies du mariage, je me suis rendu compte que j’avais d’autres excuses

à présenter. Et j’ai posté d’autres pierres. Une semaine plus tard, j’ai

commencé à en recevoir dans ma boîte aux lettres, accompagnées de

courriers m’affirmant que j’étais pardonnée. La haine de moi-même et

le terrible fardeau qu’elle m’obligeait à porter depuis des années se sont

peu à peu allégés. C’est d’une rare puissance, de se libérer ainsi de sa

honte. Et les gens qui me pardonnaient se sentaient mieux, eux aussi. Il

fallait que je partage ce cadeau avec les autres, je le savais.

— Et vous organisez donc une réunion cet été, dit Claudia.

— Tout à fait. » Fiona soupire comme si la tâche qui l’attendait était

titanesque. « Nous avons choisi le Millenium Park de Chicago pour

lancer notre Première Réunion annuelle des pierres du Pardon. Les

destinataires se retrouveront le 9 août pour fêter cette perte de poids, si

je peux me permettre cette plaisanterie. » Elle fait un clin d’œil et le

public rit. « Mais c’est une organisation énorme. Nous sommes toujours

en quête de bénévoles. Vous pouvez vous inscrire sur mon site

Internet. » Elle scrute le public. « Des volontaires ? »


Les gens acquiescent et applaudissent. Fiona pointe l’index vers une

femme âgée. « Parfait. Vous êtes engagée. »

Claudia porte les mains à son cœur. « Vous êtes une bénédiction pour

l’univers tout entier. Nous vous réinviterons après la réunion pour que

vous nous racontiez tout. Mais le moment est venu d’aborder ma partie

préférée de l’émission. Laissons libre cours aux questions du public. »

Je sens la chair de poule me picoter la nuque. Ce n’est pas son

émission. C’est moi qui ai décidé de son déroulement. Et jusqu’à

présent, tout fonctionne comme prévu. Je n’ai pas eu à aborder le sujet

des pierres du Pardon ni celui de mon passé avec Fiona Knowles, et il

ne reste plus qu’un quart d’heure avant la fin. Rien de ce que nous

avons abordé ne compromet la proposition que j’ai faite à WCHI.

James Peters ne devrait rien y voir à redire.

Comme prévu, je descends vers le public avec le micro tandis que

Claudia et Fiona restent sur le plateau.

Le public du jour n’est pas timide. Les mains se lèvent de tous côtés

et les gens mitraillent Fiona de questions.

« N’y a-t-il pas des excuses qu’il vaut mieux garder pour soi ?

— Sans doute, répond-elle. Les excuses qui blesseront la personne en

face, qui n’ont d’autre but que de se soulager soi-même. »

Je pense aux excuses de Dorothy, sa tentative ratée de se libérer de sa

culpabilité. Mais ça n’a jamais été son intention première. Elle espérait

surtout soulager Marilyn.

Je tends le micro à une grande brune.

« Quelle est la plus belle histoire de rédemption que vous ayez

entendue ? »

Fiona jette un coup d’œil à Claudia. « Vous permettez ? »

Claudia ferme les yeux et acquiesce. « Allez-y. »

Fiona se lance dans le récit que Claudia a partagé avec moi sur son

voyage à Cancun et le désordre qu’elle a semé dans la relation de

Lacey et d’Henry. Je lève les yeux, bouche bée. Je n’arrive pas à croire

que Fiona lâche le morceau – en direct ! Je jette un coup d’œil à

Claudia, m’attendant à la voir prostrée dans son fauteuil, rouge


d’humiliation. Mais elle se tient droite, la tête haute. Cette femme est

faite d’un bois bien plus solide que moi, c’est évident.

« Le mariage de Lacey et de Mark s’est terminé au bout de seize

mois, explique Fiona. Claudia n’a jamais pu se pardonner ce qu’elle

avait infligé à Lacey et à Henry. Alors elle a fait ce qu’aurait fait

n’importe quelle journaliste – et n’importe quelle amie. Elle a cherché

la piste qui la mènerait à Henry. »

Hein ?… Quoi ?

Un soupir d’approbation collectif s’élève du public. Fiona adresse un

hochement de tête à Claudia. « C’est à vous de raconter la suite, je

vous en prie. »

Claudia sourit et se lève. « J’ai consacré toute mon énergie à

retrouver la trace d’Henry. » D’un geste des mains, elle mime des

guillemets autour du prénom Henry. « J’ai bien sûr changé les noms

dans mon récit pour protéger leur vie privée. » Elle ferme les yeux et

fait une pause comme une actrice d’Hollywood, une main levée. Le

public est figé et attend le dénouement de l’histoire. « Sept mois plus

tard, j’ai enfin réussi. Henry et Lacey vont se marier en septembre ! »

Sa voix imprime le même couinement enthousiaste qu’Oprah

lorsqu’elle annonce qu’un membre du public vient de gagner une

décapotable étincelante.

Les gens l’acclament comme s’ils venaient de recevoir les clés de la

voiture. Je reste immobile, les bras ballants, et j’essaie de remettre mes

idées en place. Ai-je manqué un épisode de l’histoire ? Parce que je suis

certaine que c’est moi qui ai suggéré à Claudia de retrouver la trace

d’Henry, et ceci pas plus tard qu’hier. Ça m’étonnerait qu’elle l’ait

retrouvé cette nuit.

Une femme entre deux âges lève la main, à trois fauteuils de moi. Je

me penche et lui fais passer le micro.

« Ma question vous est adressée, Hannah. Avez-vous une histoire de

rédemption personnelle ?

— Je… Mon histoire ?

— Oui. Avez-vous reçu une bourse de pierres du Pardon ? »


J’en ai le souffle coupé. Mes yeux croisent ceux de Claudia à l’autre

bout du studio. La bouche entrouverte, elle a posé la main sur sa

poitrine. Elle est aussi stupéfaite que moi.

Je me tourne vers Fiona. Non, nous avons convenu de garder le

secret sur notre passé commun.

Je lève le regard vers Stuart dans la cabine de contrôle. Il affiche un

sourire de vainqueur. Comment a-t-il osé ?

« Euh, eh bien, oui. J’en ai reçu. C’était une véritable surprise. »

J’essaie de lâcher un rire qui sonne creux.

Je remonte l’allée en hâte vers une jeune femme qui porte une longue

jupe noire. « Votre question, mademoiselle ?

— Alors, avez-vous renvoyé une pierre à quelqu’un d’autre ? »

Merde. Encore une question pour moi ! Cette femme me dit

vaguement quelque chose. Oui… C’est Danielle, la nouvelle recrue du

département informatique à WNO. Enfoiré de Stuart ! Il a posté des

employés parmi le public pour me tendre un piège. Ou est-ce l’œuvre

de Claudia ?

Un rire nerveux s’échappe à nouveau de ma gorge. « Ah, euh, oui…

euh, non. Pas encore. Mais je vais le faire. »

La voisine de Danielle s’empare du micro sans demander la

permission. « À qui comptez-vous demander pardon ? »

Je lance un regard noir vers la cabine de contrôle, dirigeant ma

colère sur Stuart Booker. Il hausse les épaules comme un enfant

impuissant.

« Eh bien, euh, ma mère et moi… étions en désaccord il y a

longtemps… »

Qu’est-ce qui m’arrive ? On m’entraîne vers un abysse profond.

Michael va être consterné s’il apprend que j’ai révélé mon histoire –

une histoire si horrible qu’il ne m’a même pas autorisée à la lui

raconter. Qui plus est, ce n’est pas à moi de raconter cette histoire. Elle

appartient à WCHI. J’ai le vertige. Je me tourne et découvre Claudia à

mes côtés. Elle passe son bras autour de mes épaules et me prend le

micro des mains.


« Hannah est une des femmes les plus courageuses que je

connaisse. » Elle observe l’océan de visages. « Elle et moi en avons

discuté, pas plus tard qu’hier.

— S’il te plaît, Claudia, arrête. » Mais elle lève la main pour me faire

taire.

« Hannah et sa mère ont eu une relation très tendue, comme souvent

entre mère et fille. » Elle sourit et je vois des gens opiner du chef dans

la salle.

« Hannah rêve de renouer avec sa mère mais c’est compliqué. Sa

mère l’a abandonnée quand elle était enfant. »

Un gémissement d’empathie s’élève. Je grimace, heureuse que ma

mère ne regarde jamais cette émission.

« C’était très pénible, comme vous pouvez l’imaginer. Hannah a de

terribles blessures émotionnelles, des blessures qui ne cicatriseront

peut-être jamais. »

Je n’arrive pas à y croire. Elle retourne la situation, elle me donne le

beau rôle. Ou fait-elle le contraire ? J’ai l’impression d’être une

marionnette dont on tire les fils. Claudia est-elle en train de me sauver

ou de m’enfoncer la tête sous l’eau ?

« C’est un homme – un homme immonde – que sa mère a préféré à

Hannah, qu’elle a jugé plus important que sa fille.

— Claudia, arrête, dis-je, mais elle continue, bille en tête, et la caméra

de Ben est rivée sur elle.

— C’est pour cela qu’Hannah s’implique avec autant de passion dans

les actions de Vers la lumière. La plupart d’entre vous n’ignorent pas

qu’Hannah Farr est une fervente supportrice de l’association qui

apporte un soutien aux victimes de pédophilie. Elle organise leur

soirée caritative annuelle et leur bal de Noël. Elle fait partie du conseil

d’administration. Je suis époustouflée qu’Hannah puisse trouver

l’élégance et le courage de pardonner à sa mère, après les épreuves

qu’elle a traversées. Mais elle a le cœur sur la main et elle est prête à le

faire. »

Je dévisage Claudia, je suis sidérée. Comment a-t-elle osé ? Mais le

public roucoule et ronronne comme une portée de chatons rassasiés.


Claudia leur raconte exactement ce qu’ils veulent entendre. Hannah

Farr est une femme bien, avec un cœur gros comme ça, une victime si

magnanime qu’elle est prête à tendre l’autre joue et à offrir son pardon

à sa mère malveillante.

Claudia tend le micro à une jeune Latino. « Hannah, quand comptez-

vous envoyer la pierre à votre mère ? »

J’émerge de l’épais brouillard dans lequel j’étais plongée. « Bientôt.

Très bientôt. » Je me frotte la nuque, moite de sueur. « Mais c’est…

c’est délicat. Je ne peux décemment pas lui envoyer une pierre comme

ça, sans prévenir. Et je n’ai pas eu le temps. Elle habite dans le

Michigan…

— Il faut prévoir un voyage dans le Michigan, alors ? » demande

Claudia, la tête inclinée et les sourcils arqués.

Derrière son épaule, je vois Stuart qui lève les bras et demande aux

gens d’applaudir. Le plateau croule sous les applaudissements et les

sifflets admiratifs du public. Bon sang, est-ce que tout le monde est de

mèche ?

« Très bien, entendu, dis-je, l’estomac noué. Je vais le faire. J’irai

porter la pierre en mains propres à ma mère. »


22

u m’as tendu un piège », dis-je en faisant les cent pas dans


« T
le bureau de Stuart. Je suis hors de moi et je n’arrive pas à me calmer.

« Je t’avais dit de ne pas te mêler de mes affaires ! Comment oses-tu

empiéter sur ma vie privée ?

— Calme-toi, Farr. Tu ne pouvais pas rêver mieux pour ta carrière, ne

l’oublie jamais. On vient de recevoir plus de mille commentaires sur

notre site. Alors même que je prononce ces mots, des gens tweetent et

parlent d’Hannah Farr et de la douceur de son pardon. »

Mais s’agit-il d’un pardon ? Ou d’une horrible machination ? Et que

va dire Michael ? Et comment va réagir James Peters s’il a vent de tout

ceci ? Je serre les dents. Aucun des deux ne va apprécier la situation.

Pas du tout.

« On t’accorde une semaine de congés. Va retrouver ta mère, dis-lui

que tu lui pardonnes, faites-vous un bisou et réconciliez-vous.

L’émission prendra en charge tes frais de déplacement. Ben

t’accompagnera pour filmer.

— C’est hors de question ! Si je dois revoir ma mère, ce que je n’ai pas

encore décidé, j’irai seule. Sans caméra. Sans la moindre photo. C’est

ma vie, Stuart, pas une émission de télé-réalité. C’est compris ? »

Il arque les sourcils. « Alors, tu es d’accord pour y aller ? »

Mes pensées se concentrent sur ma mère. L’heure est venue. Je le leur

dois bien, à elle et à Bob. Même si je suis furieuse que Stuart m’ait ainsi

manipulée, j’ai enfin une raison de retourner à Harbour Cove. Même

Michael ne pourrait pas protester. L’histoire a été dévoilée au grand

jour. Hannah Farr est disposée à pardonner.


Afin de sauver l’intimité de Michael, la dignité de ma mère et ma

propre réputation, personne ne connaîtra les détails de mon voyage. Je

serai la seule à savoir que ce n’est pas une expédition pour accorder

mon pardon, mais pour le demander.

Je laisse échapper un soupir. « Oui. Je vais y aller. »

Stuart sourit. « Excellent. Et à ton retour, on invitera ta mère sur le

plateau. Vous nous raconterez toutes les deux votre histoire…

— Pas question. Tu n’as donc rien appris de l’intervention de

Dorothy ? Je ferai une émission sur les relations mère-fille, oui. Je

parlerai de mes retrouvailles avec ma mère, je partagerai les meilleurs

moments. Mais je refuse que ma mère vienne sur le plateau et soit

jugée par La Nouvelle-Orléans tout entière. Point final.

— C’est compréhensible. »

Je m’éloigne et je me demande qui je protège réellement : ma mère,

ou moi-même ?

Je sors en trombe du bureau et je croise Jade dans le couloir, elle va

déjeuner. Elle hoche la tête. « Alors, tu me crois enfin ? Je t’avais

prévenue, Claudia n’est rien d’autre qu’une petite poufiasse

manipulatrice. Elle en a après ton boulot depuis le premier jour.

— C’était un coup de Stuart, pas de Claudia. » Je fais une pause avant

de lui révéler mon secret. « Il faut que tu me promettes de n’en parler à

personne, Jade. » Je l’attire près de moi et baisse la voix. « Le fiancé de

Claudia est transféré à Miami. Elle ne veut pas de mon boulot. Elle

n’en a jamais voulu. »

Jade me dévisage, incrédule. « Brian Jordan est transféré dans

l’équipe des Dolphins ? » Elle grimace. « D’accord. Alors, c’est juste

une poufiasse. Pas une poufiasse manipulatrice.

— Je dirais plutôt qu’elle n’a pas confiance en elle. Le journalisme

télévisé, c’est un boulot risqué. J’en sais quelque chose. »

J’ouvre la porte de ma loge à la volée et je manque heurter Claudia.

« Oh, pardon, dit-elle. J’étais en train de te laisser un mot. » Elle me

prend par les coudes. « Tu vas bien, ma belle ?


— Non, ça ne va pas bien. Tu l’as vu toi-même. Stuart m’a piégée. »

Elle me caresse les bras. « Tout ira bien. Il faut vraiment que tu ailles

retrouver ta mère, de toute façon, Hannah. Tu le sais, pas vrai ? »

Je me hérisse soudain. Pour qui se prend-elle, à me dicter ma

conduite ? Je scrute son visage ovale, ses yeux bleu clair, ses sourcils

parfaitement dessinés. Mais une fois encore, mon regard est attiré par

sa minuscule cicatrice. À la voir, dissimulée d’une main experte par le

maquillage, je me radoucis. « Ouais, mais je voulais le faire à ma façon,

pas selon les termes de WNO.

— Quand comptes-tu partir ?

— Je ne sais pas. Dans une semaine ou deux. Il faut que j’établisse une

tactique avant. Et au fait, comment tu te sens, après l’émission ? Je

n’arrive pas à croire que Fiona ait pu révéler ton secret en direct.

Heureusement que tu as su rebondir, hein ? Mais tu te rends compte, si

Lacey voit cette émission, tout sera révélé au grand jour… »

Elle me détaille, un infime sourire aux lèvres, l’air amusé. « Hannah,

tu ne crois quand même pas que Lacey existe vraiment, si ? »

Elle m’adresse un clin d’œil et sort de ma loge à grands pas.

Je scrute la porte ouverte, bouche bée. Non. Mais. Putain !

Je titube jusqu’à mon bureau et m’affale dans le fauteuil. Bon sang,

elle a donc inventé cette histoire de toutes pièces en sachant que je

déballerais la mienne en retour ? Mais comment aurait-elle pu savoir

que j’avais un secret à révéler ?

Mon regard se pose sur mon ordinateur portable… mon ordinateur.

Oui. Évidemment… il était ouvert et allumé, le matin où elle est entrée

pour tester ses antimoustiques. Je montrais ma proposition d’émission à

Jade. Claudia a dû la lire après m’avoir aveuglée. Je me prends la tête

entre les mains. Comment ai-je pu être aussi négligente ?

Sur mon bureau, j’aperçois une feuille. Je lis le mot qui y est inscrit.

Hannah,

Je voulais juste te dire que je suis heureuse de te remplacer pendant ton

séjour dans le Michigan. Ne t’inquiète pas, ma belle, ton émission sera entre de
bonnes mains !

Bisous tout plein,

Claudia.

Parfois, même le maquillage le plus épais ne suffit pas à dissimuler

nos affreux défauts. Je glisse la feuille dans la déchiqueteuse et je la

regarde se transformer en confettis.


23

e suis encore sous le choc de l’émission quand je claque la

J porte de mon appartement. Je lance le courrier sur l’îlot de

cuisine. Une enveloppe glisse sur le granit et atterrit sur le carrelage. Je

m’accroupis quand je repère le logo du domaine viticole. Je ferme les

yeux et la serre contre mon cœur, savourant aussi longtemps que

possible le seul éclat de joie de cette journée avant de l’ouvrir.

Chère Hannah,

Au risque de passer pour un gamin, je dois admettre avec réticence que je

cours à la boîte aux lettres chaque jour dans l’espoir d’y trouver un courrier de

vous – ou une miche de pain. La vue de votre écriture sur le papier rose fait

s’envoler mon cœur.

Avez-vous eu des nouvelles de ce poste à Chicago ? L’occasion semble

incroyable, même si je dois bien reconnaître que mon enthousiasme est plutôt

égoïste. Vous vous rendez compte que nous ne serions qu’à cinq heures à peine

l’un de l’autre ?

J’attends votre prochaine visite avec impatience, même si j’ignore quand elle

aura lieu. La température se réchauffe chaque jour un peu plus, et, à

l’exception des montagnes créées par les chasse-neige, je vous apprends avec joie

que le reste de la couche blanche a totalement fondu. Les risques de glisser sur

une plaque de verglas et de déchirer l’ourlet de votre robe sont

considérablement amoindris.

J’éclate de rire et me hisse sur un tabouret de bar.


À l’aube, quand le soleil apparaît et qu’une brume ensommeillée recouvre les

vignes, j’ai l’habitude d’arpenter le domaine. C’est à ces heures matinales,

quand je suis seul sur mes terres, que je pense à vous le plus souvent. Je vous

imagine me chambrer sur la casquette Duck Dynasty que je porte parfois, celle

que m’ont offerte Zach et Izzy, par exemple, ou sur la veste à carreaux trop

petite qui appartenait autrefois à mon père et que j’enfile quand il fait froid.

Ou peut-être que vous me casseriez les pieds et me reprocheriez de travailler

trop pour une entreprise qui, même dans une bonne année, arrive tout juste à

l’équilibre. Traitez-moi de fou, mais c’est une vie que j’adore. Je la mène selon

mes propres conditions. Pas de chef. Pas de trajets en voiture. Pas d’échéances.

Enfin, si, il y a des échéances mais, au final, je vis mon rêve. Combien de

personnes peuvent en dire autant ?

Mon seul regret, et non des moindres, c’est que je n’ai pas de compagne. Oui,

il m’arrive d’avoir des rendez-vous amoureux. Mais avant vous, je n’avais

jamais rencontré une femme qui me tienne éveillé la nuit, à essayer d’imaginer

son sourire, ce qu’elle peut faire en cet instant précis. Aucune femme à part

vous, dont j’essaie de retrouver le rire musical, aucune autre femme dans les

yeux de laquelle j’ai envie de me perdre.

Si jamais vous pensez que je travaille trop, rassurez-vous, j’ai une véritable

souplesse d’emploi du temps quatre mois dans l’année. L’an passé, j’ai voyagé

un mois en Italie ; l’hiver prochain, je pars en Espagne – mais Chicago

pourrait aussi être une destination envisageable. Je dis ça comme ça.

Dites-moi quand vous comptez revenir dans les parages, au milieu de nulle

part. Vous pourriez rendre un vigneron très heureux.

Bien à vous,

RJ

PS : Si vous décidez un jour d’abandonner votre carrière de journaliste, il y

a toujours un poste de boulanger disponible ici.

Jade et moi marchons, au crépuscule, dans Jefferson Street, pour

retrouver Dorothy et d’autres pensionnaires de la maison de retraire à

la librairie Octavia Books où nous allons écouter Fiona Knowles. J’ai le


sentiment de tromper le monde, à faire la porte-parole de Fiona et de

ses pierres, mais ai-je le choix, à présent ? On m’a collé une étiquette.

« J’ai reçu une lettre de RJ aujourd’hui », dis-je à Jade.

Elle se tourne vers moi. « Ah ouais ? Le gars du vignoble ? Qu’est-ce

qu’il te dit ?

— Rien… et tout à la fois. Il est vraiment super. C’est un type que

j’aimerais connaître davantage si j’étais célibataire et que j’habitais dans

le Michigan.

— Une fois que tu es à Chicago, il suffit de sauter à la perche par-

dessus le lac pour être dans le Michigan, pas vrai ? Garde une porte de

sortie au cas où le maire ne serait pas à la hauteur.

— Non. C’est juste une amitié épistolaire sympathique. Je ne veux pas

lui donner mon mail. J’ai l’impression que je franchirais une limite.

— Peut-être que c’est une limite qui vaut la peine d’être franchie.

— Arrête. Tu connais mes sentiments envers Michael. »

Nous tournons à l’angle de Laurel Street. « Marilyn sera là, ce soir ?

demande Jade.

— Non. Je l’ai appelée cet après-midi mais ça ne l’intéressait pas. Je ne

peux pas lui en vouloir. Je me suis à nouveau excusée pour le fiasco

d’hier mais elle m’a coupé la parole. Elle n’a pas évoqué Dorothy une

seule fois.

— Pauvre Dorothy. Au moins, tu vas enfin faire la paix avec ta

maman. Dorothy doit être contente.

— Oui, dis-je avec un sourire. Elle va enfin me lâcher.

— Elle veut juste s’assurer que tu entendes la version de ta mère.

Avant qu’il ne soit trop tard.

— Alors, Jade, c’est à moi que tu t’adresses, ou à toi-même ? »

Elle fourre ses mains dans ses poches. « Tu as raison. Il faut que

j’avoue la vérité à mon père, au sujet de ma fête d’anniversaire. Je le

sais bien. »

Mais doit-elle le faire ? Même si c’est moi qui l’y ai encouragée, un

nœud se forme dans mon estomac. Avoir la conscience tranquille, c’est

peut-être totalement inutile, surtout pour un mensonge aussi inoffensif

que sa tache sur la moquette blanche.


« Peut-être que tu devrais laisser tomber, Jade. C’est si mal de lui

laisser croire que sa fille est parfaite ? »

La librairie est bondée d’une foule presque entièrement féminine.

Est-ce le fruit de mon imagination ou les gens me montrent-ils du doigt

en souriant ? À l’autre bout de la salle, une femme me félicite, les

pouces levés. C’est alors que je comprends. Ils ont regardé l’émission.

Ils me prennent pour la fille altruiste au grand cœur prête à pardonner

à son affreuse mère.

Jade et moi nous installons derrière Dorothy et Patrick Sullivan.

Patrick bavarde et Dorothy reste assise en silence, les mains sur les

cuisses. Je lui touche l’épaule et me penche vers elle.

« C’est gentil à toi d’être venue, lui dis-je. Tu avais toutes les raisons

de ne plus vouloir entendre parler de Fiona et de ses pierres du

Pardon, après ce qui s’est passé hier. »

Elle tourne la tête pour me présenter son profil et je vois les cernes

sous ses yeux. « Le pardon est une tendance magnifique. J’en suis

toujours convaincue. Je suis heureuse de savoir que tu passes enfin à

l’action et que tu vas voir ta mère. » Elle baisse la voix. « Est-ce que ça

remet en question la proposition que tu as faite à WCHI ? »

Je me sens soudain prise au piège dans un filet de terreur. « J’ai reçu

un mail de M. Peters, cet après-midi.

— Il était vexé que tu aies pu utiliser l’idée des pierres du Pardon ?

— Il n’était pas ravi mais il m’a affirmé qu’il comprenait. C’est un vrai

gentleman, ce type. Il m’a demandé de lui rédiger une autre

proposition d’émission et j’y travaille. Je vais proposer un sujet sur la

quantité d’eau qu’exige l’extraction du pétrole par fracturation

hydraulique. Ça pourrait avoir un impact néfaste sur les Grands Lacs.

— Oh, mon Dieu. C’est épouvantable.

— Oui. » Je ne sais pas si elle fait référence à la fracturation

hydraulique ou à ma proposition. À dire vrai, les deux sont

épouvantables. Je m’inquiète d’avoir fichu en l’air mes chances

d’obtenir ce poste à Chicago. Heureusement, la situation à WNO


semble être en phase d’amélioration. « Des nouvelles de Marilyn ? je

lui demande.

— Pas encore.

— S’il te plaît, allons la voir ce week-end ou la semaine prochaine,

avant que je parte pour le Michigan. On lui expliquera que tu… »

Dorothy pince les lèvres et fait non de la tête. Nous avons déjà eu

cette conversation une douzaine de fois. Elle veut accorder du temps à

Marilyn. Mais ça me frustre qu’elle ne fasse pas plus d’efforts. Après

tout, on n’abandonne jamais ceux qu’on aime.

Je baisse la tête. Je peux parler, moi. Si l’on ne m’y avait pas obligée,

j’aurais peut-être tiré un trait sur ma mère, définitivement.

« À ton retour du Michigan, j’aurai peut-être eu des nouvelles de

Marilyn.

— J’espère.

— Tu espères ? » Elle pivote sur sa chaise et fronce les sourcils.

« L’espoir ne me sert à rien. L’espoir, c’est souhaiter que Mari revienne.

La foi, c’est avoir la certitude qu’elle reviendra. »

Je détourne mon attention sur Fiona quand elle arrive. Elle se poste

devant le pupitre, à portée de tous. Au cours des quarante minutes

suivantes, elle régale le public de ses histoires intelligentes et de sa

vision passionnée de la vie.

« Quand on a honte de quelque chose, soit on se complaît dans la

haine de soi, soit on cherche le pardon. C’est un choix plutôt simple –

a-t-on envie de mener une vie clandestine ou une vie authentique ? »

Je tends le bras et serre l’épaule de Dorothy. Elle me tapote la main.

Tandis que Jade et moi patientons pour faire dédicacer notre livre,

une douzaine de femmes m’abordent successivement, me félicitent, me

souhaitent bonne chance dans mon voyage au Michigan.

« Quelle source d’inspiration vous êtes devenue ! me dit une brune

magnifique en me serrant la main. Je suis fière de vous, Hannah, de

pardonner ainsi à votre mère après tant d’années.

— Merci. » Mes joues me brûlent.


Fiona affirme que nous taisons nos secrets pour deux raisons : pour

nous protéger ou protéger les autres. Dans mon cas, c’est évident que je

cherche à me protéger moi-même.

Il est presque minuit, je suis installée à mon bureau et j’essaie de

rédiger une lettre qui soit amicale, sans être charmeuse.

Cher RJ,

J’ai été heureuse d’avoir de vos nouvelles, l’ami. Je voulais juste vous

prévenir que je vais passer quelques jours dans le Michigan, à compter du

lundi 11 mai. Je pense faire un détour par votre domaine, j’espère pouvoir

faire cette visite du propriétaire que vous m’avez promise.

Au cas où vous auriez oublié à quoi je ressemble, cherchez la femme qui porte

des gressins.

Bien à vous.

Je jette mon stylo-plume sur le bureau et relis ma lettre. L’ami ? Non,

je le raye. Mais qu’est-ce que c’est que ce ton ? Je m’adosse à mon

fauteuil et scrute le plafond. Mon Dieu, mais qu’est-ce qui ne tourne

pas rond chez moi ? Pourquoi suis-je en train de jouer avec le feu ? J’ai

Michael. Je n’ai aucune raison de retourner à ce domaine viticole. C’est

complètement malsain.

Je me redresse et relis ma lettre. Cette fois-ci, elle ne semble pas si

nulle. Elle me paraît même plutôt innocente. J’aurais tout aussi bien pu

l’écrire à une copine.

Avant de prendre le temps d’écouter les protestations de mon petit

diablotin, je reprends le stylo et signe la lettre. Je la glisse dans une

enveloppe où j’ai rédigé l’adresse, je cours en bas et la dépose dans la

fente de la boîte.

Oh, mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais qu’ai-je fait ? Je m’essuie les mains

à mon jean comme si elles étaient sales. Seigneur, aide-moi. Je suis


aussi minable que Jack Rousseau.

Enfin, non, pas tout à fait.

Du moins, pas encore…


24

e porte un legging, des bottes et un manteau en polaire quand

J j’émerge de l’aéroport en tirant ma valise à roulettes.

Contrairement au mois dernier où j’avais été frappée par un froid

glacial, la météo du Michigan semble aujourd’hui presque tropicale. Je

retire ma polaire, je récupère mes lunettes de soleil dans mon sac et me

dirige d’un pas tranquille vers le guichet de location de voitures.

Je devrais être à Harbour Cove vers 15 heures, ce qui me laissera

amplement le temps de trouver à la lumière du jour le cottage que j’ai

loué. Comme la dernière fois, j’attendrai demain matin pour rendre

visite à ma mère. Il faut que je la voie seule à seule.

Dans mes rêves, ma mère se montrera compréhensive. Elle me dira

peut-être même qu’elle est aussi indécise que moi quant à ce soir-là, ce

qui me soulagerait totalement du poids de ma culpabilité. Mais même

dans mes rêves de retrouvailles familiales les plus fous, il m’est

impossible d’imaginer recevoir le pardon de Bob.

Dans le parking de l’aéroport, je m’installe au volant de ma voiture

de location et j’appelle Michael.

« Tiens, dis-je, toujours surprise quand il décroche. Bonjour.

— Bonjour. » Je ne sais pas s’il est fatigué ou encore furieux. Je préfère

décréter qu’il est fatigué.

« Je viens d’atterrir. Il fait beau, aujourd’hui, il fait chaud et il y a du

soleil. » J’attache ma ceinture de sécurité et j’ajuste le rétroviseur.

« C’est quoi, ton programme de la journée ?

— Des réunions à n’en plus finir.


— Des rendez-vous pour ta campagne ? » Michael n’a pas encore

officiellement fait l’annonce de sa candidature au Sénat mais il passe

une grande partie de son temps avec des consultants politiques et

d’importants soutiens financiers, à chercher les meilleures stratégies

pour remporter les élections.

« Non, dit-il, comme si la suggestion était absurde. J’ai une ville à

gérer. J’ai des obligations envers mes électeurs.

— Oui, bien sûr. » Je m’efforce d’ignorer son ton acerbe. « Des choses

importantes à signaler ?

— Je dîne avec Mack DeForio ce soir, en compagnie de la nouvelle

inspectrice scolaire. »

Le chef de la police et la femme que j’ai rencontrée à la soirée

caritative, celle au port de tête altier. « Jennifer Lawson », dis-je à ma

grande surprise. Comment ai-je pu retenir son nom ? « Eh bien,

j’espère que ce sera productif. »

Un silence s’ensuit et je ne sais pas trop comment le briser. Il ne me

demande pas ce que je fais aujourd’hui car il le sait. Et il est furieux.

Quand je lui ai annoncé mes projets de voyage après lui avoir détaillé

la confession en direct pendant l’émission, il semblait incrédule. Et à

présent, avec cette conversation tendue, je me demande s’il retrouvera

un jour confiance en moi.

« Michael, je sais que tu es en colère. Je te jure que je vais arranger la

situation. Personne ne connaîtra le moindre détail de cette affaire.

— Tu veux dire que personne ne va découvrir que le maire de La

Nouvelle-Orléans sort avec une femme qui a menti sur son passé

d’enfant abusée ? » J’entends son soupir, je l’imagine hochant la tête.

« Bon sang, Hannah, mais qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? Tu es le

visage et le nom qui symbolisent Vers la lumière. Et par association, je

le suis, moi aussi. Les gens ne pardonneront pas une telle trahison. Tu

risques de perdre la confiance que ces victimes – et tes téléspectateurs –

t’accordent. »

Je frissonne malgré la tiédeur de cette journée. Ils ne lui feront plus

jamais confiance à lui, c’est ça qu’il cherche à me dire. C’est son

ambition démesurée qui lui importe vraiment, et c’est ce qui m’attriste


le plus. Ce n’est pas ma relation avec ma mère. Ce n’est pas

l’éventualité que je fasse la paix avec mon passé. C’est sa carrière

politique.

« Je te l’ai déjà dit, personne n’en saura rien. » Et avant d’avoir eu le

temps de me retenir, je lâche le morceau. « Ce n’est pas comme si tu

n’avais jamais menti. »

Un silence pesant se fait à l’autre bout de la ligne. J’ai dépassé les

bornes.

« Il faut que je file, dit-il. Bonne journée. »

Il raccroche sans dire au revoir.

Mon estomac fait un saut périlleux quand j’aperçois le panneau du

domaine Merlot de la Mitaine. Mon Dieu, j’ai douze ans ou quoi ?

J’ai lu un jour que les femmes ne devraient jamais cesser de flirter.

Même les femmes âgées et les femmes mariées devraient se laisser aller

à quelques rendez-vous innocents, de temps à autre. D’après le

chroniqueur, le badinage léger permettrait de préserver notre féminité,

d’affûter notre pouvoir de séduction et même d’améliorer notre

relation de couple.

Alors si j’étais experte en manipulation, je décréterais que je dois à

Michael et à notre couple de me rendre au domaine viticole cet après-

midi.

Mais je ne suis pas experte en manipulation. Et je ne veux pas l’être.

Dorothy a toujours été ma référence. Quand je lui ai parlé de RJ et

de notre correspondance, sa réaction a été du style Beyonce et son If

you like it, then you should have put a ring on it, mais version vieille dame

de soixante-seize ans :

« Rien ne t’empêche de voir ce gars. Tant que tu n’as pas une relation

stable et gravée dans le marbre, tu es libre de discuter avec qui tu

veux. »

C’est bien là le problème. J’ai le sentiment d’avoir une relation stable.

Mais je ne suis pas certaine que Michael soit du même avis.

Je baisse la vitre et inspire l’air du Michigan, sans savoir si c’est le

fruit de mon imagination ou si les parfums sont plus doux ici.


Une flèche à l’entrée indique un sentier à gauche, je m’engage dans la

longue allée sinueuse, habitée par une impatience que je n’ai pas

éprouvée depuis des années. Quelle va être la réaction de RJ quand il

me verra ? Je me demande s’il a déjà reçu ma lettre ou si ma visite sera

une surprise totale. Va-t-il me reconnaître sur-le-champ ? Ce premier

regard, cette première expression me révéleront tout de ses sentiments

– ou de son absence de sentiments – à mon égard. J’accélère un peu.

Une douzaine de voitures occupent le parking, aujourd’hui. Un

couple sort de la boutique, chacun portant un sac en papier estampillé

du double M du logo.

Je me lisse les cheveux avant d’entrer. Une femme entre deux âges se

tient derrière la caisse mais elle est occupée avec un client et ne me

voit pas.

Derrière l’arche qui mène à la salle de dégustation, j’entends le

bourdonnement des conversations, les rires et la douce musique

d’ambiance. Je jette un coup d’œil dans la pièce. Contrairement à la

dernière fois, un groupe d’une quinzaine de personnes est installé au

bar à bavarder, à s’esclaffer et à siroter du vin.

Je prends une profonde inspiration. C’est parti.

Je franchis l’arche, un sachet de gressins dans une main, la paire de

bottes Wellington jaunes dans l’autre. C’est moi qui le vois en premier.

Il est derrière le bar et discute avec trois jeunes femmes en remplissant

leurs verres. Je ralentis. C’était une erreur. Une erreur monumentale.

RJ travaille. Je vais lui coller la honte – et à moi-même au passage –

avec mes gressins à la con et ces bottes. Pourquoi ai-je trimballé les

Wellington jusqu’ici ?

Je le vois rire à la plaisanterie d’une des femmes. J’ai la nausée. C’est

un dragueur. Je suis idiote d’avoir cru un instant que j’étais unique à ses

yeux. Hier, c’était moi qui me trouvais sous les projecteurs mais,

aujourd’hui, il flirte avec trois jolies jeunes femmes. Et demain ? Allez

savoir.

Je suis figée au milieu de la salle, à mi-chemin entre l’entrée et le bar,

j’hésite à avancer encore ou à m’éclipser discrètement quand il lève

soudain les yeux. Nos regards se rencontrent.


