Les Valeurs
Les Valeurs
Les Valeurs
Une poignée de valeurs circulent très largement, qui génèrent leur lot de difficultés insurmontables.
Penchons-nous rapidement sur quelques-unes d'entre elles :
l - Le plaisir
C'est sympa, le plaisir, mais à condition de ne pas faire de sa quête une priorité dans la vie. Sinon,
ça vire immanquablement à la catastrophe. Demandez à un toxicomane où la poursuite du plaisir
l'a amené. Demandez à un ex-conjoint volage qui a bousillé sa famille et perdu ses enfants si le
plaisir l'a rendu finalement heureux. Demandez à un type qui s'est goinfré et a failli en crever si le
plaisir l'a aidé à résoudre ses problèmes.
Le plaisir est un faux dieu. Des études démontrent que les personnes qui concentrent leur énergie
sur la recherche des plaisirs futiles sont rendues plus anxieuses, plus instables émotionnellement,
plus déprimées également. Le plaisir est la forme la plus superficielle de satisfaction et à ce titre, la
plus facile à obtenir et… à perdre. Pourtant, on ne cesse de nous vendre du plaisir à longueur de
journée. Il fonctionne à plein comme anesthésiant, comme carburant du divertissement. Mais s'il
est nécessaire (à certaines doses, bien sûr), il n'est pas en soi suffisant.
Le plaisir n'est pas la cause du bonheur. Il en est un effet. Si tu es heureux par ailleurs (en vertu
d'autres valeurs et critères de mesure), tu expérimenteras le plaisir naturellement en tant que
produit dérivé.
II - La réussite matérielle
Des tas de gens mesurent leur propre valeur à l'aune du pognon qu'ils se ramassent ou de la
bagnole qu'ils conduisent ou encore de la qualité de leur gazon (s’il est plus vert et plus épais que
celui du voisin, c'est encore mieux).
Là encore, des recherches montrent qu'à partir moment où tu es capable de satisfaire tes besoins
mentaux (nourriture, abri, etc.), la corrélation entre bonheur et la réussite matérielle avoisine
rapidement zéro. Tu n'as aucune raison de te faire du souci, dix mille dollars de plus par an ne
changeront pas grand-chose à ta vie.
Ce qui est dangereux chez les gens qui accordent trop d'importance à la réussite matérielle, c'est
qu'ils la font passer avant d'autres valeurs telles que l'honnêteté, la non-violence et l'empathie. Si
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tu en viens à indexer ta valeur propre non sur ta conduite mais sur les signes extérieurs accumulés,
tu fais la démonstration d'une certaine superficialité, et apportes accessoirement la preuve que tu
es un (e) petit (e) con (ne).
Ton cerveau n'est pas si performant. Tu échafaudes en permanence de fausses hypothèses, sans
arrêt tu évalues mal les probabilités, tes souvenirs s'avèrent plus souvent qu'à leur tour erronés, tu
tombes dans le panneau des biais cognitifs et prends des décisions sous le coup de l'impulsion.
En un mot, tu te trompes presque tout le temps. Ceux qui font reposer la valeur qu'ils s'attribuent
sur le fait d'avoir constamment le dernier mot s'interdisent par là même de tirer leçon de leurs
erreurs. Dans l'incapacité d'appréhender les choses sous un angle différent, ils ferment la porte
aux enseignements de l'expérience.
Mieux vaut à mon sens partir du postulât que tu ne sais rien, ou presque. Ça te préserve utilement
des croyances infondées voire superstitieuses et t'incite à l'ouverture d'esprit.
Même si envisager systématiquement le bon côté des choses revêt bien des avantages, la vérité
vraie, c'est que la vie est parfois juste nulle à chier, et que le plus sain est encore de l'admettre.
À rester positif à toute force dans toutes les situations. tu finis par nier l'existence de tes
problèmes, te privant de l'occasion de les résoudre. Or ce sont eux qui confèrent du sens à ta vie.
À la longue, terminer un marathon nous rend plus heureux que manger du gâteau au chocolat.
Élever des enfants nous épanouit davantage que gagner à un jeu vidéo. Lancer une petite
entreprise avec des copains en tirant la langue pour joindre les deux bouts nous apporte
davantage de satisfaction qu'acheter un nouvel ordi. Ce sont des activités stressantes, pas
évidentes et souvent pas très agréables qui nécessitent de déminer les problèmes les uns après
les autres. Mais le bonheur est là !
II faut passer par beaucoup d'efforts, de douleurs, et même de colère et de désespoir - mais une
fois que tu en viens à bout, tu regardes en arrière et tu as la larme à l'œil en racontant ton parcours
glorieux à tes petits-enfants.
Comme disait Freud : «Un jour, avec le recul, les années de lutte t'apparaîtront comme les plus
belles.»
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2- Socialement constructives
2- Socialement destructrices
3- Immédiates et contrôlables.
3- Ni immédiates ni contrôlables
L’honnêteté est une valeur cool parce que c'est chose que tu peux contrôler, qui reflète la réalité et
qui profite aux autres (même si elle peut les emmerder). Alors que la popularité est une valeur
merdique. Si c'est ta valeur et si ton critère c'est d'être le type ou la fille le (la) plus populaire (sur
qui le spotlight s’arrête), tu risques de ne pas contrôler grand-chose de ce qui se passe. En fait, tu
n'as pas la moindre idée de ce que les autres pensent vraiment de toi. Petite parenthèse: en
général, les gens qui craignent vraiment ce que les autres pensent d'eux redoutent en fait par-
dessus tout que les autres leur renvoient tout le mal qu'ils pensent d’eux-mêmes.
Quelques exemples de valeurs cool : l'honnêteté, défendre et respecter les autres, la curiosité, la
charité, l'humilité et la créativité.
Tu noteras que les valeurs cool se satisfont de l'intérieur. L’entraide ou l'humilité, par exemple,
peuvent être vécues là, maintenant. Tu n'as qu'à orienter ton esprit d'une certaine manière pour les
expérimenter. Ce sont des valeurs immédiates et contrôlables qui t'engagent avec le monde tel
qu'il est et pas tel que tu voudrais qu'il soit.
