L'homme Que Je Ne Devais Pas Aimer (Agathe Ruga)
L'homme Que Je Ne Devais Pas Aimer (Agathe Ruga)
L'homme Que Je Ne Devais Pas Aimer (Agathe Ruga)
Flammarion
© Flammarion, 2022.
Agathe Ruga est chroniqueuse d’un blog littéraire très suivi. Elle est
à l’origine du Prix des blogueurs. Après un premier roman
remarqué, Sous le soleil de mes cheveux blonds (Stock, 2019), L’homme
que je ne devais pas aimer est son deuxième livre.
Du même auteur
Ce n’était pas la première fois que j’allais dans ce bar, j’habitais ici
depuis cinq ans et nous nous sommes découverts ce jour-là. Il me
dira lui-même qu’il n’avait aucun souvenir de moi avant. Étais-je
vulnérable ou offerte ? Étais-je libre ? La chimie opère de façon
étrange entre les êtres. Elle s’intègre aux agendas des rêveries
mutuelles. En cette chaude soirée de la fin août, nous vibrions de la
même façon. Nous nous sommes reconnus l’un en l’autre au bon ou
au mauvais moment.
Je ne connaissais ni son nom ni son âge, et pour occuper mes nuits
blanches je serrais au creux de mes paupières le souvenir flou d’un
regard malicieux, chargé d’admiration.
J’avais ainsi offert mon âme au diable. Je me dédiais désormais à
la contemplation spirituelle d’un inconnu. Je suis retournée au bar.
Dès qu’une occasion se présentait, je me retrouvais à sa terrasse. Il
n’arrêtait pas de me regarder. Avant toute chose, avant tout transfert
ou toute histoire d’obsession, il était la preuve que ma féminité
n’était pas morte. Que je n’étais pas morte. Que je n’étais pas mère.
Dans ses yeux, je n’avais pas sorti trois enfants de mon sexe, je
n’avais pas de cernes, je n’avais pas de préoccupation dévorante. Ce
qu’il voyait, c’était la jeune femme souriante éblouissant sa terrasse,
son lieu de travail – lui-même. Ses amis lui chuchotaient des trucs à
l’oreille, et il souriait, fier, comme s’il devinait que je lui appartenais
déjà. Peut-être même leur disait-il : « Cette femme-là, un jour elle
sera à moi. »
Était-il beau, était-il drôle ? Je ne me posais aucune question. Un
boulon avait sauté, j’avais perdu tout sens logique, il était devenu du
jour au lendemain la raison de mon quotidien. Comme le déni fait
partie de la maladie, je ne pensais ni aux conséquences, ni aux
dangers.
Je le trouvais agile, doué, charmant. Je ne voulais rien savoir de
lui, je voulais qu’il me regarde encore, qu’il me sauve, qu’il me fasse
oublier ma vie ou qu’il m’offre la perspective d’une nouvelle. Son
regard a été la porte d’entrée de ma fuite. La vie que j’avais
construite était trop lourde, trop encombrante. Je ne voulais plus de
jardin, plus de factures, plus de devoirs à vérifier ni de repas à
préparer. Je voulais redevenir étudiante, oublier de dormir et de me
nourrir.
Je me suis refait une frange.
Sous prétexte de renouer avec mes amies mises de côté lors de ma
récente maternité, je suis allée boire du vin tout le mois de
septembre. Il me le servait avec beaucoup de courtoisie, sans jamais
me poser de question supplémentaire.
— Voici mademoiselle, un Rully premier cru de chez M., on est
plutôt sur une note calcaire, en arrière-bouche on sent légèrement le
fruit, c’est un vin délicat, très féminin.
Je n’avais rien écouté et il paraissait satisfait. Il s’envolait vers
d’autres tables servir le même discours. Je repartais sur ma faim ; il
avait déjà tout compris.
Un soir où nous étions installés à sa terrasse avec mon mari –
parce qu’il aimait ce bar autant que moi, c’était le plus charmant de
la ville et il tenait absolument à ce que nous y prenions l’apéritif –,
j’étais occupée à donner le biberon à mon bébé quand mon mari m’a
annoncé solennellement, comme s’il m’offrait un cadeau :
— Il s’appelle Sandro, le barman.
J’ai sursauté.
— Ah oui ? Sandro ? Comment le sais-tu ?
— Son collègue l’a appelé tout à l’heure.
— Ah, d’accord.
— C’est un très bon serveur, a décrété mon mari. Il percute vite.
— Oui, très professionnel, me suis-je étranglée.
Sandro, Sandro, Sandro.
Qu’allais-je bien pouvoir faire de ce prénom extraordinaire ? J’ai
pensé à sa mère, je ne la connaissais pas et pourtant je la remerciais.
Une phrase me revenait en tête : « Quand vous choisissez le prénom
d’un garçon, pensez à la femme qui aura à le murmurer plus tard. »
Je m’isolais et j’essayais, je bredouillais de timidité. La racine grecque
andros signifie homme, virilité, j’y voyais un signe. Après l’homme,
j’étais désormais amoureuse du prénom et de sa symbolique. Le soir
chez moi, j’essayais à nouveau de le prononcer, sans succès. Je n’y
parviens toujours pas aujourd’hui sans prendre une grande
inspiration, ces quelques lettres m’intimident beaucoup. Quand je
prononce son prénom, j’ai l’impression de lui dire Je t’aime.
Le lendemain, je l’ai trouvé sur Instagram. C’était un compte
impersonnel, seul le nom du bar à vin était mentionné, il y postait
des bouteilles en noir et blanc. Je l’ai ajouté et il s’est abonné en
retour.
Le surlendemain, je me suis pointée au bar avec une amie.
Manque de chance, il avait posé quelques jours de congé et
séjournait en Pologne. Son remplaçant était moins charmant. Pour
digérer ma déception et rentabiliser ma venue, j’ai posté une story
d’un verre rempli de bulles, avec le comptoir de son bar en arrière-
plan. Puis j’ai posé mon téléphone, l’écran contre la table, pour
cesser de le consulter toutes les vingt secondes.
Quelques minutes plus tard, n’y tenant plus, je retournais mon
téléphone et découvrais sa réaction, assez sobre : « Moscati d’Asti !
Merci pour votre visite et bonne soirée ! » J’ai souri, je n’ai pas
répondu.
