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L'homme Que Je Ne Devais Pas Aimer (Agathe Ruga)

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Agathe Ruga

L'homme que je ne devais pas aimer

Flammarion

© Flammarion, 2022.

ISBN numérique : 978-2-0802-8183-8


ISBN du pdf web : 978-2-0802-8184-5

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-0802-7889-0

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :

« Il y a un an, je suis tombée amoureuse comme on tombe malade. Il


m’a regardée, c’est tout. Dans ses yeux, dans leur promesse et ma
renaissance, j’étais soudain atteinte d’un mal incurable ne laissant
présager rien de beau ni de fécond. Son regard était la goupille d’une
grenade, un compte à rebours vers la mort programmée de ma
famille. »
Ariane, heureuse en mariage et mère comblée de trois enfants, fait la
rencontre de Sandro. Cette passion se propage comme un incendie et
dévore peu à peu les actes de sa vie. Ariane est en fuite. L’amour
pour son mari, l’attention à son entourage, à la littérature dont elle a
fait son métier, sont remplacés par des gestes irrationnels, destinés à
attirer l’attention d’un quasi-inconnu. Quels démons poussent
Ariane vers cette obsession adolescente ? Quels pères, quels hommes
de sa vie ce jeune roi de la nuit ressuscite-t-il ?

Agathe Ruga est chroniqueuse d’un blog littéraire très suivi. Elle est
à l’origine du Prix des blogueurs. Après un premier roman
remarqué, Sous le soleil de mes cheveux blonds (Stock, 2019), L’homme
que je ne devais pas aimer est son deuxième livre.
Du même auteur

Sous le soleil de mes cheveux blonds, Stock, 2019.


L’homme
que je ne devais pas aimer
Il fallait bien qu’un visage
Réponde à tous les noms du monde
Paul Éluard
1

Ce sont toujours les mêmes personnes, les mêmes musiques. Le


bois collant du comptoir, les verres qui s’entrechoquent. Je repère les
habitués, les saisonniers et la pénombre au fond de la salle, où
personne ne va, sauf moi, très tard, quand je ne tiens plus. Je ne le
vois pas encore mais je perçois le bruit de ses bottines, il martèle le
sol, mon cœur et ma vie et je ne m’y fais pas, ma gêne décuple mon
excitation, je croise et décroise mes jambes pour me donner une
contenance. Je m’étais juré de ne plus venir. Mes amies s’égaient
lorsqu’il s’approche enfin, l’une s’écrie qu’elle a soif, une autre
propose une planche mixte, je les laisse délibérer. Je n’ai pas encore
réussi à émettre le moindre son. Son corps me surplombe et je ne
m’accroche à rien, une absence derrière la rétine, un léger plissement
ou une fine lueur de désir que j’invente peut-être. Cette scène se
répète à l’infini, je ne suis qu’une femme perdue dans un bar qui
n’existe plus.
 
Il y a un an, je suis tombée amoureuse comme on tombe malade. Il
m’a regardée, c’est tout. Dans ses yeux, dans leur promesse et ma
renaissance, j’étais soudain atteinte d’un mal incurable ne laissant
présager rien de beau ni de fécond. Son regard était la goupille d’une
grenade, un compte à rebours vers la mort programmée de ma
famille.
Au début, la maladie était invisible. Mon attitude n’a pas changé
du jour au lendemain, je n’ai pas perdu tout de suite mes cheveux ni
ma joie de vivre. Je m’occupais des lessives, des repas et de l’agenda,
je m’intéressais aux vacances et laissais encore mon mari me toucher.
Un seul symptôme m’a frappée immédiatement  : je n’étais plus
capable de lire. Impossible de demeurer immobile, mon euphorie
secrète rendait tous les textes fades et inutiles. Le reste, la perte de
l’appétit et du sommeil, combinés à une excitation démesurée, m’a
paru au contraire exaltant et bénéfique. J’étais sous l’effet d’un
médicament puissant, entre l’amphétamine et l’opioïde, de ceux
qu’on administre aux condamnés. Blottie dans cette fête intérieure
qui n’intéressait que moi, je me jugeais heureuse.
 
Il revient avec un plateau dans chaque main. Il chante à tue-tête.
Son aplomb me déstabilise. Je ne sais jamais où est la part de vrai, où
est le théâtre. Il parle fort, il boit trop, il s’énerve vite. Et moi je le
regarde comme une gamine devant un feu d’artifice.
Une fois mon verre en main, je l’observe à travers. Je me trouve
discrète, feignant de boire pour mieux le détailler  : je n’aurais qu’à
noyer mon regard dans le vin s’il venait à le croiser. Il a une barbe et
des tatouages sur l’avant-bras, je n’ai jamais aimé les barbus, ni les
tatoués. Il attrape deux verres brûlants pour les glisser dans la rampe
métallique au-dessus de sa tête puis il sort une bouteille du frigo
derrière lui. Ses ongles sont rongés et son annulaire est gonflé sous
une chevalière dorée et bleue, on dirait la bague du Hardi dans Les
Visiteurs  ; personne n’oserait porter un truc pareil. Une bague qui
grésille et qui siffle, je pense au film. La bague ne peut pas être ici et là-
bas… Ici, et là-bas. L’écho du film se superpose à ses doigts que je n’ai
pas quittés des yeux. Il rebouche la bouteille, en sort une autre. Il
s’affaire pour mieux surveiller son établissement, il dose l’ambiance.
Il marque une courte pause puis lève soudain les yeux vers moi.
Surprise, je détourne le regard. Il reprend alors ses gestes
automatiques, affichant un nouveau sourire que je m’attribue. Puis il
continue sa valse, déplace les verres, les vides et les pleins, puis
d’autres, abandonnés, remplis de liquides divers. Tous ces verres
virevoltent et tintent, ce sont des ballons remplis d’un air qui m’est
offert. Quand j’irai fumer une cigarette dehors, il viendra me
l’allumer et repartira sans un mot.
 
Voilà comment j’ai laissé la maladie me gagner. Aujourd’hui, je
n’arrive plus à embrasser mon mari ni à jouer avec mes enfants. Cet
homme me dévore sans jamais me voir, il a tous les pouvoirs. Je
m’humilie chaque jour un peu plus, je le guette, lui écris, lui mendie
un rendez-vous. Je suis sous son joug. Exténuée de ne plus dormir,
j’attends le coup fatal et la délivrance de ce désir inassouvi. Plus rien
d’autre ne compte. Je pensais aimer les livres, le soleil et l’alcool, je
pensais aimer la fête, les restaurants et les soirées d’été, je pensais
aimer le bruit, les musées et les nuits de sexe infini, mais je n’aime
plus rien, je ne trouve l’apaisement que dans le martèlement de ses
chaussures quand il marche vers moi.
Les verres sont vides et notre départ prochain annonce ma
tristesse. Il prend ma carte et me fait payer un montant nul. Une
fossette de malice se dessine sur sa joue, mes amies n’y ont vu que
du feu. Je le remercie d’un mouvement de cils, j’ajuste ma veste et je
fais comme les autres, je déglutis cette dernière liqueur qu’il nous
offre en réprimant une grimace, je pose le shot vide sur le comptoir
en perçant ses rétines, puis je quitte le bar en luttant pour ne pas me
retourner. Je vais attendre la fermeture au coin de la rue  ; il ne me
rejoindra pas.
 
Je n’aurais jamais pensé tomber amoureuse d’un barman. Un
barman, oh le cliché de midinette  ! J’aurais pu tomber amoureuse
d’un philosophe, d’un éditeur, d’un politicien. J’aurais pu ne pas
tomber amoureuse du tout, poursuivre le reste de ma vie comme elle
avait commencé. Non, il a fallu que je glisse dans un puits immense,
aux échos grisants et douloureux.
Il a suffi d’une promenade en famille, l’été dernier. Il n’a rien fait
d’autre que me regarder, c’est son seul crime. Ses yeux ont glissé sur
moi, de bas en haut, sur le nourrisson que j’avais dans les bras,
nourrisson évoquant la ligne brune de mon ventre mou et mon
bassin élargi, sur la petite fille à qui je tenais la main, sur la grande
que je hélais par son prénom pour qu’elle nous attende, puis sur
mon mari. Il m’a dit bonjour en plaçant sa tête en italique. J’ai souri,
pleine de cette aura que me conférait ma récente maternité. Nous
nous sommes installés tous les cinq en terrasse, il est venu prendre la
commande, nous a félicités pour le bébé, et au moment où mon mari
dépliait la poussette un peu plus loin, il a déclaré : « Vous êtes le plus
beau couple de la ville  !  »  ; puis il a ajouté en souriant  : «  Je dis ça
pour ne pas dire que vous êtes la plus belle. » Je l’ai remercié comme
j’ai pu, entre politesse, gêne et gravité.
Depuis ce jour, j’ai cessé d’avoir, d’être et de lire, je n’ai pas eu
froid, je n’ai pas ressenti la faim, j’ai cessé de m’occuper de ma
famille, je n’ai plus rien fait d’autre que penser à lui. Et si je l’ai fait,
c’était malgré moi.
 
Au moment d’entreprendre ce récit, je ne suis plus certaine de
rien. Je sais seulement que cette rencontre a ouvert un rideau sur le
spectacle le mieux gardé de mon existence, le ballet foisonnant et
mystérieux des hommes de ma vie, la ronde de ceux qui m’ont bâtie.
Lui ressemble à tous mes pères, les vrais et ceux de substitution. Ces
hommes se tiennent la main sans se connaître, ils sont entrés dans
mon univers et m’ont fait rire, ils m’ont vue grandir puis sont partis
sans me dire au revoir et je ne leur en veux pas. Ni eux ni moi
n’avions alors conscience du caractère définitif du départ.
Il est l’homme de mon enfance et celui de mes origines, de mes
voyages, de mes vins préférés, ceux des dimanches pluvieux, avachis
devant le téléviseur, qui me tenaient la main en forêt pour m’éviter
de glisser, ceux qui me déposaient en voiture quelque part sans
s’inquiéter de mon sort ou m’emmenaient au restaurant pour faire
passer le temps. Dans son parfum, qui met des heures à s’évaporer
quand il ose m’embrasser, je les réunis tous.
2

Enceinte de moi, maman avait déjà un amant.


Je ne me souviens plus de l’élément déclencheur de cette
confidence. J’étais adolescente, on discutait des garçons et des
hommes en préparant le repas ensemble. Le secret est sorti comme
ça, entre le moment où elle râpait des carottes et celui où elle a
mélangé l’huile de noisette au vinaigre de vin. Un secret ne tient à
rien. Les mots sortent toujours malgré eux, impossible de les retenir.
Je ne me souviens pas avoir réagi outre mesure, j’ai feint
l’étonnement et l’admiration pour ne pas la froisser, sans doute ai-je
tourné le dos pour arborer une moue condescendante. Elle me
dévoilait son intimité quand la mienne n’avait pas encore
commencé. Se doutait-elle que ce secret vénéneux, plus que tous les
autres, se logerait au creux de mon ventre et qu’il fleurirait comme
une glycine autour de mon cœur, de mes seins et de toute mon
existence de séductrice ?
— Il m’a dit que j’étais la plus belle femme enceinte qu’il ait jamais
rencontrée. Ton père ne me touchait plus, la grossesse le dégoûtait.
Un autre regard que celui de mon père rendait ma mère radieuse.
Son bonheur perfusait mon sac amniotique. J’ai connu le goût de
l’amour interdit avant celui du lait.
 
Il s’appelait Daniel. Avec mon frère nous l’appelions Dany. Il était
cool, Dany. Toujours de bonne humeur, il portait des santiags – so
eighties –, il avait des cheveux longs, blonds et bouclés, des yeux
clairs. Un mélange de Renaud et de Boucle d’Or, une ancienne
version de Julien Doré. Il chantait, ne s’énervait jamais. Petite, j’ai
adoré cet homme. Il fait partie de mes premiers souvenirs. Il se serait
coupé une main pour me faire rire, il me passait tous mes caprices et
prenait un temps fou à placer du beurre dans mes radis sculptés en
forme de roses. Il les tamponnait délicatement dans le sel avant de
me les offrir, mes deux petites mains battaient de plaisir.
Aujourd’hui, je ne mange pas un radis sans en faire une corolle. Il
paraît qu’il m’a appris le nom des arbres et que je les récitais par
cœur à trois ans. Il mimait le cheval aussi, et rien ne me plaisait
autant que de grimper sur son dos dans l’immense escalier de la
maison de maître de mes parents. Il était tout le temps chez nous.
C’était un ami, c’est comme ça qu’on nous l’a vendu à mon frère et à
moi. Je l’aimais aussi parce que maman était heureuse avec lui, parce
qu’il était disponible, parce qu’elle riait davantage en sa présence. Il
était coiffeur et G.O au Club Med. Une fois, maman a réussi le coup
de maître de partir en vacances avec lui et papa. Ce dernier m’a
souvent dit à propos de ce voyage : « Chaque jour, je regardais voler
dans  le ciel les avions du retour  », façon détournée d’exprimer sa
souffrance et d’éviter le scandale. Maman n’était ni fourbe ni cruelle,
elle voulait les deux, elle en avait besoin pour maintenir sa joie de
vivre, offrir de l’énergie à son mari et à nous ses enfants, pour qu’on
l’entende chanter le matin en appliquant son rouge à lèvres, pour
qu’elle nous inonde de bienveillance le soir au coucher, de sa main
douce et parfumée. Il incombe à des milliards de femmes
d’équilibrer leur joie pour l’offrir à leurs proches. Coupez le rire
d’une femme dans une maison et c’est toute la maison qui pleure.
Elle a fini par divorcer sans vraiment l’avoir voulu, juste parce
qu’elle ne cachait pas bien sa liaison avec Dany, parce qu’elle ne
parvenait pas à mentir. Papa le lui a longtemps reproché, il aurait
préféré ne rien savoir, il appréciait les petits arrangements.
L’annonce a sonné la fin de leur liaison, Dany n’a jamais vécu avec
nous. Maman l’a désaimé le jour où elle l’a possédé en toute liberté.
Rapidement, maman a quitté Dany ; alors j’ai adoré Fabrice. Puis
Christian. Dominique. Laurent, Philippe. Tous ces hommes avec
lesquels maman et moi avons vécu, je les ai accueillis avec joie. Tous
ces hommes que maman a aimés, je les ai aimés. Tous ces hommes
que maman a quittés, je ne les ai jamais revus.
3

Ce n’était pas la première fois que j’allais dans ce bar, j’habitais ici
depuis cinq ans et nous nous sommes découverts ce jour-là. Il me
dira lui-même qu’il n’avait aucun souvenir de moi avant. Étais-je
vulnérable ou offerte  ? Étais-je libre  ? La chimie opère de façon
étrange entre les êtres. Elle s’intègre aux agendas des rêveries
mutuelles. En cette chaude soirée de la fin août, nous vibrions de la
même façon. Nous nous sommes reconnus l’un en l’autre au bon ou
au mauvais moment.
Je ne connaissais ni son nom ni son âge, et pour occuper mes nuits
blanches je serrais au creux de mes paupières le souvenir flou d’un
regard malicieux, chargé d’admiration.
J’avais ainsi offert mon âme au diable. Je me dédiais désormais à
la contemplation spirituelle d’un inconnu. Je suis retournée au bar.
Dès qu’une occasion se présentait, je me retrouvais à sa terrasse. Il
n’arrêtait pas de me regarder. Avant toute chose, avant tout transfert
ou toute histoire d’obsession, il était la preuve que ma féminité
n’était pas morte. Que je n’étais pas morte. Que je n’étais pas mère.
Dans ses yeux, je n’avais pas sorti trois enfants de mon sexe, je
n’avais pas de cernes, je n’avais pas de préoccupation dévorante. Ce
qu’il voyait, c’était la jeune femme souriante éblouissant sa terrasse,
son lieu de travail – lui-même. Ses amis lui chuchotaient des trucs à
l’oreille, et il souriait, fier, comme s’il devinait que je lui appartenais
déjà. Peut-être même leur disait-il  : «  Cette femme-là, un jour elle
sera à moi. »
Était-il beau, était-il drôle  ? Je ne me posais aucune question. Un
boulon avait sauté, j’avais perdu tout sens logique, il était devenu du
jour au lendemain la raison de mon quotidien. Comme le déni fait
partie de la maladie, je ne pensais ni aux conséquences, ni aux
dangers.
Je le trouvais agile, doué, charmant. Je ne voulais rien savoir de
lui, je voulais qu’il me regarde encore, qu’il me sauve, qu’il me fasse
oublier ma vie ou qu’il m’offre la perspective d’une nouvelle. Son
regard a été la porte d’entrée de ma fuite. La vie que j’avais
construite était trop lourde, trop encombrante. Je ne voulais plus de
jardin, plus de factures, plus de devoirs à vérifier ni de repas à
préparer. Je voulais redevenir étudiante, oublier de dormir et de me
nourrir.
Je me suis refait une frange.
 
Sous prétexte de renouer avec mes amies mises de côté lors de ma
récente maternité, je suis allée boire du vin tout le mois de
septembre. Il me le servait avec beaucoup de courtoisie, sans jamais
me poser de question supplémentaire.
—  Voici mademoiselle, un Rully premier cru de chez M., on est
plutôt sur une note calcaire, en arrière-bouche on sent légèrement le
fruit, c’est un vin délicat, très féminin.
Je n’avais rien écouté et il paraissait satisfait. Il s’envolait vers
d’autres tables servir le même discours. Je repartais sur ma faim ; il
avait déjà tout compris.
Un soir où nous étions installés à sa terrasse avec mon mari –
parce qu’il aimait ce bar autant que moi, c’était le plus charmant de
la ville et il tenait absolument à ce que nous y prenions l’apéritif –,
j’étais occupée à donner le biberon à mon bébé quand mon mari m’a
annoncé solennellement, comme s’il m’offrait un cadeau :
— Il s’appelle Sandro, le barman.
J’ai sursauté.
— Ah oui ? Sandro ? Comment le sais-tu ?
— Son collègue l’a appelé tout à l’heure.
— Ah, d’accord.
— C’est un très bon serveur, a décrété mon mari. Il percute vite.
— Oui, très professionnel, me suis-je étranglée.
 
Sandro, Sandro, Sandro.
Qu’allais-je bien pouvoir faire de ce prénom extraordinaire  ? J’ai
pensé à sa mère, je ne la connaissais pas et pourtant je la remerciais.
Une phrase me revenait en tête : « Quand vous choisissez le prénom
d’un garçon, pensez à la femme qui aura à le murmurer plus tard. »
Je m’isolais et j’essayais, je bredouillais de timidité. La racine grecque
andros signifie homme, virilité, j’y voyais un signe. Après l’homme,
j’étais désormais amoureuse du prénom et de sa symbolique. Le soir
chez moi, j’essayais à nouveau de le prononcer, sans succès. Je n’y
parviens toujours pas aujourd’hui sans prendre une grande
inspiration, ces quelques lettres m’intimident beaucoup. Quand je
prononce son prénom, j’ai l’impression de lui dire Je t’aime.
 
Le lendemain, je l’ai trouvé sur Instagram. C’était un compte
impersonnel, seul le nom du bar à vin était mentionné, il y postait
des bouteilles en noir et blanc. Je l’ai ajouté et il s’est abonné en
retour.
Le surlendemain, je me suis pointée au bar avec une amie.
Manque de chance, il avait posé quelques jours de congé et
séjournait en Pologne. Son remplaçant était moins charmant. Pour
digérer ma déception et rentabiliser ma venue, j’ai posté une story
d’un verre rempli de bulles, avec le comptoir de son bar en arrière-
plan. Puis j’ai posé mon téléphone, l’écran contre la table, pour
cesser de le consulter toutes les vingt secondes.
Quelques minutes plus tard, n’y tenant plus, je retournais mon
téléphone et découvrais sa réaction, assez sobre : «  Moscati d’Asti !
Merci pour votre visite et bonne soirée  !  » J’ai souri, je n’ai pas
répondu.
Alors il a eu cette idée étrange, il a ajouté : « Et passez le bonjour à
Sandro de ma part ! »
Pour prolonger la conversation, ou tenter de semer le doute dans
mon esprit, se faire passer pour quelqu’un d’autre derrière le compte
du bar à vin, peut-être pour m’offrir son prénom si je ne le
connaissais pas encore. Amusée, je lui ai répondu : « Ce n’est pas toi
Sandro ? » J’ai aimé passer au Tu abruptement, comme pour casser le
mur entre nous, lui dire «  eh je sais que c’est toi, je sais qu’on se
plaît ».
Et dans ses trois petits points qui apparaissaient puis
disparaissaient, je devinais son excitation.
« Oups pardon je me suis trompé… »
Je l’ai trouvé joueur, un peu fou, et ça m’a plu.
Nous nous sommes écrit quelques messages en même temps que
je rentrais, me démaquillais, me déshabillais. Tout le monde était
couché chez moi et je souriais béatement devant le miroir de la salle
de bains, un carré de coton noirci dans la main. Derrière son
téléphone, en Pologne, peut-être souriait-il autant que moi. La
conversation était faussement ingénue, on feignait l’amitié. Pauvre
de moi, je maîtrisais encore la situation.
 
Le lendemain, on a changé de réseau social. Il m’a ajoutée sur
Facebook. Son nom de famille confirmait son sang italien, sa date de
naissance m’a anéantie. Son anniversaire était dans dix jours, il était
né le même jour que mon amie disparue, cela n’était pas de bon
augure. Mon cerveau a ensuite marqué une pause en lisant l’année
de naissance, je n’y ai pas cru. Il avait dix ans de moins que moi. Dix
ans. Les photos de ma majorité coïncidaient avec celles de son
enfance, où il était méconnaissable, blond et imberbe. Sur ses
premières photos de profil, il avait l’âge de ma fille aînée. Il faisait
bien plus que son âge à présent, aidé par sa voix grave, son
expérience, ses abus. Grâce aux informations glanées sur Internet ou
soutirées à mon entourage, je savais qu’il avait racheté le bar à ses
vingt ans, qu’il flambait et s’abîmait beaucoup. Il ne dormait pas,
chaque année passée à travailler représentait des centaines de nuits
blanches.
Le soir de son anniversaire, j’ai trouvé une amie disponible et je
me suis pointée comme un cadeau, des talons hauts et une minijupe
en daim. Il faisait encore doux pour un mois de septembre. Toute sa
famille était en terrasse, sa mère lui tendait des paquets, sa sœur
s’occupait d’une petite fille d’un an qu’il soulevait parfois dans les
airs et couvrait de baisers. À sa façon de la tenir dans ses bras, de la
protéger, de la surveiller pour qu’elle ne tombe pas, j’ai été touchée.
D’un coup, je voulais être cette petite fille. Je voulais qu’il me prenne
dans ses bras moi aussi. Quant à son père, il était le stéréotype de
l’Italien du Sud, la peau burinée, le regard lourd, les cheveux
gominés en arrière, la démarche lente de Brando. Des seaux de
magnum de champagne se vidaient, tous chantaient, l’acclamaient.
Lui, il ouvrait ses cadeaux et buvait un verre entre deux commandes.
J’ai profité de l’un de ses allers-retours pour le croiser.
—  J’ai l’impression que c’est un jour spécial aujourd’hui. Alors,
bon anniversaire…
—  Merci Ariane, a-t-il aussitôt répondu en m’embrassant sur les
deux joues, son bras autour de mes épaules.
Nous avons discuté quelques instants sur le perron du bar. Il m’a
raconté son séjour et quelques bribes sur ses origines, moitié
italiennes, moitié polonaises. Sa famille nous regardait.
Quand il s’est rassis, j’ai entendu son père demander : « C’est qui
cette fille ? »
4

Un jour, mon mari m’a avertie : « Si tu me trompes, je te tue. Il n’y


aura pas d’engueulade, pas de procès, pas de juge aux affaires
familiales, je te tue, point barre. »
À l’époque, je souffrais tellement de l’aimer que j’aurais aimé
vouloir le tromper, en avoir seulement l’idée, cela m’aurait soulagée.
Je me souviens avoir levé les yeux au ciel, sa menace me paraissait
incongrue. Je l’ai enregistrée, pour un futur sabotage ou une issue de
secours.
 
Je suis tombée amoureuse de Sandro comme j’étais tombée
amoureuse de mon mari à l’époque. Déjà en couple et mère d’un
bébé, débordée par l’urgence de redevenir femme, jeune, voire
pucelle. Je ne connaissais que trop bien les affres de l’adultère, la
fatigue des séparations, les aveux, la douleur, la souffrance de
l’entourage. Je n’avais rien oublié et je me repiquais une deuxième
fois au fuseau du destin. Quelle sorcière m’avait jeté ce mauvais
sort ? Ne pouvais-je donc pas continuer à aimer l’homme qui m’avait
permis d’enfanter  ? Fallait-il que je le quitte à chaque fois que je le
rendais père, comme une vulgaire mante religieuse  ? Ces
considérations, je ne me les formulais pas encore. J’étais une junkie
heureuse. Un regard de lui, c’était la dose suffisante pour tenir
jusqu’au lendemain et éviter de me questionner.
 
Je vivais donc avec un deuxième mari, ma fille née de ma première
union et deux autres enfants de la deuxième. Une gestion lourde
d’allers-retours et de compromis. Des kilomètres à dérouler seule,
des disputes à éviter. C’est la vie que je m’étais choisie.
Ma première fille a connu son premier beau-père très jeune.
Depuis qu’elle est âgée de quatre ans, mon mari l’a nourrie, habillée,
emmenée en vacances. Il lui a fait réciter ses poésies de Noël, a joué
au Uno avec elle, l’a déposée à l’école. Elle l’a aimé comme une
petite fille sait se faire aimer, sans doute pour y trouver la
satisfaction et la paix dans mes yeux. Du haut de son mètre dix, elle
s’est démenée pour le faire rire, deux fois plus que si elle était sa
propre fille, parce qu’elle ne bénéficiait ni de son nom, ni de son
phénotype. Elle n’avait pour se faire aimer que sa propre volonté
d’enfant de quatre ans, alors quand ses offensives ne fonctionnaient
pas, elle me regardait affolée : « Mais qu’est-ce qu’il a ton amoureux
aujourd’hui ? »
Je ne pouvais pas le forcer à s’attacher, la seule chose que l’on
pouvait faire, elle et moi, liées par un accord tacite, c’était de la
changer en la petite fille la plus agréable et adaptable au monde.
Dormir longtemps le matin, ne pas faire de crise, rester immobile au
restaurant. Être polie, servir l’apéritif aux amis sans qu’on le lui
demande, danser dans le salon pour nous divertir puis aller se
coucher lorsque nous aurions envie d’intimité. Allumer la télévision
toute seule le dimanche matin et attendre sagement. Souvent nos
amis la prenaient en exemple, la comparaient à leurs propres
enfants. Ils pensaient que c’était inné, nous demandaient conseil, ils
ne saisissaient pas l’origine de sa douceur et de sa discrétion  ; elle
n’avait simplement pas le choix.
Un jour que nous déjeunions sur la place, mon mari jouait avec ma
fille à un jeu qu’ils avaient inventé. Une amie attendrie par leur
complicité a lancé une phrase affirmative, jamais elle n’aurait pensé
que cela puisse en être autrement :
— Tu l’aimes comme ta propre fille c’est magnifique !
Et mon mari de rétorquer, lui qui d’ordinaire pèse ses mots
pendant des heures :
—  Absolument pas  ! Non, ce n’est pas de l’amour, et ce ne sera
jamais ma fille.
Je n’ai pas pu saisir la réaction de mon amie, trop occupée que
j’étais à chercher ma fille du regard. Par chance, elle jouait à
quelques mètres de nous et n’avait rien perçu de l’échange, sa petite
poupée nageait dans la fontaine et elle chantait doucement en
regardant ses cheveux flotter.
Sur le coup, j’ai trouvé mon mari méchant. Aujourd’hui, je pense
qu’il a simplement été trop honnête. Tous ceux qui prétendent
considérer les enfants de leur conjoint comme les leurs, pensent-ils
vraiment ce qu’ils disent ? Mon mari était lié à ma fille parce qu’elle
vivait avec moi, il la prenait en charge avec son sens habituel des
responsabilités, pour l’équilibre de notre couple. Il s’occupait d’elle
par amour pour moi, il l’appréciait et aimait sa compagnie mais ne
concevait pas d’affection indépendante envers elle. Ou simplement,
il ne se l’autorisait pas. Les hommes savent s’y prendre avec les
enfants des autres, on ne loue pas assez leur talent à composer. On
peut tout leur demander, ils accepteront sans condition les parties de
cache-cache, les promenades au parc, les repas à heures fixes. Mais
peut-on les forcer à aimer des enfants ?
5

Une nuit de septembre encore, n’y tenant plus, poussée par


l’ivresse et l’insouciance d’un salon littéraire dans le Sud-Ouest, j’ai
cliqué sur le profil de Sandro. Impossible de me retenir, je lui ai
envoyé un cœur rouge par message privé sur Instagram. Peut-être la
distance géographique rendait-elle ce cœur un peu moins grave, un
peu moins rouge qu’il ne l’était. Mon cœur battait à mille à l’heure.
— Bonsoir, a-t-il aussitôt répondu. C’est une erreur ?
— Non ! ai-je tapé immédiatement.
Et dans mon point d’exclamation, j’espérais qu’il comprenne. Qu’il
devine tout ce désir. Cette envie de le découvrir, de l’entendre parler.
Je ne savais rien encore de ses tatouages sous sa chemise, de sa façon
de m’embrasser comme on respire avant de courir, de me voler ma
cigarette pour en prendre une bouffée avant de la replacer
délicatement entre mes doigts.
Je me consumais en attendant une réponse. En ébullition dans ma
chambre d’hôtel, je suis sortie à une heure du matin marcher dans la
rue, en extase, le sourire tourné vers le ciel. Bras nus, j’étais Rimbaud
dans les blés, je remerciais les astres, l’air et le vent. Je n’avais pas été
aussi heureuse depuis longtemps. J’avais oublié l’effet que cela
procurait, l’idée d’un nouvel amour, auquel on succomberait tôt ou
tard, pour s’y perdre et en jouir.
En rentrant, quelques mots s’étaient affichés sur mon téléphone.
« Alors à très vite. Bonne nuit Ariane. »
 
Il est venu me chercher à la bibliothèque le mardi suivant, où je
faisais semblant d’écrire depuis deux heures en attendant qu’il me
propose un café. Il pensait que j’étais une jeune femme sérieuse, moi
un voyou à qui je n’aurais rien à dire.
Postée dans le hall en l’attendant, j’hésitais entre la mort cérébrale
et l’épilepsie. Moi qui enchaînais les rencontres et les conférences
depuis des mois, à parler à des inconnus, à régler la hauteur des
micros, moi qui avais enfin gagné l’assurance de l’adulte établie,
voilà que je venais de tout perdre en quelques jours. J’étais
redevenue une petite fille, un souriceau apeuré, le regard fuyant, le
pas incertain. Comme si je devais tout apprendre de la vie, ou le
réapprendre avec lui. C’était moi qui, soudain, avais dix ans de
moins.
 
