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Le Jeu Medecin

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Enf&Psy n°15 (102à160) 11/05/05 15:02 Page 121

Caroline Simonds
Le jeu médecin

Dans toutes les cultures, depuis toujours, les bouffons, Actrice, musicienne, acrobate,
clowns, musiciens et autres artistes ont joué un rôle en
médecine et participé au processus de guérison. Dans l’hô- clown, actrice de théâtre de rue,
pital d’Hippocrate, sur l’île de Cos, des acteurs et des
clowns seraient produits en permanence, car on croyait à de cabaret, de cinéma, Caroline
l’influence de l’humeur dans le processus de guérison et il
paraissait important pour un convalescent de se sentir heu- Simonds s’est produite dans de
reux et d’avoir des distractions.
nombreux pays entre 1971 et
Depuis longtemps, on demande aux clowns de se pro-
duire dans les hôpitaux pour enfants à Noël ou à d’autres 1991, date à laquelle elle a reçu
moments festifs. Mais, il y a quinze ans, à New York, appa-
rut une demande nouvelle, une véritable innovation : celle une subvention de la Fondation
de travailler toute l’année dans certains hôpitaux. The Big
Apple Clown Circus Care Unit était née. Depuis 1991, en de France et du ministère
France, les comédiens professionnels du Rire Médecin tra-
vaillent en étroite relation avec les équipes médicales. Deux de la Culture pour créer
fois par semaine, ils présentent dans les services de pédia-
trie de neuf hôpitaux de France des spectacles spécialement le Rire Médecin, compagnie
réalisés pour les enfants et leurs familles. Chaque année, ils
se produisent devant plus de 30 000 enfants, autant de qui compte aujourd’hui
parents et 60 000 soignants. Leur travail complète d’autres
activités assurées à l’hôpital par les enseignants et les béné- 31 professionnels – les
voles, dans un souci d’humanisation des soins.
« clowns-docteurs » –, qui se
Les exigences d’un tel travail de réalisation théâtrale
dans une grande proximité avec les enfants et le personnel produisent tout au long de l’année
imposent à tous les clowns d’être des professionnels expéri-
mentés, formés au travail à l’hôpital et les soumettent à un dans neuf hôpitaux français.
code déontologique. Ils participent régulièrement à des
réunions sur l’impact émotionnel suscité par leur action.
Leur formation comprend des connaissances médicales et
psychologiques qui leur permettent d’adapter leur approche
et leur compétence artistique à la prise en charge thérapeu-

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tique et au monde de l’hôpital pour enfants. Au fil des années, ces


« Il n’y a rien de plus sessions de formation ont abordé l’ethnopsychiatrie, l’évaluation de
la douleur, l’épuisement émotionnel (burn-out), la technologie médi-
sérieux que le jeu. » cale, ainsi que des notions élémentaires en oncologie, en psycholo-
gie des adolescents et des bébés.
Montaigne
Les clowns travaillent toujours en duo et peuvent rencontrer jus-
qu’à trente patients par jour. Si un enfant dort, est en classe ou subit
un examen médical quand ils se présentent, les clowns repassent à
un autre moment. Chaque matin, ils rencontrent un membre de
l’équipe médicale, afin d’établir le programme de la journée ; un
« journal de clowns » confidentiel est tenu et chaque équipe se doit
d’être au courant des informations concernant chaque enfant et
chaque événement de la journée.

Il arrive que les clowns soient présents lors d’un examen médi-
cal ou qu’ils accompagnent l’enfant jusqu’en salle d’opération : dis-
ponibles pour toutes sortes d’actions spontanées, ils travaillent en
accord avec les médecins et les infirmières et respectent les procé-
dures médicales, les options et usages des services dans lesquels ils
travaillent.

Chaque clown a une personnalité unique ; il a un costume et un


nom qui lui sont propres : Dr Girafe, Dr Chou-fleur, Dr Basket,
Pr Gustave, etc. Chacun possède son style, ses compétences, sa ges-
Laisse-moi tuelle, ses trucs, sa musique et son vocabulaire de clown. Certains
tranquille, n’utilisent pas le langage parlé, d’autres s’expriment par onomato-
pées, suivant un mode de communication très stylisé. Leurs poches
je travaille avec et leurs sacoches contiennent de nombreux accessoires : sifflets
les clowns ! fabriqués à partir de compresseurs ou de seringues, stéthoscopes
transformés en téléphones, grenouilles, cornichons qui couinent,
marionnettes… Tout objet trouvé dans la chambre d’un enfant peut
Natacha, 5 ans, devenir un instrument de jeu théâtral, qu’il s’agisse d’un jouet ou de
à son infirmière. matériel médical.

Les représentations reposent sur des techniques d’improvisation


astucieuses, adaptées à chaque enfant et à ce qui l’entoure. Les
clowns sont informés par l’équipe soignante de l’âge, du sexe, de
l’histoire médicale, de la situation sociale des enfants, de leurs
conditions émotionnelles et, ces informations une fois intégrées, ils
peuvent jouer intuitivement. Les clowns dansent, font des grimaces,
se mettent debout sur les chaises, font gicler de l’eau avec des
seringues, jouent de la musique, chantent, effectuent des tours de
magie, jonglent, racontent des histoires, font des farces aux méde-
cins et émettent toutes sortes de bruits. Lorsque les circonstances s’y
prêtent, ils invitent les enfants, leur famille, les visiteurs et même le
personnel médical à prendre part au spectacle.

