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© Éditions Gallimard,
1926 pour Douze petits écrits
1942 pour Le parti pris des choses
1948 pour Proêmes
I
Quel artificier
Tu meurs ! Fauve César !
Bigarre le parterre
Aux jeux avariés !
Brandis ta rage courte
En torche ! Rugis rouge ! 1
Et roule mort, gorgé
D’empire et de nuées !
QUATRE SATIRES
Le temps des végétaux : ils semblent toujours figés, immobiles. On
tourne le dos pendant quelques jours, une semaine, leur pose s’est encore
précisée, leurs membres multipliés. Leur identité ne fait pas de doute, mais
leur forme s’est de mieux en mieux réalisée.
La beauté des fleurs qui fanent : les pétales se tordent comme sous
l’action du feu : c’est bien cela d’ailleurs : une déshydratation. Se tordent
pour laisser apercevoir les graines à qui ils décident de donner leur
chance, le champ libre.
C’est alors que la nature se présente face à la fleur, la force à s’ouvrir, à
s’écarter : elle se crispe, se tord, elle recule, et laisse triompher la graine
qui sort d’elle qui l’avait préparée.
Parmi les êtres animés on peut distinguer ceux dans lesquels, outre le
mouvement qui les fait grandir, agit une force par laquelle ils peuvent
remuer tout ou partie de leur corps, et se déplacer à leur manière par le
monde, – et ceux dans lesquels il n’y a pas d’autre mouvement que
l’extension.
Une fois libérés de l’obligation de grandir, les premiers s’expriment de
plusieurs façons, à propos de mille soucis de logement, de nourriture, de
défense, de certains jeux enfin lorsqu’un certain repos leur est accordé.
Les seconds, qui ne connaissent pas ces besoins pressants, l’on ne peut
affirmer qu’ils n’aient pas d’autres intentions ou volonté que de s’accroître
mais en tout cas toute volonté d’expression de leur part est impuissante,
sinon à développer leur corps, comme si chacun de nos désirs nous coûtait
l’obligation désormais de nourrir et de supporter un membre
supplémentaire. Infernale multiplication de substance à l’occasion de
chaque idée ! Chaque désir de fuite m’alourdit d’un nouveau chaînon !
L’on dit que les infirmes, les amputés voient leurs facultés se
développer prodigieusement : ainsi des végétaux : leur immobilité fait leur
perfection, leur fouillé, leurs belles décorations, leurs riches fruits.
Aucun geste de leur action n’a d’effet en dehors d’eux-mêmes.
bien que l’être végétal veuille être défini plutôt par ses
contours et par ses formes, j’honorerai d’abord en lui une vertu de
sa substance : celle de pouvoir accomplir sa synthèse aux depens
seuls du milieu inorganique qui l’environne. tout le monde autour
de lui n’est qu’une mine où le précieux filon vert puise de quoi
élaborer continûment son protoplasme, dans l’air par la fonction
chlorophyllienne de ses feuilles, dans le sol par la faculté
absorbante de ses racines qui assimilent les sels minéraux. d’où la
qualité essentielle de cet être, libéré à la fois de tous soucis
domiciliaires et alimentaires par la présence à son entour d’une
ressource infinie d’aliments :
L’immobilité.
CREVETTE
La pluie ne forme pas les seuls traits d’union entre le sol et les cieux : il
en existe d’une autre sorte, moins intermittents et beaucoup mieux tramés,
dont le vent si fort qu’il l’agite n’emporte pas le tissu. S’il réussit parfois
dans une certaine saison à en détacher peu de choses, qu’il s’efforce alors
de réduire dans son tourbillon, l’on s’aperçoit à la fin du compte qu’il n’a
rien dissipé du tout.
À y regarder de plus près, l’on se trouve alors à l’une des mille portes
d’un immense laboratoire, hérissé d’appareils hydrauliques multiformes,
tous beaucoup plus compliqués que les simples colonnes de la pluie et
doués d’une originale perfection : tous à la fois cornues, filtres, siphons,
alambics.
Ce sont ces appareils que la pluie rencontre justement d’abord, avant
d’atteindre le sol. Ils la reçoivent dans une quantité de petits bols, disposés
en foule à tous les niveaux d’une plus ou moins grande profondeur, et qui
se déversent les uns dans les autres jusqu’à ceux du degré le plus bas, par
qui la terre enfin est directement ramoitie.
Ainsi ralentissent-ils l’ondée à leur façon, et en gardent-ils longtemps
l’humeur et le bénéfice au sol après la disparition du météore. À eux seuls
appartient le pouvoir de faire briller au soleil les formes de la pluie,
autrement dit d’exposer sous le point, de vue de la joie les raisons aussi
religieusement admises, qu’elles furent par la tristesse précipitamment
formulées. Curieuse occupation, énigmatiques caractères.
