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T3 - J'ai Tant Rêvé de Toi

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J’AI TANT RÊVÉ DE TOI,

LECTURE ANALYTIQUE
Texte 3 : J’ai tant rêvé de toi (Robert Desnos, recueil Corps et Biens, partie
« A la mystérieuse », 1926)

INTRODUCTION

Le poème J’ai tant rêvé de toi, deuxième poème de la partie A la mystérieuse de Corps et biens,
croise deux thèmes : le thème lyrique de l’évocation de la femme aimée, et le rêve, si important
dans l’inspiration surréaliste. Dans ce poème en prose, le poète s’adresse à une femme dont il rêve,
inlassablement : pour le poète, l’imaginaire amoureux et la création poétique peuvent dans une
certaine mesure suppléer à la présence ou à la conquête de l’être aimé. Desnos est un familier
du rêve et du langage de l’inconscient : il s’est livré de nombreuses fois, avec ses amis surréalistes
(Breton ou Eluard pour ne citer que les plus connus), à des séances d’hypnose où il a pu mettre à
jour ses capacités de médium. Par ailleurs, son amour pour Yvonne George, amour non partagé, a
pu stimuler à la fois son inspiration poétique et son imagination amoureuse. Elle est la
« mystérieuse » désignée par le titre de la section.

Comment, au travers de la poésie et du rêve, le poète cherche-t-il à atteindre la femme aimée ?

Comment Desnos montre-t-il que la poésie et le rêve peuvent remplacer la présence de l’être aimé ?

Comment, au travers de l’évocation lyrique de la femme aimée, Desnos annonce-t-il le triomphe du


rêve sur la réalité ?

I/ Ce poème montre la tentative du poète d’atteindre véritablement la femme aimée


(reprenant à son compte la tradition lyrique)

1°) L’atteindre par le pouvoir des mots : il se présente en effet comme une véritable incantation
poétique
2°) L’atteindre par le désir : il en réaffirme la prédominance

II/ Mais il montre aussi combien sa rêverie inlassable la rend inaccessible

1°) Le rêve éloigne en effet le point d’équilibre dans le temps


2°) Le rêve produit la dissolution/ dématérialisation progressive de l’être aimé

III/ Cependant, il affirme le pouvoir du rêve (s’inscrivant alors dans une démarche
surréaliste)

1°) Pour que le rêve prenne en effet le pouvoir, il faut en passer par la dématérialisation du poète.
2°) Alors la réunion des amants sera peut-être possible dans un au-delà qui est peut-être celui de la
surréalité.
I/ UNE TENTATIVE D’ATTEINDRE LA FEMME AIMÉE

Desnos s’inscrit ici dans une tradition lyrique : celle de la poésie amoureuse, à la suite de Pétrarque,
Ronsard et des poètes romantiques. De fait, une première lecture peut montrer qu’il cherche à
atteindre la femme qu’il aime au travers de sa poésie.

1°) L’ATTEINDRE PAR LE POUVOIR DES MOTS : UNE INCANTATION POÉTIQUE

Le rythme et le mouvement général du poème l’inscrivent dans une certaine musicalité :


• J’ai tant rêvé de toi répété 4 fois, phrase matricielle du texte, qui revient comme un refrain.
Il s’agit d’une structure causale «   j’ai tant rêvé de toi   »… que   (conséquence)   : le
développement (la conséquence du rêve) est différent à chaque fois, comme s’il y avait
reprise du thème initial et enrichissement.
• Effets d’écho dans le poème, qui en donnent les thèmes majeurs : « corps » « ombres »
« fantômes » « apparence ». Le chiasme « peut-être » « sans doute » / « sans doute »« peut-
être » marque l’incertitude du poète mais concourt aussi à cette impression d’oscillation.
• Structures binaires, groupes nominaux qui vont par deux : atteindre ce corps vivant et
baiser sur cette bouche » « ce qui me hante et me gouverne » « les apparences de la vie et de
l’amour » « ton front et tes lèvres » « qui se promène et se promènera » etc. Rythme binaire,
balancement qui rythme le poème.
• D’ailleurs, le poème est coupé en deux par « O balances sentimentales », confirme le
mouvement général du poème (balancement).
Alors ce poème n’est-il pas tout d’abord une mélodie, une incantation (formule magique
chantée pour obtenir un effet surnaturel sur les esprits, les hommes et les choses), par sa structure
générale, les répétitions et le rythme , un chant d’amour ?

