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Le Cerveau Et Les Apprentissages

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cadre de courtes citations conformément à l’article L.122-5 du Code de la Propriété
Intellectuelle. En cas d’utilisation contraire aux lois, sachez que vous vous exposez à des
sanctions pénales et civiles.
Édition : Pascaline Citron, Stéphanie Dizel-Doumenge
Création et mise en page : Richard Takvorian
Illustrations : Claire Thibon (p. 21 et 96), Richard Takvorian
Fabrication : Camille Friquet
Compositeur epub : Kepler Systèmes d’Informations, Roumanie

© Editions Nathan - Lea.fr 2022


ISBN : 9782091247106
Code éditeur : 124710
Sommaire

Introduction
Olivier Houdé et Grégoire Borst

Le cerveau au cœur du programme : lire, écrire, compter et

penser

1 Apprendre avec ses neurones Jean-Pierre Changeux


I. Les briques élémentaires du cerveau
II. Comment se construit un cerveau
III. Épigenèse neuronale et évolution culturelle
IV. De la matière à la pensée consciente
Focus Au début était l’action Alain Berthoz
Focus Le point de vue d’un inspecteur général de l’Éducation nationale Jean-Pierre
Bellier

2 Lire Johannes Ziegler et Anaïs Deleuze


I. Les mécanismes d’apprentissage de la lecture
II. Pratiques d’enseignement de la lecture basées sur les données probantes
III. Les « troubles dys »
Focus La lecture : au-delà de la querelle des méthodes Roland Goigoux

3 Écrire Michel Fayol


I. Un bilan des données issues de la neuropsychologie et de l’étude des adultes
II. L’évolution des productions à l’école élémentaire

4 Compter et penser-raisonner Olivier Houdé


I. Compter ou la genèse des mathématiques
II. Penser-raisonner ou la genèse de la logique
Focus Du sens des quantités au raisonnement mathématique Jérôme Prado

Les fonctions cognitives transversales du cerveau

5 L’attention Jean-Philippe Lachaux


I. Qu’est-ce que l’attention ?
II. Le contrôle volontaire de l’attention
III. L’attention et la concentration
Focus La méditation pour les enfants Christophe André

6 La mémoire Bérengère Guillery-Girard et Francis Eustache


I. La mémoire ou les mémoires ?
II. Développement de la mémoire chez l’enfant
III. Soutien aux apprentissages
Focus Le sommeil et les apprentissages Philippe Peigneux

7 Les fonctions exécutives Grégoire Borst


I. Les fonctions exécutives et leur développement
II. Le rôle des fonctions exécutives dans le développement cognitif et les
apprentissages scolaires
III. Les fonctions exécutives : comment les entrainer ?
Focus Facteurs socioéconomiques et cerveau Teresa Iuculano

8 La métacognition et l’auto-évaluation Joëlle Proust


I. Qu’est-ce que la métacognition ?
II. La métacognition à l’école : les controverses
III. Métacognition procédurale et pédagogie
IV. Métacognition conceptuelle et pédagogie
Focus Les émotions, les sentiments et l’éducation Antonio Damasio et Hanna Damasio

Les applications en neurosciences et sciences cognitives :

quelques exemples

9 Les cogni’classes Jean-Luc Berthier


I. Les grands principes des cogni’classes
II. Les axes de l’apprentissage sur lesquels s’engagent les cogni’classes
III. Les conditions de mise en œuvre des cogni’classes
IV. Les pistes pédagogiques
Focus Le cerveau et les sciences cognitives à l’INSPÉ Alain Frugière

10 Du labo à l’école : Une recherche collaborative en neurosciences, LaPsyDÉ – Lea.fr


Pascaline Citron et Marie Létang
I. Pourquoi faire de la recherche collaborative ?
II. Comment passer du laboratoire à l’école ?
III. Comment s’est passée la première année de recherche collaborative ?
Focus Le point de vue d’une professeure des écoles sur la communauté pédagogique
Lea.fr Laure Argouet-Stol

11 Sciences, sciences cognitives et éducation : l’expérience de La main à la pâte Elena


Pasquinelli
I. Le dispositif La main à la pâte
II. Sciences cognitives et sciences de l’éducation
III. Les sciences cognitives et la Fondation La main à la pâte
Focus Des groupes de formation-action sur la créativité Mathieu Cassotti, Anaëlle
Camarda et Lison Bouhours

12 Troubles d’apprentissage et difficultés scolaires : l’apport des sciences cognitives


Hervé Glasel
I. De la difficulté scolaire aux troubles des apprentissages
II. Le primat du bilan neuropsychologique dans la prise en charge des troubles des
apprentissages
III. La mise en place d’une feuille de route pour l’enfant, les enseignants et les parents
IV. Stimulation des fragilités, contournement des difficultés
V. Pédagogie renouvelée et différenciée : le travail de l’enseignant
VI. Règles générales des apprentissages et spécificités issues des troubles
Focus Mais QI sont vraiment les enfants surdoués ? Jeanne Siaud-Facchin

Annexes

Petit lexique du cerveau


Bibliographie
Sitographie
Les auteurs

Ont contribué à cet ouvrage (dans l’ordre des chapitres et des focus)

Pour les chapitres

Jean-Pierre Changeux

Professeur honoraire au Collège de France, Institut Pasteur et Académie des sciences.


Johannes Ziegler

Directeur de recherches au CNRS, Université d’Aix-Marseille, Directeur du Laboratoire de


Psychologie Cognitive, Directeur adjoint de l’Institut de Convergences « Langage,
Communication et Cerveau ». Membre du Conseil Scientifique auprès du Ministre de
l’Éducation nationale.
Anaïs Deleuze

Orthophoniste et Formatrice, Montréal, Canada.


Michel Fayol

Instituteur puis Inspecteur stagiaire. Professeur émérite en Psychologie, Université


Clermont Auvergne & CNRS.
Olivier Houdé

Instituteur de formation initiale. Professeur de psychologie du développement à


l’Université de Paris. Directeur honoraire du Laboratoire de Psychologie du Développement
et de l’Éducation de l’enfant (LaPsyDÉ, CNRS), La Sorbonne, et Administrateur de l’Institut
Universitaire de France (IUF). Membre de l’Académie des sciences morales et politiques.
Jean-Philippe Lachaux

Directeur de recherches à l’INSERM, membre du Centre de Recherches en Neurosciences de


Lyon, Université Lyon 1.
Bérengère Guillery-Girard

Neuropsychologue, Maitre de Conférences HDR à l’EPHE, Université de Caen, membre du


Laboratoire de Neuropsychologie et Imagerie de la Mémoire Humaine (NIMH, INSERM,
EPHE).
Francis Eustache

Directeur d’études à l’EPHE, Université de Caen, Directeur du Laboratoire de


Neuropsychologie et Imagerie de la Mémoire Humaine (NIMH, INSERM, EPHE), Pôle des
Formations et de Recherche en Santé (PFRS).
Grégoire Borst

Professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation


à l’Université de Paris. Directeur du Laboratoire de Psychologie du Développement et de
l’Éducation de l’enfant (LaPsyDÉ, CNRS), La Sorbonne, et Membre Junior de l’Institut
Universitaire de France (IUF).
Joëlle Proust

Directrice de recherches émérite au CNRS, Institut Jean-Nicod, École Normale Supérieure,


Paris. Membre du Conseil Scientifique auprès du Ministre de l’Éducation nationale.
Jean-Luc Berthier

Proviseur honoraire et ancien ingénieur de formation à l’École supérieure de l’Éducation


nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESENESR, Ministère de
l’Éducation nationale, Poitiers), créateur des Cogni’classes et animateur du site « Sciences
cognitives, comment changer l’école », http://sciences-cognitives.fr/.
Pascaline Citron

Directrice du département Pédagogie Lea.fr, Éditions Nathan.


Marie Létang

Doctorante en psychologie au LaPsyDÉ (CNRS) de l’Université Paris Descartes, bénéficiaire


d’une bourse CIFRE Nathan - LaPsyDÉ.
Elena Pasquinelli

Membre de La Fondation La Main à la Pâte, membre associée de l’Institut Jean-Nicod, École


Normale Supérieure, Paris. Membre du Conseil Scientifique auprès du Ministre de
l’Éducation nationale.
Hervé Glasel

Neuropsychologue, spécialiste du développement de l’enfant et de l’adolescent. Fondateur


et directeur du CERENE, Centre de Référence pour l’Évaluation Neuropsychologique de
l’enfant et des écoles du CERENE, accueillant des enfants présentant des troubles des
apprentissages.

Pour les focus

Alain Berthoz

Professeur honoraire au Collège de France, Membre de l’Académie des sciences et de


l’Académie des technologies.
Jean-Pierre Bellier

Inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale, spécialisé en psychologie scolaire et


en sciences cognitives.
Roland Goigoux

Professeur de sciences de l’éducation, Université Clermont-Auvergne.


Jérôme Prado

Chargé de recherches au CNRS, membre de l’Institut des Sciences Cognitives Marc


Jeannerod, Université de Lyon 1.
Christophe André

Médecin psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne à Paris.


Philippe Peigneux

Professeur de neuropsychologie clinique à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), Directeur


de l’Unité de Recherches en Neuropsychologie et Neuroimagerie Fonctionnelle (UR2NF) au
Centre de Recherches Cognition et Neurosciences.
Teresa Iuculano

Chargée de recherches au CNRS, membre du Laboratoire de Psychologie du


Développement et de l’Éducation de l’enfant (LaPsyDÉ, CNRS), Université de Paris, La
Sorbonne.
Antonio Damasio

Professeur de neurosciences et Directeur du Brain and Creativity Institute à l’Université de


Californie du Sud à Los Angeles.
Hanna Damasio

Professeur de neurosciences et membre du Brain and Creativity Institute à l’Université de


Californie du Sud à Los Angeles.
Alain Frugière

Professeur des universités en physiologie, Directeur de l’INSPÉ de l’Académie de Paris.


Laure Argouet-Stol

Professeure des écoles à Paris.


Mathieu Cassotti

Professeur de psychologie du développement à l’Université de Paris, membre du


Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’enfant (LaPsyDÉ,
CNRS), La Sorbonne, et Membre Junior de l’Institut Universitaire de France (IUF).
Anaëlle Camarda

Post-doctorante au Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de


l’enfant (LaPsyDÉ, CNRS), La Sorbonne, et au Centre de Gestion Scientifique de l’École des
Mines de Paris.
Lison Bouhours

Doctorante au Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’enfant


(LaPsyDÉ, CNRS), La Sorbonne.
Jeanne Siaud-Facchin

Psychologue, psychothérapeute, fondatrice de Cogito’Z, Centre Européen de Psychologie


intégrative.
Introduction

Ces dernières années ont été celles d’une mise en avant des neurosciences

et de leur héros, le cerveau humain, par le Ministre français de l’Éducation

nationale, Jean-Michel Blanquer. C’était une première dans l’histoire de

l’école depuis Jules Ferry. Mieux comprendre ce qui se passe dans la tête des

élèves n’était plus seulement une question de psychologie scolaire au sens

classique du terme depuis Alfred Binet (1857-1911), mais aussi une question de

science plus « dure », biologique : celle des neurones et du cerveau. En

particulier « le cerveau qui apprend ».

Les éditions Nathan ont voulu au plus vite offrir aux professeurs des écoles

un état de l’art ou plutôt de la science en la matière dans leur collection

« Les repères pédagogiques ». Nous réalisions déjà avec notre laboratoire du

1
CNRS, le LaPsyDÉ , à la Sorbonne (qui fut d’ailleurs le laboratoire de Binet

jadis), depuis la rentrée 2017, via Lea.fr (le réseau collaboratif des enseignants

du primaire) une grande expérience de recherche participative en sciences

cognitives, à propos du cerveau, de ses heuristiques ou automatismes, de ses

algorithmes, des fonctions exécutives du cortex préfrontal (inhibition,

flexibilité, mémoire de travail) avec des professeurs des écoles de France et

de toute la francophonie. Ce fut un succès et beaucoup de professeurs

intéressés par le cerveau des élèves étaient au rendez-vous ! Les élèves aussi

d’ailleurs. En parallèle, nous avons rédigé pour eux un album jeunesse (dès 7

2
ans) intitulé Mon cerveau chez le même éditeur à lire en famille ou à l’école.

Son succès d’édition confirme que le « gout des neurosciences cognitives »

existe bel et bien chez les enfants, leurs parents et les professeurs. C’est une

réelle curiosité. Un désir de science pour l’école ; un désir aussi de

connaissance de soi.

C’est donc tout naturellement que nous avons accepté la proposition de

Pascaline Citron, créatrice et responsable de Lea.fr, ainsi que directrice de

cette collection, de réunir ici parmi les meilleurs spécialistes français et

internationaux de la question du cerveau et des apprentissages. C’est ce que


l’on peut appeler le nouveau domaine de la neuroéducation ou de la

3
neuropédagogie .

La naissance de la neuropédagogie ou neuroéducation

Rien n’est plus amusant et instructif pour comprendre la biologie réellement

humaine que d’observer un enfant qui apprend à l’école ou ailleurs. Qu’est-ce

que la connaissance ? Comment l’acquiert-on ? Voilà deux questions

essentielles que se posent les sciences dites « cognitives » (de

« cognition » ou fonction de connaissance : perception, apprentissage,

mémoire, langage, raisonnement, intelligence, etc.). Comme le disait déjà le

psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980), le développement de

l’intelligence chez l’enfant est la forme optimale de l’adaptation biologique.

Mais il lui manquait toutefois, à l’époque, les moyens technologiques pour

l’observer in vivo.

Aujourd’hui, avec les progrès fulgurants et combinés de l’informatique, des

sciences cognitives et de l’imagerie cérébrale, on peut produire sur ordinateur

des images numériques tridimensionnelles reliées à l’activité des neurones en

tout point du cerveau de l’adulte ou de l’enfant. En particulier, au cours des

apprentissages cognitifs. C’est l’une des plus importantes révolutions

e e
scientifiques survenues au tournant des XX et XXI siècles.

En France, dès les années 1980, c’est au neurobiologiste Jean-Pierre

Changeux que l’on doit d’avoir anticipé avec L’Homme neuronal ce nouveau

champ des sciences humaines « neurocognitives », en relation avec

4
l’imagerie cérébrale . L’ambition était grande : celle d’une science naturelle et

cognitive de l’humain (le cerveau dans son corps et en contexte social). Nous

en sommes encore aujourd’hui aux tout premiers pas de cette science de la

pensée et des apprentissages, en particulier en matière d’éducation scolaire.

En 2005, la revue américaine Science publiait un éditorial d’Elsbeth Stern

intitulé « La pédagogie rencontre les neurosciences » et en 2014, la revue

Nature Neuroscience publiait un article de Mariano Sigman et collègues

intitulé « Neurosciences et éducation : Le meilleur moment pour construire le

5
pont » !

Il ne faut pas se méprendre sur le caractère matérialiste et prétendument


réductionniste qu’incarnerait cette approche neuroscientifique – ainsi

dénoncée, souvent, par les sciences de l’éducation traditionnelles ou par la

psychanalyse, toutes griffes dehors, qui « occupent la place » en France (et

peut-être ailleurs aussi) dans les Instituts Nationaux Supérieurs du

Professorat et de l’Éducation (INSPÉ). Au contraire, singularité (liberté,

citoyenneté, etc.) et cerveau ne s’opposent pas, ni cerveau et histoire,

sociologie, administration, organisation ou politique de l’éducation, ni même

encore cerveau et didactique ou enseignement spécialisé. Le cerveau humain

est social et culturel ! C’est celui de l’enfant dans son corps et en contexte,

6
c’est-à-dire dans son environnement .

Comme l’a très bien écrit Antonio Damasio : « en découvrant les secrets de

l’esprit, nous le percevons comme l’ensemble des phénomènes biologiques le

plus élaboré de la nature, et non plus comme un mystère insondable. L’esprit

survivra à l’explication de sa nature [et l’éducation aussi], tout comme le

parfum de la rose continue d’embaumer, même si l’on en connait la structure

7
moléculaire » . Il faut toujours se rappeler cela en matière d’éducation et ne

pas craindre le prétendu réductionnisme des neurosciences : (1) elles

n’enlèvent rien mais, au contraire, ajoutent des informations à l’explication

des phénomènes, à la compréhension de l’enfant et des apprentissages, (2)

l’éducation n’est pas un processus insondable. Rappelons-nous Maria

8
Montessori à propos de l’enfant : quel étonnement qu’on ait laissé dans la

plus profonde obscurité le fonctionnement normal de l’âme de l’enfant !

Sans céder à une vision trop scientiste et naïve, voire idéologiquement

dangereuse, d’une technoscience de l’éducation parfaitement contrôlée et

contrôlable, on ne peut refuser l’idée qu’une recherche pédagogique nouvelle,

exploitant les ressources actuelles de l’imagerie cérébrale et de la

psychologie expérimentale, puisse éclairer certains mécanismes

neurocognitifs élémentaires d’apprentissage dont dépendent des

phénomènes éducatifs, sociaux et culturels plus complexes.

Le cerveau, angle mort de l’Éducation nationale

Avec l’imagerie cérébrale, ce que l’on découvre est la structure et le

fonctionnement du cerveau qui apprend. Or ce cerveau, « théâtre de


l’éducation », lieu de toute synthèse individuelle ou collective, est l’angle

mort de l’Éducation nationale. On éduque encore trop souvent aujourd’hui

« en aveugle » des millions de cerveaux, c’est-à-dire en manipulant les

entrées (rythmes scolaires, nombre d’élèves par classe, etc.) et en mesurant

9
les sorties (résultats aux évaluations : contrôles, PISA ), sans bien connaitre

les mécanismes internes du cerveau humain qui apprend.

Toutefois, la neuroéducation ou neuropédagogie suscite déjà des réserves. En

10
2011, le neuropsychologue Xavier Seron a rédigé un texte critique sur la

neuropédagogie à propos de son champ d’expertise : les mathématiques. Il y

montre, de façon très documentée, que la complexité des interprétations

cognitives et comportementales des activations cérébrales, ainsi que les

contradictions entre chercheurs sur ces mêmes interprétations, rendent

encore difficiles, voire risquées, les transpositions pédagogiques.

Le psychologue cognitiviste Michel Fayol a émis des réserves comparables,

soulignant que l’analyse classique des comportements des élèves et des

performances réalisées, en suivi transversal (par groupes d’âge) et (ou)

longitudinal (les mêmes enfants à travers les âges) reste actuellement plus

efficace que le passage, encore trop hypothétique, par le cerveau. Ces

objections sont résumées, avec d’autres, dans une très bonne Enquête sur la

neuropédagogie réalisée par la journaliste de sciences humaines, Martine

11
Fournier .

Mais (et c’est son point de vue d’instituteur qu’un de nous prend ici), les

professeurs des écoles, doués eux-mêmes d’esprit critique, ne prenant pas la

(neuro)science pour « argent comptant », décelant les contradictions par

rapport à leurs expériences de terrain (ou leurs lectures croisées), mais avides

de formation, ont déjà le désir légitime d’éclairer leurs pratiques, de les

améliorer, par les connaissances et théories scientifiques (c’est-à-dire

validées, publiées) nouvelles sur le cerveau des élèves. Et cela en relation

étroite avec l’analyse classique des comportements et des performances.

Nous, psychologues et neuroscientifiques, avons dès lors le devoir de les

12
éclairer en cette matière (en accord avec Ansari et Sigman ), tout en

reconnaissant (1) la part d’incertitude de ces données nouvelles, (2) la

nécessité d’une évaluation scientifique des dispositifs pédagogiques qui en


seraient déduits et, surtout, (3) en les mettant en perspective avec les

connaissances et théories classiques que les professeurs ont déjà acquises

(parfois, ici, confortées, nuancées ou au contraire invalidées) notamment en

psychologie du développement de l’enfant, de l’apprentissage et de

l’éducation. Il ne s’agit pas de tout réinventer ou révolutionner, mais de

compléter l’édifice historique des sciences de l’éducation, au sens le plus

solide du terme, c’est-à-dire aujourd’hui neuroscientifique.

Présentation de l’ouvrage

Comme le disait Maurice Merleau-Ponty au Collège de France au milieu du

e
XX siècle, il s’agit « d’enseigner la science en train de se faire » (c’est devenu

la devise de cette prestigieuse institution). Adoptons, en ce début de

e
XXI siècle, la même démarche pour les sciences cognitives et du cerveau

auprès des enseignants.

C’est l’objet de cet ouvrage que nous avons structuré en trois parties. Après

un chapitre fondateur sur l’Homme neuronal qui apprend, intitulé Apprendre

avec ses neurones, que Jean-Pierre Changeux nous a fait l’amitié d’écrire à

propos des briques élémentaires du cerveau, de son organisation, de

l’épigenèse neuronale et de l’évolution culturelle, se succèdent trois

chapitres directement ciblés sur le cœur du programme scolaire : lire

(Johannes Ziegler), écrire (Michel Fayol), compter et penser-raisonner (Olivier

Houdé).

Ensuite, une deuxième partie porte sur les grandes fonctions du cerveau qui

sont transversales à tous les apprentissages : l’attention (Jean-Philippe

Lachaux), la mémoire (Francis Eustache), les fonctions exécutives (Grégoire

Borst), la métacognition et l’auto-évaluation (Joëlle Proust).

Enfin, une dernière partie est consacrée à quelques exemples d’applications

pédagogiques, déjà existantes, qui utilisent les apports des neurosciences et

sciences cognitives à l’école, du primaire au secondaire : les cogni’-classes

(Jean-Luc Berthier), la Main à la Pâte (Éléna Pasquinelli), la communauté

pédagogique Lea.fr (Pascaline Citron et Marie Létang), le centre de référence

pour l’évaluation de l’enfant en difficulté (Hervé Glasel).

Pour rendre cet ouvrage de référence très dynamique et qu’il reflète au mieux
– sans toutefois être exhaustif – les multiples facettes de la riche thématique

du cerveau et des apprentissages, tant du point de vue de la recherche que

du monde de l’éducation, nous avons commandé une série de focus d’une

double page à des chercheurs, certains les plus renommés au monde dans leur

domaine, d’autres juniors et abordant des thématiques très nouvelles,

émergentes, mais aussi à une professeure des écoles, un directeur d’INSPÉ et

un inspecteur général. Tous ont joué le jeu de la concision et nous les en

remercions vivement. Ces focus sont distribués sur l’ensemble de l’ouvrage

aux endroits que nous avons jugés les plus opportuns, émaillant les

thématiques d’un éclairage original, souvent complémentaire. Nous les citons

ici dans l’ordre de leur apparition.

Au début était l’action d’Alain Berthoz, où sont déclinés cinq principes qui

président au fonctionnement du cerveau et qui sont essentiels à la

pédagogie : le sens du mouvement, la simplexité, la vicariance, l’empathie et

la décision. Ensuite, au gré des chapitres et parties, se succèdent :

Le point de vue d’un inspecteur général (Jean-Pierre Bellier), La lecture : au-

delà de la querelle des méthodes (Roland Goigoux), Du sens du nombre au

raisonnement mathématique (Jérôme Prado), La méditation pour les enfants

(Christophe André), Le sommeil et les apprentissages (Philippe Peigneux),

Facteurs socioéconomiques et cerveau (Teresa Iuculano), Les émotions, les

sentiments et l’éducation (Antonio et Hanna Damasio), Le cerveau et les

sciences cognitives à l’INSPÉ (Alain Frugière), Le point de vue d’une

professeure des écoles sur la communauté pédagogique Lea.fr (Laure

Argouet-Stol), Des groupes de formation-action en créativité (Mathieu

Cassotti) et, enfin, Mais QI sont vraiment les enfants surdoués ? (Jeanne

Siaud-Facchin).

Voilà de quoi alimenter, avec douze chapitres très développés et des focus

rapides, sur le cerveau et les apprentissages sous toutes leurs facettes, ou

presque, votre curiosité à propos des neurosciences cognitives et de ce

qu’elles peuvent apporter pour l’école et les élèves. Il y a aussi des planches

du cerveau en début d’ouvrage et un lexique à la fin. Mais cela ne suffit pas ;

ce n’est même que le tout début ! Car la pédagogie est un Art qui doit, certes,
s’appuyer sur ces connaissances scientifiques actualisées, mais elle reste un

Art. À vous d’inventer la suite…

Olivier Houdé et Grégoire Borst

1. Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’enfant (UMR CNRS 8240), Sorbonne, Paris.
2. Houdé O., Borst G., Mon cerveau, coll. « Questions? /Réponses! », Nathan, 2018. Voir aussi, des mêmes auteurs,
Explore ton cerveau, coll. « Kididoc », Nathan, 2019.
3. Houdé O., L’école du cerveau. De Montessori, Freinet et Piaget aux sciences cognitives, Le livre de poche, 2021.
4. Changeux J.-P., L’homme neuronal, Fayard, 1983 ; Changeux J.-P. et al., L’homme neuronal, trente ans après, Éditions
Rue d’Ulm, 2016.
5. Stern E. (2005). Pedagogy meets neuroscience. Science, 310, 745 ; Sigman M. et al. (2014). Neuroscience and
education: Prime time to build the bridge. Nature Neuroscience, 17, 497-502.
6. Berthoz A, Le sens du mouvement, Odile Jacob, 1997 ; La simplexité, Odile Jacob, 2009.
7. Damasio A. (2000). Le cerveau et l’esprit, In La science en 2050, Pour la Science, 267, 76-81.
8. Montessori M., L’enfant, Desclée de Brouwer, 2018 (Éd. originale, 1936).
9. Program for International Student Assessment (PISA), enquête d’évaluation d’acquis scolaires menée tous les trois ans
auprès de jeunes de 15 ans dans les 34 pays membres de l’Organisation de Coopération et de Développement
Économiques (OCDE) et dans de nombreux pays partenaires.
10. Seron X. (2011). Can teachers count on mathematical neurosciences?. In M. Della Sala and M. Anderson (Eds.),
Neuroscience in Education: The Good, the Bad and the Ugly, Oxford University Press, p. 84-110.
11. Fournier M., Enquête sur la neuropédagogie. In M. Fournier (Ed.), Éduquer et former, Sciences Humaines Édition,
2016, p. 173-177.
12. Ansari D. et al. (2012). Neuroeducation: A critical overview of an emerging field. Neuroethics, 5, 105-117  ; Ibid.,
Sigman et al. (2014).
1

Apprendre avec ses neurones

par Jean-Pierre Changeux

Nous vivons aujourd’hui à l’ère d’une neuroscience – que j’ai appelée celle de

L’Homme neuronal – qui vise à étudier l’organisation du cerveau en tant

1
qu’objet physique . Une première approche consiste à le découper en

2 3 4
territoires, qu’il s’agisse « d’organes » , d’aires , de modules ou d’ensembles

5
fonctionnels, ou encore d’espaces de travail . Reste que le passage du niveau

de l’atome aux structures cognitives n’est ni simple, ni direct.

Or, ce qui est essentiel dans l’organisation du cerveau humain et qui pourrait

donc expliquer la genèse des structures cognitives, ainsi que le vécu de ce

que nous appelons penser, mais aussi percevoir, ou encore éprouver des

sentiments et des émotions, c’est l’architecture hiérarchique du réseau

6
cellulaire et moléculaire, et les activités qui l’investissent , notamment les

apprentissages. Cette architecture neuronale s’est développée

progressivement, durant des millions d’années, au cours de l’évolution des

espèces animales jusqu’à l’Homme et se met en place au cours de

l’embryogenèse et du développement postnatal chez l’enfant. C’est sur elle,

en effet, que reposent les traits propres à l’espèce qui signent l’humanité du

cerveau.

I. Les briques élémentaires du

cerveau
1 Neurones et cellules gliales

Depuis Santiago Ramon y Cajal, lauréat du Prix Nobel de Physiologie


en 1906 et auteur de L’Histologie du système nerveux de l’Homme et
des vertébrés (1909), nous savons que le cerveau se compose de
cellules d’une organisation unique dans l’organisme, le neurone, qui
présente à la fois unité et indépendance jusque dans l’ensemble de
ses multiples appendices  : axone, dendrites et leurs nombreuses
ramifications. Les neurones diffèrent des autres types de cellules de
l’organisme par leur capacité à former des réseaux discontinus au
niveau de points d’articulation bien définis  : les synapses. Ces
structures synaptiques permettent d’établir des connexions fixes et
stables avec un grand nombre d’autres cellules.
Dans le cerveau humain, on rencontre environ 80 milliards de
neurones (entre 86 et 100 milliards selon les estimations) et 1 million
de milliards de synapses ou connexions. Sur la base de leur aspect
morphologique, on distingue également chez les vertébrés
supérieurs plus d’un millier de types de cellules nerveuses. On peut
même aller jusqu’à dire que chaque neurone présente une
connectivité et des propriétés physiologiques particulières qui
définissent son individualité. Il existe donc une grande variabilité
parmi les cellules nerveuses de notre cerveau aussi bien qu’entre les
cerveaux d’individus différents. En outre, le réseau neuronal du
cerveau est inséré dans un tissu compact formé de cellules de
soutien ou cellules gliales indispensables à son bon fonctionnement
et à sa protection – c’est L’Homme glial7.
Figure 1. L’embryogenèse du cerveau humain.
De 25 jours (après la fécondation) à la naissance.

Figure 2. Schéma en gros plan du neurone.


On distingue le neurone, son corps cellulaire (soma) et ses multiples
appendices : axone, dendrites et leurs nombreuses ramifications.

Face à une organisation anatomique aussi complexe, il ne faut pas


oublier un trait essentiel du cerveau  : son activité physiologique.
Neurones et fibres nerveuses possèdent la propriété exceptionnelle
de produire des signaux électriques et chimiques et de réagir à ces
signaux. Les physiologistes se sont d’abord intéressés aux signaux
électriques. On sait que le cerveau produit une activité globale
couramment enregistrée sous forme d’électroencéphalogramme
(EEG). Celle-ci résulte en fait de la somme de signaux microscopiques
qui ont lieu au niveau du neurone et de ses synapses. L’impulsion de
base – ou influx nerveux – est une onde électrique qui dure environ 1
millième de seconde et qui se propage à des vitesses de 0.1 à 100
mètres par seconde (soit, la vitesse d’un TGV). Ces courants
électriques résultent du passage transitoire d’ions répartis de
manière inégale de part et d’autre de la membrane cellulaire. Des
protéines-canaux interviennent, qui s’ouvrent ou se ferment et
créent de ce fait des courants excitateurs ou inhibiteurs à l’origine
du départ ou du blocage du signal nerveux.

« Dans le cerveau humain, on rencontre environ 80

milliards de neurones (entre 86 et 100 milliards selon les

estimations) et 1 million de milliards de synapses ou

connexions. »

Les performances des systèmes d’information dépendent toujours


de celles de leurs maillons les plus faibles, c’est-à-dire les plus lents.
La «  pensée  », en dépit de la vivacité qu’on lui attribue, n’échappe
pas à cette règle  : le traitement de l’information, depuis le niveau
des neurones et des réseaux élémentaires de neurones jusqu’au
niveau cognitif, se développe dans des échelles de temps qui vont de
la milliseconde à quelques centaines de millisecondes et que l’on
appelle les «  temps psychologiques  », bien loin de la vitesse de la
lumière  ! Cela vous parait très court, mais pour un physicien ces
temps sont longs. Notre cerveau n’utilise donc pas de façon
optimale l’ensemble des forces disponibles dans le monde physique ;
il se débrouille avec des composants hérités d’organismes
biologiques aussi primitifs que les bactéries – les protéines-canaux –
qui ont perduré au travers de l’évolution biologique et qui lui
imposent une lenteur irrémédiable.
Les millisecondes ou centaines de millisecondes sont toutefois à
l’échelle de ce qu’un professeur peut observer de l’élève en classe
des temps extrêmement rapides. Ce sont ceux que mesure le
psychologue au laboratoire dans des dispositifs informatisés de
chronométrie mentale.

2 Signaux chimiques et récepteurs

Les signaux électriques peuvent passer d’une cellule nerveuse à


l’autre au niveau de structures spécialisées appelées parfois
«  synapses électriques  », dont les membranes sont juxtaposées de
manière suffisamment étroite pour qu’elles transmettent les
signaux de manière rapide, pouvant par exemple contribuer à la
synchronisation à grande échelle des activités neuronales.
Toutefois, dans beaucoup de synapses, la chimie prend le relais de
l’électricité. Des substances chimiques simples, les
neurotransmetteurs, sont employées comme signaux capables de
franchir la fente synaptique. Le cerveau fonctionne donc à la fois
comme une machine électrique et comme une machine chimique.
Les découvertes récentes ont révélé l’importante diversité des
molécules impliquées dans la communication chimique entre
neurones. On peut ainsi dénombrer plusieurs dizaines de
neurotransmetteurs classiques. Le nombre des peptides jouant un
rôle de messagers chimiques est encore plus élevé. Une même
cellule nerveuse peut même synthétiser et libérer plusieurs
neurotransmetteurs.

« Le cerveau se comporte naturellement comme un

système autonome qui projette en permanence de

l’information en direction du monde extérieur – c’est le

cas du cerveau de l’élève – au lieu d’en recevoir


passivement son empreinte. »

Le neurotransmetteur est synthétisé et stocké dans les terminaisons


nerveuses. Libéré dans l’espace synaptique, il atteint la cellule
suivante en une fraction de milliseconde. Là, il déclenche un
processus de conversion du signal chimique en un nouveau signal
électrique (ou chimique), dans un intervalle de temps qui varie entre
quelques millisecondes et quelques secondes. Parfois, le
neurotransmetteur déborde de la synapse : il diffuse à des distances
plus grandes et atteint de vastes populations de neurones. Ce
processus peut concourir à des régulations de grande ampleur telles
que celles qui se produisent à l’échelle du cerveau dans les
phénomènes d’éveil ou de sommeil, dans l’effort mental ou les
émotions.
C’est tout cela la chimie du cerveau  ! Chaque jour, en classe, cette
chimie opère, au cours des apprentissages, dans le cerveau de
chaque élève.

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Les neurotransmetteurs et les récepteurs moléculaires du cerveau

Au niveau de leurs cellules cibles, les neurotransmetteurs sont reconnus


par des molécules spécialisées appelées, dès 1905, par John Newport
Langley « substances réceptives » ou récepteurs. Toutefois, ces derniers
sont restés mystérieux pendant plus d’un demi-siècle, jusqu’à ce que le
premier de ceux-ci soit isolé  : le récepteur de l’acétylcholine. Ces
récepteurs sont des protéines de la membrane cellulaire, qui
fonctionnent comme des commutateurs moléculaires. 5 % de nos gènes
codent pour des récepteurs. Ces molécules ont la capacité de
reconnaitre sélectivement les neurotransmetteurs, les neuropeptides,
des substances odorantes ou toutes substances telles que des
médicaments et drogues qui viennent se loger dans des sites de fixation
spécialisés. L’image devenue courante est celle de la serrure qui
«  reconnait  » la bonne clé et pas une autre. De plus, ces récepteurs
convertissent la liaison du neurotransmetteur en activité biologique  :
ouverture d’un canal ionique ou activation d’une réaction enzymatique.
Ces « serrures moléculaires » peuvent basculer d’un état moléculaire à
l’autre, « actif » ou « inactif », de façon réversible, sur le mode du « tout ou
rien  ». En fonction de la nature de la «  clé  », la réponse de certains
récepteurs est excitatrice (elle favorise l’émission d’un signal électrique
ou chimique) ou au contraire inhibitrice (elle bloque alors l’excitation).

3 L’activité spontanée du cerveau et la plasticité neuronale

Curieusement, la neuroscience a été imprégnée pendant des


dizaines d’années par une philosophie empiriste tacite (du monde
extérieur vers son impression dans le cerveau ; pour la situation d’une
classe, on dirait « de la leçon du professeur vers le cerveau passif de
l’élève  »). Cette conception empiriste était déjà présente dans les
premières recherches sur l’arc réflexe qui ont conduit à
l’identification des trajets nerveux qui relient un stimulus sensoriel à
la réponse motrice de l’organisme.

« La plasticité, cette propriété fondamentale va à

l’encontre de l’impression naïve selon laquelle le cerveau

serait une sorte d’automate rigide, constitué

exclusivement de « roues et engrenages », fixés

d’avance ; un automate que déclencherait le professeur

en classe. »

Ce modèle semble aujourd’hui bien insuffisant et certainement trop


simple. En réalité, le cerveau se comporte naturellement comme un
système autonome qui projette en permanence de l’information en
direction du monde extérieur – c’est le cas du cerveau de l’élève – au
lieu d’en recevoir passivement son empreinte8. L’activité intrinsèque
spontanée du cerveau est l’une de ses composantes majeures9. Elle
se manifeste par des potentiels d’action produits spontanément par
les cellules nerveuses. On connait les mécanismes moléculaires
impliqués dans leur genèse. Ces potentiels d’action spontanés sont
produits par des dispositifs spéciaux qu’on appelle des oscillateurs
moléculaires et qui se composent au minimum de deux protéines-
canaux antagonistes, mais étroitement couplées. Ces oscillateurs
sont responsables de fluctuations lentes du potentiel électrique de
la membrane neuronale qui, au-delà d’un certain seuil, déclenchent
des décharges spontanées. Les neurones se comportent ainsi
comme des générateurs spontanés d’influx, et, une fois de plus, on
peut rendre compte intégralement de cette activité intrinsèque par
des mécanismes physico-chimiques relativement simples au niveau
moléculaire.
L’activité électrique spontanée apparait tôt au cours du
développement embryonnaire du système nerveux. Elle est
responsable de mouvements de l’embryon qui s’observent dans
l’œuf après trois jours et demi d’incubation, par exemple chez le
poulet, et elle persiste dans les neurones embryonnaires en culture.
Chez le fœtus humain, le cœur commence à battre trois à quatre
semaines après la fécondation. Aux environs de la dixième semaine,
le fœtus commence à bouger, mais la mère ne perçoit ses
mouvements que sept semaines plus tard. L’activité électrique du
cerveau peut être enregistrée chez le fœtus avant deux mois10.
Classiquement, on l’enregistre chez l’adulte sous la forme d’ondes
Électro-encéphalographiques (EEG) complexes, différentes à l’état
de veille et pendant le sommeil11. Comme nous allons le voir, une
telle activité spontanée joue un rôle central dans plusieurs
mécanismes cognitifs essentiels comme l’acquisition des
connaissances ainsi que la mise à l’épreuve de leur vérité, cela chez
l’adulte comme au cours du développement de l’enfant.

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La plasticité du cerveau

Cette plasticité intervient dès les stades précoces du développement


embryonnaire. Par exemple, de nombreuses cellules nerveuses issues
des divisions cellulaires embryonnaires meurent avant de devenir des
neurones adultes, et cette mort cellulaire peut être retardée ou même
accélérée par l’activité nerveuse. Cette sélection est active, dynamique,
donc plastique. De même, les synapses croissent et se divisent pendant
le développement. Mais elles peuvent aussi être éliminées et même, par
la suite, se régénérer par bourgeonnement ; ces phénomènes persistent
d’ailleurs mais avec une moindre ampleur chez l’adulte. Parmi les
mécanismes contribuant à cette stabilisation par l’activité, des signaux
chimiques stimulant la croissance nerveuse peuvent par exemple être
libérés sous l’influence de l’activité nerveuse. De plus, l’efficacité des
contacts synaptiques à transmettre des signaux peut varier tant au
niveau de la libération des neurotransmetteurs qu’à celui des récepteurs.
Par exemple, lorsqu’un neurotransmetteur est brièvement mis en contact
avec son récepteur, il déclenche d’abord l’évolution vers un état
moléculaire actif, celui qui intervient dans la transmission du signal. Si ce
contact se prolonge, le récepteur bascule spontanément vers une forme
inactive, «  désensibilisée  ». Le contraire peut également se produire.
Cette capacité d’adaptation est déterminée par une propriété physico-
chimique intrinsèque de la molécule du récepteur. L’assemblage supra-
macromoléculaire de récepteurs que nous avons évoqué ainsi que leur
relation avec le cytosquelette (squelette de la cellule) peuvent également
connaitre des variations en fonction de l’état d’activité de la cellule.

Une autre caractéristique fondamentale du cerveau est sa


plasticité12. Ce terme désigne la capacité générale du neurone et de
ses synapses à changer de propriétés en fonction de leur état
d’activité. Cette propriété fondamentale va à l’encontre de
l’impression naïve selon laquelle le cerveau serait une sorte
d’automate rigide, constitué exclusivement de «  roues et
engrenages  », fixés d’avance  ; un automate que déclencherait le
professeur en classe.
La plasticité normale résulte donc du fait que les divers mécanismes
de transmission de l’information dans le système nerveux sont eux-
mêmes réglés par l’activité spontanée et/ou évoquée (en réaction à
une stimulation extérieure), dont ils sont les médiateurs. C’est cette
propriété qui confère aux réseaux de neurones à la fois leur
flexibilité fonctionnelle, leur propriété de stockage des informations
et leur capacité d’auto-organisation. Toute tentative pour modéliser
les fonctions du cerveau doit prendre en compte ces processus
élémentaires de plasticité.

II. Comment se construit un cerveau

En premier lieu, le neurone se caractérise par la propriété de


conserver une forme stable avec une topologie définie du soma
(corps cellulaire), des dendrites, de l’axone et des synapses. Cette
forme est due essentiellement à un ensemble de tubules (structures
en forme de petits tubes) et de filaments relativement rigide appelé
«  cytosquelette  ». Les microtubules sont eux-mêmes issus de
l’assemblage supra-macromoléculaire d’une protéine, la tubuline, et
d’un ensemble de protéines associées. Ces tubules rigides servent
également de voie de circulation à des « moteurs moléculaires » qui
assurent des déplacements rapides entre le corps du neurone et les
extrémités de ses prolongements.
Si l’on explore la surface de la cellule nerveuse, on y observe la
distribution des récepteurs des neurotransmetteurs. Ainsi, des
récepteurs spécifiques sont regroupés sous les sites où sont libérés
les neurotransmetteurs correspondants. La structure de ces
assemblages peut varier considérablement selon les dendrites, le
soma ou l’axone, et selon la répartition des canaux ioniques et des
sites de libération. Le cytosquelette joue un rôle essentiel dans le
positionnement et le maintien de ces molécules membranaires en
des points spécifiques de la surface neuronale. Les assemblages
supra-macromoléculaires ont ainsi une fonction importante dans
l’acquisition et le maintien de l’« organisation chimique » de la cellule
nerveuse, et par là de sa capacité à établir et maintenir la structure
des réseaux de neurones définis. Des composants chimiques
élémentaires aux assemblées supra-macromoléculaires, la cellule
nerveuse se construit ! De proche en proche et d’un niveau à l’autre,
la matière s’organise, du niveau moléculaire au niveau cellulaire, puis
à celui des ensembles neuronaux qui contribuent aux niveaux
cognitifs supérieurs.

1 Des règles d’organisation verticale et horizontale

Pour tenter de «  construire  » une fonction cognitive ou


psychologique et, en fin de compte, un comportement, à partir des
constituants élémentaires du cerveau qui viennent d’être décrits, il
nous faut comprendre les règles d’organisation qui déterminent
l’architecture générale des réseaux de neurones caractéristiques du
cerveau humain. Le cerveau de l’élève par exemple.
La propriété la plus remarquable qui distingue le neurone d’une
cellule du foie ou de la peau, c’est sa capacité à établir un grand
nombre de contacts stables et bien définis avec de multiples autres
neurones. Or les relations que les cellules nerveuses établissent
entre elles ne sont ni simplement aléatoires, ni déterminées comme
les circuits imprimés d’un ordinateur. Deux catégories principales
d’organisation, verticale et horizontale, se trouvent imbriquées l’une
dans l’autre. Des structures organisées hiérarchiquement se
développent progressivement en réseaux emboités verticalement.
Parallèlement, cartes et voies se multiplient de manière horizontale
conjointement avec des systèmes d’interconnexion plus globaux, de
grande échelle.
La notion d’organisation hiérarchique remonte à Aristote, mais sa
formulation moderne appliquée aux « facultés de l’esprit » est due à
Kant. Le grand philosophe allemand distinguait premièrement la
sensibilité, définie par la capacité des organes des sens à recevoir des
«  impressions sensibles  » du monde extérieur  ; deuxièmement,
l’entendement, faculté du concept qui permet la synthèse des
éléments sensibles  ; troisièmement, la raison, qui contient les
principes grâce auxquels nous connaissons les choses et gouvernons
les concepts produits spontanément par l’entendement.
Ces niveaux fonctionnels ne correspondent pas à ceux qu’on invoque
de façon courante pour décrire les machines qui traitent de
l’information  : on distingue en effet l’équipement matériel
(hardware), le logiciel (software) et les algorithmes qui définissent la
relation entre les entrées et les sorties (ou l’activité continue), ainsi
que la théorie computationnelle (le plan ou l’intention de l’organisme).
Ils ne coïncident pas non plus avec l’échelle des dimensions qui va de
la molécule aux réseaux neuronaux complexes. En effet, les niveaux
d’organisation qu’il nous faut aborder pour comprendre ce qu’est un
cerveau sont à la fois anatomiques et fonctionnels  : ils doivent
permettre d’établir un lien causal entre anatomie et fonction.
L’organisation fonctionnelle du système visuel représente à cet
égard un excellent exemple  : elle s’appuie sur quatorze niveaux
superposés, de la rétine au cortex préfrontal  ; six au moins sont
situés parmi les trente-deux aires visuelles du cortex cérébral (dans
le cas du singe) et contribuent au traitement à la fois de la forme, de
la couleur et du mouvement des objets à trois dimensions, depuis
leur capture dans le monde extérieur jusqu’à la perception et la
manipulation consciente13. Plus remarquable encore est le fait que le
système peut fonctionner de bas en haut (bottom up), par exemple
lors de la perception d’un objet visuel, mais aussi de haut en bas (top
down), comme lors du rappel en mémoire de l’image de cet objet.
En plus de cette stratification verticale en niveaux hiérarchiques
imbriqués, des organisations parallèles se développent
horizontalement. Nous devons à Franz Josef Gall, au XIXe siècle, l’idée
que le cortex cérébral n’est pas un manteau uniforme, mais une
mosaïque de territoires qu’il appelait «  organes  » et qui seraient
chacun le siège de facultés innées, essentielles et irréductibles.
Figure 3. Expansion du cortex cérébral chez l’Homme.
On observe l’expansion du cortex préfrontal (en bleu) chez l’Homme
comparé à d’autres espèces animales.14
Même si cette conception parait aujourd’hui simpliste, un examen
attentif de l’anatomie du cortex cérébral des vertébrés révèle qu’il
existe bel et bien une distribution des aires corticales propre à
chaque espèce et possédant des fonctions très spécialisées. Comme
le nombre de niveaux hiérarchiques augmente au cours de
l’évolution des vertébrés, le nombre de cartes parallèles à chaque
niveau s’accroit lui aussi, et de ce fait le nombre total de
représentations neurales. Dans le cas de la vision, par exemple, le
nombre de représentations de la rétine ne dépasse pas 3 ou 4 chez
les mammifères primitifs  ; il est situé entre 15 et 20 chez les
primates et les carnivores ; il atteint 32 chez le macaque et pourrait
être plus élevé encore chez l’Homme. L’évolution du lobe frontal suit
la même tendance chez les ancêtres de l’Homme15. Il joue un rôle
essentiel dans les fonctions cognitives  supérieures telles le
raisonnement et l’abstraction logique16.
Il existe des composants architecturaux qui interviennent dans des
processus intégrateurs à grande échelle et permettent de regrouper
des traitements locaux à l’échelle du cerveau tout entier.
L’hypothèse proposée avec Stanislas Dehaene est que des
connexions horizontales entre aires corticales distinctes du même
hémisphère ou d’hémisphères différents interviennent dans l’accès
conscient au sein d’un espace neuronal de travail global17. La diffusion
de signaux chimiques à longue distance peut également jouer un
rôle central.
Figure 4. Le modèle de l’espace de travail neuronal global.
De nombreux processeurs spécialisés y convergent  ; les systèmes
attentionnels contribuent à la focalisation du cerveau sur un « objet de
conscience ».17

Au total, des règles simples d’architecture du réseau permettent de


créer à la fois une grande diversité de structures de traitement des
signaux et la capacité d’intégrer et de globaliser les activités locales
du cerveau de haut en bas (top down) et de bas en haut (bottom up).
Ces composantes intégratrices de l’architecture neuronale du
cerveau doivent donc être prises en considération si l’on veut
comprendre comment se construisent les fonctions supérieures de
notre cerveau.

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Au-delà de la conception localisationniste de Gall

La conception localisationniste et innéiste de Gall a été remise au gout


du jour par la psychologie cognitive – Jerry Fodor, par exemple, parle de
« modules » – et par l’imagerie cérébrale. Toutefois, contrairement à ce
que pensait Gall, les différentes aires cérébrales n’ont pas une autonomie
fonctionnelle stricte. De même, les niveaux hiérarchiques de Kant
(sensibilité, entendement, raison) ne correspondent pas à des entités
entièrement indépendantes d’un point de vue anatomique ou
fonctionnel. Au contraire, comme l’affirmait déjà Auguste Comte dans
son Cours de philosophie positive, des mécanismes intégrateurs doivent
relier ces différents « territoires » pour que soient assurées les « fonctions
sociales supérieures  » du cerveau. Certains dispositifs spécialisés de
l’architecture neuronale pourraient rendre compte de cette intégration
fonctionnelle. Parmi les interactions entre cellules nerveuses, outre les
connexions latérales avec les proches voisines, on a observé dès les
années 1930 des connexions réciproques de plus longue distance  ;
certains auteurs ont mentionné à ce propos des circuits réverbérants et
plus récemment des boucles de rétroaction ou des connexions
réentrantes. Ces connexions jouent verticalement entre niveaux
superposés, mais aussi horizontalement, entre les cartes.

2 Un système nerveux « ouvert » et « motivé »

On dit rarement des systèmes neuronaux artificiels ou d’un


quelconque ordinateur aussi puissant soit-il – y compris aujourd’hui
en Intelligence Artificielle – qu’ils sont « ouverts » et « motivés ». Le
mot « ouvert » doit être entendu ici dans une double acception, à la
fois psychologique et thermodynamique. Tout d’abord, le cerveau ne
peut plus être conçu aujourd’hui comme une boite noire dont on
néglige les états internes. Ensuite, il est le siège d’une importante
activité spontanée et se trouve continuellement en train d’échanger
de l’énergie et de l’information avec le monde extérieur. L’échange
réciproque de signaux avec l’environnement par les organes des
sens et via des actions motrices peut contribuer à la mise en place
d’états physiques internes stables qui relèvent de ce que Prigogine,
Prix Nobel de chimie en 1977, définit comme des «  structures
dissipatives » (celles d’un système qui évolue dans un environnement
avec lequel il échange de l’énergie ou de la matière18), structures
ouvertes sur le monde extérieur. L’ouverture constante du cerveau à
son environnement pourrait même lui permettre d’accéder à ces
états globaux exigés par la perception consciente, établissant de ce
fait un lien naturel avec la « phénoménologie de la conscience »19.
Outre « l’ouverture » du système nerveux, le cerveau se caractérise
par ce que j’ai appelé sa «  motivation  ». Il opère comme un
producteur de représentations qu’il projette sur le monde extérieur.
L’activité spontanée d’ensembles spécialisés de neurones pousse
l’organisme à continuellement explorer et tester l’environnement
physique, social et culturel, à se saisir des réponses et à les
confronter à ce qu’il possède en mémoire. En conséquence, le
cerveau développe d’étonnantes capacités d’«  auto-activation  » et,
par-là, d’auto-organisation, d’où le terme de «  motivation  » – on
pourrait même dire de curiosité. Système ouvert et motivé, le
cerveau fonctionne en permanence sur le mode de l’exploration
organisée.

« L’activité spontanée d’ensembles spécialisés de

neurones pousse l’organisme à continuellement explorer

et tester l’environnement physique, social et culturel, à

se saisir des réponses et à les confronter à ce qu’il

possède en mémoire. »

Ces propriétés d’ouverture et de motivation relèvent sans ambiguïté


de l’organisation matérielle et du fonctionnement spontané du
réseau neuronal. Or celui-ci n’est pas apparu un beau jour sur notre
planète mais s’est construit progressivement au cours d’une longue
évolution. Parmi les philosophes de la Grèce antique, Empédocle
d’Agrigente avait imaginé une «  genèse  » des espèces vivantes qui
préfigurait de façon étonnante, bien que sous une forme encore
métaphorique, nos conceptions actuelles de l’évolution biologique.
Pour Empédocle, les «  éléments  » qui, selon lui, composaient le
monde se mêlaient et s’échangeaient au hasard des forces
attractives et répulsives. Des monstres se forment par assemblage
de membres  «  au hasard des rencontres  ». Certains résistaient, les
autres disparaissaient. Ainsi « se produisit la race des Hommes ». En
termes contemporains, on parlerait d’une genèse par variation et
sélection. Diderot reprit l’idée.
Il a fallu cependant près de deux millénaires pour que cette théorie
de l’évolution par sélection puisse être formulée en termes
biologiquement acceptables par Charles Darwin. L’un des
fondements de la théorie darwinienne de l’évolution est le concept
de variations qui apparaissent de façon spontanée et aléatoire –
aveugle – au niveau des individus composant une population et se
transmettent d’emblée par la descendance. L’autre fondement est
celui de la sélection naturelle. Ne peuvent se multiplier et pérenniser
l’espèce que les individus dont la composition héréditaire est telle
qu’ils parviennent à survivre et à se reproduire dans un
environnement particulier.
Ces notions de variation et de sélection peuvent aussi s’appliquer, à
l’intérieur même du cerveau humain, aux populations de neurones
dans une forme de darwinisme que j’ai appelé neuronal ou neural-
mental20.

III. Épigenèse neuronale et évolution

culturelle
Notre équipement génétique, avec ses 20  000 gènes, confère à
notre cerveau les traits universels qui font de nous des êtres
humains (en 2002 ont été publiées les premières données sur la
séquence complète du génome humain). Les grandes lignes de
l’architecture du cerveau se trouvent encadrées par une « enveloppe
génétique  » qui inclut les gènes de développement. L’analyse
comparée des génomes d’hominidés révèle qu’un très petit nombre
de déterminants génétiques, vraisemblablement localisés dans des
séquences régulatrices ou des facteurs de transcription, ont conduit
au développement du cerveau d’Homo sapiens au cours des derniers
millions d’années. Une non-linéarité remarquable s’est produite dans
la morphogenèse et le développement de la complexité
connexionnelle du phénotype cérébral sur un fond génétique dont
l’évolution reste modeste. Elle a conduit pour une part au
développement fulgurant de l’espace de travail conscient. Ce
développement a rendu possible l’accès à un nouvel «  univers  »
intérieur de représentations mentales, à leur enchainement, à leur
combinatoire sans limite et surtout à l’examen critique de leur
pertinence à représenter le monde avec vérité. L’espèce humaine se
caractérise en outre par la capacité à apprendre et à conserver des
traces stables de l’expérience passée – à l’école en particulier. Au
cours de l’évolution, cette aptitude a connu un développement
considérable, unique dans le monde vivant. Du reste, certaines
traces de ce passé évolutif sont encore perceptibles aux premiers
stades du développement du cerveau.

1 L’hypothèse épigénétique : variabilité, essais-erreurs et

sélection

Mon hypothèse est la suivante21  : la formation d’un million de


milliards de synapses que comprend le cerveau adulte échappe dans
une certaine mesure au contrôle absolu des gènes. Elle peut être
considérée comme un processus évolutif épigénétique avec variation
aléatoire et sélection qui se produit pendant le développement
embryonnaire et se poursuit après la naissance chez l’enfant. Le mot
«  épigénétique  » est composé de deux racines grecques  : epi, qui
signifie « sur, au-dessus de », et genesis, qui veut dire «  naissance  ».
«  Epigénétique  », au sens où je l’emploie, combine deux
significations  : l’idée de superposition à l’action des gènes, suite
notamment à l’apprentissage et à l’expérience, et celle de
développement coordonné et organisé. De fait, je le répète parce
que c’est un point important, le réseau cérébral ne s’assemble pas
comme on construit un ordinateur avec des pièces détachées suivant
un plan prédéterminé qui définirait exactement la nature et la
disposition de chaque circuit et de chaque commutateur. Si tel était
le cas, une erreur de détail même minime dans la réalisation de ce
programme pourrait avoir des conséquences catastrophiques.
À la différence de ce schéma du «  tout génétique  » – le cerveau
comme réalisation d’un patrimoine génétique strictement
prédéterminé –, le modèle épigénétique postule que les connexions
entre neurones se mettent en place progressivement avec une
importante marge de variabilité et sont sujettes à une sélection par
le jeu d’essais et d’erreurs. D’où le grand rôle de l’éducation et de
l’expérience, en famille, puis à l’école. À certains moments critiques
du développement, une «  mise au point  » de la connectivité du
réseau aurait lieu qui exploiterait les propriétés élémentaires de
plasticité décrites plus haut. Qu’elle soit spontanée ou évoquée (en
réaction à une stimulation extérieure), l’activité nerveuse qui investit
le réseau au cours du développement réglerait ce processus.
Les variations de taille, de forme et de poids du cerveau humain
représentent un fait bien établi, même si la signification
fonctionnelle et comportementale de cette diversité n’est pas
évidente22. Des études anatomiques et fonctionnelles minutieuses
menées sur les aires de Brodman (du nom du neurologue et
physiologiste qui a délimité toutes les aires du cortex sur une base
cytoarchitectonique ou de composition cellulaire) montrent que,
d’un individu à l’autre, la topologie du cortex cérébral n’est pas
strictement identique. Par exemple, les dimensions de l’aire visuelle
primaire mesurées par imagerie fonctionnelle révèlent des variations
de l’ordre de 5 mm23. On attribue souvent cette variabilité
individuelle à l’hérédité.

« Le réseau cérébral ne s’assemble pas comme on

construit un ordinateur avec des pièces détachées

suivant un plan prédéterminé qui définirait exactement

la nature et la disposition de chaque circuit et de

chaque commutateur. »

Pour s’en assurer, des études ont été réalisées sur des individus
génétiquement identiques  : des jumeaux monozygotes, ou «  vrais
jumeaux  » (issus du même œuf fécondé, appelé «  zygote  »). Or ces
études, qu’elles soient anatomiques ou comportementales24,
mettent clairement en évidence le fait que les cerveaux de deux
vrais jumeaux ne sont pas identiques. On a découvert d’abord qu’il
existe des différences de préférence manuelle (droitiers ou
gauchers) entre jumeaux monozygotes, ce qui constitue déjà un
signe de variance comportementale. Par ailleurs, deux méthodes
d’investigation qui donnent des résultats convergents ont été
employées pour mettre en évidence cette variance de manière plus
précise : d’une part, les mesures in vivo, par résonance magnétique,
de la surface de l’aire du langage nommée planum temporale et,
d’autre part, des tâches manuelles spécifiques chez des jumeaux
monozygotes droitiers et gauchers. On constate que les droitiers
présentent une asymétrie hémisphérique avec dominance à gauche
qui n’existe pas chez les gauchers. D’une manière plus générale, une
variabilité «  épigénétique  » s’observe d’un vrai jumeau à l’autre,
même si celle-ci est parfois moindre que d’une paire de jumeaux à
l’autre.
À l’échelle des neurones et des synapses, chez le petit crustacé
Daphnia magna, la puce d’eau que tous les aquariophiles
connaissent, le nombre de cellules sensorielles de l’œil (175) et de
neurones compris dans le ganglion optique (110) sont conservés,
ainsi que les principales catégories de contacts synaptiques, d’un
animal isogénique (même patrimoine génétique) à l’autre.
Cependant, le nombre exact de synapses et la forme précise des
branches axonales varient entre de vrais jumeaux. Une composante
aléatoire s’introduit donc dans le détail des connexions au cours du
développement du réseau adulte.

« Les variations de taille, de forme et de poids du

cerveau humain représentent un fait bien établi, même

si la signification fonctionnelle et comportementale de

cette diversité n’est pas évidente. »

Il existe ainsi une variabilité significative de l’anatomie du cerveau,


de la topologie des aires corticales et du détail des connexions qui
échappe au pouvoir des gènes. C’est très important à dire ici,
scientifiquement, dans un ouvrage qui porte sur le cerveau, les
apprentissages et l’éducation.

2 Le développement

De la formation du tube neural (système nerveux primitif) aux


premiers stades du développement embryonnaire jusqu’à la
maturation du cerveau adulte, de nombreuses transformations
morphologiques et fonctionnelles se produisent, principalement
sous le contrôle de gènes de développement. Initialement, la paroi
du tube neural est constituée d’une seule couche de cellules.
Rapidement, les cellules se divisent et, en quelques mois, elles
produisent plusieurs dizaines de milliards de cellules. À certains
moments, il se forme jusqu’à 250 000 cellules nouvelles par minute.
Cette séquence très organisée du développement des couches
corticales et des synapses qui s’y forment pourrait coïncider avec la
mise en place des niveaux hiérarchiques (aspect vertical) et des
organisations parallèles (aspect horizontal) du réseau cérébral.
Plusieurs études quantitatives menées au microscope électronique
montrent que chez l’Homme, près de 50 % des synapses de l’adulte
se forment après la naissance, et leur nombre continue d’évoluer en
plus, ou en moins, jusqu’à la mort. Si la durée de la gestation est à
peu près comparable chez le chimpanzé et chez l’Homme
(respectivement 224 et 270 jours), celle du développement
postnatal du cerveau est considérablement plus longue chez
l’Homme. La capacité crânienne augmente 4,3 fois après la
naissance, contre 1,6 fois chez le chimpanzé. Ce trait caractéristique
du développement cérébral de l’Homme est d’une grande
importance dans la mesure où l’apprentissage du langage ainsi que
l’imprégnation par les conventions sociales et les règles morales ont
lieu pendant les premières années qui suivent la naissance. Il
prédispose notre cerveau à l’acquisition de connaissances et à leur
mise à l’épreuve, bref, il « humanise » notre cerveau.
L’évolution globale de la densité totale de synapses dans le cortex
cérébral du singe et dans celui de l’Homme inclut une phase
« rapide » : 90 % des synapses se forment alors au rythme de l’ordre
du million par seconde. De plus, toutes les synapses ne se forment
pas en même temps mais par de multiples vagues successives et
emboitées de synapses qui diffèrent avec les couches du cortex et
mettent à la disposition de l’enfant un nombre considérable de
combinaisons synaptiques possibles qui peuvent être modelées par
les interactions « épigénétiques » avec son environnement social et
culturel. Voilà qui peut expliquer l’imbrication de multiples périodes
sensibles en relation avec les divers aspects de l’environnement
physique, social et culturel que le nourrisson et le jeune enfant
rencontrent au cours du développement jusqu’à l’âge adulte. Voilà
aussi qui peut contribuer à la « non-linéarité » entre l’organisation du
génome et la complexité du cerveau.

« Plusieurs études quantitatives menées au microscope

électronique montrent que chez l’Homme, près de 50 %

des synapses de l’adulte se forment après la naissance,

et leur nombre continue d’évoluer en plus, ou en moins,

jusqu’à la mort. »

Au cours de périodes sensibles du développement, on assiste


temporairement à une diversification exubérante de contacts
synaptiques, suivie de la stabilisation sélective de certains de ces
contacts labiles et de l’élimination (ou de la rétraction) des autres.
Concurremment, des phénomènes de croissance et de régénération
des connexions peuvent se poursuivre à l’échelon local. Ces « allées
et venues » des contacts synaptiques se maintiennent chez l’adulte.
Mais l’équilibre se déplace au cours du vieillissement, et la régression
finit par l’emporter avant la mort.
Le modèle simple que Philippe Courrège, Antoine Danchin et moi-
même avons proposé dans les années 197025 décrit l’évolution
synaptique au stade de la diversité maximale des contacts
synaptiques sous au moins trois états formels  : labile, stable et
dégénéré. L’hypothèse cruciale ici est que l’évolution de l’état de
chaque contact synaptique est contrôlée globalement et à l’intérieur
d’une fenêtre temporelle précise par la totalité du message de
signaux – activités spontanée et évoquée incluses – présents dans la
cellule sur laquelle il se termine. En d’autres termes, l’activité de la
cellule postsynaptique règle la stabilité, la régression et l’éventuelle
repousse de la terminaison nerveuse par un «  signal trophique  »
(pour la nutrition des tissus) qui se propage dans une direction
opposée à celle de l’influx nerveux, c’est-à-dire de manière
rétrograde. La connectivité particulière et la composition
biochimique propre à chaque cellule nerveuse – ce que j’ai appelé sa
« singularité » ou son individualité26 – seraient ainsi le résultat de la
stabilisation sélective par l’activité d’une distribution particulière de
contacts synaptiques parmi ceux qui sont présents au stade où la
diversité est maximale.
Figure 5. Développement épigénétique des contacts entre
neurones via les synapses.
Dessin d’une synapse et en dessous les trois lignes du schéma
représentent, de haut en bas, la croissance, quelque peu au hasard
des contacts entre neurones, l’exubérance transitoire et la sélection de
distributions (ou géométries) particulières de contacts synaptiques
(d’après Changeux, 1983).
En parallèle, des règles microscopiques d’apprentissage ont été
formulées, en termes mathématiques et biochimiques, pour
spécifier davantage les changements élémentaires intervenant dans
l’efficacité synaptique en fonction de l’expérience. C’est à l’origine le
psychologue canadien Donald Hebb qui a introduit la plus classique
de ces règles en 1949. Elle stipule que la « force » d’une connexion
augmente quand il y a coïncidence temporelle des activités pré- et
postsynaptique. C’est une manière de remettre au gout du jour un
des principes avancés dès le milieu du XVIIIe siècle par le philosophe
écossais David Hume, dans un contexte empiriste, comme
mécanisme de l’association des idées. Pour lui, la gentle force qui
combine ou associe les idées repose sur « la qualité de la contiguïté
dans le temps et dans l’espace » des stimuli : ce n’est rien de moins
que la règle de Hebb.
À une plus grande échelle, des tentatives de modélisation
concernent la formation de cartes fonctionnelles, en particulier la
spécification des traits d’architecture qui caractérisent les aires
visuelles. Nous savons que dans le cerveau, d’une manière générale,
les neurones inhibiteurs coexistent avec les neurones excitateurs.
Les neurones inhibiteurs équilibrent par leur nombre et leur
importance physique les neurones excitateurs dont on pense
souvent, à tort, qu’ils sont dominants dans le cerveau (de même que
l’inhibition cognitive est aussi importante que l’activation-excitation
des représentations ou stratégies dans le développement logique et
conceptuel de l’enfant27). Les modèles informatiques de populations
mixtes de neurones excitateurs et inhibiteurs, dont la connectivité
est fixée au départ de façon largement stochastique (par l’effet du
hasard), peuvent développer des changements de forme
remarquables en fonction de l’excitation qu’ils reçoivent. Autrement
dit, les règles de la morphogenèse formulées par le mathématicien
britannique Alan Turing28 et appliquées initialement au
développement embryonnaire peuvent légitimement être étendues
à la formation d’ensembles organisés de connexions neuronales.

« Nous savons que dans le cerveau, d’une manière

générale, les neurones inhibiteurs coexistent avec les

neurones excitateurs. Les neurones inhibiteurs

équilibrent par leur nombre et leur importance physique

les neurones excitateurs dont on pense souvent, à tort,

qu’ils sont dominants dans le cerveau. »

Les conséquences théoriques des modèles formels, un peu


techniques, que je viens de présenter me semblent importantes à
spécifier et à développer plus en détail dans la perspective très
générale de la compréhension du développement du système
nerveux central et tout spécialement de ses fonctions cognitives et
d’apprentissage.

3 L’exemple de l’apprentissage du langage

Pour mieux étayer cette réflexion théorique, encore bien


incomplète, j’ai choisi quelques exemples se rapportant
principalement à l’apprentissage du langage. Ils montrent clairement
comment peuvent se mettre en place, et même être sélectionnées,
des traces neuronales de manière épigénétique. Le premier exemple
est classique  : il s’agit de l’apprentissage du chant chez certaines
espèces d’oiseaux. Peter Marler et ses collègues avaient démontré
chez le moineau des marais (Melospiza gregaria) que la fixation du
chant adulte, laquelle comporte environ deux syllabes,
s’accompagne de la perte de plus des trois quarts des syllabes
produites par le «  babillage  » initial du jeune oiseau29. À cette
attrition ou perte syllabique s’ajoute la variabilité du chant définitif
de l’adulte. Les moineaux peuvent en outre apprendre à «  imiter  »
des chants « artificiels » synthétisés par ordinateur.
On note un phénomène similaire d’attrition dans le cas de
l’apprentissage du langage chez l’humain. Sur le plan perceptif par
exemple, il y a le cas des phonèmes « ra » et « la » qui n’existent pas
en japonais. Les bébés japonais de deux ou trois mois sont toutefois
parfaitement capables de les distinguer, mais les Japonais adultes
ont de grandes difficultés à y parvenir. L’acquisition du langage
adulte s’accompagne donc d’une perte de capacités perceptives au
cours du développement. La psychologue américaine Patricia Kuhl et
ses collègues ont montré que ce phénomène s’étendait à la
discrimination des voyelles chez les bébés américains et suédois30.
Selon eux, avant six mois, l’espace auditif des bébés est découpé
selon des critères psycho-acoustiques universels. Après six mois, cet
espace se réorganise et se simplifie pour s’accommoder aux langues
particulières auxquelles les bébés sont exposés. Au moyen d’un
processus de « stabilisation sélective », un tri s’effectue en fonction
de l’environnement linguistique entre des structures cérébrales
engendrées de manière endogène. Apprendre, c’est éliminer, thèse
que j’ai défendue dans L’Homme neuronal31.
Le babillage des enfants commence entre six et dix mois. Le
babillage dit «  canonique  » est caractérisé par des syllabes simples
produites par la plupart des enfants. Mais, même à l’intérieur d’une
communauté linguistique, on remarque des différences
individuelles. L’écoute attentive du babillage d’enfants de sept ou
huit mois originaires de pays différents met déjà en lumière, en plus
des ressemblances évidentes, certaines différences liées à
l’environnement linguistique : attaques dures et syllabes accentuées
chez les enfants arabes, modulations plus douces en français,
nombreuses variations de hauteur en cantonais32. Ces évolutions
suivent celle de la perception des sons. L’interaction entre la
performance motrice (production) et la perception contribuerait à
l’organisation du babillage par sélection jusqu’à douze mois.

« L’écoute attentive du babillage d’enfants de sept ou

huit mois originaires de pays différents met déjà en

lumière, en plus des ressemblances évidentes, certaines

différences liées à l’environnement linguistique :

attaques dures et syllabes accentuées chez les enfants

arabes, modulations plus douces en français,

nombreuses variations de hauteur en cantonais. »

Le second exemple est celui de l’illettrisme, handicap désastreux qui


sévit toujours et à des niveaux étonnamment élevés dans les
populations occidentales, auxquelles nous nous cantonnerons ici. Sur
le plan comportemental, l’usage du langage parlé est très semblable
chez les sujets illettrés et chez les sujets sachant lire et écrire.
Pourtant, les illettrés présentent une particularité étonnante, qui
concerne une tâche spécifique de traitement phonologique de la
parole. S’ils répètent avec facilité des mots ayant un sens, ils
éprouvent des difficultés considérables à le faire face à des mots qui
en sont dépourvus, ou pseudomots. La Tomographie par Émission de
Positrons (TEP) révèle des différences très nettes entre les cerveaux
de personnes alphabétisées et de personnes illettrées à qui l’on
demande de répéter des pseudomots, alors que les différences ne
sont pas significatives lorsqu’on leur fait répéter des mots ayant un
sens33. Parmi les territoires corticaux plus fortement activés par des
mots réels que par des pseudomots chez les sujets alphabétisés par
rapport aux illettrés, on compte notamment l’opercule frontal droit
et l’insula antérieure, le cortex cingulaire antérieur gauche, le
putamen/pallidum gauche, le thalamus antérieur et l’hypothalamus,
ainsi que le cervelet médian. De même, le corps calleux, région de
passage des fibres reliant un hémisphère à l’autre, parait à certains
niveaux plus mince chez les sujets illettrés34. Le fait d’apprendre ou
non à lire et à écrire au cours de l’enfance a donc un impact
considérable sur l’organisation fonctionnelle du cerveau adulte.
L’acquisition de la lecture et de l’écriture par l’enfant exploite les
capacités épigénétiques du cerveau à mémoriser de nouvelles
compétences au cours de son développement. L’étude des lésions,
notamment, a permis de mettre en évidence une interaction forte
entre le traitement, par l’adulte, du langage oral et du langage
écrit35. Tout se passe comme si l’acte d’écrire mobilisait de façon
tacite les voies du langage oral. De même, la lecture mobilise les
voies de traitement du langage oral et, parmi elles, celles qui sont
concernées par le traitement phonologique de mots nouveaux. Fait
intéressant, l’absence d’expérience de la lecture altère la
« stabilisation sélective » de cette voie phonologique spécifique aux
mots nouveaux (tels les pseudomots dans l’expérience ci-dessus).
Apprendre à lire et à écrire laisse donc dans le cerveau de l’enfant
des traces épigénétiques profondes qui persisteront jusqu’à l’âge
adulte.

Zoom sur
Zoom sur…

L’apprentissage de la lecture : recyclage neuronal ou épigenèse

synaptique ?

L’imagerie cérébrale a permis de découvrir que l’apprentissage de la


lecture à l’école est rendu possible grâce à une région occipito-temporale
gauche du cerveau, dite «  aire de la forme visuelle des lettres et des
mots » (ou « boite aux lettres » du cerveau), initialement spécialisée dans
la reconnaissance des objets. Il s’agit d’une région spécifique de la voie
visuelle dite «  ventrale  » ou occipito-temporale, confirmée dans une
méta-analyse d’IRMf (Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle)
du réseau multi-aires de la lecture portant sur plusieurs centaines
d’enfants36. Selon Dehaene37, dans l’histoire de l’humanité, avant
l’apparition de l’écriture et de la lecture, comme au début du
développement de l’enfant (avant 5-6 ans), les neurones de cette région
étaient d’abord dédiés exclusivement à la reconnaissance visuelle des
objets (domaine 1), puis sous l’effet de l’éducation, de l’école
notamment, et de la pratique intense de la lecture, ces mêmes neurones
se sont recyclés pour identifier les lettres et les mots de la langue de
l’enfant (domaine 2). Ce serait l’un des plus élégants phénomènes de
plasticité cérébrale provoqué par un apprentissage culturel selon
Dehaene38.
Mais en fait, il suffit de se référer, plutôt qu’au recyclage, à l’épigenèse
synaptique39, c’est-à-dire à la stabilisation et à la sélection des contacts
entre neurones après la naissance. En effet, pendant l’apprentissage de
la lecture et de l’écriture chez l’enfant, le rythme de formation des
synapses est de l’ordre de 10 millions par seconde ! Ce serait donc, par
ces contacts foisonnants, une nouvelle empreinte neuronale, un « circuit
neuro-culturel » qui se formerait (se stabiliserait) lors de l’apprentissage
de l’écriture et de la lecture40, plutôt qu’un réel recyclage des neurones
eux-mêmes. L’idée d’une telle empreinte culturelle dans le cerveau
humain avait déjà été avancée, concernant l’écriture, par le neurologue
Jules Dejerine en 1902 et démontrée pour la première fois en imagerie
cérébrale chez l’adulte, à propos de la lecture, un siècle plus tard41. Quoi
qu’il en soit, empreinte nouvelle (Dejerine, Changeux) ou recyclage
neuronal (Dehaene), la lecture provoque, de façon certaine, la signature
d’un apprentissage culturel intense, en l’occurrence scolaire, dans le
cerveau.

« La Tomographie par Émission de Positrons (TEP) révèle

des différences très nettes entre les cerveaux de

personnes alphabétisées et de personnes illettrées à qui

l’on demande de répéter des pseudomots, alors que les

différences ne sont pas significatives lorsqu’on leur fait

répéter des mots ayant un sens. »

Un autre problème social important, soulevé notamment par l’Abbé


de l’Épée à l’époque de la Révolution française, est celui de la
communication avec les aveugles ou les sourds au moyen de
nouvelles formes de langage utilisant les mains. La stratégie de
lecture inventée en France par Louis Braille pose un problème
difficile dans la mesure où elle exige une sensibilité et une précision
extrêmes du bout des doigts pour distinguer la répartition de points
en relief et transformer un code spatial en informations douées de
sens. Dans certains cas de cécité précoce, les techniques d’imagerie
cérébrale révèlent une extension significative du cortex pariétal
somato-sensoriel de l’hémisphère gauche, après un an
d’entrainement intensif au braille42. Cette aire est concernée en
particulier par la perception tactile de l’espace. La trace est stable et
persiste pendant plusieurs années. Mais l’imagerie cérébrale
fonctionnelle révèle également un phénomène très inattendu : une
forte activation des aires visuelles primaires et secondaires du cortex
occipital, dont on sait qu’elles sont spécialisées dans la vision chez
les sujets voyants. C’est un bel exemple de plasticité cérébrale. À la
suite de l’acquisition du braille, les aires visuelles des sujets aveugles
deviennent donc capables de recevoir et de traiter des informations
tactiles  ! De plus, la Stimulation Magnétique Transcrânienne (SMT),
nouvelle technique utilisée pour inactiver de façon réversible des
aires délimitées du cortex, perturbe considérablement la lecture en
braille quand on l’applique au niveau du cortex somato-sensoriel et
aussi au niveau du cortex visuel strié chez le malvoyant43. Le modèle
le plus plausible, sinon le seul, pour rendre compte de ces résultats
remarquables, pose qu’à la naissance des connexions fonctionnelles
existent déjà entre les cortex somato-sensoriel et visuel ainsi
qu’entre le thalamus non visuel et le thalamus visuel. L’apprentissage
du braille aurait pour effet de sélectionner mais aussi d’amplifier par
bourgeonnement les branchements terminaux des axones de ces
voies préexistantes au bénéfice de la lecture tactile.

« À la suite de l’acquisition du braille, les aires visuelles

des sujets aveugles deviennent capables de recevoir et

de traiter des informations tactiles ! »

Cette analyse ne met pas fin au débat entre nature et culture ou


inné/acquis, mais elle le replace dans une perspective nouvelle. On
ne peut plus désormais parler d’inné et d’acquis sans prendre en
compte à la fois les données du génome, leur mode d’expression au
cours du développement, l’évolution épigénétique de la connectivité
sous ses aspects anatomiques, physiologiques et comportementaux.
Cela remet en cause (a) des formulations excessives qui ont un
impact social très fort : comme les « gènes de telle ou telle capacité,
aptitude ou trait de personnalité » ou (b) au contraire, la conception
erronée, incomplète, de «  la nature strictement constructive du
développement mental ». Dans le premier cas, on omet l’épigenèse,
dans le second, la génétique.

4 Cerveau, culture, environnement social et éducation


Le développement du cerveau humain se caractérise
fondamentalement par cette « ouverture de l’enveloppe génétique »
à la variabilité épigénétique et à l’évolution par sélection, celles-ci
étant rendues possibles par l’incorporation dans le développement
synaptique d’une composante aléatoire au sein des enchainements
de croissance synaptique en cascade qui vont des débuts de
l’embryogenèse jusqu’à la puberté. De plus, l’épigenèse rend
possible le développement de la culture, sa diversification, sa
transmission et son évolution.
Une bonne éducation devrait tendre à accorder ces schémas de
développement avec le matériel pédagogique approprié que
l’enfant doit apprendre et expérimenter. Petit à petit se met en
place ce que le sociologue Pierre Bourdieu appelait l’«  habitus  » de
chaque individu, qui varie avec l’environnement social et culturel,
mais aussi avec l’histoire particulière de chacun. Le caractère unique
de chaque personne se construit ainsi comme une synthèse
singulière de son héritage génétique, des conditions de son
développement et de son expérience personnelle dans
l’environnement social et culturel qui lui est propre. La durée
exceptionnellement longue de l’évolution épigénétique dont
dispose le cerveau humain a permis une «  incorporation  » dans le
cerveau de caractéristiques du monde extérieur sous forme de
«  savoirs épigénétiques  », dont les savoirs scolaires. Inversement,
c’est aussi ce qui a rendu possible la production d’une mémoire
culturelle qui ne dépende pas directement des limites intrinsèques
du cerveau humain et qui puisse être transmise de manière
épigénétique au niveau du groupe social. Reste à comprendre
comment il est possible qu’une recherche de « vérités universelles »
ait pu voir le jour en dépit de la multiplicité des expériences et de la
diversité des cultures. Cela renvoie aux invariants cognitifs du
cerveau.
L’épigenèse connexionnelle crée un «  medium  » de stabilité
intermédiaire entre (a) les gènes, dont la mutabilité s’exprime à
travers les générations et (b) l’espace conscient du cerveau dont la
fugacité et la versatilité se manifestent dans les temps
psychologiques. L’évolution jointe de ces deux dispositions a conduit
à l’apparition de la pensée consciente et des transformations qu’elle
suscite tant sur les conduites humaines que sur l’environnement
terrestre dans lequel nos ancêtres ont évolué et nous évoluons. Un
va-et-vient entre inné et acquis, une coévolution entre les gènes et
les produits de l’activité cérébrale, a sans doute dû être sélectionné
du fait du pouvoir d’exploration-expansion considérable qu’elle
confère à l’espèce humaine tant par la démultiplication des
fonctions cérébrales à connaitre le monde que par sa capacité à agir
sur celui-ci. Les mécanismes mis en jeu par cette évolution
sociogénétique sont encore mal connus. Reste que la différenciation
des aires et voies du langage, de l’espace de travail neuronal
conscient et des réseaux de la théorie de l’esprit (comprendre et
imaginer le point de vue d’autrui) a enrichi les fonctions cérébrales
de dimensions nouvelles en apportant une «  solidarité  » de la
réflexion et de l’action au niveau du groupe social. Somme toute,
quelques changements essentiellement quantitatifs dans le génome
et le phénotype connexionnel cérébral ont pu suffire pour
déterminer une évolution que l’on peut juger comme
qualitativement nouvelle des fonctions du cerveau de l’Homme.

IV. De la matière à la pensée

consciente

Les éléments constitutifs du cerveau, les neurones, leurs connexions,


les signaux qu’ils produisent et propagent, leur plasticité, de même
que l’architecture et la dynamique évolutive de ces composants dans
un système ouvert et motivé, devraient pouvoir être décrits, en
dernière analyse, en termes moléculaires44. Autrement dit, le
langage de la physique et de la chimie, dans lequel le philosophe des
sciences allemand Rudolf Carnap voyait « le langage universel de la
science  » pourrait suffire pour décrire les fonctions supérieures du
cerveau et en particulier celles qui permettent de rendre compte de
l’acquisition des connaissances. À la condition, comme le soulignait
déjà Diderot, que leur organisation soit prise en compte
explicitement dans cette description. C’est peut-être une des
propriétés les plus caractéristiques de la matière que de s’organiser
de façon spontanée en assemblages à la fois multiples et définis,
pour devenir, étape après étape, une « matière pensante », selon le
terme de Voltaire.
La théorie de l’évolution permet, me semble-t-il, de répondre au
paradoxe souvent soulevé par la capacité que possède notre cerveau
de pouvoir comprendre le monde. Einstein, comme encore nombre
de physiciens, trouvait « mystérieux » le simple fait que le monde soit
compréhensible par l’Homme, que celui-ci soit capable d’en
connaitre les lois. En fait, la problématique doit être posée en sens
inverse. Il s’agit de comprendre la dynamique bien terre à terre qui,
au cours de l’évolution des espèces, a permis au cerveau des espèces
qui nous ont précédés d’explorer le monde de manière à la fois plus
vaste et plus précise jusqu’à l’exploration du cerveau de l’Homme lui-
même. Au niveau le plus élémentaire, l’organisme unicellulaire,
comme la bactérie ou la paramécie, est une « structure dissipative »
(système qui évolue dans un environnement avec lequel il échange
de l’énergie ou de la matière) qui maintient sa forme et se reproduit.
L’éminent zoologiste anglais John Zachary Young (1964),
poursuivant la réflexion du physiologiste français Claude Bernard,
avait déjà suggéré que les organismes vivants sont des
« homéostats » (l’homéostasie étant le maintien subtil de l’équilibre
interne pour la survie de l’organisme45). Pour cela, selon Young, les
organismes vivants doivent contenir une «  représentation  » de
l’environnement, appropriée à leur survie. Au niveau de la cellule, il
s’agira des structures moléculaires nécessaires à la capture et au
métabolisme des substances chimiques élémentaires présentes dans
l’environnement. Avec les organismes supérieurs, multicellulaires, se
différencie un organe spécialisé dans la régulation des fonctions
internes de l’organisme, dans la représentation du monde extérieur
et dans leur « accord » mutuel : c’est le système nerveux.
Avec l’évolution, l’organisation du système nerveux devient de plus
en plus complexe, sur les modes à la fois hiérarchique et parallèle.
Ses capacités d’exploration et de représentation évoluent
également et s’élargissent de l’environnement physique et
biologique à l’environnement social et culturel. En parallèle, la
plasticité du réseau et ses capacités d’apprentissage augmentent. Le
monde que se représente la mouche diffère de celui de la souris, du
singe et de l’Homme. Les dispositions innées s’enrichissent
désormais d’une flexibilité qui démultiplie les capacités du cerveau à
comprendre le monde et celles de l’Homme à agir sur celui-ci, à créer
une culture, à la propager et à la transmettre d’une génération à la
suivante, notamment, pour les professeurs des écoles de chaque
pays, en apprenant à leurs élèves à lire, écrire, compter et penser ou
raisonner. Ainsi se diversifient au sein de populations humaines des
« individus » d’expérience et de culture différentes.

« Avec l’évolution, l’organisation du système nerveux

devient de plus en plus complexe, sur les modes à la fois

hiérarchique et parallèle. Ses capacités d’exploration et

de représentation évoluent également et s’élargissent

de l’environnement physique et biologique à

l’environnement social et culturel. »

Zoom sur
Zoom sur…

La beauté dans le cerveau : musique, peinture et circuits

« neuroculturels »

Aujourd’hui, l’éducation artistique et culturelle est encouragée à l’école,


de la maternelle au lycée, par les textes officiels. Mais, dans la réalité, les
parents sont quelquefois surpris que le cours de dessin de leur enfant
soit supprimé ou réduit à une portion congrue. Le français et les maths
dominent… Tout se passe comme si l’art et la beauté étaient une
variable d’ajustement dans l’agenda scolaire. Or ils sont essentiels au
cerveau. La neuroscience de l’Art46 révèle aujourd’hui que la
contemplation d’un dessin ou d’une peinture par l’œil et l’écoute de la
musique par l’oreille correspondent à des phénomènes physico-
chimiques  : des communications moléculaires via des protéines
spéciales (dites « allostériques ») dans nos récepteurs sensoriels rétiniens
ou auditifs. Cette physicochimie déclenche de véritables trains
d’impulsions nerveuses qui se propagent, de manière ascendante,
jusqu’au cortex cérébral où s’opère un travail d’analyse, puis de
resynthèse ultime de l’œuvre. En outre, on sait aujourd’hui que les motifs
d’activation des neurones dans le cortex visuel ressemblent aux motifs
géométriques des images observées (via la rétinotopie47), parfois de
façon quasi mimétique, et il en est de même pour le cortex auditif avec
les sons (via la tonotopie48). Ainsi, des traces de l’environnement, en
l’occurrence artistique et culturel, s’impriment quasi directement (via les
molécules et impulsions nerveuses) dans le cerveau des enfants !
Dans un second temps, la « vérité » de l’œuvre s’enrichit, pour chacun, de
l’accès conscient au sens et à la mémoire. Plus précisément, je fais
l’hypothèse d’un espace de travail neuronal global49, terme qui désigne
ici la synchronisation de l’activité de plusieurs aires cérébrales sollicitées
par la contemplation d’une œuvre d’art – des aires visuelles ou auditives,
mais aussi d’autres zones impliquées dans le raisonnement, le souvenir
et l’émotion. Sous la supervision de la partie antérieure du cerveau, le
cortex préfrontal, cette synchronisation aurait pour effet de mêler
émotion et raison, une alchimie neuronale qui serait à la base du
sentiment du beau. Cette synthèse répond à trois critères cognitifs : (a) la
nouveauté associée à la surprise, (b) l’équilibre entre les parties et le tout
– la cohérence ou consensus partium – et (c) la parcimonie. Rare est leur
conjonction. La dernière, la parcimonie, est commune à la science et à
l’art. En effet, la beauté d’une proposition scientifique tient au fait qu’elle
explique beaucoup à partir de peu. De même, lorsque Rembrandt pose la
touche de blanc qui illumine un regard ou que Matisse, ou Picasso,
réalise un portrait ressemblant d’un simple trait continu, c’est de la
parcimonie.
L’éducation en famille ou à l’école doit dès lors veiller à exposer en
priorité le cerveau des enfants à la beauté, par la découverte assidue et
approfondie des œuvres les plus riches et par la créativité de chacun car
l’exploration incessante de l’environnement conduit à la sélection
progressive50 de « circuits neuroculturels » propres à chaque individu.

Dans la Philosophie zoologique de 1809, Lamarck distinguait déjà


«  une faculté singulière dont certains animaux et l’Homme même
sont doués », qu’il nommait « sentiment intérieur ». Ses propriétés et
ses fonctions sont celles que l’on attribue à l’espace conscient  : ce
nouveau monde intérieur de la subjectivité et des représentations
qui y sont associées. En dépit de la singularité du monde intérieur de
chaque «  personne  », le cerveau produit aussi des connaissances,
élabore une pensée «  universelle  », telle la science, qui se
communique au niveau de la société par le langage. Il crée aussi l’Art
et perçoit, même produit, la beauté51.

Conclusion

Les fonctions cérébrales d’abord consacrées à la survie de l’individu


s’étendent à celle du groupe social, avec un souci d’«  exactitude  »
dans la représentation du monde qui va croissant. L’évolution
culturelle, qui a pris le relais de l’évolution biologique, engendre
finalement en son sein l’Art, la philosophie, la pensée scientifique et
la recherche de la vérité, devenues cruciales pour les sociétés
contemporaines. Dès lors, le « mystère » de la capacité du cerveau à
comprendre le monde et à le maitriser (Einstein) est à rechercher
non pas au niveau d’une quelconque instance « supérieure », mais au
niveau très concret de ses origines biologiques, de son évolution et
de son activité d’exploration, avec les erreurs mais aussi les succès
que nous connaissons.
Enfin, avec les acquis d’un savoir scientifique universel, l’Homme
devrait s’engager à utiliser les facultés créatrices qu’il possède dans
son cerveau pour donner du sens à ce qui en demande le plus  :
l’Homme lui-même. Il lui revient, de toute urgence, d’inventer un
« modèle éthique » qui tranche avec les violences, les intolérances et
les crimes de notre passé culturel, et assure plus efficacement la
survie et le « bien-vivre » de l’humanité. C’est dès l’école, par le vivre
ensemble et l’apprentissage du respect d’autrui, que l’épigenèse du
cerveau doit y être éveillée. Les neurones sont autant sociaux que
cognitifs.

Les Essentiels
Les Essentiels

Dans le cerveau humain, on rencontre environ 80 milliards de


neurones (entre 86 et 100 milliards selon les estimations) et 1
million de milliards de synapses ou connexions. Il existe une
grande variabilité parmi les cellules nerveuses de notre cerveau
aussi bien qu’entre cerveaux d’individus différents. Neurones
et fibres nerveuses possèdent la propriété exceptionnelle de
produire des signaux électriques et chimiques et de réagir à ces
signaux.
Une caractéristique fondamentale du cerveau est son activité
spontanée. On peut en rendre compte par des mécanismes
physico-chimiques au niveau moléculaire. Une autre
caractéristique est sa plasticité, terme qui désigne la capacité
générale du neurone et de ses synapses (ainsi que des réseaux
de neurones) à changer de propriétés en fonction de leur état
d’activité. Cette propriété fondamentale va à l’encontre de
l’impression naïve selon laquelle le cerveau serait une sorte
d’automate rigide, constitué exclusivement de «  roues et
engrenages », fixés d’avance.
Le cerveau est continuellement ouvert à l’environnement tant
physique et social que culturel, et motivé pour l’explorer, le
tester et se saisir des réponses (feedback) pour les confronter
(test) à ce qu’il possède déjà en mémoire.
Au cours du développement, dans l’épigenèse (au-dessus de ou
après la naissance), l’apprentissage neuronal se fait par (a) la
croissance, quelque peu au hasard des contacts entre
neurones, (b) l’exubérance transitoire et (c) la sélection de
distributions (ou géométries) particulières de contacts
synaptiques. C’est le darwinisme neuronal.
À la différence du schéma du « tout génétique » (où le cerveau
serait la réalisation d’un patrimoine génétique strictement
prédéterminé), le modèle épigénétique actuel du cerveau
montre, au contraire, que les connexions entre neurones se
mettent en place progressivement avec une importante marge
de variabilité et sont sujettes à une sélection par le jeu d’essais
et d’erreurs dans l’environnement. Apprendre, c’est éliminer.
D’où le grand rôle de l’éducation et de l’expérience individuelle
ou sociale, en famille, puis à l’école.

1. Changeux J.-P., L’Homme neuronal, Fayard, 1983 ; Changeux J.-P. et al., L’homme neuronal, trente ans après, Éditions
Rue d’Ulm, 2016.
2. Gall J.F., Sur les fonctions du cerveau et sur celles de chacune de ses parties, Baillière, 6 vol., 1822-1825.
3. Brodman K., Vergleichende Lokalisationslehre der Groshirnrinde, Barth, 1909 ; Garey L., Brodmann’s Localisation in the
Cerebral Cortex, Springer Verlag, 2006.
4. Fodor J., La Modularité de l’esprit, Éditions de Minuit, 1983.
5. Baars B., A Cognitive Theory of Consciousness, Cambridge University Press, 1988.
6. Changeux J.-P. (2012). Synaptic epigenesis and the evolution of higher brain functions, In Sassone-Corsi P., Christen
Y. (Eds.), Epigenetics, Brain and Behavior, Research and Perspectives in Neurosciences, Springer-Verlag, 11-22 ; Changeux
J.-P. (2017). Climbing brain levels of organisation from genes to consciousness. Trends in Cognitive Sciences, 21, 168-
181 ; Mesulam M., (2017). From sensation to cognition. Brain, 121, 1013-1052.
7. Agid Y., Magistretti P., L’Homme glial. Une révolution dans les sciences du cerveau, Odile Jacob, 2018.
8. Berthoz A., Le sens du mouvement, Odile Jacob, 1997 ; Berthoz A., La décision, Odile Jacob, 2003.
9. Ibid., Changeux, 1983.
10. Bergstrom R. (1969). Electrical parameters of the brain during ontogeny, In R. J. Robinson (Ed.), Brain and Early
Behavior, Academic Press, p. 15-42.
11. Houdé O., Mazoyer B., Tzourio-Mazoyer N., Cerveau et psychologie. Introduction à l’imagerie cérébrale anatomique et
fonctionnelle, PUF, 2002, pour une présentation de toutes les techniques d’imagerie cérébrale, électriques dont l’EEG
ou hémodynamiques.
12. Bear M., Connors B., Paradiso M., Neuroscience: Exploring the Brain (3rd Ed.), Lippincott Williams & Wilkins, 2007.
13. Ibid., Bear et al., 2007. Zeki S., A Vision of the Brain, Blackwell, 1993.
14. D’après Fuster J., The Prefrontal Cortex, Raven Press, 1997.
15. Ibid., Fuster, 1997 ; Cortex and Mind, Oxford University Press, 2003.
16. Houdé et al. (2000). Shifting from the perceptual brain to the logical brain: The neural impact of cognitive
inhibition training. Journal of Cognitive Neuroscience, 12, 721-728 ; Ibid., Houdé, Mazoyer, Tzourio-Mazoyer, 2002.
17. Dehaene S., Kerszberg M., Changeux J.-P. (1998). A neuronal model of a global workspace in effortful cognitive
tasks. PNAS, 95, 14529-14534 ; Dehaene S., Changeux J.-P. (2011). Experimental and theoretical approaches to
conscious processing. Neuron, 70, 200-227.
18. Prigogine I., Kondepudi D., Thermodynamique, Odile Jacob, 1999.
19. Pacherie E., Naturaliser l’intentionnalité, PUF, 1993.
20. Changeux J.-P., L’Homme de vérité, Odile Jacob, 2002 ; Gènes et culture, Odile Jacob, 2003 ; Du vrai, du beau, du
bien.Une nouvelle approche neuronale, Odile Jacob, 2008.
21. Ibid., Changeux, 2003.
22. Gould S., La Mal-Mesure de l’Homme, Odile Jacob, 1997.
23. Hasnain M. et al. (1998). Intersubject variability of functional areas in the human visual cortex. Human Brain
Mapping, 6, 301-315.
24. Kee D. et al. (1998). Multi task analysis of cerebral hemisphere specialization in monozygotic twins discordant for
handedness.Neuropsychology, 12, 468-478 ; Steinmetz H. et al. (1995). Brain asymmetry in monozygotic twins. Cerebral
Cortex, 5, 296-300 ; Traino M. et al. (1998). Brain size, head size and intelligence quotient in monzygotic twins.
Neurobiology, 50, 1246-1252.
25. Changeux J.-P., Courrèges P., Danchin A. (1973). A theory of the epigenesis of neural networks by selective
stabilisation of synapses. PNAS, 70, 2974-2978 ; voir aussi Ibid., Changeux, 1983 et 2003.
26. Ibid., Changeux, 1983.
27. Houdé O. (2000). Inhibition and cognitive development: Object, number, categorization, and reasoning. Cognitive
Development, 15, 63-73 ; Apprendre à resister, Le Pommier, 2017 ; et chapitre 4 de cet ouvrage.
28. Prochiantz A., Qu’est-ce que le vivant ?, Le Seuil, 2012.
29. Marler P., Peters S. (1982). Developmental overproduction and selective attrition: New process in the epigenesis of
bird song. Developmental Psychobiology, 15, 369-378.
30. Kuhl P. et al. (1992). Linguistic experience alters phonetic perception in infants by six months of age. Science, 255,
606-608.
31. Ibid., Changeux, 1983.
32. Boysson-Bardies B. (de), Comment la parole vient aux enfants, Odile Jacob, 1997.
33. Castro-Caldas A. et al. (1998). The illiterate brain: Learning to read and write during childhood influences the
functional organisation of the adult brain. Brain, 121, 1053-1063.
34. Castro-Caldas A., Reis A. (2000). Neurological substrates of illiteracy. The Neuroscientist, 6, 475-482.
35. Shallice T., From Neuropsychology to Mental Structure, Cambridge University Press, 1988.
36. Houdé O. et al. (2010). Mapping numerical processing, reading, and executive functions in the developing brain: An
fMRI meta-analysis on 52 studies including 842 children. Developmental Science, 13, 876-885.
37. Dehaene S., Les neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007.
38. Dehaene S. (2008). Cerebral constraints in reading and arithmetic: Education as a “neuronal recycling” process. In
Battro A., Fischer K., and Léna P. (Eds.), The Educated Brain: Essays in Neuroeducation, Cambridge University Press, p.
232-247.
39. Ibid., Changeux, 2012, 2017.
40. Changeux J.-P. (2007). Préface In Dehaene S., Les neurones de la lecture, Odile Jacob.
41. Ibid., Castro-Caldas et al., 1998.
42. Sadato N. et al. (1996). Activation of the primary visual cortex by Braille reading in blind subject. Nature, 380, 526-
528.
43. Hamilton R., Pascual-Leone A. (1998). Cortical plasticity associated with Braille learning. Trends in Cognitive
Sciences, 2, 168-174.
44. Ibid., Changeux, 2012, 2017.
45. Voir aussi Damasio A., L’ordre étrange des choses. La vie, les sentiments et la culture, Odile Jacob, 2017.
46. Ibid., Changeux, 2016.
47. Tootell R. et al. (1998). From retinotopy to recognition: fMRI in human visual cortex. Trends in Cognitive Sciences, 2,
174-83 ; Wang Q., Burkhalter A. (2007). Area map of mouse visual cortex. Journal of Computational Neuroscience, 502,
339-357.
48. Humphries C. et al. (2010). Tonotopic organization of human auditory cortex. NeuroImage, 50, 1202-1211 ;
Talavage T. et al. (2004). Tonotopic organization in human auditory cortex revealed by progressions of frequency
sensitivity. Journal of Neurophysiology, 91, 1282-1296.
49. Ibid., Dehaene et Changeux, 2011.
50. Changeux J.-P., Danchin A. (1972). Selective stabilisation of developing synapses as a mechanism for the
specification of neuronal networks. Nature, 264, 705-712.
51. Ibid., Changeux, 2016.
focus

Au début était l’action

par Alain Berthoz

Cinq principes président au fonctionnement du cerveau et sont


essentiels pour la pédagogie : le sens du mouvement, la simplexité,
la vicariance, l’empathie et la décision.

Le sens du mouvement

L’intelligence du bébé est d’abord celle de l’action comme l’avait


bien vu Jean Piaget. Nous pensons toujours – les élèves en
particulier – avec notre corps  ! Il ne faut pas imaginer le cerveau
séparé du corps en mouvement1. C’est une vision des neurosciences
qui serait réductrice, formelle et artificielle. À l’école, comme
ailleurs, les mécanismes physiologiques du sens du mouvement
anticipent l’orientation d’un regard, la trajectoire d’une balle ou la
perte de l’équilibre. Le cerveau n’est pas un calculateur isolé,
prudent qui nous adapte – froidement, immobile – au monde ; c’est
un simulateur prodige, en mouvement lui-aussi, qui invente des
hypothèses, modélise et trouve des solutions qu’il projette au-
dehors. Mais pour cela, il a dû inventer ou se conformer à la
« simplexité ».
Conseil pédagogique  : toujours prendre en compte et penser le
sens du mouvement. Le cerveau dans le corps et dans l’espace est
certes important pour l’éducation physique et sportive dans le
programme scolaire, de la maternelle au lycée, mais aussi pour les
aspects dits «  cognitifs  », telles la géométrie et la construction
mentale 3D de l’espace en mathématiques. Il faut faire se déplacer
les élèves pour qu’ils comprennent les concepts. C’est une
pédagogie du corps dans l’espace.

La simplexité

«  La simplexité  » est l’ensemble des solutions trouvées par les


organismes vivants pour que, malgré la complexité des processus
naturels, le cerveau puisse préparer l’acte (le geste ou mouvement,
l’action, la réponse) et en projeter les conséquences2. Ces solutions
sont des principes simplificateurs qui permettent de traiter des
informations ou des situations, en tenant compte de l’expérience
passée et en anticipant l’avenir. Ce ne sont ni des caricatures, ni des
raccourcis ou des résumés. Ce sont de nouvelles façons de poser les
problèmes, parfois au prix de quelques détours, pour arriver à des
actions plus rapides, plus élégantes, plus efficaces.
Conseil pédagogique  : il faut apprendre la simplexité aux enfants.
Faire simple n’est jamais facile  ; cela demande d’inhiber, de
sélectionner, de lier, d’imaginer pour pouvoir ensuite agir au mieux.
Cela crée de la vicariance.

La vicariance

Lorsqu’un de nos sens en remplace un autre qui fait défaut (lorsque


nous tâtonnons dans le noir, ou lorsque nous devons, suite à un
accident, suppléer un organe défaillant), lorsque nous utilisons
plusieurs stratégies pour parvenir à un même but, lorsque nous
multiplions nos identités, avec des avatars par exemple, pour
naviguer dans le monde virtuel d’Internet ou des jeux vidéo, nous
nous en remettons à des processus vicariants mis en place au cours
de l’évolution3. Cette vicariance, possibilité de remplacer une
fonction par une autre ou de déléguer une fonction ou une action à
un avatar virtuel, est bien une stratégie essentielle qui permet à
notre cerveau d’appréhender le monde extérieur et de nous y
adapter en permanence.
Car tout acte créatif implique un changement de point de vue
offrant une perspective nouvelle sur les choses, un décentrement
que seule la vicariance est à même de provoquer. D’où son
importance cruciale pour la pédagogie et l’enseignement.
Conseil pédagogique  : il faut éduquer la vicariance à l’école en
encourageant l’enfant, en fonction de ses dispositions, à prendre
des chemins différents pour atteindre un même but, que ce soit au
niveau spatial (en éducation physique et sportive) ou cognitif, lors de
la résolution d’un problème de logique, de mathématiques ou autre
en classe. Trouver des chemins de pensée, des raisonnements
différents pour une même solution finale. C’est exercer la flexibilité
du cortex préfrontal et le fait que les enfants usent de stratégies
cognitives très différentes.

L’empathie

L’empathie, c’est pour le cerveau la capacité à prendre le point de


vue des autres et à ressentir leurs émotions, tout en restant soi-
même4. Elle permet de deviner leurs intentions, de comprendre leurs
motivations et de leur attribuer des croyances ou pensées sur les
choses et les êtres. Elle est distincte de la sympathie, qu’elle doit
parfois inhiber, qui n’est qu’imitation et contagion émotionnelles, ne
supposant pas de changement de point de vue.
Conseil pédagogique  : il faut éveiller très tôt, dès la maternelle,
cette capacité sociale dans le cerveau et les comportements des
enfants. C’est essentiel pour le «  respecter autrui  » dans le
programme scolaire, pour interagir avec les autres, socialiser dans la
cour de récréation et nouer des liens affectifs durables. En primaire,
comme au collège et au lycée, l’empathie est une garantie de
compréhension et de respect des autres. Si l’empathie est bien
stimulée chez l’enfant, par des jeux de rôle par exemple (prendre la
place d’autrui, regarder et imaginer les choses de son point de vue),
le travail de groupe, la coopération qui exigent de coordonner les
points de vue des uns et des autres, alors elle s’inscrira durablement
dans la personnalité de l’enfant. Etant liée, dans le cerveau, aux
régions émotionnelles qui nous font ressentir l’aversion à faire
souffrir autrui, l’empathie est aussi un garde-fou efficace contre la
violence à l’école – y compris les micro-violences quotidiennes – et
devrait, par des «  citoyens empathiques  », servir la paix de
l’humanité. C’était déjà le but ultime des pédagogies de l’éducation
nouvelle de Montessori et Freinet au début du XXe siècle. On en
connait à présent les circuits et mécanismes dans le cerveau. Ils sont
objectivés et il faut les exercer. C’est l’une des façons de lutter pour
la tolérance et contre la radicalisation violente qui touche
aujourd’hui, notamment via Internet, des adolescents et jeunes
adultes.

La décision

L’école doit aussi préparer les futurs décideurs dans notre société.
Et, même sans être grands dirigeants nécessairement, chacun
d’entre nous – déjà chaque élève durant son enfance – prend de
multiples décisions par jour5. Mais comment prend-on une décision ?
En calculant le pour et le contre  ? En gardant la tête froide pour
évaluer ses chances de succès ou ses risques d’échec  ? En faisant
taire ses passions ? Des découvertes sur le cerveau montrent que la
décision n’est rien de tout cela. Elle n’est pas seulement raison, mais
aussi motivation, et admet l’arbitrage de l’émotion qui attribue des
valeurs. Le cerveau cognitif et le «  cerveau limbique  » (ou
émotionnel) coopèrent et sont aussi parfois en conflit. Le cerveau
est parieur, joueur, il dialogue avec le corps sensible et est ému.
Conseil pédagogique : il faut éveiller la capacité de prise de décision
par l’action des élèves, ce qui est contraire au cours magistral
classique, mais au cœur des pédagogies comme La Main à la Pâte
soutenue par l’Académie des sciences ou le travail de groupe, actif et
coopératif, déjà préconisé par Freinet. À l’école, le raisonnement et
la décision doivent être associés à la simulation de l’action, assortie
d’une émulation des actions possibles – incluant celles des autres –
pour toujours maintenir un lien fort et intime entre le corps et la
pensée. 

1. Berthoz A., Le sens du mouvement, Odile Jacob, 1997.


2. Berthoz A., La simplexité, Odile Jacob, 2009.
3. Berthoz A., La vicariance, Odile Jacob, 2013.
4. Berthoz A., L’empathie, Odile Jacob, 2004.
5. Berthoz A., La décision, Odile Jacob, 2003.
focus

Le point de vue d’un inspecteur

général de l’Éducation nationale

par Jean-Pierre Bellier

1
« Une civilisation évolue par ses mutins et ses mutants »

Chainons manquants de la liste des sujets devant nécessairement


inspirer la réflexion de l’inspection générale de l’Éducation nationale,
les sciences cognitives2 comme les neurosciences3 ne faisaient
jusqu’ici l’objet que d’un regard aussi exploratoire que confidentiel.
Seuls quelques inspecteurs généraux illuminés, conscients que le
sujet, du fait de sa transversalité et de son potentiel, était
suffisamment d’importance pour qu’il soit sérieusement investigué
puis partagé par toutes les disciplines et spécialités, s’en étaient
jusqu’ici – dans une quasi-clandestinité – emparés.
Inspecteur général à l’initiative de la création du corps de
psychologues de l’Éducation nationale, comment ne pas me réjouir,
donc, de l’actualité ministérielle  : naguère encore considérées
dissidentes dans le monde de la psychologie clinique et pire, parfois,
sans qu’il en soit fait même mention dans celui des sciences de
l’éducation4, sciences cognitives et neurosciences se voient enfin
investies au point d’être mobilisées en avant-poste des leviers de
transformation des pratiques éducatives. Et tout ceci par l’entremise
de celui qui préside à la destinée de l’Éducation nationale française,
son ministre, Jean-Michel Blanquer. Qu’espérer de mieux ?
Pourtant, la déferlante de commentaires ayant accompagné ses
premières initiatives en la matière, le débat provoqué par la
nomination à la tête du Conseil scientifique de l’Éducation nationale
d’un psychologue cognitiviste et neuroscientifique5 particulièrement
«  photosensible à la lumière médiatique  » ont rapidement ému la
communauté scientifique. Les neurosciences viendraient discréditer
les apports des sciences de l’éducation. D’aucuns annonceraient
même un prochain tsunami sur cette question dans l’École de la
République. C’est en tout état de cause le message véhiculé par les
médias friands de déclarations en tous genres sur les soi-disant
méfaits du « pédagogisme » voire du « sociologisme ».
Quoi qu’il en soit, en première analyse, nous serions mal inspirés de
bouder notre plaisir : le cerveau, cet « attracteur étrange » dont tous
les êtres humains sont dotés, méritait mieux que l’omerta dans
laquelle nombre de caciques de la pédagogie l’avaient confiné
depuis la quasi nuit des temps. Et parce qu’il ne fut longtemps
considéré que comme une boite noire ne méritant au mieux qu’une
approximative cartographie à peine fonctionnelle, le monde de
l’éducation ne s’en empara que dans le cadre des enseignements des
sciences de la vie pour le traiter comme un objet d’étude dont la
simple description était censée se suffire à elle-même. Tout s’est
longtemps passé comme si l’école s’évertuait à maintenir d’un côté
ce qui relève de la structure du système nerveux central dans sa
dimension strictement neurobiologique et, de l’autre, ce qui traite
de l’intelligence, des apprentissages et de la « philosophie de l’âme ».
Entre les deux un vide abyssal dont l’effet fut de maintenir à
distance tout ce que les sciences cognitives comme les
neurosciences, dont la psychologie, pouvaient apporter de
déterminant dans la compréhension des mécanismes
d’apprentissage. Parler du cerveau, de cognition, de prise et de
traitement de l’information, d’encodage en mémoire, de rappel ou
de reconnaissance fut longtemps considéré comme ésotérique voire
hérétique face à l’aura philosophique et humaniste des sciences de
l’éducation. La propension du système à s’opposer pendant 70
années à la création d’un corps de psychologues, réfutant ainsi sans
autre forme d’expertise les conclusions du plan Langevin-Wallon sur
l’apport de la psychologie dans le monde éducatif, est à cet égard
édifiante.

