Argumenter Son Memoire Ou Sa These - Jean-Francois Payette & Olivier Lawrence
Argumenter Son Memoire Ou Sa These - Jean-Francois Payette & Olivier Lawrence
Argumenter Son Memoire Ou Sa These - Jean-Francois Payette & Olivier Lawrence
Jean-François Payette
Argumenter -
5On mémoire
ou sa thèse
MEt la tºllaboration de
Maxime Grenier-LabIÉCQue
LT] Presses
de I'Université
du Uuébec
Argumenter
son mémoire ou sa thèse
Argumenter
son mémoire ou sa thèse
2010
Presses de l’Université du Québec
Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bur. 450
Québec (Québec) Canada G1V 2M2
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du
Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Olivier, Lawrence, 1953
Argumenter son mémoire ou sa thèse
Comprend des réf. bibliogr.
ISBN 978-2-7605-2629-7
ISBN 978-2-7605-2847-5 (epub)
1. Thèses et écrits académiques. 2. Argumentation. 3. Persuasion
(Rhétorique). 4. Raisonnement. I. Payette, Jean-François, 1979-. II.
Titre.
LB2369.O44 2010
808’.02
C2010-941443-8
Intérieur
Mise en pages: PRESSES DE L’UNIVERSITE DU QUEBEC
Couverture
Conception: RICHARD HODGSON
1 2 3 4 5 6 7 8 9 PUQ 2010 9 8 7 6 5 4 3 2 1
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
© 2010 Presses de l’Université du Québec
Dépôt légal – 3e trimestre 2010
Bibliothèque et Archives nationales du Québec / Bibliothèque et
Archives Canada
À mon frère et à ma sœur, Guillaume et Marie-Octobre Payette.
Ce livre sur l’argumentation leur est dédié puisque c’est si courant,
entre frères et sœurs, d’argumenter. Le hasard a fait de Guillaume et de
Marie-Octobre mon frère et ma sœur; la vie en a fait des ami(e)s. Pour
moi, ils représentent l’avenir du Québec: un pays à bâtir, une nation à
libérer. Et, poussé par cette solidarité fraternelle, ils me permettent
d’espérer, dans mes moments de doute douloureux, qu’un jour… nous y
arriverons.
J.-F. P.
INTRODUCTION[1]
Convaincre
S’il est fréquent d’argumenter, lors de discussions avec des amis
ou des parents par exemple, dans tous les cas, cela implique un
raisonnement. Par raisonnement, on entend un certain
enchaînement logique des jugements – arguments – pour en
arriver à un énoncé vrai ou vraisemblable. Le mot clef de cette
définition est «logique»; les enchaînements ne sont pas faits
n’importe comment ou de n’importe quelle façon. Contrairement
à une discussion entre amis où les arguments de chacun sont
souvent énoncés sans ordre, en recherche, les arguments suivent
des règles formelles qui établissent une hiérarchisation entre les
énoncés et les liens de nécessité qui les unissent dans le
raisonnement. Les jugements doivent être organisés d’une façon
telle – d’une proposition admise je peux en déduire une autre qui
soit nécessaire – que les conclusions que je vais en tirer aient une
certaine valeur, une valeur indépendante des opinions de chacun.
En suivant l’enchaînement des jugements, le lecteur devrait
pouvoir accepter la ou les conclusions qui en sont déduites. Un
bon raisonnement devrait rallier une majorité de personnes à ma
conclusion. Une telle démarche donne en principe un pouvoir de
convaincre à l’argumentaire. Nous reviendrons sur ce pouvoir
qu’on oppose souvent à celui de persuader.
Dans le cadre d’un mémoire de maîtrise ou d’une thèse de
doctorat, on comprend mieux l’importance et la pertinence d’une
argumentation. Même si elle n’est pas ou très peu enseignée dans
les cours de méthodologie à l’université en sciences sociales,
l’argumentation représente, malgré tout, une partie essentielle du
travail de celui qui rédige son mémoire ou sa thèse. Il sera en
grande partie évalué sur la valeur de l’argumentaire, la rigueur
des raisonnements avec laquelle il défend sa Thèse[6]. La «chose»
semble aller de soi, mais ce n’est généralement pas le cas. Pour
bien argumenter, il ne suffit pas seulement d’avoir de bons
arguments. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un bon argument? La question
mérite que l’on s’y attarde. Poser la question nous fait
comprendre qu’il ne peut y avoir d’argument en soi; un argument
fait toujours référence à quelque chose (Thèse) auquel il se
rattache de manière nécessaire, ainsi (bien que ce ne soit pas le
propos de ce texte) qu’à un système référentiel de pensée. Un
argument sera bon s’il parvient à nous faire accepter la Thèse. Il
faut aussi organiser les arguments en une structure
(argumentaire) pour les rendre convaincants. On parlera alors de
preuve. C’est rare d’argumenter avec un seul argument. Les deux
termes – preuve et argument – ne sont pas tout à fait synonymes.
La distinction sera faite plus loin. Nous reviendrons au cours de
cet ouvrage sur le système complet allant de l’argument au
raisonnement et de l’argumentaire à la preuve.
On aurait beau proclamer que notre Thèse est prouvée par
des observations empiriques, cela serait insuffisant pour
convaincre de la certitude ou de la vraisemblance de notre
hypothèse ou de notre proposition de recherche. C’est l’illusion
que laissent croire, mais de moins en moins, les tenants d’une
conception très stricte et réductrice de l’activité scientifique. La
vérification empirique n’est ni suffisante pour étayer une Thèse
ni pour convaincre de son bien-fondé. C’est procéder en étalant
sur une table des fruits, de la farine, du sucre, des œufs, etc., et
prétendre que voilà une tarte aux bleuets. Les données ne
représentent qu’une partie de l’argumentation d’une hypothèse
ou d’une proposition de recherche[7]. Leur présentation ne
garantit ni ne prouve rien. Encore faut-il analyser les données;
elles n’ont pas en soi de signification. Ce ne sont pas des faits qui,
à eux seuls, peuvent servir d’arguments. Il y a peu de recherches
scientifiques qui peuvent convaincre uniquement sur la valeur de
vérité des données d’enquête, c’est-à-dire la rigueur
méthodologique avec laquelle elles ont été recueillies. D’ailleurs,
la plupart du temps, on n’a pas un accès direct à ces données. On
s’en remet à leur présentation, à la manière dont elles sont
organisées. Autrement dit, les données doivent être transformées
en jugement inscrit dans une structure logicothéorique grâce
auquel il deviendra possible d’argumenter. Le chercheur doit
débattre avec des énoncés, des affirmations qu’il construit à
partir des données qu’il a colligées. Cette structure doit être
soutenue par un travail réflexif qui vient expliquer la relation
entre les variables[8] ou faire comprendre la signification qui est
donnée au phénomène étudié. Il faut présenter – ou organiser
nous paraît plus juste – les jugements, les prémisses, qui
conduisent à l’adoption ou non de la Thèse (on dira aussi
Conclusion)[9]. C’est certainement l’un des aspects les plus
importants de la recherche scientifique, l’une des tâches qui
attend forcément tout chercheur. C’est aussi l’une des plus
satisfaisantes intellectuellement.
Persuader
Toute recherche, et le mémoire de maîtrise ainsi que la thèse de
doctorat n’y font pas exception, suppose la diffusion de nos
résultats. Cette transmission des résultats vise notamment à
persuader les gens qui vont les lire. Cet aspect de la recherche ne
doit pas être banalisé, il est beaucoup plus important qu’on ne le
croit généralement.
On a beau indiquer l’évidence des choses, établir la qualité
de nos données ou affirmer la solidité de nos raisonnements,
l’évaluation des pairs est essentielle. Il faut les convaincre et les
persuader. Les opposants, les évaluateurs du mémoire ou de la
thèse par exemple, sont souvent très exigeants et difficiles à
convaincre. Ceux-ci jugent à partir de nombreux éléments parmi
lesquels il y a le respect de certains critères de scientificité – dans
la collecte des données, dans leur présentation et leur analyse –,
qui sont importants pour convaincre. Ce ne sont pas le seuls ni les
plus pertinents. Ce n’est pas toujours une chose facile, comme
peuvent en témoigner de nombreux candidats à la maîtrise et au
doctorat. Le rôle de l’opposant, nous le verrons, ne se limite pas à
accepter ou à rejeter une Thèse; il ne se réduit pas aux membres
du jury. Il peut être très utile, comme procédé rhétorique, dans la
construction d’un argumentaire rigoureux.
L’ensemble de la société exige aussi, pour le meilleur ou pour
le pire, qu’on la persuade de la valeur de nos recherches. Ce
travail n’est pas facile non plus; on ne convainc pas aisément et
surtout pas n’importe comment. En sciences sociales, la chose
apparaît encore plus difficile que dans les autres sciences, et ce,
pour deux raisons. D’une part, généralement, une partie des
objets étudiés en sciences sociales sont des sujets ayant
conscience d’appartenir à une société où ils sont à la fois sujets et
objets des enquêtes sociales. D’autre part, nos objets occupent une
place importante dans l’actualité et plusieurs groupes
revendiquent le droit, la légitimité et même l’autorité d’en traiter.
Il n’est pas rare de voir, à propos de certaines questions, des
groupes – syndicats, associations patronales, ministères,
organismes gouvernementaux, groupes religieux ou militants –
s’opposer à des recherches, à des conclusions d’enquêtes menées
par des scientifiques. Ils prétendent pouvoir dire sur ces
questions ce qu’il y a à savoir, ce qui est important, voire essentiel
de connaître selon d’autres critères, mais pas toujours, que ceux
de la science. L’étude de la controverse scientifique est
aujourd’hui un domaine de recherche en forte expansion. Force
pourtant est d’admettre qu’ils sont persuasifs avec leur appel à la
justice, à l’égalité ou à la prospérité. Malgré que ces débats
débordent largement le domaine scientifique, cela ne veut pas
dire qu’il faille les ignorer. Persuader est aussi une tâche très
importante et complémentaire de celle de convaincre; c’est ce que
nous voulons montrer dans cet ouvrage méthodologique.
Les objets considérés dans les controverses scientifiques sont
souvent l’enjeu de luttes sociales et politiques intenses et variées.
Ils sont souvent appréciés selon des jugements de valeur, des
idéologies qui confrontent les recherches scientifiques en
modifiant les critères d’évaluation sur la signification qu’on peut
leur donner. On en vient à ne plus savoir quoi penser tellement
les adversaires sont habiles dans leurs arguments et malins dans
leur rhétorique. Certaines de ces idéologies ont une prétention à
la vérité, celle-ci étant alors définie par son utilité sociale. Est vrai
ce qui est utile politiquement, c’est-à-dire ce qui permet la
libération ou l’émancipation. Elles forcent l’adhésion. Il n’y a pas
à le déplorer. Il est toujours possible et facile de trouver un expert
pour contredire un autre expert[10]. Ça ne prouve rien sur la
valeur ou le rôle de la science ou de la recherche. Tout au plus
pouvons-nous noter une difficulté de plus qu’il y a à surmonter.
Convaincre et persuader ne sont donc pas chose facile. En
recherche, argumenter est une étape importante; persuader en
est une autre dont on fait en général peu de cas. La rhétorique a
aujourd’hui mauvaise presse en science: on a souvent l’impression
qu’elle sert, au même titre qu’une publicité, que certaines
doctrines politiques, que des idéologies, aux tenants de la
propagande qui en font un large usage pour manipuler, tromper
et abuser les gens. Dommage, car elle représente une dimension
aussi importante de l’argumentation et, utilisée à bon escient, elle
peut être un outil efficace dans un mémoire de maîtrise ou une
thèse de doctorat. Nous voulons dans cet ouvrage montrer
l’importance de bien argumenter sans négliger celle de persuader.