Lui m’attendait au centre de la cour de l’hôtel de ville. Il était de
dos et scrutait les mauvaises fenêtres, il n’était jamais allé à la
bibliothèque. En entendant mes pas, il s’est retourné et m’a saluée
avec une assurance exagérée. « On va boire un café ? »
Sur sa doudoune sans manches, des pellicules de gel. Sous sa
chemise, un léger embonpoint qu’il a évoqué quelques minutes plus
tard devant un café, accusant son récent célibat. Ce ventre résiduel
était notre premier point commun. Nous en avons ri en balayant le
sujet d’un revers de main.
C’est douloureux le désir. Quand vous crevez d’envie à n’en plus
finir. Que votre dos se cambre instinctivement, que votre bouche
s’ouvre sur le vide. Vous êtes assise en face d’un homme, vous êtes
mal à l’aise et vous n’avez rien à dire, vous n’êtes plus qu’un amas
de chair béat, un creux immense à la place du ventre. Vous luttez
pour camoufler la tempête intérieure, vous tentez de mener une
conversation normale, pourtant vous tremblez, vos paupières se
ferment légèrement et vos mots ne sont qu’un vagissement sourd,
vos entrailles un nœud de huit, et dans cet abandon de la raison
vous espérez vainement que l’homme devine, entende, perçoive. Et
même si ça vous fait mal, vous vous noyez dans la contemplation de
ses mains habiles, de l’armoire de son dos, dans le profil de son
sourire. L’envie est telle que vous pourriez en vomir.
Vous n’avez plus faim, vous n’avez plus sommeil. Vous vous
réveillez la nuit en y pensant ou pour y penser, le cercle est infernal
et la crampe intense : vous le savez d’avance, vous ne dormirez plus,
le vertige vous tiendra jusqu’à l’aube. Jusqu’au lendemain, et jusqu’à
ce qu’il s’éteigne, vous serez obsédée par une allure et un regard en
biais.
Et quand le désir s’éteindra, il vous manquera. La douleur du
manque prendra le relais, implacable et moqueuse. Le désir est la
seule douleur désirable.
 
J’étais muette. Heureusement, il comblait tous mes blancs  ; je ne
trouvais rien à dire, j’étais occupée à enregistrer les intonations de sa
voix et à observer sa gestuelle.
Il parlait fort, sa bague m’éblouissait. Son teint était pâle, ses
paupières lourdes. J’ai pensé qu’il ne me plaisait pas. Que je n’avais
rien à dire ni à faire avec lui. Tous les signaux étaient rouges, je
devais déguerpir à toute vitesse de ce rendez-vous, il n’était pas
pour moi.
Lui ne cessait de me questionner : qu’est-ce que je lui voulais, quel
était le mobile de mon message, et même s’il en avait été
agréablement surpris, s’il se réveillait très heureux depuis quelques
jours, je devais lui expliquer maintenant ! m’ordonnait-il. J’avais un
mari riche et beau, une famille de magazine, c’était invraisemblable
cette histoire bon sang, qu’est-ce que…
— Ça n’arrive pas souvent dans la vie ! l’avais-je coupé de ma voix
aiguë, celle qui surgit quand je suis mal à l’aise. Non, ça n’arrive pas
souvent dans la vie d’avoir mal au ventre en pensant à quelqu’un.
Trois, quatre fois dans une existence, tout au plus. Et moi, quand je
pense à toi, j’ai très, très mal au ventre.
Il a hoché la tête en silence, songeur.
Il s’est levé sans rien dire, il a payé et il est revenu.
—  Bon. Si tu veux reboire un café, ou je sais pas, faire un tour à
moto par exemple, appelle-moi.
Avant de partir, il a allumé ma cigarette, ses mains tremblaient. Il
était 16 heures et j’ai pensé – j’ai voulu penser – qu’il était alcoolique.
Alors je me suis mise à boire.
Tous les soirs, pour commencer. Pour atténuer le bruit ambiant,
pour calfeutrer la réalité. Pour ne plus entendre le bonheur familial
et les rires de mes enfants, pour émousser les discours entendus de
mon mari. Je buvais en cachette, seule, entre deux bains, avant
d’aller au parc. Certains soirs, je proposais à quelques amies d’aller
boire dans son bar. Juste pour partager une cigarette dehors en
vitesse, il me rejoignait quand il pouvait, on s’échangeait deux mots
et quelques sous-entendus. Ses yeux brillaient, nous étions nerveux,
notre secret comblait les silences. Souvent, je buvais jusqu’au trop-
plein. Je rentrais tard, je tombais du lit avant de courir aux W.-C.
Mon mari allait me chercher un seau en plein milieu de la nuit.
— Tu vas encore vomir ? Ça va ? Pourquoi tu ne me réponds pas,
oh Ariane réponds, ça va ? Ah mais tu ne m’entends pas ! Tu as vomi
avec tes boules Quiès ! Tu aurais pu prendre la peine de les ôter !
 
J’ai vomi ma vie, j’ai vomi cette adoration étrange dont je ne
voulais pas et qui me tombait dessus. J’ai vomi celle que j’allais
devenir.
Je buvais pour partager son monde. Lui, il buvait en travaillant, il
fumait autant qu’il buvait. Je voulais m’enivrer avec lui et oublier
mon monde.
 
Tout me demandait un effort, me lever, sourire, manger. J’avais
tous les symptômes de la dépression alors que je crevais d’amour.
Ou de sentiment amoureux, me corrigera plus tard mon amie Iris,
quand je lui confierai ma déroute. Ne mélange pas tout, tu le désires,
c’est du sentiment amoureux, ton mari, tu le supportes encore, ça
c’est de l’amour.
Je n’en savais rien, je ne savais pas qui supporter, je m’en moquais,
je n’avais plus qu’un unique but, le revoir. Nous nous sommes revus,
bien sûr, il ne pouvait en être autrement. On ne tremblait pas pour
de faux ni à cause de l’alcool. C’étaient les premières secousses du
séisme à venir.
6

Il y a des milieux dans lesquels l’alcool n’est pas grave, où une


bière à 10  heures, 14  heures ou minuit équivaut à un jus de fruit.
Sandro gravitait dans ce monde, je le devinais sans y être jamais
entrée. Ça buvait comme ça respirait, matin, midi et soir, sans avoir
besoin de reboucher les bouteilles pour le lendemain. Je ne pense pas
qu’il y avait un jour de trêve d’alcool dans la semaine. Difficile de
faire autrement quand on travaille dans un restaurant ou dans un
bar, quand on vient vous voir uniquement pour ça, parce que vous
êtes le meilleur compagnon pour sortir, parce que vous avez grandi
dans les meilleures vignes et que le sens du mot fête semble avoir été
inventé à votre naissance. Ses clients, ses amis et sa famille
l’attendaient pour boire, il y avait toujours une bonne raison, un
millésime à déguster, à acheter ou à vendre. C’était plus qu’un
métier, c’était une responsabilité. Son palais ne devait jamais faiblir.
Son foie encaissait, il buvait comme il travaillait, en permanence. Les
autres, eux, s’économisaient la semaine pour se rattraper le week-
end et venir s’embrumer dans son bar, puis boudaient s’il ne
daignait pas se joindre à eux. Heureusement qu’il était occupé en
début de soirée, le bar ne désemplissait pas, il y avait les planches à
préparer, la vaisselle à ranger. Pourtant, vers 23  heures, quand le
service ralentissait, il ingérait plusieurs verres cul sec avec son
collègue, en renversant la tête en arrière, comme une prescription.
Quand je le voyais faire ça, mon cœur se serrait, il ne dégustait pas
ce vin-là, c’était sa dose nécessaire pour se calmer, rattraper les
autres, se préparer à aller boire ailleurs, à l’étage, dans d’autres
appartements enfumés.
Dès que je l’ai rencontré, cette consommation m’a fascinée. Cela
faisait des années que j’essayais de découvrir l’œnologie – mon mari
n’a jamais acheté une seule bouteille, j’étais la seule à y penser, à me
renseigner chez le caviste lorsque nous avions des invités – et
soudain un Italien me noyait de premiers crus.
Qu’attendons-nous d’autre, nous les mères de trente-cinq ans,
épanouies mais exsangues, si ce n’est qu’un jeune homme nous serve
du vin en murmurant «  Mademoiselle vous êtes magnifique ce
soir » ?
 
J’ai passé mon enfance à entendre ma grand-mère se plaindre de
l’alcoolisme mondain de papy. À la fin des dîners de famille, les
débats politiques étaient aussi stériles que des commentaires
Facebook. Assise à côté de mon père, ma mère cachait sa honte,
prétextait des rendez-vous.
Personne ne lui en a jamais voulu. Papy était alcoolique mais il
était aimant. Il est mon premier mort. Le premier pour lequel j’ai
vraiment pleuré.
Quand mes parents ont divorcé, j’avais quatre ans, maman m’a
placée un an chez mamie et papy. Ils m’ont scolarisée près de chez
eux, dans un village paisible aux balcons garnis de géraniums. Ils
ont préparé mon chocolat chaud tous les matins, m’ont emmenée à
l’école, ont organisé mon anniversaire, sympathisé avec les parents
d’élèves. Quand maman m’a récupérée, j’ai continué d’aller chez eux
les mercredis, les week-ends et les vacances scolaires. Je voudrais
mentir, dire que je me souviens des matins avec ma mère, mais mes
souvenirs de la petite enfance se situent uniquement chez papy et
mamie. Je me revois, errer des heures dans le jardin, la robe et la
frange trop courtes, faire copuler les escargots. Je rêvais déjà d’écrire
la vie que je n’avais pas vécue, dans ma chambre au papier peint
trop rose. Le soir, mamie me lisait La Chèvre de Monsieur Seguin, puis
chantait « Les Roses blanches », nous pleurions sans arrêt.
Papy râlait :
— Colette, ne veux-tu pas lui lire autre chose, voyons !
Papy était aussi solaire que mamie était négative. Il était le grand-
père dont tout le monde a honte mais que tout le monde préfère.
Sans-gêne, bruyant et bourré de mauvaises manières. Du genre à
aspirer la soupe le dos voûté et à rogner les côtes d’agneau avec les
doigts, ravagé par la guerre d’Algérie, l’alcool et les Gauloises sans
filtre. Il se brossait les dents une seule fois, avant le petit-déjeuner,
puis il s’aspergeait d’Azzaro partout, dans le cou, sur les bras, et
même sur le visage. À partir de ses cinquante ans, on a craint sa
mort. À soixante, après une vingtaine de séjours à l’hôpital, on a
commencé à parler de lui comme d’un survivant. Ah l’Jacquy, ça fait
dix ans qu’il doit mourir mais il est toujours là  ! scandait mon père.
Papy n’était pas susceptible, il en riait en se servant un petit canon
de rouge. Il défiait la mort.
Le jour où, à quatre-vingts ans, on l’a cru immortel, il est parti
dans son sommeil, après un barbecue de début d’été. Je me souviens
de ses cuisses maigres et blanches dans son short à fleurs, et de son
visage serein sous le chapeau de paille qu’il avait emprunté à mamie
pour retourner les merguez qui grillaient au soleil. Mon mari avait
insisté pour qu’on l’organise enfin, ce déjeuner familial que nous
repoussions sans cesse, plus d’excuse, que mon frère vienne surtout,
que tous les petits-enfants soient là. Nous lui en sommes tous
éternellement reconnaissants. Même mon père était passé nous faire
une surprise au café, et la famille ainsi réunie, le déjeuner avait pris
des allures de mariage. On ne s’arrêtait plus de rire, papy était
fatigué, silencieux et heureux. Comme mamie était occupée, il en a
profité pour boire plus de vin que ne lui permettait sa dialyse. La vie
comme il l’aimait, en somme. On devrait toujours partir ainsi, après
un grand barbecue arrosé.
 
Je pourrais raconter comment il m’a appris à jouer au tarot à huit
ans.
— Mais non, ne balance pas du pique, c’est ma longe, tu sais bien
que je coupe à cœur  ! Et compte les atouts bon Dieu de bon Dieu,
compte les atouts !
Une patience limitée.
Comme le tarot ne se joue pas à deux mais qu’il brûlait d’envie de
ressusciter les parties endiablées de son époque, il avait créé un
troisième joueur et tenait ainsi deux jeux de cartes. Il se concentrait
comme un fou pour incarner deux joueurs à la fois. Il m’a appris à
jouer au tarot comme un bonhomme. Interdit de faire pipi ou de
lancer une blague en pleine partie, le tarot, c’est sacré, et mamie se
faisait gravement rabrouer si elle me proposait un goûter. Je suis
presque devenue une professionnelle du tarot. Garde sans le chien,
petit au bout. Je battais mon frère et mon père en mémorisant toutes
les cartes déjà tombées. J’ai un peu perdu la main, mais quand on me
propose une partie j’accepte toujours, c’est le seul jeu auquel je joue,
et j’ai systématiquement une pensée émue pour papy et toutes les
ruses qu’il m’a enseignées. Après l’incinération, j’ai glissé le 21
d’atout dans l’urne, la carte la plus forte. Je voulais qu’il leur foute à
tous une sacrée branlée, là-bas, au cimetière.
Il y a des hommes qui aiment les femmes, le vin et le jeu. Ce sont
les hommes auxquels on succombe.
 
Maman ne l’admirait pas. Il paraît qu’il faut admirer son père,
c’est structurant. Il n’avait pas eu une belle carrière, elle avait
souffert de sa réputation d’analphabète et d’ouvrier. Elle craignait les
présentations à ses amants et à ses beaux-parents. Elle craignait par-
dessus tout la fin du repas, quand il déraperait avec les Arabes et la
politique, qu’il évoquerait à demi-mot ses traumatismes de la guerre
d’Algérie. Elle avait tort, on lui pardonnait tout. Il envoyait valser les
codes et les classes sociales. On le prenait comme il était, à gueuler
devant le 20 heures une Gauloise à la bouche. On ne pouvait pas en
placer une, il avait toujours raison, il adorait les gens ou les détestait.
Au fond, il ramenait tout le monde sur terre.
Il me manque. Si seulement je pouvais le lui confier. Tu sais papy,
depuis que tu es parti, j’ai déménagé dans une très belle région, là où
est produit le vin le meilleur et le plus cher, et j’ai rencontré un
garçon, il s’appelle Sandro, il t’en servirait avec joie. Oui je sais, ce
n’est pas bien mais j’y peux rien. Non papy, Sandro n’est pas arabe.
C’est un Italien. Tu les aimes bien, les Italiens, tu partais tous les étés
sur la côte Adriatique. Je suis sûre que tu le brancherais foot direct.
Vous ne seriez pas d’accord sur les joueurs, et vos propos
s’échaufferaient, la clope au bec et la cendre qui tombe par terre.
Mamie râlerait : ça se voit que ce n’est pas vous qui faites le ménage.
7

Après ce premier café soumis à mon silence et à peine rentrée chez


moi, Sandro m’a prescrit Porcelain de Moby. Écoute ça, respire. Dès les
premières notes, mon cœur a repris un rythme normal, mes
poumons se sont déployés. J’écoutais ce morceau adolescente, quand
il portait encore des couches. Ce type n’avait pas vingt-trois ans, ce
n’était pas possible, il était d’une autre époque ou bien nous étions
en train de relier l’Histoire. Je l’ai écouté trois fois d’affilée avant de
le remercier par des points de suspension dans nos têtes.
Entre ce moment et aujourd’hui, j’ai écouté Porcelain un million de
fois et demie.
 
Je lui ai envoyé un long message que j’ai effacé dans la foulée et
dont je ne me souviens plus. J’y ai sans doute écrit la clé de notre
relation mais ma mémoire me fait défaut, peut-être pour m’éviter de
trouver l’issue trop vite.
Le lendemain je me suis levée à l’aube, j’ai annulé le déjeuner à
Paris auquel je devais me rendre. Je devais interviewer un auteur et
j’ai tout annulé, la maison d’édition, le train et le taxi. Je me suis
habillée et maquillée avec soin. Vers 11  heures, son prénom s’est
affiché sur mon téléphone. J’ai souri. Il m’a demandé si j’avais bien
dormi et si j’étais libre à midi. Je l’étais.
 
Il m’a donné rendez-vous dans un restaurant italien et je l’ai prié
d’arriver avant moi. Ne t’inquiète pas, princesse. J’ai croisé la terre
entière dans ce restaurant et je n’en avais rien à faire, on a prétexté
un rendez-vous professionnel, un partenariat vin-littérature. Plus
c’est gros, plus on vous croit. On a discuté pendant deux heures sans
s’arrêter. Je n’ai pas touché à mon assiette. Il m’a décrit sa famille, ses
animaux. Il a scandé ses principes, son sens de l’honneur. Il m’a
raconté ses études d’œnologie et ses sorties beaunoises. Il a
mentionné ses addictions en les conjuguant au passé. Il s’est inventé
une colocation pour éviter de me dire qu’il était retourné vivre chez
ses parents après sa séparation. Il m’a avoué une vie dissolue, il avait
besoin d’une femme. Je me suis sentie visée.
Il a recommandé du vin puis m’a demandé pourquoi j’avais fait
tant d’enfants, si j’en voulais encore. Non, je n’en voulais plus, j’étais
fatiguée. Je ne lui ai pas dit qu’il était peut-être le symptôme d’une
overdose d’enfants, de petits pots, et de nuits sans sommeil.
« Dommage, m’a-t-il répondu, moi j’en veux, et des garçons. » Je n’ai
rien ajouté, je ne lui ai pas fait de rappel de SVT, je l’ai laissé
savourer sa repartie, comme je devais le faire souvent par la suite.
Il avait réfléchi sur moi : je n’avais pas assez vécu, n’étais pas assez
sortie. Je l’ai laissé y croire, me raconter sa jeunesse dorée, ses
prouesses de jeune caïd. Il voulait me prévenir  : il n’était pas un
gentil garçon. Mon mari était formidable, mais lui, il n’était pas pour
moi. Il croyait parler à une petite fille ignorante. Il n’avait pas
complètement tort, la maternité à peine achevée me conférait des
airs d’émerveillement sur le monde. Chaque fois, la naissance est
double : celle du bébé et la mienne. La femme en moi renaît, ou doit
renaître, et pour cela moi aussi j’ai besoin d’un homme.
Il a conclu par une réplique qui, à en juger par la dilatation de ses
pupilles, était l’une de ses préférées  : «  Tu sais Ariane, il y a trois
solutions, la bonne, la mauvaise, et la mienne. »
 
Il s’est levé pour commander au bar un dernier café et régler
l’addition discrètement, je lui ai laissé mon briquet en souvenir. Il
m’a embrassée chastement sur la joue et a disparu de mon champ de
vision en un instant. Il m’avait donné en une semaine ce que
j’attendrais ensuite pendant des mois. On a tout compris quand on a
vingt-quatre ans.
8

L’homme que je ne devais pas aimer avait, lui aussi, dix ans de
moins que maman. Laurent, surnommé Lolo. Il a accompagné mon
adolescence, il est parti à l’aube de ma vie de femme.
Il succédait à Dominique, médecin de campagne respecté, à
l’origine de mon inscription en fac de médecine dix ans plus tard.
Dominique était un BGMC  : Beau Gosse Mais Chiant. Maman était
trop belle et trop libre pour s’enfermer à la campagne avec lui.
Un jour d’été, maman m’a déposée chez papy et mamie et est allée
passer un week-end chez Sylviane, tu sais, Sylviane, mon amie un peu
délurée, près de Strasbourg. Dominique étant très jaloux, maman n’a
pas précisé qu’il y aurait une trentaine de personnes chez Sylviane et
qu’ils iraient sûrement tous danser après.
La boîte était immense. Réputée pour y perdre ses amis, on n’en
sortait jamais avant l’aube. Parmi les centaines de femmes présentes
ce soir-là, Lolo n’a vu que maman, maman n’a vu que Lolo.
Lolo n’était pas du genre à danser. Il s’est posté au beau milieu de
la piste, et il l’a regardée bouger, un peu comme un abruti, pendant
une heure. Ça amusait maman, elle n’a pas pensé qu’un attardé était
en train de la mater et qu’il avait l’air bizarre. Non, maman souriait
et dansait de plus belle.
Et puis Lolo a disparu. Le visage de maman s’est assombri.
Une demi-heure plus tard, elle l’a enfin retrouvé, la tête de Lolo
dépassait d’une poutre. Il la regardait toujours. Mieux, il se cachait
par intermittence, et réapparaissait à gauche puis à droite de la
poutre. Et ma mère riait aux éclats comme un bébé de 18 mois.
Il ne lui a pas payé un verre, il n’a pas pris son numéro, il lui a
simplement demandé ce qu’elle avait de prévu le lendemain.
Maman a répondu qu’elle irait à la piscine avec une amie avant de
rentrer chez elle.
Quand maman m’a récupérée chez papy et mamie, elle sentait un
monoï particulier. Ses cheveux dorés et huilés volaient dans la
décapotable, elle chantonnait en souriant. Elle n’a pas pu s’empêcher
de me raconter sa rencontre, je ne comprenais rien, j’avais neuf ans et
elle me parlait d’un arbre, son discours était confus. Je saisissais qu’il
ne s’agissait pas d’un arbre à proprement parler, l’arbre était juste un
lieu, un repère, un clin d’œil.
Car c’est d’un arbre que Lolo a fait son apparition le lendemain à
la piscine. Il s’y cachait comme il l’avait fait la veille derrière la
poutre de la discothèque. La blague aurait pu être lourde, pourtant
maman avait adoré. Elle riait de cet homme plus baraque que
l’arbuste, il dépassait largement, sa cachette était vaine et il s’en
amusait. Des tonnes de muscles rembourraient tous les os de son
corps. Contrairement aux autres bodybuilders, il était blanc comme
neige, presque albinos. Ses origines polonaises, ses cheveux platine
et sa peau translucide juraient avec son accent du Sud. Il avait vécu
toute sa vie près de Toulon, puis s’était installé dans l’Est pour le
travail.
En outre, Lolo bégayait beaucoup. À table, mon frère et moi
finissions toutes ses phrases, même si maman nous faisait les gros
yeux. Il ne s’en offusquait pas, ne criait jamais. Sa particularité était
de serrer les masséters en cas de contrariété, une protubérance
apparaissait alors sur sa mâchoire droite. Maman commentait  :
« Arrêtez les enfants, Lolo fait sa boule sur le côté. » Il ne bronchait
pas davantage, le mutisme était son royaume. Avant de repartir
travailler il inscrivait JTM MPA devant nous à la craie sur le tableau
de la cuisine, signifiant «  je t’aime mon petit amour  ». Maman
gloussait. Il claquait la porte et elle souriait toujours en ramassant les
miettes sur la table.
Le premier jour à la piscine, n’importe qui aurait pris cet homme
pour un barge, un pervers. Qui était ce type qui n’arrêtait pas de se
cacher et de zieuter ? Pourtant maman riait sous son chapeau, elle ne
s’arrêtait plus de rire. Elle est tombée amoureuse de deux épaules et
d’un humour décalé.
Quand elle l’a rencontré, Lolo avait vingt-huit ans, mon frère seize
et moi neuf. Maman trente-huit, par conséquent. Sans compter tous
les copains et copines qu’on ramenait, l’appartement puait la
jeunesse à plein nez.
Mais avant cela, il y a eu une séparation. La jalousie, les cris que
l’on cache aux enfants et qui réveillent la nuit, il y a eu Dominique
en bas de l’immeuble, Lolo qui en sort, confiant, de biais pour passer
la porte convenablement, Dominique renonçant à la confrontation
devant les deux mètres de muscles mais qui monte après, chez nous,
pour coincer maman. Papa a été appelé en renfort ce soir-là, c’est
toujours lui qui intervient en dernier recours, tel un négociateur. Il a
mis tout le monde d’accord avec deux phrases et un doigt en l’air, et
Dominique est rentré chez lui.
Le lendemain, fatiguée de sa propre existence, maman est partie
quelques jours, faire le point, laissant Lolo dans l’appartement.
Quand elle est revenue, un drap blanc immense pendait du balcon,
tapissant la façade de l’immeuble, recouvrant les fenêtres du
voisinage. Lolo y avait tagué « JTM MPA ». Ce drap était l’étendard
de leur union, une crinière de lion, une crête de coq, un cul de singe
provocateur, le sang de la virginité perdue que l’on suspend à la
fenêtre, et ce drap avait définitivement convaincu et fait fuir
Dominique.
Lolo est l’homme que maman a le plus aimé. Leur relation était
sereine, ils s’accordaient chimiquement et humainement. Tandis que
les autres hommes cherchaient à obtenir une certaine mainmise
financière et intellectuelle, Lolo a poussé maman à reprendre ses
études de journalisme, il est le premier homme à avoir encouragé
son émancipation. Ils ne se sont pas donné d’enfant, mais un
apprentissage et une confiance mutuels.
Ainsi, Lolo était dans la place, avec son mètre quatre-vingt-quinze,
ses trois mots par jour et sa mâchoire mouvante. Il préférait que
maman soit calme, alors comme tous les hommes en couple avec des
mères, il a œuvré pour le bien-être de tout le monde, il m’a déposée
aux cours de natation synchronisée, à l’école ou chez des copines
pour la soulager. Il s’est transformé en chauffeur, cuistot, prof de
maths. J’ai été polie, je l’ai remercié en dessins et en spectacles. Pour
que maman continue à glousser. Chacun s’est appliqué à la tâche.
Très vite, Lolo a fait l’acquisition d’un Piou-Piou qu’il a installé
dans la cuisine. Le Piou-Piou était un jeu pour enfants de moins de
trois ans, un poussin jaune que l’on pouvait fixer sur n’importe quel
socle à l’aide de sa ventouse. Quand on appuyait sur la tête du
poussin, celui-ci couinait délicatement. Comme Lolo peinait à
s’exprimer, il marquait sa désapprobation en se servant du Piou-
Piou. Si maman criait trop fort, si j’étais insolente ou s’il en avait tout
simplement marre de nous et du bruit, il se levait de sa chaise,
s’approchait du poussin, appuyait sur sa tête plus ou moins fort
pour nous dire « Piou-Piou ». Grosso modo, « Piou-Piou » voulait dire
« ta gueule ».
Pendant sept ans, il m’a vue grandir, entendue mentir, m’a
surprise rêveuse et désespérée dans ma chambre de prépubère. Il a
corrigé mes DM de physique. On a regardé des films, écouté de la
musique à fond dans sa voiture. On a posé cet homme dans ma vie
sans que je le choisisse, il n’a pas été un père de substitution, il était
le compagnon de ma mère, la figure masculine de mon adolescence,
mon beau-père préféré. Sans le savoir, il donnait à mon futur mari le
modèle de beau-père que j’attendais pour ma fille aînée. C’est le
schéma que j’ai appris, celui avec lequel je suis le plus à l’aise : une
mère, sa fille, un beau-père.
 