6
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »

Qui dit première analyse sous-entend qu’il y en aurait au moins une


seconde. En effet, ne nous y trompons pas  : s’il est vrai que les
sciences cognitives comme les neurosciences seront de plus en plus
influentes dans le perfectionnement des gestes pédagogiques
comme dans celui de l’acte d’enseigner en général, il n’en est pas
moins que notre cerveau, outre qu’il est le siège de nos acquisitions,
de nos apprentissages, de notre mémoire, de nos connaissances – et
l’opérateur de nos compétences, etc… – est aussi le réceptacle de
notre « conscience ».
Peut-on en effet raisonner comme si la science se suffisait à elle-
même pour expliquer tout ce qui relève des apprentissages, de la
connaissance et du développement de l’intelligence humaine  ?
L’étude du cerveau a en effet engendré des représentations pour le
moins contrastées entre sciences cognitives, neurosciences,
cognitivisme voire connexionisme au point que les sciences
humaines – dont les sciences de l’éducation – ont souvent eu
tendance à se limiter à un rapprochement avec l’une ou l’autre
d’entre elles… Pour leur part, outre le fait qu’elles ont des origines
distinctes quoique des accroches communes avec certains de leurs
fondements scientifiques, sciences cognitives et neurosciences se
distinguent souvent par la représentation qu’elles suggèrent des
relations de l’individu avec son environnement, donc par ce qu’elles
disent chacune de la construction et de l’usage de l’intelligence
humaine tels qu’elles les véhiculent. Les neurosciences s’intéressent
prioritairement à relier l’atlas neuro-fonctionnel du  cerveau aux
mécanismes qui lui sont associés. De leur côté en revanche, les
sciences cognitives s’attachent en outre et prioritairement à établir
des corrélations entre cet atlas, ces mécanismes ET le contexte social
et émotionnel dans lequel ces derniers se structurent. Car c’est à un
enjeu de cette nature que l’éducation est soumise : certes considérer
l’enfant dans ses apprentissages, dans la façon dont il utilise son
cerveau pour construire son ou ses intelligences, etc… mais en
considérant cet enfant comme un tout EN interaction, dépendant de
facteurs endogènes ou exogènes propices – ou au contraire nuisibles
– à sa plasticité cérébrale, donc à son développement cognitif, social
et émotionnel.
Car ne nous y trompons pas  : cette approche est d’autant plus
opportune que nous nous situons à un moment de l’exploration de
la machine humaine où la question de l’intrication entre intelligence
(s), plasticité cérébrale et mécanismes épigénétiques7 devient un
champ de recherche en soi, fortement exploré par la psycho-neuro-
immunologie8. Ainsi, sciences cognitives et épigénétique semblent
s’attacher à des préoccupations communes en matière d’effets de
contexte9 (équilibre en alimentation, maitrise du stress, exercice
physique, style de vie et épanouissement personnel). L’une comme
l’autre de ces deux sciences semblent considérer combien ces
facteurs sont déterminants pour permettre à tout un chacun
d’apprendre, de se développer et de construire sa vie d’humain.
Le travail du LaPsyDÉ10 et de l’équipe d’Olivier Houdé est à cet égard
exemplaire. Par sa pluridisciplinarité, l’agrégation de chercheurs
venus de différents horizons qui le caractérise, nous rappelle que
psychologues comme pédagogues doivent savoir se prémunir des
risques de distinction entre science et conscience. Ces risques sont
d’autant plus facilement encourus que notre connaissance encore
fragile du fonctionnement cérébral encourage aisément le néophyte
qui sommeille en chacun de nous à des raccourcis, voire des
interprétations pour le moins excessives.
Pour cette raison, les enjeux philosophiques et humains des sciences
cognitives et des neurosciences doivent occuper une place centrale
dans les préoccupations éducatives. Le rôle de l’éducateur consiste
en même temps à faire prendre conscience que, si chacune pour ce
qui la concerne, science et conscience constituent nos meilleures
alliées pour relever les défis à venir de l’Humanité, cela ne peut se
réaliser sans dégâts collatéraux que dans un cadre éthique
parfaitement maitrisé. L’avenir se jouera dans la capacité qu’auront
les générations futures à les articuler de sorte qu’elles puissent
renforcer leur «  interpénétration  ». Cette fonction intégratrice
devrait devenir le projet global de la culture générale de tout citoyen
tant l’avenir de l’Humanité pourrait en dépendre...
Comme le monde de l’éducation, celui de la recherche doit se
souvenir qu’il n’est jamais aussi performant que lorsqu’il sait se
rappeler qu’il marche sur deux jambes : science et humanités. 

1. Citation initialement attribuée à Henri Laborit reprise par Edgar Morin et mentionnée par Albert jacquard sous la
forme « La richesse d’un groupe est faite de ses mutins et ses mutants ».
2. Discipline scientifique intégratrice associant la psychologie, la linguistique, l’intelligence artificielle,
les neurosciences mais aussi l’anthropologie, la sociologie, la neuropsychologie et la psychologie sociale.
3. Discipline scientifique transdisciplinaire qui associe neurobiologie, neuropsychologie, mathématique, informatique
et neuroimagerie, et qui porte sur l’étude de l’organisation et du fonctionnement du système nerveux.
4. http://www.cahiers-pedagogiques.com/Verite-et-neurosciences.
5. Stanislas Dehaene, docteur en psychologie cognitive, professeur au collège de France.
6. Expression de Rabelais tirée de Pantagruel, 1532.
7. Spécialité de la biologie qui étudie la nature des mécanismes adaptatifs de l’expression des gènes après la naissance
sans en changer la séquence nucléotidique (ADN).
8. Voir les travaux de Rita Levi-Montalcini, Nobel 1986 de physiologie et de médecine.
9. Rosnay J. (de), La symphonie du vivant. Comment l’épigénétique va changer votre vie, Éditions les liens qui libèrent,
2018.
10. Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’enfant regroupant chercheurs en
psychologie sociale et du développement, en sciences cognitives, en neurosciences ainsi que des spécialistes du
monde de l’éducation. 
2

Lire

par Johannes Ziegler et Anaïs Deleuze

En lisant ces lignes, vous profitez de l’une des plus belles inventions de

l’humanité. Votre cerveau transforme les symboles sur la page – un ensemble

de lettres restreint – en une immensité et une infinité de sens. Un océan de

mots s’ouvre à vous, les symboles sur la page deviennent des sons du

langage, et ces sons, porteurs de sens, vous font comprendre et apprendre.

Grâce à l’écriture, le langage est devenu intemporel. Comme disait Francisco

de Quevedo « Je converse avec les défunts et écoute les morts avec les

yeux ». L’automaticité et la rapidité de ce processus – un lecteur expert

parvient à lire 200 mots par minute – nous fait oublier son apprentissage

laborieux et parfois périlleux et la machinerie complexe qui se cache derrière

cet extraordinaire pouvoir du cerveau humain.

I. Les mécanismes d’apprentissage

de la lecture

1 La découverte du réseau de la lecture

En 1994, Michael Posner et Marcus Raichle, un psychologue et un


neurologue américains de renommée internationale, publient
l’ouvrage L’esprit en images1. L’imagerie cérébrale de la lecture y est
au premier rang. Grâce à la tomographie par émission de positrons
(TEP) et l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf),
deux techniques qui permettent d’étudier in vivo les réseaux
neuronaux qui sous-tendent les fonctions cognitives, le monde
découvre un vaste réseau dédié à la lecture allant du cortex visuel
aux aires du langage dans le cortex frontal inférieur, le cortex
temporal et le gyrus angulaire (cf.  figure 2). Depuis, des centaines
d’études se sont consacrées à l’exploration de ce réseau auprès de
différentes populations (adultes, enfants, dyslexiques, illettrés,
sourds) et dans différents systèmes d’écriture2. Plusieurs résultats-
phares ressortent de ces études.

Figure 1. Le réseau cérébral de la lecture chez l’enfant, dans


l’hémisphère gauche essentiellement, découvert en IRMf par
Olivier Houdé dans une méta-analyse portant sur plusieurs
centaines d’élèves de pays différents3.

Tout d’abord, comme le montre une étude récente4, le réseau de la


lecture est extrêmement similaire au travers des différents systèmes
d’écriture, que ceux-ci utilisent des lettres, des caractères ou qu’ils
transcrivent les phonèmes (plus petites unités de son), les syllabes
ou encore les morphèmes (plus petites unités de sens).
Deuxièmement, dans toutes les langues, une région précise à
l’interface entre le cortex occipital et temporal de l’hémisphère
gauche (figure 2 : en noir) fonctionne comme une porte d’entrée de
la lecture : il s’agit de l’aire de la forme visuelle des mots, la « boite
aux lettres du cerveau ». Elle se trouve au même endroit dans toutes
les cultures, se développe au cours de la première année
d’apprentissage de la lecture et répond spécifiquement aux
ensembles de lettres ou de caractères. Chez les illettrés, elle s’active
massivement face à des visages et des outils et sa réponse aux
visages décroit à mesure que l’enfant apprend à lire5. Cela suggère
que l’apprentissage de la lecture pousse le traitement des visages
dans l’hémisphère droit du cerveau. Troisièmement, dans toutes les
langues, le réseau de la lecture comprend les aires du langage
(figure 2 : en bleu foncé), l’aire de Broca en charge de la production
des mots dans le cortex frontal inférieur et l’aire de Wernicke en
charge de la compréhension des mots dans le cortex temporal et le
gyrus angulaire. Il est intéressant de noter que les zones bleues
foncées répondent aussi bien à la parole qu’à la lecture, alors que
seules les zones bleues claires autour du cortex auditif répondent
spécifiquement à la parole mais pas à la lecture. Cela montre que la
lecture est rendue possible par la mise en place d’une nouvelle
interface, d’une nouvelle autoroute, du cortex visuel vers le langage
oral. Comme le disait Alvin Liberman, un psychologue américain
spécialiste de la perception de la parole «  reading is speech written
down » : la lecture, c’est la parole mise à l’écrit.
Quatrièmement, pour comprendre le sens des mots, le réseau
sollicite d’autres zones cérébrales qui traitent nos sensations ou nos
actions. L’idée selon laquelle la compréhension du monde, par
l’entremise ou non de la lecture, fait appel à nos sensations
physiques, est aujourd’hui connue sous le nom de «  cognition
incarnée ». À titre d’exemple, nous avons récemment montré que s’il
est demandé à un sujet de lire des mots qui font référence au
dégout, comme par exemple le mot vomir, le cortex insulaire s’active
et c’est exactement la même zone qui est activée lorsqu’un sujet
renifle des odeurs écœurantes ou voit des images d’un acteur
exprimant du dégout6. De même, lorsqu’un sujet lit un mot comme
cannelle, on constate une activation dans le cortex gustatif7. Et
lorsqu’il lit des verbes d’action, comme tirer, cueillir et lécher, ce sont
des zones du cortex moteur commandant les mouvements du pied,
de la main et de la bouche qui s’allument8. Comprendre les mots
d’un autre, c’est donc activer les parties de notre cerveau qui traitent
nos propres émotions, sensations ou actions. Ainsi, le cerveau ne
crée pas un nouveau réseau spécifiquement dédié à la lecture mais il
réutilise celui du langage oral qui lui-même réutilise une multitude
de circuits, certains très anciens, en lien avec nos sensations, actions
et émotions.
Figure 2. Quelles sont les régions cérébrales conjointement
activées par le langage écrit et le langage oral ?9
La figure 2 présente l’activation cérébrale de l’hémisphère gauche lors
de la lecture et de la perception de la parole dans quatre langues. La
zone noire est activée uniquement par la lecture. Elle traite des
ensembles de lettres et représente la porte d’entrée du réseau de la
lecture. La zone bleue claire, proche du cortex auditif, est active
uniquement lors de l’écoute de la parole. La zone bleue foncée est
activée conjointement lors de la lecture et l’écoute de la parole. Elle
comporte les aires du langage (aires de Broca et de Wernicke à
gauche).
2 Apprendre à lire

Mais comment ce système se met-il en place ? Pourquoi est-ce si long


et pourquoi certains enfants rencontrent-ils des difficultés  ?
Rappelons deux faits importants. Premièrement, à part les
hiéroglyphes égyptiens qui ne se sont pas imposés au cours de
l’histoire, les systèmes d’écriture actuels transcrivent les sons de la
parole et non pas leur sens (« reading is speech written down »). Dans
un alphabet, les lettres ou groupes de lettres (graphèmes)
représentent les sons de la parole (phonèmes) et non pas la
signification du mot. Par exemple, savoir qu’un mot commence avec
la lettre T ne dit absolument rien sur sa signification. Deuxièmement,
le langage oral précède la lecture. Avant d’apprendre à lire, l’enfant
possède en mémoire un « lexique mental » dans lequel sont stockées
la forme sonore (phonologique) des mots et leur(s) signification(s)
(sémantique). À juste titre, Wilhelm Wundt appelait ce lexique «  le
trésor des mots  » (Wortschatz). Comme nous l’avons vu plus haut,
l’apprentissage de la lecture ne fait que créer un nouveau chemin
d’accès vers ce « trésor des mots ». Mais comment ?

Zoom sur
Zoom sur…

10
Malin comme un singe. Mais peut-il apprendre à lire ?

Que serait l’apprentissage de la lecture sans le


langage oral  ? Pour répondre à cette question,
nous avons entrainé six babouins à apprendre
des mots. La tâche précise consistait à
apprendre à distinguer des mots anglais (par
exemple, BANG) de chaines de lettres sans
signification (KANG), que nous appelons des
«  pseudo-mots  » (Grainger, Dufau, Montant,
Ziegler et Fagot, 2012). Les mots se répétaient jusqu’à ce que les singes
les aient appris alors que les pseudo-mots ne se répétaient pas. Lors de
l’entrainement, ils recevaient une récompense (un grain de céréale) pour
chaque bonne réponse. Au bout d’un mois et demi, Dan, notre meilleur
élève, avait appris 308 mots. Mais pour y arriver, il avait eu besoin de
milliers d’essais corrigés et renforcés. Malgré un système visuel très
similaire et de bonnes capacités de mémorisation visuelle, Dan n’est pas
parvenu à apprendre aussi efficacement qu’un enfant qui apprend des
milliers de mots en une année scolaire. Pourquoi  ? Les mots sont
composés d’un petit nombre d’éléments – les lettres dans les systèmes
alphabétiques –, ce qui les rend visuellement peu distincts. Apprendre
par cœur nécessiterait la mémorisation de milliers de combinaisons de
ces mêmes éléments, combinaisons susceptibles d’être confondues. Ce
type d’apprentissage serait comparable à la mémorisation d’un annuaire
téléphonique : à moins de composer chacun des chiffres correctement et
dans le bon ordre, la connexion échouerait. Il se peut que quelques rares
individus soient capables de mémoriser des annuaires téléphoniques
entiers, mais la tâche semble gigantesque pour un enfant qui doit
apprendre des milliers de mots à l’école primaire.

Zoom sur
Zoom sur…

L’apprentissage de la lecture : du décodage à l’auto-

11
apprentissage

Modèle d’apprentissage de la lecture basé sur le décodage phonologique


et l’auto-apprentissage des représentations orthographiques.
Avant l’apprentissage de la lecture, l’enfant possède un lexique
phonologique, c’est à dire qu’il a mémorisé les formes sonores des mots
qu’il connait. Au moment d’apprendre à lire, il doit apprendre les
associations entre les lettres et les sons, aussi appelées règles de
correspondances graphèmes-phonèmes. Cet apprentissage est explicite
et supervisé (avec maitre). Par la suite, quel que soit le système
orthographique, l’enfant applique ces connaissances pour décoder de
nouveaux mots et retrouver leur entrée dans son lexique phonologique.
Chaque fois que l’enfant réussit à décoder un mot, c’est-à-dire chaque
fois que le déchiffrage active en mémoire la forme orale d’un mot déjà
connu, le mécanisme du décodage est renforcé (flèches bleues), et une
représentation orthographique du mot peut être créée dans le lexique
orthographique. L’apprentissage explicite (avec maitre) bascule alors
vers l’apprentissage implicite (sans maitre). On parle alors d’un
«  mécanisme d’auto-apprentissage  », car c’est alors l’acte même de la
lecture qui renforce la lecture.

Le secret d’un apprentissage réussi de la lecture repose sur la


maitrise du « décodage ». Puisque le système d’écriture est un code
(où les sons correspondent à des ensembles de lettres qui ont eux-
mêmes des positions préférentielles dans les mots), il est nécessaire
que l’enfant apprenne la systématicité, c’est-à-dire la constance et la
prévisibilité de ce code.
Dans un système alphabétique, le code reflète «  le principe
alphabétique  », qui veut que chaque graphème (lettres, ex. [a] ou
ensemble de lettres, ex. [eau]) représente un phonème (ici,/a/et/o/)
et vice versa. En apprenant ce code (le b.a.-ba), l’enfant peut décoder
des mots qu’il n’a jamais vus auparavant mais qui se trouvent dans
son lexique mental. L’apprentissage explicite, par le biais de
l’enseignement d’un adulte, d’un petit nombre de règles de
correspondances graphèmes-phonèmes suffit alors pour retrouver
les milliers de mots stockés dans sa mémoire. Chaque décodage
réussi –  c’est-à-dire à chaque fois que l’enfant réussit à retrouver
dans son lexique le bon mot en le lisant – permet alors de renforcer
les connexions à l’origine de ce décodage, ce qui constitue un cercle
vertueux d’apprentissage. L’apprentissage explicite (avec le soutien
d’un maitre) devient alors un auto-apprentissage sans maitre. C’est
ainsi que l’enfant, lisant seul, parfait sa compréhension du code écrit
de sa langue de façon autonome et lit de façon de plus en plus
précise et rapide. À titre d’exemple, Harry Potter à l’école des sorciers
comporte 77 523 mots, qui constituent autant d’événements d’auto-
apprentissage au service de la construction de cette autoroute du
cortex visuel vers le langage oral. Vu comme ça, l’apprentissage de la
lecture n’est pas sorcier !
Étant donné l’importance cruciale du décodage, on peut s’attendre à
ce que l’apprentissage de la lecture soit ralenti dans les langues pour
lesquelles ce décodage est particulièrement difficile à cause des
irrégularités entre graphèmes et phonèmes (pour une revue, Ziegler,
201812). En anglais, par exemple, la lettre «  a  » peut avoir cinq
prononciations différentes dans des mots aussi fréquents que
« cat », « was », « saw », « made », et « car ». Enseigner le code devient
alors un casse-tête didactique. Rien à voir avec le finnois, l’italien ou
l’espagnol, où une lettre correspond typiquement à un seul
phonème et vice versa. Dans ces langues, apprendre le code est une
affaire de quelques semaines. Comme le montre la figure 3, le
niveau de lecture à la fin du CP est directement prédit par le degré
d’irrégularité de la langue.
C’est à cause de cette forte irrégularité de l’orthographe de l’anglais
que certains chercheurs et didacticiens anglo-saxons avaient
condamné la méthode du décodage au profit d’une méthode
globale, qui interdisait toute forme de décodage et mettait en avant
les vertus de deviner les mots dans leur contexte. Comme disait
Kenneth Goodman, l’un des défenseurs de cette approche, « Reading
is a psycholinguistic guessing game  ». L’utilisation de la méthode
globale dans les pays anglo-saxons s’est avérée néfaste, avec une
chute importante du niveau de lecture à la fin des années 1980. Le
gouvernement américain demanda alors un rapport au National
Reading Panel13, qui fit état d’une centaine d’études montrant que
l’enseignement systématique du décodage était plus efficace que
son enseignement non systématique, notamment pour les enfants à
risque de difficultés d’apprentissage de la lecture.
Quelles leçons tirer de ces résultats pour l’enseignement  ?
Premièrement, c’est la facilité avec laquelle le décodage peut être
enseigné qui détermine le niveau de lecture à la fin du CP. Dans une
écriture alphabétique, cela nécessite un enseignement des
correspondances graphèmes-phonèmes qui doit être précoce (dès le
début du CP), intensif et systématique. Deuxièmement, pour
apprendre à lire des langues moins régulières, comme le français, il
faut plus de temps. Or, une analyse du temps scolaire effectuée par
Bruno Suchaut et collègues montre qu’un élève de primaire en
France n’est activement engagé dans le code que 20 heures par an.
Dans son article intitulé «  7 minutes pour apprendre à lire  : À la
recherche du temps perdu  »14, il estime que plus du double serait
nécessaire pour « craquer le code ». Il constate que « ces 20 heures
annuelles éventuelles pendant lesquelles l’élève serait réellement
engagé sur l’apprentissage du code apparaissent bien dérisoires face
au défi que représente l’apprentissage de la lecture pour les élèves
les plus fragiles ».

Figure 3. Relation entre le niveau de lecture (% d’erreurs à la fin


de la première année scolaire) et le degré d’irrégularités d’une
langue15.

3 Lire c’est comprendre

La finalité de la lecture est la compréhension. Quid de l’enfant qui


maitrise le décodage mais n’arrive pourtant pas à comprendre un
texte  ? D’après les travaux de recherche16, le niveau de
compréhension du langage écrit dépend de la maitrise de deux
compétences  : le niveau de compréhension du langage oral et le
degré d’automatisation des procédures d’identification des mots
écrits. Quand ces procédures sont automatisées, le lecteur peut
consacrer ses ressources cognitives à la compréhension de ce qu’il
lit. Chez des adultes ayant automatisé ces procédures, les
corrélations entre compréhensions écrite et orale sont très élevées :
ceux qui comprennent bien à l’oral comprennent également bien à
l’écrit et vice-versa. Il en est de même pour les enfants.
Contrairement à une idée encore fort répandue, les élèves «  bons
décodeurs » ayant des problèmes de compréhension en lecture ont
typiquement des problèmes généraux de compréhension, non
spécifiques à la lecture.
Quand « lire c’est comprendre », les problèmes deviennent bien plus
complexes. Prenons l’exemple suivant17 :
«  Léo est coincé dans un bouchon. Il est très inquiet et se demande ce
que son patron va encore dire, voire faire ».
Pour comprendre le texte ci-dessus, il faut en effet d’abord identifier
chaque mot correctement, et bien avoir lu, par exemple, « Léo » (et
non «  Léa  ») afin de pouvoir mettre en relation ce prénom avec sa
reprise par le pronom «  il  », du genre masculin. Il faut aussi activer,
dans le contexte de la première phrase, le sens approprié du mot
«  bouchon  », qui n’est pas son sens littéral. Il faut, de plus, être
capable d’établir des liens entre les deux phrases pour comprendre
pourquoi Léo est très inquiet et pourquoi il se demande ce que son
patron «  va encore dire, voire faire  ». C’est sur la base de ses
connaissances générales que le lecteur peut inférer que l’inquiétude
de Léo est due au fait qu’il se rend à son travail et qu’il va, en raison
des embouteillages, arriver en retard, ce qui pose problème. Le
« encore » permet en outre au lecteur de penser que ce n’est pas la
première fois que cela arrive à Léo et que, cette fois, il risque fort
d’avoir une sanction, et pas une simple remontrance.

« Pour cerner les raisons qui font que les élèves (ou

certains d’entre eux) ne comprennent pas bien ce qu’ils

lisent, il est donc nécessaire d’évaluer d’abord leur

degré de maitrise des procédures d’identification des

mots écrits. »

Ce texte, pourtant très court, illustre la complexité des processus


engagés dans la compréhension. Cette complexité est accrue quand
le texte doit être lu par une personne qui ne maitrise pas bien les
procédures d’identification des mots écrits. En dehors de ces
procédures spécifiques à la lecture, les autres compétences
nécessaires pour comprendre ce texte ne dépendent pas de son
mode de présentation, écrit ou oral. Pour cerner les raisons qui font
que les élèves (ou certains d’entre eux) ne comprennent pas bien ce
qu’ils lisent, il est donc nécessaire d’évaluer d’abord leur degré de
maitrise des procédures d’identification des mots écrits. Il faut, en
plus, évaluer leur degré de maitrise des procédures impliquées dans
le traitement du langage oral, du niveau lexical (le vocabulaire) au
niveau supra-lexical (de la phrase au texte).

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Les outils numériques d’aide à l’apprentissage de la lecture

Comprendre le « principe alphabétique » (le b.a.-ba) est une chose mais


encore faut-il automatiser ces connaissances pour atteindre une lecture
fluide et libérer les ressources cognitives au service de la compréhension.
Pour répéter inlassablement les mêmes correspondances graphèmes-
phonèmes sans perdre la motivation de l’enfant, rien ne vaut un jeu
sérieux informatisé. En effet, au fond d’une salle de classe ou en demi-
groupe, une tablette numérique peut présenter des stimuli auditifs et
visuels de très bonne qualité  : phonèmes, lettres, syllabes, mots. La
présentation simultanée des stimuli visuels et auditifs permet la
synchronisation des aires visuelles et langagières du cerveau, ce qui
favorise la mise en place des circuits propices à l’apprentissage de la
lecture. La tablette suit les enfants individuellement, corrige leurs erreurs
et adapte son contenu à leur progression. Plusieurs de ces outils d’aide à
l’apprentissage de la lecture sont actuellement en cours
d’expérimentation dans des écoles, comme le logiciel GraphoGame, qui
est désormais disponible sur GooglePlay et Apple Store (voir
www.grapholearn.fr).

II. Pratiques d’enseignement de la


lecture basées sur les données

probantes

On constate aujourd’hui un fort consensus quant aux stratégies


d’enseignement et de remédiation les plus efficaces18. Voici un bref
résumé des résultats basés sur des données probantes.

1 Le style pédagogique

Un style structuré et directif démontre des effets positifs forts tant


pour l’enseignement de la conscience phonémique, du décodage
que de stratégies métacognitives de compréhension en lecture.

2 La conscience phonémique

La conscience phonémique représente une habileté fondamentale


pour l’apprentissage de la lecture. Certains programmes
d’entrainement de la conscience phonologique visent toutes les
unités (rimes, syllabes, phonèmes) et intègrent une grande variété
de manipulations (segmentation, fusion, allitération, isolation, etc.).
Cependant, il semble que les programmes se concentrant sur
seulement une à deux habiletés phonémiques sont plus efficaces
que ceux intégrant un plus grand nombre d’activités. L’habileté à
segmenter des mots en phonèmes (ex./ch/-/a/-/p/-/o/pour/chapeau/)
est connue pour être l’habileté phonologique pivot du
développement de la lecture. De fait, les programmes
d’entrainement les plus efficaces intègrent des activités de
segmentation phonémique en appui sur des mots écrits, c’est-à-dire
en lien direct avec l’enseignement des correspondances graphèmes-
phonèmes (CGP).

3 L’enseignement systématique des correspondances

graphèmes-phonèmes
Pour garantir un apprentissage optimal, le code doit être explicité
afin que l’enfant en saisisse la systématicité, c’est-à-dire la constance
et la prévisibilité. Le français est en effet une langue relativement
transparente en lecture, avec des degrés de consistance de ses CGP
allant de 80  % à 96  %, selon leur position dans les mots19. La
recherche suggère ainsi d’enseigner les CGP de façon progressive et
hiérarchisée, en privilégiant en premier lieu les CGP les plus
fréquentes et les plus consistantes –  c’est-à-dire les plus
transparentes (voir Sprenger-Charolles, 2017 pour une proposition
de progression pédagogique adaptée au français20). Respectant ces
principes, l’outil GraphoGame (voir pistes de pratiques ci-dessus) a
été spécifiquement conçu pour soutenir l’apprentissage et
l’automatisation des CGP du français en complément de
l’enseignement explicite reçu en classe21.

4 L’automatisation du décodage et la construction du lexique

orthographique

Une fois le code maitrisé, les occasions de lecture authentique


agissent comme autant d’expositions à sa systématicité et à sa
constance. Le niveau de vocabulaire acquis en amont de
l’apprentissage de la lecture joue alors un rôle crucial. Les
connaissances de l’enfant sur le monde lui permettent en outre de
vérifier et de prédire le sens de ce qu’il lit, confirmant ainsi
l’efficacité de son décodage, et permettant la construction de son
lexique orthographique. L’exposition répétée à des textes (lors
d’activités de lecture partagée à l’âge préscolaire ou de façon
autonome une fois lecteur) constitue ainsi la clé de l’accès à une
lecture experte et même du perfectionnement des habiletés de
langage oral.

5 La conscience morphologique

Le français est une langue morphologiquement riche et complexe.


Ainsi, 80  % des mots du français sont constitués d’au moins deux
morphèmes. Un nombre croissant d’études démontrent que les
connaissances morphologiques dérivationnelles –  c’est-à-dire les
connaissances des relations unissant les bases des mots et les affixes
(préfixes et suffixes) –  soutiennent le développement de la lecture
et de l’écriture, contribuent à enrichir le vocabulaire, facilitent l’accès
au sens des mots inconnus et augmentent la compréhension de
textes. Les enfants normo-lecteurs comme ceux présentant des
difficultés d’apprentissage de la lecture profiteraient ainsi d’un
enseignement explicite à ce niveau22. En situation de classe, des
activités de décomposition (reconnaitre la base d’un mot
morphologiquement complexe ; ex. [animal] dans [animalerie]) et de
dérivation (dériver un mot à partir de la base présentée  ; ex. «  un
homme qui danse est un…  ») peuvent notamment être proposées.
Idéalement, les premières phases d’enseignement de la
morphologie dérivationnelle doivent s’appuyer sur des mots
morphologiquement complexes transparents, c’est-à-dire dont la
base ne subit aucun changement orthographique ou phonologique
par ajout d’un affixe (ex. [antivol ou animalerie] versus [banquier] ou
[chaton]).

6 Fluence de lecture

Une lecture fluente (ou fluide) est habituellement définie comme


une lecture à voix haute à la fois précise, rapide et expressive
(respectant la ponctuation et appliquant une intonation appropriée).
La fluence n’est cependant pas une composante spécifique de la
lecture mais plutôt un sous-produit de son automatisation. En cas de
difficulté d’apprentissage de la lecture, les ressources cognitives du
lecteur seront en effet prioritairement dévouées au maintien d’un
bon décodage (précision), aux dépens de la vitesse. De fait, bien que
les performances à des tâches de fluidité en lecture soient
fortement corrélées à celles en compréhension en lecture ainsi
qu’aux performances académiques ultérieures23, l’atteinte d’une
lecture fluide est dépendante de l’automatisation des habiletés de
décodage et de la constitution d’un lexique orthographique
conséquent. Les habiletés de compréhension (notamment le niveau
de connaissances sur le monde et de vocabulaire) participent
également à l’atteinte d’une bonne fluidité de lecture. Des activités
de lecture orale répétée peuvent cependant s’avérer efficaces pour
accompagner l’enfant dont la lecture est déjà précise (donc dont le
décodage est maitrisé ou en cours d’automatisation) à accroitre la
vitesse et l’expressivité de sa lecture.

7 Compréhension en lecture

Comme décrit précédemment, la compréhension en lecture est une


activité complexe et multidimensionnelle souvent définie comme le
produit des habiletés de décodage et de la compréhension
langagière générale du lecteur. Ainsi, même si en début
d’apprentissage, les capacités de compréhension en lecture de
l’enfant sont principalement expliquées par son niveau de décodage,
plus il avance en âge, et plus ses capacités de compréhension en
lecture s’expliquent davantage par son niveau langagier et cognitif
général.
L’amélioration de la compréhension en lecture doit donc être
stimulée de différentes façons selon le profil de l’enfant  : par le
renforcement, au besoin, des habiletés de décodage, sa maitrise
garantissant le dégagement des ressources mnésiques et
attentionnelles nécessaires à l’accès au sens ; par l’enseignement de
stratégies de contrôle de la compréhension en cours de lecture
(comme la gestion des inférences textuelles ou encore la déduction
du sens d’un mot en appui sur le contexte)  ; et parfois, par le
renforcement spécifique des habiletés de langage oral s’avérant
déficitaires. Notamment, l’enseignement de mots de vocabulaire
pour soutenir la compréhension en lecture a fait l’objet de
nombreuses études. À noter que bien qu’il s’agisse d’une méthode
pédagogique répandue, enseigner des listes de vocabulaire s’avère
peu efficace pour améliorer la compréhension en lecture, tant il
s’agit d’une tâche infinie que de combler les lacunes d’un enfant à ce
niveau. L’enseignement de stratégies d’ajustement en cours de
lecture s’avérerait plus efficace.

III. Les « troubles dys »

En France, on utilise de plus en plus souvent le terme de « troubles


dys » ou « constellation des dys »24 pour se référer aux difficultés que
rencontrent certains enfants dans leurs acquisitions scolaires alors
même que leur intelligence est strictement normale, voire
supérieure, et qu’aucune autre cause neurologique, psychologique
ou environnementale ne peut être décelée (voir le rapport de
l’INSERM25  ; DSM-5, 201626). Une des représentations les plus
répandues est celle schématisée sur la figure 4.

Figure 4. Constellation « dys » selon Habib et Ziegler (2016)16.


Parmi ces troubles, le plus connu est le trouble d’apprentissage de la
lecture, que l’on appelle aussi dyslexie-dysorthographie. C’est en
effet lors de l’apprentissage de la lecture que ce trouble est repéré :
l’enfant dyslexique rencontre souvent des difficultés sévères à
entrer dans la procédure de décodage et un déficit de la conscience
phonémique. Le trouble de la lecture se trouve fréquemment
associé à d’autres troubles qui sont parfois au second plan, mais en
général bien visibles si investigués adéquatement  : trouble
développemental du langage, mais aussi trouble de l’orthographe,
trouble du graphisme, troubles de la cognition mathématique,
troubles de la motricité oculaire, trouble de l’attention et/ou trouble
de la mémoire.

1 Prévalence et interdépendance du milieu socioéconomique

La prévalence de la dyslexie et des troubles dys varie de façon


importante selon les études, de 5 % à 15 %, de sorte qu’on avance
en général des chiffres moyens tenant compte de cette variabilité,
soit de 6 à 8 % des enfants d’âge scolaire. Fluss et al. (2009)27, après
une vaste étude auprès de plus de 1000 enfants répartis dans 20
écoles de la ville de Paris, concluent que l’incidence de la dyslexie
varie de 3,3  % à 24,2  % selon le milieu socioéconomique. En effet,
l’enquête internationale PISA a montré qu’en France un enfant issu
d’un milieu socioéconomiquement faible a quatre fois plus de risque
de rencontrer des difficultés d’apprentissage qu’un enfant issu d’un
milieu socioéconomique normal.

« Il est important de souligner que la qualité de

l’environnement familial et les expériences de lecture

précoces contribuent à l’émergence de compétences

préalables à la lecture et que les compétences

phonologiques sont plus faibles chez les enfants issus de

milieux défavorisés. »
Quant aux facteurs génétiques, les études réalisées sur des jumeaux
estiment de 50 à 60  % la part de l’hérédité dans les troubles de
l’apprentissage de la lecture. Ainsi, les enfants dont un membre de la
famille directe (parent, frère ou sœur) est dyslexique sont largement
plus à risque de présenter eux-mêmes des difficultés au moment
d’apprendre à lire. Les fragilités chez ces enfants «  à risque  » sont
pour certaines observables dès l’âge préscolaire, principalement au
niveau de leurs habiletés phonologiques28. Il est important de
souligner que la qualité de l’environnement familial et les
expériences de lecture précoces contribuent à l’émergence de
compétences préalables à la lecture et que les compétences
phonologiques sont plus faibles chez les enfants issus de milieux
défavorisés.

2 Les théories explicatives de la dyslexie

Nombreuses sont les théories qui tentent d’expliquer les origines


causales de la dyslexie. Historiquement, parce que la lecture est un
acte qui implique tant le langage que la vision, les théories
explicatives de la dyslexie s’ancrent dans l’un ou l’autre, et parfois à
l’interface de ces deux domaines. Les premières descriptions de
symptômes et les hypothèses explicatives ont ainsi d’abord été
visuelles («  cécité congénitale aux mots  ») puis ont dominé le
domaine de la recherche sur la dyslexie pendant la majeure partie du
XX siècle.
e

Cependant, depuis les années 1970, le développement de méthodes


d’observation plus fines des processus neurocognitifs impliqués
dans l’acte de lire a permis d’étudier l’apprentissage de la lecture et
ses troubles sous des angles nouveaux. Notamment, les progrès de
la recherche en perception de la parole ont permis de réinterpréter
certaines erreurs de lecture dites visuelles comme étant plutôt
d’origine phonologique. Depuis ce virage de la recherche, la théorie
phonologique, qui constate qu’un déficit dans le traitement
phonologique est responsable du fait que l’enfant peine à mettre en
place le mécanisme de décodage, est graduellement devenue la
théorie la plus influente et la plus étayée par les données
empiriques. Ce déficit phonologique est habituellement observé au
niveau de la conscience phonémique, de l’accès aux représentations
phonologiques (c’est-à-dire de la capacité à coupler ce qui est lu aux
formes sonores correspondantes au sein de notre vocabulaire) ou de
la mémoire phonologique29.

« Les enfants dyslexiques ont des difficultés à

discriminer des phonèmes proches, comme le/b/du/p/,

et ils ont du mal à isoler et à manipuler des phonèmes,

comme par exemple enlever à l’oral le premier son

d’un mot »

D’autres théories suggèrent un dysfonctionnement du cervelet,


«  l’autopilote  » du cerveau, du fait que l’enfant dyslexique a des
difficultés à automatiser des procédures d’apprentissages. Plus
récemment, la notion de déficit rythmique a fait l’objet d’études
préliminaires tendant à utiliser le rythme comme outil thérapeutique
dans la rééducation des enfants dyslexiques. Citons enfin un
ensemble de travaux tendant à démontrer l’existence d’un trouble
des processus attentionnels, en tant que processus transversal,
potentiellement impliqué dans tous les apprentissages initiaux, ou
plus spécifiquement dans l’apprentissage de la lecture, à travers la
notion de processus visuo-attentionnels ou de traitement
attentionnel de la forme visuelle des lettres et des mots. Bien plus
souvent, cependant, le déficit attentionnel est une association
comorbide de la dyslexie plutôt qu’une cause, tant il est vrai que
nombre d’enfants souffrant de troubles attentionnels sévères
apprennent pour autant à lire, écrire et compter sans grande
difficulté.
Revenons à notre modèle fonctionnel d’apprentissage de la lecture
(encadré décodage et auto-apprentissage) pour comprendre où et
comment un déficit potentiel peut perturber le processus
d’apprentissage. Comme le montre le schéma ci-dessous (figure 5),
les déficits visuels et visuo-attentionnels perturbent le niveau de
traitement de lettres, que cela soit au niveau de l’identification ou
du codage de la position des lettres. Sur le plan de la lecture, on
constate des inversions de lettres et des plaintes que les lettres sont
floutées. L’encombrement perceptif, c’est-à-dire le «  masquage  »
d’un élément visuel par les éléments qui l’entourent, se situe
également à ce niveau. Il est parfois plus élevé chez les enfants
dyslexiques ou les enfants en début d’apprentissage et peut être
réduit par l’écartement des lettres (voir pistes de pratiques ci-
dessus).

Figure 5. La nature multifactorielle de la dyslexie.

L’un des déficits les plus fréquemment observés dans les études
concerne le traitement des phonèmes. Les enfants dyslexiques ont
des difficultés à discriminer des phonèmes proches, comme
le/b/du/p/, et ils ont du mal à isoler et à manipuler des phonèmes,
comme par exemple enlever à l’oral le premier son d’un mot
(conscience phonémique déficitaire). Bien que ces déficits parfois
très subtils n’aient aucune importance pour la compréhension de la
parole dans nos vies de tous les jours (on a par exemple l’habitude
d’écouter la parole dans du bruit), c’est seulement lors de
l’apprentissage de la lecture à l’école que ces déficits deviennent
gênants car le cerveau d’un enfant ne peut pas apprendre les
relations graphèmes-phonèmes correctement s’il «  entend  » deux
phonèmes pour la même lettre  ! En sciences cognitives, on appelle
cela «  l’apprentissage catastrophique  ». Les enfants dyslexiques en
savent quelque chose !
Certaines difficultés concernent spécifiquement la mise en relation
des graphèmes avec les phonèmes. Tout d’abord, comme
précédemment discuté, la transparence de l’orthographe rend ce
processus plus difficile. Bien que la dyslexie existe dans toutes les
langues, les troubles sont plus sévères dans les langues peu
transparentes et un enfant dyslexique risque de renoncer plus
rapidement et ses difficultés pourraient s’avérer plus persistantes
dans une langue irrégulière. Puis, une mauvaise méthode
d’enseignement, c’est-à-dire ne mettant pas en lumière la
systématicité du code, peut aggraver les troubles de la lecture.
Enfin, il a été montré que les enfants dyslexiques présentent des
troubles spécifiques à gérer de façon intégrée les deux modalités
nécessaires à la lecture, soit les modalités visuelle et auditive. Cela
expliquerait les problèmes dans l’association des lettres (vision) aux
sons (audition).
Enfin, si l’accès au «  trésor des mots  » est déficitaire soit parce ce
qu’il manque des mots (vocabulaire appauvri ou représentations du
sens des mots déficitaires) soit parce que les représentations
phonologiques des mots sont dégradées ou difficilement
accessibles, l’enfant ne parviendra pas facilement à apprendre à lire.
Il décodera correctement mais ne trouvera aucune entrée dans son
lexique phonologique, ce qui empêchera le mécanisme d’auto-
apprentissage de faire son travail. C’est pour cela qu’un langage oral
déficitaire entraine très souvent des difficultés de lecture à long
terme, notamment de compréhension, et ce bien que le décodage
puisse être suffisamment précis.

3 Neuroanatomie de la dyslexie

Depuis les années 2000, un nombre considérable de travaux en


imagerie cérébrale fonctionnelle (IRMf) a établi les bases de ce qu’on
peut aujourd’hui appeler une «  neuroanatomie de la dyslexie  ». Sur
ce schéma de la figure 6, on observe que les trois régions qui
différencient le fonctionnement du cerveau d’un dyslexique par
rapport aux normo-lecteurs sont des aires corticales de l’hémisphère
gauche. Deux d’entre elles sont connues pour leur implication dans
le langage : il s’agit de l’aire de Broca (ou cortex pré-frontal inférieur)
et du carrefour temporo-pariétal (ou aire de Geschwind). La
troisième est une région correspond à l’aire de la forme visuelle des
mots, la «  boite aux lettres du cerveau  », dont nous avons parlé
précédemment. C’est la partie du cerveau la plus significativement
sous-activée chez les enfants et adultes dyslexiques mais aussi chez
les personnes illettrées. Toutefois, dire que ces zones
dysfonctionnent n’a pas nécessairement valeur de mécanisme
causal, puisque cela pourrait être seulement le fait d’une sous-
utilisation de ces régions, qui serait elle-même la conséquence d’une
faible expérience de lecture plutôt que la cause du problème.
Figure 6. Activations corticales de l’hémisphère gauche lors de la
lecture de mots chez un sujet dyslexique (à droite)  ; chez un
sujet témoin (à gauche)30.
En bleu foncé : aire de la forme visuelle des mots (VWFA) ; en blanc :
cortex frontal latéral inférieur (aire de Broca) ; en bleu clair : carrefour
temporo-pariétal (aire de Geschwind). Le trait pointillé montre le trajet
sous-cortical du faisceau arqué.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Adaptations typographiques des textes

Plusieurs polices d’écriture dites « spécialisées » sont parfois suggérées


pour soutenir la lecture des personnes dyslexiques (ex. Dyslexie,
OpenDyslexic). Il n’existe à ce jour aucune démonstration scientifique de
leur avantage sur d’autres polices d’écriture. Les données actuelles
suggèrent cependant de préférer des polices d’écriture sans
empattement (sans serif) et d’éviter l’usage de l’italique. Concernant la
taille, les résultats sont peu nombreux mais suggèrent généralement une
augmentation de la taille de la police, à un minimum de 14 points, selon
les caractéristiques de la police utilisée et le confort subjectif de la
personne.
Les résultats les plus prometteurs des dernières années quant à
l’adaptation des textes portent sur l’écartement des lettres et des mots. Il
a en effet été constaté qu’écarter davantage les lettres et les mots d’un
texte améliore instantanément, sans aucun entrainement nécessaire, la
précision de la lecture de personnes dyslexiques31. D’ailleurs, la police
d’écriture Dyslexie présente par défaut un écartement des lettres
supérieur aux autres polices d’écriture, ce qui pourrait expliquer
pourquoi elle est rapportée comme plus confortable par certaines
personnes dyslexiques, au-delà de la forme de ses lettres32.

Polices Dyslexie (1) et Arial (2), à taille égale.


Enfin, il n’est pas démontré que les feuilles de couleurs ou les filtres
transparents colorés améliorent spécifiquement la lecture des personnes
dyslexiques et leur usage a même été officiellement déconseillé par les
associations de pédiatres, ophtalmologistes et orthoptistes américains33.
Quelles que soient les adaptations considérées, il apparait indispensable
de procéder à des essais et de prendre en considération le confort
subjectif du lecteur.

En conclusion

Nous avons vu que, quelle que soit la langue, la lecture n’est rien
d’autre que la mise en place d’une nouvelle porte d’entrée vers le
langage oral. L’enseignement explicite du décodage joue un rôle
capital et la facilité avec laquelle il peut être enseigné et appris varie
selon la transparence de la langue, ce qui explique par exemple qu’il
faut plus de temps pour apprendre à lire le français que l’italien. Une
fois le décodage maitrisé, l’auto-apprentissage agit comme un
mécanisme implicite qui renforce le décodage grâce à la
compréhension de ce qui est lu, permettant ainsi l’automatisation de
la lecture. Cette automatisation, à son tour, libère les ressources
cognitives (ex. mémoire, attention) pouvant être dédiées à la
compréhension. Ainsi, sans surprise, la compréhension d’un texte
s’explique tant par le degré d’automatisation des procédures
d’identification des mots écrits (précision et vitesse) que par le
niveau de compréhension du langage oral (mots et phrases).
Contrairement à des croyances très répandues, les enfants ayant des
difficultés de compréhension écrite ne s’expliquant pas par des
problèmes d’identification de mots (décodage) et/ou de
compréhension orale constituent des cas exceptionnels34 (autour de
1  %). Pour réduire ces difficultés, il est nécessaire d’évaluer les
compétences liées à ces processus (décodage, vocabulaire, langage
oral) dès le CP si nécessaire et de mettre en place des stratégies
individualisées de renforcement des capacités repérées comme
fragiles. Il faut aussi que l’enseignant évalue à intervalles réguliers
les progrès de l’enfant, ce qui lui permet de savoir si les stratégies
mises en place sont efficaces ou si l’enfant a besoin d’une prise en
charge plus intensive et individualisée.

Les Essentiels
Les Essentiels

Le décodage étant au cœur de l’apprentissage de la lecture dans


toutes les langues alphabétiques, les enseignants français
doivent être plus astucieux pour enseigner la systématicité des
relations graphèmes-phonèmes que certains de leurs collègues
européens, et ce à cause de la plus forte irrégularité du
français. Ainsi, l’apprentissage de la lecture exige plus de temps
en français que dans des langues plus transparentes.
Pour automatiser sa lecture, l’enfant doit entrer dans le cercle
vertueux de l’auto-apprentissage, où la compréhension de ce
qui est lu renforce et automatise les mécanismes sous-jacents.
Pour cela, il faut multiplier et encourager les occasions de
lecture authentique et s’assurer que les mots soient lus dans
différents contextes.
La compréhension d’un texte s’explique par le degré
d’automatisation des procédures d’identification des mots
écrits (précision et vitesse) et par le niveau de compréhension
du langage oral. L’enseignant a donc au moins ces deux leviers
d’action pour améliorer la compréhension.
Les enfants ayant des difficultés de compréhension écrite ne
s’expliquant pas par des problèmes d’identification de mots
(décodage) et/ou de compréhension orale constituent des cas
exceptionnels.
L’évaluation systématique des compétences liées à ces
processus (décodage, vocabulaire, langage oral) est nécessaire
dès le CP pour mettre en place des stratégies individualisées de
renforcement des capacités repérées comme fragiles.
Les difficultés des enfants dyslexiques s’expliquent souvent par
une fragilité au niveau phonologique (conscience phonémique)
qui empêche la mise en route du décodage et qui, à son tour,
ne permet pas de rentrer dans l’auto-apprentissage. Le cercle
vertueux devient alors un cercle vicieux impactant le
développement des habiletés langagières écrites comme
orales. Des interventions précoces et intensives au sein de
l’école comme à l’extérieur restent les meilleures armes pour
soutenir le développement du plein potentiel de ces enfants.

1. Traduction en français en 1998 : Posner M.L., Raichle M.E, L’esprit en images, De Boeck Supérieur, 1998.
2. Dehaene S., Les neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007.
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brain: An fMRI meta-analysis on 52 studies including 842 children. Developmental Science, 13, 876-885.
4. Rueckl J. G., Paz-Alonso P. M., Molfese P. J., Kuo W. J., Bick A., Frost S. J., Frost R. (2015). Universal brain signature of
proficient reading: Evidence from four contrasting languages. Proceedings of the National Academy of Sciences U S A,
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5. Dehaene S., Cohen L., Morais J., Kolinsky R. (2015). Illiterate to literate: behavioural and cerebral changes induced
by reading acquisition. Nature Review Neuroscience, 16(4), 234-244.
6. Ziegler J. C., Montant M., Briesemeister B. B., Brink T. T., Wicker B., Ponz A., Braun M. (2018). Do Words Stink? Neural
Reuse as a Principle for Understanding Emotions in Reading. Journal of Cognitive Neuroscience, 1-10.
7. González J., Barros-Loscertales A., Pulvermüller F., Meseguer V., Sanjuán A., Belloch V., Ávila C. (2006). Reading
cinnamon activates olfactory brain regions. Neuroimage, 32(2), 906-912.
8. González J., Barros-Loscertales A., Pulvermüller F., Meseguer V., Sanjuán A., Belloch V., Ávila, C. (2006). Reading
cinnamon activates olfactory brain regions. Neuroimage, 32(2), 906-912. ; Pulvermuller F. (2005). Brain mechanisms
linking language and action. Nature Review Neuroscience, 6(7), 576-582.
9. Rueckl et al. (2015). Figure reproduite avec la permission de Jay Rueckl.
10. Grainger J., Dufau S., Montant M., Ziegler J. C., Fagot J. (2012). Orthographic Processing in Baboons (Papio papio).
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12. Ziegler J. C. (2018). Différences inter-linguistiques dans l’apprentissage de la lecture. Langue Française, 35-49.
13. National Institute of Child Health and Human Development. (2000). Report of the National Reading Panel.
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14. Suchaut B., Bougneres A., Bouguen A. (2014). Sept minutes pour apprendre à lire. https://halshs.archives-
ouvertes.fr/halshs-01062065/
15. Ibid., Ziegler, 2018.
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17. Traduit de Castles, Rastle et Nation (2018) et adapté au français par Liliane Sprenger-Charolles.
18. Ibid., Ziegler, 2018.
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20. Sprenger-Charolles L. (2017). Une progression pédagogique construite à partir de statistiques sur l’orthographe du
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21. Ruiz J.P., Lassault J., Sprenger-Charolles L., Richardson U., Lyytinen H. Ziegler J. (2017). GraphoGame: un outil
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22. Goodwin A.P., Ahn A. (2013). A Meta-Analysis of Morphological Interventions in English: Effects on Literacy
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23. Ehri L.C., Nunes S.R., Stahl S.A., Willows D.M.M. (2001). Systematic phonics instruction helps students learn to read:
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24. Habib M., Ziegler J. C. (2016). Dyslexie et troubles apparentés : une revue critique de 15 ans de recherche
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30. Habib M., Ziegler J. C. (2016). Dyslexie et troubles apparentés : une revue critique de 15 ans de recherche
scientifique Perspectives thérapeutiques. In Pinto S., Sato L. (Eds.), Traité de neurolinguistique, De Boeck Supérieur, p.
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31. Zorzi M., Barbiero C., Facoetti A., Lonciari I., Carrozzi M., Montico M., Ziegler J.C. (2012). Extra-large letter spacing
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32. Marinus E., Mostard M., Segers E., Schubert T. M., Madelaine A., Wheldall K. (2016). A special font for people with
dyslexia: Does it work and, if so, why?. Dyslexia, 22(3), 233-244.
33. Handler S.M., Fierson W.M. (2011). Learning Disabilities, Dyslexia, and Vision. Pediatrics, 127(3), e818-e856.
34. Gentaz E., Sprenger-Charolles L., Theurel A. (2015). Differences in the predictors of reading comprehension in first
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Gentaz E., Sprenger-Charolles L., Theurel A., Colé P. (2013). Reading comprehension in a large cohort of French first
graders from low socio-economic status families: a 7-month longitudinal study. PLoS ONE, 8(11), e78608.
focus

La lecture : au-delà de la querelle des

méthodes

par Roland Goigoux

La théorie : les méthodes d’enseignement

Si on appelle «  méthode  » l’ensemble des principes qui sous-tend


l’action des professeurs, on peut distinguer deux grands types
d’approches.
Dans les approches centrées sur la maitrise du code alphabétique,
on procède en deux temps successifs  : on enseigne d’abord les
correspondances entre les lettres et les sons du langage puis la
compréhension et la production de textes. C’est l’option retenue
dans la méthode syllabique qui s’attache à la conversion des
graphèmes en phonèmes (le décodage) et la méthode phonémique
qui privilégie la transcription des phonèmes (l’encodage). La
première exclut toute mémorisation de mots entiers et propose aux
élèves des phrases constituées exclusivement de graphèmes
préalablement étudiés («  100  % déchiffrables  »). La seconde en
revanche inclut l’apprentissage de quelques mots entiers fréquents.
Dans les deux cas, les phrases à lire sont inventées pour servir la
progression de l’étude du code, sans grande cohérence narrative ou
ambition littéraire.
Dans les approches intégratives1, on vise le développement
simultané et en interaction de toutes les compétences prescrites par
les programmes scolaires  : maitriser le code alphabétique et lire à
haute voix, comprendre et produire des textes, s’approprier la
culture de l’écrit (ses œuvres patrimoniales, ses codes linguistiques
et ses pratiques sociales). On est attentif à articuler décodage et
accès à la compréhension tout en accordant une grande place aux
activités d’écriture et de production de textes. On prend appui sur
des textes narratifs issus de la littérature de jeunesse, intégrés ou
non dans un manuel, et quelques textes documentaires.
L’enseignement explicite de la compréhension repose aussi sur des
lectures à haute voix réalisées par l’enseignant.

La pratique : l’enseignement de la lecture et de l’écriture au

cours préparatoire (CP)

Près de 40 000 enseignants ont pour mission d’apprendre à lire et à


écrire aux élèves de cours préparatoire. Les trois-quarts utilisent l’un
des manuels en usage dans les écoles françaises, soit une centaine
de titres différents. D’autres professeurs des écoles, parmi les plus
expérimentés, n’ont pas recours à un manuel  : ils adoptent les
mêmes démarches que leurs collègues mais ils choisissent leurs
supports et proposent à leurs élèves des exercices qu’ils fabriquent
eux-mêmes.
Lors des réunions d’information auxquelles les parents d’élèves sont
conviés, la plupart des maitres qualifient leur méthode de « mixte »
pour exprimer la diversité des apprentissages qu’ils visent. Au fil de
leurs explications, ils mentionnent tour à tour les adjectifs
«  syllabique  » pour évoquer l’enseignement du déchiffrage et
«  global  » pour expliquer que certains mots entiers très fréquents
sont mémorisés lettre à lettre. Ils explicitent leurs pratiques en
décrivant les tâches qu’ils assignent aux enfants. Celles-ci sont
sensiblement les mêmes d’une classe et d’un manuel à l’autre  : ce
sont leur planification annuelle et leur dosage qui varient (intensité,
durée, degré de guidage et progressivité) et qui fondent l’essentiel
des différences entre les pratiques des professeurs.
Selon nos observations2 au cours préparatoire, les élèves passent
chaque jour, en moyenne, une heure cinquante minutes à apprendre
à lire et à écrire :
– 40  % du temps (soit environ 45 minutes par jour) sont alloués à
l’étude du code alphabétique, c’est-à-dire aux compétences
phonologiques (discrimination des sons du langage), aux
correspondances entre graphèmes et phonèmes (entre les lettres et
les sons), au décodage ou à l’encodage (notamment la dictée), à la
combinatoire (le b.a.-ba) ainsi qu’à la lecture à haute voix ;
– 15 % à la compréhension (16 minutes) ;
– 15 % à la calligraphie et à la copie ;
– 13 % à la production écrite ;
– 6 % à la grammaire ;
– 5 % à la lecture silencieuse ;
– 3 % au vocabulaire (à peine plus de 3 minutes par jour) ;
– 3 % à la mémorisation orthographique de mots entiers.
Ces moyennes cachent de profondes disparités notamment en
lecture à haute voix et en écriture. Mais les différences ne sont
corrélées ni avec le choix d’un manuel, ni avec celui de la méthode à
laquelle les maitres se réfèrent. Les utilisateurs des manuels
syllabiques, par exemple, ne consacrent pas plus de temps à l’étude
du code que leurs collègues.

Le consensus entre sciences cognitives et sciences de

l’éducation

Les sciences cognitives et les sciences de l’éducation sont d’accord


sur l’essentiel. Qu’elle soit intégrative ou modulaire, une démarche
pédagogique est efficace si les élèves sont actifs et engagés dans
leur travail et si l’enseignant leur permet de développer un
sentiment de compétence. Cela suppose que ce dernier sache
instaurer un climat de classe confiant et bienveillant. Sur le plan
technique, plusieurs conditions doivent être réunies pour favoriser
les apprentissages de tous :
– réaliser un enseignement explicite et systématique des
correspondances entre graphèmes et phonèmes, dès le début de
l’année de cours préparatoire et sur un tempo soutenu ;
– accorder une place importante aux activités d’écriture  :
calligraphie, copie, dictée, essais autonomes d’encodage, production
d’écrits ;
– rendre les enfants curieux du principe alphabétique, les inciter à
raisonner sur les régularités orthographiques et à procéder par
analogie entre les mots pour identifier leurs syllabes ou graphèmes
communs ;
– demander aux élèves de lire de manière autonome des textes dont
la grande majorité des graphèmes ou des mots a été préalablement
étudiée en classe (de manière à ce que ces textes soient
suffisamment déchiffrables, sans exiger un taux de 100 %) ;
– consacrer un temps suffisant à l’automatisation des mécanismes
du déchiffrage et pratiquer régulièrement la lecture à haute voix ;
– pratiquer un enseignement de la compréhension de textes
entendus (lus par l’adulte tant que les enfants ne sont pas
autonomes) en portant une attention particulière aux acquisitions
lexicales ;
– familiariser l’enfant avec l’univers culturel du livre et de l’écrit. 

1. Goigoux R., Apprendre à lire à l’école, Retz, 2006.


2. Enquête Lire-écrire au cours préparatoire, http://ife.ens-lyon.fr/ife/recherche/lire-ecrire ; cf. le numéro 196 de la
Revue française de pédagogie (École normale supérieure de Lyon).
3

Écrire

par Michel Fayol

Comme l’a souligné Jean-Pierre Changeux dans le premier chapitre,

l’acquisition de la lecture et de l’écriture par l’enfant exploite les capacités

épigénétiques du cerveau à construire et mémoriser de nouvelles

compétences au cours de son développement. Dans le chapitre précédent,

mes collègues ont exposé un bilan concernant l’apprentissage de la lecture et

son enseignement. Leur synthèse permet de réaliser l’ampleur des avancées

effectuées dans ce domaine. Par contraste, les données relatives à

l’apprentissage et à l’enseignement de la production écrite sont beaucoup

plus limitées. Elles restent aussi plus vagues quant aux faits mis en évidence

et aux éventuelles implications pédagogiques.

Cela vaut dans tous les pays de l’Organisation de Coopération et de

Développement Économique (OCDE), et pas seulement en France.

De manière sommaire, on peut résumer la situation actuelle de la façon

suivante. D’une part, les recherches portant sur la production du langage ont

essentiellement porté sur le langage oral chez l’enfant et chez l’adulte,

comme l’attestent les publications. Celles relatives à l’écrit sont récentes et

n’abordent qu’un nombre réduit de thèmes, même si les travaux tendent à

1
augmenter depuis deux décennies . D’autre part, au plan pédagogique, les

activités de production écrite ont, depuis les débuts de la scolarisation

obligatoire, occupé une moindre place dans les emplois du temps, en dépit

2
des recommandations des programmes en France . Il s’ensuit que les

performances des élèves, notamment à l’école élémentaire, restent de niveau


très modeste, au point que les pouvoirs publics s’en inquiètent au moins en

occident, et s’efforcent d’intervenir. Toutefois, les mesures prises sont

limitées, les enseignants peu préparés et les curricula faiblement organisés.

Enfin, l’évolution récente des nouvelles technologies et les changements

qu’elles ont induits dans la formation et les professions obligent à

reconsidérer la nature et les fonctions de l’écrit. Dans la plupart des métiers,

l’usage de l’ordinateur ou des tablettes entraine la nécessité pour les

individus de maitriser la lecture et la rédaction de types de textes techniques

(rapports, bilans, descriptions de dispositifs, etc.) souvent éloignées des

formes textuelles mobilisées traditionnellement au cours de la scolarité.

Désormais, il n’est pas rare de rencontrer des adultes qui passent plus de

temps à lire et rédiger qu’à communiquer oralement, ce qui exige d’eux une

habileté dans le maniement de l’écrit qui était jadis requise des seules

professions d’encadrement. L’enseignement de l’écriture sous ses diverses

modalités (écriture manuscrite, dactylographie, etc.) et de la rédaction

(ou composition écrite) sous ses différentes formes et fonctions relève

3
désormais de la formation de base des futurs adultes .

Sur quelles données l’apprentissage et l’enseignement de l’écriture et de la

rédaction peuvent-ils s’appuyer pour définir des objectifs réalistes adaptés

aux différents niveaux de la scolarité, concevoir des programmes, des

progressions et des modalités d’évaluation ? Deux sources principales sont

disponibles, même si elles peuvent initialement apparaitre éloignées de ces

préoccupations : d’une part, les données issues de la neuropsychologie ;

d’autre part, celles recueillies au cours des études portant sur les

performances des adultes. De ces deux courants de recherche ont dérivé la

plupart des études portant sur l’apprentissage de l’écrit et de la rédaction.

Après en avoir dressé un rapide bilan (section 1), nous serons en mesure

d’aborder les questions relatives à l’évolution des performances des élèves et

aux possibilités d’en infléchir les trajectoires.

I. Un bilan des données issues de la


neuropsychologie et de l’étude des

adultes

1 Les apports de la neuropsychologie

Déterminer les opérations mentales impliquées dans l’écriture et la


rédaction soulève les mêmes problèmes qu’en ce qui concerne la
lecture. Ces opérations ne sont pas directement observables. Seuls
les produits –  erreurs, traces écrites, mots et phrases transcrits,
textes rédigés –  le sont. Pour inférer les activités mentales
potentielles, l’une des premières sources accessibles a consisté à
étudier les troubles et leur inscription cérébrale souvent
approximative. Plus récemment, l’imagerie cérébrale a permis de
mieux identifier les centres et les réseaux cérébraux impliqués dans
les activités de production.
Les neuropsychologues s’appuient sur des études de cas de patients
pour distinguer plusieurs catégories d’agraphies  : perte totale ou
partielle de la capacité de production de l’écrit4. Les agraphies
linguistiques associées à une aphasie, dont les symptômes varient
selon les atteintes (Broca, Wernicke, aphasie de conduction)  ; les
agraphies non aphasiques qui portent sur les dimensions spatiale et
motrice de l’écriture, ainsi l’agraphie apraxique (ou pure) se
caractérise par la difficulté à former les lettres alors même que le
patient peut épeler les mots ou les reconstituer à partir de lettres
qui lui sont fournies  ; les agraphies dysexécutives associées aux
atteintes frontales qui se traduisent par des difficultés à planifier, à
hiérarchiser les informations, à maintenir la cohérence sans perdre
de vue le but de la rédaction et à maintenir l’attention au cours de la
production.

« Plus récemment, l’imagerie cérébrale a permis de

mieux identifier les centres et les réseaux cérébraux


impliqués dans les activités de production. »

Au total, trois macro-composantes ont été isolées par les approches


de neuropsychologie clinique  : celle relative à la dimension visuo-
spatiale et à la motricité (agraphies dites périphériques) ; celle qui a
trait à la dimension linguistique, notamment associée aux atteintes
de l’orthographe (agraphie dite centrale)  ; celle qui concerne les
activités dites de haut niveau dédiées à la planification, au contrôle
et à la régulation de la production de textes. Les données sont
compatibles avec une conception modulaire de la production écrite
selon laquelle des procédures et des représentations indépendantes
les unes des autres sont dissociables et peuvent se trouver
sélectivement affectées, par exemple chez un patient dont la lecture
et l’écriture sous dictée sont préservées alors que la rédaction est
déficitaire.
Figure 1. Processus centraux et périphériques de la production
écrite (écriture sous dictée – entrée phonologique, ou
dénomination écrite d’images – entrée visuelle)5.
Ce modèle détaille la suite des opérations susceptibles de conduire
d’une entrée sensorielle auditive (dictée de mot par exemple) ou
visuelle (dénomination d’image) à la production d’un mot sous
différentes modalités  : écriture manuscrite, épellation ou
dactylographie. Ces opérations sont inférées des données recueillies
par les neuropsychologues à partir d’études de troubles et des travaux
de psycholinguistique réalisés auprès d’adultes.

Les études utilisant l’imagerie cérébrale ont confirmé et précisé les


données de la neuropsychologie fonctionnelle. Les localisations
associées à l’écriture ou à la rédaction ont mis en évidence des
activations des aires frontales, pariétales et temporales, en général
dans l’hémisphère gauche bien que des régions de l’hémisphère
droit soient également activées. Les modèles dominants du
fonctionnement adulte postulent l’existence d’une organisation
hiérarchique composée de modules indépendants dans lesquels les
troubles s’interprètent comme des manques affectant certaines
composantes. Ainsi, les dysgraphies dites centrales affectent la
production orthographique et opposent deux voies de production
des mots, et donc de troubles  : l’une qui retrouve directement en
mémoire les formes orthographiques fréquentes  ; l’autre qui
compose les formes peu, voire pas connues à partir de constituants
sous-lexicaux qui sont assemblés en correspondance avec leur forme
phonologique6. Une étude d’IRMf a analysé les réponses neurales
aux manipulations de la fréquence et de la longueur sur des mots
fréquents versus rares, longs versus courts (respectivement 8 et 4
lettres). Des réseaux différenciés d’aires cérébrales se révèlent
spécifiquement sensibles à la longueur et la fréquence lexicale.
La sortie de la composante centrale aboutit à l’élaboration d’une
représentation abstraite d’une suite des lettres stockée dans une
mémoire temporaire (dite mémoire de travail, ou buffer
graphémique) à capacité limitée et susceptible d’être affectée par
des troubles se traduisant par des omissions, substitutions, ajouts de
lettres. À partir du buffer, les lettres sont appariées à des
programmes moteurs variant selon les modalités de production  :
épellation, écriture manuscrite, dactylographie. À ce niveau se
situent les atteintes dites périphériques. Deux méta-analyses ont
permis de préciser les aires cérébrales activées par les processus
centraux et périphériques au cours de l’écriture7.
Les études d’imagerie cérébrale dédiées à la mise en évidence des
activations associées aux activités de production de phrases ou de
textes ont montré que le traitement de l’ordre des mots dans la
phrase et celui de l’ordre des événements dans un texte relatant des
suites de faits (routiniers ou non) relèvent en grande partie de
régions cérébrales différentes malgré un certain recouvrement dans
les cortex frontal gauche, pariétal et temporal. Dans une tâche de
détection d’erreurs d’ordonnancement, les zones associées aux
séquences d’événements sont plus spécifiquement le gyrus frontal
médian, l’aire motrice supplémentaire et le gyrus angulaire gauche8.

2 La production de textes chez l’adulte

Les recherches en psycholinguistique font toutes référence au


modèle de Hayes et Flower (1980) qui présente une conception
relativement simple de l’activité de production de textes chez
l’adulte expert9. Cette activité est envisagée comme une dynamique
de résolution de problèmes au cours de laquelle un individu placé à
un moment donné dans un environnement (consigne, destinataire,
etc.) mobilise ses connaissances en mémoire (du domaine évoqué,
des formes langagières, etc.) pour gérer le processus complexe de la
production textuelle. Celle-ci implique une recherche et une
organisation des idées à exprimer, une mise en texte de celles-ci et
une éventuelle révision et reprise du produit, ces trois dimensions
étant en continuelle interaction. Il s’agit d’un modèle d’expert
fréquemment décrit et qui a été revu à plusieurs reprises, sans
jamais intégrer ni les aspects moteurs de la production ni la question
orthographique, et en accordant peu de place aux composantes de
la mise en texte10 (cf. figure 2).
Figure 2. Modèle de production de textes élaboré par Hayes et
Flower (1980)11.

Pour mieux comprendre les difficultés que soulève la composition


écrite, le modèle doit prendre en considération le caractère limité
des capacités de mémoire de travail et d’attention12. De fait, ces
limites contraignent à la fois le nombre de dimensions susceptibles
d’être intégrées à un moment donné de la production et la manière
dont elles sont coordonnées. Une instance ou un mécanisme de
contrôle et de régulation est donc nécessaire pour orchestrer le
déroulement en temps réel de la rédaction. Les traces de cette
orchestration se manifestent à travers la distribution des pauses et
les modulations de la vitesse d’écriture : les rédacteurs interrompent
régulièrement l’écriture pendant des durées variables dépendant de
facteurs bien identifiés –  fréquence des mots, longueur des
propositions à planifier, etc. Ils ralentissent ou accélèrent leur débit
graphique en fonction des items qui suivent et des difficultés
orthographiques internes aux mots (sous-lexicales)13. La réduction
des difficultés de gestion de la rédaction est possible en recourant à
plusieurs stratégies : automatiser certains traitements, par exemple
l’écriture ou l’orthographe  ; anticiper en préparant la rédaction par
une recherche d’idées et une planification des contenus et de leur
organisation  ; différer la prise en compte de certaines dimensions,
par exemple en révisant en fin de paragraphe ou de texte14. Les
recherches utilisant les corrélations ou introduisant des
manipulations de conditions expérimentales ont montré l’impact
positif de l’automatisation ou du recours aux stratégies allégeant la
tâche de rédaction15.

« Les recherches utilisant les corrélations ou

introduisant des manipulations de conditions

expérimentales ont montré l’impact positif de

l’automatisation ou du recours aux stratégies allégeant

la tâche de rédaction. »

Les dimensions relatives à la mise en texte ont été moins explorées.


Les recherches se situent dans la lignée des travaux de Levelt et ses
collaborateurs16. Concernant la production écrite de mots, les
données de la psycholinguistique reprennent l’idée des deux
procédures de production écrite et en attestent la pertinence à
partir de données expérimentales. Les modèles correspondants
s’appuient également sur la dichotomie des traitements central et
périphérique et distinguent entre les niveaux
conceptuel/sémantique, orthographique et post-orthographique17.
Relativement à la production de phrases, les auteurs distinguent
deux niveaux d’encodage grammatical  : le premier traitant les
représentations abstraites des mots (les lemmas), l’autre – le niveau
positionnel – prenant en compte les formes de surface et les
positions des mots dans la proposition18. La mise en évidence de
l’amorçage des formes syntaxiques par une simple présentation de
celles-ci atteste l’existence d’un niveau autonome de traitement de
la syntaxe : l’exposition à une forme associée à une illustration, par
exemple «  il a envoyé à sa sœur des fleurs blanches  » induit la
production de « le chien a apporté à son maitre le bâton » plutôt que
«  le chien a apporté le bâton à son maitre  » en réponse à la
présentation d’une image. Ces faits sont compatibles avec les
données de la neuropsychologie19 et leur articulation avec la
production de mots reste à trouver.
Les dimensions motrice et spatiale de la production écrite font
partie des domaines les plus étudiés au cours de la dernière
décennie. Les données neuropsychologiques et expérimentales
s’inscrivent dans le modèle développé par Van Galen, approfondi et
repris par Kandel et ses collaborateurs20. Selon ce modèle, la sortie
des traitements centraux aboutit à une forme orthographique
composée d’une séquence de lettres abstraites, ordonnées et
stockées temporairement en mémoire de travail (ou buffer
graphémique), par exemple, pour POULE : P1O2U3L4E5. À partir de
là vont s’effectuer la sélection des formes des lettres et du style
(formes cursives, minuscules ou majuscules, etc.) puis l’activation des
programmes moteurs déterminant les traits, le contrôle de leur taille
et leurs orientations. Plusieurs résultats importants ont été mis en
évidence. Tout d’abord, le tracé des premières lettres d’un mot (le
traitement périphérique) commence chez les adultes avant que la
forme orthographique de ce mot ne soit complètement déterminée.
Ce fonctionnement dit en cascade a pour conséquence que la
dimension orthographique influe sur le décours temporel de la
production, par exemple en induisant des pauses et des
changements de débits en fonction de traitements sous-lexicaux  :
syllabes, morphèmes, régularités21. Cette observation soulève la
question de la gestion en temps réel des diverses dimensions
mobilisées au cours de la rédaction en général, qu’il s’agisse de mots,
de phrases ou de textes. Une question particulièrement pertinente
pour interpréter l’évolution des productions écrites.

II. L’évolution des productions à

l’école élémentaire

Le modèle adulte de production d’écrits ci-dessus évoqué n’est ni


immédiatement transposable à l’élève de l’école élémentaire ni
adapté aux questions relatives à l’apprentissage. Il a pourtant servi
de base et impulsé de nombreuses recherches sur l’évolution des
performances entre 6 et 20 ans et sur les facteurs susceptibles
d’influer sur cette évolution. Il présente en effet l’avantage de
rendre compte des différences interindividuelles en composition
écrite à partir d’un nombre limité d’opérations mentales. Il a aussi
permis d’envisager comment changer le mode de rédaction des
individus en les amenant à utiliser des stratégies de composition plus
sophistiquées. Un premier travail a porté sur des adolescents et
abordé deux composantes  : la planification et la révision. Puis, les
travaux de Virginia Berninger et ses collaborateurs d’une part et les
propositions théoriques de Deborah McCutchen d’autre part ont
permis d’avancer dans l’étude des facteurs intervenant dans
l’évolution22. De rares études en imagerie cérébrale sont venues
compléter les approches comportementales, abordant le plus
souvent les dimensions sensori-motrices et orthographiques de la
production écrite23. Deux grandes catégories de variables ont été
identifiées et leurs effets testés sur les modifications de
performances  : la nature des stratégies et les effets de leur
apprentissage  ; l’automatisation ou au moins l’amélioration de
l’efficience de l’écriture, voire du traitement de l’orthographe, et son
impact sur la qualité et la longueur des textes élaborés.

1 Le recours aux stratégies de composition écrite


Marlene Scardamalia et Carl Bereiter ont montré que la conduite de
la production écrite s’opère initialement chez les plus jeunes ou les
plus novices par simple transcription de connaissances récupérées
en mémoire au fur et à mesure, selon une stratégie dite de
formulation des connaissances (knowledge telling)24. Il s’ensuit
souvent une juxtaposition d’événements ou d’états peu voire pas
reliés entre eux, sans cohérence ni cohésion. Le fait de préparer la
rédaction ne modifie pas cette situation, comme si aucune
planification n’intervenait, même sur demande ou suggestion. La
qualité des textes dépend des connaissances disponibles  : elle est
d’autant meilleure que les connaissances préalables sont
nombreuses et déjà bien organisées en mémoire à long terme25.
L’impact de la connaissance du thème et de la structure des textes se
manifeste également sur la dynamique de la production, notamment
les durées et la localisation des pauses. La plupart des enfants d’âge
scolaire ne reviennent pas sur leur production et, lorsqu’ils le font,
reprennent les aspects les plus superficiels  : ponctuation,
orthographe lexicale. De plus, les modifications de la version initiale
n’améliorent généralement pas la qualité de celle-ci.
Par contraste, chez les plus âgés ou plus experts, la production
s’effectue par remodelage des connaissances en fonction des
objectifs poursuivis et du destinataire  : distraire, convaincre, etc.,
suivant une stratégie dite de transformation des connaissances  :
(knowledge transforming). La planification préalable améliore la
qualité et la quantité des textes. Des améliorations significatives par
le biais de la révision sont attestées en fin de scolarité élémentaire
et en début de second degré à condition de mettre en œuvre des
dispositifs précis, par exemple en expliquant clairement ce qui est
attendu de la révision. Les données issues de l’imagerie cérébrale
comparant des bons versus faibles rédacteurs de CM2 mettent en
évidence des différences d’activation de certaines aires cérébrales
(le gyrus frontal médian, la région temporale gauche et le cervelet
gauche) lors de la recherche des idées, avant même le passage à la
rédaction26.
Plutôt que de décrire l’évolution comme s’il s’agissait d’un
développement «  naturel  », Steve Graham et ses collègues ont
abordé la production de textes comme un apprentissage pour lequel
des interventions explicites sont possibles. Ils ont notamment étudié
les effets des enseignements directs, par explicitation des stratégies
à mobiliser et mettre en œuvre. Ils ont élaboré et testé un modèle
(SRSD  : Self-Regulated Strategy Development) qui cherche, pour
chaque stratégie à  : 1) développer les connaissances de base
requises pour l’employer  ; 2) décrire son intérêt, ses conditions
d’emploi et son déroulement  ; 3) montrer comment on l’utilise  ; 4)
aider les élèves à l’utiliser ; 5) aller jusqu’à l’utilisation autonome et
de ce fait enseigner des habiletés d’autorégulation. Les méta-
analyses conduites mettent en évidence l’efficacité de cette
approche au moins à partir de la fin de l’école élémentaire (CM1 ou
CM2)27. De fait, le poids de l’autorégulation augmente en fonction
de l’expérience et de la maturité et se traduit par le recours croissant
à la planification, à la révision mais aussi à l’autorégulation, avec
d’importantes différences interindividuelles28. À notre connaissance,
aucune étude d’imagerie n’a analysé les modifications d’activations
cérébrales associées aux changements stratégiques et au rôle qu’y
jouent les fonctions exécutives. Des changements sont probables
affectant les aires frontales, comme le suggèrent les données issues
des agraphies dysexécutives, mais elles restent à attester29.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Enseigner explicitement l’usage textuel de la ponctuation : une

recherche de terrain

La ponctuation, ses marques et leurs usages, donnent rarement lieu à un


enseignement explicite et systématique. En conséquence,
l’apprentissage s’en effectue implicitement, au gré des rencontres et des
remarques des enseignants. L’objectif est ici de décrire comment et avec
quels effets un tel apprentissage peut être envisagé par le biais d’études
de corpus et par recours à des expériences de production et de lecture.
Plusieurs classes de CE2 (129 enfants) ont suivi un enseignement bref et
systématique, faisant ressortir la nature et la fonction textuelle de trois
marques de ponctuation : alinéa ; point et majuscule ; virgule. Les effets
de ces interventions sur les performances des élèves ont été évalués à
court (quelques jours) puis à long terme (plusieurs semaines), à travers,
d’une part des textes à compléter et d’autre part une production de
mémoire, la rédaction de l’histoire du Petit Chaperon Rouge.
La ponctuation est un système limité de marques spécifiques de l’écrit
au moins partiellement hiérarchisées. Ces marques indiquent le degré et
la nature de la relation entre énoncés successifs : l’alinéa est jugé comme
une marque plus «  forte  » que le point-majuscule, lui-même évalué
comme plus « fort » que la virgule. Cette hiérarchie est attestée par les
productions, les évaluations et les mesures de durées de pauses
recueillies auprès de juges adultes enseignants. Comment faire acquérir
un tel système aussi subtil ?
Les études portant sur les productions de textes d’élèves allant du CP au
CM2 font apparaitre qu’une longue évolution est nécessaire pour que se
normalisent : d’une part, les formes (par exemple avec la disparition du
point ou de la majuscule employés seuls) et d’autre part, le marquage du
degré de liaison entre énoncés successifs. Afin d’accélérer l’apprentissage
et de prévenir les erreurs ou les manques, un protocole a été conçu avec
les enseignants des classes de CE2 et proposé à plus de 120 élèves.
Trois textes simples ont été élaborés et présentés à raison d’un par jour:
le déroulement d’une classe de mer ; la description d’une maison ; les
menus d’un séjour bref. Dans chacun des textes, les découpages dans le
temps ou l’espace étaient associés à des emplois de marques de
ponctuation respectant la hiérarchie des segmentations  : les alinéas
correspondaient aux changements de jours ou d’étages (dans la
maison) ; les points-majuscules aux passages des demi-journées ou aux
changements de pièces ; etc. L’attention des enfants était appelée sur ces
changements et sur les marques qui s’y trouvaient associées. Les
enseignants montraient et commentaient les marques et justifiaient leur
position et leur nature. À la suite des observations, explications et
justifications, les élèves recevaient le texte (dont la version originale était
dissimulée) dépourvu de toute ponctuation et devaient reconstituer
celle-ci. Les performances aux reconstitutions de la ponctuation des trois
textes s’améliorent significativement et progressivement au fil des
séances. Globalement, toutes marques regroupées, les pourcentages de
marques correctes et correctement placées passent de 73  % avec le
premier texte à 77  % avec le deuxième et 85  % avec le troisième.
L’analyse par marque montre que les progrès valent pour les alinéas
(61 %, 72 % et 77 %), les points-majuscules (85 %, 89 % et 9 2%) et les
virgules (65  %, 66  % et 80  %). L’instruction explicite se traduit donc à
court terme par un accroissement rapide de la diversité des marques et
de leur localisation, et cela en dépit de la brièveté des interventions.
Mettre en évidence un effet à court terme et portant sur des exercices aux
exigences limitées ne suffit pas à attester l’impact d’un enseignement,
surtout portant sur un domaine aussi complexe. Nous avons demandé
aux élèves de rédiger à deux reprises séparées de quatre mois – pré-test
en septembre 2013 avant toute intervention et post-test en janvier 2014
après enseignement – le conte du Petit Chaperon Rouge. Les deux
versions ont fait l’objet de deux évaluations. La première, subjective,
demandait aux enseignants impliqués d’évaluer sur quatre échelles de 5
points (pour un total sur 20) les performances de chaque élève au pré- et
au post-test. Les textes étaient rendus anonymes, dactylographiés et
proposés à des enseignants qui ne connaissaient pas les élèves. La
seconde évaluation, réalisée par deux juges, portait sur 42 critères
répartis sur plusieurs dimensions. Les deux évaluations ont été
comparées au pré- et au post-test afin de déterminer si les élèves avaient
globalement progressé en rédaction.
Les performances évaluées subjectivement et en double aveugle par les
enseignants progressent de 7,96 à 9,75. L’évaluation objective (sur 16) à
partir de critères précis fait également apparaitre un progrès significatif,
de 12,21 à 12,94. Des analyses spécifiques ont été conduites, qui visaient
à déterminer si et dans quelle mesure les améliorations relevées entre les
pré- et les post-tests tenaient aux performances initiales des élèves ou
étaient influencées par les enseignements dispensés relativement à la
ponctuation. Les résultats montrent que les performances finales en
rédaction sont prédites en premier lieu par les performances au pré-test.
Les entrainements conduits relativement à la ponctuation ajoutent
toutefois une contribution propre, modeste mais significative.

2 L’automatisation des dimensions dites de bas niveau :

transcription et traitements orthographiques

La production écrite de textes est une activité complexe mobilisant


plusieurs dimensions  : les connaissances conceptuelles et
expérientielles du domaine évoqué, les savoirs et savoir-faire
linguistiques (lexique, syntaxe, formes rhétoriques), les stratégies de
production, mais aussi deux composantes passées inaperçues dans
les recherches portant sur les adultes  : la transcription sous ses
différentes modalités (écriture manuscrite, dactylographie) et les
traitements orthographiques. Des observations d’abord30 puis des
études de corrélations31 et enfin des recherches introduisant des
interventions et testant leurs effets ont montré que les différences
interindividuelles en écriture manuscrite et en orthographe influent
sur la longueur et la qualité des productions de textes, et cela
surtout chez les élèves les plus jeunes (jusqu’au CE2 ou CM1)32. Au-
delà, à partir du CM2, une influence subsiste mais elle diminue sans
disparaitre même chez les adultes33.
Cet impact s’interprète en termes de charge. La capacité de
mémoire à court terme et d’attention des jeunes élèves étant
limitée et le cout de l’écriture et des traitements orthographiques
étant très élevé, les élèves sont en quelque sorte « débordés » par la
tâche à accomplir et ne peuvent gérer toutes les dimensions de la
rédaction. Il s’ensuit des oublis, des erreurs, et plus généralement
une relative pauvreté des productions. Les interventions améliorant
l’écriture et, moins clairement, celles qui agissent sur l’orthographe,
induisent des progrès de la qualité des textes et de leur longueur34.
Les difficultés d’écriture influent sur les performances en
orthographe, et réciproquement, en accord avec un modèle du
fonctionnement cognitif dans lequel les différentes composantes
partagent une capacité commune d’attention et de mémoire qui se
répartit entre elles35. Dès lors, toute captation par une composante
trop couteuse peut amener une chute de performance d’une autre
dimension  : les erreurs d’accord des verbes et des adjectifs
commises par les adultes s’expliquent aisément par ce cout de
gestion difficilement prévisible car variant en fonction des phases de
rédaction36. Dès lors également, toute amélioration de performance
d’une composante, et donc toute automatisation, libère de
l’attention et de la mémoire alors disponibles pour gérer les autres
dimensions : recherche d’idées, formulation syntaxique, etc.
Les récentes recherches en imagerie cérébrale portant sur la
production écrite ont essentiellement abordé les questions relatives
à la transcription des lettres et des mots isolés. Plusieurs
découvertes importantes ont été réalisées en ce qui concerne les
tout débuts de l’écriture puis son automatisation. L’apprentissage de
l’écriture s’effectue vraisemblablement comme les autres
apprentissages moteurs. Il a lieu alors que le cerveau se développe
entre 6 et 10 ans parallèlement à une augmentation continue de la
densité de matière blanche, un accroissement de la matière grise
pendant l’enfance moyenne, suivi d’une diminution ultérieure. Les
ressources sont mobilisées de manière de plus en plus efficace avec
l’âge, ce qui se traduit par une focalisation croissante des zones
cruciales pour la réalisation des tâches et une diminution des régions
non corrélées avec celles-ci. Le système devient ainsi plus spécialisé
et mieux organisé37. La construction et la consolidation des
programmes moteurs en mémoire à long terme sont un processus
long et exigeant, comme l’illustre l’évolution des productions écrites
d’enfants entre 5 et 9 ans : la vitesse et la lisibilité augmentent38.

« Les difficultés d’écriture influent sur les

performances en orthographe, et réciproquement, en

accord avec un modèle du fonctionnement cognitif dans

lequel les différentes composantes partagent une

capacité commune d’attention et de mémoire qui se

répartit entre elles. »

L’apprentissage de l’écriture n’est pas une tâche simple : les enfants


doivent mobiliser leurs capacités motrices fines encore immatures
pour effectuer une série de traits correspondant à chaque caractère.
Ils doivent aussi situer chaque trait par rapport aux autres, noter les
recouvrements et les orientations, qui sont cruciales pour la
reconnaissance des lettres (b versus d versus p versus q). Dans le
même temps, ils doivent découvrir que des caractéristiques telles
que la taille, le format, la pente (etc.) n’ont pas d’importance pour
l’identité des lettres. L’identification des seuls attributs pertinents
pour la reconnaissance des lettres pose donc problème. Quelles sont
les conditions susceptibles de faciliter ces apprentissages  ? Utiliser
les lettres sur un clavier d’ordinateur est-il plus favorable que la
copie des mêmes lettres, ou que le fait de repasser sur un tracé déjà
disponible ? Observer autrui en train d’écrire constitue-t-il une aide ?
L’étude des seules performances ne permet pas toujours de
répondre à ces questions. Aussi les études portant sur l’activation
des aires cérébrales ont-elles apporté des informations précieuses.
Karin Harman James et ses collaborateurs ont par exemple demandé
à des enfants de 4-5 ans ne sachant pas lire de traiter par la
dactylographie, le dessin et le tracé (en repassant sur des pointillés)
de lettres et de formes géométriques (constituant une condition
contrôle). Ils ont ensuite testé la reconnaissance de ces mêmes
lettres et formes mais aussi d’autres lettres et formes non
entrainées. Ils ont également enregistré les activations cérébrales
dans le cerveau entier et dans certaines aires privilégiées. Ils ont ainsi
identifié des différences d’activation entre lettres et formes,
entrainées ou non ; les lettres non entrainées avaient le même type
d’activation que les formes entrainées ou non. Ils ont aussi relevé
des différences dans plusieurs aires entre les lettres et les formes
entrainées en dessin ou en tracé des lettres ou des formes. Plusieurs
résultats ont été rapportés : la dactylographie ne recrute aucune des
régions activées par les productions ; la perception des lettres active
les aires motrices correspondantes mais seulement si les lettres ont
été produites (et non simplement repassées sur des pointillés) ; l’aire
cérébrale spécialisée dans la reconnaissance des lettres (la Visual
Word Form Area) se trouve activée par la seule production
manuscrite des lettres, mais ni par la seule dénomination des lettres,
ni par leur tracé simple (en repassant sur des pointillés) ni par
l’observation d’autrui effectuant l’écriture  ; le fait que l’élève
produise des formes successives légèrement différentes serait plus
favorable à l’apprentissage que de repasser sur des formes toutes
prêtes  ; le degré de latéralité augmente entre 3 et 7 ans et les
activations deviennent plus focalisées. Karin Harman James et ses
collaborateurs en déduisent qu’il semble exister une voie de
l’écriture conduisant à la lecture (a writing route to reading)39  :
l’écriture apparait essentielle du fait qu’elle relie l’aire fusiforme
gauche avec les régions sensorielles du toucher et avec celles de la
production motrice. Au total, l’enseignement de l’écriture
manuscrite semble nécessaire à l’apprentissage de la lecture et de
l’écriture des lettres et des mots. L’orthographe, elle, doit être
enseignée explicitement pour que soient stockées les dimensions
phonologique, orthographique, morphologique40  ; toutefois, les
données disponibles valent pour l’anglais. Les difficultés propres au
français, notamment l’existence de nombreuses marques sans
correspondances phonologiques (le -d de foulard, les -s du pluriel
des noms et des adjectifs, les -nt du pluriel verbal) posent des
problèmes spécifiques pour lesquels des études d’imagerie seraient
utiles41.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Enseigner et apprendre les accords des noms, des adjectifs et des

verbes

Dans la quasi totalité des systèmes orthographiques, les marques


(morphologiques) des accords en nombre sont audibles, même si la
correspondance entre phonèmes et graphèmes peut être complexe.
Ainsi, en anglais, le -s du pluriel peut être prononcé /s/ ou /z/ ou /iz/ ; ce
qui entraine des difficultés d’apprentissage. En français, la situation est
encore plus critique, puisque les enfants découvrent seulement au cours
de l’apprentissage de l’écrit qu’il existe des marques du nombre et que
celles-ci n’ont le plus souvent pas de correspondants phonologiques  :
par exemple, dans «  la poule picore / les poules picorent  », seuls les
déterminants indiquent si un mot est pluriel, singulier, féminin ou
masculin. Les noms, adjectifs et verbes ne portent que rarement de
marques audibles de nombre (et de genre). Il s’ensuit la nécessaire mise
en place d’un enseignement explicite reposant sur la présentation de
règles assorties de la réalisation d’exercices divers.
Les travaux conduits sur l’apprentissage des accords chez les élèves du
CP jusqu’au collège ont mis en évidence une série de faits. Dans un
premier temps, en début de CP et en CE1, les enfants ne marquent le
plus souvent le pluriel ni pour les noms ni pour les adjectifs ni pour les
verbes. Ils écrivent les mots sous leur forme neutre : le singulier pour le
nom, la troisième personne du singulier pour le verbe. Pourtant, très
rapidement, la plupart d’entre eux connaissent la marque du pluriel
nominal et savent l’interpréter. Ils sont même en mesure de formuler
plus ou moins adroitement la règle “si pluriel alors ajouter -s”. En somme,
ils disposent d’une connaissance mais ils ne la mettent pas facilement et
spontanément en œuvre. Vraisemblablement, à cette période de la
scolarité, l’essentiel de leur attention est capté par la détermination de
l’orthographe par la transcription du mot. Ils sont néanmoins souvent en
mesure de détecter les erreurs d’accord nominal et de les corriger alors
même qu’ils les commettent eux-mêmes.
Dans une deuxième phase, en CE1 et CE2, les enfants utilisent le -s
(pluriel nominal) à la fois correctement pour les noms, parfois pour les
adjectifs, et erronément en généralisant la flexion -s aux verbes. Ils
commettent des erreurs de substitution, de -s à -nt. Le pluriel nominal,
parce qu’ils est sémantiquement motivé, est plus précocement mis en
œuvre que le pluriel des adjectifs (qui mobilise la même marque -s) et
que le pluriel des verbes (-nt). Dans une troisième période, en CE2 et
CM1, les enfants utilisent souvent la flexion -nt pour les verbes et ils
tendent à en généraliser l’emploi à quelques adjectifs et à quelques
noms, écrivant «  les ferment  » au lieu de «  les fermes  », notamment
lorsque ces noms ou ces adjectifs ont un homophone verbal. Tout se
passe comme si le pluriel notionnel activait des flexions concurrentes (-
s/-nt), induisant des interférences. Les interférences entre ces marques
sont plus fortes pour les noms et les verbes ayant des homophones
respectivement verbaux ou nominaux (par exemple timbre/fouille, etc.).
Ces effets d’interférence ne disparaissent pas chez l’adulte. Lorsque celui
ou celle-ci doit transcrire des phrases alors même qu’il ou elle rédige un
texte, la charge en mémoire et en attention empêche parfois la
focalisation sur les accords et induit parfois l’occurrence d’erreurs.
Reste la question de l’apprentissage. Il est possible que la pratique de
l’écrit entraine des apprentissages implicites, bien que la question de
l’existence de tels apprentissages portant sur des marques discontinues
(les .........s .......s .......nt) n’ait pas encore reçu de réponse assurée. Les
données issues des recherches confortent la position selon laquelle une
instruction explicite est nécessaire à l’apprentissage des flexions et de
leur usage. Pour tester son efficacité, nous avons réalisé à Dijon une
quasi-expérience dans 18 classes de CP, CE1 et CE2 : 12 classes ont suivi
un enseignement explicite direct pendant plusieurs semaines, les 6
autres constituant un groupe contrôle. Tous les élèves ont complété un
pré- et un post-test incluant des accords de noms, adjectifs et verbes
insérés dans des phrases de complexité différente. Les résultats ont mis
en évidence que, malgré sa brièveté, l’instruction dispensée entrainait
une amélioration rapide et pertinente des performances. Dès le CP, les
erreurs d’accord portant sur les noms avaient presque disparu, celles
affectant les adjectifs avaient beaucoup diminué. Ces dernières
présentaient toutefois en CE2 une évolution complexe facilement
explicable en termes de généralisation  : pour une partie des adjectifs
comme « fixe », « vide », la flexion –nt était employée plutôt que -s. Enfin,
l’amélioration des accords des verbes, bien que moindre, était également
observée dès le CP, et surtout en CE1. En somme, l’enseignement
explicite assorti d’exercices et d’évaluations immédiates semble en
mesure d’induire à court terme une amélioration significative des
performances d’accord. Une reprise plus récente de cette recherche, à
Riom en France, et sur des classes de CE et CM a montré que les
apprentissages réalisés en cours d’année (entre janvier et Pâques)
aboutissaient à des performances stables, sans diminution à la rentrée
de septembre.
Il convient de noter que, d’une part, ces recherches ont porté sur des
interventions brèves (6 semaines au plus), et que leurs effets n’en sont
que plus remarquables, y compris à moyen terme, et que, d’autre part,
des évaluations manquent quant à l’impact de ces apprentissages sur les
performances des élèves au cours d’activités plus complexes, telle la
rédaction de textes. Des travaux complémentaires devront donc être
conduits.

3 Enseigner pour faire apprendre l’écriture et la rédaction

La composition écrite est une activité complexe mobilisant plusieurs


composantes dont les apprentissages suivent des agendas différents
et dont les fonctionnements doivent être coordonnés pour parvenir
à des productions remplissant l’exigence fondamentale de la
communication  : être compréhensibles par autrui. Il n’est pas
envisageable d’obtenir d’emblée des jeunes élèves qu’ils atteignent
un tel objectif, par exemple en rédigeant un récit ou une description
d’environ une page et présentant les caractères attendus de
cohérence et de cohésion. Il convient donc de rechercher des voies
d’intervention réalistes et efficaces à terme, par exemple en fin de
scolarité élémentaire ou en classe de sixième. Pour cela, les données
recueillies par les recherches neuropsychologiques et cognitives et,
plus récemment, par les études en imagerie, ouvrent des
perspectives qui doivent être combinées aux apports de la
linguistique et aux recherches didactiques42.

« Une possibilité serait de chercher comment, dès

l’école maternelle, des situations particulières

pourraient permettre aux enfants de découvrir

précocement les conditions et la gestion des

productions monologiques. »

En premier lieu, la production écrite se déroule dans des conditions


pragmatiques différentes de celles auxquelles les jeunes enfants
sont habitués et ont appris à communiquer avec leurs parents et
leurs pairs. La pratique de l’écrit est monologique  : aucun geste,
aucune mimique, aucune remarque ne permet de savoir
immédiatement, comme à l’oral, si le message produit est pertinent
du point de vue du contenu et adapté quant à sa forme.
Une possibilité serait de chercher comment, dès l’école maternelle,
des situations particulières pourraient permettre aux enfants de
découvrir précocement les conditions et la gestion des productions
monologiques. L’utilisation du téléphone ou celle des
enregistrements sans accès visuel pourraient constituer des
situations exploitables. Elles permettraient notamment de faire
découvrir le fonctionnement de marques linguistiques associées aux
productions « distanciées » – usage des déterminants, des références
nominales et pronominales, des formes verbales, etc.43 – dont on sait
qu’elles posent longtemps problème et dont la vie courante ne
fournit guère d’occasions d’en saisir le fonctionnement. En général,
les élèves ne les découvrent qu’à travers la lecture alors qu’il serait
sans doute possible d’en avancer la découverte et la fréquentation.
En deuxième lieu, deux composantes nouvelles pour les élèves de 6
ans contraignent l’apprentissage de l’écrit : la production des lettres
et celle des formes orthographiques des mots. Le plus souvent, les
enfants ne découvrent ces deux dimensions de l’écrit qu’à travers
l’apprentissage de la lecture, lequel domine les approches de
l’écrit44. Or, les données issues de recherches cognitives et en
neurosciences suggèrent que la pratique de l’écriture manuscrite
contribue à la fois à l’apprentissage des lettres en production mais
aussi en lecture. Les pratiques d’orthographe inventée mises en
place à l’école maternelle ont d’ailleurs des effets positifs sur
l’apprentissage ultérieur de la lecture45. Ultérieurement, l’écriture
des mots influe positivement sur la lecture comme sur
l’apprentissage des formes orthographiques46. En d’autres termes la
pratique de l’écriture manuscrite améliore comme prévu la précision
et la vitesse de transcription des lettres et des mots, mais elle influe
aussi sur la reconnaissance de ces mêmes unités.
En troisième lieu, pendant les trois ou quatre premières années de
scolarité élémentaire, les difficultés et le cout en mémoire et en
attention de la réalisation graphique et du traitement
orthographique gênent la composition de textes, entrainant une
moindre qualité et une longueur restreinte des productions. Il serait
tentant d’en déduire que les activités de rédaction devraient être
soit différées, soit réduites à des productions très simples (des
phrases), soit abandonnées. Les données suggèrent que mieux vaut
faire rédiger les élèves en réduisant initialement (en CE1) beaucoup
puis de moins en moins le nombre de composantes impliquées que
les élèves doivent gérer par eux-mêmes. Par exemple, la préparation
orale permet d’effectuer une recherche des idées et de leur possible
organisation, éventuellement du lexique, de sorte qu’il leur reste à
traiter la seule mise en texte, avec toutes les difficultés qu’elle
soulève chez les plus jeunes. D’autres aménagements sont
envisageables  : l’objectif est que les élèves parviennent seuls à
rédiger un texte cohérent et formellement acceptable en fin de
scolarité primaire. Antérieurement, il appartient aux enseignant(e)s
d’organiser les démarches pour rendre peu à peu autonome la
production des textes en contrôlant, en fonction des
caractéristiques des élèves, les composantes qui leur restent à gérer,
les autres étant travaillées collectivement ou en petits groupes. En
ce sens, les stratégies de production, qui seront plus tard mobilisées
par les élèves dans le second degré, restent sous le contrôle des
enseignant(e)s et donnent lieu à des mises en œuvre qui servent à la
fois d’initiation et d’illustrations.

« La pratique de l’écriture manuscrite améliore comme

prévu la précision et la vitesse de transcription des

lettres et des mots, mais elle influe aussi sur la

reconnaissance de ces mêmes unités. »

En quatrième lieu, les modèles de production jusqu’alors élaborés et


testés ont privilégié deux grandes dimensions : d’une part, la gestion
des planification et révision avec les stratégies qui leur sont
associées ; d’autre part, les traitements dits de bas niveau – écriture
et orthographe –  pour lesquels les entrainements et la recherche
d’automatisation ont montré leur efficacité relative. Par contraste,
les questions relatives à la dimension textuelle ont été peu
étudiées47  : enchainement des phrases, organisation des parties du
texte, modes de référence, ponctuation, emploi des formes
verbales48. Or, les données recueillies mettent en évidence que ces
dimensions sont relativement indépendantes les unes des autres et
qu’elles doivent donner lieu à un apprentissage49. Celui-ci s’effectue
le plus souvent de manière implicite, au gré des lectures. Pourtant,
comme pour l’acquisition de l’orthographe lexicale et grammaticale,
celui-ci ne suffit pas. Un enseignement explicite est nécessaire, qui
établit une progression et des exercices pour assurer que les savoirs
et savoir-faire correspondants sont acquis et mis en œuvre au cours
des compositions écrites50. Ce travail reste à réaliser.
Enfin, l’une des difficultés majeures de l’enseignement de la
composition écrite réside dans l’articulation entre des
apprentissages limités à des performances précises –  accord en
genre et en nombre des adjectifs ; concordances des temps ; etc. et
la production de textes. Cette question n’est pas nouvelle : elle a été
abordée en détail par le Plan Rouchette (1969). Comment procéder
pour que l’activité de composition écrite existe et soit pratiquée et
que, dans le même temps, des enseignements spécifiques puissent
être mis en place et conduire à des améliorations de performances
en rédaction. Aucune réponse claire n’est disponible, qui reposerait
sur des données empiriques recueillies dans des conditions
contrôlées51. Tout au plus peut-on considérer que les deux
perspectives sont complémentaires et doivent être menées de front.
Tout comme doivent l’être les activités de lecture-compréhension et
de production de textes.
L’articulation des deux approches reste de l’ordre de l’expertise des
enseignant(e)s : peut-il en être autrement ?

Conclusion

Les évolutions de notre société conduisent à accorder à l’écriture et


à la rédaction une importance accrue. L’école ne peut l’ignorer et se
doit d’adapter les apprentissages à ces nouvelles situations. Les
données issues de la recherche permettent de déterminer quelles
sont les principales difficultés auxquelles sont confrontés les élèves
de l’école élémentaire. Elles offrent également des pistes
d’interventions dont l’efficacité a été empiriquement testée, au
moins pour certaines d’entre elles. Il reste néanmoins beaucoup à
faire pour élaborer un (ou des) curriculum, évaluer sa faisabilité et
tester son efficacité à court et moyen termes. Les contributions
conjointes des recherches cognitives, linguistiques et didactiques
permettraient d’avancer dans cette voie, en mettant en place des
recherches empiriques auxquelles seraient associés de nombreux
enseignants.

Les Essentiels

La dimension de production de l’écrit a longtemps été négligée ;


elle joue désormais un rôle important à la fois à l’école et dans
la vie professionnelle.
La compréhension des mécanismes de production des écrits
s’enracine dans les travaux de neuropsychologie sur les lésions,
complétés par les recherches expérimentales, et plus
récemment par les données issues de l’imagerie cérébrale.
Plusieurs dimensions relativement indépendantes interviennent
dans la production et son apprentissage, elles doivent être
coordonnées : le graphisme, l’orthographe, le langage (lexique,
syntaxe, textualité), les connaissances relatives aux domaines
évoqués  ; leur contribution est plus ou moins couteuse en
attention et mémoire.
Pour faire face aux contraintes de la production, diverses
possibilités existent  : automatiser certaines composantes (le
graphisme, la connaissance de l’orthographe lexicale) ; anticiper
les connaissances à évoquer et leur organisation (faire un
plan) ; revenir sur ce qui a déjà été produit (réviser).
Établir des relations entre lecture-compréhension et écriture-
rédaction.

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46. Conrad N.J. (2008). From reading to spelling and spelling to reading: Transfer goes both ways. Journal of
Educational Psychology, 100, 869-878 ; Graham S., Santangelo T. (2014). Does spelling instruction make students better
spellers, readers, and writers? A meta-analytic review. Reading and Writing, 27(1), 1703-1743.
47. Fayol M. (2015). From language to text: The development and learning of translation. In MacArthur C.A., Graham
S., Fitzgerald J. (Eds.), Handbook of writing research (2nd ed.), The Guilford Press, p. 130-143.
48. Costermans J., Fayol M. (Eds.), Processing interclausal retionships. Studies in the production and comprehension of
text, Laurence Erlbaum Ass. Inc., 1997 ; Fayol M., Carré M., Simon-Thibult L. (2014). Enseigner la ponctuation :
comment et avec quels effets ?. Le français aujourd’hui, 187, 31-40.
49. Ahmed Y., Wagner R.K., Lopez D. (2014). Developmental relations between reading and writing at the word,
sentence, and text levels: A latent change score analysis. Journal of Educational Psychology, 106(2), 419-434 ; Kent S.C.,
Wanzek J. (2016). The relationship between component skills and writing quality and production across
developmental levels : A meta-analysis of the last 25 years. Review of Educational Research, 86(2), 570-601.
50. Thévenin M.G, Totereau C., Fayol M., Jarousse J.P. (1999) L’apprentissage/enseignement de la morphologie écrite
du nombre en français. Revue française de pédagogie, 126, 39-52 ; Totereau C., Thévenin M-T., Fayol M. (1997). The
development of the number understanding of number morphology in written French. In Perfetti C., Rieben L., Fayol
M. (Eds.), Learning to spell, Lawrence Erlbaum Associates Publishers, 97-114.
51. Voir néanmoins la recherche conduite par Linda Allal concernant l’orthographe et la composition écrite : Allal L.,
Köhler D.B., Rieben L., Barbey Y. R., Saada-Robert M., Wegmuller E., Apprendre l’orthographe en produisant des textes,
Éditions universitaires, 2001.
4

Compter et penser-raisonner

par Olivier Houdé

Outre lire et écrire, le programme scolaire comporte deux autres domaines

cognitifs essentiels : compter, c’est-à-dire les mathématiques, et penser ou

raisonner, c’est-à-dire la logique. Dans chacun de ces domaines, le célèbre

psychologue suisse Jean Piaget (1896-1980) de l’Université de Genève a

apporté des contributions remarquables, mais les avancées des sciences

cognitives et du cerveau ont conduit à réviser ses interprétations, mettant à

la fois en lumière (a) des compétences beaucoup plus précoces que ne

l’imaginait Piaget chez les bébés et les jeunes enfants – bien avant l’école –

et (b) des incompétences plus tardives, persistantes, chez les enfants plus

grands, d’âge scolaire, les adolescents et même les adultes.

Que se passe-t-il à l’état initial et dans les organisations et réorganisations

du cerveau pour expliquer cela ? Comment les professeurs des écoles

peuvent-ils s’emparer de ces connaissances nouvelles pour mieux

comprendre les élèves, leur cerveau, et améliorer les apprentissages des

mathématiques et du raisonnement logique en classe ?