Tout cela démontre aussi l’importance de la dimension
argumentative et persuasive dans tout travail et plus
particulièrement dans le travail scientifique. La thèse de doctorat
et le mémoire de maîtrise, une fois de plus, ne font pas exception.
Préoccupé par sa démarche, sa méthodologie, le candidat
s’aperçoit tardivement de l’importance de bien argumenter sa
recherche et même de la nécessité de persuader. Il conçoit
difficilement l’existence d’une démarche rigoureuse propre à
l’argumentation tant les concepts de preuve, d’arguments et de
rhétorique sont associés au droit. Persuader n’est souvent même
pas considéré tant l’idée qu’une démarche rigoureuse, qu’une
théorie solide, qu’une méthodologie étoffée suffisent amplement
à étayer la Thèse défendue. Pourtant, il faut aussi persuader
puisqu’il existe d’autres interprétations concurrentes à celle
qu’offre la recherche scientifique. La rigueur, la validité de la
démarche méthodologique, la solidité des raisonnements, ne sont
pas les seuls critères, tant s’en faut, pour évaluer un travail
scientifique. Sans négliger la portée, la place de la méthodologie –
collecte des données, outils et techniques d’enquête et d’analyse,
etc. – dans le travail de rédaction, elle est moins grande que celle
de l’argumentation et de la rhétorique.
Sans le savoir, sans même y penser, une partie du travail
d’écriture relève de la rhétorique. On utilise souvent
involontairement des procédés rhétoriques, sans intention de
tromper ou de duper. On anticipe des objections possibles et on
les réfute. On utilise des analogies et des exemples pour mieux
expliquer ou faire comprendre. On tente de différentes manières
de colmater des parties plus faibles de notre argumentation en
employant des métaphores, quelquefois des sophismes, des
paralogismes et même la caricature des positions adverses pour
en tirer des conséquences légitimes ou non légitimes[11]. Ce sont
là quelques-uns des procédés rhétoriques utilisés en sciences
sociales. Leur puissance de persuasion est souvent très grande et
doit être utilisée adroitement. La rhétorique est un outil qui peut
nous aider dans l’argumentation de notre Thèse; il faut savoir en
faire un usage judicieux.
***
Nous avons fait le pari, certes difficile, de parler en même
temps d’argumentation et de rhétorique sans privilégier l’un au
détriment de l’autre. Nous croyons qu’un étudiant à la maîtrise ou
au doctorat doit être sensibilisé à l’importance des raisonnements
qu’il sera appelé à étayer pour défendre sa Thèse. Nous voulons
surtout qu’il accorde à cette partie de la démarche de recherche
une énergie et un temps conséquents. S’il est vrai que pendant sa
formation, règle générale, l’étudiant aura eu peu de temps
consacré à ces questions – dans le meilleur des cas, quelques
heures employées à l’étude du syllogisme et de quelques exemples
–, il n’en demeure pas moins que l’argumentation et la rhétorique
représentent un outil méthodologique efficace qu’il ne faut
surtout pas négliger.
L’incompréhension est totale lorsque le candidat se fait
reprocher des faiblesses dans ses raisonnements. On ne lui avait
jamais dit d’y porter une attention particulière puisque de toute
façon, il est persuadé que d’avoir colligé de bonnes données suffit
à soutenir efficacement sa Thèse. La surprise est à la hauteur du
peu d’intérêt qu’on a démontré pendant sa formation
universitaire à l’argumentation. Pourquoi soudainement devient
elle si importante? Elle l’a toujours été mais l’intérêt pour les
données, les techniques d’enquête et même pour les cadres
théoriques a détourné l’attention des raisonnements. Il faudrait
certainement ajouter que les raisonnements trop formels, sans
lien avec la réalité empirique, est un reproche trop souvent
entendu. À une période où on n’a jamais autant parlé de théorie
en sciences sociales, il est regrettable de déplorer le peu d’effort
et d’intérêt consacré au raisonnement. On a rarement et même
jamais vu dans un mémoire ou une thèse de plan argumentatif.
Étonnant car dans les faits, ce plan représente l’armature du
mémoire ou de la thèse. D’une certaine façon, il est plus
important que la table des matières qui, pourtant, est une
obligation à laquelle un candidat ne saurait manquer. Le plan
argumentatif, l’organisation des raisonnements, possède, à notre
sens, une valeur pédagogique plus grande pour le candidat. Il est
en mesure de faire sa propre évaluation de son argumentaire et
de le rectifier au besoin. De plus, il permet de juger rapidement,
autant que faire se peut, de sa valeur, c’est-à-dire de sa capacité à
rendre vraisemblable la thèse défendue.
Que dire de la rhétorique qui ne soit encore pire que ce que
l’on vient de dire à propos de l’argumentaire? Nous l’avons dit
plus haut: la rhétorique a très mauvaise presse en science. Elle
vient d’une longue tradition qui remontre, dit-on, aux Grecs
anciens[12]. C’est d’abord l’art de bien parler en public, d’utiliser
des effets pathétiques pour plaire ou persuader. Cette courte
définition n’aide guère à redorer le blason quelque peu terni de la
rhétorique. Plaire et persuader nous font immédiatement penser
à ce qui est superficiel, éphémère, tromperie, mensonge joliment
emballé, poudre aux yeux, etc. En effet, la rhétorique ou plutôt la
dialectique éristique[13] a moins affaire à la vérité qu’au
vraisemblable ou au plausible. Elle cherche moins à soutenir qu’à
essayer d’avoir toujours raison dans une discussion et de prendre
les moyens pour y parvenir. Elle relève, chez Schopenhauer, de
l’art de la guerre. On imagine l’effroi des scientifiques devant une
telle particularité. S’en éloigner est même une obligation si on
veut que la science conserve un statut objectif et neutre.
Persuader vise l’adhésion de son interlocuteur ou d’un public
à ses idées ou à son propos. Elle est souvent associée à la
démagogie, au populisme, à la sophistique[14], car elle fait appel
souvent aux passions, aux sentiments (pathos), aux stratégies pour
gagner un débat. La question de l’utilité de la rhétorique se pose
avec pertinence: «[…] sert-elle à démasquer les artifices du
langage, les fausses pensées, ou au contraire est-elle l’instrument
démoniaque qui les instaure, pour mieux envoûter ceux qu’elle
trompe[15]?» Le rhéteur serait un trompeur, voire un menteur; il
sait bien parler et, possédant ce don, il essaie de mieux nous
duper et nous mystifier[16]. Son talent n’a d’égal que la futilité de
son propos. Qui n’a jamais assisté à une conférence où l’orateur
suscite l’intérêt de tous uniquement par son talent de discoureur?
Il y a de bons orateurs capables de faire accepter n’importe quelle
thèse; il suffit de savoir utiliser à bon escient le pathos, l’ethos et le
logos[17]. Pourquoi alors en parler dans le cadre d’une recherche
de maîtrise ou de doctorat? Heureusement, elle n’est pas que cela
et l’éristique n’est qu’une partie de la rhétorique. Ce serait très
réducteur de la résumer qu’à cela, comme il serait tout autant
simpliste de vouloir soustraire l’éristique de la science. Il existe
une autre version de la rhétorique et, puisqu’il faut persuader,
voyons comment elle peut être utile à notre propos.
Michel Meyer propose une définition plus attrayante: «[…]
c’est la négociation de la distance sociale entre des hommes à
propos d’une question, d’un problème. Celui-ci peut d’ailleurs
aussi bien les réunir que les opposer, mais il renvoie toujours à
une alternative[18].» Considérée ainsi, la rhétorique n’apparaît
pas seulement comme un instrument au service des démagogues,
des publicistes ou des politiciens intéressés et malhonnêtes. Elle
représente un moment de négociation entre les hommes, une
manière de réduire ce qui les sépare. Le problème – ce à propos de
quoi on discute ou on débat – réunit les hommes. Marc Angenot
défend une idée contraire. Il soutient que l’argumentation
n’arrive jamais à réconcilier ceux qui discutent et qu’en fait
chacun refuse d’entendre l’autre, se campant sur ses positions
quel que soit l’argumentaire utilisé[19]. On ne persuade jamais. Il
n’est pas dit que la rhétorique résout les conflits; il faut plutôt la
penser comme une rencontre obligée, une mise en présence. Il ne
s’agit donc pas seulement de persuader, certes une dimension
importante, mais trop réductrice. C’est un moment privilégié où
des hommes se rencontrent et se parlent à propos de quelque
chose. On ne sait pas si, comme l’affirme Meyer, elle renvoie à des
alternatives, mais chose certaine, le problème, objet de la
rencontre, ne sera jamais plus le même après celle-ci.
En ce sens, son rôle est capital et il l’est d’autant plus pour le
candidat à la maîtrise ou au doctorat qui doit communiquer ses
recherches. On conçoit qu’il vise à faire comprendre la Thèse qu’il
a défendue, à expliquer son hypothèse. Autrement dit, il veut
partager dans une rencontre, le mémoire de maîtrise ou la thèse
de doctorat, ses idées sur un problème. Il les défend parce qu’il est
persuadé qu’elles permettent de mieux expliquer ou comprendre
le monde dans lequel nous vivons, sans en être complètement
certain tant que d’autres n’ont pas partagé ou examiné avec soin
son hypothèse ou sa proposition de recherche et les arguments
sur lesquels ils se fondent. Son importance justifie amplement
l’effort à mettre pour persuader, l’application à séduire.
Séparées, rivales en certaines occasions, l’argumentation et
la rhétorique sont indispensables au candidat à la maîtrise et au
doctorat. On ne peut en effet séparer la recherche de la vérité, de
la certitude, et la volonté de la faire partager, d’être entendu et
écouté. On a trop souvent sacrifié la seconde au profit de la
première sans se rendre compte que c’était impossible. Prendre la
parole pour dire quelque chose et être entendu n’est pas une
chose si simple. Si, généralement, le droit de parole est reconnu, il
n’en est pas de même pour celui d’être entendu. Il faut se disposer
à parler et disposer ceux qui écoutent à bien recevoir ce qui est
dit. Il ne s’agit pas de parole d’évangile; la rhétorique est souvent
source de conflits, d’oppositions. On parle plutôt de créer les
conditions d’un échange fertile. Dans ce dessein, il faut tenir
compte des interlocuteurs, se préparer pour qu’ils puissent
entendre ce que je veux leur dire et en retour me disposer à les
écouter. C’est cela, en grande partie, l’art de la rhétorique.
Une fois reconnue l’importance de l’argumentation et de la
rhétorique, il faut voir maintenant comment elles s’inscrivent
dans la démarche de recherche, son lien étroit avec le cadre
d’analyse et son hypothèse ou sa proposition de recherche. En
procédant ainsi, le lecteur est toujours en mesure d’apercevoir où
se situe l’argumentation et de comprendre les liens entre les
parties de son mémoire ou de sa thèse. C’est peut être la
différence notable de cet ouvrage par rapport à ce que l’on trouve
habituellement sur l’argumentation et la rhétorique qui consiste
en des exposés techniques sans référence à leur utilisation pour
une recherche universitaire.
Il faut aussi montrer sur le plan théorique comment
construire un argumentaire de manière efficace et pertinente par
rapport à sa Thèse. L’importance de bien bâtir une structure
argumentative pour sa Thèse fera l’objet du troisième chapitre.