Mon premier mari m’avait pourtant permis de croire au schéma
classique. Le jour de notre mariage, à l’Église, j’y croyais plus que
quiconque. J’allais grandir, vieillir et mourir auprès de cet homme.
J’ai même convaincu mon entourage que me marier à vingt ans était
la plus belle chose que je pouvais faire de ma vie, comme je les ai
convaincus que le quitter quatre ans plus tard était la plus salvatrice.
J’ai été persuadée à chaque nouvel amour qu’il serait le dernier.
J’allais bien réussir à vivre avec un homme. Pourtant, une fois que je
les avais rendus pères, je ne pensais plus qu’à fuir pour renaître,
ailleurs.
9

Elle avait dix-neuf ans. Avec ses cheveux noirs et ses dents
écartées, elle était la plus belle du bowling.
 
On ne voyait que ton père. D’ailleurs, c’est toujours le plus beau à
soixante-cinq ans, toutes mes copines me le disent.
 
Si tu es à un dîner et qu’une femme te plaît, ne la regarde pas une
seule fois de la soirée et elle tombera amoureuse de toi.
 
Il était mince mais très nerveux. Tu l’aurais vu se battre en
discothèque, avec ses petits bras tout maigres !
 
Juste une bière, ça ira merci. Quand je bois je deviens fou.
 
Avant ton père, j’étais fiancée à Alain, un ami à lui. Un soir, Alain
a dû rentrer chez lui complètement soûl, nous n’étions pas encore
mariés et tu connais mamie, elle n’a pas voulu qu’il dorme à la
maison. Alain est mort dans un accident cette nuit-là. Six mois plus
tard, je me mariais avec ton père.
 
Elle était joyeuse, elle aimait la vie. Et puis, elle savait accueillir, ta
mère ! Une excellente maîtresse de maison.
 
À l’époque, on se mariait pour être libre, et je voulais partir de
chez mes parents. Ton père c’était le plus beau, il avait une grosse
voiture, tu penses bien, j’ai dit oui tout de suite.
 
Ta mère, elle cuisinait bien mais surtout elle cuisinait vite.
 
Avec ton père, il fallait manger à midi pile.
 
C’était une sacrée bosseuse, elle ne se plaignait jamais.
 
Il n’était jamais là, il travaillait tout le temps, et le dimanche, il
dormait.
 
Je n’avais qu’une angoisse, celle de ne pas pouvoir payer un
melon à mon fils.
 
Il ne voulait pas d’autre enfant ton père. Pour toi il n’a pas
vraiment eu le choix, je l’ai mis devant le fait accompli.
 
J’avais eu mon garçon, c’était bien comme ça. Bien sûr que je ne te
regrette pas, bébé, voyons !
 
On s’entendait bien avec ton père, à tous les niveaux… Mais on ne
discutait pas. Moi qui ai toujours aimé couper les cheveux en quatre,
avec lui c’était impossible.
 
Ta mère, elle a ses défauts, mais elle a un bon fond. Et puis elle m’a
fait faire de sacrés beaux voyages !
 
Enceinte, je le dégoûtais, il disait que j’avais sacrément enflé.
 
Quelle idée elle a eu de se teindre en blond après ta naissance ! Ça,
c’est à cause de l’autre guignol.
 
Il aurait préféré ne rien savoir. Ton père, il était comme ça, toujours
à faire l’autruche.
 
Ça sert à rien d’inventer des problèmes quand il n’y en a pas !
 
Quand ils ont appris ma liaison, mes beaux-parents sont venus
vider la maison. Ils voulaient qu’on partage aussi les enfants. J’ai
refusé et je suis allée à l’hôtel avec vous deux. Puis Dany nous a
trouvé une autre maison, tu sais, celle avec les grands escaliers. Tu
l’adorais, Dany.
 
Que ce connard ne s’avise jamais de traverser la route devant moi,
je ne freinerai pas.
 
Ah ton père, tous les mois il faut lui quémander la pension. Tiens
appelle-le, qu’il vous emmène au restaurant ce soir, j’ai pas envie de
cuisiner.
 
Ta mère, si elle gagne 100 euros, elle en dépense 150.
 
Ce serait bien que papa paie ta part pour nos vacances au Club
Med.
 
J’ai racheté des tableaux à ta mère, elle avait besoin d’argent. Je
suis quand même le seul con qui ai acheté ses meubles deux fois !
 
Peut-être que l’on serait restés ensemble avec ton père si les
grands-parents n’avaient pas vidé la maison.
 
Écoute-moi bien, bébé, si on était restés ensemble avec ta mère, eh
bien… On aurait été très très riches.
10

Ça fait du bruit un billet qu’on déplie. Surtout un billet


préalablement plié en quatre. Alors imaginez une liasse de billets, on
peut facilement monter à 50 décibels, surtout si on se lèche le doigt
avant de compter, davantage si on fait claquer le papier sur l’autre
d’un coup sec, en rythme. Pour une liasse d’épaisseur moyenne,
vous en aurez pour trente secondes environ. Le comptage de billets
est un moment visuel et sonore, on pourrait le considérer comme
une sorte de spectacle.
Les commerçants ont toujours plus de billets que les autres et papa
en avait plus que les autres commerçants. Pour l’enfant que j’étais, et
même pour mes cousins, papa était indéniablement le plus riche
puisqu’il avait le plus de billets. Vous n’impressionnez personne
avec une carte bleue, dorée ou noire, encore moins avec un sans
contact. Alors qu’avec une grosse liasse pliée en deux, une belle
liasse de billets colorés, triés du plus grand au plus petit et coincés
dans une pince Dupont, elle-même délicatement rangée dans la
poche arrière droite d’un jean Versace, vous pouvez être sûr de votre
petit effet.
Il suffisait que je demande une glace à 5  francs et hop, papa
plongeait la main dans la poche et le défilé des billets commençait.
Chlap, chlap, chlap, 500  F, 500  F, encore 500  F, hop 200  F, et chlap,
chlap, 200 F, 200 F, je ne m’impatientais pas, ma glace pouvait fondre
et la banquise avec, le dépliage des billets était un moment
obligatoire, sacré. Chlap, chlap, 100 F, 100 F, 100 F, 100 F, 50 F, 50 F,
50  F. La marchande de glace, hypnotisée, attendait sagement le
milieu du paquet. 10  F, 10  F, ah mince, plus de billet de 5  F. Tenez,
prenez 10 F mademoiselle, et gardez la monnaie, vous êtes gentille.
Je n’ai jamais vu la couleur de la carte bleue de papa, je crois qu’il
n’en avait pas ou qu’elle était bien rangée. Et s’il en possédait une, il
n’en connaissait pas le code.
Adolescente, je passais souvent au magasin pour réclamer un peu
d’argent. La plupart du temps, papa me tendait systématiquement
un billet. Tiens, va t’acheter un nouveau futal. Tiens, pour tes
Pâques. Tiens, pour boire un coup. Tiens, pour aller à la foire. Tiens,
pour rentrer en taxi ce soir. Il arrivait aussi que papa n’ait pas
d’argent sur lui et que j’en aie besoin. Il prenait un air contrarié.
Repasse demain bébé s’il te plaît, je vais en faire.
Ainsi, mon père avait un don. Il fabriquait l’argent.
De tous mes beaux-pères successifs, que ce soit Dany, Dominique,
Lolo ou les suivants, aucun n’était commerçant, ni même italien, et
comme eux, mes deux maris n’ont jamais eu un sou d’argent liquide
en poche, voire pas de poche du tout, ou bien une poche cousue. Ils
n’étaient pas radins mais il ne fallait pas parler d’argent, le grand
tabou français. Ça ne me posait aucun problème, la fraîche n’était pas
le seul moyen de paiement et l’argent ne m’a jamais manqué, j’en ai
eu petite et j’ai travaillé pour en avoir après. Je n’étais pas obsédée
par l’idée des billets, seulement désireuse de maintenir le standing
de vie auquel j’étais habituée. Je n’ai jamais rêvé de sacs à main de
luxe, encore moins de yachts à Dubaï, mon père non plus. Être riche,
chez nous, c’était simplement ne pas se sentir empêché. À propos de
l’argent, mon père répète inlassablement  : «  Si tu peux payer une
pizza à tes mômes, c’est que t’es riche.  » Je n’ai jamais trouvé
meilleure définition.
 
Et voilà qu’un jeune homme entrait dans ma vie, avec sa liasse de
billets dans la poche. Il n’était pas plus riche qu’un autre, mais il
payait en liquide. Il laissait des pourboires au comptoir, en tapant
l’épaule du patron pour le remercier. Il ne payait pas devant la
femme qu’il invitait, il sortait ses billets galamment, et revenait à
table comme si de rien n’était. Qu’il m’invite, c’était dans mes codes.
J’avais reçu cette éducation aujourd’hui considérée comme dépassée
et je ne la remettais pas en question, mais cette assurance dans sa
façon de payer, ses pouces balayant les billets, leur bruit m’était si
familier que j’en demeurais troublée. Quand j’étais avec Sandro, une
pluie de détails me ramenait dans l’enfance. Il était peut-être fou,
manipulateur ou toxique, mais il suffisait que je regarde la croix
autour de son cou ou accrochée au rétroviseur, symbole de l’Italie
assumée et clinquante, pour que je me sente en sécurité.
11

Dans ce bar, le premier lieu de notre histoire, je suis la reine et je ne


fais pas attention aux autres filles, il y en a plein et il en rejoindra
une après, qu’il appellera « Chérie » ou « Princesse », comme il me
surnomme parfois. Je ne suis pas jalouse, car ce fameux jour où il
m’a regardée, elles étaient toutes là. Elles ont vu, elles ont entendu le
silence et elles savent. Elles me cherchent sur Instagram, scrutent
mes stories. Elles me détaillent avec curiosité quand je marche dans
la rue, elles le mettent en garde contre moi, la femme mariée,
l’écrivaine. Quand il passe une nuit avec l’une d’entre elles, il crie
mon nom dans la nuit et l’idiote ne peut s’empêcher de lui en parler
au petit matin, gonflant le fantasme et le goût d’inachevé, devenant
ainsi mon alliée. Toutes ces filles sont mes complices. Lorsqu’il est
derrière le bar et que je le regarde, elles baissent les yeux.
Je venais pour cet entre-deux, celui où je prenais mon manteau et
mon verre pour défiler, démarche chaloupée et paupières fières, et
aller m’installer dehors avec une cigarette. Il me rejoignait à chaque
fois, me saluait en plissant légèrement les yeux, ne parlait pas, ou à
peine. D’un sourire il avait déjà tout dit. Il s’enquérait parfois de
mon bien-être, prenait de mes nouvelles sans m’écouter, vidait un
cendrier, essuyait un tabouret mouillé par la pluie pour que je puisse
m’y asseoir. J’étais bien, dehors, le perron était mon royaume, au
milieu de mes volutes silencieuses je percevais la musique et les rires
des gens colmatés par la vitre. Je l’observais, je ne demandais rien
d’autre au monde que le regarder travailler et me sourire.
 
Sandro n’était pas seul à gérer les commandes, il avait un
employé, Luc. Celui-ci était d’une bonhomie a priori inoffensive, et
son allure rassurante contrastait avec celle de son jeune patron, plus
exubérant. Ils semblaient former un duo complémentaire, un tandem
efficace. Sandro avait débauché Luc alors qu’il était en poste dans un
autre bar, leur entente était méchamment bonne, Sandro avait besoin
d’expérience, de repartie, et Luc d’une carrure. Depuis le soir où
j’avais rendu l’ambiguïté réelle, le soir du cœur rouge envoyé à
Sandro, lequel n’avait pas pu s’empêcher d’en parler à son acolyte,
Luc me considérait comme l’élément perturbateur mettant en péril
son plan machiavélique, celui de faire de Sandro son double.
Paternaliste à sa façon, il projetait sur lui ses rêves oubliés et lui
enseignait ce qu’il connaissait  : le pire. Quand Luc était là, Sandro
demeurait arrogant, distant. Si Luc s’absentait, Sandro s’approchait
de moi avec douceur. L’amour n’est jamais le bienvenu dans les
affaires et s’accorde mal aux démons de la nuit. Luc ne voulait de
mal à personne mais je représentais une menace pour son précieux
duo. Je ne pouvais lui reprocher ses réticences, nous avions le même
mobile, lui et moi : nous galvaniser de l’énergie d’un jeune homme,
retrouver en sa présence une audace et une spontanéité déchues. En
la présence de Sandro, chacun avait l’impression de renaître. Il
arborait la crinière magique de Raiponce, incarnant l’éternelle
jeunesse. Luc l’avait à l’époque pour lui tout seul, et j’admettais qu’il
ne veuille pas le partager.
 
Nous ne nous étions pas encore embrassés et je brûlais de ce
baiser, que j’imaginais tendre, audacieux. Les soirs passaient et au fil
des semaines il me semblait plus méfiant, parfois agressif. C’était
déstabilisant : je n’avais pas douté de sa disponibilité ni de son désir,
lui qui en une semaine m’avait envoyé une centaine de messages, de
chansons et m’avait invitée au restaurant, mais il a cessé de répondre
à mes messages, la pire punition de notre époque. Tout juste s’il me
« lâchait un vu », comme disait ma fille aînée à ses copines. Fébrile et
perdue, ne comprenant rien à son changement d’attitude, j’ai appelé
Iris en renfort, mon amie parisienne. Au téléphone, je lui ai
simplement dit : « C’est grave. » Elle a compris tout de suite, Iris est
urgentiste. Elle a sauté dans le premier TGV. J’ai tout déballé
pendant le trajet gare-maison. On reconnaît quelqu’un qui vous aime
à son absence de parti pris. À aucun moment elle ne m’a fait la liste
des risques et des conséquences. Iris avait diagnostiqué la maladie,
elle pressentait l’inutilité des mises en garde car ce qu’elle voyait,
c’était une femme obsédée par un homme  ; elle cherchait dans sa
trousse de secours un médicament immédiat, un remède miracle
pour fièvre récalcitrante. Alors nous sommes sorties prendre l’air,
elle m’a payé une coupe à 14 heures, allumé une cigarette et décrété :
— On y va ensemble ce soir.
Il n’y avait pas d’autre solution, elle serait mon pare-feu.
 
Il paraît qu’on a toujours le choix, mais cette affirmation est
grotesque. Ils disent tous ça, les autres, ceux qui n’ont pas aimé. Ils
disent « on est maître de ses actes et on peut tout contrôler, il suffit
de prendre sur soi, de résister, de respirer  ». Ils disent «  tout est
question de volonté, la famille avant tout, on ne détruit pas tout
pour une chatouille dans le ventre, on ne peut pas passer sa vie à
répéter les mêmes erreurs ». Ils jugent et ils se moquent, les autres,
ils pensent qu’ils ont toujours su, que ça ne leur arrivera pas, et
encore moins deux fois. Mais qu’est-ce qu’ils connaissent de la folie ?
 
Iris a lu une histoire à ma cadette et j’en ai profité pour noircir mes
cils, j’ai lissé ma frange et nous sommes sorties. Nous avons bu des
verres dans un premier bar, la musique me grisait et mon ventre se
tordait. Allez viens on y va, j’ai murmuré. Je ne respirais plus, je
n’avais plus d’ongles, plus d’allure, je n’étais qu’une ombre dans la
nuit au bras d’une amie.
Il m’a vue arriver et il a tourné les talons, son plateau à la main. Il
ne m’a pas dit bonjour, je vacillais, je signais ma mort. Iris, dans
toute sa splendeur, détaillait le lieu et comptait les gens tel un sniper.
Elle a regardé Luc, lui a souri. Séduit, il a rougi. Elle venait de
désamorcer une première bombe, ses cheveux blonds la rendaient
ingénue, elle était mon génie. Elle a repéré une table et m’a ordonné
de m’asseoir, nous n’allions pas rester plantées là. Sandro a chuchoté
quelque chose à l’oreille de Luc qui est venu prendre notre
commande à sa place, gouailleur. Je perdais pied. Devant mon
affolement, Iris m’a proposé d’aller fumer une cigarette dehors. Dans
la vitrine d’en face, j’ai vu Sandro s’approcher enfin. Je tremblais de
tous mes membres.
— Salut, ça va ? ai-je lancé de ma voix trop aiguë.
Il n’a rien répondu. Il a volé ma cigarette, a inspiré une longue
taffe, et l’a écrasée dans le cendrier méchamment avant de repartir
sans un mot.
Je me suis tournée vers une Iris aussi désappointée que moi. Je
sentais ses nerfs chauffer. Elle a fini son verre cul sec et m’a dit : « Je
reviens.  » J’ai attendu sagement dehors, une nouvelle cigarette à la
main. Je ne saurai jamais ce qu’ils se sont dit, cela restera dans les
oubliettes des vapeurs d’alcool et des secrets de la nuit. Il est revenu
peu après, m’a prise par la main et m’a entraînée à l’intérieur du bar
avec fermeté, comme on punit un enfant en l’emmenant au coin, on
a croisé Iris qui discutait avec Luc, lui offrait ses yeux bleus
hypnotiques, subtil stratagème de diversion protectrice. Nous
sommes arrivés au fond du bar, il n’y avait personne et il m’a
ordonné de m’asseoir sur une chaise en bois. Il s’est assis aussi. Nous
étions tous les deux face à face et nos pupilles s’affrontaient. Dans la
pénombre et la fumée, on ressemblait à deux vieux joueurs de poker
énervés disputant leur ultime partie.
—  Mais qu’est-ce que tu me veux, bon sang  ? Laisse-moi
tranquille, rejoins ta famille, je ne suis pas quelqu’un pour toi, je te
l’ai déjà dit, je suis un mauvais garçon, je ne t’apporterai rien de
bien. Je suis inépuisable. Qu’est-ce que tu me veux, tu peux me le
dire ?
Je le fixais sans sourire. Je ne trouvais aucune bonne réponse et
j’en étais désolée. J’ai passé ma main dans sa nuque, ma conduite
n’était dictée que par mon irrépressible envie de le toucher. Au
contact de ma main, ses yeux se sont légèrement plissés, il a secoué
la tête et s’est levé.
— Allez si t’as rien à dire, c’est bon, va-t’en.
Je me suis levée aussi, et tous deux ainsi debout, immobiles, nous
avons baissé les armes. Il m’a embrassée, rapidement, en me défiant
du regard, comme une claque que j’attendais. Va-t’en maintenant.
J’ai souri et j’ai tourné les talons.
— Alors, il t’a embrassée ?
— Oui, j’ai répondu à Iris en marchant vers la maison.
— C’est bien, a-t-elle conclu en souriant.
Mon portable a sonné, c’était lui.
— Oui ?
— Je t’emmène à Nice le week-end prochain, c’est à prendre ou à
laisser.
— Le week-end prochain… Euh, c’est l’anniversaire de ma fille…
— Tant pis pour toi.
Et il a raccroché.
 
J’étais en rémission. Je regardais mon bébé, mon tout petit bébé, je
pleurais devant son sourire du matin, mes larmes glissaient sur ses
pieds moelleux. Qu’y avait-il de plus enivrant que ce petit poids
chaud contre mon cœur  ? Je te le promets, ma puce, je vais oublier
cet homme, cesser de penser à lui, de lui écrire. Je ne courrai pas le
risque d’une garde alternée, tu as besoin de moi comme j’ai besoin
de toi et de tes sœurs, j’ai déraillé mais je t’aime, du plus profond de
mon cœur.
Il était temps que je me reprenne en main, mon mari avait
remarqué mon comportement étrange, mes absences, je ne pouvais
pas me permettre d’être honnête, je devais cacher ma mélancolie afin
de protéger mes petits. À tâtons, j’ai cherché mes œillères, je les ai
plaquées sur mes yeux et j’ai appuyé le plus fort possible, je voulais
gagner du temps. Je serrais ma fille de toutes mes forces, je la noyais
de baisers et, d’avance, je lui demandais pardon pour toutes ces
promesses que je ne tiendrais pas.
12

Il ne m’a pas emmenée à Nice. Nous ne nous sommes pas donné


de nouvelles pendant un mois.
— Je ne suis pas un gentil garçon, je suis le diable, pas docteur. On
n’a rien à faire ensemble, occupe-toi de ta famille. Ton mari, il sait se
battre au moins ?
Pour lui, la violence était une façon de communiquer comme une
autre. Ses films cultes étaient les mêmes que ceux de mon frère : Le
Parrain, La vie est belle, La vérité si je mens, Gladiator. Je n’avais aucun
effort à faire pour reconnaître les répliques qu’il volait aux
personnages. J’avais les références. Avec lui, j’étais chez moi.
Mon frère a toujours gominé ses cheveux pour ressembler aux
protagonistes du Parrain. Il portait un couteau et sortait des
répliques cinglantes. Quand j’étais petite, si un camarade avait le
malheur de me taquiner un peu trop, mon frère débarquait à la sortie
de l’école, cheveux en arrière ou rasés sur les côtés, chaîne en or qui
brille. Je lui montrais du doigt le morveux en question et mon frère
le prenait à part. Ni une ni deux, je n’avais plus d’ennuis. Je me
souviens d’un Jonathan qui soulevait un peu trop souvent ma jupe à
la récré. Je l’ai rapporté à mon frère, il a séché les cours pour
débarquer à 16  h  30 à la sortie de l’école. Jonathan s’est fait pipi
dessus quand mon frère l’a saisi par les bretelles de sa salopette.
Jonathan a passé le restant de l’année à porter mon sac à dos et à me
prêter son parapluie.
Mon père était du même acabit, calme en apparence. Si quelqu’un
t’emmerde ou te touche, fais-moi confiance, bébé, y aura pas de procès.
Habituée à être protégée par la force des hommes, du moins par
leurs paroles, je me sentais invincible. Fais attention, dis-moi quand tu
es rentrée. Attends-moi, je vais te ramener. Appelle-moi à n’importe quelle
heure de la nuit, je serai là.
Sandro cultivait cet attrait pour la domination masculine et pour la
protection des femmes. Je retrouvais mes racines italiennes, les
dictons balancés au bon moment, ou scandés trois fois de suite, les
yeux exorbités, le doigt en l’air. Il parlait peu mais avec efficacité. Par
messages, c’était pire. Je ne cernais pas si son absence de nouvelles
relevait de la stratégie ou de l’indifférence. Lorsque je lui posais la
question, à la dérobée, il me disait qu’il ne comprenait pas l’intérêt
de compromettre son honneur  : j’étais mariée et il n’en démordrait
pas, je devais absolument me ressaisir, rentrer chez moi. Les
semaines passaient et l’empreinte de mon obsession réapparaissait,
je n’oubliais pas que dans ses yeux, un jour, en août, j’avais tout lu.
Ainsi, mes résolutions n’ont guère tenu longtemps. Le calme étant
revenu dans mon foyer, la culpabilité s’est effacée et j’ai recommencé
à sortir.
Un soir brumeux de novembre, vers minuit, j’étais soûle et je
quittais son bar. Il n’avait pas répondu à mes œillades ni ne m’avait
rejointe dehors pour partager ma cigarette. Au lieu de rentrer chez
moi, je lui ai écrit. Je t’attends sous la pluie, à l’angle. Je me suis
réfugiée derrière une plante verte et j’ai attendu.
Quelques minutes plus tard, ses chaussures claquaient sur le
goudron mouillé. Dans le magasin d’en face, j’ai reconnu son reflet,
son allure si particulière, à travers la brume. Il n’a pas ralenti. Il
savait très bien où j’étais, il a foncé sur moi comme on enfonce une
porte pendant un incendie.
Il m’a embrassée, tendrement, comme il me l’avait promis, comme
j’avais imaginé qu’il m’embrasserait. Allez, viens avec moi, ne reste pas
sous la pluie.
Nous sommes entrés dans le bar.
Puis il a viré les clients.
Un par un.
En les prenant par la main.
Il a fermé la porte du bar à double tour.
Il a fait couler des bulles dans deux verres.
Il s’est assis sur un fauteuil en velours.
— Mets ta musique préférée ma chère.
J’ai lancé Woman d’Alex Hepburn.
Évidemment.
J’ai pivoté vers lui.
— Comme tu es belle, Ariane…
Il n’arrêtait plus de murmurer mon prénom, comme une
incantation.
Je me souviens de tout. Des étapes intermédiaires, de la couleur de
ses chaussettes, d’un téton dans sa bouche, de ses cheveux noirs et
épais, de sa peau blanche tatouée. Il m’a portée sur la banquette au
fond du bar. Dix ans que j’étais en couple avec le même homme.
J’avais oublié le regard nouveau d’un homme qui a faim, sa voix
grave, sa tonalité méconnaissable. J’avais oublié les contractures
coïtales d’un visage inconnu, l’image obsédante dont le souvenir
nous fait honte les jours d’après. Je ne savais pas s’il me prenait
comme il en avait envie ou comme il le fallait d’après lui. Il a tiré
mes cheveux, mordu mes seins, déchiré mes fesses. Il me faisait mal
parce qu’il ne pouvait procéder autrement. Dans sa violence, je ne
voyais qu’une tendresse saine. Il s’est arrêté, m’a embrassé le visage.
« Je n’ai pas le droit. »
Je m’en moquais. De toute façon c’était trop tard. Je le serrais
contre moi et la Terre pouvait bien s’arrêter de tourner. C’était du
sexe pressé et nécessaire.
Il m’a rhabillée en chantant sur une musique italienne, m’a aidée à
enfiler ma chemise comme on aide une petite fille, d’abord un bras,
je me suis tournée, puis l’autre bras. Il a murmuré : « Je crois que je
suis amoureux de toi. Ou plus que ça. »
C’était du sexe-excuse.
Viens il est tard, je te ramène.
Je suis rentrée à 4 heures du matin sans alibi. Dans ses bras, j’avais
oublié l’heure, un préservatif, la fin de mes règles.
C’était aussi du sexe sale et amnésique.
 
Mon mari a sursauté quand je suis entrée dans le lit. Je sentais un
autre parfum, j’étais ivre, j’avais caché mon téléphone portable. Je
n’ai pas répondu à ses questions. Je me suis endormie et j’ai
probablement ronflé dans la foulée.
Il m’a réveillée une demi-heure plus tard en posant mon pouce sur
mon portable pour le déverrouiller. C’était le mauvais pouce, il s’est
énervé. «  C’est quoi ton code, putain, c’est quoi ton code  ?  » J’ai
donné un mauvais code en forçant sur l’alcoolisme. Je lui ai dit de se
calmer et de revenir se coucher. J’ai été réveillée deux heures plus
tard par des pleurs de bébé et des coups de pied dans le dos.
Alors on fait moins la maligne, lève-toi maintenant.
Il était 6 heures et je tenais à peine debout, ma tête tournait et mon
bébé hurlait. J’ai fait tomber le lait en poudre, je me suis cognée dans
les meubles, j’ai réveillé les autres, et tous ces enfants qui s’agitaient
autour de moi me donnaient envie de partir définitivement, il était
beaucoup trop tôt, ne pouvait-on pas me laisser dans ma maladie,
dans cet état liquoreux, puis me laisser enfler comme une vieille
murène putride, j’avais son odeur sur moi, je voulais qu’on m’oublie,
je n’y arrivais plus, je voulais une pause dans ma vie de mère, moi
aussi je voulais être une enfant, je voulais qu’on s’occupe de moi,
qu’on me déshabille et qu’on me rhabille, qu’on oublie mes caprices.
Je regardais mes enfants et je leur demandais pardon, je les suppliais
de se taire. Pardon mais c’est trop difficile, je voudrais dormir, vous
comprenez. Je voudrais rêver et rire, je voudrais retrouver
l’insouciance. Je voudrais m’en aller.
13

Je ne me souviens plus de la rencontre. Je ne rejoue que la scène de


la piscine sans moi, de leur entrevue romantique où je n’étais pas,
celle que maman m’a racontée cent fois. Peut-être était-ce en fin de
journée, je rentrais de l’école, il fumait une cigarette dans la cuisine
avec elle.
—  Ariane, je te présente Laurent. Mais tu peux l’appeler Lolo.
Ariane : Lolo ; Lolo : Ariane.
Non, trop formel. Ça ne s’est pas passé comme ça, je n’ai pas assez
d’imagination pour inventer une rencontre dont je n’ai aucun
souvenir. Et puis j’avais à peine neuf ans, je ne serais jamais rentrée
de l’école toute seule. Ils sont peut-être venus me chercher ensemble,
je suis montée dans la voiture, maman s’est retournée pour me
tendre un croissant fraîchement acheté à la boulangerie et Lolo a
bredouillé «  b-b-bonjour  ». Puis l’intello pipelette que j’étais a
déblatéré sa journée en leur cassant les oreilles. Ils ne m’écoutaient
pas, ils se regardaient en coin, complices, j’étais un bruit de fond
confortable. Ou c’était peut-être en été, il n’y avait pas école, ma
mère avait choisi un lieu impersonnel, une balade ou un café en
ville.
Dans mes souvenirs, ma rencontre avec lui est celle de ma mère, je
m’invente systématiquement une scène à la piscine, avec l’arbre,
alors que je n’y étais pas. C’est terrible de ne pas retrouver ce
moment, celui de la première vision, comme celui de la dernière. Je
suis en manque d’un homme dont je n’ai ni le début ni la fin. Je ne
pense même pas à téléphoner à ma mère, elle a sûrement oublié. Et si
je lui demande, elle va répondre à côté, pensant que je l’attaque.
« Oh, j’ai attendu longtemps avant de te le présenter ! » Je me moque
du délai légal, je voudrais connaître les circonstances. Le lieu,
l’heure, la saison, l’ambiance, la gêne, les mots.
Est-ce que j’y ai cru à leur histoire d’amour, quand je l’ai vu, ce
grand machin albinos  ? Me suis-je projetée dix ou vingt ans plus
tard, me suis-je permis de juger, de comparer  ? Non. Je l’ai pris
comme il était, je ne me suis pas méfiée. Salut, t’es nouveau dans
notre vie, chouette, un personnage inconnu, un nouveau terrain de
jeu. J’te préviens, je vais faire mon intéressante pendant au moins six
mois, couper vos conversations, refuser de me coucher quand vous
réclamerez votre intimité. Ton passé, tes diplômes et tes goûts, balek,
j’suis bien trop jeune pour l’analyse. Je me servirai de toi pour mes
devoirs de maths, je t’utiliserai pour obtenir un cadeau ou une sortie,
je regarderai la moitié d’un film avec toi et j’oublierai de te souhaiter
une bonne nuit. Je mangerai tes raviolis trop cuits quand maman ne
sera pas là et je n’attendrai rien d’autre, j’apprendrai à te connaître et
à me développer à travers tes réactions, ton rire témoin de ma
pertinence occasionnelle et de mon intrusion réussie dans votre
humour d’adulte, ou tes soupirs exaspérés quand je serai allée trop
loin. Je testerai mes limites de petite fille, mon pouvoir de séductrice,
de garce, tu vas élargir ma maigre connaissance des hommes. Mon
développement sera lié à ta relation avec ma mère. Tu seras quelque
part entre l’ami, le père, le frère et l’amant, et des barrières
automatiques s’ouvriront et se fermeront.
 