Alors il a eu cette idée étrange, il a ajouté : « Et passez le bonjour à
Sandro de ma part ! »
Pour prolonger la conversation, ou tenter de semer le doute dans
mon esprit, se faire passer pour quelqu’un d’autre derrière le compte
du bar à vin, peut-être pour m’offrir son prénom si je ne le
connaissais pas encore. Amusée, je lui ai répondu : « Ce n’est pas toi
Sandro ? » J’ai aimé passer au Tu abruptement, comme pour casser le
mur entre nous, lui dire « eh je sais que c’est toi, je sais qu’on se
plaît ».
Et dans ses trois petits points qui apparaissaient puis
disparaissaient, je devinais son excitation.
« Oups pardon je me suis trompé… »
Je l’ai trouvé joueur, un peu fou, et ça m’a plu.
Nous nous sommes écrit quelques messages en même temps que
je rentrais, me démaquillais, me déshabillais. Tout le monde était
couché chez moi et je souriais béatement devant le miroir de la salle
de bains, un carré de coton noirci dans la main. Derrière son
téléphone, en Pologne, peut-être souriait-il autant que moi. La
conversation était faussement ingénue, on feignait l’amitié. Pauvre
de moi, je maîtrisais encore la situation.
Le lendemain, on a changé de réseau social. Il m’a ajoutée sur
Facebook. Son nom de famille confirmait son sang italien, sa date de
naissance m’a anéantie. Son anniversaire était dans dix jours, il était
né le même jour que mon amie disparue, cela n’était pas de bon
augure. Mon cerveau a ensuite marqué une pause en lisant l’année
de naissance, je n’y ai pas cru. Il avait dix ans de moins que moi. Dix
ans. Les photos de ma majorité coïncidaient avec celles de son
enfance, où il était méconnaissable, blond et imberbe. Sur ses
premières photos de profil, il avait l’âge de ma fille aînée. Il faisait
bien plus que son âge à présent, aidé par sa voix grave, son
expérience, ses abus. Grâce aux informations glanées sur Internet ou
soutirées à mon entourage, je savais qu’il avait racheté le bar à ses
vingt ans, qu’il flambait et s’abîmait beaucoup. Il ne dormait pas,
chaque année passée à travailler représentait des centaines de nuits
blanches.
Le soir de son anniversaire, j’ai trouvé une amie disponible et je
me suis pointée comme un cadeau, des talons hauts et une minijupe
en daim. Il faisait encore doux pour un mois de septembre. Toute sa
famille était en terrasse, sa mère lui tendait des paquets, sa sœur
s’occupait d’une petite fille d’un an qu’il soulevait parfois dans les
airs et couvrait de baisers. À sa façon de la tenir dans ses bras, de la
protéger, de la surveiller pour qu’elle ne tombe pas, j’ai été touchée.
D’un coup, je voulais être cette petite fille. Je voulais qu’il me prenne
dans ses bras moi aussi. Quant à son père, il était le stéréotype de
l’Italien du Sud, la peau burinée, le regard lourd, les cheveux
gominés en arrière, la démarche lente de Brando. Des seaux de
magnum de champagne se vidaient, tous chantaient, l’acclamaient.
Lui, il ouvrait ses cadeaux et buvait un verre entre deux commandes.
J’ai profité de l’un de ses allers-retours pour le croiser.
— J’ai l’impression que c’est un jour spécial aujourd’hui. Alors,
bon anniversaire…
— Merci Ariane, a-t-il aussitôt répondu en m’embrassant sur les
deux joues, son bras autour de mes épaules.
Nous avons discuté quelques instants sur le perron du bar. Il m’a
raconté son séjour et quelques bribes sur ses origines, moitié
italiennes, moitié polonaises. Sa famille nous regardait.
Quand il s’est rassis, j’ai entendu son père demander : « C’est qui
cette fille ? »
4
L’homme que je ne devais pas aimer avait, lui aussi, dix ans de
moins que maman. Laurent, surnommé Lolo. Il a accompagné mon
adolescence, il est parti à l’aube de ma vie de femme.
Il succédait à Dominique, médecin de campagne respecté, à
l’origine de mon inscription en fac de médecine dix ans plus tard.
Dominique était un BGMC : Beau Gosse Mais Chiant. Maman était
trop belle et trop libre pour s’enfermer à la campagne avec lui.
Un jour d’été, maman m’a déposée chez papy et mamie et est allée
passer un week-end chez Sylviane, tu sais, Sylviane, mon amie un peu
délurée, près de Strasbourg. Dominique étant très jaloux, maman n’a
pas précisé qu’il y aurait une trentaine de personnes chez Sylviane et
qu’ils iraient sûrement tous danser après.
La boîte était immense. Réputée pour y perdre ses amis, on n’en
sortait jamais avant l’aube. Parmi les centaines de femmes présentes
ce soir-là, Lolo n’a vu que maman, maman n’a vu que Lolo.
Lolo n’était pas du genre à danser. Il s’est posté au beau milieu de
la piste, et il l’a regardée bouger, un peu comme un abruti, pendant
une heure. Ça amusait maman, elle n’a pas pensé qu’un attardé était
en train de la mater et qu’il avait l’air bizarre. Non, maman souriait
et dansait de plus belle.
Et puis Lolo a disparu. Le visage de maman s’est assombri.
Une demi-heure plus tard, elle l’a enfin retrouvé, la tête de Lolo
dépassait d’une poutre. Il la regardait toujours. Mieux, il se cachait
par intermittence, et réapparaissait à gauche puis à droite de la
poutre. Et ma mère riait aux éclats comme un bébé de 18 mois.
Il ne lui a pas payé un verre, il n’a pas pris son numéro, il lui a
simplement demandé ce qu’elle avait de prévu le lendemain.
Maman a répondu qu’elle irait à la piscine avec une amie avant de
rentrer chez elle.
Quand maman m’a récupérée chez papy et mamie, elle sentait un
monoï particulier. Ses cheveux dorés et huilés volaient dans la
décapotable, elle chantonnait en souriant. Elle n’a pas pu s’empêcher
de me raconter sa rencontre, je ne comprenais rien, j’avais neuf ans et
elle me parlait d’un arbre, son discours était confus. Je saisissais qu’il
ne s’agissait pas d’un arbre à proprement parler, l’arbre était juste un
lieu, un repère, un clin d’œil.
Car c’est d’un arbre que Lolo a fait son apparition le lendemain à
la piscine. Il s’y cachait comme il l’avait fait la veille derrière la
poutre de la discothèque. La blague aurait pu être lourde, pourtant
maman avait adoré. Elle riait de cet homme plus baraque que
l’arbuste, il dépassait largement, sa cachette était vaine et il s’en
amusait. Des tonnes de muscles rembourraient tous les os de son
corps. Contrairement aux autres bodybuilders, il était blanc comme
neige, presque albinos. Ses origines polonaises, ses cheveux platine
et sa peau translucide juraient avec son accent du Sud. Il avait vécu
toute sa vie près de Toulon, puis s’était installé dans l’Est pour le
travail.