Ils grandissent en stature à mesure que la pluie tombe ; mais avec plus
de régularité, plus de discrétion ; et, par une sorte de force acquise, même
alors qu’elle ne tombe plus. Enfin, l’on retrouve encore de l’eau dans
certaines ampoules qu’ils forment et qu’ils portent avec une rougissante
affectation, que l’on appelle leurs fruits.
Telle est, semble-t-il, la fonction physique de cette espèce de tapisserie
à trois dimensions à laquelle on a donné le nom de végétation pour
d’autres caractères qu’elle présente et en particulier pour la sorte de vie
qui l’anime… Mais j’ai voulu d’abord insister sur ce point : bien que la
faculté de réaliser leur propre synthèse et de se produire sans qu’on les en
prie (voire entre les pavés de la Sorbonne), apparente les appareils
végétatifs aux animaux, c’est-à-dire à toutes sortes de vagabonds,
néanmoins en beaucoup d’endroits à demeure ils forment un tissu, et ce
tissu appartient au monde comme l’une de ses assises.
LE GALET
Tous les rocs sont issus par scissiparité d’un même aïeul énorme. De ce
corps fabuleux l’on ne peut dire qu’une chose, savoir que hors des limbes
il n’a point tenu debout.
La raison ne l’atteint qu’amorphe et répandu parmi les bonds pâteux
de l’agonie. Elle s’éveille pour le baptême d’un héros de la grandeur du
monde, et découvre le pétrin affreux d’un lit de mort.
Que le lecteur ici ne passe pas trop vite, mais qu’il admire plutôt, au
lieu d’expressions si épaisses et si funèbres, la grandeur et la gloire d’une
vérité qui a pu tant soit peu se les rendre transparentes et n’en paraître
pas tout à fait obscurcie.
Ainsi, sur une planète déjà terne et froide, brille à présent le soleil.
Aucun satellite de flammes à son égard ne trompe plus. Toute la gloire et
toute l’existence, tout ce qui fait voir et tout ce qui fait vivre, la source de
toute apparence objective s’est retirée à lui. Les héros issus de lui qui
gravitaient dans son entourage se sont volontairement éclipsés. Mais pour
que la vérité dont ils abdiquent la gloire – au profit de sa source même –
conserve un public et des objets, morts ou sur le point de l’être, ils n’en
continuent pas moins autour d’elle leur ronde, leur service de spectateurs.
L’on conçoit qu’un pareil sacrifice, l’expulsion de la vie hors de natures
autrefois si glorieuses et si ardentes, ne soit pas allé sans de dramatiques
bouleversements intérieurs. Voilà l’origine du gris chaos de la Terre, notre
humble et magnifique séjour.
Ainsi, après une période de torsions et de plis pareils à ceux d’un corps
qui s’agite en dormant sous les couvertures, notre héros, maté (par sa
conscience) comme par une monstrueuse camisole de force, n’a plus
connu que des explosions intimes, de plus en plus rares, d’un effet brisant
sur une enveloppe de plus en plus lourde et froide.
Lui mort et elle chaotique sont aujourd’hui confondus.
Les plus gros fragments, dalles à peu près invisibles sous les
végétations entrelacées qui s’y agrippent autant par religion que pour
d’autres motifs, constituent l’ossature du globe.
Ce sont là de véritables temples : non point des constructions élevées
arbitrairement au-dessus du sol, mais les restes impassibles de l’antique
héros qui fut naguère véritablement au monde.
Engagé à l’imagination de grandes choses parmi l’ombre et le parfum
des forêts qui recouvrent parfois ces blocs mystérieux, l’homme par
l’esprit seul suppose là-dessous leur continuité.
Dans les mêmes endroits, de nombreux blocs plus petits attirent son
attention. Parsemées sous bois par le Temps, d’inégales boules de mie de
pierre, pétries par les doigts sales de ce dieu.
Depuis l’explosion de leur énorme aïeul, et de leur trajectoire aux
cieux abattus sans ressort, les rochers se sont tus.
Envahis et fracturés par la germination, comme un homme qui ne se
rase plus, creusés et comblés par la terre meuble, aucun d’eux devenus
incapables d’aucune réaction ne pipe plus mot.
Leurs figures, leurs corps se fendillent. Dans les rides de l’expérience la
naïveté s’approche et s’installe. Les roses s’assoient sur leurs genoux gris,
et elles font contre eux leur naïve diatribe. Eux les admettent. Eux, dont
jadis la grêle désastreuse éclaircit les forêts, et dont la durée est éternelle
dans la stupeur et la résignation.