En général, les valeurs merdiques sont tributaires d'événements extérieurs, elles peuvent te faire
plaisir, mais elles échappent à ton contrôle et mobilisent souvent des moyens socialement
destructeurs ou basés sur des superstitions pour être satisfaites.
Prendre la responsabilité de tout ce qui t'arrive dans la vie, sans t'occuper de désigner un coupable.
Reconnaître ta propre ignorance et cultiver le doute permanent quant à tes propres croyances.
Etre disposé à prendre connaissance de tes défauts, de tes erreurs, pour les améliorer.
Dire «non» pour définir clairement ce que tu acceptes et n'acceptes pas dans ta vie.
Contempler sa condition de mortel, la seule chose en mesure de relativiser toutes les autres valeurs.
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Prendre la responsabilité
Bien souvent, la seule différence entre une situation ressentie comme accablante et une autre au
contraire perçue comme galvanisante est le sentiment, dans le second cas, d’avoir pu exercer un
choix en toute autonomie et d’en assumer la responsabilité. Si tu te morfonds dans la situation qui
est la tienne actuellement, c’est probablement parce que tu as l’impression que tu n’en détiens
pas le contrôle total. Quand c’est toi qui choisis tes problèmes, tu te sens fort. Dès lors qu’on te
les impose, tu te vois comme une malheureuse victime.
L’amélioration de soi, l’évolution personnelle émerge ainsi d’une simple prise de conscience : il
suffit de réaliser qu’on est responsables de tout ce qui nous arrive dans la vie, quelles qu’en soient
les circonstances.
On ne contrôle certes pas toujours ce qui survient. Mais nous contrôlons toujours le regard que
nous portons sur ce qui nous arrive et la façon dont on y réagit. Que tu l’admettes ou pas, tu
portes toujours la responsabilité de tes expériences. Tu ne peux pas t’en exonérer. Choisir de ne
pas interpréter les éléments de notre vécu est en soi une forme d’interprétation..
Que tu le veuilles ou non, tu es toujours acteur de ce qui t’arrive du dehors et de ce qui se passe
dans ton for intérieur. Tu interroges en permanence chaque fait, chaque instant, quant à sa
signification. Et un même événement peut devenir positif ou négatif en fonction du critère que tu
choisis d’appliquer.
Alors mets-toi bien ça dans la tête : tu opères tout le temps des choix, que tu le reconnaisses ou
pas. Tout le temps.
Tout ça pour dire qu’en réalité, s’en foutre complètement, ça n’existe pas. Impossible de se foutre
de tout sans distinction. Il existe toujours quelque chose dont on ne se fout pas. La vraie question
est : à quoi prêter attention ? Sur quelles valeurs choisit-on de faire reposer nos actions ? Quels
critères retient-on quand il s’agit de prendre la mesure de notre vie? Et qu’en est-il de nos choix :
sont-ils les bons ?
Tu te souviens de Spider-Man ?
Il te suffit de permuter les deux éléments de la proposition: «Une grande responsabilité implique un
grand pouvoir. »
Plus tu choisis d’assumer la responsabilité de ta vie, plus l’emprise que tu exerces sur elle est
importante. Accepter la charge de ses propres problèmes est à ce titre le premier pas vers leur
résolution.
Je connaissais un type convaincu que c’était à cause de sa petite taille qu’aucune fille ne voulait
sortir avec lui. Il était cultivé, intéressant, beau garçon - une bonne affaire, a priori -, mais il croyait
dur comme fer que les filles le trouvaient trop petit.
Et parce qu’on ne pouvait l’en faire démordre, il sortait rarement pour essayer de draguer. Les
rares fois où ça lui arrivait, il se focalisait sur les indices comportementaux de la fille avec qui il
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conversait pour en déduire qu’il n’était pas assez séduisant pour elle et se conforter dans l'idée
qu’il ne lui plaisait pas - même si en réalité, il lui plaisait. Tu imagines aisément à quoi pouvait
ressembler son rapport à la gent féminine : la catastrophe.
Ce qu’il ne réalisait pas, c’est qu’il avait opté pour la valeur «être grand de taille», soit précisément
celle qui pour, lui représentait une source de souffrance. Car dans son esprit, les femmes n’étaient
attirées que par les hommes grands. Sous ce rapport, il était perdant, quoi qu’il fasse.
Un tel choix de valeur lui ôtait tout pouvoir tout en lui posant un fichu problème : ne pas être assez
grand dans un monde fait (selon lui) pour les seuls gens grands. Dans sa quête d’une
partenaire, il aurait bien sûr pu adopter des critères nettement plus accommodants.
À défaut d’en prendre la mesure, il ne cessait de se plaindre : « Mais je n’ai pas le choix ! Je ne
peux rien faire ! Les femmes sont futiles. Aucune veut me donner une chance», confiait-il au
barman. Oui, c’était bien entendu la faute de toutes les femmes s’il ne s’en trouvait aucune pour
apprécier ce type superficiel qui ne faisait que s’apitoyer sur son sort, intoxiqué par des valeurs à la
con.
Nul à part toi n’est responsable de ta situation. Tu peux bien accuser des tas de gens du terrible
malheur qui te frappe, il n’empêche que personne d’autre que toi n’en est le responsable.
Pourquoi? Parce que c’est toi qui toujours choisis la longueur de focale, la manière de réagir aux
choses et la valeur que tu leur attribues.
Ma première petite amie venait de me quitter. Elle me trompait avec son prof. C’était l’horreur.
J’ai traîné mon chagrin en bandoulière des mois durant. C’était prévisible. Et je l’en ai rendue
responsable. Ce qui ne m’avançait pas à grand-chose, il faut bien le dire : j’en étais même encore
plus malheureux. J’avais beau la relancer sans cesse, lui hurler ma douleur, la supplier de revenir,
débarquer chez elle à l’improviste, je n’avais plus aucune prise sur elle. Même si ce qui m’arrivait et
l’état dans lequel j’étais réduit étaient de sa faute, elle-même n’était en rien responsable de l’état
déplorable en question. C’était bien moi qui l’étais. À un moment donné, après avoir pleuré toutes
les larmes et copieusement noyé ma détresse dans l’alcool, j’ai commencé à voir les choses
autrement et à comprendre que même si elle m’avait fait un sale coup, même si j’avais le droit de
lui en faire reproche, il en allait maintenant de ma propre responsabilité de retrouver le goût de
vivre. Elle n’allait pas réapparaître dans mon décor par un coup de baguette magique ni changer
l’état présent des choses. C’était donc à moi de le changer.