En outre, Lolo bégayait beaucoup. À table, mon frère et moi
finissions toutes ses phrases, même si maman nous faisait les gros
yeux. Il ne s’en offusquait pas, ne criait jamais. Sa particularité était
de serrer les masséters en cas de contrariété, une protubérance
apparaissait alors sur sa mâchoire droite. Maman commentait :
« Arrêtez les enfants, Lolo fait sa boule sur le côté. » Il ne bronchait
pas davantage, le mutisme était son royaume. Avant de repartir
travailler il inscrivait JTM MPA devant nous à la craie sur le tableau
de la cuisine, signifiant « je t’aime mon petit amour ». Maman
gloussait. Il claquait la porte et elle souriait toujours en ramassant les
miettes sur la table.
Le premier jour à la piscine, n’importe qui aurait pris cet homme
pour un barge, un pervers. Qui était ce type qui n’arrêtait pas de se
cacher et de zieuter ? Pourtant maman riait sous son chapeau, elle ne
s’arrêtait plus de rire. Elle est tombée amoureuse de deux épaules et
d’un humour décalé.
Quand elle l’a rencontré, Lolo avait vingt-huit ans, mon frère seize
et moi neuf. Maman trente-huit, par conséquent. Sans compter tous
les copains et copines qu’on ramenait, l’appartement puait la
jeunesse à plein nez.
Mais avant cela, il y a eu une séparation. La jalousie, les cris que
l’on cache aux enfants et qui réveillent la nuit, il y a eu Dominique
en bas de l’immeuble, Lolo qui en sort, confiant, de biais pour passer
la porte convenablement, Dominique renonçant à la confrontation
devant les deux mètres de muscles mais qui monte après, chez nous,
pour coincer maman. Papa a été appelé en renfort ce soir-là, c’est
toujours lui qui intervient en dernier recours, tel un négociateur. Il a
mis tout le monde d’accord avec deux phrases et un doigt en l’air, et
Dominique est rentré chez lui.
Le lendemain, fatiguée de sa propre existence, maman est partie
quelques jours, faire le point, laissant Lolo dans l’appartement.
Quand elle est revenue, un drap blanc immense pendait du balcon,
tapissant la façade de l’immeuble, recouvrant les fenêtres du
voisinage. Lolo y avait tagué « JTM MPA ». Ce drap était l’étendard
de leur union, une crinière de lion, une crête de coq, un cul de singe
provocateur, le sang de la virginité perdue que l’on suspend à la
fenêtre, et ce drap avait définitivement convaincu et fait fuir
Dominique.
Lolo est l’homme que maman a le plus aimé. Leur relation était
sereine, ils s’accordaient chimiquement et humainement. Tandis que
les autres hommes cherchaient à obtenir une certaine mainmise
financière et intellectuelle, Lolo a poussé maman à reprendre ses
études de journalisme, il est le premier homme à avoir encouragé
son émancipation. Ils ne se sont pas donné d’enfant, mais un
apprentissage et une confiance mutuels.
Ainsi, Lolo était dans la place, avec son mètre quatre-vingt-quinze,
ses trois mots par jour et sa mâchoire mouvante. Il préférait que
maman soit calme, alors comme tous les hommes en couple avec des
mères, il a œuvré pour le bien-être de tout le monde, il m’a déposée
aux cours de natation synchronisée, à l’école ou chez des copines
pour la soulager. Il s’est transformé en chauffeur, cuistot, prof de
maths. J’ai été polie, je l’ai remercié en dessins et en spectacles. Pour
que maman continue à glousser. Chacun s’est appliqué à la tâche.
Très vite, Lolo a fait l’acquisition d’un Piou-Piou qu’il a installé
dans la cuisine. Le Piou-Piou était un jeu pour enfants de moins de
trois ans, un poussin jaune que l’on pouvait fixer sur n’importe quel
socle à l’aide de sa ventouse. Quand on appuyait sur la tête du
poussin, celui-ci couinait délicatement. Comme Lolo peinait à
s’exprimer, il marquait sa désapprobation en se servant du Piou-
Piou. Si maman criait trop fort, si j’étais insolente ou s’il en avait tout
simplement marre de nous et du bruit, il se levait de sa chaise,
s’approchait du poussin, appuyait sur sa tête plus ou moins fort
pour nous dire « Piou-Piou ». Grosso modo, « Piou-Piou » voulait dire
« ta gueule ».
Pendant sept ans, il m’a vue grandir, entendue mentir, m’a
surprise rêveuse et désespérée dans ma chambre de prépubère. Il a
corrigé mes DM de physique. On a regardé des films, écouté de la
musique à fond dans sa voiture. On a posé cet homme dans ma vie
sans que je le choisisse, il n’a pas été un père de substitution, il était
le compagnon de ma mère, la figure masculine de mon adolescence,
mon beau-père préféré. Sans le savoir, il donnait à mon futur mari le
modèle de beau-père que j’attendais pour ma fille aînée. C’est le
schéma que j’ai appris, celui avec lequel je suis le plus à l’aise : une
mère, sa fille, un beau-père.
Mon premier mari m’avait pourtant permis de croire au schéma
classique. Le jour de notre mariage, à l’Église, j’y croyais plus que
quiconque. J’allais grandir, vieillir et mourir auprès de cet homme.
J’ai même convaincu mon entourage que me marier à vingt ans était
la plus belle chose que je pouvais faire de ma vie, comme je les ai
convaincus que le quitter quatre ans plus tard était la plus salvatrice.
J’ai été persuadée à chaque nouvel amour qu’il serait le dernier.
J’allais bien réussir à vivre avec un homme. Pourtant, une fois que je
les avais rendus pères, je ne pensais plus qu’à fuir pour renaître,
ailleurs.
9
Elle avait dix-neuf ans. Avec ses cheveux noirs et ses dents
écartées, elle était la plus belle du bowling.
On ne voyait que ton père. D’ailleurs, c’est toujours le plus beau à
soixante-cinq ans, toutes mes copines me le disent.
Si tu es à un dîner et qu’une femme te plaît, ne la regarde pas une
seule fois de la soirée et elle tombera amoureuse de toi.
Il était mince mais très nerveux. Tu l’aurais vu se battre en
discothèque, avec ses petits bras tout maigres !
Juste une bière, ça ira merci. Quand je bois je deviens fou.