Tout devient flou. J’entends mon nom. Je le vois poser la bouteille en

renversant presque un verre. J’aperçois les trois femmes au bar se

retourner pour m’observer, curieuses. RJ traverse la salle. Ses yeux ne

quittent pas les miens, et lorsqu’il hoche la tête, je vois bien que ce n’est

pas en signe de reproche. Son regard pétille et je distingue une tache

rose sur sa joue.

En un instant, je suis dans ses bras. Les bottes tombent à terre. Je sens

la douceur de sa chemise contre mon visage et je respire le parfum frais

du tissu, son parfum à lui.

« Ma petite Sudiste », murmure-t-il à mon oreille.

Les mots se bloquent dans ma gorge. Je n’oublierai jamais cet accueil.

Merlot de la Mitaine est l’occasion idéale de me changer les idées et

d’oublier la tâche qui m’attend. J’essaie de ne pas stresser à l’idée de

rencontrer ma mère demain, je me concentre sur l’ambiance vivante et

légère des lieux.

Le bar de RJ est un véritable melting-pot où des motards côtoient des

jeunes BCBG. J’ignore si c’est l’alcool ou la personnalité avenante de

RJ, mais les clients semblent baisser la garde et abandonner leurs faux-

semblants. Deux heures s’écoulent tandis que je sirote mon vin et

bavarde avec les clients qui se succèdent. RJ s’extasie sur mes gressins

et les distribue autour du bar, m’attribuant tout le mérite. Je le regarde

saluer les habitués par leurs noms, demander aux nouveaux arrivants

d’où ils viennent et ce qui les amène ici. C’est lui qui devrait animer

une émission télévisée. Il est charmant sans être calculateur. Il semble

clamer dans un élan de sympathie naturel : « Je vous apprécie

vraiment. » Je l’admire tandis qu’il incite lentement un homme

maussade à entrer en conversation avec deux nonnes canadiennes.

Quand RJ a terminé son tour de magie, M. Ronchon paie l’addition

des bonnes-sœurs et tous trois font le projet de dîner ensemble le soir

même.

RJ ne s’accorde qu’une seule pause à 16 h 30, quand Zach et Izzy

arrivent avec leurs lourds cartables, comme la dernière fois. Il les salue
de la main lorsqu’ils entrent, puis il fait signe à Don, une serveuse, de

prendre sa place derrière le bar.

Je me surprends à sourire quand RJ et les enfants échangent une

étreinte et s’entrechoquent les poings en guise de bonjour. Comme la

dernière fois, il les installe à une table avant de s’éclipser pour leur

chercher un goûter.

Ce type incroyable est-il vraiment réel ? Et quel est son lien exact

avec ces enfants et leur mère ? Personne ne peut être aussi gentil. Ou

suis-je devenue cynique ?

À 18 heures, la foule se dissipe et c’est Don qui tient désormais

séance derrière le bar avec les dix derniers clients. Je suis assise à une

table du fond où j’aide Izzy à faire un exercice de maths quand elle

laisse échapper un cri.

« Maman ! »

Je pivote et aperçois Maddie qui avance vers nous. Elle est vêtue de

noir de la tête aux pieds. Le code vestimentaire du salon de coiffure,

j’imagine. Elle ralentit en m’apercevant. L’espace d’un instant, j’ai

l’impression qu’elle est furieuse, qu’elle en pince peut-être pour RJ.

Mais son visage s’adoucit soudain et elle sourit.

« Salut ! Je me souviens de vous. » Son ongle violet est pointé sur

moi. « Je suis contente que vous soyez revenue. Je sens un truc entre

vous deux. »

Bien évidemment, le « truc » de Maddie n’est qu’une notion bien

vague. Mais j’ai le sentiment d’être à nouveau ado, et mon amie vient

de m’apprendre que le garçon qui me fait craquer craque aussi pour

moi.

RJ et moi sommes dehors et agitons la main pour dire au revoir aux

enfants. Le paysage aujourd’hui n’a rien à voir avec celui d’il y a quatre

semaines, sous la neige. Les branches frêles des cerisiers croulent sous

les bourgeons, une herbe nouvelle d’un vert éclatant couvre le sol entre

les pieds de vigne.

« C’est magnifique, par ici », dis-je. Et c’est vrai. L’herbe verte

contraste avec les branches rouges de cerisiers et l’eau bleue au-delà.


« La capitale mondiale de la cerise.

— Ah bon ?

— Les effets du lac sur cette péninsule… et sur celle-là… » Il se poste

à mes côtés et me montre du doigt une autre langue de terre qui

avance sur le lac. « Tout ça permet de créer un microclimat propice

aux cerisiers. Pareil pour les raisins vinifères, ceux qu’on utilise dans la

création du vin. »

Je fais un geste en direction d’une sorte d’armoire dans le verger,

dont chaque tiroir est peint d’une jolie teinte pastel. « C’est quoi ?

— Un de mes ruchers. Il faut environ cent quarante mille abeilles par

demi-hectare de cerisiers. Encore quelques semaines et elles danseront

parmi les fleurs, à faire leurs tours de magie. » Il montre les arbres. « Et

tous ces bourgeons qu’on aperçoit là-bas vont s’épanouir en de belles

fleurs blanches. De loin, elles reflètent le rouge des branches et le vert

de l’herbe, si bien que, du bas de la péninsule, on a l’impression que les

vergers sont roses et verts. C’est un tableau spectaculaire sur fond de

lac bleu. Il faut vraiment que vous voyiez ça.

— Peut-être un jour, oui. » Je consulte ma montre. « Mais je ferais

mieux d’y aller.

— Hors de question. Je vous invite à dîner. J’ai déjà réservé une

table. »
25

ne femme correcte aurait refusé. Même une femme

U médiocre se serait sentie coupable. Mais quand RJ me

propose de dîner dans son restaurant préféré, j’hésite juste le temps de

laisser un message sur le répondeur de Michael.

« Salut, c’est moi, dis-je dans les toilettes où je gobe un chocolat à la

menthe. Tu dois être en rendez-vous avec Jennifer et DeForio. Je

voulais juste te prévenir que je sors dîner. Je me suis arrêtée à un

domaine viticole et je vais aller manger un morceau avec le proprio. Je

te rappelle plus tard. »

Je me cherche des excuses, je le sais bien, et je sais aussi que je

brûlerai sans doute en enfer, mais j’arrive à me convaincre que je suis

encore dans les limites de la décence. Bon, d’accord, je suis peut-être à

cheval sur la frontière, mais, au moins, j’ai encore un pied du bon côté.

Nous sommes assis à une table qui surplombe la baie de Grand

Traverse et nous dégustons des moules vapeur, du thon grillé et des

coquilles Saint-Jacques sauce whisky. On aurait pu tout aussi bien

manger un hamburger dans un fast-food. Ça n’aurait fait aucune

différence à mes yeux. Ça aurait quand même été le meilleur rendez-

vous de ma vie. S’il s’agissait d’un rendez-vous, ce qui n’est pas le cas.

Il me sert un verre de vin. « Bourgogne blanc, un chardonnay. C’est

en accord parfait avec la sauce au beurre des moules. » Il hoche la tête.

« Pardon. Je parle comme un crétin prétentieux. Tu viens de La

Nouvelle-Orléans. Tu en sais plus que moi sur le vin et la gastronomie.

— Oui, c’est vrai. »


Il me dévisage. « C’est vrai ? Tu es fan de gastronomie ?

— Non, dis-je en essayant de ne pas rire. Je parlais de ton

commentaire sur le crétin prétentieux. »

Il affiche une mine déconfite puis il comprend que je plaisante. Nous

éclatons de rire. « Ah, tu m’as bien eu. Mais je parlais vraiment comme

un abruti. Désolé.

— Pas du tout. Tu n’imagines pas depuis combien de temps j’attends

qu’on me fasse un cours sur le bourgogne blanc. »

Il sourit et lève son verre. « Au bourgogne blanc et aux visages

rouges. Et aux visiteurs inattendus. »

Nous dégustons notre vin et je l’interroge sur Zach et Izzy, les

garnements qui viennent lui rendre visite chaque jour après l’école.

« Je suis aussi ravi qu’eux quand je les vois. C’est bénéfique pour tout

le monde.

— Ah bon ? » Mais je n’y crois qu’à moitié. Ce type a un cœur en or,

ça ne fait aucun doute.

« L’été, ils me sont d’une grande aide. Zach est un apiculteur

talentueux. Il affirme avoir dompté les abeilles et je veux bien le croire.

Je fais fermenter du miel et je travaille à recréer une boisson antique,

l’hydromel. Si j’arrive à le vendre, les bénéfices serviront à financer les

études universitaires de Zach.

— Et que fait Izzy ?

— Izzy m’aide… » Il fait une pause, comme s’il cherchait une réponse.

« Elle me file un coup de main en cuisine. »

Je m’esclaffe. « C’est ça, oui, une gamine de cinq ans doit être d’une

grande aide en cuisine. Tu ne me feras pas gober ça, RJ. Elle représente

plus de problèmes que de solutions. Mais tu les adores. Admets-le. »

Il rit et acquiesce. « Ils sont irremplaçables. Maddie est débordée, à

les élever seule. Elle n’est pas toujours très mature et responsable, mais

elle est jeune et elle fait de son mieux.

— Je suis certaine que tu leur apportes beaucoup. Où est leur père ? »

Un nuage vient obscurcir son visage. « Il est mort. Il y a presque

deux ans.

— De maladie ? »
RJ prend une profonde inspiration. « Ouais. Il était malade. Une

triste histoire. »

Je suis tentée de l’interroger davantage mais l’expression sombre

dans les yeux de RJ m’indique que le sujet est clos.

Nous évoquons une heure durant nos passions respectives – son

vignoble et sa cuisine, mon pain. Nous partageons nos plus belles

réussites et nos pires déceptions. Sans entrer dans les détails, je lui

parle de ma mère. « Nous avons eu une relation difficile depuis mon

adolescence et je commence à comprendre que c’est en grande partie

de ma faute. J’espère qu’on pourra faire la paix.

— Bonne chance. D’un point de vue purement égoïste, j’espère que

vous deviendrez inséparables. »

Mon cœur s’emballe et je tords ma serviette sur mes genoux.

« Raconte-moi ta pire déception. »

Il évoque son mariage, les bons côtés et les mauvais.

« Le problème, c’est qu’on ne partageait pas le même rêve. Staci était

furieuse quand je lui ai avoué mon envie de quitter E&J. Et elle ignorait

que je rêvais de posséder un domaine viticole, ça m’a stupéfait.

Franchement, je ne lui en veux pas de ne pas avoir eu envie de se

déraciner et de changer de vie. Et pour tout dire, je serais encore marié

et coincé dans les rouages de cette entreprise s’il n’y avait pas eu Allen,

son chef. Ils se sont mariés en novembre dernier.

— Oh, non. Je suis désolée.

— Qu’est-ce qu’on peut y faire ? dit-il en levant les mains dans un

geste d’impuissance. Elle est heureuse, Allen est heureux. Nous, on n’a

jamais formé un bon couple. Je le vois, maintenant.

— Comme je comprends. » Je me surprends à lui parler de Jack, de

nos retrouvailles à Chicago, de mes émotions en apprenant son

mariage.

« Quel choc, cette nouvelle… Il m’a affirmé qu’il n’était pas l’homme

de ma vie mais à cet instant, quand je me suis rendu compte qu’il allait

se marier et avoir un bébé, j’ai paniqué. Si j’avais commis une erreur ?

Si je m’étais trompée en refusant de lui accorder une seconde chance ?


Mais c’était trop tard. La porte avait été refermée, verrouillée et

cadenassée.

— Et toi, qu’en penses-tu ? C’était l’homme de ta vie ?

— Non. Ce n’était pas lui. Jack était un type super. Mais il m’a dit un

truc que je n’oublierai jamais. Il m’a dit : “On n’abandonne jamais

ceux qu’on aime.” »

RJ semble cogiter. « Je crois qu’il a raison. Si tu avais voulu que cette

relation continue, tu aurais trouvé un moyen. Il doit y avoir quelqu’un

d’autre pour toi, je pense. »

Je me sens rougir. Oui, je le pense aussi. Et je pense qu’il s’appelle Michael

Payne. Et je pense aussi que je ne devrais pas me sentir aussi bien en ta

compagnie.

Il croise les mains sur la table et se penche vers moi. « D’accord, on

va continuer dans les clichés d’un premier rendez-vous : Qu’est-ce qui

figure sur la liste de tes rêves ? »

Je souris et je trempe un morceau de pain dans la sauce au vin.

« Facile. Je veux une cabane dans les arbres. »

RJ éclate de rire. « Une cabane ? Allez. Je croyais que ce genre de

truc, ça nous passait à l’âge de sept ou huit ans. »

J’aime quand il me taquine, et la façon dont notre conversation

alterne entre sérieux et loufoque. « Pas pour moi, non. Je veux une

vraie cabane perchée dans un arbre, avec une échelle de corde. J’aurai

une belle vue sur l’eau, elle sera assez grande pour y installer un

fauteuil, une bibliothèque et une table où je poserai mon café, c’est tout

ce dont j’ai besoin pour être heureuse. Le monde entier peut

disparaître dehors.

— Sympa. Donc, une cabane privée. Laisse-moi deviner, tu installeras

un panneau à l’entrée qui dira INTERDIT AUX GARÇONS.

— Peut-être, je lui réponds en feignant la timidité. À moins qu’ils

connaissent le mot de passe secret. »

Je sens son regard posé sur moi. Il est si intense que je suis obligée de

détourner les yeux. Il baisse la voix, se penche davantage, nos visages

sont à quelques centimètres. « Et c’est quoi, le mot de passe secret ? »


Mon cœur s’emballe, je lève mon verre. Ma main tremble et je le

repose. Je plonge le regard dans celui d’un homme que je ne devrais

pas apprécier autant.

« J’ai un petit ami, RJ. »


26

arque les sourcils et je l’entends prendre une courte


RJ
inspiration. Il se ressaisit immédiatement. « Intéressant, comme mot de

passe. J’imaginais plus un truc du genre, deux coups longs et trois

courts. J’ai un petit ami, RJ. Je crois que je m’en souviendrai, de celui-

là. »

Je grogne. « Écoute, je suis désolée. Je me répétais que ce n’était pas

grave. Que tu étais un type sympa, un ami, avec qui je partagerais un

bon dîner, peu importe que tu sois un homme ou une femme. » Je

baisse les yeux vers ma serviette. « Mais à dire vrai, je passe un trop

bon moment. Et ce n’est pas bien. » Je m’oblige à le regarder. « Et ça

me fait peur. »

Il tend la main au-dessus de la table et me touche le bras. « Hé, tout

va bien. Tu rentres et tu dis à ce mec que tu as rencontré quelqu’un

d’autre. Tu le largues pour un type que tu connais à peine, un bon parti

qui vit dans les collines du Michigan. Tu lui dis que tu t’apprêtes à

t’engager dans cette relation à distance parce que, eh bien, deux mille

soixante-neuf kilomètres, c’est un éloignement vraiment facile à gérer. »

Il incline la tête. « Oui, c’est la distance exacte qui sépare ton palier du

mien. Et oui, ça signifie que j’y ai pas mal réfléchi. »

Son regard est si tendre que j’ai envie de le prendre dans mes bras.

Mais je ne suis pas certaine d’être en mesure de le réconforter

maintenant. On ressemble à deux gosses qui seraient tombés

amoureux pendant une colonie de vacances et qui, habitant deux villes

différentes, sont sur le point de se séparer. Et j’ai déjà le cœur gros.


Il est minuit quand nous rentrons au domaine. Je ne suis pas encore

passée prendre les clés de ma location.

« Tu es en état de conduire ? me demande-t-il.

— Oui. » Je n’ai bu qu’un demi-verre de vin pendant le dîner,

deux heures plus tôt. « Merci pour tout. »

Nos regards s’accrochent et avant même d’en avoir conscience, je

suis entre ses bras. Je me colle à lui et je sens les battements de son

cœur, le contact doux de sa main dans mes cheveux. J’essaie de graver

cet instant dans ma mémoire – la pression légère de sa joue contre ma

tête, la chaleur de son souffle à mon oreille. Je ferme les yeux et rêve

que le monde disparaisse.

Il m’embrasse le sommet du crâne et recule d’un pas. Nous nous

regardons jusqu’à ce que je m’oblige à détourner les yeux.

« Il faut que j’y aille, dis-je, mon cœur explosant presque dans ma

poitrine. J’ai une journée chargée demain.

— Je suis désolé, répondit-il en fourrant les mains dans ses poches. Je

me suis un peu laissé emporter. »

J’ai envie de lui avouer que ce n’est rien, que je me suis laissé

emporter, moi aussi. Je voudrais retourner contre son torse, sentir ses

bras autour de moi toute la nuit. Mais c’est mal. Je ne me le

pardonnerais jamais.

« Est-ce qu’on va se revoir ? » demande-t-il.

Je hausse les épaules, ployant sous le poids de l’impuissance. « Je n’en

sais rien.

— J’imagine qu’il est hors de question que je t’appelle ?

— Honnêtement ? J’adorerais qu’on s’appelle. Mais je ne fonctionne

pas comme ça. Je suis trop impliquée avec Michael. » C’est la première

fois que je prononce son nom et RJ se crispe.

« J’espère que Michael a conscience de la chance qu’il a. »

Je porte la main à ma gorge et j’acquiesce. Je l’espère aussi. Mais je

n’en suis plus certaine. Depuis que je suis arrivée à l’improviste dans le

domaine de RJ le mois dernier, j’éprouve des doutes au sujet de

Michael.
Il baisse les yeux vers moi et sourit, mais son regard est triste.

« Quand tu décideras de le botter en touche, je voudrais être au

sommet de la liste dans ton carnet de bal, d’accord ? »

J’essaie d’esquisser un sourire. « Sans faute. » Mais nous rêvons tous

les deux. Même si j’étais célibataire, notre relation ne serait jamais rien

d’autre qu’une passade. Nos carrières respectives étoufferaient la

moindre chance de relation stable. Et plus que tout, je cherche la

stabilité.

Je me réveille le lendemain matin dans mon cottage de location, le

regard aussitôt attiré par la large fenêtre qui donne sur la baie. Le soleil

qui pointe à l’horizon teinte le ciel de rose et d’orange. Je contemple le

paysage couvert d’une nappe de brume, et j’articule en silence une

prière pour la journée qui commence.

Je me rends au salon, j’observe la cheminée en pierre, le parquet en

chêne et les bibliothèques sur mesure. Tout à fait mon genre de maison.

J’adorerais montrer cet endroit à RJ, peut-être l’y inviter à dîner.

Mais c’est impossible, bien entendu. J’éprouve à nouveau une pointe

de tristesse. Comment est-ce possible de se sentir si intimement lié à

une personne qu’on ne connaît à peine ? Est-ce parce que Michael est

si distant, ces derniers temps ? Je haïrais l’idée d’être une de ces

femmes qui ont besoin d’un homme de secours, mais c’est peut-être le

cas. La froideur de Michael me rend vulnérable.

Je me fais un café et j’emporte la tasse sur la terrasse avec mon

ordinateur. Il fait plus frais que prévu mais la beauté des lieux est si

captivante que je ne veux pas rentrer. Je serre ma robe de chambre

autour de ma poitrine et je glisse mes pieds nus sous mes jambes.

J’admire la vue majestueuse, je pense à RJ et à quel point il me

semblait naturel d’être à ses côtés.

Je grogne. C’est complètement dingue ! D’un geste brusque, j’ouvre

le clapet de mon ordinateur et me connecte à Internet. Le nom de

James Peters apparaît dans ma boîte mail.

Je retiens mon souffle en attendant que son message s’affiche.


Hannah,

Merci pour votre nouvelle proposition sur la fracturation hydraulique et les

Grands Lacs. Soyez assurée que vous êtes toujours en lice pour le poste. Nous

prendrons une décision d’ici un jour ou deux.

Cordialement,

James

Je respire. Tant mieux. J’ai encore mes chances. Et si j’obtenais le

poste, je n’aurais plus à m’inquiéter de trouver une alternative à

l’émission sur les pierres du Pardon. Je ne souhaite vraiment pas inviter

ma mère sur un plateau télévisé, ni à La Nouvelle-Orléans, ni à

Chicago.

Je lis un mail de Jade quand mon téléphone sonne. Je jette un coup

d’œil à l’écran. C’est Michael. Au lieu de sourire, je soupire et me

prépare à une nouvelle conversation houleuse. Encore quelques jours

et la situation reviendra à la normale. Du moins, j’essaie de m’en

convaincre.

« Bonjour, dis-je avec plus d’entrain que j’en éprouve.

— Comment ça va dans le Michigan ?

— Bien. Je suis assise sur une terrasse qui surplombe la baie de Grand

Traverse. Une vraie carte postale.

— C’est vrai ?

— Oui, je sais, c’est bizarre, ce n’était pas comme ça dans mon

souvenir.

— Tu es déjà allée la voir ? » Sa voix est pincée. Il ne veut rien savoir

de mes souvenirs. Il veut juste savoir si j’ai fait la paix avec ma mère et

si je rentre bientôt.

« J’y vais ce matin. J’espère avoir bien calculé mon coup, qu’elle sera

encore là mais que Bob sera parti travailler.

— Qu’est-ce que tu faisais, hier soir ? J’ai essayé de t’appeler. »


Mon cœur s’emballe. « Je suis allée manger dans un restaurant

français incroyable, je lui réponds en toute honnêteté.

— Ah oui, c’est vrai. J’ai eu ton message. Avec le propriétaire du

domaine viticole. » Il rit. « Bon sang, j’oserais jamais avouer un truc

pareil. »

Il se moque de RJ. Je ravale ma colère. « Il produit un vin excellent.

Tu serais surpris. Et le vignoble est sublime. Toute cette région est

magnifique.

— Eh bien, ne va pas en tomber amoureuse, j’ai besoin que tu

reviennes ce week-end. On doit aller à la soirée caritative de City Park

vendredi, tu te souviens ? »

Encore une soirée caritative. Encore des salades à raconter, des

promesses à faire. Des mains à serrer. J’ai beau faire de mon mieux, je

n’arrive pas à m’en réjouir.

« Oui. Je serai rentrée. Bien sûr que je serai rentrée. » Je fais une

courte pause avant d’ajouter : « J’aimerais juste que, parfois, tu sois là

pour moi. »

Les mots dégringolent de ma bouche avant même que j’aie eu le

temps de les retenir. J’attends, je n’entends rien qu’une dizaine de

secondes de silence à l’autre bout du fil.

« Je suis censé comprendre ce que tu cherches à me dire ? »

demande-t-il d’un ton glacial.

Mon cœur bat la chamade. « Je vais faire quelque chose aujourd’hui

qui me tord les tripes, Michael. Tu ne m’as même pas souhaité bonne

chance.

— Je t’ai dit clairement dès le départ que, à mon avis, c’était une

erreur d’exhumer le passé. Je t’ai déconseillé de le faire mais tu ne m’as

pas écouté. Au contraire, même, tu as foncé, tête baissée. Alors peut-

être qu’on n’a pas la même conception de la notion d’être “là pour

l’autre”. »

Je refuse de me laisser manipuler. « Écoute, je sais que tu n’approuves

pas mais j’ai besoin que tu me fasses confiance. Je ne ferai aucun mal à

notre couple – si notre couple existe encore. » C’est peut-être parce que

je me trouve à des centaines de kilomètres de lui, ou parce que j’ai


passé la soirée avec un homme passionnant, quoi qu’il en soit, je me

sens pleine de courage, comme si l’équilibre des forces avait changé.

« Parfois, je me demande même si on se mariera un jour. J’ai trente-

quatre ans, Michael. Je n’ai pas tant de temps que ça. »

Mon cœur fait des bonds dans ma poitrine et j’attends. Bon sang,

qu’ai-je fait ?

Il se racle la gorge, comme il le fait avant de prononcer une sentence

politique importante. « Tu es à cran. Je le comprends. Mais oui, pour

répondre à ta question, nous formons un couple. Du moins, c’est ce

que je pense, moi. Je te l’ai dit clairement depuis le premier jour. Je

veux attendre qu’Abby ait terminé le lycée avant d’envisager de me

remarier.

— Elle va obtenir son diplôme au printemps. Ce n’est pas trop tôt

pour faire des projets. On peut en discuter, au moins ?

— Bon sang, Hannah ! Quelle mouche t’a piquée ? Bien sûr qu’on

pourra en discuter à ton retour. » Il rit mais c’est le même ricanement

forcé qu’il utilise avec ses adversaires de débats politiques. « Bon, il faut

que je me sauve. Sois prudente aujourd’hui. » Il fait une pause. « Et

pour info, je te souhaite bonne chance. »


27

e n’arrive pas à prendre de décision, ce matin. Chacun de mes

J choix – des bijoux à ma coiffure – semble crucial. Legging ou

jupe ? Cheveux bouclés ou lissés ? Rouge à lèvres ou simple baume ?

Collier ou pas collier ?

« Merde », dis-je à voix haute quand je fais tomber mon poudrier. Il

rebondit sur le carrelage, le miroir se brise et des paillettes roses se

répandent sur le sol. Mes mains tremblent quand je ramasse les

morceaux.

Et si j’avais attendu trop longtemps ? Peut-être qu’elle n’éprouve plus

cet amour qui lie une mère à sa fille. Peut-être qu’elle m’a oubliée,

qu’elle s’est rangée dans le camp de Bob. Qu’il lui a lavé le cerveau.

Bob me déteste forcément. Une puissante terreur m’envahit et

j’imagine une douzaine de scénarios dramatiques. Va-t-il me hurler

dessus ? Osera-t-il me frapper ? Non, dans mon souvenir, ce n’est pas

un homme violent. En fait, je ne l’ai jamais entendu hausser la voix. Le

souvenir le plus net que j’aie de lui, c’est son visage après que je l’ai

traité de pervers. C’est un souvenir qui me hante, celui d’un visage

déformé par l’incrédulité.

À 8 h 30, je suis toujours en mission de reconnaissance et je passe

une fois encore devant la maison. J’ai les mains moites et je serre le

volant de toutes mes forces. J’espérais voir ma mère dehors. Seule.

J’aurais pu m’approcher d’elle, lui présenter mes excuses et l’affaire

aurait été pliée. Mais la Chevrolet marron est garée dans l’allée.

Personne n’est sorti ce matin.


Je ralentis. Derrière la baie vitrée, je crois entrapercevoir un

mouvement. Est-elle à l’intérieur ? Si je sonne à la porte et que Bob

vient ouvrir ? Me reconnaîtrait-il ? Pourrais-je prétendre m’être

trompée d’adresse et repartir ? Peut-être devrais-je attendre le retour de

ma mère cet après-midi.

Non. Il faut que j’agisse. On est déjà mardi. Je n’ai plus beaucoup de

temps.

Je me gare sur le bas-côté et, cette fois, je passe par l’allée au lieu de

me faufiler en douce par la forêt. C’est une allée en terre, comme la

route, et des gravillons crissent sous mes chaussures. Je me demande

comment ma mère arrive à marcher sur ces pierres. Aussitôt, la

dernière scène de notre séparation me revient en mémoire, dans la

voiture de location de mon père, sur cette allée. Il avait passé la

marche arrière, nous nous étions éloignés à reculons. Ma mère avait

couru après la voiture comme un chien après son maître. Une fois au

bout de l’allée, je l’avais vue glisser sur les graviers. Elle était tombée à

genoux, en sanglots. Mon père l’avait vue aussi, j’en suis sûre. Quand

nous nous étions engagés sur la route, il avait enfoncé la pédale

d’accélérateur. J’avais pivoté sur le siège et regardé, horrifiée, tandis

que des cailloux jaillissaient de sous les pneus. J’avais repris ma

position face à la route. Le spectacle était insoutenable. J’avais blindé

un peu plus mon cœur.

Je porte une main à ma tête. Arrête de ressasser ces souvenirs. Je t’en prie !

Les marches en ciment branlent quand je grimpe sur le porche. Je

m’accroche à la rambarde métallique. De près, la structure en bois est

plus délabrée qu’il n’y paraît depuis la route. La peinture grise s’écaille,

la moustiquaire se détache de ses gonds. Mais pourquoi Bob ne répare-

t-il pas tout ça, bon sang ? Et pourquoi a-t-il fallu que je porte ce vieux

pendentif ? Il doit valoir plus que le chalet tout entier. Après toutes ces

années de ressentiment, ça me fait bizarre d’avoir un tel élan de

protection envers ma mère.

Des voix faibles et des rires s’échappent de la porte fermée. Je

reconnais la voix d’Al Roker. C’est le Today Show. Une image de ma

mère me vient à l’esprit. Elle est penchée devant le miroir de la salle de


bains, le Today Show passe à la télé, le son est à fond dans le salon pour

qu’elle puisse écouter l’émission en se maquillant. Je me demande à

présent si son penchant pour les programmes matinaux a influencé

mon choix de carrière. Avais-je l’espoir qu’un jour elle m’entendrait ?

Ou bien ai-je choisi ce métier car c’est à moi de poser les questions, et

non d’y répondre ?

J’inspire profondément. Je me racle la gorge, je repositionne mon

foulard pour cacher le pendentif en diamant et saphir, et j’appuie sur la

sonnette.

Elle porte une chemise bleue et un pantalon de jogging noir. Elle est

minuscule. Si minuscule. Ses cheveux, qui étaient autrefois son plus bel

atout, sont à présent brun terne et secs. Autour de sa bouche s’étire un

réseau de rides, des cernes bordent ses yeux. C’est le visage brisé d’une

femme de cinquante-quatre ans qui a vécu une existence de merde. Je

porte la main à ma bouche.

« Bonjour », dit-elle en poussant la moustiquaire. J’ai envie de la

réprimander, de lui dire qu’elle est naïve, qu’il ne faut jamais ouvrir sa

porte aux inconnus. Elle me sourit, j’aperçois des taches sur ses dents

jadis si jolies. Je scrute son visage en quête d’éléments familiers, je les

trouve au fond de ses yeux bleu pâle. J’y lis de la gentillesse, et autre

chose encore. De la tristesse.

J’ouvre la bouche pour parler mais ma gorge se serre. Je me contente

de la dévisager, de voir ses yeux et son esprit m’identifier lentement.

Un gémissement aussi primitif qu’un cri d’animal jaillit d’entre ses

lèvres. Elle avance sur le porche, la porte claque derrière elle. Son

corps minuscule me renverse presque quand elle se rue sur moi. « Ma

fille, s’écrie-t-elle. Ma jolie petite fille. »

C’est comme si vingt années venaient de se dissoudre

instantanément. Nous ne sommes qu’une mère et sa fille, réunies par le

plus instinctif, le plus fondamental des amours.

Elle m’attire contre sa poitrine et me berce. Elle sent le patchouli et la

fumée de cigarette. « Hannah, dit-elle. Hannah, ma chérie ! » Nous

oscillons d’avant en arrière comme un fanion dans un courant d’air.


Elle finit par s’écarter et elle m’embrasse sur la joue, le front, le bout du

nez, exactement comme elle le faisait chaque matin avant l’école. Elle

sanglote à présent et, toutes les deux secondes, elle fait un pas en

arrière pour me dévisager, craignant d’être en train de rêver. Si j’ai

douté un instant de son amour pour moi, cette idée a totalement

disparu de mon esprit.

« Maman », dis-je, et ma voix se brise.

Elle porte la main à sa bouche. « Tu es là. Tu es vraiment là. Je

n’arrive pas à y croire. Je n’arrive vraiment pas à y croire. »

Elle me prend par la main et m’entraîne vers la porte. Je ne bouge

pas. J’entends le son de la télévision poussé à fond, à l’intérieur. J’ai la

tête qui tourne. Mes jambes sont deux poteaux de ciment, ancrés dans

le sol. Je me retourne pour regarder ma voiture. Je peux repartir sur-le-

champ. Je peux lui dire pardon et repartir. Je n’ai pas besoin de revoir

cet endroit – l’endroit où j’avais juré de ne jamais remettre les pieds.

L’endroit où mon père m’avait interdit de revenir.

« Je ne compte pas rester, dis-je. Il faut que tu ailles au travail. Je

peux repasser plus tard.

— Non. Je t’en prie. Je vais appeler pour me faire remplacer. » Elle me

tire par la main mais je résiste.

« Il… Il est là ? » je demande d’une voix tremblante.

Elle se mord la lèvre. « Non. Il ne reviendra pas avant 15 heures. On

est toutes les deux. »

Rien que nous deux. Mère et fille. Sans Bob. Exactement comme je

le voulais – cet instant.

La main dans la sienne, j’entre. L’odeur de fumée de bois et d’huile

citronnée me ramène à l’été 1993. Je prends une profonde inspiration

dans l’espoir de ralentir les battements affolés de mon cœur.

Le salon est exigu mais immaculé. Dans un coin, j’aperçois le vieux

poêle à bois. Je suis soulagée de voir que le vieux canapé marron a

disparu. Ils l’ont remplacé par un immense canapé d’angle en velours

beige qui semble avaler la pièce entière.

Ma mère bavarde et me raconte tous les changements tandis que

nous traversons le salon jusqu’à la minuscule cuisine. « Bob a installé


ces nouveaux placards il y a une dizaine d’années. »

Je caresse le beau chêne. Ils ont gardé le sol en lino – des rectangles

et des carrés censés imiter des carreaux de céramique – et les plans de

travail en formica.

Elle tire une chaise autour de la table en chêne et je m’installe. Elle

prend place face à moi, mes deux mains dans les siennes.

« Je vais te préparer un thé, dit-elle. Mais laisse-moi d’abord te

regarder. » Elle me contemple et me dévore du regard. « Quelle

beauté. »

Ses yeux brillent, elle tend la main pour lisser mes cheveux. Je suis

soudain frappée de comprendre à quel point je l’ai privée de ces

choses, de ces instants entre une mère et sa fille. La femme qui adorait

se coiffer, se faire les ongles, se maquiller, aurait aimé enseigner ses

astuces à sa fille. Les bals de promo, les cérémonies de diplôme. Tous

ces événements importants lui avaient été arrachés, comme si j’étais

morte. Non, pire. Au lieu de la quitter à cause d’une maladie ou d’un

accident, je l’avais fait de mon propre choix.

« Je suis tellement désolée, maman. » Les paroles s’échappent de ma

bouche. « J’ai fait tout ce chemin pour te le dire. »

Elle hésite et quand elle prend la parole, chacun de ses mots est

mesuré, de peur que la moindre syllabe de travers anéantisse ma

confession. « Tu… tu es désolée pour ce que tu as fait à Bob ?

— Je… » Voilà des semaines que je répète cette phrase mais elle se

coince tout de même dans ma gorge. « Je ne suis pas sûre… »

Elle acquiesce, m’encourage à continuer, ses yeux ne quittent pas les

miens. Il y a une certaine intensité dans son regard, elle semble espérer

contre toute attente que je prononce le message qu’elle rêve

d’entendre.

« Je ne suis pas sûre de ce qui s’est passé ce soir-là. »

Je l’entends étouffer un cri. Elle porte la main à sa bouche et

acquiesce. « Merci, dit-elle d’une voix étranglée. Merci. »

Nous terminons notre thé et sortons faire un tour dans le jardin. C’est

la première fois que je m’en rends compte : mon amour pour les fleurs
reflète la même passion que ma mère. Elle me montre chaque plante,

chaque fleur, chacune a une vertu particulière, et chacune a été plantée

à ma mémoire.

« Voilà le saule pleureur que j’ai installé là, l’année de ton départ.

Regarde comme il a grandi. » Elle lève la tête vers la cime, ses

branches vers l’eau du lac comme la chevelure de Raiponce. J’imagine

ma mère creuser un trou, déposer le tronc maigrichon dans la terre et

essayer de remplacer ainsi sa fille.

« Ce lilas me rappelle toujours ton premier récital de danse. Je t’avais

apporté un bouquet de lilas ce jour-là, au studio de Gloria Rose. Tu

m’avais dit que ça sentais la barbe à papa.

— Je m’en souviens, oui. » Et des images me reviennent, une fillette

inquiète qui jette un coup d’œil depuis les coulisses et se demande

pourquoi ses parents ne sont pas dans la salle. « J’ai paniqué. Je pensais

que vous n’alliez pas venir. Papa et toi, vous vous étiez disputés. »

C’est étrange que ce souvenir refasse surface, après tant d’années. Ce

récital, c’était bien avant notre déménagement à Detroit. Je m’étais

convaincue qu’ils ne s’étaient jamais disputés avant l’arrivée de Bob.

« Oui, c’est vrai.

— Pourquoi vous vous êtes disputés, si tu me permets cette question ?

— C’est sans importance, ma chérie. »

J’ignore pourquoi, mais cela a de l’importance à mes yeux. « Dis-le-

moi, maman. S’il te plaît. Tu t’adresses à une adulte, maintenant. »

Elle rit. « C’est vrai. Tu te rends compte que tu as l’âge que j’avais à

ton départ ? »

Ton départ. Elle ne le dit pas d’un ton accusateur mais ses paroles me

brûlent l’âme. Elle était si jeune quand je l’ai quittée. Et la vie que j’ai

fini par mener est si différente de la sienne, à l’époque comme

aujourd’hui.

« Papa et toi, vous vous êtes mariés très jeunes. Tu me disais toujours

que tu étais impatiente.