2°) L’ATTEINDRE PAR LE DÉSIR : LA RE-CRÉATION DE LA FEMME AIMÉE

D’ailleurs, la femme est désignée concrètement au cours du poème. Si le poème est lyrique car le
poète exprime un sentiment amoureux, c’est surtout le désir physique qui est convoqué.
• Après l’annonce initiale de sa disparition, «   tu perds ta réalité   », la femme aimée est
désignée par métonymie « ce corps vivant », puis « ton corps », « cette bouche », « la voix
qui m’est chère » (n’oublions pas que la femme que Desnos aimait était chanteuse). Le mot
corps est répété 2 fois dans le 1er paragraphe, lieu privilégié de l’obsession du poète, qui
évoque assez précisément les gestes du désir 1ère partie du poème   : «   mes bras, en
étreignant ton ombre » « baiser sur cette bouche ». C’est néanmoins un désir qui n’aboutit
pas (« je deviendrais une ombre sans doute »)
• Après le constat d’échec de la 1ère partie, le désir physique se réaffirme par le chiasme
« front/Lèvres « , puis « lèvres/front » qui montre bien l’impossibilité de considérer le front
ou les lèvres de la femme aimée de la même façon que celui ou celles d’autres femmes.
• La fin du poème énumère également ces actes « parlé, marché, couché avec ton fantôme »
et font état d’un simulacre de vie dont le poète a été bien forcé de s’accommoder.
Il s’agit donc bien d’un corps inlassablement désiré et imaginé, et les rêveries amoureuses du poète
sont bien concrètes : le rêve se raccroche à la vie réelle, mais cette évocation est néanmoins placée
sous le signe de l’inaccomplissement, même s’il ne peut qu’imaginer que dans la vie réelle, ses
rêveries amoureuses seraient irréalisables
Si l’incantation poétique peut se révéler efficace, l’affirmation du désir du poète se solde à chaque
fois par son échec (« Est-il encore temps » question rhétorique « je deviendrais une ombre » « je
pourrais moins toucher ton front et tes lèvres ») : si le poète se livre inlassablement à sa rêverie
amoureuse, il imagine par ailleurs son impossibilité dans la réalité. Le poème se fait alors l’écho de
cet échec.
II/ ALORS MÊME QUE SA RÊVERIE INLASSABLE LA MET HORS D’ATTEINTE
(PARADOXE)

Par le rêve, le poète a cherché à compenser le déséquilibre produit par l’absence de la femme
aimée : cependant, il va montrer que le rêve produit d’autres déséquilibres.L‘exclamation lyrique,
qui est aussi une métaphore : O balances sentimentales appelle l’attention sur cet équilibre délicat
de l’amour. On peut penser aux plateaux d’une balance, difficiles à équilibrer ou bien le balancier
d’une pendule qui rythme le temps…

1°) LE RÊVE ÉLOIGNE EN EFFET LE POINT D’ÉQUILIBRE DANS LE TEMPS.

• Le début du poème signale immédiatement un dépassement possible du temps : « est-il


encore temps » ? qui sera repris dans la deuxième partie « il n’est plus temps sans doute ».
Le moment de rejoindre la femme aimée a été dépassé, car le poète a passé trop de temps à
rêver. Le rêve qui est création imaginaire du moment idéal de la rencontre amène
paradoxalement une fuite irrémédiable de ce moment.
• Par ailleurs, l’amour amène une sorte de disproportion du temps pour celui qui aime est
signalé dans la première partie par l’hyperbole « ce qui me hante et me gouverne depuis
des jours et des années »
• L’homonymie « tant » (adverbe marquant l’intensité) et temps souligne la corrélation entre
les deux
• – Alors, que reste-t-il à celui pour qui « il n’est plus temps » (de rejoindre la femme aimé, de
vivre avec elle une passion amoureuse?). Peut-être une annulation des frontières
temporelles   : impression d’infini produit par la fin du poème («   qui se promène et se
promènera » ouvre sur le futur – le cadran solaire de ta vie). peut-être avec un espoir de
rejoindre d’une certaine façon (qui reste à définir) celle qu’il aime.

2°) LE RÊVE PRODUIT LA DISSOLUTION/ DÉMATÉRIALISATION PROGRESSIVE DE


L’ÊTRE AIMÉ

Dès la première phrase, le poète semble évoquer les risques de se perdre dans l’imaginaire.
« J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité » : le corps de la femme, à force d’imagination, se
dématérialise progressivement. Ce n’est pas tant l’absence qui la rend inatteignable dans la réalité
que le rêve même du poète.
• Le corps inlassablement désiré est bien désigné d’emblée comme « ton ombre », le double
immatériel de la femme vivante, et la question rhétorique met déjà en lumière l’inadaptation
du poète, tellement habitué en rêve à des gestes concrets (mes bras habitués en étreignant
ton ombre à se croiser sur ma poitrine ») qu’il ne pourrait plus s’adapter au contours réels de
celle qu’il aime.
• Le rêve produit une dichotomie entre l’imagination et la réalité, ce qui est montré par la
confrontation entre « l’apparence réelle » et la périphrase « ce qui me hante et me gouverne
depuis des jours et des années » – pour désigner la femme aimée. Elle n’a plus vraiment
d’apparence réelle, elle est devenue une image mentale.
• Cette image mentale annule la réalité puisque le poète pourrait « moins toucher ton front et
tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venu ». Paradoxe : parmi toutes les
femmes elle est devenue la seule qu’il ne puisse plus toucher.
Cette recherche d’équilibre aboutit à un constat : trop de rêve annule le geste amoureux (« je
deviendrais une ombre sans doute »), conclusion que viendrait résumer et renforcer l’exclamation
du milieu du poème. Ce que le poète, comme tout amoureux, recherche, la présence de l’être
aimée, il le redoute – puisqu’il risque de « devenir une ombre ». La rêverie inlassable éloigne
progressivement la femme aimée. La mise en concurrence du rêve et de la réalité n’est pas possible.
III/ CEPENDANT, IL AFFIRME LE POUVOIR DU RÊVE (S’INSCRIVANT ALORS DANS
UNE DÉMARCHE SURRÉALISTE)

1°) POUR QUE LE RÊVE PRENNE EN EFFET LE POUVOIR, IL FAUT EN PASSER PAR
LA DÉMATÉRIALISATION DU POÈTE.