Avant ton père, j’étais fiancée à Alain, un ami à lui. Un soir, Alain
a dû rentrer chez lui complètement soûl, nous n’étions pas encore
mariés et tu connais mamie, elle n’a pas voulu qu’il dorme à la
maison. Alain est mort dans un accident cette nuit-là. Six mois plus
tard, je me mariais avec ton père.
Elle était joyeuse, elle aimait la vie. Et puis, elle savait accueillir, ta
mère ! Une excellente maîtresse de maison.
À l’époque, on se mariait pour être libre, et je voulais partir de
chez mes parents. Ton père c’était le plus beau, il avait une grosse
voiture, tu penses bien, j’ai dit oui tout de suite.
Ta mère, elle cuisinait bien mais surtout elle cuisinait vite.
Avec ton père, il fallait manger à midi pile.
C’était une sacrée bosseuse, elle ne se plaignait jamais.
Il n’était jamais là, il travaillait tout le temps, et le dimanche, il
dormait.
Je n’avais qu’une angoisse, celle de ne pas pouvoir payer un
melon à mon fils.
Il ne voulait pas d’autre enfant ton père. Pour toi il n’a pas
vraiment eu le choix, je l’ai mis devant le fait accompli.
J’avais eu mon garçon, c’était bien comme ça. Bien sûr que je ne te
regrette pas, bébé, voyons !
On s’entendait bien avec ton père, à tous les niveaux… Mais on ne
discutait pas. Moi qui ai toujours aimé couper les cheveux en quatre,
avec lui c’était impossible.
Ta mère, elle a ses défauts, mais elle a un bon fond. Et puis elle m’a
fait faire de sacrés beaux voyages !
Enceinte, je le dégoûtais, il disait que j’avais sacrément enflé.
Quelle idée elle a eu de se teindre en blond après ta naissance ! Ça,
c’est à cause de l’autre guignol.
Il aurait préféré ne rien savoir. Ton père, il était comme ça, toujours
à faire l’autruche.
Ça sert à rien d’inventer des problèmes quand il n’y en a pas !
Quand ils ont appris ma liaison, mes beaux-parents sont venus
vider la maison. Ils voulaient qu’on partage aussi les enfants. J’ai
refusé et je suis allée à l’hôtel avec vous deux. Puis Dany nous a
trouvé une autre maison, tu sais, celle avec les grands escaliers. Tu
l’adorais, Dany.
Que ce connard ne s’avise jamais de traverser la route devant moi,
je ne freinerai pas.
Ah ton père, tous les mois il faut lui quémander la pension. Tiens
appelle-le, qu’il vous emmène au restaurant ce soir, j’ai pas envie de
cuisiner.
Ta mère, si elle gagne 100 euros, elle en dépense 150.
Ce serait bien que papa paie ta part pour nos vacances au Club
Med.
J’ai racheté des tableaux à ta mère, elle avait besoin d’argent. Je
suis quand même le seul con qui ai acheté ses meubles deux fois !
Peut-être que l’on serait restés ensemble avec ton père si les
grands-parents n’avaient pas vidé la maison.
Écoute-moi bien, bébé, si on était restés ensemble avec ta mère, eh
bien… On aurait été très très riches.
10
Après cette première nuit au fond de son bar, Sandro a fait le mort.
Mon adolescence était loin, j’avais oublié qu’un homme peut vous
oublier après vous avoir possédée. J’ai écrit des messages et des
poèmes, je lui ai envoyé une vidéo de moi au piano, jouant l’une des
musiques qui avaient accompagné notre nuit, j’ai encore appris
l’italien, j’ai tout essayé, je n’avais plus de réponse. Je repensais à sa
mise en garde : « Je ne suis pas un gentil garçon moi, tu sais. » J’allais
quand même boire un verre de temps en temps, je le questionnais
entre deux portes : quel était son problème ? Luc lui chuchotait un
truc dans l’oreille et Sandro me toisait. Il ne me voulait plus, pas
comme ça, pas dans le bar, encore moins dans un hôtel, il ne voulait
pas se cacher. Il ne serait jamais mon amant. Il ne serait jamais dans
ma vie. Il ne me voulait plus.
Mais moi, Sandro, je te voulais encore. Alors j’ai arrêté de t’écrire
et j’ai joué au chasseur tapi dans l’ombre. J’ai attendu, j’ai voyagé,
j’ai posté des photos de moi, de partout en France aux côtés de
personnes célèbres, de fans d’un soir. Je t’ai paru loin, aimée et
adulée, alors tu as fini par revenir au bout de quelques semaines,
dérouté. Tu as réagi à l’une de mes stories par un <3 je n’ai pas
commenté tu m’as demandé quand je rentrais j’ai répondu
« demain » et tu as écrit « demain tu déjeunes avec moi ». Je te tenais
à nouveau.
Le lendemain, tu étais habillé comme pour un mariage. Costume
trois-pièces, gilet en satin, toujours trop, toujours plus. C’était
exagéré, cette tenue, mais c’était peut-être ce que je t’inspirais, une
soirée au bal. À l’inverse, j’avais opté pour un jean taille haute
déchiré aux genoux et un sweat un peu loose. Tu faisais 45 ans et
moi 15. Il y avait quelque chose de touchant dans notre démarche
vestimentaire.
Tu avais réservé à midi dans une brasserie réputée de Beaune que
tu connaissais bien. Tous les serveurs te lançaient des regards en
biais. Tu étais fier, tu bombais le torse.
« Qu’est-ce que t’es belle » m’as-tu lancé en guise de bonjour.
J’appartenais à nouveau à ton regard et je ne demandais rien d’autre.
Tu m’as laissé la banquette et m’as tendu la bonne carte, puis tu as
commandé deux verres de rouge sans me consulter au préalable. Tu
ne m’as jamais laissé le choix et je t’ai aimé pour ça.
J’ai regardé la carte, j’ai pensé que j’allais prendre des gnocchis à la
truffe. Tu as refermé la carte en disant : « Je prends des gnocchis à la
truffe, et toi ? »
Nous n’avons pas mangé nos gnocchis. Régulièrement, l’un de
nous deux ponctuait le silence d’un « je suis si content(e) de te voir »
– euphémisme du désir.
Nous avons fumé une cigarette en terrasse, tu as pris un plaid
pour le poser sur mes genoux. Surprise par cette attention, j’ai refusé
abruptement. Tu as haussé les épaules. Alors que toute ma vie j’avais
attendu ce geste, qu’un homme pose un plaid sur mes genoux.
Pendant dix ans j’avais reproché à mon mari de ne jamais penser à
me couvrir le soir, ne pas avoir cette tendre attention du « tu as froid
ma chérie ? ».
