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(Pierre Riché, Guy Lobrichon (Eds.) ) Le Moyen Age.

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Le oyen Age

et la.'Bible
sous la direction de
Pi~rre Riche ~ Guy Lobrichon

BI BL E
DE
TaUS
LES
TEMPS

BEAUCHESNE
L'histoire de la Bible est comme celle d'un long fleuve qui
parcourt le temps et irrigue les champs de l'Occident. Au
Moyen Age plus que jamais. Les auteurs de ce livre ont voulu
montrer quelle etait reellement cette Bible, comment on l'a
re~ue, comprise-, quelle a ete son influence sur l' enseignement,
les institutions, l'art et les mentalites. Ace projet ambitieux,
frölant la demesure, il fallait une idee-def qui fa~onne l'unite
de l'ouvrage. On voit donc comment les hommes du Moyen
Age so nt peu a peu passes de l'age de la Loi a celui de la Bonne
Nouvelle, de la rumination aristocratique de la Bible chez les
moines a l'imitation populaire des gestes du Christ.

Pierre RICHE; professeur d'Histoire du Moyen Age a l'Uni-


versite de Paris X - Nanterre, est l'auteur de nombreux tra-
vaux, depuis son grand livre Education et Culture dans f'Occi-
dent barbare (1982) jusqu'a ses Carolingiens, unefamilIe qui
afait !'Europe (1983). Guy LOBRICHON, 'assistant au College
de France, a entrepris dans plusieurs articles l' etude des stra-
tegies dericales face au devenir du Moyen Age.

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lmprime en France BEAUCHESNE EDITEUR ISBN 2-7010-1091 -8


72, rue des Saints-Peres
75007 PARIS 240F
BIBLE DE TODS LES TEMPS

4- Le Moyen Age
et la Bible
COLLECTION DIRIGÉE PAR
CHARLES KANNENGIESSER
Le Moyen Age
et la Bible
sous la direction de

Pierre Riché- Guy Lobrichon

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B 1 BLE
DE
TOUS
LES

BEAUCHESNE
OUVRAGE PUBLit AVEC LE CONCOURS
DU CENTRE NATIONAL DES LETTRES
Liste des collaborateurs

EDINA BOZOKY Uni11ersité de Montréal


MARIE-CHRISTINE CHARTIER Agrégée d'hisloir~, Paris
JEAN œATILLON Institut tatholique de Paris
JACQUES DUBOIS Etole pratique des Hallier Ellliler, Paris
FRANÇOIS GARNIER Institut de Retherthes et d'Hittoire des Textes,
Orléans
JEAN GAUDEMET UnitJersité de Paris
ARYEH GRABOIS Uni11ersité de 'H4ifa
PŒRRE-MARIE GY Institut çatholique de Paris
THOMAS M. IZBICKI Uni11errité de Californie, Berkeky
MICHELINE LARÈS Uni11ersité rie Paris XII
YVES LEFÈVRE UnitJersité de BordetZIIX
ROBERT E. LERNER North111estern Uni11ersity, BtJanston, Ill.
LAURA LIGHT Uni11errité de Californie, Los Ange/ès
LESTER K. LITTLE Smith Co/lege, Northampton, Mats.
GUY LOBRICHON Collige de Frame, Paris
JEAN LONGÈRE Centre national de la Retherthe sçientifique, Paris
PIERRE PETITMENGIN &ole normale supérieure, Paris
PIERRE RICHÉ Uni~~t~rsité de Paris X
MARY A. ET RICHARD H. ROUSE Université de Californie, Los Ang1lis
MARC VAN UY1FANGHE Uni11ersité de Gand
ANDRÉ VAUCHEZ UnitJersité de Paris X
JACQUES VERGER Etole normale supérieure, Paris
MICHEL ZINK Uninrsité de T011loure- Le Mirail
Table des matières

Introduction II

Monique Duchet-Suchaux
Les noms de la Bible et Yves Lefèvre 13

LE LIVRE

x. La Bible à travers les inventaires de


bibliothèques médiévales Pierre Petitmengin
2. Versions et révisions du texte biblique Laura Light
3· Une nouveauté: les gloses de la Bible Guy Lobrichon
Mary A.
4· La concordance verbale des Ecritures et Richard H. Rouse
5· Les traductions bibliques : l'exemple
de la Grande-Bretagne Micheline Larès 123

ÉTUDIER LA BIBLE

1. Instruments de travail et méthodes de


l'exégète à l'époque carolingienne Pierre Riché 147
2. La Bible dans les Ecoles du xue siècle Jean Châtillon 163
3· L'exégèse de l'Université Jacques Verger 1 99
4· L'exégèse rabbinique Aryeh Graboïs 233
5• Comment les moines du Moyen Age
chantaient et goûtaient les Saintes
Ecritures Jacques Dubois 261
10 Le Moyen Age et la Bible

VIVRE LA BIBLE
!. LE GOUVERNEMENT DES HOMMES

1. Présence de la Bible dans les Règles


et Coutumiers Marie-Christine Chartier
z. La Bible dans les Collections cano-
niques Jean Gaudemet
3. La Bible et les canonistes Thomas M. Izbicki
4· La Bible et la vie politique dans le haut
Moyen Age Pierre Riché

II. LA PASTORALE

5· L'imagerie biblique médiévale François Garnier 401


6. Les apocryphes bibliques Edina Boz6ky 429
1· Modèles bibliques dans l'hagiographie Marc van Uytfanghe 449
8. La prédication en langues vernaculaires Michel Zink 489
9· La prédication en langue latine Jean Longère 517
10. La Bible dans la liturgie au Moyen Age Pierre-Marie Gy 537

BIBLE ET NOUVEAUX PROBLÈMES


DE CHRÉTIENTÉ

1. Monnaie, commerce et population Lester K. Little 555


z. La Bible dans les confréries et les
mouvements de dévotion André Vauchez
3· Les communautés hérétiques Robert E. Lemer

Conclusion

Abréviations des livres de la Bible

Sigles utilisés 62.0

Bibliographie 62.1

Index scripturaire

Index des manuscrits

Index des noms propres


INTRODUCTION

Le titre de ce volume n'a pas été choisi au hasard. Nous n'avons pas
voulu étudier la Bible au Moyen Age en présentant seulement le travail
des clercs et des moines, lecteurs et commentateurs des textes sacrés,
mais nous voulons montrer comment au Moyen Age on a reçu, compris
la Bible, quelle a été l'influence de l'Ecriture sainte sur l'enseignement,
les institutions, les mentalités médiévales.
Vaste programme, projet ambitieux voire démesuré.
Depuis des travaux anciens en Allemagne et en France, des colloques
sur la Bible médiévale ont été organisés en Italie, en Belgique, un volume
collectif a vu le jour en Angleterre1• Mais beaucoup des études ont
davantage été consacrées à l'établissement du texte biblique, aux manus-
crits, aux traductions en langue vulgaire et surtout à l'exégèse2• Le
renouveau d'intérêt pour l'histoire de la Bible au Moyen Age est certain
comme en témoignent les innombrables articles et livres dont nous n'avons
retenu que les principaux et les plus récents dans la Bibliographie qui
termine le volume.
Certes, ce n'est pas dans la limite de ces pages que nous avons pu
couvrir tout le champ d'un vaste programme. Nous avons demandé à
quelques spécialistes français et étrangers, historiens, philologues, litur-
gistes, historiens du droit et de l'art, etc., de donner un chapitre qui
correspond à leurs propres recherches. Nous avons divisé l'ouvrage en

1. Cambridge [~].
2. De LUBAC [u]; SMALLEY [1~].
u Le Moyen Age et la Bible

quatre sections présentant d'abord le Livre puis son étude depuis le


haut Moyen Age, ensuite en troisième lieu nous avons montré comment
la Bible a influé sur le comportement et les institutions et comment les
responsables de la pastorale ont utilisé la Bible, enfin la dernière section
est consacrée à la place de la Bible vis-à-vis des nouveaux problèmes de la
Chrétienté.
Il est certain qu'au moment où débute le Moyen Age, la Bible connaît
déjà une longue histoire. Le volume consacré à la patristique latine
qui paraîtra par la suite sera une introduction à notre ouvrage. En accord
avec ceux qui nous précèdent dans le temps nous avons choisi le vue siècle
comme date de départ. C'est en effet à cette époque que l'Occident
commence à prendre son visage médiéval. C'est en effet alors qu'appa-
raissent dans bien des domaines les traits constitutifs de cet Occident
que l'on commence à appeler l'Europe. De nouvelles structures politiques,
sociales, économiques, religieuses sont établies. Après la conversion des
Anglo-Saxons, les Iles britanniques entrent dans la chrétienté qui
commence à s'édifier. Les moines insulaires établissent des liens durables
entre les Iles et le Continent. Alors que la Méditerranée n'est plus le
centre de gravité de l'Occident, il faut maintenant regarder vers le nord
pour voir s'établir une sorte de Méditerranée nordique, lieu d'échanges
de produits, d'hommes, d'idées entre les pays riverains de la Manche et
de la mer du Nord. Mais les différents auteurs des chapitres du volume
ne se sont pas interdit de faire quelques incursions dans les périodes qui
précèdent la nôtre, de même ceux qui traiteront de la Bible au xVIe siècle
devront remonter vers la période médiévale.
L'histoire de la Bible est comme celle d'un long fleuve qui parcourt
le temps et irrigue de façons variées les champs de chaque période. Les
clercs, les moines et les laïcs y puisent chacun à leur façon dans la fidélité
d'une tradition ecclésiale.
Si ce livre suscite d'autres études et fait progresser la recherche,
notre but sera atteint.
Les noms de la Bible

En latin, les Livres saints, dont l'ensemble est à présent dénommé


couramment la Bible, n'ont pas été désignés par un seul terme au
Moyen Age.
Le mot grec Biblia, neutre pluriel désignant l'ensemble des livres
qui constituent la Bible, a donné plusieurs mots latins, dont le curieux
bibliotheca, si souvent utilisé. C'est surtout l'aspect matériel du volume
qu'évoque au premier abord ce mot qui signifie« collection ou dépôt
de livres» et a donné lieu à de nombreuses discussions1. Isidore de Séville,
au vue siècle, dans ses Etymologies (VI, 3) l'utilise dans son explication
de la remise en ordre de l'Ancien Testament : « Le scribe Esdras, dit-il,
après l'exil et l'incendie des livres de la Loi par les Chaldéens, reconstitua,
sous l'inspiration de l'Esprit divin, l'ensemble de l'Ancien Testament
(bibliotheca Veteris Testamenti); une fois les Juifs rentrés à Jérusalem,
Esdras corrigea les textes corrompus de la Loi, et constitua en vingt-deux
livres l'ensemble de l'Ancien Testament, pour qu'il y eût autant de
livres que de lettres de l'alphabet [hébreu]. » Que ces livres soient
séparés ou reliés pour constituer l'Ancien Testament, le mot est ici
compris comme désignant un tout, une unité2 • L'explication d'Isidore

I. Cf. l'article de A. MVNDO, « Bibliolhera », Bible et lecture du Carême d'après saint


Benoît, dans RB, 6o, x9so, pp. 65-92.
2. Sur la Bible d'Isidore, cf. T. A. MARAZuELA, « Algunos Problemas del Texto Biblico
de Isidoro», dans Isùloriana, Leon, 1961, pp. IH-I9I·
14 Le Moyen Age et la Bible

est reprise textuellement au xne siècle par Hugues de Saint-Victo:r3.


Bibliotheca désigne souvent d'ailleurs un volume (codex) contenant
les divers livres bibliques, conçu sous son aspect matériel : ainsi, au
début du rxe siècle, dans les Gcsta abbatum Fontanellensium, la « Geste
des abbés de Fontenelle» (Saint-Wandrille), nous est présentée« une très
belle Bible » (bibliotheca optin1a) « contenant l'Ancien et le Nouveau
Testament, dont les préfaces et le début des livres sont décorés de lettres
d'or. »
En survolant les siècles, et en glanant de-ci de-là, nous nous aper-
cevons que le mot bibfiotheca représente un seul volume considéré sous
son aspect extérieur ou son contenu, cela dépend. Nous trouvons
l'équivalence entre codex, le volume, et bibliotheca dans une anecdote
rapportée par le moine Raoul Glaber, dans ses Histoires, au xie siècle: le
saint abbé de Cluny, Maieul, a été capturé par les Sarrasins au retour
d'un voyage à Rome; l'un de ceux-ci « posa le pied sur le volume
(codicem) que le saint homme de Dieu avait coutume d'emporter toujours
avec lui, c'est-à-dire la Bible » (bibliothecam videlicet) 4• Gilles de Paris,
à la fin du xne siècle, dans un poème d'introduction à l'Aurora de Pierre
Riga, ne s'exprime pas différemment, lorsqu'il parle de« ce livre qui est
appelé Bible » ( eo libro, qui bibliotheca vocatur).
Lorsque la chronique de Morigny, elle aussi au xne siècle, parle de
cette bibliotheca tout entière,« de la Genèse jusqu'à la dernière épître de
Paul », il peut s'agir du volume ou de l'ensemble des Livres saints,
tout comme dans la chronique de Saint-Pierre de Sens : « On fit écrire
à part le Pentateuque de Moïse; c'est-à-dire la première partie de la
Bible ( bibliotece), pour que les frères ne succombent pas sous le poids de
tout le volume » (de nouveau bibliothece). Dans une énumération de
livres liturgiques, à la fin de ce même siècle, Richard de Saint-Victor
emploie le terme de bibliotheca, en parallèle avec les homéliaires et autres

3· Cette citation de Hugues de SAINT-VICTOR, comme la plupart des textes cités par la
suite, provient du fichier du Nouveau Du Cange (Institut de France), ou des divers diction-
naires nationaux de latin médiéval qui ont déjà publié la lettre B.
Nous avons particulièrement utilisé :
- le Mittel/ateinisches Worterbuch, Munich, 1967, art.« Biblia »et« Bibliotheca », I, 10, c. 146I-
146z et 1462-1463;
- le Dictionary of Medieflal Latin from British Sources, London, 197S:
- le Dictionnaire de latin médiéval de Bohême et de Moravie ( Latinitatis medii aefli lexicon Bohe-
morum), Pragae, 1977;
- le Glossarium mediae latinitatis Sueciae, Stockholm, 1968.
Pour tout ce qui concerne les dictionnaires et glossaires de latin médiéval, on peut
consulter le remarquable bilan fait par A.-M. BAUTIER, « La lexicographie du latin médiéval,
Bilan international des travaux », dans La lexicographie du latin médiéval et ses rapports aveç les
recherches actuelles sur la civilisation du Moyen Age, Paris, 1981 (Colloques internationaux du
CNRS, no S89), PP· 4H-4H·
4· Notons que l'édition de M. Paou, Rmlulfus Glaber, Hi.rtoriarum sui lempori.r libri quinque
(987-1044), donne le mot bibliotheca (I, IV, 9, p. II), alors que la Patrologie de MIGNB au t. 142,
col. 619°, transcrit biblia, ce qui semble invraisemblable à cette date.
Les noms de la Bible 15

traités, et en opposant ce mot à Scriptura divina, le contenu de la Bible :


« C'est par paresse et par indolence qu'ils ne connaissent pas les saintes
Ecritures, car les églises sont pleines de bibles ( bibliothecis), homéliaires
et autres traités. »
Jean Beleth, dans son traité de liturgie, au xne siècle, souligne l'am-
biguïté du terme : « Ce mot de bibliotheca est équivoque et homonyme
à la fois de celui qui désigne le lieu où sont placés les livres, ... et du grand
volume où sont rassemblés tous les livres de l' « Ancien et du Nouveau
Testament » (magnum volumen compactum ex omnibus libris Veteris et Novi
Testamenti)5.
Un dicton résume cette incertitude et cette confusion : « Bibliotheca
mea serval meam bibliothecam. »
Nulle ambiguïté cependant, lorsque la Vie de sainte Gertrude (texte
du vne siècle) nous affirme que la sainte avait« enfermé dans sa mémoire
presque tout le texte de la loi divine» (pene omnem bibliothecam divine legis);
Le terme est même employé seul, lorsqu'il nous est dit que l'évêque de
Vienne, Didier (vue siècle), était« un homme raffiné par sa connaissance
de l'ensemble de la Bible » ( eruditione universe bibliothece poli/us).
Quant à la bibliotheca de saint Jérôme, mentionnée par un chroni-
queur du xie siècle, elle désigne le texte latin, traduit de l'hébreu
( secundum hebraicam veritatem). Il en est aussi question dans le Verbum
abbreviatum de Pierre le Chantre, dans les dernières années du XI~ siècle :
« Jérôme en une seule année expliqua à Paula et à Eustache la Bible tout
entière (totam bibliothecam) selon les quatre sens6 , historique, allégorique,
moral et anagogique. » Enfin, dans sa Chronique, vers 1150, Otton,
évêque de Freising, désigne l'Ancien Testament par l'expression biblio-
theca Judeorum.
En relation aussi avec le mot grec biblion, on trouve biblus, qui
apparaît uniquement en poésie et, semble-t-il, rarement après le xe siècle.
Il peut être utilisé seul ou avec un adjectif : quadrati Bibli et evangelicus
biblus désignent bien évidemment les Evangiles, tandis que le mot utilisé
seul dans un poème du vme siècle se réfère à l'Ancien Testament ou à
une partie de celui-ci (à savoir le Pentateuque) : mosaica carmina bibli.
Ermold le Noir, dans son poème en l'honneur de Louis le Pieux,
fait allusion à l'enseignement puisé dans les livres sacrés : « En lisant
tous les livres de la Bible, reçois l'héritage de l'enseignement nouveau
et ancien » (perlectis f accipe biblis testamenta novi dogmatis ac veteris). Il
est à noter que testamentum est utilisé ici dans un sens différent de son

5· Le texte de Jean Beleth est emprunté à l'édition de H. DoUTEIL, Summa dt of!i&iir


tt&lesiasticis Jobannis Belttb, Turnhout, 1976 (Corpus christianorum. ContitufQIÏO metÜaeiJalir, 41
et 41A) 6o, 8, p. 109; car l'édition de la Patrologie (t. 202, col. 66 8 ) est différente en de nombreux
passages - dont celui-ci.
6. a. H. De LUBAC [II].
x6 Le Moyen Age et la Bible

acception habituelle et que c'est le mot dogma qui représente le Testament


ancien et nouveau.
Paul Alvar de Cordoue, poète du 1xe siècle, mentionne les bis
septem Pauli bibli, c'est-à-dire les épîtres de saint Paul, depuis la lettre
aux Romains jusqu'à l'épître aux Hébreux.
Au xe siècle, dans son poème sur le siège de Paris par les Normands
(II, 614), Abbon de Saint-Germain parle du « Christ, dont la Bible,
prophétisant à son sujet, témoigne de sa naissance », en désignant les
livres bibliques par le terme de Bibli (Christi, cuius quoque votes / nasci
testantur bibli).
Il semblerait logique de se pencher ensuite sur l'emploi du mot Biblia,
mais il apparaît tellement tard qu'il convient d'e~miner auparavant
Scriptura. Ne disons-nous pas, nous aussi, l'Ecriture ? L'Ecriture sainte,
en effet, est désignée par sancta, divina, ou même, tout à la fin du xue siècle,
theologica dans une phrase de Lambert d'Ardres, pour qui les textes de
la Bible sont aussi les historiae divinae. Remarquons au passage que le
mot theologia, dans le sens de théologie, n'a été utilisé par Abélard, le
premier, que quelques dizaines d'années plus tôt.
Revenons quelques siècles en arrière : dans les Moralia in Job, Grégoire
le Grand parle de Scriptura ou Scriptura sacra : « La sainte Ecriture est
une nourriture pour nous» (Scriptura sacra nobis est cibus). Cette méta-
phore se retrouve très fréquemment ; les textes sacrés, dans leur ensemble,
« nourrissent par l'action de l'Esprit-Saint qui, partout présent en ces
textes, agit efficacement en nous, en nous parlant ». C'est ce qu'affirme
Paschase Radbert au rxe siècle, dans son traité sur Le corps et le sang du
Christ, où l'on peut aussi lire que« nous sommes nourris par Dieu au
fond de nous par l'enseignement de la doctrine sacrée des Ecritures »
(sacramento S cripturarum erudiendo divinitus introrsus pascimur) .
L'Ecriture est la source de tout enseignement; elle nous parle, elle
«dit», selon l'expression très fréquente chez le pape de l'an 10oo, Gerbert,
ou chez l'évêque de Chartres, Yves, pour ne citer qu'eux, mais en n'ou-
bliant pas de mentionner au passage l'expression du moine Gottschalk
d'Orbais, au 1xe siècle : « L'Ecriture sainte crie par la bouche de l'apôtre
Paul et dit ... » ( Scriptttra divina per os apostoli Pauli clamat et dicit.. .).
Si l'Ecriture nous instruit et nous forme, c'est, selon Rupert de Deutz
au xue siècle, dans son Traité sur l'Esprit-Saint, « qu'elle est la seule parole
de Dieu, l'unique, semée dans les âmes et transmise par les signes que
sont les lettres ».
Encore faut-il savoir l'aborder, la lire, l'étudier, mais comment le
faire correctement ? «Celui qui lit l'Ecriture sainte de manière correcte
la comprend », affirme l'évêque de Chartres Fulbert au xre siècle. Tou-
tefois cela ne paraît pas évident à tout le monde. Dans une lettre
à Eginhard, au temps de Charlemagne, l'abbé Loup de Ferrières ne dit-il
pas que le futur archevêque de Sens« l'avait adressé à l'abbé de Fulda,
Les noms de la Bible 17

Raban Maur, pour qu'il reçoive de lui l'accès aux divines Ecritures »
(ad venerabilem Rhabanum directus sum uti ab eo ingressum caperem divinarum
scripturarum). Il éprouvait le besoin d'être guidé pour lire recte, comme
disait l'évêque Fulbert. Cette méthode de lecture doit en effet être définie,
nous explique Hugues de Saint-Victor au milieu du xne siècle, dans son
traité le Didascalicon. « Beaucoup de ceux qui lisent les Ecritures glissent
dans diverses erreurs, faute de posséder le fondement de la vérité »
(vides multos scripturas legentes quia fumlamentum veritatis non habent, in
errores varias labi), d'où la nécessité d'une méthode, pour établir ce
fondement. Il faut en effet, continue le chanoine de Saint-Victor, ne pas
s'arrêter au sens littéral « qui peut n'avoir aucune signification, bien
que le sens des mots soit évident, et ceci se produit en de nombreux
endroits de la sainte Ecriture ».
« Il faut scruter avec le plus grand discernement les passages de la
divine Ecriture qui ne peuvent être lus selon le sens littéral » ( loca in
divina pagina que secundum litteram legi non possunt, que magna distretione
discernere oportet). C'est alors qu'il faut appliquer les quatre sens de
l'Ecriture (cf. n. 6), et se faire guider par un magister ou un lector. Remar-
quons en passant que l'Ecriture est ici désignée par divina pagina, comme
nous le verrons plus loin.
« L'Ecriture est donc la seule vérité, c'est la« loi divine, et le clerc
cloîtré doit se consacrer entièrement à sa lecture, » selon Philippe de
Harvengt, au début du xme siècle (lex divina Scriptura sacra est, in cuius
lectione claustralis tlericus totus debet versari); c'est la lectio divina. « Tout
ce qui est dans la sainte Ecriture est vrai >> ( quicquid in sacra Scriptura
continetur, verum est), dira saint Thomas.
Pierre le Chantre l'exprime de manière poétique à la fin du xne siècle,
en comparant l'Ecriture à « un bateau sur lequel nous devons faire la
traversée» (Sacra Scriptura est navis nostra, qua transire debemus), tandis
que pour saint Bonaventure, l'Ecriture est une « cithare ».
<< Le champ de l'Ecriture déborde de préceptes et d'exemples »,
écrit Loup de Ferrières dans sa lettre à Eginhard déjà mentionnée.
Quant au maître, Abbon de Fleury,« il a planté au cœur de son disciple
(Gauzlin de Fleury) les fleurs de la sainte Ecriture >> (inerant eius cordi
Abonis magistri prolati sanctae Scripturae flores boni); c'est ce que nous dit
l'abbé Helgaud dans sa Vie de Robert le Pieux.
Utilisant les divers qualificatifs que nous avons mentionnés, plu-
sieurs commentateurs les justifient. C'est ainsi que Robert de Melun,
maître parisien de la seconde moitié du xue siècle, explique dans un
passage de son Commentaire sur l'épître aux Romains : « Les Ecritures
( Scripturae) dans lesquelles il est question de l'Incarnation du Christ
sont sacrées, à cause de la vérité immuable qu'elles contiennent ».
Robert de Melun utilise aussi, comme beaucoup de ses devanciers, le
terme de « divin » : « livres divins >> ou « livres des divines Ecritures ».
18 Le Moyen .Age et la Bible

Et la Glose ordinaire, dans une préface aux Psaumes, affirme qu'il« n'est
rien dans la divine Ecriture qui ne concerne pas l'Eglise ».
Divina ou sacra Scriptura est souvent utilisé avec le mot pagina, qui
signifie texte ou passage, comme l'écrit dans ses Histoires, Richer, moine
de Saint-Rémi de Reims au xe siècle : « Après les textes de la sainte
Ecriture qui furent ici lus et discutés » {post sacrae Scripturae paginas).
Accompagné d'un qualificatif ou du nom d'un apôtre ou d'un évangé-
liste, ce terme désigne un texte du Nouveau Testament : « Si nous en
venons aux textes évangéliques, nous lisons >> (ad paginas evangelicas),
écrit Yves de Chartres dans une lettre des dernières années du xxe siècle,
tandis qu'on parle aussi de la pagina Pauli ou de la pagina Mathei.
Pagina signifie aussi l'Ecriture, le texte de la Bible, accompagné ou
non de commentaires, soit comme l'écrit Paschase Radbert dans son
Commentaire sur l'évangile de saint Matthieu:« C'est un seul et même Dieu
que désignent l'un et l'autre Testament» ( unum eumdemque Deum utraque
pagina designari) ou Robert de Melun, au xue siècle : divina pagina tam
Veteris quam Novi Testamenti, ou pagina utriu.rque Testamenti. Dans ces
quelques citations, l'équivalent exact de ce terme serait plutôt « Testa-
ment ». Hugues de Saint-Victor dans le De sacramentis parle, lui, des
livres du Nouveau Testament qui, joints à ceux de l'Ancien, forment le
« corpus » biblique (corpus divinae paginae).
L'autorité de la sacra pagina est absolue, dit l'évêque Otton de Freising,
parlant de l'abbé de Clairvaux, qui« prenait ses décisions, en se référant
à l'autorité de la sainte Ecriture » (ex auctoritate sacrae paginae). « L' aucto-
ritas est telle qu'il ne peut être question de la soumettre à la férule du
grammairien », dit Jean de Garlande, au début du xxne siècle.
Il arrive aussi à pagina de désigner l'objet qu'est le livre conte-
nant le texte sacré « que ne laissait jamais tomber de ses mains cette
moniale tellement assidue à sa lecture », dont nous parle un moine
de Fulda du rxe siècle (ut... numquam divina pagina de manibu.r eius
abscederet).
Apparaît enfin, au xne siècle seulement, le mot Biblia, qui n'est pas
un neutre pluriel issu du mot neutre pluriel grec Biblia, mais qui est
alors un substantif féminin singulier. C'est dans les dernières années
du siècle que Pierre Riga, chanoine de Reims, compose l' ARrora, ou
Biblia versificata; quelques années auparavant, Pierre le Mangeur (Cornes-
tor), maître parisien, avait composé une paraphrase de l'Ecriture, l'His-
toria scholastica, qui aura un succès si considérable qu'on la désignera
très souvent durant les siècles suivants par le terme de Biblia.
On ne peut manquer ici de se poser la question suivante : est-il
toujours possible de faire le départ entre le texte biblique proprement dit,
les commentaires ou gloses qui l'accompagnent, et les textes patris-
tiques ? Une notation d'un acte du xxe siècle relatif à la fondation du
monastère de Muri en Suisse montre à quel point tout est mêlé : « On
Les noms de la Bible 19

fit écrire les livres des Chroniques, d'Esdras, les sermons de saint
Augustin, les Actes des Apôtres, les lettres de Paul ! »
Le XIIJi! siècle voit naître nombre de travaux sur le texte biblique;
révision des traductions et des commentaires, parfois avec des rabbins,
contrôle de la tradition et étude du vocabulaire. Apparaissent aussi les
Concordances de la Bible ( Concordantiae Bibliae) ; c'est-à-dire, selon la
définition du Dictionnaire de la foi chrétienne un « répertoire alphabétique
de tous les mots utilisés dans la sainte Ecriture indiquant pour chaque
mot les passages où il figure »7 • Hugues de Saint-Cher fut le premier
auteur de Concordances. On note aussi un glossaire des termes hébreux
et grecs de la Bible (De hebraicis et grecis vocabulis glossarium Bibliae) et un
Vocabularium Bibliae de Guillaume de La Mare, pour ne citer que quelques
titres au milieu d'un grand foisonnement. On décide dès 12 36 que les
Bibles doivent être corrigées (Bibliae corrigantur).
La Bible est glosée, le texte est encadré de commentaires moraux,
historiques ou autres. Biblia glossata, dit le testament d'un évêque anglais
du xme· siècle, enjoignant de la vendre ( volumus quod Biblia nostra glossata
vendatur).
On insère des « postilles » : ce mot désigne des commentaires suivis,
placés après certains passages, certains mots (post ilia verba). Le Diction-
naire de Du Cange explique que ce sont des notes marginales et continues
qui se développent à la suite de certains mots dans la sainte Bible, et que
les maîtres reprenaient pour les dicter à leurs élèves; ensuite, « post ilia
verba », venait l'explication du maître.
Une chronique de 1228 parle d'Etienne Langton qui« fit des postilles
sur toute la Bible et la divisa en chapitres, division dont on se sert
maintenant » (hic super bibliam postillas ftcit et eam per capitula quibus nunc
utuntur moderni, distinxit). En 1238, il est fait mention d'un évêque qui
« écrivit des postilles sur le psautier » (de Alexandra Cestriensi episcopo
super psalterium postillas scripsit). Hugues de Saint-Cher, dont un chroni-
queur Martinus Oppaviensis écrit en 1277: «Le cardinal Hugues ajouta
des postilles à tout le texte de la Bible, et fut aussi le premier auteur de
Concordances>> (Hugo ... qui totam Bibliam postillavit), dit lui-même que
« les postilles de la Bible sont élaborées selon le quadruple sens : histo-
rique, allégorique, moral et anagogique » (postillae in universa Biblia
secundum quadruplicem sensum : historicum, allegoricum, moralem et anagogi-
cum). L'épitaphe de Nicolas de Lyre, mort en 1349, affirme qu'il« écrivit
des postilles selon le sens littéral sur toute la Bible du commencement à
la fin » {postiilavit enim Bibliam ad lifteram a principio usque ad finem). Nous
avons vu apparaître le verbe postillare; quant au commentateur, il est

1· Définition empruntée au Di&lionnaire de la Foi çhrélienne, t. I: «Les mots», Paris, 1968,


publié sous la direction de O. de LA BRossE, A. M. HENRY, et Ph. RouiLLARD.
zo Le Mf!Jen Age et la Bible

nommé « postillator » dans un texte tchèque du xve siècle ( doctor ...


Bibliae universitatis postillator).
C'est du texte sacré qu'il est question lorsque Salimbene, à la fin du
xme siècle, parle de la Bible lue en français vulgaire ( totam Bibliam in
gallico vu/gari legisset). De même sainte Brigitte, selon son procès de
canonisation (fin du xrve-début du xve siècle), relisait assidûment des
Vies de saints et« la Bible qu'elle avait fait traduire dans sa propre langue>>
(Bib/iam quam sibi in lingua sua scribi Jecit).
Il n'en est pas moins vrai que Biblia peut aussi désigner le volume
plutôt que son contenu, comme en témoigne sans doute une phrase
d'un chroniqueur tchèque du xve siècle : « Sigismond, enlumineur de
Prague, promit d'enluminer une (ou la) Bible» (Sigismundus illumina/or
de Praga ... promisit... bibliam... illuminare). De même, dans l'enquête
préliminaire au procès de canonisation de saint Yves à Tréguier en 1330,
un témoin ne déclare-t-i! pas que« messire Yves portait tout le temps
sur lui un livre appelé Bible, à ce qu'on disait» (continue diferebat unum
librum secum vocatum Bibliam, ut dicebatur) 8 ?
Quels que soient les termes utilisés, ils peuvent tous désigner le
livre ou son contenu, tout comme notre mot français « Bible ».
Nous avons rencontré à plusieurs reprises les termes d'Ancien et
de Nouveau Testament : comme le dit Hugues de Saint-Victor9 , « la
sainte Ecriture est nommée Testament, en se référant à la coutume des
hommes»: de même que les individus qui n'ont pas eu d'enfants peuvent
juridiquement en adopter, de même« Dieu n'ayant par nature qu'un Fils
unique, a voulu en adopter un grand nombre par grâce » ( testamentum
dicitur sacra Scriptura humana consuctudine dante occasionem... : Deus unum
solum Filium habens ex natura, mu/tos vo/uit adoptare ex gratia). Déjà, au
vue siècle, Isidore de Séville dans ses Etymologies (V, 24) avait donné
une explication parallèle du terme de Testamentum.
« Toute la divine Ecriture est contenue dans les deux Testaments,
l'Ancien et le Nouveau », ajoute le maître victorin du xue siècle.
Quant au mot Evangelium, Jean Scot, qui a traduit les œuvres du
Pseudo-Denys et connaissait donc le grec, l'explique ainsi : « C'est un
mot grec, il signifie en latin bonne nouvelle, eu : bon, et angelum : nouvelle»
(eu, bonttm; angelum, nuntium).
Pour conclure, il convient de jeter un coup d'œil sur l'ordre et le
nom des livres de l'Ancien Testament, et même de l'ensemble de la
Bible. Ils se présentent en fait dans l'ordre que nous connaissons. Isidore
de Séville précisait que « les cinq Livres de Moïse - le Pentateuque -
que les Hébreux appellent Thora, sont nommés Loi par les Latins ».

8. Arthur de LA BoRDERIE, Mo1111menls origi11411X de l'histoire tk saint Y111s, 1887 (« Processus


de vita », p. 66).
9· Hugues de SAINT-VICTOR, De smpturis et uriploribu.s sa&ris, MIGNE, PL, 17s, col. 1!1'.
Les noms de la Bible 2.1

On peut aussi mentionner que les commentaires sur les premiers versets
de la Genèse, la Création en six jours sont souvent appelés Hexameron,
à la suite de saint Ambroise.
Terminons sur un poème de onze vers, composé pour aider à mémo-
riser les noms des livres de la Bible. C'est un extrait d'un manuscrit
de la Bibliothèque municipale de Troyes, du xve siècle, provenant de
l'abbaye de Clairvaux10• Plusieurs folios contiennent des poèmes sur une
partie de la Bible: quatrains sur le Pentateuque, par exemple. Un autre
texte est intitulé Ordo et nomina librorum Biblie.
Le poème que voici porte pour titre :
In his versibus continentur libri Biblie
Est generans Exo. Levi. Computa. Deuteronomius
losue. ludeux. Ruth. regum Paralipomenonque
Esdra, Neemias, Thobias, Judith et Hester
Job, Psalmus, Salomon triplex, Sapientie bina
Isa. lere. Treni. Baruch. Ezechiel Danielque
Ose. Joel. Amos. Abdi. Jonas. Miche. Naum
Abac. Soph. Ageus. Zacharias et Malachias
Post Machabeos sumit nova gratia tempus
Matheus. Marcus. hinc Lucas inde Johannes
Ro. Co. Gal. Eph. Phi. Colo. Thes. Thimo. Ti. Philem. Hebr.
Actus. Apocalipsis claudunt lacobum. Pe. Io. Iudam.

Si l'on compare ce poème à celui qui est consacré aux« noms des
livres de la Bible», sur un folio voisin, il apparaît comme moins complet :
le Cantique des Cantiques, l'Ecclésiaste et l'Ecclésiastique ne sont pas
cités. Par contre, l'abréviation en une ou deux syllabes du nom de cer-
tains livres de l'Ancien Testament, du nom des prophètes et du titre
des épîtres pauliniennes donne quelque facilité sans doute pour les
retenir! Le livre des Nombres est devenu Computo. Néanmoins, l'en-
semble se reconnait fort bien et doit aussi se retenir sans trop de difficultés !
Avant le xne siècle, seuls les clercs ont écrit des textes relatifs à la
Bible et comme ils n'écrivaient qu'en latin, le vocabulaire biblique était
un vocabulaire strictement latin. A partir du xne siècle, la littérature
française s'est développée de telle façon que des ouvrages profanes
pouvaient faire des allusions à l'Ecriture sainte, alors que des ouvrages
didactiques abordaient des questions religieuses et scripturaires, avant
que paraissent les premières traductions du texte sacré. Naturellement le
français a utilisé à propos des textes bibliques un vocabulaire décalqué
sur le vocabulaire latin.
Scriptura, Sancta Scriptura, Divina Scriptura, Divina Pagina, Sancta
Pagina, Biblia donnent : « l'escrit », « le saint escrit », « li devins escriz »,

10. La transcription de ces folios du manuscrit 2013 de la Bibliothèque municipale de


Troyes nous a été fort aimablement communiquée par Colette }EUDY, que nous remercions
chaleureusement. Le poème retranscrit est au fo 2,
2.2 Le Moyen Age et la Bible

« la sainte escripture », « les escriptures », « la devine page », « la sainte


page»,« la bible»,« la vraie bible»; l'ancien Testament se dit« le viés
bible (viés = vieux) ». Le français possède les termes « glose», « gloseor
(glossateur) », « pastille », « cornent (commentaire) » et « comenteor
(commentateur)». Bien sûr, ce vocabulaire connaît des formes diverses
selon les différents dialectes d'oïl et d'oc.
A titre d'échantillon, nous pouvons transcrire la table de la Bible
historiale, traduction de la sainte Ecriture faite en 1297 : « Che sont chy
apres li livre hystorial de le Bible qui en cest livre sont translaté... :
Prumierement est en cest livre translatés li livres de Genesis; Et puis
Exodes, Levitiques, li livres de Nombres, Deuteronomes; Li livres de
Josué; Li livres des Juges; Les quatre livres des Rois; Les Paraboles
Salemon; Li livres Job; Li livres Thobie et Jheremie et Ezechiel; Li
livres Daniel, li livres Susane et les hystoires qui aprés vienent; Li
livres Judith et les hystoires qui aprés vienent, si corn vous les trouverés;
Li livres Hester et les hystoires qui aprés vienent, si corn vous les trou-
verés; Li deux livres des Macabeus; L'istoire euwangelique et les Euvan-
giles >>11• D'autres traductions plus anciennes comportent« Li Apocha-
lisse ... apochalisse vaut autant corn revelacions », « le livre de Salamon
le roi, fiz de David le roi, le quel livre l'on apele Sapience... le livre des
Paraboles de Salamon le roi, ... les Proverbes de Salamon le roi »12 •
D'autres traductions plus tardives comportent « les Faiz des Apostres »
ainsi que« les Epistles de saint Pol »13•
Pour clore ces considérations sur l'onomastique et le vocabulaire
bibliques au Moyen Age, nous ne pouvons pas résister à la tentation
de présenter la liste alphabétique des livres de l'Ecriture sainte tels
qu'ils apparaissent dans l'œuvre encyclopédique de l'un des plus illustres
maîtres de Paris, Jacques Legrand, comprenant L'Archiloge Sophie (écrit
avant 1405) et le Livre de bonnes meurs (composé avant 1410), ce qui
constitue une nomenclature française telle qu'elle s'était constituée à
la fin du Moyen Age14 : « Amos, Apocalipse, Bible (par référence à saint
Jérôme; autrement Jacques Legrand utilise l'expression Sainte Escrip-
ture), Cantiques, Première epistre aux Chorintes, Seconde epistre aux
Corintes, Daniel, Deuteronome, Ecclesiastes, Livre Ecclesiastique,
Epistre aux Ephesiens, Esdras, Ester, Exameron (à propos du commen-
taire de saint Ambroise), Exode, Livre des fais (ou faix) des Apostres,
Epistre aux Galathes, Livre de Genesis, Epistre aux Hebrieux, Livre

I 1. a. Samuel BERGER, La Bible fr011faire ali Moyen Age. Etude rur lu plu.r ançiennes IJerrionr
de la Bible éçrifer en prore de langue d'oïl, Paris, 1884, p. 166.
12. Ibid., pp. 96 et 105.
13. Ibid., pp. 179 et z65.
14. Je dois cette liste à M. Evencio BELTRAN, qui a préparé l'édition de ces textes français
ainsi que de l'ouvrage latin de Jacques LEGRAND qui porte le titre de Sophilogion. Qu'il trouve
ici l'expression de ma reconnaissance.
Les noms de la Bible 2.3

Rester, Livre de Jeremie (ou Jheremie), Jonas, Livre de Josué, Judas,


Livre Judith, Livre des Juges, Euvangille saint Jehan, Livre des Levites
ou Livre de Levitique, Euvangile sainct Luc, Livre des Machabees ou
Machabeus, Malachie! (pour Malachie), Euvangile sainct Mathieu,
Neemie, Livre de nombres, Oseas ou Livre d'Osee, Livre Paralopo-
menon, Proverbes, Psaultier (Commentaire de saint Augustin sur les
Psaumes), Epistre aux Rommains, Livre des Roys (ou Rois), Sophonie,
Livre Thobie, Epistre a Tymothée, Ysays (ou Yasaie), Zacharie ».

Monique DuCHET-SucHAUX et Yves LEFÈVRE.


LE LIVRE

La tradition le dit, le vocabulaire aussi, le Livre par excellence,


c'est la Bible. Dans la culture des chrétiens tout au moins et des
juifs ; et déjà avouons une limite de notre entreprise, qui met hors
champ la Bible hébraïque, dont pourtant l'on sent la présence
durant tout le Moyen Age, parce que les chrétiens jettent vers elle
sans cesse des coups d'œil furtifs et vite réprimés. S'agit-il alors
de la Bible latine, qu'on proteste aussitôt de la vitalité d'une
culture grecque, depuis la Sicile jusqu'à la Pologne. li a fallu
renoncer à trop embrasser, se cantonner dans le terroir déjà
immense de l'Occident latin. C'est que partout dans le Moyen Age
la Bible est sensible, à portée de main, vivante, tant et si bien
qu'on ne voit guère comment l'aborder, par quel moyen affronter
le sujet. Le choix retenu ici est presque celui de l'archéologue à la
quête des traces d'une vie matérielle. Livre par excellence, la
Bible est avant tout un objet, un matériau, un agrégat de textes
semés sur le parchemin ou le papier. Mais cet objet a pour parti-
cularité d'être confectionné, entretenu et légué avec le plus grand
soin, avec dévotion même : d'abord parce qu'il contient le code
du christianisme, ensuite parce qu'entre les pages de ce code
sommeillent d'innombrables potentialités que le Moyen Age
occidental a su brillamment exploiter.
2.6 Le Livre

La première section de cet ouvrage était vouée à l'histoire


matérielle de la Bible au Moyen Age. Hélas le champ en est occupé
par de vastes jachères inexpliquées, j'en désignerai quelques-unes.
Ce n'est donc qu'une histoire matérielle avortée, mais le salut
vient du désir manifeste chez tous les auteurs de suivre la trace
du bon gibier, flairant l'homme et ses créatures, ses institutions là
même où les choses se taisent obstinément ou bien sont trop
bavardes sur elles-mêmes. Cette histoire matérielle est devenue
plutôt une histoire de la technologie appliquée à la Bible par ses
utilisateurs et manipulateurs, celle de ses modes d'emploi et de
transmission.
Le circuit de l'enquête était alors tout tracé. La première
étape est celle des bibliothèques et de leurs responsables ; ils
avaient souci, eux aussi, de définir une juste place, adéquate, à la
Bible dans leurs armoires, et ont imaginé des systèmes de classe-
ment, car il faut bien organiser. Ce faisant, Pierre Petitmengin
amorce la suite de l'esquisse, qui ouvre les armoires et fait passer
le Livre de mains en mains. La seconde phase est celle du tri entre
les différentes versions de la Bible latine, le choix du bon texte.
Durant tout le haut Moyen Age, des versions concurrentes ont
en effet voyagé, en coexistence complaisante. Pourquoi l'une
seule d'entre elles a-t-elle pris le dessus? Et comment de temps à
autre procéda-t-on à ces révisions du texte biblique, rendues
nécessaires par les malheurs de la transmission manuscrite ? La
benjamine de notre équipe, Laura Light, s'est trouvée chargée
du travaille plus périlleux sans doute, celui de présenter ces efforts
successifs pour décider de l'authenticité d'un texte, la retrouver et
la maintenir. Sur la foi des manuscrits, elle a pu ainsi mettre au
clair le labeur des maîtres parisiens vers uoo-1230, et l'apparition
d'une Bible réellement neuve. Dans une troisième phase appa-
raissent les instruments compagnons de la Bible, ceux dont nul
lecteur ne saurait se passer s'il prétend parvenir à l'intelligence
de la Bible. Ces outils sont si nombreux qu'il a fallu trancher
encore, et notre choix s'est porté sur les Gloses et sur les Concor-
dances, parce que là seulement des synthèses paraissaient pos-
sibles, mais aussi parce que ce sont deux entreprises capitales pour
le destin médiéval de la Bible. Un caractère curieux de ces outils
Le Livre 27

est leur anonymat, presque toujours, et leur provenance collective,


qui atteste le labeur d'une corporation, silencieuse ici mais triom-
phante partout. Et au terme de la chaîne des opérations effectuées
sur le Livre d'entre les Livres prend place une dernière phase,
de la plus haute importance puisque sont en jeu la survie et la
reproduction du christianisme : c'est le temps des traductions et
adaptations de la Bible pour des publics malhabiles en latin ou de
langue différente. L'exemple du domaine anglo-saxon, présenté
par M. Larès, montre à l'envi les difficultés, et aussi les enjeux de
ces entreprises.
L'aval de cette histoire, la diffusion en largeur, vers des
publics n'entendant pas le latin, eût mérité, convenons-en, beau-
coup plus de place et d'attention. Pourtant, le sujet des traductions
réapparaît plus bas au :fil des pages, tandis que livres et travaux
sur les traductions de la Bible ne manquent pas1 • Quelques
remarques suffisent ici. Tout d'abord, la lenteur avec laquelle des
langues romanes s'individualisent par rapport au latin commun
de leurs origines explique assez l'apparition tardive de traductions
romanes (xre siècle); reste que plusieurs siècles se sont écoulés
entre le moment où en Gaule on a cessé de parler latin et celui où
des traductions voient le jour, et entre-temps on ne sait guère de
quoi étaient armés les clercs des églises rurales pour comprendre
et faire entendre la Bible. En dehors de l'espace roman, les choses
étaient plus claires : dans les Iles britanniques et les pays germa-
niques, on a traduit à l'usage des laïcs et des clercs aussi qui
ignoraient le latin. Bède avait entrepris la traduction de l'Evangile
de saint Jean, il fut suivi par d'autres (M. Larès). En Bavière, à
Fulda, des moines se sont mis à l'ouvrage2. Plus loin vers l'Est,
Cyrille et Méthode ont de même procédé à la traduction des
textes sacrés pour les Moraves. Il est cependant significatif que
l'expérience n'eut guère de suite, en raison de l'hostilité du clergé
de Germanie3.
Sans aller jusqu'à évoquer l'affrontement entre chrétientés,
x. Voir RosT [14]; Cambridge [j], pp. 338-391; Bibel [z], art.« Bibelübetsetzungen >>,
col. 9j-IOj.
z. A. ScHWARZ,« Die Bibel und die Grundlegung ciner frànkischen Literatur », dans
Bible [3], pp. j8-69; Bibel [z], 97-98.
3· Cf. Bibel [z], xos.
28 Le Livre

latine et grecque, il est évident que partout l'autorité ecclésiastique


craint que les traductions ne favorisent les hérésies : la première
traduction germanique n'avait-elle pas été effectuée pour les
chrétiens ariens (Wulfila)? Sur la demande expresse de laïcs, on
traduisit largement les Psaumes au xue siècle, mais aussi le
Cantique des Cantiques4 • C'était cependant rompre le cercle du
contrôle clérical, et l'Eglise réagit vite, ainsi Innocent III dans
une lettre célèbre aux Messins, en 11995 , ou le synode de Toulouse
en 1229 qui pour combattre la propagande cathare interdit les
traductions en langue vulgaire. Plus tard, dans le nord de la
France, on reproche aux Béguines d'utiliser la langue vulgaire
pour lire la Bible6 • Sous le contrôle, on saisit donc une résistance
organisée ; mais celle-ci est mal connue, et on ne sait guère ce qui
distinguerait une Bible vaudoise d'une Bible catholique, sinon
que la première peut être en français et la seconde est nécessaire-
ment en latin7 •
Quant à l'histoire du livre-objet, en amont de la chaine, c'est
un chapitre à écrire. Car une Bible, un recueil des Evangiles, se
sont vus reconnaître pendant le haut Moyen Age des valeurs
d'usage singulières. Une Bible de Charles le Chauve ou le Livre
de Kells manifestent la gloire du donateur et celle du bénéficiaire ;
des Evangiles font normalement partie du trousseau de l'évêque,
qui ne se déplace pas sans eux, de même que tout clerc chargé
d'église devrait en posséderB. Mais entre cet usage naturel aux fins

+ J. LECLI!RCQ, «Les traductions de la Bible et la spiritualité médiévale», dans Bible [5],


PP· a6,-2.17. A c6té des traductions, il faudrait aussi analyser les paraphrases poétiques, depuis
:.::nd (compo~ entre 8:zz et 840) jusqu'à la fin du Moyen Age: voir J. R. SMEETS, «Les
OllHdaptaüons versifiées de la Bible en ancien français », dans ùs Genres littéraires
t'"'~~ théologiques~~ philosophiques médiétlalu, Louvain-la-Neuve, 1983, pp. 249-258;
2 ·- . S G T, «Adaptations et versions de la Bible en prose (langue d'oil) »,ibid., pp. 259-
cr~ llEGORY,_ (( The Twelfth Century Psalter Comrnentary in French for Laurette
~ », dans Bïh_le f5l, pp. 109-126, et J. R. SMEETs, «La Bible de Jehan Malkaraume »,
'JI.
J 22o-235, ams1 que le classique BBRGBR, La Bible fran;ai.se flll Moyen Age, Paris, 1884.
11, "JÎ+ ' :n4. ~5-699; lettre reprise dans les Déerltales de Grégoire IX, éd. FRIEDBBRG,
pp.~,~· xxm, 197; voir Y. CoNGAR, Jalons pour lille théologie tlu /aiçat, Paris, 19H.
7• V~udolf NüBScH, Altwakkn.ti.ube Bibelüber.tet:{llllg Ms. 8 der Biblwtbèque
• Berne, 1979 : édition d'une Bible occitane, écrite dans la zone du
._~t à la 6n du xxu• siècle (outre celle-ci, deux autres Bibles occitanes ont été
·.." ··-. B ~ onze connues).
~"-:;:'dot:ns les bagages d'un évêque: PL, 139, 841; liste- plutôt optimiste-
~ --- posséder tout prêtre en Angleterre au x• siècle, PL, 139, 1473·
Le Uvre 29

de prédication, et celui qui fait déposer un Evangile de Jean


dans la tombe de saint Cuthbert (t 687), la différence se creuse9 •
Et c'est bien une fonction propitiatoire qu'on reconnait en plein
xne siècle au Livre d'Armagh, lorsqu'on l'exhibe au front de
l'ennemi10, sans succès d'ailleurs. Sans parler de cet autre usage
très répandu d'ouvrir la Bible pour en extraire une prophétie,
pour un nouvel abbé, ou un évêque élu. Le Livre apparait ici
comme ce qu'il n'a sans doute guère cessé d'être pendant le
Moyen Age, le signe d'un pouvoir, sur les hommes et sur le temps.