— Je voulais tant quitter le comté de Schuylkill. » Elle arrache une

fleur de jacinthe des bois et la fait rouler entre ses doigts avant d’en
respirer le parfum. « Ton père était transféré à St Louis. Il voulait que

quelqu’un l’accompagne. »

J’incline la tête. « À t’entendre, on dirait un mariage de commodité.

— Il n’était pas très versé dans les voyages, à l’époque. Ni moi,

d’ailleurs. C’était effrayant de quitter Pittsburgh. Il appréciait l’idée de

m’avoir à ses côtés, j’imagine.

— Mais vous étiez amoureux. »

Elle hausse les épaules. « Même à l’époque, quand nous

étions heureux et passionnés, je savais que je ne lui suffirais jamais. »

Je tends le bras et retire un cheveu de son chemisier. « Toi ? Tu étais

si jolie. » Je me reprends. « Tu es si jolie. Bien sûr que si, tu lui

suffisais. »

Son regard s’obscurcit un instant. « Non, ma chérie. Mais ce n’est pas

grave.

— Pourquoi tu dis ça ? Papa était fou de toi. »

Elle contemple le lac. « Je n’étais personne. J’avais toujours eu des

difficultés à l’école. Je n’avais pas d’instruction. »

Mon cœur se brise à l’entendre. Mon père la reprenait toujours sur

ses fautes de grammaire, il lui achetait des livres sur l’usage correct de

la langue. « On dirait une fille de gueule noire, quand tu parles », lui

répétait-il souvent, et c’était le cas, évidemment. « Ne va pas prendre

ces mauvaises habitudes, me disait-il. Les gens intelligents ne disent

pas… » et il complétait les blancs avec « T’as ben fait ça », ou « C’pas

sûr », ou « Faut qu’j’aille au docteur ». Elle riait et le repoussait d’un

revers de main, mais je me souviens une fois d’avoir vu sa lèvre

trembler avant qu’elle détourne le visage. Je m’étais postée derrière elle

et j’avais passé mes bras autour de sa taille. Je lui avais affirmé qu’elle

était la femme la plus intelligente du monde.

« Ton grand-père m’obligeait à rester à la maison pour m’occuper de

mes frères et sœurs quand maman allait faire des ménages. » Elle

baisse les yeux vers sa blouse. « Tu te rends compte ? C’est moi, la

femme de ménage, maintenant. »

Je vois qu’elle est gênée. Face à sa fille en vêtements de marque et un

diplôme universitaire en poche, elle a honte. J’éprouve un amour si


profond que j’arrive à peine à parler. J’ai envie de lui expliquer que ce

n’est pas grave. Je ne suis qu’une fille en mal de mère. Mais c’est trop

incongru. Je préfère détendre l’atmosphère.

« C’est un boulot idéal pour toi, maman. Tu as toujours été maniaque

de la propreté. »

Elle rit et je la regarde droit dans les yeux. « Au final, tu lui as

toujours suffi, à papa. C’est toi qui as trouvé quelqu’un d’autre, pas lui.

Il était effondré. »

Elle détourne le regard.

« C’est pas vrai ? » je lui demande en sentant mon pouls s’accélérer.

Ses yeux rencontrent à nouveau les miens, elle ne prononce pas un

mot. Je connais déjà la réponse mais je dois lui poser la question.

« Papa était fidèle, pas vrai, maman ?

— Oh, chérie, ce n’était pas de sa faute. »

Je porte les mains à ma tête. « Non ! Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— C’était comme ça, avec les athlètes professionnels – et c’est sans

doute encore le cas. Je le savais en l’épousant. Je pensais juste… » Elle

rit, un petit rire triste. « Je pensais que j’arriverais à le faire changer.

J’étais une jeune écervelée. Je pensais qu’il suffirait de me faire belle

pour le garder. Mais il y avait toujours une femme plus jeune, plus jolie

et plus amusante. »

Je pense à Claudia, à mes propres incertitudes. « Tu devais détester

l’idée de devoir être parfaite en permanence. »

Elle replace une mèche de cheveux derrière son oreille. « Ces joueurs

pros pouvaient avoir n’importe quelle femme. »

Mon pouls s’emballe. « Combien ? »

Elle montre un massif de rosiers qui fleuriront d’ici un mois. « Tu as

toujours adoré les roses. C’est amusant, moi, ça n’a jamais été mes

fleurs préférées. J’aime mieux celles-ci. » Elle pointe l’index vers un

parterre de jonquilles.

« Combien de femmes y a-t-il eu, maman ? »

Elle hoche la tête. « Hannah, arrête. S’il te plaît. C’est pas ben… ce

n’est pas important. Il ne faut pas lui en vouloir. La plupart des sportifs

professionnels en faisaient autant. Les filles étaient à leurs pieds. »


Mon cœur se gonfle en pensant à cette jeune femme en jean moulant

qui cherchait désespérément à rester jeune et jolie sans jamais avoir le

sentiment d’être à la hauteur. À chaque nouvelle année, elle devait

maudire le temps qui passait.

« Pas étonnant que tu aies été malheureuse. Pourquoi ne m’en as-tu

jamais parlé ? J’aurais compris.

— Honore ton père, murmure-t-elle en citant la Bible. Je n’avais pas à

t’en parler à l’époque, et je n’ai pas à t’en parler aujourd’hui non plus. »

J’ai envie de hurler. Mais voilà qui explique tant de choses. Toutes ces

années, je l’ai diabolisée – et mon père m’a laissée faire. Si seulement

j’avais su ce qu’elle avait enduré, je me serais montrée plus

compatissante.

« J’avais l’intuition que tu finirais par le deviner toute seule, en

grandissant. Qu’on serait liées comme les deux meilleures amies du

monde plutôt que par une relation mère-fille. » Elle me sourit et, dans

ses yeux bleu pâle, je lis tous ses rêves perdus.

Elle s’accroupit et cueille un pissenlit dans le parterre de fleurs. « Ton

père avait un immense besoin d’amour. Il avait besoin d’amour autant

que d’air et d’eau. Mais il était incapable d’en donner en retour. »

J’ai envie de lui dire qu’elle a tort, que mon père était un homme

aimant. Mais juste sous la surface, je sens la vérité bouillonner. Et je

sais qu’elle a raison.

Je l’observe secouer la terre des racines du pissenlit, et je sens

s’effriter sous moi le terreau de ma propre vie. Tout ce à quoi je me

raccrochais, toutes mes vérités se délitent. Mon père a peut-être

véritablement essayé de me manipuler. Peut-être a-t-il empoisonné mes

sentiments, m’a-t-il éloigné de ma mère. Peut-être que sa vérité à lui,

comme dit Dorothy, n’était pas la vérité.

Elle jette le pissenlit derrière un buisson. « Tu étais l’exception. Je suis

convaincue qu’il t’aimait, Hannah ma chérie.

— Du mieux qu’il le pouvait », dis-je, sachant qu’il s’agissait d’un

amour égoïste, le seul qu’il était capable d’accorder. Une pensée me

traverse l’esprit. « Est-ce que tu m’as envoyé des lettres, maman ? »


Elle se tourne vers moi, les yeux écarquillés. « Le premier de chaque

mois. Toujours. J’ai arrêté quand l’une d’elles m’est revenue avec un

mot m’apprenant la mort de John. Elle me demandait de ne plus

envoyer de lettres. »

Elle ? Je suis prise de vertige. « De qui était signé le mot ?

— D’une dénommée Julia. »

Je porte les mains à ma tête. « Non. Pas Julia. » Mais alors même que

j’essaie de nier l’évidence, je sais que c’est la vérité. Comme moi, Julia

était une des nombreuses complices de mon père. Elle lui manifestait

son amour en le protégeant. Comment pourrais-je être en colère après

elle alors que je faisais exactement la même chose ?

« J’aurais préféré que tu m’envoies les lettres directement. »

Elle me dévisage comme si ma remarque était ridicule. « Tu refusais

de me donner ton adresse. Après ton départ d’Atlanta, je te l’ai

demandée, encore et encore. Pour finir, ton père m’a conseillé de lui

envoyer les lettres. Il m’a promis de te les transmettre. »

Et elle lui a fait confiance. Tout comme moi.

« Comment as-tu pu me laisser partir sans rien faire ? » Les paroles

m’échappent sans que j’aie eu le temps de réfléchir.

Elle recule et baisse les yeux vers ses mains. « L’avocat de ton père

m’a convaincue que c’était la meilleure chose à faire pour tout le

monde, notamment pour toi. Tu aurais été obligée de témoigner au

tribunal. Bob risquait plusieurs années de prison. »

Et voilà. Son propre choix de Sophie. Elle a certainement fait une

croix sur les parts qui lui revenaient après le divorce.

Elle m’attrape le bras. « Il faut que tu me croies, Hannah. Je t’aimais.

Je pensais faire au mieux. Vraiment. » Elle se détourne et donne un

coup de pied dans la terre du bout de sa basket. « J’ai été si idiote.

J’étais persuadée que tu reviendrais. Quand ton père m’a appris que tu

ne voulais plus jamais me revoir, j’en ai presque perdu la tête. »

Une vague de nausée déferle en moi et je m’efforce de comprendre

les agissements égoïstes de mon père – et les miens. Pourquoi m’a-t-il

éloignée de ma mère ? Pensait-il m’aider ? Ou son esprit de

compétition était-il avide de revanche ? Son besoin de punir ma mère


était-il si profond qu’il a ignoré le fait qu’il me punissait aussi dans la

foulée ? Je sens disparaître la colère monstrueuse que je portais

jusqu’ici contre ma mère, aussitôt remplacée par une nouvelle, cette

fois-ci contre mon père. Me voici à nouveau retranchée dans

l’amertume et la fureur.

Je lève les yeux au ciel. Non ! J’ai fait tout ce chemin pour me

délester de la rage que je porte en moi depuis longtemps. J’ai deux

choix : me laisser à nouveau submerger par la colère ou la laisser

s’échapper.

Les paroles de Fiona se dessinent dans mon esprit. Nous taisons nos

secrets pour deux raisons. Pour nous protéger ou protéger les autres.

Mon père me protégeait, du moins c’est ce qu’il pensait. Oui. Je

choisis de croire ça. Parce que l’autre alternative, qu’il puisse se

protéger lui-même, est une notion intolérable.

Je pose la main dans le dos de ma mère. « Ne pleure pas, maman.

Tout va bien. Tu as agi en pensant faire au mieux. Moi aussi. » Je

déglutis avec peine. « Papa aussi. »

Ma mère s’essuie les yeux et se tourne vers le chemin de terre, vers le

nord, la tête inclinée. Je l’entends à présent, moi aussi. Le grondement

lointain d’un moteur. « Voilà Bob qui rentre. »


28

ne décharge électrique me parcourt l’échine. L’instant que

U j’ai redouté toute ma vie d’adulte est enfin arrivé. « Il faut

que je m’en aille.

— Non, reste.

— Je vais attendre dans la voiture. Tu pourras lui expliquer la raison

de ma venue. S’il veut que je parte, je partirai. »

Ma mère lisse ses cheveux et tapote ses poches avant d’en sortir un

tube de rouge à lèvres Maybelline.

« Non », me dit-elle, ses lèvres à présent couleur fauve. Elle range le

tube dans sa poche. « Bob ne se souviendra pas de toi. »

Je suis frappée par son commentaire. Ma mère n’essaie même pas de

prendre des pincettes. Bob a tout oublié à mon sujet. À ses yeux, je suis

morte.

Un bus du comté, à peine plus grand qu’un Monospace, se range

devant la maison. Ma mère est femme de ménage et Bob est chauffeur

de bus. Un chauffeur de bus qui ne se souvient pas de sa belle-fille.

Le véhicule vert et blanc s’arrête dans l’allée. Ma mère se poste sur le

bas-côté et attend que les portières s’ouvrent. À cet instant, le chauffeur

apparaît – un type maigre d’une vingtaine d’années au bras couvert

d’un tatouage.

L’espace d’une seconde, je ne comprends pas. Qui est ce mec ? Ce

n’est pas Bob, ça, c’est certain. J’aperçois quelqu’un de l’autre côté du

chauffeur. Un vieil homme, voûté et frêle, qui s’agrippe au coude

tatoué du jeune.
Ma mère fait un pas en avant et dépose une bise sur la joue du vieil

homme. « Salut, mon chéri. »

Je porte la main à ma gorge et réprime un cri. Bob ? Non. C’est

impossible.

Ma mère remercie le chauffeur et tend la main à Bob. Il l’attrape et

sourit. Que ce soit dû à sa position voûtée ou à l’ostéoporose, il semble

avoir rétréci de quinze centimètres. Je cherche une ressemblance, le

moindre souvenir de l’ouvrier robuste qu’il était autrefois, ses larges

épaules et son rire caverneux. Mais je ne vois qu’un homme faible vêtu

d’une chemise vert pâle avec une tache violette, qui empoigne la main

de ma mère comme un môme de cinq ans.

En quelques secondes, mon cerveau dresse des hypothèses. Il a eu un

accident. Il est malade.

« Comme t’es jolie, toi », dit-il à ma mère comme s’il la voyait pour la

première fois. Il me repère et se fend d’un large sourire. « Salut, lance-

t-il d’une voix chantante.

— Bob, tu te souviens d’Hannah, ma fille ? »

Bob lâche un petit rire. « Comme t’es jolie, toi. »

Lentement, je m’approche de lui. Il est maigre, à présent, avec un

minuscule visage lisse et d’énormes oreilles qui semblent avoir été

attachées à son crâne comme celles de M. Patate. Il porte des baskets

blanches et un pantalon en toile beige serré par une ceinture en cuir

marron qui souligne son ventre rebondi.

Toutes mes peurs ont disparu – à leur place, j’éprouve de la pitié, de

la tristesse et de la honte. Je reste là, les bras ballants. « Salut, Bob. »

Son regard passe de ma mère à moi. « Salut », dit-il avec un sourire.

Ma mère passe un bras autour de mes épaules. « Bob, voici ma fille. »

Elle parle d’un ton doux mais déterminé, comme on s’adresse à un

enfant. « Voici Hannah. Elle est venue nous rendre visite.

— Comme t’es jolie, toi. »

Il me suffit d’un instant pour établir le diagnostic. Alzheimer.

Bob est assis à la table de la cuisine et fait un puzzle d’enfant tandis

que nous préparons le dîner avec ma mère. Je le regarde qui examine


un camion de pompier en bois, caressant l’arête avec son doigt et se

demandant dans lequel des cinq emplacements le caser.

« Tu t’en sors, mon chéri ? » demande à nouveau ma mère. Elle

prend un sachet dans le congélateur. « Des toasts à l’ail maison, lui

annonce-t-elle. Tu aimes ça, pas vrai, chéri ? »

Je suis admirative de son entrain, de cette dignité décomplexée avec

laquelle elle s’adresse à son mari. Je n’y ressens aucune amertume,

aucune impatience ni aucune colère. Elle paraît presque ivre de joie

que je sois là, ce qui me ravit et m’attriste à la fois. Pourquoi ai-je

attendu si longtemps ?

Elle me touche toutes les deux minutes, comme pour s’assurer que je

suis bien là. Elle prépare des spaghettis, elle se souvient que c’est mon

plat préféré. Elle fait revenir du bœuf et des oignons, qu’elle mélange

avec de la sauce Prego. Le parmesan n’est pas fraîchement râpé, il

vient d’une boîte verte. Le seul talent culinaire que nous partageons est

notre amour pour le pain artisanal.

Je suis à nouveau frappée de voir à quel point nos vies sont

différentes. Quelle femme serais-je devenue si j’étais restée avec ma

mère ? Est-ce que j’habiterais dans le nord du Michigan, à faire

réchauffer des plats préparés pour ma famille ? Question primordiale :

le fait que j’aie choisi de partir a-t-il rendu ma vie meilleure ou pire ?

Le dîner ressemble à une soirée au restaurant Chuck E. Cheese’s. Ma

mère et moi essayons de discuter tandis que Bob nous interrompt sans

cesse, répétant en boucle les mêmes phrases. C’est qui ? Comme t’es jolie,

toi. Je vais pêcher demain matin.

« Ça fait des années qu’il n’a pas pêché. Todd met le vieux bateau à

l’eau chaque année mais il reste à quai. Il faut absolument que je le

vende. »

Nous évoquons les années d’absence. Ma mère me raconte qu’ils ont

déménagé dans le nord après que Bob a perdu son poste d’enseignant.

« Encore un obstacle à franchir, me dit-elle. Arrêter l’enseignement

était déjà difficile pour lui, mais oh là là, quitter son poste d’entraîneur

de l’équipe scolaire, ça l’a presque achevé. »


Je n’ose pas poser la question qui me brûle les lèvres, mais il le faut.

« Est-ce que… mon histoire… a eu un rapport avec la perte de son

travail ? »

Ma mère s’essuie les lèvres avec une serviette et porte une fourchette

de spaghettis à la bouche de Bob. « Mme Jacobs. Tu te souviens d’elle ?

Elle vivait dans la ferme voisine.

— Oui, je réponds en me rappelant cette vieille bonne femme qui

reprochait à ma mère d’être trop “tape-à-l’œil”.

— Elle a eu vent de la dispute. »

La dispute. C’est ainsi qu’elle évoque l’incident. L’accusation. Mon

accusation.

« Qui lui en a parlé ? Le… l’incident… a eu lieu ici, à cinq cents

kilomètres de Bloomfield Hills. Comment l’a-t-elle appris ? »

Ma mère essuie la bouche de Bob, puis elle porte un verre de lait à

ses lèvres. Elle ne répond pas à ma question.

« Papa », dis-je à voix haute. Mon père a dû en parler à Mme Jacobs.

Il connaissait sa réputation de commère. Il savait qu’elle serait

incapable de garder l’information secrète. C’est d’ailleurs exactement

pour cela qu’il lui en a parlé. Encore un acte de vengeance.

« Oh, non. » Je sens le poids de ma culpabilité, j’imagine les ondes de

dégâts qu’un seul mensonge peut provoquer. « Et elle l’a dénoncé ? »

Ma mère se penche et me touche le bras. « Dans un sens, ça nous a

libérés, ma chérie. On a quitté Detroit, on s’est installés ici. On a pris

un nouveau départ.

— Pourquoi Bob n’a-t-il pas enseigné dans la région ?

— L’industrie du bâtiment était en plein essor, à l’époque. C’est

encore le cas.

— Mais il adorait enseigner. Et entraîner une équipe de baseball. »

Elle se détourne. « La vie est une série de compromis, ma chérie.

C’était trop risqué. Si quelqu’un avait proféré la moindre accusation

contre lui, il aurait fait une cible parfaite. »

Dommages collatéraux. Répliques d’un séisme. Peu importe le terme

qu’on choisit d’employer, c’était un véritable cataclysme. Les


conséquences de mon accusation. Je repousse mon assiette, incapable

d’avaler la moindre bouchée.

Nous nous installons sur le porche à l’arrière de la maison. Je

m’assieds sur une chaise en plastique et ma mère accompagne Bob

jusqu’à la balancelle. L’air printanier est frais, ma mère va chercher un

pull pour chacun de nous. Elle pose une couverture sur les épaules de

Bob. « Tu as assez chaud, mon chéri ?

— Oh, ouais.

— C’est ton endroit préféré sur ce porche, pas vrai, mon cœur ?

— Oh, ouais. »

Je les observe, touchée par les attentions tendres et aimantes que ma

mère accorde à l’ombre de cet homme qu’elle appelle son mari. Et cela

lui pèse, je le vois bien. Je repense à mon père, à cinquante-quatre ans.

Il voyageait de par le monde, il jouait au golf cinq jours par semaine. Il

avait une santé de fer, de l’argent, Julia. C’est injuste. Ma mère aussi

devrait pouvoir voyager et profiter de la vie. Au lieu de cela, elle est

liée à un homme qui ne la reconnaît qu’une fois sur deux.

« Qui c’est ? » demande Bob pour la énième fois en me montrant du

doigt.

Ma mère se lance dans une explication mais je l’interromps. « Laisse-

moi faire, maman. » Je me lève et prends une profonde inspiration.

« J’ai parcouru des centaines de kilomètres pour venir m’excuser. Ce

n’est pas comme ça que je l’imaginais mais je dois le faire tout de

même.

— Chérie, ce n’est pas nécessaire. »

J’ignore ma mère et m’approche de la balancelle. Bob se décale et

tapote la place libre à ses côtés. Je m’assieds.

Je devrais lui prendre la main. Je devrais lui caresser le dos ou le

bras, un geste pour lui indiquer que je suis son alliée. Mais je n’y arrive

pas et je me sens méprisable. Même en cet instant, alors que Bob est

diminué, l’idée de le toucher me gêne trop. Ma réaction est-elle

instinctive, ou mon père m’a-t-il influencée à force de déverser son

vitriol ?
« C’est qui ? »

J’inspire. « Je suis Hannah, Bob. La fille de Suzanne. Tu te souviens

de moi ? »

Il acquiesce et sourit. « Oh, ouais. » Mais il ne se souvient pas. Je le

sais bien.

Je finis par trouver le courage de lui prendre la main. Elle est fraîche,

de larges veines saillent et dessinent des sillons entre les os et les taches

de vieillesse. Mais elle est douce. Il me serre la main et mon cœur se

tord.

« Je t’ai fait du mal, il y a longtemps, dis-je, et le nez me pique sous le

coup de la honte.

— Comme t’es jolie, toi.

— Non. Je ne suis pas jolie. Je t’ai accusé de quelque chose. D’une

chose horrible. »

Il regarde vers la forêt mais sa main ne quitte pas la mienne.

« Écoute-moi », dis-je entre mes dents. J’ignore pourquoi mais mon

intonation semble furieuse.

Il se tourne vers moi et affiche l’expression d’un enfant qu’on vient

de réprimander. Les larmes me montent aux yeux, je cille pour les

retenir. Il m’observe, perplexe.

« Je tiens à te présenter mes excuses. » Ma voix tremble, rauque.

Ma mère se poste à mes côtés et me tapote le dos. « Chhhut. Ce n’est

pas nécessaire, ma chérie.

— Je t’ai accusé de m’avoir touchée. » Les larmes roulent à présent sur

mes joues. Je n’essaie plus d’être stoïque. « C’était mal. Je n’avais

aucune preuve. Tu essayais juste d’être gentil. Tu n’as jamais voulu… »

Il lève son autre main et me touche le visage. De l’index, il suit la

course d’une larme. Je le laisse faire. « Elle pleure, dit-il en regardant

ma mère. C’est qui ? »

Je déglutis avec difficulté et je m’essuie les yeux. « Je suis une

personne minable », je murmure. Je me lève mais il me tient

fermement la main.

« Comme t’es jolie, toi. »


Je baisse le regard vers cette silhouette innocente. « Tu veux bien me

pardonner ? » Mais c’est injuste, je le sais. Cet homme n’est pas en état

d’accorder son pardon. Il faut quand même que je lui pose la question.

Je veux entendre sa réponse. J’ai besoin de l’entendre. Je me tourne vers

lui. « Bob, s’il te plaît, pardonne-moi. Tu veux bien ? S’il te plaît. »

Il sourit. « Oh, ouais. »

Je porte la main à ma bouche et acquiesce. « Merci. »

Je me penche, j’écarte les bras et attire son corps frêle contre le mien.

Il s’accroche à moi, comme si le contact physique était un instinct

primitif, le dernier vestige de notre humanité.

Je sens la main de ma mère sur mon dos. « On te pardonne, ma

chérie. »

Je ferme les yeux et me laisse envahir par ces paroles. Ces trois mots

ont un tel pouvoir de guérison…


29

a mère m’invite à passer la nuit chez eux mais je refuse. Je

M retourne à mon magnifique cottage de location, envahie

par un sentiment de culpabilité. La fille privilégiée que je suis peut

quitter ce chalet miteux occupé par un homme en proie à la démence,

mais ma mère, elle, ne peut pas s’en échapper. Les souvenirs de la

journée ricochent dans mon esprit. Ai-je avancé dans ma quête ? Si oui,

pourquoi ai-je toujours le sentiment d’être aussi horrible ? Cette simple

accusation, proférée vingt ans plus tôt, a créé un effet domino. Les vies

de ma mère et de Bob ont été à jamais altérées par mes actes. Ils ne

pourront plus jamais retrouver leur réputation d’avant.

Mon cœur s’emballe et j’ai le souffle court. Je me range sur le bas-

côté. La chaîne du pendentif en diamant et saphir m’étrangle, je me

démène pour la décrocher. Je l’enlève et la glisse dans mon sac. Il faut

que je parle à Michael. J’ai besoin qu’on me dise que mes actes étaient

ceux d’une ado de treize ans. Que je n’ai jamais eu l’intention de

gâcher leur vie.

Je compose aussitôt son numéro. Je tombe sur son répondeur. Je

raccroche sans laisser de message. Qu’est-ce que je croyais ? Il n’a pas

envie d’entendre mon histoire. Je ferme les yeux et m’efforce de

retrouver mon souffle, puis j’arrive enfin à reprendre la route.

Cinq kilomètres plus loin, je passe devant le panneau MERLOT DE LA

MITAINE. Sans même réfléchir, je m’engage dans l’allée en graviers et je

grimpe jusqu’au parking. Ma tension diminue et je me masse la nuque.

Une demi-douzaine de voitures sont garées, il y a de la lumière. J’ai

une envie irrésistible de voir RJ. J’ai envie de lui parler de ma journée.
De sentir ses bras autour de moi, de l’entendre me réconforter, me dire

que tout va bien. Et j’ai aussi besoin d’un verre de vin.

Je verrouille ma voiture et me hâte vers l’entrée. Juste avant

d’atteindre la porte, je m’immobilise. Qu’est-ce que je suis en train de

faire ? C’est injuste. J’ai dit à RJ que j’avais un petit ami. Et voilà que je

me tourne vers lui parce que j’ai besoin d’une oreille compatissante ?

C’est minable. Suis-je comme mon père, à chercher l’amour sans savoir

le donner en retour ? Est-ce que j’utilise les gens pour mon propre

bien ?

Je fais volte-face et cours à ma voiture. Je m’éloigne en vitesse, avant

que RJ soit au courant de ma venue.

Je retourne au chalet le lendemain matin. Ma mère m’a préparé des

pancakes et des saucisses pour le petit déjeuner – un plat que je n’ai pas

mangé depuis des années. Bob est assis dans le salon et feuillette un

vieux catalogue de vêtements de Sears. De l’autre côté de l’îlot de

cuisine, ma mère me regarde manger.

« Tu veux encore du jus ? me demande-t-elle.

— Non merci. Tes pancakes sont délicieux. » Et elle m’en sert une

autre pile.

Quand nous terminons de faire la vaisselle, il est 10 heures passées.

Mon avion décolle à 18 heures, j’avais prévu d’arriver plus tôt à

l’aéroport afin d’appeler Michael et de lire mes mails.

Mais la journée est splendide. Une journée idéale pour pêcher.

Je me rends dans le salon et trouve Bob assoupi dans le fauteuil

inclinable, le catalogue usé sur ses genoux. Je le récupère et le pose sur

la petite table. Je me rends alors compte qu’il est ouvert à la page des

sous-vêtements pour filles. Un frisson me parcourt. Bon sang, est-il… ?

Je le regarde dormir, la bouche ouverte, sa peau est flasque. Ce n’est plus

qu’un enfant. Pas bien différent d’un jeune garçon. Et je prie pour que ce soit

la vérité.

Je prends Bob par le coude et il sautille dans l’herbe en direction du

lac. Il porte sa vieille boîte de pêche rouge, celle de mes souvenirs


d’enfance. Elle est fermée à clé, comme toujours.

« Je vais pêcher, dit-il.

— Non, pas de pêche aujourd’hui, je rétorque. Mais on va faire un

tour en bateau. »

Je l’installe sur le banc métallique et ma mère lui enfile un gilet de

sauvetage orange qu’elle fixe sur son torse. Il cale la boîte de pêche sur

ses genoux et pose la main dessus comme s’il s’agissait de son jouet

préféré. Les gonds et le vieux cadenas sont rouillés.

Je plisse les yeux et m’interroge sur la nécessité de cadenasser une

boîte d’appâts. Le contenu ne doit pas valoir plus de cinquante dollars.

Deux clés pendent au trousseau du bateau. J’en déduis que la plus

petite est celle du cadenas.

« Qu’est-ce que tu as dans cette boîte, Bob ? je lui demande en

toquant sur le métal. Des leurres ? Des flotteurs ?

— Oh, ouais. » Son regard est fixé dans le lointain.

Le soleil joue à cache-cache avec les gros nuages gonflés au-dessus de

nos têtes. L’eau est pareille à une feuille de cellophane et je compte une

bonne douzaine de bateaux de pêche.

« On dirait que c’est la journée idéale pour pêcher, dis-je. Tu vois

tous tes vieux amis ?

— Oh, ouais. »

Je remplis le réservoir du moteur et j’actionne le starter. C’est étrange

comme tous les gestes me reviennent spontanément. Je n’écoutais

même pas Bob, le jour où il m’avait expliqué comment démarrer le

bateau.

Je tire sur le cordon, le moteur tousse et siffle sans jamais

s’enclencher. J’ai mal au bras mais je refuse d’abandonner. Cette balade

en bateau, je la lui dois bien. Je triture le starter et le moteur se réveille

enfin.

Nous nous éloignons, le moteur tousse encore et crache de la fumée.

L’odeur familière du diesel se mêle au parfum âcre du lac. Je m’assieds

et tiens le manche du moteur, dirigeant la proue de la petite

embarcation vers le centre du lac. Ma mère est perchée à côté de Bob

et, par-dessus le rugissement du moteur, elle lui crie de s’asseoir. Il veut


rester debout. Il ressemble à un gamin dans une fête foraine, ivre de

joie et d’excitation.

Il s’esclaffe, il sourit, lève la tête vers le soleil, inspire l’odeur de moisi

que dégage le lac. Ma mère rit, elle aussi, et je souris devant leur

bonheur. Je fais pivoter le manche du moteur et nous prenons la

direction de l’ouest. Une vague s’éclate sur la proue et fait pleuvoir sur

nous des gouttes froides. Bob laisse échapper un cri de bonheur et

applaudit.

« Je vais pêcher », répète-t-il.

Nous voguons trois bons quarts d’heure avant que ma mère ne

remarque quelques centimètres d’eau au fond de la cale. Je retourne

vers la rive et j’amarre le bateau au ponton. Bob tient la main de ma

mère et nous remontons tous les trois la colline verte jusqu’au chalet.

Nous passons devant la vieille poutre de gym et, sans réfléchir, je

grimpe dessus.

« C’est toi qui m’as construit cette poutre, Bob. Merci. J’aurais dû te

remercier des années plus tôt. Je l’adore. » J’avance lestement sur

l’étroite structure et je ris en cherchant mon équilibre, bras écartés.

Bob tend la main vers moi. J’exécute un petit saut maladroit et le

regarde par-dessus mon épaule. Il m’adresse un sourire.

« Merci, Bob. »

Il acquiesce. « La poutre de Frangine. »

Les au revoir ont un goût doux-amer. Cette fois, nous nous quittons

de façon temporaire. Ma mère et moi avons conscience de tout ce que

nous avons perdu, et de tout le temps qu’il nous faudra rattraper.

« Le mois prochain », me dit-elle. Elle m’attire contre elle et je

l’entends murmurer : « Je t’aime. »

Je fais un pas en arrière et scrute ses yeux bleus, scintillants de

larmes. « Je t’aime aussi, maman. »

Je m’éloigne d’Harbour Cove, mes émotions à fleur de peau. Oui,

c’est merveilleux d’avoir retrouvé ma mère, mais pourrai-je un jour me

pardonner de lui avoir fait traverser tant d’épreuves ? Et à Bob, aussi.

À
À quoi ressemblerait leur vie, si je n’avais pas tiré de mauvaises

conclusions à la hâte ?

Quelques kilomètres plus loin, je m’arrête à une aire de repos et

j’appelle Michael.

« Salut, chéri.

— Salut. Où es-tu ?

— Je quitte juste Harbour Cove, je retourne à l’aéroport.

— Tout va bien ?

— Oui. J’ai pris la bonne décision en venant ici. J’ai promis à ma

mère de revenir d’ici un mois ou deux. C’est assez irréel, d’avoir à

nouveau une mère.

— Alors, tout est impeccable ? »

Ce qu’il veut savoir, c’est si je vais révéler mes secrets à l’antenne.

Malgré l’insistance de Stuart, je n’ai jamais mentionné l’émission télé à

ma mère. Elle viendrait si elle savait que Stuart exigeait sa présence sur

le plateau. Mais je refuse que ma mère soit un accessoire scénique pour

agrémenter mon histoire mensongère. Tous mes téléspectateurs, ainsi

que Stuart et Priscille, sont persuadés que je suis allée jusqu’à Harbour

Cove pour accorder mon pardon, et non pour le demander. C’est

exactement la version que je dois leur donner.

« Oui. Tu n’as rien à craindre. Je ne révélerai aucun secret

monstrueux. »

Je perçois l’irritation dans ma voix et j’imagine qu’il l’entend, lui

aussi.
30

l est presque minuit quand l’avion atterrit ce jeudi soir.

I J’allume mon téléphone en arrivant au retrait des bagages et je

vois que j’ai raté deux appels commençant par 312. Chicago. Mes

mains tremblent lorsque je consulte mes mails et je réfrène mon

enthousiasme.

Chère Hannah,

Félicitations. Vous êtes la candidate choisie pour présenter l’émission Good

Morning, Chicago. La dernière étape consiste à rencontrer Joseph Winslow, le

gérant de la chaîne.

Vous trouverez en pièce jointe les détails de votre salaire. Dites-moi quand il

vous sera possible d’en discuter.

Cordialement,

James Peters

J’ouvre la pièce jointe et scrute la somme en bas du document. Tous

ces zéros. Impossible ! Je vais être riche ! Et je serai plus près de ma

mère, et…

Le visage de RJ m’apparaît brièvement. Je chasse cette pensée. Ce

n’est qu’un homme sympathique, un homme que je connais à peine,

qui est entré dans ma vie alors que je me sentais vulnérable.


Je relis le message trois fois avant de ranger mon téléphone. Je me

souviens alors que le but de cet entretien d’embauche à Chicago était

de pouvoir passer plus de week-ends avec Michael et d’être en mesure

d’obtenir un emploi à Washington DC s’il y allait un jour. Quel étrange

retournement : je viens de recevoir cette offre d’emploi et la seule

pensée qui me vient à l’esprit, c’est que je serai plus proche de ma

mère et de RJ.

Jade entre en trombe dans la loge, vendredi matin, avec cinq minutes

d’avance. « Bon retour parmi nous, dit-elle en me tendant une

pâtisserie de chez Community Coffee.

— Oh, merci. » Je referme ma boîte mail et me lève. « Tu es de bonne

humeur, aujourd’hui. Tu as fait des folies cette nuit ou quoi ? Et pitié,

ne me dis pas que c’était avec Marcus. »

Elle me jette un regard noir. « L’Agent Trouduc ne touchera plus à ce

petit cul. Si j’avais couché avec quelqu’un, c’est du champagne que je

distribuerais, pas des gâteaux aux myrtilles. Non, je n’ai pas fait de

folies mais j’ai des choses à te raconter. » Elle se dirige vers le casier où

elle range son sac à main. « D’abord, parle-moi de ton voyage.

Comment va ta mère ? »

Je hoche la tête et je souris. « Parfaitement bien… et parfaitement

mal. » Je lui parle de ma mère, de Bob, de nos deux jours ensemble.

« J’ai tellement honte. J’ai vraiment fichu sa vie en l’air. »

Elle me prend par les bras. « Hé, tu viens de terminer l’étape

numéro 1. Tu as présenté tes excuses. Maintenant, il faut que tu viennes

à bout de l’étape numéro 2. Il faut que tu te pardonnes à toi-même,

Hannah.

— Je vais essayer. Mais ça semble trop facile. J’ai l’impression de

devoir faire quelque chose de plus important, une pénitence, un truc à

la mesure de ce que je leur ai infligé.

— Oh, je crois que tu l’as faite, ta pénitence. Tu n’as pas eu de maman

pendant des années. »

J’acquiesce mais, au fond de moi, je sais que ça ne suffit pas.


Jade fait un geste en direction du fauteuil devant la table de

maquillage. « Assieds-toi. »

Je m’installe et lui décris les magnifiques vignobles.

Elle arque les sourcils quand j’évoque ma soirée avec RJ.

« Il te plaît, ce type.

— Oui. Mais je suis amoureuse de Michael. » Je me détourne et

attrape la pile de courrier sur la tablette. « Assez parlé de moi. Que

s’est-il passé depuis mon départ ? Comment va ton papa ? »

Elle déplie un tablier noir et ses yeux croisent les miens dans le

miroir. « Je lui ai finalement avoué. »

Je pivote sur le fauteuil pour être face à elle. « Comment ça ?

— On était sur le canapé et on regardait un vieil album photo. Il

parlait du passé – il ne parle plus que du passé, maintenant, jamais de

l’avenir. Il y avait une photo de lui et moi dans l’allée de notre

ancienne maison à LaSalle. C’est Natalie qui l’avait prise. Nous étions

en train de laver la vieille Buick Riviera et ça avait dégénéré en bataille

d’eau. » Elle sourit. « Je m’en souviens comme si c’était hier. Ma mère

était furieuse en voyant les saletés qu’on avait faites en rentrant dans la

maison. On était trempés.