Ils rient de voir autour d’eux suscitées et condamnées tant de
générations de fleurs, d’une carnation d’ailleurs quoi qu’on dise à peine
plus vivante que la leur, et d’un rose aussi pâle et aussi fané que leur gris.
Ils pensent (comme des statues sans se donner la peine de le dire) que ces
teintes sont empruntées aux lueurs des cieux au soleil couchant, lueurs
elles-mêmes par les cieux essayées tous les soirs en mémoire d’un incendie
bien plus éclatant, lors de ce fameux cataclysme à l’occasion duquel
projetés violemment dans les airs, ils connurent une heure de liberté
magnifique terminée par ce formidable atterrement. Non loin de là, la mer
aux genoux rocheux des géants spectateurs sur ses bords des efforts
écumants de leurs femmes abattues, sans cesse arrache des blocs qu’elle
garde, étreint, balance, dorlote, ressasse, malaxe, flatte et polit dans ses
bras contre son corps ou abandonne dans un coin de sa bouche comme
une dragée, puis ressort de sa bouche, et dépose sur un bord hospitalier en
pente douce parmi un troupeau déjà nombreux à sa portée, en vue de l’y
reprendre bientôt pour s’en occuper plus affectueusement, passionnément
encore.
Cependant le vent souffle. Il fait voler le sable. Et si l’une de ces
particules, forme dernière et la plus infime de l’objet qui nous occupe,
arrive à s’introduire réellement dans nos yeux, c’est ainsi que la pierre, par
la façon d’éblouir qui lui est particulière, punit et termine notre
contemplation.
La nature nous ferme ainsi les yeux quand le moment vient
d’interroger vers l’intérieur de la mémoire si les renseignements qu’une
longue contemplation y a accumulés ne l’auraient pas déjà fournie de
quelques principes.
Je n’en dirai pas plus, car cette idée d’une disparition de signes me
donne à réfléchir sur les défauts d’un style qui appuie trop sur les mots.
Trop heureux seulement d’avoir pour ces débuts su choisir le galet : car
un homme d’esprit ne pourra que sourire, mais sans doute il sera touché,
quand mes critiques diront : « Ayant entrepris d’écrire une description de
la pierre, il s’empêtra. »
PROÊMES
Tout se passe…
(du moins l’imaginé-je souvent) comme si, depuis que j’ai commencé à
écrire, je courais, sans le moindre succès, « après » l’estime d’une certaine
personne.
Où se situe cette personne, et si elle mérite ou non ma poursuite, peu
importe.
Du Parti pris des Choses, il me parut qu’elle avait surtout pensé que les
textes de ce recueil témoignaient d’une infaillibilité un peu courte.
Je lui montrai alors ces Proêmes : j’en ai plutôt honte, mais du moins
devaient-ils, à mon sens, détruire cette impression (d’infaillibilité).
Elle leur reprocha aussitôt ce tremblement de certitude dont ils lui
semblaient affligés.
Hélas ! Voilà qui devenait bien grave, et comme rédhibitoire. Sans doute,
elle le sentit, car redoublant bientôt de rigueurs, elle me fit part de sa
consternation « songeant à tous ceux près de qui ce petit livre pouvait me
rendre ridicule ou odieux ».
Dès lors, je me décidai. « Il ne me reste plus, pensai-je (je ne pouvais plus
reculer), qu’à publier ce fatras à ma honte, pour mériter par cette démarche
même, l’estime dont je ne peux me passer. »
Nous allons voir… Mais déjà, comme je ne me fais pas trop d’illusions, je
suis reparti d’ailleurs sur de nouveaux frais.
NATARE PISCEM DOCES
MEMORANDUM
Quand aux tentures du jour, aux noms communs drapés pour notre
demeure en lecture on ne reconnaîtra plus grand-chose sinon de hors par
ci nos initiales briller comme épingles ferrées sur un monument de toile.
Une croupe aux cieux s’insurgera contre les couvertures, le vent soufflera
par un échappement compensateur du fondement, les forêts du bas-ventre
seront frottées contre la terre, jusqu’à ce qu’au genou de l’Ouest se dégrafe
la dernière faveur diurne :
Le corps du bel obscur hors du drap des paroles alors tout découvert,
bon pour un bol à boire au nichon de la mère d’Hercule !
1925.
PRÉFACE AUX SAPATES
Parvenu à un certain âge, l’on s’aperçoit que les sentiments qui vous
apparaissaient comme l’effet d’un affranchissement absolu, dépassant la
naïve révolte : la volonté de savoir jouer tous les rôles, et une préférence
pour les rôles les plus communs parce qu’ils vous cachent mieux,
rejoignent dangereusement ceux auxquels leur veulerie ou leur bassesse
amènent vers la trentaine tous les bourgeois.