Nous insisterons sur l’importance du plan logique. Il joue un rôle
primordial, nous l’avons souligné, à ce niveau. Enfin, cet ouvrage
ne saurait être complet sans un chapitre sur la rhétorique, sa
place et son efficacité dans le travail d’écriture du mémoire de
maîtrise ou de la thèse de doctorat. Il nous a paru impossible de
traiter de mémoire ou de thèse sans référence à la rhétorique. Il
est vrai que c’est assez inhabituel tant les deux sont usuellement
séparés. Nous croyons que la rhétorique peut avoir une utilité si,
comme on le croit, elle est autre chose qu’un outil de
manipulation et de propagande. L’éristique, à partir du moment
où l’argumentation confronte un proposant à un opposant, a
certainement un rôle à jouer. Nous espérons l’exposer. La
rhétorique, nous croyons l’avoir exprimé, est un outil efficace qui,
complémentaire à l’argumentation, aidera à écrire et à défendre
plus efficacement sa Thèse.
Ce livre a cette particularité d’exposer de manière
quelquefois assez abstraite des considérations théoriques sur
argument et raisonnement, hypothèse et proposition de
recherche, explication et compréhension. Sachant que cela peut
rendre la lecture du texte à l’occasion ardue, nous avons toutefois
cru ces considérations nécessaires. Il n’y a pas de choix
méthodologiques qui ne reposent sur des fondements
philosophicothéoriques. Cela permet de comprendre les choix que
l’on est nécessairement amené à faire.
Nous sommes persuadés, malgré un langage souvent
technique, de l’intérêt de ces considérations. De la même
manière, nous avons cru important de parler de rhétorique dans
un ouvrage sur l’argumentation, alors que ce n’est généralement
pas le cas. Nous avons pensé que le lecteur devait connaître les
fondements de ce qu’il allait faire et savoir à tout moment où il se
situait dans sa démarche de recherche, ce qu’il faisait. Cette vision
offre l’avantage de savoir pourquoi et à quel moment on fait ce
que l’on doit faire. Ce n’est pas rien, mais ce n’est surtout pas un
livre de formules, un prêt à utiliser pour bien argumenter. Son
utilité se mesure à la connaissance théoricométhodologique qu’il
propose. En ce sens, les exemples sont nombreux, diversifiés et
aptes à aider le lecteur dans ses tentatives pour construire un
argumentaire pour son mémoire de maîtrise ou sa thèse de
doctorat.
LA STRUCTURE ARGUMENTATIVE
Exemple seº
THÈSE
LA
DE Exemple Exemple
=H-
=+
argumentative
structure
La
CENTRAL
NOYAU
3ſ\.
DÉPLOIEMENT
THÈSE
LA
DE
FONDATION/FORMULATION
THÈSE
LA
DE
|
Il faut souligner d’entrée de jeu que le proposant est celui
qui fait la recherche (le mémoire de maîtrise ou la thèse de
doctorat)[23]. Il a non seulement l’initiative, mais il a aussi toute
liberté de proposer, à l’intérieur du champ cognitif de sa
discipline ou d’autres discipline scientifiques connexes et
reconnues, en autant qu’il soit en mesure d’argumenter
solidement. Poursuivons. L’essentiel de son travail consiste à
formuler une idée, un point de vue, un angle de vision sur un
objet d’étude pour qu’on en délibère. Idée, point de vue ou angle
de vision ne sont pas équivalents, nous en sommes conscients. La
distinction n’est cependant pas pour le moment essentielle au
propos. On imagine qu’un travail de recherche part d’une idée des
plus vague ou générale. Le chercheur doit la transformer en une
proposition ou en un énoncé dont la visée est précise. Il s’agit
d’une proposition qui met en relation, qui relie formellement des
variables, ou qui énonce une signification défiante. C’est la
formulation d’une Thèse, et c’est très connu des étudiants; une
assertion au sens fort du terme, un engagement sur la
vraisemblance ou la crédibilité de la proposition. Sans chercher à
être trop technique, disons encore brièvement un mot sur cette
proposition. L’énoncé d’une Thèse est un engagement, au sens
d’une intention, pris par le proposant de chercher à montrer la
valeur de celui-ci. Un engagement qui se trouve dans le libellé de
la proposition lui-même car il représente une prise de position
dans une controverse ou un débat qu’il a exposé dans sa revue de
la documentation. Cet engagement domine son travail car, à cette
étape, il est déjà préoccupé ou il devrait l’être par l’idée
d’argumenter, de soutenir sa Thèse à l’aide d’autres propositions.
Cette proposition exige une justification. Le mot justification
signifie «rendre raison» et il est utilisé pour défendre le bien
fondé d’une conclusion[24]. En principe, il existe un cheminement
reconnu, épistémologie de la discipline, quant à la justification
d’une Thèse. On demande au proposant de suivre cette démarche.
L’opposant est celui qui généralement évalue les justifications et
sur cette base accepte ou refuse la proposition. Habituellement,
celle-ci est formulée sous la forme d’une hypothèse ou d’une
proposition de recherche. Nous en dirons davantage à son sujet
un peu plus loin. La Thèse est déduite et repose sur certains
préalables méthodologiques qu’il importe de bien connaître et
surtout de bien respecter. Le travail de recherche commence avec
la revue de la documentation ou l’état de la question[25]. Il débouche
sur la problématisation de la littérature pertinente puis sur
l’élaboration d’un cadre théorique.
Il faut se rappeler, n’en déplaise à certains, que c’est le
proposant qui établit et construit l’objet d’étude de son mémoire
de maîtrise ou de sa thèse de doctorat. Mais il n’est pas bâti
n’importe comment. Il s’édifie à l’aide de ce qu’il est convenu
d’appeler la revue de la documentation (pour les étudiants à la
maîtrise) ou l’état de la question (pour ceux du doctorat).
Présentons-là succinctement. Cette étape, centrale et
incontournable dans une recherche universitaire, consiste à
identifier la littérature pertinente – idéalement[26] les ouvrages
et articles scientifiques – à notre sujet d’étude, et de la présenter
de manière organisée en associant ou en dissociant les ouvrages
de cette littérature selon certains critères d’ordre
épistémologique ou méthodologique par exemple. Il faut la
soumettre enfin à un examen critique, c’est-à-dire identifier dans
la littérature les lacunes, les absences, les questions sans réponse,
les problèmes sans solution, etc. Tout ce travail critique sert à
montrer comment le sujet a été traité dans la littérature et à
souligner ce qui reste à découvrir. Sans élaborer trop longuement
sur l’état de la question, disons simplement qu’elle a des
exigences qui lui sont propres. Selon José Havet, «[…] l’état de la
question est [lui]-même une contribution intellectuelle
importante dans la mesure où [il] remplit les deux fonctions
suivantes: […] fournir des informations concrètes sur quelques
uns des sous-domaines d’une discipline donnée; montrer
comment une discipline s’est formée et institutionnalisée, les
thèmes de recherche privilégiés ou négligés, les grandes
orientations théoriques, méthodologiques, les valeurs communes,
les directions de recherches futures, etc.[27]». L’état de la
question suppose l’identification des différents apports à
l’institutionnalisation de la discipline. C’est à cette étape que le
proposant construit son objet en formulant une question
spécifique de recherche à laquelle il va répondre par une Thèse
qu’il s’engage à justifier. La Thèse prend en général la forme d’une
hypothèse à vérifier ou d’une proposition de recherche à justifier
ou argumenter. Cette étape est essentielle pour l’anticipation des
éventuelles critiques au sujet de la Thèse proposée, comme nous
le verrons au chapitre 4.
Une fois la revue de la documentation ou l’état de la question
complété, il est couramment recommandé de présenter le socle
théorique à l’aide duquel on pourra formuler notre Thèse.
Autrement dit, il faut exposer les bases théoriques sur lesquelles
s’appuient la recherche et la formulation de la Thèse. Il est
hautement conseillé dans la communauté universitaire et
scientifique de faire appel à un cadre théorique[28]. La théorie est
un ensemble de propositions liées formellement selon les règles
de la logique. Le cadre théorique est une tentative ou un effort
plus ou moins réussi de rendre la théorie applicable à
l’explication ou à la compréhension de certains phénomènes
empiriques. On désigne par cette expression un ensemble plus ou
moins agencé, cohérent et défini de concepts (représentation
abstraite, simplifiée et organisée du réel), ayant une valeur
explicative ou de compréhension[29]. Il offre habituellement une
lecture encadrée de l’objet en fournissant des variables
explicatives ou une signification au phénomène étudié. Ces
variables ou cette signification permettent soit des jugements
synthétiques où l’objet est pensé à l’aide d’attributs nécessaires,
soit la révélation grâce à la signification que le proposant lui
prête de l’essence de sa manifestation. On pense par analogie au
télescope qui permet de voir et d’observer l’univers céleste qui
nous entoure et sans lequel le ciel n’est que diversité d’étoiles, de
planètes, de points lumineux inconnus. Cette analogie est
intéressante malgré ses limites car, comme le cadre théorique,
elle permet d’observer une réalité – qui pour plusieurs resterait
soit inconnue soit incompréhensible –, d’en décrire les détails, de
rendre visibles les zones d’ombre, d’observer des rapports, etc.
C’est un instrument nécessaire à l’explication ou à la
compréhension sans lequel on ne verrait aucun phénomène ou,
dans le meilleur des cas, on l’interpréterait seulement en surface.
Il est essentiel de bien suivre ces étapes de la démarche
puisqu’elles servent d’assises et de tremplin à l’hypothèse ou à la
proposition de recherche. Elles sont au cœur de l’argumentation,
tout en restant des préalables, d’un mémoire de maîtrise ou d’une
thèse de doctorat. Préalables, cependant, sans lesquels il n’y a pas
de recherche de nature scientifique.
Bien qu’elle ne soit pas un argument en soi, la Thèse est le
point de départ de toute la structure argumentative.
L’argumentation est précisément la justification attendue de
l’assertion, un engagement sur la vraisemblance ou la crédibilité
de la proposition. Le but de l’argumentation d’un mémoire de
maîtrise ou d’une thèse de doctorat repose sur cet engagement,
c’est-à-dire sur deux choses: 1) Il existe des jugements qui
permettent de soutenir et de défendre la Thèse. Ces jugements, le
proposant les construit et les formule. Insistons sur le fait que le
proposant doit construire ses arguments. Ils ne sont que très
rarement donnés. 2) Il est possible d’organiser –
hiérarchiquement – selon des règles de pensée rigoureuse
l’ensemble de ces jugements en une preuve. Pour être plus précis,
il faudrait plutôt dire que le proposant doit organiser
hiérarchiquement ses arguments pour en faire une preuve. Nous
verrons comment dans un chapitre ultérieur.
La preuve permet de décider de la validité ou non de la
Thèse défendue. Sur des bases mal établies, toute la structure
argumentative se trouve fragilisée, voire défaillante. L’étude
reposant sur des jugements de valeur ou des collages
épistémologiques non justifiés laisse ainsi place à davantage de
critiques ou d’objections. La recherche, sans bonne revue de la
documentation ou état de la question par exemple, risque de
sombrer dans le pseudo-scientisme[30] ou la simple opinion. Elle
risque de flirter avec la multiplication des interprétations
possibles de l’objet d’étude ou de faire l’objet encore de critiques
méthodologiques, épistémologiques diverses impossibles à
répondre ou à réfuter adéquatement. On comprend qu’on ne peut
prendre à la légère le travail d’argumentation
Une fois ces principes mis en œuvre, nous avons posé les
bases sur lesquelles d’une part, l’étude peut s’appuyer et se
déployer, et d’autre part, ces points de repère bien établis et
élaborés, nous sommes en mesure de formuler l’hypothèse ou la
proposition de recherche. Celle-ci répond à l’aide d’une
proposition à la problématique et, plus exactement, à une
question spécifique de recherche.