Je n’étais pas prête à toi. Tu te proclamais diable et tu n’étais que
tendresse. Je te l’ai dit.
— Oui, j’ai le cœur trop gros. Je ne sais pas quoi en faire alors la
plupart du temps je fais n’importe quoi.
J’avais un rendez-vous à 15 heures et nous devions nous quitter.
Debout au beau milieu de la rue, nous nous sommes embrassés
maladroitement, entre les narines et les lèvres. Nous nous sommes
serrés. Avant de te laisser, je t’ai demandé le nom de ton parfum qui
depuis notre première rencontre m’enivrait autant qu’il me troublait.
Et tu as cité fièrement ce parfum à la lavande, celui que mon père
porte depuis ses seize ans. Pour un homme de Caron. J’ai ouvert la
bouche sur ta réponse et mon déni.
15
Tous les souvenirs que j’ai avec papa ont lieu dans son magasin,
au café ou au restaurant. Je n’ai jamais vu mon père au petit-
déjeuner, et lors des week-ends que je passais chez lui, il était levé
bien avant moi, habillé, parfumé. Souvent, il me proposait d’inviter
une amie ; je considérais cela comme un cadeau, un luxe, un caprice
devancé, alors que je le voyais à peine. En vacances, il prenait un
hôtel, une chambre pour mon frère et moi et une pour lui.
Je n’ai jamais vu papa en pyjama. Je n’ai jamais vu papa malade,
ni même souffrant. Quand il évoquait son frigo vide et sa télé
allumée, je ne comprenais pas qu’il décrivait sa solitude, car il le
faisait avec élégance et ironie.
Je n’ai jamais vu papa s’entretuer avec ses maîtresses, pourtant j’en
ai connu plusieurs, un peu moins que le nombre d’amants de
maman – elle ne pouvait s’offrir le luxe de me les cacher.
Papa n’a jamais haussé le ton avec moi. Il n’en avait pas le temps
ni l’énergie, pas même le besoin.
Tous les samedis, nous déjeunions ensemble à la même brasserie.
Pendant le repas, il ne se passait rien, ou pas grand-chose. Quand
j’étais petite, il commandait tout ce que je désirais, des grenadines
géantes et des desserts que je ne finissais pas ; quand je suis devenue
ado, il absorbait mon silence sans reproche, il inoculait des paroles à
la fois sages et divertissantes, des leitmotive chatouillant mes
ambitions naissantes. À l’époque où j’étais étudiante, il me passait
un coup de fil vingt minutes avant midi en guise de réveil, et
j’arrivais les cheveux mouillés, je mangeais à peine. Parfois, si par
miracle je n’avais pas la gueule de bois, il commandait une coupe de
champagne pour moi et une bière pour lui. Je voyais dans ses yeux le
plaisir qu’il prenait à déjeuner avec la jeune femme en devenir que
j’étais. Quand je suis devenue maman, j’ai momentanément arrêté
les déjeuners. Il attendait docilement dans son magasin que je vienne
lui rendre visite avec ma fille. Il n’a jamais soupiré devant mes
humeurs, mes tristesses dérisoires. Parfois, il ponctuait mes chagrins
par un : « Tu sais, bébé, ce n’est pas bien grave tout ça. »
Les gens lui disaient qu’il aurait du mal avec moi, que j’étais
chiante, sauvage et difficile. Il haussait les épaules et allumait une
cigarette.
Devant mes échecs sentimentaux, tous ces mecs qui me refusaient,
il répétait inlassablement, avec conviction, le doigt levé, que je les
impressionnais, ces jeunes petits cons qui ne savaient pas ce qu’ils
perdaient. « Tu m’entends, tu es la plus belle et la plus intelligente.
Un volcan. Tu feras ce que tu veux de ta vie et des hommes. »
Ce magasin, c’était le lieu central de nos entrevues, de mes
confessions. J’étais toujours heureuse quand j’en ressortais. Assis
derrière son grand bureau en acajou, le cendrier à moitié plein, des
parfums contraires d’encens et de produit lustrant pour meubles, il
ne parlait jamais de lui, il fumait en m’écoutant attentivement.
C’était le lieu où je me réfugiais si une amie m’avait trahie, si maman
m’avait disputée, ou si un énième garçon avait refusé mes avances.
C’est dans son magasin que je lui ai annoncé à vingt ans que j’étais
enceinte. Les murs de son magasin ont tout entendu, ont vu défiler
mes amoureux, mes amies, mes différentes vies. J’ai essuyé ses
conseils, j’ai encaissé ses désapprobations et ses haussements de
sourcils. Il ne venait jamais chez moi, à part chaque 1er mai pour
m’apporter un brin de muguet. La plupart du temps, il attendait que
je lui rende visite. Parce qu’il était mon point de repère, le lieu de
ralliement de ma routine du week-end et de mes désordres
intérieurs.
Quand j’évoquais un type décevant, il concluait, fier de lui : « De
toute façon, tu ne trouveras jamais mieux que moi ! » Naïve, je riais.
Puis je claquais la porte du magasin, en le remerciant.
Ce magasin, ce père en chemise derrière son bureau, les cheveux
noirs et épais, c’est mon socle, ma raison d’être, ma confiance en moi,
la femme aboutie que les hommes aiment et désirent. Ce magasin et
ce père qui fume en plissant les yeux m’ont bâtie. C’est dans un
commerce que j’ai pris mes premiers cours de séduction – « les
hommes sont des menteurs, bébé » –, c’est dans un commerce que je
suis devenue femme.
16
Le jour où mon mari s’est mis à la guitare, j’ai compris que c’était
fini entre nous. Ce premier morceau de guitare, ces quatre accords
répétitifs joués comme on brosse un cheval – vlam, vlam, et… vlam,
vlam – ou comme si l’on secouait des vêtements fraîchement essorés,
ces quatre accords arrangés par un prof aussi vénal qu’incompétent,
ces quatre accords imitant ceux d’Oasis ou de Cabrel – petite pause
dans le geste, clin d’œil, tu reconnais chérie, hein, tu reconnais –, ces
quatre accords m’ont furieusement donné envie de porter des boules
Quiès jour et nuit et de partir d’ici. Il est étonnant de constater à quel
point on tolère les premières cordes grinçantes des violons de nos
enfants alors qu’on a du mal à supporter un seul accord de l’être
aimé – « T’aurais pas vu mon médiator, il était posé sur le meuble de
l’entrée ? ».
Dans sa façon de jouer, j’ai lu notre échec, sa rigueur permanente,
l’absence de la légèreté dont j’avais besoin. Il grattait sa guitare
comme il conduisait sa voiture : régulateur de vitesse, toit ouvrant.