— Joli souvenir.

— Oui, c’est vrai. Donc lui et moi, on reparlait de ça, et, sans crier

gare, il m’a regardée et m’a déclaré : “Jade, ma chérie, tu as été une

fille merveilleuse.” J’ai compris que j’étais en train de le perdre pour de

bon. Et il le savait, lui aussi. » Elle pose le peigne sur la tablette. « Il

fallait que je lui avoue la vérité. J’ai fouillé dans mon sac et j’ai sorti ma

petite bourse en velours. Je me suis rassise et j’ai mis une Pierre du

Pardon dans sa main. “Je t’ai menti, papa. Pendant toutes ces années, je

t’ai menti. Erica Williams avait bu, le soir de ma fête d’anniversaire.” Il

m’a rendu la pierre. Mon cœur s’est brisé. J’ai cru qu’il la refusait. Mais

il a posé la main sur ma joue et il a souri. “Ma belle, je le sais très bien.

Je l’ai toujours su.” »

Je serre la main de Jade.

« Depuis tout ce temps, il attendait que je lui fasse confiance. Et

maintenant, j’ai compris que son amour est bien assez fort pour qu’il
accepte la vérité. Il l’a toujours été. »

Le mercredi suivant, le studio est bondé. Comme promis, l’heure est

venue d’entamer le deuxième volet de l’Hannah Farr Show, dont je suis

à la fois la présentatrice et l’invitée du jour. Je me trouve à nouveau aux

côtés de Claudia sur le plateau, et en compagnie d’un groupe de mères

et de filles réunies. Mais je suis l’attraction principale. Stuart a diffusé

des bandes-annonces toute la semaine, vantant cette émission très

attendue où Hannah Farr racontera ses retrouvailles avec sa mère. Bien

évidemment, je n’ai aucune intention de révéler l’intégralité de mon

voyage, mais je n’en dirai rien à Stuart.

L’émission est commencée depuis vingt minutes, j’ai l’impression

d’être une menteuse et une hypocrite. On me dépeint comme la fille

aimante, l’enfant magnanime. Nous évoquons l’importance des

relations mère-fille, Claudia nous pose des questions, à moi et aux

autres invitées. Je parle du choix de ma mère, qui a préféré Bob à sa

propre fille, j’essaie de rester vague pour ne pas l’accuser de m’avoir

abandonnée. Mais c’est ce qu’en conclut le public, c’est évident.

Je pousse un soupir de soulagement quand arrive le passage des

questions ouvertes. Plus que vingt minutes. L’émission touche à sa fin.

Une femme entre deux âges me prend par la main. « Hannah, je

vous admire tellement. Ma mère nous a abandonnés, mes frères, mes

sœurs et moi. Je n’ai jamais pu lui pardonner. Comment avez-vous

trouvé la force de pardonner à la vôtre ? »

Mon pouls s’emballe. « Merci. Je ne suis pas certaine de mériter votre

admiration. Mon amie Dorothy semblait persuadée qu’il me fallait faire

la paix avec ma mère. Et elle avait raison.

— Mais, Hannah, votre mère vous a abandonnée. »

Non, c’est faux, ai-je envie de rétorquer. C’est moi qui l’ai abandonnée.

« On ne s’est pas parlé pendant seize ans mais je n’ai jamais eu le

sentiment qu’elle m’avait abandonnée. J’ai toujours su qu’elle m’aimait.

— Qu’elle vous aimait ? » La femme hoche la tête. « C’est une façon

étrange de manifester son amour. Mais bravo à vous d’en être

persuadée. »
Elle se rassied et une autre femme lève la main.

« Il est si difficile pour nous, les mères, de comprendre les

agissements de votre maman. Si elle avait eu le courage d’être présente

sur le plateau aujourd’hui, j’imagine qu’on se serait montrées

impitoyables. C’est pour ça qu’elle n’est pas venue ?

— Non. Absolument pas. Je ne voulais pas l’impliquer. Je sais que ma

mère serait venue si je le lui avais demandé.

— Eh bien, vous êtes mon héroïne, Hannah. Malgré un manque de

présence et de conseils maternels, vous êtes devenue une jeune femme

remarquable. Et brillante, si je peux me permettre. Je me demande si

vous avez essayé de comprendre ses motivations : est-il possible que

votre mère cherche aujourd’hui à se rabibocher parce que vous êtes

une célébrité, une femme de pouvoir, peut-être ? »

Je m’oblige à sourire. Ma mère est dépeinte comme une garce

égoïste, opportuniste et impitoyable. Comment osent-ils ? Ma pression

artérielle augmente dangereusement et je me rappelle pourquoi ces

femmes se montrent si hostiles envers elle. Je l’ai présentée comme la

vraie coupable. Et à présent, bon sang, c’est moi la victime aimante et

clémente. Après tout ce que j’ai appris au cours des deux derniers

mois, je suis plus hypocrite que jamais. Plus que jamais.

La femme continue : « On entend toujours des histoires de stars qui

se réconcilient avec leurs parents, alors qu’ils les ont abandonnées

enfants, et dont le retour est motivé par des intérêts… »

Je ne peux pas supporter que ma mère devienne la cible de leur rage.

Il faut que je fasse amende honorable. Les paroles de Fiona résonnent

dans mon esprit. C’est un choix plutôt simple – a-t-on envie de mener une vie

clandestine, ou une vie authentique ?

Je me tourne vers la femme. Elle plisse le front, ses paupières sont

mi-closes, comme si elle peinait à contenir la douleur qu’elle éprouve à

mon égard. Je scrute ses yeux compatissants. « La vérité, c’est que… »

La caméra zoome sur moi, en gros plan. Je me mords la lèvre. Faut-il

que je le fasse ? En suis-je capable ?

« La vérité, c’est que… » Mon cœur me martèle la poitrine. « La

vérité, c’est que c’est à moi de demander pardon, pas à ma mère. »


J’entends un grondement dans le public.

« Oh, ma chérie, ce n’est pas de votre faute, me dit la femme.

— Si. »

Je fais volte-face et retourne sur scène. Je m’installe sur le canapé, à

côté d’une mère et de sa fille. Les yeux rivés sur la caméra, je

commence à parler. Et cette fois-ci, je révèle la vérité… Du moins, ce

qui me semble être la vérité. L’heure n’est plus aux hésitations.

« J’ai une confession à vous faire. Ce n’est pas moi la victime, dans

cette histoire, c’est ma mère. J’ai proféré une accusation, il y a plus de

vingt ans, qui a gâché la vie d’un homme. Et par ricochet, elle a gâché

la vie de ma mère. »

De ma position surélevée sur la scène, je vois le visage de la femme

se transformer sous mes yeux, passer de la stupéfaction à l’horreur

tandis que les détails de ma vie s’échappent de ma bouche pendant un

quart d’heure.

« Donc vous voyez, j’avais décidé que ma vérité serait LA vérité.

J’étais égoïste, critique, et, au final, cette décision a eu des répercussions

que mon cœur d’adolescente n’aurait jamais pu concevoir. Adulte,

alors que j’avais conscience de tout ceci, j’ai continué à raconter cette

version de l’histoire. C’était bien plus simple de croire en MA vérité

que d’examiner l’affaire en détail et de découvrir LA vérité. Bob a-t-il

accepté ma Pierre du Pardon ? Non. Pas vraiment. Il est trop tard. Il

souffre de démence. Il ne comprendra jamais ma confession, il

n’éprouvera jamais le soulagement de la justification. » Les larmes me

montent aux yeux, je cligne des paupières pour les retenir. Je ne veux

susciter aucune compassion. « J’éprouve cependant une immense

gratitude envers ces pierres du Pardon. Elles m’ont menée jusqu’à ma

mère et jusqu’à moi-même, ce qui est tout aussi important. »

Je m’essuie les yeux d’un revers du poing. Le studio est plongé dans

un silence total. Du coin de l’œil, je vois Stuart lever les bras avec

frénésie. Il veut que le public applaudisse ? Bon sang, Stuart. Je ne

mérite pas une ovation. Je ne suis pas l’héroïne de cette histoire, je suis

la méchante.

« Mais tu n’as jamais payé pour ce mensonge. »


Je me retourne brusquement et me trouve face à Claudia. Elle est

restée si discrète que j’en suis venue à oublier qu’elle coprésentait

l’émission avec moi. Le mot mensonge se grave douloureusement dans

mon âme. Je n’ai jamais envisagé mon accusation comme un

mensonge car, aujourd’hui encore, je ne suis pas certaine de ce qui s’est

réellement passé.

Elle incline la tête et attend ma réponse. Je suis tentée de lui

rétorquer que si, j’ai payé le prix fort, comme me l’a expliqué Jade. J’ai

perdu ma mère, j’ai passé toutes ces années sans elle. Mais ça, c’est

l’Hannah d’avant qui parle, celle qui s’accroche encore aux vestiges de

son bon droit.

« Tu as raison, dis-je. Je n’ai jamais payé. »


31

tuart m’empoigne par le coude lorsque je quitte le plateau

S mais je le chasse d’une secousse. Je refuse qu’on me félicite.

Je refuse d’entendre que j’ai été intelligente d’ouvrir enfin mon cœur à

mes fans, que l’audimat va grimper en flèche, que je ne pouvais pas

rêver mieux pour ma carrière. L’idée de tirer profit de cette émission

me donne la nausée. Je n’avais pas prévu de faire cette confession à

l’antenne, et je ne l’ai certainement pas fait pour améliorer les taux

d’audience. Je l’ai fait pour m’excuser.

Sur le chemin du retour, je suis obligée de m’arrêter tous les

kilomètres et de m’essuyer les yeux. Je n’arrive plus à contenir mes

larmes. Comme si mes aveux devant les caméras avaient enfin ouvert

une vanne. Je suis à nu, sans plus aucun faux-semblant. Je suis enfin

autorisée à éprouver de la honte, de la culpabilité, du chagrin et du

regret. J’assume ma terrible erreur, et la liberté est à la fois

insoutenable et émancipatrice.

Je me gare dans le parking d’un magasin de bricolage et je compose

le numéro de Michael. Je tombe sur son répondeur et je me souviens

qu’il est à Baton Rouge jusqu’à vendredi.

« C’est moi. J’ai dit la vérité, Michael. Je ne comptais pas en arriver là

mais il le fallait. Comprends-moi, je t’en prie. »

Ce soir-là, je mange un plat à emporter sur mon balcon quand Jade

sonne. « Monte », lui dis-je.

Je prends un autre verre de vin et lui sers une assiette de riz et de

haricots rouges.
« Je pensais que tu serais peut-être sortie avec Michael ce soir. Vu

qu’on est mercredi.

— Non. Il rencontre deux donateurs importants à Baton Rouge. Tu

vois le genre, un parcours du golf… Des martinis… Des trucs de mecs.

Je le verrai ce week-end.

— Et Crabby, elle est où ? »

Je me retiens de sourire. « Elle est chez sa grand-mère. »

Jade arque les sourcils. « C’est drôle, il arrive toujours à trouver du

temps libre quand il en a besoin. »

Mon portable vibre. Un numéro qui commence par 312. Je lâche un

cri. « Oh, mon Dieu ! Ça vient de Chicago. » Je me lève. « Il faut que je

réponde.

— Respire un bon coup ! Et dis-leur que tu n’accepteras pas le poste

sans un salaire à six chiffres pour ton assistante préférée.

— Allô ? » dis-je en franchissant la porte-fenêtre. Je jette un coup d’œil

à Jade. Elle lève les pouces et je croise les doigts.

« Hannah, ici monsieur Peters.

— Bonjour, James… monsieur Peters.

— Vous imaginez bien que j’ai été très surpris en visionnant votre

émission d’aujourd’hui. »

Je souris. « Vous avez regardé mon émission ?

— Ma sœur m’a prévenu. Elle m’a envoyé un extrait YouTube.

— C’est gentil de sa part. Mon point de vue a totalement changé

depuis que je vous ai présenté l’idée, il y a quelques semaines. Je

pensais vraiment que c’était à ma mère de s’excuser, et que je lui

pardonnerais. Mais j’ai entendu sa version. Je n’avais aucune intention

de déballer mon sac aujourd’hui à l’antenne mais c’était malhonnête de

laisser les gens l’accuser à tort. »

Il hésite. « Hannah, vous nous avez présenté ce projet d’émission

comme votre idée personnelle.

— Tout à fait.

— D’après Stuart Booker, c’était son idée à lui – et celle de votre

coprésentatrice. »
La pièce semble soudain vidée d’oxygène. Je m’affale sur une chaise.

« Non. C’est faux. Cette nouvelle présentatrice, Claudia, convoite mon

poste depuis… »

J’entends le ton mélodramatique de mon explication, l’accusation

minable. Ce n’est pas le moment de porter des accusations. Il faut que

j’affiche une position de supériorité noble.

« Je suis navrée, monsieur Peters. C’est un malentendu. Je peux tout

expliquer.

— Je suis désolé, moi aussi. Joseph Winslow vient d’annuler votre

entretien. Vous n’êtes plus pressentie pour ce poste. Je vous souhaite

bonne chance, Hannah. Et ne vous inquiétez pas, je n’ai pas informé

Stuart que vous aviez postulé chez nous. »

Je retourne sur le balcon, je me sens désorientée.

Jade lève son verre de vin. « On porte un toast à la nouvelle

présentatrice du Good Morning, Chicago ? »

Je m’effondre sur la chaise. « J’ai perdu le poste. Ils ne veulent plus

de moi. Ils ont vu l’émission d’aujourd’hui. Ils croient que j’ai piqué

l’idée à Claudia.

— Eh merde. » Je sens la main de Jade sur mon dos. « Qu’est-ce que

tu as dit au gars ? »

Je hoche la tête. « C’était inutile de me défendre. J’ai l’impression

d’être une usurpatrice. Au moins, il n’a rien dit à Stuart au sujet de

l’entretien d’embauche. Je ne peux pas me permettre de perdre mon

boulot ici. »

Jade grimace.

« Quoi ?

— Ça m’embête d’en rajouter, ma chérie, mais j’ai de mauvaises

nouvelles. »

Je la dévisage. « Quoi ?

— La chaîne a été inondée de mails, de tweets, d’appels

téléphoniques, cet après-midi. Les gens t’accusent de… eh bien…

d’être une faux cul. »


J’ai la tête qui tourne. Michael avait raison. Les gens aiment voir une

célébrité – même aussi secondaire que moi – chuter de son piédestal. Je

la regarde, la main sur la bouche.

« Stuart et Priscille veulent te voir demain matin à la première heure.

J’ai prévenu Stuart que je passerais chez toi ce soir. Je pensais que tu

préférerais apprendre la nouvelle de ma bouche.

— Super. C’est Stuart et Priscille qui ont lancé cette idée d’aveu en

public ! »

Elle me tapote la main. « Je sais, Hannabelle. Je sais. » Elle prend une

profonde inspiration. « Et encore une info, puisque j’y suis. Le fiancé

de Claudia, Brian Jordan ?

— Oui ?

— Il vient de signer une prolongation de contrat de deux ans avec les

Saints de La Nouvelle-Orléans. J’ai entendu ça sur ESPN cet après-

midi. »

J’en reste bouche bée. « C’est impossible. Il est transféré à Miami.

Claudia me l’a dit.

— Il ne bouge pas d’ici, ma chérie. Et Claudia non plus. »

Je me présente au bureau de Priscille le lendemain matin, comme on

me l’a ordonné.

« Bonjour, dis-je à l’arrière de son crâne lorsque j’entre.

— Ferme la porte », répond-elle sans cesser de pianoter sur son

clavier. Stuart est assis de l’autre côté du bureau et m’adresse un

hochement de tête sec. Je me glisse sur la chaise à côté de lui.

Au bout d’une minute, Priscille pivote sur son fauteuil et nous

accorde toute son attention. « Nous avons un problème, Hannah. » Elle

jette le Times-Picayune sur son bureau. Un article de Brian Moss occupe

l’intégralité de la première page. Les gros titres clament : L’HANNAH

FARIBOLES SHOW.

Je ferme les yeux. « Oh, mon Dieu. Je suis désolée. Écoutez, je peux

expliquer à mes téléspectateurs que…

— Hors de question, me coupe Priscille. On va de l’avant. Pas de

justifications, pas d’excuses publiques. D’ici une semaine ou deux, le


scandale sera étouffé.

— N’en parle à personne, ajoute Stuart. Ni à la presse, ni même à tes

amis. Nous passons en mode réparation des dégâts.

— Compris. »

Mes mains tremblent quand je sors du bureau de Priscille. Je marche

tête baissée et je consulte mon téléphone en revenant à ma loge. Deux

textos et trois appels manqués. Tous de Michael. Appelle-moi. Au + vite.

Merde. Il a lu le journal.

Je ferme la porte de ma loge et compose son numéro, certaine qu’il

décrochera cette fois-ci.

J’ai raison.

« Oh, Michael, dis-je d’une voix mal assurée. Tu as sans doute

entendu la nouvelle. Mes fans me punissent.

— Qu’est-ce que tu as fait, Hannah ? Tous nos efforts risquent d’être

fichus en l’air. »

Je me mords la lèvre. « Bon, ce n’est pas l’apocalypse non plus. Stuart

et Priscille me conseillent de faire profil bas un moment. Les choses

devraient s’arranger d’ici une semaine ou deux.

— C’est facile à dire pour toi. Et moi, alors ? Je ne peux pas me

permettre de faire profil bas. »

Je suis piquée au vif par son intonation brutale, mais je ne pouvais

pas m’attendre à autre chose. J’ai toujours su que cette histoire

concernait davantage sa réputation que la mienne.

« Je suis désolée, Michael. Je ne voulais pas que…

— Tu étais prévenue, Hannah. Je t’avais dit que ça se passerait ainsi.

Tu ne m’as pas écouté. »

Il a raison. Il m’a prévenue. En dépit de la colère de Michael et de

celle de mes téléspectateurs, je sais que j’ai pris la bonne décision. Je ne

pouvais pas rester là tandis qu’on me glorifiait, qu’on me qualifiait

d’enfant généreuse et clémente alors que j’étais à l’origine de tout ce

bazar.

« On se voit ce week-end ? »
Il fait une pause, juste une fraction de seconde trop longue, et je sais

qu’il envisage les alternatives qui se présentent à lui. « Oui. On se voit

demain.

— D’accord. »

Je raccroche et pose lourdement mes coudes sur le bureau. J’ai enfin

soulagé ma conscience, après vingt ans. Alors pourquoi est-ce que je

me sens si sale ?

Aujourd’hui, le public est peu nombreux dans le studio. C’est peut-

être le fruit de mon imagination mais les rares personnes présentes sont

réservées, limite agressives.

L’invité du jour est un chirurgien esthétique qui se spécialise dans le

retrait des tatouages. Il compare l’acte de tatouage à un marquage au

fer rouge. L’expression marquage au fer rouge me fait penser à Michael.

J’ai envie de lui demander comment faire pour me débarrasser de mon

nouveau tatouage – celui qui représente une femme à deux visages.

À la fin de l’émission, quand je descends de scène pour l’habituel

bavardage avec le public, la plupart des gens se lèvent et sortent du

studio sans même me saluer de la main ni lever les pouces dans ma

direction.

« Qu’avez-vous pensé du docteur Jones, les amis ? » je demande en

forçant l’enthousiasme de mon ton.

Dans la rangée du milieu, une femme se tourne vers moi. Elle me

rappelle quelqu’un. Oui, je l’ai déjà vue. Mais où ?

Elle est presque à la porte de sortie quand elle me crie : « Vous nous

avez perdus à jamais, Hannah Farr. Si je suis venue aujourd’hui, c’est

uniquement parce que j’avais déjà acheté ma place. Vous êtes

sacrément décevante. »

Je porte la main à ma gorge et lutte pour retrouver mon souffle. Je la

regarde qui hoche la tête, puis tourne les talons avant de sortir.

Je me souviens d’elle. C’est la femme qui m’avait saisi la main au

restaurant Broussard, avec Michael et Abby. « Je suis une grande fan,

Hannah, avait-elle déclaré en me serrant le bras. Vous me faites sourire

chaque matin. »
J’ai manqué la bonne occasion : j’aurais vraiment dû demander au

chirurgien comment me faire effacer ce nouveau tatouage.


32

’essaie de me convaincre, le restant de la journée, que cette

J révolte contre Hannah Farr va se tasser. En dépit du bon sens,

je suis les conseils de Priscille et de Stuart, je ne réponds à aucun mail

ni commentaire méchant. À minuit ce jeudi, j’arrête de suivre Twitter.

Les insultes sont insoutenables.

Je me hâte vers ma loge après l’émission morne de vendredi quand

mon téléphone tinte. Un texto de Priscille. Réunion dans la salle de

conférences, maintenant.

Mon cœur se serre. Ça ne sent pas bon.

La pièce terne se réveille quand j’allume le plafonnier. Elle qui pétille

habituellement d’énergie et de créativité me paraît sinistre aujourd’hui,

comme si je venais d’entrer dans une salle d’interrogatoire et que

j’attendais le policier musclé prêt à me piéger. Je m’installe et parcours

mon iPhone. J’entends enfin les talons de Priscille cliqueter dans le

couloir. Je me redresse. Et le bruit de pas de Stuart ? Il prend toujours

part à nos réunions. Une autre vague de terreur déferle en moi.

« Merci d’être venue, Hannah. » Priscille m’adresse un sourire pincé,

ferme la porte et s’assied à côté de moi. Elle n’a apporté ni bloc-notes,

ni ordinateur – pas même son éternel mug.

Je croise mes mains tremblantes et m’oblige à sourire. « Pas de

problème. Comment ça va ? L’émission était géniale ce matin, tu ne

trouves p…

— J’ai de mauvaises nouvelles », m’interrompt-elle.


Mon estomac se noue. Ce scandale ne va pas se dissiper de lui-

même. Je suis dans le pétrin. Dans un sacré pétrin.

« Je suis désolée, Priscille. Je présenterai mes excuses au public. Je

peux expliquer davantage ce qui s’est passé. J’étais jeune à l’époque.

S’ils… »

Elle lève la main et ferme les yeux. Je sens le picotement des larmes

et je cligne des yeux avec frénésie. « S’il te plaît. S’il te plaît, laisse-moi

une chance.

— On a eu une réunion d’urgence avec le comité directeur ce matin à

6 heures. J’ai essayé de plaider ta cause afin qu’on te garde au sein de

la chaîne. Mais au final, j’ai dû me ranger à l’avis des autres. Il faut que

tu nous quittes. »

Je la dévisage, ma vision se trouble.

« J’ai réussi à les convaincre de te mettre en congé à durée

indéterminée. Cela t’aidera à postuler plus facilement pour un nouveau

travail. C’est toujours compliqué de justifier un licenciement à un

potentiel employeur. »

Elle remue le couteau dans la plaie. « Non. Je t’en prie ! » Je

m’accroche à son bras. « Après toutes ces années. Une erreur…

— Ce n’est pas ainsi que nous envisageons la situation. Tu incarnais le

visage, la voix des femmes de Louisiane. Tu avais une réputation

irréprochable. On admirait tous ton dévouement pour la cause de Vers

la lumière. Tu as fait un nombre incalculable d’émissions sur le

harcèlement sexuel, la pédophilie, le viol, l’inceste. Mais cette erreur,

comme tu dis, tire un trait sur tout ça. Et le pire, c’est que tu t’es mise

toi-même dans cette situation, Hannah. Tu as été tellement attentive à

souligner ta bonté, à parler de cet homme immonde, de cette mère qui

t’a abandonnée. Si tu ne t’étais pas montrée si vertueuse, à parler de

ton élégance et de ton courage à pardonner, je suis sûre que tu aurais

été plus populaire que jamais, aujourd’hui.

— Non, ça, c’était Claudia. C’est elle qui a déclaré que j’avais été

abandonnée. C’est Claudia qui a parlé de cet homme immonde, de

mon élégance et de mon courage à pardonner. C’est un coup monté ! »


Je me lève et montre l’écran de télé. « Va chercher l’enregistrement de

l’émission avec Fiona. Tu verras par toi-même ! »

Si les yeux pouvaient parler, ceux de Priscille me diraient : Oh, ma

pauvre fille, ton histoire minable pue le désespoir.

Je m’affale sur la chaise et me cache le visage entre les mains. Claudia

a tout organisé. Comment a-t-elle réussi ? Si je ne la haïssais pas autant,

je l’admirerais.

« Peu importe, réplique Priscille. Ton retournement pue l’hypocrisie.

Et l’hypocrisie, ma chère, c’est une chose que les gens ne pardonnent

pas. Claudia a accepté de prendre ta place, le temps qu’on trouve une

remplaçante. »

Je respire avec peine. Bien sûr, qu’elle a accepté. Une pensée émerge

du profond désespoir qui m’envahit. C’est peut-être ça : je subis

l’humiliation et la descente en flammes que je mérite – la juste

rétribution.

Priscille parle de compensations financières et d’assurance maladie

prolongée, mais je n’enregistre aucune information. Mon esprit fait des

sauts périlleux. Je n’ai jamais été renvoyée – pas même de ce boulot

d’été au Popeyes Chicken, quand j’avais confondu les sodas sans sucre

avec les normaux. Et voilà qu’à trente-quatre ans, je me fais virer,

bazarder, foutre à la porte. Je suis passée du statut de célébrité locale à

celui de chômeuse déshonorée.

Je me plie en deux sur la chaise et m’empoigne les cheveux. Je sens

la main de Priscille sur mon dos. « Tout ira bien », m’assure-t-elle. Et

j’entends sa chaise racler le sol tandis qu’elle se lève.

Je prends une petite inspiration brusque. Puis une autre. « Qu-quand

aura lieu ma dernière émission ? »

J’entends le grincement de la porte qui s’ouvre.

« C’était aujourd’hui », déclare Priscille avant de refermer la porte

derrière elle.

Je claque la porte de ma loge et je me jette sur le canapé. J’ignore les

petits coups frappés à ma porte et je ne prends même pas la peine de

lever la tête au bruit de pas qui approche.


« Salut, toi », dit Jade. Sa voix douce est comme un baume sur ma

brûlure. Elle caresse mon dos en cercles.

Je me redresse enfin. « Je suis en congé. Indéterminé. En gros, je

viens de me faire virer.

— Tout ira bien. Tu vas enfin pouvoir passer du temps avec ta

maman. Devenir une experte en merlot du Michigan. »

Je n’arrive même pas à sourire. « Qu’est-ce que je vais dire à

Michael ?

— Tu vas te faire confiance. » Ses yeux plongent dans les miens.

« Pour la première fois de ta vie, tu vas faire ce qui te semble le mieux

pour toi. Pas ce que ton père aurait voulu. Pas ce qui importe pour la

carrière de ton homme. Tu vas faire ce qu’il y a de mieux pour Hannah

Farr. »

Je me gratte la joue. « Ouais, parce que, la dernière fois que j’ai fait

confiance à mon instinct, ça a donné de super résultats. »

En vingt minutes seulement, j’ai vidé ma loge. Jade m’aide à

rassembler les choses qui comptent ; le reste, ils pourront le jeter. Je

décroche du mur une demi-douzaine de récompenses. Jade enroule du

sopalin autour des photos encadrées de Michael et moi, ainsi qu’un

cliché de mon père. Je sors une poignée d’objets de mon tiroir, ainsi

que mes dossiers personnels. Jade ferme le carton à l’aide d’un bout de

scotch. Mission accomplie. Pas de larmes, pas de souvenirs

sentimentaux. Du moins, jusqu’à ce que j’essaie de faire mes adieux à

Jade.

Nous nous dévisageons, muettes, puis elle écarte les bras. Je me

blottis contre elle et pose la tête sur son épaule.

« Ça va me manquer de ne plus voir ta tronche tous les matins, dit-

elle.

— Promets-moi qu’on restera amies. »

Elle me tapote le dos et murmure : « Amies pour l’éternité, et même

un jour de plus.

— Je suis foutue. Personne ne voudra plus m’embaucher à la télé.

— Ne sois pas idiote. Tu es Hannah Farr. »


Je fais un pas en arrière et je m’essuie les yeux à la manche de mon

chemisier. « L’hypocrite qui a fichu en l’air la vie de sa mère. » J’attrape

un mouchoir et le porte à mon nez. « Jade, je pense que je le mérite. Je

pense que cette épreuve va m’aider à remettre les compteurs à zéro.

— C’est pour ça que tu as tout avoué, pas vrai ? »

Je me demande si c’est le cas. Comme Dorothy, éprouvais-je le

besoin d’une flagellation en public ? Non, je suis trop discrète pour ça.

Je sais juste que ce problème était trop important pour que je m’en tire

avec une simple Pierre du Pardon.

Je jette un coup d’œil au fauteuil de maquillage. « Ce sera bien plus

facile de préparer Claudia avant mon émission… avant son émission.

— Ouaip. Ce sera du gâteau de souligner la beauté de son visage.

Mais ça va être la merde pour masquer les points noirs de son cœur. »

Elle m’enlace fort et me murmure : « J’ai trouvé un répulsif à guêpes

que j’ai hâte de lui faire sentir. » Elle sourit et me tend la boîte en

carton. « Je passerai prendre de tes nouvelles, dit-elle en me soufflant

un baiser. Surtout, ne sois pas sage ! »

Je longe le couloir jusqu’à l’ascenseur en priant que personne ne me

voie. J’enfonce le bouton d’appel, je serre la boîte en équilibre sur ma

hanche comme un gamin. Pitié, je veux juste sortir d’ici.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et je sors dans le hall. J’ai presque

atteint la double porte vitrée quand je tends l’oreille vers l’un des cinq

écrans de télé fixés au mur. Il diffuse les infos de WNO, comme

d’habitude. Je passe à proximité. Je m’arrête. Je fais demi-tour.

À l’écran, je regarde Michael monter les marches de la mairie. Il est

rentré de Baton Rouge. Il porte le costume gris que je préfère et la

cravate bleu clair que je lui ai achetée chez Rubensteins. Carmen

Matthews, une journaliste de WNO, braque un micro devant son

visage. Sur le front de Michael, je remarque cette ride que je connais si

bien et les poils de ma nuque se hérissent.

« Nous sommes bons amis depuis plus d’un an, dit-il. C’est une

personne très correcte. »


Mon cœur s’emballe. Il parle de moi ? C’est moi, la bonne amie, la

personne correcte ?

« Donc vous êtes au courant de son passé, du fait qu’elle a accusé à

tort un homme de l’avoir violée ? »

Je réprime un cri.

Michael fronce les sourcils. « Je ne crois pas qu’il y ait eu de

poursuites judiciaires ni de plainte.

— Mais elle a diffamé un homme. Il a perdu son emploi à cause

d’elle. Vous étiez au courant ? »

Je scrute l’écran. Allez, Michael, dis-lui. Fais un de ces tours de magie dont

tu as le secret. Tes paroles pourraient tout changer. Dis-lui – dis à La Nouvelle-

Orléans – que j’ai lutté avec ce secret des années durant et que, contre ton

conseil, j’ai insisté pour tout avouer – même si je ne suis pas certaine de m’être

trompée, au final. Bon sang, dis-leur que je ne suis pas un monstre, que je

n’étais qu’une gamine.

Il regarde la journaliste droit dans les yeux. « Je savais qu’elle s’était

disputée avec sa mère. Mais non, j’ignorais qu’elle avait proféré cette

fausse accusation. »

Menteur. Foutu menteur. Ce n’était pas une fausse accusation ! C’était MA

version de la vérité, et tu sais pertinemment que ça m’a hantée.

« Quel impact cela aura-t-il sur votre relation ? »

Michael paraît confiant, sûr de lui, comme à son habitude. Mais je le

connais. Je vois le pincement de ses lèvres, l’inclinaison de sa tête. Il

soupèse en hâte mais avec prudence les conséquences éventuelles de sa

réponse, avant de choisir ses mots.

« L’honnêteté est une valeur importante à mes yeux. De toute

évidence, il y a eu abus de confiance. »

Mon univers est soudain plongé dans le noir. « Connard. Espèce de

connard, de lâche. »

« Hannah Farr est une très bonne amie. Vous nous avez vus

ensemble à des soirées caritatives, à des dîners officiels et j’en passe.

Mais j’apprends les détails de son passé en même temps que vous

tous. » Il lève le doigt et parle avec détermination, articulant chaque

mot. « Permettez-moi d’être clair. Ce qu’elle a fait ou n’a pas fait par le
passé, c’est à elle seule d’en rendre compte. Elle est la seule personne en

cause, pas moi. »

La boîte en carton glisse de ma hanche et s’écrase au sol.


33

e sors du bâtiment d’un pas chancelant, l’intégralité de ma

J carrière tient dans une boîte en carton. Les nuages enflent et

bouillonnent dans le ciel. Je tourne à l’angle de St Philip Street et une

rafale de vent me gifle. Mais je ne me détourne pas. Je lui fais face, je la

provoque, j’accueille avec gratitude l’essoufflement temporaire. Je

pense à ceux qui s’infligent des blessures par désespoir, dans le simple

but de se sentir vivants. Pour la première fois, je les comprends

presque. Le vide est pire que la douleur.

Il est midi. Les employés élégants de La Nouvelle-Orléans et le lot

habituel des touristes se hâtent vers leur déjeuner sous des parapluies

noirs. Ils vont rencontrer des clients, ils savourent la beauté de la ville –

ce que je faisais moi-même, hier encore.

Le ciel se déchire alors que je prends la direction de l’est, des gouttes

de pluie s’abattent sur ma boîte en carton déjà lourde. Mais quelle idée

ai-je eu de vouloir prendre le tramway, aujourd’hui ? J’aurais dû me

douter que j’allais être virée. J’aurais dû venir en voiture. Je vois un taxi

foncer vers moi mais je n’ose pas lever le bras, de peur de faire tomber

cette foutue boîte. Le taxi passe en trombe et éclabousse mon manteau

beige de boue. « Connard ! »

Je pense à Michael, le vrai connard dans l’histoire, et j’enrage.

Comment a-t-il pu me trahir comme ça ? J’ai les bras engourdis. Je

calcule en vitesse le restant du trajet à parcourir : encore douze pâtés

de maisons avant d’arriver à l’arrêt de tram. Et encore un autre quand

je serai descendue – en trimballant cette foutue boîte comme une

vagabonde.
De l’autre côté de la rue, dans le parc Louis Armstrong, je repère une

poubelle métallique. Sans y réfléchir à deux fois, je descends du trottoir

et je m’enfonce jusqu’aux chevilles dans une flaque. La boîte vacille

quand une Mercedes tourne au coin de la rue et manque me renverser.

« Merde ! » Je cale la boîte contre ma hanche et parviens à traverser la

rue en trottinant maladroitement.

Le parc est maussade et désert aujourd’hui, à l’image de mon

humeur. Fixée à une clôture en bois juste au-dessus de la poubelle, une

pancarte m’interdit de jeter des objets personnels. Me faire arrêter par

la police, voilà l’apogée idéal de ma journée, non ? Je pose la boîte

trempée en équilibre sur le rebord de la poubelle et je fouille à

l’intérieur. Des gouttes de pluie ruissellent de mes cheveux et de mes

cils. Je les écarte d’un coup d’épaule mais de nouvelles gouttes

apparaissent aussitôt. Mes doigts se faufilent entre les dossiers, les

presse-papiers, les récompenses encadrées et les calendriers de bureau,

et frôlent enfin un objet dur et lisse. Oui ! Je le sors brusquement de la

boîte, je déballe le sopalin. Je ne vois pas grand-chose mais je distingue

la photo de Michael et moi voguant sur le lac Pontchartrain, adressant

à l’objectif un sourire digne du couple heureux que nous formions. Je

jette le cadre dans le réceptacle métallique caverneux et je tire un

plaisir immense à entendre le bruit du verre brisé lorsqu’il atterrit au

fond.

Je trouve enfin la photo que je cherchais, celle de mon père et moi au

Critics’ Choice Awards, quelques mois avant sa mort. Il avait pris

l’avion depuis Los Angeles pour m’y accompagner. Je scrute la photo,

des perles de pluie se forment sur le verre. Oui, il avait le nez rouge et

les yeux vitreux. Oui, il avait trop bu et il s’était ridiculisé. Mais c’est

mon père. Je l’aime – c’était l’homme le plus fort et le plus brisé que

j’aie connu. Et il avait beau être inadapté, il m’aimait. Moi, sa fille

égoïstement généreuse.

Mes larmes salées se mêlent à la pluie. Je range la photo dans mon

sac et cherche le dernier objet dans la boîte, l’édition limitée du stylo-

plume Caran d’Ache, celui que Michael m’a offert quand mon

émission a fini deuxième aux Louisiana Broadcast Awards. À l’époque


où tout le monde me considérait comme une jeune femme dynamique

et prometteuse.

Je glisse le stylo dans ma poche de manteau et balance la boîte et le

reste de son contenu dans la poubelle. « Bon débarras. » Le couvercle

se referme dans un claquement métallique.

Plus légère, à présent, je continue mon chemin sur Rampart Street.