9· Manuscrit conservé en Gmnde-Bretagne, à Stonyhw:st College.


10. DVliLIN, Trinity Coll. 'z, écrit en 807; cc manuscrit« participa» en II77 à la bataille
de Down, et fut ramassé sur le cadavre de son gardien (voir Trésors J'lr!IZfiiÙ, Paris, Go/mes
naliona/1s till Grand-Palais, «1. I982-j01111ilr I91J, Paris, 198z, n° '6).
I

La Bible à travers
les inventaires de
bibliothèques médiévales

Sous le nom commode d'inventaires de bibliothèques médiévales,


on a pris l'habitude de regrouper un ensemble de documents très divers,
qui vont de la liste de quelques titres griffonnée sur une feuille de garde
au catalogue exhaustif couvrant des dizaines de pages, du registre de
prêt à l'inventaire après décès1. A côté des manuscrits eux-mêmes et
des règlements de bibliothèques2, ce vaste corpus qui doit compter
entre deux et trois mille unités constitue une source de premier ordre
pour les historiens de la pensée et de la spiritualité du Moyen AgeS. Les
publications de documents 4 et les études de détail sont légion, mais
l'exploitation statistique des séries, la bibliométrie comme on dit main-
tenant, ne fait que commencer5 et peu de savants ont eu l'audace de se

1. Les différentes catégories de documents sont bien présentées dans A. DEROLEZ, Les
catalog114s Je bibliothèqt~~s, Turnhout, 1979 (Typologie des sources du Moyen Age occidental,
~1). Le répertoire fondamental reste celui de Th. GoTTLIJ!B [z4], qui distingue entre les
catalogues de bibliothèques proprement dits (761 numéros) et les documents mentionnant
des livres (6z9 numéros). Dans notre exposé nous faisons, sauf indication supplémentaire,
implicitement référence aux éditions citées par Gottlieb.
z. K. W. HUMPHRHYS, The .&ok ProtJisions of tht Mu/mal Friars, I2IJ-I400, Amsterdam,
1964. pp. 18-8z, étudie ceux en usage dans les otdœs mendiants.
~· On trouvera un choix suggestif d'études, récentes ou anciennes, dans la bibliographie
de B. GUENÉE, Hirtoin et culture bistoriqtll tlansi'Oççit/ent métlihal, Paris, 1980, pp. 379-~Sz.
4· Mentionnons juste un recueil pratique, mais peu sût : G. BECKER [19] et trois séries qui,
elles, présentent toutes les garanties voulues : MBKDS et MBKO [z7], et MSV = Mitte/al-
ler/khe Scha~liclmi.r.re, t. 1, Munich, 1967.
S· Un travail de pionnier : J.-Ph. GENET,« Essai de bibliométrie médiévale : l'histoire
dans les bibliothèques anglaises», dans ReflUe française d'histoire till Jiwe, ri, 1977, pp. ~-40.
32. Le Livre

risquer à des présentations synthétiques8 • En particulier, à part un essai,


plutôt anecdotique, de Hans Rost dans son gros volume sur La Bible
au Moyen Age7, personne n'a tenté, à notre connaissance, de rechercher
ce que ces inventaires pouvaient nous apprendre sur la place que tenait
l'Ecriture sainte dans les bibliothèques et, plus profondément, dans
l'univers mental des lecteurs médiévaux.
A vrai dire, cette prudence s'explique. Pourquoi se lancer dans une
longue enquête si le résultat en est donné d'avance? Les auteurs d'un
très riche tour d'horizon sur les bibliothèques anglaises d'avant noo
disent l'essentiel en peu de mots :
« On peut considérer comme allant de soi que chaque bibliothèque,
suivant sa taille, aura en sa possession une ou plusieurs bibles, ainsi que
les différents livres en volumes séparés, d'ordinaire glosés »8 •
« Les catalogues commencent presque toujours par des Bibles, en
particulier des livres glosés, si populaires au xne siècle. Viennent ensuite,
d'ordinaire, les œuvres des Pères ... »9 •
Le cadre est ainsi tracé : la Bible se rencontre partout, le Livre précède
en général les autres livres. Est-il possible de donner plus de vie à ce
tableau, ou de lui apporter quelques retouches ? Nous l'avons essayé
en pratiquant une série de sondages qui nous ont conduit de la Renaissance
carolingienne aux bibliothèques de la pleine Renaissance, juste avant que
l'imprimé ne supplante le manuscrit10, et nous voudrions présenter,
à partir de leurs résultats, quelques remarques sur la diffusion de la Bible,
sa place dans les bibliothèques, son contenu et sa valeur pour les hommes
de ce temps.

Après la tourmente où avait péri la civilisation antique, les clercs


ont essayé de reconstituer des collections de livres, et le fondement sur
lequel ils ont bâti leurs bibliothèques naissantes, c'est la bibliotheca par

6. li y a toujours profit à relire J. de GHELLINCK, «En marge des catalogues des biblio-
thèques médiévales», dans Mis&tllanta Fr. Ehrle, t. 5, Rome, 1924, pp. 331-363 (sur la Bible
et les instruments de travail bibliques, pp. 339-342) et P. KmRE, « The intellectual interests
reflected in libraries of the fourteenth and fifteenth centuries», dans The Journal of the Hi.rlory
of Itka.r, 7, 1946, pp. 257-2.97 (spécialement pp. 275-278).
7· H. RosT [14], pp. 15o-161 :«Die Bibel in den Bibliothekskatalogen des Mittelalters ».
Il y a naturellement beaucoup à glaner dansE. LESNE [26].
8. R. M. WILsON, « The Contents of the Medieval Library », dans The Engli.rb Library
before I700, Londres, 1958, p. 87.
9· Fr. WoRMALD, « The Monastic Library », ibid., p. 24.
10. Nous n'avons pas abordé les problèmes spécifiques que pose la présence, dans les
inventaires, de Bibles imprimées. Autre limitation : les traductions de la Bible en langues
vemaculaires (sur lesquelles on pourra consulter Cambridge [5], pp. 338-491) ne sont
évoquées qu'occasionnellement.
A travers les inventaires de bibliothèq11es médiévales 33

excellence, la Biblell, qu'ils ont dû parfois aller chercher très loin.


L'odyssée du codexgrandiorde Cassiodore et de son descendant, l' AmiatiniiS,
est trop connue pour qu'on la répète12 ; on évoquera ici un saint modeste,
Wandrille, qui fait apporter de Rome pour son monastère de Normandie
les deux textes de base que sont la Bible et Grégoire le Grand13, une
alliance qui se retrouvera souvent. A sa suite, les différents abbés du VIII4l
et du IXe siècle dont les donations nous sont connues par les Gesta
abbat11m Fontanellensi11m14 ont chacun enrichi la bibliothèque de livres
bibliques ou de commentaires, écrits souvent en une Romana littera
(comprenons sans doute l'onciale16) qui en rehaussait le prestige.
La présence de cette pierre angulaire qu'est la Bible nous semble si
naturdle qu'on est surpris de rencontrer d'assez nombreux catalogues
où elle n'apparait pas. La nature du document explique souvent ce
silence. Il peut être mutilé accidentellement, comme les inventaires de
Fulda au Ixe siècle16 ou au contraire partid dès l'origine : des listes
d'accroissements, comme celle des livres copiés par ou pour Réginbert,
bibliothécaire de Reichenau17 , ou celle des acquisitions faites à Saint-
Emmeran de Ratisbonne sous l'abbatiat de Ramwold18, ne mentionnent
pour ainsi dire pas de livres saints pour la bonne raison que les monas-
tères, déjà bien fournis 19, n'avaient pas besoin d'exemplaires supplé-
mentaires. Parfois la prétérition est mystérieuse, ainsi dans l'inventaire
de Saint-Vaast d'Arras au xne siècle20 ; parfois au contraire elle nous

n. On connaît le jeu de mots Bibliothera mea .teNIIZt meam bibliothecam, cité dans l'article
instructif de A. MuND6, « Bibliothe&a. Bible et lecture de carême d'après saint Benoit », dans
RB, 6o, 1950, p. 78.
x:z. Bonne présentation chez J. W. H.u.PoRN, «Pandectes, Pandecta and the Cassiodorian
Commentary on the Psalms », dans RB, 90, 198o, pp. 296-298.
13. Ge.rta abbatum Fontanellen.rium, 7 (MGH, SS. in 11.t11111 .rchoiiZf'UIII, t. 28, p. 15) : retlien.r
.te&lllll tktu/it, nemon ettJol11111ina tÜifer.ta SanctiZf'UIII ScriphlriZf'UIII fltlteri.r at notJi Te.rtamenti maximeque
ingenii beati.r.rimi alque apo.rto/iti g/orio.rir.timi papae Gregorii.
14. GoTTLIEB [24], n•• 1033-1036 (présentation très lisible chez H. OMONT, Catalogue
général tle.r manu.rcrits... , série in-8°, t. 1, 1886, pp. XVI-XIx).
15. Cette dénomination, qui n'est pas relevée par B. BisCHOPP, «Die alten Namen der
lateinischen Schrifartten », in Mitte/alterliche Sltitlien, t. 1, Stuttgart, 1966, pp. 1-5, apparait,
assez souvent en rapport avec des textes bibliques, dans des catalogues (par ex. Saint-Père de
<llartres, XI" siècle : GoTTLIEB, n° 271 ; Notre-Dame de Paris, XI8 siècle : GoTTLIEB, n° 422)
et dans des chroniques; cf. W. WAn'BNBACH, Das SchrifhPmn im Mittelalter, Leipzig, 1896,
pp. 440 et H8.
16. GOTTLIEB [24], n01 59-60.
. 17. MBKDS [27], t. 1, n° H (accroissements entre 835 et 842); les textes bibliques se
limitent à deux psautiers, sur 42 livres.
18. MBKDS [27], t. IV, n° 26 A (daté de 993); en dehors de livres liturgiques, on ne
trouve de biblique qu'un volume contenant les Actes des Apôtres, les Lettres de Paul et
l'Apocalypse.
19. Ainsi que le prouvent les inventaires MBKDS, t. 1, n• 49 (821-822) et t. IV, n° 25
(avant 993)·
20, GoTTLIEB [%4], n° 248. Il est difficile de croire que tous les livres bibliques, dont
certains subsistent encore aujourd'hui, étaient conservés en dehors de la bibliothèque, comme
le suppose Ph. GRIERSON, «La bibliothèque de Saint-Vaast d'Arras au XII• siècle», dans RB,
12, 1940, p. II9 («dans l'église ou à la sacristie»).
P. RICHÉ, G. LOBRICHON 2
34 Le Livre

semble éloquente. Si la Bible n'est pas nommée ou localisée dans les


674 auteurs et les 195 bibliothèques que recense le Catalogus scriptorum
ecclesiae de Boston de Bury21, c'est parce que sa présence, trop évidente,
ne mérite même pas qu'on s'y arrête : toute cette imposante bibliogra-
phie n'a d'autre raison d'être que de conduire, en signalant les bons
auteurs et les bons livres, à une meilleure compréhension de l'Ecriture
sainte, dont l'introduction, nourrie de Cassiodore, d'Hugues de Saint-
Victor et de Vincent de Beauvais, a longuement détaillé la structure.
Même réaction à Tegernsee à la fin du xve siècle : le volumineux cata-
logue alphabétique d'Ambrosius Schwerzenbeck22 relève uniquement
les doctores egregii et leurs opuscula et scripta eximia. Cinq siècles plus tôt,
à une époque où les livres étaient moins courants, on avait, à la cathé-
drale de Wurtzbourg23, indiqué les commentateurs de l'Ecriture dans
l'ordre des livres bibliques, mais aussi précisé les exemplaires des textes
sacrés dont disposait la bibliothèque.
Une comparaison entre les collections de deux couvents dominicains
va nous montrer d'une autre façon qu'il ne faut pas trop vite conclure
du silence à l'absence. A Saint-Romain de Lucques, en 1278, sur les
97 ouvrages recensés, plus des quatre cinquièmes étaient soit des livres
bibliques (74), soit des instruments de travail : quatre concordances,
trois Ystorie, un Unum ex quattuor24• En revanche, deux cents ans plus
tard, la bibliothèque de Saint-Eustorge de Milan ne comportait que
dix-sept livres de ces deux catégories sur un total de 693 25• La présence
de quelque 130 volumes de commentaires montre que les Dominicains
ne se désintéressaient pas de la Bible, bien au contraire : seulement les
religieux devaient avoir, comme dans d'autres couvents, des Bibles
achetées avec l'argent de l'ordre ou prêtées ad vitam26 et qui, gardées
dans les cellules, ne figuraient pas dans l'inventaire de la Libreria.
La Bible peut en effet se trouver bien ailleurs que dans les armoires
ou les pupitres de la bibliothèque, comme le montrent des récolements

21. R. RousE a montré que l'auteur est le bénédictin Henri de KIRKSTEDE, bibliothécaire
de Bury-Saint-Edmunds dans le troisième quart du XIv" siècle, et le titre Catalogus de libris
autenticis et apocrifis : voir son article « Bostonus Buriensis and the Author of the Catalogus
scriptorum ec&!esiae », dans Speculum, 41, 1966, pp. 471-499. Nous avons consulté le texte du
Catalogus dans sa dissertation inédite (Ph. D., Comell University, 1963).
:z:z. MBKDS [27], t. IV, no 109 (1483).
23. MBKDS [27], t. IV, no 12.9 (environ 1000). La disposition de la première partie
(In Genesim: Ambrosii exameron; Augustini... ; Hieronimi... , etc.) annonce l'index du Cata-
logus : Nomina doctorum qui scribunt super Bibliam. Super Genesim : Augustinus super Gensim ad
literam... , Ambrosiu.r de operibu.r .rex dierum ... , etc. (RousE, éd. citée, p. 289).
24. GoTTLIEB [24], n° 584 (= E. BALUZE, G. D. MANsr, Miscellanea, t. 4, Lucques, 1764,
pp. 6o2-6o4).
25. D'après l'inventaire publié par Th. KAEPPELI, « La bibliothèque de Saint-Eustorge
à Milan à la fin du xv" siècle [1494] »,dans Archit1um Fratrum Praedicatorum, 2J, 1955, pp. 5-74.
26. Œ. K. W. HUMPHREYS, op. cil. (.rupra, n. 2), pp. 19-30 (bibliothèque personnelle du
dominicain : achats, ventes, legs, etc.; dispositions spéciales concernant les Bibles) et 34
(emprunts à la bibliothèque du couvent).
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales 35

généraux, dont le plus ancien est sans doute celui de Saint-Riquier,


dressé en 8 31 sur l'ordre de l'empereur Louis le Pieux27 , et le plus
détaillé peut-être celui de Oteaux, compilé en 1480 par l'abbé Jean de
Cirey après sa remise en ordre des collections 28 • On rencontre des textes
bibliques à la sacristie et dans l'église même - les épistoliers et les
évangéliaires nécessaires aux lectures de la messe29, mais aussi des évan-
giles, des psautiers et des bibles entières, sur lesquels on prêtait serment,
à l'occasion - au réfectoire, parmi les libri legendi ad mensam30 et jusque
dans l'infirmerie : il y avait deux psautiers, enchaînés à celle de l'abbaye
de Reading au xue siècle31 • En revanche la Bible n'apparaît que rarement
dans les bibliothèques scolaires32, ce qui pourrait surprendre quand on
songe au rôle, bien attesté à toutes les époques, du psautier comme livre
de lecture33 : au xve siècle encore, l'inventaire de la Librairie de Bour-
gogne signale avec révérence celui où saint Louis avait appris à lire34•
Sans doute l'Ecriture occupait-elle une place moindre dans le cursus
« secondaire » auquel étaient destinées ces collections : on note tout
de même qu'à Saint-Gall un tome de l'Ancien Testament est déposé
ad scolam36 et qu'à la cathédrale du Puy36 des gloses et l'explication des
prologues apparaissent sous une rubrique Divina volumina vel eorum
expositiones.
Est-il possible de dépasser le cadre forcément limité d'une église
ou d'un monastère ? Deux petits recueils de catalogues du milieu du
xive siècle nous permettent une excursion en Italie et une autre en
Allemagne. En 136o, deux ermites de Saint-Augustin reçoivent de leur
général la mission d'inspecter les couvents de la province de Sienne et

27. GoTTLIEB [24], n° 402.


28. GOTTLIEB [24], n° 275.
29. Etude terminologique, fondée justement sur le témoignage des catalogues, dans
l'article« Epîtres >>du DACL, t. 5, 1922, col. 258-261.
30. Bibles destinées aux lectures du réfectoire par exemple à Saint-Amand (xn• siècle) :
L. DELISLE, Cabinet des manuscrits, t. II, p. 456, n° 254; à Durham (1395), Catalogi veteres
ecclniae cathedralis Dunhelmensis, Londres, 1838, p. 8o; à la cathédrale de Salzbourg (1433) :
MBKO [27], t. IV, p. 5 I, n° 395; à Clairvaux (1472) : A. VERNET, La bibliothèque de l'abbaye
de Clairvaux du XII• au XVIII• siècle, t. I, Paris, 1979, p. 71, n° 8 30-33, etc.
31. GOTTLIEB, n° 497 (= English Historical Review, J, 1888, p. 122) : Item !III cathenata,
duo in ecclesia, duo in infirmaria.
32. Les inventaires antérieurs au XIII• siècle sont utilisés par G. GLAUCHE, Schul!ektlire
im Mittelalter. Entstehung und Wandlungen des Lektürekanons nach den Quel/en dargestellt, Munich,
1970 (le mot« Bible» ne figure pas à l'index).
33· a. P. RICHÉ, «Apprendre à lire et à écrire dans le haut Moyen Age», dans Bulletin
de la Société nationale des Antiquaires de France, 1978-1979, pp. 194-198.
34· G. DouTREPONT, Inventaire de la« librairie» de Philippe le Bon, Bruxelles, 1906, p. 171,
no 248 : Item ung ancien Psaultier de grosse lettre, et y est estript que c'est le psautier Monseigneur
Saint Lqys auquel il aprint en son enfance (= Leidensis, lat. 76 A).
35· MBKDS [27], t. I, n° 16 (milieu du xx• siècle), p. 72, 1. 4-5 : Item paralippomenon,
Tobias, Judith, Hester in "'lumine 1 11eteri [et d'une autre main] ad seo/am. Racine n'est donc pas
le premier qui ait songé à la valeur pédagogique du livre d'Esther.
36. GoTTLIEB [2.4], no 379·
36 Le Livre

ils dressent des inventaires détaillés des biens mobiliers et immobiliers


de chaque maison. Les indications qu'ils donnent sur la présence de
Bibles peuvent se résumer dans le tableau suivant37 :

TABLEAU I

Commentaires,
instruments Total
Bibles Livres (dont des
Couvents complètes isolés concordances) livres

Colle di Val d'Elsa 3 (x) 51


Massa Maritima 2. 2. 6 (x) 71
Montalcino 2. 2. 1 (o) II
Monticiano 2. (I) 54
Sienne 3 JO 2.8 (z.) 2.2.0

Ces bibliothèques sont de tailles très diverses et il existe bien sûr


un abîme entre le grand armarium de Sienne, divisé en quinze banchae
dont la première est entièrement réservée à la Bible, et les quelques livres
rassemblés par les frères d'une communauté de base. Toutefois on trouve
partout au moins une Bible38 et toujours, sauf à Montalcino, des concor-
dances facilitent l'accès à l'Ecriture. Si un travail de fond ne se conçoit
guère qu'à Sienne, où se trouve d'ailleurs un studium generale, il est
partout possible de méditer la Bible et d'y recourir aisément pour
préparer ses sermons.
A Ratisbonne au contraire, toutes les bibliothèques des six couvents
masculins dont on a dressé l'inventaire en 134739 regorgeaient de Bibles.
Deux établissements semblent moins riches, mais c'est sans doute une
illusion d'optique : le catalogue des Augustins est notoirement incom-
plet; quant à celui des Bénédictins de Priifening, il suit les divisions d'un
inventaire de n65 sans reprendre le prologue où les Bibles étaient
décrites 40• Deux exemples suffiront à montrer le triomphe des études
bibliques, dans leurs variétés ancienne et moderne. Au monastère
bénédictin de Saint-Emmeran, sept pupitres sur trente-deux étaient
réservés aux Libri textuum (x-z), aux Diversi expositores ü-6), surtout les

37· Fondé sur les inventaires publiés par D. GUTIÉRREZ,« De antiquis ordinis eremitarum
sancti Augustini bibliothecis », dans Anale&la .Augustiniana, 2J, 1954, pp. 186-ISS, 213-217,
22o-222 et 30I-3o8.
38. A vrai dire in&ompleta in parvo volumine à Monticiano, où il n'y a aussi que quinque
quaterni &on&ortfantie super Biblia, mais pu/&ra /ictera (GUTIÉRREZ, op. cil., pp. 22o-22.1).
39· MBKDS, t. IV, n° 30 (Saint-Emmeran, Bénédictins), 39 (Prüll, Bénédictins; reprise
d'un catalogue du xu• siècle), 42 (Prüfening, Bénédictins), 44 (Saint-Sauveur, Franciscains),
45 (Saint-Blaise, Dominicains) et 48 (Saint-Sauveur, ermites de saint Augustin).
40. Nous en donnons la traduction en appendice, pp. 52-53.
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales 37

pères de l'Eglise, même si on y rencontre Pierre Lombard et Nicolas


de Lyre, et enfin à la Biblia in partibus (3 2) qui clôt le catalogue. Les
dominicains de Saint-Blaise offraient à leurs lecteurs quatre pupitres de
textes glosés et de postilles (1-4) et un cinquième à moitié rempli d'ins-
trUments de travail : concordances, correctoire, dictionnaire. Si l'on
remarque que leur bibliothèque ne comprenait que quatorze meubles,
on voit que la proportion de Bibles était encore plus forte chez les
mendiants que chez les moines.
Une impression d'uniformité se dégage. Certes, il y a eu les temps
héroïques où avoir une Bible représentait un tour de force41 ; sans doute,
à certaines époques, la lecture liturgique semble l'emporter sur la médi-
tation personnelle, pour ne rien dire du travail exégétique42, mais à la
fin de notre période le même « stock biblique » semble se retrouver
dans tout l'Occident médiéval, de Saint-Augustin de Cantorbéry43 à
San Martino delle Scale de Palerme44•
Le cas privilégié de la Sicile va nous permettre de confronter cette
culture ecclésiastique à celle des laïcs, que nous a révélée une enquête
à travers les testaments du XIVe et du xve siècle41'. La Bible occupe certes
une place prépondérante, mais dans les actes établis pour les Juifs;
chez les chrétiens, sa présence est plus discrète : 20 exemplaires complets,
5 Evangiles, 12 psautiers, quelques livres isolés (surtout la Genèse,
les Proverbes et les Lettres de Paul) dans les quelque 250 inventaires
dépouillés. C'est peu de chose par rapport aux 70 ouvrages de Balde et
aux 140 de Bartole. Cette prépondérance écrasante des livres de droit,
manuels et commentaires, se retrouve dans les testaments des parle-
mentaires parisiens entre 1389 et 141946 : leur culture est avant tout pro-
fessionnelle, même si la présence de Bibles complètes (dont six appar-
tenaient à des laïcs), de livres isolés de l'Ancien comme du Nouveau
Testament et de divers instruments de travail révèle un intérêt réel pour
l'Ecriture sainte.

41. On peut évoquer ici les plaintes de Fréculf de Liseux dans une lettre à Raban Maur
(entre 822 et 829) : in epùcopio nosJrae parvitati commùso nu ipsos fiOIIi 11elerisque leslamenli cano-
nicos repjnri libros, multo minus horum expo.ritionu (MGH, Epùt. Karol. ae~i, t. 3, p. 392.).
42. Ainsi dans les fondations bénédictines du XI 0 siècle, si l'on en croit Cs. CsAPODI,
« Le catalogue de Pannonhalma, reflet de la vie intellectuelle des bénédictins du XI0 siècle en
Hongrie», dans Mi.rcel/anea eodicologica F. Masai dicata, t. 1, Gand, 1979, pp. 167-168.
43· Cf. M. R. }AMES, The .An&ient Librarie.t of Canterbury and Dner, Cambridge, 1903,
pp. 197-406 (spécialement pp. 197-2.18).
44· a. P. CoLLURA, « L'antico catalogo della biblioteca del Monastero di San Martino
delle Scale (1384-1404) »,dans Bo//ettino del Centro di .rtudifilologi&i e lingui.rtiçi .riciliani, ro, 1969,
pp. 84-140, spécialement p. 104
4S· H. BREsc, Livre et .roçiéJé en Siçi/e ( r299-r499), Palerme, 1971. Les conclusions pré-
sentées pp. 52-53, dont nous nous inspirons, ne sont pas remises en question par les nouveaux
documents publiés par le même auteur dans le Bo/lettino... , r2, 1973, pp. 167-189.
46. Fr. AuTRAND, « Les librairies des gens du Parlement au temps de Charles VI », dans
Annales, 1973, pp. 1219-12.44 (spécialement pp. 12.34-123S).
38 Le Livre

Si l'on monte dans la hiérarchie ecclésiastique, vers les cardinau:x47


ou les évêques 48, on trouvera une proportion un peu plus forte de
Bibles, encore que certains dignitaires, comme tel abbé de Saint-Georges-
le-Majeur à Venise49, semblent avoir une culture bien peu biblique. Si
l'on descend vers les classes moins fortunées, et qu'on se penche par
exemple sur les testaments du Lyonnais, le livre devient beaucoup plus
rare et la Bible disparaît presque : dans 4 3 r6 testaments, on ne trouve
guère que trois exemplaires complets, un volume d'Evangiles, deux
« Evangiles et Epîtres >> et une dizaine de psautiers, à usage surtout
liturgique&o.
Evidemment ce ne sont pas les riches séries chères aux bibliothèques
monastiques, soucieuses d'engranger toujours plus d'exemplaires de la
bonne parole, ou aux collectionneurs princiers, avides de livres toujours
plus somptueux51, mais il y a quelque chose d'émouvant à constater que
le seul livre que lègue Dame Catherina de Ysfar, de Palerme, c'est Bibiam
unam scriptam in carta membrana52 • Ce modeste legs prend toute sa valeur
si l'on songe que, quelques décennies plus tôt, la faculté des Arts de
Louvain n'avait pas réussi à se mettre d'accord sur l'achat d'une Bible
bonam et utilem facultati 53 •

La Bible, qui est donc privilégiée par sa fréquence, l'est aussi par la
place qu'elle occupe dans les inventaires, en règle générale la première.

47· Voir les documents publiés par A. PARAVICINI BAGLIANI, I testamenti dei cardinali del
dmcento, Rome, 1980 (pp. cxxxv-cxLIII, étude synthétique sur les livres mentionnés dans les
testaments).
48. Cf. D. WrLLIMAN, Bibliothèques ecclé.riastiques au temps de la papauté d'Avignon, t. 1, Paris,
1980, p. ror («about one quarter of the texts in the se private libraries are theological, that is to
say, Biblica, Fathers of the Church, Sentences, and commentaries upon these ... »).
49· Sur les 74 livres que lègue ce Bonincontro de' Boattieri, il n'y a de biblique qu'un
liber evangeliorum glosatu.r; cf. P. SAMBIN, « Libri di Bonincontro de' Boattieri, canonista
bolognese (t 1380) »... ,dans Rivista di storia della chiesa in Italia, If, 1961, p. 301.
50. D'après M. GoNoN, La vie quotidienne en Lyonnais d'après les testaments, XIV•-
XVI• siècles, Paris, 1968. L'index de cet ouvrage ne facilitant pas les recherches bibliogra-
phiques, nous croyons utile de préciser qu'on trouvera ces livres dans les testaments no• 42,
184 et 1325 (Bibles); 613 (volumen Euvangeliorum); 724 et 1588 (Evangiles et épîtres); 93,
103, 533, 705, 885, 1328, 1361, 1559 et 1588 (psautiers). Le testament d'un chanoine de
Saint-Just de Lyon en 1403 (n° 15 88) précise qu'il s'agit de livres glosés.
p. Les manuscrits le montrent mieux que les inventaires: voir les descriptions données
dans La librairie de Charles V, Paris, 1968, pp. 59-64 et 91-96, et dans La librairie de Philippe
le Bon, Bruxelles, 1967, pp. 9-16. Sur le luxe des témoins de la Bible française, qui ont souvent
appartenu à des rois ou à des princes, cf. P.-M. BoGAERT, «Adaptations et versions ... » (cité
infra, n. 91), pp. 268-269.
52. BRESC, op. cil., p. 277 (15 janvier 1482).
53· Cf. A. VAN HoVE,« La bibliothèque de la Faculté des Arts de l'Université de Louvain
au xve siècle», dans Mélanges Charles Moeller, Louvain, t. 1, 1914, p. 6r8, n. 1. L'affaire évoquée
eut lieu en décembre 1441; la raison de l'échec, c'est sans doute le mal chronique des biblio-
thèques universitaires, penuria.r maximas.
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales 39

JI suffit pour s'en convaincre de feuilleter le répertoire de Gottlieb, qui


indique l'incipit des catalogues et parfois aussi leur plan de classementM,
ou de se reporter à ces Avis pour dresser une bibliothèque qu'ont rédigés de
lointains prédécesseurs de Gabriel Naudé 50, comme le bienheureux
Humbert de Romans 56 ou Tommaso Parentucelli, le futur Nicolas V67 :
« Il faut placer en tête la Bible par ordre comme par raison », ainsi que
le dit un abbé de Gatstein au xxve siècle58 • Des documents de premier
ordre, qui retiennent aujourd'hui l'attention soit par leur forme, comme
le catalogue mural d' Aldersbach récemment découvert:S9 , soit par leur
contenu, comme l'inventaire de Saint-Evre de Toul, étonnamment riche
en classiques 60, n'en commencent pas moins par leur petite section
biblique.
Il arrive parfois que la Bible n'occupe pas cette place d'honneur. La
raison la plus évidente, c'est que bien des collections n'ont pas de
classement. On le comprend aisément pour de petites bibliothèques
comme celles de Saint-Père de Chartres ou de la Trinité de Fécamp au
xie siècle61 ; on est plus surpris par le désordre magnifique qui semble
régner, en plein xve, chez les Augustins de Kulmbach62 ou les Béné-
dictins de Sainte-Justine de Padoue63• Parfois il a dû exister un ordre,
mais il s'est modifié au cours du temps, par exemple lorsqu'il a fallu
insérer de nouvelles acquisitions - c'est sans doute pour cela qu'on

54· Autre sondage : trois des quatre « anciens catalogues de bibliothèques anglaises
(xn°-XI\'" siècles) » publiés par H. ÜMONT dans le Centralb!att fiir Bibliothekswesen, 9, 1892,
pp. 201-222 commencent par la Bible, et le quatrième par les Pères de l'Eglise.
55· Lequel, dans son ouvrage paru en 1627, recommande comme plan de classement
«l'ordre le plus facile, le moins intrigué, le plus naturel ... ; comme en Théologie, par exemple
(c'est-à-dire dans la première classe], il faut mettre toutes les Bibles les premières suivant
l'ordre des langues, par après les Conciles, etc.» (réimpression, Leipzig, 1963, p. xoo). La
table méthodique du Manuel till libraire de Jacques-Charles BRUNET (dernière édition en 1865)
réserve encore à l'Ecriture sainte la première place de son classement.
56. Opera de vila regulari, t. II, Rome, 1889, p. 263 (chapitre de ojjiûo lihrarii): il faut installer
dans un lieu silencieux un ou plusieurs pupitres et y enchaîner quelques livres bien lisibles,
de consultation fréquente, comme la Bible glosée entière ou par parties, la Bible sans gloses,
les Sommes, etc.
57. Sur son canon bibliographimm (publié par G. SFORZA, La patria, la famiglia e la giovinezza
di papa Niccolo V, Lucques, 1884, pp. 359-381), voir B. L. ULLMAN, Ph. A. STADTER, The
Public Lihrary of Renaissance Florence, Padoue, 1972, p. x6.
58. MBK6 (27), t. V, p. 23, 1. 3D-31 (donation à l'abbaye de Garsten en 1331).
59· MBKDS (27), t. IV, n° 140 (environ 1400).
6o. GoTTLIEB [24], no 406 (xx• siècle); republié parR. FAWTIER, «La bibliothèque et le
trésor de l'abbaye de Saint-Evre-lès-Toul», dans Mémoires d1 la Société d'Archéologie lorraine,
6z, 19II, pp. 123-156. L'examen du document lui-même (Munich, Clm 10292, f. 143")
permet de corriger quelques lectures (lire par exemple Lib~r Ios11ae et non Ionae), et surtout de
voir l'espace laissé libre, après la section biblique, pour de nouvelles acquisitions.
61. GoTTLIEB [z4], n°• 271 et 289.
62. MBKDS [27], ill, n° 108 (1461-1468).
63. L'inventaire commencé en 1453 (GoTTLIEB, n° 612) vient d'être republié parG. Cul-
Tom ALZATI, La Bib!ioteca di S. Giu.rtina di Padova. Lihri e cu/tura presso i benethttini jJaiiMani in
età umanistica, Padoue, 1982, pp. 37-181. Les 316 premiers numéros correspondent à peu
près au fonds original de la bibliothèque; cf. op. cit., p. 7, n. 22.
40 Le Livre

trouve des livres saints en plusieurs endroits du grand catalogue de


ClunyM - ou réorganiser les locaux et ajouter de nouveaux meubles.
La bibliothèque publique des Franciscains de Sienne se composait de
deux séries de pupitres : si la Bible n'apparaît qu'au milieu de l'inven-
taire (numéros modernes 2.19-313), c'est que les pupitres a dextris iuxta
murum, qu'elle occupait dès l'origine, ont été doublés par une autre
série, novi a sinistris, que le rédacteur a décrite en premier65• Peut-être
faut-il supposer une explication de ce genre à l'étrange mutation qui,
dans le cloitre de la cathédrale de Durham, fait passer devant l'Ecriture
sainte les livres de droit et de grammaire66 • Lorsque c'est un notaire qui
a inventorié une collection après le décès de son possesseur, il y a de
grandes chances qu'un ordre éventuel lui échappe totalement : il se
contente de prendre les livres un à un, d'un bout de la bibliothèque à
l'autre, comme on le voit par le récolement, fort minutieux d'ailleurs,
fait au château de Pavie entre le 4 et le 8 janvier 142.667 •
Parfois la Bible cède la première place. On l'a réservée à des usuels
liturgiques 68, à des livres dont l'écriture surprend, comme les libri
scottice scripti de Saint-Gall69 ou bien encore à des auteurs pour lesquels
on nourrit une révérence particulière, par exemple le patron du monas-
tère70 ou les écrivains « maison » : à Saint-Denis le Pseudo-Denys et
Suger71, chez les Franciscains les docteurs de l'Ecole72• Un pas de plus,

64. GoTTLIEB [24], n° 280 (environ II58-u6I, connu par des copies du XVII 0 siècle).
Sont bibliques les n°8 1-12 (13-14 = sermonnaires), 15-16; 56-n; 390-391; 412; 432.
65. GOTTLIEB, n° 673 (1481), republié par K. W. HUMPHREYS, The Library of the Fran&is-
can.r of Siena in the /ale fifteenth century, Amsterdam, 1978. De même chez les Dominicains de
Padoue, la Bible est en tête (inventaire de 1390) ou au milieu (inventaire de 1459) suivant
que le catalogueur commence par les pupitres de gauche ou de droite; cf. L. GARGAN, Lo studio
leologico ela biblioteca dei Domenicani a Patlova ne/ Ire e quattrocento, Padoue, I97I, pp. I9I et 240.
66. Inventaire de 1395 (GoTTLIEB [24], n° 462); au contraire, la Bible vient en tête de la
bibliothèque, de formation plus récente, installée au« Spendiment >> (inventaire de 1391;
GoTTLIEB, n° 461 et 461 a).
67. GoTTLIEB, n° 617; republié dans E. PELLEGRIN, La bibliothèque des Visconti et des
Sf~a du&s de Milan, au XV• siède, Paris, 195 5. ll y a une concentration de bibles et de commen-
taires aux n 08 563-598 et 658-685, mais on en trouve un peu partout ailleurs; ainsi une bible
mm glossa ordinario circum&irca est partagée entre les no• 199 et 226.
68. Par exemple à Saint-Pierre de Salzbourg au xu• siècle (MBK6, t. IV, n° 13).
69. MBKDS [z7], t. 1, n° r6, p. 71, 1. 13-32 (il s'y trouve d'ailleurs quelques livres
bibliques).
70. Ainsi à Saint-Vivant de Vergy au xr• siècle (GOTTLIEB, n° 413).
7I. Malgré l'absence d'inventaire, on peut dire, d'après les cotes inscrites sur les manus-
crits au xve siècle, que ces auteurs figuraient dans la première classe; la seconde comportait
au moins Hilaire de Poitiers et le pape Nicolas Jer; la Bible n'apparaissait que dans la troisième.
Cf. D. NEBBIAI DELLA GUARDIA, La bibliothèque de /'abbqye de Saint-Denis-en-France, du IX• au
XVIII• siècle (à paraitre en 1985).
72. Ainsi à Bologne en 1421 (GoTTLIEB [24], n° 537; publié par M.-H. LAuRENT, Fabio
Vigili et les bibliothèques de Bologne au début du XVI• siède, Cité du Vatican, 1943, pp. 236-265);
dans la Bibliothèque secrète des Franciscains de Sienne (cf. supra, n. 65), la Bible occupe les
pupitres H à L, et vient donc après les docteurs, mais aussi les philosophes, le droit, les
sermons, etc.
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales 41

et ce sera la nombreuse cohorte des Pères de l'Eglise qui ouvrira la marche,


ainsi dans des abbayes bénédictines comme Saint-Aubin d'Angers ou
Kremsmünster 73, cisterciennes comme Pontigny et Rievaulx74. L'exemple
de Saint-Vaast d'Arras nous montre que parfois même les libri philoso-
phicae artis passent devant les libri divini 75• Il y a certes des retours en
arrière - en 1380 le bibliothécaire d'Admont, Pierre d'Arbon, aban-
donne au profit de l'ordre traditionnelle classement« auteurs » (Pères
de l'Eglise) - « matières » (Bible, sermons, droit, etc.), qu'il avait institué
quatre ans auparavant76 - , mais une tendance se dessine dans le bas
Moyen Age : l'Ecriture sainte arrivera comme le couronnement de
tout savoir. Le troisième et dernier parterre de livres dans la Biblionomie
de Richard de Fournival, l'areola theologica, est consacré aux textes et
aux commentaires de l'Ecriture, qui ont droit à des cotes en lettres
d'or77, et le catalogue du Collegium Amplonianum d'E:rfurt78 se ter-
mine par une importante section De theologia, où la Bible est bien
représentée.
Une autre solution, révolutionnaire, consistait à adopter l'ordre
alphabétique. A Corbie et à Saint-Bertin79, au xne siècle, la Bible éclate
en ses différents livres : Actes, Daniel, Evangiles, Job, Josué, etc. Il
est peu probable que ces index, instruments de travail fort pratiques,
aient correspondu à un rangement effectif, même si la Bible est longtemps
sentie comme une suite de livres qui souvent existent indépendamment
les uns des autres.

Le problème pour le bibliothécaire médiéval est d'ordonner cette


masse au contenu multiforme. Au début, ou plus tard dans les petites
collections, on se contente d'une unique rubrique, comme Livres cano-
niques (Saint-Riquier, 831) ou Des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament
(Reichenau, 821-822) 80• Cette apparente simplicité peut d'ailleurs cacher

73• GoTTLIEB [24], n° 243 (xn• siècle); MBKO [27], t. V, n° 8 (plan de classement établi
entre 1320 et 1325).
74· GOTTLIEB [24], n° 5 376 et 498 (republié par A. HosTE, Bibliotheça Ae/rediana, Steen-
brugge, 1962, pp. 149-175). Ces catalogues semblent dater du xn• plutôt que du xm• siècle.
75· GOTTLIEB [24], no 248 (xn• siècle), republié dans l'article de Ph. GRIERSON, cité supra,
n. 20.
76. On comparera l'ordre deMBKO [27], t. III, n° 1 (1376; sur sa structure, voir A. DERo-
LEZ, op. dt., p. B) et n° 2 (1380).
77· Cf. L. DELISLE, Cabinet des manuscrits, t. ll, pp. 524 et 535· FoURNIVAL relègue en
appendice les libri originales, c'est-à-dire les œuvres des Pères.
78. MBKDS [27], t. ll, no 1 (141o-1412).
79· GOTTLIEB [24], n°8 283 et 395; sur les Bibles qui se trouvaient alors à Corbie et qui,
semble-t-il, échappent à cet index, voir LESNE [z6], pp. 617-618.
8o. MBDKS [27], t. 1, n° 49·
42. Le Livre

une architecture raffinée; c'est ainsi qu'à Saint-Pons de Tomières


en 127681, la première classe du catalogue, De textu bibliae, se structure
en:
Bibles complètes (1 en z. vol.)
Divers livres isolés de l'Ancien Testament (6 vol.)
Nouveaux Testaments complets (z. vol.)
Divers livres du Nouveau Testament (u vol.)

Toutefois, bien vite, on a dû marquer des séparations. La division


en deux était évidente : elle apparaît à Saint-Gall dès le IXe siècle. A la
fin du Moyen Age, on a raffiné : tripartition comme à Admont (138o)82
- Ancien Testament, Evangiles, Epîtres - ou même répartition en
cinq classes comme à Durham83•
Le Didascalicon de Hugues de Saint-Victor84 offrait aux bibliographes
un plan plus élaboré, inspiré d'une tradition qui remonte à saint Jérôme86 :
Vetus Testamentum Novum Testamentum
I. Lex I. Evangelia
z.. Prophetae z.. Apostoli
;. Agiografi ; a. Decreta
4· Libri... qui leguntur quidem sed ; b. Sanctorum patrum et doctorum
non scribuntur in canone ecclesiae scripta

Ce schéma, qui est utilisé par Henri de Kirkstede86, avait déjà servi
de base au bibliothécaire de Prüfening87 qui, dans le prologue de son
catalogue (traduit plus bas, pp. 52-53), avait même réalisé une symétrie
parfaite en subdivisant le Nouveau Testament en quatre classes :Evan-
giles, Apôtres, Docteurs, Apocryphes.
Un tel plan a le mérite d'intégrer à l'architecture d'ensemble les
commentateurs de l'Ecriture sainte : ils pourront venir après la totalité
de la Bible- c'est la solution la plus répandue: à Prüfening comme à
Saint-Gall, Cluny, Saint-Pons ou Admont8 8 , c'est Grégoire le Grand qui

Sr. GoTTLIEB [24], n° 400 (= DELISLB, Cabinet des maflllscrits, t. II, pp. n6-B7)· Le prin-
cipe du classement a été dégagé par A. BsssoN, Medieval Clas.rification and Cataloguing. Classifi-
cation practices and cataloguing methodes in France from the r 2th to the rJth centuriu, Oover Publica-
tions, 19So, p. 52.
S2. MBK() [27], t. III, no 2.
S3. GOTTLIEB [24], n° 462 (1395). Les cinq subdivisions sont: Libri Bibliae (9 numéros);
Diver.ri libri Bibliae glosati (25); Ewangelia glosata (u); Epistolae PaH!i glosatae (5); Epistolae
canonicae (2). Viennent ensuite les Libri concordanciarum (ro) et les Scolasticae bistoriae (4).
S4. Livre IV, chap. 2, De ordine et numero librorum; éd. Ch. H. BurriMBR, Washington,
1939. pp. 71-72.
S5. li l'expose dans sa lettre 53 et dans le Prologus ga/eatus aux Livres de Samuel; les
principaux échelons intermédiaires sont recensés par B. FrscHER, « Die Alkuin-Bibeln »,
dans Die Bibe/ von Moutier-Grandval, Berne, 1971, p. 77·
S6. Voir l'édition RousE (citée supra, n. 21), pp. I-15.
S7. MBKDS [27], t. IV, no 42.
SS. Voir les inventaires cités aux notes S7, 69, 64. Sr et S2.
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales 43

ouvre la marche; ailleurs, c'est plutôt Augustin - , soit après chaque


livre biblique, comme à la cathédrale de Constance89, soit aux deux
endroits à la fois, comme à Saint-Vincent de Laon90• Si l'on ajoute qu'il
faut aussi prendre en compte les histoires saintes, compléments naturels
de l'historia par excellence qu'est la Bible91, et les instruments de travail
qui se multiplient à partir du xme siècle92, on voit que les bibliothécaires
se trouvent confrontés à une tâche délicate d'organisation.
Parmi les diverses solutions adoptées, deux nous ont semblé parti-
culièrement intéressantes, celle du collège de Sorbonne (1338) et celle
de l'abbaye de Clairvaux (1472); nous les présentons dans le tableau 2.
de la page 4493•
La bibliothèque universitaire est, comme celle des ordres mendiants94,
divisée en deux secteurs, l'un public où se trouvent accessibles, mais
enchaînés, un certain nombre d'exemplaires de travail (48 volumes
sur 42.0 pour les sections considérées; pour l'ensemble, environ 330
sur 1 72.2.) et l'autre secret, réservé aux membres du collège qui ont le
droit d'en emprunter les livres. Cette distinction n'a pas de raison d'être
dans une bibliothèque destinée à une communauté monastique. Le plan
est en gros le même dans les deux institutions : Bibles non glosées, une
variété de livres parabibliques (Histoires saintes à la Sorbonne, concor-
dances chez les Cisterciens), « Bibles par parties glosées »; pastilles et
autres expositions. Le catalogue de Clairvaux instaure des divisions de
format, souligne l'importance de certains exégètes comme Pierre Lom-
bard et Nicolas de Lyre, et introduit des renvois aux commentaires des
docteurs, patristiques ou médiévaux, dont les œuvres sont dans les deux
bibliothèques nettement séparées de la Bible.
Ce qui frappe, si l'on compare ces deux inventaires à ceux de collec-
tions antérieures, c'est bien sûr leur organisation méthodique, si favorable
à l'étude, mais aussi le triomphe qu'elles consacrent des Bibles complètes
et des Bibles glosées.