Un peu de ciel, mais pas trop. L’envie d’avoir envie, do sol fa mi. Il
jouait comme il m’avait aimée, en attendant le prochain cours de
solfège, en se disant que dans quelques années ce serait beau, même
si les premières notes m’écorchaient. Il était du genre prudent.
D’abord le PACS après on verra. Tout était comme ça. Moi, j’aurais
préféré qu’il joue faux mais qu’il y croie, qu’il marque une pause
avant la note, qu’il ne l’attaque pas aussi abruptement, j’aurais voulu
que la corde vibre plus longtemps, j’aurais aimé que ses morceaux
soient imparfaits mais mélodieux.
Plus il jouait, plus les mauvais souvenirs affluaient. Ce qui
m’agaçait par-dessus tout, c’était qu’il fasse comme son frère. Les
études, l’installation en Bourgogne, et à présent la guitare. Mon mari
suivait ses traces alors qu’au fond il ne cherchait qu’à s’émanciper, à
se différencier de son aîné adulé. Abel et Caïn, l’éternel duel,
l’orgueil originel, source de ses névroses et de nos différends. Mon
mari retenait en lui la hargne, la jalousie, l’envie. Chaque fois que la
vie le confrontait à une situation de comparaison, mon mari
retournait à la case départ, plongeant pour plusieurs jours dans un
mutisme féroce que je subissais avec amertume. Longtemps je
m’étais donné pour mission de l’aider à se libérer de sa colère. La
guitare signait mon impuissance et confirmait mes craintes : jamais
je n’y parviendrais. Je l’aimais encore mais je ne trouvais plus la
force de l’aider.
Dans cette cacophonie du dimanche matin, entre les « vlam » et les
« ding », les cris des enfants, le froid et ma solitude, je prenais un
livre que je ne parvenais pas à lire et j’attendais le lendemain. Le
confinement n’était qu’une succession de dimanches. Je n’en voyais
pas la fin ; pour me calmer je continuais à courir chaque matin et à
m’alcooliser chaque soir. Entre les deux, je regardais ma famille
évoluer dans la maison, j’essayais tant bien que mal de me fondre
dans le décor. Je regardais mon mari rôder autour de cette fichue
guitare, redoutant le moment où il allait s’en servir.
J’étais triste de ne pas réussir à l’admirer, de ne plus lui appartenir.
Un jour, il avait eu le malheur de lâcher mon regard comme on lâche
la main d’un enfant.
25
Le pays était enfin libre, déconfiné. Cela faisait deux mois que
nous nous promettions de nous voir, et au moment où c’était enfin
possible, tu as cessé de m’écrire.
Le soir de mon anniversaire, j’ai reçu des cadeaux de la part de
mon mari et de mes enfants, un beau dîner au champagne. On a fait
des photos, je portais pour l’occasion mon masque de joie. Je
n’attendais qu’une seule chose depuis le matin, un message de toi, et
il n’arrivait pas. Tu savais pourtant que c’était mon anniversaire, sur
la map de Snapchat mon Bitmoji était paré d’un chapeau festif.
Nageant dans mon désespoir, j’ai fini par te demander à 22 heures
pourquoi tu ne me le souhaitais pas.
— Oh, pardon Princesse, j’ai oublié ! J’espère que je suis le seul…
Piquée par ta méchanceté, je t’ai suggéré d’arrêter de me torturer
et de trouver une fille qui supporte tes sautes d’humeur.
Tu m’as alors bloquée de ce dernier réseau social après m’avoir
traitée de mangeuse d’hommes. Et bon anniversaire ma grande !
J’avais tellement mal au cœur que je m’étonnais d’être encore en
vie. À côté de la haine que j’avais pour lui, j’éprouvais une peine
immense pour notre éventuel futur, je ne savais que trop bien
comment la situation se retournerait un jour. Les hommes qui me
rejettent et le regrettent, c’est ma grande affaire. Ça se passe toujours
exactement dans le même ordre :
Je les aime à en crever et je vends mon âme au diable pour eux.
Ils me déçoivent mais j’encaisse, je persiste et signe.
Quelques années plus tard, ils mordent la poussière.
La déception.
Toujours la même.
C’est ce qui était en train de se passer avec mon mari. Bien sûr
qu’il m’avait déçue. Il payait les cinq années pendant lesquelles il
m’avait fait pleurer nue sur le parquet de notre chambre.
Juste avant de rencontrer Sandro, j’avais essayé d’écrire un
deuxième roman sur le dédésir. Ce mot inventé ne plaisait à personne
sauf à moi. Je voulais écrire sur la perte de ce sentiment charnel que
m’avait fait subir mon mari pendant cinq ans. Un jour, il avait cessé
de me désirer, j’étais devenue transparente. Pire, quand je
m’approchais, il soufflait d’exaspération. « Tu pues le cul. » Et il riait
d’un air gêné. Il m’appelait par mon prénom, restait des heures
devant la télé sans montrer le moindre signe d’intérêt à mon égard.
Ce n’était pas du désamour, puisqu’il parlait de temps à autre
maison et enfants, mais plutôt du désintérêt sexuel, charnel. Pas de
contact, pas de mots doux. Cinq longues années à ne pas sentir son
regard sur moi. Combien de fois, n’y tenant plus, lui ai-je proposé de
le payer ? Cinq ans sans aucune dignité, à supplier nos ébats,
pourtant réussis quand ils survenaient, « allez, c’est bon, déshabille-
toi », après lesquels je le remerciais en pleurant. Cinq ans à gigoter
nue dans un lit vide. À attendre qu’il m’honore, me dévore avec
fièvre. Cinq années de stratagèmes, de planifications ratées, de
pleurs, de frustration. De honte aussi, rares sont les femmes qui
connaissent ce genre de problème. Je n’en parlais à personne. Chez
nous, tout avait été inversé à cause d’une erreur de ma part et d’une
rancœur de la sienne.
Aux débuts de notre histoire, mon mari avait joué à l’amant
d’Anna Karénine, du genre à se dérober quand Anna est enfin libre,
fille-mère lui ramenant son passé et sa culpabilité en plein visage. Il
n’avait pas supporté d’être le remplaçant de mon premier mari. En
réalité, il ne savait être qu’un amant. Romanesque et mystérieux.
Quitte ton mari et nous aurons la plus belle vie au monde, répétait-il.