Devant moi, j’aperçois un couple d’adolescents. Le garçon brun tient

un parapluie noir au-dessus d’eux et son autre main s’enfonce dans la

poche arrière du jean moulant de sa copine. Je me demande comment

il va faire pour la ressortir. Ce doit être douloureux d’être coincé

comme ça dans ce carré minuscule, le tissu doit s’enfoncer dans la

chair de ses doigts replets. Ils n’ont pas conscience d’être ridicules, avec

sa grosse main agrippant le cul de la fille ? Mais qu’est-ce qu’ils en ont

à faire ? Ils sont jeunes, ils se croient amoureux. Elle ne sait pas qu’au

bout d’un moment, il finira par la tromper. Elle passera devant un

écran de télé et elle l’entendra se disculper devant les caméras, elle sera

mise au rebut comme un appareil ménager défectueux.

J’accélère et j’emboîte le pas au couple dans Canal Street. Un sans-

abri est assis sur le trottoir mouillé devant une vieille pharmacie

Walgreens. Ses jambes sont couvertes d’une bâche en plastique. Il lève

les yeux vers le couple devant moi et tend un gobelet en polystyrène

sale. « Dieu vous bénisse, dit-il, le bras levé.

— Mais putain ! s’écrie le garçon en passant. Même un chien sait se

mettre à l’abri quand il pleut. »

La fille rit et lui frappe le bras. « T’es méchant.

— Dieu vous bénisse », répète l’homme à mon passage, son gobelet

sale tendu vers moi.

Je lui adresse un hochement de tête rapide et me tourne vers l’élégant

Ritz-Carlton sur le trottoir d’en face. J’arrive presque à l’arrêt de tram

quand je m’arrête soudain. Je fais demi-tour et heurte une femme avec

des dreadlocks.

« Excusez-moi. »

Je me faufile entre les passants, telle une truite remontant le courant.

J’avance vite et marche sur la basket d’une femme devant moi qui
m’insulte, mais je m’en fous. Il faut que je retrouve cet homme. Je suis

à mi-chemin quand nos regards se croisent. Je ralentis.

Il écarquille les yeux quand je m’approche, comme s’il avait peur de

moi. Croit-il que je reviens sur mes pas pour l’humilier ? La cruauté

est-elle devenue monnaie courante, dans sa vie ?

Je me poste à ses côtés et m’accroupis. Il a les yeux larmoyants et, de

près, je vois des miettes dans sa barbe broussailleuse. Je sors le stylo-

plume de ma poche et le laisse tomber dans son gobelet. « Apportez-le

au mont-de-piété, lui dis-je. C’est de l’or rose, dix-huit carats.

N’acceptez pas moins de trois mille dollars. »

Je me relève sans attendre sa réponse et je me glisse dans le flot

anonyme des passants.


34

l est 19 heures passées quand on sonne à ma porte. Je me suis

I préparée à cet instant tout l’après-midi mais mon cœur cogne

à tout rompre. J’appuie sur l’interphone, je laisse entrer Michael en bas.

Je l’attends à la porte de l’appartement, mains sur les hanches. Que

pourrait-il bien dire pour justifier son comportement ? Rien ! Je refuse

de le laisser me manipuler. Je ne lui permettrai pas de se tirer de

l’humiliation qu’il m’a infligée en me racontant des conneries.

J’entends le tintement de l’ascenseur et regarde les portes coulisser.

Ce n’est pas Michael qui en sort, mais Jade, en pantalon de yoga et

sweat à capuche rose.

« Salut ! » Je sens un sourire spontané éclairer mon visage pour la

première fois de la journée.

Elle m’enlace. Ses cheveux noirs sont rassemblés en une queue-de-

cheval et sa peau couleur caramel n’affiche aucune trace de maquillage.

Elle porte un sac de courses de chez Langenstein’s. « Marcus est passé

à la maison pour regarder un match de baseball avec Devon. Je me suis

dit que tu aurais besoin de compagnie. » Elle lève le sac. « Une glace

au caramel au beurre salé.

— Je t’adore. » Je l’entraîne dans mon appartement.

Je n’ai même pas le temps de l’informer de mon départ imminent

qu’on sonne à nouveau à la porte. « C’est Michael, dis-je avant de lui

ouvrir. On est censés dîner ensemble. » Je lui résume l’épisode des

infos télévisés.

« Quelle ordure. Je m’en suis rendu compte il y a environ huit mois,

quand il a cessé de parler de vous au futur.


— C’est vrai ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Une femme doit découvrir ce genre de choses par elle-même. Tout

comme je dois prendre ma décision seule au sujet de Marcus. »

J’inspire une bouffée d’air. Elle a raison. Je n’ai pas le droit de lui

dicter son comportement, même si je suis remontée à bloc contre son

ex-mari. Je peux simplement prier qu’elle prenne la bonne décision

pour elle et Devon.

Elle range la glace dans le congélateur. « Je te la laisse.

— Ne t’en va pas. Reste ici pendant que je serai sortie. Crois-moi, ça

ne sera pas un dîner très long.

— Tu es sûre que ça ne te dérange pas ? J’espérais un peu éviter

l’Agent Trouduc, ce soir. Il me met une pression monstre, en ce

moment. »

Je souris. « J’insiste, vraiment. Fais comme chez toi. La

télécommande est sur la table basse et mon ordinateur est dans la

chambre.

— Merci. Je vais me cacher dans la chambre le temps que vous

partiez. Bonne chance. »

Elle s’engage dans le couloir et ferme la porte derrière elle. Je me

poste à l’entrée dans la même position que tout à l’heure. Cette fois-ci,

quand l’ascenseur s’ouvre, Michael en sort, vêtu de son costume gris et

de la cravate bleu clair. Eh merde. Comment peut-il avoir l’air toujours

impeccable, malgré la tempête qui a fait rage aujourd’hui ? Je porte la

main à mes cheveux, consciente que j’ai deux semaines de retard chez

le coiffeur pour mes mèches et qu’ils sont ternes et collants, le résultat

malheureux d’un mélange de produits capillaires et d’humidité

ambiante.

Il m’aperçoit et sourit. Je conserve un air glacial. Je m’apprête à

tourner les talons quand je repère une autre silhouette qui sort de

l’ascenseur. Non mais putain ? Je dévisage Michael, bouche bée – il

refuse de croiser mon regard. Ce lâche a amené sa fille de dix-sept ans

en guise de bouclier.

« Je me suis dit qu’on pourrait se faire livrer à dîner, dit Michael. Il

fait un temps de chien, dehors. »


Je serre les dents et lui jette un regard noir, mais il refuse obstinément

de poser les yeux sur moi.

« Je veux aller au restaurant ce soir, dis-je tandis que mon cœur me

martèle la poitrine. À moins, bien sûr, que tu ne veuilles pas être vu en

ma compagnie. »

Il me décoche un sourire nerveux, puis se tourne vers Abby comme

s’il voulait s’assurer que j’avais remarqué sa présence.

Je plisse les yeux et me décale tandis qu’Abby avance d’un pas lent

dans mon appartement tout en écrivant son texto. Elle franchit le seuil

sans même me dire bonjour.

« Salut, Abby. » Ce que j’ai envie de lui dire, c’est plutôt : Pose ton

foutu téléphone, dis-moi bonjour, et demande à redescendre dans le hall d’entrée

pendant deux heures afin que j’aie le loisir d’étriller ton père.

« Salut », marmonne-t-elle en se dirigeant vers la cuisine. Elle lève

enfin les yeux de son téléphone quand elle aperçoit le pain à la pomme

que j’ai préparé. Je vois son regard pétiller une demi-seconde avant

qu’elle ne se ressaisisse, de peur qu’on la surprenne à admirer un truc

que j’ai fabriqué. Elle se replonge dans son texto.

« Tu en veux une tranche ? » je lui demande en ignorant

délibérément Michael qui examine mes bouteilles de vin en quête d’un

rouge, comme s’il s’agissait d’un dîner ordinaire. « Il est encore tiède. »

Elle observe le pain, puis hausse les épaules. « Pourquoi pas ? »

Elle le dit avec l’air de me rendre service, et j’hésite à lui répondre :

Tant pis pour toi, que je me fiche bien qu’elle ait envie de goûter mon

pain ou d’accepter mon amitié. Mais c’est faux. Et elle le sait, j’en suis

presque certaine.

Je me tourne vers le placard et je cherche une assiette. Derrière moi,

j’entends qu’on ouvre un tiroir. Quand j’ai posé le beurre dans l’assiette

et que je retourne à l’îlot de cuisine, Abby s’est coupé une tranche à

l’aide d’un couteau rond. Merde ! Mon œuvre d’art est à présent

déchiquetée. Abby m’observe dans l’attente de ma réaction, c’est

évident.

« Un peu de beurre ? » je lui demande avec un enthousiasme feint en

lui tendant l’assiette. Elle plonge le couteau en plein milieu de la motte.


Elle l’étale sur le pain, mâche et avale sans un merci ni un va te faire

foutre.

Je conserve avec peine une respiration posée. Ce n’est qu’une gamine, je

me répète.

J’ouvre une bouteille d’eau et je la lui tends avec sa paille préférée.

Michael débouche un shiraz australien. L’espace d’une demi-seconde,

je pense à RJ, à ce que je donnerais pour partager une bouteille de vin

en sa compagnie, ce soir. Ou bien serait-il horrifié, lui aussi, par ma

confession ?

Nous passons tous les trois au salon. Dehors, une ombre noire

bleutée a envahi le ciel, la pluie martèle mes vitres.

Plutôt que de rejoindre Michael sur le canapé, je m’installe dans le

fauteuil club et je croise les mains. Abby est assise sur le tapis, adossée

à la table basse. Elle se tourne et pose lourdement la bouteille d’eau sur

ma table en acajou, ignorant le dessous de verre que j’ai installé en

évidence. Après avoir essuyé ses doigts pleins de beurre sur mon tapis,

elle attrape la télécommande et zappe, jetant son dévolu sur une

émission de télé-réalité où plusieurs mannequins partagent la même

maison.

Je scrute l’écran d’un regard absent et ma colère monte de minute en

minute. Il faut que je la décharge. Il faut que j’explique à Michael à

quel point j’ai été blessée par sa réponse à la journaliste, à quel point je

me sens trahie. Soudain, je n’en peux plus. Je pivote sur mon fauteuil

pour lui faire face.

« Comment as-tu osé ? » je lui demande, et je prends soin de garder

un ton posé et bas.

Il fait un geste du menton en direction d’Abby, cherchant à me

rappeler que nous ne sommes pas seuls. Croit-il vraiment que j’aie pu

oublier la présence de sa fille ? Mon sang ne fait qu’un tour, je refuse

de détourner la conversation.

« Pourquoi ? »

Il hoche la tête et murmure : « J’étais acculé.

— Tu déconnes ? » dis-je à voix haute. Abby se retourne. Je la

dévisage jusqu’à ce qu’elle pivote à nouveau vers la télé, trop furieuse


pour me préoccuper de savoir si j’agis comme une garce.

Michael se claque la cuisse. « Vous êtes prêtes, les filles, on va dîner ?

Je meurs de faim.

— Non », dis-je en même temps qu’Abby répond oui.

Michael m’adresse un regard noir, hésite un instant puis ajoute :

« Très bien. Abby, viens, on y va. »

Je les regarde, stupéfaite, se lever et se diriger ensemble vers le hall.

Ils s’en vont. Non. Il n’a pas le droit de partir. Il me doit une

explication, merde !

« Pourquoi ne m’as-tu pas défendue, Michael ? » je lui demande en

lui emboîtant le pas dans la cuisine.

Il atteint l’îlot et fait volte-face. J’aperçois un premier éclair d’hostilité

dans ses yeux. « On en parlera plus tard, Hannah. »

Son ton paternaliste me met hors de moi. Derrière son épaule,

j’aperçois Abby. Dans son sourire suffisant, je lis un message très clair :

T’as perdu. Oh, putain, ça non. La bataille ne fait que commencer, ma

petite.

« Non, je rétorque à Michael. On va en parler maintenant. Je veux

des réponses. Je veux savoir pourquoi tu m’as poignardée dans le dos,

pourquoi tu as fait semblant d’ignorer mon passé, pourquoi tu t’es

comporté comme si je n’étais qu’une simple amie.

— Euh, peut-être parce que tu n’es rien d’autre », marmonne Abby.

L’adrénaline coule à toute vitesse dans mes veines. Avant que j’aie eu

le temps d’ouvrir la bouche, Michael se tourne vers elle. « Ma chérie,

descends dans le hall d’entrée, s’il te plaît, tu veux bien ? Je te rejoins

dans une minute. »

Une minute ? Il m’accorde soixante secondes de m… pour décharger

ma colère ? Qu’il aille se faire foutre.

À l’instant où Abby claque la porte derrière elle, Michael m’attaque

de front. « Ne t’adresse plus jamais à moi sur ce ton devant ma fille ! »

Je serre les dents, je rêve d’embrayer sur le sujet de sa connasse de

fille, irrespectueuse et mesquine, mais je refuse qu’il détourne la

conversation. Je fais mine d’être insensible à son éclat de colère

inhabituel.
« Réponds à ma question, Michael. » J’insiste, je m’efforce de garder

mon calme malgré mon cœur qui bat la chamade. « Je suis passée

devant un écran de télé ce matin et je t’ai entendu déclarer à la ville

entière que je ne suis qu’une amie, que c’est moi la responsable.

Aucune tentative d’éteindre l’incendie. Non. Pire, tu as soufflé sur les

braises ! »

Il se passe une main sur le visage et soupire. « C’est une situation

délicate. Si je compte me présenter au Sénat…

— Je l’emmerde, ton Sénat. Je suis ta compagne, bordel. Tu imagines

à quel point c’est humiliant de t’entendre me qualifier de personne

correcte ? De bonne amie ? »

Il hausse les épaules. « Ça n’a rien de personnel, chérie.

— Ça devrait l’être ! Tu aurais pu me sauver la mise, Michael. Tu en

avais l’occasion et le pouvoir. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? »

Il tripote un bouton de manchette. « La décision ne m’appartenait

pas complètement. Bill Patton avait un avis plutôt tranché. »

Je rejette la tête en arrière, comme s’il venait de me gifler. « Quoi ?

Tu as demandé conseil à ton directeur de campagne sur l’attitude à

adopter ?

— Ma puce », dit-il en tendant la main pour me toucher le bras. Je

recule brusquement.

« Dégage !

— Écoute-moi, Hannah. Bill m’a appelé une heure après la fin de ton

émission. Il savait qu’on devait devancer les réactions du public. » Il

m’empoigne par les bras et me dévisage. « Je t’avais prévenue de ne

pas exhumer le passé, pas vrai ? Je savais que tu en prendrais pour ton

grade. Et voilà que tu m’accuses de ne pas t’avoir protégée. »

Je détourne le regard. C’est vrai. Il a raison. Il m’a prévenue et je ne

l’ai pas écouté. Comme il l’avait annoncé, mes actes ont mis en péril

nos deux carrières. Je laisse échapper un soupir et, avec lui, les derniers

remparts de ma colère.

« Qu’est-ce que je dois faire, à présent ? Je n’ai plus de travail. Toute

la ville me déteste. »
Il relâche son étreinte et me caresse les bras. « Mais partout ailleurs

dans le pays, tu es une valeur très recherchée. Tu vas être inondée

d’offres d’emploi, j’en suis sûr. Fais profil bas. D’ici six mois ou un an,

cette ville aura oublié ce fiasco. Et moi aussi. »

Mon cœur se desserre lentement. Il veille sur moi. « Allez, viens là,

bébé », murmure-t-il en écartant les bras.

J’attends cinq secondes avant de l’enlacer. Je ne devrais pas céder

aussi facilement, je le sais. Mais je veux juste qu’on m’aime. Je pose la

tête sur son torse.

« Oh, ma chérie. Tout ira bien. » Il me masse la nuque. « Tout ira

mieux que bien. Tu vas retomber sur tes pieds, j’en suis sûr. Et puis,

entre nous, tu n’auras plus à supporter Stuart. » Il se penche en arrière

et me dévisage, un sourire sexy aux lèvres. « Ni ton ennemie jurée,

Claudia Campbell-Poubelle. »

Je réprime un sourire et je recule. Je ne peux pas le laisser me

manipuler. « J’ai perdu mon assurance maladie. La mutuelle qu’ils me

proposent coûte une fortune.

— C’est temporaire. Mieux vaut ravaler ta fierté et payer ce qu’on te

demande.

— Avec quel argent ? Je suis sans emploi. Je n’ai plus de salaire. »

Nous savons tous les deux que ce n’est pas tout à fait la vérité. Depuis

la mort de mon père, je n’ai pas de problème d’argent. Heureusement,

Michael a assez de tact pour ne pas me le faire remarquer.

Il acquiesce, pensif. « Considère que le problème est réglé. Ce n’est

pas grand-chose, je sais, mais je paierai ton assurance. » Il me prend le

visage entre ses mains et m’embrasse le front. « C’est la seule chose que

je puisse faire pour l’instant. »

Mon cœur s’arrête de battre une seconde. Non. Ce n’est pas la seule

chose. Il pourrait faire autre chose, encore. Quelque chose de plus

grand, de plus important. Une voix dans ma tête me hurle : Allez ! Dis-

le-lui maintenant !

Je fais un pas en arrière et m’oblige à plonger mon regard dans ses

yeux bleus. « Tu pourrais m’épouser, Michael. Je pourrais bénéficier de

ton assurance maladie. »


Il reste les bras ballants et il lâche un rire nerveux et saccadé. « Eh

bien, oui, j’imagine que tu as raison. Et si j’étais du genre à agir de

façon impulsive, j’accepterais sans doute ta demande en mariage. » De

l’index, il se tapote l’arête du nez. « Heureusement pour toi, je ne

prends jamais de décision hâtive.

— Hâtive ? Ça va faire deux ans qu’on est ensemble ! Tu te souviens

de l’année dernière, à Santa Barbara ? Tu m’as dit que ce n’était qu’une

question de temps. Tu m’as promis qu’un jour je serais ta femme. » Je

sens les larmes me monter aux yeux et je les chasse d’un battement de

paupières. Je refuse de montrer mes émotions. Je dois foncer, tête

baissée, avant de perdre mes moyens. Je déglutis avec peine. « Quand,

Michael ? Quand vas-tu tenir cette promesse ? »

L’air entre nous deux semble soudain s’épaissir. Il se mordille

l’intérieur de la joue et fixe le carrelage. Il prend une profonde

inspiration. À l’instant où je le sens sur le point de parler, j’entends la

porte d’entrée s’ouvrir.

« Allez, papa. On y va. »

Merde ! Abby n’aurait pas pu arriver au pire moment. Le visage de

Michael affiche un soulagement soudain. Il adresse un sourire à sa fille

qui vient de le sauver, et il lui caresse les cheveux. « Avec plaisir, ma

puce. »

Toute son affection disparaît quand il se tourne vers moi. « Je

t’appelle plus tard », dit-il en se dirigeant vers la sortie.

Ma vue se brouille. Il me plante là ? Je ne suis pas prête d’avoir mes

réponses.

« Retourne en bas, Abby », je lui ordonne.

Elle fait volte-face, la tête inclinée. « Pardon ? »

Je me place devant Michael et j’ouvre la porte. « Allez. S’il te plaît. »

Mon cœur s’emballe. « Ton père et moi devons terminer notre

conversation. »

Elle regarde son père en quête d’une réfutation, peut-être même

d’une protection. Il marque un temps, puis il pose la main sur l’épaule

d’Abby. « Ce n’est pas le moment, me dit-il d’une voix presque

inaudible. Je t’ai dit que je t’appellerais plus tard. »


Il fait un signe de la tête à Abby et elle se dirige vers la porte.

« Si, c’est le moment. » Ma voix est puissante et résolue, elle m’est

étrangère. Comme si quelqu’un avait pris possession de mon corps.

Une personne capable, confiante, déterminée. « Michael, veux-tu

m’épouser ? »

Abby grogne et marmonne quelque chose à propos du manque de

dignité. Michael me dévisage d’un regard noir, son visage reflète un

dégoût pur et simple. Il tapote l’épaule d’Abby. « Allez, ma chérie. On

y va. »

Ils passent devant moi et franchissent le seuil. Je devrais les laisser

partir. J’en ai assez dit. Mais c’est impossible. La flèche a déjà quitté

l’arc, elle s’envole. Je leur emboîte le pas, ma voix plus forte et plus

haut perchée. « Qu’est-ce qui ne va pas, Michael ? Qu’est-ce qui

t’empêche de répondre à ma question ? »

Il ne se retourne pas. Derrière moi, j’entends une porte s’ouvrir. C’est

soit Mme Peterson, soit Jade, et j’imagine leurs deux réactions

opposées. La vieille Peterson hocherait la tête et me reprocherait cet

éclat de voix. Jade, par contre ? Elle m’encouragerait, ferait une petite

danse de la joie. Je puise dans son énergie positive et je poursuis

Michael jusqu’à l’ascenseur.

« Un simple oui ou non. Dis-moi. »

Abby enfonce le bouton d’appel. « Je connais quelqu’un qui a oublié

de prendre ses médocs.

— Tais-toi, Abby. »

Elle cherche son téléphone, sans doute dans le but de raconter la

situation à ses amis par texto. En une demi-seconde, je décide de

frapper là où ça fait mal.

« Tu veux de la matière à texto, ma chérie ? Je vais t’en donner, moi,

de la matière à texto. » J’attrape son père par la manche de son

manteau. « Vas-tu m’épouser un jour, Michael ? Ou c’est juste le cul

qui te motive ? »

Abby étouffe un cri. Les yeux de Michael, d’un bleu acier et glacial,

me déchirent. Les muscles de sa mâchoire tressaillent mais il ne dit pas


un mot. C’est inutile. Les portes de l’ascenseur coulissent. Abby et

Michael s’y engouffrent.

J’attends devant les portes ouvertes, le souffle court et saccadé. Mais

qu’est-ce que j’ai foutu ? Faut-il que je descende avec eux dans

l’ascenseur ? Faut-il que je fasse marche arrière ? Que je les supplie de

me pardonner ? Que je fasse mine d’avoir plaisanté ?

Michael appuie sur le bouton.

« Alors c’est tout ? Tu t’en vas ? »

Il me transperce du regard, comme si j’étais invisible. Les portes se

referment.

« Salut, sale lâche, je m’écrie. Bon débarras. »

Juste avant que les portes ne se rejoignent, j’entrevois le visage

d’Abby. Elle affiche un sourire mauvais, comme si elle venait de

remporter la partie. Ma colère grandit, elle atteint son paroxysme. Je

laisse tout sortir, avec force et inexorabilité – le grand final d’un opéra.

« Et ça vaut aussi pour toi, sale petite poufiasse ! »


35

rès bien, mon cœur, crache le morceau. Je veux des


« T
détails. » Jade est assise sur mon îlot de cuisine tandis que je tourne en

rond et que je me frappe le front de mes poings.

« Oh, putain ! Oh, merde ! Je n’arrive pas à croire que j’aie pu faire

ça. En l’espace de quarante-huit heures, j’ai foutu en l’air deux boulots

et un compagnon. Adieu, la jeune femme prometteuse. Bonjour, la

looseuse. »

J’attrape la bouteille de vin ouverte et je sors un autre verre du

placard.

« C’était comme si… j’étais incontrôlable. Je ne pouvais plus

m’arrêter de taper, de frapper.

— Je sais, j’ai tout entendu. Je n’arrivais pas à croire que c’était toi qui

parlais, Hannabelle. J’ai été obligée de jeter un coup d’œil, tellement je

n’en revenais pas. Tu as été magnifique ! »

Je sens la colère se dissiper, aussitôt remplacée par un sentiment

d’humiliation et de haine de soi. Je me prends la tête entre les mains.

« Mais qu’est-ce que j’ai fait, Jade ? J’ai tout foutu en l’air. Michael ne

voudra plus jamais me parler. » Je suis prise de panique. J’empoigne

mon téléphone et, avec frénésie, je pianote un texto à Michael. Avant

que j’aie eu le temps de l’envoyer, Jade m’arrache le portable des

mains.

« Arrête ! Ma belle, tu as écouté ton instinct, et ton instinct avait

raison. Ça fait des mois que tu es frustrée. Crois-moi, s’il veut de toi, il

reviendra. »
Je me lève d’un bond. « Non, j’ai franchi une limite. Il faut que je

m’explique avec lui. Je lui dois des excuses. Et à Abby, aussi.

Comment ai-je pu dire des horreurs pareilles devant elle ? » Je ferme

les yeux et j’attends qu’une vague de nausée passe.

Jade m’attrape par les épaules. « Tu accuses la victime, exactement

comme tu me reprochais de le faire. Ressaisis-toi, Hannah. Il était

grand temps que vous ayez cet échange. C’était ton droit d’exiger des

réponses.

— Mais la façon dont je m’y suis prise. C’était vraiment nul. Tu aurais

entendu comment j’ai parlé à Abby.

— Oh, ça, j’ai bien entendu. Cette petite connasse méritait une bonne

baffe depuis longtemps, et son papa aussi. Alors arrête de

culpabiliser. »

Je tends le bras vers mon téléphone mais elle le laisse tomber dans le

col de son sweat. « Je ne te laisserai pas rechuter. Bon, tu n’étais pas la

reine de l’éloquence, certes. Je te l’accorde. Mais l’important, c’est que

tu aies enfin pu avoir cette conversation en toute franchise. Tu as eu le

courage de lui demander ce que tu mourais d’envie de savoir. »

Je m’accoude au plan de travail en granit et je me prends le front

entre les mains. « Et j’ai eu la réponse que je craignais tant. »

Elle hoche la tête et murmure : « Tu as fait cramer la maison, ma

puce.

— J’ai fait quoi ?

— Tu as fait cramer la maison, répète-t-elle. Tu es allée jusqu’au bout,

comme un tueur en série qui fout le feu à la baraque avant de retourner

son arme contre lui. Tu as franchi le point de non-retour.

— Super. Donc maintenant, on me compare à un tueur en série. » Je

m’appuie au frigo et me frotte le nez. « Au moins, tu as raison sur un

point. J’ai retourné mon arme contre moi-même. Ça, c’est clair. »

Elle saute de l’îlot de cuisine et s’approche de moi. Ses pupilles d’un

noir bleuté sont rivées sur moi comme un laser. « Quand les gens

brûlent la baraque, c’est pour une bonne raison, Hannabelle. C’est une

décision calculée. Ils veulent être certains de ne plus jamais pouvoir

faire machine arrière. »


Mon dos se raidit. Bien sûr que notre relation était frustrante, mais

étais-je vraiment prête à couper les ponts ? « Tu crois que je voulais

délibérément foutre mon couple en l’air ? »

Elle sourit. « Depuis ton retour du Michigan, tu as changé. » Elle

écarte une mèche de mes cheveux. « Regarde-toi, enfin. On dirait que

tu as décidé de quitter Perfectionville. »

Je glisse la mèche derrière mon oreille. « Euh, ce n’est peut-être pas

le moment idéal de me faire remarquer que j’ai une sale gueule.

— Mais tout va bien, rétorque-t-elle. Tu as une maman qui t’aime. »

Elle m’adresse un sourire. « Et ce vigneron, là, JR… RJ… J’sais plus

comment il s’appelle. Quand tu me parles de lui, tes yeux pétillent. »

Je hoche la tête. « C’est une histoire qui ne mènera à rien. C’est un

type super, de toute évidence. Mais je le connais à peine. Il me connaît

à peine. Il me trouverait aussi repoussante que les autres s’il savait à

quel point j’ai pu mentir.

— Tu conjugues le verbe au passé. C’est ce qui compte. Aujourd’hui,

tu ne mens plus. Et s’il est aussi correct que tu l’affirmes, il se fichera

bien de ce qu’a pu faire Hannah l’adolescente de treize ans.

— C’est inutile d’y penser. Il habite à plus de deux mille cinq cents

kilomètres d’ici. »

Elle lève les mains au ciel et regarde autour d’elle. « Deux mille cinq

cents kilomètres de quoi ? »


36

l est 3 heures du matin quand je saute du lit. Mon cœur me

I martèle la poitrine. J’ouvre les portes-fenêtres à la volée et je

suis assaillie par une chaleur humide. Je titube sur le balcon, je prends

une profonde inspiration mais c’est pire que de respirer du pudding.

Ma chemise de nuit colle à ma poitrine, j’empoigne la rambarde du

balcon et j’essaie de calmer les battements affolés de mon cœur. Je suis

en train de faire une crise cardiaque. Je n’arrive plus à respirer. Mon

Dieu, aide-moi.

Ça va passer. Ça finit toujours par passer.

Voilà six jours que mon émission a été diffusée et je n’ai pas fait une

seule nuit complète depuis. Fiona et ses foutues pierres ! J’ai retiré mon

armure mais, au lieu de l’acceptation qu’elle avait annoncée, j’ai été

rejetée. Par Michael. Par mes téléspectateurs. Par mes employeurs.

Je veux retrouver ma vie d’il y a une semaine. Elle n’était pas

parfaite, je sais, mais elle était bien plus simple que cette existence de

solitude et d’incertitude. Je suis dans le déni total, j’en ai conscience.

Dans mes fantasmes, Michael m’appelle – ou, mieux encore, il se

présente à ma porte – pour s’excuser. Il me dit qu’il a eu tort, qu’il

respecte ma décision d’avoir tout avoué à l’antenne. Ou, dans une

version secrète enfermée aux confins de ma conscience, il me déclare

avoir envisagé cette possibilité, lui aussi. Il m’aime et il veut que je

devienne sa femme.

C’est alors que ça me revient : j’ai brûlé la maison.

Je pense à Dorothy, au désordre que j’ai créé dans sa vie. Saloperie

de pierres du Pardon !
Sans même reconsidérer ma décision un instant, je cours chercher

mon téléphone à l’intérieur. Je fouille les tiroirs du bureau en quête de

sa carte de visite.

Mes mains tremblent quand je compose le numéro. Peu m’importe

qu’on soit au beau milieu de la nuit. Elle est en pleine tournée de

promotion, à se mettre des millions de dollars en poche.

Vous êtes bien sur le répondeur de Fiona Knowles. Laissez-moi un message.

Toute ma colère et ma tristesse accumulées me submergent et j’ai

l’impression d’être redevenue la jeune fille de Bloomfield Hills

Academy. Sauf que cette fois, j’ai trouvé une façon de m’exprimer. Je

serre le téléphone si fort que mes ongles s’enfoncent dans la chair de

ma paume.

« Ici Hannah Farr. Je me demande, Fiona, si toi-même, tu crois en ces

pierres. Parce qu’à mon avis, c’est un sacré ramassis de conneries. J’ai

perdu mon boulot, mon copain, mes fans. Ma chère amie a perdu sa

copine d’enfance. Et te voilà à promouvoir cette chaîne de pardon

comme s’il s’agissait d’une formule magique censée effacer nos péchés

et notre tristesse. C’est des conneries. Tu n’as rien compris. Parfois, ça

ne suffit pas de dire “Je suis désolée”. » Je serre le téléphone, consciente

d’être en train de brûler une nouvelle maison. « Ce que tu m’as infligé

au collège ? Eh bien, je n’ai pas été la seule à en souffrir. »

Je ferme les yeux. « Tu as détruit ma famille. »

Elle ne comprendra rien à ce que je raconte, mais c’est la vérité.

Fiona Knowles a semé le chaos dans mon univers. Deux fois.

Je suis étendue dans la chaise longue en fer forgé et j’observe les

cieux jusqu’à ce que les premières lueurs rosées pointent à l’est. Je

prends mon téléphone et j’appelle ma mère.

« Bonjour, ma chérie. »

Ma gorge se serre un instant, comme toujours quand je m’adresse

désormais à ma mère. « Salut, maman. Comment ça va ?

— Ce rhume dont je te parlais ? Bob n’arrive pas à s’en débarrasser.

Mais il garde le moral. Il s’est très bien débrouillé à la maison de

convalescence, hier. Et le soir, il a mangé un hot dog entier.


— Je suis contente qu’il aille un peu mieux. » Je me houspille

intérieurement. Je ne veux pas lui donner de faux espoirs. Il se

remettra sans doute de son rhume, mais son état mental ne fera

qu’empirer.

« Et toi, ma chérie ? La situation s’améliore ? »

Je ferme les yeux. « Non. La nuit dernière, j’ai appelé Fiona Knowles

et je lui ai laissé un message ridicule sur son répondeur. Je me sens

tellement mal, maintenant.

— Tu as beaucoup de tracas. Tu n’es pas toi-même.

— C’est ça le pire, tu sais… Je pense que je suis enfin moi-même. Et

j’arrive quand même à décevoir les gens.

— Oh, ma chérie, tu te sentiras mieux quand tu reprendras le travail.

Je suis sûre que ce n’est qu’une affaire de temps avant que WNO te

rappelle. »

C’est ça. Et Michael va quitter sa carrière politique, il va m’épouser et

nous aurons une douzaine d’enfants. Je soupire en me rappelant que

c’est sa façon d’être, à toujours essayer d’être positive. « Merci, maman,

mais ça ne se passera pas comme ça. Je te l’ai déjà dit, tu te souviens ?

Ils appellent ça un congé à durée indéterminée mais, en vérité, j’ai été

virée.

— Tu as besoin d’argent avant de retrouver un travail ? Je peux…

— Non. Absolument pas. Merci. » Un nœud de culpabilité me serre la

poitrine. Ma mère, qui fait le ménage chez les autres, me propose une

aide financière. Elle ignore que je pourrais me passer de travailler

pendant une décennie ou plus avant de me trouver sans le sou, grâce à

l’héritage de mon père… Et grâce à son arrangement de divorce, des

années plus tôt, qui a laissé son ex-femme sur la paille.

« Je veux que tu te souviennes que si les choses ne fonctionnent pas

comme tu le veux, tu pourras toujours revenir à la maison », me dit-

elle.

À la maison. Sa maison. La proposition m’est faite d’une voix douce,

comme si elle demandait à un garçon de sortir avec elle et qu’elle

craignait un refus. Je me pince l’arête du nez et j’acquiesce.

« Merci, maman.
— Ça me plairait beaucoup. Mais je sais ce que tu éprouves pour cet

endroit. »

Je l’imagine dans sa cuisine immaculée avec ses placards en chêne

neufs. Dans la pièce voisine, Bob est assis dans son fauteuil où il

travaille à son puzzle. L’endroit dégage un parfum de bois, de cire au

citron et de café matinal. Elle regarde sans doute par la fenêtre de la

cuisine tandis qu’un couple d’oies vogue sur le lac. Peut-être voit-elle

Tracy suspendre des draps sur la corde à linge. Elles se saluent d’un

geste de la main, puis Tracy passera avec le bébé pour bavarder.

Je compare mon petit monde dans ce magnifique appartement où je

ne trouve pas le sommeil, où l’unique photo de famille est celle de mon

père, aujourd’hui disparu.

Comme j’ai été arrogante, de juger son existence.

« J’ai eu tort. Tu as une belle maison, maman, une belle vie.

— Je le crois aussi. Je remercie ma bonne étoile, surtout à présent que

je t’ai retrouvée. »

Quelle leçon de vie, cette femme. « Merci. » Je me frotte la gorge.

« Je vais te laisser aller au travail. Merci… » Je m’apprête à dire pour le

conseil, mais, contrairement à mon père, elle ne m’en a offert aucun.

« Merci d’être là. Sincèrement.

— Quand tu veux, ma chérie. De jour comme de nuit. »

Je raccroche. Sur mon bureau, je récupère un calendrier. À

l’exception d’un rendez-vous chez le dentiste dans trois semaines, il est

vide. Jade me l’a déjà fait remarquer hier : qu’est-ce qui me retient ici ?
37

e vendredi après-midi, le salon de coiffure Paris Parker est

C bondé de jolies filles. C’est Le Début des Jeunes Filles de La

Nouvelle-Orléans – la sortie en société de soixante-cinq débutantes. Ce

soir, elles seront présentées à l’élite de la ville. Des couples se

dessineront, qui donneront lieu plus tard à des fiançailles et, encore

plus tard, à des mariages sophistiqués. Ça se passe comme ça à La

Nouvelle-Orléans : les fortunes historiques épousent les fortunes

historiques. Je suis assise dans la salle d’attente et je fais semblant de

lire un article de Cosmopolitan, VINGT ASTUCES POUR PARAÎTRE DIX ANS

DE MOINS. Mais je lève sans cesse les yeux pour guetter l’arrivée de

Marilyn.

Comme beaucoup de femmes de sa génération dans le Sud, Marilyn

a un rendez-vous hebdomadaire chez le coiffeur pour un shampoing et

un brushing. Mais je commence à me demander si elle n’a pas annulé

celui d’aujourd’hui.

Je retourne à mon article de magazine. Où en étais-je ? Ah, oui,

Astuce numéro 9. Dissimulez votre double menton à l’aide d’un foulard.

Je lève les yeux quand j’entends la porte s’ouvrir, mais c’est une autre

jeune fille. J’observe le salon. De jeunes beautés pleines d’espoir

sourient à leur reflet dans le miroir, nourries de rêves et d’ambitions. Je

me sens soudain extrêmement vieille. Ai-je manqué ma chance, ma

présentation en société ? Chaque année, un nouveau lot de femmes

fraîches entre sur la scène des relations amoureuses, des femmes plus

jeunes, plus intéressantes. Comment peut-on rivaliser, à trente ans

passés ?
Je sursaute quand je repère Abby au milieu de la pièce. Merde ! Elle

se tient près d’un fauteuil avec deux autres filles et elle regarde une

rousse se faire coiffer. L’amie d’Abby doit faire partie des débutantes.