I. Compter ou la genèse des

mathématiques

En un premier temps, je rappellerai la conception de Piaget sur le


nombre et le comptage, ainsi que les critiques de sa théorie. En un
second temps, je présenterai une synthèse des données actuelles
des sciences cognitives et du cerveau dans ce domaine.

1 Le nombre selon Piaget

La conception de l’intelligence de l’enfant selon Piaget était


incrémentale, c’est-à-dire stade après stade, de plus en plus
élaborés1. C’est ce que l’on peut appeler le « modèle de l’escalier »,
intuitivement cohérent avec la succession des âges ou des classes à
l’école. Chaque marche correspondant à un grand progrès, à un
stade bien défini ou mode (structure) unique de pensée dans la
genèse de l’intelligence logico-mathématique  : de l’intelligence
sensori-motrice du bébé (0-2 ans) fondée sur ses sens et ses actions,
à l’intelligence conceptuelle (nombre, catégorisation, raisonnement),
d’abord concrète chez l’enfant (vers 7 ans), puis abstraite et formelle
chez l’adolescent (vers 12-14 ans) et l’adulte.

Figure 1. Les stades du développement logico-mathématique


selon Piaget  : sensori-moteur (I), préopératoire ou intuitif (II),
logique concret (III) et logique formel ou abstrait (IV).

Selon ce modèle, il faut attendre 6-7 ans, le stade de la mise en place


des opérations logiques concrètes, pour que l’enfant atteigne la
«  marche  » qui correspond au concept de nombre. Il s’agit d’un
développement lent et laborieux où, selon Piaget, le nombre se
construit dans l’esprit de l’enfant par une synthèse logico-
mathématique de deux opérations cognitives  : la classification (ou
catégorisation) et la sériation.

a. Nombre, classification et sériation


La classification est testée par une tâche dite «  d’inclusion des
classes » où, devant dix marguerites et deux roses disposées sur une
table, Piaget demandait à l’enfant : « Y a-t-il plus de marguerites ou
plus de fleurs  ?  » Jusqu’à 6-7 ans, l’enfant se trompe et répond  :
« Plus de marguerites » ! C’est, selon Piaget, un défaut d’inclusion de
la sous-classe des marguerites dans la classe des fleurs (qui inclut
aussi les roses)  ; nous y reviendrons plus loin en parlant de la
catégorisation logique. Quant à la sériation, Piaget la teste par une
tâche où l’enfant doit disposer sur la table, dans un ordre croissant,
des baguettes de tailles différentes. Ces deux tâches sont réussies
en même temps vers 6-7 ans. C’est ce qu’on appelle le « synchronisme
opératoire  », critère de l’atteinte du stade des opérations logiques
concrètes.
Selon Piaget, pour construire le nombre, l’enfant doit retenir des
classes leur structure d’inclusion : 1 inclus dans 2, 2 dans 3, etc., un
peu comme les marguerites sont incluses dans les fleurs. C’est
l’aspect «  cardinal  » du nombre (le cardinal est le nombre d’objets
que contient une classe). Mais il doit aussi retenir de ses activités de
sériation l’idée d’ordre : ce qui est vrai pour les baguettes, de la plus
petite à la plus grande, l’est aussi pour les nombres  : 1, puis 1 (2),
puis 1 (3), etc. C’est l’aspect «  ordinal  » du nombre. La synthèse
cognitive de la classification (inclusion) et de la sériation le conduit
dès lors à comprendre que 1 est inclus dans 1 + 1, 1 + 1 dans 1 + 1 +
1, etc., ce qui constitue le nombre.

b. L’erreur de conservation du nombre


La tâche utilisée par Piaget auprès des enfants pour évaluer
l’atteinte de ce nombre dit « opératoire » (au sens où il dépend des
opérations de classification et de sériation) est la conservation des
quantités discrètes2. Devant deux rangées qui ont le même nombre
de jetons (7  et 7, par exemple) mais qui sont de longueurs
différentes (après l’écartement de l’une des deux rangées), jusqu’à
6-7  ans l’enfant considère qu’«  il y en a plus là où c’est plus long  ».
Piaget croyait que l’enfant n’était pas logique, qu’il était dominé par
ses intuitions visuelles et spatiales (ici la longueur qui le trompe). Sa
réponse verbale « il y en a plus là où c’est plus long » est une erreur
d’« intuition perceptive » (longueur égale nombre) qui révèle, selon
Piaget, que l’enfant dit « d’âge préscolaire » (en maternelle) n’a pas
encore acquis le concept de nombre.

Figure 2. La tâche de conservation du nombre de Piaget.


Y a-t-il le même nombre de jetons dans les
rangées du haut et du bas ? Cette question est
posée pour deux configurations  : lorsque les
deux rangées ont la même longueur (a)  ; et
lorsque celle du bas est plus longue (b). La
plupart des enfants répondent correctement
au premier exercice. Mais avant l’âge de 7 ans, ils se trompent
généralement au second en répondant qu’il y a plus de jetons en bas –
là où c’est plus long !

Conformément à sa définition du nombre, synthèse cognitive des


opérations de classification et de sériation, Piaget s’est en outre
attaché à montrer le synchronisme de réussite des trois tâches (au
même âge de  6-7  ans, stade de mise en place des opérations
concrètes)  : l’inclusion des classes, la sériation des baguettes et la
conservation des quantités discrètes. S’agissant de situations très
variées (autres matériels, autres questions, autres notions évaluées),
l’approche était ici résolument « structuraliste », c’est-à-dire que des
comportements de l’enfant en apparence assez différents (inclure
des fleurs, sérier des baguettes,  etc.) peuvent relever d’une même
construction ou structure cognitive dans son cerveau. La théorie de
Piaget est particulièrement élégante. L’édifice est cohérent, bien
structuré, mais il n’a pourtant pas résisté aux vérifications
expérimentales ultérieures en psychologie du développement et en
sciences cognitives.

c. Nombre, décalage et comptage


À la suite des travaux de Piaget, les recherches dans ce domaine
n’ont cessé de se multiplier et les critiques à l’égard de la théorie
piagétienne n’ont pas manqué. Tout d’abord, le synchronisme des
opérations de classification, de sériation et de conservation du
nombre n’a pas été confirmé : les mêmes enfants ne réussissent pas
nécessairement ces trois tâches au même moment de leur
développement (la dernière étant souvent réussie avant les deux
premières). Ce décalage remet fortement en cause l’idée, chère à
Piaget, d’une structure cognitive commune (et du stade
correspondant) où le nombre serait la nécessaire synthèse logico-
mathématique des opérations de classification et de sériation.
Comme quoi une idée très élégante – et Piaget n’en manquait pas –
peut être inexacte dans les faits.

« La focalisation théorique, un peu trop abstraite, de

Piaget sur l’aspect logico-mathématique et structural

du nombre (nombre = classification + sériation) a été

excessive, laissant dans l’ombre d’autres aspects plus

fonctionnels et pratiques du développement numérique,

notamment le comptage. »

Ensuite, il est apparu de plus en plus nettement que la focalisation


théorique, un peu trop abstraite, de Piaget sur l’aspect logico-
mathématique et structural du nombre (nombre = classification +
sériation) a été excessive, laissant dans l’ombre d’autres aspects plus
fonctionnels et pratiques du développement numérique,
notamment le comptage. « Fonctionnel » veut dire ici « comment ça
marche, comment ça fonctionne réellement chez l’enfant  ?  » Pour
Piaget, la stratégie de comptage était trop « empirique », pratique,
pas assez conceptuelle du point de vue de son analyse logique du
nombre. Et pourtant les petits comptent sur leurs doigts. Ils
comptent même beaucoup, partout – ça fait partie de leur « boite à
outils cognitifs  ». Pierre Gréco, un chercheur français collaborateur
de Piaget à Genève dans les années 1960, avait ainsi découvert que
dans la tâche de conservation du nombre, si on demande
explicitement à l’enfant de compter les jetons des deux alignements
avant de répondre, il réussit bien plus tôt. Ainsi, la quantité comptée
est conservée avant la quantité non comptée. C’est ce que Gréco3 a
appelé la « quotité ».

2 Après Piaget : comptage et nombre chez le bébé et le jeune

enfant

Sur cette question, le changement radical de perspective, par


rapport à Piaget, est venu des États-Unis dans les années 1970 avec
les travaux de la psychologue Rochel Gelman qui non seulement a
mis l’accent sur le comptage, mais a postulé l’existence précoce de
cinq principes numériques chez le jeune enfant dès le début de
l’école maternelle4.

Zoom sur
Zoom sur…

Les principes du comptage dès la maternelle

Selon Gelman, ces principes sont : 1/ le principe d’ordre stable (l’ordre


des «  mots de nombre  » correspondant aux chiffres  : un, deux, trois,
quatre, etc.), 2/ le principe de stricte correspondance terme à terme
(entre les mots de nombre et les objets à compter), 3/ le principe de
cardinal (le mot-nombre du dernier objet désigné égale le nombre total
d’objets  : l’enfant qui dit «  un, deux, trois, quatre... quatre  !  »), 4/ le
principe d’abstraction (les objets ne sont que des entités distinctes à
compter, peu importe s’ils sont différents du point de vue de leur forme,
leur couleur,  etc.), enfin 5 / le principe de non-pertinence de l’ordre
(peu importe l’ordre dans lequel les objets sont énumérés durant le
comptage, à condition que le deuxième principe soit respecté). Ces
principes ont été mis en évidence par Gelman dès l’âge de 3 ans à partir
d’une tâche où les enfants devaient dire si les procédures de comptage
effectuées par une poupée (manipulée par l’expérimentatrice) étaient
correctes ou non. Suivant les erreurs de comptage de la poupée (ordre
non  stable, violation de la correspondance terme à terme, cardinal
désigné par un mot de nombre quelconque, etc.), Gelman déterminait si
le jeune enfant connaissait ou non chacun des principes. A l’école
maternelle, des petits jeux réalisés selon cette méthode sont très utiles
pour vérifier la présence des cinq principes du comptage et/ou en
consolider la construction de façon ludique. Ce sont les fondations
cognitives de « compter » dans le programme scolaire.

a. Des principes précoces aux habiletés de comptage


En outre, Gelman distingue trois composantes dans la compétence à
compter5. La première est la composante conceptuelle, c’est-à-dire
le « savoir pourquoi » (les cinq principes énumérés dans l’encadré). La
deuxième est la composante procédurale  : le «  savoir comment  »
relatif à la structure et à la séquence des actions de comptage. Enfin,
la troisième est la composante d’utilisation  : le «  savoir quand  »
relatif à la pertinence d’utilisation des deux premières composantes
selon les contextes. Défendant l’idée que les principes (c’est-à-dire
les compétences) précèdent les habiletés (performances), Gelman
suggère que les difficultés numériques des enfants d’âge préscolaire
(avant 6  ans) relèvent essentiellement des composantes
procédurales et d’utilisation. Ce ne serait donc pas des difficultés
d’ordre conceptuel ou logique du cerveau comme le pensait Piaget.

« Défendant l’idée que les principes (c’est-à-dire les

compétences) précèdent les habiletés (performances),

Gelman suggère que les difficultés numériques des

enfants d’âge préscolaire (avant 6 ans) relèvent

essentiellement des composantes procédurales et

d’utilisation. »

Un autre apport original de Gelman6 est d’avoir montré à partir d’une


situation appelée «  la tâche magique  » (dans laquelle des
transformations sont faites subrepticement) que, chez l’enfant de 3-
4 ans, seules les transformations qui affectent le cardinal d’un
ensemble d’objets (les additions et les soustractions) suscitent une
surprise, et non celles qui ne l’affectent pas (les écartements et les
regroupements spatiaux). C’était un pavé jeté directement dans la
mare de Piaget puisqu’il prétendait, comme on l’a vu plus haut, que
l’enfant de cet âge est prisonnier de son intuition perceptive selon
laquelle « il y a plus de jetons là où c’est plus long », c’est-à-dire après
un écartement.
Dans les années 1970-1990, à la suite de Gelman, beaucoup de
chercheurs ont étudié les activités de comptage chez le jeune enfant
en adoptant des conclusions tantôt proches de celles de Gelman
(principes précoces), tantôt en accord avec l’idée piagétienne d’une
construction conceptuelle plus lente de la série numérique jusqu’à
6  ans7. La question est ici de savoir si les chercheurs qui réfutent
l’existence, chez le jeune enfant, de principes aussi précisément
définis que ceux de Gelman (et donc de la composante conceptuelle)
analysent bien les échecs des enfants en prenant en compte les trois
composantes de la capacité à compter : conceptuelle, procédurale et
d’utilisation. C’est loin d’être certain.

« Si on demande aux jeunes enfants de choisir une

rangée de bonbons, ils optent pour celle qui contient le

plus de bonbons, au détriment de l’autre, plus longue.

L’émotion et la gourmandise rendent donc le jeune

enfant « mathématicien » et lui font « sauter la

marche » ou le stade d’intuition perceptive de Piaget. »

b. Quand l’émotion et la gourmandise rendent les jeunes enfants


mathématiciens
À la fin des années 1960, un psychologue français, Jacques Mehler, a
– comme Gelman – apporté un « souffle nouveau » par rapport à la
théorie piagétienne. Il a en effet publié, dans la revue américaine
Science, une forte remise en cause de la chronologie du
développement du nombre selon Piaget8. Mehler a ainsi démontré
que les jeunes enfants réussissent dès 2 ans une version modifiée de
la tâche de Piaget quand on remplace les jetons par des bonbons ! Si
on leur demande de choisir une rangée de bonbons, ils optent pour
celle qui contient le plus de bonbons, au détriment de l’autre, plus
longue. L’émotion et la gourmandise (puisqu’il s’agit de manger le
plus grand nombre de bonbons) rendent donc le jeune enfant
«  mathématicien  » et lui font «  sauter la marche  » ou le stade
d’intuition perceptive de Piaget (stade de préparation des
opérations concrètes). On peut penser, en référence aux données
actuelles d’imagerie cérébrale sur le rôle de guidage des émotions
dans le raisonnement9 que le cortex préfrontal ventromédian
(CPVM) droit des jeunes enfants s’active spécifiquement quand il
s’agit du défi des bonbons et que cela déclenche, par des connexions
cérébrales bien identifiées aujourd’hui10, l’inhibition préfrontale
anticipée du piège de la longueur.
Piaget et ses collègues ont toutefois reproché à Mehler et Bever de
ne pas avoir utilisé, comme eux, une réelle tâche de conservation du
nombre où les quantités d’objets sont égales dans les deux
alignements (c’est-à-dire sans ajout d’objets dans l’alignement le plus
court –  et par conséquent le plus dense). Mais c’est précisément là
l’originalité de l’expérience des bonbons : créer un enjeu pour tester
le nombre, ce qui exige qu’il y ait pour l’enfant un risque réel de mal
choisir et donc, par définition, des alignements de quantités
inégales. Le monde n’est pas seulement fait de quantités égales, de
nombres qui se conservent, sans ajout ni retrait, comme le ferait
croire une application trop orthodoxe de la théorie de Piaget. On
peut d’ailleurs se demander, du point de vue du diagnostic cognitif,
quelle est la valeur effective de tâches où l’enfant se trompe alors
que le risque de se tromper n’éveille en lui aucun enjeu, aucune
émotion ?

c. Plus extraordinaire encore : la découverte du nombre dans le


cerveau des bébés
Au début des années  1990, la recherche sur les capacités
numériques précoces est allée plus loin encore  : la psychologue
américaine Karen Wynn a publié dans la revue Nature un article
intitulé «  Additions et soustractions chez les bébés humains  »11,
marquant la découverte de la naissance du nombre avant le langage
(avant 2  ans) – dès le stade sensori-moteur de Piaget  ; alors que le
nombre n’apparaissait pour le psychologue genevois que deux
stades plus tard, au stade opératoire concret (6-7 ans).
Les observations de Wynn, menées auprès de bébés de  4-5  mois,
indiquent, en effet, que ceux-ci réalisent sans difficulté  l’addition
1+1=2, ainsi que la soustraction 2–1=1. Dans cette expérience, pour
vérifier que les bébés savent «  compter  », Wynn leur présente un
petit théâtre de marionnettes. D’abord, une main place un jouet (un
Mickey) dans le théâtre. Ce premier Mickey est ensuite masqué, ce
qui suppose de la part du bébé la permanence de l’objet. Puis le
bébé peut voir la main apporter un deuxième Mickey identique,
derrière le masque (soit l’opération 1+1=2). On relève ensuite le
masque. Dans certains cas, appelés «  événements possibles  », il y a
deux Mickey. Mais, dans d’autres cas, les « événements impossibles »
(ou magiques), il n’y en a plus qu’un (le deuxième a été escamoté à
l’insu du bébé). La mesure du temps de fixation visuelle des bébés
montre qu’ils ont perçu l’erreur de calcul (1+1=1) : ils regardent plus
longtemps l’événement impossible que l’événement possible
(cf. figure 3).
Figure 3. Dispositif de l’expérience de Wynn sur les opérations
d’addition et de soustraction chez le bébé.
Opérations d’addition (1+1=?) et de soustraction (2-1=?) comportant, à
chaque séquence, soit un résultat possible à gauche (1+1=2 ou 2-1=1),
soit un résultat impossible à droite (1+1=1 ou 2-1=2). Cette fin de
séquence expérimentale varie, pour un même bébé, selon les essais
afin de mesurer s’il détecte les erreurs de calcul par sa surprise visuelle
observée via une caméra reliée à un ordinateur.
Ce mécanisme de détection d’erreurs a été confirmé au niveau
cérébral12. Lorsque les bébés sont équipés d’un bonnet
d’électroencéphalographie (EEG), qui mesure l’activité électrique de
leur cerveau (cf.  Chapitre 1 de Jean-Pierre Changeux), une région
cérébrale spécifique, dédiée à la détection de conflits cognitifs ou
perceptifs, c’est-à-dire d’incongruités, s’active uniquement face aux
événements du type 1+1=1, 1+1=3 ou encore 2-1=2. Elle ne s’active
pas face à 1+1=2 ou 2-1=1. Cette région est située sur la face interne
du cortex préfrontal  du bébé  : c’est le cortex cingulaire antérieur
(CCA). Chez nous aussi, adultes, comme chez le bébé, le CCA s’active
face à des incongruités, des erreurs, etc. Le cerveau du bébé fait
donc déjà des maths : ici, de l’arithmétique visuelle ! Mieux, il corrige
les erreurs ou, pour le moins, les détecte.
L’intérêt de ces études – celle princeps de Wynn en particulier – est
qu’elles montrent que le bébé est non seulement capable de
distinguer «  un seul  » de «  plusieurs  » (quand il est surpris par un
événement impossible comme 1+1=1), mais que, de plus, il est
capable de distinguer deux quantités différentes comme 2 et 3 (car il
est aussi surpris par 1+1=3). Le bébé de 4-5 mois serait donc doté
d’un mécanisme cognitif lui permettant de calculer le résultat précis
d’opérations arithmétiques simples. Selon Wynn, il possède déjà de
véritables concepts numériques avec encodage de la relation
d’ordre. Une explication en termes de traitement perceptif global ou
holistique telle que « 1 plus 1 égale plus que 1, aussi bien 2 que 3 »,
par exemple, classiquement avancée pour rendre compte des
capacités numériques du bébé et de l’animal, n’est, dans ce cas, plus
suffisante.
Selon Wynn, le bébé humain est doté, de façon innée, d’une capacité
à garder des objets en mémoire (Mickey ou autres – nous avons
refait l’expérience en crèche en France avec des Babar13) et à
effectuer sur eux des opérations mathématiques élémentaires. Par
«  capacité innée  », elle veut dire  : intégrée dans notre équipement
génétique –  lui-même façonné par l’évolution biologique et la
sélection naturelle  – et susceptible de s’exprimer dès les premiers
mois de la vie.

Zoom sur
Zoom sur…

Dans la tête d’un bébé qui fait des maths

Les résultats de Wynn ont fait couler beaucoup d’encre  ! Des


psychologues se sont interrogés sur ce qui se passe effectivement dans le
cerveau du bébé quand il regarde apparaitre et disparaitre les Mickey.
Trois hypothèses ont été avancées : 1 / la manipulation de symboles non
linguistiques des nombres entiers, 2 / l’accumulation (sans symbole) du
nombre d’objets successivement perçus dans une sorte de « métronome
interne », ou encore 3 / le stockage direct des objets (sans symbole, sans
nombre) dans des « fichiers » en mémoire (Wynn14, pour une synthèse de
ces débats). Selon Tony Simon, qui défend la dernière hypothèse, une
explication non numérique (non mathématique) des résultats de Wynn
est possible : l’utilisation directe de fichiers d’objets dans un système de
mémoire visuelle et spatiale15. Il en déduit que, malgré les résultats
robustes et consistants de Wynn, le bébé a un «  cerveau sans
nombre  »16  ! En accord avec Simon, beaucoup de psychologues ont
adopté cette interprétation minimaliste des résultats de Wynn, refusant
d’y voir de réelles capacités numériques du bébé. Nous verrons plus loin
que Wynn avait raison et que le cerveau du bébé, grâce à une partie
précise du cortex pariétal (son sillon intra-pariétal ou SIP), traite bien déjà
des nombres.

Durant les années  1990, différents chercheurs, y compris les plus


sceptiques, ont reproduit et contrôlé les résultats de Wynn,
prouvant ainsi leur robustesse et leur consistance17. Par exemple,
l’objection d’un traitement non numérique des objets fondé sur leur
identité et (ou) leur localisation spatiale a été testée et réfutée18.
On devrait un jour s’interroger sur les mécanismes culturels,
psychologiques, pédagogiques, sociologiques, épistémologiques, …,
sans doute profonds, qui poussent les humains adultes, dont de
bons scientifiques et beaucoup de pédagogues, à vouloir réduire à
leur plus simple expression les potentialités cognitives des bébés,
tendance exacerbée lorsqu’il s’agit de l’origine des mathématiques !
Peut-être est-ce leur croyance, aujourd’hui contestée, dans le
pouvoir fondateur absolu du langage19 et/ou dans le «  modèle en
escalier » du développement conceptuel de l’enfant selon Piaget où
le stade du nombre n’apparait qu’à 6-7 ans, « l’âge de raison » ? Ou
encore, est-ce la conviction empiriste que c’est l’école qui pour la
première fois va bien plus tard graver, laborieusement, les nombres
et les opérations arithmétiques dans le cerveau encore vierge (telle
une page blanche ou une table rase) des enfants en primaire, au
mieux dès la maternelle, après l’émergence du langage dans tous les
cas ? Or c’est faux, on vient de le voir, le cerveau n’attend ni l’école
maternelle (qu’elle soit à 2 ou 3 ans) ni le langage (2 ans) pour
démarrer les maths. Il le fait dès la première année de vie, bien avant
le langage et ses symboles, à travers des mécanismes efficaces de
perception et d’attention visuelles. On peut dire que le bébé compte
déjà avec ses yeux les objets qui l’entourent. On sait même
aujourd’hui qu’il fait des statistiques sur ces objets20.
Contrairement à l’idéologie répandue de ne pas « primariser l’école
maternelle  » et de laisser les questions cognitives et logico-
mathématiques pour plus tard au CP et après (privilégiant chez les
petits seulement la consolidation du langage oral, la communication
sociale et l’affectif, certes très importants), NON, il faut absolument
faire, dès le cycle  1 (Petite, Moyenne et Grande sections de
maternelle), des exercices et jeux de maths, même arithmétiques,
car les bébés déjà, dès leur première année de vie, en font et en ont
envie  ! Ceux qui déplorent que l’on commence trop tôt les maths
(quatre opérations, etc.) en CP, voire en maternelle, ignorent le
fonctionnement du cerveau et les capacités numériques précoces
des bébés et des jeunes enfants. Ils ignorent leur extraordinaire
potentiel cognitif.
Wynn a en outre démontré dans une étude ultime, très
convaincante21, que les capacités arithmétiques des bébés ne se
limitent pas à des petits nombres (comme 1+1=2 ou 2-1=1), c’est-à-
dire aux limites de stockage de simples «  fichiers d’objets
permanents  » en mémoire, selon une représentation physique et
non numérique dans le cerveau (comme le contre argumentait
Simon), mais aussi à des grands nombres tels 5+5=10 et 10-5=5. Cela
plaide, selon elle, en faveur de l’existence chez le bébé humain, dès
la première année de vie, d’un système de représentation et
d’estimation des magnitudes numériques, qu’il s’agisse de petits ou
de grands nombres22. Selon Wynn, ce système de magnitudes
permet au bébé de se représenter, sur une échelle donnée,
l’importance et l’adéquation du résultat d’une opération
arithmétique élémentaire (1+1=2, 5+5=10, 2-1=1, 10-5=5).
Les professeurs des écoles n’imaginent pas du tout cela lorsqu’ils ont
le sentiment, bien des années plus tard, d’apprendre ces opérations
pour la toute première fois à leurs élèves, au tableau, sur un cahier
et via le langage  ! Avant ces données très précises de sciences
cognitives sur le nombre chez le bébé, certains grands pédagogues
l’avaient toutefois pressenti, telle Maria Montessori lorsqu’elle écrit
dans l’Enfant (1936) : « L’intelligence ne se construit pas lentement,
comme le concevait la psychologie mécanique » ! (p. 56), mais il y a
des bouffées, des fulgurances, et à propos du raisonnement : « c’est
dans cette voie (la raison) que le bébé avancera, bien avant que ses
petits pieds commencent à cheminer dans celle où évoluera son
corps  » (p. 58). Dit autrement, la cognition, ici numérique, précède
non seulement le langage, mais même la marche ! – donc avant 1 an.

3 Nombre et cortex pariétal : le sillon intra-pariétal (SIP)

L’imagerie cérébrale a démontré que le cortex pariétal, en particulier


son épicentre le sillon intra-pariétal (SIP), est le siège des
mathématiques, depuis le sens du nombre (ou des quantités) chez le
bébé jusqu’aux calculs et raisonnements plus complexes chez
l’enfant et l’adulte23.
Figure 4. Représentation du cortex pariétal, en particulier son
épicentre le sillon intra-pariétal (SIP).
C’est le siège des mathématiques, depuis le sens du nombre (ou des
quantités) chez le bébé jusqu’aux calculs plus complexes chez l’enfant
et l’adulte.

a. Une aire des maths commune aux bébés, aux enfants et aux
experts
On sait que des experts en mathématiques réalisant de l’algèbre24
activent les neurones du SIP. Une autre expérience remarquable25
montre que les régions du cerveau activées aussi bien chez nous que
chez un calculateur prodige allemand, Rüdiger Gam, lors de calculs
difficiles (par exemple, à combien est égal 32×15 ?), sont non pas des
aires du langage, comme certains l’avaient supposé, mais des aires
occipitales, pariétales et frontales.
C’est aussi l’activation de ces régions pariétales, notamment le SIP,
et frontales qui est observée dans les études d’imagerie cérébrale
sur le nombre chez le bébé et l’enfant, qu’il s’agisse de tâches non
symboliques (comme la tâche des jetons de Piaget), symboliques ou
arithmétiques26. Nous l’avons également confirmé dans une méta-
analyse d’Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle (IRMf)
réalisée sur plusieurs centaines d’enfants de pays différents dans des
tâches numériques variées27.

Zoom sur…

Dans le cerveau d’un calculateur prodige

Le calculateur prodige dans l’étude de Pesenti et al.28 est capable


d’élever à la puissance  15 tous les nombres à 2 chiffres, de multiplier
entre eux des nombres à 2 ou 3  chiffres, de calculer des sinus et des
racines, de diviser entre eux deux nombres premiers et de donner le
résultat avec plus de 60 décimales correctes – tout cela de tête ! Ce qu’il
mobilise, en plus de nous, ce sont des régions du cerveau qui servent
non pas à la mémoire de travail à court terme (trop rapidement saturée),
mais à la mémoire à long terme dite «  épisodique  », c’est-à-dire à ses
souvenirs tout à fait personnels (issus de ses longs entrainements
quotidiens) avec les mathématiques. Rüdiger Gam est très entrainé  ; il
est prodige par ses performances exceptionnelles, mais ce n’est pas un
génie au sens où il ferait des découvertes en mathématiques. On se
rappelle aussi –  et cette fois c’était un génie  – qu’Albert Einstein disait
utiliser avant tout des images visuelles et des représentations spatiales
pour réaliser des démonstrations physico-mathématiques, le langage –
 la mise en mots, en formules – n’intervenant que bien après.

« Il va évidemment de soi que, si le bébé a déjà des

capacités numériques perceptivo-cognitives avant

l’apparition du langage, elles sont encore rudimentaires

et vont s’enrichir dans la suite de son développement

cognitif. »

Or, ces régions du cerveau sont celles de la perception, de l’attention


et de la mémoire de travail visuelles et spatiales. Autant de fonctions
cognitives dont sont dotés les êtres sans langage comme les bébés !
Rien n’interdit donc, contrairement à ce que pense Simon, qu’avec
ces fonctions cognitives leurs cerveaux manipulent des nombres
(comme les adultes, mais à un niveau de complexité moindre, ou de
façon approximative29– les calculs des bébés observés par Wynn sont
toutefois exacts). Il y a deux possibilités  : soit, des neurones sont
d’emblée dédiés au nombre chez le bébé, tel un « sens du nombre »
inné, partagé avec d’autres animaux dont les grands singes30, soit, ils
sont assez rapidement recyclés – à partir de fonctions visuospatiales
– pour faire des maths au cours du développement31.
Il va évidemment de soi que, si le bébé a déjà des capacités
numériques perceptivo cognitives avant l’apparition du langage,
elles sont encore rudimentaires (ou approximatives dirait Dehaene32)
et vont s’enrichir dans la suite de son développement cognitif, non
pas pour en faire nécessairement un prodige ou un génie, mais, par
exemple, pour appliquer correctement, avec exactitude, et à de plus
grands nombres encore, les principes de comptage de Gelman.
L’école s’emparera ensuite de cette matière première et l’instruction
formelle fera de certains enfants de bons mathématiciens –
  pourquoi pas des médaillés Fields comme Cédric Villani en France
(l’équivalent du prix Nobel pour les mathématiques)  – et d’autres,
des gens comme tout le monde dans la société, capables de
comprendre des moyennes, des pourcentages, voire un peu plus. Le
mot « nombre » évoque ainsi des choses différentes suivant le niveau
de connaissance de chacun (qui sait ce que sont exactement les
nombres entiers, réels, complexes et transcendants  ?). L’objet qui
permet de compter dans la vie courante devient un concept abstrait
lorsqu’il est utilisé dans les énoncés mathématiques.

b. Avant et après le langage


Il reste toutefois que, selon une expression bien trouvée de Marc
Hauser33, le schéma du développement cognitif est comme un jeu de
saute-mouton, certains aspects de notre compétence numérique
apparaissant avant notre compétence linguistique (avant 2  ans
donc), et d’autres après. Pour l’instant, on ne sait pas très bien
comment ces deux domaines de connaissance (nombre et langage)
agissent l’un sur l’autre, soit au cours de l’évolution biologique (dans
le règne animal jusqu’à l’Homme), soit au cours du développement
de l’enfant. Avec l’apparition du langage vers 2 ans, le jeune enfant
doit en effet apprendre à faire des calculs en utilisant les mots
correspondant aux nombres. En développant son intelligence
linguistique, il gagne en capacité d’abstraction et de manipulation
symbolique, mais, comme nous l’avons montré avec Peter Bryant34,
cela provoque aussi des perturbations et des erreurs qui n’existaient
pas avec l’intelligence visuospatiale, plus rapide, plus fluide et plus
économique (du point de vue du cout cognitif). Pour décrire ce type
de phénomène, Annette Karmiloff-Smith35 a introduit l’idée générale
(applicable à d’autres domaines que le nombre) d’une « redescription
cognitive » par laquelle l’enfant passerait de connaissances implicites
(celles du bébé) à des connaissances explicites.

c. Variation et sélection de stratégies numériques au cours du


développement
Le modèle théorique actuel qui rend le mieux compte de la
complexité du développement numérique chez l’enfant d’âge
préscolaire (école maternelle) et scolaire (école élémentaire) est
celui de Robert Siegler36. À propos de la résolution d’opérations
arithmétiques énoncées verbalement (Combien font…  ?) et/ou
écrites sur un cahier ou au tableau, telles 3+5=?, 6+3=?, 9+1=?, 3+9=?,
Siegler a démontré que l’enfant dispose d’une variété de stratégies
cognitives qui entrent en compétition (un peu comme dans
l’évolution biologique)  : deviner, compter unité par unité avec les
doigts de chaque main pour chaque opérant (3 et 5, par exemple) et
recompter le tout après (8), compter à partir du plus grand des deux
opérants (par exemple, à partir de 9, compter 10, 11, 12) ou encore
retrouver directement le résultat en mémoire. Contre le « modèle en
escalier  » de Piaget (où l’enfant passe soudainement d’un stade à
l’autre), Siegler propose de concevoir plutôt le développement
numérique, qu’il s’agisse d’additions, de soustractions ou de
multiplications, comme «  des vagues qui se chevauchent  ». Selon
cette métaphore, chaque stratégie cognitive est à l’image d’une
vague qui approche d’un rivage, avec plusieurs vagues (ou façons de
résoudre le problème arithmétique) susceptibles de se chevaucher à
tout moment et d’être candidates à la réponse. Avec l’expérience et
selon les situations, l’enfant apprend à choisir l’une ou l’autre façon
de procéder. Ce modèle de variation/sélection de stratégies a été
simulé et testé sur ordinateur. Il peut trouver une assise neuronale
forte dans le modèle néodarwiniste de variation/sélection de
Changeux (cf.  Chapitre 1). Outre l’arithmétique, Siegler a illustré le
bien-fondé de son modèle pour diverses acquisitions de l’enfant
comme la capacité à lire l’heure, la lecture, l’orthographe, etc.

Figure 5. Modèle du développement cognitif en vagues ou


stratégies qui se chevauchent selon Robert Siegler.
Ce modèle s’oppose à la théorie des stades de Piaget qui est
incrémentale ou « en escalier ».

On sait en outre, grâce à l’étude de Gilmore, McCarthy et Spelke37


que, dès l’école maternelle, des enfants de 5 ans possèdent une
compétence en arithmétique symbolique, bien réelle, pour des
problèmes d’addition et de soustraction à deux chiffres, alors que ces
opérations ne leur ont jamais encore été enseignées : par exemple,
« Sarah a 21 bonbons. On lui donne 30 bonbons de plus. Jean a 34
bonbons. Qui en a le plus  ?  ». Des petites images de type BD
illustrent ce problème (avec les chiffres des quantités) et,
étonnamment, les intuitions arithmétiques des enfants leur
permettent de répondre correctement environ 70% du temps. Ils
imaginent donc bien, dès 5 ans, les quantités correspondant aux
mots de nombres, réfléchissent à leurs grandeurs et les comparent
avec une certaine efficacité. Selon Dehaene38, cela confirme la
théorie du sens approximatif du nombre, existant déjà chez le bébé
et permettant ici, chez les enfants d’école maternelle, les premières
intuitions arithmétiques symboliques, avant toute instruction
formelle sur de telles opérations pour des nombres à deux chiffres.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Tester le sens précoce et approximatif du nombre, prédicteur de la

réussite ultérieure en maths à l’école

Des chercheurs pensent aujourd’hui que ce sens approximatif du


nombre, d’abord non symbolique (nuages de points, ensembles d’objets)
avant que de devenir symbolique (sur des chiffres, des opérations +, -, ×,
÷, =, etc.), est prédictif de la réussite ultérieure en mathématiques à
l’école39. Ce sens approximatif du nombre permettrait, s’il est efficace
chez un enfant donné, de l’aider via notamment la comptine numérique
et l’acquisition du principe de cardinal en maternelle (voir les principes
de comptage de Gelman plus haut), à mieux rentrer dans les
apprentissages plus formels et exacts des cycles scolaires suivants. Ce
serait une garantie de base solide. Il est donc important de tester
systématiquement le sens du nombre par des comparaisons de
quantités (nuages de points ou autres) de plus en plus fines dès la
maternelle, voire en crèche. Il semblerait d’ailleurs que la dyscalculie soit
en partie liée à un déficit des mécanismes cérébraux du sens du nombre
dans le SIP (Butterworth, 2010). Dans cet esprit, Wilson et Dehaene ont
mis au point un logiciel éducatif La course au nombre pour aider les
enfants qui rencontrent ce type de difficultés40.

Le conseil pédagogique est donc ici d’utiliser et d’exploiter au plus


tôt ces bonnes intuitions mathématiques des enfants pour aller plus
loin. Mais, je le dis une fois de plus, le problème est que souvent on
sous-estime le potentiel cognitif des jeunes enfants, surtout en
mathématiques. C’est pourquoi la connaissance de ces données de
sciences cognitives est importante.
Les choses sont toutefois plus complexes car ce seul sens du
nombre, déjà présent chez le bébé, ne suffit pas ! Il faut aussi que se
développent d’autres capacités cérébrales utiles aux mathématiques
comme les fonctions exécutives du cortex préfrontal : l’inhibition, la
flexibilité et la mémoire de travail41. Or la maturation du cortex
préfrontal – mesurée par un élagage de matière grise – au cours du
développement est la plus lente et la plus tardive42. Revenons à la
tâche de conservation du nombre de Piaget pour illustrer ce point.

4 Nombre et cortex préfrontal : le rôle de l’inhibition des

dimensions non pertinentes

Pour clore cette section sur le nombre et les maths, il reste, à propos
de Piaget, une question théoriquement et historiquement
importante. Elle l’est aussi, pratiquement, pour les mathématiques à
l’école. Si la théorie piagétienne des stades n’est plus adéquate, le
cerveau du bébé ayant déjà un sens approximatif du nombre43 et
même des capacités arithmétiques exactes pour des petits ou
grands nombres44, suivies de principes de comptage dès 3 ans45, bien
avant le stade logico-mathématique du nombre de Piaget (6-7 ans),
comment expliquer alors les observations de Piaget que personne
ne conteste et qui restent, il faut bien le dire, passionnantes  : en
l’occurrence pour la tâche des jetons (nuages ou plutôt alignements
de points), le fait que l’enfant jusqu’à  6-7 ans – tout «  bébé
mathématicien  » qu’il ait pu être – répond erronément qu’il y en a
plus là où c’est plus long ? Testez-le en classe ou autour de vous, c’est
un résultat très robuste.

a. Heuristiques approximatives, algorithmes exacts et inhibition


En fait, dans la tâche des jetons de Piaget, il y a variation/sélection
entre plusieurs stratégies numériques comme le dirait Siegler
(variation/sélection des réseaux neuronaux dirait Changeux), mais
avec un conflit cognitif entre deux stratégies qui impose d’inhiber
une stratégie dominante mais inadéquate, faute de quoi l’enfant se
trompe. Ce cas de figure des situations de compétition forte avec
conflit cognitif, «  stratégie dangereuse  » et intervention nécessaire
des fonctions exécutives du cortex préfrontal pour la bloquer (le
contrôle inhibiteur) n’est pas envisagé dans le modèle de Siegler. Or,
c’est un cas fréquent à l’école où l’enfant doit apprendre à inhiber
ses automatismes erronés46, qu’on appelle aussi des heuristiques47.
Revenons à la tâche de Piaget. Tout porte à croire que ce qui pose
réellement problème à l’enfant d’école maternelle dans cette tâche
des jetons plus ou moins écartés, ce n’est pas d’avoir ou de ne pas
avoir la notion de nombre (les preuves de capacités numériques
précoces sont maintenant solides – et souvenez-vous des bonbons !),
mais c’est d’être incapable d’inhiber une stratégie perceptive
inadéquate : « longueur = nombre », stratégie qui d’habitude marche
bien (tant pour l’adulte que pour l’enfant d’ailleurs)48.
Il y a, en effet, dans la tâche de conservation des quantités discrètes
de Piaget, deux stratégies cognitives qui entrent en compétition (un
peu comme dans le modèle de Siegler)  : un «  algorithme  » de
quantification exacte, le comptage (lorsqu’il est nécessaire), et une
«  heuristique  » approximative, «  longueur = nombre  ». Une
heuristique est une stratégie très rapide, très efficace –  donc
économique pour l’enfant –, qui marche très bien, très souvent, mais
pas toujours. A la différence de l’algorithme, plus lent et réfléchi,
mais qui, appliqué sans erreur ou bug, conduit toujours à la bonne
solution. C’est en ce sens qu’il est exact. Les principes de Gelman,
décrits plus haut, constituent un algorithme solide de comptage qui
devrait permettre à l’enfant de réussir la tâche de Piaget, dès l’école
maternelle, par un double comptage des deux alignements de jetons
et une comparaison des deux cardinaux obtenus (égaux dans ce cas,
7 et 7 par exemple). Or il ne le fait pas, se laissant dominer par
l’heuristique « longueur = nombre ».
Vous vous posez peut-être la question de savoir d’où vient chez
l’enfant l’heuristique trompeuse «  longueur = nombre  »  ? À l’image
des structures logiques dont Piaget a bien étudié la construction, les
régularités perceptives et sémantiques se construisent aussi (sans
doute par un apprentissage probabiliste de type bayésien49). Elles
sont renforcées culturellement à certains moments du
développement, à l’école, à la maison ou ailleurs, et deviennent
dominantes dans le cerveau.

Zoom sur…

D’où vient l’heuristique « longueur = nombre » ?

D’où vient l’heuristique «  longueur = nombre  »  ? Par exemple, sur les


rayons des supermarchés, en général, il est vrai que la longueur et le
nombre varient ensemble (covarient)  : face à deux alignements de
produits du même type, celui qui est le plus long contient aussi le plus de
produits. Le cerveau de l’enfant détecte très tôt ce type de
régularité  visuelle et spatiale («  l’enfant est avide de saisir, c’est un
véritable accumulateur  », disait déjà Montessori dans L’Enfant, voir
Houdé, 2018, pour ce rapprochement). De même à l’école ou à la maison,
quand on apprend les additions et les soustractions (ajouts/retraits) avec
des objets sur une table, si l’on additionne, on ajoute 1 ou plusieurs
objets (1 + 1 + 1 + 1 + ...) et c’est plus long ; si l’on soustrait, c’est l’inverse.
Donc là aussi, dans l’arithmétique élémentaire comme au supermarché,
la longueur et le nombre covarient. C’est encore vrai dans les livres de
«  maths pour petits  » ou sur les murs des classes. On y découvre en
général la suite des nombres de  1 à  10 illustrée par des alignements
d’objets de longueur croissante (des alignements d’animaux ou de
fruits). Donc, quasiment partout, sauf dans la tâche de Piaget, la
longueur et le nombre varient ensemble ! C’est ce qui crée l’heuristique.
D’où l’intuition perceptive, visuospatiale, habituelle selon laquelle
« longueur = nombre ». La force de cette intuition, souvent utile, prête à
bondir (même chez l’adulte), exige par conséquent, lorsque c’est
nécessaire comme dans la tâche de Piaget, un mécanisme plus puissant
de résistance cognitive : l’inhibition active de l’heuristique « longueur =
nombre » par le cortex préfrontal50.

On comprend dès lors mieux, selon les situations plus ou moins


conflictuelles (du point de vue des conflits cognitifs internes au
cerveau), rencontrées par l’enfant au cours de son développement, à
l’école notamment, qu’il y ait des ratés, des accros, des décalages
inattendus.
C’est en ces termes nouveaux d’un système dynamique et non
linéaire que la conception-même du développement de l’intelligence
et des apprentissages cognitifs est aujourd’hui renouvelée, après
Piaget, en sciences cognitives51. Les notions d’heuristiques souvent
dominantes dans le cerveau, d’algorithmes exacts (la logique, les
règles du programme scolaire) et de contrôle inhibiteur permettent
de lever le paradoxe entre des capacités cognitives précoces chez les
bébés ou les jeunes enfants et des erreurs tardives des enfants plus
grands (telle l’erreur de conservation du nombre observée par
Piaget), des adolescents et même des adultes confrontés, selon le
contexte, à des heuristiques qu’ils ne parviennent pas à inhiber52.
Voilà un processus inhibiteur (positif, adaptatif) sur lequel devraient
se concentrer les apprentissages à l’école pour rendre le cerveau
humain plus robuste ou «  résistant  ». La lecture du chapitre
introductif de Changeux sur les fondamentaux du cerveau confirme
combien cet organe, du niveau moléculaire au niveau neuronal, est
autant inhibiteur qu’activateur.
Figure 6. La double dynamique de l’adaptation dans le
développement cognitif.
L’assimilation/accommodation (reprise de Piaget), complétée et
renforcée aujourd’hui par l’inhibition cognitive (pôle accommodateur),
antagoniste de l’activation (pôle assimilateur) (O. Houdé) – Selon
Piaget, l’assimilation était l’intégration des stimulations de
l’environnement  dans l’organisme par des structures cognitives
activables, déjà prêtes, alors que l’accommodation était l’ajustement
(restructuration) de l’organisme à ces stimulations lorsqu’il y avait une
difficulté ou une contradiction. Mais il n’est pas allé jusqu’à l’inhibition,
pourtant mécanisme-clé du cerveau.

b. La chronométrie mentale pour tester l’inhibition de


l’heuristique « longueur = nombre » 
Pour vérifier scientifiquement cette nouvelle interprétation, avec
mon laboratoire LaPsyDÉ53 nous avons mis au point une adaptation
informatisée de la tâche des jetons de Piaget où la chronométrie
mentale (l’ordinateur enregistrait les temps de réponse en
millisecondes) permettait de tester le rôle de l’inhibition chez
l’enfant de 8  ans qui réussissait la tâche54. L’idée était  : (a) de faire
résoudre à l’enfant une tâche de type Piaget (où, par hypothèse, il
devait inhiber la stratégie «  longueur = nombre  »)  ; (b) de lui
présenter, juste après, une situation où longueur et nombre
covariaient (deux alignements de jetons où celui qui était le plus
long contenait aussi le plus de jetons). L’enfant devait dès lors activer
en  2 la stratégie (l’heuristique) qu’il venait d’inhiber en  1. Les
résultats ont indiqué que, dans ce dernier cas, l’enfant d’école
élémentaire mettait un peu plus de temps pour répondre (environ
150 ms) que dans une situation contrôle où il n’avait pas dû résoudre
d’abord la tâche de type Piaget.
Ce petit décalage de temps, statistiquement significatif, est ce qu’on
appelle l’« amorçage négatif », démonstration expérimentale du fait
que l’enfant avait bien dû inhiber, bloquer, la stratégie « longueur =
nombre  » pour réussir la tâche de Piaget. D’où le temps
supplémentaire qu’il met à débloquer cette stratégie quand elle
redevient pertinente. C’est une sorte de levée de la résistance  ! Ce
phénomène s’observe encore chez l’adulte55, ce qui montre que
l’inhibition de l’heuristique reste toujours nécessaire. C’est pourquoi
il faut bien l’entrainer à l’école.

c. La tâche de Piaget en IRM fonctionnelle


À partir de la même tâche de conservation du nombre de Piaget,
nous avons pu démontrer expérimentalement56 (cf. figure 7), à la fois
par la chronométrie mentale (mesure des temps de réaction en
millisecondes) et par l’imagerie cérébrale (avec la technique de l’IRM
fonctionnelle) que ce qui pose réellement problème aux enfants
dans cette situation, avant « l’âge ou stade de raison » (7 ans), n’est
pas l’invariance du nombre en tant que telle, déjà observée chez les
bébés57, mais l’intervention de leur cortex préfrontal pour inhiber
l’heuristique «  longueur égale nombre  » très renforcée par
l’environnement préscolaire (voir le Zoom sur… D’où vient
l’heuristique «  longueur=nombre  »  ?). Celle-ci interfère, dans le
cortex pariétal des enfants, au niveau du sillon intrapariétal (SIP),
avec l’algorithme exact de quantification (le comptage).
Le cortex pariétal est, on l’a vu, le siège des mathématiques, du sens
du nombre chez le bébé aux calculs plus complexes chez l’enfant et
l’adulte58, en particulier le sillon intrapariétal, son épicentre. Mais,
dans ce dernier, le SIP, des neurones dédiés aux nombres voisinent
avec d’autres neurones dédiés à des dimensions spatiales non
pertinentes (taille, longueur, position des objets, etc.59) qui, dans
certaines tâches, comme celle de Piaget, doivent précisément être
inhibées. C’est le continu (longueur des alignements) qui interfère
avec le discontinu (le nombre). On peut même faire l’hypothèse que
c’est la proximité neuronale, le recouvrement anatomique de ces
dimensions pertinentes/non-pertinentes, qui crée l’interférence
cognitive. Mon laboratoire étudie cela, précisément, aujourd’hui.
Nous cherchons même, avec Arnaud Viarouge, à mettre au point de
petits tests simples qui permettent aux professeurs d’évaluer
quelles dimensions non pertinentes dominent pour un élève donné
dans des tâches numériques60. Ce sont précisément elles – et les
heuristiques qu’elles déclenchent dans son cerveau – qu’il faudra lui
apprendre à inhiber selon les cas.

Figure 7. Visualisation par l’imagerie cérébrale des régions


associées à la réussite de la tâche de conservation du nombre de
Piaget en IRMf par des enfants d’âge scolaire.
Régions postérieures pariétales (nombre/espace) et antérieures
préfrontales (inhibition)61.
Ce type de difficulté d’inhibition reste vrai chez les adolescents et les
adultes pour d’autres tâches de logique où de nouvelles heuristiques
perceptives et sémantiques surgissent62. Nous y reviendrons. Cela
permet d’expliquer les erreurs et biais systématiques de
raisonnement, de jugement et de prise de décision observés par
Kahneman 63. Et bien des difficultés d’apprentissage au cours de la
scolarité !

d. Erreurs fréquentes en mathématiques à l’école élémentaire


Par exemple, une erreur fréquente observée à l’école primaire
concerne les problèmes dits « additifs » à énoncé verbal : « Louise a
25 billes. Elle a 5 billes de plus que Léo. Combien Léo a-t-il de
billes ? ». La bonne réponse, respectant la logique arithmétique, est
la soustraction 25-5=20, mais souvent les enfants ne parviennent pas
à inhiber l’heuristique d’addition déclenchée par le « plus que » dans
l’énoncé, d’où leur réponse erronée  : 25+5=30. C’est ce que nous
avons démontré expérimentalement au laboratoire en utilisant la
technique de l’« amorçage négatif »64 dont le principe a été illustré
plus haut. Ce résultat est important d’un point de vue pédagogique
car c’est ici le langage même du professeur (oral ou écrit) qui crée et
déclenche (réactive) ce type d’heuristique et donc d’erreur
générique. Il faut en avoir conscience.
Un autre exemple est la difficulté fréquente, générique, des élèves à
comparer des nombres décimaux lorsque le plus grand d’entre eux
contient moins de chiffres après la virgule que le plus petit  : par
exemple, 1,5 vs. 1,432. Les enfants répondent souvent que 1,432 est
plus grand que 1,5. Ici à nouveau, nous avons démontré
expérimentalement au laboratoire, encore avec la technique de
l’«  amorçage négatif  »65, que pour éviter ce type d’erreurs l’enfant
doit apprendre à inhiber les propriétés des nombres entiers, en
l’occurrence l’heuristique « Plus le nombre contient de chiffres, plus
il est grand  » (heuristique implicite ou explicite très forte) quand il
compare des nombres décimaux. C’est aussi le cas quand les élèves
doivent comparer des fractions à numérateurs égaux : par exemple,
1/4 vs. 1/3. Souvent, les enfants pensent, trop rapidement
(fonctionnement heuristique) que 1/4 est plus grand que 1/3 car 4
est plus grand que 3 !

« L’inhibition cognitive préfrontale est le processus du

cerveau humain, très précieux, qui permet cette

abstraction, tant chez le savant, le scientifique, que

chez l’enfant. »

Pour progresser en mathématiques, qu’il s’agisse de tâches


numériques non symboliques (telle la conservation du nombre de
Piaget) ou symboliques (comparaison des nombres décimaux ou des
fractions), le sens approximatif du nombre66 ne suffit donc pas, ni les
algorithmes exacts (comptage, calcul, etc.) – soit, le cortex pariétal
(SIP). Il faut de plus l’intervention à distance (via des neurones à
axones longs) des fonctions exécutives du cortex préfrontal, en
particulier le contrôle inhibiteur67, pour apprendre à résister aux
heuristiques perceptives et cognitives qui, souvent inconsciemment
(tant pour l’élève que le professeur), court-circuitent les bonnes
réponses. C’est donc une explication tout à fait nouvelle d’erreurs
génériques des élèves en mathématiques qui est proposée ici, liées
aux fonctions exécutives – explication confortée aujourd’hui par
beaucoup de professeurs des écoles des cycles 1, 2 et 3 qui nous
remontent de telles heuristiques trompeuses (à inhiber) via la
plateforme pédagogique interactive Lea.fr (cf.  Chapitre 10 de
Pascaline Citron et Marie Létang). Plusieurs études scientifiques
montrent d’ailleurs que la capacité de contrôle inhibiteur (CI)
mesurable dès l’école maternelle est un meilleur prédicteur de la
réussite scolaire ultérieure que le classique Quotient Intellectuel
(QI). Il est donc urgent d’entrainer les fonctions exécutives du cortex
préfrontal à l’école, dès la maternelle (cf.  Chapitre de Grégoire
Borst), ce qui n’est pas dans les programmes scolaires, ni dans les
instructions ministérielles à ce jour, sauf à intégrer cela dans
« Apprendre à apprendre ».
De surcroit, si l’on y réfléchit bien, dans l’histoire de l’humanité, les
sciences et les mathématiques ont souvent dû (ou permis de)
s’abstraire des biais et illusions de la perception et de la pensée. Ce
sont de savants calculs, combinés aux progrès de l’instrumentation
(la lunette astronomique), qui ont permis d’inhiber l’heuristique du
géocentrisme (la Terre est le centre de l’Univers) pour activer, non
sans mal (le procès et la condamnation de Galilée en 1633),
l’algorithme exact de l’héliocentrisme (le Soleil est au centre de
l’Univers et la Terre tourne à la fois sur elle-même et autour de lui,
non l’inverse  !). C’est la force des mathématiques et la définition
même de l’abstraction en ce qu’elle a de plus puissant que d’inhiber
ces biais de perception (de fait, on a l’impression de voir, par jours de
beau temps, le Soleil tourner autour de la Terre). L’inhibition
cognitive préfrontale est le processus du cerveau humain, très
précieux, qui permet cette abstraction, tant chez le savant, le
scientifique, que chez l’enfant. Et cela commence en mathématiques
dès la maternelle avec des tâches aussi simples que celle des jetons
de Piaget où l’on peut apprendre explicitement à l’enfant à inhiber
l’heuristique « longueur = nombre ».

II. Penser-raisonner ou la genèse de

la logique

Rappelons, en un premier temps, la théorie de Piaget sur la logique


et le raisonnement, ainsi que les critiques faites à cette théorie. En
un second temps, je présenterai une synthèse des données actuelles
des sciences cognitives et du cerveau dans ce domaine  : qu’est-ce
que bien penser et raisonner, pour un élève ?
1 Le raisonnement logique chez l’enfant

Quand le cerveau de l’enfant ne traite pas les objets


quantitativement (le nombre), il les traite qualitativement selon la
forme, la couleur, la fonction, etc.  : c’est la catégorisation. Il peut
aussi faire les deux en même temps  : par exemple, compter les
objets de chaque couleur dans un tas d’objets. Catégoriser est donc
une activité cognitive fondamentale, omniprésente. On sait
aujourd’hui, par l’imagerie cérébrale68, que notre cerveau n’utilise
pas les mêmes régions selon qu’on catégorise, par exemple, des
outils (régions liées à l’action, cortex moteur) ou des animaux
(régions visuelles, cortex occipito-temporal). Ainsi, contrairement au
nombre et aux mathématiques très localisés (dans le SIP du cortex
pariétal), les réseaux neuronaux de la catégorisation s’inscrivent
dans des endroits très différents, distribués, du cerveau selon
l’expérience que l’on a des objets, des êtres ou des événements.

« On sait aujourd’hui, par l’imagerie cérébrale, que

notre cerveau n’utilise pas les mêmes régions selon

qu’on catégorise, par exemple, des outils (régions liées à

l’action, cortex moteur) ou des animaux (régions

visuelles, cortex occipito-temporal). »

Nous avons tous fait, étant petits, par jeu et par passion, des
catégories ou collections d’objets divers  : petites voitures, soldats,
perles, etc. On continue d’ailleurs à l’âge adulte chacun chez soi ou à
son travail et, lorsqu’il s’agit de science, on appelle cela des
« taxinomies ». On en apprend beaucoup à l’école. De belles doubles
pages en couleur des dictionnaires les illustrent, de même que des
affiches sur les murs des classes. Depuis Carl von Linné (1707-1778),
les taxinomies des plantes et des animaux sont sans doute les plus
célèbres. La visite de sa maison près d’Uppsala, en Suède, est à cet
égard émouvante : on y découvre, dans le concret du quotidien, des
étagères et petits casiers de bois qui correspondent aux catégories
devenues, dans l’abstrait et pour l’histoire, des taxinomies
universelles. Une fois de plus, c’est à Piaget que l’on doit d’avoir
ramené cette problématique très générale, la catégorisation, à la
psychologie de l’enfant69.

a. La catégorisation et la logique des classes selon Piaget


Selon Piaget, pour catégoriser de façon logique (formes
géométriques, fleurs, animaux, etc.), l’enfant doit apprendre à
utiliser un système de classes (de type A, A’ et B telles que B=A+A’,
l’intersection entre A et A’ étant vide), c’est-à-dire distinguer et
coordonner en «  compréhension  » et en «  extension  » les classes
impliquées. C’est ce qu’on appelle la logique des classes. Un exemple
et quelques mots d’explication  : imaginez qu’on dispose sur une
table, devant l’enfant, des fleurs (B) incluant des marguerites (A) et
des roses (A’). La compréhension (on dit aussi l’intension en logique)
correspond à l’ensemble des ressemblances, des propriétés qui
existent entre les objets à classer (les critères de catégorisation  :
forme, couleur, nom de fleur, etc.), alors que l’extension délimite
l’ensemble des objets présents auxquels s’appliquent ces propriétés
(par exemple, toutes les marguerites et rien que les marguerites).
L’extension est donc quantifiable : l’enfant peut compter le nombre
de marguerites, de roses ou de fleurs sur la table. D’où l’idée qu’a
eue Piaget de tester l’enfant en lui posant une question dite de
« quantification de l’inclusion ».

« La compréhension (on dit aussi l’intension en logique)

correspond à l’ensemble des ressemblances, des

propriétés qui existent entre les objets à classer (les

critères de catégorisation : forme, couleur, nom de fleur,

etc.), alors que l’extension délimite l’ensemble des

objets présents auxquels s’appliquent ces propriétés


(par exemple, toutes les marguerites et rien que les

marguerites). »

C’est la tâche d’inclusion déjà évoquée au début de la section sur le


nombre et les maths, avec la tâche de sériation, pour décrire les
fondements logiques du nombre. La tâche d’inclusion consiste à
présenter à l’enfant, par exemple, dix marguerites (A) et deux roses
(A’) en lui demandant  : «  Y a-t-il plus de marguerites ou plus de
fleurs ? » (Donc plus de A ou plus de B ?) Jusqu’à 6-7 ans, l’enfant se
trompe et répond : « Plus de marguerites ! » C’était, selon Piaget, un
défaut d’inclusion de la sous-classe des marguerites  dans la classe
des fleurs (qui inclut aussi les roses). Cette réponse verbale est une
erreur d’intuition perceptive (en raison de la saillance visuelle et
spatiale des dix marguerites par rapport aux deux roses) qui révèle
que l’enfant n’a pas encore acquis un mode de catégorisation
logique, au sens du système des classes A, A’ et B défini plus haut. À
partir de 6-7 ans en revanche (enfant d’école élémentaire), il devient
capable de formuler des réponses correctes du type : « Plus de fleurs
que de marguerites parce que les roses sont aussi des fleurs  ». La
logique des classes, appliquée à des objets concrets, est dès lors
acquise – en même temps que le nombre selon Piaget. C’est à
nouveau le fameux stade de la mise en place des opérations
concrètes (nombre et catégorisation logiques), selon le modèle
incrémental des stades en escalier.

b. Après Piaget : compétences logiques précoces et


incompétences tardives
À la suite de ces travaux pionniers, les recherches dans ce domaine
n’ont cessé de se multiplier et, comme pour le nombre, les critiques
à l’égard de la théorie de Piaget n’ont pas manqué. Toutefois elles se
sont d’abord développées ici en « sens inverse » de celles relatives au
nombre, c’est-à-dire en mettant l’accent sur une incapacité, ou
erreur d’inclusion, tardive – non prévue par Piaget –, plutôt que sur
des capacités précoces.
Durant les décennies 1970 et 1980, plusieurs psychologues du
développement, Claude Voelin en Suisse, Ellen Markman aux États-
Unis, Jacqueline Bideaud, Jacques Lautrey et moi-même en France70
avons découvert qu’au stade dit de « catégorisation logique « selon
Piaget (entre 7 et 12 ans), les enfants n’étaient pas logiques du tout,
commettant encore une grossière erreur d’inclusion. Stades et
structures de Piaget volaient ainsi en éclats  ! Plutôt que de penser
logiquement, l’enfant «  bricole  », a dit alors très habilement
Bideaud71. En voici un exemple à partir du même matériel de fleurs :
on demande à l’enfant qui a d’abord répondu correctement à la
question d’inclusion de Piaget (en disant «  Plus de fleurs  »)  : «  Oui,
mais peut-on faire quelque chose ou ne peut-on rien faire pour avoir
plus de marguerites que de fleurs  ?  » (Donc plus de  A que de B  ?)
Chacun d’entre nous sait que c’est impossible. Nous en sommes
même absolument certains (c’est ce qu’on appelle la «  nécessité
logique  »). L’enfant de plus de 7  ans devrait l’être aussi selon le
modèle des stades de Piaget. Pourtant, il se trompe et répond,
jusqu’à l’âge de 12  ans  : «  T’as qu’à rajouter des marguerites ou
enlever des fleurs  !  » Bideaud et Lautrey72 ont alors pensé que la
catégorisation logique devait arriver bien plus tard que ne le pensait
Piaget, au début de l’adolescence (un passage tardif du «  bricolage
cognitif  », encore empirique et intuitif, à la logique). Mais n’est-on
pas en présence ici d’un faux négatif, et même de deux faux
négatifs  : la tâche de Piaget et sa nouvelle version modifiée  ?
L’expression « faux négatifs » veut dire ici que le psychologue ou le
professeur peut se tromper en déduisant une absence de logique
(une incompétence) à partir des échecs des enfants dans ces tâches.
Sur ce point (contrairement au nombre), Piaget lui-même en a fait
l’aveu dans un livre ultérieur, Vers une logique des significations,
publié de façon posthume en 198773. Il y écrit, en le démontrant
expérimentalement, que, dès 5  ans, «  l’inclusion ne soulève pas de
problème sauf naturellement quant aux quantifications de A, A’ et B
étudiées jadis [dans le livre de 1959] lorsque les A’ sont bien moins
nombreux que les A » (les deux roses et les dix marguerites). Piaget
reconnait donc que l’erreur de l’enfant de moins de 6  ans dans sa
tâche classique d’inclusion où il y a un piège perceptif sur les
extensions (tâche qui a quand même fait le tour du monde, des
laboratoires et des écoles  !) ne veut pas dire que l’enfant n’a pas
acquis la notion d’inclusion.
Cela ne signifie pas que les tâches piagétiennes, échouées
tardivement, ne sont pas de bonnes tâches cognitives, bien au
contraire. L’intérêt de la psychologie expérimentale de l’enfant est
qu’elle a précisément un côté « farces et attrapes ». Simplement, une
fois de plus, la tâche de catégorisation de Piaget teste moins la
logique en tant que telle (ici l’inclusion des classes) que la capacité
de l’enfant à inhiber des interférences  : dans ce cas, la prégnance
perceptive créée par la très grande extension spatiale des
marguerites (dix), comparativement à celle des roses (deux) – d’où
l’heuristique de comparaison directe 10/2 (au lieu de 10/12). En
outre, quand un adulte demande à un enfant entre 7 et 12 ans  :
«  Peut-on faire quelque chose ou ne peut-on rien faire pour avoir
plus de marguerites que de fleurs  ?  » et que, par ailleurs, on lui
apprend à l’école, à longueur de journée, qu’en arithmétique pour
avoir « plus de… » on ajoute et pour avoir « moins de… » on enlève,
tout porte à croire que ce qui pose réellement problème à l’enfant
n’est pas l’inclusion des classes elle-même  – en accord avec Piaget
cette fois. C’est plutôt l’inhibition de la stratégie habituelle
(l’heuristique) d’ajout et de retrait, suractivée par la formulation de
la question qui joue sur l’ambiguïté. Mais comment le mesurer ?

Zoom sur
Zoom sur…

Des algorithmes logiques, déjà chez le bébé et le jeune enfant

Comme pour le nombre, après Piaget, durant les décennies 1980 et 1990,
des capacités beaucoup plus précoces de catégorisation logique chez le
jeune enfant et le bébé ont été découvertes. Il y a déjà le constat de
Piaget74 lui-même, évoqué ci-dessus. Plutôt que de piéger l’enfant
d’école maternelle sur les extensions perceptives des A et des A’, Piaget,
dans ses derniers travaux, lui présentait un modèle figurant clairement
l’inclusion : un tout B représenté par un cercle et séparé en deux parties A
et A’ au moyen d’une ligne. Il faisait alors raisonner l’enfant, pour les
mêmes objets (toujours les marguerites et les roses, par exemple), sur
leur propriété commune (B) et sur leurs propriétés différenciées (A et A’).
Dans ces conditions, dès 5 ans l’enfant manifeste qu’il a très bien compris
l’inclusion de la sous-classe des A (comme des A’) dans la classe des B. À
partir d’une tâche de choix orienté (un peu comme un « QCM d’objets »),
j’ai moi-même démontré75 qu’au même âge, l’enfant de grande section
de maternelle est capable de regrouper (trier) les objets (animaux,
meubles, véhicules, vêtements, nourriture, etc.) selon un mode de
catégorisation taxinomique, c’est-à-dire fondé sur un critère général
d’inclusion logique. Ce critère est déjà indépendant des proximités ou
contiguïtés spatiales (scènes) ou temporelles (scripts) entre les objets de
la vie quotidienne (par exemple, l’enfant qui regroupe un lion et une
poule, jamais observés ensemble, parce qu’ils sont de la même catégorie
générale des animaux, ou encore un fauteuil de plage et une commode
de chambre parce qu’ils sont des meubles, etc.,).
D’autres chercheurs sont allés plus loin encore et ont trouvé des traces
de catégorisation taxinomique dans les activités perceptives des bébés76.
En outre, à partir d’observations très fines de séquences de manipulation
d’objets, Jonas Langer77 a décrit l’existence d’une protologique des
classes dès la première année de la vie du bébé, entre 6 et 12 mois. Cette
logique est dite « pragmatique » dans le sens où elle n’existe que dans les
actions du bébé. Par ailleurs, il est maintenant établi que les bébés
manifestent au niveau de leurs réactions visuelles des capacités de pur
raisonnement logique78. Dans cette étude, des bébés de 12 mois
manifestaient des attentes visuelles très précises à propos d’événements
à venir. Ils prédisaient parfaitement ces événements, comme de petits
scientifiques, en fonction de variables qu’ils manipulaient mentalement
de façon systématique et rationnelle  : le nombre d’objets, leur
arrangement physique et leur temps de disparition. Les chercheurs en
ont conclu que les réactions visuelles des bébés sont formellement
cohérentes avec celles d’un système statistique bayésien (probabiliste et
déductif) capable d’abstraire des principes généraux sur le mouvement
des objets. D’autres études, menées dans le même esprit, ont révélé que
les bébés utilisent déjà des patterns statistiques pour tester des
hypothèses causales à propos de séries d’images, de phrases parlées,
etc. Et c’est grâce à ce cerveau « proto-logique et mathématique » – en
apparence passif mais très actif et lucide  – que le monde vient aux
bébés79.

c. Heuristiques de catégorisation, algorithmes logiques et


inhibition
Au laboratoire, nous avons démontré le cout de l’inhibition dans une
version informatisée de la tâche piagétienne classique d’inclusion  :
« plus de marguerites ou plus de fleurs ? »80. La mesure utilisée était
à nouveau l’« amorçage négatif », dont le principe a déjà été décrit
pour le réexamen de la tâche piagétienne de conservation du
nombre. Dans ce cas, la procédure expérimentale consiste à réaliser
une simple comparaison perceptive directe de type A-A’, les deux
sous-classes (10 marguerites et 2 roses), après avoir dû inhiber cette
heuristique pour comparer A à B (l’inclusion logique). La levée
d’inhibition se traduit alors par un temps de réponse
supplémentaire. C’est ainsi qu’est mesuré l’«  effort de résistance
cognitive  » à la comparaison A-A’ pour appliquer l’algorithme exact
d’inclusion des classes (B=A+A’). Les résultats indiquent que cet
effort de résistance du cerveau s’observe chez les enfants d’école
primaire comme chez les adultes, où il est moindre mais encore
nécessaire.
Ainsi, qu’il s’agisse de nombres ou de classes logiques (catégories),
les pièges de la pensée sont tels dans le monde perceptif, les
heuristiques si puissantes qu’il faut à notre cerveau (le cortex
préfrontal), celui de l’enfant en particulier, résister en permanence
sur tous les fronts. Pour tester cette dimension de l’intelligence ou
du « penser-raisonner », les problèmes piagétiens (ou néopiagétiens)
restent aujourd’hui de très bonnes tâches en psychologie du
développement. Mais l’interprétation théorique a changé. C’est ainsi
que progresse la science des enfants !

« Qu’il s’agisse de nombres ou de classes logiques

(catégories), les pièges de la pensée sont tels dans le

monde perceptif, les heuristiques si puissantes qu’il faut

à notre cerveau (le cortex préfrontal), celui de l’enfant

en particulier, résister en permanence sur tous les

fronts. »

En outre, ce processus inhibiteur de résistance cognitive est dit


« interdomaines ». Borst et al81 a démontré, par la mesure des temps
de réponse, que résister aux pièges dans une tâche de conservation
du nombre (celle des jetons analysée plus haut) aidait le cerveau à
résister dans une tâche d’inclusion des classes. Ce transfert entre les
domaines du nombre et de la catégorisation illustre, en termes
neurocognitifs, un élan général de résistance qui se caractérise, dans
ce cas, par un effet d’amorçage positif, c’est-à-dire une réponse plus
rapide d’une tâche piège à l’autre. L’architecture cognitive du
cerveau s’interconnecte ainsi sur un mode inhibiteur efficace.
D’autres problèmes plus classiques de logique illustrent ce point
chez l’enfant d’école élémentaire, par exemple les syllogismes. Pour
tester la solidité du raisonnement d’un enfant, dites-lui que (a) les
éléphants sont des mangeurs de foin et que (b) les mangeurs de foin
ne sont pas lourds. Demandez-lui ensuite si cela veut dire que (c) les
éléphants sont lourds. Les enfants d’école élémentaire (6-12  ans)
répondent souvent « oui », alors que rien ne permet à leur cerveau
de déduire logiquement cette conclusion des prémisses du
syllogisme, c’est-à-dire des deux premières phrases (a et b). Il a été
démontré que la difficulté de ce type de tâche de raisonnement, au
cours du développement, est de parvenir à inhiber le contenu
sémantique de la conclusion (réseaux du cerveau dits
« sémantiques » ou « de connaissances générales »), c’est-à-dire ici la
forte croyance des enfants quant au poids des éléphants82. D’où leur
réponse trop rapide et erronée. L’heuristique est ici la crédibilité,
selon laquelle en général «  les éléphants sont lourds  », alors que
l’algorithme exact est la validité logique de l’énoncé (syllogisme, si-
alors), qui fait raisonner sur la structure même du texte.
En fait, il y a trois systèmes dans le cerveau. L’un est rapide,
automatique et intuitif (système 1). L’autre est plus lent, logique et
réfléchi (système 2). Un troisième système, sous-tendu par le cortex
préfrontal, permet d’arbitrer, au cas par cas, entre les deux premiers
systèmes. C’est ce système  3 qui assure l’inhibition des
automatismes de pensée (ceux du Système  1  : par exemple,
«  longueur = nombre  », «  les éléphants sont lourds  », etc.) quand
l’application de la logique (système 2) est nécessaire. Chez l’enfant,
les deux premiers systèmes se développent en parallèle, car le bébé
– ainsi qu’on l’a vu – a déjà des capacités proto-numériques et proto-
logiques, mais le troisième système et sa capacité inhibitrice arrivent
plus tard. Ce cerveau dit «  exécutif  » dépend non seulement de la
maturation lente du cortex préfrontal83, mais aussi d’entrainements
exécutifs intenses, ciblés sur le contrôle inhibiteur84.
Figure 8. Les trois systèmes cognitifs du cerveau logico-
mathématique.
Heuristiques approximatives (D. Kahneman), algorithmes exacts (J.
Piaget) et système inhibiteur (O. Houdé).

2 Le raisonnement logique chez l’adolescent

À la fin de son monumental ouvrage sur le raisonnement et la prise


de décision chez l’adulte, Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la
pensée, Daniel Kahneman85, Prix Nobel d’économie en 2002, se
demandait à propos des adultes  : que peut-on faire pour éviter les
biais ou heuristiques du Système  1, trop rapide et intuitif  ? C’est
évidemment une question qui doit se poser, selon moi, dès l’école
(primaire, collège et lycée). C’est Apprendre à résister86. Il s’agit sans
doute de l’une des missions principales des professeurs aujourd’hui
dans le monde d’Internet, des fake news, de la radicalisation fondée
sur des pseudo-déductions, de l’heuristique de l’affect (liker)
suractivée sur les réseaux sociaux et du communautarisme galopant,
… plutôt que du raisonnement logique décentré et de l’esprit
critique, inhibant les faux savoirs.
Dans un livre que j’ai consacré à cette question spécifique, Le
Raisonnement87, j’ai avancé l’idée du système 3 de «  résistance
cognitive  » (inhibition), qui permet au cas par cas, grâce au cortex
préfrontal, de bloquer le système 1 de raisonnement pour activer le
Système 2 (la logique), plus lent et réfléchi. Les exemples précédents
de ce chapitre chez l’enfant (nombre et maths, catégorisation
logique) l’ont déjà bien illustré. Pour le raisonnement proprement
dit, à propos d’idées, d’hypothèses et de propositions logiques, cela
peut être démontré à partir d’un exemple simple.

a. La logique formelle de Piaget s’observe-t-elle dans le


cerveau des adolescents et des adultes ?
Rappelons d’abord que selon Piaget, à partir de l’adolescence nous
atteignons le stade de la logique formelle ou «  hypothético-
déductive  » achevée, celle du logicien. C’est la dernière marche de
l’escalier qui doit nous rendre (selon Piaget toujours) définitivement
rationnels pour la vie. Or, ce n’est pas du tout le cas comme l’a très
bien démontré Kahneman71 : les adultes sont plutôt illogiques dans
leurs jugements, biaisés par leurs heuristiques, le plus souvent
inconsciemment. En voici un exemple, qui vaut aussi chez
l’adolescent, et que nous avons étudié finement au laboratoire avec
les techniques de la psychologie expérimentale et de l’imagerie
cérébrale. Vous pouvez réaliser vous-même cet exercice de logique
pour tester votre cerveau. Prenez une feuille blanche et des feutres
de couleur.

« les adultes sont plutôt illogiques dans leurs

jugements, biaisés par leurs heuristiques, le plus

souvent inconsciemment. »

Il s’agit d’une tâche de raisonnement déductif ou conditionnel de


type «  si-alors  ». La partie «  si…  » (l’antécédent) correspond à
l’hypothèse et la partie «  alors…  » (le conséquent) à la déduction.
Soit, la règle : « S’il n’y a pas de carré rouge à gauche, alors il y a un
cercle jaune à droite.  » Cette règle peut être vérifiée ou invalidée
dans un test logique en manipulant une table de vérité appliquée à
l’antécédent et au conséquent : VV, VF, FV ou FF (V pour vrai, F pour
faux). La réponse « carré bleu à gauche, cercle jaune à droite » (VV)
vérifie la règle, alors que la réponse «  carré bleu à gauche, losange
vert à droite  » (VF) l’invalide (il y a d’autres réponses VV et VF
possibles). Les cas de figures FV ou FF ne peuvent pas invalider la
règle, car l’antécédent est faux (la règle est alors non applicable, on
est « hors condition »).

Figure 9. Tâche de falsification de règles conditionnelles (si-


alors) et heuristique d’appariement perceptif.

La consigne est de sélectionner deux formes qui rendent la règle


fausse  ; par exemple pour la règle «  S’il n’y a pas de carré rouge à
gauche, alors il y a un cercle jaune à droite » (gauche/droite sont les
deux cases), une bonne réponse est un carré bleu à gauche et un
losange vert à droite (il y a d’autres bonnes réponses possibles), mais
la réponse erronée, très souvent observée, est un carré rouge à gauche
et un cercle jaune à droite. C’est l’heuristique «  d’appariement
perceptif » (au sens d’appariement avec les deux formes citées dans la
règle), heuristique dominante tant chez les adolescents que les
adultes.
Si l’on demande aux gens d’invalider la règle « s’il n’y a pas de carré
rouge à gauche, alors il y a un cercle jaune à droite », ils se trompent
très souvent. C’est un piège cognitif. En effet, on se laisse ici
directement influencer par la négation au début de la phrase («  s’il
n’y a pas  ») et on choisit, pour invalider la règle, un carré rouge à
gauche et un cercle jaune à droite (ce réflexe d’appariement avec les
deux formes citées dans la règle vient sans doute de réactions
habituelles comme penser au chocolat toute la journée, pour un
enfant, quand on lui dit qu’il ne reste plus de glace au chocolat ; ou
penser à un éléphant rose si je vous dis de ne pas imaginer un
éléphant rose – vous en faites irrépressiblement l’image mentale).
C’est un puissant biais (une heuristique) d’appariement perceptif
avec les éléments cités dans la règle (système 1) car la réponse
logique (système 2), rare spontanément, est par exemple un carré
bleu à gauche et un losange vert à droite (c’est-à-dire l’algorithme
exact antécédent vrai, pas de carré rouge, conséquent faux, pas de
cercle jaune  : VF). Il faut donc inhiber le carré rouge et le cercle
jaune ! Si vous avez des difficultés à comprendre, c’est normal, car ce
biais cognitif vous concerne en tant qu’adulte. Il défie votre cortex
préfrontal. De la même façon que le biais ou l’heuristique « longueur
= nombre » concernait l’enfant d’école maternelle.
Au laboratoire, nous avons testé l’efficacité de différentes
conditions d’apprentissage pour corriger ce biais :
1. L’inhibition de la stratégie d’appariement  : alertes sur le risque
d’erreur et la nature du piège perceptif à éviter  ; action effective
d’inhibition avec un dispositif pédagogique «  d’Attrape-piège  » où
glisser la réponse heuristique erronée sous une zone hachurée) ;
2.  L’explication logique du raisonnement  : instructions verbales
strictement à propos du principe de la table de vérité VF ;
3. La simple répétition de la tâche : ce dernier type d’apprentissage
étant un contrôle qui correspond aux effets de la pratique.
Seul l’apprentissage de l’inhibition s’est révélé efficace  : le taux de
réussite, initialement inférieur à 10 % dans la tâche (donnée en pré-
test), est devenu supérieur à 90 % (post-test). Cela indique que c’est
bien ce mécanisme exécutif de blocage, de résistance cognitive
(l’intervention du système  3) qui faisait défaut aux individus
interrogés, et non pas la logique en tant que telle (système 2) ni la
pratique. Dans ces deux dernières conditions, le taux d’erreur est
resté comparable au niveau initial, la simple répétition favorisant
même l’automatisme.
Nous avons alors poursuivi l’expérience en imagerie cérébrale avec la
Tomographie par Émission de Positrons (TEP) afin d’observer ce qui
se passait dans le cerveau des individus avant et après
l’apprentissage de l’inhibition de la stratégie perceptive
(entrainement du système 3), c’est-à-dire avant et après la correction
effective de l’erreur de raisonnement. Les participants adultes
étaient introduits deux fois (pré- et post-tests) dans la caméra
d’imagerie cérébrale, l’apprentissage étant réalisé hors caméra.
C’était en 2000 la toute première expérience que l’on peut
réellement qualifier de «  neuropédagogique  »88, ainsi que je
l’analyse, avec le recul, dans L’École du cerveau89.

« Les résultats ont montré que, lors de la correction de

l’erreur après l’apprentissage de l’inhibition (post-test),

il s’opérait une très nette modification neuronale. Avant

l’apprentissage, c’était la partie arrière du cerveau, un

réseau neuronal postérieur, qui travaillait. Après

l’apprentissage, c’était la partie avant, préfrontale, qui

travaillait. »

Lorsqu’ils étaient dans la caméra, les participants lisaient sur un mini-


écran d’ordinateur la règle logique (« S’il n’y a pas de carré rouge à
gauche, alors il y a un cercle jaune à droite »), puis ils devaient choisir
avec la souris deux formes parmi douze présentées à l’écran (carrés,
cercles ou losanges, bleus, jaunes, rouges ou verts) pour invalider
cette règle, selon le principe du test. Ils glissaient les deux formes
choisies dans une double case de réponse (gauche/droite). Une série
de règles «  si-alors  » du même type, préalablement programmées,
s’enchainaient ainsi et l’ordinateur stockait les réponses (une liste de
paires de formes) de chaque participant dans un fichier, alors même
que son activité neuronale était enregistrée sur l’ensemble du
cerveau.
Les résultats ont montré que, lors de la correction de l’erreur après
l’apprentissage de l’inhibition (post-test), il s’opérait une très nette
modification neuronale. Avant l’apprentissage, c’était la partie
arrière du cerveau, un réseau neuronal postérieur, qui travaillait
(réseau associé à la réponse heuristique d’appariement perceptif  :
carré rouge, cercle jaune). Après l’apprentissage, c’était la partie
avant, préfrontale, qui travaillait (réseau antérieur, associé à
l’inhibition du biais d’appariement perceptif et à la réponse logique :
carré bleu, losange vert). Et, de façon paramétrique, il a ensuite été
remarquablement démontré – lors d’une réplication de l’expérience
par d’autres chercheurs – que plus la règle logique exige d’inhiber le
biais perceptif (l’heuristique), plus l’activation préfrontale est
grande90. Cette situation emblématique est le cas pédagogique où le
cerveau des élèves doit penser, prendre du recul. Tels les prisonniers
de la caverne de Platon, les élèves découvrent, avec effort, la
logique de la tâche, c’est-à-dire l’algorithme exact, le Vrai !
Figure 10. Visualisation par l’imagerie cérébrale d’un effort
d’attention et de contrôle inhibiteur.
Cet effet a été observé chez des élèves lors d’une tâche de
raisonnement logique, avant (à gauche) et après (à droite) un
apprentissage métacognitif, portant sur l’inhibition d’un biais (ou
heuristique), réalisé en interaction sociale réelle avec un professeur.
(D’après O. Houdé et al., 2000).

b. Un exemple cognitif de variation/sélection neuronale selon


Changeux : test de vérité
Il ne suffit donc pas d’avoir atteint, à l’adolescence, le stade des
opérations logiques formelles de Piaget (système  2) pour être
définitivement «  préfrontal  » et logique. Avec cet exemple, on
constate que  : (a) dans le cerveau en action, à tout moment, y
compris chez l’adulte, plusieurs stratégies de raisonnement
(variation) peuvent se télescoper, entrer en compétition, les biais
perceptifs (à l’arrière du cerveau) prenant alors le pas sur les
réponses logiques dès la présence d’un piège (le constat de
Kahneman sur la dominance du système  1)  ; (b) c’est l’inhibition
cognitive préfrontale (sélection), déclenchée ici par un
apprentissage expérimental (système 3), qui se révèle être la clé de
l’accès à la logique (système 2).
« Le développement social de l’enfant est lui-même

caractérisé par un mécanisme d’inhibition (comme dans

les aspects cognitifs), mécanisme qui joue un rôle-clé

pour apprendre à considérer le point de vue d’autrui. »

Cette expérience illustre donc de façon dynamique


(compétition/sélection neuronale) comment peut se mettre en place
un processus d’abstraction dans le cerveau humain, d’un piège
perceptif vers la logique. Ici, comme chez l’enfant, mais à un niveau
de complexité accrue, bien raisonner c’est « apprendre à résister »91.
Ce résultat d’imagerie cérébrale du raisonnement, sous l’impact de
l’apprentissage, illustre concrètement la théorie de Changeux
(cf. Chapitre 192) à propos de la variation/sélection neuronale entre
les niveaux de l’entendement (synthèse des éléments sensibles) et
de la raison. C’est l’acquisition de connaissances – telle qu’elle peut
se déployer à l’école – et la mise à l’épreuve de leur vérité logique
par le cerveau : l’erreur (test échoué), suivie de sa correction.

3 Penser-raisonner pour respecter autrui

Dans son chapitre introductif, Apprendre avec ses neurones, J.-P.


Changeux souligne aussi, en conclusion, que l’Homme devrait
s’engager à utiliser les facultés créatrices qu’il possède dans son
cerveau pour inventer un «  modèle éthique  » qui tranche avec les
violences, les intolérances et les crimes de notre passé culturel, et
assure plus efficacement la survie et le ‘bien-vivre’ de l’humanité.
C’est dès l’école, par le vivre ensemble et l’apprentissage du respect
d’autrui que l’épigenèse du cerveau doit y être éveillée, écrit-il. Dans
cet esprit, nous venons de réaliser, en collaboration avec Alain
Berthoz (Collège de France), une étude qui identifie les mécanismes
du « cerveau social » susceptibles d’être éduqués en ce sens93.
La question du contrôle cognitif (fonctions exécutives, inhibition) ne
concerne pas seulement les apprentissages scolaires classiques, tels
que compter, penser ou raisonner (dans les exemples précédents),
mais aussi le contrôle de soi pour la tolérance et la paix94.
En effet, le développement social de l’enfant est lui-même
caractérisé par un mécanisme d’inhibition (comme dans les aspects
cognitifs), mécanisme qui joue un rôle-clé pour apprendre à
considérer le point de vue d’autrui61. Dans cette étude, des enfants
d’âge scolaire (10 ans) et des adultes devaient imaginer la
perspective corporelle et spatiale d’un autre, différente de la leur  :
personnage de face ou de dos. Avec un paradigme expérimental
«  d’amorçage négatif  » (déjà décrit), nous avons mesuré, grâce à la
chronométrie mentale en millisecondes, l’effort spécifique
d’inhibition lors de cette tâche d’adaptation sociale.
Les résultats ont indiqué que, tant les adultes que les enfants,
devaient inhiber leur propre point de vue, égocentré – ce qui était
couteux cognitivement – à chaque fois qu’ils voulaient activer le
point de vue de l’autre. C’est un « biais asocial » que Piaget appelait
la « centration » (ou égocentrisme), mais qui, contrairement à ce qu’il
pensait, ne disparait pas (décentration) avec le stade des opérations
logiques à 7 ans. Dans le cerveau humain, l’heuristique égocentrée
(toujours le système 1) persiste et domine  ! Il faut constamment y
résister.
Déjà Montaigne, dans ses Essais, se disait effaré par l’égocentrisme
et le sociocentrisme des adultes, dont l’ancrage est d’abord
physiologique et corporel. «  Nos yeux ne voient rien en arrière  »
écrivait-il ! Et cet égocentrisme corporel devient rapidement cognitif
et moral. Apprendre à inhiber (système 3) dès l’enfance cet
égocentrisme du cerveau (heuristique du système 1), c’est éduquer à
la tolérance (système 2 ou algorithme de coordination logique des
points de vue). Il s’agit de se construire une « théorie de l’esprit » (du
point de vue) du cerveau de l’autre et, surtout, l’exercer95. Outre le
cortex préfrontal pour l’inhibition de l’heuristique égocentrée, on
sait que cette aptitude sociale de « théorie de l’esprit », décentrée,
mobilise l’activation du sillon temporal supérieur (STS)96. Raisonner,
c’est aussi raisonner sur et pour autrui.
Ainsi, tant pour les aspects cognitifs et scolaires (maths et logique),
que psychosociaux (décentration sociale  et tolérance), apprendre à
apprendre, c’est bien souvent inhiber, en partie, son propre cerveau,
pour soi-même (corriger ses erreurs) ou pour le respect d’autrui.

« Tant pour les aspects cognitifs et scolaires (maths et

logique), que psychosociaux (décentration sociale et

tolérance), apprendre à apprendre, c’est bien souvent

inhiber, en partie, son propre cerveau, pour soi-même

(corriger ses erreurs) ou pour le respect d’autrui. »

Cette fonction d’inhibition, de résistance, du cortex préfrontal,


testée ici par une procédure de psychologie expérimentale dans une
tâche d’adaptation sociale, rejoint les intérêts premiers de
l’éducation nouvelle, tant Montessori que Freinet  : servir la paix de
l’humanité97. C’était une préoccupation, de leur part, à l’époque
terrible des deux dernières guerres mondiales. Cela l’est à nouveau
aujourd’hui dans l’actualité du terrorisme mondial.
Cette éducation du «  cortex préfrontal éthique  » (pour le Bien)
correspond à l’esprit critique et de tolérance que la jeunesse doit
cultiver, pour l’école, contre la terreur. La neuropédagogie peut y
contribuer.

Conclusion

Après Piaget, les sciences cognitives et du cerveau ont permis de


découvrir à la fois des compétences logico-mathématiques (nombre,
catégorisation, raisonnement) très précoces chez le jeune enfant
d’école maternelle et même le bébé. L’état dit «  de départ  » du
cerveau de l’enfant quand il arrive à l’école, dès la Petite Section, est
donc beaucoup plus riche (même extraordinairement plus riche) sur
le plan cognitif que ne l’imaginent en général les professeurs. C’est
de « cette matière première » qu’il faut partir pour aller plus loin. Par
exemple, pour combiner le sens visuospatial précoce du nombre,
déjà présent dans le sillon intra-pariétal (SIP) du cortex pariétal, et
les principes de comptage à travers le langage et l’action, renforcer
les algorithmes logico-mathématiques exacts, mais aussi apprendre
à inhiber, grâce à son cortex préfrontal, les heuristiques
approximatives du « compter-penser », qu’elles soient visuospatiales
ou sémantiques et linguistiques. Le cerveau est à la fois fort (les
compétences précoces) et fragile (les incompétences tardives)
jusqu’à l’adolescence et même l’âge adulte. C’est à l’école de lui
apprendre à se contrôler, corriger ses biais, tant pour bien raisonner
à propos des objets physiques qu’à propos des êtres humains ; dans
ce dernier cas, le respect d’autrui nécessite d’inhiber l’heuristique
égocentrée.

Les Essentiels
Les Essentiels

Dans le cerveau humain, il existe pour compter et raisonner (a)


des compétences plus précoces que ne l’imaginait Piaget chez
les bébés et les jeunes enfants – bien avant l’école – et (b) des
incompétences plus tardives, persistantes, chez les enfants plus
grands, les adolescents et même les adultes.
Une région spécifique du cerveau des bébés, le cortex cingulaire
antérieur (CCA) dédié à la détection de conflits cognitifs,
s’active lorsqu’on leur présente visuellement des erreurs de
calcul de type 1 + 1 = 1 ou 2-1 = 2 pour de petits nombres, mais
aussi pour de grands nombres (5 + 5 = 5 ou 10-5 = 10), alors que
cette région ne s’active pas (aucune surprise du bébé) face aux
bons résultats  : 1 + 1 = 1, 2-1 = 2 ou 5 + 5 = 10, 10-5 = 5. Il
semble donc que le bébé humain soit doté très tôt d’une
capacité à effectuer des opérations mathématiques et à
détecter des erreurs. D’autres chercheurs ont découvert leur
aptitude à discriminer des nombres aussi grands que 8 vs. 16 ou
16 vs. 32, par exemple.
L’imagerie cérébrale a clairement démontré que le cortex
pariétal, en particulier son épicentre le sillon intra-pariétal (SIP),
est le siège de ce sens du nombre (ou des quantités) chez le
bébé jusqu’aux calculs et raisonnements plus complexes chez
l’enfant et l’adulte (Dehaene). Associé à la comptine numérique
et à l’acquisition du principe de cardinal en maternelle, un bon
sens visuel du nombre permet de mieux rentrer dans les
apprentissages plus formels des cycles scolaires suivants.
Toutefois, pour progresser en maths, qu’il s’agisse de tâches
numériques non symboliques ou symboliques, le sens du
nombre (Dehaene) ne suffit pas, ni les algorithmes exacts
(comptage, calcul, etc.) – soit, le cortex pariétal (SIP). Il faut, en
complément, l’intervention des fonctions exécutives du cortex
préfrontal, en particulier le contrôle inhibiteur (Houdé), pour
apprendre à résister aux heuristiques qui, souvent
inconsciemment (tant pour l’élève que pour le professeur),
court-circuitent les bonnes réponses.
C’est aussi vrai dans le domaine de la catégorisation logique et
du raisonnement où il existe des compétences plus précoces
que ne l’imaginait Piaget chez les bébés et les jeunes enfants.
Néanmoins à tous les âges – enfants plus grands, adolescents
et même adultes – des heuristiques de raisonnement trop
rapides surgissent dans le cerveau (Kahneman). C’est à l’école
d’apprendre à les inhiber. Outre les maths et la logique, c’est
également vrai du respect d’autrui pour lequel il faut inhiber
l’heuristique égocentrée et imaginer le point de vue de l’autre.

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97. Ibid., Houdé, 2018.
focus

Du sens des quantités au

raisonnement mathématique

par Jérôme Prado

L’apprentissage des mathématiques a ceci de particulier qu’il repose


sur un processus cumulatif. Ainsi, les connaissances acquises à un
moment donné s’appuient sur des connaissances qui ont été
acquises par le passé. Impossible d’appréhender complètement la
géométrie sans connaissances solides en algèbre, et impossible
d’acquérir des connaissances en algèbre sans maitriser
l’arithmétique. Un peu comme pour construire une tour avec des
blocs de construction, il est donc primordial d’avoir une fondation
solide sur laquelle d’autres connaissances vont pouvoir s’appuyer.
Même si l’apprentissage des mathématiques est souvent vu comme
débutant à l’école élémentaire, cette fondation est à chercher avant
dans le développement de l’enfant. En effet, nous venons au monde
avec des intuitions portant sur les quantités numériques, intuitions
qui peuvent être regroupées sous le terme de « sens des quantités ».
Ce sens des quantités permet aux bébés de se représenter déjà
précisément des petites quantités numériques (allant de 1 à 3)
lorsque celles-ci sont présentées de façon non-symboliques (par
exemple par des nuages de points). Il permet aussi de comparer
approximativement des quantités plus grandes1. Au moins deux
constats permettent de penser que ce sens des quantités est une
fondation sur laquelle les apprentissages mathématiques ultérieurs
sont batis.

Le sens des quantités, une fondation des apprentissages

mathématiques

Premièrement, grâce aux techniques d’imagerie qui permettent de


voir le cerveau en action, des études ont pu localiser les neurones
responsables de ce sens des quantités dans une région appelée le
sillon intra-pariétal (SIP) chez le jeune enfant (cf.  figure  1)2. En fait,
ces neurones sont constamment activés lors de la pratique des
activités mathématiques chez l’enfant plus âgé ou chez l’adulte, que
ces activités impliquent de faire du calcul arithmétique symbolique3
ou de comprendre des propositions complexes d’algèbre chez
l’expert en mathématique4. En d’autres termes, les neurones du sens
des quantités seraient toujours impliqués dans les tâches
mathématiques, y compris lors des raisonnements les plus
complexes. Il est donc probable que nos connaissances
mathématiques s’appuient sur un « recyclage » de régions cérébrales
supportant ces intuitions sur les quantités numériques5.

Figure 1. Localisation du sillon intra-pariétal


(SIP) sur une représentation de l’hémisphère
gauche du cerveau.

Deuxièmement, ce sens des quantités est plus ou moins précis chez


l’enfant et ces différences ont un impact sur les apprentissages
formels ultérieurs. Dans une certaine mesure, il va être plus facile
pour des enfants avec un sens des quantités précis de rentrer dans
les mathématiques formelles à l’école6. Ce développement serait
notamment rendu possible par l’apprentissage de la comptine
numérique et l’acquisition du principe de cardinalité (c’est-à-dire la
compréhension que le dernier mot-nombre prononcé correspond au
nombre d’éléments). Les enfants dépasseraient ainsi ces intuitions
numériques approximatives et se représenteraient les quantités de
façon exacte, ouvrant ainsi la voie à une compréhension plus
poussée du nombre et de l’arithmétique. À l’autre extrême, un peu
comme une tour de blocs de construction à laquelle il manquerait les
premiers blocs, les mécanismes cérébraux supportant le sens des
quantités pourraient être déficitaires chez d’autres enfants. Ceux-ci
auraient alors un risque de manifester un trouble spécifique de
l’apprentissage des mathématiques appelé « dyscalculie »7.
Ce rôle fondateur du sens des quantités n’implique évidemment pas
que tout ce qui concerne les capacités mathématiques d’un enfant
serait déterminé à la naissance. S’il existe à peu près 5  % d’enfants
dyscalculiques pour lesquels un trouble neurologique serait
présent8, la grande majorité des enfants n’ont pas de
dysfonctionnement cérébral. Comment alors expliquer les difficultés
en mathématiques de beaucoup d’enfants à l’école ? La réponse est
plutôt à chercher du côté de l’environnement, qui joue un rôle
prépondérant dans les aptitudes en mathématiques des jeunes
enfants.

L’importance de l’environnement scolaire et familial

Bien sûr, les activités en classe vont être importantes. Si un enfant


possède des intuitions quantitatives dès la naissance, il va être
fondamental de stimuler et de tirer avantage de ces capacités dès la
maternelle. Cela signifie mettre en place en classe des activités
autour du dénombrement, de la compréhension des grandeurs, de la
géométrie ou des opérations arithmétiques. Mais l’apprentissage
des mathématiques repose également sur un aspect interactif et
social très fort. Par exemple, l’attitude de l’enseignant vis-à-vis des
mathématiques va être cruciale. Une appréhension (anxiété) des
mathématiques chez les enseignants peut se transmettre aux
enfants et affecter leur développement numérique9. Enfin, les
activités numériques ne s’arrêtent pas aux portes de l’école.
L’environnement familial va également jouer un rôle fondamental
dans le développement du sens des quantités chez le jeune enfant10.
Ainsi, plus les parents vont mettre en place un environnement
propice aux activités impliquant les mathématiques à la maison, plus
l’enfant pourra développer ses connaissances sur les nombres. Cela
signifie qu’il est important pour les enseignants d’inciter les parents
à parler des nombres avec leurs enfants, par exemple en les
impliquant dans des activités propices à la manipulation de quantités
numériques comme la cuisine ou les jeux de société. Ainsi, des jeux
comme le jeu de l’oie peuvent aider les enfants à développer leur
compréhension de ce qu’est un nombre car ils permettent d’associer
celui-ci à plusieurs indices, comme le nombre de mouvements d’un
jeton, le nombre de mots-nombres énoncés ou la distance parcourue
par le jeton11. Au final, la présence d’un sens précoce des quantités
chez l’enfant suggère de multiples leviers pour s’assurer que, tels les
premiers blocs de construction d’une tour, cette fondation est solide
et donne toutes les chances à un enfant de bâtir ses connaissances
mathématiques ultérieures. 

1. Feigenson L., Dehaene S., Spelke E. (2004). Core systems of number. Trends in Cognitive Sciences, 8(7), 307-14.
2. Cantlon J.F. et al. (2006). Functional imaging of numerical processing in adults and 4-y-old children. PLoS Biology,
4(5), e125.
3. Prado J., Mutreja R., Booth J.R. (2014). Developmental dissociation in the neural responses to simple multiplication
and subtraction problems. Developmental Science, 17(4), 537-52.
4. Amalric M., Dehaene S. (2016). Origins of the brain networks for advanced mathematics in expert mathematicians.
PNAS, 113(18), 4909-17.
5. Dehaene S., Cohen L. (2007). Cultural recycling of cortical maps. Neuron, 56(2), 384-98.
6. Feigenson L., Libertus M.E., Halberda J. (2013). Links Between the Intuitive Sense of Number and Formal
Mathematics Ability. Child Development Perspectives, 7(2), 74-79.
7. Butterworth B. (2010). Foundational numerical capacities and the origins of dyscalculia. Trends in Cognitive Sciences,
14(12), 534-41.
8. Devine A. et al. (2013). Gender differences in developmental dyscalculia depend on diagnostic criteria. Learning and
Instruction, 27, 31-39.
9. Beilock S.L. et al. (2010). Female teachers’ math anxiety affects girls’ math achievement. PNAS, 107(5), 1860-3.
10. Levine S.C. et al. (2010). What counts in the development of young children’s number knowledge?. Developmental
psychology, 46(5), 1309-1319.
11. Siegler R.S. (2016). Magnitude knowledge: the common core of numerical development. Developmental Science,
19(3), 341-61.
5

L’attention

par Jean-Philippe Lachaux

« La capacité à ramener encore et encore une attention vagabonde est à la

racine du jugement, du caractère et de la volonté. Une éducation qui

1
améliorerait cette capacité serait l’éducation par excellence » . On doit cette

citation à William James, l’un des pères fondateurs de la psychologie à la fin

e
du XIX siècle, également connu pour sa définition de l’attention reprise depuis

par tous les spécialistes de la question : « Tout le monde sait ce qu’est

l’attention. L’attention est la prise de possession par l’esprit, sous une forme

claire et vive, d’un objet ou d’une suite de pensées parmi plusieurs qui

semblent possibles. La focalisation, la concentration et la conscience en sont

l’essence. Elle implique le retrait de certains objets afin de traiter plus

efficacement les autres, et elle s’oppose à l’état d’esprit dispersé et confus

que l’on nomme en français distraction […] ».

Un bon siècle plus tard, nous devons bien admettre que la première

affirmation de James n’a jamais été autant d’actualité et que la deuxième

reste intemporelle. L’attention est devenue en quelques années l’un des

grands sujets de notre société : on ne cesse de parler des troubles

déficitaires de l’attention chez l’enfant et chez l’adulte, dont le nombre de

diagnostics ne cesse d’augmenter, de l’hyperconnexion dans le monde de

l’entreprise et de la souffrance qu’elle génère, des différentes « addictions »

aux nouvelles technologies et aux réseaux sociaux, de l’omniprésence du

mode « multi-tâche » et du zapping… Les problèmes d’attention, car c’est

bien d’elle qu’il s’agit à chaque fois, semblent omniprésents dans une époque
où les sollicitations, l’information et les stimulations diverses n’ont jamais

été aussi accessibles et aussi abondantes. On dit même de l’attention qu’elle

constitue la nouvelle richesse que tentent de s’accaparer les géants du web

à grand renfort d’intelligence artificielle pour nous proposer sans cesse des

2
contenus de mieux en mieux conçus pour la capturer et surtout, la retenir .

L’attention, cette fonction cérébrale dont l’une des missions principales est

de faire le tri entre tous ces possibles pour consacrer notre « temps de

cerveau disponible » à ce qui est vraiment pertinent, n’a jamais été aussi

nécessaire et sollicitée.

Il est donc grand temps de parler explicitement de l’attention aux

enseignants et aux élèves, et d’éduquer celle-ci, car comment concevoir

aujourd’hui qu’un jeune puisse encore traverser le système scolaire sans

jamais en avoir entendu parler autrement que par le biais de remarques

négatives en classe ou sur ses bulletins (les fameux : « Fais attention »,

« Devrait se concentrer davantage ») ? À une époque où n’importe qui peut

retrouver une date historique ou une règle grammaticale en quelques

secondes sur Internet, une grande bascule est d’ailleurs en train de s’opérer

d’une éducation privilégiant la mémorisation d’informations (et notamment

l’apprentissage de faits) vers une éducation privilégiant la capacité à

sélectionner à chaque moment les informations dont nous avons vraiment

besoin et à ignorer les autres, ce que James appellerait… l’attention.

Mais pourquoi enseigner ce qu’est l’attention, si tout le monde sait ce que

c’est ? Parce que James n’a pas totalement raison : tout le monde sait « ce

que cela fait » d’être attentif, mais peu savent vraiment ce qu’est

l’attention, en tant que mécanisme biologique soumis à des lois et des

contraintes qui expliquent pourquoi nous nous laissons aussi facilement

distraire. Et surtout, personne, ou presque, ne sait « ce qu’il faut faire » pour

être attentif. Pour cela, il faut dépasser la définition de James et approfondir

considérablement notre compréhension de l’attention, tant d’un point de vue

théorique que pratique. C’est l’objet de ce chapitre, qui vise à vous faire part

de ce qu’ont découvert au fil des ans les centaines de chercheurs en sciences

cognitives qui s’emploient quotidiennement à mieux comprendre l’attention,

car l’étude de l’attention et de ses mécanismes et l’un des champs de


recherche les plus dynamiques et les plus productifs des sciences du

3
cerveau .

I. Qu’est-ce que l’attention ?

1 L’attention en classe

Il convient d’abord de vérifier que les chercheurs et les enseignants


ont bien la même conception de ce qu’est l’attention. Et
malheureusement… ce n’est pas si simple.
Pour tenter de mieux comprendre ce à quoi les enseignants font
référence quand ils parlent d’attention (et de difficultés d’attention),
j’ai un jour proposé à une trentaine de chefs d’établissements de
plancher sur la question suivante  : «  Que devrait-on attendre
concrètement d’un programme éducatif censé développer la
capacité d’attention des élèves  ? Et sur quels critères objectifs
pourrait-on juger de son efficacité ? » Il est ressorti de ce travail six
critères principaux, très révélateurs de la manière dont l’attention
est perçue et « sert » en classe. Les voici : à l’issue d’une éducation de
l’attention réussie…
1)… les élèves adopteraient rapidement une attitude calme, de
regard et d’écoute, à chaque fois qu’un adulte demande leur
attention, en classe ou lors des regroupements par exemple ;
2)… les élèves feraient preuve d’une bonne qualité d’écoute
pendant chaque explication ou chaque lecture de texte. Les
enseignants n’auraient par exemple plus à répéter plusieurs fois les
consignes ;
3)… une fois engagés dans un travail en autonomie, les élèves
resteraient continument impliqués jusqu’à ce qu’ils aient terminé ;
4)… le travail serait à chaque fois soigné et pas bâclé, sans erreur
d’étourderie ;
5)… les élèves sauraient travailler de manière autonome et continue
même sans la surveillance d’un adulte, par exemple lors des devoirs
à la maison ;
6)… enfin, la qualité de l’ambiance en classe serait améliorée, avec
moins d’agitation, de bavardage et plus d’écoute.

« On ne peut pas progresser dans sa maitrise de

l’attention sans améliorer toutes les fonctions

exécutives. L’apprentissage de l’attention, tel qu’il est

désiré en classe, est donc en réalité un apprentissage

des fonctions exécutives en général. »

Ces six points me semblent assez révélateurs de la demande des


professeurs et de la manière dont ils envisagent l’attention et son
intérêt. J’ai d’ailleurs eu maintes fois l’occasion d’en faire part à des
publics enseignants, avec à chaque fois une réaction globale
d’acquiescement, accompagnée parfois de sourires tant l’objectif
parait irréaliste et éloigné des comportements réellement observés
en classe. Personnellement, je serais tenté de rajouter 7) que les
élèves donneraient l’impression de travailler avec moins d’effort et
plus de plaisir et 8) qu’ils s’intéresseraient facilement à des
enseignements nouveaux qu’ils ne connaissaient pas jusqu’ici.
Sachez pourtant qu’un spécialiste en sciences cognitives n’associerait
pas forcément ces différents critères à la seule «  attention  », mais
plus généralement à ce qu’il appellerait les « fonctions exécutives »
(cf.  Chapitre 7 de Grégoire Borst dans cet ouvrage). Ces fonctions
incluent certes le contrôle attentionnel, mais également la capacité
d’inhibition (motrice et cognitive), la mémoire de travail, la flexibilité
cognitive (la capacité à basculer rapidement et volontairement d’une
tâche à une autre), la régulation émotionnelle et la planification (la
capacité à organiser ses actions dans le temps pour atteindre un
objectif lointain).
Malgré tout, réduire un enseignement de l’attention à une seule de
ces composantes (le contrôle attentionnel) n’aurait pas grand sens.
Car on ne peut pas progresser dans sa maitrise de l’attention sans
améliorer toutes les fonctions exécutives. L’apprentissage de
l’attention, tel qu’il est désiré en classe, est donc en réalité un
apprentissage des fonctions exécutives en général.
Force est donc de reconnaitre que la frontière entre l’attention, telle
qu’elle intéresse réellement l’enseignant dans sa dimension
naturaliste et écologique, et les différentes fonctions exécutives est
très poreuse. Et la confusion vient principalement du fait que
l’attention peut se porter non seulement sur des éléments du
monde extérieur (on parle alors d’attention sensorielle, pour faire
attention à un détail d’un tableau par exemple) mais également sur
des perceptions internes, mentales, que personne d’autre que nous
ne peut percevoir.