Du jour où j’ai adopté ce point de vue, je me suis mis au sport et j’ai passé plus de temps avec
mes copains (que j’avais négligés). J’ai eu envie de faire de nouvelles rencontres. J’ai effectué un
grand voyage d’études à l’étranger et je me suis investi dans des activités bénévoles. Et, petit à
petit, j’ai commencé à me sentir mieux.
J’en voulais toujours à mon ex de ce qu’elle m’avait fait subir. Mais à présent, au moins, je gérais
mes propres émotions, m’orientant vers des valeurs plus constructives - prendre soin de moi,
regonfler mon estime de moi au lieu de vouloir que mon ex répare ce qu’elle avait cassé.
Environ un an après la rupture, il s’est passé un truc intéressant. En repensant à notre relation, je
me suis aperçu de problèmes que je n’avais jamais remarqués auparavant, des problèmes qui
étaient de ma faute à moi et que j’aurais pu essayer de résoudre si j’en avais eu conscience sur le
moment. J’ai réalisé que je n’avais probablement pas été le petit ami de rêve et qu’une fille ne te
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trompe pas comme ça, sans t’en vouloir de quelque chose. Je ne suis pas en train de lui trouver
des excuses, pas du tout. Mais reconnaître mes faiblesses m’a aidé à prendre conscience que je
n’étais certainement pas la pitoyable victime aux blanches mains que j'avais cru être ; et que j’y
étais bien pour quelque chose. Après tout, si deux personnes sortent ensemble, c’est bien qu’elles
partagent des valeurs similaires. Et donc si j’avais pu fréquenter aussi longtemps une fille à ce
point déplaisante dans ses valeurs, qu’est-ce que ça racontait de moi et de mes valeurs ? J’en ai
été sonné, c’est certain. Mais j’ai aussi appris que si ta partenaire ne pense qu’à sa gueule et en
vient à te faire du mal, il est probable qu’il en aille de même de ton côté, sauf que toi, tu ne t’en
rends pas compte.
Avec le recul du temps, les signes avant-coureurs du désinvestissement de mon ex-amie me sont
apparus plus clairement, des indices que sur le moment je n’avais pas perçus ou relevés ou que
j’avais délibérément préféré ignorer. Ces œillères, ce déni, c’était de ma faute. Par l’effet du regard
rétrospectif, j’ai aussi pu voir que je n’avais pas non plus été pour elle le plus génial des boyfriends.
Je m’étais souvent montré froid et arrogant; il m’était aussi arrivé de la considérer comme faisant
partie des meubles, de la snober et de la blesser par mon comportement. C’était ma faute, ma
très grande faute, là encore.
Mes erreurs justifiaient-elles ses erreurs à elle? Non. Mais j’ai pris l’engagement vis-à-vis de moi-
même de ne pas les reproduire, de ne plus passer à côté des mêmes signaux avertisseurs, afin
notamment de m’épargner une issue aussi pénible. Je me suis promis de faire des efforts en vue
des relations amoureuses ultérieures.
Et tu sais quoi ? Si cette rupture unilatérale reste l’une des expériences les plus douloureuses que
j’ai vécues, elle est aussi l’une des plus marquantes et des plus décisives. Alors je lui dis merci de
m’avoir poussé à évoluer autant.
C’est par là que tu corriges tes travers. Se contenter d’accuser les autres, c’est se faire du mal à
soi-même. Un point c’est tout.
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L’évolution intérieure est un processus qui se répète à l’infini. Quand tu apprends quelque chose
de nouveau, tu ne passes pas du «faux» au «vrai». Tu passes du faux au légèrement moins faux. Et
quand tu apprends quelque chose de plus, tu passes du légèrement moins faux au légèrement
moins faux que ça, puis à l’encore légèrement moins faux que ça, et ainsi de suite. Tu es toujours
dans un processus qui te rapproche à petits pas de la vérité et de la perfection sans jamais te
permettre de les atteindre.
D’ailleurs, tu ne devrais pas chercher à trouver LA bonne réponse pour toi. Il s’agirait plutôt de
réfléchir à tes conneries d’aujourd’hui afin de te tromper un peu moins demain.
Vu sous cet angle, le développement personnel peut se concevoir comme une discipline
scientifique dont nous serions les cobayes. Nos valeurs y sont nos hypothèses de travail: tel
comportement est satisfaisant et important; tel autre ne l’est pas. Nos actions y font office
d’expériences ; les émotions et les schémas de pensée qui en découlent sont nos données,
résultats des études in vivo que nous menons.
Combien de gens paralysés par la peur de commettre un faux pas en viennent presque à
s’empêcher de vivre tout court? On leur explique qu’ils ont peur de l’échec, du rejet, du refus.
Soumettre à l’épreuve du réel ces constructions, les tester est autrement plus périlleux pour l’ego.
Mais ils ne le font pas, hypothéquant peut-être bonheur et réussite futurs, convaincus qu’ils sont
de connaître déjà la fin de l’histoire.
Loin des certitudes stériles, cultiver constamment le doute, se donner tort est la clé.
L’esprit humain est capable d’inventer des conneries et d’y croire. C’est que nos boîtes crâniennes
sont des machines à produire du sens. Le «sens » qu’on attribue à un truc est généré par les
associations que notre cerveau opère entre deux ou plusieurs expériences.
Mais il y a deux problèmes. Premièrement, le cerveau est imparfait. On se trompe sur ce qu’on voit
et ce qu’on entend. On oublie aisément des trucs ou on interprète mal certains événements.
Deuxièmement, une fois construite notre signification à nous, il se trouve que notre cerveau est
conditionné pour y demeurer fermement accroché. Nous avons un parti pris, privilégiant
l’interprétation issue de notre esprit, et nous refusant à la lâcher. Même devant la preuve du
contraire que l’on s’ingénie à ignorer.