C’est alors de nouveau la révolte la plus naïve qui est méritoire.
Mais est-ce que de l’état d’esprit où l’on se tient en décidant de
n’envisager plus les conséquences de ses actes, l’on ne risque pas de
glisser insensiblement bientôt à celui où l’on ne tient compte d’aucun
futur, même immédiat, où l’on ne tente plus rien, où l’on se laisse aller ? Et
si encore c’était soi qu’on laissait aller, mais ce sont les autres, les
nourrices, la sagesse des nations, toute cette majorité à l’intérieur de vous
qui vous fait ressembler aux autres, qui étouffe la voix du plus précieux.
Et pourtant, je le sais, tout peut tourner immédiatement au pire, c’est
la mort à très bref délai si je décide un nouveau décollement, une vie libre,
sans tenir compte d’aucune conséquence. Par malchance, par goût du pire,
– et tout ce qui se déchaîne à chaque instant dans la rue… Dieu sait ce que
je vais désirer ! Quelle imagination va me saisir, quelle force m’entraîner !
Mais enfin, si se mettre ainsi à la disposition de son esprit, à la merci
de ses impulsions morales, si rester capable de tout est assurément le plus
difficile, demande le plus de courage, – peut-être n’est-ce pas une raison
suffisante pour en faire le devoir.
À bas le mérite intellectuel ! Voilà encore un cri de révolte acceptable.
Je ne voudrais pas en rester là, – et je préconiserai plutôt
l’abrutissement dans un abus de technique, n’importe laquelle ; bien
entendu de préférence celle du langage, ou rhétorique.
Quoi d’étonnant en effet à ce que ceux qui bafouillent, qui chantent ou
qui parlent reprochent à la langue de ne rien savoir faire de propre ? Ayons
garde de nous en étonner. Il ne s’agit pas plus de parler que de chanter.
« Qu’est-ce que la langue, lit-on dans Alcuin ? C’est le fouet de l’air. » On
peut être sur qu’elle rendra un son si elle est conçue comme une arme. Il
s’agit d’en faire l’instrument d’une volonté sans compromission, – sans
hésitation ni murmure. Traitée d’une certaine manière la parole est
assurément une façon de sévir.
1927.
CONCEPTION DE L’AMOUR EN 1928
La plus remarquable et qui saute aux yeux est une sorte de crue,
d’augmentation de volume de la glace par rapport à l’onde, et le bris, par
elle-même, du contenant naguère forme indispensable.
1929.
JUSTIFICATION NIHILISTE DE L’ART
Il faut être plus traître que cela. Il faut savoir trahir même ses propres
moyens. Abandonner le feu qui n’est qu’un instrument brillant, mais
contre l’eau inefficace. Entrer benoîtement aux pompiers. Et, sous prétexte
de les aider à éteindre quelque feu destructeur, tout détruire sous une
catastrophe des eaux. Tout inonder.
Mes pensées les plus chères sont étrangères au monde, si peu que je les
exprime lui paraissent étranges. Mais si je les exprimais tout à fait, elles
pourraient lui devenir communes.
Une suite (bizarre) de références aux idées, puis aux paroles, puis aux
paroles, puis aux idées.
1936.
FABLE
P. ne veut pas que l’auteur sorte de son livre pour aller voir comment
ça fait du dehors.
Mais à quel moment sort-on ? Faut-il écrire tout ce qui est pensé à
propos d’un sujet ? Ne sort-on pas déjà en faisant autre chose à propos de
ce sujet que de l’écriture automatique ?
Veut-il dire que l’auteur doive rester à l’intérieur et déduire la réalité
de la réalité ? Découvrir en fouillant, en piquant aux murs de la caverne ?
Enfin que le livre, au contraire de la statue qu’on dégage du marbre, est
une chambre que l’on ouvre dans le roc, en restant à l’intérieur ?
Même si je dis tout ce qui me passe par la tête, cela a été travaillé en
moi par toutes sortes d’influences extérieures : une vraie routine.
Et tout cela ne vaut pas seulement pour le roman, mais pour toutes les
sortes possibles d’écrits, pour tous les genres.
Le langage ne se refuse qu’à une chose, c’est à faire aussi peu de bruit
que le silence.
L’absence se manifeste encore par des loques (cf. Rimbaud). Tandis que
n’importe quels signes, sauf peut-être ceux de l’absence, nous laissent
absents.
Mallarmé n’est pas de ceux qui pensent mettre le silence aux paroles. Il
a une haute idée du pouvoir du poète. Il trahit le bruit par le bruit.