Pourquoi ce beau-père, plus qu’un autre, me manque-t-il autant ?
Pourquoi apparaît-il dans mes rêves de façon récurrente, comme
l’amie sur laquelle j’ai écrit un premier roman  ? Je cherche à
comprendre pourquoi les absents m’obsèdent autant, tout en sachant
que je ne résoudrai rien.
Je l’ai cherché un million de fois, Lolo n’est pas sur les réseaux
sociaux. J’ai tenté les pseudonymes, les initiales, les noms de famille
sans voyelle. Depuis la création de Facebook, j’ai regardé tous les
mois, pendant presque quinze ans. J’ai cherché sur Instagram,
Twitter, LinkedIn, Copains d’avant, sans but particulier. Je n’étais
pas animée par la curiosité de découvrir son visage vieilli ni son
statut marital, j’étais plutôt motivée par l’idée d’entrer en contact,
d’échanger quelques mots, et surtout de lui montrer la femme que
j’étais devenue, moi la petite fille qui à l’époque le faisait enrager.
Regarde donc mes photos de profil, balaie mon compte. Trouves-tu
que je ressemble à maman, me trouves-tu jolie ? Regarde ce que j’ai
accompli, observe mon parcours, que ressens-tu, toi qui m’as aidée à
finir mes devoirs tous les mercredis ? Dis-moi, Lolo, penses-tu à moi
parfois ? M’as-tu déjà cherchée sur Google ? Quel souvenir gardes-tu
de nous  ? Peut-être suis-je restée cette petite fille hystérique et
faussement intello, avec son carré plongeant, peut-être n’envisages-
tu pas mon visage de femme, j’aurai bientôt l’âge de maman quand
tu l’as rencontrée. Moi non plus je ne t’imagine pas bedonnant, ni
grisonnant. Je ne t’imagine pas père de famille, dépassé, vieux con.
Tu dois avoir cinquante-cinq ans maintenant. Te reste-t-il quelque
chose du Lolo puéril et insouciant ? Bouges-tu encore tes masséters
quand tu es contrarié ? Liras-tu ce livre si quelqu’un t’en parle  ? Je
n’ai jamais écrit pour récupérer les gens aimés, mais plutôt pour
ressusciter les absents et m’en libérer, comme une séance
d’exorcisme, et pour le faire j’attendais qu’un jeune homme entre
dans ma vie et me donne le fil conducteur.
 
Un beau-père, c’est le nouveau mari de sa mère, ou le père de son
mari. On peut avoir plusieurs beaux-pères. C’est un titre sans être
réellement un statut.
Ma fille, un beau matin, a décidé de créer la fête des beaux-Pères.
À neuf ans, elle s’était rendu compte à quel point son beau-père
œuvrait pour elle au quotidien  ; elle avait deviné l’absence de
légitimité, les sacrifices, le don de soi. Ainsi, elle a décrété qu’à
l’image de la fête des Mères ou des Grands-Mères, tous les 2  mars,
nous célébrerions désormais la fête des Beaux-Pères. Mon mari a
souri, on a les reconnaissances qu’on mérite. Nous avons fait un
gâteau ensemble, et j’ai acheté une bouteille de whisky pour célébrer
cette étape. Chaque année, nous lui avons souhaité sa fête. C’était
notre façon de lui dire merci d’élever cette petite fille qui n’était pas
la sienne et de lui offrir un pilier, un socle, une aide.
Peu après, nous avons eu notre premier bébé ensemble, ma fille est
devenue grande sœur, et mon mari chef d’une famille recomposée. Il
attendait ce moment depuis longtemps, asseoir son autorité et
assumer pleinement sa place de père.
Cela a renversé un peu les rôles, lui qui avait tout à apprendre en
devenant papa pour la première fois, il demandait qu’on le laisse
seul dans la salle de bains avec son nouveau-né, ne supportait pas
les conseils ni les jugements de ma fille. Il voulait du temps rien
qu’avec moi et le bébé, je me crispais chaque fois que ma fille nous
dérangeait dans notre trio, j’avais peur que mon mari se tende alors
que je ne souhaitais qu’une chose : nous voir réunis tous les quatre.
Je ne pense pas qu’il s’agissait d’un rejet de sa part ; c’était plutôt le
besoin de s’approprier pleinement son rôle. J’ai repensé à ma mère :
«  Il va falloir composer, ma pépette.  » Composer, composer, j’ai
entendu ce mot toute ma vie. Tout concilier, diviser le temps, être la
mère et l’épouse, n’oublier personne, surtout soi.
14

Après cette première nuit au fond de son bar, Sandro a fait le mort.
Mon adolescence était loin, j’avais oublié qu’un homme peut vous
oublier après vous avoir possédée. J’ai écrit des messages et des
poèmes, je lui ai envoyé une vidéo de moi au piano, jouant l’une des
musiques qui avaient accompagné notre nuit, j’ai encore appris
l’italien, j’ai tout essayé, je n’avais plus de réponse. Je repensais à sa
mise en garde : « Je ne suis pas un gentil garçon moi, tu sais. » J’allais
quand même boire un verre de temps en temps, je le questionnais
entre deux portes  : quel était son problème  ? Luc lui chuchotait un
truc dans l’oreille et Sandro me toisait. Il ne me voulait plus, pas
comme ça, pas dans le bar, encore moins dans un hôtel, il ne voulait
pas se cacher. Il ne serait jamais mon amant. Il ne serait jamais dans
ma vie. Il ne me voulait plus.
Mais moi, Sandro, je te voulais encore. Alors j’ai arrêté de t’écrire
et j’ai joué au chasseur tapi dans l’ombre. J’ai attendu, j’ai voyagé,
j’ai posté des photos de moi, de partout en France aux côtés de
personnes célèbres, de fans d’un soir. Je t’ai paru loin, aimée et
adulée, alors tu as fini par revenir au bout de quelques semaines,
dérouté. Tu as réagi à l’une de mes stories par un <3 je n’ai pas
commenté tu m’as demandé quand je rentrais j’ai répondu
« demain » et tu as écrit « demain tu déjeunes avec moi ». Je te tenais
à nouveau.
Le lendemain, tu étais habillé comme pour un mariage. Costume
trois-pièces, gilet en satin, toujours trop, toujours plus. C’était
exagéré, cette tenue, mais c’était peut-être ce que je t’inspirais, une
soirée au bal. À l’inverse, j’avais opté pour un jean taille haute
déchiré aux genoux et un sweat un peu loose. Tu faisais 45 ans et
moi 15. Il y avait quelque chose de touchant dans notre démarche
vestimentaire.
Tu avais réservé à midi dans une brasserie réputée de Beaune que
tu connaissais bien. Tous les serveurs te lançaient des regards en
biais. Tu étais fier, tu bombais le torse.
«  Qu’est-ce que t’es belle  » m’as-tu lancé en guise de bonjour.
J’appartenais à nouveau à ton regard et je ne demandais rien d’autre.
Tu m’as laissé la banquette et m’as tendu la bonne carte, puis tu as
commandé deux verres de rouge sans me consulter au préalable. Tu
ne m’as jamais laissé le choix et je t’ai aimé pour ça.
J’ai regardé la carte, j’ai pensé que j’allais prendre des gnocchis à la
truffe. Tu as refermé la carte en disant : « Je prends des gnocchis à la
truffe, et toi ? »
Nous n’avons pas mangé nos gnocchis. Régulièrement, l’un de
nous deux ponctuait le silence d’un « je suis si content(e) de te voir »
– euphémisme du désir.
Nous avons fumé une cigarette en terrasse, tu as pris un plaid
pour le poser sur mes genoux. Surprise par cette attention, j’ai refusé
abruptement. Tu as haussé les épaules. Alors que toute ma vie j’avais
attendu ce geste, qu’un homme pose un plaid sur mes genoux.
Pendant dix ans j’avais reproché à mon mari de ne jamais penser à
me couvrir le soir, ne pas avoir cette tendre attention du « tu as froid
ma chérie ? ».
Je n’étais pas prête à toi. Tu te proclamais diable et tu n’étais que
tendresse. Je te l’ai dit.
— Oui, j’ai le cœur trop gros. Je ne sais pas quoi en faire alors la
plupart du temps je fais n’importe quoi.
J’avais un rendez-vous à 15  heures et nous devions nous quitter.
Debout au beau milieu de la rue, nous nous sommes embrassés
maladroitement, entre les narines et les lèvres. Nous nous sommes
serrés. Avant de te laisser, je t’ai demandé le nom de ton parfum qui
depuis notre première rencontre m’enivrait autant qu’il me troublait.
Et tu as cité fièrement ce parfum à la lavande, celui que mon père
porte depuis ses seize ans. Pour un homme de Caron. J’ai ouvert la
bouche sur ta réponse et mon déni.
15

Tous les souvenirs que j’ai avec papa ont lieu dans son magasin,
au café ou au restaurant. Je n’ai jamais vu mon père au petit-
déjeuner, et lors des week-ends que je passais chez lui, il était levé
bien avant moi, habillé, parfumé. Souvent, il me proposait d’inviter
une amie ; je considérais cela comme un cadeau, un luxe, un caprice
devancé, alors que je le voyais à peine. En vacances, il prenait un
hôtel, une chambre pour mon frère et moi et une pour lui.
Je n’ai jamais vu papa en pyjama. Je n’ai jamais vu papa malade,
ni même souffrant. Quand il évoquait son frigo vide et sa télé
allumée, je ne comprenais pas qu’il décrivait sa solitude, car il le
faisait avec élégance et ironie.
Je n’ai jamais vu papa s’entretuer avec ses maîtresses, pourtant j’en
ai connu plusieurs, un peu moins que le nombre d’amants de
maman – elle ne pouvait s’offrir le luxe de me les cacher.
Papa n’a jamais haussé le ton avec moi. Il n’en avait pas le temps
ni l’énergie, pas même le besoin.
Tous les samedis, nous déjeunions ensemble à la même brasserie.
Pendant le repas, il ne se passait rien, ou pas grand-chose. Quand
j’étais petite, il commandait tout ce que je désirais, des grenadines
géantes et des desserts que je ne finissais pas ; quand je suis devenue
ado, il absorbait mon silence sans reproche, il inoculait des paroles à
la fois sages et divertissantes, des leitmotive chatouillant mes
ambitions naissantes. À l’époque où j’étais étudiante, il me passait
un coup de fil vingt minutes avant midi en guise de réveil, et
j’arrivais les cheveux mouillés, je mangeais à peine. Parfois, si par
miracle je n’avais pas la gueule de bois, il commandait une coupe de
champagne pour moi et une bière pour lui. Je voyais dans ses yeux le
plaisir qu’il prenait à déjeuner avec la jeune femme en devenir que
j’étais. Quand je suis devenue maman, j’ai momentanément arrêté
les déjeuners. Il attendait docilement dans son magasin que je vienne
lui rendre visite avec ma fille. Il n’a jamais soupiré devant mes
humeurs, mes tristesses dérisoires. Parfois, il ponctuait mes chagrins
par un : « Tu sais, bébé, ce n’est pas bien grave tout ça. »
Les gens lui disaient qu’il aurait du mal avec moi, que j’étais
chiante, sauvage et difficile. Il haussait les épaules et allumait une
cigarette.
Devant mes échecs sentimentaux, tous ces mecs qui me refusaient,
il répétait inlassablement, avec conviction, le doigt levé, que je les
impressionnais, ces jeunes petits cons qui ne savaient pas ce qu’ils
perdaient. « Tu m’entends, tu es la plus belle et la plus intelligente.
Un volcan. Tu feras ce que tu veux de ta vie et des hommes. »
Ce magasin, c’était le lieu central de nos entrevues, de mes
confessions. J’étais toujours heureuse quand j’en ressortais. Assis
derrière son grand bureau en acajou, le cendrier à moitié plein, des
parfums contraires d’encens et de produit lustrant pour meubles, il
ne parlait jamais de lui, il fumait en m’écoutant attentivement.
C’était le lieu où je me réfugiais si une amie m’avait trahie, si maman
m’avait disputée, ou si un énième garçon avait refusé mes avances.
C’est dans son magasin que je lui ai annoncé à vingt ans que j’étais
enceinte. Les murs de son magasin ont tout entendu, ont vu défiler
mes amoureux, mes amies, mes différentes vies. J’ai essuyé ses
conseils, j’ai encaissé ses désapprobations et ses haussements de
sourcils. Il ne venait jamais chez moi, à part chaque 1er  mai pour
m’apporter un brin de muguet. La plupart du temps, il attendait que
je lui rende visite. Parce qu’il était mon point de repère, le lieu de
ralliement de ma routine du week-end et de mes désordres
intérieurs.
Quand j’évoquais un type décevant, il concluait, fier de lui : « De
toute façon, tu ne trouveras jamais mieux que moi ! » Naïve, je riais.
Puis je claquais la porte du magasin, en le remerciant.
Ce magasin, ce père en chemise derrière son bureau, les cheveux
noirs et épais, c’est mon socle, ma raison d’être, ma confiance en moi,
la femme aboutie que les hommes aiment et désirent. Ce magasin et
ce père qui fume en plissant les yeux m’ont bâtie. C’est dans un
commerce que j’ai pris mes premiers cours de séduction – «  les
hommes sont des menteurs, bébé » –, c’est dans un commerce que je
suis devenue femme.
16

Le bar était fermé deux soirs par semaine. Quand il ne travaillait


pas, il s’évaporait. Aucune nouvelle. Rideau. Amore, où es-tu ? Est-ce
que ça va ? Aucune réponse. Il ne prévenait pas sa famille, personne.
Il m’en avait vaguement parlé. « Parfois je disparais, c’est comme ça.
Surtout au printemps. »
C’est poétique de disparaître quand on veut fuir. Je ne comprenais
pas grand-chose de lui, mais ça, oui. Quand il se soustrayait à la
réalité, j’écumais le profil Instagram de tous ses amis jusqu’à ce que
j’obtienne une réponse. La plupart du temps je ne trouvais rien. Un
soir, je suis tombée sur une story d’un de ses abonnés. Je l’ai aperçu,
j’ai regardé la story six cents fois. Par chance, le type avait ajouté la
localisation, Beaune, place Carnot. Juste à côté de la brasserie où
nous avions déjeuné ensemble un mois plus tôt. Il y avait du monde
sur la vidéo, de la fumée, du bruit, des cartes à jouer sur la table.
Monsieur dépensait l’argent fraîchement gagné. J’ai prétexté avoir
une amie à consoler et je suis sortie de chez moi à 22 heures J’ai prié
mon mari de ne pas m’attendre pour se coucher.
En arrivant place Carnot, j’ai repéré le bruit et les fenêtres d’un
appartement dans une ruelle attenante, il était là, j’en étais
persuadée. Je me suis garée en dessous et je lui ai écrit, les mains
moites et les joues trop maquillées.
— Tu descends me faire un bisou ?
Trois petits points bleus sont apparus, ont disparu, puis j’ai vu sa
tête dépasser de la fenêtre. Incrédule, il a secoué la tête. Je lui ai fait
un signe de la main pour qu’il descende et je suis sortie de ma
voiture.
Il m’est apparu d’un coup. À chaque fois que je le voyais, je le
trouvais plus grand que la fois précédente. Il m’a questionnée,
légèrement sur la retenue.
— Tu m’as suivi ?
— Non, j’ai pas bougé depuis un mois.
Il a esquissé une moue, attendri.
— Ariana ! Ma che casino tu es, toi !
— Je m’inquiétais, c’est tout, tu ne réponds plus à mes messages.
— T’es encore avec ton mari ?
— Bah oui.
— Alors rentre chez toi.
— Tu pourrais me proposer un verre, ça a l’air sympa là-haut.
Il a marqué une pause.
—  T’es incroyable  ! Monte si tu veux. Je te préviens, tu connais
personne, et je suis en pleine partie de poker.
En entrant, j’ai repéré ses amis. Je ne me suis pas présentée, j’ai
souri, placide. Ils n’ont posé aucune question. J’ai observé les
canapés, la table basse, les bouteilles de Dom Pérignon et le reste. Il
m’a embrassée devant tout le monde, tendrement, comme si de rien
n’était, et m’a proposé de m’asseoir dans un fauteuil près de la
fenêtre. J’ai balbutié quelques mots à une fille à côté de moi, elle m’a
regardée avec un air défoncé. Je n’ai pas insisté, je n’étais pas là pour
me faire des copines. J’ai observé les cartes retournées, les jetons
qu’on échange contre du liquide. Du rap en fond sonore, ils
murmuraient les paroles avec automatisme. C’était sale, choquant,
ils les récitaient comme une comptine. Un nouveau lexique s’offrait à
moi, rien ne m’a jamais autant fascinée que les mots inconnus. À
défaut de jouer, de danser ou de parler, je notais les titres et les noms
des chanteurs, je voulais tout savoir, tout comprendre, je shazamais
discrètement chaque morceau, pour étudier plus tard ce nouveau
dialecte, mélange de verlan et d’arabe. Maille, khapta, Carpla. Gav,
Kichta, Schlass. Teuch, tise, jaune. Je pensais à ma communauté
littéraire, à Gainsbourg, je pensais à tous les puristes qui auraient fait
une syncope en écoutant le son qui sortait des enceintes à ce
moment-là. Le fond était pire que la forme, ça racontait des michtos
amoureuses de braqueurs, schéma archaïque pour des jeunes de
vingt-trois ans, qui semblaient pourtant adorer ces histoires de sang,
de gland, d’argent. Le tripot parfait. Sandro chantait aussi, de sa voix
grave, avec assurance, et toutes ces phrases impertinentes me
paraissaient excitantes et poétiques lorsqu’elles sortaient de sa
bouche.
Ses copains jouaient sans faire attention à moi. Ils savaient très
bien qui j’étais, l’écrivaine qui a trois gosses, ils avaient reçu l’ordre de
se taire et de continuer à vivre sans me prêter attention. Plus la soirée
avançait, plus ça misait gros. Ils ont entamé une nouvelle partie, un
type a brûlé la première carte, clin d’œil à Sandro. Je devinais les
équipes secrètes, et au bout d’un moment j’ai compris qui partageait
l’argent avec qui.
Je le regardais fumer, cartes en main. Cette façon de recracher une
première volute de fumée bleue, après avoir tiré sur sa cigarette,
c’était la même que celle de Lolo. Il commençait par inspirer
bruyamment, marquant une pause dans la respiration, le filtre entre
le pouce et le majeur, la main cachant partiellement son visage. Une
première bulle de nicotine, bleutée, s’échappait de ses lèvres,
remontait vers le nez, puis disparaissait. Enfin, il expirait une fumée
blanche droit devant lui, en prenant son temps, parfois en bougeant
les lèvres pour faire un rond. Les yeux plissés, il abandonnait la
cigarette sur le coin de sa bouche pour poser une combinaison sur la
table. Impassible, il guettait la réaction de ses adversaires en tirant
une nouvelle taffe.
Il ne pouvait pas savoir qu’il fumait comme Lolo, de toute manière
il ne savait pas qui était Lolo, il ne savait rien de moi, n’avait posé
aucune question, il ne cherchait qu’à me montrer celui qu’il était ou
voulait devenir.
Quand il a estimé que j’en avais eu assez, il a demandé une pause
dans la partie, m’a raccompagnée à ma voiture et m’a souhaité une
bonne nuit. Je n’ai pas insisté, il avait un carré d’as dans la main
droite et un sourire prometteur.
Je ne te toucherai plus Ariane, n’insiste pas. J’ai été faible. Tu es
mariée.
S’il bluffait avec moi, c’était réussi. J’espérais de tout cœur qu’il
détenait pour nous la meilleure combinaison possible.
 
Maman et Lolo jouaient souvent ensemble dans la cuisine en
fumant. Pas au poker, mais au Scrabble. Maman adorait les mots,
Lolo un peu moins. J’aimais les déranger pendant leur partie, voir
maman jubiler d’un mot compte triple, Lolo, à son habitude,
bougeait sa mâchoire et arborait une expression neutre. En général, il
laissait maman gagner au début, et lorsqu’elle pensait avoir assez
d’avance, boum, il l’assommait avec des mots malins qui n’en étaient
pas, un Wu, Zup, Zip, Yac, placés sur une case à étoile – à chaque
couple d’amoureux son langage. Maman fumait alors deux trois
clopes d’affilée pour se remettre de l’affront. Parfois, à la fin d’une
partie, elle faisait un peu la gueule, mauvaise joueuse. Elle
s’offusquait d’une éventuelle tricherie, râlait en rangeant les lettres
dans la boîte. Lolo, sans un mot, se levait doucement et appuyait sur
la tête du Piou-Piou de la cuisine. Maman lâchait un sourire et se
blottissait au creux de ses pectoraux.
17

Les choses se font toujours naturellement entre les hommes et les


enfants des autres, si personne ne joue à l’imposteur.
Lolo a marqué des points dès la première année : avec maman, ils
ont profité de l’été pour refaire complètement ma chambre. Lolo
avait tapissé les murs avec des couleurs modernes, posé de la
moquette douce, changé mon lit baldaquin, installé une étagère pour
ma chaîne hi-fi. Cette pièce était métamorphosée, je devenais enfin
une vraie préado, je frottais mes joues contre les nouveaux rideaux
en tulle en imaginant toutes les copines que j’allais pouvoir inviter
dans mon repaire. Voilà, je l’ai déclaré ce jour-là, j’avais le meilleur
beau-père du monde.
Après ma chambre, il s’est attaqué aux murs du couloir, puis du
salon, de fil en aiguille il a retapé tout l’appartement. Ses deux
mètres de haut et de large avaient besoin d’espace. Tous les week-
ends, on courait les Casto et les Leroy Merlin, et entre deux allées
Lolo demandait ingénument à maman, lui qui sortait à peine dix
mots par jour  : «  On fait l’amour ce soir  ?  », et je tournais la tête
comme si je n’avais rien entendu, maman rougissait, Lolo était fier
du malaise provoqué. Il était souvent drôle à ses dépens. Je le croyais
adulte, il avait vingt-huit ans.
Sur les photos qu’il nous reste, on ne voit souvent qu’une tache
blanche, sa peau l’était tellement que les pixels de l’argentique et les
flashs agressifs refusaient son image. Les amis de Maman raillaient
son mutisme, il était ivre en silence, il ne dansait pas, il contemplait
le monde. Papy le surnommait « le grand blanc », et dans sa bouche
c’était affectueux, lui qui ne voulait pas de noir à la maison.
 
En Lolo, mon frère s’était presque trouvé un pote. Ils échangeaient
sur les films, les séries et le sport. Impressionné par la carrure de
notre beau-père, mon frère s’est mis à la musculation, il a acheté des
protéines en poudre, installé une barre de traction au-dessus de sa
chambre. Maman et moi slalomions entre les corps allongés ou
suspendus, entre les pompes et les soulevés d’haltères, ça sentait la
testostérone à plein nez dans nos soixante mètres carrés.
Le pote Lolo a vite cessé de l’être quand mon frère a commencé à
fumer un peu trop de joints. Un matin, mon frère n’a pas reconnu ma
mère dans la rue tellement il était défoncé. Choquée et triste, elle est
rentrée en pleurant. Le soir même, l’œil déterminé et la mâchoire en
action, Lolo est descendu en bas de l’immeuble pour expliquer
gentiment au dealer de ne plus jamais revenir dans le quartier. Il a
tenu un discours à mon frère, en bégayant certes, mais jusqu’au
bout, d’homme à homme. Mon frère n’a plus jamais fumé de joint.
Très vite, Lolo a été au chômage. Alstom liquidait. Hors de
question de brader ses diplômes dont il était fier, il attendait qu’un
job d’ingénieur en or lui tombe dessus. En attendant, il a joué au
beau-père au foyer. Je ne sais pas si ça embêtait ma mère, je crois
qu’elle était plutôt contente de l’avoir auprès d’elle les matins, de lui
demander de s’occuper de moi. Il se levait à la dernière minute et
m’emmenait au collège vêtu d’un t-shirt gris.
À l’époque, on écoutait IAM en boucle, lui aussi adorait le rap et
particulièrement cet album, L’École du micro d’argent. Assise du côté
passager, je lisais consciencieusement les paroles sur le fascicule de
la jaquette. Aujourd’hui encore, je les connais par cœur. Mes
conjoints ont été successivement déroutés de m’entendre, au hasard
de la radio, moi la mère de trois enfants, la femme en chignon,
talons, veste, débiter le flow d’Akhenaton sur le bout des doigts.
Systématiquement, quand j’écoute Petit frère, je pleure.
 