Je te renvoie au bon mot du comédien Emo Philips: «Je pensais que le cerveau humain était le
plus merveilleux organe de mon corps. Et puis j’ai réalisé qui me disait cela.» Pour notre malheur, la
plupart des trucs qu’on «sait» et qu’on croit sont issus des inexactitudes et partis pris qui
bouillonnent dans notre cerveau. La plupart de nos valeurs sont le produit d’événements non
représentatifs du monde dans son ensemble ou le produit d’un passé complètement erroné.
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Le résultat de tout ça? Nos croyances sont, dans leur majorité, bidon. Ou, pour être plus précis,
toutes les croyances sont bidon - certaines juste un peu moins que d’autres. L’esprit humain est
une vaste foire aux inexactitudes
En 1988, alors qu’elle suivait une thérapie, la journaliste féministe Meredith Maran a réalisé un truc
énorme : petite, elle avait été abusée sexuellement par son père. Le choc. Il s'agissait d’un
souvenir refoulé, demeuré dans son inconscient une bonne partie de sa vie d’adulte. À l’âge de
trente-sept ans, elle a affronté son père et tout raconté à sa famille.
La nouvelle a stupéfié tous ses proches. Son père a aussitôt nié avoir commis un tel crime.
Certains parents ont pris son parti, d’autres celui de son père. L’arbre généalogique s’en est
retrouvé coupé en deux. Et la douleur prégnante qui caractérisait depuis toujours - même avant les
accusations - la relation de Meredith avec son père s’est propagée comme la peste, divisant toute
la tribu.
Et puis, en 1996, Meredith a réalisé un autre truc. Énormissime, celui-là : son père ne l’avait pas
abusée sexuellement. (Je sais : oups !). Elle avait fabriqué de toutes pièces le souvenir traumatique
avec le concours d’un thérapeute bien intentionné. Meredith est loin d’être la seule dans ce cas.
Comme elle l’a raconté dans son autobiographie My Lie: A True Story of False Memory, dans les années
1980 de nombreuses femmes ont accusé des hommes de leur famille d’abus sexuels pour finir par
faire volte-face et se rétracter des années plus tard.
Pourquoi ?
Je suppose que tu as déjà joué au téléphone arabe quand tu étais enfant? Tu dis un truc à l’oreille
de ton voisin et ton voisin le répète à l’oreille de son voisin, et ainsi de suite, ça te revient ? Mais ce
que la dernière personne entend n’a plus rien à voir avec le message initial. C’est à peu près
comme ça que fonctionnent nos souvenirs. On fait une expérience. Quelques jours après, on se la
remémore un peu différemment, comme si elle nous avait été chuchotée et qu’on n’avait pas bien
capté.
En toute bonne foi et avec les meilleures intentions, on s’auto-induit en erreur en permanence et
on induit les autres en erreur. Pourquoi ? Parce que notre cerveau est conçu pour être efficace,
pas pour être exact.
Notre mémoire est faillible - au point que les déclarations des témoins oculaires lors des procès
sont reçues avec la plus grande circonspection, mais c’est que notre cerveau fonctionne avec des
partis pris très ancrés.
Comment est-ce possible? Eh bien le cerveau s’efforce à chaque instant de comprendre les
situations en fonction des représentations acquises et de ce qu’on a déjà expérimenté. Chaque
nouvelle information est ainsi évaluée au prisme des valeurs déjà adoptées et des conclusions
tirées antérieurement. Résultat: notre cerveau est toujours sous l’influence de ce qu’on croit être
vrai à ce moment-là. Par exemple, si tu t’entends super bien avec ta sœur, tu vas l’interpréter
positivement la plupart de tes souvenirs en sa compagnie. Si en revanche votre relation en vient à
se dégrader, tu développeras une tout autre perception des mêmes souvenirs, les reconfigurant à
la mesure de ton ressentiment du moment.
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L’histoire d’abus sexuel bidon de Meredith se conçoit mieux à la lumière de son parcours
psychoaffectif. Meredith entretenait avec son père une relation tendue et empreinte de malaise. Par
ailleurs, elle avait enchaîné les relations masculines - dont un mariage - ratées. Donc, déjà, le
terrain en matière de « relations très rapprochées avec les hommes » n’était pas des plus
favorables…
Et puis, au début des années 1980, elle est devenue une féministe radicale ; c’est à ce moment-là
qu’elle a commencé à mener l’enquête concernant les sévices sexuels infligés aux enfants.
Épouvantée par les faits mis au jour dans le cadre de ses investigations, elle à suivi des victimes -
essentiellement des fillettes - pendant des journées. Elle a également pointé un certain nombre
d’études erronées dans leurs conclusions, publiées à l’époque et faisant autorité - des études qui
surestimaient largement la fréquence de tels sévices. La plus célèbre d’entre elles affirmant qu’un
tiers des femmes adultes avaient été victimes d’abus sexuels dans leur enfance - une estimation
revue à la baisse depuis.
Pour couronner le tout, elle est tombée amoureuse d’une femme avec laquelle elle a entamé une
liaison - une femme qui avait subi l’inceste. Et Meredith a développé une relation toxique de
codépendance avec sa partenaire. Tandis qu’elle cherchait à la « sauver» à tout prix des
traumatismes de son passé, sa partenaire, elle, instrumentalisait ce passé pour soutirer l’affection
d’une Meredith culpabilisée. Parallèlement, la relation avec son père n’avait cessé de se détériorer
(il n’était pas particulièrement ravi de voir sa fille engagée dans une relation lesbienne), et Meredith
s’est lancée dans une interminable série de psychothérapies. Les thérapeutes successifs qui l’ont
suivie, eux-mêmes conditionnés, prétendaient que son malheur ne pouvait avoir pour seules
origines son boulot hyper stressant et des relations amoureuses et sexuelles compliquées ; il devait
y avoir autre chose, quelque chose d’enfoui.
À l’époque, une nouvelle forme de traitement, la thérapie des souvenirs refoulés, commençait à
exploser. Le thérapeute y mettait le patient dans un état proche dé la transe censé favoriser le
repêchage des souvenirs oubliés de l’enfance, à revivre dans la foulée. Si les souvenirs ainsi
remontés étaient le plus souvent insignifiants, l’idée était bien de raviver d’éventuels traumatismes.