Voyons ce que signifie une Thèse. Il règne en sciences
sociales une certaine confusion quant à la définition et à
l’utilisation des notions suivantes: Thèse, hypothèse et
proposition de recherche. Souvent utilisées, à juste titre, comme
synonymes, elles ont tout de même certaines spécificités propres
qu’il est pertinent d’exposer. La Thèse n’est pas à proprement
parler une hypothèse ou une proposition de recherche, comme
nous le verrons dans les prochaines lignes. Certains pourraient
s’objecter à distinguer, de façon substantielle, une Thèse, une
hypothèse et une proposition de recherche et pourraient être
tentés de demander quelle différence il peut subsister entre
chacune d’elles. Ils ne voient pas l’intérêt d’opérer ces
distinctions puisque l’usage qui habituellement ne le fait pas
aurait finalement peu de conséquence sur la démarche de
recherche. Il est pourtant légitime de poser la question de la
pertinence de les différencier dans un ouvrage consacré à
l’argumentation.
L’argument en faveur d’une telle distinction est toutefois
fort simple. Puisqu’elles présentent des nuances importantes
fondées sur des distinctions assez substantielles au plan
notionnel, il devient essentiel de les dégager, d’identifier les
différences qui les distinguent. L’hypothèse, sa logique et sa
structure argumentatives, diffère de la proposition de recherche
et de la Thèse. Leur nature, leur structure et leurs objectifs
divergent d’une manière assez marquée. Ils n’ont pas la même
extension ni la même consistance. Voyons quelles sont ces
nuances et pourquoi l’hypothèse et la proposition de recherche
s’argumentent différemment.
La Thèse, c’est une affirmation, explication ou signification,
que l’on propose, défend et tente de faire accepter par le ou les
opposants. Le terme vient du grec ancien thesis, qui signifie
«action de poser». Cette définition, un peu courte nous en
convenons, nous permet cependant d’apercevoir à l’horizon de la
compréhension et de l’interprétation sa signification. L’action de
poser, theinai en latin, se rapporte à une proposition qui défend
une position; cette position est assez forte pour que je sois disposé
à la soutenir contre ses adversaires, ses contradicteurs éventuels
ou simplement pour en montrer la vraisemblance. La Thèse a
essentiellement deux caractéristiques: 1) C’est une prise de
position; une affirmation que l’on tient pour vraie ou
vraisemblable sur un objet, un phénomène qui est volontairement
soumis à la vérification, à la discussion ou au débat. 2) La Thèse
exige un raisonnement puisqu’elle est un engagement – du fait
d’être une prise de position que l’on veut prouver – à en garantir
la vraisemblance, la crédibilité ou la plausibilité. De plus, à titre
de prise de position, elle se confronte nécessairement avec
d’autres prises de position. Elle va, par conséquent, heurter
d’autres positions sur la question débattue. Il est donc
indispensable de l’argumenter. L’argumentation, au contraire de
la démonstration, suppose le conflit et la confrontation[31]. Elle
présage fatalement la confrontation et même le conflit; elle
s’élabore dans un contexte de raisonnements et de contre
raisonnements.
La démonstration est plus «calme» et moins «agitée». La
théorie de la démonstration vise, après la formalisation d’un
domaine (la mathématique, essentiellement) de connaissance, à
en vérifier la consistance. La démonstration s’intéresse au
processus par lequel on arrive à la vérité. Une telle définition est
trop limitative au domaine des mathématiques et trop théorique
pour nous servir. Disons plus simplement, au prix d’une grande
réduction de sa signification, qu’elle consiste à établir la vérité
d’une proposition en la déduisant d’autres propositions
considérées comme admises ou acceptées. Elle repose sur la force,
la nécessité, des liens interpropositionnels. La distinction entre
argumenter et démontrer repose ici, à partir d’une simplification
abusive, sur le point de départ. Argumenter pose des prémisses,
en laissant en suspens la question de leur vérité ou de leur
fausseté, alors que la démonstration pose des prémisses
considérées comme démontrées.
La Thèse, c’est ce qu’on retiendra d’une recherche,
correspond grosso modo à l’idée globale que l’auteur veut défendre
parce qu’elle coïncide avec sa position sur cette question. Celle-ci
est beaucoup moins précise que l’hypothèse ou la proposition de
recherche. Générale, il faudra la transformer en une hypothèse ou
une proposition de recherche. D’ailleurs, elle peut donner lieu à
une ou plusieurs hypothèses ou propositions de recherche. Elle
est moins précise sur deux plans; c’est une prise de position sans
que l’on sache encore très bien quel(s) aspect(s) de la réalité elle
met en relation; elle ne permet pas de mener concrètement la
recherche. La prise de position – globale ou générale – exige, on le
comprend mieux maintenant, qu’elle soit opérationnalisée en une
ou plusieurs hypothèses ou propositions de recherche. Par
exemple, j’énonce la Thèse suivante: Dans la société québécoise, la
langue est une variable importante dans le comportement
électoral des Québécois. La proposition est générale; trop pour
qu’on puisse à ce moment-ci construire une démarche de
vérification pertinente et propre à l’explication de la Thèse. La
Thèse devra être opérationnalisée en une hypothèse plus précise
Comme nous l’avons dit précédemment, l’hypothèse est plus
précise et davantage collée à son objet que ne peut l’être la Thèse.
Marie-Fabienne Fortin l’exprime fort justement: l’hypothèse est
l’«[é]noncé formel qui prédit la ou les relations attendues entre
deux ou plusieurs variables. C’est une réponse plausible au
problème de recherche[32].» Dans le même sens, Gordon Mace
explique ce qui suit:
L’hypothèse peut être envisagée comme une réponse anticipée que
le chercheur formule à sa question spécifique de recherche.
Tremblay, Mannheim et Rich la décrivent comme un énoncé
déclaratif précisant une relation anticipée et plausible entre des
phénomènes observés ou imaginés[33].
Pour Madeleine Grawitz, enfin, «[l]’hypothèse est une
proposition de réponse à la question posée. Elle tend à formuler
une relation entre des faits significatifs[34].» En somme, issue du
cadre théorique, l’hypothèse est une réponse affirmative et
concrète ayant une valeur explicative. Une bonne hypothèse
permet surtout d’expliquer un phénomène. Elle est une
opérationnalisation de la Thèse. Plus précisément, et la définition
de Fortin est très complète, elle anticipe la relation entre deux ou
plusieurs variables. Voyons ce qu’il en est.
L’hypothèse met en relation au moins deux variables: 1) Une
variable indépendante. On dit en général que c’est la variable
explicative, celle qui permet de prédire la relation de la variable
dépendante. Elle peut être conçue comme une cause, une
explication, une variation, une influence, etc. 2) Une variable
dépendante. Elle est la conséquence de la variable indépendante
(elle dépend; elle est en réaction à l’action de la variable
indépendante), est celle que l’on cherche à expliquer. L’hypothèse
doit présenter cette relation dans sa formulation et elle doit offrir
une explication, permettre d’établir que la cause opérante est
efficiente ou finale. Par exemple, dans: L’action économique du
gouvernement des États-Unis, plus précisément sa nouvelle
politique sur le bois d’œuvre, entraîne une décroissance de la
production des compagnies québécoises de bois d’œuvre. On
retiendra la variable indépendante: la politique du gouvernement
des États-Unis sur le bois d’œuvre; la variable dépendante:
l’exportation des compagnies québécoises de bois d’œuvre; et le
marqueur de relation: entraîne.
Une hypothèse possède toujours un marqueur de relation.
C’est sa partie la plus décisive. Il s’agit en général du verbe de la
proposition. Il a une grande portée: dire que X est la cause de Y
établit non seulement le type de relation que l’on pose entre X et
Y mais, en même temps, le type d’explication recherché, car le
marqueur de relation en précise la nature. Ici, l’hypothèse affirme
qu’il existe un rapport de cause à effet entre les deux variables. Ce
n’est pas la même chose que dire que X varie selon Y ou que W
influence Z. Dans l’exemple du paragraphe précédant, le verbe
entraîner oriente la recherche dans une direction donnée; on
pense qu’il veut dire que cette mesure économique a un effet
négatif, ici une décroissance de la production du bois d’œuvre
québécois. Sans une telle mesure de la part du gouvernement des
États-Unis, l’exportation du bois d’œuvre va soit augmenter, soit
rester au niveau où elle était précédemment. Donnons encore
deux exemples pour illustrer notre propos.
La première hypothèse est relativement simple: Chaque fois
que l’événement X se produit, l’événement Y se produira. Si les
gens retirent massivement et en même temps leur argent de la
banque, celle-ci fera faillite. On a donc ici une relation de
causalité simple et formalisée: si X alors Y. On ne cherche pas à
savoir pourquoi il en est ainsi, pourquoi les gens agissent de cette
façon. Un deuxième exemple tout aussi simple: Si la plupart des
médias disent qu’un candidat à la présidence a dominé lors d’un
débat des chefs, les gens diront en majorité eux aussi, lorsque
sondés le jour après le débat, que le candidat choisi par les médias
est celui qui, selon eux, l’a emporté. La relation est ici d’influence:
les médias (variable indépendante) influencent l’opinion politique
(variable dépendante) des électeurs. On voit bien l’importance du
marqueur de relation et l’incidence qu’il peut avoir sur
l’argumentaire. On ne cherche pas non plus à savoir comment les
médias possèdent cette influence. C’est là une autre question qui
n’est pas sans intérêt.
Le marqueur de relation définit la démarche à suivre. On
n’argumente pas de la même façon une relation de cause à effet et
une relation d’influence. Sans une définition claire du marqueur de
relation, il est très difficile d’échafauder un argumentaire
rigoureux. Dire qu’une chose en entraîne une autre ne suffit pas;
encore faut-il préciser laquelle et comment. Une fois connus ces
éléments, on a une idée plus précise de la manière dont il faut
argumenter. Reprenons notre exemple. On sait qu’il fixe une
période; celle où les mesures économiques de Etats-Unis sont
entrées en vigueur et le moment où elles ont eu l’incidence que
l’on veut mesurer. Il faudrait ensuite mesurer quantitativement
s’il y a eu décroissance de la production du bois d’œuvre. Puis, il
nécessitera de montrer que les deux sont associées. Enfin, il
faudra démontrer que cette décroissance n’est pas seulement la
conséquence d’un ralentissement saisonnier et d’une industrie en
perte de vitesse. Une telle définition est à chercher dans des
cadres d’analyse ou à bâtir soigneusement.
Nos exemples l’illustrent bien: sans une idée claire et précise
de ce que veut dire la causalité et surtout d’opérationnaliser ce
lien, on voit bien la difficulté que pose l’argumentation du
premier exemple. Comment, à partir de mes recherches, des
données colligées et agrégées, j’établis un rapport de causalité
assez fort pour que ma Thèse, de dubitative, devienne plausible. Il
ne faut pas croire que l’influence est plus facile à argumenter.
C’est une chose très difficile de montrer que les médias
influencent nos idées et nos comportements. Ce n’est pas faute
d’avoir essayé en ce qui concerne les débats télévisés opposant les
chefs des différents partis lors d’une campagne électorale. Que
veut dire exactement influencer? Conforter certaines personnes
dans leur opinion, les faire changer d’idée ou simplement les
amener à voter alors que tel n’était pas leur intention, ou encore,
et ce ne serait pas rien, seulement les attirer à regarder le débat
entre les chefs? Que dire enfin d’un marqueur tel que entraîner? Il
faudrait d’abord définir le terme entraîner: nature, étendue; et le
terme négatif qui l’accompagne (qui conduit les exportations vers
la baisse): une diminution qui ne soit pas liée à une conjoncture
habituelle. L’argumentaire devra montrer le lien entre la
politique économique des États-Unis et la baisse des exportations.
Suivant cette logique, on explique une hypothèse. Le verbe
expliquer signifie ici «rendre intelligible un phénomène (un objet)
en le rapportant à sa cause opérante». L’explication est-elle
suffisante pour qu’on accepte comme vraisemblable l’hypothèse?