Face au corps de la femme aimée, le poète risque de devenir une ombre : telle est la conclusion de
la 1ère partie. Dans la 2nde partie du poème c’est son propre corps que le poète commence par
évoquer. « Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour (… ) »
dans un premier temps, la matérialité de son être donne le change, se confronte à la vie, à
d’autres expériences amoureuses tandis qu’il « dort debout » : il est inconscient. Dichotomie entre
le corps et le « je » (on pourrait supposer que pendant ce temps-là, son esprit ou son âme sont
libres…). Cependant, lorsque le poète cède véritablement au rêve (bien repérer le jeu entre les
deux sens du mot rêve = imagination, ou rêve produit lors du sommeil), c’est la vie elle-même qui
devient apparence : l’état d’éveil devient alors « les apparences de la vie et de l’amour », c’est à
dire une fausse vie. Le triomphe du rêve peut alors devenir possible
Enfin, le corps du poète se dissout pour devenir alors « fantôme », puis « ombre » à la fin du
poème. Cette dissolution absolue est marquée par la répétition « fantôme parmi les fantômes » et
l’hyperbole « plus ombre cent fois que l’ombre ». Par là, peut-être rejoindre l’ombre qui est le
corps de la femme aimée ?
Pour équilibrer les « balances sentimentales », le poète ne semble avoir que la possibilité de se
dissoudre afin de rejoindre, peut-être, la femme aimée.

2°) ALORS L’UNION DES AMANTS SERA PEUT-ÊTRE POSSIBLE DANS UN AU-DELÀ
QUI EST PEUT-ÊTRE CELUI DE LA SURRÉALITÉ.

Tout le poème progresse vers cette conclusion : c’est par le rêve et par le rêve seul qu’il peut
peut-être rejoindre la femme aimée en devenant une ombre comparable à celle « qui se promène
et se promènera allègrement Sur le cadran solaire de ta vie ».
La quatrième et dernière anaphore «   J’ai tant rêvé de toi   » est suivie d’une accumulation de
participes passés (rêvé, parlé, marché, couché avec ton fantôme) fait presque apparaître une sorte de
lassitude et un simulacre de la vie dont le poète a bien été forcé de s’accommoder. Sur le mode de
la négation et de l’hypothèse « il ne me reste plus peut-être, et pourtant », le poète va cependant
évoquer à la fois sa dissolution absolue « fantôme parmi les fantômes », mais aussi, la possibilité
d’une union constante avec celle qu’il aime.
C’est lorsque le poète et la femme aimée sont tous deux devenus fantômes ( couché avec ton
fantôme – qu’à être fantôme parmi les fantômes)  : possibilité d’une union dans un monde de
« fantômes » qui n’est pas la vie. Est-ce une évocation de la mort ? Peut-être.
Mais s’agit-il pour autant d’une fin triste ? Non : le « cadran solaire de ta vie «  est une image
plutôt positive : un cadran solaire marque presque éternellement le temps. Evoque aussi le temps
d’une vie comparable à celle d’une journée (celle inscrite sur le cadran solaire). « Se promène et se
promènera   » = impression d’un mouvement sans fin De plus ce fantôme (l’ombre de la jeune
femme ?) se promène « allègrement » (synonyme de joyeusement). C’est en s’affirmant fantôme,
puis ombre grâce au rêve, que le poète a une chance de rejoindre celle qu’il aime, voire de lui être
éternellement lié.
La recherche d’équilibre aboutit à la fois à la dissolution de la matérialité (plus ombre cent fois
que l’ombre) et une annulation de la temporalité par l’infini ; celui de l’au-delà où le poète et sa
muse sont ombres tous deux : celui de la répétition inlassable du même acte joyeux et conjoint.
CONCLUSION

C’est en faisant triompher le rêve sur la réalité que le poète finit par rejoindre la femme aimée, mais
dans la perspective d’une surréalité de l’amour où les limites se brouillent. Au-delà du réel pourrait
signifier, dans ce poème, au-delà de la vie (alors même que le mot « vie » est le dernier du poème) :
le lyrisme est ici renouvelé par l’onirisme. La voix lyrique du poète s’apparente à la lyre d’Orphée,
capable de charmer jusqu’aux gardiens des Enfers… mais qui ne doit pas se confronter avec la
réalité de celle qu’il aime, sous peine de la voir disparaître… (voir ce mythe). Si ce poème est une
incantation, c’est en joignant les mots au rêve que le poète se propose de rejoindre « peut-être »
celle qu’il aime.

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