Tu vois le tableau : une pauvre Meredith en souffrance, immergée jusqu’au cou dans ses
recherches autour de l’inceste et des violences sexuelles sur enfants, dans un conflit latent avec
son père, ayant cumulé les échecs sentimentaux avec les hommes, et la seule personne qui
semble la comprendre ou l’aimer est une autre femme précédemment victime d’inceste. Le
compte est bon, non ? Ah ! et puis j’oubliais : un jour sur deux elle s’allonge sur un divan et
sanglote devant un psy qui lui met la pression pour que lui revienne à la mémoire un truc dont elle
ne peut pas se souvenir. Voilà ! tu as la recette aux petits oignons du souvenir induit d’un abus
sexuel suggéré, mais qui n’a jamais eu lieu.
Notre esprit traite les situations vécues de manière à ce qu’elles cadrent avec l’ensemble des
expériences précédentes, avec nos sentiments et certitudes. Alors, lorsque nous rencontrons des
situations qui viennent contredire tout ce qu’on tenait pour vrai quant à notre passé, il génère des
souvenirs fictifs pour rétablir la cohérence.
Un peu partout on t’abreuve de «fais-toi confiance», «vas-y au feeling», «fais comme tu le sens » et
autres formules toutes faites pour rajouter une couche de pommade.
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Je préconise au contraire de se faire moins confiance. Car après tout, si nos cœurs et nos esprits
sont si peu fiables, n’est-il pas plus pertinent d’interroger davantage nos intentions et nos
motivations ? Et puisqu’on se plante tous, perpétuellement, la voie la plus raisonnable pour
progresser ne serait-elle pas la pratique du doute, de la mise en question systématique de nos
convictions et de nos hypothèses ?
Une telle démarche autocritique peut t’apparaître sous un jour plus autodestructeur
qu'émancipateur. Je prétends qu’il s’agit au contraire d’une option libératrice.
Au milieu des années 1900, le psychologue Roy Baumeister s'est penché sur le mal en tout que
concept à partir de l'étude de cas individuels.
À l'époque, on pensait que les gens faisaient le mal parce qu'ils avaient une image pourrie d’eux-
mêmes - une estime personnelle déplorable. Sa première surprise a été de découvrir que ça se
vérifiait rarement. En fait, c’était même souvent le contraire. Certains des pires criminels avaient
une très bonne image d'eux-mêmes. Et c'était précisément cette appréciation d'eux-mèmes qui
justifiait leurs actes malfaisants.
Pour se sentir autorisé à se livrer à des atrocités sur les autres, il faut croire dur comme fer que ce
qu’on commet est à la fois bien et fondé. Voyez les personnes racistes certaines de leur supériorité
génétique, les fanatiques religieux auteurs d'attentats suicides visant le martyre, les violeurs
persuadés que le corps féminin leur appartient. Les gens qui ont le mal en eux ne s’envisagent
jamais sous cet angle; ce sont plutôt les autres, tous les autres qu’ils perçoivent comme
maléfiques.
Dans le cadre desdites «expériences de Milgram», les chercheurs sous la houlette du psychologue
Stanley Milgram avaient demandé à des gens « normaux » de punir d’autres volontaires pour avoir
enfreint différentes règles. Et ces gens «normaux» avaient puni leurs congénères, ça oui, allant
même jusqu'à recourir à la violence physique. Sans la moindre objection. Sans solliciter la moindre
explication. Au contraire, beaucoup semblaient même savourer la certitude du bon droit moral que
ces expériences leur conféraient.
Beaucoup de gens font par exemple preuve d’une assurance considérable eu égard à leurs
compétences professionnelles ou au niveau de salaire auquel ils ont tendance à prétendre. Mais
cette certitude génère du malaise dès lors que des collègues les doublent sur ce terrain de
l’ascension professionnelle : l’affront se double d’un sentiment de dévalorisation.
Même un comportement aussi basique que celui de jeter un œil aux textos de son petit ami est
motivé par un sentiment d’insécurité et le besoin de se rassurer.
Et c’est dans ces moments d’insécurité qu’on est à la merci d’un dérapage dans le bon droit
pervers, celui de tricher pour se faire une place, d’obtenir ce qu’on veut même au prix de la
violence, quand les concurrents eux mériteraient d’être punis.
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Encore la loi de l’effort inverse : plus tu recherches la certitude à propos de quelque chose, plus tu
renforces en toi le sentiment d’incertitude et d’insécurité. Mais l’inverse est vrai aussi : plus tu
consens à l’état d’incertitude, plus tu apprécieras de progresser dans la connaissance de ce que
tu ignores.
L’incertitude désamorce les stéréotypes et les préjugés, prévient les jugements sommaires y
compris sur nous-mêmes.
Tu ne sais pas si tu es aimable ou pas ; si tu plais ; si tu as le potentiel pour réussir. Le seul moyen
d’être aimable, de plaire ou de réussir est donc de demeurer dans cette incertitude, d’accepter de
le découvrir par l’expérience.
Admettre l’imperfection, I’incomplétude nous protège de l’état d’esprit dogmatique qui se croit tout
permis. De même, l’ouverture à l’erreur, tout comme l’examen sans complaisance, de l’existant
s’avère indispensable à l’émergence des changements, des évolutions. J’invite à capituler face à
notre ignorance, à rendre les armes, parce que notre ignorance est plus grande que nous tous.
La loi de l’évitement
Plus quelque chose met en danger ton identité (ego), plus tu t’efforces de l’éviter. C’est la loi de
l’évitement, plus quelque chose menace de modifier l’image, l’appréciation que tu as de toi-même,
qu’elle soit positive ou négative, que tu t’estimes ou pas à la hauteur de tes aspirations, plus tu
cherches à contourner ce quelque chose.
Il y a un certain confort à bien connaître sa place dans l’environnement, à l’occuper. Tout ce qui
risque d’impacter cette zone de confort - même si au final ta vie s’en trouve améliorée - est de
nature à te terrifier.
Cette loi s’applique aux bonnes choses de la vie comme aux mauvaises. Empocher un million de
dollars est aussi susceptible de bousiller l’identité de l’heureux bénéficiaire que sa ruine soudaine.