Mon cœur s’emballe. Abby rit à un commentaire de la coiffeuse, puis

elle se tourne vers moi, l’air de savoir que je l’observais.

Je grimace, je repense à l’horrible scène que j’ai faite lors de notre

séparation avec Michael. Je l’ai traitée de poufiasse ! Mais qu’est-ce qui

m’a pris ? Je parviens à la saluer de la main et à sourire avant de me

cacher derrière mon magazine. Un instant plus tard, j’entends une voix

près de moi.

« Salut, Hannah. »

Un vent de panique souffle en moi. Abby va-t-elle faire tout un

cinéma ? M’insulter devant la clientèle ?

Je jette un œil par-dessus le magazine. « Salut, Abby.

— Tu viens te faire couper les cheveux ? »

Pendant la période où j’essayais de l’apprivoiser, jamais elle ne m’a

posé de questions personnelles. Que mijote-t-elle ? Je pose le magazine

et me lève afin que nous soyons à la même hauteur. Si elle se met à me

hurler des injures, au moins je pourrai partir en courant.

« Non. J’attends une amie. » Je fais un geste qui englobe la pièce.

« On dirait que vous vous amusez bien.

— Ouais. La saison des débutantes. C’est de la folie. Mais bon, ça me

gonfle un peu. »

J’acquiesce et un silence gêné s’installe. « Abby, dis-je en serrant la

lanière de mon sac. Je suis vraiment désolée de t’avoir dit ces choses-là,

vendredi dernier. J’ai eu tort. Tu as le droit de me détester. »

Elle hausse les épaules. « Franchement ? Pour la première fois, je t’ai

appréciée. »

Je la dévisage, stupéfaite, persuadée qu’elle est sarcastique.

« Tu t’es enfin défendue. C’est juste que… je sais que tu es intelligente

et tout… mais je n’arrivais pas à comprendre que tu ne piges pas. »

J’attends et je ne pige toujours pas.

Elle me regarde droit dans les yeux. « Hannah, mon père ne t’aurait

jamais épousée. »
Je recule la tête, piquée par cette vérité.

« C’est vrai. Il se vend mieux en tant que veuf et père célibataire

qu’en étant marié. »

Je digère ses propos. Je repense à la manière dont les médias parlent

de lui. Le maire Payne, père célibataire. Le maire Michael Payne, veuf.

C’est presque devenu un titre honorifique.

« Les électeurs adorent ce genre de conneries, continue Abby. J’ai eu

tellement envie de t’étrangler l’autre soir au Broussard, quand tu

regardais, les larmes aux yeux, la demande en mariage. Je n’arrivais

pas à croire que tu puisses être aussi abrutie. »

Elle ne cherche pas à être méchante. Pour la première fois depuis

notre rencontre, elle se comporte comme si elle se préoccupait de moi.

Et ses paroles sont sensées. Un père célibataire et dévoué qui a perdu

sa femme dans un tragique accident. C’est la marque de fabrique de

Michael. J’aurais dû m’en douter. La marque de fabrique, c’est un truc

qui veut tout dire, chez lui.

Je me masse le front. « Je me sens tellement idiote, dis-je sans bluffer,

sans aucune intention de l’impressionner. Je n’arrive pas à croire que je

ne m’en sois jamais rendu compte par moi-même.

— Hé, tu t’es rattrapée la semaine dernière. Tu as été géniale, à coller

tous ces pains et ces coups. Bon, mon père était grave furieux mais je

me suis dit : Ouah, elle a du courage finalement, cette nana. »

Son téléphone sonne et elle y jette un coup d’œil. « Bon. Eh bien, à

bientôt.

— À bientôt, Abby. Merci. »

Elle s’éloigne et se retourne soudain vers moi. « Hé, tu sais, le pain

que tu fais, surtout celui aux pommes avec les trucs croustillants

dessus ? Tu devrais, genre, ouvrir une boulangerie ou un truc comme

ça. Sérieux. »

Mon sourire s’efface quand Marilyn entre dans le salon. Elle porte

une jupe en lin rose et un chemisier en coton, et elle a posé un chandail

jaune clair sur ses épaules. Elle fait une pause à l’accueil et la rousse

derrière le comptoir lui adresse un sourire.


« Bonjour, madame Armstrong. Je vais prévenir Kari que vous êtes

arrivée. Je peux vous proposer un thé ?

— Merci, Lindsay. » Elle se tourne vers la salle d’attente et se fige en

me voyant.

« Hannah », dit-elle d’une voix glaciale.

Je me lève et vais à sa rencontre sans cesser de jouer avec les pierres

du Pardon dans ma main. « Bonjour, Marilyn. Je suis venue dans

l’espoir de te parler. Ça ne prendra qu’une minute. Tu veux bien

t’asseoir, s’il te plaît ? »

Elle grogne. « Eh bien, on dirait que je n’ai pas vraiment le choix,

si ? »

Je la prends par la main et nous nous installons côte à côte. Je lui

explique une fois encore à quel point j’ai été idiote de les inviter, elle et

Dorothy, dans mon émission. Et je lui tends une Pierre du Pardon.

« J’ai été égoïste. J’ai eu tort. On t’a tendu un piège.

— Alors ça, je ne te le fais pas dire. Tu m’as piégée, c’est pour ça que

je suis furieuse contre toi. » Elle baisse les yeux vers la pierre dans ma

main. « Mais il n’y avait pas d’endroit propice pour que Dorothy me

fasse cette confidence. Apprendre la vérité aurait été bouleversant, peu

importe l’endroit.

— C’était une très mauvaise décision.

— Oui, tout comme ta propre confession à l’antenne. Je constate que

tu as pris une terrible et douloureuse raclée. J’ai été désolée de voir ce

qui t’est arrivé, Hannah. »

Comment lui expliquer que c’est la même chose, pour Dorothy et

moi ? Nous avons eu ce que nous méritions.

« Je vais passer un peu de temps dans le Michigan. C’est pour cette

raison que je suis venue te voir. Dorothy aura besoin d’une amie en

mon absence. »

Marilyn baisse les yeux vers ses mains. « Comment va-t-elle ?

murmure-t-elle.

— Elle est triste. Elle est seule. Elle a le cœur brisé. Tu lui manques

affreusement.
— Même si j’étais en mesure de lui pardonner, je ne pourrais jamais

oublier.

— Le fameux adage qui parle de pardonner et d’oublier, c’est une

vraie connerie, si tu veux mon avis. » Je lève la main. « Désolée d’être

vulgaire, Marilyn, mais tu n’oublieras jamais la faute de Dorothy. C’est

impossible. Et je te promets que Dorothy ne l’oubliera jamais, elle non

plus. » Je lui prends la main et la serre, comme si je voulais imprimer le

message en elle, physiquement. « Je ne suis pas Fiona Knowles mais je

pense que le pardon est plus doux et salvateur quand il est accordé

avec un souvenir brûlant en tête. Quand la personne a pleinement

conscience de sa douleur mais qu’elle fait le choix de pardonner

malgré tout. N’est-ce pas plus généreux que de fermer les yeux et de

faire comme si la faute n’avait jamais eu lieu ? »

Une jolie blonde vêtue de noir s’approche. « Madame Armstrong ?

Kari vous attend. »

Marilyn me tapote la main. « Je te remercie d’être venue, Hannah.

Mais je ne peux rien te promettre. J’ai le cœur brisé, moi aussi. »

Je la regarde partir, triste de constater que deux cœurs brisés

continuent de se punir au lieu de s’unir.


38

ercredi matin, je suis pieds nus et je suis en train de pétrir

M ma pâte quand on sonne à ma porte. Je m’essuie les mains.

Qui vient me rendre visite un matin de semaine ? Je croyais être la

seule personne sans emploi à La Nouvelle-Orléans.

J’appuie sur l’interphone. « Oui ?

— Hannah. C’est Fiona. Je peux monter, s’il te plaît ? »

Je scrute le bouton comme s’il s’agissait d’un canular. « Fiona

Knowles ?

— Tu connais combien de Fiona ? »

Je ne peux m’empêcher de sourire en entendant sa réponse de petite

prétentieuse. Je lui ouvre la porte d’en bas et jette à la hâte mes

cuillères et mes ustensiles de cuisine dans l’évier. Que fait-elle ici ?

Encore une rencontre en librairie ? Et comment a-t-elle obtenu mon

adresse ?

« Tu n’es pas censée être en tournée ? » je lui demande lorsqu’elle

sort de l’ascenseur. Ma question ressemble davantage à une accusation.

Je me reprends : « Je suis surprise de te voir, c’est tout.

— Hier soir, j’étais à Nashville. Ce soir, j’étais attendue dans une

librairie de Memphis. J’ai annulé et pris un vol jusqu’ici. » Elle franchit

le seuil de mon appartement. Son regard parcourt l’entrée. Elle est

nerveuse, comme moi. « Parce que tu as raison, Hannah. Parfois, on ne

peut pas se contenter d’un simple “Je suis désolée.” »

Elle est revenue spécialement pour moi ? Son éditeur doit prendre en

charge ses frais de transport. Je hausse les épaules et l’entraîne dans la

É
cuisine. « Écoute, oublie ça. Quand je t’ai laissé le message hier soir, je

n’étais pas dans mon état normal.

— Non, tu avais raison. Je te dois des excuses sincères, en face à face.

Et j’ai besoin de savoir ce que j’ai fait, qui a brisé ainsi ta famille. »

Je jette un coup d’œil à ma cafetière à moitié pleine. Je vais le jeter de

toute façon, alors après tout.

« Un café ?

— Euh, oui, bien sûr. Si ce n’est pas trop compliqué. Et si tu as le

temps.

— Du temps, ça, c’est bien un truc dont je déborde en ce moment. »

Je sors deux mugs du placard. « Comme je te l’ai dit dans mon

message, j’ai perdu mon emploi. »

Je remplis les tasses et nous nous installons dans le salon, chacune à

un bout du canapé. Elle n’y va pas par quatre chemins. Elle espère sans

doute pouvoir retourner à Memphis à temps pour sa rencontre de ce

soir.

« D’abord, je sais que ça ne suffira jamais mais je dois te redire à quel

point je suis désolée pour tout ce qui t’est arrivé. »

Je pose la main sur ma tasse fumante. « Peu importe. Ce n’est pas

comme si on m’avait posé un flingue sur la tempe. J’ai fait cette

confession publique de mon plein gré.

— J’ai trouvé ça courageux.

— Hum, hum ! Toi, et peut-être une ou deux autres personnes. Mais le

reste de la ville me prend pour une hypocrite.

— J’aimerais tant pouvoir faire quelque chose. Je me sens si mal.

— Pourquoi me détestais-tu ? » Les mots jaillissent de ma bouche

avant que j’aie eu le temps de les retenir. Après toutes ces années,

l’adolescente complexée que j’étais exige encore des réponses.

« Je ne te détestais pas, Hannah.

— Tu te moquais de moi tous les jours. De ma façon de parler, de ma

façon de m’habiller, de ma famille pauvre. Tous les jours, putain. » Je

serre la mâchoire. Elle ne me verra jamais pleurer.

« Jusqu’à ce que, un matin, tu décrètes que ça ne valait plus le coup

de perdre ton temps avec moi. À cet instant, je suis devenue invisible.
Pas juste à tes yeux, à ceux de toutes tes amies aussi. C’était encore

pire. Manger seule, aller en cours seule. Je faisais semblant d’être

malade le matin pour ne pas aller à l’école. Je me souviens d’être assise

dans le bureau encombré de la conseillère d’orientation à écouter ma

mère expliquer à Mme Christian que j’avais mal au ventre tous les

matins. Elle ne comprenait pas pourquoi je détestais à ce point l’école.

Jamais je n’aurais cafté à ton sujet. Tu m’aurais crucifiée. »

Fiona se cache le visage entre les mains et secoue la tête. « Je suis

vraiment désolée. »

Je devrais m’en tenir à ça, mais impossible de m’arrêter.

« Après ce rendez-vous, ma mère et Mme Christian bavardaient et

essayaient de se persuader que leur entretien avait été productif. Ma

mère lui a dit qu’elle voulait refaire la cuisine. » Je marque une pause et

repense à la scène dans le couloir, les deux femmes qui papotaient

pendant que je tripotais un cadenas de casier pour en trouver le code,

regrettant que ma mère ne se dépêche pas plus.

« Mme Christian lui a recommandé un artisan. Bob Wallace, un

professeur de charpenterie à l’école publique. »

Fiona rejette la tête en arrière. « Laisse-moi deviner. L’homme qu’elle

a épousé ?

— Exactement. Si tu n’avais pas été là, ma mère n’aurait jamais

rencontré Bob. »

Alors que je crache ces mots, une image lointaine se dessine dans

mon esprit. Celle de ma mère qui sourit à Bob, le regard débordant

d’amour tandis qu’elle porte à sa bouche une fourchette de spaghettis.

Je chasse ce souvenir. Parce qu’en cet instant j’ai besoin d’éprouver de

la colère envers Fiona, pas de la reconnaissance.

« Je pourrais essayer de me justifier, réplique Fiona. Je pourrais

même te raconter une jolie histoire d’une fille rongée par l’anxiété,

incapable d’être à la hauteur des attentes de sa mère. » Son visage est

constellé de taches rougeâtres, je dois prendre sur moi pour ne pas lui

caresser le bras, lui dire que tout va bien. « Mais je vais t’épargner ça.

En résumé, j’étais en révolte contre le monde entier. J’étais blessée. Et

les gens blessés blessent souvent en retour. »


Je peine à déglutir. « Qui aurait pu deviner que tu étais aussi

malheureuse que moi ?

— On fait tant de mal quand on essaie de dissimuler sa douleur.

D’une manière ou d’une autre, cette douleur finit toujours par

s’échapper, peu à peu. »

Je lui adresse un sourire sans enthousiasme. « Chez toi, c’était plutôt

un jet de karcher. »

La commissure des lèvres de Fiona s’étire légèrement. « Non. C’était

un putain de geyser.

— Exactement. »

Elle lève les mains. « Encore aujourd’hui, alors que j’ai créé cet

étrange phénomène de pardon en série, j’ai l’impression d’être une

usurpatrice. La plupart du temps, je dis des choses sans trop savoir ce

qu’elles signifient. »

J’éclate de rire. « Mais bien sûr que si. Tu es le gourou du pardon. Tu

as écrit un livre sur le sujet.

— C’est ça, ouais. Je fais tout à l’aveuglette. Pour tout dire, même, je

ne suis qu’une nana, face à un public, qui espère être pardonnée. Une

personne ordinaire qui veut, comme n’importe qui, être aimée. »

Je sens les larmes me piquer les yeux et je hoche la tête. « Ce n’est

pas une réplique de Julia Roberts à Hugh Grant à la fin de Coup de

foudre à Notting Hill ? »

Elle sourit. « Je viens de te dire que j’étais une usurpatrice. »

Deux jours se sont écoulés depuis le défilé du Memorial Day, de

minuscules drapeaux sont encore accrochés le long du trottoir devant

le Garden Home. J’entre et, à ma grande surprise, je trouve Dorothy

assise à une table de la salle à manger. Le déjeuner ne sera pas servi

avant une demi-heure. Quelqu’un lui a accroché un torchon en éponge

autour du cou en guise de bavoir. J’ai envie de l’arracher, de rappeler à

tous ces gens que cette femme a sa dignité, mais je me rends compte

que le bavoir n’a rien de méchant. Les aides-soignantes la protègent

des saletés qu’elle risque de faire en mangeant. J’aurais aimé avoir une

protection quand j’ai fait mes saletés, moi aussi.


Je sors une miche de pain de mon sac en m’approchant de la table.

« Je sens l’odeur du pain d’Hannah », dit-elle. Sa voix est joyeuse,

aujourd’hui. Le temps fait peut-être son œuvre. Ou, mieux encore, elle

a peut-être eu des nouvelles de Marilyn.

« Bonjour, Dorothy. » Je me penche pour l’enlacer. Son parfum

Chanel, le contact de ses bras maigres autour de mon cou me rendent

mélancolique. Ou bien est-ce parce que je dois partir la semaine

prochaine ? Quelle que soit la raison, je m’accroche à elle plus fort, ce

matin. Elle me tapote le dos comme si elle sentait ma fragilité

émotionnelle.

« Tout va bien, Hannah ma chérie. Allons, assieds-toi et raconte-moi

tout. »

Je tire une chaise de la table voisine et lui décris la visite de Fiona.

« J’étais stupéfaite qu’elle fasse tout ce chemin dans le seul but de me

présenter à nouveau ses excuses.

— Merveilleux. Et tu te sens mieux ?

— Oui. Mais je n’ai pas encore décidé si c’est une bonne chose de se

débarrasser de sa culpabilité, ou si c’est complètement idiot. Tiens,

nous, par exemple. Allons-nous jamais retrouver une existence

normale ?

— Ma chérie, tu n’as pas compris ? Nos aveux nous ont libérées. La

prochaine fois, il nous faudra juste être plus prudentes en mettant à nu

les morceaux fragiles de nos cœurs. La tendresse ne peut être partagée

qu’avec ceux qui offrent à ton cœur un atterrissage en douceur. »

Elle a raison. Claudia Campbell n’était pas digne de confiance. Mon

esprit s’envole vers Michael. Non, il ne m’a pas accordé un atterrissage

en douceur, lui non plus.

« Je suis heureuse de te voir si optimiste.

— Je le suis. Nous avons toutes les cartes en main, à présent. » Elle

pose la main sur mon bras. « Nous nous sommes enfin trouvées nous-

mêmes. »

Je réfléchis un instant. « Ah ouais ? Eh bien, j’espère que ça suffira.

Alors, dis-moi, comment va la vie ? Comment va Patrick ?

— Impeccable. » Elle tire une lettre de sa poche et me la tend.


Je souris. « Il t’a écrit une lettre d’amour ?

— Elle ne vient pas de Paddy. C’est une réponse à une de mes bourses

de pierres. »

Marilyn lui a pardonné ! Fantastique ! C’est alors que je vois l’adresse

de l’expéditeur.

« Elle vient de New York ?

— Vas-y, lis-la. À voix haute, s’il te plaît. J’aimerais l’entendre à

nouveau. »

Je déplie le courrier.

Chère madame Rousseau,

J’étais ébahi de recevoir votre courrier d’excuses. Comme vous pouvez le

constater, je vous retourne une pierre mais sachez, je vous prie, que vos excuses

étaient inutiles. Je regrette sincèrement que vous ayez porté le poids de cette

culpabilité d’avoir perdu contact avec moi, après cet épisode en classe.

C’est vrai, je ne suis jamais retourné au lycée Walter Cohen. Et vous avez

dû penser, bien évidemment, m’avoir nui. J’aurais aimé que vous sachiez,

toutes ces années, que je ne dois mon salut qu’à une seule personne : vous.

C’est sans doute un peu cliché mais, en ce jour de juin, j’étais un garçon à

problèmes quand je suis entré dans votre classe. J’étais un homme quand j’en

suis sorti. Et un homme que j’appréciais, qui plus est.

Je me souviens très clairement de cette matinée. Vous m’avez convoqué à

votre bureau pour me montrer votre cahier de notes. Sur ma ligne, rien que des

TRAVAUX INCOMPLETS. Je ne vous avais rendu aucun devoir au cours du

semestre. Vous étiez désolée, vous m’avez expliqué que vous ne pouviez pas me

mettre la moyenne. Je n’obtiendrais pas mon diplôme.

Ce n’était pas franchement une surprise. Vous ne m’avez pas lâché du

semestre. Je ne me souviens même plus combien de fois vous m’avez appelé chez

moi, et, une fois, vous vous êtes même présentée à ma porte. Vous m’avez

supplié de revenir à l’école, vous avez négocié avec ma mère. Il ne me

manquait pas grand-chose pour terminer mon année, il fallait juste que j’aie

la moyenne dans tous mes cours du semestre. Vous étiez déterminée à m’aider.

Et pas seulement pour votre cours de littérature. Vous étiez prête à parler à
tous mes professeurs. Mais je ne vous ai pas facilité la tâche. J’avais toujours

un million d’excuses et, oui, certaines étaient véridiques. Mais les faits étaient

simples, vous ne pouviez pas donner la moyenne à un gamin qui ne se

présentait au lycée qu’une fois par semaine, et encore.

Alors oui, nous nous souvenons tous les deux de ce jour-là. Je ne suis pas sûr

que vous vous souveniez du reste de votre cours, par contre.

Avant de commencer votre leçon du jour, vous avez demandé à Roger Farris

de ranger son walkman. Il a grogné et l’a fourré sous sa table. Au bout d’une

demi-heure, Roger a crié que son walkman n’était plus là. Il a fait une crise,

il était persuadé qu’on le lui avait volé.

Des élèves se sont mis à lancer des accusations. Il y en a même qui vous ont

demandé de fouiller certains d’entre nous. Vous avez refusé catégoriquement.

Très calmement, vous avez dit à la classe que quelqu’un avait fait une

erreur. L’un de nous éprouvait des regrets sincères, avez-vous affirmé, et tenait

à rattraper ses torts. Vous vous êtes rendue dans le petit cagibi en parpaings

attenant à la salle de classe qui vous tenait lieu de bureau privé, vous avez

éteint la lumière. Vous avez annoncé que chaque élève y passerait vingt

secondes seul, dans l’obscurité. Nous avons dû y apporter nos cartables et nos

sacs. La personne en possession du walkman le laisserait dans le cagibi, vous

en étiez persuadée.

Nous avons tous gémi et grogné. Quelle absurdité, de nous donner à tous

l’impression d’être des voleurs. Tout le monde était persuadé de connaître le

coupable, c’était Steven Willis. Le gamin pauvre, celui qui fumait du shit. Ils

étaient surpris d’ailleurs qu’il soit présent ce jour-là. La plupart du temps, il

séchait les cours.

Alors pourquoi ne pas lui demander en face, fouiller son sac à dos et

épargner le reste d’entre nous ? Il n’avait pas l’intention de rendre le walkman

de Roger, maintenant qu’il avait mis la main dessus. Nous avons essayé de

vous convaincre que les gens ne fonctionnaient pas comme ça, que vous étiez

naïve.

Mais vous avez persisté. Vous avez dit que nous étions tous bons, de nature.

Que la personne ayant emprunté « par erreur » le walkman devait être peiné,

à cet instant, et devait rêver qu’on lui accorde une seconde chance.

À
À contrecœur, nous vous avons obéi. L’un après l’autre, nous sommes entrés

dans l’obscurité de votre minuscule bureau. Gina Bluemlein chronométrait les

passages et tapotait à la porte quand notre temps était écoulé. À la fin du

cours, nous avions tous passé la période requise dans le cagibi obscur.

L’heure de vérité avait sonné. Nous nous sommes massés à la porte quand

vous êtes entrée dans le bureau. Nous étions impatients de connaître le résultat

de votre expérience. Vous avez allumé la lumière. Il nous a fallu un instant

pour le repérer. Il était là, sur le sol à côté de votre meuble à dossiers

suspendus. Le walkman de Roger Farris.

La classe était stupéfaite. Nous avons laissé échapper des cris de joie, nous

nous sommes topé les mains. Tous les élèves sont sortis, ce jour-là, habités

d’une foi nouvelle en la bonté du genre humain.

Quant à moi ? Cet événement à lui seul a donné un cap nouveau à ma vie.

Comme tout le monde s’en doutait, c’était bien moi qui avais volé le

walkman. Les élèves avaient raison – je n’avais pas l’intention de le rendre. Je

rêvais d’en avoir un mais mon père était au chômage. Roger était un sale

connard, de toute façon. Alors qu’est-ce que j’en avais à foutre ?

Mais votre croyance profonde en la bonté humaine m’a fait changer d’avis.

Quand j’ai déposé le walkman à côté du meuble et que je suis ressorti du

cagibi, c’était comme si j’avais abandonné derrière moi celui que j’étais. Cette

enveloppe rugueuse qui m’entourait, l’impression d’avoir été accusé toute ma

vie, que le monde me devait des comptes, tout ça s’est détaché de moi comme

une peau qui pèle. Pour la première fois depuis toujours, j’ai eu le sentiment

de valoir quelque chose.

Alors vous voyez, madame Rousseau, vos excuses sont inutiles. Je suis sorti

de votre salle de classe et je me suis rendu directement au bureau des étudiants

externes. Six semaines plus tard, j’avais obtenu mon diplôme en candidat

libre. L’idée que je puisse être foncièrement bon, que vous puissiez croire en

moi, a changé ma vision des choses. Le gamin battu par ses parents, qui

accusait le monde entier de son destin merdique, a commencé à prendre sa vie

en main. Je voulais vous prouver que vous aviez raison. Cette leçon en ce

dernier jour d’école a été la catalyse de tout ce que j’ai entrepris ensuite.

Sachez que je vous serai éternellement reconnaissant d’avoir su voir la bonté

qui sommeillait en moi, et de m’avoir permis d’agir en conséquence.


Cordialement,

Steven Willis, avocat

Cabinet d’avocats Willis et Bailey

149 Lombardy Avenue

New York, NY

Je m’essuie les yeux à la manche de mon chemisier et je me tourne

vers Dorothy. « Tu dois être si fière.

— Une autre bougie s’allume, dit-elle en s’essuyant les yeux à l’aide

de sa serviette en éponge. « Mes bougies créent une lumière plus

forte. »

Pour chaque bougie qu’on souffle, une autre s’allume. Cette

expérience humaine que nous vivons toutes les deux est un parcours

semé d’obstacles et d’erreurs. La honte et la culpabilité que nous

portons sont tempérées par des instants de grâce et d’humilité. Au final,

nous espérons seulement que la lumière que nous diffusons supplante

l’obscurité que nous créons.

Je serre la main de Dorothy. « Tu es une femme incroyable.

— Oui, je suis d’accord. »

Je fais volte-face et je trouve Marilyn derrière moi. Depuis combien

de temps est-elle là ? Je l’ignore.

Dorothy écarquille les yeux. « C’est toi, Mari ? »

Elle acquiesce. « C’est moi. » Elle se penche pour embrasser son

amie sur le front. « Et pour info, Dottie, tes bougies n’éclairent pas plus

fort. Tu as toujours dégagé une lumière éclatante. »

Il est 13 heures quand je rentre, j’ai le cœur plus léger d’avoir assisté

à la réconciliation de mes deux amies – et d’avoir trouvé une lettre de

RJ dans ma boîte. J’ai les mains qui tremblent quand je décachète

l’enveloppe.

Chère Hannah,
Merci pour ta lettre. Je n’étais pas certain d’avoir de tes nouvelles un jour.

Inutile de t’excuser. C’est logique qu’une femme aussi étonnante que toi soit

déjà dans une relation durable. Je respecte ton honnêteté et ton intégrité.

Je fais les cent pas dans la cuisine et je scrute les mots relation durable.

Je ne suis plus dans une relation durable. RJ, je peux désormais te voir

sans aucun sentiment de culpabilité !

Passe me voir quand tu retourneras dans le Michigan, avec ou sans ta mère

– ou ton compagnon. Je promets de me comporter en gentleman, cette fois. Et

comme je te l’ai déjà dit, si tu te lasses de ta situation actuelle, je souhaite être

en haut de la liste dans ton carnet de bal.

Bien à toi,

RJ

Je m’appuie contre le frigo et relis la lettre. RJ s’est visiblement

entiché de la femme qu’il me croit être. Je ne lui ai jamais révélé la

vérité sur mon passé et, après mon terrible fiasco ici, pourquoi le ferais-

je ? Comme n’importe qui, il serait horrifié de découvrir celle que j’ai

été autrefois.

J’adorerais le revoir, mais puis-je recommencer à faire semblant ?

Puis-je entamer à nouveau une relation superficielle comme celle que

j’entretenais avec Michael ou Jack ? Puis-je une fois encore essayer de

cacher mes vieux démons derrière la trappe de mon âme ? Je me

souviens de la dernière réplique de Jack : « Pas étonnant que tu arrives

si facilement à me laisser sortir de ta vie, Hannah. D’ailleurs, tu ne m’as

jamais vraiment laissé y entrer. »

Non. Impossible.

Je pique presque un sprint jusqu’à mon bureau. Je prends un stylo et

une feuille de papier à lettre.

Cher RJ,
Mon carnet de bal est vide.

Tendrement,

Hannah.
39

’ai fait le plein d’essence, j’ai fait changer les filtres à huile la

J semaine dernière en emmenant Marilyn et Dorothy déjeuner

au restaurant. Deux valises sont posées à côté de ma porte d’entrée,

ainsi qu’un sac en toile plein de barres énergétiques, de noix, d’eau et

de fruits. Je suis fin prête pour partir dans le Michigan à la

première heure demain matin. Je dors à poings fermés quand je reçois

un appel à 2 heures.

« Il est parti, Hannah ! »

Bon sang, Bob est mort. Je fais pivoter mes jambes au pied du lit. « Je

suis désolée, maman. Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je me suis levée pour aller aux toilettes. Il n’était pas dans le lit. Il

n’est pas dans la maison. Il est parti, Hannah. Je suis sortie le chercher

mais il est introuvable ! »

Je pousse un soupir. Il n’est pas mort. Tant mieux, me dis-je. Mais, au

fond de moi, je ne peux m’empêcher de penser que sa mort offrirait

une vie nouvelle à ma mère, même si je sais bien qu’elle ne verrait pas

les choses de cette façon.

Elle parle si vite que je peine à la comprendre. « Je ne le retrouve

plus. J’ai cherché partout.

— Calme-toi, maman. Il va bien. » Mais je n’y crois pas. Bob n’a

aucune connaissance pratique en matière de survie. Avec la forêt juste

derrière la maison, avec le lac, avec les températures nocturnes

glaciales…

« J’arrive. Appelle la police. On va le retrouver, je te le promets. »

Elle laisse échapper un soupir. « Dieu merci, tu vas venir. »


Enfin, sa fille est à ses côtés quand elle en a besoin. Et ce dont elle a

besoin, c’est de retrouver son mari.

J’appelle chez elle toutes les demi-heures et je tombe invariablement

sur le répondeur. Je suis à une vingtaine de kilomètres de Memphis

quand elle décroche enfin.

« La police l’a retrouvé, recroquevillé au fond de son bateau. »

Le bateau. Le vieux bateau de pêche dont je lui ai rappelé l’existence

le mois dernier. J’ai dû faire ressurgir un souvenir le jour où je l’ai

emmené faire un tour sur le lac. Mon Dieu, même mes bonnes

intentions sont néfastes.

« Oh, maman, je suis désolée. Comment va-t-il ?

— Il est en hypothermie. Il est resté étendu dans huit centimètres

d’eau froide. Les urgences sont arrivées. Ils voulaient l’emmener à

Munson pour faire un check-up complet. Mais il en a eu assez. J’ai

réussi à lui faire manger un peu de céréales et je l’ai couché.

— Je pense arriver vers 19 heures ce soir.

— Je t’aurai préparé à dîner.

— Non, ce n’est pas la peine. Je grignoterai un truc en chemin.

— J’insiste. Hannah ?

— Oui ?

— Merci. Tu n’imagines pas à quel point ta présence m’est d’un grand

réconfort. »

Ça me trotte dans la tête tout au long de la route. Je suis peut-être

folle de ne pas avoir retenu la leçon, après tout ce que j’ai perdu. Cette

idée me terrifie mais je dois le faire. C’est non négociable. Je dois

présenter mes excuses à deux autres personnes, au fils et à la fille de

Bob, avant qu’il ne soit trop tard.

Je n’ai jamais rencontré Anne ni Robert Junior. Ils étaient adultes

quand leur père s’est mis en couple avec ma mère. J’ignore comment

ils ont été mis au courant de mon accusation. Mais ils savent. Ma mère

m’a dit que Bob et elle ont très peu de contact avec Anne et Junior. Je

me doute bien que je suis responsable de cet éloignement. Notre


ancienne voisine, Mme Jacobs, avait tout raconté au personnel

enseignant, et les rumeurs ont dû se répandre. L’ex-femme de Bob a dû

avoir vent de l’affaire. Mais aurait-elle été cruelle au point de la révéler

à ses enfants ? Apparemment, oui.

Je scrute la file interminable des voitures devant moi, sur l’autoroute

I-57. Anne, l’aînée des deux, doit approcher de la cinquantaine, à peine

plus jeune que ma mère. Elle était déjà mariée et vivait dans le

Wisconsin à l’été 1993. Junior était à la fac, je crois.

Viendront-ils seuls ou accompagnés de leurs familles ? Je ne sais pas

ce qui serait pire, affronter leur colère face à un groupe restreint ou

élargi.

Mon estomac se noue. Je monte le volume de mon iPod. Lifehouse

chante « I’m halfway gone and I’m on my way… » Les paroles semblent

refléter mon propre voyage : je suis à mi-chemin de ma destination.

Encore quelques excuses à présenter. J’ai déjà parcouru une longue

route mais ça ne suffit pas. J’ai retiré la capuche de mon manteau

d’obscurité mais le col m’étrangle encore.

Je me repose contre l’appuie-tête. Comment vais-je réussir à leur faire

face ? Si une femme me disait avoir accusé à tort mon père de

harcèlement sexuel, je la détesterais sans doute encore plus

farouchement que mon père la haïrait. Aucune excuse, aussi sincère

soit-elle, ne pourrait rattraper le temps perdu.

Je peux atténuer les accusations, je peux leur demander pardon,

essayer d’expliquer que j’étais jeune, que je m’accrochais au désir fou

de voir mes parents réunis. Je pourrais même leur avouer la vérité :

qu’à ce jour je ne suis pas encore certaine que le geste ait été

accidentel. Mais cela semble hypocrite, comme si j’essayais de couvrir

mes arrières. Non, si je dois le faire, autant endosser la culpabilité à

100 %, et non à 50 % ni même à 99 %. Je suis plongée dans cette affaire

tout entière.

Le soleil a disparu derrière le lac quand je m’engage dans l’allée. Je

coupe le moteur et j’observe ma mère sur le porche, elle a l’air de

m’avoir attendue là toute la journée. Si je n’étais pas au courant, je


pourrais croire que c’est elle qui souffre d’Alzheimer. Ses cheveux sont

rassemblés en une queue-de-cheval maladroite, elle porte des lunettes

d’un autre âge et bien trop grandes pour son visage mince. Son

manteau est déboutonné et laisse entrevoir un pantalon de jogging et

un T-shirt. De loin, on dirait une gamine de douze ans.

Ils me reviennent soudain tous en mémoire, ces commentaires qu’on

nous lançait en nous prenant pour deux sœurs, ma mère et moi. Une

pensée me frappe avant que j’aie eu le temps de parer le coup. Est-ce

donc ça que Bob trouvait attirant chez elle, qu’elle ait des airs

enfantins ?

Je cours vers elle. « Maman ! »

Elle lève les yeux et semble comme étonnée de me voir. « Hannah. »

Elle vient à ma rencontre dans l’herbe humide et m’attire contre elle,

une étreinte plus serrée aujourd’hui, presque désespérée.

« Comment va-t-il ? je lui demande.

— Il a dormi de façon épisodique toute la journée. » Elle porte une

main à sa bouche. « J’ai été si imprudente. Ça fait un moment que je

comptais installer une clochette à la porte de notre chambre. Tu l’aurais

vu, Hannah. Il était trempé jusqu’aux os, il tremblait comme un chiot

mouillé. »

Je prends son visage entre mes mains, j’ai l’impression d’être la mère,

et elle, l’enfant. « Il va bien, maintenant. Et ce n’est pas de ta faute,

maman. Tu l’as retrouvé. Il est à nouveau avec toi. »

Je considère un instant cette métaphore de la vie de ma mère. Perdre

ceux qu’elle aime, les voir s’éloigner hors de portée, rester sans

nouvelles, à se demander où ils sont, et s’ils survivront.

Je n’ai pas passé la nuit dans ce chalet depuis vingt-deux ans. Je me

demande si je m’y sentirai chez moi un jour. Je me trouve sur le seuil

de leur minuscule chambre, j’écoute ma mère chanter à Bob la même

mélodie qu’elle me chantait.

« Like a bridge over troubled water. I will lay me down. » Sa voix est

rauque et un peu fausse. J’ai une boule dans la gorge.


Elle lisse les cheveux de Bob et lui dépose un baiser sur la joue. Juste

avant qu’elle n’éteigne la lumière, je remarque une photo sur le chevet

de Bob.

« C’est quoi ? je demande en m’approchant.

— Sa photo préférée. »

Je soulève le cadre en bois et me vois, adolescente, au bout du

ponton avec Tracy. On regarde par-dessus notre épaule en direction de

l’objectif, comme si Bob venait de crier : « Qu’est-ce que vous mijotez,

les garçons ? » Et il aurait pris la photo à l’instant où on tournait la tête.

Je plisse les yeux. Le côté gauche de mon maillot de bain s’est un peu

délogé et laisse entrevoir la chair blanche de ma fesse qui contraste

avec le bronzage de ma cuisse.

Je repose le cadre. Une gêne m’envahit. De toutes les photos

disponibles, pourquoi a-t-il choisi celle-ci en particulier sur sa table de

nuit ?

J’étouffe mes soupçons aussi vite qu’ils sont apparus. J’étais en maillot

de bain presque tous les jours, cet été-là. Alors forcément, c’est ce que

je porte sur les photos.