Après Porcelain, Sandro a continué à m’envoyer des titres de
chansons, tous genres confondus.
Comme Picasso, il a eu sa période bleue. Je ne recevais alors que
des chansons italiennes. J’ai adoré Caruso, et une autre, bien moins
connue, dans laquelle un homme dit à une femme qu’il l’attendra
toujours. J’étais libre d’interpréter ses signaux, je ne savais pas s’il
jouait ou s’il était sincère. Je composais avec des chansons d’amour
et son silence.
Après la soirée poker, nous sommes passés au registre rap. Un
matin d’hiver, après plusieurs semaines de messages non lus, alors
que je tractais pour les élections municipales sur la place du Marché,
j’ai compris qu’il me regardait derrière la vitre du commerce devant
lequel j’étais postée, debout, sans rien faire d’autre. Ça m’a fait
penser à Lolo derrière l’arbre. De surprise, j’ai écarquillé les yeux
puis j’ai souri de travers. J’ai fait quelques pas vers lui, il est sorti du
magasin. Il m’a demandé les yeux brillants si j’allais bien. J’ai
répondu que je faisais comme je pouvais. Il me surplombait d’une
marche ; j’ai eu envie de poser ma tête sur son torse, sur son polo en
coton, j’aurais aimé qu’il me prenne dans ses bras, qu’il me serre. J’ai
hésité, me balançant sur un pied, mais un élu municipal est venu me
parler et échanger quelques tracts, alors Sandro est parti, beau
prince, sans nous laisser le temps d’un blanc. Son moteur a rugi et
trente secondes plus tard il m’envoyait un morceau de rap, intitulé
S’aimer en enfer. Le son était rêche et le débit agressif, mais j’ai écouté
religieusement les paroles, je palpitais encore à l’idée de sa
manigance. Je lui ai répondu  : «  Vivement l’enfer.  » Je n’avais pas
compris qu’on y était déjà.
Qu’est-ce d’autre que l’enfer, quand vous vivez dans une
obsession, quand chaque vêtement que vous enfilez, chaque pas que
vous posez sur le pavé est l’objet et le but d’une pensée précise, celle
d’être aperçue ou croisée par un homme à qui vous ne parlez
jamais ? Votre démarche est titubante, votre cou se dévisse à l’affût
d’une silhouette, d’une camionnette blanche ou d’une plaque
d’immatriculation. Nous habitions la même ville et je l’arpentais
pendant des heures entières, apprêtée, maquillée, assoiffée, pour le
croiser à des heures précises, 17 h 58, quand il arrivait au travail. Lui
ne me voyait pas car je me cachais, j’avais trop peur de mon attitude,
je ne savais pas quoi dire, parfois j’étais avec une poussette et des
courses à la main, je ne pensais pas dégager l’image de la séduction.
À vrai dire, il n’en avait rien à faire. Il ne vivait pas dans la même
obsession que moi.
Car si les premiers mois il avait été le jeune homme tremblant et
ébloui qui m’avait tant séduite, il cessait graduellement de l’être
pour devenir un fantôme inaccessible et cassant. Il me tenait par
quelques bribes, chansons ou messages. Puis le silence. Pesant,
insoutenable. Son regard pailleté se substituait de plus en plus au
regard noir de l’homme indifférent. Et pourtant, je le sentais proche,
dans la même attente que moi, il ne pouvait en être autrement,
puisqu’un jour il m’avait déclaré son amour, son admiration, ses
projets. J’étais la seule avec qui il se sentait bien, m’avait-il murmuré.
Était-ce la suite de mon déni, je ne pouvais concevoir qu’il en fût
autrement, moi qui vivais du lever du jour au coucher du soleil, et
plus tard encore, dans la nuit et dans ses recoins, pour qu’il
m’attrape et m’embrasse, par erreur, par envie, par possessivité.
Parfois il me prenait par la main et me disait ce que je voulais
entendre  : je lui manquais, il n’attendait que moi, dans son bar,
personne d’autre n’existait, alors je me persuadais de compter pour
lui, je gravitais comme à l’arrière-plan dans son existence, et de
temps en temps, lors d’un rapprochement inopiné, une cigarette
fumée à la sauvette ensemble, il murmurait que c’était
invraisemblable toute cette histoire, j’étais arrivée dans sa vie comme
une jolie fleur et il avait peur, il secouait la tête. Plus tard, je recevais
des titres de rap, Nekfeu, SCH, et je récitais les paroles.
Chaque matin pendant un an, je me suis levée avec l’espoir de le
voir. Qu’il vienne me chercher et qu’il m’emmène quelque part.
Bientôt, me disais-je, nous passerons une journée entière nus dans un
lit immense et aux draps blancs, à boire le champagne du room-
service, dans une suite avec vue sur les vignes. Je m’étais dessiné des
corps emboîtés et des regards fiévreux, des « je t’aime » profonds et
des orgasmes sans fin.
Chaque matin, j’emmenais mes filles à l’école et j’attendais.
Parfois, vers 10 heures, j’envoyais un cœur. Ou je postais une story
suggestive pour qu’il y réponde. Nous étions libres, lui et moi, tous
les jours, puisque je travaillais à la maison et lui en soirée. Je ne
comprenais pas pourquoi nous ne passions pas tout notre temps
ensemble. Nous n’avions pas d’autre lieu que son bar et cela
l’agaçait. Nous aurions pu rouler et nous arrêter n’importe où,
laisser libre cours à notre imagination. L’imprévu lui déplaisait, il
voulait autre chose pour moi que des banquettes et des hôtels. Je n’ai
jamais été une fille qu’on prend juste pour le sexe. Je n’ai jamais eu
de relation éphémère, aucun homme n’a jamais voulu jouer avec
moi. La preuve, j’étais de celles à qui un barman de vingt-quatre ans
pouvait dire : « Quel intérêt de juste te sauter ? » Ne pouvait-il pas
me faire rire et l’amour, avec toute la légèreté du monde, sans
aucune projection, comme si j’étais une fille sans importance  ? Je
voulais être un plan cul, un simple plan cul. Qui n’impressionne
personne, avec lequel on palabre tard le soir et que l’on ne rappelle
pas le lendemain. Avec qui on voudrait tout faire, sauf des enfants et
un crédit immobilier. Qu’on appelle quand on a envie de s’amuser.
Un beau plan cul, le meilleur de la terre. Dans le pack PCP, Plan Cul
Parfait, il n’y aurait pas de chemises à repasser, pas de beaux-
parents, pas de dîners de couple, pas de portable qu’on fouille ni de
sorties interdites. Je n’en pouvais plus, moi, de tout ça. Je voulais
détruire l’évier de ma cuisine et le lave-vaisselle avec. Je voulais juste
bouffer des pistaches et lire des livres en slip, et puis, de temps en
temps, quand il penserait à moi, me faire tirer les cheveux.
 
Ainsi, chaque matin donc, j’allais me promener dans les rues.
Nous étions en décembre et je n’avais pas froid. Je n’ai pas eu froid
de tout l’hiver, le gel et la neige me glissaient dessus autant que ma
culpabilité. J’étais en robe manches courtes sous un manteau fin, le
cou offert au vent, épilée, des sous-vêtements assortis, au cas où. La
journée défilait et il ne se passait rien. Parfois deux ou trois messages
sans suite. Je déjeunais seule, me remaquillais puis me rendais à la
bibliothèque, pour frôler son bar du regard, je faisais semblant
d’avancer sur mon manuscrit en cours. Soudain, il était l’heure
d’aller chercher les enfants et je me rendais compte qu’une fois de
plus je ne lui avais pas parlé. Une immense détresse s’emparait de
moi, et mes enfants fatigués de leur journée retrouvaient une mère
désemparée, vide. Je me servais un verre de vin dès le début des
bains et je continuais à m’évader. Je cuisinais mais j’étais encore dans
la rue. Mon mari rentrait, me racontait sa journée et j’étais dans son
bar. Je me glissais sous les draps et j’étais dans ses bras. J’avais
déserté. Le lendemain matin, je me réveillais et me ruais sur mon
téléphone. Je n’avais pas de message. Une journée recommençait
avec à nouveau l’idée de l’apercevoir. Déception après déception,
heure après heure, j’ai ainsi passé une année à attendre un homme.
J’ai lu Passion simple, d’Annie Ernaux, une dizaine de fois, c’était le
seul livre qui retenait mon attention.
 
Et si je lui avais raconté mon errance dans les rues, de l’aube au
crépuscule, mon attente infinie, mon obsession, mon désespoir, mes
détours, mes vêtements, mes musiques, mes cigarettes, si je lui avais
décrit tout ce temps passé à l’aimer en solitaire, à y croire, à infuser
dans l’air un goût d’espoir, à parler aux pigeons et à me tordre dans
la nuit, il ne m’aurait pas crue.
 
Bien sûr, il pilotait mon désir. Combien de fois m’a-t-il proposé un
café ou un déjeuner qu’il n’a pas honoré, combien d’heures ai-je
passées à attendre sous la pluie ? Il ne présentait jamais d’excuses. Je
retournais dans son bar et il lançait Porcelain, la musique retentissait
et Luc se marrait. Il jouait avec mes nerfs. Ma colère disparaissait
vite, jugulée par mon désir. Chaque nuit, je me réveillais torturée par
l’idée de son corps sur le mien, nos ventres collés. Cette obsession
des ventres ne me quittait pas. J’aurais tué pour une nuit avec lui.
La fin de l’année approchait. Le soir de Noël, il a essayé de
m’appeler. J’étais en famille. Peut-être devinait-il que je ne pourrais
pas lui répondre. Désolée, je le rappellerais le lendemain. Je ne l’ai
pas fait, il ne m’a pas souhaité la bonne année une semaine plus tard.
Ni ma fête, rien. Je ne comprenais pas, moi qui jusque-là n’avais
jamais croisé d’homme aussi galant, capable de me tenir la porte, de
remuer le sucre dans mon café et de poser un plaid sur mes genoux.
J’avais dû être maladroite, je l’avais blessé ou déçu, il devait penser
que j’étais nymphomane ou manipulatrice, j’aurais préféré l’être. Je
devais lui faire peur, je n’étais pas une bonne idée. Il disparaissait du
livre alors que l’histoire n’avait pas commencé.
18

L’adultère est prohibé, considéré comme la pire des trahisons, un


point de non-retour. Entre ses syllabes résonnent mensonge, chair,
maladies. Pourtant, est-il vraiment le pire crime que l’on puisse
commettre ?
 
Il y a mille façons de fuir, surtout pour une mère de famille.
Je suis à la piscine municipale, c’est l’été et j’observe cette femme
qui s’installe dans l’herbe avec son mari, ses enfants et une glacière.
Il fait une chaleur étouffante, l’herbe lui pique les fesses, les enfants
courent partout, elle ne parvient pas à les canaliser, l’aîné tombe, le
bébé hurle, son mari l’aide ou ne l’aide pas, peu importe car seul
subsiste ce constat amer : à ce moment précis, la vie de cette femme
n’a aucun sens. Elle ne s’allonge pas au soleil, elle ne lit pas de livre,
ne se baigne pas. À la place, elle enduit de crème des enfants et leur
ordonne d’arrêter de crier. Parce que cette journée ressemble à celle
d’hier et à celle de demain, elle sort de sa glacière un premier paquet
de gâteaux et une bouteille d’Oasis. Puis un paquet de chips. Un
deuxième. Concentrée à mastiquer, elle recouvre son calme. Cette
femme est obèse, peut-être depuis la naissance de son dernier bébé.
Ses enfants la sollicitent et elle leur sourit, le regard tendre mais vide.
Elle décline l’invitation pour le toboggan. « Plus tard », dit-elle. Les
enfants sont déçus. À la place, elle mange, elle ne déguste pas, elle
ne prend pas de plaisir, elle mange en continu et le mari ne dit rien, il
ne la regarde pas. Personne ne réagit. Que reprocher à cette femme,
d’être grosse et de manger  ? Non, personne n’osera. Tant qu’elle
demeure à côté de ses enfants et qu’elle ne trompe pas son mari,
personne ne lui fera aucune remarque. Certains diront même qu’elle
est dévouée. Pourtant, cette mère a déserté, elle est en fuite. Je me
sens proche d’elle. Je voudrais croiser son regard mais il est hagard.
 
Il y a les mères qui bouffent, boivent, prennent des médicaments.
Il y a les mères qui travaillent trop.
Celles qui pleurent le matin au réveil en se demandant pourquoi.
Il y a les mères qui cuisinent, cousent, rejoignent des associations,
vont à la messe.
Celles qui courent frénétiquement dès l’aube.
Il y a celles qui postent six mille photos de leurs gamins.
Il y a celles qui ne font rien de tout ça et qui tombent malades.
Et puis il y a les mères qui trompent leur mari.
Les mères font ce qu’elles peuvent.
Les pères aussi.
 
Mon médecin traitant m’a prescrit des antidépresseurs. J’étais
venue pour un rhume et je repartais avec du Seroplex. À la question
«  ça va en ce moment, vous dormez bien, vous jouez avec vos
enfants  ?  », j’ai fondu en larmes. D’après lui, j’étais victime d’un
épuisement maternel mal soigné, un burn-out parental. C’était un
terme trop pompeux et pas assez poétique pour moi, une case trop
grande dans laquelle je n’avais pas envie de flotter, j’étais d’une
grande intolérance avec mes faiblesses et je me persuadais que je
gérais la situation. Pourtant, tous les symptômes étaient là : angoisse
du soir, incapacité de jouer, de faire à manger, d’organiser des
activités ou de projeter des vacances, fuite permanente vers d’autres
horizons, je subissais minute après minute ce temps où des petits
êtres bruyants me volaient mon corps, mon intellect et ma sérénité.
C’est difficile de se sentir rétrogradée, d’avoir œuvré toute sa vie
pour errer dans les hautes sphères et d’être finalement assignée à
demeure pour empiler des Lego. « Mais voyons, les mères aiment ça,
normalement, c’est ça fonder une famille, la plupart des femmes y
prennent du plaisir ! » s’indignait mon père quand je lui en parlais.
«  Il ne fallait pas en faire  ! Tu penses à toutes tes amies qui ne
connaissent pas la joie d’être mère  ?  » J’en déduisais que je n’étais
pas une bonne mère, pas une mère normale. Je ne savais pas m’y
prendre, trouver de la joie dans les petites choses, j’étais insatisfaite.
Non, j’étais juste fatiguée. Cela faisait treize ans que j’étais maman,
l’accumulation ne me permettait plus de respirer. Rien ne m’apaisait.
Plus que tout au monde, je redoutais les week-ends et les vacances
scolaires, j’esquivais les moments en famille, je m’inventais des
activités. J’étais aussi tombée dans le piège fatal : en accord avec mon
mari, j’avais arrêté de gagner de l’argent. Je travaillais toujours, je
n’avais jamais eu autant de travail avec mon blog et mes livres, mais
je ne gagnais rien en comparaison de mon mari qui satisfaisait tous
nos besoins. Alors, par culpabilité inconsciente, je gérais seule
l’intendance et la charge mentale du foyer.
J’étais d’accord avec mon médecin  : non je n’allais pas bien  ; oui
j’étais malade, mais je ne parvenais pas à savoir si j’étais malade à
cause des enfants ou à cause de Sandro. Je n’arrivais pas à savoir si
j’aimais encore mon mari. Je ne devais plus l’aimer beaucoup, sinon
je n’aurais pas été aussi malade. L’amour fou aide à supporter les
enfants, on peut dîner sans échanger un mot puis d’un sourire
complice évoquer ce moment où les enfants seront couchés. Non,
rien ne me soulageait. Je couchais les enfants et je me sentais encore
plus vide. J’avais beau tout essayer, rien n’égalait le plaisir que
j’avais à penser à cet homme. Est arrivé le jour où j’ai cessé de lutter,
et où j’ai décidé de ne faire que ça : penser à lui, lui écrire, envoyer
des messages qu’il ne lisait pas, et s’il me «  lâchait un vu  », c’était
qu’il était un peu avec moi. Dans ma fuite, je piétinais ma dignité. Je
n’ai jamais pris les médicaments prescrits. Essayez de vous occuper
de trois enfants en étant complètement sédatée, mission impossible.
De surcroît, mon médecin m’avait annoncé que ça lisserait mes
émotions, or je les aimais, mes émotions. Je ne voulais pas aller
moins mal, et je tenais à maintenir intact l’éveil de mes sens pour le
jour où il serait enfin dans mes bras. Car un jour nous serions
ensemble, il ne pouvait en être autrement.
Pour être honnête, je n’ai jamais voulu qu’il disparaisse de ma vie,
mon cœur n’a jamais essayé de l’éradiquer, toutes mes actions ont
convergé dans l’unique but de le posséder. Je n’ai jamais tenté de
sauver quoi que ce soit, sinon j’aurais peut-être réussi.
 
Pourquoi lui, c’est la question qu’il me posait et celle à laquelle je
tente de répondre par l’écriture, je propose l’arborescence des
hommes qui ont gravité autour de moi depuis l’enfance, je me
convaincs d’un transfert masculin même si j’ai conscience qu’au
fond je ne résoudrai rien, car la vie n’est pas là pour apporter des
réponses mais seulement des expériences.
Un jeune homme est entré dans ma vie, et par son parfum, ses
cheveux et ses répliques, m’a donné le prétexte idéal pour écrire sur
tous mes pères. Peut-être ne suis-je amoureuse et obsédée que par
l’idée même d’écrire, parce que la littérature est une véritable drogue
à laquelle ses adeptes sont soumis jusqu’au trépas, parce que je fais
partie des écrivains qui ne peuvent écrire qu’en pratiquant la réalité.
La vie que j’avais construite manquait d’aspérités, je devais me
brûler à nouveau et tout recommencer, tuer mon image de blogueuse
et de mère parfaite pour créer un nouveau tableau. J’œuvrais pour la
destruction de ma famille. C’était ma destinée. La seule grenade,
c’était moi.
Qui aurait pu comprendre ma démarche  ? J’avais tout. J’avais la
famille, la maison et la terrasse en centre-ville. J’avais du temps libre
pour ma passion, mes enfants et mon sport. Une grande bibliothèque
et des dîners huppés. Je voyageais seule, je rencontrais des célébrités,
mon mari me soutenait, emmenait les enfants à l’école le matin. Je
dormais, j’écrivais, je lisais. Parfois le week-end, je partais. J’avais ce
qu’on appelle une vie de rêve. L’équilibre et les paillettes. Sur le
coup, il me semblait le mériter. A posteriori, c’était trop facile, je me
serais perdue dans le confort. J’étais arrivée à un sommet et je
repensais à Beigbeder  : «  La vie d’adulte, c’est construire des
châteaux de sable et sauter dessus à pieds joints. »
Des amies remarquaient mon air mélancolique et mes toilettes
raffinées, s’amusaient en blaguant à deviner l’identité de ce célèbre
écrivain avec lequel je devais sûrement fricoter et parler littérature
jusqu’à l’aube – comme s’il n’y avait que cette catégorie capable de
nous apprendre la vie  ! Elles m’imaginaient dans des colloques
politiques faisant des œillades au premier cerveau qui passe. Le pire,
c’est qu’elles trouvaient ça romanesque. Elles n’imaginaient pas une
seule seconde que j’étais prête à renoncer à mon empire pour un
coup de foudre, un viticulteur, barman, un gamin écorché qui avec
seulement deux mains immenses et un regard plein d’espoir avait su
me rendre folle. Je n’en avais rien à faire, moi, des quadragénaires
qui s’écoutaient parler, de leur prétendue érudition, laquelle ne
m’émouvait pas une seule seconde, ce que je voulais c’était entendre
la colère, la fougue et l’envie naïve de vivre, je voulais des
sentiments bruts, du réel, je voulais qu’on attrape mes tripes sans me
parler ni même me toucher, je voulais sentir les fibrillations
cardiaques de notre époque, son insouciance et ses idéaux, je voulais
écouter du rap opaque dans des bras déraisonnables.
19

Avec mon frère, j’acceptais de tout écouter. Du jazz, du rap, de la


musique classique, de la techno. Mon frère est pianiste. Il exerce
sûrement une autre profession pour gagner sa vie comme tout le
monde mais je ne saurais dire laquelle. Mon frère est pianiste car
c’est en posant les doigts sur son clavier qu’il oublie son nom, c’est
en chantant à tue-tête que ses yeux se ferment. Son piano noir le
grise puis le blanchit de ses inquiétudes, avec son piano tout devient
possible. Ses notes sont mes mots, la Terre ne s’arrêtera pas de
tourner tant qu’il joue et que j’écris. Je ne sais pas pourquoi notre
mission de vie a été si facile à trouver, pour mon frère et moi, c’est
une chance folle, un privilège, d’avoir un don ou une passion.
J’ignore également pourquoi nous avons quitté notre ville de
naissance, pourquoi nous nous sommes réfugiés dans un endroit
ouaté, loin des nôtres et des grandes villes, du bruit et des souvenirs,
lui en Belgique, moi en Bourgogne. L’intention n’était pas tant de
fuir nos parents que de prendre du recul par rapport à leur existence,
de former géographiquement un triangle plus impressionnant,
comme si nous avions besoin d’être loin pour nous aimer, à travers le
manque et l’absence.
Notre socle, c’est le souvenir de notre enfance passée en parfaite
autarcie, des confidences échangées en comptant les raviolis qui
remontaient à la surface de l’eau bouillante. Nous ne savions pas,
alors, à quel point ces moments nous soudaient. Je l’imagine là-bas,
en Belgique, et sans lui téléphoner je sais qu’il est heureux, tant qu’il
joue du piano. Nous avons tous deux trouvé le moyen de ne jamais
être totalement tristes. Nous sommes faits du même bois, taillés de
solitude et de musique, peu importent les êtres qui gravitent autour
de nous. Notre passion nous a sauvés du chaos, du divorce de nos
parents. Nous l’avons compris très tôt, personne ne viendrait
combler le vide, aucun prince ni princesse, même pas pour nos
beaux yeux bleus.
Quand j’étais petite, mon frère n’était pas un adolescent, il n’était
pas un amoureux, il n’était pas le copain de, il n’était pas punk, il
n’était ni défoncé ni obsédé, il était juste chanteur pour moi car il n’y
a rien de plus accaparant qu’une petite sœur. Il ne m’a jamais refusé
un morceau. Il pouvait jouer en boucle Be Bop a Lula pour me
satisfaire. Quelquefois, il me tendait une feuille avec des paroles
imprimées dessus et je m’efforçais d’être la meilleure interprète
possible. Je mesurais sa patience, j’avais huit ans et une oreille
relative. Allez Ariane, on reprend  : «  Vivo per lei, da quando sai  »,
morceau qu’on servait au repas de Noël : papy tapait dans les mains,
mamie versait quelques larmes et les mâchoires de Lolo tremblaient
d’émotion. Si papa passait à l’apéro boire un verre avec nous, il en
demandait une deuxième, et une troisième. Maman rayonnait et
chantait derrière nous. Nous formions un duo incomparable, nous
débordions de fierté. Hautains, main dans la main dans la rue, nous
n’avions rien à voir avec les autres fratries, les autres ne pouvaient
connaître une telle fusion de blagues et tendresse. Nous nous
sommes toujours placés au-dessus.
Mon frère avait des petites amies, ça arrivait. Il me racontait tout,
je l’écoutais avidement. Je le partageais sans aucune crainte ni
jalousie, simplement parce que je savais qu’il n’aurait pas pu se
marrer autant avec une autre. Même quand sa blonde est venue
cohabiter chez nous et partager nos raviolis, je n’ai pas tremblé.
Notre amour ne souffrait aucune comparaison, la relation avec mon
frère est plus stable qu’avec n’importe quel autre homme de ma
famille ou n’importe laquelle de mes relations passées.
Aujourd’hui pourtant, il est loin. Il évolue quelque part sans moi,
dans un quotidien dont j’ignore tout. Je n’ai pas été préparée à son
départ soudain, peu après celui de Lolo. Pour ma mère et moi, c’était
rude, cette vie sans homme, d’un seul coup. Je n’avais pas anticipé
que mon frère prendrait un appartement quand il en aurait l’âge. Je
n’ai pas compris qu’une page se tournait, n’avait-on pas toute la vie
pour regarder des films et transformer Noël en festival ? Mon frère
reviendrait après la blonde, forcément, et on reprendrait là où nous
en étions restés, comme on jure à vingt ans que la fête ne s’arrêtera
jamais, que notre bande d’amis sera toujours la même, que le
champagne coulera à flots sur nos corps souples… Je n’avais pas
pensé qu’il ferait des enfants, encore moins que j’en ferais avant lui,
que rien ne serait plus jamais comme avant parce que tout change,
inexorablement, le monde n’a plus jamais la même saveur, la même
euphorie ni la même innocence, je n’avais pas prévu notre séparation
définitive, que plus jamais je ne vivrais avec lui, plus jamais je ne
l’entendrais chanter le matin, le soir, et quand ça arriverait, si peu, au
hasard d’un baptême ou d’un enterrement, je me battrais pour que la
terre entière soit attentive, «  écoutez-le c’est mon frère, c’est le
meilleur pianiste que vous ayez jamais rencontré  », mon virtuose,
mon sang, écoutez comme il chante bien et comme sa voix vibre, oui
oui il a ce timbre rauque depuis tout petit, il n’a jamais mué, déjà à
six ans il chantait L’Italiano depuis le balcon en Italie, papy Jacquy
racontait cette anecdote en boucle, alors lasciatelo cantare et écoutez-
le, bon sang, oui je l’avoue j’ai acheté un piano uniquement pour lui,
il prend la poussière toute l’année mais s’égaie une fois par an quand
mon frère passe en revenant de vacances, écoutez-le je vous dis,
écoutez-le à ma place, je suis bien trop occupée à le filmer, écoutez-le
je vous dis, ne comprenez-vous pas que je capture notre passé, et
tant pis si demain mon téléphone joue un air différent de mes
souvenirs, une légère frustration m’envahira et je la ferai taire.
Surtout ne m’empêchez pas d’y croire, le piano de notre enfance est
accordé pour toujours.
20

Un jour, Lolo m’a pendue par-dessus le balcon. Il a d’abord posé


sa clope fumante dans le cendrier, ses deux énormes biceps ont
accroché les miens et il m’a soulevée dans les airs. Je riais,
inconsciente, je me croyais à la fête foraine. Il m’a fait basculer et il a
attrapé mes chevilles. Il s’est déplacé dans la cuisine et m’a
suspendue par la fenêtre. J’avais la tête en bas, je regardais le vide et
le bitume trois étages plus bas, je feignais la panique, « arrête, s’il te
plaît, Lolo ! ». À aucun moment je n’ai eu peur. On jouait. Ça n’a pas
duré très longtemps, il m’a reposée sur le carrelage de la cuisine, le
sourire aux lèvres, puis il a repris sa cigarette. Il n’avait pas prononcé
un mot.
Nous passions souvent nos après-midi ensemble quand maman
travaillait. Il regardait la télé ou il bidouillait l’ordinateur. Il installait
des logiciels, il programmait, codait. Maman aimait dire aux gens
qu’il était autodidacte. Et moi, comme je m’ennuyais, je le prenais
pour ma poupée. Je le maquillais, le déguisais. Lui, stoïque et
imperturbable, vaquait à ses occupations. Le temps d’une après-midi
il finissait habillé en femme. Rouge à lèvres, mascara, frous-frous, je
le photographiais. Il râlait un peu lorsqu’il fallait se démaquiller,
mais dans l’ensemble il se laissait faire. Parfois, pour le faire réagir, je
le chatouillais, me plaçais devant le téléviseur ou débranchais
carrément l’ordinateur. Je pouvais aussi faire sauter les plombs pour
que Lolo cesse de jouer sur la console et s’occupe de moi. C’était un
deuxième grand frère, en somme. Quand il faisait sa boule sur le
côté, j’arrêtais net. Le jour où il m’a suspendue à la fenêtre, j’avais dû
abuser de sa patience.
 
L’été dernier, ma fille aînée s’est amusée à chatouiller mon mari
dans la piscine. Il a ri une fois, deux fois, puis il s’est éloigné. Ma fille
est revenue à la charge. Il s’est encore laissé chatouiller quelques
instants avant de s’énerver pour de bon. Je m’occupais de mon
nouveau-né et je n’avais pas eu la force de m’interposer ni de faire
les gros yeux à ma fille. L’ambiance s’alourdissait et je les laissais se
débrouiller. Finalement, il l’a plaquée dans l’herbe en lui tordant
légèrement le poignet et ma fille a pleuré un peu. Ma mère est
arrivée et je lui ai expliqué le litige, il n’y avait rien de grave.
Ma mère a soupiré :
— Ça me fait penser à toi et Lolo. C’est pour ça qu’il m’a quittée,
tu passais tes journées à l’embêter, il en a eu marre.
Je ne sais pas si elle a mesuré le poids de ses paroles ou si elle a
pensé ces mots à haute voix pour se rassurer elle-même. Je n’avais
jamais soupçonné que les hommes pouvaient partir à cause des
enfants qui n’étaient pas les leurs, et ma mère venait d’instiller le
doute.
 
Les parents de Lolo habitaient toujours dans le Sud, près de
Toulon, et ont toujours catégoriquement refusé de rencontrer ma
mère. Une mère divorcée, de dix ans son aînée, non, ils souhaitaient
davantage d’innocence pour leur fils ingénieur. Pas une fois en sept
ans elle n’a pu les rencontrer. Il partait quelquefois les week-ends
pour leur rendre visite, et quand il rentrait le dimanche un certain
froid soufflait dans l’appartement.
Maman avait eu envie d’un enfant avec Lolo. Jamais elle ne s’était
sentie aussi bien avec un homme et son amour tendre ravivait son
désir de procréation. Mais pour Lolo, même s’il ne le disait pas
clairement, c’était hors de question, il n’aurait pas procréé avec
maman sans l’aval de ses parents.
A contrario, mes grands-parents avaient toujours accueilli Lolo
avec leur simplicité naturelle. Le grand était le bienvenu, invité à
boire un petit pastis dans le garage de papy, pièce dans laquelle il
s’était confortablement établi avec ses chiens, sa télévision et son
frigo. Il l’avait tout de suite adopté, le grand blanc était beaucoup plus
sympathique que l’autre con – papy avait le sens de la synthèse.
Finalement, maman n’a pas eu d’enfant avec Lolo, ni avec aucun
autre homme que mon père. Elle a eu des envies d’adoption, dix ans
plus tard, en revenant d’un voyage en Martinique avec Philippe, son
nouveau conjoint. Elle voulait tester notre réaction, à mon frère et à
moi, et elle fut déçue de constater que la nouvelle ne suscitait aucune
réaction particulière. «  Pourquoi pas, si vous voulez  » avions-nous
répondu docilement. Des pères, des frères ou des sœurs, on acceptait
tout. Puis maman a quitté Philippe et a renoncé au projet d’adoption.
21

Nous sommes passés en 2020, l’année où l’humanité a cessé de se


toucher. Celle où on ne pouvait même pas changer de ville ou de
pays pour espérer une vie meilleure. L’année où toute fuite était
impossible.
 