La question est fort pertinente et, pour plusieurs, la réponse
affirmative est suffisante. Pour d’autres, des philosophes surtout,
l’explication est impossible. Parler de cause renvoie à des
questions philosophiques difficiles à trancher. À une cause, on
peut toujours en trouver une autre, et la régression est infinie
sans même passer par des registres différents d’explication. Ce
faisant, on sort du domaine de notre hypothèse[35]. Laissons ici
ces considérations philosophiques, et demandons-nous – une fois
l’hypothèse expliquée, l’événement rapporté à sa cause opérante
– ce que nous pouvons faire de plus. Nous verrons dans le
chapitre 4 qu’il faut maintenant l’argumenter et comment on
peut le faire.
Il arrive assez souvent, compte tenu de la nature des
recherches en sciences sociales (qualitative), que l’on doive
formuler des propositions de recherche plutôt que des hypothèses. Il
existe une longue tradition philosophique et épistémologique qui,
posant la spécificité des objets des sciences de l’esprit, humaines
et sociales, fait appel à un autre principe d’intelligibilité. Elle
propose de substituer à l’explication la compréhension, qu’on
pourrait signifier ainsi: expliquer par les raisons[36]. La
compréhension procède autrement que l’explication, elle,
cherche à saisir un phénomène dans sa totalité à l’aide des
significations intentionnelles. Elle s’intéresse aux significations,
au sens que donnent les individus à leur activité, à leur
comportement, à leur action dans le monde (faire correspondre
une idée au phénomène; s’imprégner du phénomène et en saisir
le sens pratique). La recherche sociale ne fait pas différemment;
elle donne aux choses, aux phénomènes une signification. Celle-ci
devra être argumentée pour se faire accepter des opposants et de
la communauté scientifique; la compréhension ne vise pas à
rapporter un phénomène à sa cause. Bien au contraire, elle
cherche à répondre à la question: Pourquoi la signification –
proposition de recherche – que vous proposez de tel ou tel
phénomène est-elle plus crédible qu’une autre? Comprendre,
comme mot d’action, veut dire «chercher les significations
immanentes qui rendent intelligible le phénomène – action,
événement, comportement, etc. – humain». Par signification
immanente, nous voulons dire celle qui appartient aux
phénomènes eux-mêmes, qui ne se rapporte qu’à soi. Nous
sommes dans une logique de preuve plutôt que de vérification.
Mais que faut-il entendre par proposition de recherche?Une
proposition en logique est un jugement susceptible d’être vrai ou
faux. Cet énoncé s’applique au calcul des propositions. Il faut
l’entendre ici dans un sens un peu différent. Une proposition de
recherche consiste essentiellement en un énoncé – phrase ayant
un sens – répondant d’une manière affirmative à une question
spécifique de recherche en lui donnant une signification
originale. Si elle ne comporte pas à proprement dit de variables
comme l’hypothèse, elle met surtout en lumière les raisons – les
motifs, les intentions, les résolutions, etc. – qui rendent
intelligible ou permettent de comprendre le phénomène
considéré[37]. Parmi ces raisons, il y en a une qu’il faut exposer
brièvement car elle permet de comprendre ce que fait une
proposition de recherche qui se construit sur l’énoncé d’une
signification.
L’intentionnalité[38] renvoie à une propriété de «la
conscience d’être consciente de quelque chose». La définition
mérite un éclaircissement car on voit mal quel lien
l’intentionnalité entretient avec la signification. Il est de deux
ordres: d’abord, la conscience de quelque chose oblige celle-ci à
sortir d’elle-même. On a conscience de quelque chose sans pour
autant nier le fait que la conscience peut être consciente d’elle
même. Ce «quelque chose» ne vient pas à la conscience par
hasard; il relève d’une intention ou d’une visée de la conscience.
Celle-ci ne devient elle-même qu’à travers cet autre. Ensuite, cette
chose qui est visée par la conscience n’existe que par l’action de
celle-ci. Sans la conscience, elle n’existe pas à proprement dit. Il
ne s’agit pas de nier l’existence objective du monde, mais
d’affirmer que c’est l’attribut le plus pauvre de la chose. Sans
l’existence de la chose pour moi, sans la visée de ma conscience,
celle-ci ne peut acquérir un niveau d’existence plus subtil, plus
complexe. Elle reste une chose pour elle-même, inconnaissable.
C’est à cette frontière, en ce lieu de friction – conscience et
objet –, qu’apparaît l’intentionnalité. Comment en effet les deux
peuvent-elles entrer en friction? L’intentionnalité est ce qui
permet l’échange, l’interaction, entre la conscience et le monde.
Elle est l’acte qui conduit la conscience vers son objet, lequel
arrive à la conscience comme sens pour elle. Il advient comme
sens et c’est ainsi que je peux le comprendre. La signification joue
un rôle majeur dans l’existence de tout ce qui compose le monde.
C’est ainsi qu’une partie des sciences sociales conçoit la
recherche. Elle l’envisage comme recherche de sens, une
connaissance plus complète parce qu’elle considère la totalité de
l’existence à la seule objectivité de la chose, limitée à ses attributs
mesurables. En ce sens, on préférera formuler des propositions de
recherche plutôt que des hypothèses. C’est ce que l’on trouve
dans la majorité des mémoires et des thèses en sciences sociales.
La proposition de recherche, à la différence de l’hypothèse
qui explique, vise la compréhension. Comprendre un phénomène,
on l’aura compris, ce n’est pas l’expliquer. Il s’agit de deux
approches fort différentes. La compréhension d’un phénomène
consiste plutôt à déchiffrer ou décoder ce phénomène (faire
correspondre une idée au phénomène; s’imprégner du
phénomène et en saisir la signification pratique). Le terme
comprendre veut dire étymologiquement «se mettre à la place de».
L’approche consiste à trouver la signification qui donne sens au
phénomène étudié. Autrement dit, il s’agit d’en rendre raison, de
s’identifier aux significations intentionnelles.
Le proposant formule pour sa part une proposition de
recherche à l’aide d’une signification qu’il prête à son objet: la
signification, ce qu’une proposition peut faire connaître, les
raisons d’un comportement, d’un phénomène, d’une action, etc.
Proposition qu’il s’agira aussi d’argumenter. C’est ce qu’on
appelle généralement comprendre. Une proposition de recherche
est un énoncé de sens et ne peut rarement être expérimentée,
démontrée ou vérifiée. Elle sera plutôt argumentée.
Il faut partir du fait que l’hypothèse ou la proposition de
recherche est, temporairement, posée comme crédible ou
plausible. Elle sera validée d’une manière plus forte par la suite
grâce à la démonstration argumentative. Ce point de départ
donne donc, stratégiquement, un poids argumentatif très fort
puisque théoriquement la logique veut que le candidat à la
maîtrise ou au doctorat – le proposant – ne présume pas que
l’hypothèse ou la proposition de recherche est fausse et qu’il doit
démontrer sa vérité. C’est tout le contraire qu’on lui demande.
Nous partons du fait que l’hypothèse ou la proposition de
recherche est vraisemblable ou crédible et qu’on doit fournir les
arguments rationnellement justifiés pour la défendre[39].
C’est à partir d’ici, après ce travail, disons, méthodologique,
que commence à proprement parler l’argumentation. C’est une
fois la Thèse énoncée que l’hypothèse ou la proposition de
recherche est formulée. Nous l’avons dit, l’argumentation
soutient, appuie, voire positionne la Thèse. Son fondement et son
objectif sont de faire accepter la Thèse par les opposants et même
de les convaincre de la valeur de celle-ci. Généralement, un
raisonnement argumentatif se construit en deux étapes. La
première étape est le raisonnement argumentatif lui-même, que
nous qualifions d’argumentation primaire puisqu’il est le
fondement, la manifestation si l’on veut, de l’argumentaire. Il est
en quelque sorte la démonstration[40] de la Thèse, de l’hypothèse
ou de la proposition de recherche. Il fait appel à des
raisonnements, puisque la Thèse exige la garantie de sa
vraisemblance ou sa crédibilité. La seconde étape,
l’argumentation secondaire, se compose des exemples qui
viendront soutenir, démontrer, faire coller une «image» au
raisonnement. L’exemple est un procédé rhétorique fort efficace
dans un argumentaire. Son pouvoir de persuasion est ainsi très
grand. Ce serait dommage de ne pas l’utiliser.
L’argumentation dite primaire est donc ce lieu où l’on
explicitera, dans une certaine mesure, la Thèse et où, du coup, on
élaborera un raisonnement structuré pour démontrer et faire
accepter celle-ci par les opposants. L’argumentation est en fait
l’exposition et le déploiement d’un raisonnement construit dans
le respect des règles de la logique. Substantiellement,
l’argumentaire se construit selon trois niveaux. Le premier est le
niveau «interne», le raisonnement lui-même. Il englobe les
données et les faits retenus à titre d’argument ou de jugement
dans le raisonnement. Il est important de s’assurer de la
pertinence des faits et des jugements en fonction de la Thèse.
C’est le premier critère d’un bon raisonnement; les jugements qui
le constituent ont un lien direct et nécessaire avec la Thèse. Un
lien nécessaire signifie qu’en son absence, il devient difficile sinon
impossible de défendre la Thèse. Le choix des arguments, des
jugements, est donc très important.
Le second est le niveau «externe»: il concerne surtout le type
de raisonnement logique utilisé: déductif, inductif ou abduction.
Nous allons revenir sur les types de raisonnements; disons
simplement que le syllogisme est essentiellement déductif. Cela
dit, il n’est pas exclu d’utiliser un raisonnement inductif.
L’abduction, pour sa part, est malheureusement peu utilisé en
sciences sociales[41]. Il porte aussi sur l’organisation hiérarchique
des jugements. Cette question sera abordée aux chapitres 3 et 4.
Le troisième niveau est davantage associé à la rhétorique. Il
faut le mentionner car il porte sur les exemples. Nous l’avons dit,
ceux-ci rendent accessible, plus claire grâce à l’illustration qu’ils
proposent une explication ou facilitent grandement la
compréhension. Techniquement, un argumentaire ne comporte
que des jugements; mais pourquoi se passer d’exemples qui ne
peuvent que renforcer nos raisonnements en les rendant plus
convaincants?
Récapitulons. L’argumentaire est un raisonnement rigoureux
et structuré fondé sur une démarche cohérente et rationnelle qui
vise à faire accepter, voire convaincre, une idée ou une position
(ici la Thèse, l’hypothèse ou la proposition de recherche). Bien
charpentée, elle comporte trois niveaux qui entretiennent entre
eux des relations et des liens et qui, bien articulés, donnent force
de démonstration et de persuasion. Précisons encore ceci. Il faut
se rappeler que l’argumentaire est un champ logicocognitif et
démonstratif qui découle indirectement d’un problème auquel il
n’y a pas de solution satisfaisante trouvée. L’hypothèse ou la
proposition de recherche est une réponse à la problématique de
recherche et l’argumentaire est le «support démonstratif» de
celle-ci. Découlant donc d’un besoin scientifique mais tout en
étant «enfanté» dans la problématisation, l’argumentaire devra
s’édifier avec cette lourde considération théorique et
méthodologique, par exemple, en choisissant les concepts
pertinents au problème identifié ou encore en élaborant
hiérarchiquement les jugements, arguments ou la structure
argumentative en fonction de la problématique.
Nous avons dit peu de choses sur l’opposant même s’il
représente un élément structurel très important de
l’argumentaire. La raison est simple: son rôle sera abordé au
chapitre 4. Pour éviter des répétitions inutiles, nous n’avons fait
ici que mentionner son existence.