Pauvre idiote, je l’ai écouté, nous nous sommes installés ensemble et
il est devenu odieux et cruel. Il n’avait plus rien à voir avec celui qui
m’avait séduite dans l’ombre pendant plus d’un an. Il me coupait de
mes amis, me faisait trembler de peur le soir, je le traitais de pervers
narcissique. Ma fille aînée sanglotait dans son lit et son père nous
épiait, klaxonnait devant notre appartement, l’ambiance était tendue
et nous étions tous malheureux. Alors, un soir de désespoir, rongée
par les remords, je suis partie chercher de l’aide et j’ai recouché avec
mon premier mari, je n’en avais pas envie mais je n’avais que ça à lui
offrir. C’était une erreur monumentale, la chair était triste, je suis
partie à l’aube. Mon mari l’a appris et ne me l’a jamais pardonné. Il a
fait un blocage sexuel, la pire punition qu’un amant peut vous
administrer.
Un mari qui ne vous fait pas l’amour, c’est une violence sourde.
Vous vivez auprès d’un homme agréable, organisé et courtois, et
pourtant cet homme ne vous déshabille pas, ne vous secoue pas, ne
vous caresse pas les hanches, ne vous pince pas les fesses en passant
près de vous. Cet homme ne vient jamais vers vous inutilement. De
surcroît, cet homme a toujours un tas de choses passionnantes à
raconter dont vous n’avez strictement rien à foutre. Cet homme ne
cherche pas à connaître la couleur de votre soutien-gorge et ne sort
jamais sa verge pour vous la montrer en riant. Il ne pose pas votre
main sur son érection matinale qu’il ne colle pas non plus contre vos
fesses. Vous n’avez pas de traces de lui, votre peau n’est ni bleue ni
rouge, à aucun endroit, votre dos n’est pas brûlé par la moquette ou
le bord d’un lavabo, vous ne portez aucun stigmate d’une
quelconque étreinte. Vous êtes indemne de sexe.
Cet homme s’adresse à vous aussi poliment qu’à son patron et ne
peut admettre que vous vous en offusquiez. Le soir, ce tendre mari
vous embrasse avec panache puis répète toujours le même mot
gentil avant de s’endormir. C’est votre seul contact quotidien et vous
devez vous en contenter. Parfois, vous réclamez un deuxième baiser,
il vous l’offre, bien sûr, et ses lèvres sont si désincarnées que vous
n’en réclamez pas un supplémentaire.
Puis votre mari s’endort et votre guerre contre le silence
commence. Ce silence dans la nuit est une paralysie de l’âme, un cri
étouffé dans un oreiller, une lutte contre le néant. Il n’y a rien de pire
que le rien. Ce silence pesant est une gifle à chaque instant, une
cacophonie martyrisante. On condamne la violence physique sans
penser aux existences mises en sourdine, aux sous-titres des corps
muets. Le rien n’est pas vivable. Personne n’est venu sur Terre pour
supporter le vide, le feu n’a pas été découvert avec la politesse et
vous pourriez en mourir. Alors vous hurlez. Vous criez à l’aide.
Ces cinq années sans amour ni désir de l’homme aimé m’ont
forcée à me révéler, à ne trouver la joie qu’en moi-même à défaut de
la partager avec lui. J’ai plongé dans les livres, je me suis noyée dans
les mots. Ces cinq années ont fait de moi une femme indestructible,
une écrivaine, autrement dit, un monstre.
J’ai commencé par un blog et ça a libéré mon corps, ma tête
jouissait à la place. Je n’attendais plus mon mari à 14 heures le
dimanche, en vain, nue sur le lit. J’avalais des romans comme une
boulimique, puis j’en débattais avec des gens passionnés. Les
auteurs et éditeurs m’écrivaient, je me sentais à ma place. Mon mari
s’apaisait et son blocage s’effaçait au fil des ans, jusqu’au jour où il
m’a demandé si je voulais être la mère de ses enfants. J’ai accepté, je
n’avais jamais remis en question mon amour pour lui. Dévote, je lui
appartenais, et je lui appartiens toujours. Je me souviens de cette
période comme d’un immense bonheur, un voyage sur la côte
amalfitaine, un nouveau-né adorable, une fille aînée déjà autonome,
moi passant mes journées à lire et à écrire, un mari soutenant mes
projets. Il m’a alors proposé d’arrêter mon métier pour satisfaire ma
passion. J’ai lu, écrit, voyagé à Paris des centaines de fois, le blog
m’offrait mille perspectives. Tous les matins, je me levais en pleine
forme, ma vie était un conte de fées et il me semblait que je le
méritais bien. Parfois, en l’avouant à mes proches, je pleurais
pourtant un peu, « je sais qu’un jour tout ce bonheur s’arrêtera, car
ce n’est pas possible d’être heureux autant toute la vie ». Je pensais
que quelqu’un me volerait ce bonheur, je n’avais pas prévu que ce
serait moi.
Je profitais de cette joie sans toutefois parvenir à oublier la sale
période ; mon mari avait piétiné ma féminité, j’étais traumatisée, je
ne savais plus donner de l’affection spontanément, je m’étais
construit une bulle, un empire de papier et de likes. J’avais besoin de
l’exorciser sous forme d’une fiction. Après mon premier roman, j’ai
écrit un deuxième texte. Le Dédésir était un conte d’anticipation, la
genèse d’une Narcisse moderne, oubliée par son homme et tentant
de ressusciter à travers son image, notamment le regard d’un
chirurgien esthétique. Je parlais de la disparition du toucher, de la
dématérialisation de la chair. De la transformation du désir, en
quelque sorte. Et puis l’épidémie est arrivée, volant mon sujet.
Sandro avait déjà effacé mon mari. Le roman n’avait plus lieu d’être,
mais j’ai quand même rédigé ce texte jusqu’au bout. Mon éditrice l’a
nommé Nude, je l’ai imprimé, l’ai rangé soigneusement dans ma
bibliothèque et puis j’ai écrit celui-ci.
26
Ma famille est partie sans moi, quelque part, à la mer, dans une
station balnéaire. Mon père a pris la grande, mon mari a rejoint ses
parents avec les deux autres. Je n’ai pas bougé de ma maison,
assommée par le mois d’août et enveloppée de solitude. Je ne savais
plus depuis quand je n’avais pas vécu ça, le silence, les nuits
complètes, la pensée continue.
Je n’ai pas bu une seule goutte d’alcool, je ne suis pas sortie de
chez moi, je n’ai parlé à personne pendant quinze jours. Seul un
appel téléphonique m’a sortie de ma torpeur. Ma grand-mère.