Il ne décourage personne de l’ordre, de la folie.
Il a coffré le trésor de la justice, de la logique, de tout l’adjectif. Les
magistrats de ces arts repasseront plus tard.
Parce qu’on est tout seul dans son île (seul avec l’ombre de son sage),
acteur maniaque, de signaux que personne ne remarque, – c’est toujours
par : « Pitié ! Voyez ma maladresse » qu’il faudrait s’essayer à se faire
comprendre ?
Non ! (la dérive de mon sage est prête). C’est ma dernière provision
d’orgueil que je flambe, – au lieu de m’en nourrir quelques heures de plus !
(La dérive de l’ombre, dans la barque, est toujours prête, prête à ruer
du bord.)
1925.
PELAGOS
Ces phrases ont été formées par moi en songe, m’y semblant
parfaitement belles et significatives.
Il me sembla chaque fois que j’avais trouvé comme la pierre
philosophale de la poésie. Il fallait que je la ramène au jour. La difficulté
consistant alors à effectuer deux opérations à la fois : 1o me réveiller ; 2o ne
pas perdre ma phrase en route. Exactement comme un sauveteur.
Tout ce qu’on peut remarquer est, semble-t-il, que dans la première (A)
toutes les voyelles sont représentées. La seconde (B) est rendue plus
bizarre du fait que je la considérais non pas seulement comme digne du
Dante, mais effectivement comme une citation de ce poète, – et cependant
j’en étais très fier.
1927.
LE PARNASSE
De jour en jour la somme de ce que je n’ai pas encore dit grossit, fait
boule de neige, porte ombrage à la signification pour autrui de la moindre
parole que j’essaye alors de dire. Car, pour exprimer aucune nouvelle
impression, fût-ce à moi-même, je me réfère, sans pouvoir faire autrement,
bien que j’aie conscience de cette manie, à tout ce que je n’ai encore si peu
que ce soit exprimé.
Malgré sa richesse et sa confusion, je me retrouve encore assez
facilement dans le monde secret de ma contemplation et de mon
imagination, et, quoique je me morfonde de m’y sentir, chaque fois que j’y
pénètre de nouveau, comme dans une forêt étouffante où je ne puis à
chaque instant admirer toutes choses à la fois et dans tous leurs détails,
toutefois je jouis vivement de nombre de beautés, et parfois de leur
confusion et de leur chevauchement même.
Mais si j’essaye de prendre la plume pour en décrire seulement un
petit buisson, ou, de vive voix, d’en parler tant soi peu à quelque
camarade, – malgré le travail épuisant que je fournis alors et la peine que
je prends pour m’exprimer le plus simplement possible, – le papier de mon
bloc-notes ou l’esprit de mon ami reçoivent ces révélations comme un
météore dans leur jardin, comme un étrange et quasi impossible caillou,
d’une « qualité obscure » mais à propos duquel « ils ne peuvent même pas
conquérir la moindre impression ».
Et cependant, comme je le montrerai peut-être un jour, le danger n’est
pas dans cette forêt aussi grave encore que dans celle de mes réflexions
d’ordre purement logique, où d’ailleurs personne à aucun moment n’a
encore été introduit par moi (ni à vrai dire moi-même de sang-froid ou à
l’état de veille)…
Hélas ! aujourd’hui encore je recule épouvanté par l’énormité du
rocher qu’il me faudrait déplacer pour déboucher ma porte…
Hiver 1928-1929.
FRAGMENTS DE MASQUE
Nul ne peut croire non plus à l’absolu creux de chaque rôle que je joue.
Les rêves (il paraît que les rêves méritent d’entrer en danse, qu’il vaut
mieux ne pas les oublier). Les réincarnations, les paradis, les enfers, enfin
quoi : après la vie, la mort encore à vivre ! »
1926,
IL N’Y A PAS À DIRE
L’ordre de choses honteux à Paris crève les yeux, défonce les oreilles.
Chaque nuit, sans doute, dans les quartiers sombres où la circulation
cesse quelques heures, l’on peut l’oublier. Mais dès le petit jour il s’impose
physiquement par une précipitation, un tumulte, un ton si excessif, qu’il
ne peut demeurer aucun doute sur sa monstruosité.
Ces ruées de camions et d’autos, ces quartiers qui ne logent plus
personne mais seulement des marchandises ou les dossiers des
compagnies qui les transportent, ces rues où le miel de la production coule
à flots, où il ne s’agit plus jamais d’autre chose, pour nos amis de lycée qui
sautèrent à pieds joints de la philosophie et une fois pour toutes dans les
huiles ou le camembert, cette autre sorte d’hommes qui ne sont connus
que par leurs collections, ceux qui se tuent pour avoir été « ruinés », ces
gouvernements d’affairistes et de marchands, passe encore, si l’on ne nous
obligeait pas à y prendre part, si l’on ne nous y maintenait pas de force la
tête, si tout cela ne parlait pas si fort, si cela n’était pas seul à parler.