Devenir une star chamboule tout autant celui qui passe de l’anonymat à la célébrité que la perte de
son boulot. C’est pour cette raison que les gens craignent le succès comme la peste - c’est celle-
là même exactement qui leur fait redouter l’échec : ça met en péril qui ils croient être.
À chacun ses repères. On les protège, on les justifie. On s’efforce de s’y conformer. On se dirige
machinalement vers ce qu’on connaît déjà, vers ce qu’on croit sûr. Ainsi, si je suis persuadé d’être
un chic type, j’éviterai soigneusement les situations susceptibles de contredire cette opinion, Si je
suis sûr d’être nul en cuisine, je rechercherai toutes les occasions de me conforter dans cette
conviction. Nous sommes configurés de telle manière que les certitudes acquises ont toujours la
priorité. Or, tant qu’on refuse de toucher à la représentation qu’on se fait de soi-même, à ce qu’on
croit être et ne pas être, impossible de dépasser cette tendance à l’évitement et l’anxiété qui
l’accompagne. On ne peut pas changer.
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Voilà pourquoi «se connaître» ou «se trouver» peut s’avérer dangereux. Ça peut te momifier dans
un rôle et t’encombrer d’attentes illusoires ; te fermer à ton potentiel intérieur autant qu’aux
opportunités extérieures.
1) ton idée de toi-même, de qui «tu» es, est une construction mentale arbitraire et que tu devrais
te débarrasser de l’idée que «tu» existes, rien que ça
2) les critères de mesure arbitraires selon lesquels tu te définis sont autant de pièges et donc que
tu ferais mieux de tout envoyer promener. Pour résumer, tu pourrais dire que le bouddhisme
t’encourage à t’en foutre.
Sans déconner, on dirait qu’il y a des avantages psychologiques dans cette approche.
Une fois débarrassé des histoires que tu te racontes sur toi et à toi-même, te voilà libéré pour agir
(et te planter) et évoluer.
J’ai à la fois une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle pour toi : tes problèmes n ’ont rien de bien
extraordinaire. C’est pourquoi lâcher prise est si libérateur.
Alors un bon conseil: garde-toi d’être exceptionnel; d’avoir quoi que ce soit d’extraordinaire. Élargis
et banalise un peu tes critères de mesure. Ne te prends pas pour une star montante ou un génie
méconnu. Non plus que pour une victime ou un raté complet. Prends-toi au contraire pour la
personne standard, passe-partout: un étudiant, un partenaire, un ami, un créateur.
Plus l’identité que tu te choisis est pointue et singulière, plus tu te sentiras menacé et vulnérable.
Essaie donc de te définir de la manière la plus simple et la plus ordinaire possible. Ça revient
fréquemment à laisser tomber les grandes idées sur toi-même : que tu es doté d’une intelligence
unique, d’un talent exceptionnel, d'un charme irrésistible ou d’une sensibilité extrême. Ça signifie
aussi renoncer à te gonfler la poitrine et à croire que quelque chose t’est dû. Ça veut dire aussi
abandonner les poussées d’adrénaline dont tu te gaves depuis des années.
De même qu’un toxicomane qui lâche la seringue, tu vas en baver, au début. Mais tu verras, on en
ressort nettement mieux.
Se remettre en question, douter est l’une des compétences les plus difficiles à développer. Mais ça
reste faisable. Voici quelques questions qui vont t’aider à injecter un peu plus d’incertitude dans ta
vie.
Et si j’ai tort ?
De manière générale, nous sommes les pires observateurs de nous-mêmes. Qu’on soit furieux,
jaloux ou blessé, on est souvent les derniers à nous en rendre compte. Voilà pourquoi il importe
tant de fendre l’armure des certitudes. «Est-ce que je suis jaloux - et si oui, alors pourquoi ?» ou «
Suis-je en colère ? » ou encore « Est-ce qu’elle a raison et que je cherche juste à protéger mon
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ego ?» Autant de questions qui devraient devenir une habitude mentale, un réflexe. Bien souvent,
le simple fait de te les poser. te confère l’humilité et l’empathie nécessaires au déblocage des
situations. Mais attention ! Ce n’est pas parce que tu te demandes si tu n’as pas tort que tu as
nécessairement tort. Si ton compagnon te démolit parce que tu as laissé brûler le poulet rôti et que
tu te demandes si tu as tort de penser qu’il te maltraite - euh, dis-toi que parfois tu as raison.
L’idée est bien de pratiquer le doute, pas de te prendre pour de la merde.
Aristote écrivait: «C’est la marque d’un esprit cultivé d’être capable de nourrir une pensée sans la
cautionner pour autant.» Être capable de considérer et d’évaluer d’autres points de vue sans
forcément les adopter est sans doute LA compétence la plus importante pour évoluer soi-même
de manière constructive».
Avoir tort est-il un problème pire que mon problème actuel, pour moi et les autres ?
La plupart des gens choisissent le problème le moins contraignant, le moins souffrant. Parce que
c’est la voie la plus facile. Elle ne demande pas une grande réflexion, ne requiert pas d’effort de
compréhension et elle fonctionne sur le mode de la tolérance zéro pour les décisions des autres
qui n’ont pas l’heur de leur convenir.
L’autre option, favorise des relations saines et heureuses reposant sur la confiance et le respect.
Elle contraint à rester humble et à admettre sa propre ignorance, offrant de dépasser le sentiment
d’insécurité, de reconnaître les situations qui poussent à l’impulsivité, à l'injustice, à l’égoïsme. Mais
cette option reste difficile et douloureuse, alors peu de gens la choisissent.
Je m’efforce de vivre avec le moins de règles possible, mais celle que j’ai adoptée au fil des
années est la suivante : si en me demandant si c’est moi ou si c’est l’autre qui se trompe je me
mets à hésiter, il y a de fortes, très fortes, très très fortes chances pour que ce soit moi qui me
trompe.
Je ne dis pas pour autant qu’il n’y a pas des fois où l’erreur est carrément du côté des autres. Et je
ne dis pas non plus qu’il n’y a pas des fois où tu es bien plus dans la vérité que la plupart des
gens. Mais la réalité est là : si tu as l’impression que c’est toi contre le reste du monde, il y a des
chances pour que ce soit juste toi contre toi-même.