C’est un matin gris de janvier. Je ne sais pas encore que je suis
prisonnière de ma folie. Je me réveille soulagée d’un cauchemar qui
ne nécessite pas d’analyse freudienne. J’ai rêvé que des vers sortaient
de tous mes orifices. De mes fesses, de ma bouche principalement.
J’ai le souvenir d’être rassurée par leur quasi-immobilité  ; je me
persuade que ces petits cônes blancs et côtelés étaient forcément
autre chose que des vers s’ils ne bougeaient plus. Je ferme les yeux
sur l’horreur et le dégoût, je n’ose plus me regarder en face. J’ai en
moi cet espoir vain, que le ver ne soit plus dans le fruit.
Mais je ne pense qu’à toi. Je pourrais faire des photos, des gâteaux,
préparer un joli déjeuner en famille, et pourtant je me liquéfie.
Quelque chose sature en moi, je fais une crise de manque. Je suis
incapable de me concentrer sur quoi que ce soit, ma nervosité est à
son comble. Je t’envoie une vidéo de moi au piano que tu ne reçois
pas. Je te l’envoie à nouveau et tu réponds poliment, sans plus, tu ne
me proposes rien. Cela fait une semaine que je répète ce morceau
jour et nuit, cet air sur lequel nous avons fait l’amour ensemble, cela
fait une semaine que je m’entraîne et ça n’a servi à rien. Je ne sais
soudainement plus quoi faire de mes doigts. Tu ne réponds déjà
plus. Tu ne m’aimes plus, tu es en train de m’oublier. Pire, tu
t’habitues à mon absence, tu vas disparaître toi aussi. Cette idée me
laisse un goût amer de mort, et, prise d’un vertige indomptable, je
me mets à trembler. Je voudrais que quelqu’un m’assomme. Alors je
bois. Je commence à 16  heures, par un Get. J’installe mes filles
devant la télévision, une en bas, une en haut. Le bébé au lit. Je ne les
lave pas, je ne joue pas avec eux, c’est au-dessus de mes forces. Le
simple fait de rester dans cette maison et d’y faire acte de présence
relève de l’exploit. À 18 heures, j’ouvre une bouteille de rouge, que je
cache derrière la chaudière pour la prochaine fois où je voudrai
m’effacer du monde. J’erre dans les pièces sans bruit et ton absence
est si lourde que je songe à m’évanouir. Mes enfants le devinent et se
taisent, ne demandent rien, j’ai honte d’être leur mère. Plus le temps
passe, moins je le suis et plus je le cache. Depuis quelques mois, je
masque tous les signes de la maternité, je ne poste plus aucune
photo évoquant mon univers de couches et de compotes. Je maigris
dangereusement. Je ne prends plus la poussette, je ne leur achète
plus d’habits, plus de jeux, je fuis les mamans après l’école. Je ne vais
jamais les chercher le midi ni à 16  heures, j’attends la fin de la
garderie. Je ne veux plus être une mère, juste une femme dans tes
bras. Soudain, vers 19 heures, quelque chose en moi se rompt. C’est
trop tard, je le sais, je suis infectée par les vers. Ce soir, je vais venir
te voir.
Dès qu’il rentre, vers 20  heures, je préviens mon mari  : je sors. Il
fronce les sourcils et ne répond rien. Je paierai cette lubie plus tard,
pendant plusieurs jours, qu’importe. Il faut que je parte.
J’enfile mon manteau et je cours dans la rue. Dans le bar à côté du
tien, j’aperçois une amie, elle devient immédiatement mon alibi.
Tu m’as vue. Tu débarques dans le bar sans chercher à me saluer.
Tu dis simplement au patron de mettre toutes mes consommations
sur ta note. Tu repars sans me regarder.
Je ne commande rien. J’attends une demi-heure et je me pointe à
ton comptoir.
— Je viens chez toi parce qu’à côté ils n’ont pas de champagne.
Tu ne réponds pas. Tu sors un seau que tu remplis de glace. Tu y
plonges une bouteille de champagne et tu poses deux coupes sur
une table haute. Tu tires un tabouret vers l’arrière pour que je m’y
installe. Tu t’empares de la bouteille et ôtes le bouchon sans aucun
bruit, un peu de fumée s’en échappe. Avec une serviette blanche, tu
essuies délicatement la mousse. Tu remplis nos verres et tu
m’embrasses devant tout le monde.
— Oui on s’affiche. T’es ma gonz ce soir. Salute !
Je ne relève pas. Je suis là où il faut être.
— Qu’est-ce que tu veux, Ariane ?
— Je voudrais juste être un beau voyage dans ta vie.
— Mais tu l’es déjà. C’est juste que je ne veux pas être ton amant.
Tu attrapes un deuxième tabouret et t’assois en face de moi. La tête
penchée en avant et les yeux grands ouverts, un index pointé vers
mon visage, d’une voix encore plus grave que d’habitude, tu
déclares :
— Écoute-moi bien : je veux tout ou rien. Tu ne seras ni une envie,
ni un caprice, encore moins un trophée, je veux que tu sois ma
femme.
Je déglutis. Tu ajoutes abruptement que tu ne fais jamais l’amour
avec les filles comme tu me l’as fait à moi. Les autres, tu les salis.
—  On salit les filles quand on ne sait pas les faire jouir, je te
réponds doucement.
— Mais je sais faire jouir les filles, ajoutes-tu en te levant, agacé.
— Je ne demande qu’à voir.
Tu plisses les yeux sans répondre. J’ajoute :
— Ou à t’apprendre.
Tu m’embrasses sur la bouche insolemment, pour me faire taire.
Peut-être que la table d’à côté nous a vus, je m’en moque. La
ceinture de ma jupe est défaite, je te demande de refaire le nœud
dans mon dos. Debout derrière moi, tu saisis la lanière en cuir et tu
la serres autour de ma taille de toutes tes forces. Tu te colles contre
mes fesses et je sens ton souffle dans ma nuque.
Tu m’embrasses encore plus fort.
 
— Mais il est moins beau que ton mari ! s’étonne mon amie. Elle
me cherchait et nous a surpris en entrant.
C’est marrant, je pense alors, ce rapport à la beauté. Si mon mari
est beau, je n’ai pas besoin d’un autre. C’est la première chose que tu
as mentionnée aussi, la beauté de mon mari  : «  N’as-tu pas un
homme superbe dans ta vie ? » Comme si la beauté emportait tout.
Comme si ce critère balayait le reste, alors que l’on pourrait objecter
un tas d’autres critères, mon mari n’est pas seulement beau, il est
drôle, il est responsable, il est organisé, bricoleur, fidèle, bosseur,
architecte, jardinier, sensuel, subtil, galant. Il a une peau
incroyablement douce et un parfum délicat. C’est le meilleur coup
de la planète, il n’a pas un bouton ni un poil inutile. Il s’habille avec
raffinement et le problème est sans doute là, rien n’est jamais trop
beau pour lui, même pas moi. Quand il a trompé son ex avec moi et
qu’elle l’a appris, elle est venue me trouver et m’a balancé quelques
phrases assassines. Je ne me souviens plus de la nature de ses
insultes, seulement de sa conclusion. «  Prends-le, de toute façon je
m’en fous. Oui, il est beau. Ça pour être beau, il est beau. »
 
Alors oui, peut-être, tu es moins beau que mon mari. Moins
athlétique, moins discret, moins sain, c’est évident. Mais la beauté
n’a jamais nourri mon âme, ni mes démons. La beauté seule n’a
jamais rendu heureux personne. Je le dis à mon amie, elle comprend.
Elle se taira. Peu importe, au fond, je voudrais que quelque chose
s’arrête. Qu’elle le dise, qu’elle le hurle à la terre entière. Ariane
trompe son mari avec Sandro  ! Qu’il l’apprenne et qu’il me tue. À
mon amie, je lui parle des vers. Elle me rassure, d’après elle on est
tous gâtés de l’intérieur, il ne faut pas culpabiliser. Elle me présente
son frère et quelques amis artistes égarés du bar d’à côté. Elle s’en
fout de mon amant au final, puisqu’on est tous infestés de vers
blancs, minuscules et grouillants.
Ma tête se met à tourner très vite.
— Sandro, je vais rentrer.
— Tu as trop bu, chérie. Je te raccompagne.
Et tu laisses ton bar ouvert en me prenant par la main, Luc gérera.
Devant chez moi, dans ta voiture mal garée, je t’embrasse encore.
Ma main est posée sur ton sexe qui gonfle à travers le tissu de ton
pantalon, tu le libères, je m’en empare et quelques instants plus tard
je n’ai jamais fait ça mais je t’avale avec ferveur pour leur montrer,
aux vers dans mon ventre, de quoi je suis capable. Qu’ils se taisent et
qu’ils crèvent, englués dans ton plaisir !
22

J’ai beau essayer de chercher, le premier souvenir qui me vient à


l’esprit quand je pense à Lolo, c’est de l’entendre jouir avec ma mère.
Ce n’est pas un souvenir glauque, je ne suis pas mal à l’aise quand
j’en parle. Ils sont dans la chambre, il est tard, minuit je crois, ils
s’autorisent à faire un peu de bruit, ils pensent que je suis endormie.
J’entends claquer un peu, je ne sais pas trop ce que ça signifie à
l’époque, mais je ne m’inquiète pas car le rythme est régulier. J’ai le
cœur qui bat, je me sens en faute car je tends l’oreille malgré moi.
Soudain j’entends un râle. Ce souvenir évoque une sexualité saine,
heureuse, de deux personnes qui s’emboîtent et transpirent une
chimie réussie. Lolo n’était pas plus bestial ni plus sexuel qu’un
autre. Il était fou amoureux du corps de maman, il la contemplait
avec envie. Que mon frère et moi rougissions ou détournions
pudiquement le regard ne changeait rien, leur sexualité était
présente, odorante, bruyante. Les sous-entendus fusaient, les
œillades aussi. Maman était pleinement épanouie, elle avait trouvé
un partenaire joueur, doué et sensuel. Leur couple était d’abord né
d’une attirance physique plutôt que d’un partenariat pratique, ils
avaient ensuite adapté leur âge et leur environnement pour satisfaire
cette attirance.
 
Nous avons vécu six ans sous le même toit mais la liste de mes
souvenirs avec Lolo est mince. Les mêmes images reviennent en
boucle  : la semaine, il m’emmène en voiture au collège, dans une
Passat blanche ou grise que maman et moi trouvons démodée. Le
soir, il vient me chercher à mon cours de natation synchronisée. Il ne
me parle pas, ne me reproche rien, ne me fait jamais de longs
discours. Le week-end, il traîne devant l’ordinateur en survêtement.
Au détour d’une conversation je demande à maman si elle pense à
une anecdote en particulier. Je l’entends réfléchir au téléphone, puis
rire nerveusement.
— Tu ne te souviens pas de l’épisode des vers ?
Je blanchis. La fameuse soirée remonte à seulement deux jours.
— Quels vers ? je demande.
— Tu sais bien, tu avais chopé des oxyures, je ne sais pas comment
d’ailleurs, tu devais mal te laver les mains. Tu avais débarqué en
pleine nuit dans notre chambre pour nous les montrer sur un gant de
toilette, tu pleurais de terreur, et nous de dégoût. J’ai appelé le
médecin de garde à deux heures du matin, puis Lolo est allé à la
pharmacie pour te chercher du vermifuge. Le pauvre, tu lui auras
vraiment tout fait !
J’avais donc vraiment vécu cela. Infestée de vers, j’avais dérangé
l’intimité de ma mère et de Lolo. Aujourd’hui, ils étaient de retour, et
je superposais ma sexualité à la leur. Mon rêve revenait, en écho,
illustrer mes méfaits. Jamais je ne me suis sentie aussi lourde.
J’ai remercié ma mère pour cette anecdote peu reluisante, et j’ai
raccroché poliment. C’était tout pour l’épisode souvenirs. Je n’en ai
pas davantage avec les autres hommes que ma mère a rencontrés,
alors pourquoi cet homme-là me manque-t-il plus que les autres ? À
quoi joue l’inconscient ? Que retient-on d’un homme ou que veut-on
en retenir  ? Peut-être prenons-nous uniquement les éléments qui
nous aident à nous construire et retenons-nous ce que les autres nous
ont raconté. Ton grand-père était câlin, tendre, joyeux. Ton père
travaillait trop, il aimait manger à heures fixes, ne pas philosopher
pendant des heures, il a toujours fait l’autruche sur les sujets
importants. Nous ne remettons pas en question les paroles d’une
mère. Nous ancrons sélectivement des images éphémères que nous
passerons une vie à retrouver ailleurs. Pourquoi une image précise
plutôt qu’une autre  ? Quand je pense à papy, il fume une Gauloise
devant sa télé. Quant à papa, il apparaît systématiquement dans un
restaurant tandis que mon frère sue dans sa chambre en comptant
ses pompes. J’ai l’impression d’évoluer dans une galerie d’art, les
tableaux sont figés, je n’ai pas le droit de les toucher.
 
Un soir, Sandro fumait en terrasse en me regardant, je venais de
lui avouer, un peu saoule, que je ne pensais qu’à lui, et que ça ne
servait à rien de lutter puisqu’un jour, nous finirions ensemble. Il a
réfléchi et il a dit  : «  Que de chemin parcouru, Ariane, que de
métiers, que de maris, pour finalement tomber sur moi ! »
Il ne mesurait pas son importance, comme j’aimais sa bonté, son
humour, sa franchise. Il ne savait pas qu’il me guérissait d’une
absence, car avant de le rencontrer, je rêvais beaucoup de Lolo,
comme j’avais autrefois rêvé de mon amie disparue, et il m’arrivait
souvent de pleurer le matin, en comprenant que je ne le reverrais
plus. Je questionnais ma mère et le cherchais des heures sur les
réseaux sociaux. Parfois, quand mon imagination vagabondait, je
pensais le croiser au hasard d’un voyage ou d’une station-service.
J’inventais un dialogue de retrouvailles, je voyais de l’émotion dans
ses yeux. J’ai visité beaucoup de stations-service mais je ne l’ai
jamais croisé.
Depuis Sandro, je n’y pense plus, j’ai rompu avec cet espoir de le
retrouver un jour, vieilli, toujours aussi mutique, quelques veines
sclérosées sur son nez blanc. Je préfère ne pas le revoir si c’est pour
entendre que je ne lui ai jamais manqué. Depuis Sandro, je n’ai plus
la crainte d’être déçue.
23

Depuis deux semaines je réclamais la veste que j’avais oubliée


dans sa voiture le fameux soir. Il a fini par me la rapporter en bas de
chez moi, le lieu du crime. Il est sorti de sa voiture, m’a saluée d’un
ton sec en m’embrassant sur la bouche, puis il m’a tendu la veste en
me priant de l’oublier. Il a tourné les talons et je suis restée debout,
dans la rue, stupéfaite. Il m’avait donné rendez-vous pour me
plaquer. J’ai passé l’après-midi à fumer en pleurant comme une
gamine de douze ans et en écoutant Porcelain. J’étais consternée
d’être aussi consternante. Les chagrins d’amour n’ont pas d’âge.
 
Un mois plus tard, le pays est entré en confinement.
J’avais imaginé qu’il viendrait me chercher à moto, mon mari
aurait senti son parfum dans mon cou, il y aurait eu des portes
claquées, des cris étouffés. J’avais tout imaginé, mais pas qu’une
épidémie mondiale ou un confinement strict viendraient stopper net
l’espoir que j’avais chaque matin de le voir et de l’embrasser. J’aurais
préféré raconter une passion intemporelle, qu’elle ne s’inscrive dans
aucun contexte. Il en a été autrement, nous avons vécu notre histoire
dans l’Histoire. Nous nous sommes attendus deux mois, nous nous
sommes revus masqués et ce jour-là nous n’avons pas pu nous
sourire. Nous avons tremblé pour le couvre-feu, puis la deuxième
vague. Moi aussi, je pourrai dire à mes petits-enfants que j’ai vécu
une passion pendant la guerre, puisque le Président désignait ainsi
la pandémie.
Au commencement du confinement, je suis libérée de l’attente. Je
ne suis que philosophie. Mes enfants et mon mari ne me
reconnaissent pas. Comme tous les Français, je fabrique mon pain et
je cours une heure tous les matins. Je poste même des photos sur
Instagram. Je redeviens celle que je voudrais encore être parfois, celle
que la Toile croit connaître : une jeune femme gaie, inspirante. Je ne
t’écris pas, tu ne m’écris pas. Voilà, cela prouve bien que nous
n’avions rien à faire ensemble. Je parcours rapidement quelques
photos de toi. C’est pour ce type que je me suis rendue folle ? Mais
quelle cruche  ! Tu n’étais rien, une lubie, un sfizio. Et dire que j’ai
failli tout quitter pour toi. Quelle cruche, vraiment, passez-moi le sel
s’il vous plaît. La pâte. Des gâteaux. Vite, au four. Quelle quiche !
À la fin de la première semaine, nous organisons un apéro entre
voisins confinés, dans la cour de la copropriété. Chaque couple ou
personne célibataire se positionne à deux mètres les uns des autres.
En tout, nous sommes une dizaine. Comme chacun tient sa bouteille,
j’enchaîne les verres de rosé, l’alcool monte vite et inévitablement, je
t’envoie un message. Tu me demandes pourquoi je t’écris, ne serais-
je pas confinée en famille ? Si, mais cela ne m’empêche pas de penser
à toi. Comme je t’ai bloqué sur tous mes réseaux, tu m’ajoutes sur
Snapchat, le seul que je n’ai pas.
Les jours suivants, tu m’envoies des snaps de toi avec tes chiens et
tes chevaux. Tu leur parles, «  c’est bien ma fille  », «  couché mon
grand ». Toi sur ton tracteur, la clope au bec. Puis des selfies de toi
torse nu, au réveil, au coucher, avant ou après la douche. Je les
regarde le plus longtemps possible, le doigt posé sur l’écran, avant
que la loi de l’éphémère ne les emporte. Je ne quitte pas des yeux ton
Bitmoji géo-localisé. Avec le 3D satellite, je peux presque deviner où
se situe ta chambre, le séjour. Tu es confiné avec tes parents. Il a fallu
attendre un virus, ne plus avoir le droit de bouger pour que je
connaisse ton adresse.
 
Le dixième jour, je suis en pleurs devant mon évier, je récure tout
ce qui me tombe sous la main. Je sors avec la poussette sans
attestation malgré le risque d’amende. Mon bébé hurle, jette sa tétine
par terre, je n’ai rien pour désinfecter, c’est la dernière tétine, je
regarde le ciel, et ton prénom que je hurle résonne dans la rue
déserte.
 
À la fin du mois, un projet prend forme. Je vais m’en aller. Ce sera
très simple. Je n’aurai qu’à partir. Simple comme bonjour. Je ferai
comme tous ceux qui s’en vont, je lancerai nonchalamment un «  je
vais acheter du pain, je reviens dans cinq minutes ». Je générerai une
fausse attestation et laisserai une lettre d’au revoir, «  je ne vous
abandonne pas, je pars quelques jours, deux semaines peut-être,
pardon  ». J’aurai préparé un sac de voyage dans le coffre de ma
voiture. Je t’appellerai, «  prends ton maillot de bain et n’en parle à
personne, je t’attends devant chez toi  ». Tu monteras dans ma
voiture et on ne s’embrassera pas. Tu secoueras la tête, «  t’es sûre,
t’es vraiment sûre  ?  ». Je te demanderai de ne pas me poser de
questions. Je voudrai te faire la surprise, tu devineras que je
t’emmène à Nice et tu feras ton macho, «  non, c’est moi qui
conduis  ». On fumera une clope sur une aire d’autoroute fermée
pour décompresser, on s’embrassera enfin, plus tard on tombera en
panne, on se fera arrêter par les flics, on n’arrivera jamais à Nice
parce qu’on s’arrêtera avant, parce que le plaisir ne réside jamais
dans la destination. On fera l’amour vraiment et j’écrirai notre
roman.
 
Chaque jour du confinement, en descendant les poubelles où
s’entrechoquaient les bouteilles vides, j’ai été tentée de ne jamais
rentrer, et si je ne l’ai pas fait c’est uniquement parce que je n’avais
pas d’autre endroit où aller. Nous ne sommes jamais allés à Nice. À
la place, nous nous sommes écrit tous les jours en cachette, du matin
au soir. Ces deux mois ont été notre plus grande relation épistolaire.
Je recevais une photo de toi chaque matin, accompagnée d’un petit
surnom affectueux, tu redevenais attentionné, je retrouvais cette
première facette de toi que tu m’avais fait découvrir. Peut-être avais-
tu une meilleure hygiène de vie, moins stressée, moins alcoolisée.
 
Je ne devinais que trop bien le milieu dans lequel tu évoluais
d’habitude, je connaissais les couleurs et les tentations de la nuit.
J’avais une petite idée de la façon dont tu les gérais  : comme
Beigbeder.
Défonce, rehab. Défonce, rehab. Vierge folle, vierge sage. Une
dichotomie épuisante, un combat perpétuel entre tes deux facettes.
La pudeur en société, celle du garçon bien élevé, du dandy
charmeur, distribuant sa bonne humeur au tout-venant les jours de
grand soleil. Un homme magnétique, de ceux qu’on attend, sans qui
la fête ne peut pas commencer. Comme mon écrivain préféré, tu étais
un dealer exceptionnel de joie, responsable du train qui ne cherche
qu’à dérailler, le symbole des soirées qu’on ne peut raconter. Tu étais
de ceux qui ne rentrent jamais avant minuit, ayant perdu leurs deux
chaussures, leurs clés, leur tête. Joyeux luron oui, mais à condition
de jouer au héros derrière des platines ou un bar, à condition d’être
le roi, la vedette, l’Inoubliable. À l’écart et au centre à la fois. La
démesure ou le néant, le géant ou l’absent. Fou de rendre les autres
fous. J’étais tombée amoureuse d’un égoïste romantique, avide de
trouver la femme qui le lasserait de la dangereuse nuit et de ses
séduisants cristaux. Celle pour qui il renoncerait à ses addictions et
cesserait enfin les questionnements interminables, ce
bourdonnement mental éreintant. Il cherchait l’idéal féminin pour
revenir à la source maternelle, goûter à la vodka amniotique,
s’étouffer de la blanche virginité. En attendant de trouver cette
femme, il fermait les yeux et buvait, gobait, pour annihiler ses sens,
exacerber ses émotions, match nul entre l’ange et le démon.
 
Ainsi, nous avions commencé une relation secrète et à distance.
Rien de très glorieux, mais au moins j’avais de ses nouvelles tous les
jours  ; cela me permettait de survivre au confinement avec deux
enfants en bas âge.
Maman aussi avait appris à entretenir une relation à distance avec
Lolo. Il avait fini par être engagé dans une boîte sérieuse, pour un
poste d’ingénieur à sa hauteur, à condition qu’il accepte d’être
souvent muté. Quand on lui a proposé un contrat d’un an en
Martinique, maman s’est décollé tous les ongles avant de conclure :
« Je viendrai te voir. »
Nous recevions des cartes postales de Lolo toutes les semaines et
des cadeaux dans la boîte aux lettres. Maman est partie plusieurs
fois, nous laissant chez papa ou chez mamie, Lolo lui manquait
terriblement. Je repense aux outils de communication des amants de
l’époque, jonglant avec la Poste et une connexion Internet aléatoire.
Pour s’envoyer un nude ou une vidéo, il fallait d’abord acheter une
pellicule ou acquérir un caméscope, puis affronter le regard de
l’imprimeur. Prier ensuite pour que le colis arrive. L’objet du désir
n’en était que plus excitant. Maman revenait de ses séjours plus
bronzée que jamais, nous dînions sur des sets de table plastifiés,
représentant un arbre du voyageur, des plages de sable fin ou encore
des fleurs rose bonbon ressemblant à des sexes masculins en
érection. Tout cet exotisme nous dépassait un peu, mon frère et moi,
mais nous comprenions notre mère sans jamais lui reprocher ses
escapades. Quand Lolo est revenu au bout d’un an, je me souviens
d’un grand moment de fête. L’émotion était palpable. Il n’arrêtait
plus d’appuyer sur le Piou-Piou de la cuisine pour exprimer son
contentement.
Il a profité de ses deux mois de vacances à la maison avant d’être
muté à Belfort. Une ville nettement moins colorée, mais offrant un
poste intéressant. «  À Belfort, les femmes sont belles, les hommes
sont forts ! » scandait Lolo sans bégayer.
Soit il rentrait les week-ends, soit maman le rejoignait ; parfois je
l’accompagnais si personne n’était disponible pour me garder.
J’avais déjà quatorze ans et je fumais en cachette sur le balcon de
l’appartement de Lolo lorsqu’ils regardaient la télévision. Maman
m’y a surprise un soir. Après un profond soupir, elle m’a autorisée à
fumer avec eux. Elle n’en parlerait pas à papa. Elle ne jouait pas la
carte de la maman cool, simplement elle détestait l’hypocrisie. En
outre, c’était une façon de surveiller ma consommation. Lolo n’avait
pas donné son avis, il respectait l’éducation que maman me donnait.
J’ai trouvé mes cigarettes moins bonnes.
24

Le jour où mon mari s’est mis à la guitare, j’ai compris que c’était
fini entre nous. Ce premier morceau de guitare, ces quatre accords
répétitifs joués comme on brosse un cheval – vlam, vlam, et… vlam,
vlam – ou comme si l’on secouait des vêtements fraîchement essorés,
ces quatre accords arrangés par un prof aussi vénal qu’incompétent,
ces quatre accords imitant ceux d’Oasis ou de Cabrel – petite pause
dans le geste, clin d’œil, tu reconnais chérie, hein, tu reconnais –, ces
quatre accords m’ont furieusement donné envie de porter des boules
Quiès jour et nuit et de partir d’ici. Il est étonnant de constater à quel
point on tolère les premières cordes grinçantes des violons de nos
enfants alors qu’on a du mal à supporter un seul accord de l’être
aimé – « T’aurais pas vu mon médiator, il était posé sur le meuble de
l’entrée ? ».
Dans sa façon de jouer, j’ai lu notre échec, sa rigueur permanente,
l’absence de la légèreté dont j’avais besoin. Il grattait sa guitare
comme il conduisait sa voiture : régulateur de vitesse, toit ouvrant.
Un peu de ciel, mais pas trop. L’envie d’avoir envie, do sol fa mi. Il
jouait comme il m’avait aimée, en attendant le prochain cours de
solfège, en se disant que dans quelques années ce serait beau, même
si les premières notes m’écorchaient. Il était du genre prudent.
D’abord le PACS après on verra. Tout était comme ça. Moi, j’aurais
préféré qu’il joue faux mais qu’il y croie, qu’il marque une pause
avant la note, qu’il ne l’attaque pas aussi abruptement, j’aurais voulu
que la corde vibre plus longtemps, j’aurais aimé que ses morceaux
soient imparfaits mais mélodieux.
Plus il jouait, plus les mauvais souvenirs affluaient. Ce qui
m’agaçait par-dessus tout, c’était qu’il fasse comme son frère. Les
études, l’installation en Bourgogne, et à présent la guitare. Mon mari
suivait ses traces alors qu’au fond il ne cherchait qu’à s’émanciper, à
se différencier de son aîné adulé. Abel et Caïn, l’éternel duel,
l’orgueil originel, source de ses névroses et de nos différends. Mon
mari retenait en lui la hargne, la jalousie, l’envie. Chaque fois que la
vie le confrontait à une situation de comparaison, mon mari
retournait à la case départ, plongeant pour plusieurs jours dans un
mutisme féroce que je subissais avec amertume. Longtemps je
m’étais donné pour mission de l’aider à se libérer de sa colère. La
guitare signait mon impuissance et confirmait mes craintes  : jamais
je n’y parviendrais. Je l’aimais encore mais je ne trouvais plus la
force de l’aider.
 