Un clown professionnel est un acteur qui sait utiliser toute la


palette des émotions comme outil de travail, soit à travers un texte,

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soit en improvisant. Il peut se contenter d’utiliser quelques émotions


de base, ou bien intégrer des sentiments sous-jacents. Ces émotions
peuvent être mises en scène et jouées par les clowns, les enfants
étant acteurs ou metteurs en scène. Les clowns privilégient le lan- Il y a Balthazar,
gage de la physionomie et du corps, plus révélateur et plus direct que
la parole. N’étant pas thérapeutes, ils se gardent de toute interpréta- il y a les clowns.
tion psychologique. Leur travail consiste à jouer. Ils vont faire
apparaître des
Voici quelques émotions de base et des variantes utilisables pour grenouilles !
mettre en scène les improvisations : Ils font des
– la peur (ennuyé, gêné, circonspect, méfiant, timide, terrifié,
bêtises :
farouche, sceptique, abasourdi, etc.) permet d’élaborer un spectacle Mme Baden dit
de monstres et d’horreur ; farces aux médecins et aux infirmières ; “crotte” et lance
représentations d’interventions médicales « pour rire » ; tours de du papier-toilette…
magie, se cacher dans un placard ou derrière une chaise ; aventures Basket a dit un
imaginaires ; gros mot :
– la tristesse (désespoir, nostalgie, curiosité, regrets, supplications,
chagrin, humiliation, etc.) est le point de départ pour jouer des oh ! la vache !
scènes d’amour tragique, dans lesquelles un clown est la victime de
son partenaire ; il pleure car il se sent seul et abandonné. Il y a aussi
les moments doux, poétiques, musicaux (les berceuses, par Marine, 5 ans.
exemple) ;
– la colère (rage, jalousie, humeur massacrante, témérité, amertume,
bougonnerie, impulsivité, etc.) déclenche des vols, des batailles avec
de l’eau ou du papier hygiénique, des guerres, des coups de fusil ;
danses sauvages et maladresses (portes qui refusent de s’ouvrir, obs-
tacles imaginaires) ;
– la joie (bonheur, amour, émerveillement, enthousiasme, passion,
jeu, hilarité, coquinerie, rêverie, inspiration, exaltation, courage, ten-
dresse, etc.) donne lieu à des mariages de clowns, des cérémonies
imaginaires, des parades, des chasses au trésor…

À l’hôpital, les enfants sont souvent allongés ; ils traversent de


longues périodes d’anxiété dues aux examens médicaux ; ils dor-
ment ou regardent le plafond ou la télévision. L’expérience a montré
que l’on peut atteindre des enfants qui souffrent ou qui sont dans le
coma ; même un adolescent révolté, hospitalisé pour abus sexuel,
recherche un contact ludique. L’esprit vagabonde, explorant des jar-
dins secrets, à l’écoute d’un duo, d’une scène : une improvisation
des clowns sur le thème de Roméo et Juliette de Shakespeare, et sou-
dain, cette chambre d’hôpital devient un château Renaissance.

L’un des bénéfices de l’action des clowns jouant avec les enfants
d’un service de pédiatrie est la meilleure maîtrise de ce lieu par les
petits patients. Il s’agit pour eux de s’habituer à de nouveaux bruits,
à trop de silence, de préserver une intimité, un espace de jeu, de s’ac-
commoder d’un corps qui change ou qui est transformé, ainsi que du
cortège des émotions qui accompagne cela. Quel que soit l’âge de
l’enfant, le jeu interactif avec les clowns peut l’aider à exprimer ses

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Faites rire mon désirs, à avoir une sorte d’autorité dans cet hôpital. Même malade,
papa. un enfant peut être plus malin que les clowns du Rire Médecin. Les
principales qualités du pitre sont la naïveté, la capacité d’émer-
veillement, lorsque, captivé par le dessin de ses chaussettes, il se
heurte à un mur…
Thanny, 6 ans.
Afin d’illustrer ce qu’un simple jeu peut engendrer, je propose
quelques observations que j’ai notées lors de l’intervention d’un
clown auprès d’une petite fille de 2 ans atteinte de plusieurs handi-
caps. Assise sur une chaise roulante, celle-ci regardait dans le vide et
ne semblait même pas avoir remarqué la présence des clowns. Elle
était immobile et sa mère, assise à côté d’elle, donnait l’impression
de s’ennuyer et d’être déprimée. À environ deux mètres d’elles,
devant la porte, les clowns entonnèrent doucement une berceuse
africaine assez rythmée. Au bout de deux minutes, la petite fille
commença à se balancer au rythme de la mélodie, puis à taper des
mains ; alors la mère regarda sa fille. S’étant rapproché, le
Dr Moustique toucha la petite fille en produisant des bruits rigolos,
ce qui la fit rire, ainsi que sa mère. Après le départ des clowns, la
mère s’intéressa à sa fille, l’embrassa, lui caressa les cheveux. Un
médecin passant dans le couloir remarqua le changement de com-
portement et dit à l’interne qui l’accompagnait : « Avez-vous vu ses
pieds commencer à danser ? » Et ils continuèrent leur route en sou-
riant.