89. MBDKS [2.7], t. 1, n° 36 (1343).


90. Catalogue du xv" siècle publié parU. BERLIÈRE dans la RB, t. 39, 192.7, pp. 105-12.4.
Des co=entaires patristiques sur les Psaumes et sur Job sont intercalés au milieu des
Bibles, alors qu'en principe les œuvres des Pères forment des classes à part (Sequunlur libri
beati Auguslini... , Gregorii... , etc.).
91. Le terme apparaît par exemple à Thannkirchen en Sn (MSV, n° 89), à Gorze
(xr• siècle, RB, 22, 1905, p. 3), etc. Le rôle de la Bible co=e livre d'histoire est souligné par
P. M. BoGAERT, «Adaptations et versions de la Bible en prose (Langue d'oïl)», dans LeJ
genres littéraires dans lu sour&u théologiques et philosophiques médiétJales, Louvain-la-Neuve, 1982.,
pp. 2.59-2.77·
92.. Présentation d'ensemble parR. RousE, «Le développement des instruments de travail
au xm• siècle», dans Culture ettravailintelle&tuel dansi'Ot&ident médiétJal, Paris, 1981, pp. I I 5-144.
93· Ce tableau, qui se limite à la matière biblique, est établi d'après les catalogues,
GoTTLIEB [2.4], n° 349 (= DBLISLB, Cabinet des manus&rits, t. Ill, pp. 9-.2.3) et n° 2.76 (A. VERNET,
op. &it., pp. 67-12.1). On notera qu'il existait en dehors de la bibliothèque de nombreux textes
bibliques utilisés pour la liturgie; ils sont recensés dans le cas de Clairvaux (pp. 335-341).
94· Cf. K. W. HUMPHREYS, The Book Provisions (cité supra, n. z.), pp. 85-87.
TABLEAU 2

Sorbonne Clairvaux

1. Biblia
(62./4) I-8 Grandes Bibles entières
II. Historie
(2.4/2) 9-19 Parve Biblie
III.(t8/t) Libri legales glosati 2ü-33 Alie Biblie per partes sine glossa
IV. (q/t) Libri historiales glosati 34-44 - Autres volumes de la Bible sans glose
v. (28/2) Psalteria glosata 45-54 Concordances sur la Bible
VI. (t7fo) Libri sapienciales glosati 55-67 - Autres concordances abbregees
VII. (24/I) Libri prophetales glosati 68-275 Bibles par parties glosées
VIII. (42/3) Ewangelia glosata 68-291 - [Ancien Testament]
IX. (t6/t) Epistole Pauli glosate 68-191 Genesis .. . lob
x. (3 t/t) lob, actus apostolorum, epistole 12.2-131 Psalterium
canonice, apocal.ipsis glosati 132.-149 Item super Psalmos glose Petri Lumbardi
Xl. (5/t) Libri glosati mixti 150-191 Libri Salomonis . .. Machabeorum
XII. (7/I) Pastille super libros legales 19 2-275 - Novum Testamentum
XIII. (t;/2) Pastille super psalterium 1 9 2-233 [Evangiles]
Xliii. (u/5) Pastille super libros Salomonis 234-241 Epistole Pauli
xv. (n/6) Pastille super libros prophetales 242-256 G1ose Petri Lumbardi super Epistolas Pauli
XVI. (ao/6) Pastille super ewangelia 2.57-275 Actus .. . Apocalipsis
XVII. (9/2) Pastille super epistolas Pauli 276-;o8 Expositiones et pastille diversorum doctorum supra
XVIII. (x;/;) Pastille super lob, actus apostolorum, totam Bibliam
epistolas canonicas, apocalipsim 2.76-2.97 Et primo N. de Lira
XIX. (33/7) Pastille mixte 298-308 Metrificatura super Bibliam
xx. (5/o) Pastille super historias 309-467 Alie expositiones super libros Biblie partiales
XXI. ( 1 9/4) Concordantie super Bibliam 309-416 - [Ancien Testament]
417-467 - Novum Testamentum

* Entre parenthèses : nombre des livres de la classe f des livres çatenati.


A travers les inventaires de bibliothèques médiévales 45

Prenons une bibliothèque moyenne du xrne siècle, par exemple celle


des chanoines réguliers d'Aureil en Limousin90 : sur ses quelque deux
cents volumes, elle comprend un Nouveau Testament complet (car
c'est bien lui que désigne la notice« Quatuor evangeliste. Actus aposto-
lorum. VII epistole canonice, etc. »), deux textus evangeliorum à usage
liturgique, quelques livres bibliques isolés ou regroupés à deux ou à
trois, et parfois joints à des œuvres patristiques ou profanes; aucun ne
semble glosé. Pas de Bible complète, ce qui n'a rien de surprenant :
bien souvent on rencontre dans les inventaires des corpus incomplets
dont les inventaires signalent les lacunes - une Bible« sauf les Evangiles
et le Psautier» à Saint-Amand et à Prüfening96, un Nouveau Testament
« sauf les Evangiles >> à Odenheim97 - ou bien au contraire détaillent le
contenu livre par livre : un œil exercé peut alors identifier le texte biblique
dont on disposait, disons à Lobbes au xne siècle98• Certes il a existé à
toutes les époques la Bible incomparabilis tota, pour reprendre la formule
du catalogueur de Schaffhouse99, soit rassemblée sous la forme compacte
de pandecte100, soit divisée en plusieurs tomes : le catalogue de Saint-
Riquier, dès 8; 1, présente à la suite les deux extrêmes, « une Bible entière
(integra) où sont contenus 72. livres, en un volume; une autre morcelée
(dispersa) en 14 volumes »101• Mais les gros bataillons de la Sorbonne et
de Clairvaux marquent le triomphe d'une production quasi industrielle.
Ce serait de même une tâche intéressante que de suivre à travers les
inventaires les progrès irrésistibles de la Bible glosée. Au début, on doit
expliquer ce qu'est la glose: «psalterium cum aliquibus patrum sententiis»102 ,
puis on constate dans toute l'Europe le succès des manuscrits de modèle
parisien, aussi bien à Salzbourg103 ou à Durham104, où les évêques en

95· Voir J. BECQUET,« La bibliothèque des chanoines réguliers d'Aureil en Limousin au


xm• siècle », dans Bulletin de la Société arçhéologique et historique du Limousin, 92, 196 5, pp. 107-I H·
96. GOTTLIEB [24], n° 394 (= DELISLE, Cabinet des manuscrits, t. II, p. 449, n° 2); MBKDS,
[27], t. IV, n° 41, p. 422, 1. 61-62 (cf. infra, p. 53).
97· Catalogue du xn• siècle publié par A. WILMART, dans RB, 49, 1937, p. 93, no 3·
98. P.-M. BoGAERT, Bulletin de la Bible latine, t. 6, 1980, n° 256, à propos du catalogue
publié par Fr. DoLBEAU dans Reçherches augustiniennes, IJ, 1978, p. 26, n° 187. L'ordie des
livres est celui de Théodulf.
99· MBKDS [27], t. I, n° 63 (p. 293, 1. 3o).
100. Ainsi à Saint-Evre de Toul (inventaire cité supra, n. 6o). Sur l'idée de réunir en un
volume, pour le service divin, toute l'Ecriture sainte, voir B. FISCHER, « Die Alkuin-Bibeln »
(cité n. 85), pp. 59-6o.
101. GOTTLIEB [24], n° 402 (= BECKER [19], n° II, p. 24). La« Bible de Saint-Riquier»
(Paris, BN, lat. 45 et 93) semble plutôt un produit de la région de Paris; cf. B. FrscHER,
Bibeltext [35], pp. ISS-189.
102. Inventaire d'Odenheim (cité supra, n. 97), p. 93, n° 9·
103. Livres de l'archevêque Conrad II (n64-II68), identifiés d'après les ex-libris par
O. MAZAL, « Die Salzburger Dornkapitelbibliothek vorn 10. bis 12. Jahrhundert », dans
Paliiographie I98I. Col/oquium des Comité international de paléographie, Munich, 1982, p. 83.
104. li est intéressant de comparer les donations de Guillaume de Saint-Calais (t 1095 ;
GoTTLIEB [24], no 1067) et d'Hugues du Puiset (t 1195; GoTTLIEB [24], n° 1068) : d'un côté
46 Le Livre

offrent en grand nombre à leur cathédrale, qu'à la Trinité de Fécamp,


où en un siècle le stock des livres glosés passe de o à 25 105• L'inventaire
assez détaillé de Sainte-Jus tine de Padoue106 nous permet de constater
l'équilibre qui s'était établi vers le milieu du xve siècle dans une biblio-
thèque de dimensions moyennes :

TABLEAU 3

Livres non glosés


Bible Bible
Livres en en Livres
Format glosés Total 2 vol. 1 vol. NT isolés

Maximus 4 2
Magnus I I I
Mediocris I5 6 2.
Parvus I 2. z
Portatilis z I
Non indiqué

Les éditions en multiples volumes ont disparu. Les livres glosés


se concentrent dans le format mediocris 107 , c'est-à-dire d'environ
z6o X 170 mm, alors que le texte simple se présente aussi bien en in-folio
qu'en livre de poche, pour le chœur ou pour le prêt.
On aurait tort toutefois de réduire à quelques plans de classement et à
quelques statistiques ce que les inventaires peuvent nous apprendre sur
le contenu de la Bible médiévale. Leur richesse est dans le foisonnement
du détail. Nos prédécesseurs avaient accès à un matériel beaucoup plus
vaste que celui dont nous disposons, et leurs curiosités, leurs scrupules,
leur vocabulaire même peuvent nous éclairer. Bien sûr nous devinons
ce qu'est une biblia depicta, curta ou accurtata, capitulata, glosata, metrica108,
mais une pensée de reconnaissance nous vient tout de même lorsque le
bibliothécaire d'Assise, Frère Giovanni Ioli, nous explique qu'une biblia
tabulata comporte une table de tous les passages des épîtres et des évan-
giles tam dominicalia et ferialia quam etiam festivalia et communia tatius

une Bible en deux volumes, de l'autre une Bible en deux volumes, une autre en quatre, quatre
psautiers non glosés et une vingtaine de livres glosés.
105. Œ. GOTTLIEB (24], nos 289 (XI• siècle) et 290 (xu 0 siècle).
106. Notre tableau ne porte que sur le fonds ancien; cf. .supra, n. 63.
107. En dépit de G. CANTON! ALZATI, op. cil., p. 22, mediocre désigne non la qualité du
livre mais son format, comme à Saint-Marc de Florence; cf. B. L. ULLMAN, Ph. STADTER,
op. cil. (.supra, n. 57), p. 114.
xo8. Qualificatifs relevés dans les index des MBKO.
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales 47

anni 109 • Bien sûr, on se lasse de rencontrer des dizaines de fois l'incipit
Frater Ambrosius ou de voir signalées des bibles « avec leurs prologues et
leurs préfaces», mais c'est une indication du même ordre, due il est vrai
à Réginbert de Reichenau110, qui a mis sur la piste de sommaires inédits
des Psaumes 111•
Son collègue de Clairvaux a lu, ou tout au moins feuilleté, les livres
qu'il répertorie, et il aime à en relever les particularités : ici l'abondance
des abréviations, là un ordre différent de celui traditionnel112 • A Gorze
et ailleurs, le bibliothécaire confronté à des séries de Bibles se fait une
idée de leur ancienneté relative113 et commence, grâce à l'Ecriture sainte,
un début de réflexion paléographique : c'est ainsi que le catalogue de
Saint-Vincent de Laon caractérise un Livre des Rois comme nova et
optima littera, tandis qu'un psautier glosé se voit qualifié de antiquissimae
litterae et modici valoris 114• Le Psautier éveille aussi des soucis de philo-
logue : on note s'il reproduit la prima translatio, s'il est double, triple ou
quadruple115, s'il contient ces obèles et ces astérisques qui pour saint
Jérôme étaient l'essence même de sa recension hexaplaire116 •
Naturellement de la présence de ce psautier dit « gallican », on ne
peut rien conclure sur la diffusion de la langue française, comme certains
l'ont fait naïvement117 ; en revanche, beaucoup d'indications explicites
nous signalent des textes bibliques en hébreu, en grec118 ou en langues
vernaculaires et nous permettent ainsi de mieux évaluer, à toutes les
époques, la culture des milieux monastiques et, pour le bas Moyen Age,
la percée des traductions en langues nationales dans les différentes classes
de la société. Quant à cette frange parabiblique que constituent les
apocryphes, si importants pour l'imagination médiévale, les inventaires
donnent la possibilité d'en jalonner la diffusion : qui soupçonnerait
sans leur témoignage qu'il existait en Lorraine une « révélation du

109. Inventaires de 1381 (brefs et détaillés), publiés parC. CENci, Bib/iotbeca manusçripta
ad .ra&rum c01111entum As.ri.rien.rem, Assisi, 1981, t. 1, p. 84, n° 20.
xxo. MBKDS [27], t. 1, no 53, p. 26I, 1. ~6.
III. Cf. H. BoESE, «Capitula psalmorum »,dans RB, 9I, 1981, pp. xp-16~.
II2. Cf. A. VERNET, op. cil., pp. 69 et 71 (inventaire de 1472, n 08 19 et 29).
II~. Il y avait à Gorze deux Bibles, l'une antiquae manu.r, l'autre no11ae (RB, 22, 1905, p. ~.
1. 2-~).
II4. RB, J9, 1927, p. 107 (n° ~6) et II4 (n° 133).
ns. Sur les psautiers à trois ou quatre colonnes, voir A. WILMART, RB, 28, 19II, p. ~5o.
n6. Cf. D. de BRUYNE, «La reconstitution du psautier hexaplaire »,dans RB, 4r, 1929,
p. 298. Le catalogue de Saint-Amand au xn• siècle (cf. n. 96; DELISLE, Cabinet tk.r manu.rmt.r,
t. II, p. 449, n° 6) signale deux psautiers .ruundtlm Ieronimum "*"et-:- emendata.
n7. Cf. A. SIEGMUND, Die Oberlieferung tkr griechi.rchen Litera/ur in tkr lateini.rçben Kirche
bi.r zum zwoljten ]ahrhuntkrt, München-Pasing, 1949, p. 24, n. 2, corrigeant une erreur de
Lesne. C'est bien sûr un psautier triple que le catalogue de Pannonhalma en I09~ (GoTTLIEB,
n° uo) désigne par les mots:« Psalterium Gallicanum. Ebraycum. Graecum ».
II8. Sur ces deux catégories, voir LESNE [26], pp. 78o-78I; cf. aussi W. BERSCHIN,
Griechi.rch-lateini.rche.r Miltelalter, Berne, 1980, pp. 48-51.
48 Le Uvre

prophète Esdras quand il fut, dit-on, en enfer »119 et que, dans les
Iles britanniques, on avait tant d'intérêt pour l'histoire d'Aséneth,
femme de Joseph120 ?

Livre d'histoires, école de catalogage et de classification, la Bible est


aussi et avant tout le Livre, dont la valeur spéciale est soulignée par le
fait que les inventaires eux-mêmes sont souvent transcrits sur des Bibles
ou des Evangiles121, Le bibliothécaire de Saint-Martial de Limoges
au XIIIe siècle, Bernard Itier, peut bien choisir comme support de son
catalogue un ouvrage« inutile à lire et qui ainsi ne sera plus inutile »122,
son attitude est exceptionnelle : auparavant, comme à Durham123, plus
tard, comme à Mondsee124, on est heureux et fier d'inscrire le contenu
d'une donation sur le livre qui en constitue l'article le plus précieux.
Cette valeur est parfois pécuniaire (des documents financiers le prouvent
à l'évidence126), et l'on comprend le sage abbé de Fürstenfeld qui tient à
l'abri dans sa cellule un manuscrit biblique parous et preciosus126• Les
inventaires anciens, qui ne partagent pas l'indignation de saint Jérôme
contre le luxe des Livres saints 127, aiment à insister sur la richesse de
certaines Bibles, sur leur parchemin teint en pourpre, sur leurs lettres

Il9· Liber Esdrae prophetae uel reuelatio quando in infernum fuirse elicitur, à Gorze (RB, 22,
1905, p. 8, l. 134). Ce texte, fort rare, se trouvait aussi à Saint-Arnoul de Metz, d'après le
catalogue de 1673 (BEC, oJ, 190:1., p. 51:1., n° 78; attribué par erreur à Saint-Arnould de
Crépy).
uo. Cf. R. M. WILSON,« The contents... » (cité supra, n. 8), p. 93, n. 38 :le Libellus Je
A.reneth est présent dans six catalogues.
1:1.1. Remarque de B. BrsCHOFF dans Mittelalterliche Schatzverzeichni.ue, t. I, Munich, 1967,
pp. 9-10.
zu. Dm.rsLE, Cabinet eles manuscrits, t. II, p. 496 (Gol"I'LIEB [:1.4], n° 315). Le manuscrit
porteur (BN, latin 1085) est un antiphonaire abrégé de Saint-Martial, du xre siècle.
1:1.3. GoTTLIEB (24], n° 1067, republié et étudié parC. H. TuRNER dans ]ThS, I9, I917-
I9I8, pp. 121-132, d'après le manuscrit Durham, A. II. 4 (Bible de Guillaume de Saint-
Calais).
124- Donation de Benedikt von Biburg en 1453 (MBKO (27], t. V, n° 17), consignée sur
une Bible : Vienne, ÔNB, 1222.
125. Ainsi les comptes de Philippe le Hardi, qui règle le 17 décembre 1398 l'achat de
I I Bibles pour la chartreuse de Champmol près de Dijon:« Item; pour parfaire et accomplir
une belle bible Je grosses lettres .•• pour icelle enluminer, celer, traire et relier et pour le parchemin
zoo frans ... Item pour elix petilles bibles pour les celles (cellules], afin que les religieux qui
auront aucunes infirmités pour lesquelles il leur convient laisser l'eglise puissent dire leur
service sans empescher l'enferrnier et pour suivre l'eglise et pour estudier, si qu'ils n'ayent
occasion de partir de leur celle pour aller estudier en la bible de l'eglise ou de parler les uns
aux autres, pour ce zoo frans; et pour achepter du parchemin pour les livres dessus diz,
jO frans» (publié par B. PROST, dans Archives historiques artistiques et littéraires, 2, I89o-189I,
P· 339).
u6. MBKDS [:1.7], t. IV, p. 655, 1. 41-42 (1312).
127. Lettre 22, 3:1. : inficitur membrana colore purpureo, aurum /iquesfit in lilleras, gemmis
coelices uestiunlur el nue/us ante fores earum Christus emoritur.
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales 49

d'or et d'argent, sur les reliques qui ornent la reliure128 : il n'y a pas
de livres aussi somptueux dans tout le trésor et toute la bibliothèque,
sauf peut-être ceux qui racontent la vie ou les miracles du saint fonda-
teur129. Les indications sont parfois d'une telle précision qu'on peut
identifier la décoration du volume et, par exemple, ajouter d'après
l'inventaire de Prüm130 une nouvelle bible alcuinienne aux quelque
cinquante qui sont parvenues jusqu'à nous131.
Qu'elle se présente comme une pièce de musée ou au contraire comme
un modeste outil pour la méditation, la Bible est un livre plus person-
nalisé que les autres. Les cardinaux du xrue siècle mentionnent beaucoup
de livres dans leurs testaments, mais quand il s'agit des livres saints,
ils précisent souvent« ma Bible>>, Biblia meal32 : c'est un peu une partie
d'eux-mêmes qu'ils donnent. Lorsqu'en 86o Evrard, comte de Frioul,
avait réparti entre ses enfants les livres de sa chapelle133, il avait veillé
à ce que chacun de ses fils reçût au moins un livre saint, qui, à la diffé-
rence des autres titres, était toujours caractérisé : Unroch aura « notre
psautier double et notre Bible », Berenger « un autre psautier écrit en
or », Adalard « un troisième psautier que nous avions pour notre usage
personnel », Rodolphe « un psautier avec son explication, que Gisela
[femme d'Evrard] avait pour son usage personnel ». Dans quelques cas
on précise même, à la manière de François Villon, l'intention qui a
présidé au legs : Hugues, abbé de Saint-Amand, emportait toujours
avec lui une Bible en deux volumes de petit caractère, « il la fit briève-
ment annoter afin, disait-il, que ma postérité la possède au milieu des
affaires séculières et des chevauchées, pour qu'ils y fixent leur attention,
s'ils le veulent bien »134. Trois cents ans plus tard, ce n'est plus à des
chevaliers mais à un étudiant que s'adresse un parlementaire parisien,
Jean de Neuilly-Saint-Front en lui léguant« ma Bible que j'aymoye sur
tous mes autres livres ... afin qu'il y estudie »135.

128. Cf. LEsNB [26], pp. 6-13 («Les reliures précieuses») et 13-17 («Fonds de pourpre et
lettres d'or »).
129. Ainsi à Saint-Amand (GOTTLIEB [24], n° 394) et à la cathédrale Saint-Cyr de Nevers
(GOTTLIEB, no 337; publié par B. AsPINWALL, Le.r üole.r épi.r&opale.r et mona.rtique.r de l'an&ienn4
pr011inçe e&&léJia.rtiqm de Sen.r, Paris, 1904, pp. 146-148).
130. MSV, no 74 (inventaire de 1003, utilisant l'acte de donation fait par l'empereur
Lothaire en 8p), p. 8o, 1. 21-22 : 1 hibliothe&am mm imaginihu.r et mairJribu.r &hara&terihu.r in
voluminum prin&ipii.r deaurati.r.
131· a. B. FISCHER, ((Die Alkuin-Bibeln)) (cité n. 85), p. 64: il doit s'agir d'une Bible
décorée à Tours pendant l'abbatiat de Vivien (843-851).
132. Impression retirée de la lecture des testaments publiés dans A. PARAVICINI, op. &if.
(.rupra, n. 47); voir par exemple p. 264 celui de Jean Cholet (1292): n° 133 libro.r theologi&o.r
glo.rafo.r et Bibliom meam mairJrem... , et plus loin cet autre don, très personnalisé lui aussi :
Avi&ennam meum /ego magi.rlro Petro di&to Mulo .ri fempore morti.r mee exi.rtaf oh.requii.r meis.
133. GoTTLIEB [24], n° 798; document étudié par P. RicHÉ, «Les bibliothèques de trois
aristocrates carolingiens», dans Le Mqyen Age, 69, 1963, pp. 96-101 (article repris dans son
recueil In.rtrH&fion el vie religieuse dan.r le haut Mqyen Age, Londres, 1981).
134. DBLISLE, Cabinet de.r manu.r&ril.r, t. II, p. 456, n° 255·
135· D'après Fr. AUTRAND, art. cit. (supra, n. 46), p. 1234.
'o Le Livre

Les catalogues gardent le souvenir de telles donations. La Bible s'y


présente souvent avec son histoire, parfois résumée au nom de son ancien
possesseur, qui peut être la gloire de la communauté comme Maïeul
à Cluny136 et Pierre Martyr à Saint-Eustorge de Milan137 ou au contraire
une figure sans relief comme ces cinq personnages qu'évoque l'inventaire
de Lanthony1ss. A Saint-Augustin de Cantorbéry, le nom du possesseur
est si bien incorporé à la description qu'il sert pour les renvois : « Le
Cantique des cantiques n'est pas ici parce qu'on le trouve plus haut dans
les Proverbes de Salomon de Raoul »139. Parfois c'est le mode d'acquisi-
tion qu'on se plaît à évoquer de façon soit modeste : « Un corpus de
l'Ancien Testament, en un petit volume, appartenant à Martin Weiss,
que j'ai acheté à son ami »140, soit au contraire majestueuse : un document
de K.losterneuburg nous apprend comment, pour doter sa nouvelle
fondation, le margrave Uopold ill s'est procuré à Saint-Nicolas de
Passau, moyennant deux vignobles et le libre transit d'un bateau sur le
Danube, une superbe Bible en trois tomes qui au fil des ans et des inven-
taires s'est réduite à un seul volume141. Une provenance lointaine, le
plus souvent italienne142, rehausse le prestige d'un manuscrit. On peut
aussi le vénérer comme l'autographe du saint local : c'est ainsi que Durham
conservait, en plus du tombeau de Bède le Vénérable, quatre Evangiles
de manu Betfae143 • Ces traditions se sont maintenues jusqu'à l'époque
moderne, et un paélographe averti comme Dom Martène a dû faire
beaucoup de peine aux Minimes de Tonnerre en leur démontrant que
leur Bible « écrite de la main de saint Bernard »144 était en réalité bien
postérieure. En revanche, à côté de ces figures illustres, mais trompeuses,
nous rencontrons dans les manuscrits et les inventaires des copistes
qui ont bien mérité de la Bible, comme Otloh de Saint-Emmeran,
Conrad de Scheyern, Dietmot de Wessobrünn145, ou ce Goderan qui a
mis quatre ans pour transcrire les deux volumes de la Bible de Stavelot146.

136. GoTTLIEB [24], n° 280 (1158-1161); = DELISLE, Cabinet des manustrits, t. II, p. 459,
no 3·
137. KAPPELI, art. cit. (.rupra, n. 25), p. 67, n° 695.
138. Cf. H. ÛMONT, art. cit. (supra, n. 54), pp. 208-209.
139· M. R. }AMES, op. cit. (.rupra, n. 43), p. 204.
140. Inventaire de Caspar Fleuger (1468), MBKO [27], t. III, p. 102, 1. 35-36.
141. Cf. MBKO [27], t. I, pp. 83 et 89.
142. Reichenau, 823-838 :Liber prophetarum quem Hiltiger de Italia adduxit (MBKDS, t. I,
P· 256, 1. 32-33); Saint-Nicolas de Passau, xn• siècle : I.rti .runt libri quos Roma detu/imus (ibid.,
t. IV, p. 54, 1. 52-57); cf. Kremsmünster, xx• siècle: item bib/iam, quam in Recia comparavit,
tlum redire/ a Roma (MBKO, t. V, p. 34, 1. 34).
143· GoTTLIEB [24], n° 461 (1391); = Cata/ogi veteres ... , p. 16 (Durham, A, II, 16).
144. Cf. A. VERNET, op. cil., pp. 713-714 (juillet 1709).
145· MBKDS [27], t. IV, no 27; IV, no 106 (il y a en fait plusieurs Conrad); III, no• 6o
et 61.
146. On lui doit aussi la Bible de Lobbes; cf. W. CAHN [179], pp. 265-266 et, plus généra-
lement, E. BROUETTE, dans Scriptorium, z6, 1962, pp. 81-84 (pour une étude technique de
l'écriture de Goderan, voir L. GxussEN, L'expertise de.r écritures médiévales, Gand, 1973,
spécialement pp. 65-84).
A travers les inventaires de bibliothèques médiévales 5x

Il resterait une dernière question à poser aux inventaires, la plus


difficile, celle de savoir si l'Ecriture sainte a été lue. On peut l'affirmer
sans crainte pour les livres liturgiques dont les catalogues nous disent
parfois qui était responsable:« Prior Vallis Vinearum habet» 147 • Les listes
de prêt sont moins probantes. Bien sûr on distribue des livres bibliques
à Cluny in caput quadragesimae (mais aussi un Tite-Live) 148 ; on en prête à
Klosterneuburg 149, à Saint-Ouen de Rouen150, à la Sorbonne où les
nouveaux membres du collège reçoivent une Bible et la clé de la biblio-
thèque151, à la Bibliothèque Vaticane152, bref partout. Est-il possible
d'évaluer ces prêts? On s'étonne de constater le petit nombre de livres
bibliques distribués entre 1475 et 1487 par Platina, le bibliothécaire
du Pape : dix-neuf seulement, dont quatre ont été empruntés par une
même personne, Cristoforo della Rovere, castellano du château Saint-
Ange. Est-ce le résultat d'une désaffection pour l'Ecriture sainte ? Avant
de tirer cette conclusion, il faut se rappeler qu'il y avait d'autres biblio-
thèques à Rome et que, de toute façon, beaucoup de personnes possé-
dant déjà leur Bible n'avaient pas besoin d'en emprunter un autre exem-
plaire. La durée d'un prêt ne garantit pas une utilisation intensive :
que penser d'un emprunt qui s'étend sur vingt-cinq ans 153, et d'un autre
qui semble si définitif qu'on note à côté du titre furatur per scriptorem154 ?
Rares sont les cas où l'on a des preuves incontestables d'efficacité : la
tapisserie d'Angers montre que ceux qui avaient obtenu en prêt l' Apoca-
lypse du roi Charles V l'ont vraiment utilisée « pour faire [un] beau
tapis >>155 ; quant à l'emprunt d'une Bible latine reliée en cuir rouge fait
au couvent des Augustins d'Erfurt par un religieux nommé Martin
Luther156, il a sans doute contribué un petit peu à la réforme de l'Eglise.

147. Scilicet un« bon et bien petit Psaultier» (Clairvaux, 1472; A. VERNET,op. cit.,p. 339).
148. A. WILMART, « Le convent et la bibliothèque de Ouny vers le milieu du XI" siècle»,
dans Revue Mabillon, II, 1922, pp. 96-98 (intéressant commentaire sur les lectures bibliques)
et 115.
149· MBK6 [27], t. 1, n° 16 (vers 1470).
150. Cf. L. DELISLE, « Documents sur les livres et les bibliothèques au Moyen Age »,
dans BEC, II, 1850, pp. 227-230 (entre 1372 et 1378).
151. Cf. J. VIELLIARD, «Le registre de prêt de la Bibliothèque du Collège de Sorbonne
au xv• siècle>>, dans The Universities in the /ale Middle Ages, Louvain, 1978, p. 288.
152. D'après le registre de prêt tenu par Bartolomeo Platina pour les années 1475-1487
(Vat. lat. 3964), publié par M. BERTOLA, I due primi regis/ri di preslilo della Biblioteca Aposta/ica
Vaticana, Rome, 1942, pp. 1-40.
153. Pierre le Vénérable est prié de faire restituer sine dilalione deux livres, des gloses sur
Matthieu et un Evangile de Jean glosé, empruntés depuis vingt-cinq ans (Epi.rt., 169; The
Let/ers of Peter the Venerable, éd. G. CoNSTABLE, Cambridge, Mass., 1967, t. 1, p. 402).
154. Durham, inventaire de 1416 (GoTTLIEB [24], n° 466) = Catalogi veteres... , p. 115;
il s'agit d'un psautier.
155· Cf. L. L. DELISLE, RecherchesJUr la librairie de Charles V, Paris, 1907, t. 1, pp. 147-148.
156. Cf. H. GRISAR, Luther, Fribourg-en-Brisgau, t. 1, 1911, p. 9 et t. III, 1912, p. 460.
~z Le Livre

C'est sur l'image du lecteur de la Bible qu'il convient de terminer.


Religieux, ill'a trouvée facilement dans la bibliothèque de son monastère,
que celle-ci soit petite ou grande, bien rangée ou désordonnée; prêtre
ou laïc, il l'a reçue en don, ou encore achetée à prix d'or. Il se réjouit à
en contempler la décoration, ou peine au contraire sur l'écriture trop
fine. Peut-être, à l'exemple de tel roi de France, en lit-il chaque jour un
chapitre nu-tête et à genou:x107 • Et si l'on pouvait l'interroger, il est
probable qu'il aimerait reprendre, à la suite de Hugues, prieur de Char-
treuse, ces paroles de Grégoire le Grand : « C'est la nourriture de l'âme
et sa réfection spirituelle que l'intelligence de l'Ecriture divine, infini-
ment plus précieuse que l'or et la topaze, le miroir de l'âme qui montre
sa beauté ou sa laideur, et lui permet de s'émender »168 •

APPENDICE
Prologue du catalogue de la bibliothèque de Prüfening (n65)

Afin que le mince trésor de notre bibliothèque soit connu de façon


claire et parfaite, il faut procéder avec un certain ordre. Les livres procèdent
soit de l'autorité divine, de l'Ancien aussi bien que du Nouveau Testament,
soit de l'autorité humaine. A propos des livres divins, il faut savoir avant
tout que, de même que l'Ancien Testament est partagé en quatre ordres, la
loi, les prophètes, les hagiographes et ceux qui sont extra-canoniques - la loi
consiste en effet dans les cinq livres de Moïse; il y a huit livres prophétiques :
Josué, Juges, Samuel, Malachie, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, les douze pro-
phètes; neuf hagiographes : Job, les Psaumes, les Proverbes, l'Ecclésiaste,
le Cantique des cantiques, Daniel, les Chroniques, Esdras et Esther; en dehors
du canon, il y a Tobie et Judith; quant au livre de la Sagesse et à celui de
Jésus, fils de Sirach, ils sont inconnus chez les Hébreux - de même, dis-je,
le Nouveau Testament se partage lui aussi en quatre ordres : les quatre Evan-
giles; les écrits apostoliques, c'est-à-dire l'Apocalypse, les Actes des Apôtres,
les Epîtres canoniques et les Epîtres du bienheureux Paul; les Pères, c'est-à-
dire ceux qui ont écrit sur tous ces livres ou sur la foi ou en vue de l'édification;
et en dehors du canon on trouve les livres composés sans profit de ce genre.
Nous avons donc tous les livres de l'Ancien Testament et, du Nouveau,
les Evangiles et les écrits apostoliques dans une Bible ancienne en trois

157. Tradition sur la Bible de Charles V, rapportée chez les Célestins de Paris; cf. BN,
manuscrit français I 5z9o, p. 3 ; Charles V a lu chaque année la Bible en entier, et cela pendant
quinze ou seize ans d'après Philippe de MÉZIÈRES, Le songe du tJieil jM/erin, éd. G. W. CooPLAND,
t. II, Cambridge, 1969, p. z56.
158. Lettre à Boniface, archevêque de Cantorbéry, du 8 novembre uso, publiée par
S. GUICHENON, Histoire généalogique de la Royale maison de SatJoie, t. IV, Turin, q8o, p. 58. -
En tenninant, nous voudrions exprimer toute notre reconnaissance à Dom P.-M. Bogaert
et à M. A. Vernet, qui ont bien voulu relire notre étude et l'améliorer par de précieuses
suggestions, ainsi qu'à la Section de Codicologie de l'Institut de Recherche et d'Histoire des
Textes, où se trouve commodément rassemblé l'essentiel de la documentation mise en œuvre
dans cet article.
A travers les inventaires tk bibliothèques médiévales 53

volumes. Nous avons les mêmes livres, à l'exception du Psautier et des Evan-
giles, dans une Bible nouvelle en quatre volumes. En éditions isolées, nous
avons un Psautier quadruple (gallican, romain, hébraïque et grec), en un
volume; de même les livres de Salomon et celui de Job; de même, les écrits
apostoliques; de même, les Epîtres canoniques et les Actes des Apôtres. Les
Pères sont soit anciens, soit modernes. Les anciens sont : Grégoire, Patérius,
Hilaire, Basile, Ambroise, Augustin, Jérôme, Origène, Césaire, Isidore,
Ephrem, Autpert, et beaucoup d'autres. Les modernes sont : Bède, Alcuin,
Raban, Bernold, Yves, Haimon, Zacharie, Anselme de Lucques, Anselme de
Cantorbéry, Hugues, Gratien, Rupert, Pierre Damien, Pierre Abélard, Pierre
Lombard et beaucoup d'autres. Pour un même de ces auteurs, nous pouvons
avoir plusieurs œuvres en un volume, ou bien une œuvre partagée en plusieurs
volumes; ou bien un volume regroupe les œuvres de divers auteurs, ou
encore chacun occupe son volume. En suivant ce plan, dressons l'inventaire
des œuvres de chaque auteur que nous venons de citer, de celles bien sûr qui
se trouvent chez nous.
Pierre PETITMENGIN.

Traduit d'après MBKDS [z7], t. IV, p. 422, 1. 41-74·


2

Versions et révisions
du texte biblique

L'histoire de la Bible en latin du IXe au xme siècle est un vaste sujet


difficile à cerner. On prend conscience, de plus en plus, des recherches
à effectuer, et on perçoit la méthode à suivre désormais beaucoup mieux
qu'on ne domine vraiment le sujet. Cela est vrai, malgré les résultats
très considérables obtenus depuis la fin du x1xe siècle, qui ont renouvelé
nos connaissances sur la carrière médiévale de la Vulgate de Jérôme1•
L'Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du Moyen Age, de Samuel
Berger (1893), reste aujourd'hui l'ouvrage fondamental sur le sujet,
précieux bien que nombre de ses conclusions aient été infirmées depuis 2•
L'édition critique du Nouveau Testament, entamée à Oxford en 1898
par l'évêque Wordsworth et H. J. White, achevée en 19543 , ainsi que
la grande édition romaine actuellement préparée par les Bénédictins
(commencée en 1926, elle a atteint le livre de Daniel)4, offrent aujourd'hui

1. Je suis redevable au pr Richard H. Rouse, de l'Université de Californie, de ses encoura-


gements et conseils tout au long de la mise au point de cet article.
L'expression « Vulgate de saint Jérôme >> suit l'usage conventionnel, quoique l'ensemble
des livres bibliques constituant la « Vulgate » ne remonte pas nécessairement à la traduction
de Jérôme. Cf. R. LoEWE, « The Medieval History of the Latin Vulgate», dans [5], p. 108;
B. F. SUTCLIFFE, « The Name Vulgate», dans Bi, 29, 1948, pp. 345 et s.
2. BERGER (29].
3· N(Wum Testamentum ... latinae secundum editionem .rançfi Hierof!JmÎ, éd. J. WORDSWORTH,
H. J. WHITE, H.F. D. SPARKS, Oxford, 1898-1954· Cf. B. FISCHER,« Der Vulgata-Te:xt des
Neuen Testamentes »,dans Zeilschr.f. neule.rl. Wi.rs., 46, 1955, pp. J78-196.
4· Biblia Sacra iuxta latinam Vulgatam Versionem ... cura ... monachorum Sancti Benedicti edita,
Rome, 1926- (en cours). Cf. J. GRIBOMONT, « Les éditions critiques de la Vulgate», dans
Studi Mediet~ali, 2, 1961, pp. 363-377.
s6 Le Livre

les outils essentiels pour mieux connaître la tradition textuelle de la


Vulgate; de nouvelles et attentives recherches sur les familles de manus-
crits se sont ajoutées à ces éditions6 •
Ces recherches se sont portées la plupart du temps sur les manuscrits
fondamentaux pour l'établissement du texte de saint Jérôme. La majorité
des manuscrits antérieurs au rxe siècle, et ceux du rxe et d'après qui
contiennent une tradition plus ancienne du texte biblique, ont été soi-
gneusement collationnés et regroupés en familles. Du fait de cette orien-
tation, la connaissance historique du sujet a été curieusement biaisée.
Personne n'a engagé une étude systématique des manuscrits de la Vulgate
qui nous restent, et plus particulièrement de ceux d'après le xe siècle.
De plus on a eu tendance à traiter ces manuscrits des xe et xxe siècles
seulement d'un point de vue textuel, comme témoins d'une tradition
antérieure, sans les replacer dans leur contexte historique. Il reste donc
beaucoup à faire, et du travail de base, sur la Vulgate de l'après-rxe siècle.

Les réformes du texte biblique pendant la période carolingienne sont


essentielles à une histoire de la Vulgate médiévale. Pour l'érudit qui
s'intéresse au texte de saint Jérôme, les manuscrits carolingiens sont
importants. Dans son Mémoire sur l'établissement du texte de la Vulgate,
Dom Quentin commence son étude des familles de manuscrits par les
deux principales révisions du texte au rxe siècle, celle de Théodulf et
celle d'Alcuin. C'est qu'il est essentiel de connaître les familles carolin-
giennes pour déterminer l'ampleur de leur influence sur les manuscrits
ultérieurs. Pour le médiéviste, la tradition textuelle de la période caro-
lingienne est captivante en soi et fait une bonne introduction aux pro-
blèmes de la Vulgate. Pour chaque période, les mêmes questions fonda-
mentales reviennent : comment interpréter les sources médiévales qui
parlent d'une Bible « corrigée » ? Dans quel contexte ces corrections
ont-elles été faites, et dans quel but? En général, comment des variantes
sont-elles apparues dans nos textes ? Comment les conditions de produc-
tion et de diffusion des manuscrits ont-elles influencé le texte de la Bible ?
La période carolingienne a été scrutée d'abord par les travaux de
Berger et de Corssen, puis avec les études monumentales de Kohler et
de Rand sur la peinture et l'écriture carolingienne, enfin et plus au fond
par Dom Fischer. Cette période peut donc nous initier aux problèmes

5· Voir en particulier QUENTIN [43], étude qui suscita de nombreuses répliques, cf.
F. C. BuRKITT, dans ]ThS, 24, 1923, pp. 406 et s.; E. K. RAND, dans HThR, IJ, 1924.
PP· 197 et s.; D. J. CHAPMAN, dans RB, JJ, 1925, pp. 5 et s. et 365 et s.
Versions et révisions du texte biblique 57

que rencontrent les spécialistes6 • A partir des travaux de Dom Fischer,


on peut voir comment une étude attentive des manuscrits conservés
peut apporter un début de réponse aux questions énoncées ci-dessus.
Il faut mettre en jeu la connaissance des écritures et de la décoration
pour déterminer la date et le lieu de production des manuscrits, de pair
avec une étude poussée de leur texte (si possible par une collation complète
de tous les livres de la Bible); enfin, il faut ancrer cette connaissance
fermement dans une vision générale des efforts intellectuels et de l'éru-
dition dans la période en cause. La réinterprétation de la Bible par les
spécialistes modernes révèle aussi le danger auquel on s'expose en s'en
tenant à la lettre des documents; les prétentions extravagantes des sources
médiévales ne peuvent être interprétées qu'en fonction des manuscrits
qui nous restent.
Longtemps on s'est satisfait d'une histoire relativement simple
de la Bible carolingienne'. Charlemagne aurait encouragé l'érudition;
il aurait ordonné à ses savants d'établir des textes de livres liturgiques
importants, qui puissent servir d'édition standard dans toutes les églises
de son royaume. Il a effectivement essayé de le faire pour la règle de
saint Benoît, la collection de droit canonique connue sous le nom de
« Collection dionysio-hadrienne », et pour le sacramentaire grégorien8 •
Et puisque la Bible est un livre de base pour toutes les activités de l'Eglise,
il semblait naturel de postuler que l'empereur aurait choisi une Bible
qui donnerait le texte standard, faisant autorité dans tout l'Empire.
Or on savait qu'Alcuin, tout à fait adapté à cette tâche de par sa formation
en Northumbrie, avait en effet préparé une Bible« corrigée »; d'où la
conclusion généralement admise que la Bible d'Alcuin avait été préparée
sur les ordres directs de l'empereur, et qu'il s'agissait du texte« impérial»
dont la logique semblait commander l'existence. Il est instructif de retracer,
même brièvement, le processus qui a permis d'infirmer cette théorie.
Les directives les plus importantes de Charlemagne ayant trait à la
Bible, ou du moins aux parties liturgiques de celle-ci, sont le capitulaire
connu sous le nom d' Admonitio generalis et la lettre intitulée Epistola
de litteris colendis. Dans son Admonitio gcneralis, qu'il adresse au clergé de
son royaume en mars 789, Charles se préoccupe de la création d'écoles
dans les diocèses et monastères, et de la copie exacte et soigneuse des
textes liturgiques, surtout des évangiles, des psaumes et du missel.

6. BERGER [29], pp. 145 et s.; K. MENzEL, P. CoRSSEN et autres, Die Trierer Ada-
HanJsçbrijt, Leipzig, 1889; W. KôHLER, Die karolingisçhen Miniaturen. 1 :Die Sçhule tJon Tours,
2 vol., Berlin, 193o-19H; E. K. RAND, Studies in the Sçript of Tours, 2 vol., Cambridge, Mass.,
192.9-1934; ln.,« A preliminary Study of Alcuin's Bible», dans HThR, 24, 1931, pp. 32.4 et s.;
B. FISCHER, Die Allcuin Bibel, Fribourg en Brisgau, I957; In. [H] et [35]; In.,« Die Alkuin
Bibeln »,dans Die Bibel fion Moutier-Grandval, éd. J. DUFT, Berne, 197I, pp. 49 et s.
1· F. L. GANSHOF [36), qui révisa ses positions en I974 [37].
8. FISCHER [35], p. I58; D. BULLOUGH, The Age of Charlemagne, Londres, 19732, p. 110.
58 Le Uvre

Qu'on crée dans tous les monastères et les évêchés des écoles; les enfants
y étudieront les psaumes, les notes, le chant, le comput, et la grammaire.
Qu'on co~rige ~vec ~oin les liv~es, ~atholiq1;1es; souv~nt en e~et ceux qui
désirent bten prter Dteu le font a 1 atde de hvres fauttfs; ne latssez pas vos
enfants les corrompre encore en les étudiant ou en les copiant. Quant à la
tâche de copier l'évangile, le psautier et le missel, qu'on la confie à des
hommes d'âge mûr qui l'effectueront avec le plus grand soin9 ,

Dans son Epistola de litteris colendis, qui remonte aux années 78o-8oo
(784-785 ?), Charlemagne donne instruction au clergé d'encourager
l'étude des lettres ( /itterarum studia), pour permettre une meilleure
compréhension des Ecritures 10•
Dans ces deux décrets, Charlemagne énonce les raisons pour lesquelles
il se préoccupe de l'exactitude des textes, et particulièrement de ceux
de nature liturgique. Il pense qu'un niveau minimal d'éducation est
nécessaire pour parvenir à cette exactitude, et que s'il n'est pas atteint,
on ne peut espérer demander à Dieu comme il convient ce qu'on attend
de lui. L'éducation est aussi nécessaire pour comprendre la base fonda-
mentale de la religion chrétienne, c'est-à-dire la Bible.
D'aucuns ont conclu de ces documents que Charlemagne aurait
voulu qu'on ne diffuse dans ses territoires qu'un seul et bon texte de la
Biblen. C'est là forcer les textes. Ceux-ci nous montrent plutôt Charle-
magne sous l'aspect d'un souverain soucieux avant tout des choses
pratiques, qui pense qu'il faut une Eglise bien ordonnée, capable de
servir Dieu avec efficacité, et cela avec une compréhension adéquate
des choses divines. Parmi les éléments nécessaires de son programme,
il fallait donc une instruction de base, et des textes liturgiques exempts
des fautes les plus graves dues à l'ignorance et à la négligence des
scribes. Le point essentiel qu'il nous faut résoudre dans ces décrets
est ce que Charlemagne veut dire par des livres bene emendatae. Seul
l'examen des manuscrits conservés peut nous permettre de décider
cela avec un minimum de certitude.
Toutefois, il faut encore mentionner un autre décret de Charle-
magne; il resserre le lien entre celui-ci et les efforts visant à corriger
la Bible. Il s'agit de l'Epistola generalis (786-8o1), dans laquelle le sou-
verain ordonne d'utiliser l'homéliaire de Paul Diacre dans tout son
empire.
Donc, puisqu'il est de notre tâche que l'état de nos églises progresse
toujours en mieux, nous nous préoccupons d'un soin vigilant de réparer
l'atelier des lettres, que la négligence de nos ancêtres a presque effacé. Et à

9· MGH, Capit. 1, p. 6o.