« La quasi-totalité des processus mentaux qui

nécessitent de former une représentation mentale

stable (sous forme d’image, de son, ou de n’importe

quelle autre sensation imaginaire) nécessite une

certaine capacité à contrôler son attention, ne serait-ce

que pour faire une liste de courses, un calcul mental ou

apprendre une poésie. »

Le psychologue Walter Pillsbury remarquait déjà au début du siècle


dernier que «  l’essence de l’attention, en tant que processus
conscient, est d’augmenter la clarté d’une idée ou d’un groupe
d’idées au détriment des autres»4. Pour qu’elle corresponde avec
l’idée que nous nous en faisons, la définition de l’attention ne doit
donc pas se limiter à la sélection d’informations disponibles à nos
sens. Elle doit étendre la notion de sélection à un champ plus large,
qui inclue ces éléments privés de notre vie mentale…, ce qui nous
ramène une nouvelle fois à James qui distinguait d’ailleurs
l’attention sensorielle, tournée vers les objets des sens, de l’attention
intellectuelle, tournée vers les idées5.
C’est là où les choses se compliquent un peu, car par exemple, du
point de vue des sciences cognitives, garder un nom quelques
instants en tête n’est pas considéré à proprement parler comme un
exercice d’attention, mais comme un exercice de mémoire (de
mémoire de travail verbale, précisément). Donc si au moment de
noter le titre d’un livre que vous venez d’entendre à la radio, vous
êtes distrait par votre fille qui vous appelle depuis sa chambre, on
peut simplement décrire ce qui s’est passé en expliquant qu’il y a eu
interruption d’un processus de mémoire de travail, et que la capacité
que vous devez entrainer pour éviter que cela ne se reproduise est
votre mémoire de travail…, ou bien est-ce votre contrôle
attentionnel ? Et si vous ne vous êtes pas laissé déconcentrer, doit-on
vous féliciter pour votre capacité de concentration, ou pour votre
capacité d’inhibition (parce que vous avez su inhiber une réponse
réflexe à votre fille qui vous aurait fait oublier le titre du livre)  ? Si
vous répondez «  tout cela à la fois  », vous allez donner des sueurs
froides à ceux qui tentent d’étudier indépendamment ces fonctions,
car il y a des spécialistes de l’attention et des spécialistes de la
mémoire de travail (et des spécialistes de l’inhibition, et de la
planification, etc.).
Vous l’aurez compris, la quasi-totalité des processus mentaux qui
nécessitent de former une représentation mentale stable (sous
forme d’image, de son, ou de n’importe quelle autre sensation
imaginaire) nécessitent une certaine capacité à contrôler son
attention, ne serait-ce que pour faire une liste de courses, un calcul
mental ou apprendre une poésie. Donc s’intéresser à l’attention d’un
élève, c’est s’intéresser à toutes ses fonctions exécutives, car ce qui
est en jeu, finalement à travers la maitrise de l’attention, c’est le
contrôle endogène – ou volontaire – de sa propre vie mentale. Et
c’est bien à ce titre que James qualifie l’éducation de l’attention,
dans ce sens, «  d’éducation par excellence  », car en éduquant
l’attention, on éduque la capacité de contrôle qu’a un individu sur lui-
même.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Être attentif, ça s’apprend !

Nous pouvons tous prendre de bonnes habitudes attentionnelles. À


minima, nous pouvons prendre l’habitude de poser notre attention sur la
bonne cible dans des situations que nous retrouvons régulièrement : des
études montrent par exemple que l’attention d’un conducteur arrivant à
un rond-point vient spontanément se placer sur la gauche, là d’où
viennent les voitures qu’il faut laisser passer. C’est une habitude
attentionnelle acquise à force de regarder toujours à cet endroit, à ce
moment-là. Plus généralement, il est tout à fait envisageable d’entrainer
l’attention des élèves pour les amener progressivement à améliorer leur
maitrise de celle-ci. C’est l’objet du programme ATOLE (Apprendre
l’ATtention à l’écOLE) que j’ai développé avec mon équipe et qu’ont déjà
suivi 12.000 enfants de l’école élémentaire au cours de l’année scolaire
2017-2018. C’est un programme libre et accessible à tous, dont les piliers
principaux sont a) l’acquisition d’une culture métacognitive pour
identifier et reconnaitre dans sa vie quotidienne l’action des grands
systèmes qui orientent l’attention, b) l’apprentissage d’une méthode de
découpage des tâches complexes en une suite de tâches simples et
courtes dont l’objectif est le plus clair possible, c) le développement de la
capacité à détecter les signes précoces de la distraction pour les
compenser immédiatement, ce que nous appelons le «  sens de
l’équilibre attentionnel », et d) la capacité à programmer son attention
pour une tâche donnée, en précisant la perception, l’intention et la
manière d’agir à privilégier. Ce programme vise explicitement à répondre
aux six demandes des enseignants que je rappelais en début de chapitre.
Mais sachez qu’il n’y a pas de recette miracle et que l’éducation de
l’attention, comme l’éducation sportive ou l’éducation musicale est une
aventure au long cours, qui ne peut être menée que par des enseignants
ayant un vrai désir de mieux comprendre et maitriser l’attention, à titre
personnel et professionnel.
2 Une tentative de définition de l’attention

L’attention dont il est question en classe est donc surtout celle qui
permet de privilégier des phénomènes mentaux internes comme la
pensée ou l’imagination. Pour ne pas la confondre avec l’attention
sélective «  sensorielle  » – qui permet de chercher ses chaussettes
dans un tiroir –, les chercheurs attachés au concept d’attention ont
choisi de lui donner un nom différent  : l’attention exécutive, qui
sélectionne et stabilise des processus mentaux, plutôt que des
perceptions sensorielles.
Pour bien comprendre ce dont il s’agit, je vous propose de vous
intéresser à un test très classique de la psychologie cognitive, le test
de Stroop6, au cours duquel le participant voit s’afficher sur un écran
des noms de couleurs, eux-mêmes écrits en couleur : par exemple, le
mot JAUNE écrit en vert ou le mot ROUGE écrit en rouge. L’exercice
consiste simplement à nommer le plus vite possible la couleur des
lettres, ce qui trouble considérablement les personnes qui savent
bien lire quand le mot écrit à l’écran n’est pas celui de la couleur des
lettres (le mot JAUNE écrit en vert, par exemple). Car spontanément,
un bon lecteur lit et prononce mentalement ou oralement le mot qui
s’affiche sous ses yeux selon un processus très automatisé de
conversion grapho-phonémique. Pour réussir le test de Stroop, ce
lecteur doit s’efforcer d’inhiber le processus spontané de lecture
pour prononcer à la place le nom de la couleur  : «  vert  » et non
« jaune ».

« Plutôt que des stimuli, l’attention exécutive

sélectionne des processus cognitifs, et des manières de

réagir à certains éléments perçus. Quand les

enseignants parlent d’attention, il s’agit donc

principalement de l’’attention exécutive. »

Cette tâche demande beaucoup d’attention, mais cette attention ne


sert pas tant à sélectionner un stimulus sensoriel parmi d’autres,
puisque qu’il n’y a après tout qu’un seul mot à la fois à l’écran, qu’à
sélectionner une certaine façon de réagir à ce stimulus menant à
l’identification et l’énoncé de la couleur de l’encre plutôt qu’à la
prononciation du mot. À cause de la consigne particulière de
l’exercice, le cerveau ne réagit donc plus comme il le ferait
d’habitude  : il doit réagir en utilisant des processus cognitifs
différents, exécutés par des populations de neurones différentes de
celles chargées de la lecture. C’est cette forme de sélection que
désigne l’attention exécutive  : plutôt que des stimuli, l’attention
exécutive sélectionne des processus cognitifs, et des manières de
réagir à certains éléments perçus. Quand les enseignants parlent
d’attention, il s’agit donc principalement de l’’attention exécutive,
même si les élèves utilisent aussi leur attention sensorielle, ne serait-
ce que pour rester attentifs à l’énoncé qu’ils sont en train de lire sur
leur livre de classe, plutôt que de s’intéresser à leur trousse. Il y a
donc théoriquement plusieurs formes d’attention.
Rassurez-vous, il y a tout de même moyen d’envisager une définition
un peu unifiée de l’attention, et vous n’aurez pas à réclamer à vos
élèves une « meilleure attention sélective visuelle spatiale » ou une
«  attention auditive diffuse plus soutenue  ». Il suffit de remarquer
que l’attention privilégie toujours une chose au détriment d’une
autre, et de réfléchir à ce que peuvent bien être ces « choses ». Qu’il
s’agisse de «  tout ce qui est bleu  », de «  la voix de la personne sur
votre droite  » ou «  du titre du livre que vous êtes en train de vous
répéter mentalement  », ces cibles possibles pour l’attention
correspondent toutes à l’activité de réseaux de neurones bien précis
dans votre cerveau.

« Les cibles de l’attention ne sont donc pas des objets

du monde extérieur mais des réseaux et des activations

neuronales, et c’est à ce niveau de description que


l’attention peut être envisagée de manière unifiée,

comme un processus de sélection. »

À ce niveau de description biologique, il n’y a pas de différence de


nature entre ces cibles, car la mémoire de travail fait simplement
intervenir un certain réseau de neurones et la perception de la voix
de votre voisine un autre, mais il s’agit toujours de neurones
interagissant les uns avec les autres. Dans le cerveau, il n’y a donc
pas de gauche, de droite, de bleu, ou de pensées verbalisées, mais
seulement des réseaux de neurones parcourus par des signaux
chimiques et électriques. Le biais attentionnel revient toujours à
privilégier l’un de ces réseaux au détriment des autres, d’une
manière qui peut s’appuyer sur une simple amplification de l’activité
des neurones concernés, ou sur des changements subtils leur
permettant de mieux communiquer entre eux ou avec le reste du
cerveau, mais l’essentiel est qu’un ensemble de neurones bénéficie
pendant quelques instants d’un traitement de faveur. Les cibles de
l’attention ne sont donc pas des objets du monde extérieur mais des
réseaux et des activations neuronales, et c’est à ce niveau de
description que l’attention peut être envisagée de manière unifiée,
comme un processus de sélection. Cela n’empêche pas de dire
qu’une personne fait attention à la tasse de café devant elle car c’est
bien pratique, mais sachez seulement que cela relève de l’abus de
langage. L’attention ne se porte pas sur des objets ou des positions
dans l’espace, mais sur les groupes de neurones occupés à les
analyser. Lorsque l’attention privilégie un réseau de neurones, elle
privilégie fatalement la fonction ou l’objet qui lui est associé. Et c’est
pourquoi il est possible de porter son attention sur l’ensemble des
poissons d’un banc de sardines aussi bien que sur une sardine
unique, car chacune de ces cibles active un réseau de neurones bien
particulier qu’il est possible de sélectionner avec son attention.

3 L’attention, clef de voute de l’apprentissage


L’attention étant ainsi définie, nous pouvons maintenant nous
intéresser à ce qu’elle apporte dans le cadre d’un apprentissage et je
vais tenter de vous convaincre à l’aide de trois exemples que
l’attention est indispensable à la mémorisation, à la compréhension
et plus généralement à la perception du monde. En bref, sans
attention, aucun apprentissage n’est possible.

a. Être attentif pour mémoriser


Le premier exemple provient d’une expérience que nous avions
réalisée en mesurant à l’aide d’électrodes placées directement dans
le cerveau7, l’activité du gyrus frontal inférieur, une région située
dans le cortex préfrontal très impliquée dans la mémoire de travail
verbale (celle qui permet de se répéter mentalement un numéro de
téléphone avant de l’écrire).
La tâche expérimentale utilisée dans cette première étude8
présentait aux participants une succession de dix lettres une par une
au centre d’un écran, au rythme d’une lettre toutes les deux
secondes. Chaque lettre était précédée d’un point coloré indiquant
si la lettre à venir devait être mémorisée (point vert) ou non (point
rouge), Les participants de l’expérience voyaient d’abord apparaitre
cinq lettres précédées d’un point rouge auxquelles ils ne devaient
donc pas prêter attention puisqu’elles ne leur étaient d’aucune
utilité pour la tâche, puis cinq lettres précédées d’un point vert. La
tâche était donc conçue pour induire un changement net de
l’engagement attentionnel après la sixième lettre, et c’est ce que
nous avons directement observé d’un point de vue neuronal en
mesurant l’activité du gyrus frontal inférieur. Cette zone restait
muette lors de la présentation des cinq lettres à ignorer, et ne
s’activait qu’à la sixième avec une activité de plus en plus forte
jusqu’à la dixième et pendant un temps de maintien de ces cinq
lettres en mémoire. Autrement dit, l’attention portée par les
participants aux lettres se traduisait directement par une activation
de cette région cruciale pour la mémorisation, avec une règle
simple : pas d’attention, pas de mémorisation.

Pistes de pratiques

La tâche expérimentale des dix lettres

En classe, cette situation (la tâche expérimentale des dix lettres) se


retrouve très régulièrement, ne serait-ce qu’au moment où l’élève doit
recopier une phrase écrite au tableau, ou une liste de mots : celui-ci doit
alors mettre en jeu sa mémoire de travail verbale le temps où son regard
passe du tableau à sa feuille. S’il a regardé le tableau distraitement, il
n’aura pas encodé la totalité des mots dans sa mémoire de travail et
oubliera d’en noter certains. Plus généralement, la mémoire de travail
verbale est utilisée dès qu’il faut se répéter verbalement, mentalement,
avec ce que l’on appelle couramment « la petite voix » (ou parole interne,
en anglais covert-speech), une phrase, des mots, des lettres, des
nombres… et sans attention au moment de l’écoute ou de la lecture, le
processus d’encodage en mémoire ne se met pas en jeu correctement et
l’élève oublie des éléments ou la totalité de ce qu’il doit retenir. Il lui
devient impossible d’apprendre une poésie, par exemple, ou tout
simplement de retenir une instruction.
La deuxième expérience mentionnée dans le texte montre quant à elle
l’importance de l’attention pendant la lecture. Sans attention, l’élève ne
comprendra pas la consigne qu’il doit pourtant lire, il ne comprendra pas
l’explication dans un livre… tout enseignement devient compliqué !

b. Être attentif pour comprendre


La deuxième expérience, réalisée dans les mêmes conditions, nous
éclaire encore davantage quant au rôle de l’attention9. Nous avons
tous fait l’expérience de lire un paragraphe ou une page d’un livre de
manière un peu distraite, au point de ne rien en retenir. La lecture
demande donc d’être attentif, et nous souhaitions savoir pourquoi.
Pour répondre à cette question, nous avons utilisé une expérience
simple qui demandait aux sujets de regarder s’afficher sur un écran
d’ordinateur une suite de mots rouges et verts, présentés l’un après
l’autre. Les mots de chaque couleur s’enchainaient pour former
progressivement deux histoires, l’histoire verte et l’histoire rouge.
L’enchainement des couleurs étant aléatoire, nous ne demandions
pas aux sujets de lire tous les mots, et pour cause – « L’histoire il était
est une donc lue fois mot à dans mot une forêt  » – mais seulement
l’histoire verte, pour nous la raconter à la fin de l’expérience  : «  Il
était une fois dans une forêt  ». Pour corser les choses, les mots
apparaissaient pendant un temps si bref – un dixième de seconde –
qu’il était impossible pour les sujets de regarder ailleurs ou de
fermer les yeux pendant la présentation des mots rouges. C’est donc
bien les yeux ouverts et fixés sur le centre de l’écran qu’ils voyaient
apparaitre chaque mot, quelle que soit sa couleur, mais aucun des
participants ne pouvait raconter l’histoire rouge à la fin de
l’expérience, comme après avoir lu une page d’un livre de manière
distraite. L’histoire verte ne leur posait en revanche aucun problème
si bien que manifestement, leur cerveau s’était rendu « perméable »
aux mots verts, et « imperméable » aux mots rouges.
L’analyse des signaux cérébraux nous a permis de reconstruire sur
une maquette informatique la réaction du cerveau à la présentation
des mots de l’expérience, en fonction de leur couleur. Ce film était
animé d’un jeu de couleurs vives représentant, milliseconde après
milliseconde, l’activité des différentes régions du cerveau après la
présentation des mots verts et rouges. On y voyait le cortex visuel,
spécialisé à l’arrière du cerveau dans l’analyse des objets et des
formes, réagir de la même manière aux mots rouges et aux mots
verts pendant environ deux dixièmes de seconde. Ce n’était pas si
surprenant, car l’inattention ne rend pas aveugle  : même si vous
n’avez rien retenu de l’histoire, vous vous souvenez bien avoir
regardé la page de votre livre et ce n’était pas «  tout noir  »  ! La
grande différence n’apparaissait qu’après un tiers de seconde
environ, avec une vague d’activation envahissant la partie gauche du
lobe frontal et tout le réseau de la mémoire de travail et de la
lecture uniquement dans le cas de la lecture attentive. Des régions
essentielles pour associer une signification et une prononciation à
ces groupes de lettres présentés à l’écran, et pour garder en
mémoire l’enchainement des mots successifs pour en faire une
phrase, ne réagissaient que grâce à l’attention. Sans attention au
contraire, la vague d’activation cérébrale ne parvenait pas à engager
ces réseaux cérébraux de la lecture, de la mémoire et de la
compréhension et retombait «  comme un soufflé  », largement
cantonnée dans les régions visuelles consacrées à l’analyse dite de
« bas niveau ».

c. Être attentif pour percevoir


Mais ce n’est pas tout. Un troisième exemple d’expérience nous
apprend que l’attention change notre rapport au monde à un point
que peu d’entre nous soupçonnaient. Et cette fois, la démonstration
ne nécessite même pas de mesurer l’activité cérébrale, mais
simplement de retrouver sur internet l’un des nombreux petits films
indexés par le mot-clef « change blindness »10 (en français : cécité au
changement). Ces films nous montrent deux photos en apparence
identiques alterner, entrecoupées seulement par un petit flash, et il
faut un examen scrupuleux de l’image pour constater qu’un élément
marquant disparait une fois sur deux, par exemple un énorme
réacteur au premier plan qui devrait en principe nous sauter aux
yeux  ! Ce que révèlent ces films, c’est que notre cerveau ne
mémorise pas ces « détails » tant que nous n’y faisons pas attention,
et que sans cette mémoire du passé immédiat, il est impossible de
comparer l’image qui vient de disparaitre avec celle présente sous
nos yeux pour remarquer la différence. Plus profondément, cette
expérience nous apprend que sans attention, le monde file comme
le sable entre nos doigts. Un monde auquel nous ne faisons pas
attention est donc non seulement un monde sans signification mais
également un monde immédiatement disparu, sans laisser de trace.
II. Le contrôle volontaire de

l’attention

Quand notre attention vacille, c’est donc tout notre rapport au


monde qui bascule. La phrase que nous lisons n’a plus aucun sens, la
voix de la personne qui nous parle devient un bruit de fond, le film
que nous regardons perd toute sa cohérence, etc. Qu’il s’agisse de
lire ou d’écouter, l’esprit semble alors imperméable au monde qui
l’entoure, ou comme le dit plus prosaïquement l’expression
populaire, « ça rentre par une oreille et ça ressort par l’autre ». Cela
ne nous fait plus rien qu’il se passe ceci ou cela, ou que quelqu’un
nous parle. Tout pourrait disparaitre, cela ne changerait… rien.

« L’attention nous connecte à ce avec quoi nous

interagissons et lui permet de nous influencer et

d’exister dans notre esprit. La condition primordiale d’un

bon d’apprentissage est donc l’établissement d’une

connexion suffisamment stable pour que cette influence

ait lieu. »

C’est pourquoi je décris volontiers l’attention comme une connexion


grâce à laquelle ce que dit la personne que nous écoutons avec
attention, ou ce que nous lisons avec attention agit sur les régions
de notre cerveau chargées des fonctions cognitives de plus haut
niveau. L’attention nous connecte à ce avec quoi nous interagissons
et lui permet de nous influencer et d’exister dans notre esprit. La
condition primordiale d’un bon d’apprentissage est donc
l’établissement d’une connexion suffisamment stable pour que cette
influence ait lieu.
La caractéristique d’une attention maitrisée est alors la stabilité. Car
nous sommes tout le temps attentif à quelque chose, même si ce
n’est qu’un souvenir ou une rêverie. Notre attention est en effet
toujours occupée à sélectionner certains réseaux neuronaux et à
favoriser leur activité aux dépens d’autres possibles et à tout
moment, pour s’inspirer de la formulation de James, quelque chose
domine notre expérience. Ce n’est donc pas l’attention qu’il convient
de développer, mais la stabilité de l’attention. D’ailleurs, les
nombreux adjectifs faisant directement référence à une bonne
qualité d’attention impliquent tous une notion de durée : appliqué,
impliqué, intéressé, studieux, assidu, concerné, réactif…

« Le problème n’est pas donc tant d’arriver à être

attentif, que d’arriver à stabiliser l’attention sur une

cible pertinente par rapport à ce que nous cherchons à

faire. »

À chaque fois, l’activité dans laquelle s’est engagé l’élève semble au


premier plan de ses préoccupations pendant tout le temps qu’il
décide de lui consacrer et la distraction intervient au contraire
comme une rupture, une interruption, une déstabilisation. Le
problème n’est pas donc tant d’arriver à être attentif, que d’arriver à
stabiliser l’attention sur une cible pertinente par rapport à ce que
nous cherchons à faire. Et la question principale qui se pose alors à
propos de l’attention, est la suivante : « Qu’est-ce qui décide, dans le
cerveau, moment après moment, de ce sur quoi se porte mon
attention  ?  ». C’est à ce stade que les neurosciences cognitives
peuvent vraiment nous aider.

1 Deux grandes formes d’orientation de l’attention

On peut distinguer deux grands systèmes d’orientation de


l’attention  : un système implémentant une forme de contrôle
«  volontaire  » de l’attention, et un autre implémentant plutôt une
forme de capture et de saisie réflexe de l’attention par un stimulus
en fonction de sa saillance particulière. Ce deuxième système peut à
son tour être décomposé en deux composantes, selon que le
stimulus capture l’attention en fonction de ses caractéristiques
physiques simples (le gilet jaune fluo d’un cycliste attire
spontanément l’attention) ou de caractéristiques plus complexes,
plus personnelles et émotionnelles (ce qui est plaisant, excitant, ou
au contraire effrayant).
Prenons tout de suite un exemple concret. Quand un enfant joue à
« chercher Charlie » dans une image de ces fameux livres, il s’aide –
consciemment ou non – du fait que Charlie est vêtu de son célèbre
pull rayé rouge et blanc et s’intéresse en priorité à tout ce qui
reprend ce motif dans l’image. Dans son cerveau, ce motif fait office
de cible attentionnelle très précise, maintenue en mémoire dans le
cortex dit «  préfrontal  » d’où partent pendant toute la durée de la
recherche des signaux en direction du cortex visuel pour y favoriser
le travail de certains groupes de neurones en particulier  : les plus
efficaces pour détecter ce motif particulier. Nous retrouvons bien le
mécanisme de sélection de certains réseaux de neurones qui
caractérise l’attention. Même si nous avons l’impression que
l’attention de cet enfant se porte sur les rayures rouges, en réalité,
l’attention ne sélectionne pas une couleur mais un réseau de
neurones particulièrement sensible à cette couleur. Les autres
groupes de neurones, plus sensibles à la couleur bleue par exemple,
sont au contraire «  inhibés  » pour ne pas déranger le processus de
recherche. Cette modulation est dite «  top-down  », du haut vers le
bas, en référence à l’idée commune que le cortex préfrontal
s’occupe des fonctions cognitives les plus élevées (au sommet, ou
« top », de la hiérarchie fonctionnelle cérébrale) et qu’il influence les
régions sensorielles dites «  de bas niveau  » (en bas de cette même
hiérarchie, ou « bottom ») pour les spécialiser temporairement dans
un certain type de détection11. Grâce à l’attention, le cerveau de
l’enfant se réorganise temporairement pour se transformer en un
détecteur efficace de formes rayées rouges et blanches. Autrement
dit, il adapte son mode de fonctionnement pour se spécialiser en
fonction de la tâche à réaliser.
Ce mécanisme top-down est ce qui s’apparente le plus à un contrôle
volontaire de l’attention. Et si vous avez l’impression que ce système
manque d’efficacité parce que vous vous laissez souvent distraire,
détrompez-vous. Cette influence top-down peut influer de manière
spectaculaire la manière dont nous percevons le monde. Un film très
célèbre parmi les afficionados de l’attention – « The invisible gorilla »
– en a déjà convaincu des millions de personnes.
Il s’agit d’un film assez court où deux équipes de trois personnes se
font chacune des passes avec un ballon. L’une des deux équipes
porte des T-shirts blancs et l’autre des T-shirts noirs, et un message
en ouverture du film prévient le spectateur qu’il devra simplement
compter le nombre de passes que vont se faire les joueurs blancs. Si
vous avez accès à internet maintenant, je vous encourage à aller voir
le film avant de lire la suite (…. c’est-à-dire maintenant !).

« Dès que nous cherchons à faire quelque chose, cette

intention établit une hiérarchie entre tous les signaux

qui parviennent à nos sens et ceux qui ne sont pas jugés

importants pour cette tâche sont autant que possible

ignorés. »

La raison pour laquelle ce film est devenu viral, c’est que de très
nombreux spectateurs ne voient pas un acteur traverser la scène
déguisé en gorille, et se tambouriner la poitrine face caméra. Et si
c’est votre cas, je vous rassure tout de suite : c’est le signe que votre
système attentionnel top-down fonctionne bien  ! Il a en effet
pleinement joué son rôle car les joueurs blancs se font des passes
assez rapidement et se déplacent, et la principale difficulté consiste
à faire abstraction des joueurs habillés de noir12. Votre cortex
préfrontal « chercheur de Charlie » a résolu le problème en modulant
l’activité de votre cortex visuel pour le rendre plus sensible aux
formes claires et moins sensible aux formes sombres, qui n’ont pas
été traitées de manière détaillée par le cerveau – souvenez-vous de
l’exemple du réacteur d’avion. Voilà donc comment opère le
contrôle « volontaire » de l’attention : dès que nous cherchons à faire
quelque chose, cette intention établit une hiérarchie entre tous les
signaux qui parviennent à nos sens et ceux qui ne sont pas jugés
importants pour cette tâche sont autant que possible ignorés. C’est
bien ce qu’écrivait déjà Nicolas Malebranche en 1674  : “l’esprit
n’apporte pas une égale attention à toutes les choses qu’il
aperçoit”13.

2 Au commencement était l’intention

Il n’y a donc pas de contrôle volontaire de l’attention sans intention.


Et il n’y a d’ailleurs pas non plus de distraction sans intention, car la
distraction n’a de sens que si elle éloigne l’attention de ce qu’elle
devrait viser. Assis dans un café, le téléviseur au fond de la pièce est
une distraction si vous cherchez à écouter la personne face à vous,
mais elle n’en est pas une si vous souhaitez regarder le reportage
diffusé à la télé. Pour bien comprendre comment fonctionne
l’attention, nous devons donc nous intéresser plus précisément à la
manière dont le cerveau mémorise et utilise une intention pour
diriger l’attention et le comportement.
Les recherches menées chez le singe suggèrent que les intentions
sont principalement mémorisées dans le cortex préfrontal, tout à
l’avant du cerveau. Par exemple, lorsqu’un singe a pour consigne
d’appuyer sur une manette quand un rond apparait à l’écran, et de
ne rien faire si la forme est un triangle, cette consigne est mémorisée
par des neurones situés dans la partie latérale du cortex préfrontal,
appelée LPFC (de l’anglais, Lateral PreFrontal Cortex). Ces neurones
restent en effet actifs pendant toute la tâche au point qu’il est
possible, en décodant leur activité, de savoir quelle consigne suit
l’animal parmi plusieurs possibles (les neurones dont l’activité est
maintenue dans le temps seront différents si l’instruction est
d’appuyer en réponse aux triangles, et pas aux ronds). Ces neurones
implémentent alors une forme de règle logique  : s’ils reçoivent du
cortex visuel l’information qu’un rond est apparu à l’écran, ils
envoient un signal vers le cortex moteur pour déclencher le
mouvement. Le LPFC est effectivement directement connecté aux
cortex pré-moteur et moteur pour transmettre aisément un signal
aux régions motrices afin de déclencher une réponse de la main
lorsque la figure cible apparait à l’écran14.

« Lorsqu’un singe a pour consigne d’appuyer sur une

manette quand un rond apparait à l’écran, et de ne rien

faire si la forme est un triangle, cette consigne est

mémorisée par des neurones situés dans la partie

latérale du cortex préfrontal, appelée LPFC (de l’anglais,

Lateral PreFrontal Cortex). »

Lorsque la forme est un triangle, ces neurones n’envoient aucun


signal vers le cortex moteur car la consigne est de ne pas réagir. Ils
peuvent même envoyer une commande d’inhibition motrice pour
stopper net un mouvement qui se serait déclenché par erreur.
À travers la description de ce petit mécanisme finalement assez
simple, on s’aperçoit que l’animal est parfaitement concentré sur la
tâche tant que les neurones du LPFC sont actifs pour maintenir
activement en mémoire la consigne. Si leur activité fléchit, l’animal
commence à faire des erreurs et on dira qu’il s’est « déconcentré ».
Le LPFC est au cœur d’un système qualifié «  d’exécutif  » dans le
cerveau, et dont l’une des fonctions principales est d’ajuster de
manière flexible notre manière de réagir à notre environnement en
fonction de ce que nous cherchons à faire. Quand notre
comportement est piloté par le système exécutif, il est qualifié dans
la littérature scientifique anglo-saxone de « goal-driven », c’est-à-dire
« conduit par un but ».
Mais nous voyons tout de suite la double contrainte auquel est
soumis ce système, qui doit à la fois être suffisamment stable pour
garder en mémoire la consigne jusqu’à ce que le but soit atteint,
mais également flexible, pour adapter le comportement quand la
consigne change, par exemple si le singe doit soudainement réagir
aux triangles, ou si vous décidez de ne plus chercher Charlie mais son
chien, ou de compter les passes des joueurs habillés en noir, etc.
Dans l’idéal, les neurones du LPFC devraient donc être capable de
maintenir une activité stable tout le temps nécessaire à une tâche,
tout en se désactivant immédiatement au profit d’autres neurones
dès que l’objectif et la consigne changent. Malheureusement, les
neurones ne fonctionnent pas comme des interrupteurs, et nous
pouvons facilement constater dans notre expérience de tous les
jours que la solution trouvée par la Nature pour assurer stabilité et
flexibilité est une sorte de compromis qui n’assure aucune de ces
propriétés parfaitement. Il nous arrive fréquemment d’oublier ce
que nous cherchions à faire (« mais qu’étais-je venu chercher dans la
cuisine ? ») et nous éprouvons régulièrement des difficultés à passer
rapidement d’une activité à une autre. Malgré tout, notre cortex
préfrontal est relativement stable et relativement flexible chez la
plupart d’entre nous, et ce n’est pas la moindre des prouesses.

« Gardons bien à l’esprit qu’il est toujours préférable

pour la qualité de notre attention d’agir avec des

intentions à court terme (pour une meilleure stabilité)

et de prendre le temps nécessaire pour reprogrammer

son système exécutif au moment de passer d’une tâche

à une autre (pour une meilleure transition). »

Il est difficile de proposer une limite précise concernant la durée


pendant laquelle les neurones du LPFC peuvent maintenir
activement une consigne car cette limite dépend de multiples
facteurs, notamment motivationnels  : le type d’expérience décrit
plus haut chez le singe a montré par exemple que l’activation des
neurones du LPFC est mieux soutenue si l’animal est récompensé
par un aliment qu’il aime bien (du raisin) que par un met qu’il n’aime
pas (de la pomme de terre)15. Mais gardons bien à l’esprit qu’il est
toujours préférable pour la qualité de notre attention d’agir avec des
intentions à court terme (pour une meilleure stabilité) et de prendre
le temps nécessaire pour reprogrammer son système exécutif au
moment de passer d’une tâche à une autre (pour une meilleure
transition, en visualisant par exemple ce que nous cherchons à faire
dans cette nouvelle tâche).
Dans le vocabulaire des neurosciences cognitives, l’implémentation
neuronale de la consigne suivie pendant une tâche porte le nom de
«  task-set  ». Dans sa forme la plus simple, le task-set est donc un
ensemble de règles d’associations de type «  si A se produit, alors
faire B  » (ou ne pas faire C). Une personne est bien concentrée
quand elle maintient activement un task-set adapté à la tâche qu’elle
tente d’accomplir. Mais cela ne signifie pas que toutes les
associations stimulus-réponse sont stockées dans le cortex
préfrontal, loin de là. Avec l’apprentissage, les associations qui se
répètent souvent finissent par avoir leur petit réseau de neurones
spécialisés, et l’apparition du stimulus entraine automatiquement la
réponse qui lui est le plus couramment associée. Le cerveau prend
l’habitude de réagir de cette façon précise à ce stimulus; et
l’association est devenue habituelle. S’il n’y a pas de task-set actif
dans le cortex préfrontal, le cerveau peut tout de même réagir à
l’apparition d’un stimulus, en fonction de ses habitudes, par
automatisme, nous y reviendrons. C’est l’une des clefs pour faire
plusieurs choses à la fois comme je l’expliquerai aussi un peu plus
loin, et c’est aussi l’une des principales sources de distraction.
« Avec l’apprentissage, les associations qui se répètent

souvent finissent par avoir leur petit réseau de neurones

spécialisés, et l’apparition du stimulus entraine

automatiquement la réponse qui lui est le plus

couramment associée. »

Il est alors facile de comprendre qu’un des grands buts de


l’apprentissage (scolaire ou autre) est de créer des habitudes utiles
et efficaces, qui permettront de réagir rapidement de manière
adéquate aux stimuli rencontrés. Ces habitudes peuvent concerner
des gestes moteurs, mais pas seulement. Par exemple, il est possible
d’apprendre en quelques minutes à prononcer une dizaine de
caractères japonais, au point de pouvoir les « lire » sans erreur ; mais
ce faisant, vous devez maintenir activement un task-set dans votre
LPFC, qui stocke les associations stimulus-réponse «  si je vois tel
caractère, je dois le prononcer de cette manière ». Ce système a un
double désavantage  : il est très vulnérable à la distraction (à cause
du risque de désactivation des neurones du task-set) et il est très
couteux en terme de concentration  : puisque le LPFC est occupé à
stocker ce task-set, il lui sera quasiment impossible de mener de
front une autre tâche demandant également un autre task-set. C’est
pourquoi le lecteur expert a automatisé la conversion grapho-
phonémique (l’association d’un stimulus visuel avec une manière de
le prononcer) et peut lire sans utiliser le LPFC pour cette tâche. On
comprend assez facilement que les troubles de l’apprentissage qui
limitent le répertoire d’automatismes dans un certain domaine (la
dyslexie, semble-t-il) placent souvent l’enfant dans une situation
beaucoup plus exigeante sur le plan de la concentration que les
autres.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Agir avec des intentions à court terme

Il peut être très utile d’amener les élèves à prendre l’habitude d’agir
toujours en ayant très clairement en tête ce qu’ils cherchent à faire. Par
exemple, dans notre programme ATOLE, nous apprenons à chaque élève
à prendre successivement deux postures : d’abord celle de « Maximoi »,
qui face à une tâche complexe, commence par réfléchir pour la
décomposer en une suite de «  mini-missions  » simples pour lui et à
l’objectif clair et à court-terme. Il adopte ensuite la posture de
« minimoi » qui accomplit chacune de ces mini-missions les unes après
les autres. Pour prendre un exemple concret, la relecture d’une rédaction
pourra passer par une étape de correction des accords grammaticaux,
puis par une étape de vérification de l’orthographe lexical, etc., avec un
découpage qui dépend de ce que cet élève en particulier a maitrisé. Pour
un adulte ou un élève plus vieux ayant une bonne maitrise de la langue
française, sa première mini-mission consistera par exemple à corriger
d’éventuelles fautes de style, une deuxième mini-mission consistera à
rechercher d’éventuelles fautes d’orthographe ou de grammaire, etc.,.
dès que l’attention risque de se perdre dans des objectifs multiples, cette
méthode permet de ramener autant que possible le système exécutif
dans un mode de fonctionnement qui lui convient bien  : avec une
dissociation la plus claire possible entre d’une part les informations
pertinentes pour la tâche à réaliser et les distracteurs d’autre part.

3 Attention et intention

Dans l’exercice proposé au singe, on voit que le task-set donne un


statut privilégié à certains éléments du monde que l’animal ne peut
se permettre d’ignorer  : l’écran d’ordinateur, et plus précisément
encore la forme des figures qui y apparaissent (et pas leur couleur).
De manière générale, et comme nous l’avons vu dans l’exemple de
Charlie ou du gorille invisible, le cerveau doit – pour réussir une
tâche – développer momentanément une hyper-sensibilité pour
certaines propriétés physiques et pour certains types d’objets ou
d’évènements, qui ensemble constituent le set attentionnel – ou en
anglais attentional-set – qui se déduit naturellement du task-set16. Le
set attentionnel définit ce qui est pertinent pour la tâche et ce qui
ne l’est pas. Si la tâche proposée au singe consistait à appuyer sur un
levier dès qu’il entendait un son aigu, le task-set privilégierait la
modalité auditive par rapport aux autres modalités sensorielles, et le
set attentionnel donnerait donc la priorité aux sons aigus. Le set
attentionnel définit donc toutes les informations sensorielles que
l’individu doit prendre en considération pour réaliser correctement
la tâche, et par exclusion, tout ce que l’individu peut ignorer sans
craindre pour sa performance. D’une certaine façon, tout ce qui ne
fait pas partie du set attentionnel – dans l’environnement du joueur
ou du sujet – peut être modifié, voire enlevé, sans que l’exercice en
soit affecté, et sans que le joueur vraiment concentré le remarque.
C’est pour cela que le gorille passe le plus souvent inaperçu.
Sur le plan neuronal, c’est la mise en place de cet attention-set qui se
traduit par le phénomène de préparation, ou de préactivation, des
régions cérébrales spécialisées dans le type d’information à traiter,
que nous avons qualifié de «  top-down  ». Ce principe peut se
reformuler en disant que selon un mécanisme qualifié de
« compétition biaisée » (biaised competition)17, l’activité des neurones
ou des régions cérébrales impliquées dans le traitement des
informations qui sont importantes pour la tâche augmente, tandis
que celle des autres régions diminue, et ce phénomène s’amplifie
avec la difficulté de la tâche. Dans les cas extrêmes où la tâche à
réaliser est très difficile, l’activité de ces régions «  inutiles  » peut
même aller jusqu’à s’annuler. Par exemple une aire visuelle appelée
V5, d’ordinaire active dès que le cerveau perçoit des objets en
mouvement, peut quasiment s’annuler chez une personne occupée à
examiner de façon très attentive la couleur d’un objet en
mouvement18.
III. L’attention et la concentration

J’ai plusieurs fois parlé de la concentration dans ce chapitre, sans


vraiment la définir ni expliquer son lien avec l’attention. Et l’une des
questions qui revient le plus souvent pour cette dernière concerne
précisément la différence entre l’attention et la concentration. C’est
le moment d’y répondre.

Zoom sur
Zoom sur…

Combien de temps un enfant peut-il rester concentré ?

Ne cherchez pas, vous ne trouverez pas de meilleure réponse à cette


question que celle que vous pourrez déduire de l’observation en classe
d’un enfant donné, dans une activité donnée, un jour donné. Car la
fatigue mentale causée par la concentration, et la résistance à cette
fatigue dépendent de nombreux facteurs, comme l’âge de l’enfant, son
degré de motivation pour la tâche, le niveau de continuité de sa
concentration, les processus cognitifs exigés par la tâche elle-même, ou
la pression et la crispation sur la performance… Nous savons bien que la
concentration sur un calcul mental compliqué pendant un examen
n’induit pas la même fatigue que la concentration sur un coloriage en
vacances. Certains chercheurs vont d’ailleurs jusqu’à questionner l’idée
même que stabiliser son attention nécessite un effort19, car
effectivement, la fatigue vient-elle de l’attention ou de la nature même
de l’activité que l’on est en train de réaliser ? Un enfant qui vient d’être
bien concentré sur un devoir à l’école, bondit dans la cour dès que la
cloche sonne comme si son temps maximum de concentration avait été
largement dépassé. Mais que fait-il ensuite  ? Peut-être va-t-il discuter
avec un camarade, ce qui demande d’être attentif à ce que dit l’autre,
peut-être va-t-il jouer « au loup », ce qui lui demande de faire attention à
la position des autres joueurs et à bien suivre les consignes  : il est
concentré ! Et si être concentré sur une chose à la fois, sans pression ni
crispation n’était pas finalement un excellent moyen de détendre son
cerveau ?

1 Tentative de définition de la concentration

Si l’attention est toujours une forme de sélection, la concentration


implique surtout une stabilisation de cette sélection: ce qui a été
sélectionné va continuer à l’être qu’il s’agisse d’un élément perçu ou
d’une manière d’interagir avec cet élément. J’ai déjà eu l’occasion de
vous dire que nous étions toujours attentifs à quelque chose et que
la capacité à rechercher était celle de pouvoir stabiliser l’attention.
C’est là qu’intervient la concentration. L’intensité de la concentration
se traduit alors par sa continuité autant que par sa sélectivité. J’ai eu
la chance de pouvoir m’entretenir un jour avec deux champions de
parachutisme de précision, qui me décrivaient que dans les dix
dernières secondes du saut (dont le but est de toucher du talon une
cible de la taille d’une pièce d’un euro), leur attention visuelle ne
peut pas dévier ne serait-ce qu’une fraction de seconde de la cible. Il
s’agit donc d’un état de concentration maximal, bien caractérisé par
une stabilité quasi-parfaite de l’attention.
Mais ce n’est pas tout, car le parachutiste concentré sur sa cible ne
se contente pas de la regarder, il la regarde pour corriger la moindre
déviation de son corps par rapport à celle-ci et arriver droit sur elle.
La concentration est donc associée de manière plus globale que
l’attention à une tâche et à une intention, plutôt qu’à un objet, et les
phases de distraction s’accompagnent d’un oubli momentané de
cette intention et une perte de vue de l’objectif à atteindre.

« Certains chercheurs vont d’ailleurs jusqu’à

questionner l’idée même que stabiliser son attention

nécessite un effort, car effectivement, la fatigue vient-

elle de l’attention ou de la nature même de l’activité que

l’on est en train de réaliser ? »

Et bien sûr, la concentration stabilise également une manière


d’interagir avec la cible de l’attention sensorielle. Ainsi, le
parachutiste maintient-il actifs des shémas d’association perception-
action (« s’il se passe A, je dois faire B ») qui lui permettent de réagir
de manière adéquate dès qu’il remarque une déviation de sa
trajectoire  : «  Si je constate que la cible s’écarte sur ma gauche, je
dois tirer sur la voile, etc.  ». C’est le fameux task-set. Même si ces
consignes ne sont pas verbalisées de cette manière, elles n’en sont
pas moins présentes à l’esprit du parachutiste qui les maintient en
mémoire pendant toute la dernière phase du saut. Si ce n’était pas le
cas, on dirait qu’il est «  distrait  », ou qu’il a «  la tête ailleurs  ». De
même le lecteur concentré stabilise un ensemble de processus actifs
qui le «  couplent  » à son livre, comme dans une danse, à travers le
déchiffrage, la compréhension et la mémorisation du texte qu’il est
en train de lire.
Il est donc clair que ce qui est stabilisé lors de la concentration va au-
delà de la simple perception et tient plus du processus actif. On peut
donc schématiser le mode de fonctionnement de la concentration
en disant qu’elle implique de stabiliser trois composantes distinctes :
une perception, une intention et une manière d’agir toutes trois
sélectionnées parmi d’autres perceptions, d’autres intentions et
d’autres manières d’agir possibles par l’attention. La personne qui
est bien concentrée stabilise certaines perceptions particulières,
c’est-à-dire que parmi tout ce qu’elle serait en mesure de percevoir
(les rideaux, les spectateurs, etc.), elle en favorise volontairement
certaines grâce à son attention, soit dans son environnement
extérieur (le joueur adverse ou le livre) soit en elle (une image
mentale). La concentration établit alors une différence très nette
entre ce qui est pertinent pour la tâche à réaliser et qui doit
bénéficier de toute l’attention, et le reste, ramené au rang de bruit
de fond. Cette concentration vise ensuite un objectif, une intention,
qui est de toucher la cible du pied pour le parachutiste. Enfin, la
personne concentrée stabilise une manière de réagir à ce qu’elle
perçoit, qui va lui permettre de s’y coupler grâce à certains processus
moteurs ou cognitifs bien spécifiques, selon le mode « s’il se passe A,
je fais B ».
La concentration favorise donc une perception particulière, une
intention particulière et une manière d’agir ou de réagir particulière.
Ces trois composantes, perception, intention et manière d’agir (P, I,
M), assurent la concentration de l’attention. La concentration
stabilise donc un «  programme attentionnel  », défini par ces trois
lettres P, I et M. Se concentrer, c’est stabiliser un programme
attentionnel, ou une suite prédéfinie de programmes attentionnels.
Nous nous approchons ainsi d’une définition de la concentration qui
a une véritable valeur pratique, puisqu’elle nous encourage, pour
bien nous concentrer, à avoir une conscience très claire de chacune
des trois composantes qui constituent notre programme
attentionnel : à quoi dois-je faire attention, à quelle perception (P) ?
Pour quoi faire, dans quelle intention (I) ? De quelle manière dois-je
agir pour faire évoluer cet objet d’attention, ou réagir quand il
évolue (M) ?20

Pistes de pratiques

Le programme ATOLE

Dans le programme ATOLE, nous essayons autant que possible de faire


expliciter aux élèves les trois composantes P, I et M qui définissent la
manière de se concentrer sur la tâche qu’ils s’apprêtent à réaliser (quand
celle-ci demande effectivement de la concentration). Par exemple, la
perception à privilégier quand quelqu’un raconte une histoire est
évidemment la voix de cette personne, et la manière de réagir à ce qui
est dit peut être d’associer quand c’est possible les mots entendus à des
images mentales (« le renard sortit de la forêt »), dans l’intention de se
fabriquer « dans la tête » une sorte de petit film que l’on pourra raconter
ensuite. Ces “PIM” constituent des sortes de petits modes d’emploi
expliquant à l’enfant «  ce qu’il suffit de faire  » pour être concentré
pendant une activité en particulier.

« On peut donc schématiser le mode de fonctionnement

de la concentration en disant qu’elle implique de

stabiliser trois composantes distinctes : une perception,

une intention et une manière d’agir toutes trois


sélectionnées parmi d’autres perceptions, d’autres

intentions et d’autres manière d’agir possibles par

l’attention. »

Prenons tout de suite un exemple simple  : ce jeu consistant à


maintenir un manche à balai en équilibre vertical sur la paume de la
main. Une personne bien concentrée réagit en bougeant la main à
chaque mouvement du balai pour le garder le plus droit possible.
Elle privilégie donc avec son attention une perception (les
mouvements du balai, par exemple en fixant du regard le haut du
manche pour détecter la moindre accélération), une intention
(garder le balai aussi droit que possible) et une manière d’agir (en
bougeant la main). Si cette personne réagit au contraire un peu au
hasard à tout ce qui se passe autour d’elle sans intention précise, elle
n’est pas concentrée et le balai tombe par terre. Elle est d’autant
plus concentrée qu’elle a clairement en tête ce qu’elle cherche à
faire (son intention), ce qu’elle doit percevoir, et la manière dont elle
doit agir ou réagir pour y arriver. Ces trois composantes P, I et M,
définissent une forme de mode d’emploi précisant ce qu’il faut faire
concrètement pour se concentrer sur cette tâche (et enfin répondre
à l’élève qui demande «  Maitresse, ça veut dire quoi être
concentré ? »).

2 Peut-on faire deux choses à la fois ?

Cette définition de la concentration implique directement qu’il est


impossible de réaliser en même temps deux tâches nécessitant
chacune d’être concentré, parce qu’il faudrait alors privilégier deux
cibles perceptives différentes, et réagir en même temps de deux
manières différentes, en maintenant dans le cortex préfrontal
simultanément actifs deux task-sets différents. Si vous souhaitez
vous en convaincre, relisez ce paragraphe en comptant
simultanément et séparément, le nombre de ‘e’, de ‘s’ et de ‘t’. Dans
toute situation d’enseignement, prenez donc toujours garde à ce
que les élèves n’aient pas à se concentrer sur deux tâches en même
temps. Cela peut sembler trivial, mais en développant votre capacité
à observer l’attention chez l’autre, vous vous rendrez vite compte
que les élèves sont très souvent en train de se concentrer (en vain)
sur deux choses à la fois, et la plupart du temps sans le savoir.
Présenter un exposé tout en se souciant du regard des autres est
une forme de concentration double, tout comme essayer d’écouter
l’enseignant tout en réfléchissant à autre chose (ou à ce qui vient
d’être dit).

« Prenez l’habitude de vous demander ce que l’enfant

cherche à faire, de manière consciente ou inconsciente

car cela détermine quelles informations lui paraissent

importantes et vont retenir son attention. »

Zoom sur
Zoom sur…

Situation de « mauvais multi-tâche »

Il est extrêmement facile de mettre les élèves en situation de « mauvais


multi-tâche » (c’est-à-dire, une situation exigeant une attention vraiment
simultanée sur deux cibles bien distinctes). Par exemple, quand vous
affichez des mots sous les yeux d’un élève, son réflexe est de commencer
à les lire, ce qui n’est pas compatible avec l’écoute attentive
d’instructions orales si bien que fatalement, la qualité de l’écoute sera
réduite pendant le temps passé à lire. De même, un élève qui commence
à réfléchir à la consigne qu’il a sous les yeux sera moins réceptif à une
consigne orale. Prenez l’habitude de vous demander ce que l’enfant
cherche à faire, de manière consciente ou inconsciente car cela
détermine quelles informations lui paraissent importantes et vont retenir
son attention. L’exemple cité dans le texte est révélateur : un élève qui
présente un exposé accumule les intentions qui parasitent son attention.
Il cherche certes à présenter clairement son histoire, mais aussi à ce que
ses camarades réagissent bien à ce qu’il dit, et peut-être qu’ils ne se
moquent pas de lui, que vous soyez content(e), peut être aussi cherche-t-
il à se dépêcher si vous lui avez fait signe qu’il allait trop lentement…
Chaque intention le met naturellement en recherche de certaines
informations importantes pour ce but particulier  : les réactions des
autres élèves, votre expression faciale, les propres réactions
émotionnelles de l’enfant… L’attention est alors très facilement distraite
par toutes ces informations.

3 Voir ou penser, il faut choisir

Les expériences menées en neuroimagerie depuis presque trente


ans montrent une déactivation quasi-systématique d’un réseau bien
spécifique de régions cérébrales dès que le sujet porte son attention
sur un élément extérieur (par exemple pour chercher un objet)21. Ce
réseau, appelé «  Réseau par défaut  » englobe assez largement les
régions du cerveau qui nous permettent de nous projeter dans le
passé ou dans l’avenir, pour générer des images mentales et des
petits scénarios imaginaires de « la dernière fois que nous avons pris
le train  » ou de «  ce que je vais faire ce week-end  ». Ces scénarios
constituent l’une des bases de ce que nous appelons «  réfléchir  »
mais aussi plus prosaïquement « être dans la lune » : ils sont générés
grâce à la réactivation et l’assemblage en mémoire de travail,
généralement sous la forme d’images mentales, d’éléments de
souvenirs puisés dans notre mémoire à long-terme. Parmi les
structures impliquées, la partie avant du lobe temporal médian
(mémoire à long-terme) et le precuneus (imagerie), se désactivent
ainsi spontanément pendant des tâches qui nécessitent d’interagir
avec son environnement extérieur, ce qui limite alors nos capacités
de réflexion. Voilà pourquoi, comme on le savait bien, l’élève un peu
dans la lune n’écoute rien de ce qui se passe en classe. Mais c’est
aussi le cas d’un élève un peu décalé par rapport au cours, qui
réfléchit tout simplement à une notion abordée ou au problème
suivant, au moment d’une explication. Nous voyons donc que pour
des raisons finalement assez simples de mécanique cérébrale, la
réflexion demande un désengagement temporaire du monde
extérieur qui n’est pas possible dans un contexte de sollicitation
permanente.

4 Faire deux choses à la fois… quand même

Il y a tout de même deux cas de figure où une personne peut mener


de front plusieurs tâches à la fois (ou en donner l’impression). C’est
d’abord le cas lorsque cette personne réalise des tâches largement
automatisées. Nous l’avons vu, le cerveau finit à force de répétition
par automatiser certaines tâches au point de pouvoir les réaliser
avec très peu d’attention. Depuis les travaux menés par les
psychologues Walter Schneider et Richard Shiffrin dans les années
1970, nous savons que le cerveau peut alors rediriger son attention
vers une seconde tâche, sans baisse de performance pour la tâche
automatisée22.

« C’est l’un des grands enjeux de tout processus

d’apprentissage que de développer un répertoire

d’automatismes, qui permettent ensuite d’agir

efficacement avec un minimum d’attention. »

Avec l’habitude, et donc l’entrainement, il devient effectivement


possible de faire deux choses à la fois, comme conduire et tenir une
conversation, voire même écrire un texte sous la dictée tout en en
lisant un autre. C’est pour cela qu’un enfant peut parler tout en
faisant du vélo. Je le répète, c’est l’un des grands enjeux de tout
processus d’apprentissage que de développer un répertoire
d’automatismes, qui permettent ensuite d’agir efficacement avec un
minimum d’attention.
En dehors de ces cas de figure, une personne peut donner
l’impression de faire attention à deux choses à la fois, alors que son
attention ne fait que basculer de l’une à l’autre. Dans ce cas, sa
capacité à mener plusieurs actions de front repose alors sur un
système exécutif efficace capable de programmer optimalement
l’attention dans le temps, pour passer d’une tâche à l’autre selon les
mécanismes de task-switching, c’est-à-dire de bascule d’une tâche à
une autre (grâce à la capacité connue sous le nom de flexibilité
cognitive)

« Dans le multi-tâche observé chez les élèves, la

bascule d’une tâche à une autre (cesser d’écouter

l’enseignant pour discuter ou regarder son téléphone)

n’est pas vraiment raisonnée mais déclenchée par des

envies soudaines, sous l’impulsion de systèmes de

capture réflexe de l’attention »


C’est possible, car la plupart des activités quotidiennes n’exigent pas,
heureusement, la stabilité de l’attention du parachutiste en fin de
saut. Au moment d’écrire ces lignes, par exemple, je peux jeter des
petits coups d’oeil par la fenêtre sans pour autant abandonner ce
que je suis en train de faire et je reste «  globalement  » concentré.
Cette petite pause de quelques secondes dans mon attention aura
comme seule conséquence de ralentir de quelques secondes
l’écriture de ce paragraphe. Selon ce que nous avons à faire, une
«  bonne concentration  » peut donc impliquer une stabilisation de
l’attention à des échelles de temps différentes, depuis la seconde ou
même la fraction de seconde chez le parachutiste ou le skieur
olympique, jusqu’à des durées beaucoup plus longues pour l’écriture
ou la révision d’examens.
Les techniques de lecture rapide démontrent par exemple qu’il est
possible de comprendre le sens général d’un texte en piochant
seulement certains mots ici et là et il en est de même pour un
exposé oral. C’est pourquoi certains élèves peuvent donner
l’impression d’écouter tout en faisant autre chose, surtout s’ils sont
intellectuellement précoces.
La concentration ne s’oppose donc pas fondamentalement au
«  mode multi-tâche  », si caractéristique de notre époque, puisqu’il
est en effet possible de jongler efficacement entre plusieurs tâches
tout en restant concentré, mais cela demande d’alterner
consciemment entre les programmes attentionnels qui leur sont
associés en décidant à chaque fois du bon moment pour basculer
d’une tâche à l’autre. Dans le multi-tâche observé chez les élèves, ce
n’est généralement pas le cas. La bascule d’une tâche à une autre
(cesser d’écouter l’enseignant pour discuter ou regarder son
téléphone) n’est pas vraiment raisonnée mais déclenchée par des
envies soudaines, sous l’impulsion de systèmes de capture réflexe de
l’attention que nous allons bientôt aborder. Il en résulte que l’élève
rate des éléments d’explication importants. C’est pourquoi il est
toujours préférable de préciser à l’avance, le niveau de
concentration (en terme de continuité) que va nécessiter l’activité
que vous abordez, et la durée de concentration nécessaire.

5 Un peu de distraction

J’ai pour l’instant surtout détaillé les mécanismes qui permettent de


rester concentré. Mais vous l’aurez sans doute remarqué, il arrive
que nous soyons malgré tout distrait, sous l’effet d’un système
général permettant la capture de l’attention par des stimuli ayant
soit des caractéristiques physiques particulières les rendant
particulièrement saillantes (comme la sirène du camion de pompier)
soit une valeur émotionnelle particulièrement forte (qu’elle soit
plaisante ou déplaisante). Cette fois, la redirection de l’attention ne
s’effectue pas «  depuis le haut  » (top-down) mais depuis les
structures situées en bas de la hiérarchie cérébrale et on parle alors
d’orientation « bottom-up » de l’attention.

6 La distraction par des évènements physiquement saillants

De par sa nature sélective, l’attention crée non seulement des zones


de «  lumière  » dans notre champ perceptif, mais également des
zones « d’ombre », comme l’illustre à merveille le film du gorille. Mais
ces zones d’ombre peuvent être gênantes, voire franchement
dangereuses, quand il s’y passe des choses que nous ne devons
surtout pas ignorer, comme lorsqu’un camion de pompier traverse
un carrefour à pleine vitesse. Pourtant, nous remarquons le camion
même si nous faisions attention de l’autre côté de la route l’instant
d’avant, et fort heureusement. Notre espèce n’aurait pas survécu
jusqu’ici sans un système capable d’attirer l’attention de manière
automatique vers des évènements potentiellement importants dans
des zones de l’espace laissées jusqu’ici « dans l’ombre ». Ce système
est dit préattentif, car il analyse et réagit à ce qui parvient à nos sens
(qu’il s’agisse d’images, de sons, …) avant même que nous n’y
fassions attention et les évènements qui le font réagir sont dits
«  saillants  », car propres à attirer spontanément l’attention23. Plus
quelque chose est saillant, plus il stimule notre système préattentif,
et réciproquement. Si vous avez du mal à travailler à côté d’un bébé
qui pleure, c’est parce que les cris du bébé sont saillants. Vous
comprenez donc que ce système qui vise au départ à nous protéger,
est aussi un magnifique système de distraction. Et il est conçu pour
capturer notre attention en moins d’une demi-seconde, car c’est à
cette vitesse qu’il faut généralement réagir pour éviter le danger. En
classe, c’est ce système qui amène tous les élèves à tourner la tête
quand la porte s’ouvre soudainement, bien qu’ils ne l’aient pas
« décidé »
Ce système préattentif calcule à tout moment des cartes de
saillance, indiquant les zones de l’espace où il se passe quelque
chose d’important, et qui se situent, au moins en partie, dans le lobe
pariétal24. Ces cartes de saillance sont le résultat de calculs
automatiques menés au sein des aires visuelles qui analysent
rapidement l’image que nous avons sous les yeux, en moins de deux
dixièmes de seconde – pour en extraire les contours des différents
objets, leur vitesse, leur couleur, et toutes sortes d’informations
utiles pour déterminer les éléments de l’image qui se démarquent
nettement de leur environnement immédiat. Les caractéristiques
propres à attirer l’attention sont alors le mouvement (sur l’écran
d’une télévision en face de vous par exemple), la luminosité, la
couleur, et dans le cas des sons, l’intensité, entre autres. Et il faut
ajouter à ce tableau la capacité pour ces aires sensorielles de
détecter dans une scène des éléments un peu complexes, mais
stéréotypés et d’une grande importance écologique, et de les rendre
saillants  : c’est pour cela que les visages attirent particulièrement
l’attention, ou bien les bruits de votre bébé au milieu de la nuit
même s’il toussote doucement.

7 La capture et la captivation de l’attention


Il n’existe pas vraiment de manière de résister à ces captures de
l’attention qui font partie intégrante de notre système de survie.
Essayer de les empêcher, c’est surtout risquer de s’épuiser en
passant plus de temps à vérifier que l’on est bien concentré (et à
constater avec regret que ce n’est pas le cas) plutôt qu’à se
concentrer vraiment. Bien sûr, il peut arriver d’être « pris » par ce que
l’on fait au point de ne plus remarquer les petites distractions
alentour, mais cela reste un cas assez exceptionnel et
potentiellement dangereux (par exemple, en lisant un sms en
traversant la rue). La bonne nouvelle, c’est que la capture de
l’attention est un phénomène bref, qui ne vise qu’à analyser
rapidement ce qui a capturé l’attention et évaluer sa réelle
importance.
Ce qu’il faut par contre surveiller, c’est le déclenchement éventuel à
la suite de cette capture d’une cascade de réactions dans le cerveau
pour sur-analyser et sur-réagir à la distraction initiale. J’ai appelé
captivation cette deuxième phase qui suit souvent la capture25,
pendant laquelle nous sommes pris dans un emballement d’actions
automatiques déclenchées par le distracteur. Une fenêtre s’ouvre
dans un coin de votre écran pour vous prévenir de l’arrivée d’un mail
et vous la remarquez  : c’est la capture. Vous cliquez sur le bouton
« répondre » sans trop savoir pourquoi, juste parce c’est ce qu’on fait
en général avec un bouton et vous commencez machinalement à lire
et à rédiger une réponse, alors que vous étiez concentré sur un
document important  : c’est la captivation. Vous partez chercher
quelque chose dans la cuisine et vous apercevez une chaussette d’un
enfant dans le couloir  : c’est la capture. Vous la ramassez pour la
ranger en oubliant ce que vous étiez parti chercher  : c’est la
captivation.

8 Le circuit de la récompense et la saillance affective

Au-delà des stimuli saillants physiquement, notre attention est aussi


spontanément attirée par tout ce qui est susceptible de déclencher
en nous une sensation agréable (et parfois désagréable). C’est
heureux, car les stimuli émotionnels se doivent d’attirer l’attention :
nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer un serpent ou une
personne furieuse s’avançant vers nous. Il est donc normal que la
saillance d’un évènement ou d’un stimulus dépende aussi de sa
valence émotionnelle, positive ou négative. C’est en partie dû à une
petite structure en forme d’amande tapie dans le lobe temporal,
l’amygdale, grâce à laquelle notre cerveau peut très rapidement
évaluer la valence émotionnelle d’un stimulus et y déplacer
l’attention. Les stimuli ayant une valence émotionnelle forte
capturent plus facilement l’attention que les stimuli neutres et
comme l’écrit le neurologue Antonio Damasio, «  la réponse
émotionnelle que nous ressentons en présence de tel ou tel objet
joue un rôle majeur dans sa capacité à attirer ou non notre
attention »… et, pourrais-je rajouter, à la captiver ; ce que Damasio
désigne sous le terme anglais d’attention dwelling26, qui traduit bien
cette idée de durée – to dwell signifie rester, habiter, résider. Cette
forme de captivation dépend principalement de l’intensité et de la
qualité du ressenti, plaisir ou déplaisir, en présence de l’objet,
comme si la captivation avait pour but de prolonger cette sensation
ou de la réduire. D’ailleurs, en français, le mot distraction fait
souvent référence à cette notion de plaisir. Se distraire, c’est
s’amuser, s’extraire de son travail par exemple, pour passer à une
autre activité agréable qui change les idées  : «  arrête un peu ton
boulot, viens te distraire un peu ! »27.
La recherche du plaisir est effectivement l’un des grands moteurs de
la distraction. Par chance, ce circuit du plaisir commence à être bien
connu, depuis les travaux de James Olds et Peter Milner, à
l’université McGill de Montréal dans les années cinquante, qui eurent
l’idée étrange de relier chez des rats plusieurs régions sous-
corticales à une petite pédale28. En appuyant sur la pédale, les rats
activaient les neurones connectés grâce à de petites stimulations
électriques. Olds et Milner eurent la surprise de constater que leurs
rats privilégiaient cette occupation à toute autre activité, au point
d’appuyer jusqu’à sept cent fois par jour plutôt que de boire ou de
manger. Le «  circuit de récompense  » du cerveau venait d’être
découvert. Il existe donc dans le cerveau des neurones dont la
stimulation directe constitue à elle seule une récompense plus forte
qu’un bon diner pour un ventre affamé. Ce circuit, en interaction
étroite avec l’amygdale, existe également chez l’homme, et les
lésions qui l’affectent engendrent une difficulté à ressentir du plaisir,
que l’on appelle l’anhédonie.
Et n’allez pas croire que ce circuit ne sert qu’à déclencher des
comportements d’addiction, car si c’est effectivement lui qui est au
centre des addictions aux drogues dures, il réagit aussi à toute sorte
de récompenses, même les plus inoffensives  : un sourire, une
conversation agréable, voire simplement le plaisir de découvrir et
d’apprendre. Il peut donc soit nous distraire, soit nous aider à nous
concentrer, selon la situation. Mais une éducation de l’attention
passe par la prise de conscience que notre cerveau passe son temps
à poser virtuellement des petits post-it verts et rouges sur tout ce
qui nous entoure pour signaler leur caractère agréable ou
désagréable, voire dangereux, et pour nous prévenir en y attirant
l’attention ou en déclenchant au contraire des comportements
d’évitement  : pour ne surtout pas faire attention à un exposé jugé
«  barbant  » par exemple. C’est donc une force extrêmement
puissante qui s’exerce sans relâche sur notre attention, pour l’attirer
ou l’éloigner et qu’il faut simplement savoir observer sans la laisser
prendre tout le contrôle. Sans quoi, nous en sommes réduits à ne
plus pouvoir faire attention à autre chose que ce que nous jugeons
immédiatement plaisant, distrayant, excitant, amusant, «  rigolo  »,
«  cool  » … et à fuir tout ce qui demande un peu
d’approfondissement et d’effort. Ce serait malheureusement se
priver de toutes les satisfactions qui « se méritent ».
9 Résister à la distraction

Sous l’effet de ces mécanismes, notre attention s’oriente


spontanément vers les éléments les plus naturellement saillants,
physiquement et émotionnellement, de l’environnement, comme les
affiches publicitaires ou les écrans vidéo. Malgré tout, le film du
gorille montre que ce système très distrayant a ses limites, quand il
est contré par le système exécutif animé par un but clair : bien qu’un
gorille qui se frappe la poitrine en face de nous soit en principe un
stimulus très saillant, il est possible de ne même pas le remarquer.
C’est ce que l’on peut appeler le pouvoir de la concentration.
Finalement, la clef de la résistance à ces distractions réside donc
dans la capacité du système exécutif à contrer un par un chacun de
ces mécanismes à l’aide d’objectifs clairs. Nous l’avons vu : au sein du
cortex préfrontal, le système exécutif sait maintenir activement en
mémoire un objectif précis et favoriser l’activité des réseaux de
neurones qui permettent de l’atteindre. Sous cette influence,
l’attention ne se déplace plus au gré du vent, vers les stimuli les plus
colorés, les plus brillants, les plus bruyants ou les plus sympathiques,
mais en fonction de l’objectif que l’on s’est fixé ; il y a quelqu’un à la
barre pour maintenir le cap, et pour en changer le moment venu.
Mais tout cela n’est valable chez un enfant (et un adulte) que s’il a
effectivement un cap bien défini (et pas plusieurs en même temps).
Car tant qu’il agit avec plusieurs objectifs en tête qui ne sont pas
clairement hiérarchisés, toutes les informations qui lui parviennent
sont d’importance égale, et son attention ne sait pas où se placer.
Pour être bien concentré, il est donc important de privilégier
consciemment un objectif à la fois et de s’y tenir, ne serait-ce que
pendant quelques minutes. Cette capacité à programmer l’attention
permet alors de définir des «  bulles de simplicité  », pendant
lesquelles on ne s’autorise à se concentrer que sur une seule activité,
sans craindre que le monde ne s’effondre. Et rien n’empêche de
visualiser très rapidement ce que l’on souhaite faire pendant chaque
«  bulle  », avant de lancer le compte à rebours. Ces petites bulles
conviennent parfaitement au mode de fonctionnement du cortex
préfrontal. En vous focalisant sur un objectif simple et unique, celui-
ci bénéficie naturellement d’une activité neuronale forte et
soutenue dans le cortex préfrontal dorsal latéral, qui se maintient
d’autant plus facilement que la « bulle » est de courte durée. Et cette
activité est encore renforcée sous l’influence des neurones du circuit
de récompense, très actifs en prévision de la satisfaction rapide et
certaine d’une mission accomplie29.
Mais sachez tout de même que même avec un objectif clair, la
capacité de concentration dépend toujours de l’efficacité du cortex
préfrontal, qui peut varier au fil de la journée sous l’effet de la
fatigue et du stress30. Chez un élève stressé ou fatigué, les
concentrations de deux types de neurotransmetteurs (ces molécules
qui assurent la transmission de l’activité d’un neurone à un autre), la
dopamine et la noradrénaline, s’éloignent des valeurs optimales
pour le système de stabilisation de l’attention dans le cortex
préfrontal. Un enfant fatigué ou stressé aura donc plus de difficultés
à se concentrer. La capacité de concentration dépend donc de
l’hygiène de vie en général.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Apprendre à résister à la distraction

L’un des exercices que nous proposons en classe consiste à faire


identifier à l’élève tout ce qui autour de lui va l’aider dans la tâche qu’il
s’apprête à accomplir, et tout ce qui risque de le distraire. Un distracteur
est d’autant plus puissant que l’enfant ne peut pas se convaincre qu’il
peut totalement l’ignorer, sans risque. Si bien que les distracteurs les
plus puissants sont bien sûr les autres élèves; parce qu’ignorer
totalement ses camarades, et ne pas réagir du tout à leurs «  appels
d’attention  », c’est donner l’impression qu’on cherche à s’isoler du
groupe et de sa vie sociale avec toutes les conséquences que cela
implique. C’est pourquoi les élèves qui ont le plus de difficultés à rester
attentifs sont souvent placés au premier rang, pour ne pas avoir les
autres élèves entre eux et le tableau.

Conclusion

Si vous devez retenir deux idées de ce chapitre, c’est que l’attention


peut s’enseigner et qu’elle devrait l’être (non seulement auprès des
élèves d’ailleurs, mais aussi auprès des enseignants et des parents).
Et j’ai bon espoir que l’engouement actuel pour les neurosciences
cognitives aura au moins comme apport positif d’entrainer cette
prise de conscience que l’attention est un phénomène biologique
malléable. A l’heure où la capture de l’attention est en train de
devenir un enjeu économique majeur, cette éducation de l’attention
sera l’une des grandes réponses que nous pourrons proposer pour
assurer que les générations émergentes décideront par elles-mêmes
de ce qui occupera leur univers sensoriel et mental.

Les Essentiels
Les Essentiels

Les moteurs de la distraction sont des systèmes qui, dans le


cerveau, sont là pour permettre la survie de l’espèce.
Le sens de l’équilibre attentionnel se développe non pas en
éliminant avec force toutes les distractions, mais en sachant
ressentir et compenser rapidement leur action.
Il est d’autant plus simple de se concentrer qu’on agit avec une
intention claire.
La capacité à stabiliser son attention est une compétence
transverse, indispensable pour toute forme d’apprentissage.

1. James W., “the faculty of voluntarily bringing back a wandering attention, over and over again, is the very root of
judgment, character, and will […]. An education which should improve this faculty would be the education par
excellence”, The Principles of Psychology, Holt, 1890.
2. Citton Y. (Ed.), L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, 2014.
3. Tout ce qui est expliqué rapidement dans ce chapitre l’est de manière beaucoup plus exhaustive dans mes deux
ouvrages sur l’attention à destination du grand public dont voici les références : Lachaux J. P., Le cerveau attentif.
Contrôle, maitrise, lâcher-prise. Odile Jacob, 2011 ; Lachaux J. P., Le cerveau funambule. Comprendre et apprivoiser son
attention grâce aux neurosciences, Odile Jacob, 2015.
4. “The essence of attention as a conscious process is an increase in the clearness on one idea or a group of ideas at
the expense of others”: Pillsburry W. B., L’attention, Doin, 1906.
5. James W., The principles of psychology, Holt, 1890.
6. Stroop J. R. (1935). Studies of inference in serial verbal reactions. Journal of Experimental Psychology, 18, 643-662.
7. Ce type d’enregistrements cérébraux est effectué à l’aide d’électrodes placées directement dans le cortex chez des
patients à des fins thérapeutiques. Ce sont les enregistrements les plus précis que l’on puisse réaliser d’un cerveau
humain en activité, et toutes les précautions méthodologiques sont bien sûr prises à fin d’assurer que les conclusions
obtenues sont également valables chez un sujet en bonne santé.
8. Mainy N., Kahane P., Minotti L., Hoffmann D., Bertrand O., Lachaux J. P. (2007). Neural correlates of consolidation in
working memory. Human Brain Mapping, 28(3), 183-193 ; voir aussi : Jensen O., Kaiser J., Lachaux J. P. (2007). Human
gamma-frequency oscillations associated with attention and memory. Trends in Neurosciences, 30(7), 317-324.
9. Jung J., Mainy N., Kahane P., Minotti L., Hoffmann D., Bertrand O., Lachaux J. P. (2008). The neural bases of
attentive reading. Human Brain Mapping, 29(10), 1193-1206.
10. Rensink R. A., O’Regan J. K., Clark J. J. (1997). To see or not to see: The need for attention to perceive changes in
scenes. Psychological Science, 8(5), 368-373.
11. Corbetta M., Shulman G. L. (2002). Control of goal-directed and stimulus-driven attention in the brain. Nature
Reviews Neuroscience, 3(3), 201.
12. Chabris C., Simons D., The invisible gorilla: And other ways our intuitions deceive us, Harmony, 2011.
13. Malebranche N., De la recherche de la vérité, 1674, livre 6 chapitre 2.
14.  Tanji J. et al. (2007). Concept-based behavioral planning and the lateral prefrontal cortex. Trends in Cognitive
Sciences, 11(12), 528-34.
15. Watanabe M. (1996). Reward expectancy in primate prefrontal neurons. Nature, 382, 629-32 ; je renvoie
également le lecteur à l’article de Luis Pessoa sur le lien entre motivation et cognition : Pessoa L. (2008). On the
relationship between emotion and cognition. Nature Reviews Neuroscience, 9(2), 148-58.
16. Sakai K. (2008). Task set and prefrontal cortex. Annual Review of Neuroscience, 31, 219-245.
17. Desimone R., Duncan J. (1995). Neural mechanisms of selective visual attention. Annual Review of
Neuroscience, 18(1), 193-222.
18. Rees G. et al. (1997). Modulating irrelevant motion perception by varying attentional load in an unrelated task.
Science, 278(5343), 1616-9.
19. Bruya B. (Ed.), Effortless attention: A new perspective in the cognitive science of attention and action, MIT Press, 2010.
20. Lachaux J.P., Le cerveau funambule. Comprendre et apprivoiser son attention grâce aux neurosciences, Odile Jacob,
2015.
21. Fox M. D., Snyder A. Z., Vincent J. L., Corbetta M., Van Essen D. C., Raichle M. E. (2005). The human brain is
intrinsically organized into dynamic, anticorrelated functional networks. PNAS, 102(27), 9673-9678.
22. Shiffrin R. M., Schneider W. (1977). Controlled and automatic human information processing: II. Perceptual
learning, automatic attending, and a general theory. Psychological Review, 84, 127-190 ; Hirst W. et al. (1980). Dividing
attention without alternation or automaticity. Journal of Experimental Psychology: General, 109, 98–117.
23. Gottlieb J. (2007). From thought to action: the parietal cortex as a bridge between perception, action, and
cognition. Neuron, 53(1), 9-16.
24. Une région du lobe pariétal appelée LIP, correspondant à la partie latérale (L) du sillon intrapariétal (IP), possède
des neurones dont l’activité ne signale pas simplement la présence ou l’absence d’une forme ou d’un mouvement
particulier; mais surtout, lorsqu’elle est élevée, que l’individu va orienter son attention vers cette région de l’espace.
Autrement dit, il suffirait de mesurer dans votre cerveau l’activité de tous les neurones de cette région pour deviner,
sans trop se tromper, où va s’orienter votre attention l’instant d’après. Et comme la nature est bien faite, ces neurones
sont voisins d’autres neurones très impliqués dans le déplacement du regard, ce qui permet au cerveau de
coordonner facilement les déplacements du regard avec ceux de l’attention, avec l’aide d’une région sous-corticale
répondant au joli nom de colliculus supérieur.
25. Lachaux J.P., Le cerveau attentif. Contrôle, maitrise, lâcher-prise, Odile Jacob, 2011.
26. Damasio A. R., The Feeling of What Happens, Harcourt Brace, 1999.
27. Rappelons quand même que le mot distraction vient du mot latin distrahere (déchirer) : l’attention est alors
tiraillée entre « ce qu’on est en train de faire » et « ce qu’on devrait aussi faire », ce qui peut laisser l’impression
désagréable d’un esprit déchiré).
28. Olds J. Milner P. (1954). Positive reinforcement produced by electrical stimulation of septal area and other regions
of rat brain. Journal of Comparative Physiology and Psychology, 47(6), 419-27. Les régions concernées étaient
principalement les noyaux du septum et le nucleus acumbens.
29. Nous pouvons nous inspirer des plongeurs qui pêchent des perles en apnée. Ces pêcheurs remontent
régulièrement à la surface pour reprendre leur respiration, et hors de l’eau décident du prochain endroit qu’ils vont
explorer (ce qu’ils vont faire dans la minute qui suit). Une fois sous l’eau, ils nagent précisément vers l’endroit qu’ils
ont choisi, regardent s’ils voient une perle et remonte (phase d’exécution), et ainsi de suite. Planification, exécution,
planification, exécution… sur des durées courtes et avec à chaque fois un objectif très clair.
30. Arnsten A. F. (2009). Stress signalling pathways that impair prefrontal cortex structure and function. Nature
Reviews Neuroscience, 10(6), 410-22.
focus

La méditation pour les enfants

par Christophe André

Simple mode ou vague de fond  ? La méditation a envahi notre


quotidien depuis quelques années  : on médite à l’hôpital, dans les
prisons, à l’Assemblée nationale, en entreprise, dans les écoles…
Voilà pourtant près de 2500 ans que les premiers enseignements du
Bouddha évoquent cette pratique, et presque deux millénaires que
les premiers ermites chrétiens en ont décrit, eux aussi, les bases  :
rien de bien nouveau, donc.

La pleine conscience

Mais ce qui a changé, c’est que la méditation dont notre société


semble s’être éprise est aujourd’hui une méditation laïque : la pleine
conscience. Cette approche recommande de s’entrainer très
régulièrement à poser son attention dans l’instant présent, et
d’observer, simplement d’observer, phénoménologiquement, les
composantes de son expérience subjective  : ressentir son souffle,
son corps, écouter les sons environnants, observer ses pensées en
s’efforçant de ne pas les suivre ni les alimenter1. Il s’agit donc d’une
démarche très simple, basée sur des consignes très concrètes,
impliquant notamment l’observation du corps, et que les enfants
comprennent immédiatement.
De très nombreuses recherches scientifiques attestent aujourd’hui
des bénéfices de la pratique méditative. Ses impacts favorables sur
la santé, par exemple, ont convaincu le monde médical, qu’il s’agisse
d’un impact biologique (amélioration de l’immunité, ralentissement
du vieillissement cellulaire, inactivation de l’expression de nombreux
gènes liés au stress et à l’inflammation) ou d’un impact clinique
(régulation de la souffrance physique ou psychique, prévention des
rechutes dépressives, amélioration de la qualité de vie et diminution
du stress lié aux pathologies chroniques). En outre, ses bénéfices sur
plusieurs composantes psychologiques, au premier plan desquelles
l’attention et la régulation émotionnelle, indispensables pour tout
apprentissage, sont en train de convaincre nombre de parents et de
pédagogues.
Car la méditation est un remarquable entrainement attentionnel  :
elle aide ses pratiquants à mieux identifier le fonctionnement de
cette capacité essentielle à toute forme d’apprentissage, mais aussi
au bien-être personnel. Lorsqu’on médite, l’esprit tend bien
évidemment à vagabonder  : notre cerveau est une machine à
produire des pensées, et il est illusoire d’espérer les arrêter. Il est par
contre possible d’apprendre à reconnaitre ce phénomène, à en
observer la survenue dans son esprit, et à régulièrement ramener
son focus attentionnel vers sa respiration. Pourquoi la respiration  ?
Parce qu’il s’agit d’une cible attentionnelle mouvante, et non fixe, et
que notre attention – que nous soyons adultes ou enfants – est plus
facilement captée par ce qui bouge que par ce qui est fixe. D’où la
fascination exercée sur les humains par les feux de bois ou les
vagues de l’océan  : mouvement permanent et doux, qui capte
l’attention et apaise les émotions.
L’amélioration de l’équilibre émotionnel est une autre des
conséquences favorables de la pratique méditative. D’où son intérêt
pour les psychothérapeutes, qui y ont aujourd’hui recours
notamment pour la prévention des rechutes dépressives, le
traitement des troubles anxieux et la gestion du stress. La
méditation de pleine conscience apprend à ses pratiquants, adultes
ou enfants, à se rendre présents aux mouvements émotionnels.
Qu’ils soient agréables : être plus attentifs aux bons moments et aux
petits bonheurs, mieux en observer l’inscription corporelle (d’où la
célèbre remarque de Camus, dans L’Envers et l’endroit : « Ce n’est plus
d’être heureux que je souhaite aujourd’hui, mais d’être conscient »).
Ou qu’ils soient douloureux  : en apprenant à mieux comprendre
leurs émotions désagréables, la manière dont elles crispent leur
corps, dont elles modifient leurs pensées, les enfants s’initient à
l’une des bases de l’intelligence émotionnelle. Qu’il s’agisse
d’attention ou d’émotions, la méditation est ainsi une forme
d’entrainement de l’esprit, et vu sous cet angle, elle est au cerveau
ce que l’exercice physique est au corps.

La méditation pour l’enfant

Jusqu’à ces dernières années, elle était surtout une affaire d’adultes.
Mais de nombreuses codifications de ces apprentissages à la
méditation, spécifiquement destinées aux enfants2, ont été
récemment proposées, et leur intérêt validé. L’expérience des
psychologues praticiens auprès de leurs jeunes patients anxieux,
comme celle des enseignants qui en proposent une forme simplifiée
dans leurs classes, est que les enfants adoptent facilement les
exercices proposés et adaptés à leur manière de comprendre la
distraction ou l’inquiétude. Les exercices se font à peu près toujours
en groupe. Ils sont brefs et incluant tous les élèves, s’il s’agit d’une
simple sensibilisation à l’école ou au collège, par exemple des
«  temps calmes  » de quelques minutes, en début de travail ou
lorsque l’attention fléchit, durant lesquels on se centre ou se
recentre sur une cible attentionnelle simple, respiration ou sons. Ils
sont plus longs et hors des horaires de classe s’il s’agit d’un
apprentissage approfondi, réunissant alors une dizaine d’enfants ou
adolescents de même classe d’âge, dans un cycle de séances
hebdomadaires de 30 mn à 2 h, pendant 2 à 3 mois.
Contrairement à certaines critiques, il ne s’agit pas de formater les
enfants, ou de détourner les adultes qui en ont la charge de
s’interroger aussi sur les causes de leur distraction ou de leur
anxiété. La méditation ne prétend pas se substituer à une thérapie,
ni à quoi que ce soit d’autre, mais simplement s’inscrire dans les
composantes d’un mode de vie adapté, se rangeant aux côtés, par
exemple, d’une activité physique régulière, d’une alimentation
équilibrée, de contacts fréquents avec la nature, etc., toutes choses
dont les bienfaits sur les enfants (et les adultes) sont largement
attestés.
Et puis, l’intérêt de la méditation, sous cette forme simple et
accessible de la pleine conscience, se situe aussi dans la protection
qu’elle offre face à des perturbations liées à notre société
d’hyperconsommation, notamment les perturbations liées aux sur-
sollicitations : l’exposition quotidienne, notamment en milieu urbain,
à une pléthore de publicités, d’images, d’écrans, d’intrusions
attentionnelles, sources de dispersion, est considérée par beaucoup
de chercheurs comme un facteur aggravant des troubles
attentionnels et émotionnels. Une pratique méditative régulière
offre sans doute une forme de protection aux enfants ; protection,
là encore, à compléter par l’implication directe des parents,
notamment sur l’exposition excessive aux écrans.
Last but not least, comme le meilleur moyen de motiver un enfant à
méditer, que l’on soit parent ou enseignant, c’est de méditer à ses
côtés, la pleine conscience est une activité rapprochant adultes et
enfants, et faisant du bien aux uns comme aux autres. Il serait
dommage de s’en priver…

1. André C., Méditer jour après jour, L’Iconoclaste, 2011.


2. Greenland S., Un cœur tranquille et sage, Les Arènes, 2014 ; Snel E., Calme et attentif comme une grenouille. La
méditation pour les enfants, Les Arènes, 2012.
6

La mémoire

par Bérengère Guillery-Girard et Francis Eustache

Les différentes formes de mémoire sont indispensables pour la formation et la

consolidation des apprentissages et cela à tous les âges de la vie. Il est

important de connaitre l’organisation d’ensemble de la mémoire et ses

principales règles de fonctionnement. Le fonctionnement de la mémoire n’est

pas le même aux différents âges de la vie. Ce point est bien sûr crucial lorsque

l’on traite du neurodéveloppement ou de la neuroéducation et que l’on

s’attache à comprendre le profil mnésique de l’enfant d’âge scolaire ou de

l’adolescent. Ce chapitre prend en compte cette dimension essentielle. Il est

structuré en quatre parties. La première fournit les grandes bases de la

structure et du fonctionnement de la mémoire humaine. Elle introduit et

définit de nombreux concepts, indispensables à la compréhension du sujet,

puis procure une vision d’ensemble. Les deuxième et troisième parties

traitent respectivement du développement cognitif de la mémoire et des

liens avec la maturation cérébrale. Enfin, la quatrième partie est plus pratique

et expose différentes stratégies de mémorisation, utiles à connaitre dans un

cadre éducatif.

I. La mémoire ou les mémoires ?

1 Encodage, stockage, récupération

La mémoire peut être définie comme la fonction mentale qui


permet d’encoder, de stocker (ou consolider) et de rappeler des
informations. Ces trois concepts sont fondamentaux, car ils
renvoient aux étapes obligées de toute activité mnésique, qui
permettent à des informations d’entrer dans la mémoire, d’y être
maintenues et d’être rappelées. Pour autant, les mécanismes
incriminés sont différents selon la situation concernée et les
systèmes de mémoire sollicités.
Les mécanismes d’encodage sont très diversifiés. Nous pouvons par
exemple lire une liste de mots, en nous intéressant au graphisme,
sans même considérer leur signification, ce qui nous permettra
difficilement de conserver la trace des mots en mémoire au-delà de
quelques secondes. En revanche, si nous lisons ces mots en traitant
leur sens et en les mettant en lien avec un de nos domaines
d’intérêt, ces nouvelles informations feront alors l’objet d’un
traitement dit «  profond  » (sémantique) et seront intégrées aux
connaissances préexistantes et conservées de façon durable. De
nombreux facteurs favorisent le traitement profond de l’information
lors de la phase d’encodage et ont en conséquence un effet positif
sur la formation d’une trace mnésique durable.
Le stockage peut être passif et, dans ce cas, la durée de la rétention
est brève. Au contraire, la phase de stockage peut donner lieu à la
mise en œuvre de mécanismes qui permettent une conservation
durable de l’information. Le terme de consolidation, utilisé pour en
rendre compte, fait référence à des processus variés. La
consolidation à court terme renvoie aux processus qui permettent à
une information d’être transférée d’un système de mémoire à court
terme à un système de mémoire à long terme  ; l’échelle de temps
est alors de quelques secondes à quelques minutes. De nombreux
travaux portent sur la consolidation à plus long terme. Le concept de
consolidation est toutefois ambigu, car il ne doit pas être compris
comme un maintien figé des informations telles une photographie
que l’on archive. Celles-ci sont nécessairement modifiées et
subissent différentes transformations, souvent à l’insu du sujet. Là
encore, différents facteurs favorisent ce travail de consolidation de
la mémoire, la qualité du sommeil étant un élément clé dans le bon
déroulement de ces processus.

« Le stockage peut être passif et, dans ce cas, la durée

de la rétention est brève. Au contraire, la phase de

stockage peut donner lieu à la mise en œuvre de

mécanismes qui permettent une conservation durable de

l’information. »

Les mécanismes de récupération en mémoire sont également très


divers. L’information peut être récupérée de façon implicite (c’est-à-
dire sans que l’individu ait conscience de faire appel à sa mémoire)
ou, au contraire, de façon explicite. Dans ce deuxième cas, la
récupération peut être suscitée par un indice qui génère, de façon
irrépressible, l’information à rappeler. Dans d’autres situations, la
récupération repose sur des mécanismes stratégiques et couteux en
effort. La personne doit alors trouver d’elle-même les indices qui
conduisent à l’information recherchée. Le rappel de l’information
peut être plus ou moins complet et satisfaisant  : la personne peut
avoir l’impression de revivre la situation initiale (comme si elle se
retrouvait à nouveau dans la scène)  ; elle peut au contraire
n’éprouver qu’un simple sentiment de familiarité avec un lieu, un
visage ou un objet sans identifier précisément l’origine de son
souvenir.
Le bon fonctionnement de la mémoire ne tient pas uniquement à
l’efficacité des mécanismes d’encodage, de stockage et de
récupération des informations. Il est également dépendant des liens
et parfois de la similarité entre les processus qui interviennent à ces
différentes phases de l’activité mnésique, tout particulièrement
entre l’encodage et la récupération. Ainsi, les indices contextuels
présents lors de la récupération sont d’autant plus efficaces qu’ils
sont nombreux et ressemblent à ceux qui étaient présents dans la
situation d’encodage.

« Le bon fonctionnement de la mémoire ne tient pas

uniquement à l’efficacité des mécanismes d’encodage,

de stockage et de récupération des informations. Il est

également dépendant des liens et parfois de la similarité

entre les processus qui interviennent à ces différentes

phases de l’activité mnésique, tout particulièrement

entre l’encodage et la récupération.»

Après avoir défini les étapes obligées de toute activité mnésique, il


convient maintenant de s’attarder sur les différentes composantes
de la mémoire. Certaines d’entre elles ont été décrites de façon
dichotomique. Dans les pages qui suivent, nous définirons les termes
les plus importants et terminerons par une vision d’ensemble de la
mémoire qui sera utilisée dans la suite du chapitre.

2 Mémoire à court terme versus mémoire à long terme

Cette opposition fait référence à l’intervalle de rétention entre le


moment où l’on crée le souvenir, c’est-à-dire l’encodage, et le
moment où on le récupère. Il n’excède pas quelques secondes ou
dizaines de secondes pour la mémoire à court terme, et il porte sur
des durées plus longues pour la mémoire à long terme. De plus, la
mémoire à court terme est caractérisée par une capacité réduite à
quelques éléments, alors que les capacités de la mémoire à long
terme sont considérables. Aujourd’hui, le concept de mémoire à
court terme est surtout utilisé pour désigner le maintien passif
d’informations en mémoire pendant une durée brève. Le concept de
mémoire de travail lui est préféré pour mettre l’accent sur le
caractère dynamique et stratégique des opérations qui ont lieu pour
manipuler une information qui est présente à la conscience. La
mémoire de travail correspond donc à l’espace de travail conscient
qui maintient, manipule et transforme des informations pendant des
durées brèves. Certaines de ces informations sont transférées dans
les systèmes de mémoire à long terme. Le concept de mémoire de
travail est important, car ce système joue un rôle majeur lors de
l’encodage et la récupération en mémoire. Différents processus
complexes, nommés fonctions exécutives1, sont particulièrement
sollicités. Ces fonctions exécutives ont un rôle de coordination et de
contrôle des activités complexes. La maturation lente des structures
cérébrales sous-tendant la mémoire de travail et les fonctions
exécutives, notamment le lobe frontal, doit être prise en compte
dans les projets pédagogiques impliquant des enfants et des
adolescents.

3 Mémoire déclarative versus mémoire procédurale

La mémoire déclarative correspond à ce qui peut être déclaré. Celle-


ci n’est pas pour autant restreinte au matériel verbal, mais peut être
évaluée en utilisant des dessins d’objets ou toutes sortes de
matériels. Au contraire, la mémoire non déclarative (ou procédurale)
porte sur un matériel difficilement verbalisable. La mémoire
procédurale est un système d’action (elle est indissociable de
l’action), ce qui la distingue des autres systèmes de mémoire qui
sont considérés comme des systèmes de représentation. La
mémoire procédurale est sollicitée quand je fais du vélo, du ski ou
toute autre activité qui a été automatisée. L’apprentissage
procédural, phase parfois très longue, conduit à l’automatisation
d’une procédure et met en jeu des systèmes cognitifs variés.

4 Mémoire épisodique, mémoire sémantique, mémoire

perceptive

La mémoire déclarative a donné lieu à son tour à un fractionnement


très important sur le plan théorique et clinique  : c’est l’opposition
entre la mémoire sémantique et la mémoire épisodique.

« La mémoire perceptive est souvent sollicitée, à notre

insu, de même que la mémoire procédurale. Ces formes

de mémoire sont d’une grande aide dans la vie

quotidienne car nous réalisons ainsi des tâches sans

effort cognitif : la mémoire procédurale me permet de

conduire ma voiture et la mémoire perceptive m’aide à

me repérer dans un trajet familier. »

La mémoire sémantique est la mémoire des connaissances générales


sur le monde et sur soi : je sais que Rome est la capitale de l’Italie.
La mémoire épisodique permet de voyager mentalement dans le
temps et donne l’impression de se réinstaller au cœur de
l’évènement vécu, tout en sachant que celui-ci appartient au passé :
je me souviens de ma soirée au restaurant de samedi dernier. J’ai
l’impression de revivre certains éléments de la scène. Les
mécanismes en jeu dans la mémoire épisodique sont également très
proches de ceux qui nous permettent d’envisager des événements
plausibles dans le futur  : j’irai en Suisse au mois de novembre
prochain. La mémoire épisodique ressemble donc à une boucle qui
permet à la flèche du temps de revenir transitoirement vers le passé
mais pour se tourner délibérément vers l’avenir.
La mémoire perceptive correspond au fait qu’être en contact avec
une information perceptive facilite son traitement ultérieur, même si
cette information est présentée sous une forme modifiée ou
dégradée. La mémoire perceptive est souvent sollicitée, à notre insu,
de même que la mémoire procédurale. Ces formes de mémoire sont
d’une grande aide dans la vie quotidienne car nous réalisons ainsi des
tâches sans effort cognitif  : la mémoire procédurale me permet de
conduire ma voiture et la mémoire perceptive m’aide à me repérer
dans un trajet familier. Cette économie cognitive, qui repose sur des
traitements relativement automatiques de l’information, favorise la
réalisation simultanée de tâches plus complexes : discuter avec mon
passager, réfléchir à un problème difficile, mais aussi vagabonder
dans mes pensées. Le modèle MNESIS2 fournit une représentation
d’ensemble de la mémoire humaine.
Figure 1. Le modèle MNESIS.
Ce modèle place la mémoire de travail telle qu’elle est décrite par Alan
Baddeley au cœur du fonctionnement mnésique. Elle comprend des
composantes spécifiques au traitement du matériel verbal (la boucle
phonologique), visuo-spatial (registre visuo-spatial), multimodal
(buffer épisodique), le tout coordonné par l’administrateur central. La
mémoire de travail est impliquée dans l’apprentissage procédural et
dans l’actualisation de la mémoire procédurale, à droite, qui stocke
des procédures perceptivo-motrices comme faire du vélo, perceptivo-
verbales comme la lecture et cognitives impliquant la résolution de
problèmes. Enfin, cette mémoire de travail intervient dans le
fonctionnement des systèmes de mémoire manipulant des
représentations mentales  : la mémoire perceptive, la mémoire
sémantique (ou mémoire des connaissances) et la mémoire
épisodique (ou mémoire de nos souvenirs). La formation de souvenirs
nécessite un passage par les systèmes de niveau inférieur : mémoire
perceptive permettant d’encoder les propriétés sensorielles et
mémoire sémantique pour la signification. Les flèches sur la gauche du
modèle indiquent que les souvenirs peuvent également se sémantiser
au fil du temps, notamment via la répétition et devenir une
connaissance. C’est le cas des apprentissages, alors que d’autres
souvenirs resteront très vivaces, émaillés de nombreux détails
perceptivo-sensoriels et rappelés avec un sentiment de reviviscence.
II. Développement de la mémoire

chez l’enfant

Comprendre le développement de la mémoire est essentiel pour


appréhender les apprentissages. Les différentes formes de mémoire
interviennent dans de nombreuses activités scolaires, des plus
académiques, comme l’acquisition de la lecture et la compréhension
de textes, aux plus créatrices comme les arts visuels. Chaque enfant
a une progression qui lui est propre et les fonctions cognitives qui
apparaissent à un âge donné chez l’un n’apparaitront pas forcément
au même âge chez l’autre. Aussi, quand nous évoquons un âge de
développement dans les paragraphes suivants, cela reste un âge
moyen qui est valable pour la plupart des enfants, mais pas
forcément pour tous. Cette diversité, parfois difficile à gérer dans le
contexte scolaire, constitue une richesse et un argument pour
encourager le partage d’expériences. Dans les pages qui suivent sont
présentées les différentes composantes de la mémoire en fonction
des différentes étapes du développement de l’enfant. Ces mises en
place ne sont pas pour autant strictement successives et de
nombreuses interactions ont lieu entre ces différentes formes de
mémoire.

1 Mémoire implicite

La mémoire à long terme a tout d’abord été abordée sous l’angle de


la dichotomie implicite/explicite  : ce que nous faisons
automatiquement versus ce qui nécessite un effort conscient de
récupération en mémoire. La mémoire implicite est essentielle à
certains apprentissages, comme celui des régularités dans la lecture
ou l’écriture. Le fait de rencontrer plusieurs fois une même
information conduit l’enfant à retenir certaines règles et cela à son
insu, comme le doublement de certaines consonnes telles que « m »
ou « p » et non « h », ce doublement se fait en milieu de mot et non à
la fin. Au-delà, la mémoire implicite intervient dans l’apprentissage
de nouvelles connaissances. Elle est la première forme de mémoire à
se mettre en place chez le bébé avec une certaine stabilité,
contrairement à la mémoire explicite impliquant le rappel conscient
d’informations, comme se rappeler la sortie en forêt faite la veille,
dont le développement est plus tardif et prolongé. En effet, la
mémoire implicite est beaucoup moins associée à la métamémoire,
c’est-à-dire la connaissance de son propre fonctionnement
mnésique, et au développement des stratégies mnésiques en
comparaison de la mémoire explicite. Son fonctionnement est donc
observable très tôt dans le développement. Les travaux sur le
conditionnement opérant de l’équipe de Rovee-Collier ont
démontré que, dès 2 mois, les nourrissons étaient capables de faire
bouger un ruban attaché à leur pied pour faire remuer un mobile et
de se souvenir de cette association ruban/mobile 24 heures après.
Il est possible d’aborder la mémoire implicite sous l’angle de
l’amorçage : le fait que la présentation d’une information modifie le
traitement ultérieur de cette même information ou d’une
information très proche d’un point de vue perceptif ou sémantique
et cela, à notre insu. Prenons l’exemple des courses en supermarché,
nous détectons très rapidement les articles que nous avons
l’habitude d’acheter sans nous rappeler consciemment l’apparence
de ces articles. Ils facilitent notre quotidien et sont très impliqués
dans les apprentissages, ils nous conduisent même à faire des
erreurs  ! En effet, ces phénomènes implicites nous permettent de
former des représentations et des connaissances de façon
automatique, par exposition et imprégnation, et qui vont en retour
modifier notre comportement. Nous pouvons distinguer deux
formes d’amorçage, l’une fondée davantage sur les propriétés
perceptives (images, dessins, sons) et l’autre sur des propriétés
sémantiques (signification des mots). L’exemple du plagiat littéraire
involontaire illustre bien ce phénomène d’amorçage sémantique. Les
travaux de recherche s’intéressant à l’amorçage perceptif observent
peu de variations entre des enfants de 3 ans et des enfants plus
âgés, soulignant le développement précoce de la mémoire implicite.
Toutefois, il est important de moduler ces résultats en tenant
compte de la complexité de l’information. En effet, il est possible
d’observer une amélioration avec l’âge pour des informations
complexes, que ce soit pour l’amorçage perceptif ou sémantique.
Dans ce cas, le développement semble encore plus tardif et cette
sensibilité à l’âge pourrait être liée à l’évolution du réseau de
connaissances tenant compte de l’enrichissement du vocabulaire et
des concepts.

« Plus les enfants grandissent, plus ils ont conscience

du lien entre ce sentiment de familiarité et le fait

d’avoir vu l’information au préalable. »


Bien que conceptualisées comme deux formes de mémoire
distinctes, il existe de nombreuses interactions entre la mémoire
implicite et la mémoire explicite. L’amorçage favorise la
reconnaissance même consciente ou explicite, c’est-à-dire que le fait
d’avoir traité une information, par exemple un mot ou un objet,
facilite son identification ultérieure et cela de façon automatique. En
effet, les informations qui sont reconnues comme ayant été
mémorisées sont identifiées plus rapidement chez les grands
enfants (c’est cette vitesse d’identification qui traduit l’amorçage).
Ces interactions ne semblent s’observer qu’à partir de 5 ou 8 ans
selon les études. Plus les enfants grandissent, plus ils ont conscience
du lien entre ce sentiment de familiarité et le fait d’avoir vu
l’information au préalable. Ils intègreront donc cette information
dans leur jugement de reconnaissance. Nous pouvons donc voir en
ces mécanismes les prémices de la métamémoire, c’est-à-dire la
capacité que nous avons à réfléchir sur le fonctionnement de notre
propre mémoire et adapter nos stratégies en conséquence.

2 Mémoire sémantique

La mémoire sémantique est centrale dans le fonctionnement


cognitif, fondamentale pour la production et la compréhension du
langage, la lecture et l’écriture, mais aussi la perception des objets,
des visages, etc. Elle participe également à notre identité par le biais
des connaissances autobiographiques comprenant à la fois des
informations personnelles, telles que notre adresse ou les noms de
personnes de notre entourage, et des événements généraux comme
savoir que nous allons en vacances en Bretagne chaque année. Elle
se met en place globalement plus tôt que la mémoire épisodique.
Deux périodes peuvent être distinguées dans le développement des
connaissances sémantiques : les périodes préverbale et verbale. Les
connaissances sont dépendantes des interactions avec
l’environnement (fréquence d’exposition et contexte). Lors de la
période préverbale, le bébé détaille progressivement ses
connaissances, de la catégorie aux exemplaires. Ainsi, il va par
exemple identifier tous les fruits comme des «  pommes  » puis
progressivement identifier les pommes en tant que telles et les
différencier des oranges et autres fruits. Les informations
perceptives seront essentielles puis, avec l’apparition du langage,
s’ajouteront des concepts non spatiaux (couleurs par exemple). Ces
connaissances sont utilisées pour faciliter l’acquisition et la rétention
de nouvelles informations. Dans l’acquisition d’un stock lexico-
sémantique, il est important de dissocier le nom (ou l’étiquette
lexicale) du concept, à la fois dans le développement normal et dans
différentes pathologies. Nous avons également tous fait
l’expérience de constater que les jeunes enfants de plus de deux ans
acquièrent de nouveaux mots très rapidement, après même une
seule exposition. Cet effet rapporté sous le terme de «  fast
mapping  » ou d’intégration rapide a été décrit dès les années 1978
par Carey et Bartlett. Ce phénomène comprend deux phases  : la
création d’un lien entre un mot nouveau et un référent connu, puis
la rétention et l’enrichissement de la signification de ce nouveau
concept permettant son utilisation dans différents contextes. Ainsi,
si un adulte montre une corbeille de fruits dans laquelle se trouvent
des pommes et des grenades et qu’il demande à l’enfant de lui
donner une grenade, fruit exotique qu’il ne connait pas, il déduira de
lui-même que la grenade correspond au fruit rouge à côté des
pommes. L’enfant intégrera dès cette phase quelques informations
syntaxiques et sémantiques sur ce nouveau concept qu’est la
grenade, au moins le fait que ce soit un fruit comestible, rond et
rouge. Carey et Bartlett avaient réalisé en 1978 le même type
d’expérience sur des couleurs avec des enfants de 3 ans et avaient
montré que la moitié d’entre eux possédait encore cette nouvelle
connaissance une semaine après l’exposition. Certains facteurs tels
que mettre en évidence la nouvelle connaissance par rapport aux
autres (saillance), répéter cette connaissance et demander aux
enfants de la produire à leur tour améliorent la rétention. À partir de
deux ans environ, on assiste donc à une explosion du lexique
pouvant atteindre l’acquisition de 10 mots par jour. Les enfants
acquièrent le sens des mots au travers de différents supports oraux
et écrits en comprenant leur relation avec le contexte d’utilisation.
Les discussions et la lecture ont ainsi un impact direct sur
l’acquisition du vocabulaire.

« Le phénomène de fast mapping comprend deux

phases : la création d’un lien entre un mot nouveau et un

référent connu, puis la rétention et l’enrichissement de

la signification de ce nouveau concept permettant son

utilisation dans différents contextes. »

Le développement du réseau de connaissances a des répercussions


sur d’autres activités cognitives  : les capacités d’inférence qui
peuvent conduire dans certains cas à la création de faux souvenirs.
Par exemple, penser que comme nous avons vu des oranges et des
pommes dans une corbeille, il devait y avoir d’autres fruits de saison
comme des clémentines. Ce phénomène peut être induit de façon
expérimentale : si nous apprenons une liste de mots appartenant à la
catégorie «  bonbon  » tels que «  guimauve  », «  sucette  », etc.,
mélangés à d’autres mots et qu’au moment de la phase de
reconnaissance, nous représentons ces mots ainsi que «  bonbon  »
qui n’a pas été proposé initialement, nous aurons tendance à
reconnaitre ce mot comme déjà vu, et donc faire une «  fausse
reconnaissance  ». Ce paradigme a été adapté à l’enfant et les
données montrent que les jeunes enfants font moins de fausses
reconnaissances que les adultes car leur réseau sémantique ou
réseau de connaissances n’est pas suffisamment détaillé et organisé
pour activer automatiquement des concepts proches. En revanche,
ces résultats peuvent s’inverser si nous utilisons comme support une
vidéo sur des événements de la vie quotidienne  : les enfants font
alors plus de fausses reconnaissances que les adultes.

« Les jeunes enfants font moins de fausses

reconnaissances que les adultes car leur réseau

sémantique ou réseau de connaissances n’est pas

suffisamment détaillé et organisé pour activer

automatiquement des concepts proches. »

Les informations présentées pourraient à elles seules activer de


façon inconsciente et rapide tout le thème qui est évoqué par la
vidéo, ce qui pousserait les enfants à reconnaitre des détails qui ne
sont pas présentés en réalité. Prenons l’exemple d’un film sur une
fête d’anniversaire, quelques images pourraient activer en mémoire
de nombreuses représentations sur les fêtes d’anniversaire et
encourager l’enfant à reconnaitre certains détails comme faisant
partie de la vidéo, tels que la présence de bonbons, alors qu’ils n’ont
pas été présentés.

3 De la mémoire événementielle à la mémoire épisodique

Les souvenirs épisodiques sont des souvenirs d’événements et


d’expériences autobiographiques spécifiques en lien avec soi et au
sujet desquels nous pouvons avoir des émotions, des pensées, des
réactions et des réflexions. Les souvenirs autobiographiques
renvoient à des événements survenus une seule fois (et non
récurrents), que l’on peut exprimer verbalement, et qui persistent
dans le temps. La mémoire autobiographique se définit par la
capacité à construire une suite de souvenirs d’événements courts
liés temporellement, tels que ceux que l’on retrouve dans une
histoire de vie ou une autobiographie. Cela implique que le rappel en
mémoire autobiographique repose sur une conscience
autobiographique définie comme la conscience de soi dans le
présent qui est différente, mais liée temporellement, du soi dans le
passé qui a vécu l’événement. Ce n’est vraiment qu’à l’adolescence
que l’on observe des récits spontanés qui marquent cette différence.