Hélas, pour comble d’horreur, à l’intérieur de nous-mêmes, le même
ordre sordide parle, parce que nous n’avons pas à notre disposition
d’autres mots ni d’autres grands mots (ou phrases, c’est-à-dire d’autres
idées) que ceux qu’un usage journalier dans ce monde grossier depuis
l’éternité prostitue. Tout se passe pour nous comme pour des peintres qui
n’auraient à leur disposition pour y tremper leurs pinceaux qu’un même
immense pot où depuis la nuit des temps tous auraient eu à délayer leurs
couleurs.
… Mais déjà d’en avoir pris conscience l’on est à peu près sauvé, et il
ne reste plus qu’à se crever d’imitations, de fards, de rubriques, de
procédés, à arranger des fautes selon les principes du mauvais goût, enfin
à tenter de faire apparaître l’idée en filigrane par des ruses d’éclairage au
milieu de ce jeu épuisant d’abus mutuels. Il ne s’agit pas de nettoyer les
écuries d’Augias, mais de les peindre à fresque au moyen de leur propre
purin : travail émouvant et qui demande un cœur mieux accroché et plus
de finesse et de persévérance qu’il n’en fut exigé d’Hercule pour son
travail de simple et grossière moralité.
1929-1930.
RHÉTORIQUE
De tous les corps, nus comme haricots pour sac de cuisine, un germe
jaillira par le haut : la liberté, verte et fourchue. Tandis que dans le sol
plongeront les racines, pâles d’émotion.
N’en déplaise aux paroles elles-mêmes, étant données les habitudes que
dans tant de bouches infectes elles ont contractées, il faut un certain courage
pour se décider non seulement à écrire mais même à parler. Un tas de
vieux chiffons pas à prendre avec des pincettes, voilà ce qu’on nous offre à
remuer, à secouer, à changer de place. Dans l’espoir secret que nous nous
tairons. Eh bien ! relevons le défi.
Pourquoi, tout bien considéré, un homme de telle sorte doit-il parler ?
Pourquoi les meilleurs, quoi qu’on en dise, ne sont pas ceux qui ont décidé
de se taire ? Voilà ce que je veux dire.
Je ne parle qu’à ceux qui se taisent (un travail de suscitation), quitte à
les juger ensuite sur leurs paroles. Mais si cela même n’avait pas été dit on
aurait pu me croire solidaire d’un pareil ordre de choses.
Cela ne m’importerait guère si je ne savais par expérience que je
risquerais ainsi de le devenir.
Qu’il faut à chaque instant se secouer de la suie des paroles et que le
silence est aussi dangereux dans cet ordre de valeurs que possible.
Une seule issue : parler contre les paroles. Les entraîner avec soi dans la
honte où elles nous conduisent de telle sorte qu’elles s’y défigurent. Il n’y a
point d’autre raison d’écrire. Mais aussitôt conçue celle-ci est absolument
déterminante et comminatoire. On ne peut plus y échapper que par une
lâcheté rabaissante qu’il n’est pas de mon goût de tolérer.
1929-1930.
RESSOURCES NAÏVES
L’esprit, dont on peut dire qu’il s’abîme d’abord aux choses (qui ne
sont que riens) dans leur contemplation, renaît, par la nomination de leurs
qualités, telles que lorsqu’au lieu de lui ce sont elles qui les proposent.
Hors de ma fausse personne c’est aux objets, aux choses du temps que
je rapporte mon bonheur lorsque l’attention que je leur porte les forme
dans mon esprit comme des compos de qualités, de façons-de-se-
comporter propres à chacun d’eux, fort inattendus, sans aucun rapport
avec nos propres façons de nous comporter jusqu’à eux. Alors, ô vertus, ô
modèles possibles-tout-à-coup, que je vais découvrir, où l’esprit tout
nouvellement s’exerce et s’adore.
1927.
RAISONS DE VIVRE HEUREUX
Et puis donc, aussi bien, qu’il est de nature de l’homme d’élever la voix
au milieu de la foule des choses silencieuses, qu’il le fasse du moins parfois
à leur propos…
1931.
STROPHE
Pour mettre les choses au plus simple, voulez-vous que nous disions
ceci :
1o Je suis (absurdement peut-être) tourmenté par un sentiment de
« responsabilité civile » ;
2o Je n’admets qu’on propose à l’homme que des objets de jouissance,
d’exaltation, de réveil, (Qu’est-ce que la langue ? lit-on dans Alcuin. –
C’est le fouet de l’air.)