10. Ut facilius et reçtius divinarum scripturarum mysleria va/eatis penetrare. Cf. L. WALLACH,
« Charlemagne's De litteris colendis and Alcuin. A diplomatic-historical study )), dans Speculum,
26, 1951, p. 290. VoirE. E. STENGEL, Urkurulenbuchtles Klosters Fulda,I, Marburg, 1958,pp. 246-
254. On suit ici la date proposée par FISCHER [35], p. 156.
II. GANSHOF [36), pp. 7-8,
Versions et révisions du texte biblique 59

notre exemple, nous invitons aussi tous ceux qui dépendent de nous à se
livrer sans retenue à l'étude des arts libéraux; c'est ainsi qu'avec l'aide univer-
selle de Dieu, nous-mêmes avons fait corriger rigoureusement tous les livres
de l'Ancien et du Nouveau Testament, corrompus par l'impéritie des éditeurs 12•

L'Epistola generalis dit bien qu'on aurait essayé de corriger la Bible


tout entière, depuis longtemps (iampridem), et avant 8o1; Charlemagne
en avait connaissance et aurait apparemment approuvé l'entreprise.
Or d'après les manuscrits conservés de la Bible, et d'après la date inférée
de la directive, il est improbable que l' Epistola generalis ait trait à la
Bible d' Alcuinla.
La Bible élaborée par Maurdramne, abbé de Corbie de 772 à 781,
représenterait l'un des premiers efforts visant à obtenir une meilleure
Bible. Le texte de cette Bible, dont cinq volumes ont survécu sur les
douze d'origine, mérite un examen plus complet : il semble être un
précurseur du texte d'Alcuin, plus étroitement relié à la famille des
manuscrits italiens qu'à la famille espagnole 14• Bien que, matériellement,
cette Bible en plusieurs volumes n'ait rien apporté de nouveau, elle est
correcte dans son orthographe; et au titre de premier élément datable
de la minuscule carolingienne, elle représente un pas important dans
les perfectionnements de la production de manuscrits, si importants
pour l'influence ultérieure de la Bible carolingienne.
Le groupe de manuscrits connu sous le nom de « Groupe d' Ada »,
à l'Ecole de la cour de Charlemagne, est encore plus étroitement lié
à la cour impériale que la Bible de Maurdramne. Ces splendides et
luxueux ouvrages (sept manuscrits des Evangiles et un psautier) furent
produits peut-être à Aix-la-Chapelle, entre 781 environ et 814. Cepen-
dant, on ne sait toujours pas si ces manuscrits sont ou non le résultat
d'une révision du texte qui aurait été effectuée à Aix. Comme la Bible
de Corbie, ils semblent parents du texte d'Alcuin. Le texte du psautier
est la version gallicane, c'est-à-dire la révision des psaumes faite par
saint Jérôme à partir des Hexapla d'Origène. C'est aussi la version
retenue par Alcuin pour sa Bible, et grâce à l'influence du scriptorium
de Tours, elle s'est répandue dans les pays de l'Occident latin au cours
des siècles suivantsl5•
La Bible de Maurdramne et les manuscrits du Groupe d' Ada appor-
tent la preuve que circulait un type de texte parent du texte utilisé par

12. MGH, Capit. I, p. 8o; FISCHER [35], p. 156; GANSHOF [36], p. 7, suggère une date
entre le 19 avril Boo et le 29 mai 801.
13. FISCHER [35], pp. 16o-163; GANSHOF [37], pp. 275-276.
14. Amiens, BM, 6, 7, 9, 11 et 12., et Paris, BN lat. 13174, ff. 136, 138; QUENTIN [43],
pp. 279-zSo et FISCHER [34], pp. 587-588, soutiennent le rapport avec le texte d'Alcuin.
BERGER [z9], p. 102, pensait que le texte de cette Bible différait profondément de celui
d'Alcuin.
15. W. KôHLER, Die karo!. Miniaturen, II, Berlin, 1958; III, Berlin, 196o, pp. 1-93;
FISCHER [34), pp. 588-590; MENZEL et CoRSSEN, op. tit., n. 6, pp. 29-61.
6o Le Livre

Alcuin, et ils sont des indices du genre d'activités qu'inspiraient et


encourageaient les intérêts de Charlemagne. La Bible produite à Metz,
très vraisemblablement sous la direction de l'évêque Angilram (t 791)
est d'importance avant tout en raison de son format. Cette Bible, dont
il ne subsiste que la seconde partie, est la première Bible carolingienne
de grand format, complète en un seul volume : c'est-à-dire du type
qu'on associe exclusivement à Alcuin et au scriptorium de Tours 16•
Avant le :rxe siècle, les « pandectes », ou recueils complets, n'étaient
pas inconnus. Le prototype le plus célèbre en est le codex grandior décrit
par Cassiodore dans ses Institutiones :
Un livre de grand format écrit en caractères très lisibles, où l'on trouve la
traduction de l'Ancien Testament selon les Septante, à quoi fait suite le
Nouveau Testament17 •
Le Codex Amiatinus, produit sous la direction de l'abbé Ceolfrid
(689-716) au monastère de Wearmouth-Jarrow en Northumbrie, est un
autre exemple célèbre18 • li existe donc des précédents à la Bible de Metz.
Cependant, c'est seulement au rxe siècle que cette forme d'une Bible
complète en un volume se généralise et qu'on en trouve des exemplaires
en nombre significatif19 • De par son texte. la Bible de Metz ne semble
pas apparentée à celle d'Alcuin, bien qu'elle ait été corrigée d'après elle
par la suite; son texte représente peut-être celui qui était alors en vigueur
dans le nord de la France20•
La plus célèbre des révisions carolingiennes de la Bible est, sans
aucun doute, celle qui est associée à Alcuin. La Bible d'Alcuin n'était
qu'un avatar entre autres des efforts inspirés par l'idée que se faisait
Charlemagne des activités propres à une Eglise efficace, et par son désir
de produire une Bible « corrigée ». Néanmoins, cette Bible était promise
au plus bel avenir : son influence est due très largement à la prééminence
du scriptorium de Tours après la mort d'Alcuin et à l'aspect extérieur
des Bibles qui y étaient copiées.
Alcuin était né près de York vers 730-735 21• Il étudia là sous la

I6. Aujourd'hui Metz, B.M 7 (CLA, 786). Le manuscrit mesure 46X 33 cm, et est écrit
sur deux colonnes de 40 lignes. FISCHER [34), PP· 59Q-59I; KôHLER, op. til., rn, 2. Teil :
Die Meit_er Hand!&brijten; BERGER [29], pp. Ioo et s.
I7. In.rtituliones, 1, I4, 2-3, éd. MYNORS, Oxford, I937, p. 40.
I8.a. FISCHER, (( Codex Arniatinus und Cassiodor », dans Biblù&be Zeits&brijt, NP, 6,
I962, pp. 57 et s.; aujourd'hui à Florence, Bibl. Medicea-Laurenziana, Cod. Am. I.
I9. Outre celui qui survit sous le nom de Codex Amialinus, il est certain que Ceolfrid
disposait de deux autres pandectes; voir FisCHER [34], p. 560. Des fragments d'un pandecte
espagnol du vu• siècle subsistent à Leon, Cathédrale 15; voir FisCHER, o.&., p. 562, cf.
Herbert KEssLER, The 1//u.rtrated Bibles from Tours (Studies in Manuscript Illumination, 7),
Princeton, 1977, p. 3·
20. FISCHER [34), p. 591, rejette la thèse de BERGER pour qui ce texte était le résultat
d'un mélange d'influences irlandaises et wisigothiques [z9], pp. IOO et s.
2I. LOEWE, op. rit., n. 1, p. 134·
Versions et révisions du texte biblique 61

direction d'Egbert et d' ..tElbert, et reçut ainsi une éducation des meil-
leures pour l'époque. Charlemagne lui confia, vers 78z, l'école palatine
d'Aix-la-Chapelle et, d'environ 796 jusqu'à sa mort en 8o4, il fut abbé
de Saint-Martin de Tours. Son excellente réputation d'érudit, pour ses
contemporains comme pour les historiens, explique en partie l'intérêt
qu'on a porté à sa Bible.
Alcuin n'a pas commencé à travailler à sa Bible avant 796 environ,
quand il est devenu abbé de Saint-Martin22 • En 8oo, Alcuin a envoyé
une partie de son commentaire sur l'Evangile de saint Jean à Gisèle
et Rotrude, moniales de Chelles, pour les lectures du temps de Carême.
Il travaillait alors sur une révision de la Bible. Dans la lettre accompa-
gnant son envoi, peu avant Pâques 8oo, il explique pourquoi ses com-
mentaires sur les quatre Evangiles, qu'il avait promis, ne sont pas
achevés:
Sans doute vous aurais-je adressé mes commentaires de tout l'Evangile,
si je n'étais pas occupé à exécuter l'ordre du seigneur roi de corriger l'Ancien
et le Nouveau Testament23 •

Et dans une lettre qu'il adresse à« Nathanael », c'est-à-dire à Fré-


degise, plus tard abbé à Tours, Alcuin déclare que Frédegise doit
présenter à Charlemagne, « David », une Bible en guise de cadeau :
Au jour de Noël, homme de paix, remets à mon seigneur David la missive
de ma petitesse, avec le très saint présent de la divine Ecriture et quelques
mots de salut2•.

Selon Ganshof, la Bible d'Alcuin a donc été offerte à Charlemagne


lorsqu'il a été couronné empereur à Noël de l'an 8oo. Dom Fischer
pense plutôt que la Bible a dû être présentée à Aix-la-Chapelle l'année
suivante, et qu'elle était différente de celle dont parle la lettre à Gisèle26 •
Outre ces deux Bibles, Alcuin a supervisé la production d'au moins
quatre autres Bibles pendant qu'il était abbé à Saint-Martin. Dans ses
poèmes d'introduction, Alcuin mentionne que l'une d'elles a été faite
pour Gerfrid de Laon, et une autre pour A va. Mais aucun des manuscrits
survivants du temps d'Alcuin n'est identifiable à l'une de ces quatre
Bibles 26 •
Attestée par les documents, la production de six Bibles complètes
est une véritable prouesse. Il est dommage que seule la Bible de Saint-

:z:z. Alcuin aurait commencé à réviser la Bible en 797, selon GANSHOF [36], qui s'appuie
sur la lettre d'Alcuin réclamant des livres de YORK (MGH, Epist., IV, n° 12.1, pp. 176-177).
FISCHER [35], p. 172., note que rien n'autorise à relier cette lettre avec la Bible.
2.3. Lettre 195 (MGH, Epist., IV, 32.3).
2.4. Lettre :z6:z (op. dt., p. 42.0).
2.5. GANSHOF [36), p. 14 et [37), p. 278; FISCHER [35), pp. 16I-I63.
:z6. MGH, PLAC, 1, n°" 65-69, pp. 2.83-2.92; FISCHER [35), p. 162.
6z Le Livre

Gall 75 ait survécu dans sa totalité, car c'est loin d'être un très beau
manuscrit. Du point de vue de l'orthographe, elle est médiocre, et elle
n'a pas les décorations splendides et la mise en pages minutieuse qui
caractériseront les autres Bibles dites d'Alcuin. Les manuscrits d' Ada
et les Bibles produites par Théodulf, contemporain d'Alcuin, sont des
réussites beaucoup plus impressionnantes, des points de vue artistique
et calligraphique. Il est donc très peu probable que le manuscrit de Saint-
Gall soit la Bible qui a été réellement offerte à Charlemagne27 •
A propos des manuscrits produits à Tours du vivant d'Alcuin et
de ses successeurs Frédegise (807~834), Adalhard (834-843) et Vivien
(844-851), il nous faut encore répondre à deux questions 28 • La Bible
d'Alcuin a-t-elle été réalisée à la demande de Charlemagne pour servir
de modèle officiel pour le royaume ? Aucune preuve ne nous permet de
tirer cette conclusion. Au contraire, la Bible d'Alcuin n'était qu'une
bible parmi un certain nombre d'autres produites« pour>> Charlemagne,
et sa popularité et son influence sont postérieures à la mort et d'Alcuin
et de Charlemagne29.
Deuxièmement, que voulait dire Alcuin lorsqu'il disait être occupé
in emendatione veteris novique testamenti? Au dire de certains, Alcuin recher-
chait les meilleurs manuscrits possibles. En 797, il fit venir des livres
de Northumbrie; on a présumé que parmi ceux-ci se trouvait une Bible,
et qu'ainsi Alcuin connaissait déjà les conclusions de certains spécialistes
modernes de la Bible, c'est-à-dire que le texte de Northumbrie, descen-
dant du texte Amiatinus, est l'un de nos meilleurs témoins du texte de
saint Jérôme. Rien cependant ne prouve qu'Alcuin aurait reçu une Bible
parmi ces livres30• Dom Quentin a prétendu que pour l'Octateuque,
Alcuin s'était inspiré de l' Amiatinus; selon Berger, Wordsworth et
White, son Nouveau Testament descendrait des manuscrits northum-
briens et anglo-saxons sous influence irlandaise. Or il s'avère qu'en
général Alcuin a utilisé sans discernement les manuscrits existants dans
le nord de la France à son époque. Le crédit des manuscrits northum-
briens et de l' Amiatinus en particulier est dû très vraisemblablement à
leur influence sur des manuscrits qui circulaient en Gaule dès avant
l'époque d'Alcuin. Cette conclusion semble être valable en gros, mais
n'oublions pas qu'il faut, pour chaque livre ou groupe de livres bibliques,
déterminer quels en sont les ancêtres : ceci indépendamment des autres,
et qu'il s'agisse de la Bible d'Alcuin ou de toute autre Bible. Ainsi dans

27. RAND, (( A ptel.iminary Study••. )) (op. cit., n. 6), p. H7· a. FISCHER, Die Alkuin
Bibel, p. 8.
2.8. FISCHER, op. cil., pp. 13-14 et RAND, op. cit., pp. 32.7 et s. donnent la liste des manus-
crits.
29. FISCHER, op. cil., p. 19, et (34), p. 593•
30. GANsHoF [36], p. 15; GLUNZ [38], pp. 2.9-32. Voit FISCHER [35], p. 172. et [34],
p. 593·
Versions et révisions du texte biblique 63

les livres sapientiaux de la Bible d'Alcuin, l'influence des manuscrits


espagnols est-elle importanteSI.
Les intérêts d'Alcuin n'étaient pas ceux d'un spécialiste moderne
de la critique biblique, qui recherche les meilleurs manuscrits et en
compare les diverses lectures; sa tâche ne s'est pas résumée pour autant
à recopier la Bible en un seul volume. L'influence de sa Bible a été cru-
ciale, en ce sens qu'il a choisi de ne pas utiliser la Vetus Latina. Sa
Bible était une Vulgate, purifiée en partie des interpolations de la Vetus
Latina32 • Son choix du Psautier gallican a eu aussi de grandes consé-
quences pour l'histoire ultérieure de la Vulgate33 • Au-delà de ces déci-
sions d' « éditeur », la Bible d'Alcuin est le résultat d'une emendatio
médiévale classique, c'est-à-dire la rectification de la grammaire, la
suppression des erreurs et des barbarismes des scribes, et la correction
de l'orthographe34 • La correction de la Bible que décrit Cassiodore
dans ses Institutiones est de ce type35• Le texte d'Alcuin a été légèrement
révisé par ses successeurs à Tours, mais dans l'ensemble, il n'a pas changé36 •
L'influence qu'a eue cette Bible après Alcuin tient largement à
l'importance de Tours comme centre de production de manuscrits.
Des Bibles produites à Tours avant la mort de Vivien en 8p, il reste
dix exemplaires complets37 • La commodité de leur présentation explique
aussi leur vogue : ces Bibles de Tours se ressemblent étonnamment.
Elles comprennent de 420 à 450 folios, d'environ 50 cm sur 35 à 39 cm,
et sont écrites sur deux colonnes de 50 à 52 lignes38 • La plupart d'entre
elles contiennent les prologues en vers composés par Alcuin, et les
livres de la Bible sont disposés dans le même ordre39 • Dès l'époque
de Frédegise, ces manuscrits sont magnifiquement écrits, en minuscules
bien tracées, et différentes couleurs et types de capitales délimitent la
structure du texte40• D'un point de vue artistique, ces Bibles sont impor-
tantes, car, pour la première fois en Occident, on a essayé d'y résoudre
le problème de l'illustration de la Bible comme un tout. Certes on avait
déjà illustré des manuscrits bibliques. Les Evangiles, par exemple,
contenaient ordinairement des portraits des quatre évangélistes. Le
Codex Amiatinus présente quelques rares illustrations, notamment un
portrait du scribe Esdras (f. v ro), une image du tabernacle (f. 3 ro-4 r 0 )
et une Majestas Do mini (f. 796 v 0 ). A Tours, sous la direction d'Adalhard

31. QuENTIN [43], pp. 28o-286 et BERGER (29], pp. 197-20~; FISCHER (3~], pp. 172-I74.
32. FISCHER, op. cil., p. 174•
33· ID. [34], p. ~88.
34· ID. [34], pp. 592-593 et [35], P· 174.
3~· LoEWB, dans [~],pp. 137 et u6.
36. FISCHER [35], pp. 17I-172.
37· Cf. n. 28.
38. LOEWE, op. cit., pp. I37-I38·
39· QUENTIN [43], pp. 286-287; BERGER [29], p. 332; MGH, PLAC, 1, pp. 287 et s.;
Biblia Sacra (cit. n. 4), 1, pp. 44 et s.
40. LOEWE, op. cit., p. 138; FISCHER, Die Alkuin Bibel, pp. I5-16.
64 Le Uvre

et de Vivien, un programme plus complet se développe. La première


Bible de Charles le Chauve, faite à Tours entre 845 et 8p, probablement
en 845-846, offre des illustrations pour la Genèse, l'Exode et l'Apoca-
lypse, une Majestas Domini qui précède le Nouveau Testament, ainsi
que Jérôme préparant la Vulgate, David composant les Psaumes, la
conversion de saint Paul, et un portrait de dédicace41•
A la différence de la Bible d'Alcuin, la Bible produite par Théodulf
était un véritable effort d'érudit. Théodulf, né vers 76o dans le nord de
l'Espagne, se réfugia en France pour échapper à l'invasion maure.
Nommé abbé de Fleury et de Saint-Aignan, il devint évêque d'Orléans
entre 781 et 794· Après la mort de Charlemagne, accusé de conspirer
contre Louis le Pieux, il fut déposé et emprisonné (8 I 8), pour être
relâché avant sa mort en 82.1.
Théodulf révisa sa Bible à peu près en même temps qu'Alcuin.
Il a dû finir avant d'être emprisonné en 818, et sans doute a-t-il commencé
à y travailler à Fleury. Comme il a utilisé la Bible d'Alcuin dans une
étape au moins de sa révision, il devait être à l'œuvre dans les années qui
ont suivi 8oo-8oi, date à laquelle la Bible d'Alcuin était achevée42 •
Les manuscrits des Bibles de Théodulf portent les traces d'une série
de révisions. Théodulf cite de façon singulière les leçons différentes
dans les marges. Dans le manuscrit de Paris, BN lat. 938o, les leçons
du Codex Toletanus sont signalées par un « s » ( = spanus), celles de la
Bible d'Alcuin par un « a » ( = albinus) et les autres tout simplement par
« al » ( = alia). Il a ensuite étendu ce catalogue des variantes pour y
inclure une comparaison avec le texte hébreu. Théodulf adoptait donc
une attitude plus critique que ses contemporains vis-à-vis de son texte,
mais il n'en a pas résulté une meilleure qualité de son texte. Les der-
nières phases de son travail dénotent une tendance à incorporer autant
de variantes que possible. Ses méthodes étaient certainement celles
d'un érudit, mais il n'avait pas le sens critique qui aurait pu le conduire
à trancher parmi les variantes 43• On a prétendu que Théodulf utilisait
surtout des manuscrits espagnols. Cette influence espagnole apparaît
dans certains livres de sa Bible, et même dans certaines caractéristiques
externes, comme les arcs en fer à cheval des tables de canons, et
l'ordre des livres bibliques (qui suit celui d'Isidore); en général l'in-
fluence italienne, manifeste dans le texte, est beaucoup plus forte 44 •

4I. KEssLER, op. cit., n. I9, pp. 4-6.


42. LoEWE, op. cil., p. u6; FISCHER [35], pp. 175-I76 et I82. Sur la Bible de Théodulf
en général, voir l'étude pionnière deL. DELISLE, «Les Bibles de Théodulphe »,dans BEC,
40, I879. pp. 5-47·
43· FISCHER [35], pp. I78-I79; E. POWER, dans Biblica, J, 1924, pp. 2B et s.; LoEWE, op.
cil., p. JZ8.
44· H.F. D. SPARKS, «The Latin Bible», dans The Bible in ils ancien/ and english 11er.rions,
éd. H. W. ROBINSON, Oxford, I940, p. II9; BERGER [29], pp. 145-I76; QUENTIN [43],
pp. 257-258; FISCHER [34], p. 595 et [35], pp. J78-I82.
Versions et révisions du texte biblique 65

L'approche érudite de Théodulf est aussi évidente dans le contenu


de sa Bible. Il rejette les apocryphes, me et JVe Livres d'Esdras,
Ille Epître aux Corinthiens et l'Epître aux Laodiciens. Il choisit pour
le psautier la traduction de l'hébreu par Jérôme46• Et il ajoute à la fin
de sa Bible plusieurs textes savants. Dom Fischer avait tout à fait raison
de qualifier la Bible de Théodulf d' « ouvrage de référence, commode
et scientifique >>46 •
Les Bibles de Théodulf se présentent sous un format beaucoup
plus petit que les pandectes produits à Tours. Le BN lat. 9380 mesure
3z X z3 cm et est écrit en caractères très petits et très nets, en deux
colonnes de soixante-deux lignes. Il est possible que Théodulf se soit
inspiré pour ce format de manuscrits espagnols (le Codex Cavcnsis par
exemple mesure 3z X z6 cm), ou des pandectes écrits d'une main très
fine (pandectes minutiore manu) de Cassiodore47 • Ses manuscrits sont des
produits finis, bien orthographiés, de remarquables réalisations sur les
plans calligraphique et artistique. Leur influence ultérieure a cependant
été bien moindre que celle de la Bible d' Alcuin48 •
Que Charlemagne ait ou non voulu faire d'une seule Bible la Bible
officielle de l'Empire, la période carolingienne marque une étape impor-
tante dans l'histoire de la Vulgate médiévale. La Bible d'Alcuin n'est
qu'un effort indépendant parmi beaucoup d'autres, tout aussi indépen-
dants, qui visaient à la production d'une meilleure Bible. C'est la stabi-
lité politique de l'Empire qui permit ces efforts, et le fait aussi que
Charlemagne avait compris que pour établir une Eglise bien ordonnée,
essentielle à cette stabilité, il fallait d'abord un niveau minimal d'ins-
truction. Or cette stabilité a peu duré. L'histoire du texte de la Bible entre
le xe et le x1re siècle présente, on le verra, une multitude fangeuse de
problèmes jusqu'à présent non résolus, et il est donc difficile de mesurer
tout l'impact des textes carolingiens. Néanmoins, les Bibles carolin-
giennes, et celle d'Alcuin en particulier, ont offert aux siècles suivants
une palette de modèles. Elles ont été plutôt exploitées comme sources
pour l'amélioration du texte ou pour le choix des prologues mais elles
ont rarement été recopiées en entier. L'influence de ces Bibles se mesure
aussi à la domination désormais en Occident de la traduction de saint
Jérôme. Enfin elles ont aussi fourni à la postérité des modèles de la
Bible en tant qu'objet matériel : un format donné, un mode d'organi-
sation, de décoration ou d'illustration bien précis.

45· In. [35], p. 178. Voir aussi H. de SAINTE-MARIE, Sançti Hieronymi Psalterium iuxta
Hebraeos, Rome, 1954·
46. FISCHER (34], pp. 593-594; QUENTIN [43], pp. 259-266.
47· QuENTIN [43], p. 250 et fig. 6, p. 252; FrscHBR [34], p. 594·
48. BERGER [29], pp. 177-184; FrsCHBR [35], pp. 182-183.
P. RICHÉ, G. LODIUCJION 3
66 Le Livre

il

L'histoire du texte biblique au rxe siècle a fait l'objet d'importantes


recherches, très éclairantes, à travers les documents et les manuscrits
conservés. En revanche, l'histoire de la Vulgate latine du xe au xne siècle
a été à peine ébauchée. Il s'agit pourtant d'une période importante
qui a vu nombre d'innovations en matière de format et d'illustration
de la Bible, aussi bien que plusieurs tentatives de correction du texte.
Il n'existe pas même un recensement des manuscrits existants, indis-
pensable à une géographie des centres où l'on produisait des manuscrits
de la Bible au fil du temps.
L'histoire de la Bible au cours de cette période est intimement liée
à l'histoire de chaque monastère important, mais en fait nous ne savons
rien sur les textes copiés dans les principales abbayes bénédictines, peu
de chose seulement sur la Bible cistercienne, et rien du texte utilisé et
diffusé par les autres « nouveaux ordres », comme les chanoines augus-
tiniens et les Prémontrés. Il s'agit d'une période de changements massifs
dans l'histoire de l'Eglise médiévale, mais l'influence d'un mouvement
aussi fondamental que la Réforme grégorienne sur la production et
l'utilisation de la Bible, ainsi que sur le texte biblique, a tout juste été
reconnue, et jamais à fond examinée.
Un vaste champ est ouvert encore pour l'histoire du texte de la
Bible pendant cette période. Ce qu'on en a dit repose en général sur
une extrapolation rétroactive, à partir du texte du XIIIe siècle, un texte
dont l'histoire est elle-même incomplète49•
Dans son Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du Moyen
Age, Samuel Berger se penchait surtout sur la période d'avant le
xe siècle. Il avait une connaissance très profonde des manuscrits médié-
vaux de la Bible, et donc ses conclusions sur l'histoire ultérieure du
texte méritent l'attention. Mais il ne les a pas étayées de preuves con-
vaincantes. Pour Berger, la période du xe au xrne siècle a été une ère
de grande perturbation dans l'histoire de la Vulgate: les textes y étaient
copiés sans uniformité, et s'éloignaient ainsi de plus en plus du texte
de saint Jérôme60• Le texte qui circulait en France au xne siècle était
à ses yeux une version corrompue de la Bible d'Alcuin. Présumer que
toutes les Bibles produites après le rxe siècle sont de mauvaises versions
des textes carolingiens, représente une simplification d'un problème
49· ll n'existe pas d'histoire générale du texte de la Vulgate pour la période qui va du x•
au xu• siècle, en dehors de GLUNZ [38] et des sections appropriées de QUENTIN (43] discutées
ci-dessous. Les exposés sur la Bible du xur• siècle se bornent souvent à opposer l' « ordre »
présenté par le XIII• siècle au chaos des siècles précédents. Pour la Bible du XIII• siècle, voir
infra.
50. BERGER (29], p. 329.
Versions et révisions du texte biblique 67

complexe; et c'est pourtant là une théorie généralement acceptée61•


Le seul ouvrage important à se pencher sur l'histoire du texte
après le IXe siècle est l'History of the Vulgate in England, publiée en 1933
par H. H. Glunz. En bref, Glunz y soutient qu'à partir de l'époque
d'Alcuin se développe, et cela spécialement dans les centres d'exégèse
non monastiques, une croyance selon laquelle le texte biblique contient
intégralement la vérité que l'Eglise a le devoir de communiquer au
croyant comme étant la doctrine. Cette vérité qui est contenue dans la
Bible ne peut cependant être connue qu'à la lumière de l'exégèse patris-
tique. Cette croyance, moulée dans le climat de scolastique naissant
alors dans les écoles, et influencée par la force du réalisme logique,
engendre un nouveau texte biblique. Les types de texte qui circulaient
jusqu'à la révision d'Alcuin et même à son époque, ainsi que quelques
types ultérieurs produits dans les centres conservateurs jusqu'au
xxe siècle, descendent en droite ligne de la Vulgate de saint Jérôme;
et les variantes familiales qu'ils présentent ne sont dues qu'à d'inévi-
tables erreurs de scribes et à des contaminations du latin ancien. En
revanche, les textes bibliques produits par la suite sont le résultat de
l'introduction délibérée de leçons conformes à l'exégèse patristique,
sans laquelle les contemporains considèrent la Bible comme incomplète.
GlWlZ fait remonter cette évolution du texte à une date très ancienne,
en trouvant quelques leçons qui, à son avis, sont dues à l'influence de
l'exégèse patristique dès le début du IXe siècle. Au cours des siècles
suivants, un nombre croissant de leçons de ce type ont été adoptées,
se standardisant progressivement avec l'émergence au xue siècle d'un
commentaire formalisé, la Glossa Ordinaria, et finissent par se trouver
à la base de la« Bible de Paris» au xuxe siècle69•
L'étude de Glunz n'a malheureusement suscité aucune autre recherche
d'ensemble. Plusieurs points dans son argumentation assez complexe
ont été discrédités, en particulier ses déclarations sur le texte d'Alcuin
et sur l'histoire de la Glossa Ordinaria au xue siècle; et un destin curieux
fait que les travaux de Glunz ont été ou bien ignorés, ou bien acceptés
sans réserve63• Deux réactions mal appropriées, car à tout le moins les
conclusions de GlWlZ doivent être mises à l'épreuve. Et comme ses
collations de textes se sont limitées à des manuscrits anglais et aux
Evangiles, il faut étendre l'enquête aux manuscrits continentaux et à
toute la Bible.

p. In., La Biblefrt111fais8 au Mqym Age, Paris, 1884, p. xp; cf. Frederick KENYON, Our
Bible and the antimt m-.rtript.t, Londres, 19394 , p. 190.
sz. GLUNZ [58), pp. 97-z58 en particulier; il voit dans le manuscrit de Londres, BL,
Egerton, 609 un témoin de l'influence patristique (p. 90).
53· a. supra, n. 30, et infra, pp. 81-BZ. Une lecture attentive de l'article de LoEWE,
dans [s ], révèle qu'il adoptait bien des idées de Glunz. li n'existe aucune appréciation critique
de l'ensemble du travail de Glunz.
68 Le Livre

Mais il a bien vu qu'on ne peut assinùler le texte de la Bible après le


1xe siècle à une mauvaise version de textes du rxe. Bien que les expli-
cations de GlWlZ au sujet de l'apparition de nouvelles leçons doivent
être testées encore, ses comparaisons sont intéressantes; et cela d'autant
plus que Denifle, dans son étude des « correctoires » ( correctoria) du
xme siècle, publiée en x888, a trouvé dans la Bible d'Etienne Harding,
du début du xne siècle, des leçons qui réapparaissent dans le texte
du xme54•
La seule autre étude pertinente est le Mémoire sur l'établissement
du texte de la Vulgate, de Dom Quentin. Il y analyse trois fanùlles de
manuscrits, représentées surtout du xe au xne siècle55• La famille espa-
gnole, ou plutôt, puisqu'on peut y distinguer plusieurs groupes, les
fanùlles espagnoles, ont été étudiées en long et en large dans les tenta-
tives visant à établir le texte véritable de saint Jérôme. Ces manuscrits
sont liés, de par leur texte, à une période bien plus ancienne; l'isolement
géographlque et politique de l'Espagne contribuait à la survie de types
de textes qu'on peut faire remonter à la recension du ve siècle, associée
au nom de « Peregrinus » et à la révision effectuée par Isidore à la fin
du vre et au début du vrxe siècle56. De ce fait, on a prêté attention à
leur texte seul, au détriment des conditions réelles dans lesquelles ils
ont été produits et utilisés.
Il y a la famille des manuscrits du sud de l'Italie, dite « groupe
cassinien », parce que la majorité de ses manuscrits se trouvent aujour-
d'hui dans la bibliothèque de l'abbaye du Mont-Cassin. Elle est reliée,
du point de vue du texte, et surtout dans l'Octateuque, à un manuscrit
espagnol du Ixe siècle (Cavensis), ainsi qu'à d'autres manuscrits d'origine
italienne. Les manuscrits de ce groupe, dont la majorité remonte aux xe
et xxe siècles, sont de grands livres, écrits en écriture bénéventaine et ne
contenant chacun qu'une partie de la Bible67 • Dans une discussion
d'ensemble sur l'hlstoire de la Vulgate, on a tendance par commodité
à se concentrer sur les principaux manuscrits contenant la Bible au
complet en un seul ou en plusieurs volumes; cependant ce groupe
nous rappelle que, bien plus souvent que la Bible complète, on copiait
des parties de la Bible selon les besoins des commanditaires, et cda
surtout avant le XIIIe siècle. Les rassemblements naturels de Livres

54· DENIFLE (31], pp. 269-2.70.


55· QUENTIN (43], pp. 2.98-384.
56. a. D. de BRUYNE, ((Etude sur les origines de la Vulgate en Espagne», dans RB, JI,
1914-1919, pp. 373 et s.; T. MARAZUELA Aroso, La Biblia tlisigofiça tk San Isithro tk Leon;
ç~ntribu&ion al estudio tk la Vu/gala en Espafla, Madrid, 1965; B. FISCHER,« Algunas observa-
Clones sobre el Cotkx Gothims de la R. C. de S. Isidoro en Leon y sobre la tradici6n espaiiola
de la Vulgata», dans Arçhivos Leonenses, r J, 1961-1962., pp. 1-47; LoEWE, dans [5], pp. 12.o-12.5.
57· QUENTIN [43], pp. 353-36o; Biblia Saçra (op. rit., n. 4), t. 12., 1964, pp. XVIII et 13,
1969, p. xv; E. A. LoEWE, The beneventan smpt, Oxford, 1914· D. Maurus !NGUANEZ, Codimm
Cassinensium manusçriplorum çatalogus, t. 3, z, Monte-Cassino, 1941.
Versions et révisions du texte biblique 69

bibliques comme l'Octateuque, les Prophètes ou les Evangiles, étaient


copiés de conservess.
La famille que Dom Quentin nomme le « groupe italien » revêt
une importance particulière pour l'histoire de la Vulgate post-carolin-
gienne. En effet, ces manuscrits forment un groupe très étendu et très
homogène dans son apparence extérieure, un groupe remontant à la
fin du xie et au début du xne siècle et provenant des environs de Rome;
ils donnent l'exemple d'une nouvelle présentation matérielle de la
Bible médiévale. Etant donné que ce groupe est représenté par un très
grand nombre de manuscrits toujours existants, l'examen de Quentin
fondé sur sept de ces Bibles n'était pas définitif. Cependant le texte de
ces manuscrits découle en général de la Bible d'Alcuin, et l'influence
des manuscrits espagnols et de la Bible de Théodulf y est sensible. Les
premiers manuscrits contiennent le Psautier dit « romain >>, une version
antérieure aux révisions de saint Jérôme59•
Les caractéristiques les plus frappantes de ces Bibles, connues surtout
sous le nom de Bibles « atlantiques », ou Bibles « géantes italiennes »,
sont leur grand format et leur homogénéité d'aspect. En général, leur
format varie entre 55 et 6o cm pour la hauteur et 36 à 40 cm pour la
largeur. Leur uniformité est bien illustrée par trois des manuscrits
décrits par Dom Quentin, datant du xie siècle et contenant tous la
Bible complète en un seul volume, actuellement conservés au Vatican.
Le manuscrit Barberini lat. 587 mesure 55 X 38; il a 394 feuillets, écrits
en deux colonnes de 55 lignes. Le manuscrit Vat. lat. 10510 mesure
55 X 38 cm, a 376 ff., et chaque page est écrite sur deux colonnes, de
64 lignes dans l'Ancien Testament, et de 57 dans le Nouveau. Le manus-
crit Vat. lat. 10511 mesure 55X38 cm, et se compose de 353 ff., sur
deux colonnes de 55 lignes. Ils se ressemblent aussi par leur mise en
page, leur écriture, et en général par le type de décoration et d'illus-
tration qu'ils contiennent:6°. Cependant le volume unique de ces Bibles
n'est pas la caractéristique du groupe; en effet, un bon nombre d'entre
elles sont copiées en deux ou trois volumes.
Les caractéristiques matérielles des Bibles« atlantiques», leur grand
format, leur présentation en plusieurs volumes, définissent la nouvelle
Bible monastique. On ne trouve pas ce type de Bible qu'en Italie. Le
plus ancien exemple semble en être la grande Bible qui a été copiée et
illustrée à Saint-Vaast dans la première moitié du xie siècle (actuelle-

58. LoEWE, dans [5], p. 109.


59· QUENTIN [43], pp. 361-384; GRIBOMONT, op. dt., n. 4, pp. 373-375; E. B. GARRISON,
« Notes on the History of certain twelfth-century italian Manuscripts of importance for the
History of painting », dans La Bib/iofilia, 14, 195 z, pp. 1 -34; puis du même, les Sluilù.r in the
Hi.ftory of medina/ italian Painting, 1-IV, Florence, 1953-1960; Mo.rtra Storita Naziona/e della
Miniatura, Palazio di Venezia, Roma, Cata/ogo, Florence, 1954. n 08 II7-128.
Go.a. Mo.rtra, op. cil., n. 59. n°8 II7-128; BERGER [29]. p. 141; QUENTIN [43]. pp. 364-
366, 384 et fig. 48-56.
70 Le Livre

ment ms. 559 de la Bibliothèque municipale d'Arras). Elle est décorée


d'un bon nombre d'illustrations à pleine page, qui sont placées au seuil
de certains livres bibliques. Bien que la majorité de ces illustrations
soit de nature ornementale, le troisième livre des Rois et le livre d'Esther
sont illustrés par des scènes narratives. Cette Bible peut être considérée
tant comme le prolongement que comme l'affinage de la Bible carolin-
gienne illustrée, le représentant d'une tradition qui s'est éteinte pen-
dant le xe siècle. A la fin du XIe siècle, des Bibles analogues aux Bibles
géantes italiennes étaient produites en Allemagne, en France, en Angle-
terre aussi bien qu'en Italie. Il est possible que, mis à part le manuscrit
de Saint-Vaast, les Bibles italiennes soient les exemples les plus anciens
de ce type; toutefois, un groupe de manuscrits, actuellement à la Biblio-
thèque municipale de Reims et qui viendrait de Saint-Rémi, a précédé
peut-être les plus vieux de ces manuscrits italiens illustrés61•
Au XIIe siècle, l'Angleterre a produit un certain nombre de magni-
fiques exemples de la nouvelle Bible monastique. Et, parce qu'on les a
étudiés beaucoup plus attentivement que leurs homologues de France
et d'ailleurs de l'Europe, on ne pense guère qu'à l'Angleterre quand on
mentionne ce type de Bible62• Par le nombre, les Bibles anglaises de
qualité produites au xue siècle dépassent très largement celles du xxe qui
ont survécu jusqu'à nous. La fameuse Bible de Guillaume de Saint-
Carilef, encore conservée à Durham, et celle de Gondulphe, copiée
peut-être à Rochester, sont pratiquement les seuls manuscrits anglais
de grand format produits par le xxe siècle qui contiennent la Bible
complète. On n'a jamais examiné de façon satisfaisante l'important
problème de la source du texte rapporté par ces manuscrits ou par ceux
du xue siècle63.
A première vue, ce qui caractérise surtout ces livres, ce sont d'abord
leurs grandes dimensions : leur format varie entre les 5So X 400 mm
environ de la grande Bible de Winchester (vers 11 50-1t8o)etles 370 x 265
d'une Bible produite vers 1 130 pour le Prieuré de la cathédrale de
Rochester64. C'est aussi leur rédaction en plus d'un volume. Contraire-
ment aux « pandectes >> turoniens, qui étaient vraiment de grands livres,
on est frappé en ouvrant une Bible monastique du xue siècle par la

61. P. H. BRmGBR, «Bible illustration and Gregorian Refonn », dans Studies in Church
History,2, 1965, pp. 155 et s.; manuscrits Reims, BM 16-18 et 2o-z3.
62. Pour les travaux sur les Bibles anglaises du xu8 siècle, voir les références de
C. F. KAUFMANN, Romanesql/8 Manus&ripts, ro66-II90, Londres, 1975, n°" 13, 45, 56, 59, 69,
70, 82-84.
63. GLUNZ [38], pp. 182, 191-192; manuscrits Durham, A.ll.4 et San Marino, Calif.,
Huntington Libr. HM 62. La seule étude sur le texte de ces livres est celle de GLUNZ, pp. 1 53-
196.
64. Winchester, Cathedral Libr.: KAUFMANN, op. til., n. 62, n° 83, pp. 108-III. Bible de
Rochester : aujourd'hui manuscrits Londres, BL Royal 1. C. VIT et Baltimore, Walters Art
Gallery, 18; cf. KAUFMANN, n° 45, p. 81.
Versions et révisions du texte biblique 71

profusion de ses décorations et par son caractère aéré. Par exemple,


la Bible de Bury (fabriquée entre 113~ environ et 1138-1141) mesure
514 par 355 mm, et le scribe a utilisé pour l'écrire une grande minuscule
du xue siècle, disposant le texte en deux colonnes de 42. lignes seulement.
Il n'a fait aucun effort pour économiser l'espace lors de la rédaction de
l'ouvrage. L'écriture, ample, donne aussi à croire que cette Bible était
surtout utilisée comme livre liturgique ou pour la lecture au réfectoire
pendant les repas. Au xve siècle, la liste des bienfaiteurs de Bury Saint-
Edmunds catalogue ce manuscrit sous le nom de « magna bibliotheca
refectorü »65. Plus tard au cours du xue siècle, la Vie de saint Hugues
parle d'une Bible réalisée par les moines de Saint-Swithun de Win-
chester, que le roi voulait offrir au saint, alors prieur de Witham. On y
décrit cette Bible comme un ouvrage d'un travail exquis, « qui devait
être utilisé pour la lecture pendant les repas »66.
L'utilisation de ces Bibles monastiques du xue siècle comme livres
de cérémonie et leur importance en tant que symboles de leur monastère
sont attestées non seulement par leur grand format et par leur écriture,
mais aussi par la grande quantité d'illustrations qu'elles comportent.
Les Bibles du palais de Lambeth et de Bury contiennent des miniatures
ainsi que de nombreuses initiales décoratives et historiées. La Bible de
Bury est intéressante, parce qu'une inscription dans les Gesta Sacristarum
monasterii s. Edmundi signale le nom de l'artiste, « maître Hugues ».
Qu'on ait utilisé le titre de« maitre», le fait aussi que la Bible ait été
payée, a conduit les historiens d'art à soutenir que Hugues n'était
vraisemblablement pas un moine de Saint-Edmunds, mais plutôt un
artiste laïque qui travaillait pour le monastère67 • La Bible du palais de
Lambeth, qui a probablement été faite vers le milieu du siècle pour
l'abbaye de Saint-Augustin de Canterbury, est parente par son style
de celle de Bury, mais n'est pas du même artiste. L'artiste de la Bible
de Lambeth a aussi travaillé sur le continent, et peut-être était-il lui
aussi un artiste laïque itinérant;68. Ces Bibles sont encore, dans une
certaine mesure, des produits traditionnels des scriptoria monastiques
où elles ont été écrites et décorées; cependant, parce qu'elles sont
l'œuvre d'artistes séculiers, elles anticipent les pratiques du xrue siècle
et la production de livres hors des monastères.
Les Bibles monastiques de la fin du xre siècle et du xue siècle ont
été étudiées en tant que monuments de l'histoire de l'art. En revanche

65. C. M. KAUFMANN, «The Bury Bible», dans Journal of Jhe Warburg antl CourJauld InsJ.,
Jfl, 1966, pp. 61 et 6z-63; Regi.rJrum Coquinariae : Douai, BM 553, f. 48.
66. W. ÜAKESHOTr, The ArJi.rJs of Jhe Winche.rJer Bible, Londres, 1945, p. 2; The Life of
Hugh of Lincoln, ed. D. L. Doum etH. FARMER, 1961, t. I, pp. 85-87.
67. KAuFMANN, op. ciJ., pp. 6o-81; Memorial.r of SJ. Edmund'.r Abb~, ed. T. ARNOLD
(Rolls Series), 189o-1896, t. II, p. z9o.
68. C. R. DoDWELL, The GreaJ Lambeth Bible, Londres, 1959, pp. 8 et 16-18. Sur les Bibles
de Bury et de Lambeth Pal., voir KAuFMANN, op. ciJ., n. 62, nos 56 et 70.
7z Le Livre

leur texte n'a jamais été convenablement examiné. Il est pourtant néces-
saire, pour corriger le tableau de cette époque, de se pencher réellement
sur le texte, en utilisant des collations aussi complètes que possible.
Les caractéristiques matérielles des manuscrits, l'agencement extérieur
des livres bibliques et les éléments non bibliques s'y trouvant, ne peu-
vent suppléer à l'étude du texte lui-même, mais peuvent nous aider à
comprendre ce texte. On l'a vu, l'écriture, le format et les illustrations
sont des guides importants pour dater et localiser la production des
manuscrits; ils peuvent également nous aider à ancrer solidement le
tene dans le milieu historique où il a été produit. Par ces caractéris-
tiques matérielles de la Bible, on peut donc espérer une compréhension
plus satisfaisante des changements apportés au texte.
Selon Glunz, le texte biblique postérieur au rxe siècle avait été
volontairement modifié, afin de le rendre conforme à l'exégèse patris-
tique. On lit en effet dans les sources écrites de la période qu'on s'est
penché sur le texte de la Bible et qu'on a même tenté de l'améliorer.
On n'a pu rattacher ces indications vagues à des manuscrits bien définis
de la Bible; elles peuvent n'être, admettons-le, que des témoignages
conventionnels de l'approbation et de l'admiration que porte un écrivain
à un homme respecté.
Au xe siècle, on nous dit que saint Dunstan, archevêque de Cantor-
béry de 959 à 988, aurait assidûment corrigé des « livres fautifs» (men-
dosos libros) : ce qui pourrait signifier, par extrapolation, qu'il a corrigé
des manuscrits de la Bible. Sigebert de Gembloux signale qu'Olpert,
abbé de Gembloux (t 1048), a favorisé la copie minutieuse de la Bible,
et notamment qu'il possédait une Bible complète en un seul volume :
Tel un nouveau Philadelphe, il se prit de passion pour la fabrication d'une
bible plénière, et transcrivit l'Ancien et le Nouveau Testament en un volume.
En outre il accumula plus de cent volumes d'Ecriture sainte ...

Selon le même Sigebert, Francon, écolâtre de Liège, a étudié et


copié la Bible. Et Pierre Damien (Ioo7-107Z) écrit de lui-même :
J'ai pris soin de corriger pour vous la Bible, un volume contenant tout
l'Ancien et le Nouveau Testament : rapidement toutefois, et donc sans rigueur.

Milon Crispin, dans sa vie de Lanfranc, archevêque de Canterbury


de 1070 à 1089, expose que Lanfranc fit de même :
Et parce que les Ecritures étaient corrompues à l'excès par la faute des
scribes, il veilla à corriger selon la foi orthodoxe tous les livres de l'Ancien
et du Nouveau Testament ainsi que les œuvres des saints Pères89 •

69. Memorialsof SI. D1111.ttan, ed. W. STUBBS (Rolls Series), Londres, 1874, p. 49; SIGEBERT,
Gesta abb. gemblac. (PL, 16o, 625); Liber de script. eccl. (PL, 16o, 585); Pierre DAMIEN,
De ordine eremilarum ... Fontis hel/ani (PL, 145, 334); Milon CRISPIN, Vila beati Lanjran&i
(PL, 150, 55).
Versions et révisions du texte biblique 73

Lanfranc était un érudit biblique de taille. On l'admirait de son vivant


pour son enseignement, et il a composé des commentaires sur les
Psaumes et sur les Epîtres pauliniennes. Ses corrections des Pères de
l'Eglise, dont parle Milon, nous sont parvenues sous forme de copies
des manuscrits originaux. Mais il est plus difficile de trouver une preuve
que Lanfranc a corrigé la Bible70• Selon Glunz, Lanfranc aurait introduit
en Angleterre un texte de la Vulgate, caractérisé par des leçons choisies
en concordance avec l'exégèse patristique, ce qui aurait été alors cou-
rant sur le continent. Or le texte qui, selon lui, aurait circulé en France
avant d'être introduit en Angleterre par Lanfranc n'est jamais clairement
identifié. A ce point précis de sa démonstration, Glunz se fonde sur une
discussion des tendances de l'exégèse biblique, au lieu de rechercher des
manuscrits de ce texte. Les deux manuscrits anglais que Glunz cite
comme exemples du texte de Lanfranc sont peut-être apparentés aux
commentaires de l'archevêque, mais on ne peut les utiliser comme
preuves convaincantes d'une réelle révision de la Bible. Il faut insister
sur cette faiblesse bien précise des théories de Glunz, car son examen
du texte des grandes Bibles anglaises du xue siècle découle directement
de sa discussion du texte de Lanfranc71• La révision de la Bible par
Lanfranc n'a toujours pas été prouvée; ceci étant, un tel travail serait
conforme à ses activités bien connues d'érudit biblique et à ses correc-
tions sur les Pères de l'Eglise.
Contrairement au flou de ces rumeurs de révisions faites sur la
Bible, le manuscrit de la Bible corrigée par Etienne Harding, abbé de
Cîteaux de 1109 à II33, est bien tangible et a survécu jusqu'à nous
(Bibliothèque municipale de Dijon, mss 12-15). Cette Bible est un remar-
quable monument de calligraphie et d'enluminure. Bien que les quatre
volumes varient légèrement en dimension (les deux premiers mesurent
474X 326 mm, le troisième 425 X 300 et le dernier 442 X 325), et que le
style artistique et graphique des deux derniers volumes soit incontes-
tablement différent de celui des deux premiers, il n'y a aucune raison de
douter que ces quatre manuscrits constituent la Bible originale d'Etienne72 •
On lit en fin du deuxième volume une explication remarquablement

70. M. GmsoN, Lanfrafl& of Beç, Oxford, 1978, pp. 39·41 et so-61; ID., « Lanfranc's
Commentary on the Pauline Epistles », dans JThS, New Series 22, 1971, pp. 86-ra;
ID.,« Lanfranc's Notes on patristic texts », dans ]ThS, New Series 22, 1971, pp. 435-450;
GLUNZ [38], pp. XVII-XVIII et rsB-196, prétend que Lanfranc a bien corrigé la Bible; GmsoN,
LanjraM, p. 241, semble le nier, mais voir ses remarques sur le sujet pp. 39-40.
71. GLUNZ [38], pp. Ij8-196. Glunz cite en exemple les manuscrits Oxford, Wadbam
College A. 10.22 et Londres, BL Royal r.B.XI.
72. Voir J.-P.-P. MARTIN [4o]; P. T. HüMPFNER, «Die Bibel des hl. Stephan Harding»,
dans Cisterfienser-Chronile, 29, 1917, pp. 73 et s.; K. LANG, Die Bibe/ Stephan Harding.r: ein
Beitrag zur Textge.rçhiçhte der neuetestammt/khe Vu/gala, Bonn, 1939; Ch. ÛURSEL, La miniature
du XIIe .tiède à l'abbaye de Citeaux d'aprè.r le.r manu.rml.t de la Bibliothèque de Dijon, Dijon, 1926;
ID., Miniature.r fi.tlerçûnne.r (II09·IIJ4}, Mâcon, 196o.
74 Le Uvre

instructive sur la façon dont Etienne a établi son texte73• Lorsqu'il


recherchait parmi les manuscrits de la Bible le plus « véridique » (vera-
ciorem) qui lui servirait de modèle, il a découvert, dit-il, que tous les
manuscrits ne contenaient pas le même texte, et qu'en particulier l'un
d'eux était plus complet que les autres, pleniorem caeterus. Ce fut ce texte
qu'il copia. Il n'était pourtant pas satisfait des incohérences qu'il
avait découvertes, et puisqu'il ne lisait pas l'hébreu, il a demandé à
quelques juifs leur avis. Ils ont comparé son texte avec l'hébreu
original, et Etienne a supprimé de sa Bible tous les passages qu'ils
ne trouvaient pas dans leurs manuscrits. On voit encore aujourd'hui
les passages raturés dans les manuscrits de Dijon; ils sont particulière-
ment nombreux dans le Livre des Rois, qu'Etienne tient pour le plus
interpolé.
Les corrections apportées par Etienne à la Bible n'ont pas« amélioré>>
son texte dans le sens moderne du terme, étant donné qu'il ne cherchait
pas à rétablir le texte de saint Jérôme. Néanmoins son désir de retourner
à l'hébreu original est tout à fait dans la ligne du retour à la pureté de
la Règle de saint Benoît, dont les premiers cisterciens se voulaient les
promoteurs. Le texte qu'Etienne Harding a corrigé était très étroite-
ment parent de celui d'Alcuin, légèrement influencé par la Bible de
Théodulf, et comportait quelques leçons isolées portant la marque de
manuscrits italiens, anglo-saxons et irlandais 74•
La législation cistercienne stipule que les usages liturgiques et les
livres de toutes les maisons de l'Ordre doivent se conformer à ceux
de Oteaux. On dit souvent que la Bible d'Etienne Harding a été le
manuscrit de base ( exemplar) de toutes les Bibles cisterciennes, et
peut-être Etienne avait-il ce dessein. Mais personne n'a encore pu établir
que tel fut le cas. Karl Lang a étudié des Bibles cisterciennes du xme siècle
et a constaté que leur texte n'était pas apparenté à celui d'Etienne
Harding75•
Au milieu du xne siècle, un autre cistercien, Nicolas de Manjacoria,
cherchait aussi à corriger le texte de la Bible. Sa Bible ne nous est pas
parvenue, mais son travail sur le Psautier, le Libellus de corruptione et
co"eptione Psalmorum, dénote un sens critique plus développé. Comme
Etienne, il s'en prend à l'idée que le texte le plus complet serait nécessai-
rement le meilleur; mais il rejette le texte hébreu comme témoin utile
pour la Vulgate de saint Jérôme, ne le retenant que là où tous ses manus-
crits latins montrent des variantes. Le prologue à sa Bible corrigée subsiste