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Zoom sur…

L’amnésie infantile

Une fois adulte, il est quasiment impossible de se souvenir d’événements


survenus avant l’âge de 3 ans. Faites l’expérience de recherche dans votre
mémoire, le premier souvenir que vous avez en évitant les événements
qui sont souvent évoqués en famille ou ailleurs ? Quel âge aviez-vous au
moment de cet événement ? Les souvenirs d’évènements survenus entre
3 et 7 ans sont rares. Le plus souvent, les souvenirs qui seront rappelés à
ce moment ont une connotation émotionnelle particulière. Ce
phénomène a été décrit par Freud sous le terme d’« amnésie infantile »
(Freud, 1905/1935). Depuis cette date, plusieurs hypothèses explicatives
ont été formulées :
1. Les expériences des enfants seraient non verbalisables et ne peuvent
être accessibles à la conscience en tant que représentation mentale. Il
est vrai que le langage permet de reformuler et de réactiver les souvenirs
autobiographiques dans les échanges avec les parents le plus souvent ; il
permet de structurer le souvenir qui sera plus accessible une fois adulte.
En ce sens, le langage est un élément essentiel du développement de la
mémoire autobiographique. Lorsque des parents échangent le soir avec
leurs enfants sur la journée d’école, le plus souvent, ils proposent
d’emblée une structure temporelle en évoquant les activités du matin
puis le repas et enfin, l’après-midi. Ces échanges permettent d’organiser
les souvenirs selon une certaine chronologie avec un début de l’action
puis une fin et d’y associer des détails ou des impressions. Ces mêmes
détails pourront être repris dans d’autres échanges pour évoquer
d’autres souvenirs et créer une certaine continuité ;
2. Le contexte perceptif des premières années de vie est très différent de
celui de l’adulte et, en conséquence, ne peut être rappelé une fois adulte.
Faites l’expérience du terrain de football ! Nous avons tous fréquenté un
lieu quand nous étions enfant, comme un terrain de football, que nous
avons redécouvert une fois adulte, après plusieurs années. Nous
constatons que les dimensions que nous avions en mémoire sont bien
différentes de celles perçues aujourd’hui que nous sommes adultes et
c’est ainsi que notre terrain qui semblait faire plusieurs hectares dans
notre souvenir d’enfant se transforme en terrain de moins de 5 000 m2…
3. Le self (ou l’identité) serait encore immature, et un développement
suffisant du self est nécessaire, car il procure un réseau personnel de
référence pour organiser les souvenirs autobiographiques. En effet, le
petit enfant ne se reconnait dans un miroir que vers l’âge de 18 mois, il ne
pourra se décrire physiquement que vers 4 ans environ et un peu plus
tard pour les traits de caractère. Il en est de même avec la théorie de
l’esprit qui renvoie à la capacité à attribuer et comprendre ses propres
états mentaux et ceux des autres. (theory of mind, ou ToM)  : un
développement suffisant de la ToM est nécessaire pour rappeler un
souvenir comme personnellement vécu et non simplement n’en
conserver qu’un sentiment de familiarité ;
4. La maturation cérébrale des régions dévolues à la mémoire
consciente, et notamment les régions frontales, n’est pas suffisante pour
maintenir les traces des expériences ; elle ne permettrait pas d’encoder et
de restituer le souvenir et sa source (c’est-à-dire où et quand l’événement
s’est déroulé). Ces régions préfrontales suivent en effet une lente
maturation jusqu’à la fin de l’adolescence ;
5. Les souvenirs d’enfance seraient plus facilement oubliés  : l’oubli est
d’autant plus important que l’enfant est jeune. Cette observation est en
phase avec la découverte récente d’un phénomène biologique, la
neurogénèse, c’est à dire la naissance permanente de nouveaux
neurones dans le cerveau. Dans la plupart des régions du cerveau, la
neurogénèse est en grande partie terminée à la naissance sauf dans deux
régions dont l’hippocampe, zone carrefour de la mémoire, dans
lesquelles la production atteint son maximum durant les premiers mois
de vie puis diminue jusqu’à l’âge adulte. Cette neurogénèse excessive
décrite en 2012 par Sheena Josselyn et Paul Frankland pourrait modifier
l’architecture des réseaux neuronaux et perturber l’intégrité des synapses
formées précédemment, empêchant ainsi la stabilisation des traces
mnésiques. Donc au fur et à mesure de la prolifération des nouveaux
neurones, les souvenirs des événements antérieurs seraient affaiblis
voire effacés et il faudrait attendre que le niveau de neurogénèse
diminue pour que des souvenirs stables puissent se former. Une autre
hypothèse repose sur l’activité de certains neurotransmetteurs comme
l’acide gamma-aminobutyrique (GABA) qui a pour rôle de diminuer
l’activité des neurones. En effet, un excès de production de GABA durant
la petite enfance inhiberait le rappel des souvenirs durant cette période
de la vie. Comme il faut rappeler un souvenir pour qu’il soit consolidé,
cette inhibition empêcherait la consolidation et donc l’ancrage d’un
souvenir à long terme.

La mémoire sémantique est essentielle au développement de la


mémoire épisodique sur laquelle elle s’appuie. La mémorisation est
meilleure quand les informations reposent sur des connaissances
déjà acquises et que l’information est porteuse de sens pour
l’enfant. Pour créer un souvenir épisodique, il est indispensable
d’associer tous les aspects du souvenir  : les perceptions, les
sensations, les pensées, la localisation spatiale et temporelle…
l’enfant doit être capable de retenir le contenu de l’événement (« j’ai
joué au loup  »), mais aussi le contexte dans lequel celui-ci s’est
produit (« dans la cour de l’école, avec Charlotte, à la récréation de
midi, hier, juste avant d’aller à la cantine »). La mémoire épisodique
fait donc intervenir de nombreux processus cognitifs qui nécessitent
d’être suffisamment matures pour fonctionner. En conséquence, elle
est le système mnésique qui se met en place le plus tardivement
chez l’enfant. Les jeunes enfants ne peuvent pas faire le lien avec
une information temporelle spécifique, nécessitant un voyage
mental dans le temps, et leur capacité de revivre l’épisode reste
encore largement immature. Il faut attendre environ 5  ans pour
parler véritablement de souvenir épisodique.
« Le petit enfant ne se reconnait dans un miroir que

vers l’âge de 18 mois, il ne pourra se décrire

physiquement que vers 4 ans environ et un peu plus tard

pour les traits de caractère. »

Il est en revanche possible d’observer avant 5  ans des capacités de


rappel pour certains contenus d’événements personnels, d’où le
terme de «  mémoire événementielle  ». Néanmoins, ce type de
mémoire n’est pas identique à la mémoire épisodique, en cela qu’elle
n’implique pas la «  conscience autonoétique  », c’est-à-dire la
conscience que nous avons de nous-même au travers du temps, qui
nous permet de conserver un sentiment de continuité. La
reviviscence d’un événement par l’enfant suppose l’émergence et
l’efficience de processus mnésiques spécifiques (par exemple, la
mémorisation d’informations factuelles, spatiales et temporelles) en
interaction avec d’autres capacités cognitives (le langage, la
métamémoire, la théorie de l’esprit). Ainsi, ce n’est que vers 5  ans
qu’émerge véritablement la mémoire épisodique avec un
développement rapide jusqu’à 10 ans, puis plus modéré jusqu’à l’âge
adulte.
De façon générale, les capacités de reconnaissance d’une
information déjà vue (« je t’ai montré le chien ou le chat ? »), moins
couteuses d’un point de vue exécutif, sont mises en place chez
l’enfant plus tôt que les capacités de rappel en l’absence d’indice de
récupération (« qu’est-ce que je t’ai montré ? »). Le rappel auto-initié
d’un souvenir épisodique pourra s’effectuer lorsque les
connaissances sémantiques seront suffisantes et que l’enfant aura
atteint un niveau de développement cognitif lui permettant d’aller
rechercher en mémoire son souvenir.

« De façon générale, les capacités de reconnaissance

d’une information déjà vue (« je t’ai montré le chien ou


le chat ? »), moins couteuses d’un point de vue exécutif,

sont mises en place chez l’enfant plus tôt que les

capacités de rappel en l’absence d’indice de

récupération (« qu’est-ce que je t’ai montré ? »). »

De la même façon, l’évolution des performances avec l’âge est


différente en fonction du type de contenu à mémoriser. Dans notre
laboratoire, nous avons mené une étude auprès d’enfants âgés de 6
à 10 ans et d’adolescents de 11 à 23 ans et les résultats obtenus
montrent que la composante temporelle est celle qui évolue la plus
tardivement. Il est donc essentiel de tenir compte du type
d’information à mémoriser chez l’enfant d’âge scolaire.

4 Les projections dans le futur

La plupart des travaux scientifiques concernent la mémoire du


passé, mais il est intéressant de considérer les capacités à se projeter
dans le futur ou la « pensée future » qui nous permet d’anticiper le
déroulement de certains événements et de prendre des décisions.
La capacité à penser à une action future marque une évolution entre
3 et 5 ans. Les jeunes enfants peuvent utiliser leurs connaissances
générales pour imaginer un événement futur, mais pas encore des
détails épisodiques. Dès 3 ans, ils sont donc capables d’imaginer un
événement futur simple, mais leur capacité est influencée par leurs
compétences en mémoire de travail et de raisonnement par
inférence. Avec le développement de ces dernières compétences, ils
peuvent imaginer des actions de plus en plus complexes impliquant
plusieurs objectifs. Son évolution suit la même trajectoire
développementale que la mémoire des souvenirs et s’appuie sur la
capacité à construire une représentation mentale de scènes
reposant notamment sur la mémoire associative, la mémoire spatiale
et les fonctions exécutives.

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La mémoire prospective

La mémoire prospective est une façon d’appréhender la projection dans


le futur. Elle se distingue de la mémoire rétrospective par le fait qu’elle
concerne la capacité à se rappeler de réaliser une ou plusieurs actions
dans le futur, malgré l’interférence que produiront les activités qui auront
lieu avant la réalisation de cette action (par exemple, aller chercher du
pain après sa journée de travail ou ne pas oublier de donner un message
aux parents de la part de l’enseignant en rentrant de l’école). La mémoire
prospective est indispensable au quotidien, y compris dans un contexte
d’apprentissage et facilite la préparation d’une action. Le
développement de la mémoire prospective dépendrait de la capacité à
se souvenir du contenu de l’action à réaliser (« ce que je dois faire ») qui
évolue avec l’âge mais aussi de métamémoire. La mémoire de travail, les
capacités de planification, c’est-à-dire la mise en place des stratégies
adaptées pour atteindre un objectif donné, la flexibilité mentale et le
contrôle cognitif interviennent à différentes étapes du fonctionnement
de la mémoire prospective. Le contrôle cognitif permettrait par exemple
d’interrompre (inhiber) l’activité de routine pour réaliser l’action prévue,
comme s’arrêter de faire du vélo quand nous passons devant la
boulangerie pour acheter du pain. Aussi, il serait nécessaire que les
enfants aient un niveau de développement exécutif suffisant pour
qu’émerge la mémoire prospective, c’est-à-dire à partir de 3 ans.
Plusieurs facteurs ont un impact sur le fonctionnement de la mémoire
prospective  : l’intérêt ou la motivation à réaliser l’intention, le nombre
d’intentions à mémoriser, la complexité de ces intentions et l’emphase
portée sur ces intentions. La motivation permet de réduire le cout
cognitif en mémoire de travail et de faciliter le fonctionnement précoce
de la mémoire prospective. Ainsi, des enfants de 2 à 4 ans sont capables
de rappeler une action si elle est motivante, comme rappeler à leur mère
de leur acheter une glace à la fin de leur activité. L’importance du délai
ainsi que le type d’activité réalisée lors de ce délai influent également sur
les performances. Enfin, le type d’indice utilisé pour récupérer l’intention
est également important. Un indice extérieur, comme le passage devant
la boulangerie, est généralement plus efficace chez l’enfant qu’un indice
temporel comme aller chercher du pain dans deux heures. Plus cet
indice sera visible, moins l’enfant aura à mobiliser des capacités
attentionnelles pour s’engager dans l’action à réaliser.

5 La mémoire de travail

L’intérêt pour le développement de la mémoire de travail et des


fonctions exécutives est grandissant du fait de son rôle central dans
de nombreuses activités et dans les apprentissages. Dès que l’enfant
doit comprendre une consigne et la maintenir en mémoire le temps
de l’exercice, passer d’une consigne à une autre, réaliser plusieurs
actions en même temps comme écouter ce que l’enseignant dit et
écrire, il mobilise la mémoire de travail et les fonctions exécutives.
En fait, toutes les activités d’apprentissage mobilisent ces
compétences  ! La mémoire de travail et les fonctions exécutives
poursuivent leur développement jusque tard au cours de
l’adolescence, voire même jusqu’à l’âge adulte, notamment en raison
du fait qu’elles reposent sur la maturation de connexions fronto-
pariétales et fronto-striatales qui se poursuit tardivement.
Les régions frontales sont essentielles pour le fonctionnement de la
mémoire de travail et leur engagement dans les tâches mobilisant ce
système est observé chez le jeune enfant, mais leur implication varie
avec l’âge. Le développement de la mémoire de travail
s’accompagne d’une augmentation du recrutement des régions
frontales, qui sont plus efficaces pour traiter les informations
complexes. Cette implication grandissante des régions frontales est
associée à un désengagement des régions postérieures du cerveau
qui ne sont pas essentielles pour réaliser la tâche. Pour de nombreux
processus cognitifs, il est possible d’observer, en imagerie cérébrale,
une diminution du nombre de régions activées et de l’étendue de
ces activations au profit d’une activation plus ciblée, entre des
régions qui peuvent être éloignées, en quelque sorte, s’activer moins
mais mieux !
La question de la différenciation, ou savoir à quel âge les processus
cognitifs se distinguent les uns des autres, est au premier plan de
plusieurs travaux : à quel âge peut-on différencier les processus qui
composent la mémoire de travail et les fonctions exécutives  ? Les
modèles unitaires sont privilégiés jusqu’à environ cinq ans, puis ces
fonctions deviennent très progressivement indépendantes3. Aussi, il
est possible de dissocier les différentes composantes de la mémoire
de travail vers 6 ans. Toutefois, ces composantes vont évoluer tout
au long de l’enfance et l’adolescence et contribuent au
développement tardif de certaines compétences cognitives comme
la métacognition décrite ci-dessous.

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Gare au tout numérique dans les apprentissages et dans la

communication au quotidien

Les différents supports numériques fournissent des moyens quasi


illimités pour accompagner et favoriser les apprentissages. Le recours à
ces nouvelles technologies modifie la façon d’apprendre et les
interactions entre l’enseignant et l’élève. Les possibilités nouvelles
fournies par le numérique sont extrêmement positives mais leur
utilisation inconsidérée pose un certain nombre problèmes, le plus
fondamental étant la remise en cause de l’équilibre entre mémoire
interne et mémoire externe. La mémoire interne doit être comprise
comme la mémoire de l’individu (ou naturelle, ce terme ayant été utilisé
dans le passé  ; il est bien sûr critiquable) en opposition à la mémoire
externe, devenue aujourd’hui une mémoire majoritairement artificielle.
Nos mémoires se sont massivement externalisées, tout particulièrement
via les outils dont l’utilisation fut d’abord purement technique, mais ces
outils ont envahi des fonctions qui ne leur étaient pas dédiées
initialement, qui semblaient être le terrain irréductible de l’humain  :
l’éducation, le soin, la création artistique…
Le concept de disruption renvoie à cette accélération de la place des
outils techniques –  à leur puissance et à leur omniprésence –,
notamment des outils numériques, évolution logarithmique que ne
peuvent plus absorber les psychologies individuelles et les organisations
sociales. Cette situation créait l’impression d’un temps qui s’accélère,
d’une difficulté à le maitriser, à hiérarchiser les priorités, un sentiment
d’être sans cesse dans l’urgence sans traiter les informations en
profondeur et sans pouvoir ainsi les synthétiser, les assimiler. On peut
quantifier le fait que nous dormons moins qu’il y a dix ou vingt ans, mais
il est beaucoup plus difficile de mesurer cette impression d’accélération
du temps et les comportements qui en découlent.
Lorsque nous sommes au repos, sans activité particulière, nous
mobilisons un réseau cérébral nommé : « réseau du mode par défaut ».
Ce réseau est un substrat cérébral essentiel de notre mémoire et
notamment à notre capacité à nous projeter dans le futur. C’est l’une de
ses fonctions, comme il semble être impliqué dans la synthèse mentale,
la consolidation en mémoire et l’anticipation sur lesquelles reposeront
nos décisions. Ce réseau est de plus en plus malmené, notamment chez
les enfants et les adolescents, du fait de l’omniprésence des nouvelles
technologies de l’information et de la communication et des écrans qui
en sont le principal support. L’enfant se retrouve ainsi dans une situation
«  stimulus-réponse  » permanente et adopte ce moyen de
communication comme une voie d’accès privilégiée à la connaissance.
La notion de « prescription » prend ici tout son sens, à savoir le fait que
cette utilisation doit être encadrée et faire l’objet d’une attention
particulière.
Nous avons de plus en plus en plus conscience que le monde connecté
et numérisé nous manipule et nous uniformise. Certains dispositifs sont
construits à cet escient et ce mouvement va encore s’accélérer. Le
numérique non contrôlé envahit les secteurs où l’humanité aurait
toujours dû prévaloir. L’éducation et la culture des enfants, qui n’ont pas
connu l’avant, demeurent les fondamentaux. Une réflexion et une action
(une prescription) éthiques devront présider aux choix stratégiques.
Cette réflexion ne devrait pas non plus être restreinte aux techniciens et
experts du domaine, aux spécialistes généralement parties prenantes,
mais faire l’objet d’un vrai débat visant l’intérêt général, où le citoyen (et
l’enseignant !) devrait toujours avoir la première place4.

6 La métacognition et la métamémoire

Au-delà, les fonctions exécutives affectent le développement de la


métamémoire, c’est-à-dire les connaissances que nous avons sur le
contenu et le fonctionnement de notre mémoire. La métamémoire
facilite l’utilisation de stratégies et a un impact direct sur les
performances de mémorisation. Les capacités de métamémoire sont
peu développées jusqu’à une dizaine d’années, âge qui marque une
amélioration significative. Auparavant, les enfants possèdent déjà
des connaissances sur leur fonctionnement cognitif, mais ont
souvent des difficultés à organiser le contenu de leur mémoire, à
évaluer les ressources nécessaires pour réaliser une tâche, à choisir
les stratégies appropriées pour une tâche donnée et à gérer leurs
apprentissages, ce qui peut parfois entrainer un excès de confiance
en leur réponse et l’illusion de savoir. Aussi, il sera nécessaire
d’accompagner l’enfant dans l’explicitation de ses stratégies, sous
forme de verbalisations, de schémas…

« Même si nous pouvons identifier des stratégies de

mémorisation plus efficaces que d’autres de manière

générale à un âge donné, il est essentiel de tenir compte

des spécificités de l’enfant, de ses intérêts et des

routines qu’il a pu mettre en place. »

En effet, le jeune enfant a tendance à utiliser des stratégies de


manière implicite sans attribuer l’amélioration de ses performances
à leur utilisation. Par exemple, nous proposons à des enfants de
retenir deux listes de 10 mots, l’une composée de noms de fruits, de
meubles et d’animaux alors que l’autre comprend 10 mots de
catégories différentes. Le jeune enfant retiendra plus de mots de la
première liste car il aura implicitement regroupé les fruits, les
meubles et les animaux même s’il n’attribue spontanément pas ses
bonnes performances à ce regroupement. Progressivement, le
développement de la métamémoire lui permettra d’analyser
explicitement l’exercice afin d’engager les traitements les plus
appropriés. Le développement de la métamémoire se poursuit
jusqu’à la fin de l’adolescence  : les connaissances s’acquièrent
progressivement par l’expérience, les interactions sociales et le
feedback apporté par l’entourage et les enseignants. Même si nous
pouvons identifier des stratégies de mémorisation plus efficaces que
d’autres de manière générale à un âge donné, il est essentiel de tenir
compte des spécificités de l’enfant, de ses intérêts et des routines
qu’il a pu mettre en place. Aussi, certaines conditions seront les plus
adaptées  : lecture silencieuse, lecture à haute voix, copie, schéma,
etc.
Les échanges de procédures avec les autres enfants sont
intéressants et permettent à l’enseignant de reprendre différentes
techniques adaptées à la situation d’apprentissage en cours. Ces
dialogues procurent à l’enfant des connaissances sur son propre
fonctionnement mental, en tenant compte du contexte donné. Ces
expériences lui permettent progressivement de devenir autonome
et efficace dans ses apprentissages. Il faut mentionner également la
maturation cérébrale, tant structurale que fonctionnelle, qui sous-
tend l’évolution de ces compétences.

7 Mémoire et cerveau

Les techniques non invasives d’imagerie cérébrale, c’est-à-dire sans


injection de traceurs radioactifs, ont permis de recueillir un
ensemble de connaissances nouvelles sur le fonctionnement
cérébral. Désormais, l’imagerie par résonance magnétique (IRM)
permet des mesures de l’épaisseur corticale, du volume et de la
densité de la substance blanche (SB) et de la substance grise (SG). La
SB, composée des faisceaux de fibres axonales gainées de myéline,
établit les connexions entre les différentes régions cérébrales
(cortico-corticales et cortico-sous-corticales). Elle permet donc à ces
régions de communiquer entre elles. L’imagerie par tenseur de
diffusion (DTI, pour Diffusion Tensor Imaging) permet en particulier
d’étudier la macro- et la microstructure de la SB, ce qui est appelé la
connectivité structurale. Lors du développement typique de la
substance blanche, la densité des gaines de myéline s’accroit, la
quantité d’eau cérébrale diminue, et les fibres se réorganisent. Ces
réseaux structuraux composés de fibres de SB connectent
différentes régions pouvant être proches, mais aussi éloignées, et
sont le support de l’intégration fonctionnelle à l’origine de tout
traitement cognitif.

« Plus l’enfant grandit, et plus il sera capable de

solliciter les régions cérébrales les plus appropriées,

même si elles sont éloignées, pour réaliser un traitement

cognitif particulier. »

La SG est formée principalement des corps cellulaires et de l’arbre


dendritique des neurones, ainsi que de certaines cellules gliales ; elle
est le support des opérations cognitives et mnésiques. Il existe des
changements développementaux importants de volume, de densité
et d’épaisseur corticale entre l’enfant, l’adolescent et l’adulte. Les
études longitudinales montrent que le volume cortical de SG fait
plus que doubler lors de la première année (108  %). Ces
modifications de substance grise au cours du développement
reflèteraient, en partie, la prolifération synaptique première suivie
de l’élagage synaptique. La prolifération synaptique correspond à la
formation importante de connexions synaptiques (synaptogenèse)
qui a commencé avant la naissance et qui continue durant les
premières années de vie. L’augmentation de la surface corticale est
plus marquée dans les régions temporales supérieures, pariétales,
post-centrales et occipitales, en lien avec le développement des
fonctions sensorielles qui est important à cet âge. Lors de la seconde
année, l’augmentation est plus modeste et concerne
préférentiellement les régions impliquées dans la planification
motrice, le traitement visuo-spatial et attentionnel (régions frontales
supérieures, temporales inférieures et pariétales). Par ailleurs, le
volume régional de SG tend à augmenter en phase prépubertaire
dans les régions frontales et temporales pour se réduire après la
puberté de façon marquée. Cette diminution du volume est due
principalement à une diminution massive du nombre de synapses
(élagage synaptique) et des ramifications axonales, ainsi qu’à une
myélinisation axonale intra-corticale croissante. Ce phénomène de
régulation neurologique permet la sélection des synapses en grande
partie sur la base de leur fonctionnement  : les connexions
neuronales sous-utilisées sont supprimées alors que les connexions
neuronales actives sont renforcées (cf.  Chapitre  1 de Jean-Pierre
Changeux). Cet élagage, observé à un niveau neuronal, a un impact
sur l’organisation hiérarchique et la connectivité interrégionale au
sein des réseaux corticaux et sous-corticaux. Au cours du
développement, les connexions courtes (proximales) tendent à
disparaitre alors que les connexions longues (distales) sont
renforcées, permettant de mobiliser de façon synchrone des régions
cérébrales plus éloignées à l’âge adulte. Ce phénomène permet de
solliciter un réseau cérébral plus vaste formé de régions spécialisées
pour un traitement cognitif optimal. Plus l’enfant grandit, et plus il
sera capable de solliciter les régions cérébrales les plus appropriées,
même si elles sont éloignées, pour réaliser un traitement cognitif
particulier.
Figure 2. Maturation de la substance grise de 8 à 30 ans5.
Diminution du volume cortical régional de matière grise, signe de
maturation par variation-sélection neuronales en fonction de l’âge (à
noter que l’Hippocampe est déjà mature à ces âges).

Les études de neuro-imagerie soulignent l’existence d’une vaste


réorganisation des circuits neuronaux pendant l’enfance et
l’adolescence, en particulier dans les régions du cerveau impliquées
dans le fonctionnement de la mémoire. Cette réorganisation est à la
fois locale (substance grise) et étendue aux fibres assurant la
connexion avec d’autres structures cérébrales (substance blanche).
Le développement cognitif repose sur l’amélioration de la
collaboration fonctionnelle entre ces réseaux neuronaux spécialisés.
Parmi les régions qui forment ces réseaux, deux jouent un rôle
particulièrement important dans le fonctionnement de la mémoire :
l’hippocampe et le cortex frontal. L’hippocampe mature rapidement
pendant les deux premières années de vie, alors que le cortex
préfrontal mature progressivement tout au long de l’enfance et de
l’adolescence. En parallèle, les fonctions mnésiques dépendantes
des régions frontales se développeraient plus lentement que les
fonctions hippocampo-dépendantes. Ainsi les trajectoires
développementales des différentes composantes de la mémoire
seraient donc dissociables  : (a) la composante stratégique de la
mémoire, dépendante des régions frontales, suivrait une maturation
prolongée, alors que (b) la composante associative impliquant les
hippocampes serait mature plus tôt. Par ailleurs, la maturation lente
de la connectivité entre les régions sous-tendant la mémoire
conditionne son développement. Par exemple, le faisceau unciné
reliant l’hippocampe antérieur et le cortex préfrontal achève sa
maturation après 25 ans !
Figure 3. Mémoire et cerveau.
La mémoire de travail mobilise un vaste réseau antéro-postérieur
impliquant notamment les régions frontales et pariétales.
La mémoire perceptive recrute des réseaux neuronaux dans
différentes régions corticales, à proximité des aires sensorielles (les
lobes occipitaux pour la vision dans cet exemple).
La mémoire sémantique implique des réseaux neuronaux disséminés
dans des régions très étendues et plus spécifiquement dans les lobes
temporaux, notamment dans leurs parties les plus antérieures.
La mémoire épisodique fait appel à des réseaux neuronaux
impliquant l’hippocampe et plus largement la face interne des lobes
temporaux.
Enfin, la mémoire procédurale, non représentée dans ce schéma,
recrute des réseaux neuronaux sous-corticaux (noyaux gris centraux) et
le cervelet.

III. Soutien aux apprentissages

L’apprentissage doit être appréhendé en tenant compte du


développement cognitif de l’enfant, de la variabilité
interindividuelle, mais aussi des dimensions psychosociales et
psychoaffectives. L’enfant peut être dans un état psychologique
particulier, aux prises avec des préoccupations affectives si
envahissantes qu’elles le rendent peu disponible pour les
apprentissages en ayant un impact direct sur ses capacités à
mobiliser son attention. De façon générale, et plus encore dans ce
contexte, les conditions de préparation aux apprentissages sont
importantes : les rituels qui peuvent améliorer la réceptivité jusqu’à
l’anticipation ou la projection qui le conduisent à se préparer à
réaliser une activité donnée. De nombreuses méthodes visent à
améliorer les trois étapes de la mémorisation  : l’encodage, la
consolidation et/ou la récupération des informations en mémoire6.
Les neurosciences cognitives apportent un regard nouveau sur la
manière dont on peut soutenir ces différentes étapes comme en
témoignent les travaux de Stanislas Dehaene qui aime à rappeler les
quatre piliers de l’apprentissage, à savoir l’attention7, l’engagement
actif, le retour d’information et consolidation.

1 Encodage et récupération

Les étapes d’encodage et de récupération sont intimement liées.


L’efficacité de la récupération d’informations en mémoire dépend de
l’adéquation entre le contexte d’encodage et celui de récupération.
La récupération est facilitée lorsque le contexte ou les indices
fournis rappellent l’étape d’encodage8. Par ailleurs, tout épisode de
restitution constitue en soi un nouvel épisode d’encodage lors
duquel l’information est labile et susceptible d’être modifiée. Ce
phénomène est à l’origine des théories de la «  reconsolidation  ».
Toute réactivation d’un souvenir permet sa consolidation et en
même temps sa réorganisation, l’intégration de nouveaux éléments
et/ou l’élimination d’autres.
Les stratégies de mémorisation ont toutes comme point commun
d’améliorer la profondeur de l’encodage  : la création d’une
représentation mentale qui permet notamment un double codage,
visuel et verbal par exemple (écouter un texte et se créer une image
mentale)  ; la réalisation sensori-motrice (poésie théâtralisée)  ;
l’émotion  ; la création de liens avec des représentations déjà en
mémoire (sémantiques, personnelles…)  ; la structuration de
l’information (fresque…)…
De plus, les phases de récupération ou de réactivation alternées avec
les phases d’encodage permettent de reformuler et faire le point sur
les connaissances acquises et celles qui demandent encore un
apprentissage. L’équipe de Roediger souligne l’importance du
« test » ou de la pratique du rappel sous forme de quiz, schéma ou
autres qui permet de reformuler et se questionner sur les contenus
à mémoriser, amenant même à réduire l’anxiété par rapport aux
évaluations9. Faire le point régulièrement sur ce que l’on sait et ce
qu’il reste à apprendre permet d’ajuster ses stratégies de
mémorisation. D’autres techniques insistent sur les processus de
métamémoire qui permettent d’ajuster ses stratégies en fonction de
l’analyse du matériel à mémoriser, par exemple le « stop think » qui
consiste à évaluer la complexité ou difficulté de mémorisation d’un
matériel avant l’apprentissage et après l’apprentissage.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Exemples de stratégies pour mémoriser

Nous préconisons des stratégies de mémorisation pour améliorer


l’encodage (entrée) et la récupération (sortie) des informations à l’école :
vérifier au préalable l’état affectif de l’enfant, ses éventuelles
préoccupations du moment et sa disponibilité attentionnelle à
apprendre et à mémoriser  ; enrichir l’encodage par une réalisation
sensorimotrice qui incarne le souvenir dans une action, un geste (ou
énaction) ; associer des émotions lors de l’encodage ; créer des liens avec
d’autres connaissances générales pour «accrocher» le souvenir dans un
arbre (ou réseau) sémantique ; associer aussi l’information à retenir avec
des connaissances plus personnelles, « épisodiques », de l’enfant.
En outre, nous préconisons des stratégies d’organisation du matériel à
mémoriser en structurant le document afin de faire une synthèse des
éléments essentiels (classement, catégorisation)  : création de plans,
tableaux, frises ou schémas (cartes mentales  : organigramme ou
arborescence sémantique d’un concept). Mais, pour que le souvenir
s’ancre dans le cerveau, il faut aussi de la répétition, plutôt de façon
distribuée (en fractionnant les épisodes de mémorisation) que massée
sur une trop longue séance (risque de fatigue, de saturation de la
mémoire de travail et d’interférences accrues). Toutefois, dans certains
apprentissages dits « procéduraux », comme apprendre à faire du vélo ou
de la musique par exemple, l’automatisation exige que la mémoire soit
entrainée à la fois de façon massée (dans une séance intense) et
distribuée (multiplication des séances).
Enfin, le but de la neuroéducation de la mémoire est l’autonomisation
des élèves : apprendre à mémoriser seul à la fin de l’école élémentaire.
C’est le domaine de la métacognition, en l’occurrence la métamémoire,
qui est la capacité des élèves à analyser eux-mêmes le fonctionnement
de leur mémoire  : ses forces et ses faiblesses. Ils découvrent ainsi les
conditions qui leur seront les plus adaptées : lecture silencieuse, lecture
à haute voix, copie, schéma, etc. Le rappel régulier des informations à
mémoriser permettra non seulement de consolider les souvenirs mais
aussi d’ajuster ses stratégies pour mémoriser ce qui n’est pas encore
totalement retenu.
Ces métaconnaissances se construisent jusqu’à la fin de l’adolescence.
Elles s’acquièrent par l’expérience des situations de mémorisation, les
interactions sociales et le feedback des enseignants lors de tests. La
mémorisation est d’ailleurs optimale lorsque l’élève est testé de façon
répétée et alternée –  ce nombre de tests étant une variable plus
importante que le temps d’étude lui-même. Pour l’aspect social de la
métamémoire, on peut se référer à la zone proximale de développement
de Vygotski dans laquelle l’enseignant doit ici expliciter à l’élève (a) la
façon dont il doit lui-même analyser la situation de mémorisation,
tenant compte de la tâche, (b) la gestion de son temps, (c) le type de
représentation privilégié, (d) les situations d’échec, etc.

Zoom sur
Zoom sur…

L’hippocampe et les mathématiques

La perception que les enfants ont de leurs compétences10 est également


importante comme le suggère une étude récente de l’équipe de Menon11.
Ces auteurs ont évalué chez 240 enfants de 6 à 10 ans la perception qu’ils
avaient des mathématiques ou plus précisément la positivité de leur
attitude face au mathématiques avec des questions de type  : «  Évalue
combien tu aimes les mathématiques ? » ou « Évalue combien tu aimes
faire des problèmes de mathématiques  ?  » associées à des questions
générales sur les autres matières. Ces auteurs observent qu’une attitude
positive, et plus particulièrement l’intérêt qu’ils ont et l’estimation de leur
niveau de performances, est très liée au degré de réussite. Ils ont
également regardé l’activité cérébrale des enfants lorsqu’ils réalisaient
des additions simples ou complexes. Ils remarquent que, plus l’attitude
est positive, plus l’activité de l’hippocampe qui joue un rôle central dans
le fonctionnement de la mémoire est importante. L’hippocampe permet
d’associer différentes informations pour former un souvenir cohérent et
dans le cas des mathématiques, il pourrait faciliter notamment le
souvenir des associations entre les problèmes et leurs solutions et
soutenir l’acquisition des compétences mathématiques dès les
premières étapes. L’attitude positive faciliterait le recrutement de cette
structure et en conséquence, l’encodage et la récupération des traces
mnésiques permettant de réussir les tâches mathématiques.

2 Consolidation

La consolidation est un phénomène dynamique. Aussi, la répétition


est également importante pour soutenir la formation de nouvelles
connaissances. La répétition des épisodes d’apprentissage pour un
même concept permet d’effacer progressivement les souvenirs
spécifiques des épisodes pour ne conserver que le concept ou la
connaissance. La réactivation régulière de ces connaissances
améliore leur maintien à long terme, et c’est dans ce cadre que
l’apprentissage distribué présente toute son importance. De
nombreux travaux ont montré que l’apprentissage de connaissances
sur plusieurs épisodes, intercalés de périodes de repos, est plus
efficace et durable que l’apprentissage massé sur une seule période.
Cette supériorité doit tenir compte de la durée des épisodes
d’apprentissage et, en conséquence, de l’intervalle de temps entre
les apprentissages, du type de matériel à mémoriser et de l’exercice
lui-même. Cette distribution espacée de la récupération permettra
également de réduire les possibles effets d’interférence en oubliant
les informations superflues pour ne consolider que la connaissance.
Il existe tout de même des conditions où l’apprentissage massé
prend tout son sens, c’est dans le cadre de l’apprentissage
procédural comme apprendre à faire du vélo. Dans ce cas,
l’automatisation de la procédure se fait par la répétition de cette
procédure au sein d’une même séance (apprentissage massé) et en
multipliant les séances (apprentissage distribué).
Une technique impliquant la répétition et issue de la
neuropsychologie peut également se révéler pertinente. La
récupération espacée a été proposée dans des pathologies de la
mémoire  ; elle consiste à tester la récupération d’informations en
augmentant progressivement l’intervalle de rétention. L’enfant doit
dans un premier temps faire un rappel immédiat de l’information à
mémoriser, un nom par exemple. En cas de réussite, l’intervalle est
augmenté de cinq secondes puis 10, 20 secondes etc. Cette
technique renforce l’implication de la mémoire et, là encore,
s’appuie sur un apprentissage à la fois massé et distribué. Enfin, la
consolidation des connaissances et des procédures implique
nécessairement des périodes de sommeil pendant lesquelles la
connectivité neuronale va se renforcer.

Conclusion
La mémoire est avant tout une structure dynamique, mouvante,
changeante, qui s’appuie sur des réseaux de structures cérébrales
dotées d’une grande plasticité, notamment au cours de l’enfance et
de l’adolescence, mais aussi chez l’adulte. Cette mémoire plurielle –
que ce soient ses mécanismes qui favorisent les apprentissages ou
ses contenus qui forgent à la fois l’identité personnelle et le lien
social – est un capital précieux. Elle est fragile, sensible à l’évolution
de notre environnement et nécessite un soin particulier, une
éducation lors des premières années, quand les apprentissages sont
nombreux, comme elle mérite une attention tout au long de la vie.

Les Essentiels
Les Essentiels

Les différents systèmes de mémoire se mettent en place très


progressivement au cours de l’enfance et de l’adolescence.
Les mémoires perceptive et procédurale sont les premières
opérationnelles et sous-tendent de nombreuses acquisitions,
dès les premiers jours et les premiers mois de vie.
La mémoire sémantique se développe ensuite, ce qui conduit à
une organisation structurée des connaissances conceptuelles.
La mémoire de travail (qui permet d’administrer l’espace
conscient) et la mémoire épisodique (la mémoire des
souvenirs), deux systèmes complexes, se mettent en place plus
lentement et atteignent leur pleine maturité à l’âge adulte.
Au-delà des apprentissages, la mémoire permet la construction
de l’individu, de son identité personnelle, de ses liens avec les
autres, de ses valeurs morales et spirituelles, cette construction
se prolongeant tout au long de la vie. Elle est un lien
transgénérationnel, comme elle est un lien entre les cultures et
elle est à la base de la richesse des échanges entre les individus.
L’éducation a une place prépondérante dans le développement
de la mémoire, et plus précisément, l’éducation d’une bonne
utilisation de la mémoire et de la cognition. Cette éducation va
bien au-delà de techniques d’apprentissage, dans un cadre
scolaire ou périscolaire, mais elle a des répercussions tout au
long de la vie de l’individu, y compris quand celui-ci vieillit. C’est
ce qui renvoie au concept de réserve cognitive, le «  capital  »
que l’on forme tout au long de la vie et qui permet de vieillir
dans de meilleures conditions.

1. Voir chapitre 7 sur les fonctions exécutives.


2. Eustache F., Desgranges B., Les chemins de la mémoire, Inserm Le Pommier, 2012 ; Eustache F., Guillery-Girard B.,
La neuroéducation. La mémoire au cœur des apprentissages, Odile Jacob, 2016.
3. Voir le chapitre 4 d’Olivier Houdé pour le statut particulier de la fonction d’inhibition et le chapitre 7 de Grégoire
Borst sur les fonctions exécutives.
4. Pour aller plus loin : Eustache F. et al., La mémoire au futur, Le Pommier, 2018.
5. Ostby Y., Tamnes C.K., Fjell A.M., Westlye L.T., Due-Tønnessen P., Walhovd K.B. (2009). Heterogeneity in subcortical
brain development: A structural magnetic resonance imaging study of brain maturation from 8 to 30 years. Journal of
Neuroscience, 29(38) 11772-11782.
6. Ibid., Eustache, Guillery-Girard, 2016.
7. Voir le chapitre 5 de Jean-Philippe Lachaux pour de plus amples informations sur l’attention.
8. Tulving E., Thomson D. M. (1973). Encoding specificity and retrieval processes in episodic memory. Psychological
Review, 80(5), 352-373.
9. Brown P. C., Roediger H. L. III., McDaniel M. A., Make it stick: The science of successful learning, The Belknap Press of
Harvard University Press, 2014.
10. Sur ce point, et plus généralement celui de la motivation, voir le chapitre 8 de Joëlle Proust sur la méatcognition
et l’auto-évaluation..
11. Chen et al. (2018). Positive attitude toward math supports early academic success: Behavioral evidence and
neurocognitive mechanisms. Psychological Science, 29(3) 390-402.
focus

Le sommeil et les apprentissages

Par Philippe Peigneux

Le sommeil occupe une place fondamentale dans notre vie. La durée


recommandée est de 14 à 17  heures pour un nourrisson, 9 à
11 heures pour un enfant en école primaire, et 7 à 9 heures pour un
adulte. Certains ont besoin de plus ou moins de sommeil pour se
sentir frais et dispos au réveil, ce qui est tout à fait normal, mais
dormir en-dessous de ses besoins est associé à des difficultés
cognitives (par exemple, baisse de la vigilance et des capacités
d’apprentissage) et/ou physiologiques (par exemple, ralentissement
de la croissance, augmentation des risques cardiovasculaires et de
diabète). À 8 heures de sommeil par nuit en moyenne, un individu de
80 ans a dormi près de 233  600 heures sur son existence  ! Il est
logique de penser que le sommeil joue un rôle crucial dans notre vie,
mais à quoi est-il utile exactement, et comment  ? Nous nous
concentrons ici sur le cerveau «endormi» et ses relations avec nos
capacités d’apprentissage et de consolidation en mémoire1, en
gardant à l’esprit que le sommeil joue un rôle crucial dans bien
d’autres domaines.
Lorsque nous nous endormons, nous arrêtons de jouer, d’étudier, de
communiquer avec autrui..., ce qui nous donne l’illusion d’un cerveau
inactif, comme un ordinateur éteint. La conception est erronée car
tout comme le muscle cardiaque ne cesse de battre, le cerveau et
ses milliards de cellules ne s’arrêtent jamais de fonctionner. Si le
cerveau cesse d’être alimenté en oxygène (c.-à-d., une hypoxie), cela
entraine la mort neuronale et des séquelles sévères si les
populations de neurones atteintes sont suffisamment larges et/ou
situées dans une zone cruciale du cerveau. Par exemple, une atteinte
des régions hippocampiques donnera lieu à une amnésie sévère. De
plus, le sommeil n’est pas un état homogène, avec des cycles de 90
minutes au cours desquels se succèdent deux états bien distincts : le
sommeil lent et le sommeil à mouvements oculaires rapides (aussi
appelé sommeil paradoxal). Ces états de sommeil se différencient
entre eux et par rapport à l’éveil par les régions cérébrales les plus
actives, la manière dont elles coopèrent pour former des réseaux
fonctionnels, l’activité électroencéphalographique et l’implication
des systèmes de neurotransmetteurs qui stimulent l’activité des
cellules cérébrales. Les recherches en neurosciences cognitives ont
démontré que l’activité du cerveau en sommeil participe à la
consolidation et au stockage en mémoire à long terme de nouvelles
informations, et a une influence importante sur l’efficacité de notre
fonctionnement cognitif et mental à l’éveil.

Sommeil et processus d’apprentissage

Un apprentissage efficient nécessite la mobilisation de ressources


cognitives dans un contexte d’éveil cérébral. Les études de terrain
montrent qu’un sommeil insuffisant ou de mauvaise qualité a un
effet négatif sur le fonctionnement scolaire, et la santé
psychologique et physique. Les effets négatifs sur l’apprentissage
peuvent être directs (par  ex., réduction des ressources
attentionnelles et somnolence diurne) ou indirects (altérations de
l’humeur et troubles du comportement interférant avec
l’apprentissage). À titre d’exemple, on note une corrélation négative
entre la qualité du sommeil de l’enfant et la fréquence en classe des
symptômes d’inattention et d’hyperactivité reportés par les
enseignants. Les études expérimentales confirment ces
observations empiriques. La privation totale d’une nuit de sommeil
entraine une chute marquée des capacités cognitives,
principalement des fonctions attentionnelles et exécutives. La
vigilance (c.-à-d., la capacité de maintenir son attention pour une
longue durée dans un environnement monotone) est la composante
attentionnelle la plus affectée. On peut aussi observer des
difficultés dans des tâches qui demandent des ressources cognitives
importantes. Par exemple, la limitation des ressources cognitives
disponibles suite à une restriction de sommeil peut aisément
perturber la résolution de problèmes mathématiques qui
demandent à la fois le maintien temporaire d’éléments en mémoire
et leur manipulation active sous forme d’opérations (multiplication,
report…). De même, les capacités exécutives d’organisation et de
planification nécessaires à l’encodage et à la récupération
intentionnelle d’informations en mémoire à long terme peuvent être
affectées. Bien que l’organisme puisse temporairement mobiliser
des ressources cognitives et cérébrales additionnelles pour atteindre
un niveau de performance suffisant dans des tâches plus
stimulantes, cette compensation ne peut pas être maintenue sur
une longue période et on observera rapidement des fluctuations
importantes de performance. Par contre, les processus automatisés
(routines cognitives, habiletés motrices ou perceptives…) seront peu
ou moins affectés. Les études de privation partielle où l’on maintient
pendant plusieurs jours le nombre d’heures de sommeil en-dessous
des besoins physiologiques mettent en évidence des problèmes
cognitifs similaires, même si parfois plus discrets. Enfin, les études
interventionnelles qui visent à optimiser le sommeil montrent une
amélioration de la performance académique et neurocognitive, ce
qui souligne l’importance des programmes d’éducation à l’hygiène
du sommeil.

Sommeil et consolidation en mémoire


La consolidation mnésique est le processus temporel qui prend place
après la fin de l’apprentissage, par lequel les informations
récemment acquises et initialement fragiles sont renforcées en
mémoire à long terme. Au cours du sommeil, la réorganisation des
réseaux cérébraux et le remodelage des connexions synaptiques
sont des mécanismes de plasticité cérébrale qui favorisent la
consolidation mnésique. Les études de neuroimagerie suggèrent
que l’activité cérébrale associée à un apprentissage est
spontanément «rejouée» au cours du sommeil et que les
représentations associées à cette activité cérébrale sont
progressivement transférées des régions hippocampiques vers le
néocortex pour un stockage plus durable, du moins pour les
informations verbales qui représentent une large proportion des
apprentissages scolaires. Ce processus de transfert d’information au
sein du cerveau semble fortement accéléré chez l’enfant par rapport
à l’adulte, une efficience pouvant s’expliquer par la plus grande
quantité et profondeur du sommeil lent de l’enfant. Le rôle
spécifique des stades de sommeil reste débattu. On trouve de
manière consistante un rôle favorable du sommeil lent pour la
consolidation des mémoires verbales et spatiales. Le rôle du
sommeil paradoxal est plus controversé, mais les études suggèrent
que ce dernier participe au traitement et à la régulation des
composantes émotionnelles associées ou non à un apprentissage, et
à la consolidation de certains apprentissages procéduraux
complexes. 

1. Deliens G., Peigneux P. (2011). Sommeil et mémoire, In Billiard M., Dauvilliers Y. (Ed.), Les troubles du sommeil,
Elsevier Masson, p. 73-82.
7

Les fonctions exécutives

par Grégoire Borst

Pour résoudre le problème suivant « Mathieu a 30 billes, il en a 10 de moins

que Joanne, combien de billes Joanne a-t-elle ? », nous mobilisons non

seulement des processus mentaux spécifiques à la résolution de ce type de

problème (processus de reconnaissance visuelle et sémantique des mots, de

compréhension du sens global de l’énoncé, de traitements du nombre de

billes, d’exécution de l’opération arithmétique) mais également des

processus plus généraux qui contrôlent la sélection et l’activation de ces

processus spécifiques. Ces processus mentaux plus généraux impliqués dans

toutes les situations scolaires permettent à notre cerveau (a) de maintenir

et de manipuler en mémoire de travail les informations à traiter (ici

additionner les 10 billes aux 30 billes pour découvrir que Joanne en a 40), (b)

de bloquer (inhiber) les informations ou les associations non-pertinentes à la

résolution du problème (ici l’association entre le « moins » de l’énoncé et la

soustraction), et (c) d’être flexible en s’adaptant aux changements (ici un

possible changement dans l’énoncé du problème qui sera présenté

ultérieurement). L’ensemble de ces processus mentaux de haut-niveau

constituent les fonctions dites exécutives de notre cerveau. Ces fonctions

exécutives sont typiquement requises dans des contextes où nous en

remettre à nos automatismes, nos réflexes, nos intuitions ou notre instinct

ne nous permet pas d’atteindre nos objectifs. Mobiliser ces fonctions

exécutives s’avère couteux pour notre cerveau, ce qui explique notre

tendance à utiliser spontanément nos routines et nos automatismes, moins


gourmands en ressources cognitives, y compris dans des situations où ils ne

sont pas adaptés. Il existe trois fonctions exécutives principales de notre

1
cerveau : la mémoire de travail, l’inhibition et la flexibilité cognitive . Sur la

base de ces trois fonctions exécutives se construisent les fonctions

exécutives de plus haut niveau : la planification, la résolution de problème et

2
le raisonnement . Dans ce qui suit, nous présenterons ces trois fonctions

exécutives et leur développement, leur rôle dans le développement cognitif et

les apprentissages scolaires de l’enfant et de l’adolescent et les pistes qui

ont été envisagées pour les entrainer à l’école et à la maison.

I. Les fonctions exécutives et leur

développement

1 L’inhibition (ou contrôle inhibiteur)

Dans toutes les situations où nous devons faire preuve de retenue,


sortir de nos routines ou traiter une information bien spécifique sans
tenir compte des autres informations présentes dans notre
environnement, nous engageons notre contrôle inhibiteur. Le
contrôle inhibiteur nous permet donc de nous adapter aux
changements dans notre environnement et d’exercer notre libre
arbitre. Ce contrôle inhibiteur s’exerce à différents niveaux du
traitement de l’information (sélection de l’information à traiter,
sélection de la réponse ou exécution de cette réponse) et sur
différents types d’informations (perceptives, motrices, cognitives,
émotionnelles3).

a. Typologie du contrôle inhibiteur et quelques épreuves


classiques pour le mesurer
Le contrôle inhibiteur est engagé quand nous devons focaliser notre
attention (on parle d’attention sélective ou de contrôle attentionnel)
sur une conversation ou un visage dans un contexte (un hall de gare
par exemple) où nous devons ignorer (inhiber) de très nombreuses
interférences auditives (autres conversations, bruits des trains,…) et
visuelles (autres visages, panneaux publicitaires lumineux,…). Cette
attention sélective est volontaire et guidée par des objectifs fixés a
priori. Elle se distingue d’une forme plus automatique d’attention
guidée essentiellement par les informations auditives ou visuelles
saillantes dans notre environnement  : notre attention est
automatiquement captée par une détonation ou un flash lumineux4.
Le contrôle attentionnel est mesuré en laboratoire en utilisant, par
exemple, une tâche dite de flanker où le participant doit déterminer
la direction de la flèche au centre d’un ensemble de flèches pointant
dans la direction opposée (> > > < > > >5).
Le contrôle inhibiteur ne se limite pas à sélectionner les informations
sur lesquelles nous devons porter notre attention dans notre
environnement. Il opère également sur toutes nos réponses
comportementales comme un signal «  stop  » qui permet à notre
organisme d’attendre avant d’agir, de prendre une décision ou de
donner une réponse. Il permet de contrôler notre impulsivité, nos
comportements, nos émotions, et nos actions. En psychologie, cette
capacité d’inhibition comportementale est mesurée dans des tâches
où il faut résister à une réponse dominante par exemple une routine
motrice (appuyer sur un bouton à l’apparition d’un stimulus dans la
tâche de Go/NoGo) ou une information sémantique non-pertinente
(la couleur dénommée par un mot dont il faut identifier la couleur de
l’encre, ROUGE) dans la tâche de Stroop6. L’inhibition
comportementale (ou inhibition de la réponse) permet aussi de
rester engagé sur une activité alors que nous aimerions en faire une
autre et plus généralement de résister à la tentation de la
procrastination. Enfin, elle permet de résister à une récompense (un
gâteau ou une somme d’argent par exemple) immédiate pour
obtenir une récompense plus importante dans le futur. On mesure
classiquement la capacité de l’enfant à se contrôler dans une tâche
dite de gratification différée7 où il doit choisir entre manger une
guimauve placée devant lui ou attendre (15 mn) sans la manger pour
en obtenir une deuxième. Cette étude révèle que dès 4 ans, les
enfants sont en mesure de ne pas manger immédiatement la
guimauve mais seul un tiers d’entre eux est en mesure de résister 15
minutes. Le choix de différer dans le temps la récompense est
directement lié à la confiance accordée à l’adulte : si les enfants ne le
jugent pas de confiance, ils s’empressent de manger la guimauve !

« Il opère également sur toutes nos réponses

comportementales comme un signal « stop » qui permet

à notre organisme d’attendre avant d’agir, de prendre

une décision ou de donner une réponse. »

Le contrôle inhibiteur est également requis quand nous devons


inhiber certaines stratégies très automatisées, rapides, peu
couteuses cognitivement, qui marchent très bien, très souvent mais
pas toujours (des heuristiques) pour activer une stratégie plus lente,
plus couteuse cognitivement mais qui fonctionne toujours (un
algorithme exact8). Dans le problème arithmétique présenté plus
haut, l’enfant a tendance à effectuer une soustraction pour
déterminer le nombre de billes que possèdent Joanne alors même
qu’il devrait effectuer une addition. Nous avons montré que cette
erreur systématique observée chez les élèves de CM1 et CM2
s’expliquait, pour partie, par la difficulté qu’ils avaient à inhiber
l’heuristique «  si moins dans l’énoncé je soustrais, si plus dans
l’énoncé j’additionne  »9. Nous avons développé au laboratoire10 un
paradigme expérimental dit d’amorçage négatif qui permet de
mesurer finement si la résolution d’un problème nécessite d’inhiber
une heuristique trompeuse11. Ce paradigme repose sur un principe
simple  : notre cerveau met un peu plus de temps à activer une
information ou une stratégie s’il vient juste de l’inhiber12. Donc, pour
tester si, dans une situation donnée, l’inhibition d’une heuristique
est nécessaire pour résoudre un problème donné, le principe est de
créer une séquence expérimentale où les participants doivent
résoudre un problème non-piège (où l’heuristique fonctionne) juste
après un problème-piège (où l’heuristique doit être, par hypothèse,
inhibée comme le problème arithmétique présenté en introduction
de ce chapitre) ou juste après un problème neutre qui ne requiert ni
l’heuristique ni son inhibition. On démontre expérimentalement que
l’inhibition d’une heuristique est nécessaire pour la résolution d’un
problème quand les participants mettent un peu plus de temps pour
résoudre un problème non-piège précédé par un problème-piège
qu’un problème non-piège précédé par un problème neutre. Notons
que cette inhibition plus cognitive permet également aux
informations non-pertinentes pour la résolution du problème en
cours de ne pas interférer avec le contenu de la mémoire de travail13.

b. Développement du contrôle inhibiteur


Dès 9-10 mois, les bébés sont capables d’inhiber une réponse
inappropriée pour effectuer une tâche14 et, comme chez l’adulte15, le
cortex préfrontal est impliqué dans ce mécanisme d’inhibition16.
L’efficience de ce contrôle inhibiteur augmente de l’enfance à l’âge
adulte : au cours du développement, on arrive de mieux en mieux à
nommer la couleur de l’encre d’un mot dénommant une couleur
différente de celle de l’encre à nommer (par exemple VERT écrit en
bleu ; tâche de Stroop), à identifier l’orientation d’une flèche quand
celle-ci est présentée au milieu d’un ensemble de flèches qui
pointent dans la direction opposée (par exemple >>> < >>>  ; tâche
de Flanker), à ne pas effectuer une saccade (mouvement des yeux)
vers un point lumineux qui apparait à l’écran (tâche d’anti-saccade17),
à stopper une action motrice déjà engagée (tâche de stop-signal18),
ou à ne pas appuyer sur un bouton, sur lequel on a appuyé plusieurs
fois dans les essais qui précèdent, en réponse à la présentation d’un
stimulus (tâches de Go/NoGo19).
« Si la capacité à résoudre des conflits de nature non

émotionnelle augmente linéairement avec l’âge, la

capacité à résoudre des conflits émotionnels est altérée

spécifiquement à l’adolescence. »

Si la capacité à résoudre des conflits de nature non émotionnelle


(par exemple la couleur de l’encre et la couleur du mot dans la tâche
de Stroop couleur) augmente linéairement avec l’âge (de l’enfance à
l’âge adulte), la capacité à résoudre des conflits émotionnels (par
exemple entre l’émotion d’un visage et l’émotion dénommée par un
mot dans la tâche de Stroop émotionnel20) est altérée
spécifiquement à l’adolescence. Cette difficulté à résoudre des
conflits de nature émotionnelle à l’adolescence est en partie liée à la
maturation cérébrale plus précoce des aires émotionnelles sous-
corticales (le système limbique enfoui au cœur du cerveau) que des
aires préfrontales (à l’avant du cerveau) qui permettent de réguler
les émotions21. Ce décalage de maturation cérébrale entre ces deux
systèmes expliquerait la réactivité émotionnelle accrue observée à
l’adolescence et de manière plus générale l’engagement, à cette
période de la vie, dans des conduites à risques notamment en
contexte social (en présence de pairs22).
Le développement des différents types de contrôle inhibiteur est
sous-tendu par un ensemble de changements dans le cerveau tant
au niveau fonctionnel (les réseaux de neurones impliqués dans le
contrôle inhibiteur deviennent plus spécifiques avec l’âge23) qu’au
niveau anatomique (la connectivité entre les différentes régions de
ces réseaux augmente avec l’âge24).

Zoom sur
Zoom sur…

Le développement cérébral

Le volume du cerveau augmente rapidement au cours des premières


années de la vie (95 % du pic à 6 ans) avant d’atteindre un pic vers 12 ans
et de se stabiliser25. Cette apparente stabilisation du volume total du
cerveau dès l’enfance masque une dynamique développementale de
progression et de régression du volume de différents tissus, dans
différentes régions, à différents âges. Ainsi, comme pour le
développement cognitif, la maturation cérébrale s’apparente à un
système dynamique non-linéaire. Le volume de la substance grise
corticale et sous-corticale suit, par exemple, une trajectoire en U inversé
au cours du développement avec une augmentation du volume suivie
d’une diminution qui apparait plus précocement dans les aires sensori-
motrices (aires à l’arrière du cerveau) et plus tardivement dans les aires
associatives de haut-niveau, notamment dans le cortex préfrontal (à
l’avant du cerveau), siège des fonctions exécutives et de l’inhibition en
particulier26. À l’inverse, le volume de la substance blanche augmente de
façon linéaire de l’enfance à l’âge adulte suivant un axe rostro-caudal (de
l’avant vers l’arrière, Paus et al., 1999). Les faisceaux de substance
blanche qui assurent la connexion des différentes aires corticales
subissent un certain nombre de changements au cours du
développement avec notamment l’apparition progressive de connexions
à longues distances qui permettent aux aires préfrontales de contrôler
l’activation des autres aires cérébrales27.

2 Mémoire de travail

a. Les mémoires de travail et quelques épreuves classiques pour


les mesurer
La mémoire de travail constitue l’atelier du cerveau. Elle permet de
maintenir activement des informations et de les manipuler pendant
quelques dizaines de secondes pour atteindre un but défini a priori28.
Cette mémoire est mobilisée quand nous devons organiser des
informations ou les relier entre elles pour résoudre un problème.
Elle est typiquement engagée pour effectuer des opérations
arithmétiques complexes de tête (calcul mental) et pour le langage
oral et écrit. On distingue classiquement la mémoire de travail
verbale et la mémoire de travail visuo-spatiale en fonction de la
nature des informations à maintenir et à manipuler mentalement. Le
maintien actif des informations en mémoire de travail repose (a) sur
le cortex préfrontal qui permet d’allouer des ressources
attentionnelles aux informations à maintenir et de gérer les
interférences potentielles d’informations présentes dans
l’environnement et (b) sur les aires cérébrales impliquées dans le
traitement perceptif des informations maintenues en mémoire de
travail29.
La mémoire de travail, contrairement à la mémoire à long terme, a
une capacité limitée  : 7  informations peuvent être maintenues et
manipulées simultanément30. La capacité de la mémoire de travail
est mesurée classiquement par des épreuves d’empan qui consistent
à présenter des séries de longueur croissante de chiffres, de lettres
ou de points dans l’espace et de demander au participant à la fin de
chaque série de rappeler les éléments de la série dans l’ordre (ou
dans l’ordre inverse) de leur présentation. On stoppe le test quand le
participant fait plus de deux erreurs successives. Le nombre
d’éléments dans la dernière série correctement rappelé constitue la
capacité (l’empan) de la mémoire du participant testé. Une version
plus motrice de ces épreuves existe dans laquelle le participant doit
reproduire la séquence motrice qui vient de lui être présentée
(épreuve des blocs de Corsi).

« La mémoire de travail, contrairement à la mémoire à

long terme, a une capacité limitée : 7 informations

peuvent être maintenues et manipulées


simultanément »

Pour évaluer la capacité des participants à manipuler des


informations en mémoire de travail et notamment leur capacité à
rafraichir le contenu de la mémoire de travail, les chercheurs ont
développé l’épreuve de n-back31. Le principe consiste à présenter
une série de stimuli sur un écran d’ordinateur, des lettres par
exemple, et de demander au participant de déterminer si la lettre
qu’on lui présente est la même que celle qui a été présentée juste
avant (condition dite de 1-back), en avant dernière (condition dite de
2-back), ou en avant avant-dernière (condition dite de 3-back) dans la
série. Le participant doit donc maintenir en mémoire de travail les n
éléments présentés antérieurement dans la série tout en
rafraichissant ces n éléments à chaque nouvel élément présenté. On
sent intuitivement que cette épreuve de n-back n’évalue pas
uniquement les capacités de mémoire de travail32. Et de fait, elle
engage également les capacités d’attention sélective et de contrôle
inhibiteur. De manière plus générale, il est difficile de dissocier
strictement ces deux fonctions exécutives  : l’inhibition opère
quasiment systématiquement sur des informations qui sont
activement maintenues et manipulées en mémoire de travail.

b. Développement de la mémoire de travail


Comme pour le contrôle inhibiteur, le bébé de quelques mois est
déjà capable de maintenir un ou deux éléments en mémoire de
travail33. Dès 9 mois, il peut non seulement maintenir des
informations en mémoire de travail mais aussi rafraichir le contenu
de sa mémoire de travail quand c’est nécessaire34 Le développement
de la mémoire de travail se poursuit, néanmoins, pendant toute
l’adolescence jusqu’à l’âge adulte35 et ce même dans des tâches très
simples  : dans une tâche où les participants doivent orienter leur
regard vers la position où est apparu un objet quelques secondes
auparavant (ce qui nécessite de maintenir en mémoire de travail la
position cet objet dans l’environnement), les performances
augmentent linéairement jusqu’à la fin de l’adolescence. Notons que
le développement des capacités de mémoire de travail est
fortement dépendant (a) du développement des capacités à mettre
en œuvre des stratégies pour maintenir les informations à retenir
(comme la répétition verbale) et (b) du développement des capacités
de contrôle inhibiteur qui permettent de gérer les interférences
pendant la phase de maintien des informations en mémoire.
Le développement des capacités de mémoire de travail est sous-
tendu par la maturation progressive du réseau cérébral impliqué
dans cette fonction exécutive. La plupart des études en IRMf
suggèrent que les mêmes régions sont activées chez les enfants, les
adolescents et les adultes quand ils effectuent des tâches de
mémoires de travail même si le degré d’activation de ces régions
varie avec l’âge. De fait, la mémoire de travail des enfants et des
adolescents reposent sur le même réseau fronto-pariétal que celui
des adultes et l’amélioration progressive de leurs capacités de
mémoire de travail dépend du degré d’activation des régions de ce
réseau36. En parallèle, les activations dans les régions qui ne sont pas
spécifiquement impliquées dans cette fonction exécutive
diminuent37 et la connectivité anatomique entre le cortex frontal et
pariétal se renforce38.

3 Flexibilité cognitive

a. Flexibilité cognitive et quelques épreuves pour la mesurer


La flexibilité cognitive se définit comme la capacité à s’adapter aux
changements dans notre environnement, qu’il s’agisse de changer
de stratégie, d’adopter une perspective différente sur un problème
ou plus généralement de chercher d’autres manières de raisonner et
de penser. Elle est mobilisée dans toutes les situations où notre
cerveau doit s’adapter à un changement de règles, de stratégies de
résolution de problème, ou d’activités. Elle repose donc sur les deux
fonctions exécutives présentées précédemment car être flexible
nécessite, à minima, de maintenir plusieurs informations ou règles
en mémoire de travail et d’inhiber l’une pour activer l’autre au cas
par cas39. Pour mesurer les capacités de flexibilité cognitive, les
chercheurs ont mis au point la tâche de classement de cartes du
Wisconsin (Wisconsin Card Sorting Task ou WCST en anglais). Dans ce
test, chaque carte comprend une ou plusieurs formes géométriques
de couleur et peut donc être classée selon trois critères : la couleur,
la forme ou le nombre. Sur la base des feedbacks de
l’expérimentateur, le participant doit inférer le critère de
classification à utiliser. Une fois que le participant a découvert le
critère à utiliser, l’expérimentateur change ce critère et le participant
doit s’adapter, le plus rapidement possible, à ce changement. Le test
de classement de carte avec changement de dimension (Dimensional
Change Card Sort Test ou DCCST en anglais40) reprend le même
principe en le simplifiant pour évaluer la flexibilité cognitive des
enfants.
Dans ce test, chaque carte comprend deux dimensions (couleur et
forme) et l’enfant doit classer 6 cartes selon une dimension (la
couleur) avant de classer ces mêmes cartes selon une autre
dimension (la forme). Comme chez l’adulte, on évalue la flexibilité
cognitive de l’enfant par les erreurs de persévérations  : quand
l’enfant continue à classer les cartes selon la première dimension
(couleur) alors qu’on lui a demandé de les classer selon une nouvelle
dimension (forme). La flexibilité cognitive peut aussi être mesurée
dans des tâches plus simples qui nécessitent de relier à l’aide d’un
crayon, le plus rapidement possible, alternativement des lettres et
des nombres disposés aléatoirement sur une feuille en respectant la
suite alphabétique et numérique (Trail Making Test)  : il faut donc
relier A à 1, 1 à B, B à 2, etc…

b. Développement de la flexibilité cognitive


Dès 2 ans et demi, les enfants sont capables de résoudre des tâches
simples de flexibilité cognitive. Ils sont, par exemple, en mesure
d’associer un bouton réponse spécifique à une catégorie d’objets
(des bateaux) dans une première tâche et d’associer, dans la tâche
suivante, ce bouton-réponse à une nouvelle catégorie d’objets (des
fleurs). Ils ont, en revanche, des difficultés jusqu’à 4 ans et demi à
envisager les deux représentations d’une même figure ambiguë une
fois qu’ils ont identifié l’une ou l’autre des deux représentations (par
exemple une figure où on identifie alternativement un lapin ou un
canard en fonction d’où l’on porte son attention41). Les enfants avant
4 ans et demi éprouvent également des difficultés à changer de
dimension pour classer les cartes dans le DCCST34  : s’ils ont
commencé par classer les cartes selon la nature de l’objet (le camion
avec le camion, l’étoile avec l’étoile), ils ont du mal à classer dans un
second temps ces mêmes cartes sur la base de la couleur des objets
(le camion rouge avec l’étoile rouge, le camion bleu avec l’étoile
bleue). Si vers 4 ans et demi, les enfants sont capables d’ajuster leur
comportement à un changement quand il intervient entre deux
tâches effectuées successivement, la capacité à être flexible d’un
essai à un autre dans une même tâche n’apparait qu’à partir de 7 à 9
ans42. S’adapter aux changements reste couteux pour le cerveau
même chez l’adulte : dans une tâche où les adultes doivent maintenir
ou modifier leur critère de classification d’un essai à un autre, ils
mettent typiquement un peu plus de temps pour répondre quand ils
ont dû changer de critère de classification que quand ils
maintiennent le même critère43.
Le développement de la flexibilité cognitive est lié essentiellement à
la maturation des réseaux cérébraux engagés respectivement dans
le contrôle inhibiteur et la mémoire de travail. Et comme pour les
deux autres fonctions cognitives, le développement de la flexibilité
cognitive repose sur une spécialisation progressive du réseau
cérébral impliqué dans cette fonction44.
II. Le rôle des fonctions exécutives

dans le développement cognitif et

les apprentissages scolaires

Les fonctions exécutives sont impliquées dans tous les domaines


cognitifs et socioémotionnels de notre existence à tous les âges de
la vie45. De fait, de nombreuses études suggèrent que ces capacités
exécutives sont essentielles pour la réussite scolaire46, pour la santé
physique et mentale, pour la qualité de vie47, et pour les aptitudes
socioémotionnelles48. Dans ce qui suit, nous nous limiterons à
présenter le rôle que jouent ces fonctions exécutives dans le
développement cognitif de l’enfant et dans ses apprentissages
scolaires.

1 Développement cognitif

Pour Jean Piaget, le grand psychologue du développement du XXe


siècle, les enfants construisent leur intelligence en agissant sur le
monde. L’enfant est un savant en devenir (tour à tour logicien,
mathématicien, biologiste et physicien) qui en observant le résultat
de ses actions sur le monde appréhende les principes logiques,
mathématiques, biologiques et physiques qui gouvernent son
environnement. Pour Piaget, le développement cognitif est linéaire,
synchrone et cumulatif. Il considère notamment que les structures
logiques de l’enfant (son intelligence) se complexifient en se
coordonnant entre elles à travers quatre stades de développement :
le stade sensori-moteur (de 0 à 2 ans) où la perception et la motricité
prévalent, le stade préopératoire (de 2 à 7 ans) où les enfants sont
essentiellement illogiques, le stade des opérations concrètes (de 7 à
12 ans) où l’enfant raisonne de manière logique sur les objets
physiques, et le stade des opérations formelles où l’adolescent
raisonne sur la base de propositions logiques abstraites49.
L’idée que le développement cognitif repose sur un mécanisme de
coordination des structures logiques élémentaires construites à un
stade donné pour produire une structure logique plus complexe au
stade suivant constitue, encore à l’heure actuelle, l’un des postulats
principaux de la très grande majorité des modèles du
développement cognitif50. Pour ces modèles théoriques,
l’émergence de comportements complexes au cours du
développement dépend de la capacité à coordonner un nombre
croissant de processus mentaux élémentaires, et donc du
développement de la mémoire de travail. La mémoire de travail
constitue, pour ces modèles, le mécanisme clef du développement
cognitif de l’enfant.
Néanmoins, les travaux menés ces 30 dernières années en
psychologie du développement suggèrent que le développement
cognitif est moins synchrone et plus dynamique qu’il n’y parait, ce
que les modèles du développement cognitif basés sur la mémoire de
travail ont du mal à prendre en compte. Si les bébés possèdent dès
la naissance des connaissances conceptuelles sur le nombre, les
principes physiques qui régissent les objets et leurs déplacements,
les agents et leurs actions, et la géométrie de l’environnement51, les
enfants, les adolescents et les adultes commettent des erreurs
systématiques dans des contextes dans lesquels ils doivent mobiliser
des connaissances assez semblables à celles observées chez le bébé.
Ces erreurs systématiques apparaissent dans certains contextes où
les individus, quel que soit leur âge, utilisent une stratégie
heuristique (c’est-à-dire une stratégie rapide et peu couteuse qui
marche souvent mais pas toujours) alors qu’il faudrait utiliser un
algorithme logique (c’est-à-dire une stratégie lente et couteuse mais
qui marche toujours). La capacité à inhiber une heuristique pour
activer un algorithme exact constitue un des mécanismes clefs pour
surmonter les erreurs systématiques observées dans différents
domaines cognitifs (perception, nombre, catégorisation,
raisonnement, prise de décision) et donc pour le développement
cognitif52.

Zoom sur
Zoom sur…

Les fonctions exécutives dans l’enfance et la réussite académique

et professionnelle future

En 1972, Walter Mischel développe le marshmallow test et démontre


pour la première fois que l’enfant n’est pas un être guidé uniquement par
ses désirs et son impulsivité et ce même avant 7 ans (l’âge de raison) !
Rappelons que dans ce test, l’expérimentateur place devant l’enfant une
friandise (une guimauve ou marshmallow en anglais dans l’expérience
originale) et lui propose de manger la friandise qu’il a devant lui tout de
suite ou d’attendre pour en obtenir une deuxième. L’expérimentateur
sort ensuite de la salle. Le résultat est surprenant : plus de deux tiers des
enfants de 4 ans sont capables de résister et attendent avant de manger
la friandise même si un tiers seulement résiste jusqu’au retour de
l’expérimentateur (15 mn). Autre enseignement de cette étude  : la
capacité à résister à la récompense immédiate (la guimauve devant
l’enfant) pour obtenir une gratification différée plus importante dans le
futur (une deuxième guimauve) dans ce test augmente avec l’âge. Il
existe sur internet de très nombreuses vidéos de la «  marshmallow
experiment  » qui montrent toutes les stratégies mises en place par les
enfants pour résister à l’envie de manger la guimauve. Plus de 40 ans
après, une équipe de l’université de Cornell a demandé à 26 de ces
enfants devenus adultes d’effectuer une tâche de Go/NoGo en utilisant
des visages qui exprimaient ou non une émotion53. Les enfants qui
étaient les moins enclins à résister à la guimauve étaient, 40 ans après,
ceux qui avaient le plus de mal à ne pas appuyer sur un bouton sur
lequel ils avaient appuyé à plusieurs reprises mais uniquement quand
des visages émotionnels étaient présentés. Cette difficulté à inhiber une
réponse motrice dans un contexte chargé émotionnellement est en
partie liée à une activation accrue du striatum (structure sous-corticale
impliquée dans le réseau de la récompense et du plaisir) et moindre du
cortex préfrontal (qui contrôle l’activation du striatum et nos émotions). Il
semble donc que la capacité à s’autoréguler pendant l’enfance est
fortement liée à notre capacité à nous contrôler tout au long du
développement et de la vie, ce qui explique que les capacités
d’autorégulation de l’enfant puissent constituer un facteur prédictif de la
réussite académique et professionnelle, de la santé physique et mentale
et du bien-être une fois adulte. Une étude longitudinale menée sur plus
de 1000 enfants suivis de la naissance à 32 ans au Canada révèle que les
différences dans les capacités d’autorégulation mesurées entre 4 et 11
ans prédisent plus fortement les différences de réussites
professionnelles, de santé ou de dépendance aux substances
psychoactives à l’âge adulte que les différences de niveaux
socioéconomiques ou de Quotient Intellectuel (QI)54. Une seconde étude
longitudinale de ce même groupe de chercheurs sur 500 fratries met en
évidence que le frère (ou la sœur) dans la fratrie qui présente les moins
bonnes capacités d’autorégulation dans l’enfance aura tendance à
moins bien réussir académiquement et professionnellement plus tard à
environnement familial identique. Il y a donc un enjeu tant pour
l’éducation que la santé publique à promouvoir des interventions qui
permettent d’améliorer chez l’enfant ses capacités d’autorégulation.

L’inhibition est également fondamentale pour le développement des


capacités socio-émotionnelles et plus spécifiquement des capacités
à comprendre les intentions et les états mentaux des personnes
avec qui nous interagissons (théorie de l’esprit55). La capacité à
attribuer des états mentaux à autrui, surtout quand ils sont
différents des nôtres, est fortement liée à notre capacité à adopter
la perspective de notre interlocuteur. Cette capacité à adopter une
perspective hétérocentrée a été étudiée pour la première fois par
Piaget dans la tâche dite des trois montagnes56 où l’enfant doit
déterminer ce qu’il verrait des trois montagnes en relief placées sur
un plateau devant lui s’il prenait la perspective d’une poupée placée
de l’autre côté de ce plateau. L’enfant a tendance avant 9 ans à
adopter sa propre perspective pour répondre (biais égocentré). Mais,
comme dans d’autres domaines, ce biais égocentré est très
dépendant du contexte  : le bébé est capable d’adopter une
perspective hétérocentrée dans certains contextes57 alors que
l’adulte peut encore être très égocentré dans d’autres situations58.
Une étude menée dans notre laboratoire révèle que le
développement de la capacité à adopter une perspective
hétérocentrée (ici, celle d’un avatar qui tient une balle grise dans ses
mains présentée soit de face, soit de dos) est, en fait, très
dépendante de notre capacité à inhiber notre point de vue
égocentré59. Pour développer ses compétences sociales (respect
d’autrui et tolérance), l’enfant doit donc apprendre à inhiber son
point de vue égocentré.

2 Apprentissages scolaires

Les fonctions exécutives jouent également un rôle dans les


apprentissages scolaires fondamentaux (lire, écrire, compter,
raisonner) en parallèle des processus spécifiques engagés dans
chacun de ces apprentissages (comme l’association
graphophonologique en lecture ou le dénombrement en
mathématiques). Les capacités exécutives (mémoire de travail et
contrôle inhibiteur) mesurées chez l’enfant d’âge préscolaire (à 4
ans) constituent, par exemple, un prédicteur des compétences
mathématiques et en lecture à 7 ans60. Au laboratoire, dans une série
d’études menées chez l’enfant, l’adolescent et le jeune adulte, nous
avons démontré que certaines difficultés systématiques rencontrées
par les enfants (au développement cognitif typique) en
mathématiques61, en lecture62 et en grammaire63 peuvent résulter
d’une difficulté ponctuelle à résister à des heuristiques scolaires ou à
des automatismes.

a. Mathématique et contrôle inhibiteur : les problèmes


arithmétiques à contenus verbaux et les nombres rationnels
Le problème arithmétique présenté en introduction de ce chapitre
est une situation scolaire dans laquelle les enfants rencontrent
typiquement des difficultés au cours de leur scolarité. Quand les
enfants de CM1 et de CM2 essaient de résoudre pour la première
fois le problème suivant « Mathieu a 30 billes, il en a 10 de moins que
Joanne, combien de billes Joanne a-t-elle  ?  », ils répondent que
« Joanne a 20 billes » alors qu’ils devraient répondre qu’elle en a 40.
Ce type de problèmes est difficile à résoudre pour l’enfant car il y a
piège linguistique : il faut effectuer une addition pour déterminer le
nombre de billes de Joanne alors que le terme «  moins  », associé
jusque-là à la soustraction, apparait dans le problème64. Nous avons
montré au laboratoire que ces erreurs ne relèvent pas d’un défaut
de raisonnement des enfants mais bien d’une difficulté ponctuelle à
inhiber l’heuristique «  il y a le mot plus j’additionne, il y a le mot
moins je soustrais  », heuristique qui se renforce sans doute au
moment de l’apprentissage des opérations arithmétiques où le
cerveau de l’enfant associe le « plus » à l’addition et le « moins » à la
soustraction65. Plus surprenant encore, cette heuristique perdure
chez l’adulte et même chez des experts en mathématiques
(étudiants en master de maths66).
La comparaison des nombres décimaux peut aussi s’avérer difficile
pour les élèves dans certains contextes et notamment quand ils
doivent comparer 1,654 à 1,7. Les élèves de CM1 et CM2 répondent
que 1,654 est plus grand que 1,7 car 654 est plus grand que  7.
Quand cette notion est introduite en primaire, les élèves se basent
donc spontanément sur les propriétés des nombres entiers pour
comparer les nombres décimaux, ce qui les induit en erreur,
notamment dans des contextes dans lesquels les propriétés des
nombres entiers interfèrent avec les propriétés des nombres
décimaux67. Nous avons mis en évidence que la capacité des enfants
de 12 ans mais aussi des jeunes adultes à comparer des paires de
nombres décimaux du type 1,654 vs. 1,7 était déterminée en grande
partie par leur capacité à inhiber leur connaissance des propriétés
des nombres entiers68. Cette erreur systématique observée chez les
élèves est probablement liée à la séquence pédagogique : c’est bien
parce que l’enfant apprend d’abord à raisonner sur des nombres
entiers qu’il lui est difficile ensuite de raisonner sur des nombres
décimaux dans certains contextes. D’où la nécessité pour son
cerveau d’apprendre à inhiber certaines connaissances qu’ils
possèdent sur les nombres entiers uniquement dans un contexte où
celles-ci interfèrent avec la règle à appliquer.

b. Littératie et contrôle inhibiteur : la discrimination des lettres


et les accords sujets-verbes
Quand les enfants commencent à lire et à écrire, ils écrivent
certaines lettres à l’envers et ont du mal à distinguer les lettres
imprimées à l’endroit et à l’envers69. La confusion des lettres dont
l’image en miroir constitue une autre lettre (b/d/p/q) est un cas
particulier d’erreurs en miroir qui sont les plus fréquentes et les plus
difficiles à surmonter pour l’élève70. Ces erreurs en miroirs résultent
vraisemblablement du fait qu’au cours de l’apprentissage de la
lecture, des neurones dans le cortex occipito-temporal ventro-latéral
postérieur (sur le côté et à l’arrière du cerveau dans sa partie
inférieure) de l’hémisphère gauche se recyclent pour prendre en
charge la reconnaissance visuelle des lettres et des mots71. Avant de
se spécialiser dans la reconnaissance des lettres et des mots et de
former l’aire de la forme visuelle des mots (AFVM), ces neurones
permettent d’identifier des visages ou des animaux et possèdent
une propriété très avantageuse pour la reconnaissance de ces
stimuli, ils généralisent en miroir (ils répondent de la même manière
à la présentation d’un stimulus et de son image en miroir72). Si cette
propriété est avantageuse pour la reconnaissance des visages et des
animaux, elle est délétère pour la reconnaissance et la discrimination
des lettres dont l’image en miroir constitue une autre lettre
(b/d/p/q). Dans une série d’expériences, nous avons démontré qu’à
tous les âges, indépendamment de l’expertise en lecture, la capacité
à discriminer des lettres dont l’image en miroir constitue une autre
lettre, qu’elles soient présentées de manière isolée ou dans un mot,
repose sur la capacité à inhiber l’heuristique de généralisation en
miroir des neurones de l’AFVM54.
Enfin, les enfants ont également certaines difficultés à correctement
accorder le sujet et le verbe dans des phrases du type « je les pilote »
où ils ont spontanément tendance à écrire «  je les pilotes  »
notamment quand le verbe prend la forme d’un nom73.

« Les données recueillies dans notre laboratoire

suggèrent que si certaines erreurs révèlent un manque

de connaissances ou de compétences de l’élève,

certaines erreurs peuvent aussi être le reflet d’une

difficulté ponctuelle et spécifique à résister à (inhiber)

une heuristique ou un automatisme. »

L’heuristique «  mettre un -s au mot qui suit les  » émerge et se


renforce sans doute au cours de l’apprentissage de la marque du
pluriel des noms, où dans la très grande majorité des cas cette
heuristique est pertinente. Nous avons démontré que la capacité de
l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte à correctement accorder le
verbe avec son sujet dans ce contexte nécessite pour le cerveau
d’inhiber une heuristique trompeuse (ici l’heuristique « mettre un -s
au mot qui suit les  ») comme dans toutes les autres situations
scolaires présentées précédemment74.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

L’Attrape-piège pour surmonter les erreurs systématiques en

classe

Les données recueillies dans notre laboratoire suggèrent que si certaines


erreurs révèlent un manque de connaissances ou de compétences de
l’élève, certaines erreurs peuvent aussi être le reflet d’une difficulté
ponctuelle et spécifique à résister à (inhiber) une heuristique ou un
automatisme. Pour apprendre à l’élève à corriger ce type d’erreurs, il ne
suffit pas de lui réexpliquer la règle (ou l’algorithme logique), il faut
surtout lui apprendre à inhiber les heuristiques et les automatismes que
son cerveau a construits par l’observation de certaines régularités dans
son environnement ou au cours d’apprentissages scolaires antérieurs75.
Nous avons développé au laboratoire un dispositif didactique très
simple, l’attrape-piège, pour apprendre aux élèves à inhiber une
heuristique dans un contexte où elle les induit en erreur. À l’aide de cet
attrape-piège (voir figure 1) composé d’une planche transparente
hachurée qui représente l’inhibition de l’heuristique, et d’une partie
centrale non- hachurée qui représente l’activation de l’algorithme (la
règle à utiliser), nous lui apprenons à identifier son erreur, à en
comprendre la cause et à inhiber l’heuristique trompeuse pour ensuite
activer la règle à utiliser en manipulant le matériel didactique : il place la
réponse erronée produite par l’heuristique sous la planche transparente
dans la partie hachurée et la réponse correcte dans la partie non-
hachurée. Ce dispositif didactique métacognitif exécutif s’accompagne
d’alertes du type « attention il y a un piège » qui permettent au cerveau
de l’élève de mieux repérer les problèmes-pièges (ceux où l’heuristique
ne fonctionne pas et court-circuite l’activation de l’algorithme exact)
après apprentissage. Nous avons montré que cette approche
pédagogique est plus efficace qu’un simple rappel de la règle, que ce soit
dans la correction des biais de raisonnement76 ou dans la correction des
erreurs dans le domaine de la comparaison de nombres décimaux (dans
des paires du type 1,654 vs. 1,7) ou de fractions (dans des paires du type
1/7  vs. 1/6 où l’élève considère que 1/7 est plus grand que 1/6 car 7 est
plus grand que 6).

Figure 1. Représentation schématique de l’attrape-piège utilisé


pour apprendre aux enfants à inhiber l’heuristique (processus
d’inhibition matérialisé par les hachures) et à activer l’algorithme
exact (processus d’activation matérialisé par le cercle non-
hachuré au centre du dispositif).

III. Les fonctions exécutives :

comment les entrainer ?

Les fonctions exécutives étant impliquées dans tous les domaines


cognitifs et socioémotionnels à tous les âges de la vie, il y a un enjeu
majeur à imaginer des dispositifs qui puissent les renforcer. Il existe
deux grands types de dispositifs pour entrainer les fonctions
exécutives  : des dispositifs qui ciblent une fonction exécutive
particulière qui est entrainée intensivement, généralement à l’aide
d’un programme informatique ou des dispositifs moins ciblés et plus
métacognitifs où l’enjeu est de fournir à l’enfant des connaissances
sur la façon dont il peut réguler et contrôler ses comportements.
Dans les deux approches, l’effet du dispositif est évalué en
comparant les performances au pré-test (avant entrainement) aux
performances au post-test (après entrainement) non seulement sur
des tâches qui mesurent spécifiquement les fonctions exécutives
entrainées (transfert proche) mais aussi sur des tâches qui évaluent
des compétences dans des domaines autres dans lesquels les
fonctions exécutives jouent un rôle (transfert lointain). Les transferts
proches et lointains sont toujours comparés par rapport à ceux
observés dans un groupe contrôle chez qui on entraine d’autres
processus mentaux. Un deuxième critère sur lequel le dispositif est
évalué est le maintien dans le temps des effets de transferts
observés après arrêt de l’entrainement.

a. Entrainements intensifs aux fonctions exécutives


La plupart des études ont porté sur des entrainements à la mémoire
de travail en visant soit à améliorer la capacité (l’empan) de la
mémoire de travail77 soit la capacité à rafraichir le contenu de la
mémoire de travail78. Pour augmenter l’empan de la mémoire de
travail des enfants, les chercheurs leur proposent de jouer à des
jeux-vidéos (CogMed©) dans lesquels ils doivent mémoriser la
position des objets présentés les uns après les autres à l’écran et,
après un délai de quelques secondes, décider si l’objet présenté est à
la même position que celle occupée par un des objets apparus dans
la première phase. Pour améliorer les capacités à rafraichir le
contenu de la mémoire de travail, les chercheurs proposent aux
enfants de jouer à des jeux-vidéos basés sur le principe de la tâche
de n-back. La difficulté des jeux-vidéos proposés à l’enfant est
adaptée en temps réel à ses performances pour maintenir sa
motivation et s’assurer que le jeu-vidéo continue à mobiliser les
ressources exécutives de l’enfant pendant toute la durée de
l’entrainement. Les enfants s’entrainent classiquement pendant 5 à
8 semaines, 5 jours par semaine à raison de 15 à 20 minutes par jour.
Les effets de ce type d’entrainement à la mémoire de travail sont,
dans la très grande majorité des études, limités à des effets de
transferts proches (à d’autres tâches de mémoire de travail) qui
peuvent se maintenir plusieurs mois après l’arrêt de l’entrainement
même si ces effets s’estompent avec le temps79. Ces améliorations
de la mémoire de travail sont sous-tendues par un renforcement de
l’activité des structures cérébrales fronto-pariétales impliquées dans
cette fonction exécutive. Entrainer les capacités de rafraichissement
de la mémoire de travail semble produire non seulement des
transferts proches mais également des transferts lointains,
notamment sur des tests d’intelligence. Néanmoins, ces effets de
transferts lointains ne sont pas systématiquement observés. Les
méta-analyses sur le sujet suggèrent que les entrainements ciblant
spécifiquement la mémoire de travail restent en règle générale
inefficaces pour améliorer la réussite académique des enfants sains
et, dans les quelques cas où des effets ont pu être observés, ils
restent très modestes80. Les quelques études qui se sont essayées à
des entrainements au contrôle inhibiteur81 ou à la flexibilité
cognitive82 aboutissent au même constat  : des transferts vers des
tâches exécutives (transfert proche) mais pas ou peu de transferts
vers des tâches qui évaluent des compétences dans d’autres
domaines (transfert lointain).

b. Entrainements métacognitifs aux fonctions exécutives


Dans le cadre de ce type de dispositif, les chercheurs ont, par
exemple, étudié l’effet de la méditation dite de pleine conscience
sur les capacités exécutives des enfants âgés de 7 à 9 ans83. Pratiquer
la méditation de pleine conscience semble produire une
amélioration des fonctions exécutives surtout pour les enfants qui
présentent les moins bonnes capacités exécutives. Les arts martiaux
améliorent également les fonctions exécutives des enfants  : les
capacités d’inhibition et de régulation émotionnelle et plus
généralement le comportement en classe des enfants de 5 à 11 ans
pratiquant le taekwondo se sont améliorés plus fortement que ceux
d’un groupe d’enfants pratiquant une activité physique régulière
plus classique.
« Pratiquer la méditation de pleine conscience semble

produire une amélioration des fonctions exécutives

surtout pour les enfants qui présentent les moins

bonnes capacités exécutives. »

Certains programmes éducatifs permettent d’améliorer les


fonctions exécutives des enfants, qu’ils aient été conçus
spécifiquement (Tools of the Mind84) ou non (méthode Montessori)
pour répondre à cet objectif. Les enfants qui sont inscrits dans des
écoles qui appliquent la méthode Montessori (par exemple classes
multi-âges, matériel pédagogique spécial, absence de notes, travail
autodirigé des enfants et collaborations interindividuelles) ont des
compétences en lecture, en mathématiques mais également des
capacités exécutives plus développées à la fin de la maternelle que
des enfants inscrits dans des écoles appliquant une pédagogie plus
classique85. Dans le cadre du programme «  Tools of the Mind  », les
capacités exécutives et les compétences sociales des enfants de 4 à
5 ans de milieux socioéconomiques défavorisés, mesurées à l’issue
de ce programme, sont meilleures que celles des enfants ayant suivi
un autre programme éducatif. Plus encourageant encore, le type de
programme suivi par l’enfant constituait à l’issue de cette
expérimentation un meilleur prédicteur de ses capacités exécutives
et de ses compétences sociales que son âge ou son genre. De
manière générale, des interventions ciblées visant à améliorer le
développement des fonctions exécutives dans le programme
scolaire existant permettent d’améliorer le comportement des
enfants en classe et de diminuer leur stress86.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Une approche écologique pour entrainer les fonctions exécutives

en classe

Dans le programme «  Tools of the Mind  », un ensemble de jeux


permettent aux enfants de développer leurs capacités exécutives (et
notamment leurs capacités d’inhibition) dans le cadre de situations
scolaires classiques. Par exemple, dans une tâche de comptage, les
enfants se mettent en binôme, et l’un compte pendant que l’autre vérifie
l’exactitude du comptage. Ils échangent ensuite leurs rôles. Cette
situation nécessite que chaque enfant respecte bien son rôle et
notamment que celui qui vérifie inhibe l’envie de compter à haute voix en
même temps que son camarade. De la même manière, un dispositif
permet aux enfants de gérer leur temps de parole : l’enfant qui tient un
carton avec une oreille doit écouter et n’a pas le droit de parler. Ce
dispositif renforce les capacités de contrôle de soi et d’autorégulation
des enfants dans la classe et favorise de manière indirecte les
apprentissages scolaires. Un dispositif similaire imaginé par Jean
Philippe Lachaux est utilisé aujourd’hui dans certaines classes pour
réguler l’attention des élèves (cf. Chapitre 6).
Il existe aussi des petits jeux très simples qu’on peut utiliser en classe
pour renforcer les capacités d’inhibition des enfants comme « Jacques a
dit », « ni oui, ni non », « 1, 2, 3 soleil », « Jour/Nuit » (jeu où on demande à
l’enfant de dire jour quand il voit la lune et nuit quand il voit le soleil)…
Une étude sur des enfants âgés de 8 à 12 ans a mis en évidence que jouer
7 jours à «  Jacques a dit  » améliore les capacités d’inhibition chez ces
enfants (Zhao et al., 2015). Au laboratoire, en partenariat avec le site
Lea.fr (cf.  Chapitre12 page x), nous avons mené la première recherche
participative avec les professeurs de plus de 115 classes, dans toute la
francophonie, pour évaluer l’effet sur les capacités d’inhibition de
participer 15 minutes par jour pendant 6 semaines à ce type de jeux. Les
données remontées par les professeurs de l’expérimentation qu’ils ont
menée dans leur classe sont très claires : les capacités d’inhibition des
enfants qui ont joué à ces jeux en classe ont plus progressé que celles
des enfants ayant joué à d’autres jeux (qui n’entrainent pas l’inhibition)
dans la même classe.

« Il existe aussi des petits jeux très simples qu’on peut

utiliser en classe pour renforcer les capacités

d’inhibition des enfants comme « Jacques a dit », « ni

oui, ni non », « 1, 2, 3 soleil », « Jour/Nuit ». »

Conclusion

La mémoire de travail, l’inhibition et la flexibilité cognitive


constituent les trois fonctions exécutives qui permettent à notre
cerveau de contrôler l’ensemble des processus et des stratégies à
mettre en œuvre dans toute résolution de problème dans la vie
quotidienne et à l’école. Elles jouent un rôle central non seulement
dans le développement cognitif et socioémotionnel de l’enfant et de
l’adolescent mais aussi dans leurs apprentissages scolaires
fondamentaux. Des jeux en classe ou sur tablette permettent
d’améliorer les capacités exécutives des enfants même si les
transferts sur l’acquisition des compétences en classe restent
limités. L’enjeu est aujourd’hui d’imaginer des activités
pédagogiques à même d’aider l’élève à développer ses compétences
exécutives dans chaque situation scolaire où l’élève développe ses
compétences langagières, de lecture, de calcul, de raisonnement, et
de respect d’autrui car les compétences exécutives étayent
l’acquisition de toutes ces compétences académiques.

Les Essentiels
Les Essentiels

La mémoire de travail, l’inhibition et la flexibilité cognitive


constituent les trois fonctions exécutives qui permettent à
notre cerveau de contrôler l’ensemble des processus et des
stratégies à mettre en œuvre dans toute résolution de
problème dans la vie quotidienne et à l’école.
Les fonctions exécutives sont impliquées dans tous les
domaines cognitifs et socioémotionnels de notre existence à
tous les âges de la vie  : ces capacités exécutives sont
essentielles pour la réussite scolaire, pour la santé physique et
mentale, pour la qualité de vie, et pour les aptitudes
socioémotionnelles.
Certaines difficultés systématiques rencontrées par les enfants
(au développement cognitif typique) en mathématiques, en
lecture et en grammaire peuvent résulter d’une difficulté
ponctuelle à résister à des heuristiques construites à l’école et
en dehors.
Pour apprendre à l’élève à dépasser ce type de difficultés, il ne
suffit pas de lui réexpliquer la règle (ou l’algorithme logique), il
faut surtout lui apprendre à inhiber les heuristiques et les
automatismes que son cerveau a construits par l’observation
de certaines régularités dans son environnement ou au cours
d’apprentissages scolaires antérieurs.
L’Attrape piège, un dispositif didactique très simple, permet aux
élèves à apprendre à inhiber une heuristique dans toutes les
situations scolaires où elle les induit en erreur.
Des jeux en classe ou sur tablette permettent d’améliorer les
capacités exécutives des enfants même si les transferts sur
l’acquisition des savoirs fondamentaux restent limités.
Néanmoins, des interventions ciblées visant à améliorer le
développement des fonctions exécutives dans le programme
scolaire existant permettent d’améliorer le comportement des
enfants en classe et de diminuer leur stress.
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focus

Facteurs socioéconomiques et

cerveau

par Teresa Iuculano

Les enquête PISA (Program for International Student Assessment)


indiquent qu’en France si l’école est efficace pour la majorité de ses
élèves, plus on vient d’un  milieu défavorisé, moins on a de chance de
réussir ! Il ne faut donc pas se voiler la face et essayer de comprendre
certes sociologiquement, mais aussi neuroscientifiquement ce qui se
passe dans le cerveau de ces élèves et pourquoi ?

Plasticité cérébrale et environnement de l’enfant

Quand l’environnement social (famille et école) est riche en


stimulations, il favorise la plasticité cérébrale induite par les
apprentissages de l’enfant, mais quand cet environnement est plus
appauvri en stimulations, il peut avoir des conséquences néfastes
pour le développement cognitif et la plasticité cérébrale – donc pour
les acquisitions de l’enfant.
Il s’agit d’une réalité qu’on aime pas affronter sociologiquement –
quoique Bourdieu l’ait fait  ! – ni politiquement (au nom de
l’égalitarisme). Mais scientifiquement, il ne faut rien se cacher et
trouver les moyens d’agir. Les observations scientifiques réalisées
dans des pays en voie de développement indiquent que grandir dans
un milieu socioéconomique défavorisé peut hélas avoir des
conséquences négatives sur le développement comportemental,
cognitif et cérébral car cela affecte notamment l’accès aux
ressources pédagogiques, l’alimentation et/ou la santé1.

L’impact du milieu sur le cerveau qui apprend

Les enfants de milieu défavorisé grandissent donc dans un


environnement qui est non seulement souvent appauvri en
stimulations (livres, jeux, activités culturelles, etc.) mais également
instable et stressant, ce qui explique la prévalence élevée des
troubles émotionnels, du stress, de l’anxiété et des troubles du
sommeil dans cette population2. Tous ces facteurs propres à ce type
d’environnement ont des conséquences non négligeables et qu’on
ne peut ignorer sur la maturation et la plasticité cérébrales, en
particulier dans les aires des apprentissages cognitifs3 : l’hippocampe
pour la mémorisation des connaissances en mémoire à long terme et
le lobe frontal pour les fonctions exécutives (mémoire de travail,
inhibition et flexibilité cognitive), ainsi que l’apprentissage de règles
logiques.

Manque de stimulations et mauvaise alimentation

Les environnements qui permettent une stimulation cognitive de


l’enfant régulière et intensive sont propices à la réussite scolaire.
Une étude menée sur plus de 600 enfants révèle que des activités
ludiques centrées sur les maths, initiées par les parents, peuvent
avoir des effets bénéfiques sur le développement des compétences
mathématiques de leurs enfants4. La moindre richesse cognitive de
l’environnement familial pour les enfants de milieu
socioéconomique défavorisé s’accompagne parfois d’une moindre
richesse de l’environnement scolaire (classes surchargées et
interactions individuelles avec le professeur moins fréquentes) qui
affecte également le développement cérébral et les apprentissages.
Si la richesse cognitive de l’environnement dans lequel grandit
l’enfant est critique pour son développement et ses apprentissages,
la richesse émotionnelle est également un facteur très important.
Les carences affectives, auxquelles peuvent être soumis les enfants
issus de milieux défavorisés, peuvent entrainer des troubles du
fonctionnement socioémotionnel de l’enfant par leur effet sur la
maturation d’une structure sous-corticale du cerveau  : l’amygdale5.
L’amygdale est impliquée dans les apprentissages et plus
particulièrement dans le maintien de la motivation et le plaisir
d’apprendre. Ce sentiment de plaisir intellectuel semble être critique
pour soutenir la motivation à s’engager dans une activité scolaire,
particulièrement chez les enfants issus de milieux défavorisés.
Enfin, une mauvaise alimentation, voire la malnutrition, a également
un effet négatif sur le développement et la plasticité cérébrales en
privant le cerveau de nutriments importants pour la maturation des
régions hippocampiques (mémoire), frontales (fonctions exécutives,
raisonnement) et de l’amygdale (émotion), régions critiques pour les
apprentissages de l’enfant. Par exemple, un déficit en fer, l’un des
déficits en nutriments le plus fréquent, entraine un déficit dans des
activités qui sollicitent le cortex frontal et l’hippocampe6 en
affectant notamment la prolifération cellulaire et la concentration
de neurotransmetteurs dans ces régions. Enfin, un déficit en fer
provoque une modification du taux de dopamine dans le circuit de la
récompense et notamment au niveau de l’amygdale7. Les aptitudes
cognitives de l’enfant sont également fortement dépendantes de
carences potentielles en vitamines B6/B12 et en fibres.
Ainsi, un environnement appauvri cognitivement, émotionnellement
et alimentairement peut avoir des effets importants, voire graves,
pour le cerveau de l’enfant en développement. Néanmoins, des
études de neurosciences chez l’animal sont prometteuses  :
l’enrichissement a posteriori de l’environnement dans lequel grandit
l’animal permet de contrecarrer les effets néfastes de
l’environnement initial. Bref, on peut toujours, potentiellement,
corriger les choses par un aménagement pédagogique et éducatif.
Stress et sommeil

Dans certains milieux défavorisés, les enfants sont statistiquement


plus exposés à un stress chronique8. Une exposition à un stress
environnemental pendant l’enfance altère le fonctionnement et la
structure de l’hippocampe et des lobes frontaux9. Ces régions sont
les plus impactées par le stress car elles possèdent avec l’amygdale
de nombreux récepteurs au cortisol, l’hormone du stress, dont la
concentration augmente alors dans l’organisme10. L’amygdale est
engagée dans les apprentissages associatifs qui impliquent des
émotions positives mais aussi négatives (peur/menace). Du fait de
leur environnement stressant, les enfants de certains milieux
défavorisés peuvent développer une sensibilité excessive pour
certaines menaces sociales, ce qui peut entrainer un déficit de leur
capacité à réguler leurs émotions, capacité importante dans tous les
apprentissages, notamment à l’école. La réponse de l’amygdale est
exacerbée suite à la présentation d’un visage menaçant chez ces
enfants11. Une hyper-activation de cette région est également
observée – par transfert – chez des enfants particulièrement anxieux
suite à la présentation d’un problème de mathématiques qui
explique en partie leur difficulté à résoudre ce type de problèmes12.
Le sommeil affecte lui aussi le développement des régions du
cerveau (hippocampe et lobes frontaux) impliquées dans les
apprentissages scolaires. Le sommeil et notamment l’intégrité des
cycles du sommeil sont un facteur critique de l’apprentissage car ils
permettent la consolidation des connaissances en mémoire13. Le
sommeil à ondes lentes est particulièrement important dans ce
processus de consolidation, en particulier pendant l’enfance. Le
sommeil des enfants grandissant dans des milieux défavorisés peut
parfois être plus fragmenté du fait de l’environnement familial
(travail de nuit, surpopulation dans le foyer, stress chronique)14. Ces
enfants sont alors plus à risques d’avoir des difficultés
d’apprentissage.
Des pistes de réflexion, d’intervention et de remédiation

Promouvoir des environnements familiaux et scolaires enrichis


cognitivement, émotionnellement et nutritionnellement est un
enjeu d’éducation publique pour combattre l’effet de la pauvreté sur
le cerveau et ce avant même la naissance de l’enfant. Certaines
études suggèrent que l’exposition chronique au stress au cours de la
grossesse (cela peut aussi évidemment arriver dans un milieu dit
« favorisé ») a un effet sur l’expression de certains gènes impliqués
dans les propriétés des cellules nerveuses15. Bien que la pauvreté
puisse avoir un effet sur le développement cérébral in utero, le
cerveau est organe fantastiquement plastique et reconfigurable.
Des interventions ciblées dans ces populations à risque dans la
petite enfance peuvent efficacement compenser les effets délétères
de l’environnement in-utero et ex-utero. C’est tout l’enjeu des
recherches que nous menons au laboratoire dans lesquelles nous
évaluons finement l’effet d’interventions en classe sur le cerveau (en
IRM) et sur les comportements scolaires (suivi des progrès en classe)
d’enfants issus de milieux défavorisés16. 
Figure 1. Modifications des activations cérébrales au cours des
apprentissages dans un groupe d’enfants tout venant (groupe
contrôle), un groupe d’enfants grandissant dans un
environnement appauvri, et un groupe d’enfants soumis à un
stress chronique.

1. Walker S. P. et al. (2007). Child development: Risk factors for adverse outcomes in developing countries. Lancet,
369(9556), 145-157.
2. Matthews K. A., Gallo L. C. (2011). Psychological perspectives on pathways linking socioeconomic status and physical
health. Annual Review of Psychology, 62, 502-530 ; Buckhalt J. A., El-Sheikh M., Keller P. (2007). Children’s sleep and
cognitive functioning: Race and socioeconomic status as moderators of effects. Child Development Perspectives, 78(1),
213-231.
3. Blair C., Raver C. C. (2016). Poverty, stress, and brain development: New directions for prevention and intervention.
Academic Pediatrics, 16(3), 30-36.
4. Berkowitz T., Schaeffer M., Maloney E. (2015). Math at home adds up to achievement in school. Science, 350(6257),
196-198.
5. Merz E. C., Tottenham N., Noble K. G. (2017). Socioeconomic status, amygdala volume, and internalizing symptoms
in children and adolescents. Journal of Clinical Child & Adolescent Psychology, 47(2), 312-323.
6. Lukowski A. F. et al. (2010). Iron deficiency in infancy and neurocognitive functioning at 19 years: evidence of long-
term deficits in executive function and recognition memory. Nutritional Neuroscience, 13(2), 54-70.
7. Gianaros P. J. et al. (2008). Potential neural embedding of parental social standing. Social Cognitive and Affective
Neuroscience, 3(2), 91-96.
8. Ibid., Matthews et al., 2011 ; Buckhalt et al., 2007.
9. Ibid., Blair et al., 2016.
10. Ibid., Blair et al., 2016.
11. Ibid., Gianaros et al., 2008.
12. Ibid., Berkowitz et al., 2015.
13. Diekelmann S., Born J. (2010). The memory function of sleep. Nature Reviews Neuroscience, 11, 114-126.
14. Ibid., Buckhalt et al., 2007.
15. Hunter R. G. (2012). Epigenetic effects of stress and corticosteroids in the brain. Frontiers in Cellular Neuroscience,
6(18).
16. Iuculano T. et al. (2015). Cognitive tutoring induces widespread neuroplasticity and remediates brain function in
children with mathematical learning disabilities. Nature Communication, 6, (8453).
8

La métacognition et l’auto-évaluation

Par Joëlle Proust

Apprendre à apprendre, tout le monde en convient, n’est pas seulement

affaire de didactique disciplinaire. Il ne suffit pas d’être un bon

mathématicien pour être un bon professeur. Transmettre un savoir suppose

de savoir comment communiquer avec des élèves de manière instructive et

motivante. L’apprentissage des mathématiques, ou de toute autre matière,

suppose que l’élève s’engage dans des actions cognitives efficaces. Il ne

suffit pas qu’un sujet au programme soit enseigné, pour que les actions

cognitives nécessaires à l’apprentissage soient correctement sélectionnées

et effectuées. De même que l’enseignant choisit ses gestes d’apprentissage,

l’élève choisit (ou refuse) d’agir cognitivement, de répondre aux sollicitations

d’attention et d’effort de la manière requise pour accomplir la tâche

proposée. Il est essentiel pour l’enseignant comme pour l’élève de

s’approprier de manière pratique et concrète sa part de l’activité cognitive

partagée, et de comprendre ce qui en conditionne le succès. Calculer,

résoudre un problème, retrouver un nom, les circonstances d’un événement,

raisonner sur un texte, sont des exemples d’actions cognitives courantes.

Elles mettent en jeu la métacognition, c’est-à-dire l’évaluation de la

faisabilité, puis du succès de l’action. L’élève ne se lance pas dans un

apprentissage sans se demander s’il vaut la peine de le faire. Son cerveau

prépare la réponse : il prédit automatiquement l’effort requis, l’intérêt de

l’activité, l’importance qu’elle a, et la possibilité d’y réussir. Ai-je envie de

faire ce travail ? Est-ce que j’en suis capable ? Est-ce que ce type d’exercice
est « pour moi » ? La réponse à ces questions préalables est donnée par la

perception de la tâche (par exemple par le sentiment de familiarité avec la

tâche, ou le sentiment de pouvoir l’accomplir), mais aussi par l’idée que l’on a

de soi – de sa personne et de son intelligence. D’autres sentiments sont

ressentis au cours de l’action (comme le sentiment « de ne pas pouvoir y

arriver ») ou quand l’action débouche sur un résultat (comme le sentiment

d’avoir « trouvé la bonne réponse »). Ce que l’élève sait ou croit

implicitement de la tâche, de l’école, etc. joue également un rôle dans la

décision d’apprentissage. Ce chapitre vise à faire la part des sentiments et

des connaissances dans la prédiction et l’évaluation des activités

d’apprentissage, et à indiquer les pistes pédagogiques les plus efficaces pour

motiver les élèves à apprendre.

I. Qu’est-ce que la métacognition ?

La métacognition est l’ensemble des processus, des pratiques et des


connaissances permettant à chaque individu de contrôler et
d’évaluer ses propres activités cognitives, c’est-à-dire de les réguler.
L’activité cognitive, c’est simplement tout ce que l’on fait lorsque l’on
pense. Activité cognitive, contrôle, évaluation, trois termes clés qui
demandent des explications.

1 L’activité cognitive : automatique ou contrôlée

On peut trouver surprenant d’utiliser le terme de «  faire  » pour


caractériser la pensée. On tend à associer le faire à une activité
physique, au recours à des outils pour produire ou transformer des
objets. Mais à y regarder de plus près, la vie mentale est un
ensemble d’activités cognitives. Le désir de savoir ou de comprendre
conduit à acquérir de l’information et à la manipuler. Cela ne veut
pas dire que tout ce qui «  nous passe par la tête  » soit contrôlé et
conservé en mémoire. La perception, la mémoire, le raisonnement,
ont une dimension réceptive. On peut percevoir sans avoir de but
précis, apprendre «  implicitement  » – sans l’avoir tenté –, avoir des
flashes mémoriels involontaires. Mais la perception, la mémoire et le
raisonnement sont contrôlés par un but de connaissance : retrouver
des faits, des noms, des recettes. L’essentiel de la vie mentale
consiste à s’efforcer d’identifier, de reconnaitre, d’apprendre, de
résoudre des problèmes ou de rappeler des connaissances. La
métacognition module ces efforts. Ce but vaut-il la peine d’être
poursuivi ? La réponse que j’ai donnée est-elle la bonne ? En résumé,
dépenser des ressources cognitives suppose qu’existe une
motivation – atteindre un objectif représenté comme désirable, ou
éviter une situation embarrassante ou une perte couteuse.

« Retenons cette polarité entre la motivation positive

qui cherche à réaliser un but souhaité (pro-active), et la

motivation négative qui cherche à éviter une pénalité

(la motivation réactive). Ce contraste a des

répercussions assez profondes dans le cas de l’effort

d’apprendre. »

La métacognition intervient non seulement à titre préalable pour


déterminer s’il faut ou non agir  ; elle intervient aussi de manière
rétrospective, pour renseigner le système sur la réalisation correcte
de l’action. Dans les deux cas, prédiction ou évaluation, ce qui est
estimé est la divergence entre le « feedback attendu » – ce que l’on
s’attend à pouvoir faire (ou avoir réussi à faire) – et le «  feedback
observé  ». Quand elle se produit, cette divergence donne lieu à un
signal d’erreur suivi soit par l’abandon soit par la révision de l’action.
S’il n’y a pas de divergence, l’agent effectue son action, ou en
accepte le résultat.
Les cycles successifs de contrôle-monitoring-contrôle sont donc la
base de toute l’activité cognitive. La succession au fil du temps
d’échanges d’information entre ordres donnés (commandes) et
observations de progrès (feedback) est souvent schématiquement
représentée par un fléchage entre deux niveaux, avec un niveau actif
donneur d’ordre et un niveau subordonné pourvoyeur de rapports
d’activité.