Mamie vivait seule depuis la mort de papy Jacquy. Elle s’était mise
aux réseaux sociaux, à Facebook notamment, elle partageait des
articles et ses points de vue animaliers avec des inconnus. Elle
prenait de mes nouvelles uniquement sur Messenger. Je lui envoyais
des photos des petites, elle y répondait par des GIF, à quatre-vingt-
sept ans. Le confinement n’avait pas pesé sur le quotidien de ma
grand-mère, tant qu’on ne lui ôtait pas Facebook, elle était heureuse.
Ça l’arrangeait bien de chatter car depuis peu elle avait une maladie
bizarre, touchant les cartilages de son nez et de sa poitrine, à cause
de laquelle elle n’arrivait plus à respirer correctement. Parler la
faisait atrocement souffrir, notamment le soir.
Alors quand j’ai vu son nom s’afficher sur mon téléphone, Mamie
Colette, des années que cela n’était pas arrivé, j’ai pensé que cela
devait être important.
— Ma petite biche ?
— Bonjour mamie.
— Ta mère m’a dit.
— Ah…
Puis mamie a débité des phrases à toute vitesse. J’ai d’abord pensé
qu’elle m’appelait pour me remettre sur le droit chemin, me parler
efforts et concessions. Il en allait tout autrement. Elle a commencé
par relater sa rencontre avec papy.
— Tu sais, il n’était pas le plus beau du bal, ni le plus riche, et
d’ailleurs j’avais fait le mur pour sortir ce soir-là. J’avais un fiancé à
l’époque. Il s’appelait Édouard. Anglais. Blond, grand. Très élégant.
La plupart du temps, je l’attendais, car il était marin. Et puis ce soir-
là, au bal, il y a eu ton papy. Il dansait très bien la valse. Il me faisait
rire. Je ne l’ai pas trouvé beau du tout, avec ses gros yeux, son gros
nez, ses cheveux crépus, il était plus petit que moi. Mais tu vois, c’est
lui que j’ai choisi.
Je ne comprenais pas ce que mamie essayait de me dire. Je l’ai
coupée pour m’enquérir de sa santé, n’avait-elle pas trop chaud,
allait-elle en courses malgré le virus et la canicule ?
— Oh tu sais ma petite biche, je n’ai plus peur de rien. Je suis
prête.
J’ai frissonné.
— Tu sais, vivre avec ton papy n’était pas facile tous les jours. On
n’avait pas un sou, mon père ne me parlait plus et personne n’est
venu à notre mariage. Mais tous les soirs, on dansait la valse dans le
salon. On n’avait pas de table, pas de chaises, on dînait par terre
mais on dansait, ta mère nous regardait. Il picolait beaucoup mais il
était gentil, ton papy.
Puis le laïus de mamie est parti dans tous les sens. Elle ne m’a
jamais fait la morale, ne m’a posé aucune question indiscrète. Je l’ai
laissée parler et quand il lui a semblé avoir tout dit, elle a raccroché,
essoufflée.
Maman l’a retrouvée morte quelques jours plus tard, agrippée à
son lit. La canicule, peut-être.
Avant de partir, mamie m’avait comprise. Elle m’avait autorisé la
vie, mes choix seraient les bons puisqu’ils seraient les miens. Elle
m’avait donné sa bénédiction avant de me dire adieu. Je crois que ce
qu’elle a tenté de me dire ce matin-là, au téléphone, c’est que
l’amour a toujours un prix, et qu’est-ce qu’on s’en fout, bon Dieu,
puisque c’est la seule chose qui compte dans l’existence.
31
Neuf ans, c’est l’âge auquel j’ai rencontré Lolo mais aussi celui où
mon grand-père paternel est mort. Un homme que j’aimais
disparaissait, un autre apparaissait : toute l’histoire de ma vie.
J’ai très peu de souvenirs de papi Claude, le père de mon père. J’ai
passé la plupart de mes vacances et de mes week-ends chez mes
grands-parents maternels, où j’étais bien plus cajolée. On m’a
toujours dit que papi Claude était macho et brutal, pourtant je me
souviens de lui apportant le petit-déjeuner au lit à mamie tous les
matins.
Papi Claude collectionnait les pistolets. Il y en avait un peu
partout, des inoffensifs en décoration et des chargés, cachés dans le
garage. Quand je pense à la maison de mes grands-parents paternels,
j’en visualise l’entrée. Sombre, donnant immédiatement sur un
escalier étroit, recouvert de moquette rouge, les murs blancs de part
et d’autre étaient tapissés de dizaines de pistolets qu’il ne fallait pas
toucher. Petite, je n’aimais pas monter cet escalier ; quel accueil tout
de même, toutes ces armes en guise de bienvenue ! Papi Claude
aimait tirer sur des cibles dans le jardin. Il a initié mon frère, ils ont
tiré ensemble deux ou trois fois. Pour ce dernier c’était un privilège,
les moments avec papi étaient sacrés. Quand ils sortaient les cibles et
s’installaient dehors, je n’avais pas le droit de venir, j’étais maintenue
calfeutrée avec mamie, à jouer aux jeux de société dans la cuisine, je
devais les laisser entre hommes.
J’ai un seul souvenir avec lui : je me suis légèrement blessé le doigt
et je pleure à table. Papi Claude se lève, me prend par la main,
« viens je vais te soigner ». Confiante, je me lève d’un bond,
heureuse que mon papi répare mon bobo. De sa main gauche, il
m’attrape le doigt malade, et de la droite il sort un grand couteau du
tiroir. « Viens on va couper le doigt, comme ça, il ne te fera plus
mal. » Je hurle de terreur, papi rit comme un enfant. Quelqu’un me
somme d’arrêter de pleurer : c’est son humour, il est comme ça ton
papi, c’est pas méchant.
De lui, papa se souvient de bonnes raclées tandis que ma tante se
remémore leurs parties de pêche. Simonetta Greggio a écrit La
Douceur des hommes. Les hommes peuvent-ils être à la fois tendres et
virils ? J’ai sans doute oublié les câlins et les compliments, j’ai oublié
les rires, je me souviens uniquement du jour où papi a voulu me
couper le doigt. Quand il est décédé, papa n’a pas tenu à ce que
j’assiste à l’enterrement, je n’ai donc pas ce dernier souvenir, je n’ai
pas non plus celui du chagrin de mon père. Voilà tout ce que je peux
écrire sur mon grand-père paternel, un seul paragraphe, un morceau
du puzzle des hommes de ma vie, si petit par rapport à tous les
autres, qui ont été de passage dans mon existence ou dans celle de
ma mère. À quoi servent les souvenirs ? Faut-il qu’ils aient été
nombreux ou suffit-il d’un seul, marquant, pour affirmer qu’on a
aimé un homme ?
32