Arriva un jour dans le service un petit bout de chou de 8 ans,


coiffée d’une queue de cheval, en crise de récidive aiguë. Cette
queue de cheval avait été laborieusement obtenue après des mois de
calvitie due à la chimiothérapie. Nous connaissions cette petite fille
depuis qu’elle avait 6 ans. Pendant les deux années de rémission,
nous ne l’avions vue qu’occasionnellement pour des prises de sang,
« Les parents apprennent au cours de joyeuses réunions à l’hôpital de jour. À chaque visite, on
constatait la repousse de ses cheveux. Ce jour-là, en écoutant l’infir-
beaucoup de leurs enfants mière, nous nous rendîmes compte que la mère venait juste d’ap-
pour ce qui est de faire prendre la rechute de la maladie de son enfant et son hospitalisation
immédiate, ce qu’ignorait la petite fille. Elle éprouvait beaucoup
face à la vie. » plus de choses qu’elle n’en laissait paraître.

Dame Muriel Spark, 1918. Notre intervention se déroula normalement et sembla ramener
sourire et envie de jouer chez l’enfant. Chaos improvisé, bulles,
musique rigolote. Il était frappant de voir la mère figée pendant que
nous, les clowns, chahutions avec « Melle Queue de Cheval ». Nous
savions la mère dans un état de grande souffrance psychique, aussi
« S’occuper des enfants nous en tenions-nous éloignés, tout occupés par sa fille. En sortant
est une façon de s’occuper de la chambre, le Dr Dodu vola le sac de la mère. Généralement,
dans ce cas, il est sûr de provoquer une scène comique entre la mère
de soi. » outragée et le clown honteux. Ce jour-là, la mère n’avait envie ni de
jouer, ni de plaisanter. Nous avions franchi la limite qui sépare le
Ian McEwan, Chien noir, comique du mauvais goût. Son air sévère nous arrêta tout net ; c’était
préface. le moment de rétablir l’ordre. Ce que fit le clown blanc :

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« Dr Dodu, espèce de balourd, de gros plein de soupe, rends ce Le jeu à l’hôpital


sac immédiatement et présente des excuses tout de suite. » Dr Dodu Aurélie, 17 ans, anorexique,
se tourna vers la mère, lui rendit son sac, et lui dit d’une voix posée vient en salle de jeux l’après-
et sincère : « … Je suis désolé, Madame. » Celle-ci ne cilla pas. Ses midi. Des enfants de 2 à
yeux semblaient prêts à nous fusiller. Mais les yeux de sa fille étaient 17 ans sont présents. Pendant
grands ouverts ; elle semblait curieuse de voir ce qui allait se passer des jours et des jours, sans un
ensuite. Il fallait surenchérir : « Dr Dodu, à genoux ! et dis en dix mot, elle observe les petits,
langues combien tu es désolé. » Il obtempéra et après quelques imi- occupés à jouer aux voitures,
tations d’accent martien, chinois, croate, etc., un demi-sourire appa- à la poupée ou à construire.
rut sur le visage de la mère. Il fallait monter encore d’un cran : Un jour, elle dit : « En
« Dr Dodu, si tu es vraiment désolé d’avoir fait ce que tu as fait, lève- regardant les petits, je
toi et chante “Oh ! Pardonne-moi”. » Mon partenaire chanta d’un ton comprends plus de choses. »
plaintif devant la mère et la fille, qui pleuraient de rire, accrochées À partir de ce moment-là,
l’une à l’autre. Aurélie a pu participer à des
activités pour son propre
compte.
Sébastien, 2 ans, pleure
dans un petit téléphone :
« Maman, maman. » David,
5 ans, lui prend le téléphone,
compose un numéro, écoute,
repose le téléphone et dit à
Sébastien : « Ta maman,
eh bien, elle a raccroché. »
Stéphanie, 12 ans, est restée
environ 15 jours à l’hôpital
pour tentative de suicide dans
un contexte social et familial
difficile. Elle n’a joué qu’aux
jeux d’argent (Monopoly,
Bonne Paie, etc.). Elle
harcelait les autres pour
qu’ils acceptent d’être
ses partenaires. Elle a
pratiquement toujours gagné.
Voici sa réflexion sur le jeu à
l’hôpital : « Si on est riche
dans un jeu, on oublie sa
pauvreté. »

Recueillis par Annie Masson,


éducatrice à l’hôpital d’Évry.

RÉSUMÉ Mots clés


Parce qu’ils savent improviser à partir des émotions qui peuvent Clowns, hôpital,
envahir les enfants gravement malades, les clowns professionnels souffrance, humour
aident ces derniers et leurs parents à ré-installer un espace de jeu
dans leur enfance meurtrie.

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