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L’échec est en soi un concept relatif. En, fait, c’est un critère de mesure sans réellement mesure.
Un jeune enfant en cours d’acquisition de la marche ne manque pas de tomber et de se faire mal
des centaines de fois. Pourtant, à aucun moment il ne s’arrête en se disant: «Oh! Je crois que la
marche n’est pas faite pour moi. Je ne suis pas trop bon là-dedans.»
Plus tard, la vie nous apprend à éviter l’échec. Le système scolaire en est largement responsable,
lui qui rapporte tout à la performance, évaluant les individus sur cette base, et sanctionnant ceux
qui ne se conforment pas au cadre. Démesurément autoritaires ou passablement réprobateurs, les
parents ne sont pas en reste en ne lâchant pas suffisamment la bride à des enfants qu’ils mettent
sous cloche aseptisée, trop contraints dans leurs initiatives. Et puis il y a tous les médias de masse
qui nous abreuvent sans arrêt de réussites spectaculaires sans nous montrer les milliers d’heures
d’entraînement nécessaires pour les atteindre.
Arrivé un moment où nous faisons pour la plupart face à la peur de nous planter ; du coup, nous
évitons d’instinct l’échec potentiel, nous en tenant à ce qui est devant nous ou à ce que nous
savons faire. Pourtant, refuser l’éventualité de l’échec revient à fermer la porte à toute possibilité de
réussir. Cette peur bleue de l’insuccès a beaucoup à voir avec la définition d’objectifs non
pertinents car inatteignables. Ainsi, si j’en viens à m’évaluer selon le critère «faire que tous les gens
que je rencontre m’apprécient», je risque fort d’aller dans le mur à cent à l’heure dans la mesure où
mon échec, plus que probable, aura pour l’essentiel dépendu de ces personnes et non de moi-
même. Quelle marge de manœuvre me reste- t-il, en effet, si la valeur que je m’accorde est
dépendante du jugement des autres et associée à celui-ci? Si en revanche j’adopte le critère
«améliorer ma vie sociale», je peux espérer me hisser par mon seul comportement à la hauteur de
ma valeur, soit développer «de bonnes relations avec les autres», indépendamment de leurs
réactions.
Rien comme la souffrance aiguë pour nous confronter à nos valeurs - qui semblent parfois nous
trahir - et les soumettre à la question. On a besoin de crises existentielles, sous une forme ou sous
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une autre, pour considérer en toute objectivité ce qui a fait du sens dans notre vie et
éventuellement envisager de changer de direction.
« Toucher le fond », « traverser une crise existentielle », appelle ça comme tu veux. Moi je préfère
dire « en baver» ou «en chier». Peut-être es-tu concerné par ce genre de chose, là, en ce moment.
Peut-être sors-tu tout juste la tête de l’eau et ne sais- tu pas encore trop où tu en es parce que
tout ce que tu croyais vrai, normal ou bien s’est avéré à l’opposé.
C’est bon signe - et ce n’est que le début. Je ne le répéterai jamais assez : la souffrance fait partie
du processus. La ressentir compte beaucoup. Chercher à s’en abstraire, la masquer, se complaire
dans la pensée positive revient à se priver de la motivation indispensable à toute métamorphose.
Quand j’étais enfant, à chaque fois que mes parents investissaient dans un nouveau
magnétoscope ou une nouvelle chaîne stéréo, je testais tous les boutons, je branchais et
débranchais sans fin tous les fils, les câbles, juste pour voir ce que ça faisait. Au bout d’un
moment, j’avais compris comment tout ça fonctionnait, et j’étais souvent le seul à la maison à
m’en servir.
Un peu comme tous les enfants de ma génération, je passais de ce fait pour un authentique petit
génie aux yeux de mes parents. Savoir programmer le magnétoscope sans regarder le mode
d’emploi suffisait à faire de moi la réincarnation de Tesla.
C’est un peu facile de charrier mes parents à propos de leur technophobie. Plus j’avance en âge,
en effet, plus je réalise qu’on se retrouve tous face à ce genre de situation: on est là, comme des
cons, à se dire « mais comment ça marche, ce truc ? » Alors qu’en fait il suffit de le faire marcher.
Il y a la fille dont les parents sont immigrés et ont économisé pendant des années pour lui payer
des études de médecine. Mais maintenant qu’elle est à la faculté, elle voit bien que la médecine lui
répugne. Elle ne souhaite pas devenir médecin et a envie d’interrompre le cursus scolaire. Alors
elle se sent coincée. Tellement qu’elle finit par envoyer un mail à un étranger sur Internet (moi) en lui
posant une question aussi idiote qu’évidente : « Comment je fais pour abandonner mes études de
médecine? »
Il y a aussi l’étudiant qui est en amour avec sa prof. Chaque signe, chaque sourire, chaque banalité
échangée le met dans un état incroyable. Alors il m’envoie un message fleuve de vingt- huit pages
qui se termine par cette interrogation : « Comment je fais pour lui demander si elle veut sortir avec
moi ? »
Et puis il y a cette mère célibataire dont les enfants adultes et diplômés s’incrustent, à squatter son
domicile, vider son frigo et son porte-monnaie. Elle souhaiterait les voir prendre leur envol et
débarrasser son plancher par la même occasion, mais elle craint de les pousser hors du nid au
point de me demander: «Comment je fais pour leur dire de partir?»
C’est du pareil au même que mes parents avec leur «comment se servir d’un magnétoscope». Vu
de l’extérieur, il n’y a pas de doute. La réponse est simple : fermez-la et agissez. La souffrance n’y
attend que le signal pour tout submerger. Remplir les papiers nécessaires pour dire bye-bye à
l’école de médecine est aisé; briser le cœur de tes parents ne l’est pas.Pour savoir si ta prof
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accepterait de sortir avec toi, il suffit de le lui demander. Facile. Mais risquer de te faire rejeter...
Demander à tes Tanguy de mettre les voiles est une décision évidente; avoir l’impression de les
abandonner tout en leur envoyant un coup de pied au derrière est beaucoup moins facile à vivre.