J’éteins la lampe en me remémorant la conversation avec Marilyn.

Pardonner n’implique pas toujours d’oublier. Sauf que, dans mon cas,

je pense que c’est indissociable. Je ne pourrai jamais rendre net le

cliché flou de ma vérité. Si je dois pardonner, alors je dois oublier.

Ma mère et moi sommes assises sur le porche à l’arrière de la maison

et nous sirotons une citronnade. L’air nocturne est frais, le soir est

ponctué du crissement des criquets, du coassement des grenouilles. Elle

allume une bougie à la citronnelle pour éloigner les moustiques et elle

me parle des belles demeures dans lesquelles elle fait le ménage.

Elle s’absente un moment pour aller voir Bob. À son retour sur le

fauteuil à bascule, elle m’adresse un sourire. « Où en étions-nous ? »

Où en étions-nous ? Comme si elle venait d’oublier ces années

noires, les années où je l’ai blessée, où j’ai refusé de la voir. Son amour

semble plus solide que jamais, comme si elle m’avait totalement


pardonné ma cruauté. La voilà donc, la douceur du pardon qu’évoque

Fiona.

« Je tiens à demander pardon.

— Oh, ma chérie, arrête. Ça fait des années qu’on t’a pardonné.

— Non. Quand j’ai présenté mes excuses à Bob, il était déjà trop

tard. » Je prends une profonde inspiration. « Je veux me faire

pardonner auprès de ses enfants. »

Elle me dévisage pendant plusieurs secondes. « Hannah, non.

— Je t’en prie, maman. J’y pense depuis un moment, à la façon dont

ils ont été éloignés de leur père. Par ma faute.

— Tu n’en sais rien, ma puce.

— Tu peux organiser une rencontre avec Anne et Junior ? S’il te

plaît ? »

La flamme de la bougie illumine les rides de son visage. « Ça fait des

années qu’on n’a pas vu les enfants. On risque d’ouvrir une boîte de

Pandore. Tu es certaine que tu veux faire ça ? »

Non, je n’en suis pas sûre du tout. Honnêtement, je préférerais éviter

de croiser les enfants de Bob pour le restant de mes jours. Mais c’est

impossible. Je leur dois ça, à eux et à l’homme dont j’ai détruit la

réputation.

« Oui. S’il te plaît. Il faut que je le fasse, maman. »

Elle tourne le visage vers l’obscurité. « Et s’ils refusent de venir ?

— Dis-leur que c’est urgent. Dis-leur ce qu’il faudra. Il faut qu’ils

entendent mes excuses de vive voix. Si je ne le fais pas, ce serait lâche.

— Quand ?

— On peut faire ça samedi ? S’il te plaît ? »

Elle acquiesce, elle doit penser que j’espère ainsi être acquittée. Mais

c’est faux. J’espère que c’est à Bob qu’ils pardonneront.


40

e m’installe sur un tabouret et m’oblige à avaler un sandwich

J au thon tandis que ma mère rince des cerises pour sa tarte. Je

consulte ma montre une énième fois. Ils arrivent dans trois heures.

Mon estomac se serre, je repose mon sandwich dans l’assiette.

Ma mère est de profil, elle fait couler de l’eau dans la passoire

métallique. Elle porte un pantalon en toile blanc et un chemisier sans

manches.

« Tu es jolie, maman. »

Elle pivote et me sourit. « Je pensais que ça te plairait.

— Ça me plaît. » Je remarque la pâte parfaite étalée sur le plan de

travail. « Tu as toujours aimé la pâtisserie, pas vrai ? »

Elle regarde son ouvrage. « Rien de très recherché, comparé à ce que

tu dois manger à La Nouvelle-Orléans. Des tartes aux fruits classiques,

des biscuits et des gâteaux. Ce que ma maman préparait. »

D’un coup d’épaule, elle écarte une mèche de cheveux rebelle.

« J’espère qu’ils aiment la tarte aux cerises. Un jour, il y a des années,

ils sont venus à Noël. Staci – la femme de Junior – en a mangé deux

parts. » Elle jette un coup d’œil à la pendule au-dessus du four. « Anne

comptait quitter le Wisconsin à 8 heures, autrement dit elle devrait être

ici vers 15 heures. Junior a promis d’arriver à peu près à la

même heure. J’ai prévu un gratin de spaghettis pour le dîner. Et une

salade, bien sûr. » Elle parle vite, sans laisser place au dialogue. Je

remarque que ses mains tremblent.

« Maman, ça va ? »
Elle lève les yeux. « Franchement ? Je suis liquéfiée. » Elle verse les

cerises dans un bol et jette l’écumoire dans l’évier. Le claquement du

métal me fait sursauter.

Je me lève et m’approche d’elle, puis je l’enlace. « Qu’est-ce qu’il y

a ? »

Elle hoche la tête. « Ça fait longtemps qu’ils n’ont pas vu Bob. Ils ne

savent pas ce qui les attend. Et Anne ? Elle traverse un nouveau

divorce difficile. Elle m’a aboyé dessus quand je l’ai appelée, elle m’a

fait comprendre que ça la dérangeait de venir. »

Je ferme les yeux. « Je suis désolée, maman. C’est de ma faute. »

Elle jette un regard vers la chambre où Bob fait la sieste et elle baisse

la voix, comme s’il risquait d’entendre et de comprendre notre

conversation. « Je lui ai dit que c’était peut-être la dernière fois qu’elle

le verrait. »

J’inspire brutalement. Elle a peut-être raison. Bob n’a pas prononcé le

moindre mot depuis qu’ils l’ont tiré de son bateau, mercredi. Sa toux

empire plus qu’elle ne guérit. Je me sens coupable, une fois encore. Se

serait-il aventuré jusqu’au bateau si je n’avais pas demandé avec

insistance qu’il vienne en balade avec moi, le mois dernier ?

« Je suis désolée, maman. Tu as beaucoup de soucis en ce moment et

je t’en impose d’autres. »

Elle déglutit avec peine et lève la main, me signifiant qu’elle ne peut

pas en parler tout de suite. « Et Junior, il est toujours poli, mais j’ai bien

senti qu’il n’était pas ravi.

— J’ai fait tant de dégâts. »

Pour la première fois, la carapace de ma mère se fissure. « Oui. Oui,

c’est vrai. Je te l’accorde. J’espère juste qu’il n’est pas trop tard. J’espère

que Bob les reconnaîtra. »

Un nuage passe au-dessus de moi. C’est une terrible erreur. Ma mère

et moi avons des attentes totalement irréalistes.

Elle verse du sucre sur les cerises. « Peut-être, oui, peut-être que Bob

comprendra qu’il est pardonné. »

Pardonné ? Les poils de ma nuque se hérissent. C’est si étrange que

ma mère emploie ce terme pardonné. Comment peut-il être pardonné


s’il n’a rien fait de mal ?

Elle est postée à la fenêtre et consulte sa montre toutes les deux

minutes. À 14 h 40, un Monospace s’engage dans l’allée.

« Voilà Anne, dit ma mère en sortant son tube de rouge à lèvres

qu’elle applique aussitôt. On va l’accueillir ? »

Mon cœur bat la chamade. De la fenêtre, je regarde une femme entre

deux âges descendre du Monospace. Elle est grande, ses cheveux

grisonnants lui tombent sur les épaules. Du siège passager, une fillette

d’environ neuf ans émerge à son tour.

« Elle a amené Lydia », remarque ma mère.

Je suis noyée d’émotions, je tangue entre tristesse, terreur et

soulagement. Cette femme va me crucifier sur place. Et je le mérite.

Dans le sillage du Monospace, un autre véhicule apparaît, un pick-up

blanc. Il me rappelle celui de RJ. Cette idée me réconforte : quelle que

soit l’issue de cette journée, je verrai RJ lundi prochain. Je lui

raconterai mon passé dans son intégralité, je lui présenterai une ardoise

propre et vierge. J’ai l’intime conviction qu’il comprendra.

Le pick-up ralentit et s’arrête derrière le Monospace. Anne et Lydia

attendent. Leur arrivée synchrone est clairement planifiée.

Mon cœur s’emballe. J’ai besoin d’air. Je me détourne et m’approche

de Bob, installé dans son fauteuil en velours. Ma mère et moi avons

réussi à le faire sortir du lit ce matin. Je l’ai coiffé, ma mère l’a rasé. Il

est réveillé mais le journal qu’elle a placé sur ses genoux est de travers,

et il est bien plus intéressé par ses lunettes. Il les fait tourner dans ses

mains, il tripote une des petites plaquettes en plastique.

Je retire le journal et lisse ses mèches de cheveux gris. Il tousse, je

vais lui chercher un mouchoir.

J’entends ma mère parler à la porte d’entrée : « C’est si gentil à vous

d’être venus. »

Les voilà qui franchissent le seuil. Le salon minuscule se resserre

autour de moi. J’ai envie de m’enfuir.

« Merci, Suzanne », répond une voix d’homme.

Je fais volte-face. Et c’est alors que je l’aperçois.


RJ.
41

’espace d’un instant, je ne fais pas le rapprochement.

L Pourquoi RJ est-il venu ? Comment a-t-il fait pour me

retrouver ? Je souris et fais un pas dans sa direction, mais je me fige en

voyant l’expression de son visage. Il a déjà rassemblé les pièces du

puzzle. Et à présent, moi aussi.

Oh, mon Dieu. Les initiales RJ sont pour Robert Junior, le fils de

Bob.

« C’est toi, Hannah », dit-il. Ce n’est pas une question. Davantage

une supplique. Son regard est lourd, il baisse les yeux. « Bon sang. Je

suis désolé.

— RJ… » Mais je suis à court de mots. Il voit en moi la fille molestée

par son père. Dans un instant, il va apprendre la vérité. Sauf que je suis

incapable de parler.

Il croise les bras, porte la main à sa bouche. Il me dévisage et hoche

la tête. « Pas toi. » Le chagrin de son regard me déchire le cœur.

« Tu connais Junior ? » demande ma mère.

J’ai la gorge tellement serrée que je peux à peine respirer. J’acquiesce

sans doute car elle ne réitère pas la question. Le temps est suspendu.

Bien sûr. Pourquoi ne l’ai-je pas compris tout de suite ? C’est si logique,

à présent. Il a grandi près de Detroit. Ses parents ont divorcé quand il

était à la fac. Il n’a jamais pu pardonner à son père – quelle faute, il ne

me l’a jamais précisé. Le sujet paraissait trop intime et je n’avais pas

osé poser de question. Maintenant, j’ai ma réponse. Pendant toutes ces

années, RJ était persuadé que son père était un monstre.


Ma mère me présente Anne tandis que RJ passe derrière moi et se

dirige vers le fauteuil où son père est assis.

Je cherche un soupçon de chaleur dans les yeux bleu-gris de la fille

de Bob, je n’y trouve que de la glace. Ma main tremble quand je la lui

tends. Anne la serre sans conviction. Elle ne prend même pas la peine

de me présenter à sa fille, aussi je m’en charge seule.

« Moi, c’est Hannah », dis-je à la fillette mince vêtue d’un short en

jean et d’un débardeur.

Elle tousse, cette même toux que j’entends chez Bob. « Moi, c’est

Lydia », répond-elle d’une voix cassée. Elle me dévisage. S’il est vrai

que les enfants perçoivent les gens tels qu’ils sont vraiment, je pense

que Lydia doit être l’exception qui confirme la règle. Elle me regarde

comme une célébrité alors que je suis le missile égaré, le dommage

collatéral qui a décimé sa famille.

Anne jette un coup d’œil à son père dans le fauteuil mais ne fait pas

mine d’aller vers lui. Je m’oblige à lui toucher le bras. Je parle fort afin

que RJ entende aussi.

« J’ai demandé à ma mère de vous inviter ici. » Je m’interromps, je

prends une profonde inspiration, je serre et desserre les poings. Je peux

y arriver. Je dois y arriver. « Il faut que je vous dise quelque chose.

— Je peux vous proposer à boire ? » demande ma mère. Elle sourit,

l’air d’organiser une fête de famille, mais je perçois le tremblement de

sa voix. Elle est terrifiée. « J’ai du thé, de la citronnade. Ou, Lydia, tu

veux peut-être un Coca ? »

La fillette s’apprête à répondre quand Anne la coupe. « Venons-en au

fait. » Elle semble connaître la raison de sa venue, ce que je vais leur

avouer. « Il faut qu’on rentre pas trop tard. » Elle pose une main sur

l’épaule de sa fille. « Va dehors. »

Elles rentrent ce soir ? Il y a sept heures de route jusqu’à Madison.

Non. Elles ont dû prendre une chambre d’hôtel en ville, ou elles

dorment chez RJ. Ma mère a préparé à dîner, elle m’a gentiment

demandé de dormir sur le canapé afin qu’Anne s’installe dans la

minuscule chambre d’amis. Je l’ai aidée à changer les draps, je l’ai

regardée couper des pivoines du jardin qu’elle a posées sur la


commode. Encore une déception pour cette femme qui voudrait tant

être acceptée. Mon père avait peut-être raison quand il affirmait que la

clé du bonheur était d’avoir des attentes raisonnables.

Anne s’assied à un bout du canapé, ma mère se poste sur l’accoudoir

du fauteuil de Bob. RJ opte pour la chaise en bois que ma mère a

apportée de la cuisine un peu plus tôt.

Je soulève deux bourses de pierres que j’avais placées sur la table

basse.

« Je dois vous présenter mes excuses, dis-je, debout devant eux. Je

suis venue ici il y a un mois, dans l’espoir de faire la paix avec votre

père. Quand j’avais treize ans, à peine plus que Lydia, j’ai décrété

qu’un contact physique accidentel était délibéré. C’était un

mensonge. »

C’est la première fois que j’emploie le terme mensonge. Est-ce ma

langue qui a fourché, ou suis-je enfin prête à l’admettre ? J’ai beau

essayer, je n’en sais rien. Aujourd’hui, il s’agit d’un mensonge. Sans

preuve pour étayer mon accusation, je ne peux pas utiliser d’autre mot.

« Vous avez peut-être entendu parler des pierres du Pardon. J’en ai

donné à ma mère et à votre père. À présent, je veux en offrir une à

chacun de vous. »

RJ pose ses coudes sur ses genoux, le menton sur ses mains croisées.

Son regard est rivé au sol. Anne ne dit rien. Je jette un coup d’œil à

Bob. Il dort, la tête penchée en arrière contre le coussin, ses lunettes de

guingois. Ma poitrine se serre.

« J’ai cru qu’en donnant une pierre à votre père ma honte en serait

soulagée, du moins partiellement. Mais je n’ai pas réussi à faire la paix.

Parce que je dois encore vous présenter mes excuses, à tous les deux. »

Je sors une pierre de chaque bourse. « Anne. » J’avance vers elle.

« Pardonne-moi pour ce que j’ai fait à ton père et à ta famille. Je sais

qu’il est impossible de te rendre le temps perdu. Je suis sincèrement

désolée. »

Elle scrute la pierre dans ma main tendue et j’attends, je m’efforce de

ne pas trembler. Elle ne va pas l’accepter. Et je ne lui en veux pas. Je

suis sur le point de replier le bras quand elle tend le sien. L’espace
d’une seconde, ses yeux croisent les miens. Elle saisit la pierre dans ma

paume et la fourre dans sa poche.

« Merci », dis-je, et je respire enfin. Mais je sais que ce n’est qu’un

petit pas. Si elle a accepté la pierre, ça ne signifie pas qu’elle me la

renverra avec un joli nœud et une lettre m’offrant son pardon. C’est un

début, néanmoins, et c’est le mieux que je puisse espérer aujourd’hui.

En voilà une de faite, plus qu’une à donner. Je m’approche de RJ.

Il garde les yeux rivés au sol. Je baisse le regard vers lui, j’aimerais

toucher ses mèches brunes ébouriffées. Ses mains sont jointes comme

en prière. Il semble soudain si pur. RJ est l’homme parfait, et moi, je

suis la pécheresse. Comment un couple aussi déséquilibré pourrait-il un

jour s’épanouir ?

Je t’en prie, Dieu, aide-moi. Aide-moi à l’atteindre. Mon intention était de

toucher leur cœur aujourd’hui, de préparer le terrain pour qu’ils

pardonnent un jour à Bob. Mais tout a changé. J’aime cet homme. J’ai

besoin de son pardon.

« RJ. » Ma voix tremble. « Je suis tellement, tellement désolée. Que

tu trouves dans ton cœur la force de me pardonner ou non, j’espère

qu’il n’est pas trop tard pour que tes sentiments envers ton père

changent. » Je lui tends la pierre au milieu de ma paume. « S’il te plaît,

accepte-la en signe de mon remords. Si je pouvais revenir… »

Il lève la tête et me regarde. Ses yeux sont injectés de sang. Sa main

s’approche de la mienne, comme au ralenti. Une vague de

soulagement déferle en moi.

J’entends le bruit mat avant de sentir le coup. La pierre s’envole à

travers la pièce et heurte la baie vitrée.

Les larmes me montent aux yeux. Je serre ma main douloureuse et je

regarde RJ se lever de sa chaise avant de se diriger vers la porte.

« Junior », lance ma mère qui bondit sur ses pieds.

La moustiquaire claque derrière lui. De la fenêtre, je le vois avancer à

grandes enjambées jusqu’à son pick-up. Je ne peux pas le laisser partir

ainsi. Il faut que je lui donne les éléments pour qu’il comprenne.

« RJ ! » je crie. Je sors en courant et je dévale les marches du porche.

« Attends ! »
Il ouvre sa portière à la volée. Avant que j’aie eu le temps d’atteindre

l’allée, sa voiture s’éloigne. J’observe l’énorme nuage de poussière

jusqu’à ce qu’il retombe sur le chemin en terre, une scène qui

m’évoque le jour où ma mère est restée au bout de cette même allée et

que les graviers jaillissaient sous les pneus de mon père.

Il n’est que 17 heures mais nous nous installons à quatre autour du

dîner. Bob était encore à la sieste dans sa chambre quand nous avons

sorti le gratin de spaghettis du four, et Anne a demandé avec insistance

que nous ne le réveillions pas. J’ai lu le soulagement sur le visage de

ma mère. L’après-midi semble peser sur chacun de nous, même sur

Bob. Le repas n’aurait pas été facile aujourd’hui, avec tant d’inconnus

autour de la table. Elle voulait sans doute sauver la dignité de Bob.

À table, nous terminons la tarte aux cerises. Je feins de manger mais

je ne fais que déplacer les fruits dans mon assiette. Je ne peux rien

avaler. Ma gorge est douloureuse dès que je pense à RJ et à la

déception dans son regard.

Anne est aussi silencieuse que moi. Ma mère essaie de compenser en

faisant passer le pot de crème glacée, en offrant une autre part de tarte.

Est-ce qu’on s’attendait vraiment à dîner tous les six, à ouvrir une

bouteille de vin, à rire, à bavarder ? Cela semble impossible, avec le

recul. Comme j’ai été idiote. Je ne suis pas la sœur de RJ ni d’Anne. Ils

n’ont aucune raison de me pardonner. Le fait qu’Anne soit encore là au

dîner tient du miracle. Une part d’elle-même éprouve peut-être un peu

de culpabilité face à la réaction de son frère. Ou peut-être a-t-elle eu

pitié de ma mère en apprenant qu’elle avait préparé à dîner.

Heureusement, Lydia brise le silence gênant. Elle papote, elle parle

de son épisode de bronchite, d’un cheval qui s’appelle Sammy, de sa

meilleure amie, Sara. « Sara sait faire des flips. Elle a pris des cours de

gym. Moi, je sais faire que les sauts de mains. Je te montrerai si tu veux,

Hannah. »

Je souris, reconnaissante de cette innocence enfantine. Si seulement

elle savait la peine et la douleur que j’ai infligées à sa mère. Je recule


ma chaise et jette ma serviette sur la table. « Avec plaisir. Voyons ce

que tu sais faire.

— Cinq minutes, lui dit Anne. Il faut qu’on y aille.

— Mais je veux dire au revoir à papy.

— Fais vite. »

J’emboîte le pas de Lydia qui sort de la cuisine. Derrière moi,

j’entends la voix de ma mère. « Encore un peu de tarte, Anne ? Un

café ?

— Tu es gentille avec ton papy, dis-je à Lydia lorsque nous arrivons

dans le jardin.

— Ouais. Je l’ai vu qu’une fois ou deux. » D’un mouvement de pied,

Lydia retire ses tongs jaunes. « J’ai toujours rêvé d’en avoir un – un

papy, je veux dire. »

Je l’ai privée de Bob, elle aussi. Et pauvre Bob, qui n’a jamais connu

ses petits-enfants. Lydia court dans le jardin et réalise son acrobatie

avec une réception parfaite. J’applaudis et crie, mais mon cœur n’y est

pas. Je pense uniquement au désordre que j’ai créé dans ces existences.

« Bravo ! Moi je dis, objectif : les JO de 2020. »

Elle tousse et glisse ses pieds dans les tongs. « Merci. En fait, je veux

juste intégrer le cours de danse. Dans deux ans, j’entre au collège. Ma

mère veut que je fasse du foot mais je suis nulle. »

Je regarde cette créature insouciante, avec ses longues jambes et une

poitrine naissante. Une beauté franche et sans fard. À partir de quel

moment commence-t-on à dissimuler notre splendeur naturelle ?

« Sois toujours toi-même, lui dis-je. Et tu ne te tromperas pas. » Je la

prends par la main. « Allez, viens dire au revoir à ton papy. »

Bob est étendu sur le lit, sous une couverture tricotée orange et jaune.

Sa peau rose brillante et ses mèches de cheveux hirsutes lui donnent

l’air d’un petit garçon. Mon cœur gonfle. Il bat des paupières et ouvre

les yeux quand il entend la toux sonore de Lydia.

« Pardon, papy. » Elle se hisse sur le lit, rejette la couverture et se

blottit contre lui.


D’un geste instinctif, il lève le bras et l’enlace. Elle colle son petit

corps contre le sien.

Je donne à Lydia le puzzle en bois préféré de son grand-père et je

dépose une bise sur la joue piquante de Bob. Il pose les yeux sur moi

et, l’espace d’une seconde, je jurerais qu’il me reconnaît. Mais ses yeux

redeviennent vitreux et il scrute d’un regard vide les pièces devant lui.

« Regarde bien, lui dit Lydia en montrant un avion en bois. Tu vois

que cette pièce a un angle ? »

Je m’apprête à les laisser quand Anne apparaît soudain au seuil de la

porte. Elle jette un coup d’œil dans la chambre. Je vois son regard se

poser sur le lit, où sa fille et son père sont allongés l’un contre l’autre.

Son visage s’obscurcit. En deux enjambées, elle traverse la pièce.

« Écarte-toi de lui ! » Elle empoigne Lydia par le bras et la tire.

« Combien de fois je vais devoir te dire de…

— Anne, je l’interromps en faisant un pas. Tout va bien. Je t’ai dit

que… »

Je m’arrête à la vue de son expression, blessée et peinée. Elle se

tourne vers moi et nos regards se croisent. Est-ce qu’il t’a fait du mal ? A-

t-il abusé de toi ? Je ne formule pas mes questions à voix haute. C’est

inutile. Elle les lit sur mon visage.

À l’autre bout de la pièce, elle acquiesce presque imperceptiblement.


42

e suis allongée sur le lit de la chambre d’amis et je scrute le

J plafond. Tout s’explique. Les difficultés que rencontre Anne

dans ses relations avec les hommes, la distance qu’elle a instaurée entre

elle et son père, même avant que je ne débarque. Elle a tu cette histoire

toute sa vie alors que moi, je l’ai mise en lumière. Elle ne voulait pas

qu’on apprenne son secret. Les excuses que je lui ai offertes ? Elle a vu

clair dans mon jeu.

Je sens mon pouls s’emballer. Un mélange bizarre de dégoût et de

besoin de justification m’envahit. J’avais raison, cet été-là. Mon

accusation n’était pas mensongère. J’ai été acquittée. Je peux rentrer à

La Nouvelle-Orléans et retrouver ma réputation d’avant ! Je peux

affirmer à ma mère que, après les épreuves que nous avons traversées,

j’avais raison ! J’enverrai une lettre à RJ – non, je me présenterai en

personne à son domaine. À la première heure, demain ! Je lui dirai que

j’avais raison, que je n’étais pas une enfant terrible déterminée à foutre

en l’air la vie de son père.

Sauf qu’Anne est déjà partie. Et si personne ne me croit ? Je n’ai

aucune preuve. Et si j’avais confondu un hochement de tête innocent

avec une confirmation d’un acte immonde ?

Mais cette expression sur son visage, l’horreur, la douleur. J’ai

compris ce qu’elle cherchait à me dire avec un simple acquiescement.

Je glisse un bras sous mon oreiller. Je ne peux passer le restant de

mes jours à douter de moi. Si seulement j’avais un minuscule élément

pour prouver à RJ – et à moi-même – que j’avais raison.


Je me redresse brusquement. Mais je l’ai, cette preuve. Et je sais très

bien où la trouver.

Le croissant de lune peint des lignes argentées à la surface du lac. Je

cours vers l’eau, mes pieds nus glissent dans l’herbe mouillée, le

faisceau de la lampe torche bondit comme un lièvre. Mon corps

tremble quand j’atteins le bateau. Je bloque la torche contre un gilet de

sauvetage et j’attrape la boîte de pêche.

Je peine à insérer la minuscule clé dans le cadenas. La serrure est

rouillée et bloque la clé. J’essaie encore, je fais tourner et pivoter le

vieux cadenas.

« Putain ! » je siffle entre mes dents. Je tire à m’en faire mal aux

mains. Peine perdue.

J’écarte une mèche de mon front et baisse la tête. Là, au fond de la

cale, j’aperçois un tournevis antique. Je pose un genou sur la boîte de

pêche et je glisse l’outil sous le fermoir métallique. Je tire de toutes mes

forces.

« Ouvre-toi, bordel. » Je me démène pour briser le fermoir. En vain.

Le cadenas refuse de céder.

Je scrute la boîte comme s’il s’agissait d’un être humain. « Qu’est-ce

que tu me caches, hein ? » Je lui assène un coup de pied. « Des

magazines de fesses ? De la pédopornographie ? » Je grimace à son

attention et j’essaie encore une fois. Ce coup-ci, la clé entre dans la

serrure comme si elle était flambant neuve.

Une odeur de moisi et de tabac m’assaille quand je soulève le

couvercle métallique. Je lève la torche, gagnée par la peur et

l’impatience à l’idée d’en voir le contenu. Mais les casiers sont vides.

Pas d’appât, pas de leurres. Rien qu’un jeu de cartes et un paquet à

moitié vide de Marlboro rouges. Je saisis le paquet humide. Et là, au

fond de la boîte, je vois un sachet plastique de congélation plein à

craquer.

J’y dirige le faisceau de la lampe, mon cœur me martèle la poitrine.

La fermeture hermétique est scellée et il semble regorger de photos…

des photos de magazine en papier glacé. Mon estomac fait un bond et


je crois bien que je vais vomir. Des images porno, j’en suis certaine.

Peut-être même une confession écrite. Je me jette dessus comme si mon

salut se trouvait à portée de main.

À l’instant où mes doigts effleurent le sachet, je m’immobilise.

J’entends les paroles de Dorothy, aussi claires que si elle me les criait

depuis la poupe. Apprends à vivre avec le doute. La certitude est le réconfort

des idiots.

Je lève la tête vers le ciel. « Non ! J’en ai tellement assez de douter. »

Je contemple la surface grise et lisse du lac, je pense à RJ. Ce sachet

pourrait laver ma réputation. RJ apprendrait la vérité une bonne fois

pour toutes. Il pourrait me pardonner, c’est certain.

Mais il ne pardonnerait jamais à son père. Cette blessure ne

cicatriserait jamais.

Je me prends la tête entre les mains. Fiona a raison. Nous mentons et

dissimulons nos mensonges pour deux raisons : pour nous protéger ou

protéger les autres. Alzheimer a rendu Bob inoffensif. Je n’ai plus

besoin de me protéger de lui. Mais ceux qui l’aimaient ont besoin de

protection, eux. Il faut que je protège leur vérité.

Je referme le couvercle d’un coup sec. Personne n’est obligé de

connaître la vérité. Ni RJ, ni ma mère. Ni mes anciens fans, ni mes

anciens employeurs. Ni même moi. Je vais apprendre à vivre avec le

doute.

Mes mains tremblent quand je replace le cadenas et que je le referme

à jamais. Avant même d’avoir eu le temps de changer d’avis, je retire la

clé minuscule de la serrure. De toutes mes forces, je la jette dans le lac.

Elle flotte un instant sur le reflet de la lune dans l’eau, puis elle coule.
43

u fil des quatre jours suivants, je suis en deuil. Je pleure la

A perte de RJ et de son amitié, de toutes les possibilités que

j’avais envisagées. Je pleure la vie flétrie de l’homme dans la pièce

voisine, dont la moindre respiration est une lutte permanente tandis

que son épouse, assise à ses côtés, chante dans l’espoir de le

réconforter. Je pleure l’absence de ces deux décennies avec ma mère,

et le super héros que je croyais être mon père.

En temps voulu, je finirai par accepter que nous ne sommes pas si

différents. Chacun de nous est un être humain avec ses défauts, ses

peurs, son besoin désespéré d’amour. Des gens déraisonnables qui

préfèrent le confort des certitudes. Mais pour l’heure, je pleure.

Ma mère me réveille à 4 h 30. « Il est parti. »

Cette fois-ci, son message est sans ambiguïté. Bob est mort.

Surprenant, tout ce qu’on apprend d’une personne à ses funérailles,

et combien de questions restées sans réponses seront enterrées avec

elle. À la cérémonie de mon père, deux ans plus tôt, j’ai appris qu’il

rêvait de devenir pilote, un rêve qu’il n’avait jamais réalisé, bien que je

ne sache pas exactement pourquoi. Aujourd’hui, alors que je me tiens

devant la tombe de Bob et que j’écoute ses compagnons des

Alcooliques Anonymes évoquer la lutte de Bob, je découvre qu’il était

un enfant de l’assistance, qu’il a vécu dans une famille d’accueil.

J’apprends qu’il s’en est enfui à quinze ans, qu’il est resté sans abri

pendant un an avant qu’un restaurateur le prenne sous son aile, lui


propose un emploi en cuisine et une chambre à l’étage. Il lui a fallu

six ans, mais il a réussi à se payer des études universitaires.

Que s’est-il passé dans cette famille d’accueil, qui l’a poussé à la rue ?

Contre quel démon se battait-il, lors de ce programme en douze étapes

des AA ? Contre l’alcoolisme, comme il l’affirmait, ou contre quelque

chose de bien plus destructeur ?

Je tiens la main de ma mère et baisse la tête lorsque le prêtre

prononce une ultime prière et demande le pardon de Dieu. Du coin de

l’œil, j’aperçois le profil stoïque de RJ, posté de l’autre côté de ma

mère. Accorde ton pardon à Bob, je t’en prie, et pardonne-moi. Et s’il

te plaît, s’il te plaît, adoucis le cœur de RJ.

Le prêtre se signe et on abaisse le cercueil en terre. Peu à peu, la

foule se disperse. Un homme s’approche de ma mère. « Votre mari

était un homme bien.

— Le meilleur, dit-elle. Et il sera récompensé. » Si Dorothy était là,

elle serait ravie. L’espoir, c’est souhaiter qu’il soit pardonné. La foi,

c’est avoir la certitude qu’il le sera.

Je lui serre le bras et me tourne vers la voiture, lui accordant

quelques minutes pour faire ses derniers adieux à l’amour de sa vie.

C’est alors que je me retrouve face à face avec RJ.

Il porte un costume sombre et une chemise blanche. Nos yeux se

croisent un court instant. Je ne suis pas certaine de ce que j’y lis. Ce

n’est plus le dédain d’il y a une semaine. C’est plutôt de la déception,

ou un désir triste. J’imagine qu’il pleure, lui aussi, la perte de ce qui

aurait pu naître entre nous.

Je sursaute en sentant des bras m’entourer la taille. Je baisse les yeux

et je vois Lydia. Elle se cache le visage dans ma robe, ses épaules sont

secouées de sanglots.

« Hé, ma chérie, dis-je avant de lui embrasser le sommet du crâne.

Ça va ? »

Elle m’étreint plus fort. « Je l’ai tué. »

Je m’écarte. « Mais qu’est-ce que tu racontes ?

— C’est moi qui lui ai donné ma bronchite. Je me suis trop approchée

de lui. »
Lentement, les paroles de sa mère me reviennent en mémoire.

« Écarte-toi de lui ! »

Je la prends par les bras. « Oh non, ma puce, tu n’as pas fait de mal à

ton papy. »

Elle renifle. « Comment tu le sais ? »

Je déglutis avec peine. « Parce que c’est de ma faute, à moi. Ton papy

est retourné en douce dans son bateau, parce que je l’avais emmené en

balade sur le lac. Ils l’ont retrouvé là-bas, trempé et frigorifié, le

lendemain matin. C’est comme ça qu’il est tombé malade. Il ne s’en est

jamais remis. »

Je creuse la terre du bout de ma chaussure jusqu’à trouver deux

pierres. Je lui en tends une et je garde l’autre dans ma paume.

Ensemble, nous marchons vers sa tombe.

« Mais si tu penses avoir fait quelque chose de mal, raconte-le

doucement à la Pierre du Pardon, comme ça. » Je porte la pierre près

de mes lèvres et je murmure : « Je suis désolée, Bob. »

Elle prend un air sceptique en regardant la pierre dans sa main, mais

elle l’approche néanmoins de sa bouche. « Je suis désolée de t’avoir

transmis ma bronchite, papy. Mais c’était peut-être vraiment de la faute

d’Hannah, si c’est elle qui t’a emmené faire un tour en bateau. »

Je souris. « Très bien. Je compte jusqu’à trois, et on jette nos pierres

dans la fosse. Ton papy saura qu’on est désolées. Un. Deux. Trois. »

Sa pierre atterrit sur le cercueil. La mienne, juste à côté.

« J’espère que ça va marcher, dit-elle.

— L’espoir, c’est pour les femmelettes, je rétorque en la prenant par la

main. Il faut avoir la foi. »

Deux voitures sont encore garées dans l’allée étroite du cimetière, la

Chevrolet de ma mère et le pick-up de RJ. Elles sont postées à une

trentaine de mètres l’une de l’autre. Une légère bruine tombe. Sous un

parapluie à motifs écossais, je marche au bras de ma mère. À notre

droite, Lydia tournoie, les bras écartés, et ne semble pas se préoccuper

des gouttes, peut-être même les savoure-t-elle. Je jette un regard

derrière moi. RJ marche avec Anne. Leurs têtes sont proches, comme
s’ils étaient en pleine conversation. Il faut que je lui parle. C’est peut-

être la dernière fois que je le vois.

Nous sommes presque arrivées à la voiture de ma mère quand elle

s’arrête soudain.

« Monte, ma chérie. C’est ouvert. Il faut que j’invite les enfants à la

maison. »

Je lui tends le parapluie et la regarde avancer vers son beau-fils et sa

belle-fille, deux adultes qu’elle n’a jamais vraiment connus. Ils ne

viendront pas chez elle, j’en suis certaine. Et pas à cause d’elle, mais à

cause de moi.

Un instant plus tard, elle se tourne vers moi et son visage assombri

me confirme que j’avais raison.

Je reste sous la pluie à regarder RJ s’éloigner de moi, toujours plus

loin. Mon cœur se fendille. C’est ma dernière chance. Il faut que je lui

parle. Mais que dire ? Je suis désolée ? Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé

ce soir-là ? Je vais apprendre à vivre avec mes doutes, et toi, en es-tu capable ?

Ils sont arrivés au pick-up. Lydia court vers eux et saute sur la

banquette arrière. Anne grimpe sur le siège passager. RJ pose la main

sur la poignée. Il n’ouvre pas la portière, il tourne les talons. À travers

l’air humide, ses yeux trouvent les miens, comme s’il sentait que je

l’observais.

Mon cœur trébuche. Il lève la tête, un geste simple et neutre qui

marque sa reconnaissance. Mais ce n’est pas un geste si anodin. Il

déclenche une minuscule étincelle d’optimisme. Je lâche le bras de ma

mère et lève la main.

Lentement, j’avance vers lui, terrifiée qu’il détale si je bouge trop

vite. Mon talon reste coincé dans une motte de terre et je manque

tomber. Adieu, derniers vestiges de ma dignité. Je retrouve mon

équilibre et trotte à présent, désespérée d’arriver jusqu’à lui.

Je me tiens face à lui, des gouttes de pluie tombent sur mes cheveux

et mes cils.

« Je suis désolée, dis-je, le souffle court. Crois-moi, je t’en prie. »

Il lève la main et me touche le bras. « Je te crois. » Il se tourne vers le

pick-up. « Prends soin de toi. »


Une fois encore, je regarde RJ monter dans sa voiture et s’éloigner.

Ma mère et moi passons les dix jours suivants à vider les placards et

les tiroirs de Bob. Elle garde sa robe de chambre, une chemise en

flanelle et trois pulls. Elle refuse de se séparer de son rasoir et de sa

brosse à cheveux.