Dans cette cacophonie du dimanche matin, entre les « vlam » et les
«  ding  », les cris des enfants, le froid et ma solitude, je prenais un
livre que je ne parvenais pas à lire et j’attendais le lendemain. Le
confinement n’était qu’une succession de dimanches. Je n’en voyais
pas la fin ; pour me calmer je continuais à courir chaque matin et à
m’alcooliser chaque soir. Entre les deux, je regardais ma famille
évoluer dans la maison, j’essayais tant bien que mal de me fondre
dans le décor. Je regardais mon mari rôder autour de cette fichue
guitare, redoutant le moment où il allait s’en servir.
J’étais triste de ne pas réussir à l’admirer, de ne plus lui appartenir.
Un jour, il avait eu le malheur de lâcher mon regard comme on lâche
la main d’un enfant.
25

Le pays était enfin libre, déconfiné. Cela faisait deux mois que
nous nous promettions de nous voir, et au moment où c’était enfin
possible, tu as cessé de m’écrire.
Le soir de mon anniversaire, j’ai reçu des cadeaux de la part de
mon mari et de mes enfants, un beau dîner au champagne. On a fait
des photos, je portais pour l’occasion mon masque de joie. Je
n’attendais qu’une seule chose depuis le matin, un message de toi, et
il n’arrivait pas. Tu savais pourtant que c’était mon anniversaire, sur
la map de Snapchat mon Bitmoji était paré d’un chapeau festif.
Nageant dans mon désespoir, j’ai fini par te demander à 22  heures
pourquoi tu ne me le souhaitais pas.
— Oh, pardon Princesse, j’ai oublié ! J’espère que je suis le seul…
Piquée par ta méchanceté, je t’ai suggéré d’arrêter de me torturer
et de trouver une fille qui supporte tes sautes d’humeur.
Tu m’as alors bloquée de ce dernier réseau social après m’avoir
traitée de mangeuse d’hommes. Et bon anniversaire ma grande !
J’avais tellement mal au cœur que je m’étonnais d’être encore en
vie. À côté de la haine que j’avais pour lui, j’éprouvais une peine
immense pour notre éventuel futur, je ne savais que trop bien
comment la situation se retournerait un jour. Les hommes qui me
rejettent et le regrettent, c’est ma grande affaire. Ça se passe toujours
exactement dans le même ordre :
Je les aime à en crever et je vends mon âme au diable pour eux.
Ils me déçoivent mais j’encaisse, je persiste et signe.
Quelques années plus tard, ils mordent la poussière.
La déception.
Toujours la même.
C’est ce qui était en train de se passer avec mon mari. Bien sûr
qu’il m’avait déçue. Il payait les cinq années pendant lesquelles il
m’avait fait pleurer nue sur le parquet de notre chambre.
Juste avant de rencontrer Sandro, j’avais essayé d’écrire un
deuxième roman sur le dédésir. Ce mot inventé ne plaisait à personne
sauf à moi. Je voulais écrire sur la perte de ce sentiment charnel que
m’avait fait subir mon mari pendant cinq ans. Un jour, il avait cessé
de me désirer, j’étais devenue transparente. Pire, quand je
m’approchais, il soufflait d’exaspération. « Tu pues le cul. » Et il riait
d’un air gêné. Il m’appelait par mon prénom, restait des heures
devant la télé sans montrer le moindre signe d’intérêt à mon égard.
Ce n’était pas du désamour, puisqu’il parlait de temps à autre
maison et enfants, mais plutôt du désintérêt sexuel, charnel. Pas de
contact, pas de mots doux. Cinq longues années à ne pas sentir son
regard sur moi. Combien de fois, n’y tenant plus, lui ai-je proposé de
le payer  ? Cinq ans sans aucune dignité, à supplier nos ébats,
pourtant réussis quand ils survenaient, « allez, c’est bon, déshabille-
toi  », après lesquels je le remerciais en pleurant. Cinq ans à gigoter
nue dans un lit vide. À attendre qu’il m’honore, me dévore avec
fièvre. Cinq années de stratagèmes, de planifications ratées, de
pleurs, de frustration. De honte aussi, rares sont les femmes qui
connaissent ce genre de problème. Je n’en parlais à personne. Chez
nous, tout avait été inversé à cause d’une erreur de ma part et d’une
rancœur de la sienne.
Aux débuts de notre histoire, mon mari avait joué à l’amant
d’Anna Karénine, du genre à se dérober quand Anna est enfin libre,
fille-mère lui ramenant son passé et sa culpabilité en plein visage. Il
n’avait pas supporté d’être le remplaçant de mon premier mari. En
réalité, il ne savait être qu’un amant. Romanesque et mystérieux.
Quitte ton mari et nous aurons la plus belle vie au monde, répétait-il.
Pauvre idiote, je l’ai écouté, nous nous sommes installés ensemble et
il est devenu odieux et cruel. Il n’avait plus rien à voir avec celui qui
m’avait séduite dans l’ombre pendant plus d’un an. Il me coupait de
mes amis, me faisait trembler de peur le soir, je le traitais de pervers
narcissique. Ma fille aînée sanglotait dans son lit et son père nous
épiait, klaxonnait devant notre appartement, l’ambiance était tendue
et nous étions tous malheureux. Alors, un soir de désespoir, rongée
par les remords, je suis partie chercher de l’aide et j’ai recouché avec
mon premier mari, je n’en avais pas envie mais je n’avais que ça à lui
offrir. C’était une erreur monumentale, la chair était triste, je suis
partie à l’aube. Mon mari l’a appris et ne me l’a jamais pardonné. Il a
fait un blocage sexuel, la pire punition qu’un amant peut vous
administrer.
Un mari qui ne vous fait pas l’amour, c’est une violence sourde.
Vous vivez auprès d’un homme agréable, organisé et courtois, et
pourtant cet homme ne vous déshabille pas, ne vous secoue pas, ne
vous caresse pas les hanches, ne vous pince pas les fesses en passant
près de vous. Cet homme ne vient jamais vers vous inutilement. De
surcroît, cet homme a toujours un tas de choses passionnantes à
raconter dont vous n’avez strictement rien à foutre. Cet homme ne
cherche pas à connaître la couleur de votre soutien-gorge et ne sort
jamais sa verge pour vous la montrer en riant. Il ne pose pas votre
main sur son érection matinale qu’il ne colle pas non plus contre vos
fesses. Vous n’avez pas de traces de lui, votre peau n’est ni bleue ni
rouge, à aucun endroit, votre dos n’est pas brûlé par la moquette ou
le bord d’un lavabo, vous ne portez aucun stigmate d’une
quelconque étreinte. Vous êtes indemne de sexe.
Cet homme s’adresse à vous aussi poliment qu’à son patron et ne
peut admettre que vous vous en offusquiez. Le soir, ce tendre mari
vous embrasse avec panache puis répète toujours le même mot
gentil avant de s’endormir. C’est votre seul contact quotidien et vous
devez vous en contenter. Parfois, vous réclamez un deuxième baiser,
il vous l’offre, bien sûr, et ses lèvres sont si désincarnées que vous
n’en réclamez pas un supplémentaire.
Puis votre mari s’endort et votre guerre contre le silence
commence. Ce silence dans la nuit est une paralysie de l’âme, un cri
étouffé dans un oreiller, une lutte contre le néant. Il n’y a rien de pire
que le rien. Ce silence pesant est une gifle à chaque instant, une
cacophonie martyrisante. On condamne la violence physique sans
penser aux existences mises en sourdine, aux sous-titres des corps
muets. Le rien n’est pas vivable. Personne n’est venu sur Terre pour
supporter le vide, le feu n’a pas été découvert avec la politesse et
vous pourriez en mourir. Alors vous hurlez. Vous criez à l’aide.
 
Ces cinq années sans amour ni désir de l’homme aimé m’ont
forcée à me révéler, à ne trouver la joie qu’en moi-même à défaut de
la partager avec lui. J’ai plongé dans les livres, je me suis noyée dans
les mots. Ces cinq années ont fait de moi une femme indestructible,
une écrivaine, autrement dit, un monstre.
 
J’ai commencé par un blog et ça a libéré mon corps, ma tête
jouissait à la place. Je n’attendais plus mon mari à 14  heures le
dimanche, en vain, nue sur le lit. J’avalais des romans comme une
boulimique, puis j’en débattais avec des gens passionnés. Les
auteurs et éditeurs m’écrivaient, je me sentais à ma place. Mon mari
s’apaisait et son blocage s’effaçait au fil des ans, jusqu’au jour où il
m’a demandé si je voulais être la mère de ses enfants. J’ai accepté, je
n’avais jamais remis en question mon amour pour lui. Dévote, je lui
appartenais, et je lui appartiens toujours. Je me souviens de cette
période comme d’un immense bonheur, un voyage sur la côte
amalfitaine, un nouveau-né adorable, une fille aînée déjà autonome,
moi passant mes journées à lire et à écrire, un mari soutenant mes
projets. Il m’a alors proposé d’arrêter mon métier pour satisfaire ma
passion. J’ai lu, écrit, voyagé à Paris des centaines de fois, le blog
m’offrait mille perspectives. Tous les matins, je me levais en pleine
forme, ma vie était un conte de fées et il me semblait que je le
méritais bien. Parfois, en l’avouant à mes proches, je pleurais
pourtant un peu, « je sais qu’un jour tout ce bonheur s’arrêtera, car
ce n’est pas possible d’être heureux autant toute la vie ». Je pensais
que quelqu’un me volerait ce bonheur, je n’avais pas prévu que ce
serait moi.
Je profitais de cette joie sans toutefois parvenir à oublier la sale
période  ; mon mari avait piétiné ma féminité, j’étais traumatisée, je
ne savais plus donner de l’affection spontanément, je m’étais
construit une bulle, un empire de papier et de likes. J’avais besoin de
l’exorciser sous forme d’une fiction. Après mon premier roman, j’ai
écrit un deuxième texte. Le Dédésir était un conte d’anticipation, la
genèse d’une Narcisse moderne, oubliée par son homme et tentant
de ressusciter à travers son image, notamment le regard d’un
chirurgien esthétique. Je parlais de la disparition du toucher, de la
dématérialisation de la chair. De la transformation du désir, en
quelque sorte. Et puis l’épidémie est arrivée, volant mon sujet.
Sandro avait déjà effacé mon mari. Le roman n’avait plus lieu d’être,
mais j’ai quand même rédigé ce texte jusqu’au bout. Mon éditrice l’a
nommé Nude, je l’ai imprimé, l’ai rangé soigneusement dans ma
bibliothèque et puis j’ai écrit celui-ci.
26

Après Belfort, Lolo a été muté en Irlande. C’est le pays où ma


mère, grande globe-trotteuse, n’ira jamais. En Irlande, il y a eu
l’Irlandaise.
Maman l’a senti, elle ne dormait plus. Il rentrait de temps en
temps les week-ends, petit à petit nous avions appris à vivre sans lui.
Une nuit où il dormait paisiblement à côté d’elle, maman s’est levée
et a fouillé les poches de son jean. Elle a trouvé un billet d’avion avec
des mots écrits en anglais derrière. Au fond de son sac de voyage,
elle a trouvé une cassette de caméscope. Elle l’a visionnée toute seule
le lendemain en rongeant ses cuticules puis a fini par m’appeler.
«  Mon cœur, tu parles un peu anglais  ? Tu peux me traduire ce
qu’elle dit la nana sur la vidéo ? »
Sur l’image de mauvaise qualité, ils sont tous les deux dans la
cuisine, c’est Lolo qui filme. L’Irlandaise est affreuse, un nez de
cochon, une peau laiteuse, pas d’épaules. Elle se dandine en
mangeant un yaourt. Lolo lui demande  : «  What flavour is your
yogurt  ?  » Jusque-là, l’ambiance est gentille, digne d’une pub
Danone, mais l’Irlandaise s’approche langoureusement de Lolo  :
«  Pineapple… Do you like pineapple  ?  » puis la caméra coupe, ne
laissant aucun doute planer sur la suite des événements. Maman se
tourne vers moi, angoissée, les yeux brillants de larmes, et me
demande  : «  Tu comprends ce qu’ils disent  ? Ça veut dire quoi
pineapple ? Ça veut dire quoi ?? »
Depuis ce jour, je n’ai plus jamais mangé un seul yaourt à l’ananas.
 
L’Irlandaise n’était pas un coup de foudre, mais elle a signé la
rupture entre maman et Lolo. Ils ont essayé de continuer quelque
temps, et puis Lolo est parti, avec une femme de son âge, pour lui
faire des enfants ou s’occuper des siens, car les enfants ne sont
jamais le problème principal, ce qui coinçait c’était la différence
d’âge. Pour un homme, ça passe bien, d’avoir dix ans de plus que la
fiancée, mais l’inverse est compliqué. Si maman aimait un homme
plus jeune, c’était qu’elle était instable, perverse. Il n’y avait pas
d’avenir avec cette femme, lui avaient scandé ses parents des
milliards de fois. Maman était périmée, la ménopause la guettait,
dans dix ans, mais quand même, ça arriverait vite. Et puis elle était
divorcée déjà, elle referait pareil avec lui. Il ne fallait pas qu’il
projette quoi que ce soit avec elle. Ce serait un peu dur mais il s’en
remettrait, il en retrouverait plein, des femmes, surtout qu’il ne
s’inquiète pas, il avait la vie devant lui.
 
Lolo est parti de la maison un matin, j’étais au collège. Ils se sont
disputés – Maman a crié toute seule pendant une heure –, il a fait son
sac et il est parti. Nous ne nous sommes pas dit au revoir. Je n’ai pas
pleuré, je n’en ai pas parlé à mes copines, j’avais mes propres chats à
fouetter, des garçons à faire rougir et des clopes à fumer. Lolo ne m’a
pas envoyé de message ni de carte. Il est parti comme il est venu,
sans bruit. Mon frère a eu le privilège des adieux, il m’a raconté leur
maladresse, leur façon bizarre de se serrer dans les bras sur le
trottoir, sans que Lolo émette le moindre son. Lolo a dit à mon frère
de m’embrasser de sa part, ou peut-être mon imaginaire l’a inventé.
Je n’ai pas le souvenir de ma tristesse, c’était celle de maman qu’il
me fallait gérer. C’était la première fois qu’elle prenait des
antidépresseurs. Lolo a été son plus grand chagrin d’amour. J’aurais
aimé l’aider, lui prendre sa douleur. Vingt ans plus tard, en souffrant
à mon tour à cause d’un jeune homme de dix ans de moins que moi,
je me dis que je la répare un peu.
27

Je reçois des messages de rappel tous les jours. « Bonjour Ariane,


j’espère que toi et tes adorables filles allez bien. Dis-moi, as-tu bien
reçu mon livre  ?  » Oui bien sûr, il prend la poussière avec tous les
autres, je suis désolée.
Avant Sandro, je ne manquais pas d’occupations ni d’aventures,
tout le monde me sollicitait, partout, tout le temps. Les éditeurs, les
auteurs, les libraires. On me voulait jurée de prix, on me voulait à la
Culture, on me voulait ambassadrice de marques et d’associations,
en campagne pour les municipales. Des centaines de messages
affluaient chaque semaine. Interviews, rencontres, salons, radio. On
me demandait à la maison aussi, mes bébés me réclamaient la nuit,
mon mari m’attendait le soir, mes amis les week-ends. J’acceptais car
je ne voulais renoncer à rien, tout était source de joie et de
reconnaissance. Je me découpais en dix, l’amour arrivait d’un coup,
le fruit de mon travail, le désir de mon mari. Je n’étais pas blasée, je
ressentais à chaque proposition la même fierté. Tout
m’enthousiasmait. Je n’avais qu’à continuer ainsi, oui, il aurait suffi
de rester sur ma lancée, j’avais bâti mon empire, ma place au soleil
du petit milieu littéraire. J’ai préféré tout saboter, j’ai préféré tomber
malade d’un homme.
Depuis un an, je suis une imposture. Mon blog a été le premier
dommage collatéral de ma maladie. À partir du moment où Sandro
s’est abonné à mon compte, j’ai été incapable de publier quoi que ce
soit, sinon des posts orientés ou ambigus. J’ai arrêté de publier des
photos de mon mari et de mes enfants. Comme si je voulais qu’il
oublie ce menu détail. À la place de mes lectures, j’ai voulu être
moderne, sexy, et mes stories ressemblaient à celle d’une
influenceuse beauté. Beaucoup se sont désabonnés. Mes followers
voulaient des livres, pas des selfies. Peu m’importait, tant que
Sandro y répondait par des nuées de cœur ou de 100  %, selon son
humeur. J’aurais pu revendre les livres, les donner, créer des boîtes à
livres. Tout cela m’ennuyait et mon temps était compté  : chaque
matin, je m’apprêtais pour lui, au cas où.
Quelques proches s’en sont inquiétés, «  tiens, tu ne publies plus
rien depuis la naissance de ta dernière, tu dois être complètement
débordée, ma pauvre ». J’opinais honteusement. Ma charge mentale
aurait dû être accaparée par mon nouveau-né, mais la seule chose
qui me tracassait était de trouver un créneau pour boire du vin.
Avant lui, je ne supportais pas l’idée de ne rien poster pendant trois
jours  ; je cherchais l’exclusivité, je répondais aux abonnés et à tous
leurs commentaires. Je tenais à être la première à parler d’un livre le
jour de sa sortie. Je planifiais mes articles plusieurs jours à l’avance.
On disait que j’étais la référence et mes chevilles triplaient de
volume, on suivait mes avis littéraires les yeux fermés. On
m’appelait depuis les relais gares et aéroports avant de partir en
vacances. « Mon avion décolle dans vingt minutes, dis-moi vite, quel
livre j’achète ? »
Du jour au lendemain, j’ai arrêté, ou j’ai fait semblant. Instagram,
l’influence, le succès, puis le néant ; tout cela tient à peu de chose :
un regard.
Jamais je n’aurais imaginé un jour ne plus avoir envie de lire. Lire
était ma vie, mon exutoire. Aucune activité n’était plus réconfortante
et enveloppante. Mais soudain, toute la littérature m’était devenue
étrangère. J’ai démissionné du journal où j’exerçais en tant que
critique, ma seule source de revenus à l’époque. Contre toute attente,
moi qui prônais la richesse intellectuelle depuis trois ans, voilà que
j’envoyais tout valser. Je me moquais des auteurs, des éditeurs, des
acteurs, des agents. Je n’en avais plus rien à cirer du Flore, du Lilas,
des librairies bondées. Des déjeuners avec interviews à la clé. Je me
foutais de tout. Tout cela ne m’intéressait plus.
Les gens palabraient, le monde tournait, on parlait santé,
économie, culture. Certains me proposaient des voyages. Quel
voyage aurais-je bien pu faire  ? Je ne voulais plus m’éloigner d’un
kilomètre. Le seul trajet que j’envisageais était celui de ma maison à
son bar. Les gens postaient des trucs, des tas de trucs, les gens
dansaient sur Tik-Tok, les gens organisaient des apéros-visio, les
gens s’enthousiasmaient des saisons, des enfants, des animaux.
J’étais en dehors. Totalement hermétique au monde. Cela me
rappelait la naissance de ma première fille, j’étais retournée à la
faculté une semaine après l’accouchement et je ne comprenais pas
l’agitation générale, qu’y avait-il de plus intéressant au monde qu’un
petit corps duveté de 3,3 kilos ? Et comme je l’avais fait pour elle, je
l’ai fait pour lui  : j’ai fait semblant de m’intéresser, par pudeur.
Comme je me moquais du monde !
Il me fallait de l’argent, plein d’argent. Je voulais une voiture
rapide pour te suivre sur l’autoroute. Et un appartement pour te
recevoir. Oui, une garçonnière. J’allais y poser des tapis et des
rideaux épais. Au début, il n’y aurait pas de meubles, seulement un
lit immense, recouvert d’édredons, avec des barreaux en laiton pour
m’y accrocher et des coussins par terre pour amortir nos extases. Il
me fallait des fringues, plein de fringues, je voulais changer de
toilette tous les jours, hors de question que tu me voies deux fois
dans la même tenue, je voulais t’éblouir à chaque seconde.
Je voulais embaucher une femme de ménage, une repasseuse, une
cuisinière et surtout une nounou, je ne voulais plus être à 16 h 30 à
l’école, personne ne sait à quel point c’est difficile d’être à 16 h 30 à
l’école, en plein soleil ou sous la pluie, avec tous ces parents qui ne
vous sourient pas ou vous noient sous d’affreux poncifs auxquels
vous répondez par d’autres poncifs et en vous détestant, en haïssant
ce moment de vie que vous avez pourtant choisi. C’était décidé, je ne
ferais plus les sorties d’école. À la place, je monterais sur ta moto, je
me réfugierais dans ton bar ouvert juste pour nous deux, jusqu’à ce
que la nuit tombe.
À moi la vie de château  ! À moi la liberté de tout quitter  ! Je me
suis réinscrite à l’Ordre des médecins et j’ai postulé à la première
annonce. Mon mari est tombé des nues, effaré devant l’apocalypse.
Qu’est-ce qui te prend  ? On avait créé un cabinet ensemble et tu
postules ailleurs. Et ta littérature, et l’écriture ? Ton prix, comment tu
vas faire ? Avec la politique, tu n’auras jamais assez de temps pour
tout concilier. Et les petites, elles ne vont plus te voir du tout ! Je n’ai
jamais voulu une mère démissionnaire, moi  ! Tu vas laisser une
nounou gérer les bains et les devoirs, tu n’as pas honte ? Tu comptes
faire comment, au juste  ? Tu veux me quitter, c’est ça  ? Tu as
quelqu’un ?
Non, je répondais en le regardant droit dans les yeux. Je ne veux
plus être à la maison, je suis en dépression, j’ai besoin d’un salaire,
j’ai besoin d’argent. Je ne veux plus donner les bains, tu comprends,
je ne supporte plus les bains.
 
Un lundi de septembre, tu es réapparu furtivement.
« Ciao cara, que fais-tu cet après-midi  ? Je souhaite boire un café
avec toi.  » SMS suivi d’une photo de ta nouvelle voiture, une
italienne sportive à 400 chevaux légendée  : «  On aurait pu faire un
tour. »
Je décline car je travaille depuis peu à mon nouveau cabinet.
Cependant, je comprends ce jour-là que je suis le genre de femme
que l’on choisit pour décorer sa vie. J’ai cet honneur, je suis une
image à coller dans un tableau masculin épanoui. Vous êtes
disponibles pour moi quand vos bâtisses sont construites et propres,
que vous vous sentez fiers et accomplis. Certains hommes n’ont pas
de place pour une femme tant qu’ils ne se sont pas réalisés. On vous
fait peur, nous les femmes qui n’avons besoin de rien, qu’est-ce que
vous pourriez bien nous apporter, vous vous torturez l’esprit, vous
ne trouvez pas et vous préférez renoncer. Nous voudrions juste un
peu de légèreté, vous savez. Et quand enfin vous nous l’offrez, nous
ne sommes plus disponibles.
Qu’attendais-tu de moi  ? Qu’aurais-je fait, qu’aurais-je dit, assise
sur le siège passager de ta voiture ? Quel moteur ! Quelle puissance !
J’aurais souri mystérieusement, j’aurais attendu que tu m’embrasses,
comme tous les jours.
 
Quand ils étaient encore ensemble, mon père vérifiait toujours la
tenue de ma mère avant une sortie. Il ne la critiquait pas, mais il
tenait à ce qu’elle porte tous les bijoux qu’il lui avait offerts. Parfois,
il la prévenait deux heures avant au téléphone  : «  Bébé, on sort ce
soir. Tu mettras bien tous tes bijoux. » Ma mère n’avait plus un doigt
de libre, et le tintement de ses bracelets n’en finit pas de résonner à
mes oreilles.
28

J’ai essayé de retrouver Lolo, j’avais vingt-trois ans. Les réseaux


sociaux, trop neufs pour être utiles, n’avaient fourni aucun indice.
Ma mère cependant tenait une piste, une de ses amies avait aperçu
Lolo à Riquewihr, près de Colmar. Elle avait reconnu son profil et sa
manière de fumer si particulière. Il était assis sur un banc, devant un
magasin dans lequel il a fini par entrer. A priori, il travaillait là-bas.
J’ai décidé de me rendre à Riquewihr et de le trouver sur place.
Avec mon premier mari, nous avons convenu d’une date pour
laisser notre fille et avons emprunté la voiture décapotable de ma
mère. Nous nous sommes garés près du centre, et, le cœur battant, je
suis sortie de la voiture. C’était un jeudi, il y avait un grand soleil, je
m’en souviens parfaitement. J’allais revoir Lolo après dix ans de
silence. À l’aide d’une photo de Lolo un peu jaunie, j’ai mené mon
enquête chez les petits commerçants, à la manière de Columbo.
—  Bonjour, excusez-moi de vous déranger, connaissez-vous cet
homme ?
Les deux premières personnes interrogées ont répondu par la
négative. Je ne me suis pas découragée, j’ai fait le tour de tous les
commerces. Le buraliste m’a enfin offert une piste.
—  Bien sûr, c’est Laurent  ! Il travaille à la maison des vins, au
milieu de la rue principale.
Ainsi, Lolo s’était reconverti. Son parcours d’ingénieur le
prédisposait à devenir œnologue, il apportait sa science aux plaisirs
du terroir.
Nous nous sommes dirigés vers le centre du village, j’étais dans
un état second. J’ai poussé la porte d’une cave en tremblant et j’ai
questionné une dame à l’entrée.
— Bonjour, est-ce que Laurent K. est là s’il vous plaît ?
La dame a marqué une courte pause et m’a observée longuement.
Elle a fini par répondre :
— Non, malheureusement, c’est son jour de congé aujourd’hui, il
est parti voir ses parents dans le Sud. Voulez-vous que je lui laisse un
message ou votre numéro ?
Décontenancée, j’ai répondu que je reviendrais. Quand j’ai raconté
ça à ma mère, elle a réfléchi quelques instants et a déclaré que c’était
un signe. S’il n’avait jamais cherché à me recontacter, c’est qu’il était
résolument passé à autre chose.
Je ne suis pas retournée à Riquewihr et je n’ai jamais revu Lolo. Je
ne pouvais deviner que des années plus tard, un autre jeune homme
m’initierait à l’œnologie.
Depuis que je réside dans cette ville bourguignonne, on
m’interroge sur les motifs de mon choix, comme si c’était incongru
d’habiter ici, comme si cette ville ne me correspondait pas. Je
réponds souvent par la qualité de vie, les quais de Saône fleuris, la
localisation stratégique. Je réponds qu’à vingt minutes de Beaune,
Pommard, Meursault, Rully ou Mercurey, je déguste les plus grands
crus convoités dans le monde entier. Aujourd’hui, j’ai compris que
toutes ces réponses étaient erronées, j’ai atterri dans une ville pour y
rencontrer un homme.
 
Avant de m’installer ici, j’avais consulté une voyante. Madame G.,
conseillée par une amie proche. C’est la seule et unique fois de ma
vie où j’ai eu recours à une voyante, j’en avais besoin pour sauter
dans le vide. Quitter la Lorraine, mon cercle familial et amical,
m’enterrer dans une ville où je ne connaissais personne avec un mari
qui ne me touchait pas depuis au moins trois ans, tout cela était un
pari risqué.
La voyante a été très rassurante. Mais oui Madame, c’est une très
bonne idée de partir. Du point de vue personnel et professionnel. Je
vois des livres… Vous allez reprendre des études ou réaliser un
vieux projet. Dites-moi… Votre père est mort  ? Non  ? Ah, il a dû
vous manquer terriblement alors. Courez lui dire que vous l’aimez
quand vous sortirez de chez moi. Vous avez d’autres questions  ?
Oui, votre fille sera heureuse là-bas. Votre mari aussi, il vous aime,
vous savez. Vous avez l’air d’en douter… Voyez cette carte, la dame
de cœur, c’est vous. Avouez-le, vous êtes très indépendante. Mais
oui, votre cabinet va bien marcher, au-delà de vos espérances. Ah, je
vois un jeune homme.
À l’écrire aujourd’hui, ça paraît limpide, mais dans le contexte, je
n’ai pas pensé une seconde que le jeune homme serait un amant. J’ai
toujours pensé – et c’est ainsi que je l’ai relaté à mon mari en rentrant
de chez la voyante après avoir couru au magasin de mon père
étonné par mes «  je t’aime  » – que le jeune homme serait un
collaborateur du cabinet. Mon mari l’a interprété ainsi, et pendant
des années nous avons ri en évoquant ce collaborateur qui n’arrivait
jamais et que, d’ailleurs, nous ne cherchions pas.
29

Un an que j’avais trébuché dans un regard et je n’étais plus que


l’ombre de moi-même.
J’avais cinq valises à faire pour les vacances et cela m’était
impossible. Je n’y arrivais pas. Je m’intimais de me forcer, au moins
pour mes enfants, ce serait peut-être leurs dernières vacances. J’en
étais tout bonnement incapable. Dissociation du corps et du cœur. Il
n’y aurait pas de dernières vacances.
 