Je ne sais pas comment je suis fait, mais il me semble que ceux qui
forcent la créature à baisser la tête ne méritent de cette créature au moins
que le mépris. Si faible soit-elle. Et d’autant plus qu’elle est plus faible.
Je ne pense pas qu’il faille chercher sa pensée, plus que forcer son
talent.
Il me paraît qu’il y a là quelque chose d’indigne, plus encore que de
pénible ou de ridicule.
Or qu’est-ce que penser, sinon chercher sa pensée ? À bas donc la
pensée !
Rien n’est bon que ce qui vient tout seul. Il ne faut écrire qu’en dessous
de sa puissance.
(Comme on voit je me porte aussitôt aux extrémités.)
Si j’ai choisi de parler de la coccinelle c’est par dégoût des idées. Mais
ce dégoût des idées ? C’est parce qu’elles ne me viennent pas à bonheur,
mais à malheur. Allez à la malheure, allez, âmes tragiques ! C’est qu’elles
me bousculent, m’injurient, me battent, me bafouent, comme une
inondation torrentueuse.
Ce dégoût des idées ? – « Ils sont trop verts », dit-il. (Non que je ne les
atteigne pas, mais je ne domine pas leur cours.)
Eh bien ! Par défi, écrirai-je donc un brouillon d’ouvrage de
philosophie ? Comme Edgar Poe Euréka, dont le plaisir était de parler
d’Annabel Lee ou d’autres jeunes filles ?
Non !
Si je préfère La Fontaine – la moindre fable – à Schopenhauer ou
Hegel, je sais bien pourquoi.
Ça me paraît : 1o moins fatigant, plus plaisant ; 2o plus propre, moins
dégoûtant ; 3o pas inférieur intellectuellement et supérieur esthétiquement.
Mais, à y bien voir, si je goûte Rameau ou La Fontaine, ne serait-ce pas
par contraste avec Schopenhauer ou Hegel ? Ne fallait-il point que je
connusse les seconds pour goûter pleinement les premiers ?
… Le chic serait donc de ne faire que de « petits écrits » ou « Sapates »,
mais tels qu’ils tiennent, satisfassent et en même temps reposent, lavent
après lecture des grrrands métaphysicoliciens.
L… est venu l’autre jour. Je lui ai montré les Proêmes (premier livre). Ce
que j’en ai dit de mieux c’est, à la fin, qu’il y aurait honte pour moi à
publier cela.
Ce sont vraiment mes époques, au sens de menstrues (cela, je ne l’ai
pas dit). En quoi les menstrues sont-elles considérées comme honteuses :
parce qu’elles prouvent que l’on n’est pas enceint (de quelque œuvre).
Oui, mais, en même temps, elles prouvent que l’on est encore capable
d’être enceint. De produire, d’engendrer.
Quand je ne serai plus capable de ces saignées critiques, plus astreint à
ces hémorragies périodiques, il est à craindre que cela signifie que je ne
suis plus capable non plus d’aucune œuvre poétique…
Réfléchir à ceci et se renseigner pourquoi la femme (comment
l’explique-t-on ?) est (l’est-elle ?) le seul mammifère femelle soumis à ces
« règles ».
Le défaut de ce genre d’écrits, c’est que je m’y montre trop sérieux,
trop shinssèhre… Cela diminue la grandeur de mon personnage. Ma seule
expression sincère, valable, à propos du monde autour de nous et en nous,
est celle-ci : « nous sommes trop loin de compte…»
Alors je décris, par rage froide, parce qu’il faut bien faire quelque
chose, prendre quelque pose, sous peine de mort ou de folie immédiates
(ou à brève échéance).
Or, il se trouve que j’y ai trouvé des ressources – et des ressources de
joie. – À tel point que j’ai failli m’y prendre !
C’est aussi pour vous mettre le nez dans votre caca, que je décris un
million d’autres choses possibles et imaginables.
Ah ! vous êtes lion, superbe et généreux ! Eh bien ! mon ami, je vais
vous montrer tout ce qu’on peut être d’autre, aussi légitimement…
Ce ne serait dire que trop peu de l’homme que décrire seulement son
corps. Car la caractéristique de l’homme, quelles que soient les
particularités de son corps (nous en parlerons brièvement tout à l’heure),
est d’être déterminé – ou dominé – par tout autre chose que les nécessités
de la bonne santé ou de la perpétuation de ce corps.