73· Dijon, BM 13, f. 150 v 0 : PL, r66, 1373-1376 et DENIPLE (31], pp. 2.67-2.68.
74· LANG, op. fit., pp. 33 et 53-54; LoEWE, dans [5], p. 144; DENIFLE [3 1], pp. 2.69, 475;
OuasEL, La minialur8••• , p. 2.2..
75· OuasEL, La miniature, p. 15; LoBWll, /. ç.; MARTIN [40], pp. n:~.-533; LANG, op. fit.,
pp. 34-35 et 39-43·
Versions et révisions du texte biblique 75

encore, et manifeste l'intérêt qu'il portait à la suppression des ajouts


et des interprétations erronées du texte76 •
Un bilan de l'histoire de la Vulgate du xe au xne siècle n'est pas
encore possible. Certaines familles de textes ont été identifiées. Les
groupes d'Espagne et d'Italie nous donnent l'exemple de la diffusion
de textes très conservateurs. Les influences des textes carolingiens et de la
Bible d'Alcuin en particulier sont indéniables, on les saisit à l'évidence
dans le texte des Bibles géantes italiennes. Cette période a également
été marquée par des innovations. La Bible monastique de la fin du xie
et du xne siècle ne se caractérise pas seulement par une persistance du
grand format des« pandectes» turoniens. Matériellement, elle représente
l'adaptation de la Bible à de nouveaux besoins, et il reste beaucoup à
faire pour mettre au clair l'usage de ces Bibles. D'un point de vue
textuel aussi, des indices laissent percevoir le dynamisme de cette période.
Quels étaient les types de texte en circulation ? A quel point la Bible
fut-elle amendée par le mélange de textes plus anciens, dans quelle
mesure de nouvelles leçons ont-elles été introduites? Cela, seule une
étude approfondie sur le texte du plus grand nombre possible de ces
Bibles pourra le déterminer. Les xe-xne siècles ayant été une période
de décentralisation intellectuelle, dépourvue des pôles constitués par
la cour impériale au xxe siècle, ou les grands centres urbains et les uni-
versités au XIIIe siècle, l'entreprise ne peut être qu'énorme. Peut-être
ne pourra-t-on jamais résumer le désordre et l'infinie variété des textes à
cette époque (S. Berger) en un arbre généalogique simple et clair. Mais
une collation attentive des manuscrits, et l'examen de leurs liens sur
le plan matériel, permettraient de comprendre plus précisément quels
types de textes circulaient alors, et quels étaient les grands centres de
diffusion de ces textes.

rn
La Bible du XIIIe siècle a survécu dans un nombre impressionnant
de manuscrits la contenant au complet, en un seul volume, souvent de
petite taille. Or, contrairement à l'hétérogénéité des manuscrits bibliques
du xe au xue siècle, elle apparaît de prime abord de façon ordonnée
et uniforme. Car ce sont l'ordre et l'uniformité qu'on a considérés depuis
Berger comme la réalisation principale et le trait novateur du XIIIe siècle
pour l'histoire de la Vulgate. Berger pensait que la fameuse plainte
émise par saint Jérôme devant la multitude des traductions latines au

76. A. WILMART, «Nicolas Manjacoria, cistercien à Trois-Fontaines», dans RB, JJ, 1921,
pp. 136-143; LoEWE, dans [s], p. 144; DEN1FLE [31], pp. 27o-276 et 475-476; ]. VAN DEN
GHEYN, «Nicolas Maniacoria, correcteur de la Bible», dans RBi, 8, 1889, pp. 289-295.
76 Le Livre

:rve siècle peut bien qualifier toute l'histoire médiévale de la Vulgate


avant le XIIIe siècle, et plus particulièrement encore les xe-xne siècles :
« Autant de manuscrits, autant de Bibles. » En revanche, son histoire
de la Bible du XIIIe siècle devient celle de la création à Paris d'une Bible,
dans le premier quart du siècle : et celle-ci petit à petit serait devenue la
seule Bible en usage en Europe77•
Comme pour l'étude de la Bible carolingienne, l'interprétation
habituelle de la Vulgate au xme siècle puise surtout à des documents à
première vue satisfaisants. En l'occurrence, les seules sources à retenir
sont les trois principaux ouvrages de Roger Bacon, l'Opus Maius, l'Opus
Mintt.r, et l'Opus Tertium. Les éléments fournis par les manuscrits bibliques,
quand on a pris la peine de les examiner, ont été interprétés à la lumière
de présupposés fondés sur ces sources. Et si l'histoire de la Vulgate
au xnre siècle a toujours été écrite à la manière d'une histoire de la
Vulgate en France, et en particulier à Paris, la cause directe en est le
crédit accordé aux écrits de Bacon. Le présent examen procédera à
quelques comparaisons avec des Bibles du xme siècle produites en
Angleterre et en Espagne. Toutefois, l'histoire de la Vulgate du xiiie siècle
dans ces pays et ailleurs en Europe reste un sujet pratiquement vierge et
potentiellement fructueux78 • Voici le passage de l'Opus Minus qui cons-
titue le point de départ de presque toutes les discussions contemporaines
sur la Bible au xme siècle :
TI y a en effet une quarantaine d'années, à Paris, de nombreux théologiens
et plus encore de« libraires» (stationarii) à la vue courte mirent en avant ce
manuscrit de base (exemplar). Mais c'était des illettrés et des gens mariés,
peu soucieux et incapables de penser sur l'authenticité du Texte sacré. Aussi
ont-ils publié des manuscrits profondément fautifs; et là-dessus, une foule de
scribes ont introduit de multiples variantes, ajoutant à la corruption du texte.
D'où les théologiens de notre temps n'ont pu avoir accès aux originaux, et
ont fait a priori confiance aux « libraires »18 •

C'est là apparemment un récit agréablement simple. Bacon écrit


en 1267 : environ quarante ans auparavant, donc vers 1226-1227,
un groupe de théologiens et de libraires80 parisiens « publiait » un
exemplar de la Bible. Bien que chargé d'erreurs de copie et de corruptions
textuelles, il fut reconnu comme texte officiel des théologiens parisiens.
Dans l'Opus Maius, Bacon oppose cette Bible, qu'il appelle l'exemplar

77· S. BERGBR, Les Préfaçes jointes aux li~~r~s de la Bible dans les manu.rçrits de la Vulgate
Paris, 19oz, p. 17. Voir aussi m. [19], pp. ~29-330, et La Bib/1 française au Moyen Age, Paris,
1884, pp. ISI-IS2•
78. a. A. L. BENNETr, The Plate of Garrell 28 in Tbirleenth Century Bnglisb Illumination
(PhD inédit, Columbia University, 197~); et voir infra, p. 9:z.
19· Fr. Rogeri Baçon Opera fJ1104dam batlenus inedita. 1, Opus Minu.r et Opus Terlium, ed.
]. S. BREWER (Rolls Series), Londres, 189s, p. 333·
8o. «Libraire», ici et par la suite, s'entend du slalionarius, Libraire patenté par l'Université
(à la différence du Libraire commercial, Librarius).
Versions et révisions du texte biblique 77

parisiense, à la traduction authentique, qu'on pouvait encore voir dans


les manuscrits « qui se trouvaient dans les monastères et qui n'avaient
jamais été glosés ni altérés »s1.
J.-P.-P. Martin, à la fin du xiXe siècle, accepte sans réserve les
déclarations de Bacon. Il décide que l'ensemble des écrits de Bacon
n'est pas seulement une source indispensable, mais que seul Bacon
permet à l'historien de parler avec quelque détail de la Bible parisienne.
Bien que Martin ait examiné les manuscrits bibliques datant du xme siècle
conservés à Paris, il tire cependant toutes ses conclusions de Bacon, y
ajoutant quelques détails de son cru. Entre 1210 et 1220, un comité de
copistes, de « libraires >> et de maîtres parisiens aurait été nommé aux fins
d'établir un texte de la Bible qui servirait d'édition standard pour
l'Université, et que publieraient les libraires de l'Université. Pressés
par le besoin urgent d'un texte standard pour les écoles de Paris qui
connaissaient une croissance rapide, ils adoptèrent la méthode la plus
facile et la plus rapide pour établir leur texte, en y introduisant tout
simplement toutes les différentes leçons et interpolations qu'ils pou-
vaient trouver, pour arriver à ce que Martin, faisant écho à Etienne
Harding, appelle un « texte complet ». Martin croyait que cette Bible
était peu connue en dehors de Paris à l'époque où écrivait Bacon82 •
On croit encore couramment à ce comité des maitres et libraires, et
à la création d'une seule Bible pour répondre aux besoins de l'Univer-
sité83. Henri Denifle, un érudit plus critique que Martin, n'est pas
d'accord avec celui-ci sur la nature de ce texte; il s'en remet cependant à
Bacon pour en expliquer l'origine. La contribution la plus importante
de Denifle a été de rectifier l'idée que la « Bible de Paris » aurait été le
résultat d'une « correction » du texte, et la création d'une recension
entièrement nouvelle de la Bible. Au contraire, Denifle a remarqué
que plusieurs des leçons particulièrement « médiocres » qu'on trouve
dans les manuscrits du xme siècle apparaissent déjà dans la Bible
d'Etienne Harding, aux premières années du xne siècle. Il a donc émis
l'hypothèse qu'un comité des maitres parisiens avait choisi un seul
manuscrit, qui est devenu le « modèle parisien ». On ne sait pas, dit
Denifle, quel fut l'accueil réservé à ce manuscrit par l'Université. Il y
aurait eu néanmoins un lien important entre l'Université et un manuscrit
exemplar. Or, Denifle n'a pu trouver la moindre trace dans les documents
de l'Université d'une telle révision de la Bible, pas davantage que d'un
manuscrit qu'on puisse rapprocher de l'exemplar en question84• Berger
consent à cette fabrication d'une Bible à Paris dans les premières décen-
nies du XIIIe siècle. Il s'inspire lui aussi beaucoup de Bacon, mais écarte

81. Opus Maitu, cd. S. }EBB, Londres, 1733, p. 49·


S:z. MARTIN [41] et [42].
83. KENYoN (op. cil., n. 5 I), p. 190.
84. DENIFLB [p], pp. 271 et 277-292•
78 Le Livre

l'expression « Bible de l'Université », parce qu'elle suggère l'existence


d'un texte biblique officiel pour l'Université85•
Martin, Denifle et Berger n'étaient donc pas entièrement d'accord.
Néanmoins, ces trois savants ont admis la validité du témoignage de
Bacon : au début du xrue siècle, il y aurait eu une tentative, émanant du
milieu universitaire, qui aurait visé à produire un texte biblique; ce
texte devait être« publié» par les libraires de l'Université, assurant ainsi
une relative uniformité parmi les Bibles utilisées à Paris. C'est admettre
que ces efforts ont eu pour effet de créer la première Bible uniforme,
diffusée en un très grand nombre de manuscrits. Bacon est un personnage
fascinant, et ses écrits sur la Bible démontrent qu'il possédait un sens
critique très moderne, surprenant pour son époque. Fait intéressant, il
répète inlassablement que la restauration d'une bonne Vulgate doit
reposer sur le témoignage des meilleurs manuscrits latins. Donc il incite
les érudits à chercher de vieux manuscrits, à les comparer, et à ne recourir
qu'en dernier ressort, au grec et à l'hébreu d'origine pour l'établissement
des leçonsB6 • Cependant, l'esprit intuitif dont fait preuve Bacon dans
certaines de ses remarques ne doit pas nous faire oublier qu'il n'écrit
pas en témoin oculaire de la« création» de la Bible parisienne. Tout au
plus rapporte-t-il une tradition transmise dans les écoles. Ses réflexions
sur l'origine de cette Bible ont été fortement influencées par les condi-
tions qui prévalaient au moment où il écrivait. Elles interviennent dans
des ouvrages de polémique, précisément contre les méthodes de correc-
tion de la Bible en usage dans la seconde moitié du siècle. Les origines
de la Bible parisienne n'étaient pas la préoccupation principale de
Bacon87• Il ne nous donne en fait aucune preuve sérieuse de la fabrication
d'une Bible destinée à l'enseignement universitaire, ni de sa publication
par les libraires. Tout au plus ses écrits attestent-ils que vers les
années 1270, l'expression exemplar parisiensis avait un sens que compre-
naient généralement ses contemporains.
Il y a donc tout lieu de douter du récit de Bacon. En vérité, ce n'est
qu'à partir des manuscrits aujourd'hui conservés qu'on peut écrire
l'histoire de la Bible du xme siècle à Paris. A la lumière de ces témoi-
gnages, on peut ouvrir le chantier, explorer les changements intervenus
dans la présentation matérielle, si évidents au xuie siècle, la nature du
texte circulant à Paris, et le degré d'uniformité que présentent réellement
les manuscrits de la Vulgate à cette époque.
Le spécialiste qui étudie la Bible carolingienne peut se familiariser
avec chacun des manuscrits encore existants. Mais ce qui caractérise

85. BERGER (op. cil., n. 77), pp. 27-30; ID., La Bible française (supra, n. 77), pp. 151-152;
ID.,« Des Essais qui ont été faits à Paris au xm• siècle pour corriger le texte de la Vulgate»,
dans Rev. de Théo/. et de Philos., 16, 1883, pp. 52-55.
86. B. SMALLBY [15]. p. 331-332·
87. Cf. Gumz [38], p. 282.
Versions et révisions du texte biblique 79

d'abord et avant tout la Vulgate au xrne siècle, c'est le grand nombre


de manuscrits qui en subsistent et qui viennent de toutes les régions
d'Europe88• L'énorme augmentation du nombre de Bibles produites
au cours de ce siècle est un symptôme de changements importants, dans
les méthodes de production et de diffusion des manuscrits, ainsi que
dans l'origine des possesseurs et la manière d'utiliser les Ecritures.
Mais ici l'historien se heurte presque à un excès de données potentielles.
L'examen de chaque manuscrit important est fastidieux, possible dans
une étude de la Bible au rxe siècle, il ne l'est plus pour le xme. Il faut
plutôt fonder ses conclusions sur un échantillon des manuscrits survivants.
Un travail portant sur un très grand nombre de manuscrits rencontre
des difficultés spécifiques : on ne connaît ni la date ni la provenance de
la grande majorité des Bibles du xme siècle, il faut donc en premier lieu
les analyser en fonction de leurs écritures et de leur décoration. Depuis
Martin, Denifle et Berger, on s'est donc penché avant tout sur les
caractéristiques extérieures de ces Bibles. Certaines de ces caractéris-
tiques sont communes à tous les manuscrits de la Vulgate du xrne siècle,
d'un bout à l'autre de l'Europe. Contrairement aux périodes précédentes de
l'histoire de la Vulgate, les Bibles du xme siècle sont dans leur grande majo-
rité complètes en un volume unique. Des« pandectes» ont été produits dès
les origines de la Vulgate, mais c'est au xme siècle que cette formule a fait
l'objet d'un choix presque systématique pour les Bibles. L'apparition d'une
Bible de petit format est aussi une innovation importante de ce siècle.
De grandes Bibles, impressionnantes, en un ou plusieurs volumes, sont
encore produites alors, mais la tendance générale est à la réduction du
format; cette tendance connaît son apogée avec les toutes petites « Bibles
de poche », écrites sur un parchemin très fin en caractères minuscules,
et dont il nous reste un grand nombre d'exemplaires. Avec de tels
progrès, le xme siècle se détache nettement comme une nouvelle ère.
On remarque aussi une tendance à rationaliser la Bible : bon nombre
de documents annexes qui circulaient avec le texte biblique tout au
long du Moyen Age furent supprimés, généralement dans les
années 1230: ainsi les listes de chapitres, ou les résumés habituellement
disposés en tête de chaque livre de la Bible, les indications stichomé-
triques (il s'agit du nombre de vers, porté en fin de chaque livre; à
l'origine, ces indications servaient à déterminer le salaire du copiste) et
les tables de canons d'Eusèbe89.
D'autres caractères ont été identifiés comme des particularités de la
Bible de Paris ou « de l'Université ». Martin était convaincu qu'on
pouvait reconnaître un manuscrit de la Bible de Paris d'après ses carac-

88. Ph. LAUER, Bibliothèque Mlionale. Catalogue général des Manuscrits latins, 1, Paris, 1939.
89. BERGER, Préf(JÇe.r (cité n. 77), p. :l8.
8o Le Uvre

téristiques extérieures, sans recourir à l'analyse de son texte. Tels sont


en bref : l'utilisation d'un nouveau système de chapitres, que j'appelle
ici « système de chapitres moderne » puisqu'il est presque équivalent à
celui en usage de nos jours; la présence d'un glossaire de noms hébreux
commençant par Aaz apprebendens, un ordre fixe des livres bibliques, et
enfin une série de prologues bien déterminée90 • Berger fit ressortir en
particulier cette caractéristique nouvelle et propre aux Bibles de Paris
à ses yeux : les deux prologues des Maccabées attribués à Raban Maur,
et un prologue de l'Apocalypse, peut-être de Gilbert de La Porrée91•
Chapitres modernes, ordre fixe des livres bibliques et série uniforme des
prologues, ces caractéristiques sont très fréquentes dans les Bibles du
xrrre siècle provenant de France du Nord. Sur la foi de ces éléments
plus que tout autre, et au vu des manuscrits, les spécialistes depuis
Berger ont souligné l'uniformité et la standardisation de la Bible au
xrne siècle. Berger, Martin, et plus récemment Robert Branner, ont
postulé que ces traits étaient propres à la Bible de Paris92• Comment
prouver cela, c'est une question qu'ils n'ont pas sérieusement affrontée,
et ils ne se sont pas davantage demandé si ces caractéristiques sont
vraiment solidaires d'un type précis de texte.
L'histoire du texte de la Bible au xrne siècle est donc essentielle.
Malheureusement, cet aspect soulève encore bon nombre d'interroga-
tions sans réponses. L'esquisse tracée par Quentin de la famille de
manuscrits qu'il appelle le « groupe de l'Université de Paris » n'est
fondée que sur une collation de quatre Bibles du xme siècle, choisies
au hasard. La collation de quatre manuscrits ne saurait avoir valeur
d'examen approfondi du texte en vigueur à Paris ou dans le nord de la
France au xrue siècle; elle laisse en suspens la question des textes qui
circulaient ailleurs. Cependant les conclusions de Quentin et les leçons
citées en apparat critique fournissent aux spécialistes une base prélimi-
naire pour une comparaison et une classification d'autres Bibles du
xrne siècle. Quentin adhère sans s'en expliquer aux conclusions de
Berger et de Martin sur les débuts parisiens. Mais en comparant ses
manuscrits avec des types de texte plus anciens, il conclut que la Bible
de l'Université dérive en gros de la Bible d'Alcuin, et qu'elle porte la
marque d'une certaine parenté avec les Bibles atlantiques italiennes ainsi
qu'avec le texte de Théodulf93.

90. MARTIN [4z.], pp. 446-447 et 456; BERGER, ibid. Les Prologues sont énumérés dans
N. R. KER, Medieval MaiiN.fcripts in British Librariu, 1, Londres, 1969, pp. 96-98 et dans
R. BRANNER (177], pp. 154-155.
91. BERGER, ibid.; STEGMÜLLER [17], no• H7, 553, et 839.
9-'~· Selon Ker, toutefois, cette série de prologues est commune à un grand nombre de
Bibles du xm• siècle en France du Nord.
93· QUENTIN [43], pp. 385-388. Le ms. 5 de la Bibl. Mazarine, que Quentin date du
xxve siècle, est en fait antérieur à 1231, comme le reconnaissent les volumes de l'édition
Versions et révisions du texte biblique 81

Selon Glunz, les résultats de Quentin prêtent à confusion et sont


insuffisants ; et cela parce que dans sa propre vision, le texte parisien
du xrx:re siècle ou, selon ses propres termes, le texte « scolastique », ne
doit pas seulement être caractérisé comme une version très corrompue
du texte d'Alcuin, mais surtout par de nouvelles leçons9'. Le portrait
qu'il dresse de la genèse de ce nouveau texte, notablement différent des
théories de Berger, Denifl.e et Martin, découle avec logique de sa vision
d'un texte de plus en plus influencé depuis les xxe-xe siècles par l'exégèse
patristique. Il reconnaît que la création au xne siècle de la Glossa Ordinaria
est un aspect de l'histoire de la Bible qu'on ne peut ignorer; et c'est là
l'argument majeur de sa démonstration. Pour les gens des écoles au xne
et au début du xme siècle, la« Bible» n'était autre que la Bible accompa-
gnée de sa glose95• Selon Glunz, Pierre Lombard (vers IIoo-116o) est
la figure clé de l'histoire de la compilation et de la standardisation de la
Glose. Et à l'en croire, une part essentielle de la compilation de la Glose
par le Lombard aurait été une révision du texte biblique lui-même. Ce
texte, accompagné de sa glose, aurait été adopté par les écoles de Paris
comme « manuel standard », de la même façon que le furent les « Sen-
tences » du même Lombard. Le texte de la Bible que les libraires ont
choisi au début du xme siècle pour le mettre en circulation sous la
forme de Bibles dépourvues de glose était tout naturellement ce texte
en vigueur dans les écoles dès le milieu du xne siècle. Toujours selon
Glunz, ce texte aurait connu un succès presque immédiat, et on peut
en remarquer l'influence dans pratiquement toutes les Bibles copiées
après 1200 environs&.
Glunz rend donc l'écho de Bacon. Cependant, il propose une théorie
entièrement nouvelle sur les origines du texte de Paris. Comme Denifl.e,
il reconnaît que ce texte circulait avant le xme siècle. Mais là où Denifl.e
prétend que de nouvelles leçons auraient été introduites par les erreurs
des copistes et par l'influence de la Vetm Latina, Glunz fait remonter
le texte parisien à un travail de révision sciemment effectué au xue siècle :
c'est alors qu'on aurait adapté le texte biblique à la Glossa Ordinaria. Tout
ceci pourtant ne va pas sans problèmes. Beryl Smalley l'a montré, Glunz
fait une fausse analyse de l'histoire de la compilation de la Glose. Pierre
Lombard a bien préparé une version amplifiée de la glose sur le Psautier
et les Epitres de saint Paul, mais on ne peut lui attribuer la paternité de
l'ensemble de la Glose97. En outre, si les collations de Glunz démontrent
que certains passages du texte de bon nombre d'évangiles glosés, à la
critique romaine après la parution du livre de Quentin. Vatican, lat. 7664 n'a pas place dans
l'apparat critique de la Biblia Satra (op. til., n. 4).
94- GLUNZ [38], pp. 2'9-2.84. en particulier 261.
9,. SMALLEY [1s], p. 334·
96. GLUNZ [38], pp. 262-263, 267 et 277.
97· SMALLEY, « Gilbertus Universalis. Bishop of London and the Problem of the G/o.r.ra
Orrlinaria »,dans RTAM, 8, 1936, pp. 24-26; ID. [15], pp. 6o-6,.
Sz Le Livre

fin du xne et au début du xme siècle, ont peut-être été intluencés par la
Glose, son examen de l'immixtion de ce type de texte dans des manus-
crits non glosés se limite à une poignée de Bibles du xme siècle prove-
nant d'Angleterre. Il n'établit pas de lien satisfaisant entre le texte de
ces livres et le texte qui circulait à Paris.
On ne peut donc accepter les idées de Glunz sans plus ample informé.
Il est dommage que ses travaux aient été limités au texte des Evangiles,
car on évalue mal le rapport entre les leçons qu'il cite et celles qu'a
choisies Quentin comme caractérisant le « groupe de l'Université >i
dans l'Octateuque. Cependant, récemment, N. Haastrup a trouvé de
tels liens, entre les leçons caractéristiques énumérées par Quentin pour
la Genèse et quelques manuscrits de la Genèse avec glose datant du
xne siècle98 • Bien que préliminaires, les travaux publiés d'Haastrup
laissent néanmoins entendre que le lien postulé par Glunz entre le texte
glosé et celui qu'on trouve dans les Bibles du xme siècle est important.
D'autres recherches sont nécessaires, et surtout des collations plus
complètes de manuscrits glosés du xne siècle avec des Bibles sans
glose du XIIIe. Nous devons savoir dans quelle mesure le texte de la
Glose et celui de la Bible étaient normalisés, afin de pouvoir réévaluer
l'importance des collations que Glunz a faites pour les Evangiles.
Cependant, Glunz, Quentin et l'apparat critique de la Vulgate romaine
nous fournissent un outillage provisoire : ceci permet d'identifier
quelques leçons qui pourraient bien caractériser un texte spécifique en
circulation dans certaines Bibles du XIIIe siècle. On peut survoler un
large échantillon de Bibles du XIIIe siècle, examiner leurs caractéristiques
matérielles, les traits extérieurs de leur texte - et en particulier ceux
qu'on cite couramment pour spécifiques de la Bible« de Paris » - , et
les leçons identifiées par Quentin et Glunz : alors se dessinera une
ébauche de l'histoire de la Vulgate parisienne au XIIIe siècle, au moins
de façon préliminaire.
Partant de là, il est clair que cette histoire se divise en deux phases
distinctes. Les vingt-cinq ou trente premières années du xme siècle
font transition. Les Bibles de ces années-là présentent une variété
considérable de types; mais à l'intérieur même de cette variété, on peut
distinguer le développement de nouveaux traits. Les années IZ30 voient
l'apparition de la Vulgate du xme siècle dans sa maturité pleine. Dans
un premier temps, nous examinerons le degré d'uniformité des Bibles
produites à Paris; nous évaluerons ensuite l'intluence de celles-ci sur
les Bibles produites ailleurs.
La transformation de la vieille Bible monastique du xne siècle en
la nouvelle Bible du xme est tout particulièrement notable dans un

98. N. liAASTRUP, « Zur frühen Pariser Bibel. Auf Grund skandinavischer Hand-
schriften »,dans Clas.sica et Mediaevalia, 24, 1963, pp. 242 et s. et 26, 1965. pp. 394 et s.
Versions et révisions du texte biblique 83

certain nombre de Bibles complètes, en un seul volume, provenant du


nord de la France et probablement de Paris, et qu'on date d'environ 1200-
1230. La majorité de ces Bibles sont des manuscrits soigneusement
écrits, magnifiquement illustrés. De récents travaux, notamment de
François Avril et de Robert Branner- de celui-ci, le Manuscript Painting
in Paris during the Reign of saint Louis est un guide précieux à de nombreux
manuscrits jusque-là non répertoriés dans leur détail -, montrent que
très probablement ces Bibles ont été peintes à Paris : grâce essentielle-
ment à une comparaison stylistique avec des ouvrages dont la prove-
nance peut être déterminée par des colophons (le colophon est un vers,
un proverbe, ou une marque d'authenticité qu'un scribe apposait au
terme de son travail), des marques de propriété, ou des caractères litur-
giques. Ces Bibles ne forment pas une famille cohérente de manuscrits,
au même titre que par exemple les pandectes turoniens de la Bible
d'Alcuin au xxe siècle. Elles ont été produites dans une même région
géographique, en l'occurrence Paris, mais n'émanent pas d'un même
scriptorium. En termes de dimension, de format, d'agencement extérieur
du texte, de choix des documents non bibliques insérés là, et de texte
lui-même, elles ne sont pas uniformes. Il reste donc beaucoup à faire.
Dans l'attente d'un examen complet des Bibles produites alors en
Europe, un examen même préliminaire de quelques-unes des Bibles
produites à Paris au début du xme siècle révèle très clairement ce fait
significatif : il y a mise en place d'une nouvelle Bible99•
La majorité de ces Bibles sont de grands ouvrages, dont la taille
varie entre 48 cm par 32 et 27 cm par 18. On n'y trouve pas véritablement
la Bible de poche des décennies ultérieures. Néanmoins, déjà se mani-
festent quelques tentatives pour réduire la taille de la Bible. La Bible de
la British Library, Additional 15452, date du tout début du xme siècle :
elle mesure 21 x 14 cm. Celle de Paris, BN lat. 16267, qui date sans doute
du premier quart du siècle, ne mesure que 16x 11 cm; elle parvient à
économiser l'espace en abrégeant le texte, au point d'y laisser incomplètes
des phrases entières.
Malgré la grande taille de bon nombre de ces Bibles, on peut observer
un nouveau progrès dans la mise en pages. La Bible monastique du
xue siècle, habituellement écrite en lettres amples, bien espacées, était

99· La discussion qui suit présente des conclusions provisoires fondées sur un examen
de la majorité des Bibles manuscrites du XIII• siècle actuellement conservées dans les collec-
tions parisiennes, ainsi que sur une sélection de manuscrits aujourd'hui en Angleterre et aux
Etats-Unis. Je tiens à remercier les conservateurs de la Bibliothèque Nationale de Paris, et
particulièrement M. François Avril, pour leur aide et leurs conseils. Ma gratitude va à
Mme Patricia Stirnemann, qui attira mon attention sur ces manuscrits, et dont les conseils
etle soutien m'ont été d'une aide incalculable pour ma recherche. BRANNER [177 ], pp. 22-31;
F. AVRIL, « A quand remontent les preiniers ateliers d'enlumineurs laies à Paris?>>, dans
Do.rsilrs tk l'Archéologie, r6, 1975, pp. 36-44; In.,« Un Manuscrit d'auteurs classiques et ses
illustrations>>, dans The Year r2oo. A Symposium, New York, 1975, pp. 267-268, n. 3·
84 Le Livre

particulièrement adaptée à la lecture publique. Dans un certain nombre


des Bibles en un seul volume produites à Paris dans les premières
décennies du xme siècle, on constate deux nouveautés : une réduction
de la taille des lettres, une tendance à diminuer l'espace entre les lignes.
Une comparaison des dimensions de deux Bibles, écrites à Paris dans ces
années, démontre cette évolution. Le manuscrit BN lat. 1 1 549, un grand
volume mesurant 46ox 325 mm, contient une partie de l'Ancien Testa-
ment sur 192 feuillets; elle est écrite en deux colonnes de 50 lignes, et
l'espace écrit couvre 335/7X 204/6 mm; les lignes réglées sont distantes
d'environ 7 mm. En revanche le BN lat. 14232 est une Bible complète,
mesurant 427X 304 mm, de 336 feuillets. L'espace écrit couvre
24 5/1 x 1 55/8 mm, soit sensiblement moins que dans le lat. 11 549;
pourtant le texte y est disposé sur deux colonnes de 6o lignes, les
lignes réglées sont espacées d'à peu près 4 mm. On remarque tout de
suite une réduction de la surface écrite, et des marges très amples.
Le BN lat. 14232 ne comporte pratiquement aucune note marginale
d'aucune sorte. Pourtant bon nombre de Bibles de format semblable
présentent dans leurs marges des gloses abondantes, en tout petits
caractères, bien tracés. Certaines de ces Bibles de grand format en un
seul volume ont été conçues manifestement pour être copiées et lues
avec un commentaire adjoint. On les a peut-être même conçues comme
des suppléants pour des Bibles copiées avec la « Glose ordinaire >> au
complet. Une Bible entière de ce type pourrait comprendre jusqu'à
quatorze volumes 100• Si bon nombre des Bibles en un volume ne pré-
sentent qu'une glose partielle ou pas du tout, ceci peut-être révèle
simplement l'ampleur du temps et de la main-d'œuvre nécessaires à la
confection d'un tel volume entièrement glosé. On ne copia guère ce
type de Bibles que pendant le premier tiers du xme siècle; il faut donc y
voir une expérience de courte durée. Mais on doit cependant étudier
cette expérience à fond, en raison tout particulièrement du lien possible
entre le texte de la Bible du xme siècle et celui des Bibles copiées avec la
Glose ordinaire.
A considérer leur texte, l'ordre des livres bibliques et le choix des
prologues, les Bibles produites à Paris dans les trois premières décennies
du xure siècle varient beaucoup. Cependant on y observe un fait du
plus haut intérêt : parmi les Bibles dont le texte présente les leçons
caractéristiques, au dire de Quentin et Glunz, de la« Bible de l'Univer-
sité», il en est un bon nombre, où l'ordre des livres suit celui qu'on tient
depuis Berger et Martin pour un trait distinctif de la Bible de Paris.
En outre, le choix des prologues dans ces Bibles peut ne pas correspondre
exactement à la série caractérisant la Bible de Paris; mais il en est très

Ioo. Voir par exemple Paris, BN lat. 14Z33, lat. IIH7. et Paris, Arsenal 589. Paris,
Mazarine 131-144, Bible glosée complète du début xm• siècle; BRANNER [177], pp. 202, zo6.
Versions et révisions du texte biblique 85

proche, et comprend les prologues des Maccabées attribués à Raban


Maur, ainsi que le prologue de l'Apocalypse, peut-être de Gilbert de
La Porrée. Voilà donc au moins un début de preuve, que le type de
Bible identifié communément sous le nom de Bible de Paris existait
dans un état primitif à Paris dans les trente premières années du
xnre siècle.
Quant aux deux autres caractéristiques de la Bible de Paris à son âge
adulte, le nouveau système de chapitres (et la disparition concomitante
des vieilles listes de chapitres) ainsi que le glossaire des noms hébreux
Aaz apprehendens, on peut aussi en rapporter l'origine au Paris de cette
époque; cependant ni l'une ni l'autre n'apparaît sous sa forme adulte
dans les manuscrits de la Bible avant les années 1230. La mise au point
d'un système uniforme de chapitres fut une innovation, d'une évidente
utilité, pour ceux qui utilisaient la Bible comme manuel de base dans les
salles de classe. La division de la Bible en chapitres n'était pourtant pas
une invention de la fin du xne ou du début du xme siècle; en effet, dès
l'époque des Pères de l'Eglise, on avait divisé les livres bibliques en
sections, et une liste de ces divisions, connues sous les noms de tituli,
capitula, capitulatio, ou brevis par les auteurs du Moyen Age, était habituel-
lement placée au début de chaque livre de la Bible. A tel point que vers le
milieu du xne siècle, on utilisait un nombre incroyable de systèmes
différents de division101• A partir de cette époque, la pratique consistant
à citer des passages de la Bible en indiquant livre et chapitre se fit de
plus en plus courante dans les écrits scolaires. Pierre le Chantre (t 1197),
par exemple, utilise dans ses écrits plusieurs systèmes différents, mais
jamais les « chapitres modernes ». Etienne Langton, qui enseigne à Paris
jusqu'en 1206, semble avoir été le créateur du nouveau système, à la
base de celui de nos jours. Mais jusque vers 1203, il utilise un ancien
système. Vers 1zz5 environ, à l'époque où écrit Philippe le Chancelier,
les références aux chapitres de Langton semblent ne pas être rares 102•
Les Bibles en un seul volume produites à Paris entre rzoo et 1z3o
montrent qu'on s'intéressait au problème des divisions du texte. La
plupart de ces manuscrits sont divisés en chapitres selon des systèmes
anciens, souvent notés par de petites initiales, et conservent des listes
de capitula au début de chaque livre biblique. Néanmoins les chapitres
modernes y sont fréquemment indiqués en marge103• Il est malheureuse-
ment très difficile de déterminer si ces indications sont d'origine, ou si

xox. Cf. O. ScHMIDT, Oh11r ver.rchietkfl6 Eintheilungen tkr heiligen Schrift, Graz, 1892;
E. MANGENOT, ((Chapitres de la Bible», dans DB, n, Paris, 1926, pp. 562.-564; SMALLEY,
Study [15], pp. 222-224.
102. A. LANDGRAP, « Die Schriftzitate in der Scholastik um die Wende des 12. zum
13. Jahrhundert »,dans Bi, r8, 1937, pp. 8o-83; F. M. POWICKE, Stephen Langton, Oxford,
1928,pp. 34 et s.; A. d'EsNEVAL [33], p. 561.
103. Par exemple, Paris, Axsenal 589; Troyes, BM, 577; Londres, BL, Add. 15253.
86 Le Livre

elles ont été ajoutées ensuite. Dans certains cas cependant, il est probable
qu'on les a ajoutées très tôt. Le manuscrit 70 de la Bibliothèque Mazarine,
par exemple, est une Bible qu'on peut dater par des critères stylistiques
des vingt premières années du siècle. Son texte est divisé selon un ancien
système, mais les chapitres modernes sont indiqués en marge. L'ouvrage
comporte des gloses étendues, d'une main sûre, très proche de celle qui
a copié le texte. Cette glose, probablement contemporaine de la Bible,
entoure avec soin la numérotation des chapitres modernes; on peut de
ce fait conclure que ces chapitres aussi sont d'origine. Le manuscrit 5
de la Bibliothèque Mazarine, qui daterait d'avant 12.3 1, est également
un bon exemple de cohabitation d'un ancien et du nouveau système.
Il est probable que cette Bible a été produite en Angleterre, bien que
Quentin la tienne pour un exemple de « Bible de l'Université » : la
présence des chapitres modernes à une date aussi avancée est donc
intéressante, compte tenu en particulier des rapports de Langton avec
l'Angleterre et Paris.
On a aussi de bonnes raisons d'attribuer au même Etienne Langton
le glossaire des noms hébreux Aaz apprehendens : le manuscrit 341 de la
Bibliothèque de la Faculté de Médecine à Montpellier se clôt sur une
explication en rubrique attribuant l'ouvrage à« maître Etienne Langton».
D'Esneval a démontré récemment que cet outil biblique, basé sur la
version de saint Jérôme, circulait à la fin du xne et au début du xme siècle
dans deux versions antérieures au moins. Celle qui fut adoptée finalement
dans tant de Bibles du xme siècle est de loin la plus perfectionnée et la
plus pratique : elle suivait en effet un ordre complètement alphabétique.
Il n'est pas évident que ces trois versions soient l'œuvre de Langton,
et la date de compilation de la troisième n'est pas exactement définie104•
Cependant, notons qu'à l'exception d'une Bible, le manuscrit 65 de la
Bibliothèque de l'Arsenal (début du siècle) qui contient une première
version du glossaire Adam de la même main que la Bible, l' « Interpré-
tation des noms hébreux >> a circulé tout d'abord indépendamment de
la Bible, et est absente des manuscrits bibliques avant les années 12.30105•
Des Bibles produites à Paris au cours des trente premières années du
siècle, passons à celles des années 12.30 et d'après. Un certain nombre de
changements y sont immédiatement sensibles. Les anciennes listes de
chapitres, les multiples systèmes différents de division, ont fait place au
seul système moderne, avec tout juste quelques variations mineures d'un
manuscrit à l'autre. Le glossaire des noms hébreux Aaz apprehendens
suit l'Apocalypse presque partout. L'ordre des livres est le plus souvent
celui qu'on tenait pour caractéristique de la « Bible de Paris >>. La dimen-

104. D'EsNEVAL [32], pp. 165-169, propose de dater les trois glossaires de nSo-1220.
105. ID. [3 3], p. 561, cite Paris, BN lat. 26 en exemple d'une des premières Bibles compor-
t~t le glossaire des noms hébreux. Cependant ce manuscrit est presque certainement posté-
rteur à 1230 environ.
Versions et révisions du texte biblique 87

sion des manuscrits varie encore considérablement, mais pour la pre-


mière fois la Bible classique « de poche » apparaît. On remarque aussi
l'augmentation considérable du nombre des manuscrits. Robert Branner
n'a étudié que des Bibles à initiales peintes, mais une rapide comparaison
des manuscrits de la Bible qu'il a examinés et des dates qu'il a établies
est édifiante. Il a catalogué dix-sept Bibles complètes en un seul volume
issues des ateliers de Paris entre 1200 et 1230. En revanche, il en a trouvé
plus de cent pour la période d'environ 1230-12jo, et près de soixante
qui dateraient de la seconde moitié du siècle106• Ces chiffres pourraient
être majorés, si on prenait en considération des manuscrits plus modestes,
non illustrés. Or ce sont ces Bibles des années 1230 et suivantes qui
étayent notre conception des éléments caractéristiques de la Bible
parisienne du XIIIe siècle.
C'est aussi dans les années 1230 qu'on rencontre dans un grand
nombre de Bibles provenant de Paris ou des environs la série de prologues
désignée par Berger, Martin et plus tard par Branner comme caracté-
ristique de la Bible de Paris. Le premier exemple daté de cette« nouvelle»
Bible est le manuscrit 15 de la Bibliothèque municipale de Dole 107 • A
la fin de l'Apocalypse, le scribe Thomas c/ericus de Pontisara l'a signée et
datée : il a achevé son manuscrit en 1234. C'est une véritable Bible
de poche; elle contient le texte complet en 484 feuillets, mesurant
15 8 X 105 mm, avec une surface écrite de seulement to8fuox 7oj69 mm.
Elle est écrite sur deux colonnes de 49 lignes, et les lignes réglées
y sont espacées d'un peu plus de 2 mm : c'est dire la petitesse des
signes d'écriture. Le parchemin en est très fin, presque translucide.
L'ordre des livres et le choix des prologues correspondent exactement
à ceux qui ont été identifiés comme caractéristiques de la Bible
de Paris; et certains passages du texte présentent les leçons « scolas-
tiques » de Glunz dans Matthieu, et celles de Quentin dans l'Octateuque.
Le système moderne de chapitres est utilisé d'un bout à l'autre, et des
documents accessoires comme les listes de capitula et les tables de canons
d'Eusèbe ont disparu. L' « Interprétation des noms hébreux » Aaz
apprehendens suit l'Apocalypse.
Chaque élément constituant du manuscrit de Dole, ordre des livres,
prologues, chapitres modernes, « Interprétation des noms hébreux »
et texte biblique lui-même, existait sous une forme ou sous une autre,
dans les Bibles produites à Paris vers 12oo-I230. Après 1230, de nom-
breuses Bibles ont été produites à Paris et alentour selon ce même
modèle qu'on voit dans la Bible de Dole. Identifier ce type de Bible
comme la « Bible de Paris » est donc une généralisation raisonnable et

106. BRANNER [177], pp. 2.01-239, et aussi p. 109.


107. Ch. SAMARAN et R. MAR1CHAL, Catalogue de.r Mammrit.r en é&ritiiT'e lati111 portant de.r
indkation.r de date, de lieu ou de çopi.rte, t. 5, p. 41.
88 La Bible

bien fondée. Cette uniformité d'ensemble cependant, qui en soi est


certainement un progrès important et nouveau dans l'histoire de la
Vulgate, ne doit pas faire oublier que de nombreux manuscrits produits
à Paris au xrne siècle ne se conforment pas à ce modèle. Certes, presque
partout on inclut l' « Interprétation des noms hébreux », on emploie les
chapitres modernes. Pourtant, de nombreuses Bibles écrites à Paris ne
contiennent pas la même série de prologues, et parfois, bien que plus
rarement, présentent un ordre différent des livres. Branner lui-même a
observé qu'une comparaison ponctuelle d'un petit nombre de leçons à
travers des Bibles peintes toutes dans le même atelier révélait un degré
important de variation108 • Un certain nombre de Bibles produites à
Paris au xrrre siècle ne donnent pas les leçons que Quentin et Glunz
tenaient pour caractéristiques de la « Bible de l'Université ». Pour les
années rzoo-1230, les ouvrages ne comportant pas ces leçons sont généra-
lement ceux où l'ordre des livres et des prologues diffère de celui qu'on
associe à la « Bible de Paris »; dans la période suivante, le texte et son
ordonnance externe sont indépendants. Une Bible tout à fait« normale»,
d'après l'ordre des livres et des prologues, peut contenir un texte qui
ne présente pas les leçons prétendument nouvelles de la« Bible de Paris »109•
Outre la variété dans le texte et dans les annexes, les Bibles produites
à Paris et alentour après 1230 environ montrent une gamme étendue de
types matériels. Pour la plupart, on ne peut plus en identifier les proprié-
taires d'origine; mais la diversité des apparences matérielles laisse ima-
giner leurs propriétaires vraisemblables. La prospérité croissante du
xnre siècle avait de fait créé un nouveau marché de livres de luxe, et bon
nombre des Bibles du xme siècle sont en effet de riches et coûteux
manuscrits. Certaines d'entre elles ont été peut-être offertes en donation
à des églises ou monastères : c'était traditionnel. Mais en plus de cela,
les riches magnats de l'Eglise et de l'aristocratie les recherchaient désor-
mais pour leurs propres collections. La tradition associe le manuscrit BN
lat. 10426 au nom de saint Louis, sans preuves réelles, mais cette Bible
de poche, minuscule, aux merveilleuses enluminures, n'aurait pas
détonné parmi ses possessions 11o.