ARGUMENTAIRE ET RAISONNEMENT
Les raisonnements font appel à des faits, des dates, des lieux, des
traités; ils utilisent aussi des discussions très précises sur le système
houphouëtiste, la période de transition, les Accords de Marcoussis,
etc., que l’auteur explique, analyse. Il cherche avant tout à faire
comprendre. L’ensemble s’organise de la manière suivante: le système
houphouëtiste gouverne le pays et l’auteur cherche à montrer qu’il tire
à sa fin. Il le fait: 1) En observant les nombreuses crises qu’il n’arrive
pas à régler. En montrant que celles-ci conduisent à un coup d’État
militaire bien accueilli par la population. Ce dernier conduit à la
politique de refondation, une période de rupture politique proposant
de nouvelles institutions politiques pour la Côte d’Ivoire. Un tel
changement n’est pas sans avoir une incidence négative pour la
France. Incidence que l’auteur observe: 1) Par une tentative de coup
d’État contre le gouvernement Gbagbo. 2) Par le déclenchement de la
guerre «interne»; les rebelles s’opposant au Président contrôlant une
partie du nord du pays. Par l’intervention militaire française en Côte
d’Ivoire. 4) Il analyse ensuite la manière dont la guerre est utilisée
comme mécanisme de régulation politique de la Côte d’Ivoire.
Il s’agit de montrer le lien qui unit ces différentes parties de la
structure argumentative, les liens de «probabilité» ou de
vraisemblance assez convaincants pour qu’on puisse accepter la Thèse
«Le conflit ivoirien est un mécanisme militaire et politique de
régulation de l’houphouëtisme destiné à contrôler la refondation, en
vue d’assurer la reproduction du système de dépendance structurelle
de la Côte d’Ivoire de la France[95].» L’auteur vise à l’aide des
raisonnements pour chaque sous-thèse à élaborer une preuve qui
permet de mieux comprendre ce qui s’est passé et de rendre plausible,
crédible ou vraisemblable la proposition de recherche, la
compréhension qu’il nous propose.
Avec ces deux exemples, on espère avoir mis en évidence les
premiers éléments du raisonnement, d’avoir montré avec quels faits il
faudra compter pour bien argumenter sa thèse. On souhaite qu’on
comprenne mieux où doivent s’établir les liens de nécessité pour
argumenter solidement son hypothèse ou sa proposition de recherche.
Une question se pose d’emblée: combien d’arguments faut-il avoir
pour établir une preuve solide? Il existe toujours une multiplicité et
une diversité de faits[96]. La chose est encore plus vraie si on traite de
la société ou de politique. Il y en a tellement qu’il serait pratiquement
impossible de ne pas en trouver un ou même plusieurs qui soutiennent
notre hypothèse ou notre proposition de recherche. Si c’est le cas, il
faut alors se demander: faut-il prendre tous les faits? La réponse est
évidemment négative. Alors quels sont ceux que nous devons retenir?
Il faut garder les faits pertinents. La réponse est trop sibylline
pour être complète. Qu’est-ce qu’un fait pertinent? Qui décide qu’un
fait est pertinent?La difficulté de répondre à une telle question tient à
deux choses: la multitude et la diversité des faits impliquent qu’il
puisse en exister plusieurs qui soient pertinents par rapport à notre
hypothèse ou notre proposition de recherche. Mais ce ne peut être là
une raison valable ni même un critère pour décider des faits
pertinents. La pertinence d’un fait dépend du cadre référentiel adopté
ou de la théorie qui a présidé à la formulation de l’hypothèse ou de la
proposition de recherche[97]. Cependant, une telle réponse ne résout
rien car la théorie oriente la recherche vers certains faits qui rendront
l’hypothèse ou la proposition de recherche vraisemblable au prix de
tous les autres qui la contrediront. De plus, peu de modèles en sciences
sociales exposent leur théorie des faits sociaux pertinents. On ne sait
jamais pourquoi tel fait est choisi et non tel autre. Que faire si l’on veut
éviter cette situation? Une chose est certaine: pour qui veut traiter de
la crise en Côte d’Ivoire en soutenant que la France cherche à
maintenir et à sauvegarder sa domination politique et économique sur
ce pays, les faits sociaux pertinents à retenir concernent:
1. Le système houphouëtiste et sa signification: Quelle place
occupe-t-il dans la société ivoirienne? Quel mode de régulation
sociale autorise-t-il? Quels sont les intérêts économiques,
politiques qui l’organisent et le structurent?
2. La guerre «interne» et sa signification: Comment expliquer
cette guerre «interne»? En quoi est-elle liée aux intérêts
économiques et politiques de la France et non à ceux des
groupes sociaux de la société ivoirienne?
3. Les liens que l’on peut établir, qui doivent avoir une certaine
part de nécessité, entre la signification du système
houphouëtiste que l’on a établie et celle de la guerre «interne»
que l’on a proposée.
C’est donc dire qu’argumenter ne se limite pas seulement à
l’exposition de faits ou d’une suite de données. Il n’est même pas
certain que le nombre (quantité) de faits présentés ait une quelconque
importance quant à la valeur de l’argumentation. Il faut respecter un
ordre hiérarchique dans l’exposé des arguments. Il est indispensable
que les faits ayant un lien de nécessité fort avec la Thèse soient d’abord
présentés. Ceux dont le lien est plus faible suivront jusqu’au point
d’ignorer les plus faibles. En effet, il faut présenter les faits qui
permettent d’établir le bien-fondé ou non de notre hypothèse ou
proposition de recherche dans un raisonnement. Les raisonnements
sont eux-mêmes organisés en une preuve.
Est-ce là l’essentiel de la preuve? La réponse à cette question est
négative. Nous avons dit plus haut que la preuve comporte une
dimension rhétorique. Une fois établie, encore faut-il être en mesure
de la faire accepter. Or les arguments, contrairement à ce que l’on croit
généralement, ne suffisent pas. Il faut faire appel à la rhétorique.
ÉCRIRE POUR CONVAINCRE
La rhétorique de l’écriture
4.2.1. La prolepse
Nous en avons déjà parlé sans vraiment le nommer. La prolepse consiste
à faire une objection à son propre raisonnement[112]. C’est
certainement le procédé le plus efficace pour étoffer son argumentaire.
La prolepse est une anticipation; en construisant notre raisonnement,
on prévient l’objection que l’on pourrait nous opposer. Elle a au moins
deux fonctions pour le proposant: elle l’oblige à revoir et repenser son
raisonnement pour voir s’il est capable de surmonter l’objection. Elle
permet d’étoffer son raisonnement en voyant ses failles ou ses
faiblesses. La prolepse fonctionne en général in absentia, c’est-à-dire que
je ne suis pas obligé de l’énoncer clairement dans le raisonnement.
L’objection est une idée abstraite faite par un opposant
imaginaire. Cela dit, elle peut être utilisée à titre de procédé rhétorique
comme un élément important du raisonnement. J’énonce l’objection
qu’on pourrait faire au raisonnement que je construis. Nous l’avons vu
au chapitre 3. En l’énonçant, je peux parer l’objection dans mon
raisonnement. Il y a une autre variante de la prolepse. Il est aussi
possible d’énoncer et puis de réfuter l’objection. Ce procédé rhétorique
est très habile. Je démontre que je connais les objections importantes
qu’on peut me faire et que je suis en mesure de les réfuter par de
nouveaux arguments qui militent en faveur de la Thèse que je soutiens.
Non seulement je connais les objections qu’on peut me faire, mais je les
réfute immédiatement. J’offre par la même occasion de nouveaux
arguments pour défendre ma Thèse. Ce faisant, je renforce la Thèse ou
la sous-thèse du chapitre ou de la partie que j’argumente. À titre
d’exemple: «Certains pourraient s’objecter, s’agissant de la
paradiplomatie identitaire, qu’elle représente un concept qui n’ajoute
pour ainsi dire rien de nouveau aux potentialités que recèle déjà la
doctrine Gérin-Lajoie[113].»
On voit nettement dans cet exemple la référence à un opposant –
«[c]ertains pourraient s’objecter» – qui n’est pas spécifié. Cela dit, cette
prolepse repose sur une connaissance approfondie de la littérature et
des débats sur la paradiplomatie.
Il existe d’autres façons de réfuter une objection. On peut
procéder en utilisant le raisonnement par l’absurde. Cette fois-ci, il
faut démontrer que l’objection est absurde et qu’il faut retenir la Thèse
que l’on propose. Le procédé est relativement simple. Il
[…] consiste à prendre pour hypothèse une thèse divergente de
celle que l’on soutient et à montrer que les conséquences
auxquelles elle conduit sont absurdes, c’est-à-dire incompatibles
avec ce que présuppose la thèse posée au départ, ou dénudées de
sens, voire impossibles[114].
Ce procédé doit être utilisé judicieusement; l’hypothèse réfutée
doit avoir un lien avec notre Thèse et surtout il faut absolument éviter
la caricature. C’est toujours facile de simplifier ou d’exagérer à
outrance une Thèse opposée pour ensuite la réfuter. Par exemple, dire:
le relativisme affirme que tout se vaut (hypothèse adverse) alors, sur la
base de cet énoncé, il n’y aurait aucun problème à traiter un être
humain comme une chose ou un objet et à prétendre que le relativisme
conduit à des formes destructrices de nihilisme. C’est une
simplification exagérée du relativisme car la conséquence, malgré ce
qu’on peut en dire, n’est pas une conclusion logiquement nécessaire de
la prémisse. C’est un bel exemple de paralogisme.
On pourrait aussi montrer qu’une objection à notre Thèse se
réfute elle-même, par exemple dire: «La science est un discours
normatif qui sert les intérêts des plus puissants.» L’objection est
relativement facile, on peut questionner la valeur d’un tel énoncé car il
repose lui-même sur la défense d’intérêts normatifs dont on peut
questionner le bien-fondé surtout qu’il ne prétend aucunement
échapper au jugement normatif. Il faut qu’il affirme la supériorité de
certaines valeurs sur d’autres. Cela ne pose pas en soi de problème si ce
n’est son incapacité à fonder ultimement cette supériorité. Il est
difficile de faire autrement car il n’existe aucun fondement définitif
pour les valeurs. Le piège est inévitable.
Si la prolepse est le procédé le plus utile, ce n’est pas le seul. Cette
fois nous aborderons quelques procédés rhétoriques dont il faut se
méfier. On les utilise sans toujours s’en rendre compte et/ou dans une
volonté de manipuler. Un raisonnement, avons-nous répété à maintes
reprises, repose sur des liens de nécessité entre la Thèse et les
arguments et entre les arguments. Il y a un certain nombre de
difficultés qu’il faut savoir prévenir: les relations quasi-logiques. Il y a
en trois que nous voulons souligner plus particulièrement: la
contradiction, le renversement, l’autodestruction.
Il peut paraître étrange de parler de contradiction à propos d’un
raisonnement. Il arrive plus souvent qu’on ne le pense qu’une telle
chose se produise. Est-il possible par exemple d’affirmer que tel auteur
est un postmoderne différent des autres postmodernes sans posséder
les caractéristiques de ce mode de penser? Comment être une chose
sans l’être? Par définition s’il est différent, il n’est pas postmoderne
puisque l’être c’est rassembler sous une même unité ce qui est
semblable. Comment lever cette contradiction? Il faudrait bien
expliquer en quoi il l’est et en quoi il diffère tout en étant
postmoderne. Pourquoi l’associer à ce mode de penser? Il y a peut-être
à cela de multiples raisons, mais aucune ne semble pertinente et
rigoureuse. Ce type d’explication devient rapidement sans intérêt. Plus
généralement, pour éviter les contradictions, le plan argumentatif est
un outil inestimable. Le recul qu’il permet sur le raisonnement devrait
suffire à lever les contradictions les plus apparentes. Faites lire votre
texte par une autre personne, votre directeur par exemple, en lui
demandant s’il ne voit pas de contradiction dans votre raisonnement.