Figure 1. Les cycles contrôle-monitoring de la métacognition au


fil du temps.

2 L’évaluation prédictive, première étape du contrôle

Intéressons-nous d’abord au feedback qui doit être utilisé pour


estimer la faisabilité d’une action donnée1. Avant de s’engager dans
une action, c’est-à-dire de la sélectionner, l’esprit-cerveau estime
l’effort à consentir pour la tâche envisagée, et évalue si un tel effort
en vaut la peine. Cette évaluation porte donc sur quatre dimensions :
1. l’importance du but, 2. l’intérêt intrinsèque de l’activité, 3. l’effort
probablement demandé par son accomplissement, 4. la probabilité
de l’atteindre, étant donné les circonstances présentes.
Par « importance du but », il faut entendre le type de bénéfice qu’on
attend de la tâche bien conduite. Il peut être moins important, par
exemple, de se rappeler exactement la liste des courses à faire s’il
s’agit de préparer son repas quotidien que s’il s’agit de préparer un
repas de fête.

« Avant de s’engager dans une action, c’est-à-dire de la


sélectionner, l’esprit-cerveau estime l’effort à consentir

pour la tâche envisagée, et évalue si un tel effort en

vaut la peine. »

La sensibilité à l’intérêt intrinsèque de l’activité renvoie à la


représentation qu’a l’agent, ici l’enfant, de l’attractivité de la tâche
cognitive, qui, selon la tâche envisagée, varie de la curiosité et de
l’envie de savoir à l’ennui et au refus d’apprendre2. Les uns se
passionnent pour la résolution de problèmes, les autres la fuient.
L’effort renvoie à l’ensemble de ressources cognitives qui seront
engagées, par exemple en termes de temps d’exécution et de
focalisation de l’attention. L’effort estimé donne lieu à un sentiment
caractéristique.
La prédiction de la probabilité de réussite se fonde sur l’expérience
acquise dans l’activité. En l’absence d’expérience acquise, comme
c’est le cas des jeunes enfants, les agents cognitifs sont typiquement
sur-confiants, c’est-à-dire qu’ils ont peu ou pas de doutes sur le fait
qu’ils vont réussir leur action3. Il est possible que la sur-confiance
systématique des grands débutants ait une fonction adaptative, leur
permettant de s’engager plus volontiers dans des tâches cognitives
nouvelles4.

« Il peut valoir la peine de faire un gros effort si l’on

s’estime être probablement en mesure d’atteindre son

but. Sinon, il vaut mieux changer de but, c’est-à-dire

remplacer la tâche difficile par une autre où l’on ne

court pas le risque de l’échec. »

Cette évaluation IIES (Importance/Intérêt/Effort/Succès attendu) est


préliminaire à toute action, qu’elle soit ou non cognitive ; son objectif
est de former une estimation prédictive de compromis. Il peut valoir
la peine de faire un gros effort si l’on s’estime être probablement en
mesure d’atteindre son but. Sinon, il vaut mieux changer de but,
c’est-à-dire remplacer la tâche difficile par une autre où l’on ne court
pas le risque de l’échec. Comment sait-on si le but envisagé peut ou
non être atteint, dans la situation présente  ? Cette prédiction,
comme celle qui porte sur l’effort à fournir, dépend d’associations
nommées « heuristiques », en l’occurrence inconsciemment formées,
qui s’expriment par un sentiment métacognitif (cf.section III.2).
Notons pour le moment que ces associations, et de manière
générale, les sentiments métacognitifs qui sous-tendent l’évaluation,
sont formés sur la base de l’expérience antérieure que le sujet a eue
de la tâche considérée (ou de tâches similaires). Cette évaluation
prédictive, rapidement opérée par le cerveau – en quelques
secondes ou millisecondes selon l’urgence du but – induit l’envie
d’agir, ou l’envie de changer de tâche5.

Figure 2. Préparation prédictive du contrôle  :


Importance/Intérêt/Effort/Succès Attendu.

3 L’évaluation rétrospective de la réponse : le suivi

(monitoring) de l’activité

Supposons que, sur la base de son évaluation prédictive, l’agent ait


estimé que la tâche en valait la peine, et s’y soit engagé. Quelle que
soit la tâche en question, l’agent doit savoir si son objectif a été
finalement atteint. Une évaluation rétrospective, intervenant à la fin
de l’action (ou à la fin de chaque sous-étape), le renseigne sur ce
point6. L’information qui sous-tend l’évaluation rétrospective
ressemble à celle qui est utilisée pour décider d’agir cognitivement.
Des prédictions inconscientes (nommées «  heuristiques  »)
comparent la divergence éventuelle entre les caractéristiques du
résultat obtenu avec les caractéristiques attendues. L’absence de
divergence donne un sentiment d’action cognitive correctement
accomplie, tandis que la détection d’une divergence produit un
signal d’erreur.

Figure 3. L’évaluation rétrospective.

Si la réponse obtenue lui semble incorrecte, l’agent peut soit tenter


de recommencer la tâche, en essayant de nouvelles stratégies, soit
abandonner son but initial si ses évaluations prédictives IIES ne
l’incitent pas à persévérer.
Pour essayer de nouvelles stratégies, il faut évidemment savoir
qu’elles existent ou peuvent être acquises. L’acquisition d’un
répertoire de stratégies transforme le sens même de l’erreur. De
signal d’échec, l’erreur devient moment stratégique intégré à
l’activité cognitive7.
4 Effets de l’évaluation rétrospective sur les futures

évaluations prédictives

L’évaluation rétrospective conduit l’agent à former trois nouvelles


anticipations qui moduleront à leur tour la confiance future de
l’agent dans sa capacité de réussir les tâches du même genre
(d’autres facteurs seront impliqués dans le cas des apprentissages
spécifiquement scolaires, cf. sections III et IV) :
– le sentiment de l’effort que la tâche parait maintenant exiger (par
exemple, l’agent pense à une stratégie alternative, facile à mettre en
œuvre, à laquelle il n’avait pas tout d’abord pensé).
– la perception de la probabilité de réussite ultérieure dans cette
tâche (et d’autres du même genre). Si l’agent n’a pas de stratégie
disponible, son estimation subjective de la probabilité de réussite
tend à fléchir.
– le sentiment d’efficacité personnelle de l’agent, c’est-à-dire sa
confiance dans sa propre capacité, en tant que personne donnée, à
atteindre ses buts, dans le domaine considéré8. Le sentiment
d’efficacité résulte de l’attribution de l’échec ou de la réussite dans
l’action entreprise à sa propre incompétence ou compétence.
Chaque nouveau succès dans un domaine tend à accroitre le
sentiment d’efficacité personnelle de l’agent dans ce domaine. De
même, chaque erreur tend à le faire décroitre. Comme nous le
verrons dans la section III, le sentiment d’efficacité personnelle peut
résister à l’échec si l’agent est préparé à l’interpréter comme une
étape importante qu’il convient de bien gérer pour progresser vers
son but.
Sur ces trois dimensions de l’influence de l’évaluation rétrospective,
les stratégies alternatives interviennent à titre de modulateurs. Nous
verrons qu’elles permettent, selon leur origine et leur fonction
comportementale, soit d’accroitre, soit d’anéantir la motivation
d’apprendre.
Figure 4. Exemple d’influence de l’évaluation rétrospective
négative sur les évaluations prédictives ultérieures : sentiment
d’effort à la hausse, confiance dans la réussite à la baisse  ;
toutes choses égales par ailleurs, la motivation de refaire la
tâche tend dans ce cas à baisser. Le feedback observé (par
exemple l’apport de stratégies) peut toutefois apporter des
raisons de refaire la tâche.

II. La métacognition à l’école : les

controverses

La description de l’évolution du cycle «  contrôle-suivi  » de l’action


cognitive s’applique à toutes les formes de la pensée contrôlée. La
question qui se pose est de savoir si cette structure métacognitive
de l’agir cognitif est pertinente pour l’école. Les chercheurs en
sciences de l’éducation s’accordent aujourd’hui pour le penser. Ils
diffèrent, cependant, dans leurs justifications et dans les
recommandations pédagogiques qui en dérivent. Parmi les
nombreuses propositions, trois types de réponses à la question
méritent d’être examinées.

1 La métacognition est l’affaire de l’enseignant


La première réponse consiste à dire que la métacognition de l’élève
n’est pas pertinente ; seule compte celle du professeur, qui assure le
contrôle et le suivi de l’apprentissage de l’élève. Les professeurs,
connaissant leur sujet, sont seuls capables de connaitre les buts
d’apprentissage. Les élèves doivent avoir confiance dans la sélection
par le professeur de leurs buts d’apprentissage et s’y soumettre, en
recueillant attentivement les contenus.
Ce qui rend cette proposition discutable est que la théorie selon
laquelle « enseigner, c’est transférer ses connaissances » jouit d’une
évidence trompeuse : elle repose sur une conception irrecevable de
la mémoire. Qu’il s’agisse de faits historiques, de théorèmes
mathématiques, ou de compréhension du langage, l’esprit
apprenant ne « stocke » pas des connaissances, mais les encode, les
construit, les révise et les reconstruit en permanence. Plus
techniquement, on dira qu’il forme des concepts, c’est-à-dire des
ensembles sémantiques structurés, sur la base de symboles
langagiers et d’images9. Dès la naissance, des associations implicites
sont construites et généralisées, qui déterminent l’attention et
l’action du bébé, et lui permettent de catégoriser les objets selon
leur aspect et leur utilité respective. D’abord sensorimotrices, ces
premières catégories sont la cible des apprentissages langagiers.
L’école étend le champ d’application des concepts au-delà des
routines quotidiennes. L’apprentissage conceptuel, couteux en
ressources attentionnelles, requiert de la part de l’élève un
engagement actif  : non l’acceptation passive de la tâche en cours,
mais la compréhension de ses enjeux d’apprentissage. La métaphore
du transfert méconnait cette condition essentielle de réussite de
l’action pédagogique.
En outre, cette proposition méconnait que les élèves ont leurs
propres attentes sur la nature de l’apprendre et sur les objectifs à
atteindre dans les tâches proposées. La métaphore du transfert des
connaissances ignore les malentendus sur ce qu’il s’agit de faire en
classe, et les sentiments d’infériorité ou d’incompétence qui font
obstacle aux acquisitions. Ces sentiments peuvent conduire nombre
d’élèves à penser que l’effort cognitif demandé «  n’est pas pour
eux  », et parfois à rejeter à la fois l’enseignement et la discipline
scolaire.

2 La métacognition comme ensemble de connaissances sur la

cognition

La deuxième réponse est venue des théoriciens de la métacognition


de la première heure10. Ils ont cru qu’on pouvait enseigner la
métacognition aux élèves comme on leur enseigne les autres
contenus d’apprentissage. Ils ont proposé de leur expliquer
comment fonctionne leur esprit, pour qu’ils puissent utiliser cette
méta-connaissance pour réguler leur cognition. Ils ont tenté de
catégoriser tous les types de connaissance qui pouvaient permettre
aux élèves de mieux répartir leur effort et d’utiliser les stratégies de
raisonnement adaptées à chaque cas11.

« La pédagogie « métacognitivement informée »

privilégie aujourd’hui l’expérience de l’apprenant en tant

qu’agent de son apprentissage, en réservant l’exposé

des stratégies métacognitives à des cas

exceptionnels. »

Cette réponse s’est heurtée à plusieurs objections. Lors même que


c’est entre 3 et 4 ans que l’activité cognitive se structure
durablement, les connaissances concernées ne peuvent être
enseignées aux jeunes enfants. Bien plus, John Flavell – l’un des
pionniers de la recherche métacognitive – n’a pas réussi à démontrer
que les capacités mémorielles de l’enfant seraient améliorées s’ils
devenaient conscients des règles qui gouvernent la mémoire et la
cognition. Les travaux ultérieurs inspirés par Flavell se sont centrés
sur l’exploration des connaissances déclaratives des enfants portant
sur leur esprit. Ils ont bien montré que les jeunes enfants ne font
guère la différence entre savoir et deviner, et sont persuadés d’avoir
toujours su ce qu’ils viennent seulement d’apprendre12. Ce n’est
qu’au moment où ils deviennent capables d’attribuer à autrui des
croyances fausses, soit vers cinq ans, que les enfants commencent à
appliquer le mot de connaissance à bon escient13. Beaucoup de
chercheurs en ont conclu que la métacognition dépendait de ce
qu’on appelle la « théorie de l’esprit », c’est-à-dire de la capacité de
prédire et d’expliquer les comportements d’autrui et les siens
propres par un ensemble de désirs et de représentations (vraies ou
fausses) de la situation considérée14. Or cette hypothèse a été
réfutée par des arguments empiriques issus de diverses disciplines :
– Des travaux de primatologie ont montré que des singes rhésus
(ainsi que d’autres espèces animales) sont capables de contrôler leur
perception et leur mémoire. Ils peuvent par exemple tenter de se
rappeler ce qu’ils ont vu, ou discriminer des nuages de points plus ou
moins denses, et préférer s’abstenir quand ils sont dans la zone
d’incertitude15. Comme ces animaux ne forment pas de théorie de
l’esprit, (par exemple, ne peuvent pas interpréter les
comportements en termes de représentations éventuellement
fausses), il faut en conclure que la métacognition ne consiste pas
seulement en connaissances portant sur l’esprit, mais dépend de
prédictions formées inconsciemment16.
– Les tests non-verbaux utilisés en primatologie ont été utilisés pour
étudier les mêmes capacités chez des enfants de trois ans, et
démontré que, même si les enfants ne savent pas rapporter ce qu’ils
savent ou ne savent pas, ils manifestent néanmoins leur sensibilité
métacognitive dans leur décision d’agir cognitivement17. En d’autres
termes, les jeunes enfants sont limités dans l’expression verbale de
leur métacognition, mais non dans leur métacognition procédurale,
c’est-à-dire dans le contrôle et le suivi de leurs actions cognitives.
– D’autres études développementales ont porté sur les enfants
préverbaux de 12 à 18 mois. Les tout-petits s’avèrent ne demander
de l’aide par des gestes à leur entourage que lorsqu’ils ne disposent
pas de l’information concernée18. Ils sont également capables
d’évaluer rétrospectivement la correction de leurs jugements
concernant l’emplacement d’un objet. L’exploration neuronale
montre que le mécanisme de détection de l’erreur (ERN négative)
est le même chez eux que chez l’adulte19.
Ces diverses recherches montrent que chez l’enfant humain,
l’expérience métacognitive précède et rend possible l’attribution
verbale de connaissances à soi-même et à autrui.
Sans avoir été eux-mêmes impliqués dans les travaux rappelés ci-
dessus, beaucoup de chercheurs en sciences de l’éducation sont
parvenus à des conclusions semblables20. Ils ont observé que
l’enseignement verbal de stratégies métacognitives entrait en
compétition avec l’apprentissage cognitif. Au lieu de favoriser
l’apprentissage, le rappel verbal de règles à suivre rend plus difficile
la concentration sur la tâche de premier ordre21. L’appel à
l’introspection, c’est-à-dire à l’observation de son esprit par
l’apprenant, s’est avéré constituer une surcharge cognitive – voire un
«  cauchemar introspectif  » pour l’élève22. La pédagogie
«  métacognitivement informée  » privilégie aujourd’hui l’expérience
de l’apprenant en tant qu’agent de son apprentissage, en réservant
l’exposé des stratégies métacognitives à des cas exceptionnels. Nous
examinerons dans le chapitre III.3 l’équilibre à trouver entre
l’apprentissage explicite de stratégies cognitives et métacognitives,
d’une part, et la régulation implicite liée à l’effectuation de la tâche,
d’autre part.

3 La métacognition se forge dans des expériences affectives

La troisième réponse à la question de la pertinence de la


métacognition pour l’école est que l’apprentissage scolaire ne peut
être pleinement efficace que s’il s’appuie sur les expériences
métacognitives des élèves, c’est-à-dire s’il les recrute et les
développe par des tâches appropriées. À la différence de la réponse
précédente, l’activation de ces processus est affaire d’organisation
d’activités motivantes et d’étayage approprié du processus
d’apprentissage plutôt que d’enseignement théorique centré sur
l’analyse de concepts (de connaissance, incertitude, vérité, etc.)23.
Une fois les expériences acquises, toutefois, la conceptualisation de
l’expérience par des concepts s’insère naturellement dans la
communication entre l’enseignant et l’élève. L’élève est alors en
position de comprendre l’intérêt des stratégies cognitives qui lui
sont proposées pour résoudre les difficultés rencontrées.
Cette réponse à la question du rôle de la métacognition dans
l’apprentissage suppose une conception très différente des gestes
pédagogiques qui s’offrent à l’enseignant en tant que médiateur de
l’activité cognitive des élèves. Cette révision touche le rôle respectif
des sentiments et affects, d’un côté, et des connaissances sur l’esprit
ou sur les tâches à effectuer, de l’autre.

III. Métacognition procédurale et

pédagogie

1 L’apprentissage et ses affects

Les travaux d’Asher Koriat et son équipe ont révélé l’importance des
sentiments engendrés par une activité cognitive (par exemple un
problème de mathématiques). C’est un sentiment de difficulté qui
motive la décision de traiter ou non le problème et module l’effort
requis. C’est le sentiment de progresser qui pousse à persévérer.
C’est le sentiment d’avoir obtenu un résultat correct qui conduit à
arrêter l’effort24. À ces sentiments «  noétiques  », (c’est-à-dire liés à
l’acquisition de connaissance) centrés sur la tâche, viennent s’ajouter
des sentiments d’efficacité personnelle centrés sur la personne de
l’agent dont nous reparlerons plus bas (III.4).

« C’est un sentiment de difficulté qui motive la

décision de traiter ou non le problème et module l’effort

requis. C’est le sentiment de progresser qui pousse à

persévérer. »

Les sentiments noétiques sont produits par un calcul cérébral


inconscient, qui s’effectue automatiquement pour évaluer les
opportunités d’agir cognitivement et pour adapter la cognition
individuelle aux difficultés rencontrées. Un tel calcul n’est possible
que parce que des associations, appelées «  heuristiques  », ont été
implicitement formées entre des paramètres de l’activité et le
résultat obtenu. Les heuristiques permettent d’utiliser des indices
pour prévoir ou pour évaluer le succès de la tâche en cours. C’est
l’ampleur de la divergence entre indices attendus et observés qui
donne lieu à des sentiments noétiques comme le sentiment de
savoir ou le sentiment d’ignorer.

2 Heuristiques et sentiments métacognitifs

Les heuristiques qui président aux sentiments métacognitifs sont


construites et mises en œuvre à l’insu de l’agent. Selon la métaphore
aujourd’hui célèbre de la double-face proposée par Asher Koriat, les
heuristiques sont «  la face inconsciente  » des sentiments
métacognitifs conscients.

« Bien que les sentiments métacognitifs semblent faire

partie intégrante de la métacognition consciente et

explicite, ils sont en fait à double face : ils servent

d’interface entre les processus automatiques

implicites-inconscients d’une part, et les processus

25
explicites-conscients-contrôlés d’autre part . »
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les heuristiques qui
forment l’envers inconscient des sentiments cognitifs tirent leurs
indices non pas du contenu d’apprentissage, mais de son
«  véhicule  », c’est-à-dire de la réalisation matérielle des opérations
considérées, comme la rapidité avec laquelle elles sont traitées, ou
l’ampleur de la réponse neuronale à une question donnée. Les
sentiments auxquels elles donnent lieu ont un ressenti affectif, c’est-
à-dire une valence de plaisir (comme le sentiment d’être dans le vrai)
ou de déplaisir (comme le sentiment d’incertitude ou d’erreur).
Parmi les heuristiques qui déterminent le sentiment de savoir, on
peut citer l’heuristique de fluence – la rapidité d’une réponse prédit
la correction26 et la cohérence entre les représentations évoquées
par une question27. Plusieurs heuristiques peuvent se combiner, et
donner lieu à un sentiment noétique unique qui intègre toutes les
informations prédictives28.
À l’heure où l’on découvre la capacité du cerveau statisticien à
prédire tout ce qui peut l’être – ce qu’on appelle «  le codage
prédictif » -, la multiplicité des heuristiques prédictives qui gèrent le
contrôle et le suivi de l’agir cognitif n’étonne plus aujourd’hui29. Les
sentiments noétiques forment, selon l’expression souvent employée
dans la littérature, une «  tribu  » bigarrée30. Dans une tâche de
lecture, on distinguera le sentiment de fluence phonologique du
sentiment de fluence conceptuelle  ; le premier est lié à la facilité
d’apparier un mot écrit à sa prononciation orale  ; le second est le
sentiment de comprendre l’enchainement des significations d’un
mot à l’autre. Dans un exercice de rappel mémoriel, on distinguera le
sentiment prédictif de savoir ou de ne pas savoir comment répondre
à une question, du sentiment rétrospectif d’avoir ou non retrouvé le
« bon » terme, celui que l’on cherchait. Le sentiment de familiarité ou
d’étrangeté, le sentiment de facilité, le sentiment de comprendre, la
confiance dans sa perception, dans sa résolution de problème, la
sensibilité à la beauté d’un poème ou d’un tableau, le sentiment de
confusion, l’impression d’avoir un mot au bout de la langue,
complètent le tableau des heuristiques prédictives et de leur
ressenti.

Zoom sur…

Exemple de métacognition procédurale prédictive

Illustrons l’expérience métacognitive prédictive par un apprentissage en


cours de mathématiques de 4e. Le professeur propose à la classe
d’apprendre à former l’inverse d’un nombre (deux nombres sont inverses
l’un de l’autre lorsque leur produit est égal à 1, par ex. 5 g 1/5).
L’expérience noétique prédictive combine les évaluations IIES (cf. section
I.2). L’élève ressent de façon plus ou moins vive l’importance qu’a pour lui
cet apprentissage (lui servir à résoudre nombre de problèmes
mathématiques), son intérêt (apprendre à multiplier les fractions). Ces
ressentis, sources de plaisir, tendent à favoriser l’attention active et la
disponibilité pour l’effort proposé. Mais ils ne sont pas suffisants. Même si
l’élève trouve l’apprentissage potentiellement important et intéressant,
l’implication dans l’apprentissage ne se produit que si l’élève sent qu’il
peut « y arriver », c’est-à-dire a confiance de pouvoir effectuer la tâche. La
facilité de traitement de l’apprentissage proposé joue un rôle dans la
confiance de l’élève, mais aussi ses expériences antérieures, telles que le
souvenir d’avoir « séché au tableau », avoir eu de mauvaises notes, ou
simplement avoir entendu dire que «  les filles sont nulles en maths  ».
Rassurer les élèves sur leurs propres aptitudes fait partie intégrante de
l’enseignement.

« Adapter la difficulté de l’exercice à ce que

l’apprenant sait déjà faire, trouver le bon compromis

entre l’ennui de l’extrême fluence et l’incompréhension

de la dysfluence, sont des objectifs fondamentaux du

pédagogue. »
Les sentiments métacognitifs ont un rôle stratégique dans tout
apprentissage  : ils déterminent le niveau d’effort que l’élève va
accepter de consacrer à la tâche, la maitrise de son progrès dans la
tâche, l’évaluation rétrospective de son succès, et la motivation
finale pour prendre des décisions nouvelles  : si le résultat est jugé
satisfaisant, le mémoriser pour de nouveaux usages  ; sinon, (si les
circonstances sont propices) trouver une autre stratégie pour réussir
la tâche. Que les circonstances soient propices, que les sentiments
métacognitifs soient favorables à l’effort et à la persistance,
dépendent en grande partie d’une planification adaptée des
activités par le maitre.
Adapter la difficulté de l’exercice à ce que l’apprenant sait déjà faire,
trouver le bon compromis entre l’ennui de l’extrême fluence et
l’incompréhension de la dysfluence, sont des objectifs
fondamentaux du pédagogue. Les buts d’apprentissage évoluent au
fil du temps en fonction de la « zone proximale de développement »
des élèves, c’est-à-dire des nouveaux buts qu’ils peuvent atteindre, à
l’aide du maitre ou d’un autre élève plus avancé, étant donné les
compétences qu’ils ont déjà acquises31.
Les buts de l’élève, on le sait, ne coïncident pas toujours avec les
objectifs de l’enseignant. Le suivi par l’élève d’une action cognitive
particulière dépend à son tour de ses propres objectifs – lesquels ne
sont pas toujours explicites. L’enseignant a tout avantage à anticiper
ces divergences possibles, afin de les identifier dès que possible. Le
malentendu sur les objectifs risque de s’approfondir au fil du temps,
et de créer des blocages parfois insurmontables.

3 Différentes formes d’attention

L’opacité des buts de l’apprenant est entretenue par le fait que la


posture des élèves n’exprime pas la profondeur de leur engagement
dans la tâche. Chi et Wylie ont étudié la relation entre différents
types d’attention et performance ultérieure. Ils ont distingué quatre
types de buts attentionnels32. Quand l’attention est :
– passive, l’élève se borne à suivre ce qui est dit, ou du moins ce qu’il
en comprend. Les connaissances restent atomiques et non
intégrées ;
– active, l’élève manipule les contenus, prend des notes, relit ;
– constructive, l’élève reformule le contenu dans ses propres termes,
établit des liens entre plusieurs concepts, etc. ;
– interactive, l’élève discute du matériel avec un pair, débat avec lui
sur la valeur des arguments, etc.
Les auteurs montrent que la performance (l’acquisition de
connaissances mesurée par un test) s’accroit très sensiblement de
l’attention passive à l’attention interactive. Il existe une autre raison
de privilégier les deux dernières formes d’attention  : elles seules
permettent à l’élève de transférer l’acquis à de nouveaux contextes,
c’est-à-dire de généraliser son application, ce qui est évidemment
capital.
Chaque niveau d’attention implique des formes différentes de
contrôle et de suivi de l’activité cognitive. L’attention passive tend à
donner lieu à des sentiments de facilité de traitement liés à la
maitrise d’un lexique. L’attention active prépare le passage de la
fluence lexicale à la fluence conceptuelle  : les sentiments de
compréhension et de plaisir de découverte sont d’autant plus
intenses que l’attention s’émancipe davantage du lexique proposé
et devient constructive. Enfin, l’attention interactive, étant centrée
sur la communication, met en jeu des évaluations métacognitives
implicites de plausibilité, de cohérence, de pertinence et de
justification rationnelle de ce qui est proposé par le partenaire,
comme toutes les formes de communication structurée par un enjeu
de connaissance.
En vertu même de leur définition, ces quatre formes d’attention
sont mobilisées pour répondre à des objectifs d’acquisition et de
consolidation des connaissances. Or ces buts, nommés
«  épistémiques  », ne sont pas les seuls que les élèves (ou leurs
professeurs) peuvent former (ou encourager) dans le cadre de
l’activité scolaire. Les élèves peuvent aussi chercher à être premiers
de la classe, à minimiser les interactions avec les autres, à former des
alliances ou à manifester leur indépendance. Certains de ces buts
sont compatibles avec l’apprentissage et même susceptibles de lui
fournir des motivations nouvelles. D’autres, en revanche, peuvent
entraver, voire bloquer les apprentissages. Le champ de recherche
appelé «  métacognition située  », ou «  théorie sociocognitive de
l’apprentissage  », ouvert voici cinquante ans par Albert Bandura33,
s’intéresse à l’intrication entre les buts d’apprentissages avec
d’autres buts, des croyances et des motivations relevant des
contextes dans lesquels évoluent les élèves en classe et hors de
l’école (cf. encadré sur la théorie sociocognitive de l’apprentissage).

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La théorie sociocognitive de l’apprentissage

Selon Albert Bandura, tout apprentissage s’appuie sur l’influence


réciproque de trois types de facteurs : personnels (comme la perception
par l’apprenant de ses propres aptitudes et de leur nature),
environnementaux (comme la qualité de l’enseignement, les relations
entre la famille et l’école) et comportementaux (les apprentissages
précédents, incluant la pratique d’activités périscolaires et la lecture).
Comme ces trois types de facteurs s’influencent réciproquement, on peut
s’attendre à ce que deux élèves de capacité cognitive équivalente
apprennent plus ou moins bien en fonction (par exemple) de la qualité
de l’enseignement, de la perception de leurs propres aptitudes, ou de
leurs activités hors de l’école. Réciproquement, les apprentissages
peuvent modifier la perception de soi ou de ses propres pratiques
périscolaires, voire aussi les relations avec la famille et la motivation
d’étudier. Cette théorie permet de mieux comprendre comment les buts
épistémiques se ramifient et fusionnent avec d’autres buts (avec leur
cortège d’expériences et d’anticipations) qui, quoiqu’ils ne visent pas
directement l’apprentissage, sont pourtant très saillants dans les
contextes sociaux qu’offre l’école. Cette théorie montre en outre, de
manière très concrète, comment les croyances et les théories implicites
de l’élève (sur la tâche et sur leur identité en tant que personne)
interagissent avec les sentiments noétiques (d’effort, d’incertitude, etc.,
cf. section III.2) dans l’envie d’apprendre.

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Exemple de métacognition procédurale rétrospective

Comment savoir si l’élève a bien compris un texte après l’avoir lu, qu’il
s’agisse d’un article de journal (ou de l’énoncé d’un exercice
mathématique)  ? L’élève peut avoir un sentiment de compréhension
illusoire s’il éprouve un sentiment de facilité lié à la lecture superficielle :
retrouver dans le texte des mots familiers, (ou des symboles déjà utilisés)
élève la confiance d’avoir compris ce qu’il y a à comprendre, lors même
que la structure du texte, la hiérarchie des raisons (ou des opérations
symboliques) n’ont en fait pas été repérées. Le niveau de compréhension
adapté dépend de l’engagement dans l’activité de construction du sens.
Comment aider l’élève à s’y engager, et à évaluer de manière autonome
sa compréhension d’un texte ou d’une tâche ? Enseigner explicitement
les « bonnes stratégies » divise l’attention de l’élève et ne favorise donc
pas la compréhension. Il est souvent jugé préférable de construire
l’attention sémantique par de bons gestes pédagogiques, en demandant
à l’élève d’élaborer dans ses propres termes ce que veut dire au juste
l’auteur (ou ce que requiert au juste l’exercice). Ce questionnement a
pour effet d’étayer efficacement le développement de l’expérience de
compréhension désirable34.

4 Les buts d’apprentissage : maitrise, performance, recherche

du succès, évitement de l’échec

L’apprentissage scolaire est structuré par deux types de buts. Il peut


être perçu soit comme la maitrise progressive de connaissances
(«  but de maitrise  »), soit comme le moyen d’obtenir de bonnes
performances relativement à celles des autres élèves («  but de
performance  »)35. Les buts de maitrise stimulent l’attention
constructive, l’interprétation du feedback d’erreur comme un moyen
de parfaire la compétence, et la disposition à coopérer avec d’autres
élèves. Les objectifs de performance axent l’attention de l’élève sur
la reconnaissance sociale de ses propres capacités, sur la
comparaison avec les autres et la compétition.
Chaque type de but est à son tour modulé par deux façons de
positionner la motivation d’apprendre. Certains élèves recherchent
le succès (but de promotion), d’autres cherchent à éviter l’échec (but
d’évitement)36. La section IV.1 exposera comment différentes
théories de l’intelligence motivent différents types de buts. Le
tableau ci-dessous montre les effets sur l’apprentissage du
croisement d’un type de but (maitrise ou performance) avec un type
de motivation (promotion ou évitement). Les effets métacognitifs
les plus positifs en terme de perception de l’intérêt de la tâche et
d’engagement, d’attention constructive au feedback, de
coopération, d’absence de stigmatisation et d’apprentissage réussi
sont ceux des buts de maitrise, en particulier en association avec la
motivation de promotion37.
Les buts d’apprentissage
Type Succès Évitement de l’échec
d’orientation Þ
Type de but ß
Intérêt intrinsèque + + + Intérêt intrinsèque +
Attention constructive + + + Attention constructive +
Maitrise Feedback d’erreur recherché + et Feedback d’erreur recherché + + + et
utilisé + + utilisé + +
Disposition à coopérer + + + Disposition à coopérer +
Intérêt extrinsèque + Faible motivation
Disposition à exploiter autrui Procrastination
Performance Disposition à tricher Désorganisation
Compétition et rivalité Feedback non recherché
Émotions négatives
Autrui perçu comme une menace
Ce tableau présente les effets du choix stratégique par l’enseignant d’une
motivation d’apprentissage positive («  promotion de but  », centrée sur
l’acquisition) ou négative (centrée sur l’évitement d’un échec, mauvaise
note, etc.) sur le but poursuivi (acquisition des connaissances ou
performance). + = faible effet  ; + + =effet moyen  ; + + + = effet élevé. Les
effets non annotés d’un + sont des effets observés mais non mesurés dans
leur amplitude respective.
Le but choisi par les élèves dépend en partie de la manière dont
l’enseignant lui-même présente l’objectif des tâches proposées
(obtenir une compétence ou réussir à un examen). Il dépend aussi du
type d’évaluation qui est pratiqué. L’évaluation formative est faite
pour servir les buts de maitrise, parce qu’elle donne un feedback sur
les objectifs d’apprentissage. Elle consiste à faire remarquer à l’élève
sa progression vers le but et les obstacles rencontrés, et à lui
proposer des stratégies pour les surmonter. L’évaluation formative
stimule l’autorégulation autonome de l’élève. Il est généralement
admis que, loin de s’exclure, l’évaluation sommative et l’évaluation
formative apportent un éclairage complémentaire sur les progrès
d’apprentissage de l’élève.
L’évaluation sommative va de pair avec les buts de performance. Elle
consiste à noter le produit accompli par l’élève dans un test oral ou
écrit en retirant des points en fonction du nombre et de la nature
des erreurs commises, modulés par d’autres facteurs tels que
l’application présumée de l’élève et l’investissement dans
l’apprentissage. Elle a l’avantage de donner à l’élève et à ses parents
un repère fortement attendu sur le niveau d’apprentissage atteint.
Mais comme le montrent de nombreux travaux, ce repère n’est pas
aussi objectif qu’il n’y parait  : la notation est influencée par divers
stéréotypes sociaux ou génériques, indépendants de la réussite
objective de l’élève38. De plus, la calibration de l’évaluation
sommative est notoirement peu fiable. Les notes données se
distribuent autour du niveau moyen de la classe (c’est «  l’effet-
classe »)39.
Du point de vue métacognitif, l’évaluation sommative détourne
souvent l’attention des corrections proposées au profit de la
signification sociale de la note. Noter les élèves et les hiérarchiser
sur leurs résultats favorisent la compétition entre les élèves au
détriment de leur solidarité et de leur coopération. En outre, la
mauvaise note répétée menace le sentiment d’efficacité personnelle
et l’identité «  de bon apprenant  » au bénéfice d’identités sociales
défavorables à l’apprentissage. Elle encourage la mise en place de
stratégies d’évitement de l’échec comme l’auto-handicap (consacrer
si peu d’attention aux tâches que les échecs ne puissent plus être
attribués à un défaut d’intelligence), le décrochage, et la
stigmatisation des bons élèves.
La variété des buts d’apprentissage est en liaison étroite avec les
théories naïves des élèves portant sur l’identité personnelle et sur la
nature de l’intelligence, c’est-à-dire sur les aspects conceptuels de la
métacognition, dont traite la section sur la métacognition
conceptuelle.

IV. Métacognition conceptuelle et

pédagogie

La métacognition conceptuelle fait référence au rôle que jouent,


dans le contrôle et le suivi de l’action cognitive, les connaissances et
les croyances de l’agent cognitif concernant la tâche, sa propre
compétence, ou les stratégies potentiellement applicables pour
l’effectuer. On va voir que la métacognition conceptuelle peut, selon
les cas, favoriser les apprentissages, ou leur faire obstacle.

1 Représentation de la tâche, sentiment d’efficacité et théorie

naïve de soi

Le niveau d’attention et d’effort consenti par les élèves pour une


tâche donnée dépend d’un ensemble d’inférences qu’ils tirent de
leur expérience scolaire, familiale, de leur appartenance sociale ou
de leur genre. On se souvient que le sentiment d’efficacité
personnelle (SEP) désigne non seulement la confiance de l’agent
dans sa propre capacité à atteindre son but, mais la valeur qu’il
s’attribue en tant que personne, en tant que porteur de cette
capacité (cf.  section I.4). Or la recherche montre que la
représentation de soi-même qui est le support de l’attribution de
valeur varie d’un contexte d’activité à l’autre40. Selon la théorie
identitaire de la motivation, l’identité saillante pour un contexte
(scolaire, familial, amical, etc.) est celle qui favorise le sens le plus
élevé de l’efficacité personnelle pour ce contexte. Il est ainsi possible
de naviguer d’une identité à l’autre, ce dont tout un chacun fait
d’ailleurs en permanence l’expérience  : comme l’adulte, l’enfant
apprend, dans chaque contexte, à se situer socialement par rapport
à un groupe de référence, et d’en adopter le style, les valeurs, et les
comportements dans ce contexte.

« Le niveau d’attention et d’effort consenti par les

élèves pour une tâche donnée dépend d’un ensemble

d’inférences qu’ils tirent de leur expérience scolaire,

familiale, de leur appartenance sociale ou de leur

genre. »

Voyons comment cela se traduit dans le contexte d’apprentissage.


Pour tout élève, le cycle récurrent qui conduit d’une mauvaise (ou
bonne) note à une baisse (ou hausse) de motivation à faire la tâche
(cf. figures 1 et 3) impacte directement le sentiment de soi. Le SEP
vient en outre amplifier l’effet démotivant (ou motivant) de
l’évaluation.
Supposons qu’un élève soit confronté à un feedback négatif
persistant, voire à des expériences humiliantes  : échouer «  au
tableau », faire l’objet de moqueries de ses pairs, voire de l’ironie du
professeur. La théorie identitaire de la motivation prédit alors qu’il
serait incohérent pour l’apprenant de faire porter son effort sur une
cible qu’il ne peut pas espérer atteindre. L’élève tend alors à rejeter
l’exercice ou la matière comme «  n’étant pas pour lui  », et reporter
son effort sur d’autres identités où son sentiment d’efficacité
personnelle pourra mieux s’épanouir : non plus celle de l’excellence
scolaire, mais par exemple la popularité dans la classe ou sur
Facebook, la compétence sportive ou artistique, ou la posture
rebelle. La perception qu’ont ses parents de l’école fait partie des
éléments pris en compte par l’élève qui décide de ce qui est « pour
lui »41.
En résumé : selon la théorie de la motivation identitaire, ce n’est pas
seulement la difficulté d’un exercice qui décide l’élève à l’accepter
ou à le rejeter. Cette décision dépend de ce que le sentiment de
difficulté signifie pour l’élève –  et donc de sa représentation
identitaire contextuellement dominante. Pour les uns, la difficulté
signifie que la tâche est impossible, et n’est pas pour eux. Pour les
autres, la tâche difficile est une tâche importante, un défi stimulant à
relever42.
On sait par ailleurs, grâce à Pascal Huguet, que la menace
stéréotypique attachée à une tâche modifie non seulement le
sentiment de pouvoir l’effectuer, mais aussi les ressources cognitives
disponibles pour la réussir. La présentation d’une tâche comme un
exercice de géométrie abaisse le niveau de succès des filles,
sensibles au stéréotype «  les filles sont nulles en géométrie  », mais
non sa présentation comme un exercice de dessin. L’effet du
stéréotype «  les garçons sont mauvais en lecture  » influence les
garçons de la même manière, quand la tâche est présentée comme
un exercice de lecture, plutôt que comme un jeu.
L’une des variables sous-jacentes au choix d’un but de promotion ou
d’évitement et à la menace stéréotypique si durement ressentie a
fait l’objet d’une attention particulière. C’est la théorie implicite de
l’intelligence personnelle – c’est-à-dire l’ensemble de connaissances,
croyances et prédictions tacites sur son propre intellect qui conduit
l’élève à accepter ou rejeter un apprentissage. On doit à Carol Dweck
la prise en compte de cette variable essentielle de l’engagement
scolaire.

2 Les théories implicites de l’intelligence : le mindset (l’état

d’esprit préalable)

L’idée centrale de Carol Dweck43 est que la signification que prend


pour chaque élève la difficulté perçue de chaque activité est liée à sa
théorie implicite de l’intelligence. Cette théorie est implicite parce
que, comme toutes les théories naïves, elle n’est formée ni
délibérément ni même consciemment. La théorie implicite de
l’intelligence a deux formes. L’une considère les compétences
intellectuelles ou disciplinaires comme des propriétés fixes et innées
de la personne, l’autre comme le résultat flexible d’apprentissages
antérieurs. Dans le premier cas, souvent sous l’influence des
stéréotypes sociaux, l’élève s’attribue un niveau définitif et
irrémédiable de compétence (comme  : «  Je suis moyennement
intelligent », ou « Je suis bonne en français mais nulle en maths »). Dans
ce cas, l’élève fait moins d’effort pour travailler s’il a de « mauvais »
résultats dans une matière donnée. Il tend à restaurer l’estime de soi
par comparaison avec d’autres élèves « moins bons » que lui. Même
les meilleurs élèves, s’ils ont cette théorie de l’intelligence, préfèrent
éviter les apprentissages difficiles pour ne pas risquer d’avoir à
réviser à la baisse leur auto-attribution d’intelligence.

« En résumé, la théorie sociocognitive de

l’apprentissage recommande une pédagogie

bienveillante, favorisant l’expression du sentiment

d’efficacité personnelle en rapport avec la tâche. »

Plutôt que de s’attaquer au fixisme, Carol Dweck propose de


renforcer la conception incrémentale en centrant l’attention de
l’élève sur l’expérience du progrès réalisé dans ses acquisitions. Avec
l’appui de l’enseignant, l’élève devient attentif aux résultats de ses
efforts, voit l’erreur comme une condition de l’apprentissage, a des
stratégies alternatives en cas d’échec, reçoit des encouragements
quand il essaie de surmonter ses difficultés et de l’empathie pour
chaque difficulté vaincue. Le commentaire de l’enseignant oral (ou
écrit dans le carnet de notes) souligne les progrès de l’élève dans la
période donnée, sans faire référence à des dons ni le comparer aux
autres élèves. Cet ensemble de mesures mine de l’intérieur la
théorie fixiste de l’intelligence (une croyance métacognitive) en
l’exposant à des ressentis de l’élève qui en montrent l’inanité.
L’expérience métacognitive de l’élève le conduit naturellement à
former une théorie de l’intelligence plus appropriée à la flexibilité
réelle de ses capacités.
En résumé, la théorie sociocognitive de l’apprentissage recommande
une pédagogie bienveillante, favorisant l’expression du sentiment
d’efficacité personnelle en rapport avec la tâche. Cette pédagogie
vise à permettre à l’élève de juger que les tâches sont à sa portée,
réalisables, et cohérentes avec son sentiment d’efficacité. Relèvent
de cette pédagogie la mise en place des situations d’attention
interactive –  le travail en petits groupes de deux ou trois élèves –,
l’ambiance scolaire coopérative et solidaire plutôt que compétitive
et individualiste, l’évaluation « formative » plutôt que «sommative »
et l’individualisation des objectifs d’apprentissage.

3 La place des stratégies dans la métacognition

Les stratégies cognitives sont des techniques de mémorisation, ou de


résolution de problème qui font partie de l’enseignement d’une
matière. Les stratégies métacognitives sont des techniques d’auto-
régulation pour planifier l’apprentissage et surmonter les difficultés
rencontrées. Ce sont des outils de révision des buts (ou des sous-
buts) en présence d’une difficulté inattendue ou d’un feedback
d’erreur  : elles suggèrent comment choisir la meilleure stratégie
cognitive dans une situation donnée (cf.  chapitre d’Olivier Houdé
pour des exemples en mathématiques et en logique). Elles peuvent
être soit acquises implicitement, par tâtonnements successifs, soit
être explicitement enseignées44.
Il existe trois types de stratégies métacognitives. Les stratégies
directives visent à optimiser l’atteinte d’un but cognitif : on apprend
plus en se testant soi-même, par exemple, qu’en relisant le matériel
à mémoriser. Les stratégies préventives visent à se prémunir contre les
illusions et les biais de raisonnement. Par exemple, le jugement sur
ce que l’on sait est faussé s’il n’est pas formé dans un délai d’au-
moins 15  mn après l’apprentissage. Les stratégies motivationnelles
visent à élever la conscience de l’importance d’un apprentissage, à
voir l’erreur de manière constructive, entretenir une représentation
flexible de sa propre intelligence etc.
Enseigner une stratégie a l’objectif de permettre à terme à l’élève de
devenir autonome dans le choix des solutions possibles. Cet
enseignement suppose que 1) l’apprenant se soit implicitement fixé
un but de connaissance relatif à l’activité considérée45, 2) il ou elle ait
procédé à une évaluation rétrospective et 3) se soit senti en
difficulté. Si ces trois conditions ne sont pas simultanément
remplies, comme cela arrive pour des élèves très jeunes ou
débutants, il est prématuré d’enseigner des stratégies  ; il est plus
judicieux de ne pas diviser l’attention de l’élève, en lui permettant de
comprendre la nature de la tâche proposée et s’y engager
activement. En outre, un contexte d’expérience de difficulté rend le
besoin de stratégie plus sensible à l’élève.
Les théoriciens sont divisés, on l’a vu, sur le meilleur moyen de
transmettre aux élèves les stratégies métacognitives46. La tendance
dominante consiste à insérer l’enseignement des stratégies, chaque
fois que c’est possible, dans la présentation des exercices47. Par
exemple, l’enseignant modélise (en «  pensant à voix haute  ») les
étapes de la réflexion qui permettent de résoudre un problème et
les obstacles qu’elle doit écarter pour y parvenir.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Exemples de stratégies directives

Pour évaluer sa compréhension d’un texte/d’un matériel


– Résumer ce qu’on a lu ou appris après un délai permet de déterminer si
l’on a compris le matériel d’apprentissage, à condition de procéder à ce
résumé après un délai (pour court-circuiter le secours éventuel de la
mémoire à court terme)48.
– Générer des mots-clés après un délai reflétant les points importants
d’un texte permet de mieux évaluer sa propre compréhension du
matériel49.
– En cas de difficulté de compréhension, demander de l’aide à
l’enseignant ou à un pair.
Pour aider l’apprentissage
– Résumer le contenu en utilisant d’autres mots,
– Construire des schémas visuels des concepts,
– Prendre un point de vue critique sur l’origine de l’information,
– Analyser les conséquences de l’information50.
Exemples de stratégies préventives
Un enseignement explicite est nécessaire pour que les élèves
comprennent la généralité d’une illusion métacognitive donnée, et s’en
prémunissent sur l’ensemble des activités cognitives concernées51.
– Distinguer la familiarité avec les mots d’un texte de la compréhension
de ce texte52.
– Se demander non pas si l’on se souviendra du contenu à mémoriser
mais si on l’oubliera, en se posant la question pour des intervalles
temporels différents (à un jour, une semaine, un mois)53.
– Repérer et prévenir les biais de confirmation qui conduisent à donner
plus de poids aux informations cohérentes avec ses propres convictions
(sans tenir compte de leur véracité) qu’aux autres54.
– Le biais rétrospectif «  Je l’ai toujours su  »  : Une fois une information
obtenue, par exemple sur les conséquences d’un événement historique,
les apprenants sous-estiment le caractère surprenant de l’information et
tendent à juger qu’ils auraient pu la prédire. Ce biais diminue
l’importance perçue de l’apprentissage55.

Conclusion

Depuis un demi-siècle, les travaux sur la métacognition scolaire ont


complexifié le schéma cybernétique de l’autorégulation. En
simplifiant beaucoup, on peut dire que l’autorégulation scolaire
consiste en boucles de boucles de boucles récursives (ou «  ré-
entrantes  »). La première boucle est celle du contrôle et du
monitoring de l’agir cognitif proprement dit : ce que l’on sait ou ne
sait pas, ce que l’on comprend ou ne comprend pas, ce qui est
intéressant ou non etc. La deuxième boucle évalue en permanence
la confiance que l’on a dans sa réussite en tant qu’agent. La troisième
choisit la personne apprenante que l’on choisit d’être, s’efforce de
lui ressembler, détecte ses succès et ses échecs, et éventuellement
change ses valeurs identitaires. La tâche ratée influe sur la confiance
en soi, laquelle influe sur l’image de soi. Les représentations sociales,
les stéréotypes, les certitudes ou incertitudes transmises sur sa
propre place à l’école, la théorie de l’intelligence que l’on aura
adoptée vont amplifier ou réduire, selon les cas, l’impact du succès
ou de l’erreur à chaque niveau. Face à cette complexité, l’enseignant
dispose maintenant d’outils d’intervention, qui sont centrés sur des
apprenants actifs, ouverts aux savoirs et coopératifs.

Les Essentiels
Les Essentiels

La métacognition est impliquée dans la décision de l’élève de


s’engager dans une tâche et dans l’expérience de suivi de
l’activité.
L’effort que l’élève décide de consacrer à une tâche dépend
d’une évaluation sur quatre dimensions :
• L’importance perçue de l’apprentissage
• L’intérêt intrinsèque de l’apprentissage
• L’anticipation de l’effort requis
• La probabilité de succès
Le suivi de l’activité cognitive s’appuie sur des heuristiques
inconscientes qui donnent lieu à des sentiments métacognitifs
positifs ou négatifs.
Les sentiments métacognitifs éprouvés pendant l’action élèvent
(ou diminuent) la motivation ultérieure à apprendre et le
sentiment d’efficacité personnelle.
La conception implicite de l’intelligence malléable et le
sentiment d’efficacité personnelle étant des conditions
indispensables de la motivation d’apprendre, l’enseignant doit
veiller à les étayer par des gestes pédagogiques appropriés, en
particulier en soulignant l’apport essentiel de l’erreur comme
étape de l’apprentissage.
Il est parfois utile de fournir aux élèves des stratégies
métacognitives, mais avec à propos et discernement. Il est par
exemple souhaitable d’introduire une stratégie en réponse à
une difficulté précise rencontrée par les élèves. Une bonne
manière de l’introduire est de modéliser (en «  pensant à voix
haute  ») l’usage de la stratégie en lien avec le problème
rencontré.

1. Ce suivi du contrôle se distingue du suivi de l’activité. Voir Koriat A., Ma’ayan H., Nussinson R. (2006). The intricate
relationships between monitoring and control in metacognition: Lessons for the cause-and-effect relation between
subjective experience and behavior. Journal of Experimental Psychology: General, 135(1), 36-69.
2. Sur le rôle de l’intérêt dans la régulation de l’action cognitive, voir Atkinson R. C. (1972). Ingredients for a theory of
instruction. American Psychologist, 27(10), 921-931.
3. Pour une revue de la littérature sur la sur-confiance chez l’enfant, voir Lockl K., Schneider W. (2007). Knowledge
about the mind: Links between theory of mind and later metamemory. Child Development, 78(1), 148-167. Il est
possible que la sur-confiance ait une fonction adaptative, permettant à l’enfant de s’engager plus volontiers dans des
tâches cognitives nouvelles.
4. Dunlosky J., Metcalfe J., Metacognition, Sage publications, 2009, p. 248-249.
5. Sur les corrélats cérébraux de la métacognition : Fleming S. M., Dolan R.J., Frith C.D. (2012). Metacognition:
computation, biology and function. Philosophical Transactions of the Royal Society, 367(1594), 1280-1286.
6. Une autre forme d’évaluation permet de déterminer, en cours de tâche, s’il vaut ou non la peine de la poursuivre. À
quel moment, par exemple, doit-on cesser de chercher à résoudre un problème ? Nous n’aborderons pas ici, faute
d’espace, les heuristiques inconscientes qui déterminent la motivation à poursuivre ou interrompre la tâche.
7. Sur les stratégies, voir section IV.
8. Bandura A., Auto-efficacité. Le sentiment d’identité personnelle, De Boeck supérieur, 2007.
9. Barsalou L. W., Simmons W. K., Barbey A. K., Wilson C. D. (2003). Grounding conceptual knowledge in modality-
specific systems. Trends in Cognitive Sciences, 7(2), 84-91.
10. Cross D. R., Paris S. G. (1988). Developmental and instructional analyses of children’s metacognition and reading
comprehension. Journal of Educational Psychology, 80(2), 131-142 ; Flavell J. H. (1979). Metacognition and cognitive
monitoring: A new area of cognitive-developmental inquiry. American Psychologist, 34(10), 906-911 ; Paris S. G.,
Winograd P. (1990). How metacognition can promote academic learning and instruction. In Jones F., Idol L. (Eds.),
Dimensions of thinking and cognitive instruction, Routledge, 1, p. 15-51 ; Schraw G., Crippen K. J., Hartley K. (2006).
Promoting self-regulation in science education: Metacognition as part of a broader perspective on learning. Research
in Science Education, 36(1-2), 111-139 ; Schraw G., Moshman D. (1995). Metacognitive theories. Educational Psychology
Review, 7(4), 351-371.
11. Voir par exemple : White B. Y., Frederiksen J. R. (1998). Inquiry, modeling, and metacognition: Making science
accessible to all students. Cognition and Instruction, 16(1), 3-118.
12. Gopnik A., Astington J.W. (1988). Children’s understanding of representational change and its relation to the
understanding of false belief and the appearance-reality distinction. Child Development, 59(1), 26-37.
13. Lockl K., Schneider W. (2007). Knowledge about the mind: Links between theory of mind and later metamemory.
Child Development, 78(1), 148-167.
14. « La théorie de l’esprit » ou « mindreading » désigne la capacité d’interpréter les actions d’autrui et les siennes
propres en termes d’états mentaux tels que croyances et désirs. Cette capacité apparait, selon les régions du monde,
entre quatre ans et demie et six ans. Kim S., Paulus M., Sodian B., Proust J. (2016). Young children’s sensitivity to their
own ignorance in informing others. PLoS ONE, 11(3), e0152595.
15. Pour une revue de la littérature : Proust J., The philosophy of metacognition. Mental agency and self-awareness,
Oxford University Press, 2013, chap. 5.
16. L’analyse neuronale de l’activité des singes et des rongeurs révèle l’existence de profils d’activation
caractéristiques prédisant le résultat de la tâche en cours, générateurs de sentiments d’incertitude. Kepecs A., Mainen
Z. F. (2012). A computational framework for the study of confidence in humans and animals. Philosophical
Transactions of the Royal Society B, 367(1594), 1322-1337.
17. Balcomb F. K., Gerken L. (2008). Three-year-old children can access their own memory to guide responses on a
visual matching task. Developmental science, 11(5), 750-760 ; Paulus M., Proust J., Sodian B. (2013). Examining implicit
metacognition in 3.5-year-old children: an eye-tracking and pupillometric study. Frontiers in Psychology, 4(145) ;
Bernard S., Proust J., Clément F. (2015). Procedural metacognition and false belief understanding in 3-to 5-year-old
children. PLoS ONE, 10(10), e0141321 : Ibid., Kim et al., 2016.
18. Goupil L., Romand-Monnier M., Kouider S. (2016). Infants ask for help when they know they don’t know.
Proceedings of the National Academy of Sciences, 113(13), 3492-3496.
19. Goupil L., Kouider S., (2016). Behavioral and neural indices of metacognitive sensitivity in preverbal infants. Current
Biology 26(22), 3038-3045.
20. Efklides A. (2006). Metacognition and affect: What can metacognitive experiences tell us about the learning
process?. Educational Research Review, 1(1), 3-14.
21. Gavelek J. R., Raphael T. E. (1985). Metacognition, instruction, and the role of questioning activities. In Forrest-
Pressley D. L., MacKinnon G. E., Gary Waller T. (Eds.), Metacognition, Cognition, and Human Performance, Academic
Press, p. 129 ; Sinatra G. M., Brown K. J., Reynolds R. ( 2002). Implications of cognitive resource allocation for
comprehension strategies instruction. In Block C. C., Pressley M. (Eds.), Comprehension instruction: Research-based best
practices, Guilford ; Tobias S., Everson H.T. (2009). The importance of knowing what you know: A knowledge
monitoring framework for studying metacognition in education. In Hacker D. J., Dunlosky J., Graesser A.C. (Eds.),
Handbook of metacognition in education, Routledge, p. 107-127.
22. Pearson P. D., Dole J. A. (1987). Explicit comprehension instruction: A review of research and a new
conceptualization of instruction. The Elementary School Journal, 88(2), 162.
23. Maki R. H., McGuire M. J. (2002). Metacognition for text: Findings and implications for education. In Perfect T.J.,
Schwartz B. (Eds.), Applied metacognition, Cambridge University Press, p. 15-38 ; Son L. K., Schwartz B. L. (2002). The
relation between metacognitive monitoring and control. In Perfect T.J., Schwartz B. (Eds.), Applied metacognition,
Cambrige University Press, p. 15-38.
24. Sans parler des cas où l’on suspend son effort faute d’avoir le sentiment de progresser vers le but. Comme le
montrent Koriat, Ma’ayan, Nussinson (Ibid., 2006), les anticipations et les rétroactions se combinent pour moduler les
jugements d’apprentissage, par exemple le sentiment de « savoir sa leçon ».
25. Koriat, A. (2000). The feeling of knowing: Some metatheoretical implications for consciousness and control.
Consciousness and Cognition, 9(2), 149-171.
26. Kelley C. M., Lindsay D. S. (1993). Remembering mistaken for knowing: Ease of retrieval as a basis for confidence in
answers to general knowledge questions. Journal of Memory and Language, 32(1), 1-24.
27. Koriat A. (2012). The self-consistency model of subjective confidence. Psychological Review, 119(1), 80.
28. D’autres heuristiques donnant lieu à des sentiments métacognitifs consistent dans la familiarité « indicielle »
suscitée par le termes employés dans une question, l’accessibilité globale des informations pertinentes concernant la
cible (Koriat A. (1993). How do we know that we know? The accessibility model of the feeling of knowing.
Psychological Review, 100(4), 609-639), la dynamique neuronale de la présente tâche, comparée aux valeurs seuils
précédemment observées (Ibid., Kepecs, Mainen, 2012), les signaux interceptifs prédictifs des systèmes respiratoire,
circulatoire, digestif et endocrinien (Barrett L. F., Simmons W. K. (2015). Interoceptive predictions in the brain. Nature
Reviews Neuroscience, 16(7), 419-429 ; Park H. D., Tallon-Baudry C. (2014). The neural subjective frame: from bodily
signals to perceptual consciousness. Philosophical Transactions of the Royal Society, 369(1641), 20130208 ; Seth A. K.
(2013). Interoceptive inference, emotion, and the embodied self. Trends in Cognitive Sciences, 17(11), 565-573) et
l’heuristique posturale ou faciale (Stepper S., Strack F. (1993). Proprioceptive determinants of emotional and
nonemotional feelings. Journal of Personality and Social Psychology, 64(2), 211-220 ; Eskenazi T., Montalan B., Jacquot
A., Proust J., Grèzes J., Conty L. (2016). Social influence on metacognitive evaluations: The power of nonverbal cues.
The Quarterly Journal of Experimental Psychology, 69(11), 2233-2247).
29. Voir le cours de Dehaene S. (2012), Le cerveau statisticien : la révolution Bayésienne en sciences cognitives, Collège de
France.
30. Alter A. L., Oppenheimer D. M. (2009). Uniting the tribes of fluency to form a metacognitive. Personality and Social
Psychology Review, 13(3), 219-235.
31. Selon le terme de Lev Vygotski, Pensée et Langage, Messidor, 1985, p. 270.
32. Chi M. T., Wylie R. (2014). The ICAP framework: Linking cognitive engagement to active learning outcomes.
Educational Psychologist, 49(4), 219-243.
33. Ibid., Bandura, 2007.
34. McKeown M.G., Beck I.L (2009). The role of metacognition in understanding and supporting reading
comprehension, In Hacker D.J., Dunlosky J., Graesser A.C. (Eds.), Handbook of metacognition in education, Routledge, p.
7-25.
35. Dweck C. S., Leggett E. L. (1988). A social-cognitive approach to motivation and personality. Psychological Review,
95(2), 256-273 ; Pintrich P. R. (2000). Multiple goals, multiple pathways: The role of goal orientation in learning and
achievement. Journal of Educational Psychology, 92(3), 544-555.
36. Elliot A.J., Harackiewicz J.M. (1996). Approach and avoidance achievement goals and intrinsic motivation: A
mediational analysis. Journal of Personality and Social Psychology, 70(3), 461-475.
37. Darnon C., Dompnier B., Delmas F., Pulfrey C., Butera F. (2009). Achievement goal promotion at university: Social
desirability and social utility of mastery and performance goals. Journal of Personality and Social Psychology, 96(1), 119-
134.
38. Kurtz-Costes B., Rowley S. J., Harris-Britt A., Woods T. A. (2008). Gender stereotypes about mathematics and
science and self-perceptions of ability in late childhood and early adolescence. Merrill-Palmer Quarterly, 54(3), 386-409.
39. Bressoux P., Pansu P. (2001). Effet de contexte, valeur d’internalité et jugement scolaire. L’Orientation scolaire et
professionnelle, 30(3).
40. Yan V. X., Oyserman D. (2018). The world as we see it. In Proust J., Fortier M. (Eds.), Metacognitive diversity: An
interdisciplinary approach, Oxford University Press, p. 225-244.
41. Oyserman D., Brickman D., Rhodes M. (2007). School success, possible selves, and parent school involvement.
Family Relations, 56(5), 479-489.
42. Huguet P., Regner I. (2007). Stereotype threat among schoolgirls in quasi-ordinary classroom circumstances.
Journal of Educational Psychology, 99(3), 545-560.
43. Dwerk C. S., Changer d’état d’esprit. Une nouvelle psychologie de la réussite, Mardaga, 2010. 
44. Shrager J., Siegler R.S. (1998). SCADS: A model of children’s strategy choices and strategy discoveries.
Psychological Science, 9(5), 405-410.
45. Comme on l’a vu plus haut, les élèves peuvent se représenter la tâche de manière non épistémique (cf. section
III.3). Par exemple, un jeune élève peut penser que son travail en mathématiques consiste à obtenir le résultat que le
professeur attend, ou que son travail en géographie est de colorier les pays comme le demande le maitre, sans
comprendre que la couleur réfère, par exemple, à la démographie.
46. Winne P. H., Hadwin, A. F. (1998). Studying as self-regulated learning. In Hacker D. J., Dunlosky J., Graesser A. C.
(Eds.), Metacognition in educational theory and practice, Lawrence Erlbaum Associates Publishers, p. 279-306.
47. Serra M. J., Metcalfe J. (2009). 15 Effective implementation of metacognition. In Hacker D. J., Dunlosky J., Graesser
A. C. (Eds.), Handbook of metacognition in education, 278-298.
48. Thiede K. W., Anderson M. C. (2003). Summarizing can improve metacomprehension accuracy. Contemporary
Educational Psychology, 28(2), 129-160.
49. Thiede K. W., Dunlosky J., Griffin T. D., Wiley J. (2005). Understanding the delayed-keyword effect on
metacomprehension accuracy. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 31(6), 1267-1280.
50. Jonassen D. H. (2000). Toward a design theory of problem solving. Educational Technology Research and
Development, 48(4), 63-85.
51. Finn B. (2008). Framing effects on metacognitive monitoring and control. Memory & Cognition, 36(4), 813 -821.
52. Glenberg A. M., Sanocki T., Epstein W., Morris C. (1987). Enhancing calibration of comprehension. Journal of
Experimental Psychology: General, 116(2), 119-136.
53. Koriat A., Bjork R.A., Sheffer L., Bar S. K. (2004). Predicting one’s own forgetting: the role of experience-based and
theory-based processes. Journal of Experimental Psychology: General, 133(4), 643-656.
54. Kahneman D., Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012.
55. Fischhoff B. (1977). Perceived informativeness of facts. Journal of Experimental Psychology: Human Perception and
Performance, 3(2), 349-358.
focus

Les émotions, les sentiments et

l’éducation

par Antonio Damasio et Hanna Damasio

Pourquoi est-il important pour les professeurs des écoles et les


éducateurs en général de comprendre le monde affectif et ses
acteurs-clés – les motivations, les émotions et les sentiments – ainsi
que la biologie qui les sous-tend ?

Le soutien et l’arbitrage de l’affect dans le cerveau

Premièrement, parce que la difficile et noble tâche de l’éducation


consiste à guider le développement de l’esprit humain de telle sorte
qu’il puisse s’adapter à la réalité sociale et physique qui l’entoure,
ainsi que préserver la dignité individuelle, parvenir au bien-être et à
la créativité, tout en s’abstenant d’empiéter sur la dignité, le bien-
être et le potentiel créatif des autres. Il n’est pas possible d’atteindre
ces objectifs sans le soutien et l’arbitrage de l’affect.
Deuxièmement, parce que le guidage – via des zones paralimbiques
du cerveau comme le cortex préfrontal ventromédian (CPVM) –  et
l’ajustement des esprits en développement requièrent une
négociation constante entre (a) les processus habituellement décrits
comme «  intellectuels  » ou «  cognitifs  » –  tels que la perception,
l’apprentissage, le raisonnement, le calcul, la traduction de faits et
d’idées en mots et phrases (le langage) et (b) les processus de
l’affect qui impulsent les esprits, inconsciemment ou non, à agir de
certaines façons.
Les processus de l’affect ne sont pas du tout moins importants que
ceux de l’intellect et de la cognition dans le cerveau1  ! Ils sont
simplement très différents du point de vue de leur origine
biologique et de ce qu’ils accomplissent. Pour l’essentiel, les
processus affectifs classifient toutes les actions et les pensées en
termes de récompenses (rewards en anglais) ou de punitions
(punishments) pour le cerveau, c’est-à-dire de plaisir ou de
désagrément. Il existe ainsi un circuit cérébral chimique dit «  de la
récompense  » (ou de la motivation), situé au centre du cerveau et
dont le principal neurotransmetteur est la dopamine.
Les actions spontanées des enfants sont d’abord stimulées par
l’affect, sous forme de motivations, d’envies et de réactions
émotionnelles de base (joie, surprise, peur, colère ou tristesse). C’est
le subtil et délicat travail de l’enseignant, en classe, que de modifier
les réactions, attitudes et réponses humaines de telle manière à ce
qu’elles puissent être adaptées à l’environnement scolaire et
s’accommoder à ses exigences, tout en satisfaisant simultanément,
dans une certaine mesure, le besoin exprimé par l’affect spontané de
l’élève.
Vous noterez l’accent mis ici sur le mot de besoin. C’est le concept-
clé à aborder à ce stade. Il s’avère que les motivations et les
émotions – les « réponses émotionnelles » pour faire court – sont les
dispositifs critiques, vitaux, par lesquels la biologie des organismes
complexes prend connaissance de et intègre l’homéostasie (le terme
technique pour la régulation de la vie) et ses missions
indispensables, qui sont, pour un individu, de se maintenir en vie le
plus longtemps possible et de se projeter dans le futur. L’émotion
est nécessaire à la survie car, en son absence, les organismes
cesseraient de se procurer l’énergie utile à leur métabolisme, ne se
défendraient pas correctement, et par conséquent, périraient.
Le besoin de l’enfant est aussi en arrière-plan de la partie de l’affect
humain qui lui permet d’expérimenter mentalement,
subjectivement, dans son cerveau l’état de son propre organisme (le
corps) lorsque celui-ci s’engage dans une émotion donnée. C’est
l’univers tout aussi important des sentiments (feelings en anglais) ou
représentations, cartographies, des émotions corporelles dans le
cerveau2. Notez que tout le corps est représenté dans le cerveau par
des images ou cartes précises au niveau du cortex somatosensoriel, à
la jonction du lobe pariétal et du lobe frontal, qui informent les
sentiments. Les émotions corporelles sont aussi transmises via le
tronc cérébral et le lobe limbique  ; le lobe de l’insula rend en
particulier conscient du corps lorsqu’on a mal.

Ne pas confondre émotion et sentiment

L’affect ne s’arrête pas à l’émotivité automatique. Il continue comme


un sentiment éprouvé – depuis la douleur et la souffrance jusqu’au
bien-être et au plaisir – dans le cerveau de l’enfant. L’homéostasie et
la notion de besoin nous aident à comprendre le statut particulier
des sentiments. Leur univers est clairement distinct de celui des
émotions car les sentiments sont des événements mentaux privés,
tandis que les émotions sont des collections d’actions physiques,
exécutées par un organisme vivant (via les viscères, le cœur et le
cerveau) en différentes situations. Beaucoup d’émotions ne sont pas
privées. Elles sont publiques, actées par la musculature du visage et
des membres du corps, et exprimées irrépressiblement dans les
mimiques, la voix et la posture.
En vertu de leur statut intrinsèquement conscient, les sentiments
(ou représentations des émotions) informent l’esprit, en termes non
équivoques, des besoins critiques de l’organisme et de ce que la
régulation automatique de l’organisme est en train de faire pour ces
besoins. Les sentiments sont la perception consciente de notre
«  musique intérieure  », le portrait de ce qui se passe dans le corps.
Mais il y a plus à signaler ici. Les sentiments ouvrent également la
possibilité de répondre à ces besoins en connaissance de cause et
intentionnellement. Ils permettent de décider, grâce au cortex
préfrontal à l’avant du cerveau, ce qu’il faut faire ensuite et
comment le faire. Il faut donc apprendre aux enfants à bien
éprouver et formuler leurs sentiments, pour mieux se connaitre eux-
mêmes et utiliser ces derniers, accessibles à leur conscience, dans
une démarche auto-réflexive, de «  métacognition affective  » à
l’école. En pédagogie, les sentiments les plus fréquents sont la peur
de se tromper, le doute (très lié au cortex cingulaire antérieur, CCA),
la curiosité, l’envie et le plaisir d’apprendre (ou l’inverse), etc.
Il est important de noter ici que les avantages ultimes du sentiment
découlent d’une collaboration avec l’intellect, c’est-à-dire d’un
partenariat avec la connaissance et la raison. Les sentiments nous
renseignent sur nos besoins, mais l’intellect (la cognition) nous
permet de choisir ou d’inventer (via le cortex préfrontal) la façon la
plus intelligente de satisfaire ces besoins. L’édifice des systèmes
moraux a été construit, par et pour la société, sur la base de ce
partenariat entre sentiments et intellect. L’enseignement moral et
civique à l’école mobilise les deux dans le cerveau, au-delà des
émotions automatiques et inconscientes.
La distinction entre l’émotivité et la capacité à ressentir un
sentiment, qui est si marquée quand on considère la nature des deux
processus, est tout aussi marquée quand on découvre que les deux
ensembles de phénomènes (les émotions et les sentiments),
dépendent de régions très différentes du système nerveux, central
et périphérique3. L’émotion et le sentiment sont traités par des
régions du cerveau largement séparées (très limbiques pour
l’émotion et plus paralimbiques et frontales pour le sentiment), mais
connectées et en étroite coopération avec le reste de l’organisme.
L’éducation est, à son niveau le plus essentiel, l’apprentissage des
pratiques et stratégies qui permettent aux enfants, puis aux adultes,
de répondre aux besoins de la vie, biologique et culturelle – cela de
la façon la plus efficiente et la plus compatible socialement, via un
noyau de règles et de droits fondamentaux partagés par tous les
cerveaux du monde. C’est l’homéostasie, individuelle et collective,
qui, finalement, domine toujours le monde des êtres vivants, via les
besoins, les émotions (issues du corps), les sentiments et leur
recours à l’intellect – dont l’apprentissage cognitif – dans le cerveau. 

1. Damasio A., L’erreur de Descartes. La raison des émotions, Odile Jacob, 1995 ; L’ordre étrange des choses. La vie, les
sentiments et la fabrique de la culture, Odile Jacob, 2017.
2. Damasio A., Le sentiment même de soi. Corps, émotion, conscience, Odile Jacob, 1999 ; L’Autre moi-même. Les nouvelles
cartes du cerveau, de la conscience et des émotions, Odile Jacob, 2010.
3. Damasio A., Carvalho G. (2013). The nature of feelings: Evolutionary and neurobiological origins. Nature Reviews
Neuroscience, 14, 143-152.
9

Les cogni’classes

par Jean-Luc Berthier

Créé par l’organisation « Apprendre et former avec les sciences cognitives »

(site sciences-cognitives.fr) le concept de cogni’classe se définit comme un

groupe d’enseignants qui, autour d’une classe, expérimente des modalités

pédagogiques inspirées par les sciences cognitives et du cerveau.

L’organisation invite simplement toute nouvelle cogni’classe qui nous rejoint

librement à se déclarer en présentant un projet. Ce qui nous permet d’en

suivre l’évolution. À la parution de cet ouvrage, nous comptons environ 300

cogni’classes, sur plus de 150 sites scolaires, conduites par un millier

d’enseignants, en France et au-delà.

Une cogni’classe n’est pas une révolution pédagogique, c’est la mise en

œuvre de pratiques dont plusieurs étaient déjà explorées par des

enseignants, mais remises à l’épreuve, revisitées, rendues plus efficaces, et

partagées pour « ébranler les routines » à la lumière des sciences cognitives.

D’autres pratiques en revanche apportent une réelle innovation, en épousant

les savoirs apportés par la science, soit parce qu’elles étaient jusqu’à ce jour

ignorées dans la classe, soit parce que des découvertes viennent bouleverser

le regard sur la pédagogie. Les enseignants impliqués dans cette dynamique

nous disent que leur métier a changé, qu’ils sont portés par un esprit

d’expérimentation, que des progrès sont constatés chez les élèves, et qu’ils

ne reviendront pas en arrière.

Dans une première partie, nous exposerons le contexte d’émergence des

cogni’classes : au carrefour de défaillances du système scolaire français qui


sait former de brillantes élites mais laisse sur le bord du chemin de trop

nombreux jeunes, d’un socle de savoirs sur la cognition de l’apprenant sur

lequel on peut désormais s’appuyer avec fiabilité, d’une quête grandissante,

comme on l’a rarement rencontrée chez les enseignants, de la façon rénovée

de pratiquer leur métier, enfin sur la vague déferlante du numérique dont il

convient de s’interroger sur la pertinence de sa contribution.

Nous expliciterons le projet cogni’classe, l’esprit et l’éthique dans lesquels il

se construit, les conditions favorisantes de sa réussite, les objectifs

attendus, les axes majeurs de ses applications pédagogiques concrètes et à

la portée de tout enseignant. En insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un

modèle mais d’une démarche collective d’innovation et d’expérimentation.

Dans une deuxième partie, nous développerons les quatre axes sur lesquels

sont bâties les dizaines de pistes pédagogiques que les enseignants peuvent

mettre en œuvre. La mémorisation surtout, dont l’importance est immense

non seulement pour acquérir le stock de savoirs et de références essentielles

pour devenir un citoyen éclairé et autonome, mais aussi pour comprendre et

traiter les tâches complexes qui l’attendent. La compréhension qui lui est

associée. L’attention, premier critère de réussite scolaire et dans la vie.

L’implication active enfin, clé d’un apprentissage impliquant et efficace.

La réussite d’un projet cogni’classe repose sur la mise en œuvre conjointe de

plusieurs paramètres : la formation tant des adultes que des élèves, dont les

modalités doivent changer pour être au plus près du concept

d’établissement-apprenant, au sein même de celui-ci par stages collectifs et

inter-formation entre collègues ; l’accompagnement des projets ; le

management de l’établissement et le rôle stratégique des personnels de

direction qui ouvrent au thème, accompagnent, favorisent et régulent, et

d’inspection qui se muent progressivement en ingénieurs visionnaires de la

pédagogie. C’est ce que nous présentons dans la troisième partie.

Puis sont détaillées dans la quatrième partie de nombreuses, mais non

exhaustives pistes pédagogiques. Les cogni’classes, c’est le terrain de la

classe visité par les sciences cognitives, le pas franchi entre le savoir

théorique et la pratique pédagogique, le fameux gap entre « le labo et la

classe ». Autour des axes précédemment cités il est présenté plus de trente
pistes qui respectent et concrétisent les apports théoriques dans la

pédagogie. Ces pistes ne sont pas toutes révolutionnaires évidemment, mais

leur familiarité demande à être interrogée pour atteindre un plus haut niveau

d’efficacité. Elles sont toutes mises en œuvre dans nos cogni’classes. Leur

liste ne cesse de s’allonger.

I. Les grands principes des

cogni’classes

1 Le contexte d’émergence des cogni’classes

En 2013, notre équipe «  Apprendre et former avec les sciences


cognitives », constituée d’enseignants, de formateurs académiques,
de jeunes chercheurs en sciences cognitives et de personnels
d’encadrement, décidait de s’appuyer sur quatre axes majeurs de
l’activité cognitive du cerveau en milieu scolaire qui font consensus
chez les experts, et d’en tester l’application dans la pratique,
assimilée à une sorte d’expérimentation. Ce sont les cogni’classes,
environ 300 à ce jour. Ces axes sont la mémorisation, la
compréhension, l’attention et l’implication active de l’élève. Avec en
filigrane les questions autour de l’évaluation et la place des outils
numériques.

« L’esprit des cogni’classes, c’est un mélange d’audace

professionnelle, beaucoup de curiosité, l’envie de faire

bouger le système, avec un sens très fort de la

collaboration avec les collègues et la conviction que les

compétences se cisèlent lentement mais continument

et avec détermination. »

Cette aventure professionnelle a un prix. Celui d’entrer dans le


monde de la connaissance des mécanismes cérébraux de
l’apprentissage. Avec curiosité, souvent exaltation intellectuelle, et
rigueur en choisissant avec exigence les références de lecture. Celui
de devenir des artisans de la mise à l’épreuve de techniques
nouvelles, avec l’humilité d’accepter de se tromper, de quitter la
sécurité des habitudes que l’on croyait les meilleures. D’oser la
différence avec l’avant, avec les collègues, avec les représentations
que parents ou responsables de l’éducation peuvent porter sur la
façon d’enseigner. Parfois d’affronter des regards d’élèves peu
habitués à apprendre autrement.
L’esprit des cogni’classes, c’est un mélange d’audace professionnelle,
beaucoup de curiosité, l’envie de faire bouger le système, avec un
sens très fort de la collaboration avec les collègues et la conviction
que les compétences se cisèlent lentement mais continument et
avec détermination. Le savoir sur la cognition, incarné dans la classe,
c’est le début d’une très longue, irréversible et passionnante
aventure. L’évolution du monde et de la connaissance s’accélère.
Chaque enseignant, responsable du système scolaire, élève et
parent sont convoqués, chacun à sa mesure pour contribuer à cette
évolution. Pour optimiser la réussite, gommer l’insupportable
fracture scolaire, adapter la pédagogie en tenant compte des
spécificités des élèves, développer le bien-être des élèves à l’école.
La réalité est sévère. L’expérience montre que ce sont les élèves les
plus adaptés au système scolaire qui bénéficient aux mieux des
pratiques préconisées. Serait-ce à dire que l’écart se creuse encore ?
Pas sûr ! Dans les valeurs fondamentales et humanistes qui portent
le projet des cogni’classes, il y a cet ardent espoir que l’élève faible ou
en difficulté puisse franchir des étapes de l’apprentissage qu’il
n’aurait pas franchies auparavant, qu’il acquière cette conviction de
posséder un capital neuronal lui permettant de monter des marches
de la progression scolaire, de satisfaire aux exigences de l’école. Loin
de nous l’idée naïve de penser que la plasticité cérébrale est un
concept magique autorisant la réussite absolue pour tous. Mais en
creux, le but est de limiter les échecs, bannir un monde qui ne serait
pas fait pour certains, les acculant au mur du rejet scolaire.
À ce jour, des centaines voire des milliers d’enseignants s’engagent
dans la démarche de centaines de cogni’classes, certains
modestement et d’autres plus amplement. Rarement seuls, plutôt
en équipes autour de classes. Sur la base d’un projet, avec un souci
de régulation, d’observations extrêmement utiles. Car nous avons
besoin de collectes massives de résultats pour tirer des conclusions
significatives.
Mais qui sont les acteurs des cogni’classes  ? Vers quelles pistes
s’engagent-ils concrètement  ? Comment s’optimisent les
changements de leurs pratiques  ? Les effets constatés sont-ils au
rendez-vous des espoirs ? Quelles conditions de mises en œuvre sont
favorisantes ? C’est à ces questions que l’exposé qui suit va tenter de
répondre.

Zoom sur
Zoom sur…

Les motivations des enseignants de cogni’classes

L’intérêt porté par les centaines – presque milliers – d’enseignants qui se


sont portés volontaires, et dont le nombre ne cesse de croitre, s’explique
en partie par les raisons suivantes :
– La préoccupation de ne pas parvenir aussi bien qu’il serait souhaitable
à l’acquisition d’un socle solide de connaissances et de compétences par
chaque élève, lui permettant de franchir au mieux les échelons de la
scolarité, du premier degré au diplôme du plus haut niveau possible ;
– Le sentiment, corrélé par les résultats d’enquêtes internationales, et
partagé par de nombreux élèves, d’une école où l’ennui et le malaise ont
trop souvent leur place ;
– Le constat d’une difficulté scolaire récurrente à l’origine de la fracture
insupportable entrainant le décrochage  d’un nombre trop important
d’élèves ;
– L’insuffisante préparation des élèves aux compétences psycho-sociales
si précieuses pour vivre et travailler ensemble, permettant de s’adapter
aux attentes du monde de demain ;
– Le désarroi quant à la place des applications numériques dans et hors
de la classe, et dont la foison déroute.

2 Pratiques basées sur les preuves scientifiques, ou preuves

constatées par la pratique ?

Rien ne serait plus risqué que d’engager les enseignants sur des
pistes fondées sur des arguments hypothétiques, des intuitions mal
adaptées, et des routines non réfléchies. Nombre d’enseignants
enseignent comme ils ont été enseignés. Est-ce pour autant le gage
d’une efficacité garantie  ? Pas si sûr. Ne s’est-on pas doucement
écarté de ce que propose, dans un consensus croissant, la
communauté des chercheurs sur la cognition  ? Si on ne peut nier
l’incontestable apport positif de décennies de pratiques et
d’intelligence professionnelle qui ont fait leur preuve, il n’est plus
raisonnable ni même acceptable d’ignorer les idées-clés sur les
mécanismes cognitifs et cérébraux de l’apprentissage, celles qui font
consensus à ce jour. L’esprit dans lequel fonctionnent les
cogni’classes respecte avec une haute exigence, pour ne pas dire une
éthique, le périmètre de ce que l’on peut s’autoriser à mettre en
œuvre. Il est en revanche des domaines dans lesquels nous ne nous
hasardons pas, comme les dys, les précoces et les troubles de
l’attention et de l’apprentissage.
L’apport des connaissances invite, soit à améliorer des pratiques qui
ont fait leurs preuves, telles que les pédagogies actives avec toute la
réserve et la pertinence qui s’imposent, soit à initier des pistes
jusqu’à présent peu usitées comme le développement des capacités
de l’attention, soit enfin à repenser des manières habituelles de faire
qui étaient à contre-courant de ce que nous dit la science, par
exemple autour de la mémorisation.

« L’enseignant n’est pas un chercheur fondamental, il

n’en a ni le temps, ni l’expertise, ni les moyens. En

revanche, il peut devenir un observateur aiguisé de ses

pratiques aux confins de la recherche expérimentale. »

Le passage de la théorie à la classe reste très problématique.


Combien d’études validées par les chercheurs ne conduisent pas aux
résultats espérés  ! Cet espace-temps de la réalité complexe
conjugue un nombre tel de paramètres que la science ne peut les
prendre en compte simultanément dans les études en laboratoire.
D’où l’écart parfois considérable entre les résultats scientifiques et
les effets observés. Dans un esprit raisonnable et pragmatique, aussi
respectueux que possible de celui de la science, notre démarche
empirique est de proposer aux enseignants un tronc commun de
pistes s’appuyant sur des connaissances fiables, et de les décliner
dans des contextes aussi divers que les niveaux scolaires, les
personnalités et compétences des enseignants, les filières
d’enseignement, les paramètres socioculturels et les formes de
gouvernance des établissements. Puis d’en collecter les observations
tant sur les élèves que dans la façon de les mettre en œuvre.
L’enseignant n’est pas un chercheur fondamental, il n’en a ni le
temps, ni l’expertise, ni les moyens. En revanche, il peut devenir un
observateur aiguisé de ses pratiques aux confins de la recherche
expérimentale. C’est ce à quoi nous l’invitons, dans un but
d’amélioration constante, en écartant la tentation d’abandonner
trop tôt une pratique insuffisamment testée ou maitrisée.
En conclusion, pas d’engagement sur des pistes dont le fondement
théorique ne serait pas scientifiquement validé, se placer en
praticien expérimentateur et observateur, sans prise de risque vis-à-
vis des élèves qui ne sont pas des cobayes, et contribuer à une vaste
collecte de données obtenues dans des contextes variés.

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Les principaux objectifs des cogni’classes

L’irruption récente des sciences cognitives dans la façon de penser le


métier d’enseignant produit un choc certain, porteur d’ouverture et
d’espoir. Nous avons lancé les cogni’classes avec plusieurs objectifs :
– Sensibiliser les enseignants aux apports théoriques des sciences
cognitives, et leur faire s’approprier des modalités pédagogiques
innovantes, parfois déjà connues de certains, mais revisitées et
cohérentes avec les résultats de la science.
– Modifier la représentation qu’ils ont de leur métier en les rendant
acteurs-expérimentateurs de ces modalités, afin de nourrir les
observations sur le difficile passage de la théorie à la classe, et dans
toute la diversité des situations ;
– Leur proposer de mettre en route plusieurs pistes pédagogiques,
cohérentes entre elles, le plus souvent dans le prolongement de leurs
compétences, mais sans idée d’un modèle identique d’une classe à
l’autre ;
– Induire une autre forme de gouvernance pour l’établissement, laissant
une plus large place à la collaboration et à la formation  et revisitant
l’implication pédagogique des personnels d’encadrement ;
– L’ensemble ayant pour but de pratiquer une pédagogie aussi proche
que possible de ce que l’on sait du fonctionnement du cerveau
apprenant, au service de la performance d’apprentissage pour tous les
élèves, du bien-vivre en classe et de la préparation au monde de demain.

3 Pratiques professionnelles bousculées des enseignants

Tous les enseignants impliqués dans des cogni’classes en témoignent.


L’introduction de pratiques nouvelles inspirées par les sciences
cognitives bouscule la représentation qu’ils ont du métier. De
transmetteurs en face-à-face ils se repositionnent davantage en
côte-à-côte parmi leurs élèves, de praticiens mus par des routines
professionnelles éprouvées, ils introduisent du doute dans leur
efficacité et se hasardent à l’expérimentation, de maitres détenteurs
absolus d’un savoir, ils associent les élèves comme complices
d’innovations pédagogiques et s’autorisent au droit à l’erreur.
Rien n’est moins simple pour un adulte exposé aux contraintes du
système, au regard sans complaisance de ses élèves, et parfois
davantage de ses collègues, de changer ses pratiques, de sortir du
rang des schémas traditionnels, d’oser engager d’autres enseignants
dans des aventures innovantes. Et si l’innovation allait à l’encontre
des connaissances théoriques, et si elle était risque d’erreur, et si elle
n’était pas aussi efficace qu’on est en mesure de l’espérer, et si elle
engageait un cout excessif de mise en œuvre ? Soyons honnêtes, nos
collègues expérimentateurs des cogni’classes prennent des risques
et la tâche se révèle parfois ardue. Mais avouons-le aussi, le jeu en
vaut l’audace, très peu abandonnent, la plupart «  mordent  » aux
sciences cognitives, happés par un vent enthousiaste de curiosité et
d’ardeur à ébranler le système au plus grand bénéfice des élèves et
d’eux-mêmes. Ils veulent en savoir plus, explorer, tester.

4 Un projet d’équipe

Faire équipe autour d’un projet aussi collectif que possible est l’une
des conditions de la réussite d’une cogni’classe. Les pistes proposées,
dont la liste que nous proposons ci-après, sont loin d’être
exhaustives et ont comme point commun d’être multidisciplinaires.
C’est le même cerveau apprenant qui s’active dans les différentes
disciplines, le même qui mémorise et qui oublie, qui tente de
comprendre, qui organise ses pensées et gère sa réflexion, qui
construit son attention et régule ses mauvais réflexes. En cela une
cogni’classe diffère des projets classiques thématiques. Elle engage
les enseignants dans une révision de leurs représentations du
métier, dans d’autres manières de le pratiquer.
Si de nombreuses pratiques appartiennent déjà au fond de l’histoire
de la pédagogie et sont usuelles, en revanche, elles demandent à
être réinterrogées. Il ne s’agit pas répétons-le, d’une révolution mais
d’une évolution. D’autres en revanche sont nouvelles – voire contre-
intuitives – et brisent les routines professionnelles. En cela le projet
collectif est une condition indispensable de leur diffusion.
Tout d’abord vis-à-vis des élèves. Comment les convaincre de changer
leur façon d’apprendre bien ancrée depuis plusieurs années, tant en
classe qu’en dehors, sinon en leur expliquant les raisons profondes
qui les sous-tendent, et surtout en les mettant en œuvre au nom
d’une équipe. Il en va de la crédibilité de la démarche : convaincre à
plusieurs, autour d’une dynamique cohérente est beaucoup plus
efficace qu’isolément.
Vis-à-vis de la direction et des collègues. Présenter un projet collectif,
soigneusement construit, lui confère une meilleure réception, un
poids certain, qui va naturellement rayonner dans l’établissement.
En aucun cas, il ne s’agit de faire des émules, laissant à chacun le soin
d’avancer comme il le souhaite. Mais d’avancer ensemble autour
d’arguments cohérents et convergents, d’induire le changement par
la preuve.
Vis-à-vis de partenaires et d’instances extérieures dont le rôle peut se
révéler stratégique pour l’évolution du système : corps d’inspection,
cellules académiques d’innovation, CARDIE, autres établissements
du bassin d’éducation, médias.
Enfin vis-à-vis des parents soucieux que leurs enfants ne soient en
aucun cas confondus avec des cobayes. Expliquer et rassurer est
tellement plus facile à plusieurs.
Il serait maladroit, contre-productif, voire erroné, d’enfermer un
projet de cogni’classe dans un modèle à suivre, un format unique à
respecter. Son socle repose toutefois sur un ensemble d’axes
pédagogiques tous liés aux apports des sciences cognitives et
retenus par notre équipe dans le périmètre  : mémorisation,
compréhension, attention, implication, avec une marge de
déclinaisons relatives aux compétences possédées par les
enseignants. Ils vont les prolonger, les affiner, les partager.
Rappelons qu’il s’agit davantage d’expérimenter, que d’appliquer
mécaniquement des modalités et recettes.

« Aucune des cogni’classes que nous suivons n’est

restée campée sur son projet initial, car la réalité

rencontrée n’est jamais celle prévue. Des résultats, des

déceptions, mais aussi des surprises, des voies

inattendues. »

À travers un projet  pensé, écrit et négocié par les enseignants  :


quelles pistes, quelles mises en œuvre, quelle coordination
d’ensemble, quel calendrier tenir au cours des semaines et des mois,
quels modes de concertation et de régulation. Un projet précis,
levant les malentendus, présentable à la direction, éventuellement à
d’autres interlocuteurs.
Un projet évolutif. Aucune des cogni’classes que nous suivons n’est
restée campée sur son projet initial, car la réalité rencontrée n’est
jamais celle prévue. Des résultats, des déceptions, mais aussi des
surprises, des voies inattendues. D’où le principe de la régulation,
outil de fonctionnement indispensable.

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Zoom sur…

La dynamique en croissance exponentielle des cogni’classes

Depuis plusieurs années d’existence de notre équipe «  Apprendre et


former avec les sciences cognitives  », des enseignants seuls et le plus
souvent réunis autour de classes ont souhaité concrétiser leur désir de
mettre en œuvre des pratiques pédagogiques adaptées. Ainsi est né le
concept de cogni’classe, ni modèle fermé, ni format strict, mais ouvert
sur la libre contribution de chacun dans le respect et l’éthique des
apports de la science.
Leur développement a connu une explosion à la suite du Mooc
« Apprendre et enseigner avec les sciences cognitives », suivi par 27000
mooqueurs dans 120 pays en 2017-2018. Elles sont à ce jour environ 300,
et en nombre croissant.
Autour de l’auteur de cet article s’est agrégée une solide équipe d’une
quarantaine d’acteurs aux compétences complémentaires en formation,
conseils scientifiques, analyse de données, qui nous permettent à la fois
de suivre les projets mais aussi de faire émerger des conclusions utiles
tant à nos responsables du ministère, qu’aux chercheurs.
Nous contactons les équipes des cogni’classes deux ou trois fois par an
afin de collecter des observations sur la mise en œuvre et les effets sur
les élèves et les équipes pédagogiques, et restons ouverts à leurs
demandes.
Ces classes sont connues et observées avec intérêt par de nombreux
responsables du système scolaire : recteurs, DASEN, corps d’inspection,
CARDIE, Dafpen.

II. Les axes de l’apprentissage sur

lesquels s’engagent les


cogni’classes

1 La mémoire

L’humain est un être de mémoire  : reconnaissance et repères,


construction d’une culture, compréhension des situations, exécution
des tâches, identité personnelle, communication, recours aux
automatismes, élaboration de projets, réflexion, création. Rien de la
vie qui ne repose sur un capital de notions acquises et de procédures
automatisées. Les expressions de la mémoire sont multiples,
explicites ou inconscientes, liées aux multiples formes sensorielles.
L’élaboration de la mémoire est l’œuvre d’une vie, en évolution à
chaque instant de celle-ci, dans laquelle l’école joue un rôle
primordial et déterminant pour toute la suite. Elle est dans ce cas
volontaire et répond à des fonctionnements que les enseignants
doivent maitriser et traduire en actions pédagogiques. C’est ce que
nous tentons de mettre en place dans les cogni’classes :
– lutter contre l’oubli par un renforcement des acquis, des stratégies
de reprises (cf. le Zoom sur la consolidation en mémoire) ;
– aménager des temps de mémorisation en classe, comme une
gymnastique obligatoire, pour développer et entretenir les savoirs
indispensables, que l’enseignant aura sélectionnés comme étant
essentiels, et sur lesquels aucune impasse n’est permise ;
– pratiquer la mémorisation active, en se posant des questions en
lieu et place de la lecture simple qui est une modalité facile mais
illusoire car peu performante. L’enseignant fait élaborer des fiches
de mémorisation juxtaposant la question et la réponse (occultée
avant de la dévoiler), il pratique des tests devenus aisés à conduire
avec les outils numériques ;
– rectifier les erreurs et estomper les imprécisions par le feedback
proche qui consiste à exposer la réponse correcte dès après avoir
posé la question, et avant que l’erreur ne s’incruste ;
– mettre les connaissances en acte, en parole, en communication.
Dans les cogni’classes, les enseignants revisitent leurs pratiques,
prenant conscience que les différentes formes de mémoires exigent
des modalités différentes d’entrainement. Ce ne sont pas tout à fait
les mêmes mémoires (cf.  Chapitre 6 sur la mémoire) qui sont
mobilisées lorsqu’on lit et comprend un texte en anglais et lorsqu’on
s’exprime dans cette langue, lorsqu’on déroule un raisonnement et
qu’on manipule des opérations mathématiques, lorsqu’on acquiert
des références en histoire et qu’on développe une problématique.
Les mémoires ont des temporalités différentes selon qu’il s’agit
d’acquérir des savoirs (définitions de termes ou de concepts, termes
du langage, propriétés, références), ou des automatismes pour
parler, compter, lire et écrire par exemple. À chaque type
d’acquisition en mémoire correspondent des rythmes de reprises,
judicieusement espacées, en nombres suffisants. Pour ce faire, des
stratégies de mémorisation sont à penser, intégrant la création de
supports de mémorisation, la planification des reprises au cours des
jours, des semaines et des mois afin de lutter contre l’oubli. Mais
aussi des temps accordés à la réactivation des notions durant le
temps scolaire, des activités dédiées à la consolidation en mémoire.
Faute de quoi, les élèves se retrouvent vite en difficulté, incapables
de mobiliser des savoirs étudiés antérieurement pour en construire
de nouveaux, pour comprendre et traiter des situations de plus en
plus complexes. Très vite leur énergie investie est consommée pour
reconnaitre, boucher des trous (… de mémoire), au détriment de ce
qu’attend l’enseignant : réfléchir, relier, appliquer et transférer.

Zoom sur
Zoom sur…

La consolidation en mémoire, chainon trop absent dans

l’organisation de l’apprentissage

L’oubli, naturel et incessant, cadeau inestimable de la nature pour la


préservation de l’équilibre humain, reste la bête noire des apprenants et
éducateurs dont l’objectif est de fixer au mieux en mémoire le maximum
de savoirs et méthodes. Mais comment combattre l’estompage quasi-
systématique des notions acquises et quelles réponses pratiques
apporter aux enseignants pour leurs élèves ?
La consolidation en mémoire relève de stratégies planifiées de reprises.
Apprendre, c’est d’abord oublier très vite. Mais il ne sert à rien de répéter
plusieurs fois la même chose de façon rapprochée pour la retenir à
terme. Les reprises doivent être espacées, de plus en plus espacées, par
exemple après 2 semaines, puis 4 semaines, puis 8 semaines, etc.
Étalement compatible avec la durée d’une année scolaire. Il n’existe
hélas pas de loi arithmétique probante et précise qui serait valable pour
tous les apprenants. Tout dépend de chacun, de sa culture, des
conditions dans lesquelles il apprend, de l’horizon temporel qu’il se
donne pour remobiliser son savoir. Pour autant et statistiquement pour
une classe entière, la méthode fonctionne.
L’enseignant organise pour cela la réactivation, un rafraichissement de
notions qu’il considère comme essentielles pour la suite. Ce défaut de
consolidation mémorielle est un chainon manquant fortement
préjudiciable pour comprendre des notions qui s’appuient toujours sur
d’autres plus anciennes.
Des logiciels, dits de «  mémorisation à parcours individualisés  »
permettent avec des résultats étonnamment positifs, de pourvoir à cette
consolidation (ANKI, SUPERMEMO).
Par ailleurs – et la raison en reste à ce jour mystérieuse – la mémorisation
qui est l’un des actes fondateurs d’un apprentissage réussi, est
systématiquement reléguée à la maison. À l’école l’enseignant expose,
ouvre à la compréhension, fait appliquer et transférer les notions sur des
situations voisines, mais la mémorisation, surtout au collège et au lycée,
est renvoyée hors de la classe. Tout en étant conscients qu’un nombre
considérable d’élèves ne pratiquent pas – et ne savent pas pratiquer – la
mémorisation chez eux. Comment s’étonner du décrochage constaté dès
le cycle collégien  ? Pourquoi ne pas introduire à l’école des activités
pertinentes de mémorisation ?

2 La compréhension

La compréhension est le deuxième axe-clé de l’amélioration des


pratiques dans les cogni’classes. Développer la compréhension de
situations et problématiques est l’un des objectifs premiers de
l’école  : comprendre les phénomènes du monde qui nous entoure,
comprendre soi et les autres. Les théoriciens montrent qu’il n’est pas
de compréhension sans acquis en mémoire, sans identification des
liens entre les éléments qui constituent tout système à comprendre,
qu’il s’agisse d’un texte, d’un processus, d’une problématique, d’une
situation. La mémoire est mobilisée par toute compréhension, elle
en est le passage obligé, les étapes de la construction du sens. D’où
l’importance d’avoir correctement mémorisé.

« Développer la compréhension de situations et

problématiques est l’un des objectifs premiers de

l’école : comprendre les phénomènes du monde qui nous

entoure, comprendre soi et les autres. »

Aider les élèves à comprendre, c’est d’abord les doter d’un capital de
savoirs, de liens entre ces savoirs, d’aptitudes à leur mobilisation.
C’est exiger des contours précis de sens, les entrainer à relier,
prioriser, organiser les informations. À cette fin, les cogni’classes
encouragent la construction de cartes d’organisation de la pensée
(cartes mentales, diagrammes, cartes conceptuelles) et l’exigence
d’une connaissance précise du vocabulaire utilisé. Aider un élève à
comprendre, c’est le remettre en selle dans l’activité de la classe, lui
redonner confiance, le convaincre que comprendre est un processus
continu qui alimente le gout du savoir et la curiosité.
Mémorisation et compréhension sont deux processus distincts qui se
nourrissent mutuellement  : on ne peut comprendre sans savoir, on
peut difficilement mémoriser sans avoir compris.

3 L’attention

L’attention, parent pauvre de la formation scolaire, est l’un des


premiers critères de réussite… dans la vie. Meilleure progression
scolaire, gain de temps, accélération de la mémorisation, qualité de
réalisation des actes, contrôle de la pensée, erreurs minimisées,
équilibre personnel accru. Tout humain est biologiquement équipé
dès sa naissance pour développer son attention (cf.  Chapitre 5
L’attention). Mais le fait-il autant que nécessaire, et l’aide-t-on à le
faire  ? Le développement de l’attention relève le plus souvent
d’injonctions, de respect de consignes pour gérer la discipline et
maintenir les élèves au travail. Ce qui certes est légitime mais
insuffisant. Le meilleur développement ne se réalise-t-il pas lorsque
l’élève devient «  pilote du développement de son attention  »  ? À
travers des exercices qui ne seraient pas exclusivement réservés aux
apprentis musiciens et aux sportifs accompagnés... On peut
développer l’attention en EPS (Éducation physique et sportive) par
des activités ciblées qui mobilisent tout à la fois le corps et l’esprit
(cf.  les Pistes de pratiques sur l’EPS). On peut s’exercer à mieux
observer, écouter, capter les consignes, en invitant à « faire attention
à son attention », et ce dans toutes les disciplines.
Soulignons l’importance, dès les premières années de l’école, de
développer les capacités d’inhibition, permettant de rectifier les
mauvais réflexes de pensée et d’action, de gérer l’équilibre entre les
automatismes précieux certes mais pas toujours pertinents, et le
mode rationnel conscient, plus sûr mais plus lent (cf.  Chapitres 4
Compter et penser-raisonner, et 7 Les fonctions exécutives). Cette
aptitude garantira une meilleure qualité de l’exécution de toute
activité. On peut la développer dans maints exercices scolaires, elle
est l’une des capacités-clés de la vie, répétons-le.
Les moments de mise au calme des esprits, couramment pratiqués
dans nos classes, en sont un bel exemple, non seulement appréciés
mais attendus des élèves, souvent les plus agités. L’école est si peu
préparée à développer l’attention que les exemples nous font
encore défaut (cf. le Focus sur la méditation).

4 L’implication active

Quand diminuera-t-on la place encore trop prépondérante du mode


transmissif vertical, pour davantage de pédagogies actives, déjà
fréquemment pratiquées en premier degré surtout pour les plus
jeunes  ? Or que constate-t-on encore en parcourant les couloirs de
nombre d’écoles et collèges (a fortiori lycées)  ? Des professeurs en
face à face, des élèves alignés, dont l’expression orale ne dépasse
pas en moyenne une minute par cours. Que dire de la prise en
compte de la spécificité de chacun, de la différentiation
pédagogique, du développement des compétences psycho-sociales
dont notre pays porte la lanterne rouge dans les enquêtes de
comparaisons internationales, des qualités liées au travail
collaboratif. Si les études n’en démontrent pas le bénéfice garanti
dans toutes les circonstances, en revanche nos collègues sont
unanimes pour apprécier un surcroit de motivation et d’implication,
à la condition d’avoir construit un solide scénario et mis en place une
charte des conditions de déroulement. La mise en route d’un travail
en ilots –  groupes d’apprentissage – ne relève pas d’une simple
répartition des élèves en groupes, il exige pour l’enseignant une
grande technicité  : composition des groupes, régulation sonore,
attribution des rôles, objectifs précis de développement des
compétences psycho-sociales, feuilles de route, équilibre entre les
temps personnels et les temps collectifs, système adapté
d’évaluation. Une fois les rituels intégrés, les élèves sont
demandeurs, généralement sereins et en ressortent grandis. Leur
attention qui déclinait – c’est un phénomène naturel en mode
récepteur – se maintient à haut niveau en mode producteur. Ce qui
n’exclut nullement des périodes d’enseignement en mode
traditionnel. La réponse est claire, et nous le démontrons, le travail
en ilots est possible. Et fertile. Bien construit, il ne prend pas plus de
temps qu’un cours traditionnel. Il bouscule grandement la posture
de l’enseignant, le déplaçant de son rôle de transmetteur et de
sachant sans faille, à celui d’accompagnant cognitif en côte-à-côte.
Cela rejoint les pratiques Montessori et Freinet1.

« Bien construit, le travail en ilots ne prend pas plus de

temps qu’un cours traditionnel. Il bouscule grandement

la posture de l’enseignant, le déplaçant de son rôle de

transmetteur et de sachant sans faille, à celui

d’accompagnant cognitif en côte-à-côte. »

Les ilots ne sont pas la seule modalité d’implication active que nous
préconisons. La classe renversée ne nécessite aucune préparation en
amont. Grâce à des ressources qu’on met à leur disposition
(tablettes, espace de documentation), les élèves construisent des
éléments du cours et l’expliquent au professeur, en renversant les
rôles. Citons également le tutorat élève-élève, les murs de
production de savoirs, etc.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Le développement de l’attention en EPS chez les élèves du premier

degré

Exemple 1 : La transmission des consignes


Moment systématique et rituel.
1. Les élèves sont en position de réception des consignes : assis, jambes
croisées, dos droit, à 50 cm environ les uns des autres. En silence, ils
regardent le professeur.
2. Mise au calme : une trentaine de secondes de silence et de centration.
3. Vérification : 2 élèves sont désignés pour vérifier l’exactitude du rappel
des consignes qui vont être transmises.
4. Transmission  : l’enseignant ne dépasse pas 5 consignes (limite de
l’empan mnésique chez les jeunes élèves), phrases courtes.
5. Double vérification : un élève rappelle les consignes. Les vérificateurs
confirment et rectifient si besoin.
6. L’activité peut commencer.
Exemple 2  : Dédier des activités physiques et sportives au
développement de l’attention
Le développement de l’attention peut être un but en soi, à travers des
activités sportives support. Celles-ci mêlent à la fois le contrôle du corps
et de la pensée. Ce sont des activités d’adresse, de précision des gestes,
des jeux de tirs de balles, des mouvements du corps exigeant un bon
contrôle (gymnastique, judo, jeux collectifs, danse, jonglage, activités de
cirque, etc.). Il est essentiel d’annoncer aux élèves que l’objectif est de
développer aussi et surtout les capacités attentionnelles. C’est sur
l’attention qu’ils devront cibler leurs efforts, en faisant « attention à leur
attention ».
Exemple 3 : le jonglage
Activité exceptionnelle pour le développement de l’attention. Les élèves
jonglent seuls ou à deux, avec une ou plusieurs balles. Les exercices se
compliquent avec l’âge. Les élèves effectuent le même enchainement
plusieurs fois de suite (développement de l’attention soutenue).
Exemple 4 : le miroir
En binôme, un élève « pilote » déplace lentement ses deux bras, mains
ouvertes et doigts écartés, dans un plan vertical. Le «  suiveur  » suit le
mouvement du pilote avec ses propres mains, placées à quelques
centimètres de celles du pilote. Après quelques minutes, les rôles sont
inversés. Les élèves sont ensuite interrogés sur leur capacité à faire
attention à leur attention. Cet exercice est classique dans la préparation
aux arts martiaux.
Exemple 5 : mentaliser un geste avant de l’effectuer
C’est le cas du lancer de ballon, des exercices d’adresse, de maitrise des
gestes. Tout comme un champion de golf, de basket au moment du tir,
les élèves prennent un temps pour faire le calme dans leur corps en
respirant, éliminent de l’esprit ce qui peut les distraire, regardent la cible
et miment précisément le geste dans leur tête avant de le réaliser.
Exemple 6 : le programme ATOLE
Le lecteur se reportera avec profit aux suggestions de Jean-Philippe
Lachaux dans cet ouvrage et son programme ATOLE. Par exemple :
– La marche en équilibre. Les élèves avancent lentement sur des bandes
scotchées au sol, un peu comme s’ils marchaient sur une poutre. Ils
développent leur vigilance en guettant tout signe, toute source de
distraction qui pourrait les faire dévier.
– Le bâton en équilibre. Cette activité connue se pratique avec un bâton
d’environ 1 m de long. Il s’agit de le maintenir sur la paume de la main,
en équilibre à la verticale le plus longtemps possible. Ce peut être un jeu-
concours entre plusieurs élèves. Lorsqu’ils sont entrainés, ils peuvent
conjuguer l’exercice avec le précédent, en maintenant le bâton en
équilibre, tout en marchant sur la bande de scotch.
– L’attention sonore. En fonction de l’âge, l’exercice peut prendre des
formes plus ou moins complexes. Les élèves ferment les yeux et se
concentrent sur les chocs sonores émis par l’enseignant (petit tambour
par exemple). Les élèves reproduisent les sons en tapant dans leurs
mains. Ce peut être une série de plusieurs chocs identiques, plusieurs
séries alternant chocs et silences, consigne de taper dans les mains une
fois de plus que le nombre de chocs, ou deux fois de plus ou une fois de
moins, etc.