108. Par exemple, BRANNER [177], pp. Z14-215, recense z7 Bibles de l'atelier Mathurin.
Trois de celles-ci sont citées sans spécijication de contenu; six présentent des divergences
par rapport à l'ordre des livres et au choix des prologues selon l'usage parisien, et dix-huit
se conforment à celui-ci. Par contraste, le groupe de la Sainte-Chapelle (ibid., pp. z36-z39)
se compose de 16 Bibles; deux d'entre elles sont citées sans indication de leur contenu,
huit diffèrent un peu de la« Bible de Paris», et six se conforment à l'ordre des livres et au
choix de prologues dans l'usage parisien. a. BRANNER, (( The Soi.t.ron.r Bible Paintshop in
xmth Century Paris», dans Spemlum, 44, 1969, 15, n. 15.
109. Tout au moins d'après sondage de leçons sélectionnées. Par exemple, Paris, BN
~t. z33A (BRANNER, Manu.tcript Painting [177], p. Z14), ne contient pas les prologues« pari-
Siens », pas plus que les leçons caractéristiques relevées par Glunz et Quentin.
no. On pense que Blanche de Castille a donné à Saint-Victor le manuscrit Paris, BN
lat. 14397·
Versions et révisions du texte biblique 89

Le xme siècle est aussi marqué par un changement important dans


le rôle de l'Eglise : à la fois une réaction, en partie du moins, au défi
sérieux que l'hérésie lançait au monopole de l'Eglise, et le reflet d'une
vaste poussée évangélisatrice. On met l'accent de plus en plus sur la
prédication et sur le développement d'une structure pastorale, afin de
satisfaire les besoins des fidèles laiques : ceci se perçoit dans les intérêts
des théologiens parisiens de la fin du xue siècle, s'affiche dans les décrets
du IVe Concile de Latran en 121 5, et dans la reconnaissance des nouveaux
ordres mendiants. Probablement un humble prêtre de paroisse au
XIIIe siècle n'aura pu se permettre de posséder une Bible. Néanmoins la
Bible de poche était un outil précieux pour le prédicateur itinérant, en
particulier avec l'introduction d'instruments non bibliques tels que
calendriers, tables liturgiques ou listes de thèmes pour les sermonsnl.
Toutes les Bibles de poche n'appartenaient pas à des religieux mendiants,
comme le démontre ce volume luxueux qui a peut-être appartenu à
saint Louis. Pourtant les besoins des ordres mendiants, et plus largement
la nouvelle orientation de l'Eglise au xme siècle, expliquent assez l'émer-
gence d'une « nouvelle Bible ».
Enfin, la croissance de l'Université médiévale engendre aussi une
nouvelle classe de gens qui avaient besoin d'une Bible : les maltres des
universités, et même certains étudiants, désiraient peut-être posséder
une Bible magnifiquement décorée. Un document nous raconte qu'un
père se plaignait amèrement des sommes d'argent que son fils avait
dépensées à Paris pour que ses livres « jacassent en lettres d'or >>112 •
Cependant certains des livres plus simples qui ont été conservés ont
probablement été utilisés autrefois par des érudits médiévaux. Le manus-
crit BN lat. 1 5476, qui devint plus tard propriété de la Sorbonne, en est
un bon exemple : c'est une Bible d'écriture claire, mais simplement et
rapidement décorée, de dimension modeste, qui aura amplement suffi
à un usage scolaire113 •
L'utilisation de la Bible, dans les écoles et pour la composition de
sermons, est clairement démontrée par la croissance au xrne siècle d'une
nouvelle batterie d'instruments bibliques. On n'examinera pas ici l'his-
toire des collections de distinctions bibliques ou de la concordance
verbale; mais la circulation et l'emploi de tels outils ont permis d'utiliser
la Bible comme une « mine » de citations pratiques; et ce traitement des

III. Cf. R. H. et M. A. RousE, Preathtr.!, Florilegia and Sermons: Stllliies on the Manipulus
Flor11111 of Thomas of Ire/and, Toronto, 1979, pp. 42-63. Par exemple, Paris, BN lat. 206, de
x69X IIO mm, contient une table des lectures liturgiques. Le ms. lat. x66, de I95X x:z.s mm,
y ajoute une table des thèmes de sermons selon l'année liturgique. Le lat. x6z66,
de xsox xoo nun, contient ces deux tables ainsi qu'un calendrier.
112. BRANNER (177], p. 2.
II3. Ce manuscrit mesure z65X 185 mm (surface écrite 195/189X u6 nun) sur 453 f.
en deux colonnes de 51-54 lignes.
Le Livre

Ecritures se reflète peut-être dans la prédominance parallèle des Bibles


copiées d'un seul tenant. En outre, l'utilisation des chapitres modernes
dans des outils comme la concordance verbale aura certainement été un
facteur important pour l'adoption de ces chapitres dans les manuscrits
de la Bible114• Les répercussions d'un autre outil, les « correctoires »
(correctoria ou correctiones), sont plus difficiles à évaluer. A certains égards,
ces ouvrages, qui donnent des listes de variantes qu'on trouve dans
différents manuscrits de la Bible latine, parfois aussi dans les Bibles
grecque et hébraïque, prouvent l'intérêt que suscite le texte de la Bible,
dans les milieux mendiants en particulier. Cependant les correctoires, qui
circulaient le plus souvent indépendamment de la Bible, ne subsistent
qu'en très petit nombre d'exemplaires pour chaque type. Rien ne prouve
qu'ils aient jamais eu une grande diffusion. On ajoute souvent des
variantes dans les marges des Bibles; il se peut qu'elles reflètent les
mêmes préoccupations que les correctoires, ou qu'elles en proviennent,
mais ceci ne peut encore être prouvé. Par ailleurs, on n'a jamais démontré
de façon convaincante que les correctoires eussent jamais servi à modifier
le texte de la Bible115. Au moins se peut-il que ces listes de variantes
aient eu pour objet de fournir aux commentateurs et prédicateurs un
choix de leçons. C'est peut-être ce que faisait Etienne Langton. Comme
Beryl Smalley l'a montré, Langton savait qu'on pouvait trouver de
nombreuses variantes dans les manuscrits de la Bible. Loin d'en être
dérouté, ses écrits le montrent, il se réjouissait de la souplesse que lui
offrait ce choix116.
L'explication traditionnelle de l'histoire de la Bible à Paris au
xnre siècle, à la suite surtout des propos de Roger Bacon, a eu ce résultat
malheureux : on a eu tendance à ne considérer la Bible que comme manuel
d'enseignement. La diversité d'apparence matérielle des manuscrits
suffit à elle seule à prouver que c'est là déformer la réalité. Un présupposé
parallèle veut que toutes les Bibles produites à Paris au xme siècle l'aient
été par les libraires de l'Université. A étudier les manuscrits, on voit que
c'est là aussi une simplification abusive. Seules trois Bibles, à ce qu'on
sait, contiennent des marques de pecia; et un manuscrit, actuellement à
la Bibliothèque Mazarine, est peut-être un recueil d'exemplaires de
peciae117 • On ne peut exclure la découverte de nouveaux manuscrits de

II4. R. H. et M. RousE, «The Verbal Concordance to the Scriptures »,dans Arch. Fr.
Praed., 44, 1974, 5-30; Io. [5z, H]; WILMART [97].
II5, GLUNZ [38], pp. z85-z86, distingue torrecloria et torreclione.t. Les études principales
sur les torrecloria sont celles de DENIFLE [3 1]; BERGER,« Des Essais» (op. cil., n. 84); E. MAN-
GENOT, « Correctoires de la Bible», dans DB, II, Paris, 192.6, c. 1o2.2.-102.6.
II6. SMALLEY (15), pp. 2.2.Q-Z2.J,
II7. Les notes de J. Destrez sont actuellement conservées à la Bibliothèque du Saulchoir,
à Paris; il y signalait l'existence de trois Bibles dotées de marques de pecia : Paris, BN lat. 2.8,
9381 et 142.38. Voir J. DESTREZ et M. D. CHENU,« Exemplaria universitaires des XII1° et
xzve siècles», dans Scrïptori11111, 7, 1953, p. 68: Paris, Mazar. 37· [Unepecia est une unité de
Versions et révisions du texte biblique 91

ce genre; et on a pu copier des Bibles sans marques de pecia à partir de


modèles vendus par les libraires de l'Université. L'existence de ces
quatre Bibles en tout cas n'autorise pas à conclure que toutes les Bibles
ont été produites de cette façon. En outre, même s'il en était ainsi pour
certaines Bibles parisiennes du xme siècle, on ne peut déduire qu'il
existait une Bible officielle de l'Université avec un texte stable. D'après
des études récentes, les libraires ont rarement produit des textes absolu-
ment uniformes ou rigoureux, bien que leur activité ait été réglementée
par l'Universitéus.
Dans leur grande majorité, les Bibles conservées du xme siècle
ressemblent peu, matériellement, aux ouvrages émanant des libraires de
l'Université. Nos connaissances sur la production et le commerce des
livres au x1ne siècle sont encore incomplètes; mais des recherches
récentes laissent penser qu'un autre système existait, parallèle aux
libraires de l'Université, surtout pour la production de manuscrits de
luxe. Le terme prête à confusion, en suggérant une fausse maturité :
mais un « commerce » de livres paraît avoir eu cours à Paris à partir du
début du xme siècle. Des artisans professionnels, y compris des enlumi-
neurs, des fabricants de parchemin et des scribes, figurent en effet dans
les rôles d'imposition. Les Bibles en un seul volume, produites vers 12oo-
1230 ont probablement été peintes par des artistes professionnels. Ceci
permet d'expliquer et le degré de variation, et l'uniformité globale qu'on
peut observer dans les manuscrits de la Bible. D'après ce que nous
pouvons percevoir, la production manuscrite du XIIIe siècle était éton-
namment différente de celle, monastique, des siècles antérieurs, où tout
le processus de fabrication était mené à bien dans un même atelier119•
On a insisté ici sur les variations rencontrées dans les manuscrits de
la Bible, mais l'uniformité relative de ces Bibles parisiennes est frappante
quand on les compare à des Bibles provenant d'Angleterre et d'Espagne.
Ces comparaisons sont bien évidemment provisoires, tant qu'on n'aura
pas écrit une histoire plus étendue de la Vulgate en dehors de Paris;
mais elles autorisent d'ores et déjà plusieurs observations générales. La
réduction des dimensions, avec l'adoption du format« Bible de poche»,
l'utilisation des chapitres modernes et la disparition des listes de capitula,
l'inclusion aussi du glossaire des noms hébreux Aaz apprehendens, cela
semble avoir été adopté partout en Europe. En Angleterre, on peut le

livre manuscrit, ordinairement un cahier de 4 ff., appartenant à un exemplaire approuvé par


les maitres de l'Université et déposé chez un « libraire »; celui-ci louait chaque peâa à des
scribes professionnels aux fins de reproduction. a. G. PoLLARD, (( The Pecia system in
medieval Uoiversities », dans Medie11al S&ribe.r, Manu.r&ript.r and Librarie.r. E.r.rqy.r, N. R. Ker,
Oxford, 1979, pp. 145 et s. (N.d.E.).]
n8. RousE (op. dt., n. no), pp. 169-177.
II9. BRANNER [177], pp. 1-31; AvRIL,« A quand ... » (op. cit., n. 98), pp. 36-44; BRANNER,
« Manuscript-Makers in roid-thlrteenth century Paris», dans Art Bulletin, 48, 1966, pp. 65-67;
In.,« Soissons Bible» (cité n. ro7), pp. 13-14.
Le Livre

démontrer, ce phénomène est intervenu très tôt. La petite Bible d'Oxford,


Bodleian Library lat. bib. e. 7 a été illustrée par Guillaume de Brailles;
elle est complète en un seul volume, mesure 168x 108 mm, et la surface
écrite n'est que de II7/II9X 72/74 mm. Il se peut que cet ouvrage ait
été produit pour le couvent dominicain d'Oxford, entre 1221 et 1234120•
Il est divisé en chapitres modernes, sans liste de capitula, et donne
l'« Interprétation des noms hébreux». Le manuscrit de la British Library,
Arundel 303, d'entre 1228 et 1234, est une autre Bible très petite, avec
chapitres modernes et« Interprétation des noms hébreux »121. Celui de
Paris, BN n. a. lat. 836 a été copié en Castille en 1240122 ; c'est une petite
Bible, de 165 par 120 mm, qui est divisée en chapitres modernes et
comprend l'habituel glossaire des noms hébreux.
Contrairement à la diffusion rapide et précoce de ces caractéristiques,
il en est d'autres que les Bibles anglaises et espagnoles présentent peu
souvent : ce sont l'ordre des livres, le choix des prologues et le texte
identifié par les leçons de Quentin et Glunz, si fréquents dans les Bibles
produites à Paris ou dans les environs. Récemment, Adelaide Bennett
a comparé l'ordre des livres et le choix des prologues dans quarante-deux
Bibles anglaises des deuxième et troisième quarts du xme siècle. Elle a
constaté que ces deux caractéristiques variaient sans régularité sensible
d'un manuscrit à l'autre. Les leçons énumérées par Quentin et Glunz
ne se retrouvent que rarement dans les Bibles anglaises 123. Un relevé
d'un petit groupe de Bibles espagnoles conservées actuellement à la
Bibliothèque Nationale de Paris accuse la même tendance. On constate
de nombreuses variations dans le choix des prologues et l'ordre des
livres, et le texte est souvent démuni des leçons tenues pour caractéris-
tiques de la « Bible de l'Université »124•

uo. ]. ]. G. ALEXANDER, « English or French? Thirteenth Century Bibles », dans


Manuscripts al Oxford. An Exhibition in Memory of R. W. Hunt, ed. A. C. de LA MARE et
B. C. BARKER-BENP1ELD, Oxford, 198o, p. 71.
121. A. G. WATSON, Catalogue of dated and datable Manuscripls in the Deparlmenl of Manus-
cripts. The British Library, Londres, 1979, p. 92. et pl. 131.
122.. ] e remercie les conservateurs de la Bibliothèque Nationale de Paris, et particulière-
ment F. Avril, J.-P. Aniel et A. Saulnier, d'avoir attiré mon attention sur ce manuscrit et
d'autres Bibles de provenance espagnole. SAMARAN et MARICHAL, Catalogue (o. t., n. ro6),
IV, pl. XXXI, p. 123.
12.3. BENNETT (op. til., n. 78), Appendices lA et IB. C'est ainsi que le manuscrit Oxford,
Bodleian Libr., lat. bib. e. 7, contient les livres bibliques dans l'ordre en usage à Paris, mais
sans autres prologues que les deux qui presque invariablement précèdent la Genèse. TI ne
présente pas les leçons caractéristiques de Quentin pour l'Octateuque, mais celles de Gluoz
pour les Evangiles. Le manuscrit Londres, British Libr., Arundel 303 aussi n'a que les deux
p~ologues à Gen.; il ne comporte pas les leçons de Glunz et de Quentin. Londres, British
Libr., Royal x. B. XII, une Bible écrite en 1254, ne donne ni l'ordre parisien des livres, ni
le choix parisien des prologues, ni les leçons de Glunz et de Quentin.
124. Par exemple, les manuscrits Paris, BN lat. 2.01 et lat. II932 ne suivent pas le choix
parisien des prologues et ne contiennent pas les leçons de Quentin ou de Glunz. Le BN
lat. 16264 et Londres, British Libr., Add. 50003 ne se conforment pas à la série précise des
prologues de Paris, mais en revanche donnent les leçons de Glunz et de Quentin.
Versions et révisions du texte biblique 93

D'un choix même rudimentaire de manuscrits de la Bible au


XIIIe siècle, des conclusions se dégagent; elles n'ont pas la simplicité et
la clarté des théories issues de Bacon, mais elles sont certainement plus
conformes à la réalité du xme siècle. L'existence de variations consi-
dérables est certes un fait important; pourtant après 1230 environ, la
grande majorité des Bibles produites à Paris et alentour se conforme,
et pour le texte, et pour l'agencement extérieur de ce texte, à la Bible
identifiée depuis la fin du xrxe siècle par Berger et Martin comme la
« Bible de Paris ». Rien ne justifie les déclarations de Bacon selon les-
quelles une Bible aurait été « publiée » par les libraires de l'Université,
après que ceux-ci et les théologiens se sont entendus pour établir un
texte à la hâte. Les origines du texte se trouvent peut-être bien dans les
Bibles glosées du xne siècle, comme le suggère Glunz et comme le
confirment, en partie, les travaux d'Haastrup. L'important, c'est que
chacun des éléments qui a caractérisé la Bible de Paris à partir des
années 1230 ait été présent dans plusieurs des Bibles parisiennes pro-
duites vers uoo-1230. Comment ces éléments ont été rassemblés pour
arriver à une Bible telle que celle de Dole, nous ne le comprendrons
qu'à mesure que s'étendra notre connaissance de la production des
livres au xme siècle. Il est également frappant de constater la propagation
très rapide en Europe, notamment en Angleterre et en Espagne, de trois
des caractéristiques de cette« nouvelle Bible» : son petit format, l'inclu-
sion de l'« Interprétation des noms hébreux», et les chapitres modernes.
Il en résulte que les manuscrits de la Bible du xme siècle se ressemblent
bien plus, malgré des variantes régionales dans le style d'écriture et de
décoration, que les manuscrits de la Vulgate aux périodes précédentes
du Moyen Age. Cette uniformité apparente masque des différences très
importantes, dans le texte et dans son agencement extérieur. Berger
prétendait que le xme siècle avait créé une Bible « uniforme »; mais il
n'avait raison qu'en partie. L'histoire complète du texte de la Vulgate
du XIIIe siècle, notamment en dehors de Paris et du nord de la France,
reste à écrire. Pour la première fois, au XIIIe siècle, on a créé des Bibles
qui apparemment se conforment à une idée précise de ce que devrait
être matériellement une Bible. Pourtant, une véritable uniformité du
texte sacré n'apparaîtra qu'à une période bien plus tardive dans l'histoire
de la Vulgate.
Laura LIGHT.
Traduit de l'anglais par Bruno Lobrichon et Philippe Buc.
3

Une nouveauté :
les gloses de la Bible

Une glose, dans le langage courant, est un commentaire volontiers


oiseux ou malveillant, qui coupe les cheveux en quatre pour mieux
obnubiler. Si la Glose de la Bible, une entreprise typique du Moyen Age
central, a si mauvaise réputation, la faute en est sans doute aux humanistes
et à ceux qui prônent le retour au texte, comme si le souci de la pureté
originaire était la quintessence de l'esprit scientifique et pouvait seul
réanimer une vérité perdue. Que la Glose de la Bible ait pu être un carcan,
une gêne à l'imagination théologique, il se peut, à la condition de
reconnaître aussi l'esprit de ses origines. Sa réhabilitation est venue
depuis quelques décennies, grâce aux travaux inlassables de Miss Beryl
Smalley1 ; il s'en faut cependant de beaucoup que sa voix ait été bien
entendue des historiens et des rédacteurs de catalogues des manuscrits
médiévaux, dont beaucoup encore à ce jour confondent gaillardement
gloses et commentaires de l'Ecriture, ou parlent tout uniment de
« glose ordinaire >> dans un domaine où l'abondance des variétés
incite à la prudence. L'heure n'est pas venue encore de faire le point
définitif; tout au plus faut-il espérer des pages qui suivent un examen
sommaire des principaux problèmes de la Glose : d'où vient l'idée
d'une Glose complète de la Bible, comment fut-elle mise en œuvre,

1. Le maître ouvrage de Miss Beryl SMALLEY, The Study of the Bible ... [15], peut être
complété par le recueil d'articles du même auteur, Studies in MedietJal Thought and Learning.
From Abelard to Wydij, London, 1982. On n'utilisera qu'avec la plus extrême prudence
l'article d'E. BERTOLA, « La Glo.ua ortlinaria biblica ed i suoi problemi », dans RTAM, 41,
1978, 34 et s.; le bref travail de R. WIELOCKX [49], est beaucoup plus fiable et informé.
comment fut-elle diffusée et reproduite, quel fut son apport dans
l'évolution médiévale des modes de pensée ? Autant de questions qu'il
faut suivre au fil des siècles, et que j'invite à reprendre en trois
histoires concentriques : histoire d'un mot, histoire de forme, histoire
de savants.

Qu'EST-CE QUE LA « GLOSE »?

Glose, voici un nom d'origine grecque, il signifie « langue », et les


savants du haut Moyen Age le savaient très bien, depuis les grammai-
riens de l'Antiquité tardive. D'Isidore de Séville (début du vue siècle)
aux professeurs du rxe siècle, et chez Hugues de Saint-Victor encore, au
second quart du xue, on expliquait que « la glose désigne d'un seul
mot approprié le concept dont il est question, par exemple contitescere
est lacere, se taire »2• Une glose n'était donc qu'un synonyme, éclairant
un mot mal compréhensible par lui-même. On opposait alors, de façon
plus extensive, la glose au commentaire : celui-ci accumule les gloses
et les dilue dans un discours fluide et continu. Ainsi avait-on fabriqué
aux vure-rxe siècles des « glossaires » à l'intention des commentateurs
de la Bible : c'étaient de véritables dictionnaires des interprétations
courantes de chaque mot réputé difficile3 ; une glose en était l'unité
de base. Or voici qu'au début du xrre siècle les savants ont conféré un
sens nouveau au nom de« glose». Hugues de Saint-Victor s'en tenait
à la définition classique; mais l'un de ses collègues, Guillaume de
Conches, choisit d'expliquer la différence entre le commentaire et la
glose, en inversant presque leur rapport traditionnel : « Le commen-
taire, dit-il, s'en tient à la sententia, sans se préoccuper du fil de la lettre
ou de l'explication de cette lettre. La glose, elle, s'attache à tout cela.
D'où le nom de 'glose', c'est-à-dire 'langue' : elle doit en effet expliquer
en clair, comme si la langue elle-même du docteur s'exprimait de vive
voix »4 • Guillaume, qui enseignait sans doute à Chartres et à Paris dans
le premier tiers du xue siècle, abattait ainsi avec entrain les cloisons
vermoulues qui confinaient l'analyse de texte dans les classes de gram-
maire, presque dans l'enseignement élémentaire. La sententia, c'était
en effet le résultat de tout le travail d'interprétation effectué sur un texte,
une belle phrase bien pesée et sonnée, souvent l'œuvre d'un savant

2. Hugues de SAINT-VICTOR, Didascalicon. Desllldio legendi, ed. C. H. BUTTIMER, Washing·


ton, 1939, p. 94· C'est la déJinition toute classique d'Isidore de Séville.
3· Tels sont le Bibelwerk analysé par B. BxscHOFF dans ses« Wendepunkte » [66], pp. 222
e~ s: et 231, les Glossae in Velus el N01J1111J TeslameniU»J examinées par J. CoNTRENI, « The
btblical Glosses of Haimo of Auxerre and John Scottus Eriugena », dans Spuulum, JI, 1976,
411-434, et le Liber Glosarius plus tardif de Paris, BN lat. 346.
Les gloses de la Bible 97

bénéficiant d'une autorité incontestée, en général un Père de l'Eglise.


Guillaume de Conches établit qu'un type de document, une « glose »,
met sous les yeux du lecteur toutes les étapes du processus scientifique :
la science, c'est le retour concret aux sources, et la mise en pratique
d'analyses systématiques. Et par là on aboutit à des résultats de qualité
égale à ceux qui avaient fait la fortune des Pères. Une ambition pointe
ici, à peine masquée, qui porte les maîtres du xrre siècle peu à peu au rang
d'autorités. Se fait jour ici la conscience d'un nouveau magistère, qui
vaut bien celui des docteurs de l'âge héroïque.
Guillaume de Conches fait une allusion claire à un type de document,
ce que vient confirmer un fait nouveau de langage. Dès les années noo
en effet, les bibliothécaires introduisent dans leur nomenclature une
catégorie auparavant inusitée, celle des « livres glosés »; très rapidement,
l'habitude se répand de distinguer ces livres et les commentaires, avec
une rigueur toute particulière pour les ouvrages consacrés à la BibleS.
Il ne s'agit plus ici de technique d'enseignement, pas encore d'une
documentation faisant autorité, mais tout au moins d'un matériau bien
spécifié, qui occupe une place avantageuse dans les armoires des biblio-
thèques. Les livres manuscrits contenant ainsi des« gloses» de la Bible
se multiplient à une cadence inouïe dans le second tiers du xrre siècle :
ils diffusent ce qu'on appelle désormais la Glose de la Bible. Non plus
seulement un matériau curieux, mais un ensemble documentaire jouissant
d'un label quasi officiel. A telle enseigne qu'au milieu du xne siècle, un
professeur s'en indigne et rappelle vertement à ses confrères que la
Glose ne saurait avoir le même statut que les écrits des Pères6 • Rien n'y
fait; désormais la Glose de la Bible s'impose, vers uoo elle est devenue
pour tous le corpus de l'interprétation biblique, véhiculé dans un type
de livre présentant des caractères spécifiques.

FoRMES DE GLOSES

Que sont donc ces livres manuscrits d'aspect si particulier? lls se


présentent comme l'unité de trois éléments. Ils contiennent en premier

4· Guillaume de CoNCHES, Glosae super Platonem, éd. B. )EAUNEAU, Paris, 1965, p. 67.
Un demi-siècle plus tard, Huguccio distingue dans ses Dtrivaliones entre çommmtum, expos-ilio
verborum iunfluram non crmsidtran.r .red smsum, et glossa, expos-itio .rmlmliat el illius litterae quae non
solum sentmtiam .red etiam tJtrba attendit (cité par N. IDRING, dans AHDLMA, 2 7, I 960, p. 66).
5· Les catalogues médiévaux de bibliothèques édités dans les MBKDS et MBKO [27]
montrent bien la précision du vocabulaire. Les exemples les plus précoces y apparaissent
dans les inventaires de Blaubeuem et de Michelsberg, aux alentours de I xoo, puis II I2-II47
respectivement (BECKER [19], pp. 174 et s.; MBKDS [27], II, 348 et s.). Au xn• siècle, on
ne classait pas encore sous des rubriques différentes co=entaires et gloses; mais on affiche
claitement le départ entre libri glosali et expoûliones ou glosae super librum X.
6. SMALLEY, SIH4J [I5]. p. 22.7·
1~. JUCHÉ, G. LOBRJCHON 4
lieu le texte d'un ou de plusieurs livres de la Bible, dans une colonne
centrale, d'une écriture à gros module, bien adaptée à la lecture publique.
Dans les colonnes à gauche et à droite du texte, on a recopié des gloses
« marginales », qu'on a pris soin d'individualiser par des signes de
paragraphe; elles sont ainsi clairement séparées les unes des autres.
Dans les intervalles des lignes du texte biblique, dans la colonne centrale,
sont réparties les gloses « interlinéaires », beaucoup plus courtes, loca-
lisées au-dessus des mots qu'elles expliquent. Ces deux éléments de gloses
sont nettement différenciés du texte biblique, grâce au module de leur
écriture, plus petit de moitié. Ces trois éléments constitutifs définissant
ce qu'il faut bien appeler la forme « Glose de la Bible », une forme
originale dont l'histoire est au premier chef celle d'une mise en page.
Les scribes innombrables qui ont copié les manuscrits de la Glose
se sont livrés à des expériences triomphantes de mise en page, qui
atteignent aux sommets de l'art plus tardif des imprimeurs. La Glose
de la Bible donne à voir en effet la perfection d'un procédé de composi-
tion que n'ont jamais approché même les meilleurs copistes de gloses
du droit. Bien plus, et ce fait est curieux, la composition en trois colonnes
au moins, avec apparat double de gloses, paraît être un phénomène
typique du christianisme latin. Le zèle sacré des copistes juifs de la Torah
ne semble pas s'être relâché au point d'introduire des gloses de main
d'homme dans l'espace réservé à la Bible. Le Talmud peut entourer le
texte biblique, mais il ne pénètre pas dans la colonne centrale. Dans
l'Orient grec, dès Evagre le Pontique (:rve siècle) on mit en circulation
des manuscrits bibliques où variantes hexaplaires et commentaires
jouxtaient la colonne réservée au texte de la Bible; et plus tard, les
copistes de manuscrits à chaîne ont disposé dans les marges des extraits
de commentaires. Mais jamais les Byzantins n'ont inséré des gloses
interlinéaires, et jamais ils n'ont repris la composition de type occidental7•
On n'avait donc pas pêché l'idée de ce modèle étrange chez les voisins
ou chez les concurrents.
Pourtant les savants d'Occident pouvaient feuilleter dans les biblio-
thèques de leurs écoles des ouvrages qui pouvaient nourrir l'idée de la
Glose: c'étaient des manuscrits glosés de Virgile, d'Ovide, de Prudence,
de Martianus Capella, de tous ces auteurs dont la lecture et l'étude
faisaient le pain quotidien des élèves dans les cours de grammaire. La
trace de ces manuscrits est continue à partir du xxe siècle; ils sont bel et
bien dotés de gloses marginales et interlinéaires. Or au xxe siècle, on a
fabriqué des manuscrits bibliques sur ce modèle. Sans doute l'idée
avait-elle été importée des iles sur le continent, par ces cohortes de

7· Ces infonnations sur le domaine byzantin m'ont été fort aimablement fournies par
le Père Joseph Paramelle; les nuances délicates dont il entoure ses propos m'incitent toutefois
à revendiquer l'entière responsabilité des erreurs qui se seraient glissées ici.
Les gloses de la Bible 99

moines venant de Northumbrie et d'Irlande à la fin du v11re et au début


du nee siècle. Du moins le scribe qui vers 8oo copia les visions d'Ezéchiel
accompagnées de gloses marginales et interlinéaires était-il irlandais, ou
avait-il été formé dans quelque monastère irlandais 8 • La paternité de la
Glose remonterait ainsi aux Irlandais. Et fascinés sans doute par l'im-
mense savoir de ces pédagogues hors pair, les continentaux suivirent
quelque temps leurs usages 9 • Mais ils renoncèrent bientôt à celui de la
Bible glosée. Et pourquoi donc? On perçoit bien à l'occasion que les
maîtres continentaux furent agacés par les prétentions et l'influence des
Irlandais auprès des princes; mais cela suffisait-il pour qu'on répudie
une méthode intéressante? La technique suivie pour l'étude des auteurs
classiques n'a pas été maintenue pour celle de la Bible. Faute de pouvoir
incriminer l'inexpérience des scribes, il faut songer à une éclipse des
études bibliques, consécutive à une transformation des structures
scolaires, et donc des intérêts des savants.
Quoi qu'il en soit, voyons comment le modèle en trois colonnes fut
lentement relevé à partir du troisième quart du xie siècle, et pour la
Bible10• C'est dans les dernières décennies de ce siècle qu'on se mit à
copier des manuscrits consacrés à un seul livre biblique, avec assortiment
de gloses. Ils sont généralement de dimension modeste (moins de
2.00 x 15 omm), émanent presque à coup sûr des écoles. Ici et là, un maître
a sélectionné certains livres de la Bible : ce sont les Psaumes en premier
lieu, les épîtres de saint Paul, le Cantique des Cantiques, et l'Apocalypse.
Le texte biblique y est écrit sur de longues lignes, qui couvrent presque
toute la page; il est farci de gloses qui se nichent dans les moindres
recoins, faute de marges 11• Au premier quart du xiie siècle, les manus-
crits se présentent de façon mieux organisée, on enserre le texte dans
une colonne centrale assez étroite. C'est ce modèle, expérimenté avec
succès pour le Psautier et les Epitres pauliniennes en particulier, qui

8. Zurich, Staatsarchiv AG 19, no XII (vm•-1x0 siècles) : 2 ff. écrits vraisemblablement en


Irlande, puis propriété de Saint-Gall dont les relations avec les iles étaient très vivantes
(cf. CLA, VII, no 1008); ma reconnaissance va ici à M. L. Holtz, qui m'a signalé cet ancêtre
dela Glose.
9· Le modèle en trois colonnes a perduré pour les Psautiers; la poésie s'y prêtait facile-
ment en effet (entre autres, celui de Troyes, BM 615).
Io. Les données rassemblées ici procèdent de l'examen d'environ 170 manuscrits de
gloses bibliques, dont deux tiers appartenant à la Bibliothèque Nationale de Paris (fonds de
Saint-Victor et de la Sorbonne). Sans l'aide bienveillante des conservateurs de la BN et des
chercheurs de l'IRHT (Paris), sans les conseils toujours judicieux et attentifs de Patricia
Stirnemann, ce travail n'aurait pas été possible.
n. Certains manuscrits de la fin du XI0 siècle sont d'un format plus grand; ne provien-
draient-ils pas de bibliothèques monastiques ? Ainsi le Psautier de Florence, Laurenziana,
Plut. 17.9 (fin xi• pour les gloses? Italie du Nord), 202 ff. de 253X 173 mm; ou le Cantique
suivi des épltres de Paul de Paris, BN lat. 480 (fin XI 0 ; France du Nord), 93 ff. de 255X 185.
Mais les manuscrits contemporains de l'Apoc. glosée sont nettement plus modestes (Vatican,
Regin. lat. 21 : 205X 150; Reims, BM 135 : I75X 122 mm).
100 Le Livre

s'impose définitivement. On divise la page en trois colonnes; celle du


centre est isolée des autres par deux colonnettes formées de deux traits
verticaux, et à la pointe sèche on y grave des lignes horizontales, de 1 z à
zo, sur une hauteur de 150 à 180 mm. Dans cette colonne centrale, le
scribe reproduit le texte biblique, d'une écriture à gros module. D'un
coup d'œil, il évalue le volume des gloses à reporter, et trace dans les
colonnes marginales des lignes en nombre suffisant, puis il y recopie
les gloses. C'était miracle bien sfu: s'il parvenait à situer précisément ces
gloses à hauteur du passage en cause; il palliait cet inconvénient grâce
à un système de signes de renvoi, se répondant du texte aux glosest2.
Ce stade convenait tout à fait aux besoins des écoles dans la première
moitié du xue siècle. Sommaire encore, la mise en page réservait cepen-
dant des espaces vides en nombre suffisant pour parer à d'éventuelles
additions; il fallait néanmoins que le manuscrit ne contienne pas de
portions importantes de la Bible. Le succès de ce modèle en trois
colonnes toutes glosées fut immédiat : on en copia des exemplaires de
lwte, on l'exporta bientôt, et tous les ateliers d'écriture de l'Occident
latin le suivaient dès le second tiers du xue siècle.
Le centre principal de production d'où sortaient des gloses de la
Bible paraît être alors Paris; c'est là du moins que le modèle est perfec-
tionné à partir du milieu du xue siècle, sous l'inspiration sans doute des
maîtres de l'école cathédrale. Apparaissent des subdivisions dans les
colonnes de glose, à l'aide de petites colonnettes; cela permettait d'im-
briquer plus rationnellement des gloses, d'exploiter mieux la surface
de la page, et c'est signe que le volume des gloses se stabilise. Cette
tendance se confirme lorsque dans le troisième quart du xue siècle, les
maîtres parisiens commencent à alléguer dans leur enseignement des
gloses qu'ils qualifient de « marginale » ou d' « interlinéaire »13• C'est
donc qu'ils disposaient d'une véritable édition scolaire, identiquement
disposée, émanant peut-être aussi d'une officine spécialisée, d'un même
atelier de copie parfaitement rompu à cet exercice délicat de la repro-
duction à l'identique14• C'est à cette époque qu'on introduit un nouveau
perfectionnement de la mise en page : les préparateurs des manuscrits
composent désormais une grille uniforme de réglures (traits à la règle)

u. Deux systèmes ont coexisté pour œs marques de renvoi : d'une part, les lettres de
l'alphabet, et de l'autre un système alliant traits et points (présent dans des manuscrits grecs
du haut Moyen Age).
15. Miss SMALLBY, Stlll{y [15], en cite de nombreux exemples.
-~~ n devrait être possible de repérer les manuscrits glosés dont se servaient les maîtres
partstens grâce à ces mentions de glosa margina/ir ou interliMari.r. C'est une erreur en effet
d'imaginer que ces localisations sur la page c::arac::térisent des sentences d'origine différente;
c:n ~té, et les preuves abondent, une « marginale » peut fort bien se trouver en « inter-
linéaire » et inversement, selon les manuscrits. Néanmoins, les sentences longues ne pouvaient
trouver place entre les lignes et étaient donc portées en marge. La fixation intervient au début
du XIII" siècle en général.
Les gloses Je la Bible Ici

pour le texte biblique et pour les gloses, qu'on copie désormais de


concert, page par pagei5,
On ne s'en tint pas là; le succès d'édition et la demande scolaire
étaient tels vers xz.oo, l'expérience aussi des scribes était si grande qu'on
porta à quatre, bientôt à cinq, le nombre de colonnes par page. On
savait alors parfaitement étendre les lignes du texte sur deux ou trois
de ces colonnes, parce qu'on avait une vision précise du volume de
gloses à distribuer sur la page : les gloses se présentent donc à l'œil
immédiatement en face du passage considéré, plus n'est besoin de
recourir à des marques de renvoi. Du même pas, on entreprit de repro-
duire d'un seul tenant des portions considérables de la Bible, notamment
les quatre Evangiles ensemble; et vers rz.z.o apparaissent les premières
grandes Bibles glosées. La taille des manuscrits s'accroît (le texte biblique
s'étend de z.o à ~o lignes environ) : le luxe l'exigeait, qui poussait tout
centre religieux à posséder sa Bible glosée au complet, richement décorée.
L'exigeaient aussi les universités, soucieuses de disposer d'un exemplaire
de référence, tout comme le réclamaient les maîtres de ces universités,
qui voulaient disposer d'exemplaires de la Glose présentant des espaces
assez vastes pour qu'ils y puissent porter leurs propres commentairesiG,
Vers le milieu du XIII4l siècle cependant, des gloses de poche circulaient;
et des scribes déclaraient leur inquiétude devant la complexité halluci-
nante d'une mise en page trop sophistiquée, et conscients de leur insuffi-
sante maîtrise, faisaient retour à des formules plus simples, celles du
xue siècle17 •
L'hlstoire matérielle de la Glose semble s'assoupir dans la seconde
moitié du xme siècle. Rien n'autorise à dire qu'on l'ait largement copiée,
sinon dans des ateliers provinciaux, au-delà du cap de 1~oo 18. Le modèle
de composition, qui avait atteint vers 12.50 sa perfection, semble n'avoir
donné lieu ensuite qu'à dégradation. Au demeurant, la Glose de la Bible

15. Bien des manuscrits exécutés à la même époque dans un même atelier montrent le
passage d'un système à l'autre : ainsi le Paris, BN lat. 14776 (XII8 ; Saint-Victor).
16. Les manuscrits Paris, Bibl. Sainte-Geneviève 75 (milieu xm• siècle) et BN lat. 15236
ont ainsi appartenu à un maître qui y a recopié son commentaire. De même la grande Bible
dominicaine ( ?) de Bordeaux, BM n, H• 37, 49, 55 du milieu du XIII0 siècle, a-t-elle été
surglosée. Quant aux méthodes universitaires de l'édition authentique, j'avoue n'avoir
jamais rencontré encore de Bible glosée portant des marques de jJiçia. La planche annexe
reproduit un fragment d'une glose copiée vers uoo-uzo dans l'abbaye cistercienne de
Vauclair (dioc. de Laon).
17. Voir par exemple la petite Bible glosée de Paris, Mazarine 70 (milieu xm•); un
manuscrit, normand peut-être, écrit vers t23o-t240, revient à la mise en page caractéristique
du milieu du xu• siècle (Paris, BN lat. 14783; Saint-Victor). Un copiste méridional pousse la
simplification à l'extrême, en disposant texte et glose sur deux colonnes (Paris, BN lat. 90,
deuxième tiers du XIII" siècle).
1 8. Bien des catalogues signalent des « gloses ordinaires » de la Bible, qui auraient été
écrites au xiV" ou XV" siècle; ces datations mc paraissent souvent suspectes. Cependant, on a
certainement recopié la Glose assez tardivement en Europe centrale, avec le développement
des universités.
Laon, BM 102 (XIII 1, Vauclair), f. 14R
Glose « ordinaire » d'Apoc. 7, 9-14
Les gloses de la Bible 103

était assez répandue alors dans tous les centres pour que la production
s'en raréfie. Peut-être est-ce à cette époque qu'on commença de la
dénommer « Glose ordinaire »19• L'histoire en tout cas de la Glose au
xme siècle et à la fin du Moyen Age est peu connue; il semble que le
grand commentaire du franciscain Nicolas de Lyre, au premier quart
du xxve siècle ait contribué à la disqualifier, en la périmant. Mais reste
que l'aventure matérielle de la Glose est intimement liée à toute l'histoire
des techniques intellectuelles, et ceci en un moment crucial du dévelop-
pement de l'Occident.

HISTOIRE DE SAVANTS

La gestation laonnoise

Ce que montrent à l'évidence les avatars successifs de la forme


« Glose», ce sont les pérégrinations des savants du haut Moyen Age,
comment des iles on vint répandre un enseignement sur le continent,
l'enracinement progressif dans des centres choisis, puis l'avènement
d'un nouveau système scolaire, dont il faut bien situer l'apparition en
France du Nord dans la seconde moitié du XIe siècle. C'est dans ce
sillage que la Glose de la Bible prit naissance aux alentours de I Ioo.
Cette préhistoire de la Glose suit les méandres compliqués d'une
dérive qui emporte les centres intellectuels de l'Ouest européen, du IXe
jusqu'au xne siècle. L'hégémonie culturelle des Irlandais et des moines
de Northumbrie fit long feu en matière d'exégèse biblique; elle s'amortit
cependant vers le milieu du IX6 siècle sur le continent, et au début du
XIe siècle en Angleterre. Les malheurs de l'Empire carolingien, les
invasions normandes et hongroises ont lentement dressé un mur de
différence entre les successeurs de Bède le Vénérable et les continentaux;
ceux-ci ont appris à porter le regard vers le Midi. Les œuvres de l'Auxer-
rois Haimon sont bien significatives de ce détournement progressif, dès
le milieu du IXe siècle. Une culture exégétique continentale prend une
pâle figure, jusqu'à l'effondrement du IXe siècle. Mais venu le xe, et
jusqu'au milieu du XIe siècle, une chape de silence semble recouvrir
l'exégèse biblique (B. Smalley); dans les rares lieux où l'on y porte
quelque intérêt, en Lotharingie surtout, on regarde négligemment le
texte biblique, et on passe le plus clair du temps à compiler des auteurs
à la réputation éprouvée: ainsi des Moralia in Job de Grégoire le Grand
a-t-on sélectionné des extraits concernant chaque livre de la Bible, et le

19. Cette dénomination tardive ne devrait plus à l'avenir être employée dans la descrip-
tion des manuscrits antérieurs à uzo environ.
104 Le Livre

tout suffisait à alimenter les besoins des lettrés 20. Ceux-ci étaient bien
davantage passionnés par l'étude de la grammaire et de la rhétorique,
du comput et du droit que par l'enseignement de la Bible.
Voici qu'en 1025, on déniche près d'Arras un groupe de marginaux.
Et parce qu'ils se réclament de la loi des Evangiles et des Apôtres,
l'évêque Gérard de Cambrai intervient, armé de sa morgue de lettré :
bien loin d'argumenter sur le texte biblique, il assène une réplique tout
entière composée de sentences patristiques. Certes la Bible est présente,
mais posée religieusement à son côté, à l'instar d'une châsse de reliques
saintes2t. L'évêque Gérard est l'un des plus parfaits représentants des
intérêts savants encore au seuil du XIe siècle : ceux-ci épousent les
contours successifs des grandes entreprises politiques; et ces dernières
ne puisent guère leur sève dans la Bible, sinon dans l'Ancien Testament,
parce qu'on perçoit là mieux que dans le Nouveau les règles fondamen-
tales du pouvoir et de l'éthique sociale. De telles règles, lues essentielle-
ment dans le Pentateuque et dans les Livres historiques de la Bible,
convenaient sans doute très bien à la grande chefferie carolingienne et à
ses épigones; mais le xxe siècle s'ouvre par un déverrouillage brutal et
impitoyable. Dans le« tohu-bohu »des pouvoirs et des institutions, à la
faveur des rivalités dans l'Eglise et dans l'aristocratie, « l'invention
idéologique prend de la hardiesse »22 : c'est l'énoncé des trois ordres de
la société, ce sont les liturgies royales, ce sont les réformes monastiques,
mais ce sont aussi des exigences religieuses nouvelles, qui fermentent
dans des villes en pleine croissance économique et démographique. Ce
rebond du christianisme occidental, sensible surtout dans les parts
septentrionales de l'Italie et de la France, le long des grands axes, prend
chair et parole en la personne de réformateurs, marginaux mais vite
récupérés par les pontifes romains. On accentue soudain la considération
pour la Bible entière, et non plus pour les sagesses vétéro-testamentaires.
L'idée de réforme s'appuie certes sur un double effort de prédication,
par la parole et par l'exemple, et de rationalité élevée (Bérenger de Tours,
au troisième quart du XIe siècle), mais les nouvelles moutures puisent à
la Bible, au Nouveau Testament en particulier. Aux exaltés qui pro-
clament et prédisent les Evangiles, les clercs font chorus bientôt; et de
plus en plus les moines nourris dans les grands monastères réformés
cèdent le pas aux clercs issus des écoles urbaines.
La reprise du travail fondamental sur la Bible se fait dans les vieux
centres intellectuels du nord de la France, entre Angers et Liège, à Laon,
à Reims, à Tours, à Paris aussi (le cas de la Normandie, où l'initiative
reste entre les mains des moines, tient aux orientations des princes, qui

20. WASsELYNCK [76], a décrit les avatatS de la célèbre collection de Paterius.


21. PL, r.p, 1271 et s.
22. G. DUBY, Les Trois Ordres el l'imaginaire du féodalisme, Paris, 1978, p. 160.
Les gloses de la Bible 105

ont choisi de s'appuyer là sur le réseau des grands monastères). On


avance prudemment; l'enseignement de haut niveau se porte sur les
Psaumes d'abord, pâture des moines par excellence, et de ceux-ci les
maîtres ont à cœur de passer aux Epîtres de saint Paul23• Apparemment,
ce choix est neuf au milieu du xxe siècle. Ainsi font Lanfranc à l'abbaye
du Bec (t 1089), Bérenger à Tours (t 1088), le mal connu Drogon de
Paris, et après eux Bruno le Chartreux (1o;o/5-11o1) à Reims. Sans doute
ont-ils dispensé leur savoir à la fois dans la forme primitive de la Glose
et sous celle du commentaire24• Mais on sait encore peu de chose sur les
fins que poursuivaient réellement ces maîtres et leurs confrères anonymes
lorsqu'ils entreprenaient une glose différente de leurs précurseurs. Deux
traits méritent cependant d'être relevés dans ces premiers pas de l'exégèse
nouveau style. C'est en premier lieu le réemploi du matériel fourni par
les savants du IXe siècle, ceux de l'école d'Auxerre surtout. D'autre part,
ces gloses primitives fixent l'attention sur les méthodes rigoureuses de
la grammaire, de la rhétorique, et de la dialectique; il faut aborder le
texte biblique selon ces préalables, alors seulement le maitre se permet
d'en tirer la signification, et est sensus. Dans ce troisième quart du
xxe siècle, les professeurs manifestent une méfiance appuyée vis-à-vis
d'une lecture trop immédiate, trop littérale de la Bible : tout comme
s'ils entreprenaient une rééducation de leur public, dont ils auraient à
craindre les débordements réformateurs ou un fondamentalisme trop
sommaire.
Le terrain se fait plus sûr lorsque s'impose le magistère laonnois,
autour des années 1 xoo, sous l'égide de maitre Anselme. Anselme a
enseigné à l'école cathédrale de Laon à la fin du xxe siècle; peut-être
a-t-il mené de front ensuite ses leçons sur la Bible (il s'en est fait une
spécialité) et ses hautes charges d'administration - il est doyen du
chapitre de Laon, et chancelier épiscopal de 1098 au moins jusqu'à sa
mort en 1117. Anselme a su mettre sur pied un véritable laboratoire
d'exégèse biblique, rassemblant des personnalités de premier plan,
orientant leur travail vers la fabrication de la Glose, aux fins de pro-
mouvoir une réforme de la société.

23. B. SMALLEY, « Sorne Gospel Commentaries of the Early Twelfth Century », dans
RTAM, 4J, 1978, 147-148.
24. Io., «La Gloua Ordinaria. Quelques prédécesseurs d'Anselme de Laon», dans RTAM,
9, 1937, 365 et s. Miss Smalley a montré que plusieurs collections des épîtres de Paul glosées
circulaient jusqu'au début du xu• siècle; un premier groupe est représenté par Paris, BN
lat. 2875; Manchester, JRL, 109; Londres, BL Royal4.B.IV, PL, 150, Paris, BN lat. 12267;
Vatican, Vat. lat. 143; Berne, BB 334i un autre se trouve dans Berlin, SB Phillipps 1650· n en
existe d'autres, éparses, comme Paris, BN lat. 480 ou BN lat. n967. De même y eut-il concur-
rence entre plusieurs séries différentes pour les Psaumes : il faudrait comparer par exemple
Florence, Laur. Plut. 17.9 (XI• siècle; Italie du Nord), Paris, BN lat. n550 avec des gloses
précoces du XII0 siècle comme BN lat. 442, pour mieux comprendre les objectifs des maitres
qui entreprenaient une glose différente des précurseurs ou des concurrents.
xo6 Le Livre

Aux côtés d'Anselme travaillent les meilleurs esprits du royaume :


Guillaume de Champeaux (env. 107o-nzi), Albéric de Reims, et Raoul
de Laon, frère d'Anselme et son successeur dans ses charges. Avec eux
il redonne à son école un lustre perdu depuis longtemps; on y accourt
bientôt de toutes parts de la chrétienté latine. On y rencontre Abélard,
que l'ombre du maître agace vite, bien d'autres aussi qui ressurgissent
plus tard aux postes les plus en vue des administrations royales, en
France et en Angleterre, et aux sommets partout en Europe de la
hiérarchie ecclésiastique. Anselme réussit à conjuguer parfaitement les
trois modèles d'exégèse que le xxe siècle avait peu à peu individualisés.
Conformément au modèle scolaire légué par ses devanciers, il a certaine-
ment glosé d'abord les Psaumes, puis les Epitres de saint Paul25 ; c'était
rendre hommage à la tradition récente. De même semble-t-il avoir
souscrit au modèle monastique, en publiant une glose du Cantique des
Cantiques, qui fut après les Psaumes, le premier livre de l'Ancien Testa-
ment à recevoir une glose, mais on ignore quelle est celle qui revient à
Anselme. n eut surtout le mérite d'étoffer le modèle réformateur, évangé-
lique, en entreprenant avec son frère Raoul la glose des Evangiles
- sauf Marc - et de l'Apocalypse. TI prend pour ce faire appui sur la
double tradition patristique et carolingienne, y sélectionne un commen-
taire, le confronte avec d'autres, mais souvent introduit sa solution
personnelle sans en prévenir son lecteur. n pousse d'autre part le travail
sur la lettre du texte, avec une prédilection pour l'histoire, ce en quoi
il se singularise. Et partout dans ses gloses, celle de l'Apocalypse tout
particulièrement, il distille les motifs de la réforme ecclésiale : critique
nuancée des nouvelles formes de l'aliénation économique (les plaies de
l'instrument monétaire, la simonie) et sociale (le désordre féodal et la
privatisation des biens publics), programme de restauration morale (par
une exaltation soutenue des vertus communautaires), le tout sous le
patronage d'un clergé purifié de ses souillures séculaires, la chair et
l'argent26•
C'est précisément pour la formation de ce clergé qu'Anselme et ses
collaborateurs ont posé l'amorce d'une glose complète de la Bible.
Celle-ci est manifestement destinée à des clercs déjà formés, capables de
situer les sources utilisées, dans des florilèges sans doute plutôt que dans
le recours aux sources originales, et de jongler avec les différentes inter-
prétations proposées pour un même texte; à ces gens ensuite de réper-
cuter l'esprit de la glose laonnoise, d'où le rappel fréquent de l'œuvre

;'-, ·. C'est la jJtmla glo.raltlra (SMALLEY, op. Git., n. 2.3, p. 149), éditée sous le nom de« Glose
ordinaire» des Psaumes (WIELOcKX, op. &il., n. x, pp. 2.2.6-2.2.7); la glose d'Anselme sur les
Epltres de saint Paul est habituellement désignée sous son titre Pro ailf11'çaliom.
2.6. Je me suis expliqué sur ces motifs dans une thèse de 38 Cycle en Histoire, soutenue
en 1979 à l'Université de Paris X (à paraître), sur les gloses et commentaires de l'Apocalypse
au xn• siècle.
Les gloses de la Bible 107

de prédication. Or c'était là un pas d'importance majeure pour l'histoire


scolaire du haut Moyen Age, et aussi pour les destinées du christia-
nisme: tandis qu'auparavant l'enseignement de haut niveau s'épanchait
avec prédilection dans l'étude des arts libéraux- en particulier ceux du
discours, du bien dire-, dans l'école d'Anselme on fait de ceux-ci des
préambules et la lecture puis l'interprétation de la Bible prend le dessus.
Ainsi se confirme le grand passage du christianisme occidental, de la
consolidation institutionnelle à l'évangélisme.