Il n’est pas obligatoire que ce lecteur soit un spécialiste de la question.
On veut seulement que la personne sollicitée identifie de possibles
contradictions.
Le renversement. Il nous arrive de formuler des énoncés sans se
rendre compte que ces conséquences peuvent s’appliquer à notre
raisonnement. Le cas le plus flagrant est certainement celui d’un
individu qui, en politique, affirme que tout gouvernement est
corrompu et quelques mois plus tard il est élu au gouvernement. Si
tout gouvernement est corrompu, pourquoi le sien ne le serait-il pas?
N’a-t-il pas été le premier à le dire? À dénoncer les autres, on risque de
subir le même traitement. Ce n’est pas grave de se faire critiquer, c’est
plus gênant de se faire servir sa propre médecine. Il ne peut s’en tirer
qu’à l’aide de paralogismes ou de sophismes. Son argumentaire et ses
raisonnements deviennent, par le fait même, plus faibles et moins
pertinents. Son pouvoir de persuasion est amoindri.
L’autodestruction. Il faut être très prudent lorsqu’on s’attaque à des
théories ou à des systèmes théoriques. La critique ou la remise en
cause semble souvent facile. Toute critique doit s’assurer que ses
propres fondements sont solides. À défaut de quoi la critique se
retourne contre soi. Critiquer le constructivisme en affirmant qu’il n’y
a pas que des discours soulève le problème de sa propre formulation.
Mon propos est lui-même énoncé dans un discours. Dire que l’état
d’anarchie n’existe pas soulève la question de ce qui existe alors et de
la réalité de cette réalité. Cette question de la réalité de la réalité est
d’ordre philosophique et épistémologique; elle fonde les mises en
cause des constructivistes. Elle relève de la question des fondements. Il
est très difficile d’éviter la question des fondements et de
l’impossibilité d’établir ultimement toute proposition. On peut le faire
de deux façons. Soit on refuse d’aborder cette question et le problème
persiste. L’ignorer ne change rien à l’impossibilité de fonder. Soit, au
contraire, on l’accepte et alors il faut admettre notre impuissance et
ses conséquences, ce qui est plus rare.
Dans ce cas, pour la majorité des théories en sciences sociales, on
traitera l’état d’anarchie comme un postulat, c’est-à-dire une
proposition considérée comme un principe de déduction. Soit on
l’admet et alors on peut à partir d’elle déduire un certain nombre de
conséquences, par exemple, dire qu’avant l’état de société, il y avait un
état de nature anarchique est un postulat à partir duquel on peut tirer
de nombreuses conséquences: état de guerre et de conflits, menace de
mort, désordre, nécessité d’un État capable d’imposer un ordre, etc.
Soit on le refuse alors la suite du raisonnement ne tient plus; s’il n’y a
pas d’anarchie, il n’y a rien à dire sur la nécessité d’un État possesseur
du monopole de la violence légitime. Ou, enfin, on accepte les
conséquences – État de guerre de tous contre tous, violence, État
imposant l’ordre – comme postulat et on essaie de construire avec tous
ses postulats un raisonnement de nature théorique.
Dans le même ordre d’idée, il n’y a pas beaucoup d’intérêt à
critiquer ou à réfuter un postulat. Ce n’est pas impossible car on
n’adhère pas à ces conséquences. On peut alors le refuser et en
proposer un autre, c’est-à-dire un autre principe de déduction plus
conforme à nos croyances. Est-il possible de ne pas en avoir? À cette
difficile question, il existe dans la littérature de nombreux débats.
Disons simplement qu’en science, la chose paraît impossible puisque
les théories scientifiques sont en général des systèmes formels, fondés
sur des principes déductifs.
Quelle leçon devons-nous retenir à la suite de ces exemples de
contradiction, de renversement et d’autodestruction? Il y en a au
moins deux. À proprement parler, il s’agit surtout de formules, à
l’occasion des mots d’esprit dont la visée est de frapper les esprits; ce
ne sont pas des arguments. Elles créent plus de problèmes qu’elle
n’arrivent à convaincre. Il est très difficile d’argumenter ou même de
persuader, et c’est la deuxième leçon, avec des slogans ou des formules
politiques. Le mémoire de maîtrise ou la thèse de doctorat n’est pas le
lieu pour ce type de littérature. Il vaut mieux les éviter.
4.4. Le plan[117]
Opérationaliser une structure argumentative, communément appelée
un plan, peut faire sourciller bien des candidats à la maîtrises ou au
doctorats certains voient ce travail comme une surcharge de labeur
inutile à la rédaction du travail scientifique. Bien que nombre de
chercheurs édifient leur structure argumentative au fur et à mesure
que s’élabore leur argumentation, voire qu’ils rédigent leur étude,
cette méthode de travail sans plan peut entraîner des difficultés de
rédaction, voire des risques d’embûches méthodologiques importants.
Il n’est pas rare de rencontrer dans le travail scientifique des
difficultés quant à la recherche d’une structure logique du
déploiement du mémoire ou de la thèse, ou quant à l’intégration par le
chercheur d’une ligne directrice cohérente et linéaire de l’étude, tout
en risquant de sombrer dans une «[…] surcharge cognitive, c’est-à dire
d’avoir à (A) chercher des idées, à (B) réfléchir à leur organisation, et
[…] à (C) songer à intégrer sa pensée[118]», ses idées, en mots, en
phrases, en «points», en sections, en chapitres, etc. Pour éviter de tels
problèmes, la fonction d’un plan peut s’avérer un outil intéressant
pour l’élaboration et la rédaction du mémoire de maîtrise ou de la
thèse de doctorat.
Mais en quoi consiste substentielllement cette tâche? Il s’agit de
faire un canevas dans lequel on organise, ordonne et structure les
différentes idées et les différents éléments – idéalement de façon
logique (ici un enchaînement des idées) – que nous croyons essentiels
d’intégrer et de traiter dans notre étude. Le plan comportera donc un
ensemble d’«idées» et d’«éléments» ayant un rapport direct avec
l’objet détude, mais également donnera une certaine «organisation» et
une certaine «structure» à l’étude, ordonnant les idées et les éléments
dont nous envisageons le déploiement et l’exploration dans le mémoire
ou la thèse. Cet ensemble de dispositions peut prendre différentes
formes – selon la manière dont nous projetons d’examiner l’objet
étudié. Par exemple, il est possible de dresser un plan chronologique
en classant les différents éléments que nous avons l’intention de
manipuler dans le mémoire ou la thèse selon une logique temporelle
(disposition dans le temps croissant ou décroissant), ou encore par
thème en organisant les idées selon leur nature et leur possible affinité
didactique. L’utilisation d’un plan procurera donc une première
organisation structurelle de l’étude et, du fait même, des arguments,
tout en jouant minimalement le rôle de guide ou de tuteur au
chercheur – celui-ci pouvant suivre une ligne directrice rigoureuse et
même projeter le déploiement global du travail scientifique.
Il est possible de faire appel au plan dans la structure même du
mémoire de maîtrise ou de la thèse de doctorat. Cette méthode, cette
forme de réthorique de l’écriture, consiste à annoncer et à identifier
dans l’introduction de chaque chapitre les principaux axes traités,
éléments et points importants de celui-ci en indiquant ses intentions et
ses paramètres épistémologiques. Il est également possible de faire
mention de ces arguments centraux ainsi que des concepts
fondamentaux que l’on y retrouve (idéalement en les définissant
succintement). Ce travail méthodologique permettera de plus
facilement disposer les opposants à l’ensemble de la démonstration
argumentative que l’on retrouve dans le chapitre, ainsi qu’à la
compréhension de la démarche et du raisonnement de celui-ci, puisque
nous leur en indiquons les points référentiels essentiels à observer.
Un «plan introductif» (plan en introduction de chapitre) peut
permettre aux opposants de se rapporter plus facilement aux idées
centrales du chapitre. Il peut aussi faciliter, cognitivement, les
passages entre les arguments d’un même chapitre, voire entre les
passages d’un chapitre à un autre. Enfin, un «plan introductif» peut
favoriser la mémorisation des arguments, des idées, des éléments, etc.,
que l’on retrouve dans chacun des chapitres. La formalisation d’un
«plan introductif» peut donc devenir un facteur de clarification, de
compréhension, voire de persuasion, procurant ainsi une plus grande
efficacité aux arguments[119]. Voici un exemple tiré du livre de Luc
Bernier, De Paris à Washington:
Dans ce chapitre, nous faisons état, dans un premier temps, de la
façon dont les relations internationales du Québec ont été
étudiées au cours des dernières années en soulignant tout d’abord
que ce que fait le Québec serait sûrement moins négligé s’il
n’agissait pas dans le cadre constitutionnel canadien actuel mais
bien comme un État souverain. Dans un deuxième temps, nous
décrivons les approches utilisées pour étudier ce qui se fait. Enfin,
dans un troisième temps, nous présentons le modèle que nous
comptons utiliser dans le présent ouvrage pour étudier la
politique internationale du Québec. Nous proposons ce modèle
parce que, comme nous le verrons dans ce chapitre, les approches
privilégiées par la littérature traitant des relations
internationales sont peu adaptées à l’étude de ce que fait un État
non national comme le Québec[120].
Également, il est possible, pour donnner encore plus de force à
cette méthode, en entrée en matière de ce «plan introductif», de faire
un bref retour sur le chapitre précédent. Il s’agit de souligner et de
faire ressortir le noyau central ainsi que ses points forts tout en faisant
les liens avec les éléments du chapitre qui suit (tel que suggéré plus
haut). Ce travail aura un effet pédagogique, voire réthorique,
intérressant puisqu’il mettra en relief les repères conceptuels et
argumentatifs souhaités par le chercheur, attirant ainsi davantage
l’attention des opposants sur les composantes voulues des chapitres en
plus de faciliter la «rétention d’information» espérée par le candidat.
4.5. L’écriture[121]
Nous avons présenté fort peu de procédés rhétoriques; le temps et
l’espace manquent pour en aborder d’autres. Il faut maintenant parler
de l’écriture du mémoire de maîtrise ou de la thèse de doctorat, de
l’organisation du texte pour persuader. Nous allons proposer une
démarche assez classique, mais facile à comprendre. Il y a d’abord ce
qu’il est convenu d’appeler la convention d’auteur. Le proposant doit
clairement établir ce qu’il a fait dans sa recherche et comment il l’a
fait. L’une des critiques les plus souvent adressées au proposant: «Vous
auriez dû faire ceci ou cela ou aborder telle ou telle question.» La
recherche prête d’autant plus le flanc à ce type de remarque que le
proposant n’a pas clairement balisé sa recherche. C’est important de le
faire pour éviter le type de critique «vous auriez dû faire…» et surtout
pour disposer l’opposant ou le lecteur à accepter et à évaluer la
recherche qu’il a réellement faite.
Que doit-on trouver dans la convention d’auteur?D’abord, il faut
que soient précisés le sujet et l’objet de la recherche. Il est bon de
rappeler la question spécifique. Celle-ci précise bien l’orientation du
travail. Ensuite, il faut exposer sa démarche; quelle réponse on a donné
à la question spécifique (hypothèse ou proposition de recherche) et
quelle sera notre démarche pour argumenter la Thèse. Enfin, il est bon
de préciser en anticipant les questions du type «Vous auriez dû…», de
délimiter la recherche, ce qu’on a choisi de ne pas faire et d’expliquer
pourquoi on a fait ces choix théoriques ou méthodologiques plutôt que
d’autres.