III. Les conditions de mise en œuvre

des cogni’classes

1 La formation

La formation la plus efficace que nous ayons observée pour la mise


en place des cogni‘classes, s’appuie sur des étapes-clés.
La première est celle de la sensibilisation aux apports des sciences
cognitives dans la pédagogie :
– l’exigence de connaissances précises et rigoureuses sur le
fonctionnement du cerveau, la chasse aux neuromythes (fausses
croyances à propos du fonctionnement du cerveau), la conscience de
la limite des attendus (pas de recettes magiques), mais des espoirs
possibles (s’appuyant sur des connaissances validées par la
communauté scientifique, ou des observations largement
convergentes collectées sur le terrain) ;
– la chasse aux écueils faciles  : «  il suffit de… pour atteindre tel
résultat » : le cerveau, organe d’une immense complexité est le siège
d’un nombre considérable de paramètres, tous en jeu dans l’espace-
temps éducatif. Il faut garder raison ;
– dimension systémique du fonctionnement du cerveau : il n’est pas
concevable de séparer les différentes fonctions cérébrales liées à
l’apprentissage : les mémoires, la compréhension, les émotions et la
motivation, l’attention et l’implication.
La deuxième étape concerne la construction du projet  : bâti sur la
base de pistes pédagogiques précisant les enjeux et les modalités.
D’où la nécessité d’une bonne connaissance des mécanismes de
l’apprentissage.

« L’enseignant devient un apprenant permanent,

curieux de l’apport incessant de la science dans le

métier, naturellement à l’affut d’idées nouvelles. Il

devient un chercheur sur lui-même. »

La troisième étape concerne la maitrise des outils et méthodes : par


exemple pour la construction des supports de mémorisation, la
technique des ilots, la manipulation des outils numériques, et toute
modalité qui pourrait être nouvelle ou peu familière.
L’heure n’est plus à la seule formation sur site externalisé, peu
efficace. Elle prend désormais des formes variées et
complémentaires :
– stage établissement réunissant l’ensemble de l’équipe à l’initiative
du projet ;
– inter-formation entre les enseignants, dont certains possèdent
plus que d’autres des compétences à partager. L’heure est à la
formation par co-pilotage, à la visite chez les collègues, à la co-
construction des compétences, au tâtonnement par essais-erreurs, à
l’amélioration par régulation, à l’esprit de l’établissement-
apprenant ;
– formations individuelles sur Internet, formations hybrides, prises
d’informations s’appuyant sur des réseaux, participation à des
événements ou colloques. Et ce que propose notre site sciences-
cognitives.fr
L’enseignant devient un apprenant permanent, curieux de l’apport
incessant de la science dans le métier, naturellement à l’affut d’idées
nouvelles. Il devient un chercheur sur lui-même, éloigné de la
posture d’antan qui réduisait l’enseignant à enseigner comme il fut
enseigné. Le rythme d’évolution des connaissances sur le cerveau
s’accélère.
La formation des élèves, enfin, est prioritaire. Bousculer les
pratiques, exiger des élèves qu’ils modifient leur façon d’apprendre,
les rendre complices et partenaires des enseignants, les plonger
dans une organisation nouvelle du temps et de l’espace, c’est
d’abord les initier aux petits secrets du fonctionnement de leur
cerveau d’apprenant. Il est conseillé de distiller cette formation au fil
de l’année, en s’appuyant sur d’excellents outils visuels désormais
disponibles en ligne (site sciences-cognitives.fr menu Outils,
CogniJunior, Moocs des Savanturiers). La formation des élèves à leur
cognition est un accélérateur de la réussite des cogni’classes.

Zoom sur
Zoom sur…

18 classes de CE2 de la région d’Aix-Marseille (et bientôt le double)

Près de 400 élèves répartis dans 18 cogni’classes expérimentent sur 3 ans


plusieurs modalités pédagogiques inspirées par les sciences cognitives,
dans l’objectif de pratiquer une pédagogie proche de ce que l’on sait
actuellement du cerveau, de diminuer la difficulté scolaire, et de mieux
savoir apprendre pour tous les élèves.
Mise en œuvre
– Les axes communs ont été choisis en concertation par l’ensemble des
enseignants.
– Les écoles et les professeurs sont volontaires.
– Les publics d’élèves sont suffisamment variés pour espérer tirer des
conclusions significatives.
– Une formation de deux jours a permis aux conseillers pédagogiques de
s’emparer du projet afin d’amorcer la formation des enseignants.
– Le projet est précis avec un calendrier de mise en œuvre au cours des
mois.
– L’initiative bénéficie du soutien d’un chercheur en neurosciences
cognitives.
– Un suivi est assuré au long de l’année.
– Des ressources sont fournies en appui (d’explication et de formation) et
partagées sur un espace M@gistère.
– Les professeurs sont sensibilisés à l’évaluation qualitative et
quantitative des effets produits sur les élèves.
Pistes pédagogiques sélectionnées
– Formation des élèves à leur cognition.
– Sélection des savoirs essentiels à acquérir (par exemple élaboration
d’un corpus de termes associés aux disciplines).
– Temps de mémorisation en classe, avec modalité active.
– Exercices de développement de l’attention, en particulier en EPS.
– Utilisation d’un logiciel de mémorisation à parcours individualisé sur
tablettes.
– Séquences de mise au calme des esprits.
– Pratique des cartes mentales pour améliorer la compréhension.
– Tests de compréhension par la méthode de sondage PLICKERS.
– Développement de la mémoire de travail par les activités de calcul
mental MATHADOR.
– Travail en ilots en année n + 1.
– Activité systématique de lecture orale pour améliorer les automatismes
grapho-phonémiques.
Premières observations
– Les enseignants souhaitent tous poursuivre l’expérimentation et
réfléchissent déjà à l’organisation de leur progression en tenant compte
de l’expérience acquise au cours de la première année.
– L’expérimentation génère un réel travail d’équipe.
– Il est difficile de mettre en place toutes les pistes en même temps.
– Les résultats obtenus au cours des mois attestent d’un réel progrès
chez tous les élèves.
– Unanimement, cette expérimentation lève chez tous les acteurs de
l’enthousiasme, de l’implication et le désir d’aller toujours plus avant.
– Le nombre des cogni’classe de ce dispositif s’apprête à doubler à la
rentrée 2018.

2 Le management d’établissement

Le projet cogni’classe est à double visée, qui ne peut se dissocier  :


améliorer l’apprentissage et modifier les pratiques professionnelles
des enseignants. Nous voulons insister ici sur l’indispensable
dynamique qui repose en partie sur la compétence du management
de proximité de l’équipe de direction. Qu’il s’agisse d’un projet pour
le premier ou le second degré, et compte tenu de la nature même
des changements de pratiques envisagés, la réussite d’un tel projet
ne peut se réaliser dans le temps sans une implication de la
direction. Pourquoi ?
Une thématique large, ambitieuse et transdisciplinaire, telle que les
sciences cognitives de l’apprentissage, pénètre dans l’établissement
soit par la voie individuelle d’un enseignant convaincu et
enthousiaste, soit par celle de la direction qui « ouvre » les portes à
l’information et déclenche la sensibilisation des équipes par une
conférence ou la proposition d’une formation d’établissement. Le
directeur (ou la directrice) est l’ouvreur, le déclencheur. Pour cela il
doit être informé et sensible aux enjeux et possibles des apports des
sciences cognitives.
Pour crédibiliser de nouvelles pratiques, aux yeux des parents, des
autres enseignants de l’établissement, des conseillers pédagogiques
et corps d’inspection, il revient aux membres de la direction d’en
connaitre et en avoir compris les enjeux et les possibles espérés.
Ils adopteront vis-à-vis des enseignants impliqués une attitude
d’ouverture, d’écoute du projet, de bienveillance en cas d’avancées
difficiles, de valorisation dans le cas contraire, et à coup sûr d’intérêt
pour le développement et les effets observés. Ils sauront se faire
l’écho de l’intérêt de la démarche, en diffusant la pratique, la faisant
rayonner. Deux ou trois bilans d’étape en cours d’année, possibilité
d’expression des expérimentateurs, voire des élèves eux-mêmes,
auprès de la communauté pédagogique en fin d’année par exemple.
Les membres de la direction sont des acteurs attentifs de l’évolution
de la pédagogie dans leur établissement, de l’instauration d’un
climat professionnel de partage, d’essais et erreurs pour s’améliorer.
Ils représentent souvent la caution de la réussite. À l’inverse nous
avons souvent remarqué qu’un désintérêt de leur part, l’insuffisant
management de proximité engendrent une baisse de la dynamique
de changement, voire le déclin du projet. Leur implication est plus
stratégique qu’il n’y parait.
Prenons l’exemple d’une cogni’classe qui fonctionne positivement,
rituels pédagogiques appréciés, élèves mieux impliqués. Que
devient la classe au terme de l’année scolaire ? Comment s’articule le
passage de relais avec les enseignants de l’année suivante  ?
L’expérience montre clairement que les élèves souhaitent poursuivre
les modalités qui fonctionnent. Il revient à la direction de gérer et
d’anticiper longtemps à l’avance le relais, faute de quoi les
améliorations seront étouffées par la rigidité du système. Les élèves
et les parents ne comprendront pas.
Le changement, toujours plus lent que souhaité dans les postures
professionnelles, s’effectue souvent par diffusion de la preuve.
Nombre d’enseignants a priori sceptiques ne demandent qu’à se
laisser convaincre par les résultats et les témoignages. L’information
doit circuler par des canaux de communication qui sont la
prérogative des équipes qui pilotent les établissements scolaires.

Zoom sur
Zoom sur…

La place des outils numériques

Centrons-nous ici sur les outils et applications numériques les plus en


proximité des points évoqués ci-dessus. Notre position à ce jour est la
suivante :
– Être vigilant quant aux mythes possibles attribués au numérique  : il
amoindrirait l’effort de l’élève qui apprend, il développerait l’autonomie,
son pouvoir attractif accroitrait la motivation, les élèves auraient un large
pas d’avance sur les adultes dans l’expertise à les manipuler… Ces
affirmations demandent à être vérifiées.
– S’intéresser et si possible maitriser des outils numériques qui
permettent de réaliser des actions pédagogiques que l’enseignement
seul n’est pas en mesure d’accomplir  : corriger un test en quelques
instants (logiciels de tests), particulariser les parcours de mémorisation
(Anki), suivre individuellement et échanger avec tous les élèves ou
groupes au travail (UNIO), réaliser une production avec documents
partagés (MindMup), créer des scénarii au service de la pédagogie
inversée, etc.
Les outils numériques se développent à une vitesse fulgurante et font
l’objet d’un intérêt croissant pour l’éducation. Ils sont encore balbutiants
pour ce qui concerne la mémorisation, la compréhension, le
développement de l’attention. Mais les progrès sont impressionnants et
l’offre tend à se rapprocher rapidement de la demande. La pire attitude
serait d’en rester indifférent. À vos tablettes mais avec raison !

IV. Les pistes pédagogiques

La liste suivante rassemble les pistes le plus souvent sélectionnées


par les enseignants de nos cogni’classes. Elle n’est pas exhaustive.
Chaque équipe en compose une sélection pouvant varier de
quelques unités à une dizaine au maximum avec deux précautions
que nous suggérons :
• En étaler la mise en œuvre au cours des semaines, un temps
d’appropriation individuelle ou collective étant recommandé.
• Informer les élèves des fondements théoriques qui justifient la
pratique, pour en améliorer l’efficacité de la mise en œuvre.
• Ne pas stigmatiser les élèves choisis par le projet.
Ces pistes s’offrent à des élèves de tous niveaux, de l’école primaire
au terme du lycée, à décliner en fonction de chaque contexte.

Pistes pédagogiques
Pistes pédagogiques

1 Mémorisation

Contenus à mémoriser

° Sélectionner des essentiels qui vont donner lieu à une


stratégie d’acquisition durable
Adapter la quantité d’informations à mémoriser aux capacités des
élèves, surtout dans le cadre d’une stratégie de reprises. La raison
«  moins mais mieux  » se révélant unanimement bénéfique. Les
programmes français sont pléthoriques, injouables pour être
assimilés correctement à l’échelle de temps d’une année scolaire.
Nous observons que cette trahison des consignes nationales va
dans le sens d’une meilleure formation. Toutefois l’exigence de
rétention peut différer entre les élèves, en fonction de leurs
capacités.

° Pointage-mémorisation de points essentiels au cœur du


cours
Les élèves sont souvent déroutés face à l’importante quantité
d’informations qu’ils ont brassées lors d’un cours. Ils ont besoin de
prioriser ce qu’ils devront connaitre. Pour cela l’enseignant met en
évidence ces points, soit dans le cours, soit sur la fiche de
mémorisation.

Mémorisation en classe

° Fin de cours, acte 1 de la mémorisation


Avant que les élèves ne quittent la salle à la fin du cours,
l’enseignant prend quelques minutes pour procéder à un exercice
de mémorisation initiale portant sur les quelques points jugés les
plus importants qui viennent d’être étudiés. Les élèves prennent
conscience de l’importance de ces points. L’enseignant anime
l’activité à sa guise de façon la plus efficace qui soit, et réalise la
première étape de la mémorisation.

° Organiser des séquences d’interrogation par binômes


Basées sur le principe de la mémorisation active et du feedback
proche, structurées par les fiches de mémorisation et partant du
constat que beaucoup d’élèves ne mémorisent pas chez eux, ou
très mal, ces séquences sont construites selon des modalités
prévues par chaque enseignant.

° Le cahier de réactivation
À chaque cours, chaque enseignant inscrit sur le cahier unique
appartenant à la classe deux ou trois questions étudiées portant
sur des essentiels à acquérir, ainsi que les réponses, en indiquant
la date du jour et celles auxquelles les rappels sont conseillés. À
chaque cours également, chaque enseignant pose des questions
correspondant aux dates de rappel. La réactivation n’est pas
aléatoire, mais reste partielle. À l’efficacité du rappel est associée
une dimension ludique appréciée chez les jeunes élèves.

° Programmer des séquences de mémorisation en classe


La classe est un lieu de transmission des connaissances,
d’explication, d’application, parfois de production. Mais rarement
de mémorisation pourtant essentielle. D’où le handicap pour tous
les élèves qui ne mémorisent pas à la maison, et ne savent pas le
faire correctement. Cette piste préconise d’inclure dans l’horaire
en présentiel des activités diverses de mémorisation (tests,
binôme d’interrogation, etc.).

Mémoire et évaluation

° Sélectionner des modalités de tests  : multitesting, flashes,


intégration dans les contrôles
Choisir une ou plusieurs modalités de réactivation permettant de
réinterroger les élèves sur des acquis antérieurs, en respectant un
calendrier d’écarts expansés, et dans l’esprit de la mémorisation
active (questions, puis réponses proches). Le test est une modalité
efficace d’apprentissage, dépassant le simple objectif de contrôle.

° Techniques d’évaluation : mixer les modes de rappel


L’objectif d’un contrôle est généralement destiné à recueillir une
photographie aussi fidèle que possible de l’acquis chez les élèves.
Or la mobilisation des connaissances repose sur trois principaux
modes :
– libre  : une question nue de tout indice, qui appelle un
développement plus ou moins long. L’élève doit rechercher tous
les éléments de la réponse dans sa mémoire. C’est la modalité la
plus difficile et la plus ingrate, car l’élève peut disposer des
éléments sans pour autant réussir à les rappeler ;
– indicé : une petite indication peut favoriser le rappel, sans pour
autant constituer en soi une partie de la réponse. C’est sans doute
le mode le plus efficace et représentatif des informations
possédées ;
– et par reconnaissance  : type QCM ou quiz, qui invite à
reconnaitre la réponse correcte parmi plusieurs propositions  ;
c’est un mode d’apprentissage peu efficace, mais un bon moyen
de contrôle.
Un contrôle pourra combiner les différents modes.

Outils

° Outil numérique de tests Socrative


Les tests sont une activité de mémorisation tout autant que de
contrôle. Ils respectent les principes de la mémorisation active et
du feedback proche. Socrative est un logiciel fonctionnant en
ligne, très aisé à utiliser et efficace. Il peut s’utiliser pour vérifier le
travail sur les prérequis, réactiver des connaissances ou vérifier
des compréhensions.

° Fiches de mémorisation
Cette technique, reconnue comme particulièrement efficace et
facile à mettre en œuvre, juxtapose sur la même feuille relative à
un cours, les notions les plus essentielles présentées sous forme
de questions et de réponses. Cet outil possède la vertu de mettre
en évidence les points les plus importants que l’élève aura à
retenir, mais aussi de servir à mémoriser efficacement selon la
technique de la mémorisation active : il cache la réponse, tente de
répondre à la question en se concentrant avec effort et dévoile la
réponse. En fin d’année, l’élève dispose de l’ensemble des notions
les plus importantes du cours. Il peut également et aisément
réapprendre les notions dès que demandé par l’enseignant en
accord avec le calendrier des reprises.

° Logiciel ANKI de mémorisation à parcours individualisé


C’est celui que nous avons choisi. Il est constitué de flashcards
faisant apparaitre les questions, puis à la demande les réponses, à
des jours correspondant aux « zones les plus probables d’oubli ».
C’est l’application qui pilote l’émergence des questions car elle
dispose d’un « algorithme de l’oubli ». Il s’agit à coup sûr de l’outil
numérique le plus performant pour gérer la différence entre
chaque apprenant. Il fait l’unanimité chez les élèves et les
enseignants.

° Application numérique QUIZLET de mémorisation collective


QUIZLET fonctionne sur la base de listes comprenant des termes
associés à leurs définitions. À ce jour, il ne dispose pas de modalité
permettant un rappel individualisé pour chaque élève. Pour son
allure ergonomique et ses fonctionnalités complémentaires
(introduction d’images et enregistrements sonores), il est très
apprécié.
Pistes pédagogiques
Pistes pédagogiques

2 Compréhension

Pratiques, conseils
° Le rôle du temps : scinder des chapitres difficiles
Le cerveau apprend également lorsqu’il n’a pas conscience
d’apprendre. Le sommeil et les pauses sont des périodes d’activité
cérébrale qui peuvent être mises à profit pour l’étude et
l’assimilation de thèmes difficiles. Les musiciens le savent  : trois
fois une heure d’exercices valent mieux qu’une fois trois heures.

° Gestion des prérequis, un peu d’inversion pédagogique


Permettre au maximum d’élèves d’aborder un nouveau chapitre
en ayant réactivé (ou activé !) les notions-clés sur lesquelles il est
construit. C’est aussi un moyen de limiter les écarts de
compréhension entre élèves, et de réduire les décrochages. Les
prérequis sont soigneusement sélectionnés, leur étude s’effectue
grâce à des modalités (papier ou numériques) attractives et
interactives, les élèves sont rapidement testés pour s’assurer que
le travail a été réalisé (outil numérique).

° Atelier en amont, pour faciliter la compréhension des élèves


en difficulté
Généralement, les ateliers de remédiation sont organisés après
coup pour les élèves qui n’ont pas réussi à comprendre, à
apprendre. Soit. Pourquoi n’envisagerait-on pas des ateliers en
amont, visant à permettre aux plus en difficulté de ne pas
décrocher trop vite ? L’idée est peut-être couteuse en temps mais
se révèle efficace.

° Précision sur le vocabulaire


Nombre de malentendus et d’incompréhensions reposent sur
l’imprécision dans le sens des mots et des concepts. Toutes les
disciplines sont concernées. L’exigence sur la rigueur de sens est
une des conditions requises pour une meilleure compréhension,
une meilleure expression écrite et orale.

Outils
° Tests de compréhension, technique Plickers
Cette application est basée sur le principe de questions à choix
multiples, pour lesquelles les élèves d’une classe entière
proposent des réponses sous formes de QRcodes que le
professeur scanne. Il visualise aussi les réponses de chacun et peut
même les enregistrer. Le retour sur les erreurs est une étape de
l’apprentissage.

° Cartes mentales : papier ou numérique


Comprendre repose sur l’identification des éléments qui
composent une situation ou une problématique. Mais aussi sur les
liens qui les unissent. La carte mentale permet, en respectant la
limite de la mémoire de travail, de lier en les ordonnant les
éléments du système étudié. Outil individuel ou de groupe,
réalisable sur papier ou en version numérique, il est un
incontestable moyen de construire la compréhension. Certains
enseignants l’utilisent également comme technique de contrôle.

Pistes pédagogiques
Pistes pédagogiques

3 Implication et différenciation

Pratiques, conseils
° Les ilots (groupes d’apprentissage)
Chacun en connait le principe, peu les pilotent avec rigueur  :
composition des groupes, feuille de route, compréhension-
assimilation des consignes, objectifs de production ou de
synthèse, rôles attribués, objectif de développement des
compétences de travail collaboratif, séquençage mêlant le travail
individuel et le travail en groupe.

° Développement de compétences psychosociales


C’est l’un des grands maillons faibles du système français.
Apprendre à vivre et à travailler en mode partagé s’apprend et ne
relève pas d’une simple évidence. Et pourtant, ces qualités si
fondamentales dans la vie, sont parmi les moins ciblées en
période scolaire, les enquêtes internationales le constatent.
Travail en ilots, tutorat élève-élève, groupes et blogs de
productions, sont quelques exemples parmi tant d’autres à
instaurer dans les modalités sociales d’apprentissage.

° Techniques de la classe renversée


Les élèves produisent en petits groupes sans préparation
préalable et à partir de ressources mises à leur disposition, ou
qu’ils récupèrent par Internet, des petites parties de cours et les
présentent à leur professeur qui joue le rôle de candide éclairé.
Cette modalité, pratiquée au niveau universitaire, gagne de plus
en plus d’adeptes car stimulant la motivation, éclairant la
compréhension et favorisant la mémorisation. Le professeur
accompagne le travail tout au long de la séance, de groupe en
groupe.
° Elèves-professeurs
Un binôme d’élèves prépare, en amont du cours, des notions qu’ils
devront présenter à la classe, comme s’ils étaient le professeur, un
peu comme un exposé, mais sur une partie du cours. Le
professeur évidemment corrige. L’implication et la
responsabilisation des élèves sont grandes.

° Tuteurs élèves-élèves avec barre intermédiaire d’objectifs


Le modèle classique en étoile de transmission-explicitation-
compréhension depuis le professeur vers chaque élève est rompu.
L’apprentissage devient une affaire de groupe, dans lequel tous
les élèves ne sont pas tenus d’atteindre le même niveau
d’objectifs d’acquisition. Après une période de travail individuel,
certains élèves plus avancés dans les tâches à accomplir tutorent
des élèves plus en difficulté. Les témoignages convergent  : tous
s’y retrouvent, y compris et surtout ceux qui ont mission
d’expliquer à leurs camarades. L’explicitation, l’oralisation, la
recherche de l’explication étant des moyens efficaces pour mieux
comprendre et mieux retenir. Par ailleurs la règle peut être
instituée que tous les élèves doivent atteindre une barre
intermédiaire d’objectifs (exercices à réaliser, notions à acquérir).
Mais au-delà de cette barre, il n’y a pas de limite supérieure. À
l’enseignant de mettre les ressources et activités à disposition.

Pistes pédagogiques
Pistes pédagogiques

4 Attention

Pratiques, conseils
° Séquence de mise au calme des esprits
Maintes techniques issues des pratiques du yoga, de la méditation
ou de la sophrologie, contribuent efficacement à développer le
contrôle de la pensée. Sans tomber dans l’excès ni troubler élèves
et parents, il devient de plus en plus courant de faire pratiquer
durant quelques minutes des exercices de recentrage du corps et
de l’esprit, soit en début de séance, soit lorsque l’enseignant en
ressent la nécessité, soit aux moments sensibles de mi-demi-
journées. Au fur et à mesure des pratiques qui peuvent se
ritualiser, les élèves finissent par en ressentir le besoin.

° Double modalité de présentation (visuelle et orale)


L’impact d’une information transmise dépend du nombre et de la
qualité des modalités utilisées. Il est admis que la double modalité
visuelle (écran, support) et auditive (parole du professeur)
renforce cet impact à la condition d’une bonne cohérence entre
les deux sources et sans dépasser un seuil de surcharge cognitive
qui pourrait aller à l’encontre de l’objectif recherché (par exemple
un support écrit surchargé, un schéma alourdi d’informations
inutiles, etc.).

Outils
° Exercices d’observations pour développer l’attention
Les exercices de développement de l’attention et des capacités
d’inhibition des distractions peuvent prendre des formes variées
dans chaque discipline scolaire. Ils sont fondés sur l’entrainement
à rester focalisé sur un objectif bien précis sans se laisser distraire,
et à l’accomplir le mieux possible  : rigueur du déroulement d’un
raisonnement, qualité d’un geste, précision d’une observation,
discrimination de certains éléments parmi d’autres, blocage des
dérives d’attention, etc. Ces capacités se développent et donnent
lieu à des exercices précis. L’enseignant énonce très clairement
l’objectif à atteindre. Il indique l’importance dans la vie de
contrôler la pensée, et invite les élèves à devenir «  champion de
leur attention ».

° Mentalisation numérique
L’entrainement au calcul mental, surtout par des exercices
d’atteinte d’un nombre cible à partir de plusieurs nombres de
base avec manipulation d’opérations d’addition-soustraction-etc.,
sans support écrit, a prouvé ses effets sur la concentration et
l’acquisition de mécanismes numériques. Largement diffusées
auprès des enseignants et validées par l’Éducation nationale, les
activités Mathador (par exemple) sont pratiquées dans les
cogni’classes et se déclinent suivant l’âge des élèves.

° Développement de l’attention en utilisant l’EPS comme


support
Mobilisant à la fois le corps et l’esprit, cette discipline est
privilégiée pour développer «  l’attention à l’attention  » (cf.  le
Zoom sur l’EPS).

Pistes pédagogiques
Pistes pédagogiques

5 Autres pistes d’activités

Pratiques, conseils
° Expliquer aux élèves comment leur cerveau d’apprenant
fonctionne
Faire prendre conscience aux élèves, y compris les plus petits,
comment ils mémorisent et oublient, font attention ou se laissent
distraire, comment ils peuvent apprendre plus efficacement en
dormant mieux et en maitrisant mieux ce qui se passe dans leur
tête, représente un atout considérable pour tout enseignant qui
souhaite engager avec des modalités pédagogiques différentes.
Nous considérons que cette formation des élèves à leur cognition
est absolument essentielle dans la mise en place de toute piste
inspirée par les sciences cognitives. Et ils adorent !2

° Les fonctions du cours à 5 temps


Ce déroulement de séance réunit les principaux types d’activités
cognitives mises en jeu au cours de l’apprentissage : le professeur
transmet des informations captées, sans prise de notes, pour
activer l’attention et la première mémorisation, puis vérifie
l’exactitude des éléments par une étape de restitution-
ajustement, il fait noter les notions correctes. Des activités sont
proposées autour de la compréhension, puis de l’application sur
des situations voisines et différentes. La séance se termine par la
mémorisation (sans notes) des éléments les plus essentiels
étudiés.

° Sensibilisation des collègues aux thématiques des sciences


cognitives
Nous proposons un jeu de vidéos et fichiers destinés à des
enseignants désireux de découvrir les connaissances-clés sur les
axes traités dans les cogni’classes, afin de se familiariser en vue de
participer à de nouveaux projets. C’est le principe des relais-
ressources (http://sciences-cognitives.fr/relais-ressources/).

° Préparation des interrogations/contrôles : s’inspirer de


l’évaluation par contrat de confiance (EPCC)
Pratiquée depuis longtemps, et inspirée par André Antibi, cette
méthode de préparation des élèves aux interrogations/contrôles
rejoint plusieurs de nos préoccupations, c’est pourquoi nous en
encourageons l’usage : clarification des objectifs et des notions à
apprendre, reprise des acquisitions et entrainements sur les
méthodes, anticipation de la préparation, tests limités de
transfert, importance donnée à l’acquisition des bases.

° Les 10 jours en amont d’un contrôle pour le réussir


Un contrôle portant sur de nombreuses notions se prépare sur
une durée longue. Il est organisé autour de moments-clés de
reprises permettant une bonne consolidation en mémoire et
laissant le cerveau s’approprier les notions, avec exercices fléchés
pertinemment sélectionnés pour s’assurer d’une capacité de
transfert de qualité. Il revient à l’enseignant de proposer une
feuille de route précisant les activités à réaliser et les délais.

Conclusion

Ni formatage, ni top-down, ni changement violent, ni espérance de


résultats miraculeux, le travail collaboratif de la cogni’classe apporte
une dynamique certaine et des effets indiscutables. Ainsi convergent
les témoignages unanimes des enseignants, élèves et parents
concernés par cette voie de changement que nous considérons
comme irréversible dans l’évolution des systèmes de formation
éclairée par les apports des neurosciences cognitives. Politique des
petits pas, essais et erreurs, conjuguant des modalités ayant depuis
longtemps fait leurs preuves à d’autres très innovantes. C’est ce
bouquet de pratiques revisitées, harmonisées et adaptées aux
compétences de chaque enseignant qui semble faire ses preuves
pour le bénéfice non seulement des élèves, mais également de tous
ceux qui les accompagnent dans la fascinante aventure de la
formation.

Les Essentiels

Les cogni’classes sont des mises en œuvre très concrètes de


modalités pédagogiques inspirées par des éléments validés par
les sciences cognitives autour de la mémorisation, la
compréhension, l’attention, l’implication, avec en filigrane
l’évaluation et le numérique. Parmi des dizaines de
préconisations pédagogiques, les enseignants choisissent celles
de leur choix ou peuvent en créer d’autres, prolongeant leurs
compétences, se formant continument sur le fonctionnement
du cerveau de l’apprenant, dans un esprit d’exploration et
d’expérimentation partagée.
Les cogni’classes, transdisciplinaires, interrogent la gouvernance
de l’établissement car elles mobilisent tous les acteurs, de la
direction aux élèves, des corps d’inspection aux parents.
Les termes qui caractérisent le mieux ce dispositif sont : rigueur,
formation, équipe, expérimentation, observation, remise en
question, opportunité pour tous.

1. Houdé O., L’école du cerveau. De Montessori, Freinet et Piaget aux sciences cognitives, Mardaga, 2018.
2. Voir Houdé O., Borst G., Mon cerveau, coll. « Questions / réponses », Nathan, 2018.
focus

Le cerveau et les sciences cognitives

à l’INSPÉ

par Alain Frugière

Il est une évidence de dire que les élèves apprennent à lire, à écrire,
à compter, à raisonner, à effectuer une activité physique, etc. (en fait
tous les apprentissages demandés à un élève, de l’école
préélémentaire à la terminale) grâce à leur cerveau. Sans le cerveau,
point de mouvement volontaire, point d’analyse de situations
complexes, point de prise de décision réfléchie. Le cerveau humain
qui apprend est un cerveau génétiquement programmé, mais, et
c’est là un élément clef, un cerveau en construction et en interaction
permanente avec le monde environnant depuis la vie embryonnaire
et ce tout au long de la vie.

Formation et recherche

L’Éducation nationale est trop souvent le théâtre de querelles


stériles. Il en existe une qui est récurrente, les enseignants doivent-
ils être de bons connaisseurs de leur discipline ou bien de bons
pédagogues  ? Alors que la réponse est évidente, les deux étant
indispensables pour construire les compétences professionnelles
attendues d’un enseignant, cette discussion revient périodiquement
au gré des réformes qui jalonnent l’Éducation nationale. Une autre
querelle, présente depuis quelques années, concerne la place du
cerveau  et des recherches en sciences cognitives dans la formation
des enseignants, des conseillers pédagogiques et des conseillers
principaux d’éducation (CPE). Ces éléments doivent-ils occuper une
place prépondérante ou au contraire être minimisés au profit
d’autres approches  ? Là encore, il apparait aujourd’hui important
d’associer les différents courants de pensée pour une formation la
plus complète possible.
Un des rôles des Instituts Nationaux Supérieurs du Professorat et de
l’Éducation, les INSPÉ, est de prendre en compte dans ses
formations les données les plus récentes de la recherche. Si cela est
vrai dans les domaines disciplinaires, cela l’est également en
didactique, en sociologie, en sciences de l’éducation et bien
évidement en sciences cognitives, dont des progrès indéniables ont
été effectués ces dernières années, notamment au sein de
prestigieux laboratoires français. En effet, qui irait consulter un
médecin qui soignerait avec les connaissances médicales d’il y a un
siècle ? Il en est de même en formation des enseignants.
Les INSPÉ ont le devoir d’intégrer dans leurs formations les données
actuelles sur les mécanismes internes du cerveau humain qui
apprend. Mais les INSPÉ ne doivent pas seulement utiliser les
résultats de la recherche en sciences cognitives, comme dans les
autres domaines, elles doivent aussi contribuer à produire cette
recherche. Une des raisons même de l’existence des INSPÉ est de
participer à la production de la recherche. Sinon pour quelle raison
l’État aurait-il fait le choix de les créer au sein des universités, si ce
n’est pour assurer un lien fort entre les acquis de la recherche et le
développement de nouvelles pratiques pédagogiques favorisant les
apprentissages des élèves ?

Du laboratoire à la classe

Les sciences cognitives ne peuvent bien sûr pas produire des


recommandations générales qui s’appliqueraient uniformément à
tous les élèves. Le chemin qui va du laboratoire à la classe n’est pas
linéaire, loin s’en faut  ; il est sinueux et parsemé d’obstacles. Ce
chemin doit aussi être parcouru dans l’autre sens, donnant ainsi lieu
à des allers-retours réguliers entre laboratoires de recherche et
terrain. Il est essentiel de partir de la réalité de la classe pour établir
et modifier les protocoles expérimentaux de la recherche. Les
progrès de l’imagerie cérébrale en font un outil précieux pour
décrypter in vivo les mécanismes fins des apprentissages. Ces
techniques qui ont manqué aux pédagogues de la première moitié
du xxe siècle sont maintenant disponibles et ce serait une grande
erreur que de ne pas les utiliser. Mais, utiliser les progrès en
neurosciences n’a de sens et d’intérêt que s’ils sont confrontés à
ceux des autres domaines de recherche et c’est de la
complémentarité et de la synergie de ces disciplines que doit naitre
une formation renouvelée des enseignants et des CPE basée sur les
données les plus actuelles. La démarche qui doit être utilisée dans
les INSPÉ ne peut pas être une démarche prescriptive qui conduirait
immanquablement à l’échec, elle doit au contraire intégrer les
données spécifiques à chaque situation de classe. Ce qui veut dire
une formation des enseignants plus ancrée encore sur le lien
théorie-pratique avec la mise en place de dispositifs d’apprentissage
à effectifs réduits qui doivent se dérouler pour partie in situ dans les
classes. Cela a un cout, c’est l’évidence, mais c’est un choix pour
notre société de savoir si nous voulons pour les enseignants ce que
nous faisons pour d’autres professions, comme les médecins, avec
une formation universitaire qui prend appui sur les réalités du terrain
et qui permet l’acquisition de compétences professionnelles
fondées sur les acquis les plus récents de la recherche.
Les INSPÉ du futur, dénomination donnée à une action dans le cadre
du 3e volet du programme d’investissements d’avenir, doivent
pouvoir intégrer les données essentielles de la recherche et bien
évidement des sciences cognitives dans leurs formations. Elles
doivent le faire en mettant en œuvre des dispositifs d’enseignement
adaptés. Tous les élèves peuvent apprendre et tous les cerveaux
peuvent progresser dans les apprentissages, c’est un des acquis des
recherches cognitives et c’est peut-être le premier que nous devons
intégrer dans nos formations.
Un dernier élément qui doit être pris en compte est celui du temps. Il
faut du temps pour former un enseignant ou un CPE et c’est dès la
licence que nous devons mettre en place des dispositifs qui
permettent aux étudiants d’appréhender la complexité des
mécanismes d’apprentissage des élèves et leur donner les clefs et le
gout d’une carrière qui leur permettra d’actualiser leurs
compétences par la volonté de se méfier des vérités toutes faites et
d’aller toujours rechercher des informations fiables et
scientifiquement démontrées. 
10

Du labo à l’école : Une recherche

collaborative en neurosciences

L’exemple LaPsyDÉ – Lea.fr

par Pascaline Citron et Marie Létang

Mieux connaitre le fonctionnement du cerveau dans les processus

d’apprentissage ne peut que nous aider à faire progresser les élèves en

adaptant nos méthodes pédagogiques. C’est de ce constat commun et de la

volonté partagée d’associer les enseignants sur le terrain à ce projet qu’est

née l’étroite collaboration entre le LaPsyDÉ (laboratoire CNRS de l’Université

Paris Descartes) et le département de Pédagogie des Éditions Nathan.

Grâce à Lea.fr, le réseau pédagogique et collaboratif de l’école riche de 90 000

inscrits, les résultats de recherche du LaPsyDÉ sur l’importance de

l’inhibition – fonction du cortex préfrontal – dans l’apprentissage ont pu être

largement diffusés mais surtout expliqués et confrontés aux réalités du

terrain par les enseignants eux-mêmes : nous avons souhaité ensemble

mettre en place une vraie recherche scientifique et pédagogique

collaborative !

C’est avec beaucoup d’humilité que nous nous sommes lancés dans ce projet

ambitieux : les enseignants accepteraient-ils d’être les relais de la recherche

auprès de leurs élèves ? Réussiraient-ils à appliquer les protocoles en classe ?

Y aurait-il des résultats probants ?

Nous nous sommes entourés des compétences d’un conseiller pédagogique


expérimenté, Julien Garbarg, et d’une doctorante en psychologie cognitive,

Marie Létang, afin d’accompagner au mieux les enseignants au quotidien,

répondre à leurs questions, concevoir et leur envoyer les tests et protocoles,

analyser les données…

Les retours de la première année de cette expérience collaborative ont

dépassé nos espérances : l’engagement des quelque 150 enseignants

expérimentateurs a été total et a permis de remonter au laboratoire de

nouvelles erreurs dues à un défaut d’inhibition (erreurs qui seront

spécifiquement analysées) et de valider l’intérêt d’entrainer cette faculté

d’inhibition par certaines activités pédagogiques régulières dans la classe. Et

ce n’est que le début…

Après nous être demandé pourquoi faire de la recherche collaborative (section

1), nous reviendrons plus en détail sur la mise en œuvre de ce dispositif « Du

labo à l’école » (sections 2 et 3).

I. Pourquoi faire de la recherche

collaborative ?

1 La recherche classique en neurosciences

Depuis une quarantaine d’années, les recherches en neurosciences


cognitives se développent considérablement et aboutissent à de
nouvelles théories sur le développement et le fonctionnement du
cerveau. L’une d’entre elles est celle d’Olivier Houdé, directeur du
LaPsyDÉ (Laboratoire de Psychologie du Développement et de
l’Éducation de l’enfant)  : la théorie de l’inhibition cognitive. Cette
dernière se base sur l’idée qu’au quotidien, lorsque nous souhaitons
répondre à une question ou une tâche, notre cerveau fait appel à
trois stratégies cognitives. La première est une stratégie heuristique
qui est très rapide, très efficace, qui fonctionne très bien, très
souvent, mais pas toujours. La seconde est une stratégie
algorithmique, ou règle exacte, qui elle est plutôt lente, réfléchie et
cognitivement couteuse mais qui aboutit toujours à la bonne
solution. La troisième stratégie, celle de l’inhibition cognitive,
permet à chacun d’entre nous de résister à la première réponse
automatique qui nous vient en tête (et qui peut nous faire échouer),
pour nous permettre d’activer la réponse algorithmique (qui elle
nous fera réussir immanquablement). Le système d’inhibition a donc
une fonction d’arbitrage qui permet d’interrompre une stratégie
heuristique au bénéfice d’une stratégie algorithmique. Lorsqu’on
transfère cette théorie aux erreurs que peuvent faire les élèves en
classe, on constate qu’un grand nombre d’entre elles ne sont pas
dues à un manque de connaissance de la règle à suivre, mais bien à
un manque d’inhibition de la stratégie heuristique. L’inhibition a
donc une fonction essentielle dans les apprentissages scolaires.

Zoom sur
Zoom sur…

Illustration de la théorie des trois systèmes cognitifs de

raisonnement et d’apprentissage (O. Houdé et G. Borst)

Pour illustrer cette théorie, prenons un exemple que vous avez surement
déjà retrouvé dans les dictées de vos élèves : les fautes du type « je les
manges ». Dans le cas de cette erreur, l’heuristique utilisée par vos élèves
est «  après les, je mets un ‘s’  ». Or ici, cette stratégie automatique et
intuitive les fait tomber dans un piège. Pour ne pas faire l’erreur, vos
élèves ont donc besoin de bloquer cette heuristique pour activer
l’algorithme « un verbe s’accorde avec son sujet », qui leur permet alors
de trouver la bonne terminaison du verbe. C’est le rôle de l’inhibition, le
système 3 de pensée : bloquer l’heuristique et activer l’algorithme.

Zoom sur
Zoom sur…

Lea.fr : une communauté pédagogique de plus de 90000

enseignants

Lea.fr, créé en 2014, est le premier réseau pédagogique et collaboratif


des enseignants du primaire, des étudiants préparant le CRPE et des
professionnels de la communauté éducative. Cette communauté
d’enseignants du primaire réunit aujourd’hui plus de 90 000 membres.
L’ADN de ce service en ligne est d’accompagner les professionnels de
l’école primaire au quotidien dans leur métier en leur permettant
d’échanger, questionner mais aussi de tester en direct des propositions
pédagogiques innovantes.
La spécificité de Lea.fr repose sur la réalisation de groupes de travail.
D’une part, le site s’attache à stimuler l’esprit créatif et le
professionnalisme des enseignants en leur proposant de tester des
méthodes pédagogiques innovantes en classe avec leurs élèves. Suite
aux confrontations des méthodes écrites par les auteurs experts et de la
réalité éprouvée sur le terrain, plusieurs de ces «  Méthodes testées en
classe  » enrichies par les retours des enseignants (leurs commentaires,
remarques…) sont validées et publiées depuis quelques années aux
Éditions Nathan Pédagogie. Une collection, riche de ce travail
collaboratif sur le site, permet ainsi de mettre en œuvre les solutions
éprouvées sur le terrain.
D’autre part, les groupes de travail peuvent aussi être de véritables
groupes d’expérimentation. En effet, Lea.fr est aujourd’hui le premier
outil de recherche collaboratif entre les chercheurs et les enseignants.
Par exemple, une expérimentation en neurosciences cognitives en
partenariat avec Olivier Houdé, Grégoire Borst et leur laboratoire
LaPsyDÉ est actuellement en cours.
L’objectif de cette communauté d’enseignants est de partager et diffuser
les bonnes pratiques, les idées stimulantes, les innovations
pédagogiques qui naissent tous les jours dans les classes. Elle permet de
mutualiser les connaissances des enseignants, mais aussi de proposer
des ressources à ces mêmes enseignants, de rechercher des idées
d’animation de classe, de s’informer, de se former à l’aide de modules
vidéos, de consulter des documents pédagogiques, d’échanger avec les
membres de la communauté, ou encore de participer à des projets de
travail collaboratif, par exemple en sciences cognitives et du cerveau.

Pour valider cette théorie des trois systèmes cognitifs, mais


également l’ensemble des théories en neurosciences, il est
nécessaire de passer par l’expérimentation scientifique, qu’elle soit
comportementale ou en imagerie cérébrale. Lorsqu’on fait un état
des lieux de ce qui se fait actuellement, on constate que la plupart
des interventions pédagogiques développées et proposées en
laboratoire sont testées dans des conditions scientifiques optimales :
directement par le chercheur, en individuel dans une salle annexe à
la classe, avec un ordinateur par élève… ; et par conséquent sur des
échantillons d’élèves restreints. Or, si nous souhaitons que ces
recherches scientifiques soient validées dans des conditions plus
écologiques1, il est désormais essentiel que la recherche scientifique
s’ouvre aux enseignants en créant des modules de recherche
collaborative. C’est pour cette raison que le LaPsyDÉ s’est associé
avec Lea.fr pour, ensemble, créer une grande recherche
collaborative autour des neurosciences cognitives.

2 Les intérêts d’une recherche collaborative

a. Créer un lien entre le laboratoire et les enseignants


Le fonctionnement interactif de Lea.fr permet d’établir un échange
et un lien fort entre les chercheurs et les enseignants. Ce contact a
deux objectifs principaux. Le premier est d’informer les enseignants
sur les découvertes en psychologie et neurosciences des dernières
années. Ces découvertes concernent principalement le
développement et le fonctionnement du cerveau, mais aussi les
méthodes d’interventions possibles permettant, par exemple, de
renforcer le contrôle inhibiteur des élèves. Les enseignants peuvent
aussi interagir avec les chercheurs, leur poser directement leurs
questions ou même leur demander de l’aide pour agir et
accompagner les élèves en difficulté. Mais ce lien n’est pas à sens
unique  ! Le second objectif est de permettre aux chercheurs de
mieux connaitre le terrain qu’ils étudient, notamment grâce aux
retours qualitatifs sur la faisabilité des différentes interventions
pédagogiques proposées, en situation de classe. Il s’agit donc
d’adapter au mieux les contenus proposés en classe par les
enseignants aux récentes découvertes neuroscientifiques mais aussi
aux contraintes que peut représenter la classe.

« Il s’agit donc d’adapter au mieux les contenus

proposés en classe par les enseignants aux récentes

découvertes neuroscientifiques mais aussi aux

contraintes que peut représenter la classe. »

b. Repérer un maximum de situations de blocages cognitifs


Au cours des dernières années, le LaPsyDÉ a déjà eu l’occasion de
repérer une dizaine de situations où les élèves sont influencés par
leurs heuristiques trompeuses. Cependant, pour aller plus loin et en
repérer davantage, il est maintenant nécessaire d’interroger les
acteurs principaux qui y sont confrontés chaque jour  : les
enseignants. La création d’une cartographie d’heuristiques à inhiber
est donc indispensable dans cette recherche collaborative pour
connaitre les réels besoins du terrain. C’est grâce à ce premier
recensement de blocages cognitifs que nous pouvons dans un
second temps construire des interventions pédagogiques adaptées
aux difficultés des élèves.
c. Valider les théories du laboratoire à grande échelle et en
condition de classe
La communauté Lea.fr étant constituée de plus de 90000
enseignants, nous avons pu exposer notre projet de recherche
collaborative à une vaste communauté de personnes pouvant être
intéressées et motivées par ce type de démarche. Nous avons ainsi
pu recruter un grand nombre d’enseignants prêts à se former aux
neurosciences et à appliquer des protocoles de recherche avec leurs
élèves, dans leur classe. Lea.fr nous a donc permis de faire de la
recherche dans des conditions écologiques et à grande échelle, ce
qui semblait essentiel après les découvertes et expérimentations en
laboratoire faites au LaPsyDÉ ces dernières années. En effet, cette
écologie est importante car elle nous permet de vérifier si les
découvertes sont confirmées lorsque la recherche interventionnelle
est menée directement par l’enseignant, mais aussi si elles sont
adaptables à un fonctionnement «  normal  » de classe. De plus, le
travail à grande échelle permet d’affiner ces découvertes et d’être
certain qu’elles sont représentatives d’un maximum d’élèves, et pas
seulement de ceux habitant les quelques villes où se mènent
habituellement les recherches.

Zoom sur
Zoom sur…

La cartographie des heuristiques

Pour répondre à la nécessité de mieux comprendre la logique des erreurs


commises par les élèves en classe, nous avons demandé à l’ensemble
des enseignants de nous remonter les heuristiques trompeuses qu’ils
retrouvaient dans leur classe, ainsi que leur contexte d’apparition (en
maths, en français, etc.) et leur fréquence (le nombre d’élèves concernés).
Cette discussion a été menée sur Lea.fr et grâce à l’investissement et
l’observation en classe des enseignants, nous avons pu relever près de
80 heuristiques sur les 3 cycles du primaire. En voici un exemple :

« Lea.fr nous a donc permis de faire de la recherche

dans des conditions écologiques et à grande échelle, ce

qui semblait essentiel après les découvertes et

expérimentations en laboratoire faites au LaPsyDÉ ces

dernières années. »

Avec cette recherche collaborative, nous souhaitons donc observer


s’il est possible de faire de la recherche scientifique déclinée en
classe, et surtout si les découvertes faites en laboratoire se répètent
lorsque la recherche est menée par des enseignants, sur le terrain et
sans intervention directe du chercheur.
II. Comment passer du laboratoire à

l’école ?

Pour développer une recherche collaborative et valider des


interventions pédagogiques, il est essentiel de s’appuyer sur les
recherches scientifiques réalisées en laboratoire pour ensuite les
adapter et les transférer à l’école. Il est donc essentiel de se baser
sur les principes de la méthodologie expérimentale pour ensuite les
ajuster aux contraintes pédagogiques que représente la vie de
classe.

1 La méthodologie scientifique

Elle est composée de trois éléments essentiels  : l’évaluation, la


constitution de groupes et la posture de l’expérimentateur.

a. L’évaluation
Le premier élément essentiel est d’évaluer les élèves avant et après
l’intervention. En recherche expérimentale, ces évaluations
s’appellent des pré- et post-tests. Le pré-test, avant l’intervention,
permet d’évaluer le niveau initial des élèves. Cette évaluation peut
être composée d’un ou plusieurs exercices. Ensuite le post-test,
après l’intervention, permet de mesurer l’évolution des élèves. Bien
souvent, ces deux évaluations sont analogues afin de mesurer
exactement l’évolution entre les deux.

« Le pré-test, avant l’intervention, permet d’évaluer le

niveau initial des élèves. Ensuite le post-test, après

l’intervention, permet de mesurer l’évolution des

élèves. »
b. La constitution de groupes
Le deuxième élément essentiel est de diviser la classe en deux
groupes. Classiquement, il est nécessaire de répartir les élèves en
deux groupes  : l’un expérimental, qui suit l’intervention
pédagogique ciblée que l’on évalue ; et l’autre contrôle, qui lui ne la
reçoit pas. Pour que cette répartition soit optimale, il est préférable
que les deux groupes soient d’un niveau comparable avant toute
intervention pédagogique. Il s’agit donc de répartir les élèves dans
les groupes en fonction de leur âge, leur niveau de classe, leur
niveau scolaire et leur sexe. De cette façon, nous pouvons conclure
scientifiquement à l’efficacité ou non de l’intervention  : si les
résultats au post-test du groupe expérimental sont significativement
meilleurs que ceux du groupe contrôle, c’est que l’intervention
pédagogique a eu un effet positif.

c. La posture de l’expérimentateur
Le troisième élément essentiel est de respecter le protocole et
d’adopter une posture neutre. Pour évaluer l’effet d’une
intervention en contrôlant les biais expérimentaux pouvant
intervenir, l’expérimentateur se doit de rester au plus près du
protocole de recherche. C’est cette condition qui permet ensuite
d’assurer la réplicabilité des résultats et de gommer l’effet
d’expérimentateur (tel l’effet maitre) qui pourrait apparaitre.
L’expérimentateur se doit également d’avoir une attitude neutre
envers l’ensemble des participants. Autrement dit, il est essentiel
qu’il ait un comportement similaire avec les élèves des deux
groupes. Il doit donc prendre garde à ne pas tomber dans l’effet
Pygmalion : « Je suis ce que tu penses de moi » (se dirait l’élève) et
influencer les résultats des élèves par les attentes qu’il a envers eux,
en fonction de leur groupe d’appartenance (expérimental ou
contrôle). Enfin, il ne doit pas informer les élèves des concepts et
théories scientifiques sous-jacents à l’expérimentation pendant
toute la durée de celle-ci. Il peut en revanche les informer qu’ils
participent à une recherche scientifique qui l’oblige à diviser la classe
en deux groupes qui ont des instructions et/ou activités différentes
(sans pour autant préciser et expliciter les concepts de groupe
expérimental et groupe contrôle).

« Pour évaluer l’effet d’une intervention en contrôlant

les biais expérimentaux pouvant intervenir,

l’expérimentateur se doit de rester au plus près du

protocole de recherche. »

2 Les aménagements nécessaires pour passer du laboratoire à

l’école

Plusieurs aménagements sont nécessaires lorsque l’on souhaite


transformer une recherche de laboratoire en une recherche
collaborative de terrain. Il s’agit là de trouver le juste milieu entre les
nécessités scientifiques et les contraintes pédagogiques.

a. Informer et rassurer les parents et les inspecteurs de


l’Éducation nationale
L’inscription volontaire des enseignants sur Lea.fr fait partie de leur
liberté pédagogique. Mais, avant le début du projet, nous avons
transmis aux parents et aux IEN un courrier, par le biais de
l’enseignant, les informant précisément de ce projet de recherche
collaborative (objectifs généraux, déroulé du projet, durée) et les
rassurant quant à l’anonymat des données transmises
potentiellement au laboratoire.

b. Vérifier le niveau de connaissance


La formation est un point essentiel lorsqu’on souhaite faire mener
une recherche à des enseignants « non-scientifiques ». Il a donc fallu
leur proposer une formation aux notions théoriques (les
découvertes en neurosciences) et méthodologiques (les critères
nécessaires pour monter une recherche). Pour ce faire, nous avons
fait appel à Julien Garbarg, conseiller pédagogique, pour rédiger des
fiches explicatives à destination des enseignants, et nous avons
ouvert une discussion sur Lea.fr où les enseignants pouvaient
interagir avec les chercheurs et poser l’ensemble de leurs questions.
On y discutait par exemple d’heuristiques, d’algorithmes cognitifs et
d’inhibition préfrontale.
Cette phase de formation s’est terminée par un QCM qui nous a
permis de nous assurer de la bonne compréhension de l’ensemble
des enseignants.

c. Transformer les évaluations informatisées en évaluations


papier-crayon
Classiquement, lorsque l’on fait de la recherche en laboratoire, on
réalise les évaluations de pré- et post-tests sur ordinateur avec des
logiciels spécifiques. De cette façon, on peut mesurer le score de
bonnes réponses des élèves, mais également leur temps de réaction.
Dans le cas de notre recherche, il était difficile de demander à
chaque enseignant d’évaluer ainsi individuellement chaque élève de
sa classe. Nous avons donc transformé les évaluations de laboratoire
en tests papier-crayon réalisables en groupe classe.

d. Adapter les interventions pédagogiques individuelles à une


réalisation en groupe classe
La plupart des interventions pédagogiques de laboratoire se font de
manière individuelle. De cette façon, il est possible de s’adapter au
niveau de chacun et de contrôler de nombreux biais, tel que
l’influence des pairs. Or, si on souhaite réaliser ces interventions sur
le terrain, il est essentiel de les modifier pour que les enseignants
puissent les faire passer à plusieurs élèves en même temps (demi-
classes ou quarts de classe).

e. Relever et transmettre les données des élèves


Pour regrouper et analyser les performances des élèves aux
évaluations de pré- et post-tests, il a fallu que les enseignants
puissent nous les transmettre. Pour ce faire, nous avons demandé à
chaque enseignant de nous envoyer les données de leurs élèves en
respectant une procédure d’anonymisation totale des données.
L’ensemble des données recueillies est donc dépourvu
d’informations personnelles, tels que le prénom des élèves ou l’e-
mail des enseignants.

III. Comment s’est passée la

première année de recherche

collaborative ?

1 Une recherche en trois phases

Pour lancer cette recherche collaborative et commencer à nouer des


liens entre chercheurs et enseignants de France et de toute la
francophonie, nous avons organisé en septembre 2017 une
conférence interactive2 au cours de laquelle Olivier Houdé et
Grégoire Borst, co-directeurs du LaPsyDÉ, ont pu expliquer à plus de
5  000 élèves comment fonctionne leur cerveau. Grâce à
l’interactivité de cette conférence, les élèves ont posé leurs
questions et obtenu des réponses en direct. Nous avons pu
constater l’engouement des élèves et des enseignants dès cette
première étape, puisqu’ils ont posé pas moins de 800 questions  !
Nous avons ensuite lancé les inscriptions pour la recherche
collaborative : 130 enseignants s’y sont engagés pour l’année 2017 –
  2018, ce qui correspond à près de 3  600 élèves. Grâce à la
communauté de Lea.fr, nous avons eu la chance de disposer d’un
échantillon de recherche des plus représentatifs, puisque nous avons
eu des classes de toute la France métropolitaine et de la
Guadeloupe, Martinique, Mayotte, La Réunion, mais aussi de la
Belgique, de l’Espagne, du Maroc et du Canada (Québec).
Une fois l’échantillon composé, nous avons commencé les
expérimentations qui se sont déroulées tout au long de l’année
scolaire 2017-2018, en trois phases.

a. Phase 1 : un entrainement au contrôle inhibiteur en général


L’inhibition étant une fonction essentielle et indispensable pour
réussir de nombreuses tâches à l’école mais aussi dans la vie de tous
les jours, il nous a paru nécessaire de proposer un programme
l’entrainant, avec pour objectif de rendre les élèves plus résistants
aux pièges qu’ils peuvent rencontrer quotidiennement. Pour tester
l’effet de cette intervention pédagogique dans les classes, nous
avons suivi une méthode scientifique en trois temps –  le pré-test,
l’entrainement sur 5 semaines et le post-test – avec la répartition des
élèves en deux groupes  : un groupe contrôle et un groupe
expérimental.
Le pré-test a permis d’évaluer le niveau d’inhibition initial de chaque
élève. Pour s’adapter aux capacités de tous, nous avons proposé
deux tests. Le premier, le Stroop-animal, concernait les élèves non-
lecteurs (de la PS au CP) qui devaient déterminer à quel animal
correspond le corps d’un animal hybride (par exemple une tête de
cochon avec un corps de vache, cf. encadré). Le second, le Stroop-
couleur, concernait les élèves lecteurs (du CE1 au CM2). La consigne
était de déterminer la couleur de l’encre d’un mot (« BLEU » écrit en
rouge par exemple). Dans ces deux évaluations, les élèves avaient
besoin de faire appel à leurs capacités inhibitrices pour réussir  :
inhiber la tête de l’animal dans le premier cas et la lecture du mot
écrit dans le second. Après ce premier exercice réalisé en groupe
classe, nous connaissions donc le niveau de contrôle inhibiteur de
chacun. Les enseignants pouvaient alors passer au deuxième temps
de ce protocole.

Exemple d’item au Stroop-animal : à quel animal correspond le


dessin ?
La consigne est d’identifier selon le corps de l’animal.

L’entrainement s’est déroulé sur une période de 5 semaines, à


raison de 4 séances par semaine d’une quinzaine de minutes
chacune. Chaque enseignant a divisé sa classe en deux groupes  : le
groupe expérimental et le groupe contrôle, pour pouvoir proposer
deux types d’entrainement. Le premier, pour le groupe
expérimental, regroupait des activités ludiques entrainant le
contrôle inhibiteur des élèves. Le second, pour le groupe contrôle,
rassemblait des activités construites sur une base identique à celles
du premier groupe, mais avec des consignes différentes qui, de ce
fait, n’entrainait pas le contrôle inhibiteur des élèves (seule cette
variable cognitive changeait). Enseignants et élèves ont donc joué à
ces activités quotidiennement en demi-classe, sur une période de 5
semaines.
Le post-test était construit sur la même base que le pré-test. Il
s’agissait, une fois de plus, de mesurer le niveau d’inhibition des
élèves avec le même test qu’à la première évaluation. L’objectif était
ici de mesurer l’évolution du contrôle inhibiteur des élèves et
mesurer si, oui ou non, suivre un programme de 5 semaines au
contrôle inhibiteur était efficace, par rapport à un groupe qui jouait
à des jeux n’exerçant pas le contrôle inhibiteur.
Dans ce protocole, on s’attendait à ce que le groupe qui jouait à des
jeux entrainant l’inhibition ait ensuite de meilleures capacités
inhibitrices générales et une meilleure résistance face aux pièges.

b. Phase 2 : identification de blocages cognitifs spécifiques


Dans l’idée de renforcer la notion d’allers-retours entre le
laboratoire et l’école, nous avons choisi de partir des erreurs que les
enseignants nous ont remontées lors de la cartographie des
heuristiques et de créer à partir de celles-ci des exercices. L’objectif
de ces exercices, à réaliser en groupe classe, était d’évaluer les
erreurs commises par les élèves pour en connaitre le contexte
(«  dans quel type d’exercice retrouvons-nous ces erreurs  ?  »), la
fréquence («  combien d’élèves commettent ces erreurs  ?  ») et le
développement (« à quel âge les élèves tombent-ils dans ce piège, et
à quel âge arrivent-ils à inhiber cette stratégie ? »). L’ensemble de ces
informations nous a permis de mieux comprendre les erreurs des
élèves et ensuite de développer des interventions pédagogiques
autour d’elles, pour aider les élèves à les contourner.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Exemple d’exercice permettant d’évaluer les erreurs heuristiques

Lors de la cartographie d’heuristiques, plusieurs enseignants ont


remonté l’erreur que leurs élèves faisaient en soustraction pour des
nombres à deux chiffres : « 25 – 18 = 13 car on soustrait toujours le plus
petit chiffre au plus grand  » (ici 8 – 5 au lieu de 5 – 8). C’est ce que le
psychologue Daniel Kahneman appelle l’heuristique de substitution qui
consiste à remplacer, par paresse cognitive, une solution compliquée
(avec effort) par une solution plus (trop) simple. Cette heuristique de
soustraire le plus petit chiffre au plus grand fonctionne très bien, très
souvent, mais pas toujours. En effet, comme cet exemple le montre,
lorsque la soustraction nécessite la pose d’une retenue, soustraire le plus
petit chiffre au plus grand fait tomber dans un piège.
Pour mieux connaitre le contexte, la fréquence et le développement de
cette heuristique trompeuse en classe, nous avons construit un exercice
composé de deux sortes d’items : les items congruents où l’heuristique
fonctionne (par exemple 28 –  15) et les items interférents (ou
incongruents) où l’heuristique fait tomber dans le piège (par exemple 25
–  18). De cette façon nous pouvons regarder si les élèves sont bien
capables de soustraire les nombres à deux chiffres (réussite aux items
congruents) malgré les erreurs heuristiques qu’ils font (échec aux items
incongruents). Enfin, nous avons demandé aux enseignants de
renseigner l’âge et la classe de chaque élève pour connaitre le
développement de l’heuristique.
L’heuristique rapide conduit, en
mémoire de travail, à inverser
verticalement les chiffres et
soustraire le plus petit au plus
grand comme on le fait
d’habitude, ici 8-5.
 
c. Phase 3 : un apprentissage au contrôle inhibiteur ciblé sur une
heuristique particulière
Toujours dans l’optique d’un aller – retour entre les chercheurs et les
enseignants, nous avons sélectionné plusieurs erreurs heuristiques
que les enseignants nous ont rapportées et nous avons construit des
apprentissages spécifiques visant à éviter aux élèves de tomber dans
les pièges. Pour cela, nous avons développé un protocole
d’apprentissage pour chaque erreur sélectionnée, en nous basant
sur la théorie développée et testée par Olivier Houdé et son équipe
du LaPsyDÉ. Dans cette pédagogie basée sur la métacognition et
l’inhibition, il s’agit, en plus de rappeler la règle à l’élève, de mettre
en avant le piège à éviter, en utilisant un outil spécifique : l’Attrape-
piège. C’est une planche transparente composée de deux parties  :
une partie hachurée représentant le processus d’inhibition de
l’heuristique trompeuse, et une partie centrale non hachurée, qui
elle, représente le processus d’activation de l’algorithme exact
(cf. encadré « Une application de l’apprentissage de l’inhibition sur la
comparaison de fractions »).
Pour tester cette pédagogie à grande échelle, les enseignants
participant au groupe de recherche sur Lea.fr ont choisi le protocole
qui convenait le mieux à leurs élèves. Afin que l’apprentissage soit
bénéfique, il fallait que les élèves, avant l’intervention, soient en
échec dans la condition où l’heuristique ne fonctionne pas, mais pour
autant connaissent la règle ou algorithme qui permet de réussir (par
exemple dire que 2/5 est plus grand que 2/4 car 5 est plus grand que
4 mais pour autant savoir que 0,4 est plus petit que 0,5). Autrement
dit, pour qu’un apprentissage leur soit bénéfique, il fallait que les
élèves connaissent l’algorithme exact, mais qu’ils n’arrivent pas à
inhiber leur heuristique sans intervention pédagogique. Une fois de
plus, étant dans une démarche d’évaluation de l’intervention
pédagogique, nous avons fonctionné selon une méthodologie
scientifique en trois temps  : le pré-test, l’apprentissage et le post-
test.
« Pour qu’un apprentissage leur soit bénéfique, il fallait

que les élèves connaissent l’algorithme exact, mais

qu’ils n’arrivent pas à inhiber leur heuristique sans

intervention pédagogique. »

La phase de pré-test devait permettre de mesurer les capacités des


élèves dans la notion ultérieurement abordée. Cette évaluation
papier-crayon à réaliser en groupe classe donnait ainsi le niveau de
base de chacun des élèves.
La phase d’apprentissage a débuté par une division de la classe en
deux groupes : le groupe expérimental et le groupe contrôle. Dans
le groupe expérimental, l’enseignant faisait un rappel de la règle à
suivre, l’algorithme, ainsi qu’une mise en avant du piège à éviter,
l’heuristique. Les élèves ont ensuite pu mettre en application le mini-
cours théorique et utiliser l’Attrape-piège d’inhibition/activation
pour manipuler plusieurs items de mise en situation. Pour chaque
situation, les élèves avaient deux cartes  : l’une représentant
l’heuristique (et donc la mauvaise solution) à mettre sous les
hachures (zone d’inhibition) de l’Attrape-piège et l’autre illustrant
l’algorithme (la bonne réponse), à placer dans le rond central (zone
d’activation). Parallèlement, pour les élèves du groupe contrôle,
l’enseignant rappelait la règle à suivre et faisait manipuler aux élèves
des cartes sans Attrape-piège (pour ne pas mettre en avant le besoin
d’inhiber l’heuristique-piège).
La phase de post-test était identique au pré-test et se déroulait en
deux temps  : une première évaluation directement consécutive à
l’apprentissage (le post-test immédiat) et une seconde évaluation,
une semaine après l’apprentissage (le post-test différé) pour
mesurer les effets à plus long terme – ou maintien de
l’apprentissage.
À l’issue de ce protocole d’apprentissage, on s’attendait à ce que les
élèves ayant suivi un apprentissage métacognitif mettant en avant le
piège à éviter (autrement dit l’heuristique à inhiber) aient de
meilleurs résultats que les élèves qui avaient seulement reçu un
apprentissage classique (contrôle) rappelant la règle à suivre,
l’algorithme.

2 Un bilan positif

À la fin de cette première année de recherche collaborative, l’analyse


des retours chiffrés et qualitatifs est prometteuse. Ces premiers
retours concernent essentiellement l’entrainement au contrôle
inhibiteur, les autres expériences n’ayant pas encore été analysées à
l’heure où cet ouvrage est publié.

Pistes de pratiques
Pistes de pratiques

Une application de l’apprentissage de l’inhibition sur la

comparaison de fractions

Lors de la cartographie d’heuristiques, plusieurs enseignants nous ont


remonté que les élèves avaient des difficultés dans la comparaison de
fractions. Un élève ne vous a-t-il jamais dit que 2/4 était plus petit que
2/5 car 4 est plus petit que 5  ? En effet, nous avons remarqué que les
élèves avaient souvent tendance à transférer les rapports de grandeur
des nombres entiers aux fractions. C’est une heuristique. Lorsque les
fractions ont des numérateurs communs, cette heuristique fait tomber
dans un piège. Il faut alors l’inhiber pour activer l’algorithme «  pour
comparer deux fractions, il faut comparer leur résultat exact de division ».
Pour aider les élèves à surmonter cette heuristique, nous avons construit
un apprentissage métacognitif autour de la comparaison de fractions.
Après un rappel de l’algorithme et une mise en avant de l’heuristique, les
élèves sont passés à la phase de manipulation avec l’Attrape-piège. En
voici l’illustration ci-dessous. Chaque élève avait deux cartes  : une
représentant la bonne réponse (la réponse algorithmique), et l’autre
représentant la mauvaise réponse (la réponse heuristique). Ils devaient
alors placer sous les hachures la carte-réponse heuristique, pour être
inhibée, puis placer au centre, la carte-réponse algorithmique, pour être
activée Et ainsi s’entrainer intensément.
a. Des enseignants et des élèves impliqués et satisfaits
Les enseignants n’ont pas hésité à nous faire, sur Lea.fr, un retour
qualitatif sur cet entrainement au contrôle inhibiteur.
– L’organisation et la mise en place de la recherche n’ont pas posé
de problème aux enseignants, tout comme le fait que la classe ait
été séparée en deux groupes, expérimental et contrôle. En
revanche, ces activités quotidiennes ont parfois demandé une
réorganisation de la classe (spatiale et/ou temporelle).
– Les activités d’entrainement étaient, d’après les enseignants,
adaptées à l’âge et au niveau de leurs élèves et assez nombreuses
pour ne pas être redondantes. Concernant le niveau de stimulation
des activités, les enseignants ont validé une grande partie d’entre
elles.
– Le retour des enseignants quant à leur ressenti et à leur vécu a
montré qu’une bonne partie d’entre eux pensait qu’un entrainement
groupal n’était pas un frein à la progression des élèves, par rapport à
un entrainement individuel. Un tiers des enseignants a observé avec
joie un changement d’attitude chez certains de leurs élèves,
habituellement en retrait dans la classe.
– Le ressenti et le vécu des élèves ont ensuite été interrogés. En
général, les élèves ont apprécié les activités proposées durant cet
entrainement et une bonne partie d’entre eux ont eu la sensation de
progresser au fil des semaines.
Ces retours sont pour nous essentiels car ils nous permettront d’aller
plus loin dans les années suivantes, et nous laissent constater à quel
point les enseignants et les élèves se sont impliqués dans ce
programme de recherche et y ont pris plaisir. En lançant cette
recherche collaborative nous n’avions pas pour certitude que les
enseignants et les élèves adhéreraient à ce mode de
fonctionnement, assez éloigné d’une séquence pédagogique
habituelle. Les retours que nous avons eus nous confortent donc
dans l’idée de continuer ce projet, tout en adaptant les futurs
protocoles de recherche aux remarques que nous avons pu recueillir,
en veillant toujours à conserver une validité scientifique.

« Lorsqu’on regarde le cout d’inhibition au post-test, on

remarque que le groupe expérimental a un cout

d’inhibition significativement plus faible que celui du

groupe contrôle. »

b. Des premiers résultats très encourageants


En supplément de ces retours qualitatifs positifs, les enseignants
nous ont transmis les données aux pré- et post-tests de leurs élèves.
Avec ces performances, nous avons pu calculer le cout d’inhibition au
test de Stroop-couleur (où la consigne est de dénommer la couleur
de l’encre d’un mot), en fonction du groupe (expérimental ou
contrôle) et de l’évaluation (pré-test ou post-test). Il existe dans ce
test deux types d’items : les items congruents (« bleu » écrit en bleu)
qui ne demandent pas l’intervention de l’inhibition  ; et les items
interférents (« bleu » écrit en rouge) où il est nécessaire d’inhiber sa
lecture. Le cout d’inhibition, représenté sur le graphique ci-dessous,
est la différence du nombre de bonnes réponses entre la planche
d’items congruents et la planche d’items interférents. Par
conséquent, un cout d’inhibition proche de 0 signifie que le
participant n’alloue pas de cout supplémentaire au traitement d’un
stimulus interférent, par rapport à un stimulus congruent. Cela
montre donc de bonnes capacités inhibitrices. A contrario, un cout
d’inhibition élevé signifie que l’élève a besoin d’un temps
supplémentaire pour répondre aux items interférents, par rapport
aux items congruents, ce qui révèle un contrôle inhibiteur moins
efficace.
Au regard du graphique, les données aux évaluations remontées par
les enseignants montrent donc qu’au pré-test, il n’existe pas de
différence significative entre les élèves des deux groupes. Cette
absence de différence signifie qu’avant toute intervention
pédagogique, les deux groupes ont bien un niveau d’inhibition
équivalent. C’est ce qui était recherché puisque les enseignants
avaient pour mission de constituer au départ deux groupes de
niveau similaire. En revanche, lorsqu’on regarde le cout d’inhibition
au post-test, on remarque que le groupe expérimental a un cout
d’inhibition significativement plus faible que celui du groupe
contrôle. Ainsi, entre le pré et le post-test, le groupe expérimental a
une diminution très nette de son cout d’inhibition, révélant un
renforcement du contrôle inhibiteur, ce qui n’est pas le cas du
groupe contrôle. Le groupe expérimental montre donc, suite à un
entrainement au contrôle inhibiteur réalisé en classe, des capacités
d’inhibition plus fortes que celles du groupe contrôle.
Ces résultats nous permettent dès lors de dresser deux constats. Le
premier est qu’il est possible, avec seulement 15 minutes d’activités
par jour en classe, de rendre des élèves plus résistants face à un
conflit cognitif (dénommer la couleur de l’encre du mot « bleu » écrit
en rouge). Ces données étant similaires à celles que l’on peut
retrouver dans des conditions de laboratoire, nous arrivons au
deuxième constat  : il est possible de faire de la recherche
collaborative où l’enseignant devient expérimentateur, sans
intervention directe du chercheur. Cela signifie qu’adapter une
méthodologie scientifique à une vie de classe est possible, sans pour
autant altérer l’effet de l’intervention pédagogique.

« Il est possible de faire de la recherche collaborative où

l’enseignant devient expérimentateur, sans intervention

directe du chercheur. Cela signifie qu’adapter une

méthodologie scientifique à une vie de classe est

possible, sans pour autant altérer l’effet de

l’intervention pédagogique. »

Graphique représentant le cout d’inhibition au Stroop-couleur


en fonction du groupe des élèves et de l’évaluation : plus le cout
est faible, plus la capacité d’inhibition est grande.

La variabilité entre les élèves est représentée par les petites barres
verticales (en statistiques c’est la moyenne des écarts à la moyenne).
Maintenant que nous avons démontré que la recherche collaborative
est possible en classe, et que l’enseignant peut entrainer le contrôle
inhibiteur de ses élèves, les prochaines phases d’entrainement
lancées sur Lea.fr auront pour objectif de mesurer si cette
amélioration se transfère ou non aux apprentissages scolaires. En
effet, étant donné qu’il a été montré que pour apprendre, connaitre
la règle ne suffit pas et qu’il faut également inhiber les heuristiques
trompeuses (en maths, en orthographe, en raisonnement, etc.), il est
nécessaire de regarder si ce gain de contrôle inhibiteur permet aux
élèves de ne plus tomber dans les pièges heuristiques qu’on
retrouve à l’école, mais également dans la vie quotidienne.

Conclusion

Cette première année d’expérimentation LaPsyDÉ – Lea.fr a eu pour


vocation de valider une démarche et une méthodologie scientifiques
dans le monde de l’éducation, à grande échelle, via une plateforme
numérique. C’est désormais chose faite. Nous allons maintenant
pouvoir poursuivre cette recherche collaborative entre chercheurs
et enseignants et continuer de renforcer les allers-retours du labo à
l’école en accompagnant les enseignants à agir face aux difficultés
que rencontrent leurs élèves.

Les Essentiels

Pour faire avancer les découvertes scientifiques en


neurosciences du développement cognitif et en pédagogie, il
est nécessaire de créer un lien entre les chercheurs et les
enseignants.
Le repérage des blocages cognitifs doit être fait par les
enseignants qui y sont confrontés chaque jour. Les chercheurs
ont ensuite pour mission de les aider à agir en classe.
Faire de la recherche scientifique en classe par le biais de
l’enseignant est possible, à condition d’y apporter des
adaptations méthodologiques sur les conditions de passation,
l’organisation de la classe et la position de l’enseignant face à
ses élèves.
Les enseignants sont prêts et ravis de s’investir dans une
recherche collaborative, bien que celle-ci soit couteuse en
temps et organisation.
1. Par conditions écologiques, on entend « conditions réelles de classe », c’est-à-dire en groupe classe où l’enseignant
réalise seul l’intervention pédagogique.
2. Une conférence vidéo en direct où les élèves, depuis leur salle de classe, peuvent questionner et échanger avec les
intervenants. Un replay s’ajoute ensuite, permettant aux classes qui n’étaient pas disponibles au moment du direct, de
regarder la conférence en différé.
focus

Le point de vue d’une professeure des

écoles sur la communauté

pédagogique Lea.fr

par Laure Argouet-Stol

Enseignante depuis 20 ans, et en CE1 depuis 4 ans, je m’intéresse


depuis toutes ces années au fonctionnement des apprentissages.

Une première approche des neurosciences

En 2012-2014, j’ai profité d’un congé parental pour reprendre mes


études de master «  recherche  » en sciences de l’éducation. Lors de
ces deux années d’études, j’ai rencontré des personnes de tous
horizons et certaines m’ont conviée à quelques conférences sur les
neurosciences. Progressivement, j’ai réalisé que mes
questionnements par rapport aux apprentissages trouvaient
davantage écho dans les neurosciences, qu’ils se tournaient
davantage vers le comment faire  : qu’est-ce qui entrave
l’apprentissage… au niveau du fonctionnement du cerveau  ? Mes
lectures, recherches et discussions me confortaient dans l’idée que
les récentes découvertes sur le fonctionnement du cerveau dans
l’apprentissage doivent servir la pédagogie. En novembre 2017, c’est
à l’occasion de la soutenance de thèse d’un ami de faculté,
aujourd’hui docteur en psychologie cognitive, que j’ai découvert le
groupe collaboratif « Du labo à l’école » du portail Lea.fr.

Une mise en œuvre via le site collaboratif Lea.fr

Dès mon retour de cette soutenance, j’ai consulté le site et participé


à quelques tests qui ont validé ma candidature et mon inscription à
cette recherche collaborative « Du labo à l‘école » sur le site Lea.fr en
partenariat avec LaPsyDÉ. J’étais très heureuse de trouver enfin le
moyen de continuer mes recherches en sciences de l’éducation sans
quitter mes élèves et la pratique de classe. En effet, suite à mon
master, je souhaitais trouver un domaine de recherche «  action  »
c’est-à-dire sur le terrain et au service de l’enseignement.
Dès la semaine suivante, je présentais brièvement à mes élèves ce
projet de participer activement à une recherche scientifique sur le
fonctionnement de nos cerveaux pendant l’apprentissage. De plus,
Lea.fr m’a demandé s’il était possible de réaliser un film sur cette
expérimentation, ce qui a enthousiasmé les parents et leurs enfants.
Mon objectif est de faire prendre conscience aux élèves que
l’apprentissage n’est pas magique et que même si certains semblent
avoir des « facilités », c’est l’entrainement, la répétition et la prise de
conscience de ce qu’on fait qui peuvent leur permettre de
progresser. L’idée est donc que si les élèves ont une meilleure
connaissance du fonctionnement de leur cerveau, en s’exerçant à le
« dompter », ils pourront davantage progresser et mieux apprendre.
Tout comme dans les petites classes, on apprend aux élèves à mieux
maitriser leur corps par les séances de motricité générale, puis de
motricité fine, il me semble indispensable de faire prendre
conscience aux élèves des capacités de leur cerveau à mémoriser, à
raisonner…et de les entrainer à cela consciemment.
La première étape consistait en une conférence interactive intitulée
«  Le cerveau, comment ça marche  ?  » présentée par Olivier Houdé,
directeur du LaPsyDÉ, et Grégoire Borst, directeur adjoint et à
laquelle les élèves pouvaient participer en direct.
L’expérimentation a débuté en décembre 2017, dans ma classe, par
la passation des pré-tests (Stroop couleurs et dictée de chiffres, tests
d’inhibition et de mémoire de travail). Toutes les indications de
passation étaient sur le site Lea.fr. Les équipes du LaPsyDÉ et de
Lea.fr étaient là pour nous assister dans cette première étape. Le
stress était au rendez-vous pour les élèves comme pour moi  : nous
avions des scrutateurs, et pas des moindres. Cette première étape
s’est très bien déroulée.
Juste après les tests, nous avons eu le plaisir d’accueillir Olivier
Houdé dans notre classe. Il a posé quelques questions aux élèves sur
leur cerveau et sur son rôle. Il leur a dessiné un cerveau au tableau et
en a expliqué les principales fonctions afin que chaque enfant
prenne conscience qu’il a un extraordinaire cerveau  ; les élèves
devaient toujours rester assez « naïfs » sur le fonctionnement de leur
cerveau afin de ne pas fausser les résultats tandis que les
enseignants étaient informés et sensibilisés au protocole exact via le
groupe collaboratif.
Les élèves étaient enchantés de cette première rencontre et
impatients de savoir ce qui allait se passer ensuite. Cette première
étape franchie, j’attendais avec impatience, moi aussi, la suite de
l’expérimentation.
À partir de la rentrée de janvier, durant 5 à 7 semaines, il s’agissait
d’entrainer au contrôle inhibiteur les élèves répartis en deux
groupes, un expérimental et un contrôle. Cette phase était animée
par l’enseignant et se déroulait sous forme de jeux qui
développaient, pour le groupe expérimental, une «  capacité  » du
cerveau sans qu’on explique le phénomène aux élèves pendant cette
phase.
La préparation matérielle de cette phase a été assez longue : 9 jeux
étaient à préparer, des jeux de cartes, en l’occurrence, qui devaient
servir à plusieurs reprises et que de ce fait, j’ai préféré plastifier, puis
massicoter.
Ensuite, j’ai repensé la disposition des deux groupes à entrainer car
seule, et sans temps de dédoublement de classe, il fallait que
j’entraine un groupe pendant que l’autre travaillait en autonomie.
Dès la rentrée de janvier 2018, j’ai disposé la classe de manière à ce
que mes deux groupes puissent s’entrainer par sous-groupes parfois,
ou en groupe, soit contrôle, soit expérimental, avec moi pendant
que le second groupe travaillait seul.
Cette période d’entrainement a été assez difficile à mener seule,
surtout lors de la présentation des jeux, les deux premières
semaines  : découverte des jeux, explicitation des règles, mise en
place dans les groupes. Finalement après les 5 semaines
d’entrainement, les deux groupes fonctionnaient bien.
À mi-parcours, l’équipe de Lea.fr est revenue filmer les deux groupes
en entrainement, ce qui nous a permis d’échanger et d’affiner
certains points d’organisation.
Mi-février 2018, à l’issue de cette phase d’entrainement, les élèves
ont passé de nouveau les deux tests (Stroop couleurs et dictée de
chiffres) dans le but de vérifier l’efficience ou non de l’entrainement
au contrôle inhibiteur. À cette occasion, Olivier Houdé a réinterrogé
les élèves qui ont pu exprimer leurs impressions sur cette période
d’entrainement. Dans l’ensemble, les élèves étaient très heureux
d’avoir participé à cette expérimentation et contents d’avoir
découvert de nouveaux jeux. Le groupe contrôle a aussi exprimé
certaines frustrations car les règles de leurs jeux étaient moins
« stimulantes ».
Par exemple, un Jacques-a-dit sans piège, des jeux d’imitation
simple.
Leurs remarques ont été entendues par les expérimentateurs, ce qui
permet un véritable aller-retour « du labo à l’école ».

Un premier bilan de l’expériementation positif

Par rapport à mon objectif personnel initial, cette expérimentation a


permis aux élèves de prendre conscience que leur cerveau existe et
qu’ils peuvent apprendre à mieux l’utiliser.
Cette expérimentation laisse des traces dans la vie de la classe : très
fréquemment les élèves, ou moi-même, faisons référence aux pièges
que nous tend notre cerveau afin de les éviter. Cette vigilance,
demandée aux élèves du groupe expérimental pendant les
entrainements est un nouvel atout pour l’apprentissage.
Actuellement, il est difficile d’affirmer que cette expérimentation a
des répercussions sur les résultats des élèves. Par contre, j’ai pu
remarquer quelques interventions très pertinentes de leur part
quand ils rencontrent des heuristiques à inhiber : « Ah oui, là y’a un
piège  !  » ou bien «  là, il faut switcher  »… Ces interventions
m’encouragent à poursuivre cette expérimentation.
En parallèle de cette expérimentation, les chercheurs ont demandé
aux enseignants contributeurs de leur fournir des «  heuristiques  »
repérées dans leur classe. Certaines heuristiques ont été choisies par
les chercheurs. Celles-ci serviront à des entrainements pour nos
élèves.
Le temps consacré à cette expérimentation n’est pas investi au
détriment d’autres disciplines, et a des répercussions positives pour
l’apprentissage sur le long terme. Cette expérimentation rend
explicite aux élèves un «  mécanisme  » de leur cerveau. Cette
découverte les rassure quant aux erreurs «  banales  » qu’ils font et
développe une nouvelle aptitude à «  l’esprit critique  » et à la
« vigilance » pour prendre les commandes sur leur cerveau.
Cette culture scientifique commune dépasse déjà le champ de
l’expérimentation ; j’ai pu le remarquer dans d’autres disciplines, et
même dans des attitudes comportementales des élèves au
quotidien. 
11

Sciences, sciences cognitives et

éducation : l’expérience de La main à

la pâte

par Elena Pasquinelli

L’enseignement des sciences est un enseignement fondamental parce qu’il

porte en soi des valeurs et des opportunités uniques. La science est ancrée

sur la réalité, la mise en relation des idées avec les faits, le respect de la

preuve et de l’argumentation collective. Les enfants possèdent en eux des

aptitudes pour faire de la science, parce qu’ils sont naturellement curieux,

explorateurs, expérimentateurs, capables de raisonner et de chercher des

explications pour ce qu’ils observent, et ce dès le plus jeune âge. La main à la

pâte a saisi ces valeurs et ces opportunités dès sa naissance en 1995, il y a

plus de 20 ans. Elle est née d’une initiative de l’Académie des sciences en

France pour promouvoir la science et les activités d’investigation à l’école.

À ses débuts, La main à la pâte s’est nourrie des expériences internationales

et des recherches en éducation pour favoriser une rencontre fructueuse des

enfants avec la science, et leur permettre de développer leurs capacités de

raisonnement. Aujourd’hui le panorama s’est enrichi d’une contribution

fondamentale, celle qui vient des sciences cognitives. La main à la pâte s’y

est donc ouverte pour mieux s’outiller. Cette ouverture a eu lieu en salle de

classe, tout comme dans les lieux de formation et via des ponts jetés entre

recherche et éducation. Nous avons cherché à développer des activités pour


les élèves, afin de leur permettre de mieux connaitre des aspects

fondamentaux de leur fonctionnement cognitif pour les apprentissages et le

bien vivre ensemble. Nous avons eu une approche analogue avec les

enseignants en formation, car le développement professionnel des acteurs de

l’éducation peut profiter des connaissances stabilisées sur l’attention, la

mémoire, le raisonnement, et les autres fonctions fondamentales du cerveau

pour l’apprentissage. Enfin, nous avons souhaité créer des situations de

rencontre et de collaboration entre scientifiques et enseignants pour ouvrir

des voies nouvelles à la connaissance et à la pratique.

I. Le dispositif La main à la pâte

1 Les prémisses de l’enseignement des sciences

L’enseignement des sciences est un enseignement bien particulier.


Au début du XXe  siècle, le philosophe et éducateur John Dewey
considérait la méthode scientifique comme le modèle à suivre pour
toute éducation «  progressive  », qu’il opposait à l’éducation
traditionnelle. Une éducation progressive a essentiellement trois
caractéristiques, dans la vision deweyenne  : elle est fondée sur
l’expérience vécue par les enfants dans leur quotidien, elle est
centrée sur l’enfant, en tenant compte de ses capacités et de ses
intérêts, et elle favorise une pensée réflexive, la capacité d’acquérir
des connaissances par ses propres moyens. Tout enfant observe le
monde qui l’entoure, en fait l’expérience, raisonne sur ce vécu. La
science a donc un ancrage naturel dans la vie de l’enfant  : elle lui
offre une manière d’apprendre sans le détourner de ses intérêts. Le
deuxième atout de la science est de s’appuyer sur une méthode
rigoureuse pour réfléchir et établir, par exemple, si un argument est
fondé, appuyé sur des faits, ou s’il relève d’une simple opinion. La
science offre donc à l’enfant (et à l’adulte) des outils pour penser de
manière plus réflexive, à partir de ses expériences. Elle lui permet de
ne pas s’arrêter sur ses opinions, sans pour autant accepter celles
des autres comme un dogme. «  S’il y a un savoir qui mérite d’être
acquis », écrivait Dewey en 1938, « c’est celui de considérer un savoir
comme tel et non comme opinion ou comme dogme  ». Sur la base
de ces considérations, Dewey proposait que la science joue un
double rôle en éducation : être enseignée en tant que telle à l’école
et inspirer l’enseignement de toutes les disciplines, qui serait ainsi
basé sur une forme ou une autre d’investigation.

« La science a un ancrage naturel dans la vie de

l’enfant : elle lui offre une manière d’apprendre sans le

détourner de ses intérêts. »

2 Naissance et brève histoire de La main à la pâte

La pensée de John Dewey a fortement influencé celle d’autres


penseurs en éducation : John Bruer et le mouvement de la réforme
de l’enseignement des sciences qui a vu le jour aux USA dans les
années 1960, puis des expérimentations menées dans les années
1980 par un physicien, lauréat du Prix Nobel : Leon Lederman. C’est
par cette voie que l’idée d’un enseignement des sciences pour tous,
fondé sur l’investigation, précoce, a fait son chemin dans l’esprit de
trois physiciens français  : Georges Charpak, également lauréat du
prix Nobel de physique en 1992, Pierre Léna et Yves Quéré,
membres de l’Académie des sciences. En 1995, ces trois scientifiques
sont frappés par le constat qu’en France, à l’école primaire,
l’enseignement des sciences n’a pas trouvé sa vraie place. Les
sciences ne sont pas enseignées ou bien, si elles le sont, c’est
souvent en tant que savoir à transmettre, héritage culturel, et non
comme activités vivantes. Même à un niveau élémentaire, les
enfants n’apprennent pas à observer, à se questionner, à
expérimenter, à penser comme des scientifiques en herbe.
Dommage  ! Car cela trouverait un écho favorable dans leurs
aptitudes naturelles et permettrait de développer ces dernières au-
delà de ce que la nature seule et l’expérience quotidienne peuvent
garantir. Mener une observation de façon rigoureuse, se préparer à
répondre à un questionnement, mettre en place une
expérimentation, même élémentaire, sont des compétences que
l’on n’apprend pas tout seul. En 1995, les trois physiciens décident
donc de s’engager dans le domaine de l’éducation primaire, et
lancent un programme ambitieux pour l’école française : l’action La
main à la pâte est née. Son objectif initial est de donner aux
professeurs des écoles les outils pour enseigner les sciences et leur
démarche : modules pédagogiques, fiches d’expériences, actions de
développement professionnel, accompagnement pédagogique.

« Le rôle des chercheurs dans la formation scientifique

des enseignants est renforcé par la création en 2012 des

Maisons pour la science, un réseau d’Universités de

pointe qui hébergent des structures de développement

professionnel pour les enseignants – de vrais ponts entre

école et recherche. »

Après une phase expérimentale de 5 ans qui va toucher quelques


milliers de professeurs, naissent en 2 000 les centres pilotes La main
à la pâte qui vont permettre de créer un réseau d’établissements et
de professeurs, capables d’essaimer sur le territoire, –  ils sont
aujourd’hui au nombre de 23, distribués aux quatre coins de la
France, en zone rurale et prioritaire pour la plupart, mobilisant ainsi
9  000 classes qui servent de lieux d’expérimentation pour de
nouvelles approches et thématiques. Pour maintenir un contact
constant avec la recherche et le monde de la science, se développent
différentes formes d’accompagnement scientifique  : l’école et le
laboratoire s’ouvrent l’une à l’autre, des scientifiques participent à
des actions de formation des professeurs pour leur faire vivre la
science et sa démarche. À partir de 2006, l’ambition de La main à la
pâte s’étend au collège, dans l’idée de favoriser une vision intégrée
des sciences et d’amener progressivement les enfants, puis les
adolescents, au contact de cette science vivante, en train de se faire.
L’objectif : inspirer des carrières futures, mais aussi développer, chez
les élèves, le raisonnement rigoureux, le respect des faits, la capacité
de distinguer une connaissance d’une opinion. En 2011, La main à la
pâte entre dans son âge de maturité en devenant une Fondation de
coopération scientifique associant l’Académie des sciences, l’Ecole
normale supérieure de Paris et celle de Lyon. Le rôle des chercheurs
dans la formation scientifique des enseignants est renforcé par la
création en 2012 des Maisons pour la science, un réseau
d’Universités de pointe qui hébergent des structures de
développement professionnel pour les enseignants – de vrais ponts
entre école et recherche. Aujourd’hui, 10 structures de ce genre
existent en France, mais l’action du réseau s’étend aussi à l’étranger.
Ce qui caractérise le mieux La main à la pâte est certainement son
approche pédagogique.

3 Les objectifs pédagogiques de La main à la pâte

Depuis ses débuts, l’action de La main à la pâte s’est inspirée des


pédagogies dites «  actives  » pour élaborer une approche qui met
l’élève activement au centre de ses apprentissages, en lui
permettant de mobiliser ses idées ou conceptions initiales, de
proposer des questions à partir de ses idées et d’observations
menées sous l’impulsion du professeur, et d’envisager des méthodes
pour mettre ces idées à l’épreuve des faits. Enfin, il s’agit de réfléchir
à la manière dont cette mise à l’épreuve a permis, éventuellement,
de revoir les idées initiales des élèves afin qu’ils parviennent à de
nouvelles idées, possiblement dans un cycle ultérieur de nouveau
questionnement et de nouvelle mise à l’épreuve. On reconnait dans
cette approche une manière de procéder qui correspond à l’idéal
deweyen d’éducation progressive. L’objectif est de permettre à
l’élève de raisonner sur ce qu’on sait, mais aussi sur la manière dont
on arrive à savoir ce qu’on sait. On retrouve ainsi dans l’approche de
La main à la pâte la réponse à l’objectif suivant : permettre à l’élève,
pas à pas, d’une manière adaptée à son âge, d’apprendre à connaitre
les «  rouages  » de la science et de ce qui fait de la science une
entreprise de construction de connaissances solides, appuyées sur
des faits. On a beau expliquer que par la science, on parvient, via des
efforts considérables, à des connaissances qui ont passé maintes
épreuves avant de pouvoir gagner leur degré de certitude, sans en
faire l’expérience, même simplifiée, ce concept risque tout
simplement de rester obscur ; la confiance qu’on demande de porter
à la science risque alors de reposer sur un acte aveugle. Enseigner les
sciences en s’appuyant sur leurs méthodes est donc également une
manière de garantir au citoyen de demain de pouvoir développer
une confiance éclairée en la science.

« On a beau expliquer que par la science, on parvient,

via des efforts considérables, à des connaissances qui

ont passé maintes épreuves avant de pouvoir gagner leur

degré de certitude, sans en faire l’expérience, même

simplifiée, ce concept risque tout simplement de rester

obscur. »

Pourquoi veut-on atteindre un tel objectif  ? Les connaissances


solides, les informations bien fondées sont des outils précieux pour
donner force à nos arguments et pour nous permettre d’effectuer
des choix plus cohérents avec la réalité. L’éducation scientifique pose
donc les bases – si tel est son objectif – pour effectuer de meilleurs
choix, dans différentes circonstances de la vie –  individuelles et
sociales.
II. Sciences cognitives et sciences

de l’éducation

1 Ce que la science nous dit à propos de la cognition

scientifique

Un apport fondamental des sciences cognitives à l’éducation


scientifique vient des études sur le raisonnement précoce des
enfants. Une image règne encore dans notre imaginaire, entretenue
par une science largement dépassée  : celle de l’enfant et
notamment du jeune enfant, comme un organisme peu
« raisonnable » : lié à des actions concrètes, emprisonné dans le court
terme et dans le présent spatial. Or, les 30 dernières années de
recherche en psychologie du développement ont modifié cette
image et nous restituent plutôt celle d’un enfant largement doté de
capacités de raisonnement, spécialisées, qui l’amènent à mettre du
sens dans le monde qui l’entoure et à anticiper les événements à
venir. Le tout selon des lois particulières qui sont communes et
partagées à travers les cultures, qui ont une origine évolutive
traçable et peuvent donc être considérées comme faisant partie de
notre kit de départ naturel pour interpréter le monde.

« Les 30 dernières années de recherche en psychologie

du développement nous restituent plutôt celle d’un

enfant largement doté de capacités de raisonnement,

spécialisées, qui l’amènent à mettre du sens dans le

monde qui l’entoure et à anticiper les événements à

venir. »

a. Un kit de départ riche


Les bébés, puis les enfants, possèdent une propension naturelle à
connaitre leur environnement : une curiosité pour ce qui les entoure
qui les amène à explorer, expérimenter, chercher et formuler des
explications à propos de ce qui peut causer les phénomènes qu’ils
observent autour d’eux – physiques, biologiques, psychologiques. De
plus, ils savent capter les régularités présentes dans leur
environnement. Grâce à ces mécanismes et dès leurs premières
expériences, les enfants construisent leur propre compréhension du
monde naturel, qui devient de plus en plus riche et sophistiquée au
fur et à mesure des occasions d’exploration et d’interaction. Ainsi, le
bébé de moins de six mois est déjà capable de découper les stimuli
en objets et de leur attribuer des propriétés physiques, d’évaluer des
quantités, de distinguer des formes géométriques, d’attribuer aux
entités animées la capacité unique de se mettre en mouvement de
manière autonome, et de les distinguer ainsi des autres objets, de
développer des idées sur ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, sur ce
que les autres pensent, savent, ou croient, de conduire des
expériences simples, de tester des hypothèses. On parle, en anglais,
de core knowledge pour décrire un ensemble de capacités, intuitions,
inférences que les bébés démontrent posséder dès l’époque la plus
précoce de leur vie et qui les prédisposent à l’acquisition rapide de
certaines connaissances en mathématiques, géométrie et espace,
raisonnement causal et sur les propriétés physiques des objets,
identification d’une classe particulière d’objets comme étant des
agents auxquels attribuer des intentions, identification des « lois du
groupe  » et application d’un raisonnement de type social. Ainsi, un
bébé de 6 mois sera surpris de voir un objet disparaitre derrière un
écran et deux objets réapparaitre peu après  : signe d’une attente
qu’il s’est formée sur le comportement et le nombre des objets
présents sur la scène. Il sera surpris aussi de constater qu’un objet se
met en mouvement tout seul, mais il ne le sera pas si l’objet est mis
en mouvement par une main (un agent). À deux ans, il sera capable
de mener une investigation pour chercher la cause de la mise en
marche d’un jouet qui produit sons et lumières. Il passera plus de
temps à chercher, si la cause est ambiguë, signe qu’il se rend compte
du rôle de l’exploration  : permettre de découvrir ce qui n’est pas
évident. Il fera ses expériences et sera capable d’identifier la cause
correcte, si celle-ci n’est pas trop cachée. Cette capacité se
développe avec le temps et l’enfant utilise, comme l’adulte, des
indices (association, séquence temporelle) pour formuler son
hypothèse causale. Avant l’entrée à l’école primaire, l’enfant
raisonne sur différentes catégories d’être vivants, leur attribue des
propriétés et des relations. Les bases des mathématiques, de la
physique et de la biologie sont en place.

« Le bébé de moins de six mois est déjà capable de

découper les stimuli en objets et de leur attribuer des

propriétés physiques, d’attribuer aux entités animées la

capacité unique de se mettre en mouvement de manière

autonome, et de les distinguer ainsi des autres objets,

de développer des idées sur ce qui est réel et ce qui ne

l’est pas, sur ce que les autres pensent, savent, ou

croient, de conduire des expériences simples, de tester

des hypothèses. »

Zoom sur
Zoom sur…

Le phénomène des saisons

Quelle est la raison principale pour laquelle il fait plus froid en hiver et
plus chaud en été (dans notre hémisphère)  ? Bien que cette question
fasse l’objet de cours de sciences dès l’école primaire et soit abordée
plusieurs fois au cours de la scolarité (c’est en raison de l’inclinaison de
l’axe de la Terre), il arrive que même des adultes éduqués donnent la
réponse intuitive, et erronée, selon laquelle la distance Terre-Soleil
produit le phénomène des saisons. Cette réponse est peut-être renforcée
par des images trompeuses qui représentent l’orbite terrestre autour du
Soleil comme étant plus elliptique qu’en réalité, mais elle peut aussi se
nourrir d’expériences quotidiennes, comme celle qui nous fait
comprendre que plus on s’approche d’un objet chaud, plus on ressent de
chaleur. Nous sommes face à une préconception résistante, qu’il vaut
mieux connaitre, pour pouvoir imaginer des situations pédagogiques
capables d’en montrer les limites.

Zoom sur
Zoom sur…

Une question d’évolution

La théorie de l’évolution est évoquée de plusieurs manières, certaines


étant d’ordre idéologique et d’appartenance à un groupe d’opinion. Mais
elle est aussi particulièrement difficile à appréhender d’un point de vue
cognitif, car elle perturbe des intuitions fortes. Par exemple,
spontanément, nous avons tendance à identifier une catégorie à partir
d’un prototype exemplaire et à la considérer comme uniforme. Si l’on
vous demande de dessiner une chaise, un oiseau, une fleur, vous allez
très probablement dessiner trois objets assez semblables  : une chaise
traditionnelle (et pas une chaise de bureau), un oiseau qui ressemble à
un moineau (et pas à un manchot ou une autruche), une marguerite (et
pas une orchidée). Si on vous demande de décrire le comportement d’un
tigre, vous direz probablement qu’il s’agit d’un animal agressif, d’un
carnivore dangereux pour de potentielles proies. Or, le tigre ne passe pas
ses journées à attaquer des proies, et on peut facilement concevoir, si on
se donne le temps de la réflexion, que tous les tigres n’ont probablement
pas le même niveau d’agressivité. Notre tendance à généraliser à partir
de peu d’éléments d’information – du moins quand nous ne prenons pas
le temps de réfléchir – peut donc induire des généralisations abusives.
Mais elle a certainement comporté l’avantage évolutif d’éviter à
beaucoup de nos ancêtres de se faire dévorer par le tigre affamé et
agressif qu’ils ont pu rencontrer. Ce type de fonctionnement, que nous
avons hérité, peut ainsi rendre difficile la compréhension de la variation
interne à chaque espèce qui est propre à la théorie darwinienne et donc
amener à des erreurs et des mécompréhensions de la théorie, telle
qu’elle nous est enseignée à l’école. De même, il existe des erreurs qui
consistent à ignorer que l’apparente perfection de l’œil est le fruit de
nombreuses étapes de sélection, opérées à partir d’une banque assez
vaste, quoique non infinie, de variations entre individus de la même
espèce. Pourtant, cette même tendance à généraliser est aussi à l’origine
de nos connaissances, qui ne peuvent être établies qu’à partir d’un
nombre fini d’observations. Pour se faire une image de notre monde,
pour arriver à faire de la science, il faut bien, à un moment, généraliser.
Certes, la science répond à des critères précis pour procéder à cette
généralisation, mais sa base cognitive naturelle est bien la même qui
nous amène à voir dans « ce tigre » un tigre.

b. Des pièges cachés


Ce «  kit  » de connaissances et compétences précoces représente
donc une précieuse base de départ. Une fois mis à l’épreuve des
enseignements scolaires, toutefois, il peut aussi se révéler un
obstacle à l’acquisition de connaissances qui vont au-delà de ce qui
peut être observé directement et compris intuitivement. Certaines
difficultés d’apprentissage, en sciences notamment, peuvent lui être
attribuées et rester présentes même à l’âge adulte. On constate en
effet que l’apprentissage de certains contenus scientifiques se
heurte à des difficultés qui ne correspondent pas uniquement à la
complexité des contenus per se, mais à l’existence d’intuitions
préalables (théories naïves, cadres conceptuels, explications ou
classifications spontanées) qui bloquent l’acquisition de nouveaux
concepts. Les deux exemples sur le phénomène des saisons d’une
part, sur la théorie de l’évolution d’autre part (cf. encadrés ci-après)
nous permettront de mieux comprendre comment cela peut
entraver l’acquisition de connaissances scientifiques avancées.
Le message est que le même kit de départ qui fait de nous des
scientifiques en herbe et nous prépare (au double niveau de la
motivation et des capacités) à connaitre notre environnement est
aussi celui qui peut nous induire en erreur et rendre nos nouvelles
connaissances plus ardues à acquérir. Tôt ou tard l’apprentissage se
fait. L’élève apprend que le facteur principal qui explique les saisons
est l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre par rapport au plan
de son orbite autour du Soleil. Il apprend également que le hasard
passe par la variation et la sélection pour arriver à des formes stables
et adaptatives de traits. Mais cet apprentissage est-il stable  ? La
recherche plus récente met en évidence que même les experts qui
semblent avoir pleinement dépassé leurs intuitions initiales en sont
toutefois encore influencés  : celles-ci doivent être à chaque fois
contrées et contrôlées, effort qui produit un léger « ralentissement »
dans la recherche de la réponse correcte. Notre cerveau continue à
héberger nos intuitions préalables et à nous faire payer un cout
cognitif pour les écarter. Si nous ne sommes pas capables de payer
ce cout (à cause du stress, par exemple à l’occasion d’un examen)
nous pouvons retomber sur la mauvaise réponse. Les sciences
cognitives nous aident ainsi à comprendre pourquoi nous nous
trompons, parfois, contre toute attente.

« Le même kit de départ qui fait de nous des

scientifiques en herbe et nous prépare (au double niveau

de la motivation et des capacités) à connaitre notre

environnement est aussi celui qui peut nous induire en

erreur et rendre nos nouvelles connaissances plus ardues

à acquérir. »

2 Ce que les sciences cognitives nous disent à propos du

raisonnement scientifique

Une distinction est souvent opérée, plus ou moins explicitement,


entre le développement des connaissances et celui des capacités de
raisonnement. À côté des études portant sur les conceptions et les
méconceptions des élèves, d’autres cherchent à décrire comment
évoluent le raisonnement, et notamment les capacités
expérimentales (formulation d’hypothèses, conception
d’expériences) et la capacité d’articuler idées et faits. Les deux
courants d’études avancent la plupart du temps de manière
indépendante l’un de l’autre.  La distinction entre connaissances et
raisonnement scientifique est toutefois artificielle et problématique.
Contrairement à la vision qui décrit la cognition scientifique comme
fondée sur certaines opérations générales de raisonnement,
résolution de problèmes, inférence, induction, déduction, à
distribuer indifféremment sur des contenus variés, il est de plus en
plus évident que  chaque domaine d’expertise et chaque contenu
mobilisent ces capacités de manière différente. Les connaissances
aident à sélectionner des stratégies expérimentales appropriées et
les stratégies appropriées permettent le développement de
connaissances plus complètes. Posséder des connaissances dans un
domaine est non seulement utile mais nécessaire pour bien
raisonner à l’intérieur de ce même domaine. Les capacités de
raisonnement peuvent donc varier en fonction du domaine et des
contenus où elles sont exercées. On peut observer qu’un enfant
peut atteindre un niveau sophistiqué de compréhension et de
raisonnement dans un domaine de connaissances bien particulier,
sans que cela ne se manifeste dans d’autres domaines. De même,
des enfants du même âge et du même niveau scolaire peuvent avoir
de grandes différences de compréhension du monde naturel.  Ces
différences peuvent dépendre de la mise en place de stratégies
différentes de raisonnement, ou des connaissances possédées.
Encore une fois, la variabilité règne au sein d’un même individu
comme elle existe entre individus. Depuis une trentaine d’années, la
psychologie cognitive et celle du développement ont donc remis en
cause la vision de l’enfant traversant progressivement et nettement
des étapes invariables de développement.  Les recherches dans ces
deux domaines ont aussi mis en évidence que le développement du
raisonnement scientifique était le produit d’influences multiples. Ce
que les enfants peuvent apprendre à une certaine période de leur
vie ne dépend pas seulement de leur maturation cérébrale, mais
également de leurs expériences vécues et de l’éducation (familiale,
formelle) qu’ils ont reçue auparavant. Les opportunités fournies par
l’éducation peuvent faire la différence, non seulement en termes de
connaissances, mais aussi de raisonnement. Par conséquent, il n’est
pas aisé de démêler dans cet apprentissage la part de l’éducation
reçue de celle des connaissances accumulées « par soi-même » ou de
celle due à l’âge cérébral. Il devient donc difficile de donner des
indications sur ce que  les enfants  seraient prêts à apprendre à 6, 8
ou 10 ans, car cela dépend aussi de l’histoire personnelle de chacun.
Sans dicter de réponses pédagogiques précises, ce constat peut être
utilisé pour justifier le recours à des évaluations plus fréquentes de
l’état d’avancement de chacun dans ce type de raisonnement et à
une plus grande personnalisation des apprentissages.

« Depuis une trentaine d’années, la psychologie

cognitive et celle du développement ont remis en cause

la vision de l’enfant traversant progressivement et

nettement des étapes invariables de développement. »

3 Les contributions des sciences cognitives à l’éducation

On peut considérer que l’apport des sciences cognitives est précieux


pour l’éducation à plusieurs niveaux, principalement selon quatre
axes :
– Premièrement, la recherche de méthodes efficaces, qui prennent
en considération le fonctionnement cognitif naturel ;
– En deuxième lieu, la mise à l’épreuve de ces méthodes par des
tests et des études permettant d’en valider l’efficacité de la manière
la plus fiable possible (tests écologiques dans les classes, mais aussi
tests de laboratoire pour comprendre plus finement comment les
méthodes en question agissent sur les apprentissages, études de cas
pour susciter de nouvelles hypothèses) ;
– Troisièmement, la veille critique sur les mécompréhensions qui
peuvent être générées dans la rencontre entre sciences cognitives et
éducation – comme cela arrive par exemple entre science et société.
L’intérêt montant pour les sciences de la cognition peut en effet
rendre difficile, pour un public non spécialisé, la distinction entre des
connaissances scientifiques solides et appuyées par des preuves et
des informations en circulation qui relèvent plutôt du mythe que de
la science : imprécisions, affirmations vagues, des fois complètement
fausses car dépassées par les connaissances actuelles ou jamais
confirmées par la science. Ces idées imprécises ou fausses peuvent à
leur tour donner lieu à des interventions ou méthodes qui – tout en
se targuant d’être fondées sur la science et notamment d’être
«  basées sur le cerveau  » – ne répondent pas à des critères de
scientificité. C’est le cas actuellement avec les méthodes dites de la
«  gym pour le cerveau  » et aussi de beaucoup de soi-disant
entrainements cérébraux qui ne produisent pas des résultats
transposables dans la vie de tous les jours. Le mot « cerveau » associé
à ces méthodes constitue donc un appât qui se confond avec les
travaux sérieux en sciences cognitives et en éducation ;
– Une quatrième forme de contribution des sciences cognitives à
l’éducation consiste à utiliser les connaissances fondamentales
concernant la cognition humaine comme une sorte de boussole pour
orienter – sans en définir les détails – les choix pédagogiques. J’en ai
donné deux exemples en discutant des obstacles à l’apprentissage
de contenus et formes de raisonnement scientifique. Il ne s’agit pas
dans ce cas d’appliquer une méthode particulière, mais plutôt de se
doter, en tant qu’enseignant et formateur, d’une connaissance
suffisamment fine du fonctionnement cognitif –  sans pour cela se
transformer en neuroscientifique ! – pour être à même d’interpréter
et d’anticiper les comportements d’apprentissage des élèves –  en
connaissance de cause des mécanismes fondamentaux qui les sous-
tendent –  et d’envisager des stratégies pour les faciliter. Ces
solutions pourront ensuite être mises à l’épreuve des faits – comme
il est souhaitable dans le cadre de toute démarche inspirée par la
science. Il s’agira donc d’envisager des situations expérimentales
pour mesurer les effets de ces méthodes de façon aussi rigoureuse
que possible pour obtenir des résultats aussi objectifs que possible
(dépourvus de biais indésirables).
« Il s’agit de se doter, en tant qu’enseignant et

formateur, d’une connaissance suffisamment fine du

fonctionnement cognitif – sans pour cela se transformer

en neuroscientifique ! – pour être à même d’interpréter

et d’anticiper les comportements d’apprentissage des

élèves – en connaissance de cause des mécanismes

fondamentaux qui les sous-tendent – et d’envisager des

stratégies pour les faciliter. »

III. Les sciences cognitives et la

Fondation La main à la pâte

Les considérations exprimées ci-dessus ont guidé l’action de la


Fondation La main à la pâte depuis 2012, quand il a été
collectivement décidé d’intégrer ces sciences cognitives nouvelles
dans le panel plus général des sciences qui depuis toujours relèvent
de son action. Cette intégration a comporté trois modalités d’actions
principales.