Le recentrage parisien

Entre Anselme et les premiers professeurs qui avouent publiquement


leur dette à son égard, une quarantaine d'années s'est écoulée. Ces témoi-
gnages viennent de Paris, ville dont la prééminence s'est imposée sur
les autres centres scolaires du royaume et aussi de tout l'Occident.
Vers lljo-n6o, un maître célèbre, Pierre le Mangeur, regrette que ni
Anselme ni son frère Raoul n'aient glosé l'Evangile de Marc 27 • Outre
qu'il justifie par là sa propre intervention, il rappeJle clairement l'orien-
tation néo-testamentaire des maîtres laonnois. Il convient aussi de
l'inachèvement de leur entreprise, et surtout se comporte comme si
le travail de la Glose n'avait pas progressé depuis les initiateurs. Ce qui
est faux; il laisse entendre ainsi que toutes les gloses en circulation ne
sont pas d'égale valeur, n'ont pas la même autorité. Il semble même que
les hommages appuyés qu'on rend à Paris au travail des Laonnois s'assor-
tissent volontiers d'une volonté de prendre de la distance. C'est au vrai
à Paris que le corpus tend à se stabiliser.
L'œuvre a progressé, sans nul doute. Déjà un émule d'Anselme,
Gilbert dit l'Universel, clerc d'Auxerre et futur évêque de Londres (1 1z7),
s'est dégagé de l'emprise du maître. On ne sait trop où il a travaillé; il
porte la responsabilité de la glose du Pentateuque et des Prophètes,
peut-être celle aussi des Rois, de Josué, de Ruth et de Juges 28, avec un
franc succès puisque apparemment ses gloses sont reçues sans modi-
fication. L'éventail de ses sources est conforme aux habitudes laonnoises,
il suit la même méthode, et pourtant on chercherait en vain chez lui
les touches spécifiques qui donnaient aux travaux d'Anselme et de

2.7. A B. SMALLEY revient une fois de plus le mérite d'avoir éclairci toutes ces questions
dans ses articles déjà anciens sur « Gilbertus Universalis, Bishop of London (ru8-n34)
and the Prohlem of the 'Glossa Ordinaria'», dans RTAM, 7, 1935, 235 ets.,et 8, 1936,.z4et s.,
puis« A Collection of Paris Lectures of the later xnth Century in the Ms. Pembroke College,
Cambridge, 7 », dans Cambridge Hi.rtori&al Journal, 6, 1938, 103 et s. La citation de Pierre le
Mangeur est rapportée dans l'étude sur Gilbert l'Universel, p. 48.
28. SMALLEY, op. &il. ci-dessus, et « An Barly Twelfth-Century Commentator on the
Literai Sense of Leviticus », dans RTAM, J6, 1969, 78 et s.
108 Le Livre

ses proches l'allure d'un programme. Gilbert semble marquer déjà des
réserves à l'égard de la Glose laonnoise. Puis vers 1145, le prince Henri,
fils du roi Louis VI, rentre au monastère cistercien de Oairvaux; dans
son trousseau, il apporte des livres somptueux, des gloses en particulier
qui ont été fort vraisemblablement exécutées à Saint-Victor de Paris
avant 113 7 : ce sont celles des Psaumes et de Paul dans la version laon-
noise, celles des quatre Evangiles et des Epitres canoniques29• La sélec-
tion en soi est significative des intérêts d'un laïc de haut rang au xue siècle,
destiné il est vrai à la cléricature. Cependant, on voit dans ces manuscrits
à quel point la Glose était jugée incomplète : ils ont reçu dans la seconde
moitié du xue siècle des additions, reportées avec le plus grand soin.
Enfin, la présence d'une glose de l'Evangile de Marc, antérieure au
témoignage de Pierre le Mangeur, confirme que des glossateurs opéraient
indépendamment des deux maitres laonnois, mais dans le droit fil de
leur tentative, bien qu'avec des options sans doute de plus en plus
divergentes.
Pendant au moins le premier tiers du xne siècle, des maitres ont tenté
de concurrencer les gloses laonnoises, en France du Nord surtout,
peut-être aussi en Italie septentrionale. Miss Beryl Smalley a pu le prouver
pour plusieurs livres de l'Ancien Testamentoo. La règle est donc encore
celle de la diversité. Toutefois ces indépendants travaillent selon le
canevas d'origine laonnoise: ils ont sous la main un document d'origine
anselmienne, et le confrontent à d'autres exemplaires, ou tel commentaire
qu'ils abrègent, ils relèvent les interprétations divergentes, avec le souci

29. Ces manuscrits exceptionnels portent l'ex-libri.t du prince« Henricus regis filius», du
temps donc de Louis VI, mort en II37· Sans doute faut-il y distinguer deux livraisons. Il y a
d'abord trois manuscrits portant 18 lignes de texte biblique à l'intérieur d'un cadre réglé
pour 3 colonnes de 190/2oo sur ISO mm (col. de texte et 2 col. de glose): Montpellier, Fac.
de Médecine ISS (Matth., glosé), Troyes, BM 511 et 512 (Psautier et Epîtres de saint Paul).
Le Psautier Troyes sI I ressemble étrangement du point de vue formel à celui de Saint-Victor,
Paris, BN lat. 14402, mais le premier est dépourvu de prologues. Une autre livraison regroupe
des manuscrits à 15 lignes de texte (cadre réglé de ljSX 130 mm) : ce sont Troyes, BM 871
et 1083, respectivement M& et Lç glosés. A ceux-ci il faut ajouter Troyes 1023 bis de 13lignes
pour 140X 137 mm, Jn glosé. Je n'ai pu étudier la septième glose, Troyes, BM 1620. On peut
rapprocher ces manuscrits de ceux de Saint-Victor, Paris, BN lat. 14771 (Lérl., glosé), 14398
(Gm., glosée) et 14408 ( Mç). Le scriptorium de Saint-Victor semble avoir été un centre
d'expériences, où l'on a peut-être fait du transfert technologique avec l'Italie du Nord; c'est
ainsi qu'une disposition formelle tout à fait singulière apparait dans deux manuscrits seule-
ment, Paris, BN lat. 14409 (XII2, Epitrcs de Paul et Matlh., de Saint-Victor) et Florence,
Laur. Plut. 23.13 (XII2, Epitres de Paul, Italie du Nord, avec des gloses de Lanfranc et
Berenger): la page n'est pas réglée en trois colonnes à proprement parler, mais on a dressé
au centre de la page un rectangle où est inscrit le texte, et un autre rectangle de même centre
enc:mre la page et définit les marges. Or on possédait à Saint-Victor, très tôt, deux gloses au
moms d'inspiration italienne sinon italiennes sur le plan de leur décoration (BN, lat. 14779
Ct 14786).
30. B. SMALLEY, op. çil., n. 28, et [48). Les gloses très précoces du prince Henri pourraient
être comparées à celles, beaucoup plus vulgaires d'aspect, du Mont-Saint-Michel (Avranches,
BM),
Les gloses de la Bible 1 09

d'en identifier l'auteur. Ainsi en va-t-il des gloses des épitres pauliniennes:
l'uniformité de surface qui a fait classer les gloses anselmiennes sous le
titre Pro Altercatione n'est qu'un leurre, elle voile des états différents31•
Plus net encore est le cas de l'Apocalypse : après la glose et le commentai:t:e
annexe d'Anselme, qui fixe pour des siècles les nouveaux principes de
l'interprétation orthodoxe, plusieurs gloses apparaissent ici et là. Or
leurs rédacteurs font retrait devant les grands desseins d'Anselme :
ils conservent la nouvelle structure imposée par lui, mais écartent ses
audaces réformatrices, telle sa critique de la société féodo-vassalique,
substituent des extraits d'un autre commentateur à ceux du maitre de
Laon32• Et dès le milieu du xne siècle, se répand une autre génération
de gloses de l'Apocalypse; elle reproduit toujours la structure ansel-
mienne, mais transmet un corps d'interprétation profondément remanié.
C'est sur cet habit neuf qu'en l'espace d'un demi-siècle et plus d'autres
vont polir lentement la Glose de l'Apocalypse, jusqu'au texte définitif
et« ordinai:t:e ». Rien n'était donc joué à la mort d'Anselme, et surtout
pas pour ses travaux les plus authentiques. En tout cas, il est curieux de
noter qu'un représentant de la vieille école monastique, Pierre de Celle,
peut ignorer franchement la Glose lorsqu'il compose au troisième quart
du siècle un commentaire du livre de Ruth33.
L'heure de la première cristallisation sonne à Paris, au milieu du
xue siècle. Le témoignage le plus net en serait la provenance des manus-
crits les mieux soignés, qui arborent les caractères formels les plus nets
et rigoureux : ils émanent sinon de l'atelier, du moins de la bibliothèque
de l'école la plus prestigieuse d'alors à Paris, celle des chanoines de
Saint-Victor34• Il y a ensuite l'intervention personnelle d'un personnage
de premier plan, Pierre Lombard, qui enseigne à Paris dans les années
1140-1150, avant d'être évêque de la métropole capétienne en II 58. De
prime abord, il brouille le jeu, lorsqu'il impose sa glose personnelle du
Psautier et des Epitres pauliniennes; il supplante immédiatement les
gloses d'Anselme dans la faveur des écoles. Mais l'œuvre d'Anselme
poursuit son chemin, on la recopie au xn~ siècle dans les Bibles glosées.
Et pour éviter tout malentendu, les copistes prennent soin de livrer les
gloses du Lombard en forme de commentaire continu, et non pas en

31. Les gloses Pro altercalioM de Troyes, BM 512 et Paris, BN lat. 14409, bien qu'originaires
probablement du même atelier, présentent l'une par rapport à l'autre des variantes dans le
choix des sentences pour Il The.rs.
32. Voir l'étude mentionnée n. z6. Le bénéficiaire de la discrète mise à l'écart d'Anselme
a été un temps le commentateur Bérengaud, un auteur totalement inconnu parce que jamais
étudié de près, et qui, à mon avis, travaille en même temps qu'Anselme, sur une documenta-
tion proche, mais avec des orientations analogues à celle de Rupert de Deutz.
H· Commenlaria in Rlith, ed. G. de MARTEL, Turnhout, 1983 (CC, Continuatio Medievalis,
54)·
34· Le fonds de Saint-Victor se trouve conservé principalement à la Bibliothèque Natio-
nale de Paris.
110 Le Livre

marge et entre les lignes36• Or le même Pierre Lombard canonise la Glose


de la Bible sitôt qu'il vient à la citer dans son Livre des Sentences, qui
devient le manuel de base de l'enseignement théologique jusqu'au
XVIe siècle. Grâce à lui, et surtout par le poids de son émule Pierre le
Mangeur, chancelier de Paris de n68 à II78, la Glose entreprend une
longue carrière de manuel fondamental d'exégèse biblique, entre les
mains des professeurs et étudiants de Paris, et peu à peu à travers toute
l'Europe.
Il a fallu pour atteindre ce succès mérité qu'on choisisse une glose
parmi d'autres pour chaque livre de la Bible; dans la foulée, on aura
sans doute sélectionné une édition particulière, qui permet aux maitres
parisiens du dernier quart du xr:re siècle de donner leurs références en
localisant les citations choisies, en « interlinéaire » ou en « marginale ».
Et certainement les professeurs auront-ils été conduits à faire choix
d'une version particulière du texte biblique; mais le temps n'est pas
encore à l'établissement d'un texte parisien, puisqu'à la fin du siècle,
on se borne à admettre que le texte du Lombard, pour les épitres de
saint Paul, est « plus correct » que les autres 38• Toujours est-il que
devenue« parisienne», la Glose se dépouille; on l'expurge au minimum
nécessaire, on attend d'elle qu'elle livre les interprétations admises par
le groupe des professeurs qui préside aux destinées de l'école de Paris,
et bientôt à celles des universités. Quand dans le dernier quart du
xne siècle l'usage s'établit à Paris, et ailleurs, de commenter la Bible tout
entière dans l'ordre suggéré par saint Jérôme, les meilleurs des profes-
seurs, un Pierre le Chantre, un Etienne Langton, ne font ni plus ni
moins que gloser la Glose37•

Le succès définitif : l'abolition des différences

L'histoire de la Glose n'a pas pris fin avec son introduction dans
l'enseignement. Un lent polissage s'est poursuivi, que révèlent les
manuscrits ; on ratisse les dernières herbes folles, et on procède à des
additions bien pesées, tout en menant un travail critique sur le texte
de la Glose. Cela s'est fait à coup sûr dans un même centre, puisque tous

3S· Après la Glose ansehnienne des Psaumes, Gilbert de La Porrée a publié ce qu'on
appelle la mstlia g/osal111'a, jusqu'à ce que Pierre Lombard compose la magna glosalll1'a, entre
II48 ~t IIS9· Gilbert et Pierre firent de même pour les Epltres pauliniennes. Les questions
de DUse en page de ces « gloses » ont été récemment étudiées par Christopher de Hamel,
dans un article à paraître.
36. « Smptllri.r t/iço fœti.t », vel « san&lis », sitt~l 1Bgil117' in libro ltmbartli qNi torr~clior cetlri.t
mtlit117' e.m (Paris, BN lat. 14443, f. zs s r" b).
3_7· Les commentaires des maltres parisiens à la fin du siècle, notamment dans le cercle
de Pterre le Chantre, renvoient toujours à la Glosa qu'ils citent par ses tituli, c'est-à-dire les
premiers mots de chaque sentence.
Les gloses de la Bible 111

les manuscrits de la Glose au milieu du xxne siècle, le terme ultime,


présentent un nombre minimal de variantes d'un bout à l'autre de
l'Europe: à Paris sans doute, bien qu'on produise des copies de la Glose
partout.
Le prestige de la Glose à la fin du xue siècle faisait d'elle un instrument
indispensable. Et lorsque de pieux laies revendiquent le droit à prêcher
l'Evangile en II79, le pape fait savoir que doit être prohibé tout ensei-
gnement de la Bible« sans glose »38• Les disciples de Valdès comprennent
si bien l'avertissement qu'ils se munissent immédiatement d'un certain
« livre écrit en français, qui contient le texte et la glose du Psautier ainsi
que de plusieurs livres de l'Ancien et du Nouveau Testament »39• De ce
livre, il ne reste aucune trace; c'est que la Glose est demeurée l'apanage
des savants, leur bien propre et collectif.
Texte scolaire, elle le demeure parce qu'elle appartient au ciel de
l'abstraction, apparemment sans date ni lieu. Pourtant il faudrait bien
l'adapter aux nouvelles réalités de la fin du xne siècle. Or l'évidence
massive est déconcertante. Ainsi manquait-il encore une glose pour le
livre des Maccabées; on combla la lacune, dans les dernières décennies
du siècle, en recopiant très fidèlement le commentaire d'un vieil ancêtre,
Raban Maur (xxe siècle), éclaté avec habileté en gloses marginales et
interlinéaires40• Entre les salles de cours, et la Palestine où les Croisés
rassemblaient leurs dernières forces pour conserver quelques arpents de
terre, l'abime est affligeant; on semble se refuser à exploiter la Bible
pour traiter de situations contemporaines.
Pourtant, dans ces écoles où l'on forme les futurs administrateurs
de la chrétienté, les écrits au moins du Nouveau Testament ne peuvent
manquer de soulever des questions. Les gloses en livrent quelques rares
indices. Quelques maitres anonymes, mais d'assez grande réputation
pour édicter leurs additions dans la Glose, permettent de soulever le
voile. Ces manipulations ultimes s'exercent plutôt sur la partie du
Nouveau Testament la plus anciennement glosée; la glose de Marc,
plus récente, était sans doute considérée comme satisfaisante. Quelle que
soit l'origine de ces additions, leur adoption par la communauté des

38. Cf. B. BoLTON, « Poverty as Protest : sorne Inspirational Groups at the Tum of the
xnth Century », dans Thl Church in a Changing Society, Uppsala, 1978, pp. z8-32.
39· Walter MAP rapporte que des disciples de Valdès utilisaient un libnun... lingua constrip-
tum gal/ica, in IJ1IO textus et glosa psalterii plurimorumque legis utriusque librorum continebantur
(MGH, SS., XXVI, 66).
40. Le manuscrit Paris, BN lat. 17204 pourrait être le prototype de la glose de Mace.;
écrit à Paris vers 1210 (P. Stimemann), il a appartenu à la chancellerie de Paris (f. 164 v<>).
A la suite des gloses de 1-IV Rois, Chr. et Esd., on trouve celle de Mace., sous le titre Incipit
expositio rabani mauri in libro machab. (PL, 109, 1 12 s ets.), avecles deux lettres dédicatoires de
Raban; dans les manuscrits postérieurs on a supprimé les titres du commentaire et des lettres.
De plus un annotateur contemporain a soigneusement collationné ce manuscrit sur un exem-
plaire de Raban. Toutefois on rencontre quelques rares gloses interlinéaires qui sont étran-
gères à Raban, mais sont empruntées à Remi (cf. 152 ro).
1 1 2. Le Livre

savants date du dernier tiers du xne siècle, sinon du début des années 1 200.
On y perçoit quatre tendances, à peine esquissées.
La première pousse à garantir la réception universelle de la Glose;
le signe en est l'évanouissement des dernières traces caractéristiques de
l'école d'Anselme. Un exemple suffit: une sentence est substituée à une
autre, tout à fait anselmienne, qui donnait une définition extensive de la
prophétie; il paraît au contraire prudent de limiter et de contrôler
étroitement le droit de quiconque, chrétien ou païen, à prophétiser, à
lire et à dire les desseins de Dieu41• On reconnaît là une tactique bien
éprouvée des clercs pour sauvegarder leur privilège de la parole et du
sens. De la même orientation procède opportunément un ajout à la
Glose de saint Jean (Jean xo, 11-12): on y rappelle que le ministère épis-
copal est indépendant de la qualité de vie de celui qui l'exerce. On
conforte ainsi la hiérarchie ecclésiastique dans son pouvoir d'ordre, dans
la droite ligne qui mène au Concile de Latran N ( 121 5) et accroît le rôle
des administrations épiscopales42• Troisième addition révélatrice, celle
qui souligne l'accord et l'identité profonde en matière de morale entre
la loi naturelle et la loi du Christ'3; c'est le signe d'un nivellement de la
conscience historique, et une porte s'ouvre à l'aristotélisme du xme siècle.
Enfin, une péricope évangélique a donné lieu à d'intéressants développe-
ments, c'est l'entretien des Pharisiens avec le Christ sur le divorce
(Mat. 19, 3 et s.). Vers 1200 on précise qu'il ne saurait y avoir de lien
matrimonial entre parents (propinquos) sauf s'ils ignorent leur parenté;
la règle canonique était bien connue, mais ce rappel pourrait être une
allusion timide au trouble qui a pu saisir les maîtres parisiens lors des
problèmes matrimoniaux de Philippe-Auguste, qui venait de répudier
la reine Ingebourge44•
Passé le cap de 1 zoo, la Glose entre dans une dernière phase de

41. Cf. Paris, BN lat. 17233 (XII2), f. 7 v<> a, glose de Matth. 1, u-23 : Prophetia a/ia ex
presûentia et ber est immutabilis... Alia ex iuditio operum. et ber solet mutari... Que est ex pre.rcientia
alia impletur solummodo operatione Dei... , alia impletur hominum administratione ... , à comparer
avec celle qu'a éditée Dom O. LorriN, dans RTAM, r;, 1946, p. 193. Au terme de l'évolu-
tion, on ne trouve plus que la sentence Prophetia signum est prescientie Dei (par exemple, Paris,
BN lat. 11966, f. 9 v<>, vers uoo).
42. La glose Pastor nomen est officii, sicut etiam episcopu.t. Epi.tcopu.t etsi male vite fuerit, /amen
vere e.tt api.tcopu.r... est absente de tous les manuscrits avant le troisième qurt du xn• siècle;
on ne la rencontre pas encore dans les additions faites à Troyes, DM 1023 bis, mais un copiste
l'a introduite dans le Paris, BN lat. 643, f. 34 bis v 0 a (XIP, Normandie).
43· Sur Matth. 19, 9, Doctrina Chri.tti naturali legi concordat quia est tempus perfectionit
(add. du XIII1 , qu'on trouve par exemple dans Paris, BN lat. 621, XIII1 , Cath. de Narbonne,
f. 31 rob).
# Ce pourrait être le sens d'une glose introduite dans Paris, BN lat. 17233, f. 45 cO a
(d'une main d'env. uoo) : Ad hoc ut alia ducatur vivente prima, hoc nu/li modo lice/. Si dicatur
q,uia qui duxit propinquam pote.tt il/am dimittere et aliam ducere, n.tpondetur quia non e.tt matrimonium
znter propinquos nisi sint ignorantes quod fuerit propinquitas inter ip.ros. Ce qu'on rapprochera d'une
glose plus anodine encore, l'addition Si ancilla libero vel servu.r libere supponitur, conjugium non
reputa/ur postquam delectum fuit, .tic et de consanguineis (sur Matth. 19, 9, entre autres manuscrits
dans Paris, BN lat. 172.34, f. 74 v 0 c (XIIP)), et BN, lat. 621 (Xliii), f. 31 cO a).
Les gloses de la Bible II 3

cristallisation. On entreprend de corriger les manuscrits, d'en élaguer


les fautes; on en scelle le texte, au point qu'un jour un copiste, surpris
de n'avoir à transcrire sur une page aucune glose marginale, se sent
tenu à signaler qu'il n'y a « aucune glose dans cette marge »45• Les
différences d'un manuscrit à l'autre s'estompent; de cette mise au pas,
les manuscrits de l'Université de Paris témoignent abondamment. Les
derniers aménagements portent sur le nombre et l'ordre des prologues
dont chaque livre de la Bible est normalement assorti. Des fluctuations
régionales persistent, qui rendent le classement des gloses extrêmement
délicat, mais on tend à l'uniformité. Vers I2.20 est introduit un nouveau
prologue en tête de la Glose de l'Apocalypse; on l'a faussement attribué
à une figure marquante des années 1 140, Gilbert de La Porrée parce
qu'on ne veut prêter qu'aux riches 46 • Sans doute est-ce seulement au
milieu du xme siècle qu'on a ajouté un troisième prologue au livre des
Maccabées 47 • Du moins ces derniers apports n'apportent-ils plus rien
au sens; ils se contentent de préciser la structure rhétorique du livre en
question. On voit là l'usure d'un travail séculaire, et c'est peut-être
celle qui affecte l'exégèse biblique tout entière au xme siècle; à cette
époque, l'enseignement de la Bible n'a cessé d'animer les écoles. C'est
le siècle de la synthèse doctrinale, des grandes Sommes théologiques :
celles-ci se reposent sur la Glose, y renvoient par nécessité, mais ne
s'en inspirent pas.
Les tergiversations des maîtres, que laissent percevoir les mouve-
ments incessants de la Glose de la Bible entre la fin du XIe siècle et le
début du xme, incitent désormais à la prudence, et aussi à des travaux
plus attentifs; relue dans une durée longue, la Glose s'avère riche
d'enseignements sur les objectifs poursuivis par les intellectuels de
l'Europe occidentale en un temps de mutation. Elle mérite beaucoup
plus que ce survol; et vers l'aval tout d'abord, puisque son existence ne
trouve pas sa fin au xiiie siècle. C'est ainsi qu'un Martin Luther écrivant
son célèbre Commentaire des Psaumes (1513), avait à cœur de le composer
selon la forme de la Glose, marginalement et entre les lignes d'un texte
imprimé sur une colonne étroite. Ainsi faisaient encore plusieurs de ses
contemporains. Mais outre cette survie curieuse d'une forme spécifique,
on manque cruellement d'études sur l'utilisation réelle de la Glose à la
fin du Moyen Age; de même faut-il se demander si au xme siècle les
meilleurs des théologiens en étaient vraiment des disciples libres, ou des
esclaves. Qu'y a-t-il de neuf dans l'exégèse biblique de saint Thomas
d'Aquin? La Glose paraît bien s'étioler dès la seconde moitié du

45. Paris, Mazarine 117 (XIP, Italie), f. 47 r" ç,


46. li s'agit du prologue Omnes qui pie 11olunl IIÎ1161'1.
47· En addition dans Paris, BN lat. IF04, f. 125 v" et dans BN lat. 17207 (vers 1220,
Sorbonne), f. 3 v" : Mathabeorum Jibri duo prenotanl pre/ia inter hebreorum dmes gentemque persa-
rum ... horlabalur ad g/oriam passionir.
II4 Le Livre

xme siècle; mais s'agit-il d'une désaffection, ou d'une banalisation?


Et en amont, les pistes ouvertes dans ces pages requièrent d'autres
travaux, consacrés à chaque livre biblique. Une information partielle
m'autorise à dire que la Glose laonnoise a apporté un sang neuf, récupé-
rant toutes les forces vives d'une réforme ecclésiale qu'on a désirée et
mise en chantier autour d'Anselme. Mais que voulaient réellement les
autres acteurs de la Glose, et les pionniers du xre siècle, quel message
espéraient-ils transmettre, c'est un enjeu qu'il faut encore affronter.

Guy LOBRICHON.
4

La concordance verbale
des Ecritures

Parnù les nombreux instruments de travail produits au xme siècle


pour l'étude, l'enseignement et la prédication, la concordance verbale
des Ecritures est non seulement l'un des tout premiers nùs en œuvre,
mais probablement le plus important. La concordance était une solution,
créée délibérément, aux besoins des théologiens latins : ils cherchaient en
effet un dispositif qui leur permît de disposer sous une même vedette
tous les usages d'un mot ou d'une expression dans les Ecritures. La
concordance biblique répondait spécifiquement à un besoin immédiat;
elle n'a pas évolué à la longue, mais a été inventée et perfectionnée grâce
à de judicieux remodelages et réajustements réalisés en moins de cin-
quante ans; elle s'est largement et rapidement répandue en Europe,
parce qu'elle a été diffusée par les « libraires » ( stationarii) des universités.
Bien que le principal mécanisme qu'elle emploie, c'est-à-dire la nùse en
ordre alphabétique, ait été connu des Grecs dès le second siècle avant
Jésus-Christ, c'est la concordance verbale latine qui a servi de modèle
aux prenùères concordances avec la Septante grecque en 1300, et avec
l'Ancien Testament hébreu en 1438-1478. Pour maîtriser cette tâche qui
consistait à extraire et à disposer en ordre alphabétique les quelque
1 oo ooo occurrences dans les Ecritures de près de 1 o ooo mots, les
compilateurs de la concordance verbale effectuèrent le même travail que
leurs descendants directs, les inventeurs de l'ordinateur numérique, outil
qui permet de compiler les concordances les plus modernes.
Il existait au Moyen Age trois concordances verbales latines -c'est-à-
dire des concordances de mots, verba, par opposition aux concordances
u6 Le Livre

de sujets. Toutes trois ont été produites par les Donùnicains de Paris,
entre les dates approximatives de 12.35 et 12.85.
La première concordance verbale des Ecritures est celle qui commence
par A, a, a. Je. I. c., Xliii. d., Eze. lili. f. .. , et se termine par Zorobabel...
Luc. Ill.f Elle a été produite au couvent dominicain de Saint-Jacques
à Paris, et il en reste des ébauches dans des reliures de livres de Saint-
Jacques faites au xve siècle. Hugues de Saint-Cher semble avoir dans
une certaine mesure participé à la concordance dite de Saint-Jacques.
Le témoignage le plus ancien en est celui de Tholomée de Lucques,
vers 131 5 : selon celui-ci, Hugues « a conçu, avec ses frères, la première
concordance de la Bible ». Il est impossible de dire s'il a simplement été
l'instigateur du projet, ou s'il y a activement participé, et s'il l'a vu
réaliser ou non. Hugues a occupé pendant six ans l'une des deux chaires
de théologie à Saint-Jacques, de 12.30 à 12.35. Pendant cette période, en
plus de l'enseignement qu'il dispensait, il a produit des pastilles sur
toute la Bible, probablement avec l'aide de ses frères dominicains. Il
semble peu probable que la première concordance ait pu être achevée
dès 12.30; cependant le projet devait être sinon achevé, du moins bien
entamé dès 12.3 5, date à laquelle a pris fin le lien officiel de Hugues avec
Saint-Jacques. Deux des copies de cette concordance peuvent être
datées avec certitude de 12.40 au plus tard.
Depuis bon nombre d'années, les spécialistes de la Bible ébauchaient
les travaux préliminaires menant à une concordance verbale, cela peut-
être sans qu'ils aient eu cette fin particulière à l'esprit. Dans les écoles,
on accordait pour l'étude de la Bible une grande importance au sens
- littéral ou allégorique - de chaque mot en particulier; et l'un des
moyens de discerner ce sens était de comparer l'usage du mot dans tous
les passages des Ecritures où l'on pouvait le trouver. A la fin du xiie
et au début du XIIIe siècle, les maîtres en sacra pagina à Paris incluaient
fréquemment dans leurs gloses une table de références à des passages
parallèles, qu'on appelait parfois concordantia. Leur inclusion dans la glose
était un substitut peu pratique en l'absence d'ouvrages ne s'occupant
que de concordance; et bientôt des collections spécialisées commencèrent
à apparaître. Il est possible que certaines d'entre elles soient nées d'une
extrapolation de ces gloses; d'autres cependant étaient des créations
nouvelles, comme les collections de « distinctions » ( distinctiones), listes
de mots classés par ordre alphabétique et accompagnés, pour chacun,
d'une sélection de passages bibliques illustrant les sens figurés du mot :
c'était là une pratique courante au début du XIIIe siècle. La concordance
verbale complète de la Bible était cependant une tâche colossale, qui
pour être menée à bien exigeait la main-d'œuvre et la concentration des
Dominicains sur la Bible. Malgré le rôle directeur d'Hugues de Saint-
Cher, la concordance est une production collective essentiellement
anonyme, pour un public non spécifié, comme un autre document
La concordance verbale des Ecritures 117

dominicain de l'époque le précise :«Les Frères prêcheurs ont compilé


cet ouvrage pour l'usage de nombreuses personnes. »
Les Frères de Saint-Jacques réussirent à résoudre deux problèmes
cruciaux en réalisant cette concordance, soit celui d'un système de réfé-
rences, et l'autre, technique, du regroupement et de la mise en ordre des
mots et références. Celui du système de références, ils l'ont résolu en
partie en adaptant un état antérieur et en partie en innovant. Un système
de division des livres de la Bible en chapitres avait déjà été élaboré;
relativement pratique, il permettait, de par son caractère rationnel et
standardisé, de remplacer les différents systèmes, souvent illogiques,
qu'on peut trouver dans les Bibles avant le xure siècle. On attribue
traditionnellement ce nouveau système de division par chapitres à
Etienne Langton. Dans les années 1.2.30, les nouvelles divisions par
chapitres, existant dès 1.2.03, avaient été largement acceptées à l'Université
comme système uniforme. Leur adoption par les Dominicains pour leur
concordance biblique, en plus de leur utilisation dans la nouvelle Bible
dite « de Paris », fut en quelque sorte la sanction officielle qui assura la
survie jusqu'à nous de ce nouveau système, certes avec quelques modifi-
cations, mais mineures. Ce n'est qu'au xvre siècle que s'effectuera la
division des chapitres en versets. Néanmoins, les Dominicains de
Saint-Jacques ont conçu une technique utile de référence à la place
relative d'un mot dans un chapitre donné : cela en divisant mentalement
le chapitre en sept parties, chacune étant désignée par l'une des sept
premières lettres de l'alphabet, de A à G.
Quant à la seconde question, c'est-à-dire les mécanismes suivis par
un groupe de savants pour compiler leur concordance, elle est moins
évidente. Il ne reste aucune trace écrite du stade initial de l'extraction et
de la compilation; cependant plusieurs fragments de l'étape suivante
subsistent, c'est-à-dire la première concordance à l'état de brouillon. De
toute évidence, une fois que les mots et leurs références avaient été
regroupés, les compilateurs les disposaient sur des cahiers séparés, selon
un ordre alphabétique approximatif, chaque cahier étant consacré à une
section donnée de l'alphabet. Cinq de ces cahiers peuvent être reconsti-
tués, certains partiellement, d'autres en entier, à partir de fragments
retrouvés dans des reliures de manuscrits de Saint-Jacques faites au
xve siècle. Chacun est écrit d'une main différente; ils couvrent respecti-
vement les mots commençant par St-, Ta- à To-, tous les U-, et sur deux
cahiers séparés une partie des mots en V-.
Grâce à tout cela, on peut mieux comprendre le processus de compi-
lation. Il existe évidemment au moins un stade précédant cette ébauche,
celui de l'extraction des mots et de l'annotation à chaque fois qu'un mot
réapparaît, les articles consacrés à chaque mot ou groupe de mots étant
enregistrés à part, probablement sur des feuilles volantes. Puis vient
l'étape qu'on connaît grâce à nos fragments de cahiers, où chaque
118 Le Livre

compilateur se voit confier la responsabilité de classer par ordre alpha-


bétique une partie donnée de l'alphabet. Il est peu probable qu'une autre
étape soit intervenue entre la compilation de ces cahiers et la concor-
dance à l'état final. Il suffisait d'organiser les cahiers par ordre alphabé-
tique, en tenant compte des indications de changement, et d'en faire
une bonne copie. Ce processus, pour l'époque comme à la nôtre, est une
merveille d'organisation de la main-d'œuvre.
Des quelque 2 5 manuscrits de la Concordance de Saint-Jacques
encore existants, tous sauf deux datent du milieu du xnxe siècle, et tous
se ressemblent étonnamment. Ecrits sur cinq colonnes par page, de 46
à 6o lignes par colonne, ils sont sobres, sans rubriques ni décoration,
et ce sont de petits volumes portatifs, d'environ 30 cm sur 20. Ils
semblent avoir été pour la plupart produits dans l'Ordre dominicain,
peut-être même à Saint-Jacques. Les possibilités d'usage de cette concor-
dance étaient cependant limitées, du fait que les mots y sont simplement
énumérés, sans indication de leur contexte biblique.
La seconde concordance verbale, dite « concordance anglaise », a
tenté de corriger cette omission en donnant pour chaque mot le contexte
intégral. Elle commence par A, a, a. Jerem. I. b., A a A domine deus ecce
nescio loqui quia puer ego sum. Il ne s'agit pas d'une simple révision de la
Concordance de Saint-Jacques; en effet presque toutes les entrées de
mots contiennent des références à de nouveaux passages de la Bible.
De plus, des entrées ont été ajoutées, d'autres supprimées, ou réorgani-
sées. La Concordance anglaise était donc, sans doute, une entreprise
originale, qui avait demandé des efforts considérables, si ce n'est la
réitération complète des travaux effectués par les Dominicains de Paris.
On ne connaît pas avec précision la date de cette Concordance anglaise;
Simon Bertherius, écrivant en qoo, dit que l'œuvre a été composée
«vers l'an 1252 »,mais on ne connaît pas la source de cette affirmation.
Notre seule certitude, c'est qu'elle a été composée après la Concordance
de Saint-Jacques, et avant la troisième version, ni l'une ni l'autre n'étant
précisément datées.
On attribue la Concordance anglaise à trois dominicains de ce pays;
en réalité un seul, Richard de Stavensby, peut être associé de façon
certaine à cette œuvre. Son nom figure au titre de celui qui a « parfait»,
ou« complété» une lettre à la fin de plusieurs sections dans les manuscrits
de cette œuvre qui nous sont parvenus. On peut ainsi lire : « Ici prend
fin la lettre A, perfectionnée par Frère R. de Stavensby », ou« ici prend
fin la lettre N, complétée par Frère Richard de Stavensby ». Il s'agit
peut-être de Richard de Stavensby, frère de l'évêque de Coventry, qui a
amassé des bénéfices ecclésiastiques dans le diocèse de Lincoln durant
les années 1220, et qui a pendant peu de temps rempli l'office de trésorier
de Lichfield vers 1230-1231; cependant rien ne prouve que ce Richard
soit jamais devenu dominicain, ou qu'il soit même allé à Paris. Cette
La concordance verbale des Ecritures 1 x9

identification reste donc hypothétique. Le dominicain Jean de Darling-


ton, conseiller et confesseur de Henri ill et par la suite archevêque de
Dublin, est associé à cette Concordance par une source anglaise anonyme,
qui fait de lui le seul compilateur de l'œuvre : « C'est par les études et
par l'industrie de Jean qu'a été éditée cette vaste concordance, qu'on
appelle la Concordance anglaise. » Cette déclaration est répétée, presque
mot pour mot, dans diverses chroniques anglaises du début du xxve siècle.
Ce n'est qu'au début du xvxe siècle qu'on trouve une mention d'un lien
entre un certain Hugues de Croydon et la Concordance anglaise. Ce
personnage par ailleurs inconnu y est associé au nom de Richard de
Stavensby. En tout cas, les chroniques et les manuscrits encore existants
s'accordent sur un fait : les compilateurs étaient anglais. Ils ont effectué
leurs travaux à Saint-Jacques, à Paris, et non pas en Angleterre. Les
parties de la Concordance anglaise qui proviennent de la bibliothèque
de Saint-Jacques sont presque certainement des fragments d'un original
de qualité. C'était au départ un manuscrit de plusieurs volumes dont
quatre seulement existent encore: ceux qui comportent les lettres A-B,
M-0, 0-P et T-Z. Il devait y avoir à l'origine au moins trois autres
volumes, peut-être même quatre.
C'est récemment qu'on a admis qu'il n'existe aucune copie connue
de ce texte. En revanche, il en existe divers abrégés ou condensés. On
pensait couramment que la Concordance anglaise avait donné naissance
à la Concordance latine moderne; ce fut en fait l'échec d'une ambition.
Richard de Stavensby et ses assistants avaient choisi de donner une
phrase presque complète de contexte pour chaque référence, ce qui
rendait la Concordance anglaise trop longue pour être pratique. Ses abrégés
et dérivés sont assez peu nombreux pour démontrer qu'elle ne pouvait
pas remplacer de façon satisfaisante la Concordance de Saint-Jacques;
mais leur nombre est assez important pour nous montrer qu'on désirait
remplacer celle-ci.
La forme sous laquelle la concordance verbale de la Bible fut le plus
largement répandue, à partir de la fin du xxxxe siècle, ne fut ni l'une ni
l'autre des deux versions précédentes; on leur substitua une troisième
compilation. Cette troisième Concordance est conservée dans 8o manus-
crits au moins, dont la majorité a été copiée à Paris de xz8o à 1330 envi-
ron. Cette version ne tombe pas dans l'écueil des deux extrêmes, platitude
et prolixité, qui caractérisent les deux œuvres précédentes. Comme
Stavensby et les autres, ses compilateurs se sont rendu compte qu'il
fallait citer chaque mot dans son contexte; mais à la différence de leurs
prédécesseurs, ils ont limité la longueur du contexte à des proportions
raisonnables. Un paragraphe d'introduction commence par Cuilibet
volenti requirere concordantias in hoc libro; le corps du texte commence
par A a a. ]er. 1. a. domine deus ecce nescio /o., et se termine par Zelpha.
Gen. XXX. b., Sentiens Lia q11od parere desiisset, Zelphas ancillam Sllam
uo Le Livre

marito tradidit. Cette troisième concordance n'est pas une révision de la


Concordance anglaise. En effet ses compilateurs semblent n'avoir fait
aucun usage du travail des Dominicains anglais. Ils n'ont pas davantage
adopté comme base unique la Concordance originale de Saint-Jacques,
se contentant d'ajouter un bref contexte à chacune des références qui
était donnée là. Lorsqu'on la compare avec les deux versions antérieures,
la troisième Concordance présente des variantes nombreuses; elle inclut
des références et même des entrées de mots qu'on ne trouve pas dans
les deux autres. De plus, l'ordre alphabétique adopté par cette troisième
Concordance n'est pas équivalent au classement par ordre alphabétique
des Concordances précédentes, et ne l'améliore pas non plus comme on
pourrait s'y attendre si elle dépendait de l'une ou de l'autre; elle est
même, d'un bout à l'autre, plutôt moins méticuleuse dans son classement
que ses prédécesseurs. En résumé, comme la Concordance anglaise, la
troisième Concordance semble constituer une répétition partielle ou
totale des efforts déjà réalisés. C'est la troisième Concordance qui survit,
un peu modifiée, dans la Concordance latine moderne. Et bien que la
première édition imprimée de cette troisième Concordance, celle de
Mentelin, conclue que« s'achèvent ici les Concordances de Frère Conrad
d'Allemagne >>, aucun des manuscrits existants ne porte la moindre
mention d'auteur. La troisième Concordance, tout comme la première,
était plutôt un projet collectif des Dominicains de Saint-Jacques.
La troisième Concordance existait déjà en 1275, car elle apparait
dans le catalogue d'un« libraire» parisien de l'époque : « en outre, des
Concordances, 108 pièces» (Item concordantiae... c pccias ct viii). Le libellé
ne permet pas de distinguer de quelle Concordance il s'agit, mais nous
savons que ni la Concordance de Saint-Jacques, ni l'anglaise n'étaient
disponibles en peciae, c'est-à-dire en« pièces », ou cahiers loués séparé-
ment. On sait que des manuscrits de la troisième version étaient divisés
en 108 pcciac; cette dernière version est sans aucun doute celle que men-
tionne la liste de 1275. En outre, une copie de la troisième version,
produite probablement par un « libraire », a été offerte en legs à la
Sorbonne par Etienne d'Abbeville en IZ88. La troisième Concordance
a donc dû être compilée après la Concordance anglaise - il est fort peu
vraisemblable que Stavensby aurait entrepris son travail si une Concor-
dance satisfaisante existait déjà -, et avant IZ75· Nous ne savons pas
si la troisième Concordance était ou non disponible en pcciac avant cette
date, ni combien de temps elle l'est demeurée; toutefois elle est disponible
de nouveau dans le seul autre catalogue conservé d'un « libraire » à
Paris, en 1304.
Le modèle de ce libraire était divisé en 108 pcciae de six pages. Des
marques de pecia sont visibles sur un certain nombre de manuscrits de la
troisième Concordance. Bien que de dimensions importantes, la Concor-
dance était normalement copiée en un seul volume. Les manuscrits
La concordance verbale des Ecritures 1 2. 1

copiés sur les modèles des libraires sont d'une présentation remarqua-
blement uniforme. Tout comme la Concordance de Saint-Jacques était
rédigée sur cinq colonnes, la troisième version est presque invariablement
disposée sur trois colonnes de 62. à 66 lignes, avec titre courant. Quand
elle est décorée, l'initiale C du prologue contient fréquemment une
représentation de la Vierge à l'Enfant. Bien que la première Concordance,
celle de Saint-Jacques, soit du format portatif qui caractérise les livres
des Mendiants au début du xn1e siècle, la troisième Concordance est un
livre de taille, en général d'au moins 40 sur 30 cm, et de 400 feuillets.
Les propriétaires ne la transportaient sans doute pas avec eux.
Au début, la diffusion des Concordances dominicaines a été lente.
L'original, la Concordance de Saint-Jacques, fut apparemment créé dans
l'intention de répondre aux besoins des étudiants et maîtres de Saint-
Jacques. Il en reste quelque 2. 5 copies. Cependant, à toutes fins utiles,
on peut dire que la concordance verbale de la Bible n'était pas connue
en Europe avant la publication de la troisième Concordance par les
« libraires >>. Celle-ci doit sa vaste diffusion - il en reste So copies - et
une bonne part de son impact à la fin du siècle au fait qu'elle était dispo-
nible en peciae.
La troisième Concordance était assurément un livre de luxe; et sa
diffusion peut être associée à une catégorie particulière d'ecclésiastiques,
les riches prélats; par exemple, elle faisait partie de la panoplie de manuels
coûteux que possédaient les prélats de la cour pontificale en Avignon.
On s'en rend compte et d'après la provenance et d'après l'aspect des
copies qui nous restent. Ce sont souvent des volumes magnifiques,
dont l'aspect est en contraste, d'une manière remarquable, avec les
manuscrits de manuels scolaires et de traités à l'usage des prêtres de rang
ordinaire. Les manuscrits de la Concordance sont souvent soigneusement
rédigés, sur parchemin de bonne qualité, et portent à l'occasion les
notes d'un correcteur avec des initiales décorées et même historiées;
on y fait un large usage de la feuille d'or. Bref, ce sont de toute évidence
des livres coûteux. Le fait est que même en faisant abstraction de ce luxe,
la reproduction des Concordances était certainement onéreuse, en raison
de leur longueur et de la précision exigée du scribe.
Néanmoins, malgré les limites inhérentes au coût de ces ouvrages,
les Concordances eurent une influence profonde sur les autres instru-
ments de travail, sur la littérature exégétique et sur celle des sermons
dans la seconde moitié du xxne siècle et par la suite. Leur rôle principal
fut peut-être d'aider à la rédaction des sermons; et bien qu'il soit impos-
sible d'évaluer l'ampleur de ce rôle, on en trouve de nombreux indices
et dans les manuscrits des Concordances et dans le contenu des sermons
de la fin du Moyen Age. Vers 1340, divers manuels à l'usage des prédi-
cateurs présupposent que le prédicateur dispose d'une Concordance
pour préparer ses sermons. De toute évidence, les prédicateurs, en
122 Le Livre

particulier l'élite de ce groupe, ceux qui avaient une formation univer-


sitaire, employaient la concordance verbale comme outil pour leur
prêche : ils l'avaient empruntée, ou utilisaient des copies appartenant aux
établissements religieux, ou l'avaient achetée personnellement.
En résumé, l'apparition de la première Concordance est un phéno-
mène important, car elle a répondu aux besoins des théologiens en quête
d'un outil qui rassemblerait en un seul lieu toutes les utilisations d'un
mot ou d'une expression donnés dans les Ecritures. Le besoin de cet
outil s'est fait sentir à la fin du xrre et au début du xrrre siècle. TI n'y avait
cependant aucun moyen pratique de reproduire cet outil, et à en juger
au nombre de copies qui nous restent, il a eu peu d'influence en dehors
de l'Ordre dominicain. La Concordance anglaise, loin d'être l'ancêtre
de la concordance moderne, était pratiquement inconnue au Moyen
Age. Le véritable ancêtre des travaux modernes est la troisième Concor-
dance, produite par les Frères de Saint-Jacques au xrrre siècle. Il faut
aussi remarquer qu'elle n'est pas apparue soudainement et dans sa
pleine maturité en 123 5-1240. Au contraire, la concordance verbale s'est
développée d'essai en essai, chacun constituant un effort de perfection-
nement de cet outil, pour l'usage de la communauté théologique et
pastorale, et elle a culminé dans la concordance qui figure dans le cata-
logue des libraires de 1275. C'est cette autre invention du xme siècle,
la publication en peciae, qui a garanti à la Concordance son rayonnement
et lui a permis de devenir un instrument classique de référence pour le
Moyen Agel.
Mary A. et Richard H. RousE.

Traduit Je l'anglais par Bruno Lobrichon et Philippe BuÇ.

r. Pour la bibliographie, voir les n°8 [~ I-531·


5

Les traductions bibliques ·


l'exemple de
la Grande-Bretagne

On peut parler d'une présence de civilisation chrétienne en Grande-


Bretagne bien avant la conversion des Barbares anglo-saxons au
vx8 -vn8 siècle. Une chrétienté celtique, peut-être originaire du second
siècle de l'ère chrétienne, était en tout cas suffisamment structurée au
début du xve siècle pour envoyer au Concile d'Arles (3 14) une délé-
gation épiscopale.
Au vxe siècle, âge des saints celtiques de Grande-Bretagne en pleine
période d'expansion de la colonisation anglo-saxonne, les traditions
chrétiennes celtes d'Irlande s'implantent en Ecosse, de leur côté. Le
nom de l'lie d'Jona est la réplique hébraïque du nom de saint Columba
qui y établit son monastère en 563 et rayonne sur la côte d'Argyll,
puis chez les Angles de Northumbrie. Des indices textuels et topo-
nymiques attestent la circulation de traditions bibliques qu'on peut
parfois considérer comme vernaculaires1•
Dans le domaine anglais proprement dit, postérieurement aux in-
vasions barbares, les documents vernaculaires préservés sont en vieil
anglais - ensemble de dialectes anglo-saxons implantés en Grande-
Bretagne à partir du ve siècle et en moyen anglais - transformation
du vieil anglais au contact des Normands après la Conquête de xo66.
Les types de texte représentés suivent les hasards de cette préservation,
conditionnée par les siècles, les guerres et les conflits de domination

x. M. M. LARÈs, « Toponynùe biblique médiévale», in R.wue internationale ti'Onomaslitj111,


avril 1970, ct [64).
IZ4 Le Livre

politique et religieuse du Moyen Age à nos jours : Saxon contre Celte,


Danois et Normand contre Saxon, catholique contre protestant et
protestant contre catholique. Les problèmes de datation des textes
viennent, de leur côté, compliquer chronologie et classification.

LA PÉRIODE PRÉ-ANGLAISE

Le progrès des études linguistiques permet d'identifier des sources


très antérieures aux manuscrits qui subsistent de textes poétiques
celtiques où la Bible prise dans son sens chrétien maximal - Ancien
et Nouveau Testament - laisse des traces appréciables. Il en est de
même des textes celtiques en langue latine où les citations bibliques
surabondent. Dans le De Excidio et Conquestu Britanniae de Gildas le
Sage, texte postérieur aux implantations anglo-saxonnes, la perma-
nence de cette tradition est bien illustrée, et l'éclairage des sources
textuelles tend à démontrer une continuité historique qui franchit le
cap du vr:re siècle. On peut y dénombrer r 5 références au Nouveau
Testament et z9o à l'Ancien Testament, tirées principalement des
Evangiles, du Pentateuque, des livres historiques et sapientiaux et des
grands Prophètes; environ un tiers des citations sont tirées de Jérémie,
Isaïe et Ezéchiel. Mais il s'agit de textes latins.

LEs vre-vne s:ŒcLEs ANGLQ-SAXONS

Vers la fin du vre siècle, la mission envoyée par Grégoire le Grand


à Cantorbéry (596) puis celle d'York (6z5) vont implanter des tra-
ditions bibliques dans des chrétientés anglo-saxonnes dont certaines
- dans le Nord - reçoivent également les traditions bibliques cel-
tiques dont nous avons parlé plus haut. Sans parler des traditions homi-
létiques ni de la « traduction par l'image » à l'usage de la masse des
illettrés (fresques dans les lieux de prière) qui trouve aussi un écho
dans certaines pages de manuscrits, véritables bandes dessinées avant
la lettre (manuscrit Claudius B IV de la British Library).
Au vrre siècle, le moine historien Bède le Vénérable, relatant l'éclo-
sion et le développement des chrétientés de Grande-Bretagne - cel-
tiques et anglo-saxonnes - mentionne à diverses reprises l'influence
de l'Ecriture sur les mœurs et les traditions de son pays. Les pro-
blèmes d'ordre ecclésial et moral posés par Augustin de Cantorbéry
à Grégoire le Grand, initiateur de la Mission, suscitent des répons~
fondées sur l'Ecriture comme on peut le lire dans le Livre I de l'Histom
L'exemple de la Grande-Bretagne 125

des chrétientés anglaises de Bède le Vénérable. Bède lui-même, à la fin


de l'ouvrage, fait l'inventaire de ses propres travaux : l'Ecriture sainte
y tient une place considérable, Ancien comme Nouveau Testament.
Il ne s'agit pas de traduction toutefois, mais de commentaires qu'il a
écrits sur les commentaires des Pères de l'Eglise : commentaires de
commentaires, appelant le procédé de la gemara - et rédigés en latin.
Indiquons toutefois le matériau scripturaire manié par ce moine dont
on s'accorde à penser qu'il fut l'un des plus grands esprits de son siècle,
et des plus influents. Dans l'ordre même où il les cite : Traités sur le
commencement de la Genèse - la première partie du livre de Samuel -
les Livres des Rois - les Proverbes - le Cantique des Cantiques -
Isaïe, Daniel, Jérémie- Ezra et Néhémie- Habacuc- Tobie- le
Pentateuque, Josué et les Juges - les Rois et les Chroniques -Job
-,-les Proverbes, l'Ecclésiaste -l'Evangile de Marc -l'Evangile de
Luc - les Actes des Apôtres - les Epîtres - l'Apocalypse - et une
anthologie du Nouveau Testament. La tradition monastique veut éga-
lement que Bède ait entrepris sur son lit de mort une traduction de
l'Evangile de Jean dont il ne reste en tout cas aucune trace.