Trois jours avant le départ présumé des vacances en famille, je me
suis pointée au bar avec une amie comédienne de passage dans ma
ville. D’abord content de me voir, Sandro est devenu de plus en plus
froid au fur et à mesure que la soirée avançait. Mon amie
comédienne est partie vers minuit et je suis restée. Je me suis
installée au fond du bar. Il m’a dit de partir, de dégager. Que je quitte
ou non mon mari, ce serait la même chose, il ne serait jamais avec
moi, il n’y avait aucun intérêt. Il s’excusait pour les promesses, les
mots d’amour. Je devais partir, maintenant.
Je me suis postée au coin de la rue, comme avant, j’ai attendu
jusqu’à deux heures du matin, il n’est pas venu. J’ai rédigé un poème
d’adieu qu’il n’a pas lu. J’ai laissé mon mascara se dissoudre sous
mes larmes et la pluie. J’ai sorti mon rouge à lèvres et j’ai tagué le
mur où nous nous étions embrassés la première fois, «  parce qu’on
peut mourir d’amour ici tu sais  ». J’ai entouré nos initiales
communes avec un cœur. Le rouge à lèvres bavait sur le mur en
crépi, j’ai raclé le fond du tube avec mon petit doigt parce qu’il m’en
manquait un peu pour finir le cœur. Je suis restée debout dans la rue
longtemps, les joues noires et les doigts rouges. J’aurais aimé que le
sol m’engloutisse.
Sandro voulait que je renonce, cette histoire allait trop loin pour
lui. Pour moi c’était hors de question. C’était un contresens. Ma vie
était entièrement tournée vers lui à présent, je n’avais pas d’autre
issue. L’aimer ou mourir.
J’ai fini par rentrer chez moi. Incapable d’aller me coucher, j’ai
sangloté doucement sur le canapé. Mon mari s’est levé et m’a
demandé, effaré, ce que j’avais, il n’en pouvait plus, je devais lui dire
à présent.
J’ai levé les yeux vers lui, j’ai pris une longue inspiration.
—  J’ai besoin d’aide. Je ne vais pas bien du tout. Je déraille
complètement. Je vais te libérer de tous ces non-dits qui te pèsent.
J’avais peur de ta colère, du caractère définitif de mes aveux, je vais
t’expliquer. S’il te plaît, aide-moi, aide-moi… Voilà.  Je suis tombée
amoureuse il y a un an. J’en suis malade, je ne m’en sors pas. Qui ?
Peu importe. Bon si tu insistes… C’est Sandro. Oui, le barman. Oui.
Je sais ce que tu vas me dire, qu’il ne t’arrive pas à la cheville, que
c’est un tocard. Il ne sait rien de moi, de nous, il s’en fout, il ne pose
aucune question puisqu’il n’est pas amoureux. Il ne m’apporte rien
de bon, même pas de la joie. Cette histoire est un non-sens. Et moi je
te regarde pleurer et te ronger les sangs depuis des mois, me pister,
me questionner, tu ne trouves rien car il n’y a rien à trouver, et pour
cause, nous ne faisons rien, nous ne nous voyons jamais. Ou si peu,
il a toujours refusé. Comme prétexte, il a pris ma dignité, notre
honneur et le sens des réalités. Je ne m’explique pas pourquoi. Il n’a
pas sorti le grand jeu, il n’a rien fait, et pourtant je plaide coupable.
Je le sais, je vais payer deux fois : la souffrance de mon obsession et
les conséquences de mon aveu aujourd’hui.
Non je te dis, il ne veut pas de moi, et il ne s’est pas passé grand-
chose. Ce soir, il m’a dit de dégager de sa vie et je suis malheureuse
tu comprends, je ne pense qu’à lui, tout le temps. Je suis désolée.
C’est pour cela que je ne peux plus te regarder, te toucher, ou passer
du temps avec toi. J’ai cru à un caprice, à un désir sauvage, j’ai cru à
un baby blues, j’ai cru plein de choses. J’ai surtout cru que ça allait
passer, mais c’est d’une violence inouïe. Je ne m’en sors pas, je ne
sais pas si je t’aime encore. Je ne sais pas si je m’aime moi-même. Je
n’ai plus la force d’aimer qui que ce soit, juste de courir vers ma
perte. J’ai envie de disparaître. Aide-moi, je t’en supplie.
 
Mon mari s’est levé comme un fantôme. J’ai pensé qu’il avait
besoin d’aller marcher mais il s’est dirigé vers la fenêtre et a tenté de
l’enjamber. Je me suis levée à temps pour le rattraper. Il était sous le
choc. J’ai essayé de le calmer mais il a pris son portable et s’est
enfermé dans le garage.
Il a eu ce réflexe étrange, celui d’appeler mon père, à quatre heures
du matin. Je lui avais tant répété que papa détenait les clés, les
solutions à tous les problèmes, qu’il a pensé que seul papa pouvait
me faire recouvrer la raison. Mais papa ne comprenait rien, il était
effaré ; il l’a laissé parler, a dit qu’il prendrait la route le lendemain
matin à la première heure. Puis mon mari est allé chez son frère. Je
me suis retrouvée seule.
En quelques heures, j’avais perdu tous les hommes de ma vie.
30

Ma famille est partie sans moi, quelque part, à la mer, dans une
station balnéaire. Mon père a pris la grande, mon mari a rejoint ses
parents avec les deux autres. Je n’ai pas bougé de ma maison,
assommée par le mois d’août et enveloppée de solitude. Je ne savais
plus depuis quand je n’avais pas vécu ça, le silence, les nuits
complètes, la pensée continue.
Je n’ai pas bu une seule goutte d’alcool, je ne suis pas sortie de
chez moi, je n’ai parlé à personne pendant quinze jours. Seul un
appel téléphonique m’a sortie de ma torpeur. Ma grand-mère.
Mamie vivait seule depuis la mort de papy Jacquy. Elle s’était mise
aux réseaux sociaux, à Facebook notamment, elle partageait des
articles et ses points de vue animaliers avec des inconnus. Elle
prenait de mes nouvelles uniquement sur Messenger. Je lui envoyais
des photos des petites, elle y répondait par des GIF, à quatre-vingt-
sept ans. Le confinement n’avait pas pesé sur le quotidien de ma
grand-mère, tant qu’on ne lui ôtait pas Facebook, elle était heureuse.
Ça l’arrangeait bien de chatter car depuis peu elle avait une maladie
bizarre, touchant les cartilages de son nez et de sa poitrine, à cause
de laquelle elle n’arrivait plus à respirer correctement. Parler la
faisait atrocement souffrir, notamment le soir.
Alors quand j’ai vu son nom s’afficher sur mon téléphone, Mamie
Colette, des années que cela n’était pas arrivé, j’ai pensé que cela
devait être important.
— Ma petite biche ?
— Bonjour mamie.
— Ta mère m’a dit.
— Ah…
Puis mamie a débité des phrases à toute vitesse. J’ai d’abord pensé
qu’elle m’appelait pour me remettre sur le droit chemin, me parler
efforts et concessions. Il en allait tout autrement. Elle a commencé
par relater sa rencontre avec papy.
—  Tu sais, il n’était pas le plus beau du bal, ni le plus riche, et
d’ailleurs j’avais fait le mur pour sortir ce soir-là. J’avais un fiancé à
l’époque. Il s’appelait Édouard. Anglais. Blond, grand. Très élégant.
La plupart du temps, je l’attendais, car il était marin. Et puis ce soir-
là, au bal, il y a eu ton papy. Il dansait très bien la valse. Il me faisait
rire. Je ne l’ai pas trouvé beau du tout, avec ses gros yeux, son gros
nez, ses cheveux crépus, il était plus petit que moi. Mais tu vois, c’est
lui que j’ai choisi.
Je ne comprenais pas ce que mamie essayait de me dire. Je l’ai
coupée pour m’enquérir de sa santé, n’avait-elle pas trop chaud,
allait-elle en courses malgré le virus et la canicule ?
—  Oh tu sais ma petite biche, je n’ai plus peur de rien. Je suis
prête.
J’ai frissonné.
— Tu sais, vivre avec ton papy n’était pas facile tous les jours. On
n’avait pas un sou, mon père ne me parlait plus et personne n’est
venu à notre mariage. Mais tous les soirs, on dansait la valse dans le
salon. On n’avait pas de table, pas de chaises, on dînait par terre
mais on dansait, ta mère nous regardait. Il picolait beaucoup mais il
était gentil, ton papy.
 
Puis le laïus de mamie est parti dans tous les sens. Elle ne m’a
jamais fait la morale, ne m’a posé aucune question indiscrète. Je l’ai
laissée parler et quand il lui a semblé avoir tout dit, elle a raccroché,
essoufflée.
Maman l’a retrouvée morte quelques jours plus tard, agrippée à
son lit. La canicule, peut-être.
 
Avant de partir, mamie m’avait comprise. Elle m’avait autorisé la
vie, mes choix seraient les bons puisqu’ils seraient les miens. Elle
m’avait donné sa bénédiction avant de me dire adieu. Je crois que ce
qu’elle a tenté de me dire ce matin-là, au téléphone, c’est que
l’amour a toujours un prix, et qu’est-ce qu’on s’en fout, bon Dieu,
puisque c’est la seule chose qui compte dans l’existence.
31

Neuf ans, c’est l’âge auquel j’ai rencontré Lolo mais aussi celui où
mon grand-père paternel est mort. Un homme que j’aimais
disparaissait, un autre apparaissait : toute l’histoire de ma vie.
J’ai très peu de souvenirs de papi Claude, le père de mon père. J’ai
passé la plupart de mes vacances et de mes week-ends chez mes
grands-parents maternels, où j’étais bien plus cajolée. On m’a
toujours dit que papi Claude était macho et brutal, pourtant je me
souviens de lui apportant le petit-déjeuner au lit à mamie tous les
matins.
Papi Claude collectionnait les pistolets. Il y en avait un peu
partout, des inoffensifs en décoration et des chargés, cachés dans le
garage. Quand je pense à la maison de mes grands-parents paternels,
j’en visualise l’entrée. Sombre, donnant immédiatement sur un
escalier étroit, recouvert de moquette rouge, les murs blancs de part
et d’autre étaient tapissés de dizaines de pistolets qu’il ne fallait pas
toucher. Petite, je n’aimais pas monter cet escalier ; quel accueil tout
de même, toutes ces armes en guise de bienvenue  ! Papi Claude
aimait tirer sur des cibles dans le jardin. Il a initié mon frère, ils ont
tiré ensemble deux ou trois fois. Pour ce dernier c’était un privilège,
les moments avec papi étaient sacrés. Quand ils sortaient les cibles et
s’installaient dehors, je n’avais pas le droit de venir, j’étais maintenue
calfeutrée avec mamie, à jouer aux jeux de société dans la cuisine, je
devais les laisser entre hommes.
J’ai un seul souvenir avec lui : je me suis légèrement blessé le doigt
et je pleure à table. Papi Claude se lève, me prend par la main,
«  viens je vais te soigner  ». Confiante, je me lève d’un bond,
heureuse que mon papi répare mon bobo. De sa main gauche, il
m’attrape le doigt malade, et de la droite il sort un grand couteau du
tiroir. «  Viens on va couper le doigt, comme ça, il ne te fera plus
mal. » Je hurle de terreur, papi rit comme un enfant. Quelqu’un me
somme d’arrêter de pleurer : c’est son humour, il est comme ça ton
papi, c’est pas méchant.
De lui, papa se souvient de bonnes raclées tandis que ma tante se
remémore leurs parties de pêche. Simonetta Greggio a écrit La
Douceur des hommes. Les hommes peuvent-ils être à la fois tendres et
virils ? J’ai sans doute oublié les câlins et les compliments, j’ai oublié
les rires, je me souviens uniquement du jour où papi a voulu me
couper le doigt. Quand il est décédé, papa n’a pas tenu à ce que
j’assiste à l’enterrement, je n’ai donc pas ce dernier souvenir, je n’ai
pas non plus celui du chagrin de mon père. Voilà tout ce que je peux
écrire sur mon grand-père paternel, un seul paragraphe, un morceau
du puzzle des hommes de ma vie, si petit par rapport à tous les
autres, qui ont été de passage dans mon existence ou dans celle de
ma mère. À quoi servent les souvenirs  ? Faut-il qu’ils aient été
nombreux ou suffit-il d’un seul, marquant, pour affirmer qu’on a
aimé un homme ?
32

C’est quasiment impossible de se quitter en une fois. On réessaie


toujours un peu, on appelle ça un sursis. Avec mon mari, on le savait
sans le verbaliser. Ma psy m’a dit que ça faisait du bien dans la vie,
les transitions, qu’il fallait prendre le temps de se quitter. Mon père
me disait de m’accrocher, mon frère savait que ça ne servait à rien.
Ma mère comprenait. Mon mari ne dormait pas. Nos enfants
n’osaient plus ouvrir la bouche.
La mascarade a duré deux mois.
 
Un soir, en rentrant du travail, mon mari a balancé le journal sur la
table, moqueur :
— Un champion ! Vraiment, un champion !
En gros titre : « Une fermeture au goût amer pour le bar de la rue
de la Vigne. »
Le bar était définitivement clos. Dénonciation, contrôle fiscal,
redressement judiciaire, liquidation. L’article évoquait une mauvaise
gestion. La mère de Sandro témoignait, elle n’y comprenait rien,
aucune négociation n’avait été possible. Je l’imagine, lui, encaisser la
nouvelle, rendre ses clés puis rentrer chez lui. À peine déconfiné, il
avait dû fermer. Passer chaque jour devant cet établissement qui
avait été le sien mais qui ne l’était plus, sa fierté, son nom dessus.
Son bébé, toute sa vie à l’intérieur, sa cuisine, sa collection de
bouchons et de masques vénitiens. Sa chambre à lui. Nos souvenirs.
Ainsi, notre lieu n’existait plus.
J’ai pensé que le lieu de notre amour avait disparu en même temps
que nous. Plus de lieu, plus d’amants.
Mon mari m’a demandé si je pensais encore à lui. Je n’ai pas
répondu.
—  C’est tout de même pas compliqué, me secouait-il, tu penses
encore à lui, oui ou non ?
J’ai gagné du temps.
—  Tu es en train de me parler de lui depuis cinq minutes, par
conséquent je pense à lui, oui.
— Arrête de me prendre pour un con, dis-moi si tu penses à lui.
— Écoute, ça fait un an que je pense à lui, alors le sevrage n’est pas
immédiat, encore moins quand tu m’en parles, désolée.
Il a donné un coup de poing dans un mur virtuel et en serrant les
dents comme un demeuré. Il me faisait de la peine.
J’avais envie de rejoindre Sandro quelque part.
Mais il n’était plus là, puisqu’il n’y avait plus de bar. Pendant un
an, j’avais su où le trouver, j’avais eu cette possibilité. Ma fuite était
vaine désormais.
 
Quelques semaines de silence ont passé, est arrivé le dernier soir,
celui où je n’ai pas réussi à rentrer chez moi. Je stationnais,
immobile, bloquée, devant la porte de la maison, la clé entre les
doigts. À l’intérieur, mon mari et mes enfants m’attendaient pour
dîner. J’étais incapable de bouger. Le voisin d’en face m’a aperçue,
celui dont j’avais fait la connaissance pendant le premier
confinement. Un jeune trentenaire caustique.
— Ariane ? Youhou ! Ça fait plus de vingt minutes que tu fais la
statue devant cette porte, tu veux un verre de blanc ?
Je suis sortie de ma léthargie, lui ai souri comme j’ai pu et j’ai
décliné, je suis entrée chez moi, ai lancé un «  coucou tout le
monde ! » d’une voix mal assurée. D’un regard, mon mari a su. Il a
serré les mâchoires, ouvert une bouteille de champagne.
— Que fêtons-nous ? ai-je demandé.
— Notre rupture, il a dit, en souriant, les yeux remplis de larmes.
Nous avons couché les enfants, il a pris ma tête entre ses deux
mains, il a humé ma peau, m’a respirée de toutes ses forces.
— Merci, merci mon amour, il a murmuré entre deux sanglots.
Il me serrait encore.
—  Merci pour tout, merci pour ces dix années, répétait-il. Merci,
c’était grandiose.
Il a rempli un sac et il est parti.
J’ai pleuré une nuit entière sur l’élégance d’un homme. Il m’avait
aimée à sa façon, comme le font tous les hommes. J’ai pleuré sur un
amour que j’avais juré ne jamais laisser partir.
 
Après il y a eu des messages froids, un notaire et des papiers, des
tonnes de papiers. Des cartons, des mails et des sourcils froncés. Des
enfants que l’on jette en bas d’une maison, un ulcère qui se rouvre
dans le ventre d’un grand-père. Un sentiment de liberté aussi. Des
dimanches matin ensoleillés, seule et heureuse. Des doutes, des
derniers baisers volés entre deux valises. Encore un dernier. Laisse-
moi t’embrasser s’il te plaît, laisse-moi regarder la couleur de ton
soutien-gorge. Laisse-moi toucher tes seins. Un dernier baiser, s’il te
plaît. Comme tu sens bon !
 
En récupérant quelques affaires, mon mari m’a fait une promesse :
il continuerait de voir ma fille aînée, il l’avait élevée pendant dix ans,
il ne voulait pas qu’elle ressente plus tard le même manque que
j’avais ressenti avec Lolo. Je savais qu’il ne le ferait pas mais je l’ai
remercié chaudement, car sur le coup, il avait l’air d’y croire.
Je ne le rattrapais pas, ne lui laissais aucun espoir sur un éventuel
retour. La maladie demeurait, intacte. Mon être entier infecté de mon
obsession m’obligeait à finaliser le sabotage de ma famille. Stade IV.
La seule lumière au bout du long tunnel de démarches du divorce,
c’était lui. Un nouvel appartement, une garde alternée et je serais
enfin libre pour le premier message qu’il m’enverrait, pour la
prochaine occasion, le croiser, lui parler, le recevoir.
Quant à la pandémie, elle reprenait de plus belle. On murmurait
l’arrivée d’une deuxième vague. Je n’en avais toujours rien à cirer,
j’étais d’un égoïsme sans nom. Je ne comprenais pas l’inquiétude des
gens en bonne santé. Ils étaient pour moi des extraterrestres. Je
remarquais une chose étrange  : les plus angoissés à l’idée de
contracter le virus étaient ceux dont la vie était la plus plate. Un
boulot tranquille, pas d’amant sous le matelas, pas de défi en cours.
De quoi avaient-ils peur  ? De perdre cette platitude  ? De mourir
avant d’avoir vraiment vécu, sans doute. Cette période m’a
beaucoup interrogée sur la peur de la mort. J’aurais aimé ressentir
cette angoisse au moins une fois pendant l’épidémie. Mais la mort ne
faisait que me séduire. J’y voyais une issue, la seule possible. Je
rêvais d’une maladie pour oublier la mienne.
 
J’ai déménagé dans un appartement ancien, aux murs blancs et
aux poutres apparentes. J’ai acheté un lit immense et un canapé doré.
Les fenêtres donnaient sur la rue et j’observais les gens en fumant
des cigarettes. Je continuais de l’attendre comme je l’avais attendu
pendant un an.
 
Sandro demeurait invisible, muet. Je n’avais eu aucune nouvelle
de lui en trois mois. Mon mari, si. Sandro était venu lui parler un
jour en terrasse. Lui dire qu’il le respectait, qu’il n’y avait pas de
problème, qu’on n’avait rien fait. Ils avaient failli se battre mais en
étaient repartis tous deux satisfaits : Sandro d’avoir crevé l’abcès, et
mon mari d’avoir tenu tête à ce petit con.
À moi, aucune nouvelle, aucun signe, aucun like, rien. Il m’avait
pourtant prévenue, le premier soir, «  je suis inépuisable  ». Je ne
savais pas s’il était au courant pour mon divorce, j’attendais une
occasion. De longues semaines se sont écoulées et un jour
d’automne, plus d’un an après notre rencontre, je l’ai croisé en
voiture.
33

Il sentait la sueur, le sexe et la bouffe. Je l’attendais en bas de mon


appartement, dans une rue noire. Il est apparu au loin et je l’ai
contemplé pendant qu’il marchait vers moi. Son allure dans la nuit,
cet homme n’existant qu’à travers la lumière de la Lune, c’est peut-
être la seule image qui me vient à l’esprit quand je pense à lui.
Il m’a embrassée, il tremblait. L’odeur d’huile brûlée sur sa peau
était nouvelle, liée au restaurant dans lequel il travaillait désormais.
J’ai pensé que je m’y habituerais, que j’aimais l’huile brûlée.
Je lui ai pris la main :
— Monte deux minutes.
Dans mon salon, il cherchait un point de chute, il avait peur
d’errer. Il a choisi ma bibliothèque. Il a feuilleté un livre qui parlait
d’un père, l’a reposé.
— Viens, assieds-toi.
Il a regardé ma main posée sur le canapé. Il a hésité et s’est assis.
Je me suis redressée en tailleur à côté de lui. Je n’en revenais pas de
sa présence. Plus d’un an que je l’attendais ! Il s’est laissé servir des
bulles, m’a demandé une cigarette. Il a fumé dans mon salon, il a
balancé sa cendre sur mon tapis blanc. J’ai rien dit.
Un an.
Il parlait mais je n’écoutais pas, je ne comprenais rien, je regardais
son profil, ses cheveux, sa nuque. Sa présence me paraissait aussi
éphémère qu’hallucinatoire. Il venait de s’asseoir et, bientôt, il
repartirait.
Il m’a fait la liste de ses élucubrations mentales, il ne voyait pas de
finalité à notre liaison, il voulait des enfants et je n’en voulais plus.
Ça ne menait nulle part, répétait-il. Qu’est-ce que je lui trouvais ?
J’ai fait la liste de ce que j’aimais.
– Ton allure.
– Tes grosses mains.
– Ta voix grave.
– La façon dont tu me regardes.
– Dont tu m’attrapes les cheveux.
Il a acquiescé, il savait déjà tout ça.
Il m’a dit que j’étais respectable, connue et reconnue. Il avait peur
de lui. Le plus dur ce n’est pas d’avoir une femme, c’est de la garder
et il ne s’en sentait pas capable.
Je savais tout ça aussi.
— T’inquiète pas.
J’ai posé ma main sur son dos pour le rassurer ou le faire taire.
Il a fermé les paupières.
C’est ça que je veux.
Tu m’as manqué, dis-moi comme je t’ai manqué, tu m’as manqué putain
tu m’as manqué.
Il s’est allongé dans mes bras et je bougeais à peine, comme on
caresse un chat de peur qu’il sursaute en vous plantant ses griffes. Il
respirait tendrement, une main sous mon pull.
Surpris par sa propre douceur, il s’est levé d’un bond.
— Au lit ou je m’en vais !
Alors je lui ai dit :
— Au lit.
J’ai ôté nos habits.
Il m’a plaquée sur le matelas.
Il a marqué une courte pause, murmuré mon prénom.
Puis il a désossé mes cuisses.
Il m’a léchée, égorgée, fessée, m’a arraché les cheveux, mes
boucles et les oreilles avec. À quatre pattes, je regardais mes créoles
en or éparpillées sur l’oreiller comme j’ai regardé bien en face le
bouchon muqueux le jour de mon accouchement, cette portion de
chair rouge et filandreuse déposée tardivement sur le drap de
l’hôpital, témoin de l’attente et de ma douleur, témoin de ma
délivrance soudaine. Pourquoi la naissance d’un amour n’est-elle
que violence ?
 
On a rattrapé le temps et les frustrations perdues. Il n’avait plus de
souffle, je regardais les quelques gouttes de salive égarées au coin de
sa bouche. Je l’ai essuyé de l’index, il l’a sucé et je l’ai embrassé.
Il a joui.
Et puis il est tombé du lit.
Nu sur le parquet, la tête entre ses mains.
Il riait. C’était la première fois que je l’entendais rire.
 
Mes fesses étaient gravées de l’empreinte de ses deux mains.
Il a gardé ma culotte en souvenir.
Et dans la nuit je l’ai regardé courir
comme on laisse s’enfuir une bête sauvage
en sachant qu’elle reviendra.
34

Un soir d’hiver, il y a bien longtemps, mon mari m’avait séduite


de la même façon que Sandro. Deux yeux légèrement plissés sur ma
silhouette. Scannée, déshabillée, envoûtée. Il était arrivé à une soirée
étudiante un peu en retard, une fille à son bras. J’avais ouvert la
porte et son regard s’était abattu sur moi. Je l’avais alors lue d’une
traite dans ses yeux, l’histoire que j’écrirais. L’histoire d’un amour
passionnel et romanesque dont je tirerais toutes les ficelles, car mon
inconscient avide d’inspiration avait élu un jeune homme.
Oui, je l’ai lu d’une traite, le roman d’amour que j’ai fabriqué moi-
même, de toutes mes forces, par addiction à un regard, ce regard qui
au fil des années, des doutes et des enfants, avait fini par disparaître.
Ou peut-être ce regard n’avait-il existé qu’un seul soir, un seul
instant, pour subsister toute une vie dans ma mémoire. Le regard de
Sandro, c’est celui de mon mari à l’époque, une époque révolue et
dont je suis nostalgique, car moi aussi j’ai eu vingt-quatre ans et je
n’en ai jamais fait le deuil. L’insolence et l’indolence de cet âge-là me
manqueront toujours.
Je me sens vaine. Je suis amoureuse de tableaux que j’ai peints
seule. Vaine de tenter de leur faire comprendre. Demandez à votre
mari de vous pardonner un amant parce qu’il vous rappelle tous les
hommes de sa vie, dont lui. Expliquez à votre nouvel amour qu’il
ressuscite l’ancien, le répare et permet de vous souvenir de celle que
vous étiez, pucelle de passion et de frissons.
Peine perdue. Parfois, il est plus facile de dialoguer avec les
absents. Sandro c’est eux, Sandro c’est moi.
35

Elle est toujours un peu intéressée, la quête des souvenirs. Nous


partons à leur recherche uniquement en cas de besoin. Pour grandir,
nous n’avons pas besoin de souvenirs, uniquement de vivre. Nous
n’enregistrons rien, ou à peine, nous préférons observer le monde.
C’est plus tard que nous nous raccrochons aux bribes, pour
comprendre ou réparer.
Aussi, quand mamie Colette est décédée brutalement, papy
Jacquy est mort une seconde fois. Sans elle, je ne pouvais plus
répondre à toutes les questions que je me posais sur lui.
Heureusement, en vidant la maison, maman a ressuscité tout le
monde. Pendant plus d’un mois, elle m’a envoyé toutes les photos
retrouvées chez mes grands-parents. Mamie avait soigneusement
développé, trié et rangé les hommes de ma vie dans des dizaines
d’albums. Sur WhatsApp, j’ai tout reçu pêle-mêle, papa, papy, Dany,
Dominique, Lolo, dans le plus grand désordre chronologique. Elle
savait que j’écrivais ce roman, que je cherchais des souvenirs et
qu’elle n’avait pas grand-chose à m’offrir, alors toutes ces images
tombaient à pic, je mettais des visages sur mes émotions, et
inversement.
 
Je suis restée immobile devant les photos de mes parents. Ils ont
vingt ans et sont d’une élégance folle, maman a une taille minuscule,
elle porte une jupe longue en satin qui dévoile la finesse de ses
mollets, lacés par des sandales à la mode. Papa, les cheveux en
arrière, fronce légèrement les sourcils. Son pantalon pattes d’eph est
interminable et un paquet de Marlboro rouge dépasse de la poche
gauche de sa chemise. Sur la photo suivante, j’ai trois mois et il me
berce doucement, debout dans un jardin.
 
Une photo avec mon frère, j’ai deux ans, lui neuf, ses dents de
lapin concurrencent le palmier que maman a coiffé sur ma tête. Je
suis sanglée à l’arrière de son vélo, nous ferons deux fois le tour du
jardin avant de tomber la tête la première, hilares.
 
Avec Dany, j’ai quatre ans, nous sommes à la piscine. Il m’apprend
à nager pendant que maman, sublime naïade blonde, bronze sur un
transat.
 
Avec Dominique et ses enfants, j’ai huit ans, un carré court et des
lunettes rondes, on dirait Mathilda dans le film Léon. Je souris sur
toutes les photos, entourée de mes nouveaux frères et sœurs. Nous
posons debout sur un muret, Dominique a posé la main derrière
mon dos au cas où je basculerais.
 
Je reçois une photo de Lolo, torse nu dans un lit, trente ans. Une
photo de nous deux assis côte à côte à ma communion  ; il porte sa
chemise saumon, celle qui lui donnait un teint infâme. Puis la photo
que j’attendais, celle de Lolo déguisé en femme, maquillé par mes
soins, ses lèvres fines et transparentes devenues fuchsia, le mascara
rendant son regard de Polonais un peu plus intense. Je lui avais
même tatoué un rond rouge indien entre les deux yeux. Pour
satisfaire l’objectif, il m’offre une grimace.
 
Papy à vingt ans, veste en cuir. Avec ses gros yeux et ses cheveux
noirs, il a l’allure d’un voyou. Quarante ans plus tard, une autre
photo de papy, les cheveux blancs, en survêtement, un chien en
laisse et moi petite à ses côtés, lors d’une promenade à l’étang. Nous
sommes debout au bord de l’eau et je suis fascinée par les libellules.
Nous y restons des heures entières, j’observe leurs ailes multicolores,
leur bruit m’effraie autant qu’il m’hypnotise.
 
Me voilà avec un souvenir de chacun d’entre eux. La douceur, le
rire, la protection, le silence ou la patience.
Je fais défiler les photos une à une. Le mot instantané prend tout
son sens, les clichés n’ont aucune temporalité. N’y apparaissent que
les sourires de maman et moi auprès d’un homme, puis d’un autre.
Et qu’importe si nous avons passé une seconde ou des années auprès
d’eux, puisque ces moments trahissent notre bonheur de les avoir
connus.
 
Je me tourne vers Sandro. Assis sur les galets d’une plage niçoise,
il tient une cigarette entre le majeur et son pouce en observant la
mer. Il remarque mon sourire, me tend un verre de Prosecco puis se
lève pour changer l’orientation du parasol. J’observe une vague qui
enfle à quelques mètres du rivage, qui roule puis vient mourir
doucement sur le bord. Je pense que notre amour est cette vague,
mon obsession disparaîtra aussi vite qu’elle est apparue, demain
peut-être, alors je colle mon visage contre le sien et je capture l’eau,
le sable et nos sourires, de ce moment que j’ai tant attendu et qui
n’adviendra plus. Je recadre l’image, j’ajoute un peu de lumière.
Satisfaite, j’envoie la photo à ma mère.

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