1 Les modalités d’intégration des sciences cognitives

a. Des actions de formation


La première modalité consiste à proposer des actions de
développement professionnel pour les enseignants et formateurs en
poste, autour de contenus propres aussi bien aux sciences cognitives
qu’à l’éducation  : l’attention, le raisonnement, l’apprentissage, le
développement de l’enfant. Ces formations ont été conçues en
collaboration avec des chercheurs spécialisés dans les domaines
cités, et ont permis aux participants d’interagir avec ces mêmes
chercheurs pour découvrir leurs méthodes, les connaissances
produites par cette recherche, et les pistes de recherche nouvelle.

b. La production de ressources
La deuxième modalité d’action a consisté à produire des ressources
pédagogiques pour les enseignants, fortement influencées par les
sciences cognitives. Une première ressource concerne les écrans et
leur utilisation « sage » (cf. section III.2 sur les pistes pratiques). Elle
s’appuie fortement sur les fonctions cognitives en tant que contenus
d’apprentissages.
Les élèves apprennent à mieux connaitre leur attention, leur
contrôle exécutif, leur mémoire, leurs réactions émotionnelles et
sociales, les propriétés du sommeil et du mouvement, la perception ;
ceci, afin de réfléchir de façon plus informée sur la manière dont les
écrans sollicitent ces différentes fonctions. Par le biais de la
problématique de l’usage des écrans, les enfants sont amenés à
mieux connaitre leur propre fonctionnement cognitif d’une manière
qui pourra leur être utile à plusieurs occasions – par exemple, pour
gagner plus d’autonomie dans l’apprentissage (Voir Pistes
pratiques  1). Une seconde ressource pédagogique a mobilisé les
sciences cognitives comme base théorique pour investir le champ de
l’éducation de l’esprit critique, en s’appuyant sur différentes formes
de raisonnement et différentes capacités – et limites – manifestées
par les enfants et les adolescents (cf.  section III.2 sur les pistes
pratiques). Encore une fois, les élèves sont amenés à prendre une
position réflexive, d’observation de leurs modalités de
fonctionnement (certaines choses sont plus faciles, dans d’autres
situations on se trompe plus fréquemment) pour sentir le besoin
d’acquérir des stratégies de résolution plus puissantes – dans notre
cas, inspirées par les méthodes scientifiques –  et de les employer
dans leur quotidien.

c. La mise en place de partenariats


Enfin, la troisième modalité d’intégration des sciences cognitives –
 qui traverse aussi les deux premières – a consisté à mettre en place
des partenariats avec les chercheurs en sciences cognitives et les
laboratoires de recherche, de manière à mobiliser leurs
connaissances pour la création de contenus pédagogiques, pour la
formation des enseignants et pour la mise à l’épreuve des actions
pédagogiques proposées dans le cadre de programmes de
recherche-action. Ce troisième volet comporte la naissance d’un
écosystème nouveau où enseignants et chercheurs en sciences
cognitives partagent des questions de recherche et agissent
ensemble pour chercher des réponses nouvelles. Il est pour cela
nécessaire de créer des ponts, des passerelles entre les deux
«  mondes  » (celui de l’éducation et celui de la recherche), pour se
croiser. Nous avons opéré dans cette direction en créant des espaces
de rencontre –  les formations, les actions de recherche-action
accompagnées par nos médiateurs.

« Il ne s’agit pas de transposer telles quelles dans la

salle de classe les connaissances acquises en laboratoire

mais plutôt de répondre à un besoin d’amélioration des

pratiques par des outils qui sont le fruit d’une

construction commune. »

Nous avons ainsi appris une leçon importante  ! La rencontre entre


éducation et sciences cognitives ne pourra pas se faire correctement
sans que les deux parties ne soient mobilisées ensemble. Il ne s’agit
pas de transposer telles quelles dans la salle de classe les
connaissances acquises en laboratoire mais plutôt de répondre à un
besoin d’amélioration des pratiques par des outils qui sont le fruit
d’une construction commune. Les enseignants ont à y gagner des
pratiques plus efficaces et fluides  : dans certains cas, ils verront se
confirmer la validité de gestes professionnels déjà en place, et dans
d’autres cas, ils seront convaincus de la nécessité d’apporter des
changements. De façon plus générale, chercheurs et éducateurs
pourront explorer ensemble la manière de répondre plus
efficacement à des problèmes éducatifs encore non résolus.
Comment permettre aux élèves de devenir plus autonomes dans
leurs apprentissages ? Comment les aider à prendre une posture plus
réflexive  ? À réutiliser dans leur quotidien les apprentissages
scolaires ? Comment fortifier leur capacité à penser de façon critique
face à un monde en changement rapide ? Les enseignants n’ont pas
vocation à se transformer en chercheurs eux-mêmes, mais ils ont
besoin d’acquérir un regard plus scientifique et une documentation
plus avancée dans les domaines propres aux sciences cognitives pour
penser leurs pratiques à la lumière des connaissances actualisées et
fondées sur des preuves. Les chercheurs en sciences cognitives n’ont
pas vocation à se transformer en éducateurs, mais ils ont à gagner
de cette collaboration de nouvelles questions de recherche à
explorer qui pourraient faire avancer de façon significative leurs
méthodes et connaissances.

2 Des pistes pratiques pour les enseignants

a. Pistes pratiques 1 : les écrans, le cerveau et l’enfant


En 2012 a été publié le premier module pédagogique La main à la
pâte dédié aux sciences cognitives. Son thème spécifique était celui
des écrans et de la relation que les enfants entretiennent avec les
technologies nouvelles (téléphones, consoles de jeu, ordinateurs,
tablettes) et leurs différentes applications. Chaque activité conduit
les élèves à la découverte active d’une fonction cognitive ou
cérébrale particulièrement importante dans leur relation aux écrans :
la perception, l’attention, le contrôle sur les automatismes, la
mémoire, les émotions, la relation à autrui, le mouvement, le
sommeil… Les activités sont conçues de manière à répondre aux
différents objectifs pédagogiques de La main à la pâte, mais aussi à
permettre aux élèves de prendre une posture métacognitive  :
prendre conscience de leur propre fonctionnement cognitif et
réfléchir sur les conséquences de cela pour leurs comportements
quotidiens. Cette prise de conscience ne passe pas par
l’introspection mais par l’investigation «  scientifique  » (adaptée à
l’âge des élèves) des processus cognitifs nommés ci-dessus. Par
exemple, les élèves découvrent grâce à une vidéo certaines limites
de l’attention : lorsque nous sommes concentrés sur une tâche, nous
avons du mal à porter notre attention sur d’autres objectifs.
Notre cerveau, quand l’attention est impliquée, est essentiellement
mono-tâche. Cette connaissance, bien établie par de nombreuses
études et modèles en sciences cognitives, représente une
information précieuse pour l’enfant, à mobiliser pour prendre de
meilleures décisions à propos de l’usage des écrans (chercher à faire
ses devoirs avec la télé allumée, pour les élèves plus âgés, chercher à
écouter un cours tout en surfant sur Internet…). En même temps,
comprendre les limites de l’attention permet de mieux gérer, en
autonomie, ses apprentissages. En classe, les élèves mettent en
place des expériences permettant de mettre en évidence ces limites,
en s’inspirant du travail et des méthodologies adoptées par les
scientifiques. Ils proposent des protocoles, réalisent leurs tests,
analysent les résultats et en tirent des conclusions qui sont
comparées à celles des scientifiques de profession. Il en résulte une
connaissance plus approfondie de l’attention, et du genre de
méthodes et de protocoles qui permettent d’arriver à l’établir. Ce
gain de connaissances scientifiques peut alors être mis à profit dans
la vie quotidienne. Grâce encore une fois à l’accompagnement de
l’enseignant, l’élève apprend à utiliser les connaissances
scientifiques acquises pour développer des stratégies d’action qui lui
permettront de tirer un meilleur profit de sa propre cognition.
L’enseignant invite la classe à faire un pas de côté, à adopter une
attitude réflexive  : quelles stratégies peut-on imaginer pour éviter
les distractions inutiles et ne pas surcharger notre attention  ? Les
élèves produisent des recommandations et les partagent aussi
largement que possible. Certaines classes ayant participé au projet
«  Les écrans, le cerveau et l’enfant  » ont conçu des expositions
ouvertes aux parents, aux élèves et aux enseignants d’autres écoles,
invités à vivre des expériences menées par les enfants et à partager
une «  charte pour le bon usage des écrans  » produite dans les
classes.
L’avantage de bien se saisir de cette connaissance sur l’attention et
les autres fonctions cognitives de base n’est pas limité aux élèves, ni
à l’utilisation des écrans. Les enseignants qui mettent en place le
module pédagogique dans leurs classes sont eux mêmes
accompagnés par des formations et des éclairages scientifiques pour
qu’ils aient une meilleure compréhension –  adaptée à leur niveau,
plus exigeant que celui des élèves –  de ces fonctions cognitives et
cérébrales et puissent ainsi utiliser ces connaissances pour concevoir
des cours moins couteux en termes d’attention, ou arriver à mieux
s’expliquer – et à anticiper pour éviter – certains échecs des élèves. Si
l’élève se trouve en situation de double tâche attentionnelle (son
attention est requise par deux tâches simultanées), il peut en effet
être au-dessous de son niveau réel juste parce que son attention ne
peut pas être focalisée correctement sur la tâche que l’enseignant
demande de résoudre. Le problème est qu’en tant qu’adultes, nous
avons automatisé beaucoup de tâches qui pour l’enfant –  ou pour
certains enfants – demandent encore un grand effort d’attention.
Nous ne nous en rendons pas facilement compte quand nous
proposons plusieurs tâches aux élèves en même temps. Tout comme
l’élève, l’enseignant prend donc conscience de l’importance de
respecter les limites de l’attention et sa pratique s’en trouve
enrichie. Des considérations semblables s’appliquent au contrôle
exécutif, à la mémoire et aux autres fonctions traitées dans le
module.

« Grâce à l’accompagnement de l’enseignant, l’élève


apprend à utiliser les connaissances scientifiques

acquises pour développer des stratégies d’action qui lui

permettront de tirer un meilleur profit de sa propre

cognition. »

b. Pistes pratiques 2 : esprit scientifique, esprit critique


Entre 2017 et 2018, La main à la pâte a produit deux modules
pédagogiques d’activités de classe dédiées aux enseignants de
l’école primaire et du collège jusqu’à la seconde. Leur objectif est
d’aider les enseignants à développer l’esprit critique des élèves.
Cette notion n’a pas de définition unique et plusieurs approches
existent, proposant des méthodes pédagogiques ayant pour objectif
d’éduquer l’esprit critique. L’approche de La main à la pâte pour cette
question est fortement influencée par les sciences cognitives. Nous
avons pris comme point de départ les capacités des enfants et des
adultes à capturer des informations, soit dans le monde qui les
entoure (informations de première main), soit par l’intermédiaire
d’autres personnes (informations données ou recherchées auprès de
sources secondaires), ainsi que leur capacité à résoudre des
problèmes. Nous savons que les enfants ont une curiosité instinctive,
qu’ils explorent et tirent des conséquences de leurs observations –
 parfois trop rapides, basées sur peu de constats ou sur des constats
qui ne sont pas guidés par une méthode rigoureuse. Nous savons
aussi qu’ils s’interrogent spontanément sur les causes des
phénomènes observés, et qu’ils cherchent à en donner des
explications. De nouveau, cette démarche est parfois rapide et peu
consciente des erreurs qui peuvent se cacher dans une attribution
hâtive de causes pour des effets constatés. Ceci est aussi vrai pour
les adultes. La science a su inventer, au cours de son histoire, une
série d’outils permettant de limiter les risques d’erreur dans la prise
d’information et dans la construction de connaissances à partir de
l’observation et de la recherche d’explication. Dans le cadre des
activités proposées, les élèves passent donc par une première étape
qui consiste à déployer leurs capacités naturelles d’observation et
d’explication pour se rendre compte des limites et des difficultés
que ce déploiement non outillé rencontre. Il s’agit d’un premier acte
métacognitif. À l’étape suivante, les élèves découvrent, grâce à leur
enseignant, des outils pour améliorer ces capacités et dépasser les
erreurs ou difficultés rencontrées : des outils propres à la démarche
et aux méthodes de la science. Ils peuvent ainsi constater le rôle de
ces outils dans la construction de connaissances plus correctes et
solides. Ils sont enfin amenés, par le questionnement de
l’enseignant, à identifier d’autres situations, notamment des
situations de la vie quotidienne, où leur jugement peut être amélioré
grâce à ces mêmes outils. Ils sont par exemple amenés à identifier
des situations où la tendance à généraliser trop rapidement à partir
de peu d’observations ou à sauter directement aux conclusions sans
s’arrêter sur une phase de description et d’observation détachées,
peut amener à des interprétations incorrectes ou pauvres. Le même
type de procédure est utilisé pour amener les élèves à identifier les
limites et difficultés de la prise d’information « de seconde main » :
sur Internet, par exemple.

« Dans le cadre des activités proposées, les élèves

passent donc par une première étape qui consiste à

déployer leurs capacités naturelles d’observation et

d’explication pour se rendre compte des limites et des

difficultés que ce déploiement non outillé rencontre. Il

s’agit d’un premier acte métacognitif. »

Encore une fois, nous avons pour cela exploité les connaissances
actuelles que les sciences cognitives mettent à notre disposition
quant aux capacités naturelles de « vigilance épistémique » dont font
preuve les enfants et pas seulement les adultes. Les uns comme les
autres ne peuvent pas être considérés comme étant aveuglement
crédules. Ils ont recours à des critères qui leur permettent d’exercer
un certain degré de contrôle critique sur l’information qui vient
d’autrui. Ces critères et ces «  heuristiques  » ne sont pas infaillibles.
On peut même y reconnaitre les racines d’erreurs argumentatives
classiquement reconnues. Par exemple, il apparait que, lorsqu’ils
doivent choisir entre plusieurs sources qui fournissent des
informations divergentes, les enfants d’âge scolaire –  entre 5 et 7
ans – font plus confiance à des informateurs qui leur sont familiers,
qui font des affirmations cohérentes avec ce que l’enfant connait
déjà et/ou qui ont l’approbation d’autres adultes. Ils font ainsi
preuve de «  vigilance  ». Pourtant, ces mêmes critères peuvent
donner lieu à des biais d’autorité, de confirmation dans nos propres
opinions, de conformisme par rapport au groupe. Prendre
connaissance de ces heuristiques –  couramment mais la plupart du
temps inconsciemment utilisées par l’enfant (voire l’adulte  !) –
 permet de les mobiliser de façon consciente, par exemple à l’aide de
grilles pour l’évaluation des sources d’information sur Internet. Tout
en étant guidée par l’enseignant, cette construction s’appuie sur des
bases déjà présentes dans le fonctionnement cognitif de l’enfant. Il
s’agit de la rendre explicite et de montrer en quoi et comment
outiller ultérieurement l’élève pour faire face à des situations de
plus en plus complexes, comme l’analyse de medias et réseaux
sociaux, qui peuvent activer des réponses de confiance
inappropriées.

« Lorsqu’ils doivent choisir entre plusieurs sources qui

fournissent des informations divergentes, les enfants

d’âge scolaire – entre 5 et 7 ans – font plus confiance à

des informateurs qui leur sont familiers, qui font des

affirmations cohérentes avec ce que l’enfant connait

déjà et/ou qui ont l’approbation d’autres adultes. »


Les sciences cognitives sont donc présentes en tant que sources de
connaissance sur le raisonnement –  et ses limites –  et permettent
d’identifier à la fois des capacités à développer et des obstacles à ce
développement.
Le pas suivant dans une approche scientifique de l’éducation à
l’esprit critique est la construction d’outils adaptés pour évaluer cet
ensemble de capacités et notamment en mesurer la progression. Il
s’agit de mesurer le plus objectivement possible l’efficacité des
méthodes d’enseignement envisagées pour vérifier si elles
permettent de faire progresser l’esprit critique des élèves. Pour
répondre à cet objectif, la Fondation La main à la pâte a mis en place
des collaborations avec des chercheurs en sciences cognitives et en
éducation (notamment le Laboratoire de Psychologie du
Développement et de l’Éducation – LaPsyDÉ – de l’Université Paris 5
et le Laboratoire CRAC-Paragraphe de l’Université Paris 8) et s’est
engagée dans des programmes de recherche-action qui ont pour but
de développer des mini-parcours éducatifs sur l’esprit critique et
d’en évaluer l’impact sur les élèves. Au cours de ces programmes de
recherche-action, les enseignants participants reçoivent une
formation qui leur permet, entre autres, de se rapprocher des
sciences cognitives.
D’autres actions de développement professionnel, qui incluent
différents aspects issus des sciences cognitives, sont également
proposées en collaboration avec des scientifiques pour permettre
aux enseignants de développer leur bagage de connaissances tout
en s’appropriant des outils pratiques pour la classe.
Nous assistons ainsi à un système fortement intégré où les sciences
cognitives commencent à faire partie de la conception d’outils
pédagogiques, sont mobilisées pour évaluer l’impact de ces derniers
et sont au centre d’actions de développement professionnel visant à
la fois l’appropriation d’outils pédagogiques, le développement
d’une culture scientifique et une meilleure compréhension des
processus cognitifs des élèves.
Conclusion

Pourquoi mobiliser les sciences cognitives au service de l’éducation


scientifique –  et de l’éducation plus généralement  ? Quel genre de
bénéfices pratiques s’attend-on à obtenir  ? Chacun de nous a des
intuitions sur la façon dont nous apprenons. Ne pouvons-nous pas,
tout simplement, nous fier à ces intuitions – et à notre expérience –
  pour guider nos comportements d’apprentissage et ceux de nos
élèves  ? C’est un fait, d’ailleurs, qu’un grand nombre
d’apprentissages s’opèrent sans avoir recours à une instruction
formelle ou à une réflexion explicite sur l’apprentissage : on apprend
naturellement à marcher, à parler, à comprendre les autres en
interprétant leurs pensées. On pourrait donc être tenté de penser
que tout apprentissage se passe de la sorte et ne mérite pas une
attention particulière de la part des sciences cognitives pour bien se
mettre en place. Il suffirait de laisser faire la nature.
Or, il y a là une confusion fondamentale, que les sciences cognitives
nous permettent justement de démêler, entre apprentissages
«  naturels  » – pour lesquels notre cerveau est largement
préprogrammé –  et apprentissages culturels qui sont relativement
nouveaux pour notre espèce. Si on peut apprendre à parler en étant
exposé précocement et intensivement à des «  parlants  » d’une
langue, on ne peut pas apprendre à lire et à écrire sans un
apprentissage et un enseignement dédiés. Notre cerveau n’est pas
préprogrammé pour acquérir cette capacité, d’où la difficulté et le
risque d’échec lorsque des méthodes non adaptées sont employées.
Nous sommes ainsi obligés d’inventer des techniques permettant de
favoriser l’acquisition de nos propres inventions. Et nous devons
faire en sorte que les techniques d’apprentissage et d’enseignement
ainsi inventées s’accordent au mieux à notre fonctionnement
cognitif et cérébral : à la manière dont est structurée notre mémoire,
aux mécanismes de la motivation et de la récompense, aux limites et
contraintes de notre raisonnement et compréhension. Ce qui est vrai
pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, de l’algèbre et de
l’histoire des populations est vrai également pour la science et pour
le développement de formes plus sophistiquées de raisonnement.
Nous pouvons compter dès notre naissance sur un kit de démarrage
riche pour apprendre à connaitre le monde qui nous entoure, mais
ce kit nécessite des expériences particulières et des enseignements
dédiés pour pouvoir se développer et dépasser ses naturelles
limites. Des méthodes adaptées sont nécessaires pour saisir la
complexité de connaissances scientifiques, produit de siècles
d’évolution culturelle. Ces connaissances sont souvent contre-
intuitives par rapport à nos observations, explications et conceptions
« naïves », spontanées, non éduquées.
De la même manière, nos capacités naturelles de raisonnement
(associatif, causal, hypothético-déductif, inductif, analogique),
pourtant riches dès les premières années de la vie, restent limitées
et contraintes (certains disent : « biaisées ») même à l’âge adulte, et
nous commettons au quotidien des erreurs d’évaluation et de prise
d’informations à cause de ces limites et contraintes. L’éducation
scientifique permet de déplacer ces limites, en dotant l’individu
d’outils pour mieux raisonner, de façon plus objective – et ces outils
sont, du moins en partie, le fruit de la conquête culturelle que nous
appelons la méthode scientifique. Mais l’éducation scientifique ne
part pas « de zéro ». Aucune éducation ne le fait, à vrai dire.
Un enseignement fondamental qui nous vient des sciences
cognitives est que le cerveau humain n’est, à aucun moment de
notre développement, une tabula rasa, une argile sur laquelle tout
serait à écrire, à graver. Le cerveau impose d’abord des limites et
contraintes à ce que nous pouvons apprendre à différents moments
de son développement –  et cela est facile à constater même pour
des non spécialistes. Mais le cerveau impose aussi des voies
privilégiées pour l’apprentissage, pour la compréhension du monde
qui nous entoure, pour la manière dont nous lui donnons du sens.
Ignorer cela nous empêche de comprendre –  et donc d’anticiper et
contourner – certaines difficultés d’apprentissage, par exemple dans
le domaine des sciences. Comprendre le fonctionnement de notre
cognition et de ses atouts nous permet en outre d’inventer, par
ingénierie pédagogique, des techniques efficaces pour enseigner
des contenus qui sont très éloignés de notre horizon quotidien,
contre-intuitifs et donc particulièrement difficiles à comprendre et
ensuite, à mémoriser et employer.

Les Essentiels

La Fondation La main à la pâte vise l’éducation de l’esprit


scientifique et critique à l’école éclairée aujourd’hui par une
meilleure connaissance du cerveau humain.
Les voies de l’apprentissage peuvent être contre-intuitives, bien
que notre cerveau soit préparé et adapté pour apprendre.
Mieux connaitre les mécanismes du fonctionnement de
certaines capacités cognitives –  par exemple celles qui sous-
tendent le raisonnement scientifique – peut aider à se doter
d’outils d’enseignement efficaces.
Le but de ces outils est de favoriser le développement des
capacités naturelles de l’enfant vers de nouvelles capacités,
plus avancées de raisonnement logique, au-delà des biais
perceptifs et cognitifs. Pour cela il est nécessaire de prendre en
compte les difficultés naturelles de l’enfant et de l’adulte face
à certaines formes de raisonnement.
L’enfant peut profiter d’une meilleure connaissance de ses
processus cognitifs, s’il est guidé pour les reconnaitre et les
mobiliser de façon réfléchie dans ses apprentissages et dans
ses choix.
focus

Des groupes de formation-action sur la

créativité

par Mathieu Cassotti, Anaëlle Camarda et Lison Bouhours

Imaginez qu’un enseignant demande à un élève de CM1 par exemple


de réaliser une courte rédaction dont le sujet consiste à moderniser
le conte classique du Petit chaperon rouge. Si le simple fait d’écrire
une histoire constitue en soi une difficulté pour la plupart de ces
élèves, maitrisant encore peu ce type d’exercice, la nécessité de
proposer un conte moderne qui impose la génération d’idées
nouvelles et originales est susceptible de les conduire à connaitre la
douloureuse angoisse de la page blanche. Pire, lorsque les
enseignants tentent de les inspirer et de libérer leur potentiel créatif
en suggérant des exemples du type «  Imaginons un Petit chaperon
jaune  », les élèves ont tendance à s’enfermer dans des histoires
déclinant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel (chaperon bleu, vert,
violet), sans parvenir à sortir de cette proposition pour moderniser le
conte autrement.
Les enseignants, démunis face à ce constat d’échec des méthodes
scolaires traditionnelles, ont partagé leurs expériences avec des
chercheurs en psychologie qui avaient d’ores et déjà démontré des
phénomènes de blocage cognitif de cette nature en laboratoire et
dans des contextes industriels. En effet, que l’on soit élève de CM1,
ingénieur dans une école prestigieuse ou auteur de contes pour
enfant, nous avons tous tendance à rester fixés sur les connaissances
les plus facilement accessibles en mémoire pour proposer des idées
nouvelles. Dès lors, ces idées intuitives et communes conduisent à
des solutions faiblement originales, qu’il convient précisément
d’éviter pour « sortir de la boite » et devenir plus créatif.
La littérature scientifique a permis de décrire et de caractériser ces
phénomènes de fixation dans divers contextes, mais aussi d’étudier
comment des exemples de solutions pouvaient contribuer à les
renforcer. Il convenait ainsi de co-construire avec les enseignants des
séquences d’apprentissage permettant à ces élèves de CM1 de
dépasser leur blocage pour les aider à produire des rédactions plus
originales.

Des ateliers co-construits

Ce type de recherche-intervention impose d’emblée une


participation active des experts de terrain que sont les enseignants,
mais également un transfert des connaissances du monde
scientifique vers celui de l’éducation. Cela permet de susciter
l’adhésion de l’ensemble des acteurs dans la construction et la
validation d’un dispositif expérimental de stimulation de la créativité
des élèves. Ce fut ainsi une réelle immersion de chercheurs de
laboratoire dans le monde de l’éducation avec une première phase
d’observation de trois jours au sein des classes, la réalisation d’un
premier atelier pilote, et une série de réunions de travail qui ont
associé l’ensemble des partenaires du projet sur une période d’un an
en amont de la mise en place du dispositif expérimental. Ce travail
de co-construction avec les enseignants était indispensable pour
prendre en compte de façon dynamique les contraintes et les
objectifs pédagogiques du programme scolaire des enseignants, et
permettre la mise en place d’ateliers adaptés aux élèves.
La littérature scientifique a souligné plusieurs leviers d’action
susceptibles de stimuler la capacité à sortir des effets de fixation
chez des étudiants à l’université ou des experts industriels, mais peu
d’études ont adapté et transféré ces outils au monde de l’éducation.
Dans ce contexte, nous avons construit un ensemble d’ateliers avec
les enseignants au cours desquels les élèves de CM1 étaient invités à
générer des idées créatives afin de produire une rédaction sur une
thématique définie par les enseignants eux-mêmes. Ceci permet à la
fois de respecter le programme pédagogique qu’ils avaient défini en
amont et d’éviter l’utilisation de tâches de laboratoire peu
écologiques. Ainsi, les élèves ont travaillé sur les sujets que les
enseignants auraient utilisés naturellement pour développer les
compétences rédactionnelles de leurs élèves. Les rédactions ont par
exemple consisté à imaginer ce que serait une rencontre inattendue,
ce que serait une école fantastique, ou encore ce que pourrait être
un animal de compagnie hors du commun.
130 élèves de CM1 ont été répartis aléatoirement dans trois groupes
expérimentaux. Ils ont bénéficié d’une formation à l’utilisation
d’outils de génération d’idées, identifiés d’une part dans la
littérature scientifique et d’autre part dans l’arsenal des méthodes
classiques mises en place spontanément par les enseignants. Ainsi,
chaque élève a participé à cinq ateliers de génération d’idées, chacun
d’eux se terminant par une phase de rédaction d’histoire. Les ateliers
étaient centrés sur une des trois méthodes que l’on va présenter ici :
– La première est la méthode utilisée classiquement par les
enseignants, dite «  à la manière de  », où les élèves étaient
confrontés à un texte littéraire correspondant à un exemple de
rédaction possible. Une discussion collective autour des éléments
caractéristiques de l’exemple était ensuite proposée afin que les
enfants puissent s’en inspirer.
– La deuxième méthode, classiquement proposée lors d’exercices de
créativité en milieu industriel, était celle du brainstorming. Après
avoir rappelé les règles princeps du brainstorming visant notamment
à réduire la pression sociale, les enfants de la classe travaillaient en
groupes afin d’inscrire un maximum d’idées créatives sur des post-its
qui sont affichés ensuite au tableau.
– Enfin, la dernière méthode est celle de l’identification/inhibition de
la fixation, développée et utilisée dans les grandes écoles
d’ingénieurs et au LaPsyDÉ1, où les élèves étaient invités à proposer
et à catégoriser les premières idées qui leur venaient à l’esprit (c’est-
à-dire la fixation). Cette phase de catégorisation permettait de
visualiser sur un «  arbre à idées  », les classes d’idées faiblement
originales qu’il convient d’éviter (c’est-à-dire inhiber) ensuite dans les
rédactions2. Puis, les élèves exploraient les autres branches de
l’arbre correspondant à des catégories de solutions nouvelles et
originales.

Des outils pour évaluer

Dans ce type d’intervention pédagogique, il est essentiel pour le


chercheur, mais également pour l’enseignant qui souhaitait
généraliser une méthodologie particulière à d’autres contextes, de
disposer d’une évaluation objective de l’efficacité des ateliers
proposés aux élèves. Nous avons donc eu recourt à un paradigme
classique en psychologie expérimentale de pré-test – ateliers – post-
test. Le pré-test permet d’obtenir une mesure initiale des
compétences de génération d’idées des élèves sur des exercices de
créativité différents de ceux utilisés dans les ateliers. Le post-test,
identique au pré-test, réalisé après les interventions pédagogiques,
permet de mesurer l’impact des différents ateliers et de déterminer
si les élèves parviennent à transférer les connaissances qu’ils ont
acquises à d’autres contextes.
Même si le simple fait de disposer d’outils de génération d’idées a
considérablement stimulé la motivation et l’engagement des élèves
dans les exercices de rédaction, les premières données soulignent
que seule la méthode dite de détection/inhibition de la fixation
permet d’obtenir un tel transfert attestant d’une réelle stimulation
de la créativité chez les élèves.
Cette expérience de recherche-intervention confirme qu’un travail
collaboratif du monde scientifique et du monde de l’éducation est
possible et source de progrès mesurable objectivement dans le
domaine de la créativité. 

1. Laboratoire de Psychologie du Développement et de l’Éducation de l’enfant (CNRS).


2. Cassotti M. et al. (2016). Inhibitory control as a care process of creative problem solving and ideas generation from
childhood to adulthood. New Directions for Child and Adolescent Development, 151, 61-72.
12

Troubles d’apprentissage et difficultés

scolaires : l’apport des sciences

cognitives

par Hervé Glasel

Dès que l’école a été rendue obligatoire et universelle en France (1882), s’est

posée d’emblée la question des enfants en difficulté dans un système

scolaire uniformisé. On s’est d’abord interrogé sur les compétences générales

de ces élèves, et les premiers tests psychométriques ont été développés et

utilisés dans le but de les identifier dans leurs aptitudes et besoins. Les

réflexions et recherches visant l’évaluation et la prise en charge de ces

enfants ont conduit à un début de modélisation des compétences

intellectuelles humaines, avec l’individualisation des divers facteurs

contribuant à la réalisation d’une tâche, scolaire ou non. Ces tests

« d’intelligence », tels le Binet-Simon (1905), permettaient surtout

d’identifier les enfants ayant les plus grandes difficultés en particulier dans

le domaine de la dynamique intellectuelle et de les orienter vers des filières et

structures dédiées.

La réponse pédagogique est néanmoins restée longtemps assez peu

1
spécifique et adaptée. Pendant des décennies, et jusqu’à la loi de 2005 , des

classes et des filières spécialisées ont été créées, visant la prise en charge

scolaire de ces enfants, le plus souvent coupés de l’expérience traditionnelle

des autres élèves. Depuis les mouvements de la société faisant évoluer la


notion de handicap et l’avènement des notions d’abord d’intégration, puis

plus récemment, d’inclusion scolaire, des dispositifs de type ULIS ont vu le

2
jour , visant la participation des enfants à besoins particuliers aux classes

ordinaires, tout en proposant un complément d’accompagnement ad hoc au

sein d’une unité spécialisée. De même, avec l’augmentation drastique des

enfants reconnus comme nécessitant un accompagnement renforcé

(doublement du nombre d’enfants en situation de handicap scolarisés en

3
milieu ordinaire entre l’avènement de la loi de 2005 et 2015 ), l’aide humaine

individuelle dédiée à un enfant en particulier (notamment les auxilaires de vie

4
scolaire – AVS) s’est fortement accrue .

5
Malgré l’augmentation des moyens humains et financiers mis à disposition

des élèves à besoins particuliers, les méthodes ont peu évolué. Pour ce qui

est du handicap moteur ou sensoriel, la formation des personnels

(enseignants, encadrement, auxiliaires de vie scolaire) s’est depuis

6
longtemps structurée . Pour ce qui est des handicaps cognitifs, et

particulièrement des troubles spécifiques des apprentissages, l’information

et la formation des acteurs s’avèrent être encore le plus souvent le fait de la

volonté personnelle des individus.

La demande d’adaptation par les parents, mieux informés et accompagnés par

7
des associations d’usagers ayant un impact plus large , s’est accrue, sans

rencontrer toujours des réponses adéquates. Les modifications et évolutions

8
institutionnelles sont devenues plus nombreuses (PAI puis PAP, PPS ),

tentant de répondre d’une part à l’appel d’air induit par la reconnaissance du

handicap scolaire comme faisant partie du handicap tout court, et d’autre

part à la meilleure prise de conscience et reconnaissance de cette réalité.

Cependant, l’identification de ces besoins et la mise en œuvre de stratégies

pédagogiques adéquates mettent encore le plus souvent les enseignants

dans une situation inconfortable, du fait de leur faible connaissance des

troubles dont il est fait état, et des réponses possibles pouvant être

apportées.

Pourtant, le développement des sciences cognitives a permis d’affiner

l’analyse, de mieux comprendre les enjeux pour l’enfant en difficulté et

d’apporter des réponses précises et plus ciblées. En effet, le paradigme du


traitement de l’information par le cerveau permet la modélisation des

mécanismes généraux des apprentissages et de leurs spécificités.

I. De la difficulté scolaire aux

troubles des apprentissages

En France, comme dans tous les pays de l’OCDE, 15 à 20  % des


élèves sont décrits comme étant en échec scolaire, défini comme
une sortie du système éducatif secondaire sans qualification
formelle9. Cependant, les causes de cet échec scolaire sont
multiples  : environnement socioéconomique et/ou familial
défavorable, faible connaissance des arcanes du système éducatif,
poids limité de la formation scolaire dans les ambitions parentales,
concentration des enfants en difficulté au sein des mêmes
établissements, rendant l’impact pédagogique des enseignants
moins favorable… Le système français, dans ces aspects, est
d’ailleurs l’un des plus inéquitables dans les comparaisons
internationales10. Outre ces paramètres, les élèves peuvent être
gênés dans leur réussite par des facteurs plus individuels : troubles
émotionnels ou comportementaux, phobie scolaire, troubles des
apprentissages.
C’est dans cette dernière dimension que les sciences cognitives se
sont avérées les plus fécondes pour la détection, le diagnostic et la
prise en charge des enfants en difficulté. En effet, le modèle du
traitement de l’information a permis d’isoler et de modéliser divers
types de troubles en entités autonomes, et de viser leur prise en
charge rééducative et scolaire de la manière la plus déterminante.
Définis comme une difficulté durable à maitriser des compétences
fondamentales, avec un impact fonctionnel significatif dans la vie
quotidienne (y compris la scolarité), les troubles des apprentissages
s’entendent à l’exception du retard intellectuel chez un enfant
normalement exposé en qualité et intensité à ces apprentissages11.
On connaissait depuis longtemps chez l’adulte les circuits du
traitement du langage. Depuis, les modèles développementaux de la
cognition ont pu mettre en évidence les voies spécifiques et les
étapes de l’acquisition du langage chez l’enfant, et ce dès la
naissance12, le développement des praxies13, les aspects précoces du
sens du nombre14, les voies de la lecture15, la maturation des
fonctions attentionnelles et exécutives16, ou encore les capacités de
traitement des signaux sociaux17. Outre l’identification de ces
réseaux dédiés, on parvient désormais à isoler cliniquement au
moyen d’outils étalonnés les troubles spécifiques associés à ces
diverses dimensions cognitives, révolutionnant en passant les
stratégies d’identification et la compréhension de ces troubles.

II. Le primat du bilan

neuropsychologique dans la prise en

charge des troubles des

apprentissages

1 Un bilan neuropsychologique préalable

Avant d’envisager une prise en charge adaptée des enfants en


difficulté scolaire présentant des troubles des apprentissages, la
mise au jour à la fois des aptitudes mais aussi de la nature et de
l’intensité de ces troubles est capitale. En effet, un même
« symptôme » scolaire peut en réalité recouvrir des aspects variés de
la cognition, qu’il s’agit d’isoler et d’analyser avant de formuler des
recommandations précises en termes d’interventions ciblées et
efficaces.
Depuis une vingtaine d’années, le développement des sciences
cognitives a permis de proposer, de valider et d’étalonner de
nombreux outils cliniques de dépistage des troubles des
apprentissages. Ces outils sont à même, le plus souvent, d’analyser
de manière fine les étapes du traitement de l’information par le
cerveau au cours d’une tâche donnée. Se rapportant à des modèles
sous-jacents du traitement attendu chez l’enfant tout-venant, ces
épreuves permettent d’isoler les étapes préservées et de pointer
celles qui sont plus fragiles, voire déficitaires.
Cependant, la réalisation d’un bilan neuropsychologique à visée
diagnostique ne se résume pas à l’administration d’une série de
tests. Elle est la mise en œuvre d’une démarche hypothético-
déductive sérieuse, partant des interrogations initiales issues d’une
anamnèse complète et affinant ses investigations par arbre de
décision18. En effet, très peu (sinon aucune) épreuve cognitive n’est
« pure », ne convoquant qu’un seul aspect isolé de la cognition. Une
véritable démarche diagnostique doit systématiquement s’enquérir,
dans un souci d’exhaustivité, des fonctions préservées et, le plus
finement possible, de la ou des étapes pouvant expliquer l’échec lors
de la réalisation d’une tâche.

Cas pratique
Cas pratique

Trouble du graphisme ?

Xavier a 9 ans et est scolarisé en classe de CM1 au sein de l’école primaire


publique du bourg où il est domicilié. Son père est directeur du collège
voisin, sa mère assistante sociale. L’enfant unique du couple est en
difficulté scolaire depuis le CP. Un trouble du graphisme a été observé.
Une prise en charge a été rapidement entreprise en psychomotricité,
dans le but d’améliorer et d’accélérer le geste. L’enfant investit volontiers
les séances de rééducation, mais les progrès, dans les faits, sont limités.
Après deux ans de soins, l’enfant ayant de plus en plus de mal à suivre,
une souffrance scolaire s’installe. Les parents s’inquiètent des enjeux du
passage en 6e. Un bilan neuropsychologique complet est réalisé. Il
s’avère que cet enfant très pertinent (aptitudes intellectuelles dans
l’intervalle supérieur) est en réalité non lecteur. La dyslexie massive non
seulement lui interdit l’accès aux consignes écrites, mais rend
extrêmement difficile l’encodage des lettres nécessaire au graphisme
manuel. Ne présentant aucun trouble moteur ou praxique, Xavier ne
maitrise donc pas le code écrit dans ses deux dimensions réceptive (lire)
ou expressive (transcrire). La prise en charge en psychomotricité ne peut
donc avoir d’impact déterminant. La réorientation vers une prise en
charge énergique en orthophonie est désormais destinée à stimuler les
voies de lecture qui sont non fonctionnelles. En attendant d’éventuels
progrès dans le domaine du langage écrit, des stratégies de
contournement du trouble sont initiées (supports pédagogiques en
format électronique, retour vocal informatisé, dictée orale pour les
réponses…).

Cas pratique
Cas pratique

Une élève lente

Marie a 11 ans et vient d’entrer en 6e. La scolarité primaire a été


laborieuse, mais l’enfant est investie, combative. L’entourage familial est
soutenant. Les débuts au collège sont néanmoins préoccupants. L’enfant
est particulièrement lente. La réalisation des devoirs est écrasante. Le
temps passé à les faire occupe une grande partie du temps libre et
envahit toute la sphère familiale, mettant à contribution de manière
disproportionnée la maman qui a déjà réduit son temps au travail afin
d’accompagner sa fille. Diverses prises en charge (orthophonique,
psychologique…) semblent avoir apporté un certain réconfort à l’enfant,
mais la transition vers le collège s’avère inquiétante. Un bilan
neuropsychologique complétant des bilans orthophoniques est réalisé. Il
révèle l’intrication d’un trouble du regard important, avec en particulier
des saccades19 mal calibrées et peu endurantes. La fixation est parfois
erratique. Séparément, les fonctions attentionnelles sont labiles, la
vigilance est fragile, avec une authentique sensibilité aux captures
attentionnelles. La mise en place d’une prise en charge en orthoptie,
visant la qualité et l’automatisation des mouvements oculaires
nécessaires à la lecture est immédiatement engagée (organisation et
entrainement des saccades de progression, de régression, grande
saccade oblique de retour à la ligne…). Des aménagements sont
proposés en classe, comme à la maison, afin de limiter l’impact du
trouble de l’attention. Un suivi en neuropédiatrie est initié, afin
d’observer l’enfant et d’envisager, éventuellement dans un second
temps, l’administration d’une médication psychostimulante.

« Depuis une vingtaine d’années, le développement des

sciences cognitives a permis de proposer, de valider et

d’étalonner de nombreux outils cliniques de dépistage

des troubles des apprentissages. »


C’est donc par recoupements successifs, partant des interrogations
initiales des parents, des enseignants et du clinicien et évaluant de
manière systématique et organisée que l’on pourra aboutir à un
diagnostic fin, en évitant le risque de négliger un ou plusieurs
facteurs pouvant expliquer les difficultés de l’enfant.

Cas pratique
Cas pratique

Un garçon « immature »

Ali a 10 ans. Au vu de sa grande « immaturité », et le voyant peu prêt aux


apprentissages formels du début de l’élémentaire, il a redoublé sa
Grande Section de maternelle, avec l’accord des parents, et les
encouragements des enseignants. Ali est brouillon, agité. Son
comportement en classe est inadapté, impulsif. Il gêne les autres enfants,
interrompt les adultes. Son graphisme est très limité  : ses dessins
consistent en des traces désorganisées sur l’espace de la page. Ses
productions sont pauvres et répétitives. Il peut faire cinq fois le même
dessin en quelques minutes. À l’entrée au CP, les apprentissages formels
n’ont pourtant pas été trop difficiles  : la lecture est acquise dans les
temps. La numération est plus difficile et le dénombrement est le plus
souvent chaotique et inefficace. Pour ce qui est de l’écriture, Ali est en
panne. Il écrit n’importe où dans la page. Les lettres sont mal formées, il y
a beaucoup de ratures. On parle d’Ali comme d’un garçon désinvolte, ne
prenant pas sa place d’élève, peu respectueux des adultes. Il interrompt,
se lève au beau milieu d’une activité et circule dans la classe, voire dans
le couloir, sans y avoir été invité. Il est souvent puni de récréation, car
dans la cour, Ali peut devenir très agité, frappant certains enfants quand
les jeux ne vont pas dans son sens. Le bilan neuropsychologique réalisé
met en évidence un trouble dysexécutif massif. Les capacités
attentionnelles ne sont pas particulièrement en cause. La planification,
l’inhibition sélective sont très déficitaires. Au cours des tâches
étalonnées, les persévérations et les bris de règles sont notables. Des
aménagements sont mis en œuvre en classe comme à la maison. Un
permis à points permet aux parents comme aux enseignants de donner
un feedback régulièrement à l’enfant. Il bénéficie de petits privilèges
quand le comportement s’est amélioré.

2 Les grands axes du bilan neuropsychologique


Un bilan neuropsychologique visant un diagnostic fin et l’articulation
de recommandations précises se doit d’être « à large spectre ». C’est-
à-dire qu’il doit couvrir l’ensemble des dimensions intellectuelles et
cognitives de l’enfant :
– dynamique intellectuelle,
– fonctions sensori-motrices et praxies (dont le graphisme),
– langage oral en expression comme en compréhension,
– langage écrit (en fonction de l’âge de l’enfant)  : lecture et
orthographe,
– sens du nombre,
– processus mnésiques,
– fonctions attentionnelles,
– fonctions exécutives,
– selon les questions sous-jacentes  : cognition sociale,
fonctionnement émotionnel, personnalité…
Intégrant deux ambitions, celle de l’exhaustivité et de
l’approfondissement, un bilan neuropsychologique est une
démarche intensive en temps et investissement de la part du
praticien. Quand il est correctement mené, il évite les «  angles
morts », confondant signe et mécanismes sous-jacents.

3 Où faire réaliser un bilan ?

Les Centres de Référence pour les troubles du langage (ou des


apprentissages) selon le Centre Hospitalo-Universitaire (CHU) duquel
ils dépendent, sont équipés pour proposer des bilans complets. Du
fait de la disponibilité des praticiens, il peut s’étaler sur plusieurs
jours, mais permet aussi une observation comportementale de
l’enfant, avec ses pairs et des adultes. Il est construit comme une
approche pluridisciplinaire, laissant à chaque praticien la
responsabilité de sa spécialité propre. Si la démarche est gratuite, les
listes d’attente sont longues. Certains organismes privés proposent
cette démarche approfondie. Le CERENE par exemple (Centre de
Référence pour l’Évaluation Neuropsychologique de l’Enfant)
propose une approche intégrée, permettant au neuropsychologue
de mettre en perspective l’ensemble des aspects intellectuels et
cognitifs, avec une unité de vue limitant les risques lors de
l’interprétation des données issues du bilan.

III. La mise en place d’une feuille de

route pour l’enfant, les enseignants

et les parents

Si les parents et les enseignants sont, en première intention, les


mieux placés pour repérer et détecter les difficultés de l’enfant au
cours de son développement et de sa scolarité, le diagnostic doit
être réservé à des praticiens chevronnés. En effet, l’ambition, une
fois une évaluation fiable et approfondie réalisée, est d’articuler des
recommandations quant aux prises en charge nécessaires aux
progrès de l’enfant.
L’apport des sciences cognitives est ici déterminant, car outre la
capacité à élucider la ou les dimensions en cause dans les difficultés
de l’enfant, la mise en œuvre des prises en charge et des adaptations
pourra viser la ou les étapes des traitements qui sont en cause.
Notons d’emblée que les propositions d’adaptation ne seront
généralement pas univoques du fait de deux éléments clés :
– identification et mesure du trouble vs. impact fonctionnel,
– co-occurence des troubles.

1 Impact fonctionnel

La complexité des prises en charge scolaires des troubles provient


de la difficulté dans les faits à traduire la mesure objective des
troubles en recommandations ajustées au plus près des besoins de
l’enfant. En effet, pour une même mesure, l’impact au quotidien
dans la vie et la scolarité de l’enfant dépendra de multiples facteurs :
compétences générales de l’enfant, capacités de compensation
spontanée, mise en œuvre efficace des stratégies de
contournement, acceptation des outils d’aide, engagement scolaire
de l’enfant, implication parentale… Cet impact fonctionnel du
trouble est du reste le seul qui devrait intéresser l’enseignant. La
définition diagnostique du trouble devrait de ce point de vue
paraitre relativement secondaire, et la nosographie20, le plus souvent
inconnue des professionnels de la pédagogie peut même parfois
être source de biais, au regard des savoirs plus ou moins fermes ou
investis de représentations erronées (ex  : trouble de l’attention vs.
trouble du comportement vs. contexte éducatif).
De ce point de vue, les innovations institutionnelles issues des
tentatives de l’Éducation nationale de prendre en compte cette
dimension fonctionnelle du trouble peinent à trouver leur plein effet
du fait de la difficulté de l’enseignant à évaluer l’impact concret des
troubles chez l’élève. Le PAP (Plan d’accompagnement
personnalisé), initié en 2015 pour alléger et raccourcir les circuits
d’aide aux enfants en difficulté scolaire redonnait partiellement
l’initiative aux enseignants dans le but de rester au plus près des
besoins pédagogiques nécessaires à la réalisation du potentiel de
l’enfant. Mais la formation trop limitée des pédagogues dans le
domaine des sciences cognitives et la concentration de l’enseignant
sur les contenus des apprentissages, au détriment des mécanismes
généraux prévalant, ne permettent pas toujours de partir des
observations depuis la salle de classe pour construire et
accompagner les adaptations nécessaires. Reste donc le plus
souvent encore au neuropsychologue d’articuler les
recommandations de base.

« La complexité des prises en charge scolaires des

troubles provient de la difficulté dans les faits à traduire


la mesure objective des troubles en recommandations

ajustées au plus près des besoins de l’enfant »

Les conférences de consensus ne parviennent pas toujours à


converger vers des dispositions véritablement opérationnelles dans
le domaine de la mesure de l’impact fonctionnel des troubles des
apprentissages. Le livret de recommandation de la Caisse nationale
de solidarité pour l’autonomie publié en 201521, en corolaire de la
mise en place du PAP, dans l’intention de créer un référentiel
commun lors de l’évaluation du trouble garde comme principe la
mesure objective des difficultés de l’enfant (l’aspect diagnostic) en
affirmant le trouble dans le cas d’un écart d’au moins 2 écarts-types
à la moyenne attendue des performances de l’enfant.
Malheureusement, traduite sous cette forme, l’évaluation reste
cantonnée à l’objectivation de la réalité du trouble en
méconnaissant la traduction dans la vie quotidienne (et scolaire)
dudit trouble…

2 Co-occurence des troubles

L’intrication des troubles est un autre élément souvent source de


complexité dans la déclinaison des recommandations nécessaires au
soutien de l’enfant dans son développement et sa scolarité.
Butterworth22 met en évidence une co-occurence importante des
troubles du développement cognitif chez l’enfant. Au cours du bilan,
du reste, la vigilance est de mise afin de ne pas ramener l’ensemble
des difficultés de l’enfant à une cause apparemment unique, mais de
rester sensible jusqu’au bout de l’évaluation à la règle générale de
l’autonomie des dimensions cognitives (confirmée par l’observation
de double dissociation possible entre les troubles23), et avec une
vigilance particulière à porter aux fonctions de régulation
(attentionnelles et exécutives en particulier).
La co-occurence des troubles, outre la complexité diagnostique
additionnelle qu’elle entraine, interroge quant aux effets de
potentialisation des troubles entre eux. En effet, un trouble de la
lecture isolé aura certainement un impact fonctionnel plus limité
qu’un trouble de lecture majoré par un trouble concomitant de
l’attention. Il est probable du reste que l’impact ne pourra être
estimé comme une simple addition des effets, mais par une
combinaison plus péjorative des effets individuels.

Cas pratique
Cas pratique

Intrication des troubles

Louise a 13 ans et est scolarisée en 6e. Elle a redoublé deux fois une
classe. Les apprentissages sont laborieux, dans tous les domaines.
L’enfant est élevée par une mère isolée qui travaille beaucoup, le suivi à
la maison manque de continuité. La maman elle-même n’est pas
forcément très à l’aise dans les apprentissages scolaires. Un bilan
neuropsychologique met en évidence des capacités intellectuelles dans
la moyenne attendue. Cependant, Louise doit être beaucoup étayée, et
ce dans toutes les tâches. Elle a sinon tendance à se disperser. Au fur et à
mesure du prolongement des séances, le besoin de soutien devient de
plus en plus prégnant et essentiel pour garantir la validité des données.
L’enfant présente par ailleurs des troubles ou des fragilités dans plusieurs
dimensions cognitives : dyslexie mixte, éléments de dyscalculie, trouble
de l’attention (sans instabilité motrice), trouble dysexécutif. En classe, les
progrès sont modérés, il faut souvent refaire, et ce que l’on croyait acquis
est régulièrement oublié. Pourtant les processus mnésiques sont
indemnes. Chez cette enfant multi-dys, les prises en charge rééducatives
sont nombreuses (orthophonie, ergothérapie, pédopsychiatrie…). Tous
les professionnels sont en difficulté et évoquent des progrès limités dans
leur domaine respectif. Après révision du projet de Louise, on constate
chez la jeune fille que l’impact du syndrome dysexécutif est déterminant.
L’addition des objectifs scolaires et paramédicaux aide peu l’enfant, du
fait que dans la même séance et dans la même journée, trop de
compétences sont travaillées. Perdue, Louise survole tout ce qu’elle fait.
Les effets d’intrusion entre apprentissages sont patents  : l’enfant
mélange tout. Après discussion pluridisciplinaire, et la mise au jour de
ces éléments, une réorientation des objectifs scolaires et paramédicaux
est suggérée  : viser un objectif unique au cours d’une séance ou d’un
cours, entrainer la compétence visée et chercher à automatiser
l’acquisition avant de passer à un autre objectif. Les progrès seront lents,
mais l’enfant, moins dispersée, identifiera plus aisément ce qu’on attend
d’elle, et pourra graduellement s’appuyer sur ses acquis incrémentaux,
sans se perdre dans un trop plein de stimulations.

IV. Stimulation des fragilités,

contournement des difficultés

Par le biais du paradigme du traitement de l’information, les sciences


cognitives ont permis d’identifier certains circuits présidant à des
apprentissages spontanés (langage, sens du nombre…) ou culturels
(lecture, praxies…). Pour les enfants présentant des troubles des
apprentissages, la capacité de pouvoir singulariser la ou les étapes
des traitements qui sont en cause est une avancée considérable dans
les moyens de prise en charge. À l’exception des troubles de
l’attention pour lesquels le praticien dispose d’une pharmacopée
efficace24, il n’existe pas d’approches validées permettant de
compenser les troubles des apprentissages autrement que par la
stimulation des réseaux dysfonctionnels ou le contournement des
troubles constatés.

1 La stimulation cognitive

Elle consiste à viser le ou les traitements déficitaires et à entrainer


l’enfant à faire travailler « ce qui marche moins bien ». En effet, si le
sujet ne crée plus ou peu de nouveaux neurones après la naissance,
on sait que les apprentissages, s’appuyant sur la plasticité cérébrale,
permettent d’enrichir les cortex visés en connexions efficaces,
d’éliminer celles qui le sont moins et de structurer les réseaux. C’est
la base même de la notion d’apprentissage. Or chez l’enfant
présentant des troubles cognitifs, il n’existe aucun autre moyen
d’atteindre ces réseaux que de les stimuler par des exercices
appropriés. Le fait de pouvoir viser le ou les cortex en cause, plutôt
que d’espérer des progrès par le biais d’une exposition à des
apprentissages plus larges ou non ciblés, est un gage bien meilleur
de succès. On évite ainsi les pertes de temps, le découragement
voire l’épuisement de l’enfant et de son entourage. Si la notion de
période critique est largement discutée, il est prudent d’engager
une prise en charge ciblée et d’une intensité appropriée de façon
précoce, afin de s’appuyer sur la plasticité cérébrale
particulièrement forte pendant l’enfance. Notons aussi que les
recherches mettent en évidence l’activation et l’expression de
certains gènes à des moments variés du développement cérébral.
L’ouverture ou la réouverture de certaines fenêtres
développementales peuvent permettre des acquisitions jusque-là
déficitaires, grâce à une exposition systématique de l’enfant.

« La stimulation cognitive vise le ou les traitements

déficitaires et à entrainer l’enfant à faire travailler « ce

qui marche moins bien ». »

Cas pratique
Cas pratique

Une stimulation ciblée

Juliette a 11 ans et va entrer en 6e. Les apprentissages des classes


primaires ont été laborieux. Lente, l’enseignante l’engage souvent à
rester en classe pendant la récréation pour terminer son travail. La
lecture est particulièrement pénible, et fatigable. Elle n’accède pas
immédiatement au sens de ce qu’elle lit, et doit souvent relire plusieurs
fois. Des années de prise en charge orthophonique dédiées au langage
écrit n’ont pas produit les bénéfices escomptés.
Un nouveau bilan met en évidence que la conscience phonologique est
préservée (ou a bien progressé), que les deux voies de lecture
(assemblage et adressage) situent désormais l’enfant dans la petite
moyenne par rapport à ses pairs du même âge et du même niveau de
classe. En revanche, le bilan approfondi de langage oral met en évidence
un discret mais authentique trouble de la compréhension, avec une
difficulté à interpréter les consignes complexes, le langage élaboré, les
métaphores, le second degré et l’implicite. Répéter une simple phrase de
15 mots lui est difficile.
Il ne s’agit donc pas d’un trouble de la lecture à proprement parler, mais
d’un trouble de type dysphasique, sur le versant réceptif, alors que le
versant expressif est plutôt bien préservé, particulièrement quand
Juliette reste dans la sphère du langage spontané. Les conséquences sur
la lecture interviennent donc en réalité dans les dernières étapes d’accès
au sens. La prise en charge orthophonique sera donc réorientée vers le
langage oral (enrichissement du vocabulaire, analyse morphosyntaxique
de la phrase matérialisée sous la forme de pictogrammes, travail dédié
au langage d’un certain niveau de complexité). Deux ans plus tard,
Juliette reste toujours plus lente que ses pairs, mais la lecture est
nettement plus fonctionnelle et devient au contraire un véritable point
d’appui pour compenser les difficultés à l’oral. Le support stable du texte
est une ressource précieuse pour l’enfant.
2 Le contournement des troubles

Les troubles des apprentissages touchent de manière élective des


dimensions cognitives clés pour le bon fonctionnement de l’enfant
dans sa vie quotidienne, et particulièrement sa scolarité. Pour être
qualifiés de troubles, les dysfonctionnements doivent avoir un
impact significatif et durable sur les potentialités de l’enfant.
Durabilité ne veut pas dire fixité, ce qui autorise d’anticiper des
progrès dus à la maturation cérébrale endogène ainsi qu’un impact
des prises en charges et stimulations cognitives ciblées. Cependant,
les progrès et compensations possibles prendront du temps, et
l’horizon se compte en années. Pendant ce temps, la scolarité suit
son cours, et les risques d’échec scolaire sont élevés25. L’épuisement
de l’élève (et de la famille) est courant, ainsi que les orientations non
souhaitées. Mettre en place au plus vite des stratégies de
contournement est donc essentiel afin d’éviter une perte de chances
pour l’enfant.
Le contournement des troubles consiste à s’appuyer sur les
fonctions cognitives préservées de l’enfant, tout en évitant de trop
solliciter celles qui sont fragiles ou déficitaires. Par exemple pour
l’enfant dyslexique, la stratégie de contournement prioritaire est de
diminuer (ou supprimer) l’écrit (lecture), et de privilégier la voie
orale. L’adulte (enseignant, auxiliaire de vie scolaire ou parent) lira
les consignes à l’enfant. Si la voie de production de l’écrit est aussi
touchée (ce qui est courant, mais avec une intensité qui peut être
différente, en plus ou en moins), l’adulte pourra prendre les
réponses de l’enfant à l’oral et, le cas échéant, en fonction de la
trace finale demandée, jouer le rôle de scripteur. Bien entendu cette
stratégie restera pertinente si les voies du langage oral (réceptive
et/ou expressive) sont préservées.

« Le contournement des troubles consiste à s’appuyer

sur les fonctions cognitives préservées de l’enfant, tout


en évitant de trop solliciter celles qui sont fragiles ou

déficitaires. »

La plupart des troubles des apprentissages se prêtent aux stratégies


de contournement. Les bénéfices attendus dépendent donc bien
entendu de la qualité des fonctions préservées. Cependant, ces
aménagements mêmes peuvent comporter des enjeux cognitifs non
nuls. Par exemple, pour ce qui est de la lecture, le texte écrit
constitue une mémoire externe. C’est-à-dire que le normo-lecteur
peut toujours se rapporter à cette trace, y retrouver les éléments
oubliés. Pour le lecteur médiocre ou déficitaire, cet avantage de
l’écrit est nettement diminué, voire annulé. Le retour à l’écrit est
trop couteux et inefficace. En transposant la lecture vers un passage
par la voie orale, on oblige l’enfant à maintenir les informations en
tête. Le recours au texte est faible. Le risque d’une surcharge en
mémoire de travail est donc élevé. L’enfant ne pourra conserver les
informations pertinentes que le temps de les utiliser pour répondre
aux exigences de l’enseignant. C’est pourquoi une simple lecture à
l’enfant sera insuffisante. Il faut que l’accompagnant puisse lire et
relire, autant de fois que nécessaire le texte et les consignes à
l’élève. Il faut aussi que l’élève soit en mesure de faire une évaluation
métacognitive26, implicite ou explicite, de ce qu’il a retenu ou pas, de
ce dont il a besoin pour répondre à la demande, et de solliciter des
compléments si nécessaire.

3 Les technologies d’assistance

Les technologies d’assistance permettent désormais à l’enfant


présentant des troubles des apprentissages, et ce de manière
courante et à un cout modéré ou nul, de contourner ses troubles.
Ces outils largement disponibles, voire intégrés de manière native
dans les logiciels proposés, sont des solutions limitant le recours à
l’aide humaine, et favorisent l’autonomie de l’enfant. La maitrise de
ces outils informatisés nécessite chez l’enfant le recours à une prise
en charge en ergothérapie. Ce professionnel s’assurera de la bonne
adéquation entre l’outil et l’enfant, et des voies d’automatisation de
son usage. Parmi ces outils on citera  :  le retour vocal (du texte à
l’énonciation), la dictée vocale (de l’énonciation au texte), la note
vocale (trace vocale), le prédicteur orthographique (il propose les
mots les plus fréquents ou les plus probables au fur et à mesure de
la frappe), le correcteur orthographique (alerte sur une erreur
orthographique possible ), le clavier de l’ordinateur, les formulateurs
mathématiques (rubans, plug-ins), les logiciels de tracé en
géométrie…
Les moyens et outils de contournement sont des auxiliaires
essentiels de l’enfant présentant des troubles des apprentissages.
Cependant, un bilan neuropsychologique fin reste nécessaire afin de
confirmer que les voies de traitement de substitution sont elles-
mêmes intègres, et que la modification du format de l’information
ainsi proposée n’induit pas à son tour des biais qui rajouteraient des
contraintes supplémentaires à l’élève. De plus, une bonne
automatisation dans l’usage de ces outils est impérative, afin d’éviter
d’encombrer l’enfant avec des propositions qui ne seraient pas
fluides et opérationnelles.

« Les moyens et outils de contournement sont des

auxiliaires essentiels de l’enfant présentant des

troubles des apprentissages. Cependant, un bilan

neuropsychologique fin reste nécessaire afin de

confirmer que les voies de traitement de substitution

sont elles-mêmes intègres. »

Cas pratique
Cas pratique

Contournement des troubles

À 9 ans, Henri se présente comme un garçon énergique, actif et sportif. Il


est cependant en difficulté à l’école. Scolarisé dans un environnement
bilingue, il peine à suivre les enseignements. Un redoublement de classe
est suggéré en CM1. Un bilan neuropsychologique confirme que Henri est
un garçon pertinent, mais qui pâtit d’une dyspraxie mixte, gestuelle et
visuo-constructive, avec un impact significatif sur l’écriture manuelle.
Son graphisme est simplement illisible. Au surplus, un trouble de
l’attention co-occurrent est diagnostiqué. Une prise en charge par
méthylphénidate est engagée. Elle est bien tolérée et induit des
bénéfices notables dans l’implication scolaire de l’enfant.
Après plusieurs années de rééducation en graphothérapie, les progrès du
graphisme d’Henri ont été négligeables. Vitesse et lisibilité des
productions sont très insuffisantes, et l’enfant ne peut laisser des traces
utilisables. Il parait donc important d’engager une stratégie de
contournement des troubles, par le moyen du clavier de l’ordinateur.
Une prise en charge en ergothérapie visant la bonne adéquation de
l’apprentissage du clavier (clavier caché ou pas ? étapes, progression…)
est mise en œuvre. Au bout de quelques mois, Henri est partiellement en
état de réaliser certaines productions scolaires au clavier.
Un bilan de suite à l’âge de 13 ans met en évidence une bonne
maturation des compétences praxiques. En revanche, le graphisme reste
très déficitaire. Cherchant à éviter les regards stigmatisants de ses pairs,
Henri a plus de mal à utiliser le clavier de l’ordinateur en classe. Les
enseignants font de grands efforts pour le relire, mais pensent toujours
pour certains d’entre eux que leur élève « ne fait pas assez d’efforts ».
À la demande de la famille, une nouvelle évaluation est sollicitée dans le
but d’anticiper les besoins d’aménagement aux examens (baccalauréat).
Le graphisme n’a toujours pas progressé. Henri écrit très vite, mais la
lisibilité est quasi inexistante pour tout autre que lui-même (et encore…).
La frappe au clavier est en revanche fonctionnelle. L’orthographe est bien
stabilisée. La production écrite issue de l’utilisation de l’ordinateur
(dictée, expression libre) est désormais de bonne qualité, et Henri
parvient à développer pleinement ses idées. Il en produit le double
quand il passe par l’ordinateur comparé à ce qu’il produit quand il écrit à
la main.

Cas pratique
Cas pratique

Combinaison de la stimulation ciblée et du contournement des

troubles

Pascal est un garçon de 8 ans, en grande difficulté scolaire depuis les


premières classes. Dès la maternelle, on mettait en évidence une
adaptation scolaire peu harmonieuse. Très anxieux, l’enfant pleurait
beaucoup à l’école, restait souvent seul. Il s’exprimait peu mais parvenait
néanmoins à suivre les consignes. Des bilans multiples rassuraient sur la
dynamique intellectuelle. La structuration du langage paraissait
normale, aussi bien sur le versant expressif que réceptif. Pourtant, au vu
des fragilités perçues par les parents comme par les enseignants, une
orientation précoce en CLIS27 dédiée aux enfants présentant des troubles
du langage était décidée d’un commun accord. Les bénéfices se
révélèrent faibles, Pascal restant en difficulté, replié sur lui-même. Un
diagnostic de trouble envahissant du développement était posé. Des
prises en charge dans tous les domaines étaient engagées  :
psychomotricité, pédopsychiatrie, orthophonie. Les acquis formels
étaient contrastés. Si la numération était assez aisément acquise et que
Pascal montrait une vraie appétence pour les domaines scientifiques et
techniques, faisant une grande consommation de documentaires sur ces
sujets, il était très en panne dans le domaine du langage écrit. Une
dyslexie mixte sévère était mise en évidence, avec des éléments
évocateurs d’une agnosie des signes conventionnels de la lecture (mais
pas des symboles numériques).
Après un certain nomadisme diagnostique et scolaire, Pascal est
scolarisé au sein d’une structure spécialisée dédiée aux enfants
présentant des troubles des apprentissages. L’enfant étant non lecteur,
on engage immédiatement une stratégie de contournement des
troubles. En effet, la lecture est non fonctionnelle, et l’enfant s’épuise à
déchiffrer, avec peu ou pas d’accès au sens. Outre l’enseignement à l’oral
de l’enseignant, on fournit des supports de cours, que l’enfant n’a ainsi
pas besoin de noter/copier. En effet, la transcription est rendue très
difficile du fait du faible accès au code écrit en général. De plus, utilisant
ces supports en format électronique, Pascal peut se faire lire les
consignes et les textes, par l’intermédiaire d’un logiciel de retour vocal.
Bien que le type de réponses possibles ait été simplifié (entourer,
souligner, surligner, déplacer…), l’élève peut aussi donner sa réponse en
note vocale.
Dans le même temps, une prise en charge énergique en orthophonie est
entreprise, à raison de trois à quatre séances par semaine. En effet, nul
besoin de « saupoudrage », il est important de mettre en place une prise
en charge dédiée et intensive, afin de viser la stimulation des réseaux
corticaux dysfonctionnels. Chez Pascal, toutes les lettres d’imprimerie ou
cursives ne sont pas encore reconnues, la conscience phonologique est
très déficitaire. On ne passera donc pas par la stimulation classique de la
voie d’assemblage. On passera par une stratégie d’imprégnation
syllabique, qui va chercher des unités plus larges du langage écrit. On
s’appuie aussi sur les morphèmes (/lait/ pour lait, laiterie, laitière,
allaiter, laitage…). Pour ce qui est de la voie d’adressage, Pascal se
constitue doucement un lexique, mais l’approche est très laborieuse, les
acquis sont lents.
En dépit de cette approche croisée contournement/stimulation, les
progrès sont initialement lents. Enfant, parents et équipes sont
régulièrement prêts à se décourager. Cependant, à partir de l’âge de 11
ans, on note une certaine accélération des progrès (effet de seuil des
acquis ? maturation endogène des cortex ? réorganisation de ces cortex
au contact des stimulations ciblées ?). La lecture devient plus fluide, et
surtout, à voix basse, l’accès au sens devient meilleur. Pascal devient plus
autonome, et même s’il a besoin le plus souvent de ses outils de
contournement pour les consignes complexes ou les textes longs, il
devient plus fonctionnel pour les consignes simples et les textes courts.
V. Pédagogie renouvelée et

différenciée : le travail de

l’enseignant

Si les sciences cognitives permettent de mieux comprendre le


fonctionnement standard du cerveau humain, et de dépister les
troubles des apprentissages, elles éclairent aussi d’un nouveau jour
les enjeux pédagogiques pour l’enseignant. En effet, encore souvent
présentée comme un talent intuitu personae du pédagogue, la
faculté de transmettre de manière efficace est désormais nourrie
par les connaissances acquises dans ce champ.
En particulier, l’enseignant peut désormais être armé d’un cadre
conceptuel lui permettant de penser ses pratiques, dans leurs
dimensions cognitives28. Le paradigme du traitement de
l’information suggère en effet d’analyser une tâche scolaire donnée
sous l’angle d’au moins deux dimensions  : le contenu des
apprentissages et le format de ces apprentissages.

« Chez l’enfant présentant des troubles des

apprentissages, ce sont d’abord les voies instrumentales

d’entrée et de sortie qui sont perturbées. Charge à

l’enseignant d’identifier les diverses manières dont les

contenus peuvent être présentés aux élèves, et la

variété des voies de réponses possibles. »

Les enjeux liés à la prise en charge scolaire des enfants présentant


des troubles des apprentissages rendent plus aiguë encore et donc
plus nécessaire cette prise de conscience. Ces enfants ne sont pas
plus gênés que les autres par la complexité conceptuelle des
acquisitions à réaliser. En effet, par définition, les troubles des
apprentissages s’entendent à l’exception de la déficience
intellectuelle. En revanche, ils sont mis en difficulté par la manière
dont les compétences leurs sont transmises ou le type de réponse
qui leur est demandée.
De ce fait, l’enseignant doit désormais être en mesure d’analyser
une tâche scolaire afin d’en dissocier les différentes contraintes :
– voies d’entrée d’acquisition des informations,
– type de traitements sous-jacents sollicités,
– voies de sortie des réponses attendues.
Par voies d’entrée, on entend la forme « matérielle » de présentation
des informations transmises  : voies visuelles (images, tableaux,
graphiques, mais aussi lecture), voies auditivo-verbale
(essentiellement le langage)…
Les voies de sortie mobilisées peuvent être langagières, motrices,
praxiques (l’écriture par exemple)…
Pour ce qui est des traitements sous-jacents, il s’agira de l’ensemble
des étapes, le plus souvent implicite, permettant la réalisation de la
tâche demandée (par exemple mémoriser, raisonner…)
Chez l’enfant présentant des troubles des apprentissages, ce sont
d’abord les voies instrumentales d’entrée et de sortie qui sont
perturbées. Charge à l’enseignant d’identifier les diverses manières
dont les contenus peuvent être présentés aux élèves, et la variété
des voies de réponses possibles. En cela, il rejoindra les besoins de
contournement des enfants pour lesquels un certain format de
l’information est «  toxique  » (par exemple, le format écrit pour
l’élève dyslexique), et/ou les réponses demandées sont freinées par
leur trouble (par exemple, le graphisme chez l’enfant dysgraphique
ou dyspraxique).
Par exemple, la résolution d’un problème d’arithmétique
élémentaire, présenté à l’écrit, demande une série de compétences
complexes :
– voie d’entrée : visuelle (format écrit de l’information),
– traitements :
- mobilisation des voies de lecture,
- accès au sens (langage),
- représentation de la situation problème,
- compétences pragmatiques29,
- systèmes de mémoire (connaissances sur le monde),
- raisonnement,
- manipulation de quantités numériques,
- mise en œuvre de procédures d’opération (choix, régulation,
monitoring)…
– voies de sortie : motricité, praxie de l’écriture.

VI. Règles générales des

apprentissages et spécificités

issues des troubles

Les recherches en sciences cognitives ont permis d’énoncer


quelques principes fondamentaux des apprentissages30 :
– focaliser l’attention de l’apprenant sur ce qui fait sens pour
l’apprentissage dont il est question,
– solliciter l’engagement actif de l’apprenant,
– travailler sur l’erreur et donner un feedback immédiat,
– viser l’automatisation des apprentissages.
Ces divers aspects des apprentissages prennent un relief tout
particulier en cas de troubles cognitifs chez l’apprenant. Si les règles
restent les mêmes, certains éléments nécessiteront une
implémentation spécifique.

1 Focaliser l’attention de l’apprenant sur ce qui fait sens

Pour l’enfant dys, cette règle reste pertinente, mais devra être
adaptée. En effet, il est courant que les aspects clés des
apprentissages soient précisément ceux qui sont rendus difficiles
d’accès pour les élèves ayant des troubles des apprentissages. Il
faudra alors détecter la cible de substitution permettant malgré tout
l’apprentissage.
Ainsi, pour ce qui est de la lecture, pour l’apprenant tout-venant, il
s’agira de focaliser son attention sur le lien phonème-graphème. Par
le biais de la conscience phonologique, le débutant parviendra à
extraire les sons de la langue et à les associer aux lettres ou groupes
de lettres. Il s’agit des briques élémentaires de la voie d’assemblage.
Chez l’enfant dyslexique, la faculté de conscience phonologique
peut être déficitaire. L’extraction première du lien graphème-
phonème ne peut plus être nécessairement le bon objet de
l’entrainement. On devra donc chercher d’autres unités cibles afin de
faciliter l’accès, et in fine l’apprentissage de la lecture. Pour une
langue syllabique comme le français, on pourra par exemple se
focaliser sur la syllabe, dont la combinatoire dans la langue est
limitée, et ainsi proposer une voie alternative, certes moins
pertinente en général, mais plus adaptée dans la situation spécifique
l’enfant dyslexique.

2 Travailler sur l’erreur

L’analyse cognitive de la tâche permet un travail pédagogique


beaucoup plus fin sur l’interprétation des sources des erreurs. Or,
l’erreur chez l’apprenant est rarement de nature aléatoire, mais est
le plus souvent le révélateur d’un biais cognitif. Comme pour tout
apprenant, l’enfant présentant des difficultés commettra des
erreurs en cours d’apprentissage. Le risque pour cet enfant-là sera
soit de négliger l’impact du trouble sur les processus cognitifs sous-
jacents, ou au contraire, de ramener toute erreur à l’existence du
trouble.
Or le trouble étant spécifique, toute erreur ne peut par définition
être ramenée exclusivement à l’existence d’un trouble. Ce dernier ne
doit pas masquer l’ensemble des compétences de l’élève, et les
insuccès de l’enfant ne doivent pas être interprétés au prisme
unique de ses troubles.
Inversement, les troubles de l’enfant pourront être une source clé
de l’échec, et il s’agira de débusquer ce qui, dans les réponses
erronées de l’élève peut se rapporter spécifiquement à ses fragilités.

3 Automatisation des tâches

L’entrainement dédié et intensif chez l’apprenant est un des gages


de l’acquisition stable des compétences. L’objectif est en effet de
passer d’un traitement conscient, cognitivement couteux, vers un
traitement non conscient, automatisé, déclenchable à volonté et à
moindre effort, libérant ainsi un espace cognitif nécessaire à la
réalisation simultanée d’autres tâches. Chez le normo-lecteur par
exemple, l’automatisation de la lecture permet de libérer les
ressources nécessaires à la compréhension.
C’est précisément ce qui fait défaut chez l’enfant présentant des
troubles des apprentissages  : malgré l’entrainement pertinent et
d’intensité appropriée, l’élève ne parvient pas à automatiser le
traitement proposé. Les ressources cognitives sollicitées restent
significatives, ce qui gêne, voire empêche la réalisation simultanée
d’autres tâches visées. Ainsi, l’enfant dyslexique, ne parvenant pas à
automatiser la lecture n’accédera que peu ou pas au sens, avec un
effet de fatigabilité et d’épuisement des ressources cognitives,
l’augmentation du nombre d’erreurs, et souvent l’échec de la bonne
fin de la procédure toute entière.
C’est ainsi que l’enfant dys est le plus souvent en situation de
double-tâche ou de tâche multiple. Une ou plusieurs des tâches
sous-jacentes étant peu ou pas automatisées, elles envahissent
l’ensemble de l’espace cognitif, diminuant voire annulant les
ressources disponibles pour d’autres tâches attendues. De plus,
l’apprenant doit alors très souvent réaliser des arbitrages explicites
ou implicites entre les diverses sous-tâches d’une même tâche. D’où
la variabilité de la réussite, du fait de l’allocation fluctuante des
ressources cognitives entre les sous-tâches.
Par exemple, l’enfant dysgraphique a du mal à automatiser le geste
d’écriture. Les causes peuvent en être variées (trouble de la
latéralisation, de la motricité, de la coordination oculo-manuelle, des
praxies…). Cependant, la conséquence première est une écriture
lente, fatigable, de qualité faible et peu lisible. Au cours d’une tâche
de dictée, l’enfant doit à la fois écrire et mobiliser ses connaissances
en orthographe d’usage et les règles d’orthographe grammaticale.
Du fait de ses difficultés d’écriture, l’enfant dysgraphique devra
rapidement faire un arbitrage  : lisibilité ou correction de
l’orthographe  ? Avec le prolongement de l’épreuve, on pourra voir
s’accumuler les erreurs d’orthographe. S’agit-il d’un trouble associé ?
Plus probablement il s’agit d’un artefact, lié aux effets de double
tâche  : l’enfant ne peut faire correctement les tâches
simultanément, par défaut d’automatisation de la tâche d’écriture,
qui sollicite encore trop de ressources cognitives, ne permettant pas
de réaliser la tâche orthographique visée. Il suffira de demander à
l’enfant non plus d’écrire mais d’épeler certains mots, pour lever
l’ambiguïté.

Cas pratique
Cas pratique

Identifier la source de l’erreur

Loïc présente un syndrome dysexécutif. Chez lui, les fonctions de


régulation sont immatures ou déficitaires. Planification, inhibition
sélective, flexibilité mentale… sont perturbées. L’enfant a alors du mal à
faire un choix organisé, à suivre un plan d’action structuré, à passer d’une
tâche à une autre. En particulier, il peut être gêné par des persévérations,
consistant à poursuivre un traitement initié pour une première tâche, lors
d’une seconde tâche sans rapport. Quand on lui propose de résoudre
une série d’opérations numériques, Loïc réalise correctement les trois
premières opérations qui sont des additions. Les deux suivantes sont des
soustractions. L’enfant continue néanmoins à faire des additions. Il est
cependant plausible de penser que Loïc maitrise les deux types
d’opérations, mais a poursuivi dans sa lancée, manquant de capacités
d’inhibition sélective. En proposant de manière séparée sur deux
supports différents, et lors de deux temps de classe différents, une série
d’additions et une série de soustractions, on confirme bien que c’est son
trouble qui l’a gêné et pas la nature de la tâche.

Conclusion

Les sciences cognitives ont permis de clarifier les principes de


l’architecture cérébrale  : autonomie des fonctions cognitives,
connectivité cérébrale, fonctions instrumentales et fonctions de
régulation, traitements séquentiels ou en parallèle… Les modèles
du traitement de l’information, toujours plus précis, permettent
désormais de tester finement chaque étape du traitement et
d’éclairer celles qui dysfonctionnent, et peuvent mener à l’échec le
traitement tout entier. De fait, les troubles des apprentissages ont
posé une loupe sur les enjeux des traitements cognitifs, mettant en
relief les étapes du traitement standard. Par le biais de l’analyse des
erreurs provoquées par l’existence de dysfonctionnements cognitifs,
on peut confirmer ou infirmer les modèles du traitement cognitif.
Si l’existence des troubles des apprentissages apporte un éclairage
fondamental sur le fonctionnement normal, les sciences cognitives
apportent à leur tour de multiples bénéfices pour la prise en charge
des élèves présentant des difficultés. Le dépistage est désormais
plus fin et plus spécifique. De ce fait les stratégies de rééducation
sont plus pertinentes, fondées et efficaces. En classe, on peut
proposer des approches par contournement des troubles, évitant à
l’enfant d’être systématiquement pénalisé par le mode de
transmission des savoirs.
Les apports des sciences cognitives sont donc en passe de
révolutionner le métier de l’enseignant. Celui-ci peut s’appuyer sur
une grille de lecture validée de la manière dont l’enfant apprend. Il
peut penser sa mission de manière plus fine, en distinguant le
contenu des savoirs et le format sous lequel il s’apprête à les
transmettre. Cette approche féconde est particulièrement
importante pour l’élève «  dys31  ». En effet, sans l’élucidation des
voies de prise de l’information, des traitements sous-jacents
sollicités, et des moyens mobilisés par l’enfant pour donner ses
réponses, l’élève en difficulté risque d’être constamment confronté
à son trouble. Il s’épuise et risque plus qu’un autre l’échec scolaire.

« Le dépistage est désormais plus fin et plus spécifique.

De ce fait les stratégies de rééducation sont plus

pertinentes, fondées et efficaces. »

En comprenant mieux ses facultés et ses besoins, l’enseignant


pourra adapter son approche. Les règles générales d’apprentissage,
qui s’appliquent à tout un chacun devront être modulées, afin
d’aider l’enfant en difficulté à contourner, puis dépasser ses
troubles. Encore faut-il que l’enseignant ait une connaissance et une
pratique suffisamment intimes des principes et données issues des
sciences cognitives afin de pouvoir ajuster ses pratiques de manière
efficace et appropriée.

Les Essentiels

Les sciences cognitives ont apporté un cadre conceptuel inédit


pour comprendre les difficultés et troubles des apprentissages.
Les modèles qui en sont issus permettent de viser finement les
étapes des traitements qui sont préservées et celles qui
peuvent expliquer les troubles.
Grâce à un bilan précis et exhaustif, le neuropsychologue peut
produire une feuille de route destinée aux professionnels de
santé et aux enseignants, dans le but d’accompagner au mieux
les élèves en difficulté.
La compréhension du fonctionnement du cerveau permet de
viser dans les prises en charge ce qu’il faut travailler en priorité.
En classe, on peut mettre en place des stratégies de
contournement de ce qui gêne l’élève.
Les sciences cognitives sont en passe de bouleverser le travail
de l’enseignant en lui permettant de construire de manière
plus fondée la manière dont il présente et transmet les savoirs
et savoir-faire.
Les sciences cognitives permettent de mieux identifier les lois
régissant les apprentissages en général, et comment les
adapter pour l’enfant en difficulté.

1. Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des
personnes handicapées.
2. http://eduscol.education.fr/cid53163/les-unites-localisees-pour-l-inclusion-scolaire-ulis.html
3. http://www.education.gouv.fr/cid111136/depuis-la-loi-de-2005-la-scolarisation-des-enfants-en-situation-de-
handicap-a-tres-fortement-progresse.html
4. http://scolaritepartenariat.chez-alice.fr/page785.htm
5. http://www.education.gouv.fr/cid207/la-scolarisation-des-eleves-en-situation-de-handicap.html
6. CAP ASH, INSHEA.
7. FFDys, associations par type de trouble, avec chapitres locaux et instances nationales (Apedys, AAD, DMF, DFD,
Hyper Super, Asperger France, Tête en l’air…).
8. PAI : Projet d’Accueil Individualisé ; PPS : Plan Personnalisé de Scolarisation ; PAP : Plan d’Accompagnement
Personnalisé . Voir : http://cache.media.education.gouv.fr/file/12_Decembre/37/3/DP-Ecole-inclusive-livret-repondre-
aux-besoins_373373.pdf.
9. http://www.education.gouv.fr/cid55632/la-lutte-contre-le-decrochage-scolaire.html#Les_chiffres_du_decrochage
10. http://www.oecd.org/fr/france/PISA-2015-France-FRA.pdf
11. CIM-10, OMS (1994).
12. Dehaene-Lambertz G. (2017). The human infant brain: A neural architecture able to learn language. Psychonomic
Bulletin & Review, 24(1), 48--55.
13. Mazeau M., L’enfant dyspraxique et les apprentissages : Coordonner les actions thérapeutiques et scolaires, Elsevier
Masson, 2016.
14. Dehaene-Lambertz G., Spelke E. (2015). The infancy of the human brain. Neuron, 88(1), 93-109.
15. Dehaene S., Les neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007.
16. Houdé O., Apprendre à résister, Le Pommier, 2017.
17. Baron-Cohen S., Mindblindness: An essay on autism and theory of mind, Bradford, 1997.
18. Glasel H., Mazeau M., Conduite du bilan neuropsychologique chez l’enfant, Elsevier Masson, 2017.
19. Saccades et fixations oculaires sont des fonctions oculomotrices fondamentales, permettant les mouvements
oculaires essentiels à la lecture.
20. Nosographie : organisation des catégories diagnostiques.
21. https://www.cnsa.fr/documentation/cnsa-dt-dys-web-corrige-mai_2015.pdf
22. Butterworth B., Kovas Y. (2013). Understanding neurocognitive developmental disorders can improve education
for all. Science, 340(6130), 300-305.
23. On trouvera un patient présentant le trouble touchant la dimension cognitive A tandis que la dimension cognitive
B est préservée, avec inversement un autre patient présentant un trouble cognitive dans la dimension B, tandis que la
dimension B est préservée. A et B sont donc indépendantes.
24. Médication basée sur l’emploi du méthylphénidate.
25. On ne dispose pas de chiffres précis, mais on estime qu’un enfant sur deux présentant des troubles des
apprentissages pourrait être en échec scolaire, c’est à dire sortir du système scolaire sans qualification formelle. Au
total, 15% des élèves français, mais aussi au sein des pays de l’OCDE sont dits en échec scolaire.
26. La métacognition recouvre les facultés du sujet à juger du fonctionnement de sa propre cognition.
27. Ancien nom des classes ULIS primaire.
28. En focalisant notre attention sur la dimension cognitive des apprentissages, on ne néglige pas pour autant les
enjeux sociaux, culturels ou institutionnels de ces apprentissages.
29. La pragmatique recouvre les compétences liées à la capacité de lever les ambiguïtés d’un discours en fonction des
éléments de contexte situationnel.
30. D’après Dehaene S. (Conférence Collège de France, 2012). https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-
dehaene/symposium-2012-11-20-10h00.htm.
31. Autre dénomination des troubles des apprentissages dits instrumentaux.
focus

Mais QI sont vraiment les enfants

surdoués ?

par Jeanne Siaud-Facchin

Les enfants surdoués font aujourd’hui l’objet d’une attention toute


particulière. On les appelle HP, pour Haut Potentiel, ou EIP, Enfants
Intellectuellement Précoces, pour l’Éducation nationale. Le sujet
peut sembler à la mode mais c’est une meilleure connaissance de
leur fonctionnement, grâce entre autre aux avancées prodigieuses
des neurosciences, qui permet de prendre en compte sérieusement
ces enfants dans leur double dynamique cognitive et intellectuelle.
Définir l’enfant surdoué est simple sur un plan psychométrique, plus
subtil dans les arcanes de ce qu’ils sont, de leur mode de pensée, de
leur dynamique affective, de leur personnalité singulière.
Dans la communauté scientifique internationale, il est admis que l’on
considère HP un enfant ou un adulte qui obtient un score de QI égal
ou supérieur à 130 sur une échelle d’intelligence validée. Ce fameux
QI exprimant la combinaison de compétences intellectuelles que le
test permet d’actualiser dans l’ici et maintenant de la passation. Ce
n’est pas une mesure absolue de l’intelligence mais un score relatif
qui permet de comparer l’expression de l’intelligence avec une
population de même âge chronologique. Mais le QI n’est jamais tout
à fait précis ni tout à fait homogène et c’est l’analyse des
mécanismes qui sous-tendent l’intelligence et les composantes de la
personnalité qui permettront cette identification. Être surdoué n’est
pas un diagnostic, ce n’est pas une pathologie, mais être surdoué ce
sont des caractéristiques qu’il faut bien connaitre pour donner à ces
élèves tous les atouts pour réussir leur parcours scolaire, social,
personnel. Ils sont livrés sans « mode d’emploi » de leur intelligence
et ils représentent 2,3 % de la population, soit au moins un élève par
classe1.

Une intelligence qualitativement spécifique

Être surdoué, c’est une intelligence qui va vite. La transmission des


informations captées par les cinq sens et transmises au cerveau
circule à vive allure, deux fois plus vite. À l’intérieur du cerveau, les
connexions entre neurones se font aussi beaucoup plus rapidement,
comme d’un hémisphère à l’autre. Observer en imagerie cérébrale le
cerveau d’un surdoué exécutant tout type de tâche est un feu
d’artifice de neurones qui circulent, se connectent, se déploient sans
relâche. « Je n’en peux plus de penser », disent certains ; « Où est le
bouton stop  ?  » L’analyse fulgurante, la compréhension immédiate,
les associations qui s’enchainent caractérisent cette intelligence. Le
mode analogique, celui qui s’appuie sur le sens, sur la saisie de
formes globales, holistiques de la pensée est privilégié. Celui plus
lent du mode analytique, séquentiel, est mobilisé quand la nécessité
intellectuelle s’impose et face au défis. La mémoire, celle à court
terme, la mémoire de travail, ou celle à long terme, sont des
machines à intégrer. Tout est capté, mémorisé, absorbé.
L’intelligence est puissante, intense, en activité continue, intégrant
les informations à 360°, prenant en compte le moindre détail,
scannant, analysant, mettant en perspective le moindre grain
d’intelligence à moudre.

Des composantes singulières de personnalité

L’intelligence, étymologiquement, inter ligere, c’est faire des liens.


Plus l’intelligence est élevée, plus elle perçoit les composantes de
l’environnement. La grande intelligence se conjugue toujours avec
l’hypersensibilité. L’hypersensibilité qui évoque cette qualité de
porosité avec ce qui la touche, ce qu’elle touche. L’hyperesthésie –
les cinq sens particulièrement aiguisés – souvent observée chez les
surdoués, déclenche sans relâche cette vibration particulière avec le
moindre murmure du monde. Le surdoué est une surface sensible
qui absorbe chaque particule. Cette hypersensibilité ne peut se
séparer des émotions qui l’alimentent pour le meilleur et pour le
pire. Nous savons aujourd’hui que l’intelligence, la pensée, sont
toujours étroitement intriquées aux émotions. Cognitions et
émotions tissent dans un lien intime, subtil, indissociable notre
intelligence humaine.
L’alchimie de ce monde de l’intelligence sous haute tension et de
cette dynamique de personnalité à forte sensibilité dessine un profil
d’enfant à l’affut du monde, le cœur en bandoulière, les valeurs non
négociables. La lucidité est leur compagnon de route, une lucidité
qui permet le discernement, l’intelligence aiguisée, mais peut faire
des croche-pieds vers des questionnements existentiels insolubles.

Les enjeux pour l’école

Un élève surdoué est avide d’apprendre, de comprendre, de


connaitre. Il se saisit vite de ce qui est dit. Il s’approprie les
connaissances et les remet en perspective avec tout ce qu’il sait déjà,
tout ce qu’il suppose déjà. Le premier écueil à l’école est le rythme. Il
a compris d’un mot, il a mémorisé sans même s’en rendre compte,
pose des questions pour avancer qui seront, parfois, souvent, vécues
comme insolentes, impertinentes, déplacées. L’élève surdoué a
besoin de complexité et ne peut se contenter d’un savoir délivré en
petites unités qui se succèdent les unes à la suite des autres, sans
être prises dans une globalité qui leur en donnerait la profondeur et
la perspective. L’ennui le guette, l’ennui qui pourra devenir dense,
compact, douloureux, bien différent de l’ennui ordinaire que tout
élève peut ressentir. L’ennui du surdoué conduit parfois au sérieux
décrochage scolaire, à la phobie jusqu’à la sortie du système scolaire.
L’arborescence de sa pensée peut le noyer : il a du mal à inhiber les
informations non pertinentes, tant celles qui se présentent à sa
pensée lui semblent toutes importantes, il a des difficultés à activer
sa métacognition, cette clef qui permet d’accéder et de contrôler ses
processus de pensée. La vitesse, le foisonnement, les hyperliens, ne
lui donnent pas de visibilité sur ses processus cognitifs qui se
déploient dans les voies souterraines de son cerveau suralimenté.
Les hors sujets, l’incompréhension des implicites de la consigne
scolaire, les réponses à côté, les développements sans fin, les
fréquentes coupures attentionnelles peuvent surprendre
enseignants et enfants. Ni les uns ni les autres ne comprennent ce
paradoxe de l’intelligence. Les enfants ne savent pas qu’ils
fonctionnent différemment de leurs petits camarades et ne savent
plus comment s’ajuster. Les enseignants attendent des résultats que
leur intelligence avérée pouvait faire espérer et les accusent de le
faire exprès ou de ne pas être motivés. Cela provoque de la
souffrance pour les enfants, pour les parents, qui ne savent plus à
quel professionnel se vouer pour les aider à comprendre, à décoder,
à soulager ces impasses imprévues2.
La sensibilité donne une tonalité encore bien singulière. Pour ces
enfants, tout compte, tout le temps. Leur affectivité les rend
perméables au moindre mouvement de l’âme. Ils réagissent fort,
souvent, parfois de façon mal contrôlée, non pas par provocation
mais par engagement. Les surdoués s’engagent dans leur vie, dans la
vie des autres, dans les enjeux de l’humanité avec conviction,
détermination, passion. Leur hypersensibilité les rend extrêmes dans
tout ce qu’ils sont, dans tout ce qu’ils font.
En conclusion, être surdoué est un immense atout. L’intelligence est
une chance. La grande intelligence peut emmener la vie très loin,
très haut, très accomplie. La sensibilité apporte le charisme,
l’authenticité, l’intégrité, l’engagement, la compassion. Être surdoué
est une façon d’être au monde. Une façon intense d’être au monde.
Pour s’épanouir, l’enfant, les enseignants ne peuvent faire l’impasse
du décodage précis de ce qu’est cette intelligence particulière qui
demande beaucoup, exige sans relâche, a des besoins de rythme, de
complexité, de défis, d’agrandissement du champ de connaissances
et qui ne peut s’accomplir que dans un contexte où les valeurs
humaines d’estime, de confiance, d’amour, oui d’amour, sont
reconnues comme les seuls vrais ingrédients d’un apprentissage
réussi, d’un parcours de vie dont les balises sont l’envie, l’envie
d’avancer, l’envie d’accomplir, l’envie de réaliser, l’envie d’embrasser
le monde, l’envie d’être ensemble. 

1. Siaud-Facchin J., L’enfant surdoué. L’aider à grandir, l’aider à réussir, Odile Jacob, 2012.
2. Siaud-Facchin J., Trop intelligent pour être heureux ?, Odile Jacob, 2008.
Annexes

Petit lexique du cerveau

Axone
Sorte de tube unique, long parfois de 10 centimètres (jusqu’à 1 mètre dans le corps via la
colonne vertébrale), qui transmet l’information d’un neurone aux autres neurones.

Cellules gliales
Cellules qui forment l’environnement des neurones. Elles produisent la myéline et jouent
un rôle de soutien et de protection du tissus nerveux en apportant des nutriments et de
l’oxygène, en éliminant les cellules mortes et en combattant les maladies.

Connexions inhibitrices/activatrices
Dans le cerveau, de part et d’autre de la membrane des neurones, des macromolécules
appelées « protéines-canaux » interviennent qui s’ouvrent ou se ferment et créent de ce
fait des courants excitateurs ou inhibiteurs à l’origine du départ (activation) ou du
blocage (inhibition) du signal nerveux. Les neurones inhibiteurs équilibrent par leur
nombre et leur importance physique les neurones excitateurs dont on pense souvent, à
tort, qu’ils sont dominants dans le cerveau.

Cytoarchitectonie
La composition cellulaire d’un tissu biologique, en particulier les types de neurones du
cortex.

Darwinime neuronal
Développement de la pensée évolutionniste de Darwin en neurosciences et en
psychologie selon un schéma de variation-sélection des populations de neurones. Le
neurobiologiste Jean-Pierre Changeux en est l’artisan en France. Il a ainsi généralisé le
schéma darwinien à l’interaction entre le système nerveux et le monde extérieur durant
le développement postnatal, du bébé à l’adulte, lors de l’acquisition des fonctions
cognitives supérieures. L’évolution se réalise toutefois, dans ce cas, à l’intérieur du
cerveau (épigenèse synaptique) sans changement nécessaire du matériel génétique et
dans des échelles temporelles courtes  : des mois, des jours, des heures, des minutes,
jusqu’à des fractions de secondes pour la réorganisation des stratégies cognitives au
cours des apprentissages.

EEG
L’électroencéphalographie (EEG) est une méthode d’enregistrement cérébral qui mesure
l’activité électrique du cerveau par des électrodes placées sur le cuir chevelu. La précision
temporelle de l’EEG est de l’ordre de la milliseconde, ce qui est parfait pour les études de
psychologie expérimentale. Aujourd’hui, les bonnets d’EEG les plus sophistiqués
comportent 256 capteurs ou électrodes qui se posent très facilement sur la tête de
l’enfant ou de l’adulte au laboratoire. C’est l’EEG-haute densité.

Embryogenèse
Le processus de développement de l’embryon humain après la fécondation, où se
mettent en particulier en forme le système nerveux central et le cerveau du futur bébé,
encore dans le ventre de sa mère.

Épigenèse
Phase de superposition à l’action des gènes, après la naissance (racines grecques  : le
préfixe épi veut dire «  sur, au-dessus  », et genesis, la naissance). Au cours du
développement, dans l’épigenèse, l’apprentissage neuronal se fait par 1/ la croissance,
quelque peu au hasard, des contacts entre neurones, 2/ l’exubérance transitoire et 3/ la
sélection de distributions (ou géométries) particulières de contacts synaptiques, selon les
interactions de l’enfant avec son environnement perceptif, cognitif, social et culturel. La
scolarité s’inscrit dans ce processus d’épigenèse neuronale.

Homéostasie
Processus de régulation biologique qui permet, à un organisme ou individu donné, de se
maintenir en vie le plus longtemps possible et de se projeter dans le futur. L’émotion est
nécessaire à cette homéostasie et à la survie car, en son absence, les organismes
cesseraient de se procurer l’énergie utile à leur métabolisme, ne se défendraient pas
correctement, et par conséquent, périraient. Le neurologue Antonio Damasio a fait de ce
processus la clé du fonctionnement du cerveau dans le corps humain, via les émotions et
les sentiments (feelings en anglais).

IRM
L’imagerie par résonance magnétique (IRM) permet de mesurer la forme ou structure du
cerveau (IRM anatomique) mais aussi son activité au millimètre près, toutes les secondes,
lorsqu’il travaille ou fonctionne (IRM fonctionnelle) pour résoudre un problème, une
tâche cognitive. Les tissus du cerveau ont des propriétés magnétiques liées à l’oxygène.
L’aimant incroyablement puissant de l’IRM arrive à les repérer et à les mesurer. Avec ce
procédé, on localise les groupes de neurones au moment précis où ils travaillent car ils
ont besoin que le sang leur apporte du sucre et, en même temps, de l’oxygène. La
machine d’IRM est reliée à un ordinateur qui enregistre et reconstruit en images 3D « le
cerveau en action » de l’enfant ou de l’adulte. Les directeurs de cet ouvrage ont été les
premiers en France à utiliser cette technologie pour explorer les processus
d’apprentissage dans le cerveau d’enfants d’école maternelle et élémentaire, avec accord
de leurs parents et validation préalable des protocoles expérimentaux par un comité
d’éthique.

Lobe cérébral
L’une des grandes parties (ou territoires) du cerveau. Il y en a six dans chaque
hémisphère (gauche et droit) : occipital, temporal, pariétal, frontal et, plus à l’intérieur, le
lobe de l’insula et le lobe limbique. Voir les planches anatomiques en début d’ouvrage.

Matières grise et blanche


Les corps cellulaires des neurones et leurs dendrites forment ce qu’on appelle la matière
grise du cerveau car c’est leur couleur réelle. Il y a aussi la matière blanche qui correspond
aux axones car ils sont entourés d’une gaine blanche appelée la myéline. L’IRM
anatomique (IRMa) permet de mesurer très précisément les volumes de matière grise,
selon les régions du cerveau et au cours du développement ou des apprentissages chez
l’enfant ou l’adulte. L’IRM de diffusion (IRMd) permet, quant à elle, de visualiser les
faisceaux de matière blanche et d’observer ainsi la connectivité entre les différentes
régions du cerveau.

Maturation
C’est le développement du cerveau vers son état adulte, selon un calendrier génétique
préétabli. Pour cela, il passe par des vagues ou cycles d’augmentation de la matière grise,
suite à la création de nouvelles synapses, puis de diminution (courbes en U inversé), suite
à la sélection des seules synapses renforcées par l’environnement (à travers l’interaction
individu-environnement). La matière blanche augmente aussi au cours du développement
pour accélérer la vitesse de conduction de l’influx nerveux.

Myéline
Matière blanche qui entoure les axones des neurones, formant une gaine qui accélère la
vitesse de conduction de l’influx nerveux.

Neurone
Unité de base du cerveau, le neurone est une cellule nerveuse composée d’un corps
cellulaire, avec un noyau, et de petites antennes, les dendrites, qui permettent la
communication entre les neurones. Il possède aussi un axone unique, sorte de tube long
parfois de 10 centimètres, qui transmet l’information aux autres neurones. Le cerveau est
constitué d’environ 86 à 100 milliards de neurones (selon les estimations) et un million de
milliards de connexions ou synapses. Soit, un réseau plus complexe qu’Internet.

Neuropédagogie-neuroéducation
La pédagogie, c’est la science des apprentissages. À l’image de la médecine, elle est un
Art qui doit s’appuyer sur des connaissances scientifiques actualisées en psychologie du
développement de l’enfant et en neurosciences. En apportant des indications sur les
capacités et les contraintes du « cerveau qui apprend » en laboratoire, la neuropédagogie
ou neuroéducation peut aider à expliquer pourquoi certaines situations d’apprentissage
sont efficaces, alors que d’autres ne le sont pas. En retour, le monde de l’éducation,
informé qu’il est de la pratique quotidienne – l’actualité de la pédagogie –, peut suggérer
des idées originales d’expérimentation en sciences cognitives et du cerveau. C’est un
processus d’aller-retour du labo à l’école. Ce livre y est dédié.

Neuropsychologie
Les neurosciences sont l’étude du cerveau en général. La neuropsychologie cognitive et
clinique est l’étude plus spécifique des lésions cérébrales. Dans leur tragédie, les patients
dits «  cérébro-lésés  » apprennent beaucoup de choses aux psychologues sur les
dysfonctionnements du cerveau et, par conséquent, sur les sites (lésés ou non) de
certaines fonctions cognitives. Par extension, on appelle «  bilan neuropsychologique  »
l’évaluation fine de l’intégrité ou «  bonne marche  » des fonctions cognitives de l’enfant
ou de l’adulte.

Neurotransmetteur
C’est une molécule chimique qui sert de messager des informations entre les neurones,
via les synapses.

Plasticité cérébrale
Capacité du cerveau à modifier ses réseaux de neurones pour apprendre ou s’adapter à
des situations nouvelles.

Récepteurs moléculaires
Au niveau de leurs cellules cibles, les neurotransmetteurs sont reconnus par des
molécules spécialisées appelées «  récepteurs moléculaires  ». Ces molécules ont la
capacité de reconnaitre sélectivement les neurotransmetteurs. L’image devenue
courante est celle de la serrure qui « reconnait » la bonne clé et pas une autre. De plus,
ces récepteurs convertissent la liaison du neurotransmetteur en activité biologique  :
ouverture d’un canal ionique ou activation d’une réaction enzymatique. Ces «  serrures
moléculaires » peuvent basculer d’un état moléculaire à l’autre, « actif » ou « inactif », de
façon réversible, sur le mode du « tout ou rien ». En fonction de la nature de la « clé », la
réponse de certains récepteurs est excitatrice (elle favorise l’émission d’un signal
électrique ou chimique) ou au contraire inhibitrice (elle bloque alors l’excitation). Le
cerveau est ainsi à la fois chimique et électrique.
Réseau neuronal
Les neurones très nombreux dans le cerveau (86 à 100 milliards) se connectent entre eux,
en réseaux, pour réaliser un travail particulier : lire, écrire, compter, penser-raisonner, etc.
Il y a ainsi de multiples réseaux neuronaux enchevêtrés dans le cerveau, reliés à courte ou
longue distance, comme sur Internet.

Sélection naturelle
Théorie issue du biologiste Charles Darwin (1809-1882) selon laquelle la sélection
naturelle est le moteur de l’évolution des espèces (phylogenèse) par variations
génétiques aléatoires dans les populations d’individus et sélection des plus aptes. Selon
leur patrimoine biologique  de départ, propice ou défavorable à un environnement qui
peut se modifier, les individus plus aptes (ou adaptés) ont survécus et se sont reproduits
de générations en générations. Les autres ont disparus. Le système évolutif de la nature
est ainsi un immense jeu d’essais et d’erreurs. Jean-Pierre Changeux a transposé ce
modèle darwinien de variation-sélection au développement plus court de l’enfant
(ontogenèse) et à l’épigenèse des assemblées ou populations de neurones (épigenèse
synaptique) à l’intérieur du cerveau.

Simplexité
Principe de fonctionnement du cerveau introduit en neurosciences et en pédagogie par
le physiologiste Alain Berthoz. Ce n’est ni de la complexité, ni de la simplicité (caricatures
ou raccourcis). La simplexité est l’ensemble des solutions trouvées par les organismes
vivants pour que, malgré la complexité des processus naturels, ils puissent s’adapter vite
et bien, de façon élégante. C’est aussi un enjeu pour la pédagogie et les apprentissages à
l’école.

Synapse
Les contacts à l’arrivée d’un neurone, via ses dendrites, et au départ, c’est-à-dire au bout
de son axone, se font par des petites structures chimiques appelées synapses.

TEP
La Tomographie par émission de positions (TEP) permet, comme l’IRM, de localiser les
groupes de neurones du cerveau au moment précis où ils travaillent car ils ont besoin que
le sang leur apporte du sucre et, en même temps, de l’oxygène. Dans le cas de la TEP, on
mesure le débit sanguin cérébral dans les différentes régions du cerveau par le biais de la
concentration d’une molécule d’eau radioactive injectée à l’individu qui passe
l’expérience (avec une dose très faible de radioactivité artificielle, sans danger pour lui).
Par précaution, on n’utilise toutefois pas cette technique invasive (injection) avec des
enfants ou des femmes adultes enceintes ou susceptibles de l’être. Avec les enfants, c’est
l’IRM, technique non invasive, qui est utilisée.
Vicariance
C’est l’une des plus belles formes de la variabilité biologique. En médecine, il s’agit de la
suppléance fonctionnelle d’un organe (ou d’une partie d’un organe) par un (ou une)
autre. En psychologie, c’est le fait que le cerveau puisse chez un même individu (intra) ou
chez des individus différents (inter) emprunter des chemins neuronaux différents (ou
stratégies) pour atteindre un même but.

Bibliographie/Sitographie

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Pour les articles de revues scientifiques liés aux différentes thématiques abordées dans cet
ouvrage, se reporter directement aux chapitres (notes de bas de page).

Sitographie

http://www.associationneuroeducation.org/
https://www.cartablefantastique.fr/
http://cerene-education.fr/
https://www.cogitoz.com/fr
https://www.fondation-lamap.org/
https://www.lapsyde.com/
https://lea.fr/
http://lecerveau.mcgill.ca/
http://www.numeracyscreener.org/
Accueil - Sciences cognitives (sciences-cognitives.fr)
https://toolsofthemind.org/

Crédits

Couverture : (plat I) topvectors/Adobe Stock ; (plat IV) : DR.


Pages de garde avant  : (g. bas) reineg/Adobe Stock  ; (g. ht et dr.) Ilenia
Pagliarini/Adobe Stock.
Int. : p. 14 ag visuell/Adobe Stock ; p. 15 reineg/Adobe Stock ; p. 29
rob3000/Adobe Stock ; p. 51 DR ; p. 55 DR ; p. 63, 99 et 125 Ilenia
Pagliarini/Adobe Stock ; p. 270 (c.) Olympixel/Adbobe Stock, (dr.)
fotomaster/Adobe Stock.

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