« Mon mari est décédé il y a deux semaines, me dit-elle en scotchant

les rabats d’un carton. Mais Bob avait disparu depuis déjà cinq ans. »

Elle met de côté deux piles de souvenirs pour Anne et RJ. « Je vais

envoyer ceux d’Anne. Mais je me disais que Junior voudrait peut-être

passer pour…

— Non, maman. Il ne viendra pas chez toi avant mon départ.

— Alors allons les lui porter toutes les deux au domaine. Je n’y suis

jamais allée. Bob était déjà trop malade quand Junior est revenu dans

la région.

— Il refusera de me voir. » Une idée me heurte soudain de plein

fouet : l’homme qui refuse aujourd’hui de me voir est sans doute le seul

à m’avoir vraiment vue. Il a vu mon visage sans maquillage, il a vu la

fille maladroite aux cheveux plats et à la robe déchirée. Il connaît l’ado

maussade qui croyait tout savoir. RJ connaît chaque recoin ignoble de

mon être, que j’ai tant essayé de dissimuler au monde. Mais

contrairement au pardon de Fiona version conte de fées, RJ est

incapable d’aimer la laideur.

À la fin de la troisième semaine, ma mère est assez solide pour rester

à nouveau seule. Il est clair aussi que RJ ne me donnera pas de

nouvelles. J’explique à ma mère mon projet avant d’avoir l’occasion de

changer d’avis.

Le premier lundi de juillet, je range ma valise dans mon coffre,

frappée à nouveau par l’absence presque totale d’empreintes que je

laisse dans la vie, ces derniers temps. Je parle encore chaque jour avec

Dorothy et Jade, mais je n’ai pas de boulot, pas de copain, pas de mari,

pas d’enfant à embrasser ni pour lequel m’inquiéter. C’est à la fois

libérateur et terrifiant, de savoir que je peux disparaître si facilement. Je


mets la clé dans le contact, j’attache ma ceinture et j’espère soulager la

douleur de mon cœur.

« Sois prudente, me dit ma mère qui se penche pour m’embrasser

encore une fois. Appelle-moi quand tu seras arrivée.

— Tu es sûre de ne pas vouloir m’accompagner ? »

Elle acquiesce. « Je me plais ici. Tu le sais. »

Je sors de mon sac le pendentif en diamant et saphir, et je le lui tends.

« Ça t’appartient », dis-je avant de déposer la chaîne en platine dans sa

paume.

Elle contemple les pierres scintillantes et, à son regard, je vois qu’elle

a compris. « Je… je ne peux pas accepter.

— Bien sûr que si. J’ai fait estimer sa valeur. Ce n’est qu’une fraction

de ce qui te revient de droit. »

Je m’éloigne et je l’imagine rentrer dans sa maison vide, le cœur

lourd. Elle va penser que j’ai oublié quelque chose quand elle

découvrira les papiers sur l’îlot de cuisine. Je l’imagine scruter

l’estimation officielle de son dû, portant la main à sa bouche en voyant

le montant total. Elle décachètera ma lettre et prendra connaissance de

l’argent que j’ai transféré sur son compte. Enfin, elle pourra profiter des

avantages de ce partage que mon père aurait dû faire deux décennies

plus tôt.

Je m’engage sur l’autoroute I-94 et j’allume la radio. La voix de John

Legend s’échappe des enceintes et beugle une ballade amère qui

contraste totalement avec cette journée splendide de juillet. J’entrouvre

la vitre et j’essaie de me concentrer sur le ciel bleu sans nuage, plutôt

que sur cette chanson déchirante qui me rappelle RJ. Pensais-je

vraiment qu’il allait m’appeler, après tout ce que j’ai infligé à sa

famille ?

Je retiens mes larmes et je change de station. Terry Gross interviewe

un jeune romancier. J’enclenche le régulateur de vitesse et je me glisse

dans la circulation au son de la voix douce de Terry, je sens le

murmure monotone de l’asphalte sous mes pneus. Depuis combien de

temps n’ai-je pas fait un voyage comme ça ?


Je souris au souvenir d’un trajet avec Julia entre Los Angeles et La

Nouvelle-Orléans à bord de ma vieille Honda, un voyage de trois jours

et trois mille kilomètres. Je grimace et je tente de me rappeler pourquoi

mon père n’avait pas pu se joindre à nous. « Julia t’accompagnera,

avait-il dit. Elle n’a rien de mieux à faire. » Était-ce la vérité ?

Aujourd’hui, cela me paraît tellement irrespectueux.

Je revois Julia chanter en chœur avec Bon Jovi, sa queue-de-cheval

blonde se balançant en rythme. Mon père lui était-il reconnaissant ?

Avait-il idée à quel point elle lui était fidèle, à quel point elle lui serait

fidèle même après son décès ?

Je prends note de lui envoyer des pierres du Pardon. Je connais Julia,

ces lettres cachées doivent peser lourdement sur sa conscience. Elle a

besoin de savoir que je n’étais pas différente d’elle, que j’étais prête moi

aussi à défendre mon père à tout prix, au risque d’y perdre mon

intégrité.

Les rues de Chicago débordent d’énergie et bouillonnent dans la

chaleur estivale. Il est 16 heures quand je trouve enfin le vieux

bâtiment en briques dans Madison Street. Je prends l’ascenseur

jusqu’au quatrième étage et je parcours le couloir étroit en quête de la

suite 319. Le panneau rédigé à la main sur la porte m’indique que je

suis arrivée à bon port.

RÉUNION DES PIERRES DU PARDON

Par la porte vitrée, je jette un coup d’œil à la salle immense qui, telle

une ruche, bourdonne d’activité. Et la voilà, la reine des abeilles,

perchée derrière un pupitre, le nez plongé sur son écran d’ordinateur,

un téléphone scotché à l’oreille. J’ouvre la porte.

Elle ne me voit pas avant que je sois directement face à elle.

Lorsqu’elle lève les yeux, un éclair de peur brille soudain, et je sais

qu’il l’habite encore, ce fardeau dont je dois l’aider à se libérer.

Je dépose une pierre sur son pupitre.

« C’est pour toi. »


Fiona se redresse et contourne le bureau jusqu’à moi. Nous nous

tenons face à face comme deux adolescentes maladroites. « Tu es

complètement, totalement pardonnée. Et cette fois-ci, je le pense

vraiment.

— Mais j’ai gâché ta vie. » Sa réponse est à mi-chemin entre

l’affirmation et la question.

« C’était ma vie d’avant. Et c’est peut-être une bonne chose,

d’ailleurs. » Je fais un pas en arrière et je contemple la salle. « Tu as

besoin d’un coup de main ? »


44

e paie une fortune pour un mois de loyer dans cet

J appartement de Streeterville, bien que j’y sois rarement. Au

cours des quatre semaines suivantes, je passe presque l’intégralité de

mes heures éveillées à la salle de réunion avec Fiona et une trentaine

de bénévoles, ou à la mairie de Chicago, à récupérer des autorisations

diverses, à rencontrer des vendeurs ambulants ou des représentants du

Millenium Park. Le soir, nous nous retrouvons chez Fiona pour

manger des pizzas et boire des bières, ou au Purple Pig pendant

l’happy hour.

Nous sommes à la Sweetwater Tavern quand Fiona me commande sa

nouvelle boisson préférée, un Grant Park Fizz.

« C’est un délicieux mélange de gin, de sirop de gingembre, de citron

vert, de limonade et de concombre. Je te mets au défi de le boire

lentement.

— Oh, mon Dieu, dis-je entre deux gorgées. C’est la meilleure chose

que mes lèvres aient touchée depuis des mois. »

Elle sourit et passe un bras autour de mes épaules. « Tu t’en rends

compte, pas vrai ? Qu’on est en train de devenir amies ?

— Ouais, ben ne t’avise pas de tout foutre en l’air, cette fois. »

Je trinque avec elle.

« Des nouvelles ? » me demande-t-elle.

Elle parle de RJ et des deux dernières pierres que j’espère encore

recevoir.

« Rien, non. Mais j’ai reçu une pierre en retour de sa sœur, Anne.

— Celle qui aurait été…


— Hum, hum. Sa lettre était courte et mystérieuse. Un truc du genre :

Tu trouveras ta pierre dans ce courrier. Tes excuses sont acceptées. C’est arrivé

une seule fois, il y a longtemps. J’espère qu’on peut tourner la page, à présent.

— Donc il a bien abusé d’elle ! Rien qu’une fois, mais tout de même.

— Peut-être. Ou alors elle parle de la fois où ça m’est arrivé, à moi. »

Fiona soupire. « Oh, bon sang ! Elle ne t’a rien avoué, en fait. Il faut

que tu lui demandes clairement… »

Je lève la main. « Elle m’en a dit assez. Elle me pardonne. Et elle a

raison. Cette fois-ci, on tourne la page. »

Pluie à 7 heures, soleil à 11 heures. On compte tous sur cet adage

local, aujourd’hui. Il est 6 heures du matin et nous sommes rassemblés

dans la salle de réunion, où nous chargeons des cartons de T-shirts et

de souvenirs sous une averse battante.

« Passe-moi ce carton, dit ma mère à Brandon, un bénévole adorable

d’une vingtaine d’années. J’ai encore de la place dans ma voiture.

— Avec plaisir, Maman. »

Depuis son arrivée jeudi, Fiona et l’équipe de bénévoles surnomment

ma mère « Maman ». Elle sourit à chaque fois. J’imagine que ce simple

mot résonne comme une symphonie à ses oreilles, après des années de

surdité.

Les nuages se dissipent juste après 9 heures, une heure avant le début

de l’événement. Des gens circulent dans les parages, arborant des T-

shirts où l’on peut lire des messages comme : JETTE-MOI LA PIERRE,

OBSESSION DE LA CONFESSION ou encore UNE PIERRE, UN PARDON. Le

mien annonce : JE N’AI PAS UN CŒUR DE PIERRE. Je ne peux pas

officiellement dire que j’ai été pardonnée, ni même que je me sois

correctement excusée. Je ne suis même pas sûre que ce soit possible.

Pour citer Fiona, le pardon, comme la vie et l’amour, n’est pas simple.

Je me concentre sur le jour à venir, la fête que j’attends avec

impatience depuis des semaines. Dans un recoin sombre de mon âme,

je rêve que RJ se manifeste aujourd’hui. Mais je relègue cette pensée

aux confins de mon esprit. Il y a longtemps, mon père m’a appris à ne

pas avoir d’attentes dans la vie.


Fiona et moi nous hâtons d’une table à l’autre, d’un vendeur à l’autre,

nous nous assurons que tout soit en ordre. C’est une énergie générée

par le stress. Nous sommes désormais en pilote automatique. Ma mère

s’affaire à inspecter les pâtisseries vendues sur les stands de nourriture.

« Une part de tarte à six dollars, commente-t-elle. Tu imagines ? J’ai

choisi la mauvaise profession. »

Il est 11 heures quand je repère Dorothy et ses amis. Elle est entourée

de Marilyn et de Patrick, qu’elle tient chacun par un bras. Je prends ma

mère par la main et nous courons vers eux.

« Salut à vous ! Je voudrais vous présenter ma mère. Maman, voici

mes très bons amis, Dorothy, Marilyn et M. Sullivan.

— Paddy », me corrige-t-il.

Dorothy tend la main. « Vous avez une fille épatante.

— C’est vrai, hein ? répond ma mère. Si vous voulez bien m’excuser,

je dois aller vendre des T-shirts. »

Nous la saluons d’un geste de la main, puis Marilyn se tourne vers

moi. « Oh, Hannah, merci d’avoir rendu tout ceci possible.

— Non. Remercie Dorothy. Je comptais prendre un raccourci

malheureux avec mes pierres, mais elle m’en a empêché. »

Derrière eux, j’aperçois Jackson qui avance, le bras autour d’une jolie

brune enceinte jusqu’au cou. « Hannah, je te présente ma femme,

Holly. »

J’éprouve un bref éclair de jalousie. Qu’est-ce que je ne donnerais pas

pour être mariée et enceinte, moi aussi. Serai-je un jour en mesure de

pardonner totalement à Jack ? J’aime à croire que je suis plus tendre,

aujourd’hui ; la femme que je suis devenue pourrait se remettre d’une

telle trahison. Mais je pense que Jack avait raison. Il n’était pas

l’homme de ma vie.

Je serre la main d’Holly. « Ravie de faire ta connaissance, Holly.

Félicitations pour votre mariage, et pour le bébé. »

Elle contemple son époux d’un air d’adoration pure. « J’ai beaucoup

de chance. » Elle se tourne vers moi. « Hé, il paraît que tu es

responsable d’une vague d’excuses et de pardons, dans la famille

Rousseau. »
Je souris et je pense à la chaîne de pardon qui a circulé entre moi,

Dorothy, Marilyn et Jackson. « Eh bien, en fait, c’est Dorothy – ta

belle-mère – qui en est responsable. »

Jackson hoche la tête. « Ce n’est pas ce qu’elle affirme. » Il pose la

main sur l’épaule d’un petit homme aux cheveux argentés. « Dis, tu te

souviens de mon père, Stephen Rousseau ?

— Bien sûr. » Je serre la main de l’ex-mari de Dorothy, celui qui l’a

abandonnée après sa mastectomie. Je me demande ce que Dorothy

pense de sa présence aujourd’hui.

« Je suis heureux de vous apprendre que mon père m’a renvoyé une

pierre, annonce Jack. J’ai été un gamin égoïste qui estimait son

bonheur plus important que celui de son père. Difficile à croire, je

sais. » Il affiche ce sourire joyeux et un peu tordu que je pensais lui

avoir volé à jamais.

« Et j’ai envoyé une pierre à Dorothy, explique M. Rousseau en

jetant un coup d’œil à son ex-femme. Je n’ai pas été un mari très

délicat. »

Je dévisage Dorothy. Elle garde la tête haute, elle n’esquisse pas le

moindre sourire. Mais son visage est désormais empreint d’une paix

qui lui faisait défaut jusqu’à présent.

« Sottises, rétorque-t-elle avant de se tourner vers moi. Nous allons

rencontrer Steven Willis, aujourd’hui. Mon ancien élève qui vit à New

York. Tu t’en souviens, Hannah ?

— Oui. Comment pourrais-je oublier ta tactique incroyable pour

récupérer le walkman volé ? » Je lui tapote la main. « Amusez-vous

bien. On se revoit plus tard. Je dois aller retrouver Jade à Crown

Fountain. »

Je longe l’allée en ciment. J’ai à peine parcouru dix mètres que

quelqu’un crie mon nom. « Hannah ! »

Je fais volte-face et je vois Jack trotter vers moi.

« Hé, ma mère m’a raconté ce qui s’est passé dans le Michigan, que

le vigneron ne t’a pas pardonné. Elle dit que tu l’aimes vraiment, ce

type. »
Mon cœur se brise, j’ai envie de disparaître. Je lève les yeux au ciel,

me sentant rougir. « L’aimer ? Allons donc. Je le connais à peine. »

Il affiche une expression tendre. « C’est bon, Hannah. Tu as le droit

d’être vulnérable. »

Les larmes me montent aux yeux et je les contiens d’un battement de

cils. « C’est ridicule. » Mon rire sonne faux et je me cache le visage

entre les mains. « Je suis désolée.

— Ça ne me regarde pas, dit-il. Mais ne fais pas foirer cette histoire,

Hannah. Si tu l’aimes vraiment, bats-toi pour lui. »

Il me serre le bras et tourne les talons.

Des images de RJ envahissent mon esprit, comme si le gardien que

j’avais engagé afin de les maintenir à distance venait de démissionner

sans un mot. Comment va-t-il ? Pense-t-il à moi de temps en temps ?

On n’abandonne jamais ceux qu’on aime. Ai-je abandonné RJ ? Non. J’ai

fait ce que j’ai pu. C’est lui qui m’a abandonnée.

Jade se tient près du fauteuil roulant de son père, ils observent la

fontaine d’un air joyeux. Elle montre du doigt le visage d’un adolescent

projeté sur un écran d’eau géant. Une cascade jaillit de sa bouche. Le

père de Jade éclate de rire.

« Hannabelle ! » s’écrie-t-elle à ma vue. Je me jette à son cou, puis je

me penche pour enlacer son père.

« Comment ça va, Pop ? »

Il est émacié, des cernes noirs ourlent ses yeux. Mais il sourit et son

étreinte est puissante.

« Ça faisait des mois que je ne m’étais pas senti aussi bien.

— Mon père et ses frères ont fait la fête tout le week-end, pas vrai,

papa ? »

Pendant que M. Giddens admire la fontaine, j’attire Jade à l’écart.

« Comment va-t-il ? Et toi, comment ça va ? »

Elle sourit mais son regard est triste. « Il est exténué mais heureux.

On parle en termes de semaines, même plus de mois. Je ne veux pas

qu’il parte, mais s’il doit partir, au moins je sais qu’il est fier de moi.
— Et de toutes tes bêtises honnêtes. » Je lui serre le bras. « Comment

ça va chez toi ?

— Marcus m’a offert des roses la semaine dernière. Il m’a présenté ses

excuses pour la énième fois. Il a juré qu’il serait un mari modèle si je

lui accordais une autre chance. »

Mes sonnettes d’alarme se remettent à hurler. Je prends une profonde

inspiration et me rappelle qu’il ne faut pas juger. « D’accord. C’est

mignon. Qu’est-ce que tu lui as répondu ? »

Elle me tape le bras d’un revers de main. « Fais pas la chiffe molle

avec moi, Hannabelle. Qu’est-ce que je lui ai répondu, à ton avis ? Je

lui ai dit d’aller se faire voir. Hors de question qu’il revienne. On n’a

droit qu’à un seul coup avant de dégager, c’est ma règle. »

Je ris aux éclats et je la fais tournoyer. « Bien réagi ! Parfois, on ne

peut pas se contenter d’un simple “Je suis désolé.” »

Je consulte ma montre. Il est presque midi. Dans la direction du

Pritzker Pavilion, j’entends un groupe de musique jouer une reprise

d’Happy, de Pharrell Williams.

« Il est là ? » demande Jade.

Elle parle de RJ. Peut-être, se disait-elle comme moi, peut-être qu’il

viendrait.

« Non. Il ne viendra pas. » Et à cet instant, j’en suis persuadée. Ce

vieux manteau d’obscurité menace de m’engloutir. En une seconde, ma

décision est prise.

« Il ne viendra pas… c’est pour ça que je vais aller le voir dans le

Michigan, à son domaine. »

Jade pousse un cri perçant. « Allez ! Vas-y, fonce ! »

Tandis que je m’éloigne en trombe, je l’entends crier dans mon dos :

« Et ne sois pas sage ! »

Ma mère porte la main à sa bouche quand je lui annonce mon départ

imminent.

« Oh, ma chérie, tu es sûre que c’est une bonne idée ? Il sait que tu es

ici. Je lui ai parlé de cette réunion quand je lui ai apporté les affaires de

Bob, la semaine dernière. »


Mon enthousiasme s’envole. Ma mère a peur que je sois humiliée,

une fois encore. Elle sait que RJ ne me pardonnera jamais. Je rive mon

regard dans le sien, je vois une femme à qui l’on a toujours dicté sa

conduite, qui n’a jamais pu mener sa propre vie. Elle n’a agi qu’une

seule fois selon ses propres convictions : quand elle a refusé de quitter

le Michigan, de quitter Bob. Était-ce une bonne ou une mauvaise

décision ? Je l’ignore.

« Tu veux m’accompagner ? »

Elle regarde la foule autour d’elle, j’arrive presque à lire dans ses

pensées. Cela fait des années qu’elle est restée cloîtrée à Harbour Cove,

et la voilà à présent libre de voyager, d’explorer, de n’être responsable

que de sa propre personne. « Si tu veux.

— Ou bien tu peux dormir à l’appartement et rentrer en train

mercredi, comme prévu. »

Son visage rayonne. « Ça ne t’embête pas ?

— Pas du tout. Je t’appelle ce soir. Si ça se passe mal, je rentre

demain. »

Elle m’enlace avant mon départ. « Bonne chance, ma chérie, dit-elle

en lissant mes cheveux. Je suis toujours là pour toi. Tu le sais, pas

vrai ? »

J’acquiesce. Nous avons fait un sacré bout de chemin, depuis le

couple mère-fille mal assorti que nous formions à Chicago, des années

plus tôt. Disparus, la colère et les critiques, ce besoin de certitude.

Notre relation n’en est pas parfaite pour autant. Le lien fusionnel mère-

fille de mes rêves n’est que ça, justement : un rêve. Nous n’aurons

jamais de longs débats politiques, philosophiques, littéraires ou

philanthropiques. Ma mère n’est pas une femme instruite et savante qui

me dispensera des conseils bouleversants, ni des perles de sagesse.

Au lieu de cela, elle m’apporte autre chose. Elle offre à mon cœur et

à ses fragiles éclats un lieu moelleux et sûr où atterrir.


45

l’exception du chant lointain des moineaux dans le verger,

À le silence règne quand j’arrive au domaine viticole, juste

après 16 heures. Je cherche des yeux le pick-up de RJ, mais aucun

signe de lui. Je traverse le parking à la hâte et grogne en voyant le

panneau sur la porte. Fermé.

Merde ! Je frappe tout de même et je jette un coup d’œil à la fenêtre

de son logement à l’étage. Les rideaux sont tirés. L’endroit est désert.

Je m’effondre sur un banc de la terrasse. C’est trop tard. Je n’aurais

pas dû venir. La voix du doute murmure en moi que je ne vaux rien,

que je suis folle de croire qu’un homme comme RJ puisse m’aimer.

Pars. Va-t’en maintenant, avant de te ridiculiser à nouveau.

Non. Cette fois, je ne baisserai pas les bras. Je vais me battre pour RJ.

Je perdrai peut-être mais, au final, je saurai que je n’ai rien laissé au

hasard.

Pour tuer le temps, je m’aventure derrière le bâtiment et je consulte

ma montre toutes les cinq minutes. Allez, RJ ! Il faut que je te voie.

Je dépasse un tracteur garé sur la colline devant un hangar en bois.

Sous la corniche, je passe la main sur un établi où sont rangés des

outils. Je soulève un marteau, une paire de pinces, un tournevis.

Chacun porte les initiales RW gravées sur le manche. Robert Wallace.

Les outils de Bob. Le cadeau que ma mère a fait à RJ.

Mon pied heurte un objet dur. Je recule et plisse les yeux. Une boîte

est coincée sous l’établi. J’ai soudain la chair de poule. Non.

Impossible.
Lentement, je m’accroupis et je regarde sous l’établi. Je réfrène un cri

et porte la main à ma gorge. La boîte de pêche en métal rouge de Bob.

Je regarde autour de moi. Personne dans les parages. J’agis avec

prudence, comme si j’avançais dans des eaux dangereuses qui

risqueraient de m’engloutir une fois encore dans ma quête de certitude.

Mon cœur bat la chamade. La réapparition de cette boîte est-elle un

signe ? Suis-je censée en voir le contenu ?

À deux mains, je sors la vieille boîte rouillée de sa cachette. Elle est

légère. En une seconde, ma décision est prise. Je vais la mettre dans

mon coffre. Plus tard, je la jetterai dans une poubelle afin d’éviter que

RJ n’y découvre le sachet en plastique de photos.

Dès que la boîte apparaît à la lumière du jour, je comprends. J’en ai

le souffle coupé. Le couvercle est ouvert, comme la gueule béante d’un

crocodile. Je scrute ses entrailles.

Il n’y a qu’un vieux cadenas rouillé sectionné à l’aide d’une scie à

métaux. Quelqu’un – RJ, sans doute – a finalement résolu le mystère.

Le verger disparaît dans l’obscurité nocturne qui emporte avec elle la

chaleur du jour. Je trouve un pull dans ma voiture et m’y blottis, puis je

m’installe à la table de pique-nique. Je joins les bras et pose la tête sur

la table. Je contemple la forêt de cerisiers à peine visibles dans le

crépuscule, je me concentre sur les lumières qui scintillent au loin dans

le domaine, jusqu’à ce que mes paupières se fassent lourdes.

Je sursaute quand on me tapote l’épaule. L’obscurité est complète. Je

bats des paupières et mes yeux s’accoutument enfin à la pénombre. Je

distingue son visage.

« RJ. »

Je me redresse, soudain gênée. Il doit me prendre pour une tarée, à

dormir comme ça devant chez lui. Ou, pire, pour une détraquée

obsessionnelle.

Chaque fibre de mon être me hurle de fuir. Cet homme n’a plus

envie de me voir. Il ne me pardonnera jamais. Qu’avais-je en tête ?


Sauf que c’est impossible. Je refuse. La route a été trop longue, j’ai trop

perdu.

Il prend place à mes côtés, son genou tourné dans la direction

opposée au mien, si bien que nous sommes épaule contre épaule, nos

visages à quelques centimètres.

Je porte la main à ma poitrine, j’essaie d’apaiser mon cœur affolé, je

m’oblige à regarder RJ dans les yeux.

« S’il te plaît, dis-je. Sens. » Ma main tremble quand je saisis la sienne

et la pose sur mon cœur. « Voilà, c’est moi. Terrifiée, face à toi. » Il

essaie de retirer sa main mais je la maintiens en place. « Je te demande,

je te supplie, RJ, de me pardonner. » Je ferme les yeux. « Et je suis

morte de peur car tu as la possibilité de briser ce cœur déjà amoché, ou

de m’aider à le cicatriser. »

Je lâche sa main qui retombe à son flanc. Il me dévisage, les muscles

de sa mâchoire serrés. Je me détourne, j’aimerais tant disparaître. Voilà.

C’est terminé. J’ai mis mon cœur à nu et RJ garde le silence,

obstinément. Les larmes me montent aux yeux, je me lève. Il faut que

je parte avant qu’il me voie pleurer.

J’ai le souffle coupé lorsque je sens sa main saisir mon poignet. Il me

tire et m’oblige à me rasseoir. Je me tourne vers lui. Son regard s’est

radouci. Il sourit et lève la main, ses doigts effleurent ma joue. « J’ai fait

tout le trajet jusqu’à Chicago, aller-retour, et tu n’as rien de mieux à me

dire ? »

Je porte la main à ma bouche. « Tu es allé à Chicago ? Aujourd’hui ?

Pour m’y retrouver ? »

Il acquiesce. « Une copine m’a dit un jour qu’il ne fallait jamais

abandonner ceux qu’on aime.

— C’est pour ça que je suis venue jusqu’ici », je rétorque.

Il prend mon visage entre ses mains et s’approche. Ses lèvres sont

douces contre les miennes, je ferme les yeux. Cet instant se passe

exactement comme je l’espérais. Non, comme je pensais qu’il se

passerait.

Je sors une pierre de ma poche. Elle est lisse et, après tous ces mois,

je prends presque cette douceur pour réconfort. Mais il n’en est rien.
C’est un fardeau.

« J’ai essayé de te la donner, chez ma mère. Je te le demande encore

une fois, RJ. Tu veux bien me pardonner ? »

Il prend la pierre de ma main. « Oui, je te pardonne. » Il plonge son

regard dans le mien et me caresse les cheveux. « Tu es une femme

bien, Hannah. Une femme vraiment bien. »

J’ai attendu toute ma vie d’entendre cette simple affirmation – celle

que n’importe qui rêve d’entendre. Ma gorge se serre, je ferme les

yeux. « Merci.

— Je suis désolé qu’il m’ait fallu si longtemps. » Il fait tourner la pierre

dans sa paume. « Quand on est incapable de se pardonner à soi-même,

c’est difficile de pardonner à quelqu’un d’autre. Alors je te présente

mes excuses, à mon tour. »

Je retiens mon souffle. J’attends qu’il me révèle ce qu’il a découvert

dans la boîte de pêche.

« Je ne t’ai jamais expliqué pourquoi j’ai pris Zach et Izzy sous mon

aile. »

Je cille. « Parce que ce sont tes enfants, dis-je sans jugement.

— Non. » Il se mord la lèvre inférieure. « Leur père travaillait pour

moi. Après qu’il se soit présenté ivre une fois de trop, malgré ma

douzaine d’avertissements, je l’ai viré. Il m’a supplié de lui accorder

une chance. J’ai refusé de l’écouter.

— Tu as agi au mieux. »

Il fait rouler la pierre dans sa main. « Ouais, enfin, je n’y étais pas

obligé non plus. Russ a acheté une bouteille de Jack Daniel’s sur le

chemin du retour. Il s’est endormi sur le sol de la cuisine et ne s’est

jamais réveillé. »

Je ferme les yeux. « Oh, RJ.

— Il avait besoin d’aide et je lui ai tourné le dos. »

Je lui prends la main et je la serre. « Tourne la page. Pardonne-toi.

On n’a pas d’autre choix, c’est comme ça que je vois les choses. »

Nous restons silencieux une minute, mains jointes, puis il se lève.

« Viens, dit-il en m’aidant à me redresser. Il faut que je te montre un

truc. »
Il attrape une lampe torche et m’entraîne dans le parking, puis sur un

sentier gravillonné. Je suis soulagée quand nous passons devant le

hangar et qu’il ne fait aucune allusion à la boîte de pêche.

Il me tient la main, nous traversons le verger sombre, et il me raconte

comment il a croisé ma mère à la réunion de Chicago. « Je n’arrivais

pas à y croire quand elle m’a expliqué que tu étais partie. Je lui ai

annoncé que je rentrais ici, je lui ai fait promettre de ne pas t’appeler.

Je voulais te faire la surprise. J’ai roulé à cent cinquante kilomètres-

heure sur tout le trajet. J’avais tellement peur que tu sois déjà repartie à

mon arrivée.

— Je ne serais jamais partie. J’aurais attendu ici jusqu’à la fin des

temps. »

Il lève ma main à ses lèvres et l’embrasse.

« Je n’arrive pas à croire que tu aies fermé la boutique un samedi. Je

sais à quel point les week-ends d’été sont précieux, ici.

— Crois-le ou non, on est en bonne voie de faire notre meilleure

année, même si je n’ai pas encore beaucoup de points de

comparaison. » Il m’adresse un sourire. « Mais si j’arrivais à trouver un

bon cuistot, ce serait une mine d’or. Tu ne connaîtrais pas quelqu’un ?

— Il se trouve que si, je connais quelqu’un. Mais elle ne vient pas

seule – c’est un partenariat mère-fille.

— Ah bon ? » Il me serre la main. « Marché conclu. Vous êtes

embauchées toutes les deux. »

Nous parcourons encore deux cents mètres puis il s’arrête au pied

d’un gigantesque érable.

« C’est pour toi, m’annonce-t-il en tapotant le tronc, les yeux levés

vers la ramure. Elle et moi, on t’attendait. »

La cabane en bois est installée à quatre mètres au-dessus de nous,

dissimulée entre les branches et le feuillage scintillant. Je dévisage RJ à

travers mes larmes. « Tu… c’est pour moi ? »

Il acquiesce.

Je me jette à son cou et l’embrasse sur les lèvres, les joues, le front. Il

rit et me fait tourner dans ses bras. Quand il me repose à terre,

j’empoigne l’échelle.
« Oh, pas question ! déclare-t-il en me bloquant le passage. Tu ne

peux pas entrer sans le mot de passe secret. »

J’incline la tête. « D’accord. Et c’est quoi, le mot de passe secret ?

— Tu le connais. C’est toi qui me l’as révélé. Réfléchis. »

Je souris et je repense à notre dîner, le soir où j’ai partagé avec lui

mon rêve d’avoir une cabane dans les arbres. Quand il m’a demandé le

mot de passe secret, j’ai lâché : « J’ai un petit ami, RJ. »

« Allez, insiste-t-il, le regard amusé. Tu t’en souviens. »

J’hésite un instant. « J’ai… un… petit ami ? »

Il sourit. « Oui, c’est ça. Et la suite ? »

Il me faut une seconde pour comprendre. « RJ ? »

Il acquiesce. « C’est deux phrases. Avec un point au milieu. »

Ma voix se brise quand je répète le mot de passe. « J’ai un petit ami.

RJ.

— Alors, qu’est-ce que tu en penses ? murmure-t-il.

— C’est parfait. »

Le lendemain matin, le brouillard s’est installé alors que nous

longeons la baie. Mes cheveux sont tirés en queue-de-cheval et j’ai le

visage rosi par le savon naturel de RJ. Je porte un de ses vieux T-shirts

et le même legging qu’hier. Il passe un bras autour de mes épaules et

nous marchons dans un silence satisfait.

Je ne lui ai pas parlé de la boîte de pêche, hier. Je ne l’évoquerai

jamais. Il a dû se passer quelque chose depuis ma confession dans le

salon de ma mère, il y a neuf semaines. Soit RJ a découvert que mon

accusation était véridique et justifiée, soit il a appris à me pardonner.

Peu m’importe l’un ou l’autre.

Nous nous arrêtons sur la rive, il sort les pierres de sa poche. Il en

garde une dans la main gauche et dépose l’autre dans ma paume, celle

qui me transmet son pardon. Il me regarde et, ensemble, nous lançons

notre pierre – et, avec elle, le poids du fardeau qu’elle symbolise – dans

l’eau du lac. Main dans la main, nous regardons les vaguelettes se

multiplier et s’étendre. Lentement, elles se mêlent aux autres pour

disparaître enfin. Personne, à l’exception de nous deux, ne pourrait se


douter que les pierres – et les remous créés dans leur sillage – aient

jamais existé.
REMERCIEMENTS
homas Goodwin l’a dit mieux que quiconque : « Les

T bénédictions les plus douces sont celles obtenues par la

prière et portées avec gratitude. » Chaque jour qui passe, je suis

reconnaissante, mais ce sentiment simple semble terriblement

insuffisant. Publier un premier roman était un rêve ; en publier un

second est purement surréaliste. Et sans l’enthousiasme, la

détermination et la motivation ferme mais discrète de mon agente

fabuleuse, Jenny Bent, je serais encore en train d’en pianoter les

premières pages à l’instant où j’écris ces mots.

Je suis ravie de collaborer avec une équipe éditoriale de choc menée

par Clare Ferraro, et qui inclut mon éditrice extraordinaire, Denise

Roy, ainsi que Rachel Bressler, Courtney Nobile, John Fagan, Ashley

McClay, Matthew Daddona et toute l’équipe commerciale de

Penguin/Plume. Sans oublier la femme astucieuse qui œuvre dans les

coulisses, Victoria Lowes. Chacune de tes casquettes te va à ravir.

Tout mon amour et ma profonde gratitude à mon incroyable mari,

Bill. Une auteure plus douée trouverait les mots adéquats pour

exprimer ce que tu représentes à mes yeux. Merci à mes parents

aimants, mes meilleurs supporters, à mes tantes, mes cousins, mes

beaux-fils, mes belles-filles, à mes frères et sœurs, surtout Natalie

Kiefer, qui continue à rameuter ses amis à chaque rencontre littéraire.

Un remerciement particulier à David Spielman, mon beau-frère

talentueux, spécialiste des organes de presse à La Nouvelle-Orléans.

Ses coups de fil, ses mails et ses diagrammes personnalisés m’ont été

précieux. Merci aux adorables journalistes télé qui m’ont

généreusement apporté leur expertise : Sheri Jones, Rebecca Regnier

et Kelsey Kiefer. Je remercie ma chère amie et collègue professeure,


Gina Bluemlein, d’avoir partagé avec moi son plan incroyable pour

récupérer le walkman volé (un téléphone portable, en réalité), et de

m’avoir autorisée à mettre en scène l’anecdote dans mon roman. Mes

remerciements à Sarah Williams Crowell, qui m’a invitée à ma

première lecture publique, et qui m’a raconté l’histoire de la moquette

blanche. J’ai aussitôt su que je voulais l’inclure dans cette histoire, en

hommage à ton bel esprit, ainsi qu’à celui de ton père, Don Williams.

Mon amour et ma gratitude vont également à mes amis merveilleux,

pour chacune de vos paroles d’encouragement. Immenses et profonds

remerciements à ma généreuse assistante autoproclamée, Judy Graves.

Chaque écrivain devrait avoir la chance de compter une amie comme

toi.

À mes premières lectrices, Amy Bailey Olle et Staci Carl : vos

remarques et vos propositions ont été précieuses. Et Amy, une nana ne

pourrait pas rêver d’une meilleure partenaire d’écriture que toi.

À tous les libraires, les bloggeurs, les clubs de lecture qui m’ont

généreusement accueillie ou qui ont fait la promotion de mon livre.

C’était incroyable, un véritable honneur. Mes remerciements tout

particuliers à Kathy O’Neil du R Club, et à la Fairview Adult Foster

Care Home – surtout à Marilyn Turner, adorable et courageuse. À mon

amie chérie, Dorothy Silk, ton âme brille encore parmi nous.

Le plus grand plaisir que m’a procuré l’écriture, c’est l’amitié que j’ai

tissée avec de nouveaux lecteurs et de nouveaux auteurs, notamment

Julie Lawson Timmer et Amy Sue Nathan. Pouvoir partager mes

inquiétudes, faire la fête avec vous, ainsi qu’avec Kelly O’Connor

McNees et Amy Olle, m’a épargné des heures de psychothérapie.

Et à vous, mes chers lecteurs, qui m’avez accordé votre temps

précieux, qui m’avez fait confiance pour vous conter une histoire. Je

suis émue et honorée, je vous remercie du fond du cœur.

Pour finir, moi qui viens d’écrire un ouvrage sur le pardon, je serais

bien négligente si je ne faisais pas ici amende honorable. Car je suis

désolée. Vraiment.

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