Insouciance. L’homme ignore à peu près tout de son corps, n’a jamais
vu ses propres entrailles ; il aperçoit rarement son sang. S’il le voit, il s’en
inquiète. Il n’est autorisé par la nature à connaître que la périphérie de son
corps. Qu’ai-je là-dessous ? se dit-il en regardant sa peau. Il ne peut que
l’inférer en se rapportant aux livres et figures, à son imagination, à sa
mémoire. Il ne suppose rien de lui-même que d’après ses observations sur
ses semblables. Mais son propre corps, jamais il ne le connaîtra. Rien ne
lui demeure plus étranger.
Sa curiosité en ces matières est punie de graves souffrances.
Reconnaissons d’ailleurs qu’il n’en a cure. Rien n’est plus flagrant (ni
plus étonnant) que la faculté de l’homme de vivre tranquillement en plein
mystère, en pure ignorance de ce qui le touche au plus près, ou le plus
gravement.
« Je suis venu au monde avec ce corps, pense l’homme : je ne peux pas
dire qu’il m’encombre, il m’est bien utile. Non, il ne m’encombre pas
exagérément, il m’incombe au minimum. Mais vraiment je n’éprouve pour
lui aucun sentiment d’attachement ou de fidélité, voire de curiosité. Tel
est-il ? – Bon ! Ainsi soit-il ! Je ne m’en occuperai pas davantage. Allons
notre chemin. »
Il n’en veut à son corps que lorsqu’il l’oblige à perdre son temps avec
lui.
Curieuse insouciance…
D’une façon générale, l’insouciance de l’homme n’a pas fini de nous
étonner.
Disons qu’elle est au moins remarquable (sinon admirable) ;
certainement un trait caractéristique de l’homme.
L’homme est intrépidité et progrès. Il va de l’avant avec gaieté,
enthousiasme, courage. Il a le sentiment d’avoir essentiellement quelque
chose à découvrir. Il procède à peu près comme ces insectes qui battent
incessamment des antennes, aveugles qu’ils sont au milieu d’un mystère
géographique total.
Ainsi l’homme est-il curieux plutôt de son entourage que de lui-même.
Du monde, de ses accidents, de ses ressources. Il tend à s’y promener à
toutes les allures possibles (et à l’aise) – à le détruire – à le recomposer.
L’homme est un sujet qu’il n’est pas facile de disposer, de faire sauter
dans sa main. Il n’est pas facile de tourner autour de lui, de prendre le
recul nécessaire. Le difficile est dans ce recul à prendre, et dans
l’accommodation du regard, la mise au point.
Pas facile à prendre sous l’objectif.
Mouvements browniens.
Pour prendre des notes sur l’homme, j’ai choisi d’instinct un cahier
assez extraordinairement plus haut que large : on voit assez pourquoi.
Puisque c’est un sujet si difficile, nous n’en dirons qu’une chose : cette
faculté d’équilibre, ce pouvoir vivre entre deux infinis, et ce qui résulte
moralement de la prise de conscience, du dégagement de cette qualité.
Rabaissant les yeux depuis le ciel étoilé jusqu’à moi, jusqu’à l’homme,
je suis frappé de l’opiniâtreté que je montre à vivre.
Me concevoir un si petit rôle et vouloir le remplir !
Mais, surtout, comment puis-je perdre la conscience du côté mesquin
de ce petit rôle ? Par quelle heureuse inconscience le joué-je
sérieusement ?
C’est qu’il faut bien vivre.
Et que tout n’est qu’une question de niveau, ou d’échelle.
Cet homme sobre et simple, qui veut vivre selon sa loi, son équilibre
heureux, sa densité propre de ludion – il se forge dans la tuerie actuelle
(ou plutôt c’est sa dernière épreuve, son dernier feu de forge après des
siècles d’une longue ferronnerie).
Il s’y forge comme il se forge aussi dans l’esprit de quelques hommes,
dont moi qui m’occupe à la fois de sa rédemption sociale et de la
rédemption des choses dans son esprit.
Ce volume,
le seizième de la collection Poésie,
a été achevé d’imprimer sur les presses
de l’imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher), le 25 mars 2005.
Dépôt légal : mars 2005.
1er dépôt légal dans la collection : février 1967.
Numéro d’imprimeur : 50755.
ISBN 2-07 030223-7./Imprimé en France.
1 Var. : Hurle, cruel !
2 Le mythe de Sisyphe, d’Albert Camus, fut communiqué en manuscrit à l’auteur par
l’intermédiaire de Pascal Pia.
3 C’est-à-dire : communiste, mot interdit en 1943.
4 Rimbaud : j’estime que tout ce que dit C. de mon échec signifié par ma maîtrise est vrai d’abord,
ou vrai plutôt de Rimbaud.