La rédaction du mémoire de maîtrise ou de la thèse de doctorat
est assez similaire à la visite guidée. Lorsqu’on fait une visite guidée
d’un musée, le guide annonce toujours à l’avance ce que l’on va
regarder dans telle ou telle salle. Il précise même le ou les tableaux que
l’on va examiner. Il prend soin de nous dire ce que l’on doit observer. Il
dirige la visite en laissant le moins possible les visiteurs dans
l’ignorance. Il explique les choses à voir avant qu’ils ne les voient. Le
procédé nous semble intéressant et efficace. Le proposant est le guide;
il nous indique le chemin à suivre. Sa démarche est certainement
présentée dans l’introduction où il rappelle, comme on vient de le dire,
sa problématique, sa question spécifique de recherche, son hypothèse
ou sa proposition de recherche. Cette connaissance est fort utile pour
appréhender la suite du raisonnement. Nous croyons qu’il est aussi
important de présenter trois choses pour chaque chapitre ou partie.
Cette présentation peut être considéré comme l’introduction du
chapitre ou de la partie: 1) Il est bon de rappeler à quelle question
(sous-thèse) ce chapitre va essayer de répondre. 2) Il est également
profitable de dire rapidement quels sont les arguments qui seront
utilisés pour répondre à la question. Il n’est pas nécessaire de tous les
présenter, mais de donner une idée sur le ou les raisonnements qui
seront employés. 3) Enfin, montrez brièvement comment vous allez
construire votre argumentaire. Il faut montrer à l’opposant que vous
avez réfléchi sur la manière d’argumenter ce chapitre. Ce n’est pas le
hasard qui guide votre démarche.
Une fois cette brève introduction complétée, qui tient en une
page ou une page et demi, on commence avec la présentation du
premier argument. Nous avons parlé plus haut des types de preuve. À
vous de choisir celle qui vous paraîtra la plus convaincante. C’est le
moment d’utiliser la prolepse, l’objection, la réfutation ou l’exemple,
etc. Une chose est importante à rappeler surtout si l’on utilise des
tableaux, des schémas, etc. Il ne faut jamais présumer que les données
du tableau sont faciles à lire, que le schéma est clair et évident. C’est à
vous d’expliquer et de faire comprendre le tableau: vous devez dire
comment il faut le lire, ce qu’il faut en retenir, les tendances, les
données importantes, et quelle conclusion il faut en tirer. Ce travail est
essentiel pour éviter que l’opposant l’interprète à sa façon, et en tire
des objections contre votre raisonnement et même contre votre Thèse.
Il n’existe pas de lecture objective d’un tableau; elle dépend toujours
du cadre théorique avec lequel on le regarde et le comprend. Guidez le
lecteur en lui disant ce qu’il doit voir et retenir. Tous ces conseils
s’appliquent aussi à une citation. L’appel à l’autorité est utile, voire
nécessaire. Un mémoire ou une thèse qui ne citerait jamais de
spécialistes sur son sujet pour argumenter serait certainement accusé
de méconnaître son sujet et de manquer de rigueur. On n’est jamais
seul et rarement le premier à traiter d’un sujet; la référence aux
auteurs est indispensable et pas seulement dans la revue de la
documentation. Une bonne citation d’un auteur reconnu est un
argument tout à fait valable à la condition que cet appel à l’autorité
soit également valable[122].
C’est une bonne idée de terminer le chapitre en montrant les liens
entre nos arguments et la question à laquelle on a essayé de répondre.
C’est le bon moment pour expliquer à l’opposant la force des liens
entre nos arguments et la sous-thèse. C’est aussi l’occasion de dire qu’il
s’agit seulement de la première étape de l’argumentaire et que celui-ci
se poursuivra ensuite avec la réponse à une nouvelle question, elle
même déductible de l’hypothèse ou de la proposition de recherche.
L’enchaînement entre les parties se fait alors d’une manière rigoureuse
et très cohérente puisqu’on reste au plan de l’argumentaire.
Il est important dans la rédaction de la recherche que le
proposant intervienne dans son texte. Il faut comprendre ici deux
choses. Un mémoire de maîtrise ou une thèse de doctorat est une
recherche qui se fonde sur une analyse. Il ne s’agit pas seulement de
décrire des faits; il faut les insérer dans un système interprétatif (de
significations). Cette analyse, ne l’oublions pas, comporte trois
éléments: les données, les arguments et leur interprétation. Les deux
derniers relèvent du proposant. C’est lui qui organise les
raisonnements et qui donne une interprétation, une signification aux
données, aux faits. Il est bon pour le proposant d’indiquer les moments
où son interprétation relève de certaines autorités et ceux où elle est
originale. La référence à des textes ou des auteurs ayant traité cette
question est justifiée pour renforcer un argument en montrant qu’on
n’est pas le seul à défendre cette thèse de cette manière[123].
Il est permis de s’adresser au lecteur ou à l’opposant. Il existe
plusieurs procédés rhétoriques à ce sujet: la question oratoire, la prise à
partie, la pétition de principe, la communication. En effet, on peut utiliser
la forme interrogative pour défier le proposant de pouvoir répondre.
Par exemple: «Est-il aussi facile de résoudre ce problème qu’il n’y
paraît?» C’est une bonne manière de montrer la difficulté à laquelle
vous vous attaquez. La pétition de principe est un procédé rhétorique
intéressant qui consiste à considérer qu’une thèse est acceptée alors
qu’il s’agit précisément de la démontrer. «La nature des choses
pesantes, dit-il, est de tendre vers le centre du monde. Or l’expérience
nous fait voir que les choses pesantes tendent au centre de la Terre.
Donc le centre de la Terre est le centre du monde[124].» Prendre à partie
le lecteur est un bon procédé qu’il faut cependant utiliser avec soin. Il
est facile d’accuser le lecteur ou un opposant de ne pas suivre notre
raisonnement ou de ne pas adhérer à votre Thèse parce qu’il prend
partie pour une position adverse indéfendable ou simplement parce
qu’il feint de ne pas connaître les conséquences désastreuses de sa
position. «Allez-vous laisser faire condamner cet homme!» On n’est pas
très éloigné du débat politique partisan. La communication consiste à se
mettre en relation avec le lecteur ou l’opposant pour le persuader en le
consultant et lui montrer qu’on tiendra compte de sa réponse. «Y a-t-il
une solution à cette situation? Si oui, laquelle?»
Il est inutile de tous les présenter; il importe plutôt de voir qu’il
ne faut pas hésiter à montrer sa présence dans le texte que l’on rédige.
Trop de recherches sont écrites dans un style neutre, sans saveur. Si le
style est une question personnelle, il existe des outils qui permettent
de lui donner une certaine valeur esthétique et surtout une force
persuasive certaine.
On hésite souvent à affirmer son apport, croyant à tort que ce que
l’on dit vient des lectures que l’on a faites. Il faut voir les choses
autrement. Le proposant, s’il a bien fait son travail méthodologique,
sait très bien que son hypothèse ou sa proposition de recherche est
originale. Pourquoi ne pas le dire? Pourquoi doit-il s’abstenir de
souligner que tel ou tel argument qu’il développe est nouveau dans la
littérature? Ce n’est pas prétentieux de procéder ainsi, c’est un bon
procédé rhétorique que de montrer l’originalité de ce que l’on vient
d’écrire. Comme il n’est pas mauvais de montrer les limites de son
interprétation ou que tel ou tel aspect de la Thèse est plus difficile à
argumenter. La maîtrise d’un sujet ne veut pas dire qu’on sait tout ce
qu’il y a à savoir; elle relève plutôt de notre capacité à connaître les
limites de ce que l’on peut dire, de savoir qu’il y a des choses qui ne
sont pas certaines ou que tel aspect relève du probable plutôt que du
certain. Il faut savoir quand on est sur un sol solide ou quand on
marche dans les sables mouvants.
4.6. Forme
Au plan de la forme elle-même, on recommande une écriture simple,
c’est-à-dire d’éviter les phrases trop longues, les paragraphes
interminables. Les auteurs qu’on a lus ne sont pas toujours de bons
exemples à suivre. Des phrases courtes (épitrochasme) ont pour effet de
donner du rythme au texte. Les phrases longues deviennent vite
ennuyeuses pour le lecteur. Évitez de mettre deux ou trois idées dans
un paragraphe. Une seule suffit pourvu qu’elle soit clairement exposée.
Il est bon d’utiliser des marqueurs de relation: premièrement,
deuxièmement, d’abord, ensuite, donc, par conséquent. Ces marqueurs
aident le proposant à organiser sa pensée. Avec l’expérience, le style se
développe. Plus on écrit, plus on apprend à maîtriser la langue. Avec le
temps et l’expérience d’écriture, ils disparaîtront et le style se
raffinera. Gardons à l’esprit un principe simple: plus la recherche est
conçue clairement, plus il est facile de la présenter oralement ou par
écrit. Plus on s’engage dans ce que l’on fait (temps, intérêt et passion),
plus la rédaction nous semblera facile.
Une chose à éviter absolument: écrire pour faire savant,
intelligent ou profond. Certains utilisent des termes techniques – à la
mode – dans des phrases complexes pour paraître pénétrant[125]. C’est
une maladie du monde universitaire que de se montrer intelligent et
utiliser un langage technique pour ce faire. Il est facile, surtout dans le
milieu universitaire, de faire appel à des termes techniques pour
rendre obscur le propos et faire croire que l’on vient de dire quelque
chose de très important. À éviter à tout prix. Les mots utilisés sont
choisis pour leur signification claire et concise. Toute science possède
son lexique de termes techniques. Le proposant doit le maîtriser, c’est
à-dire bien connaître la signification des termes qu’il utilise ou qu’il
emprunte. Un terme technique doit toujours être accompagné de sa
définition, même si on s’adresse à un auditoire spécialisé dans le
domaine. On peut toujours décider de donner une autre signification à
un terme ou un mot; il faut pour cela bien justifier sa décision en
faisant référence à la littérature pertinente sur le sujet. Jamais le
proposant ne doit en faire un outil pour rendre obscur un propos qui
ne le serait pas autrement.
Il faut maîtriser les termes que l’on utilise et savoir lorsqu’un mot
est nécessaire ou qu’il sert à impressionner la galerie. Les termes
techniques doivent être distinctement définis et lorsqu’ils sont
empruntés à un autre domaine scientifique, il faut préciser les
conditions et les limites de son utilisation. Faire savant est un défaut
auquel cèdent certains, mais la mystification ne dure jamais
longtemps. Il y a toujours quelqu’un pour demander d’expliquer ce que
l’on veut dire. C’est très mal reçu dans le cadre d’un mémoire de
maîtrise ou d’une thèse de doctorat.
Il y aurait beaucoup plus à dire sur la rhétorique et
l’argumentation. Ce chapitre n’avait d’autre objectif que de montrer
qu’elle fait partie d’un bon argumentaire. Persuader est une
composante essentielle de toute recherche qui propose à une
communauté, scientifique ou non, une Thèse nouvelle, originale. La
rhétorique est en soi un argument en faveur des idées que l’on défend.
Nous avons limité à quelques exemples simples notre
présentation de la rhétorique. C’était impossible de faire une
présentation un tant soit peu exhaustive des procédés rhétoriques. Il y
a à ce sujet de nombreux ouvrages, certains cités en référence, pour
ceux qui voudraient parfaire leur formation. Les quelques exemples
présentés n’avaient pour but que de susciter l’intérêt et d’illustrer
l’apport de la rhétorique dans l’élaboration d’un argumentaire. Il ne
faudrait pas négliger les remarques sur l’écriture. Ici aussi, il y a aurait
un traité ou un guide à rédiger[126] sur l’art de l’écriture, mais à quoi
pourrait-il bien servir puisque jamais il ne pourra montrer et expliquer
le plaisir de l’écriture.
CONCLUSION