L’anxiété sociale m’a pourri l’adolescence et le début de l’âge adulte. Je passais le plus clair de
mes journées à la console et l’essentiel de mes soirées à boire ou fumer des joints. La seule idée
de parler à une personne étrangère - surtout si elle était par ailleurs particulièrement séduisante/
intéressante/ populaire/intelligente - me donnait des sueurs froides. Pendant des années je me suis
donc posé ces mêmes questions à la con : «Comment? Comment je fais pour me lever de mon
siège et aller parler à cette personne ? Comment peut-on faire ça?»
Pour vraiment apprécier une chose, quelle qu'elle soit, tu dois te limiter à cette chose. Et un certain
degré de joie et de sagesse n'est atteignable qu'au prix de dizaines d'années à t'investir dans une
seule relation amoureuse, un seul art, une seule carrière. Mais comment les accomplir sans rejeter
les alternatives ?
Choisir de faire de sa vie de couple la priorité implique (probablement) de renoncer aux escortes et
à la drogue. Opter pour des amitiés basées sur l'ouverture et la tolérance revient à s'interdire de
déblatérer sur ses copains. Autant de décisions qui exigent de renoncer, de se contraindre, de s
examiner constamment.
En fait, il faut tenir à quelque chose pour y accorder une valeur. Et accorder de la valeur à la chose
en question, entraîne le rejet de ce qu'elle n'est pas. Ce rejet est la clé de notre identité dans la
mesure où nous nous définissons par ce que nous choisissons de rejeter. Ne rien oser rejeter, c'est
n'être personne.
Le désir d'éviter à tout prix le rejet, la confrontation et le conflit, l'acceptation sans discrimination de
ce qui se présente, l’aspiration à l'harmonie ne sont ni plus ni moins qu'une expression du
sentiment de toute-puissance. Il s'agit par là de s'épargner le mal-être et les inévitables ratages de
la vie, ignorer sa propre souffrance.
Accepter de dire non et d'être rejeté s'avère pourtant une compétence cruciale.
Dans le passé, l’amour romantique est loin d'avoir été valorisé comme il l'est à l'heure actuelle.
Aujourd'hui, on est complètement accros à ce type d'amour insensé. Il domine notre culture.
Le problème, c'est qu'à l'usage l'amour romantique fonctionne un peu - et même beaucoup -
comme la coke, justement. C'est qu'il stimule les mêmes régions du cerveau qu'une injection.
Comme la coke, il t'envoie sur un petit nuage pendant un temps. Et puis il génère ensuite autant
de difficultés qu'il en a résolues, exactement comme une drogue.
Je sais : je passe pour le rabat-joie qui te descend le moral en moins de deux - qui est assez
cynique en effet pour cracher sur l'amour romantique ? En vérité, il est des formes d'amour
épanouissantes et d’autres très néfastes. Un amour devient nocif dès lors que les sentiments
qu’éprouvent les amants les détournent, comme par diversion, de leurs problèmes - ils se servent
l'un de l'autre comme d'une échappatoire. Dans l’amour bénéfique, les partenaires identifient leurs
problèmes respectifs et cherchent à les solutionner en s'épaulant mutuellement.
Je renvoie au cas des mères surprotectrices dont les enfants, en grandissant, se déchargent sur
les autres les charges qu’ils devraient assumer.
Je renvoie au cas des pères absents dont les enfants, en grandissant, sont incapables de vivre
dans l’absence d’un regard approbateur.
Ne trouves-tu pas un air de famille entre les difficultés rencontrées dans ta vie amoureuse et celles
que tu as pu observer au sein du couple que formaient tes parents ou dans leur relation avec toi ?
Quand la répartition de la responsabilité nage en eaux troubles - tu ne sais plus qui est
responsable de quoi, qui est fautif de quoi, pourquoi tu fais ce que tu fais, ta seule valeur devient «
rendre ton (ta) partenaire heureux (se) » ou « que ton (ta) partenaire te rende heureux (se)».
Bien sûr, tout ça fausse les relations et ne mène à rien de bon, même si les partenaires semblent y
trouver leur compte. Crash éventuel en vue.
La fixation de frontières claires et sécures n'exclut pas l'aide et le soutien mutuels - prodigués ou
reçus - entre les conjoints, à la condition qu'ils soient librement choisis - et sans que l'un ou l'autre
se croie investi d'une mission censée mériter retour sur investissement affectif.
C'est que les gens tentés de faire porter le chapeau à l’autre se posent en victimes appelant à leur
secours l'éventuel sauveteur disposé à se dévouer.
Ce sont le yin et le yang de toute relation toxique : la victime et son sauveur, la personne qui met le
feu pour se donner de l'importance et celle qui se valorise en éteignant l'incendie.
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Ces deux profils se trouvent comme aimantes l'un par autre et finissent généralement collés. Leurs
pathologies s'accordent à merveille !
Le problème, c'est qu'on ne parvient jamais à la complète satisfaction des besoins de l'autre. Et, la
victime alimentant sans fin le moulin des besoins narcissiques, l'égocentrisme et la mauvaise
estime de soi à l'origine de la névrose relationnelle se trouvent indéfiniment relancés. Dans tous ces
cas où victime et sauveur s'exploitent mutuellement pour leur satisfaction respective, l'amour
véritable, désintéressé et exclusivement tourné vers l'objet d'attachement, est rarement de la
partie.
Les actes accomplis au nom de l'amour n'ont de valeur que s'ils le sont sans condition et sans
attente de quoi que ce soit en retour.
La nuance entre obligation et consentement n'est pas toujours évidente à saisir. Alors je te
propose un test décisif. Demande-toi : « Si je refuse, en quoi ça changerait notre relation ? »
Demande-toi aussi : « Si mon partenaire refuse quelque chose que je veux, en quoi ça modifierait
la relation ?» Si la réponse est qu'un refus occasionnerait un drame ou même de la crispation,
c'est de mauvais augure. Ça laisse entendre qu'elle repose sur un donnant-donnant, un système
de compensations.
Les couples qui ont dessiné des frontières étanches ne redoutent pas les inévitables crises et
conflits, encore moins les blessures narcissiques.