CA.EDMON DE WHITBY

Grâce à l'Histoire des chrétientés anglaises de Bède, nous disposons


de la description d'un phénomène de vulgarisation de l'Ecriture qui
s'apparente à la traduction. Au livre IV, chapitre 24 de l'Histoire, Bède
analyse le procédé utilisé par une certaine équipe monastique à Whitby,
dans la seconde moitié du vue siècle, période toute proche de celle de
l'historien. Des moines expliquent des textes scripturaires à Caedmon,
homme simple et sans culture qui, inspiré, les transpose en poésie
vernaculaire à l'usage de tous. Caedmon écoute, médite, rumine en
quelque sorte ( audiendo... rememorendo... quasi mandum animal rumi-
nando ... ) muant l'histoire biblique en suaves mesures qui enchantent
les auditoires (in carmen du!cissimum convertebat, suavisque resonando .. .).
Ainsi, nous dit Bède, furent produits des chants sur la Genèse, et l'Exode
en particulier - sur l'Incarnation, la Passion, la Résurrection et l'Ascen-
sion du Seigneur de même que sur la Pentecôte, les enseignements
des Apôtres, le Jugement dernier. Caedmon fait école, une tradition
de transmission de l'Ecriture s'établit2•
Nous ne pourrions pas juger du fonctionnement possible d'une
semblable tradition si nous ne disposions d'un ensemble de textes
extrêmement précieux, rédigé en langue vieil anglaise et s'apparentant

2. Cf. B. LUISELLI, « Beda e l'inno di Caedmon », Studi Mediawali, 1973, 1013-1036.


126 Le Livre

à cette tradition caedmonienne sinon à l'œuvre de Caedmon lui-même


(manuscrit Junius XI de la Bibliothèque bodléienne à Oxford, dit
Caedmon Manuscript). Les thèmes traités sont précisément ceux qu'in-
dique Bède le Vénérable, d'une part. D'autre part, des travaux récents
ont montré que ces textes sont autre chose que des paraphrases poé-
tiques teintées de paganisme, comme on l'a souvent cru. La structure
des récits s'apparente à celle d'un lectionnaire de source très ancienne,
Jérusalem au rve siècle et les éléments estimés adventices ont été iden-
tifiés comme emprunts à des commentaires talmudiques. Par ailleurs,
la présence de signes ekphonétiques indique un usage paraliturgique
sinon liturgique à part entière. Et si l'on fait la part de l'abondant appa-
reil rythmo-allitératif de noms divins dont il est maintenant établi
qu'ils sont en harmonie avec les sources bibliques, on constate que le
matériau biblique est suivi avec rigueur.
Ce type de transmission du matériau biblique pendant la période
du haut Moyen Age anglais semblerait s'apparenter aux traditions juives
targoumiques dont on a des traces d'héritage chrétien dans les premiers
siècles de notre ère. Le statut de ce type de texte participe à la fois de
la « traduction » et du « commentaire ». C'est peut-être aussi un phé-
nomène d'incorporation d'éléments de commentaire dans le texte devenu
manuscrit que la source orale du texte pourrait expliquer. On peut
considérer que semblables textes, s'ils ne sont pas à proprement parler
des traductions vernaculaires, ont néanmoins une « fonction traduc-
trice » qui ne manque pas de fidélité aux sources.

LE IXe SIÈCLE ALFRÉDIEN

Il faut attendre le 1xe siècle et la période dite « alfrédienne » pour


mieux cerner, en Grande-Bretagne, la notion de« traduction». Alfred
le Grand, roi des West-Saxons, défenseur des Anglais contre les envahis-
seurs scandinaves, obtiendra la délimitation des territoires occupés
par ces derniers et prendra soin, par la suite, de leur évangélisation.
Unificateur politique et apôtre chrétien, Alfred le Grand aborde dans
le même esprit les problèmes des populations anglo-saxonnes. La
culture - culture chrétienne peut-être aussi culture tout court - est
un souci majeur pour lui, et il est l'initiateur d'une entreprise étonnante
de traduction de toutes sortes de textes dans le dialecte west-saxon qui
deviendra ainsi une sorte de langue littéraire inter-peuples avant de
devenir nationale. Un Corpus alfrédien ou de source alfrédienne se
constitue, où les textes bibliques tiennent une place appréciable. Parmi
ceux-ci, nous devons accorder une importance certaine à des traductions
partielles de l'Ancien Testament à usage juridique.
L'exemple de la Grande-Bretagne 127

Une grande partie des chapitres zo, 2.1 et 2.3 de l'Exode biblique
constituent l'ouverture du Code juridique alf:rédien conservé en parti-
culier dans un manuscrit du xe siècle, le plus complet et le plus
ancien dont nous disposions pour ce texte (no 173 de Corpus Christi
College à Cambridge). Le problème du découpage du texte et d'une
certaine trituration doit retenir notre attention.
Le texte alfrédien suit le fil du texte biblique le plus souvent avec
précision. Mais il y a aménagement du texte, dans une optique assez
aisément identifiable. Il y a d'abord évidence d'un tri qu'on peut dire
sociologique et didactique. On élimine certains éléments difficilement
transposables dans un contexte anglais du haut Moyen Age, par exemple
dans le domaine agricole (nature des animaux), social (relations avec
des peuples étrangers), moral (passages impliquant la polygamie). Le
texte est destiné à être compris des Anglais comme source de règles
morales et juridiques concernant le servage, les dommages corporels
(hommes et animaux), le droit d'asile, la propriété, le vol, le viol, l'ido-
lâtrie, le prêt, le blasphème, la justice et les témoignages, etc.
On élimine - plus rarement, on ajoute et le cas est d'autant plus
intéressant. Dans la casuistique concernant les biens confiés à un gar-
dien et volés par un tiers, par exemple, le législateur anglais rajoute
un cas que le législateur mosaïque n'avait pu prévoir : celui d'un rapt
de bétail par les Vikings. Cela pourrait s'appeler une mise à jour de
type talmudique. Cela peut apparaitre également comme une addition
faite au texte scripturaire avec une désinvolture difficile à admettre.
Cela peut également être, à l'origine précisément, un commentaire non
incorporé mais devenu interpolation et incorporation entre les mains
des copistes; car plus d'un siècle s'est écoulé entre les premières trans-
criptions du code alfrédien, et la composition du manuscrit dont il
est question ici. On ne saurait faire un procès d'intention au rédacteur
alfrédien - ni au roi Alfred lui-même - en ce qui concerne les élé-
ments ajoutés.
Restent ce qu'on pourrait appeler des « mutations » verbales. Il
s'agit fondamentalement d'une christianisation de certains éléments
du texte dans une optique évidemment théologique. Le Seigneur de
l'Ancien Testament est remplacé par « Christ» dans Exode zo, 1 1.
Le procédé n'est d'ailleurs pas étranger, comme chacun sait, à
la Vulgate hiéronymienne : Habacuc (3, 18). Et l'esclave hébreu
(Exode 2.1, z) devient « serf chrétien ».
L'approche du texte se situe à un niveau autre que celui d'une
« traduction » au sens traditionnel du mot, tradition toujours actuelle
et passant par les Septante et saint Jérôme avant les philologues de
la Réforme. Il y a à la fois traduction, élagage, actualisation. C'est de
l'Ecriture sainte appliquée, mais qui se réclame de sa source sacrée,
car le législateur anglais ne manque pas de se référer à l'autorité divine,
uS Le Livre

à travers celle de Moïse - autorité à laquelle nous savons qu'il croit


profondément - pour donner à ce qu'il prescrit un prestige et un
poids absolus.
Les sources concernant Alfred indiquent que ce roi pieux et lettré
aurait également été l'auteur d'une version en prose du Psautier, qui
pourrait être la portion en prose du « Paris Psalter », comme on le
verra plus loin.

LE PSAUTIER VIEIL ANGLAIS, UNE TRADITION CONSIGNÉE


DANS DES MANUSCRITS DES xe-xie SIÈCLES UTILISÉS JUSQU'AU XIIe

TI n'est pas surprenant de trouver le Psautier au premier rang des


entreprises de versions vernaculaires de la Bible. L'usage pénitentiel
est largement attesté au Moyen Age, de même que l'usage liturgique
et l'usage dans les rituels de prière pour l'intercession et pour les pèle-
rinages. L'Office liturgique vieil anglais qui subsiste intégralement
dans le manuscrit Junius 12.1 de la Bibliothèque bodléienne contient
à la fois des fragments de Psaumes en prose appartenant au premier
tiers du Psautier, et des fragments de Psaumes en version rythmo-
allitérative. Les fragments métriques sont identiques aux passages cor-
respondants d'un intéressant Psautier de la Bibliothèque Nationale
(Fonds Latin 88z4) qui contient non seulement un texte latin du Psau-
tier, mais une version (qui ne lui correspond pas) en vieil anglais rythmé.
Ce manuscrit communément appelé « Paris Psalter » contient un premier
bloc de cinquante Psaumes en prose vieil anglaise, dont nous avons
déjà indiqué qu'il pourrait être à l'origine une œuvre alfrédienne -en
ce cas, la composition en remonterait au rxe siècle.
Les Psaumes 51 à 15 o de ce même Psautier ont la particularité
d'être recomposés dans un mode eurythmique dont l'analyse est révé-
latrice. Ce style réputé plat et ampoulé semble en réalité merveilleu-
sement adapté à la cantilène. Noms divins et chevilles allitératives
diverses n'apparaissent plus, lorsqu'on les lit à haute voix, comme
l'invasion d'une diction poétique stéréotypée, mais comme un appareil
rythmo-allitératif qui insuffle à la langue anglaise ancienne une légèreté
surprenante, et lui donne une fluidité qui peut bien avoir été, aussi,
le support d'une cantillation (si l'on en juge par les signes ekphonétiques
subsistant dans le manuscrit Junius IZI, ainsi qu'on le verra plus loin).
Ce que nous devons souligner ici est la fidélité au texte des Psaumes
qui n'est pas déformé, mais incrusté par les formules rythmo-allité-
ratives dont nous venons de parler. Fidélité dont on peut mieux juger
par la comparaison non pas avec le texte latin qui figure également
dans le manuscrit (les textes latin et anglais sont voisins mais indé-
L'exemple de la Grande-Bretagne 12.9

pendants) mais avec un autre Psautier (le « Vespasian Psalter ») sim-


plement glosé, manuscrit beaucoup plus ancien (rxe siècle) qui pourrait
représenter la tradition primitive du Psautier introduite en Grande-
Bretagne anglaise à la :fin du VIe siècle.
Ce Psautier rythmé mérite dans une grande mesure le titre de tra-
duction vernaculaire si l'on considère la trame textuelle méticuleusement
préservée. Et ce phénomène de transmission du Psautier a pris sa
véritable dimension lorsqu'on s'est aperçu de la présence de cette
version dans l'Office liturgique vernaculaire de source bénédictine dont
on possède un manuscrit complet datant du xie siècle, mais dont la
source vraisemblablement, remonte au xe siècle (manuscrit Junius 12.1
de la Bibliothèque bodléienne).
Notons que, si la version rythmo-allitérative figurant dans « Paris
Psalter » ne concerne que les Psaumes 51 à 150, l'Office liturgique
vernaculaire dont nous avons déjà parlé contient, sous une forme
poétique semblable, des passages des cinquante premiers Psaumes
du recueil davidique. Il a donc existé une version complète du Psautier
sous cette forme qui, mise au service du message biblique, représente
un potentiel important de transmission vernaculaire.
li faut indiquer en marge de ce phénomène, des Psautiers, intégra-
lement ou partiellement préservés à ce jour, présentant une glose conti-
nue. Ce type de traduction en friche est destiné à des clercs ou des
laïcs lettrés pour un usage personnel ou, pour les prédicateurs, comme
base de citations et d'explications dans des sermons.
On dénombre onze Psautiers comportant une glose interlinéaire
continue, et deux comportant des gloses occasionnelles. A Londres,
sept de ces manuscrits sont conservés à la British Library (Cotton
Vespasian A. J, Royal z. B.V, Stowe II, Cotton Vitellius E. XVIII, Cotton
Tiberius C.VI, Bosworth Psalter = Additional 37517, Arundel 6o)
et un à Lambeth Palace (manuscrit 42.7). Le Junius 2.7 est à la Biblio-
thèque bodléienne d'Oxford. On en trouve deux à Cambridge (Uni-
versity Library Ff. 1. z; et« Eadwine's Canterbury Psalter » = Trinity
College R. 17. 1), un à la Bibliothèque de la Cathédrale de Salisbury
(manuscrit 15o) et un à New York (Pierpont Morgan Library, M 776).
L'usage liturgique est évident pour la plupart de ces Psautiers. Les
gloses les plus anciennes remontent au rxe siècle 01espasian Psalter).
Les autres datent des xe, xie (les plus nombreuses) et xne siècles.

Gloses continues et traductions anglaises des Evangiles


(milieu et fin du xe siècle)

Cet effort dans le sens de la traduction se situe dans la ligne de la


tradition alfrédienne mais s'explique aussi par la renaissance bénédic-
P. 'RICHÉ, G. LOBRICHON 5
130 Le Livre

tine (Benedictine revival) qui caractérise le xe siècle chrétien en Angle-


terre, dans le sillage de l'archevêque Dunstan de Cantorbéry.
Deux manuscrits très anciens des Evangiles portent chacun une
glose continue en vieil anglais. L'Evangile de Lindisfame (autour
de l'an 700 - Manuscrit Cotton Nero D.IV de la British Library)
présente une glose continue ajoutée vers le milieu du xe siècle en dia-
lecte northumbrien. L'Evangile de Rushworth (autour de l'an 8oo
- Manuscrit Auct. z. 19 de la Bodléienne à Oxford, également appelé
« Macregal Gospels») présente une glose continue de la seconde moitié
du xe siècle dont une partie est en dialecte mercien et le reste une copie
de la glose northumbrienne de l'Evangile de Lindisfame. Le mot à
mot qui comporte assez fréquemment deux variantes du vocabulaire
vieil anglais, est évidemment destiné non seulement à aider les clercs
à comprendre le texte, mais à sous-tendre la prédication aux laïcs. Le
premier de ces manuscrits, catalogué liber praeclarissimus, est illustré
de façon plus imposante que le second, et comporte en particulier
cinq« pages-tapis» célèbres dans les annales de l'iconographie chrétienne.
Quant à la traduction intégrale des quatre Evangiles, une version
du xe siècle, en dialecte west-saxon, subsiste dans six manuscrits dont
l'un, endommagé par l'incendie de la Bibliothèque cottonienne, a
perdu environ un cinquième de ses pages (Skeat, réédition 1970).
Il s'agit d'une véritable traduction en prose, claire et harmonieuse,
texte destiné à devenir accessible et familier par la lecture ou l'audition.

La tradition aelfricienne de l'abrégé vernaculaire


(Ancien Testament, jin du xe siècle)

C'est également au xe siècle que se situe une entreprise de trans-


mission du contenu de l'Ancien Testament qui, selon les cas s'identifie
ou s'apparente plus ou moins au processus de la traduction. Ici encore
- comme ce fut le cas pour Alfred le Grand, son équipe et ses adeptes
ultérieurs - cette entreprise est à l'origine celle d'un homme. Il s'agit
du moine Aelfric d'Eynsham, moine et prédicateur prestigieux dont
le jloruit se situe vers la fin du xe siècle. li se peut d'ailleurs qu' Aelfric
ait été également l'initiateur de traductions du Nouveau Testament
- celles dont nous avons padé plus haut - ou d'autres qui n'auraient
pas été préservées. Le prestige des premiers livres s'affirme en parti-
selon des traditions (Pentateuque, Hexateuque, Heptateuque) trans-
plantées d'Orient en Europe christianisée. En ce qui concerne l'Ancien
Testament, nous disposons non seulement de textes qui peuvent lui
être attribués (et si ces mêmes textes ne sont pas authentiquement
aelfriciens, ils n'en ont pas moins d'importance) mais d'un Libellus
Veteri et Novi Testamenti et d'une Préface qui nomment leur auteur,
L'exemple de la Grande-Bretagne 131

et qui exposent une certaine optique de traduction. Soulignons d'abord


la réticence d' Aelfric à souscrire aux demandes instantes de lettrés
auxquels la connaissance du Nouveau Testament - objet de traduc-
tions comme nous l'avons vu, et dont la diffusion posait certainement
moins de problèmes - ne suffisait pas.
Voici d'abord un extrait du texte préfaçant la traduction partielle
de la Genèse biblique :
Le Moine Aelfric salue respectueusement l'ealdorman Aethelwerd. Tu
m'as demandé, cher, de traduire pour toi- du latin en anglais -le livre de
la Genèse. Souscrire à cela me semblait une tâche pesante et tu me dis que je
n'avais pas besoin de traduire ce livre plus loin qu'Isaac, fils d'Abraham, car
quelqu'un d'autre avait traduit le livre depuis Isaac jusqu'à la fin. Hé bien,
cber, cette entreprise (pour moi ou pour quiconque d'autre) me semble fort
périlleuse, car je redoute ceci : qu'un lecteur ou un auditeur peu éclairé vienne
imaginer qu'il peut vivre, sous la Loi Nouvelle, comme vivaient les anciens
Pères avant que l'Ancienne Loi fût prescrite, ou bien comme on vivait sous
la Loi de Moïse. J'appris une fois qu'un certain prêtre - alors mon maître -
avait en sa possession le livre de la Genèse, et il avait quelque connaissance
du latin. n disait que le patriarche Jacob avait quatre femmes : deux sœurs
et leurs deux servantes. Ce qu'il disait était parfaitement exact, mais il ne
savait pas - ni moi, alors - combien grande est la différence entre l'An-
cienne Loi et la Nouvelle. Au commencement de ce monde, un frère prenait
sa sœur pour épouse, et en ce temps aussi, le père avait des enfants de sa propre
fille. lls prenaient plusieurs femmes en vue de la croissance du peuple, et on
ne put au début se marier autrement qu'entre gens d'une même famille. Si un
homme voulait vivre maintenant, après la venue du Christ, comme on vivait
avant ou sous la loi de Moïse, il ne serait pas chrétien, il ne serait même pas
digne qu'on mangeât en sa compagnie. Les prêtres mal informés, pour peu
qu'ils aient quelque intelligence du latin, auront tôt fait de s'ériger en maîtres
éminents, sans en savoir pour autant le sens spirituel, ni comment l'Ancienne
Loi était le signe des choses à venir, ni comment la nouvelle alliance, après
l'incarnation du Christ fut l'accomplissement de toutes les choses que l'An-
cienne Loi annonçait en figure au sujet du Christ et de ses élus.
(Traduction M. Larès, dans Bible, [64], p. 274.)

« Tâche pesante » s'il en est, pour le moine Aelfric, qui redoute


les malentendus semblables à ceux dont il a précisément été le témoin.
C'est le problème posé par les mœurs des temps bibliques qui préoccupe
les responsables pastoraux, les hommes - clercs comme laïcs - man-
quant de culture, n'étant pas préparés à faire la part des temps, Aelfric
hésite, se fait prier. Nous voyons que pour l'encourager, l'ealdorman
Aethelweard a rappelé à Aelfric qu'il s'agissait seulement de compléter
une traduction préexistante - mais cela ne résout pas le dilemme.
Aelfric, faute de pouvoir le résoudre, le dépassera en procédant à une
certaine expurgation textuelle; initiative qui pose évidemment le pro-
blème de l'attitude envers un texte, et des présupposés de semblable
attitude: le chrétien aurait le droit d'élaguer le texte, sinon de le remanier.
132 Le Uvre

Notons qu'Aelfric fait un pas de plus en amont du problème :


on ne doit pas seulement redouter la vulgarisation de textes décrivant
des comportements susceptibles d'être pris comme modèles; le texte
latin même est sujet à caution, si les prêtres comprenant le latin ne sont
pas informés de la valeur typologique et non plus historique et didac-
tique accordée par l'Eglise chrétienne aux textes saints. C'est au prin-
cipe même de la vulgarisation - par voie vernaculaire écrite, ou par
le truchement d'explications orales du latin - qu' Aelfric se trouve
confronté.
La Préface à la Genèse rédigée par Aelfric jette aussi une lumière
intéressante sur la méthode et l'esprit de la traduction tels qu'il les
conçoit. Tout en insistant sur la perception de l'Ancien Testament
comme somme de « figures » du Nouveau, Aelfric dit très clairement
qu'il ne faut rien ajouter aux sources latines. Ce Livre, écrit Aelfric,
«est composé comme Dieu lui-même l'a dicté au scribe Moise, et nous
ne devons point transcrire en anglais plus que n'en a le latin, ni modifier
l'ordre de la composition, excepté si l'anglais et le latin diffèrent dans
leur mode d'expression ». C'est le compromis traditionnel entre mot
à mot et sens à sens.
Mais s'il n'ajoute rien, Aelfric a moins de scrupules à retrancher.
La formule in ure wisan sceortlice (selon notre manière, en abrégé) lui
est familière, et naturelle; c'est là, semble-t-il, la clé d'une philosophie
de la traduction qui a présidé à la version anglaise de l'Hexateuque qui,
aux environs de l'an mille, est attribuée à Aelfric au moins partielle-
ment. Et si d'autres que lui y ont contribué, on peut dire qu'ils ont
partagé la même philosophie et qu'elle est appliquée dans l'Hexateuque
(Pentateuque plus Josué) dont il existe une traduction en anglais modeme3
et depuis peu une édition en fac-similé4•
On peut constater, pour l'Hexateuque vieil anglais, que le souci
majeur du traducteur semble être l'accessibilité du texte : traduction
claire d'un texte « allégé ». Toute question de principe mise à part,
l'étude détaillée de cette version anglaise montre la dominante péda-
gogique du très petit coup de ciseau. Pour la Genèse par exemple,
en dépit des élagages, pas un seul verset n'est entièrement absent.
Quant à certaines expurgations du texte - par exemple la scène de
tendresse entre Isaac et Rebecca au chapitre z6 - on ne peut les mettre
au compte d'une censure systématique en ce sens : en ce cas, le cha-
pitre 34 eût été semblablement expurgé - or, il ne l'est pas. Le viol
et la violence ne sont pas non plus éliminés.
L'optique de traduction, ici, est un compromis entre le souci de

3· S. J. CRAWFORD, [57).
4· P. CLEMoEs ct C. R. DoDWELL, [sB].
L'exemple de la Grande-Bretagne 133

traduction intégrale, et la manière que Aelfric a lui-même définie comme


étant la sienne propre : celle de l'abrégé, par allégement du texte.
Nous avons ici un type de traduction médiévale qui se distingue
nettement des traductions-adaptations bibliques abondantes présentées
par ailleurs par ce même Aelfric par exemple (ou un de ses émules) :
textes à statut hybride, se situant entre la traduction et l'homélie (d'après
les Juges, les Rois, Esther, Judith et Macchabées) où la censure est carac-
térisée (censure éminemment édulcorante et mysogine). Sans oublier
les citations libres (ou rappels si l'on veut) de la Bible qui foisonnent
dans le grand cycle d'Homélies anglaises du même auteur et qui cons-
tituent un véritable cursus d'Histoire sainte à diffusion très large et
répétée à l'occasion des grandes fêtes.
L'effort de produire une traduction relativement proche du type
objectif peu illustré entre Jérôme et le xrve siècle a d'ailleurs marqué
Aelfric qui indique, dans l'un des textes déjà mentionnés, qu'on ne
l'y reprendra plus !
Il n'est peut-être pas inutile de mentionner que l'un des manuscrits
qui contiennent tout ou partie de l'Hexateuque aelfricien est une sorte
d'édition de luxe, très abondamment sinon richement - (le travail
de l'enlumineur est tardif et inachevé) - illustrée. La bande dessinée
biblique alternant avec les séquences y prend le relais du texte, reflétant
des traditions exégétiques repérables. Ce manuscrit (Cotton Claudius B IV
de la British Library) témoigne avec solennité du caractère exceptionnel
de cette version vernaculaire : peut-être aussi de son usage limité,
quoique l'examen de l'ensemble des manuscrits subsistants puisse
également mener à des conclusions différentes, et laisser supposer une
diffusion plus importante de ces textes.
Quoi qu'il en soit, il y a un phénomène aelfricien et anglais de
tentative de traduction biblique concernant des textes autres que le
Nouveau Testament et le Psautier. Cette entreprise a été suscitée par
une « demande » suffisamment forte transmise par des notables, Aethel-
weard, Sigeweard, demande significative dont nous avons la chance
d'avoir la trace.

La révolution linguistique du XIe siècle et le problème vernaculaire


jusqu'au XIVe siècle

L'installation en Grande-Bretagne, à partir de 1o66, d'un prince


normand, d'une Cour normande, de prélats normands, de traditions
politiques et linguistiques continentales, donne au problème verna-
culaire une physionomie pour le moins complexe. Le vieil anglais
tend à devenir d'abord la langue des illettrés, et le français, langue de
la caste dominante, la langue de la culture et des institutions. Dans
134 Le Livre

les très grandes lignes, on peut parler de l'élaboration progressive de


dialectes « moyen anglais », fruits du voisinage anglo-normand, héri-
tiers des dialectes vieil anglais, tandis que le français subsiste sous des
modes différents, tantôt continental, langue juridique par exemple,
tantôt insularisé et attesté par des documents étiquetés « anglo-nor-
mands ». Les dignitaires de la Cour et de l'Eglise vont longtemps vivre
et diriger à l'heure continentale et les Bibliothèques vont au même pas.
Parallèlement, les manuscrits recopiés, glosés et annotés en anglais
du xre au xrne siècle montrent que l'usage de l'anglais ancien se per-
pétue parallèlement à la maturation de ces dialectes moyen anglais qui
vont acquérir au cours du xue siècle des ressources suffisamment vivantes
pour produire une littérature autonome.
L'Angleterre d'après la « conquête » normande est donc accrochée
au Continent pour tout ce qui est ecclésiastique et culturel. Il n'est
pas étonnant qu'une Bible vernaculaire complète ayant laissé sa trace
en Angleterre soit une Bible anglo-normande. On trouve en parti-
culier, dans les testaments de nobles laies, la trace de Psautiers et d'une
Apocalypse traduits en français. Il s'agit évidemment de textes appar-
tenant ou temporairement confiés à des nobles ou notables lettrés qui
avaient obtenu des autorités ecclésiastiques une licence de lecture.
Le problème de la licéité des versions vernaculaires de la Bible se posait
en effet sur le Continent comme ailleurs, et de la même façon, en Angle-
terre. Nous y reviendrons plus loin.
De l'invasion normande de 1066 au début du xne siècle, on n'a
guère de traces d'entreprises de traduction biblique dans les dialectes
anglais qui, au contact des parlers normands, évoluent vers le stade
« moyen anglais ». Nous savons que la transmission des messages de
l'Ecriture se fait par l'homélie, selon la tradition déjà largement illus-
trée au tournant du xe siècle par le moine Aelfric et l'évêque Wulfstan.
Vers le milieu du xue siècle, un ensemble de textes glosés très signi-
ficatifs est le Psautier de Cantorbéry (déjà mentionné) communément
appelé« Eadwine Psalter ». Moins d'un siècle s'est écoulé depuis l'ins-
tallation des Normands en Grande-Bretagne. On y trouve regroupées
les trois versions hiéronymiennes : xo la version romaine accompagnée
de gloses en vieil anglais; 2.o la version dite« hébraïque avec gloses en
vieux français», et la version gallicane accompagnée de notes en latin.
L'élément « vernaculaire » est double ici : le vieil anglais, langue du
peuple héritier des tribus anglo-saxonnes implantées en Grande-Bre-
tagne sept siècles plus tôt - et le vieux français, langue de culture
implantée par les Normands de Guillaume le Conquérant mais déjà
présente comme telle dans l'entourage déjà anglo-normand d'Edouard
le Confesseur.
C'est en 12.oo que le moine Orm, par ailleurs inconnu, produit
en anglais rythmé une harmonie des Evangiles à vocation non seule-
L'exemple de la Grande-Brela?fle 13~

ment religieuse mais linguistique. La vingtaine de milliers de vers


(sans compter 342. vers de dédicace) de l'Ormulum, préservée dans
manuscrit Junius 1 de la Bibliothèque bodléienne, est ici encore réponse
à une requête. Orm explique comment il a accepté de transposer en
anglais (lee hafe wennd inti// Ennglissh) la sainte parole de l'Evangile
(Goddsp~lless hallghe lare) par souci des âmes. li harmonise les quatre
Evangiles selon le procédé illustré dans le Diatessaron de Tatien, et
il amplifie le texte pour répondre à un double objectif : 1o équilibrer
rythme et rime (the rime swa to fillenn); z. 0 aider à l'intelligence du texte
( ... the goddspell 1111derrstanndenn... he mot wei ekenn manig word... ). De
surcroît, la codification grammaticale et orthographique (... write
rihht... ) est un souci majeur chez Orm.
Cet effort imposant et bien explicité marque la maturation des
parlers moyen anglais. Dans cette ligne, nous trouvons vers 12.~0
une version métrique du Pentateuque communément appelée Genèse
et Exode 5, en 1300, le Cursor Mundi; et vers la fin du xrve siècle, une
version métrique de l'Ancien Testament qui regroupe un matériau
emprunté à la Genèse, à l'Exode, au Deutéronome, aux Nombres,
Josué, Juges, Ruth, les Rois, Job, Tobie, Esther, Judith et Macchabées
(éd. Kanén-Ohlander, Stockholm, 192.3-1963).
L'auteur de Genèse et Exode (manuscrit unique de Corpus Christi
College) s'inscrit dans la tradition d'Orm quant au vocabulaire et à la
versification. Le texte (plus de 4 ooo vers), s'il suit la narration du Pen-
tateuque, est largement alimenté par d'autres sources, dont la plus
immédiate reste l'Historia Seholastiea de Pierre Comestor.
Le Cursor Mundi, en plus de 2.5 ooo vers, embrasse l'ensemble de
l'Ancien et du Nouveau Testament, englobe une masse de matériau
reflétant les cultures des chrétientés médiévales et se termine dans
une vision apocalyptique. La popularité de l'ensemble est attestée
pendant deux bons siècles.
Le Psautier va être au xrve siècle l'objet de plusieurs versions ver-
naculaires. Le mouve111ent mystique anglais (à la fois cénobitique,
érémitique et laïque) trouve dans le Psautier un support de choix paral-
lèlement aux liturgies latines. Dès 1300 nous trouvons le fameux Surfees
Psalter en couplets rimés. On lui reproche la platitude de sa versifi-
cation, mais ici encore, on peut percevoir le souci de faciliter la can-
tilène, fût-elle privée, et en tout cas la mémorisation à usage dévotionnel
ou pénitentiel. Un autre Psautier du xrve siècle, en dialecte « West
Midland >>, est rédigé en prose. (Manuscrit Pepys 2.498 de Magdalen
College, Cambridge). La traduction du Surfees paraît stricte en compa-
raison avec celle de ce Psautier, qui s'écarte constamment du texte et
englobe d'abondants éléments de commentaires. La prose, par contre

5· Barly English Texts Society, 1895 et LUND, 1960.


(parce que plus tardive) a une autonomie et une musicalité très supé-
rieures aux qualités du Psautier rimé.
Entre les deux quant à la date, mais avec un coefficient de popularité
et une pérennité dans le succès qui l'emporte sur l'un et l'autre, le
Psautier du célèbre mystique anglais Richard Rolle de Hampole. Il
s'agit d'un Psautier paraphrastique dont les éléments de commentaire
sont principalement empruntés à la Glossa Major de Pierre Lombard.
Il est intéressant de relever dans un Prologue de Rolle à son propre
Psautier&, ces indications sur sa méthode de traduction : « Dans la
traduction, je suis la lettre autant que je le puis; et lorsque je ne trouve
pas d'anglais approprié, je suis l'esprit du mot, de sorte que ceux qui
le liront ne craignent point d'être induits en erreur. » Il écrit encore
qu'il recherche, en anglais, une formulation claire et simple, aussi
proche que possible du latin, « afin que ceux qui ne connaissent pas le
latin puissent accéder, par l'anglais, à un grand nombre de mots latins».
Il faut encore mentionner comme sources d'information biblique
ou comme anthologies d'éléments bibliques, des recueils qui concou-
rent à la formation de traditions populaires et sont notablement plus
anciens que les manuscrits des xue et xrve siècles dont nous disposons :
la « Southern legend collection »7 qui mêle à des sources apocryphes
l'Histoire sainte de la Création au sac de Jérusalem - et divers textes
des Gesta Romanorum, réservoir de traditions populaires où l'allégorie
biblique tient une place non négligeable. Sans oublier les nombreuses
citations bibliques proposées dans les poèmes épico-spirituels tels que
le Piers Plowman de Langland.

DE LA RÉVOLUTION VERNACULAIRE (MILŒU xrve SÙ!CLE)


AU MOUVEMENT DES TRADUCTEURS WYCLIFFITES

La seconde partie du xrve siècle nous a laissé des traductions des


Epitres, du Nouveau Testament, d'une partie des Actes des Apôtres - et
du début de l'Evangile de Matthieu8 • De même qu'un manuscrit unique
des Epitres Pauliniennes 9• Il s'agit cette fois de traductions proprement
dites dont l'origine« orthodoxe» est d'ailleurs discutée. Le problème des
traductions tel qu'il se pose dans la seconde partie du xrve siècle, et par
la suite, doit être d'abord évoqué.
Les versions vernaculaires poétisées à usage paraliturgique ou autre
ne semblent jamais avoir été suspectées. Mais nous avons vu plus haut

6. Edition Bmmley.
7· (( South English Legeodary », BETs, 1956-1959.
8. Edition A. C. PAUES, 190a.
9· Parker 3a, éd. M. J. PoWELL, 1915.
L'exemple de la Grande-Bretagne 13 7

les réticences manifestées par Aelfric alentour de l'an mille, en matière


de traduction intégrale, alors que la langue vieil anglaise était devenue
un instrument convenablement adapté à la création littéraire, et à la
traduction. Au xnre siècle les objections courantes en milieux ecclésias-
tiques ont des dominantes spécifiques auxquelles il faut réfléchir. D'une
part, la langue anglaise « moyen anglaise » s'est imposée non point
encore comme langue juridique, le français se maintiendra longtemps
sur ce plan, mais comme langue de culture, langue scolaire, langue
littéraire, depuis le début de la guerre de Cent ans. Il y a de la« demande»
pour des traductions anglaises de l'Ecriture, comme il devait y en avoir
encore, dans la classe cultivée, pour les versions françaises; il existe
encore trois manuscrits d'une Bible anglo-normande complète, dont une
datée de 1364, et 84 manuscrits d'une Apocalypse anglo-normande.
Mais cette demande est freinée, et l'usage des traductions produites est
contingenté. Il faut rappeler ici que la lecture, et donc la traduction de
textes bibliques, Ancien et Nouveau Testament, n'a jamais été l'objet,
à Rome, d'une prohibition en bonne et due forme. Mais un contrôle,
une sorte d'inquisition épiscopale, est établi en ce domaine. On réserve
la lecture des traductions vernaculaires aux gens cultivés qui en requièrent
l'autorisation. Cet usage est largement attesté. Le contact avec les
autorités ecclésiastiques est sous-entendu : la grâce attachée à l'état du
prêtre est en effet jugée indispensable à l'interprétation correcte de
l'Ecriture, qu'il s'agisse des quatre niveaux d'interprétation traditionnels,
ou de l'interprétation « littérale » majorée plus tard par les Franciscains.
Il s'ajoute à cela, dans le contexte du xnre siècle finissant, le soupçon
d'hérésie qui court dans la société chrétienne anglaise, lézardée par
l'opposition à certains abus, l'impopularité de certains moines, la contes-
tation nationaliste d'usages romains considérés comme étrangers, et
la révolte paysanne (1381), le tout accentué par le scandale du Grand
Schisme d'Occident qui bouleverse les esprits pendant le dernier quart
du xnre siècle et les deux premières décades du suivant. C'est à ce moment
que le mouvement Lollard d'une part, le mouvement wycliffite de
l'autre, trouvent un front commun dans la revendication d'une Bible
vernaculaire accessible à tous les chrétiens. Ce mouvement a par sa
nature même des implications politico-religieuses qui passent par la
Cour, Jean de Gand étant favorable à Wyclif, par Oxford où Wyclif et
son secrétaire John Purvey animent la traduction anglaise de la Bible,
alors que les hauts responsables de l'Eglise durcissent leur attitude
envers ceux qui voudraient faire de l'autorité du Texte la rivale de
l'autorité ecclésiastique. Car c'est bien d'un rapport de forces qu'il s'agit,
et on n'ignore pas que les traductions à usage populaire sont souvent
réclamées pour servir à la prédication laïque échappant à la surveillance
doctrinale de l'Eglise.
La méfiance du clergé anglais en matière de versions vernaculaires
1 3S Le Livre

repose peut-être plus encore sur les problèmes d'édition et de diffusion


que sur les problèmes de transcription proprement dits. Un texte
approuvé par les autorités ecclésiastiques peut se teinter d'hérésie s'il
est amplifié de notes ou même, comme c'est souvent le cas, de simples
commentaires marginaux mettant en cause l'autorité ou la tradition de
l'Eglise. On comprend ainsi que le même Arundel ait accordé à la reine
Anne de Bohême, épouse de Richard II - et il le dit lui-même dans
l'oraison funèbre dédiée à cette reine en 1394 -l'autorisation de pos-
séder et lire des Evangiles en anglais - et qu'il ait pu sévir contre la
libre circulation de traductions de ce type. Cette lecture, donc, se trouve
contingentée, l'orthodoxie se trouvant d'un côté de la ligne de contrôle,
et, de l'autre, l'hérésie, bientôt sanctionnée par le redoutable décret
de 1401 De Haeretico Comburendo. Lecture et entreprises nouvelles de
traductions se trouvent freinées d'autant, le risque de présomption
d'hérésie en venant à planer alentour. Wyclif, protégé et prudemment
retiré du monde, ne fut brûlé que post mortem, mais le duc de Gloucester
avait déjà été exécuté pour hérésie en 1397 et bien d'autres condamnations
suivront les Constitutions d'Oxford inspirées par Arundel. Entre autres
dispositions visant Lollards et Wycliffites, il y a interdiction, sous peine
d'excommunication: 1o de faire lecture publique ou privée de traductions
postérieures au temps de Wyclif, qui n'aient pas été préalablement
approuvées au niveau du diocèse ou, si nécessaire, de la province ecclé-
siastique; 2° d'entreprendre de sa propre autorité la traduction d'un
texte scripturaire en anglais ou en toute autre langue, le français étant
également visé. Notons que les traductions préwyclifiennes ne sont pas
visées par les Constitutions d'Oxford, mais elles auront sans doute
souffert de l'ambiance inquisitoriale qui en résulta. Cette ambiance, qui
régnera pendant tout le xve siècle et au début du xVIe est clairement
évoquée par le futur saint Thomas More dans son« Dialogue concernant
les hérésies » : « Et parfois, avec ceux qui sont envoyés au bûcher ou
convaincus d'hérésie, ils brûlent la Bible anglaise sans y regarder de près,
que la traduction soit ancienne ou nouvelle, bonne ou mauvaise. » Ce
n'est pas que More se montre tendre envers les versions« hérétiques»
et leurs auteurs (ce Dialogue est une attaque contre le traducteur
Tindale) mais il semble déplorer par la bouche du Messager, inter-
locuteur du Dialogue, les « bavures » qui n'auront pas manqué de se
produire.
Par ailleurs, l'existence de versions vernaculaires de la Bible agréées
par les évêques, et demeurant entre les mains de laies (hommes et
femmes, précise le Messager) est attestée par More. Et les traductions
intégrales de la Bible, toujours selon More, ne sont pas une innovation
introduite par les Wycliffites, car, dit-il, « vous devez comprendre que
l'hérétique suprême, Wyclif, alors que la Bible entière avait été longtemps
avant lui traduite en anglais par des gens vertueux et bien instruits, et
L'exemple de la Grande-Bretagne 139

lue avec soin et respect, en dévotion et modestie, par de bonnes et pieuses


personnes, se prit à la retraduire dans un but malfaisant ».
Si l'existence de traductions intégrales de la Bible antérieures à
Wyclif est attestée par Thomas More du côté catholique - elle l'est
également par John Foxe du côté des Réformateurs. li n'en reste pas
moins, ainsi que nous l'avons déjà souligné, que les entreprises ont été
freinées et la circulation des traductions sévèrement contrôlée. En milieu
« orthodoxe », le Psautier de Richard Rolle semble avoir été, à partir du
Concile d'Oxford, le seul livre de la Bible qui ait été librement diffusé
en version vernaculaire.

Les deux versions wyclijjites de la Bible (IJ82-IJJO)

C'est Oxford qui a été le milieu d'éclosion d'une première version


dite wycliffite des deux Testaments. li est difficile de déterminer la part
personnelle que Wyclif a prise dans ce travail auquel le prêtre Nicolas
de Hereford a en tout cas largement participé. Achevée en 1382., cette
première version intégrale sera l'objet d'une laborieuse révision princi-
palement menée par le second de John Wyclif, John Purvey, huit ans
plus tard. La première version reste très attachée au mot à mot; la seconde
présente des qualités idiomatiques et une fluidité très améliorée, témoi-
gnant d'une sérieuse révision de la syntaxe précédemment accrochée,
avec excès, au latinlo.
La poursuite des gens, clercs ou laïcs, suspectés d'hérésie, va réduire
ces textes à une circulation clandestine rendue encore plus dangereuse
au début du xve siècle. Il nous reste en tout cas plus de 2.00 manuscrits
de ces versions.
Alors que dans l'Eglise, les études hébraïques sont actives, et ce
depuis le xue siècle, on doit constater que ni Wyclif, ni Purvey ne
connaissaient l'hébreu - non plus que le grec. Les traductions wycliffites
se sont basées sur la Vulgate et la traduction s'appuie souvent sur la
littérature exégétique - selon les textes, Augustin et Jérôme, les
commentaires de Robert Grosseteste, la Catena Aurea de Thomas
d'Aquin et, spécialement pour les références à l'hébreu, les Postillae du
franciscain Nicolas de Lyre.
On dispose d'un Prologue général, probablement œuvre de Purvey,
qui apporte un éclairage intéressant sur la façon dont les problèmes de
traduction se posaient, et étaient abordés par lui. Dans ce Prologue
(ajouté à son œuvre en 1395 ou 1396) Purvey explique comment, selon
lui, la meilleure manière de traduire du latin en anglais consiste à « tra-
duire selon le sens et point seulement selon les mots, de sorte que le sens

10. Travaux de H. fuRGREAVES [61] et de FRISTBD [Go].


140 Le Livre

soit aussi clair, voire plus clair en anglais qu'en latin, et ne s'éloigne point
de la lettre; et si la lettre ne peut être suivie quand on traduit, que le
sens demeure entier, et clair».
Nous apprenons également qu'un travail considérable a été accompli
pour établir un texte latin de base. Parlant de lui-même, le maître d'œuvre
dit avoir eu « bien du travail, avec divers compagnons et collaborateurs,
pour rassembler de nombreuses et anciennes bibles, et œuvres de docteurs
et gloses ordinaires, et de faire une bible latine passablement correcte».
On a toutes les raisons de penser que certaines versions vernaculaires
approuvées par l'épiscopat en 1394 étaient l'œuvre de« wycliffites ». Ce
qui est en cause, dans l'optique du temps, est fondamentalement l'appareil
de gloses et notes accompagnant les manuscrits et reflétant un état
d'esprit contestataire mettant en cause les institutions ecclésiastiques. De
toute façon, il y avait une guerre de la Bible et il ne faut pas s'étonner de
constater que l'Ecriture n'ait pas figuré en tête des programmes de
Caxton, promoteur de l'imprimerie en Angleterre au xve siècle. C'est à
l'heure de la Réforme que l'imprimerie se mettra au service de la Bible
dont, plus tard, sur ordre d'Elizabeth I, un exemplaire sera présent dans
chaque paroisse du pays.
La Bible vernaculaire va devenir le rempart et l'arme des Lollards.
La persécution des Lollards, poursuivie sous le règne d'Henry V, est
encore ravivée par le Concile de Constance. La prédication - basée sur
l'Ecriture mise à la portée du peuple - se poursuivra non plus en plein
air, mais dans le secret de réunions clandestines. Le témoignage d'ecclé-
siastiques tels que l'archevêque Chichele permet de penser qu'en 142.8
en tout cas, la prédication clandestine est encore florissante. Les destinées
des versions wycliffites, confondues avec celles des Lollards, sont
masquées par les bouleversements du xve siècle où les derniers épisodes
de la guerre de Cent ans s'enchaînent avec la guerre des Deux-Roses. Si
l'on a la trace de survivances de versions vernaculaires à la fois du côté
Lollard et du côté orthodoxe, ainsi que nous l'avons vu plus haut dans
les écrits de Thomas More, l'heure n'était certainement plus à la pro-
motion des traductions bibliques, et ce jusqu'au règne d'Henri VIII et
aux versions tudoriennes qui n'appartiennent pas au Moyen Age.
n faut dire, en conclusion, que c'est l'esprit des traductions wyclif-
fitesll plutôt que le matériau même de ces traductions, qui influencera
les destinées de la Bible anglaise. Tyndale et Coverdale préconiseront et
mettront en pratique un retour aux sources, préparant la voie à l' Autho-
rized Version de 1611, pilier protestant de la religion, de la culture et de
la langue en Angleterre.
Micheline LARÈS.

II. L'Ecriture-Loi divine : Goddis Lawe - source à la fois de morale ct d'autorité.


ÉTUDIER LA BIBLE

Dès le début du monachisme, la lecture et l'étude de l'Ecriture


sainte sont considérées comme une des activités principales du
moine. La Bible est le livre par excellence. Dès son enfance, le
jeune moine doit apprendre par cœur son psautier : « Que celui
qui veut revendiquer le nom de moine ne puisse ignorer ses
lettres, qu'il retienne également par cœur tous les psaumes. »
Possédant parfaitement le psautier, le moine peut comme l'ascète
du désert « ruminer » nuit et jour la parole sacrée. Les psaumes
sont vraiment les armes du serviteur de Dieu : qui connaît les
psaumes ne craint pas l'adversaire. Du psautier, on passe peu à peu
aux autres livres de la Bible, soit en écoutant les lectures en
commun, soit en lisant personnellement comme le recommande
la Règle de saint Benoit et les autres Règles. Lisant et méditant la
Bible, récitant le texte sacré aux offices liturgiques, le moine
s'adonne ainsi à la lectio divina. Le moine mais aussi les clercs
qui, dans les centres presbytéraux et épiscopaux qui se créent
adoptent les principes de la culture monastique. Sans doute une
formation élémentaire est indispensable pour avoir accès à la
lecture de la Bible. Au départ cette lecture ne doit pas être précédée
d'une préparation poussée. Le but des études bibliques est moins
14z Le Mqyen Age et la Bible

une recherche intellectuelle qu'une méditation destinée à lui


ouvrir l'esprit et l'âme. L'abbé est moins un professeur qu'un
maître spirituel. Pour pénétrer le sens de l'Ecriture, la pureté du
cœur est préférable à la science disait Cassien repris par saint
Benoît. Même si par la suite l'exégèse monastique demande une
préparation plus poussée, elle reste marquée par les principes des
fondateurs du monachisme1 •
Pour Grégoire le Grand converti à la vie monastique, la Bible
est non seulement l'autorité suprême mais l'instrument principal
de la culture chrétienne : « Bien que l'Ecriture sainte surpasse de
façon incomparable tout savoir et toute doctrine, pour ne rien
dire du fait qu'elle annonce la vérité, ni du fait qu'elle appelle à
la Patrie céleste, qu'elle détourne des désirs terrestres le cœur de
ses lecteurs pour leur faire embrasser les biens d'en haut, qu'elle
exerce l'effort par ses propos plus obscurs, qu'elle comble les
humbles par son langage terre à terre... Cependant elle surpasse
aussi tous les savoirs et toutes les doctrines par sa façon même
de s'exprimer, car, par un seul et même langage, à travers les
récits de ses textes, elle révèle un mystère et s'entend à parler des
événements du passé de manière à savoir par là même proclamer
des faits à venir et sans modifier l'ordre de son discours, dans les
mêmes textes, elle sait à la fois décrire les faits qui ont eu lieu et
annonce ceux qui doivent avoir lieu »2 • Lorsque l'on sait l'influence
que Grégoire le Grand eut sur le Moyen Age3, ce passage choisi
parmi d'autres, prend toute sa valeur. Grégoire par ses commen-
taires, homélies sur l'Evangile, sur Ezéchiel, sur le Cantique des
Cantiques, sur le Livre des Rois, Moralia in Job, ouvre la voie
royale de l'exégèse monastique médiévale.
A la même époque, dans les Iles britanniques, particulièrement
en Irlande, débute, dans les centres monastiques de plus en plus
nombreux, un travail de commentaire dont on commence à juger
de l'importance4 • Les Irlandais qui, par ascétisme, quittent volon-
tiers leur patrie, transportent en Angleterre et sur le Continent
1. Cf. Leclercq [9].
2.Grégoire le Grand, Moralia in Job, 20, I (PL, 76, IH) cité par a. DAGBNS, Grégoire le
Grand, Culture el expérien&e ç!Jrélienne.r, Paris, I 977, p. 52.
3· De LUBAC [n], I, pp. 537 et s.
4· BISCHOFF [66], t. 1, pp. 505 et s.
Etudier la Bible 143

leur ardeur à étudier la Bible. Colomban ne se sépare pas du texte


sacré, nous dit son biographe, et sachant la réputation de Grégoire,
il lui réclame ses traités exégétiques. Ses disciples, en fondant des
monastères en Gaule et en insistant sur la méditation de la Bible,
revigorent le clergé mérovingien6 • En Angleterre, dans les centres
de culture religieuse établis soit par les Irlandais, soit par les
disciples des missionnaires envoyés par Grégoire le Grand, une
science chrétienne s'édifie dont le plus illustre représentant est
Bède le Vénérable. Comme les moines du vie siècle, les lettrés
insulaires affirment que la Bible est supérieure à tous les autres
textes et qu'en elle sont contenues toutes les formes du savoir :
« La sainte Ecriture, dit Bède, l'emporte sur tous les écrits, non
seulement par l'autorité parce qu'elle est divine ou par l'utilité
parce qu'elle conduit à la vie éternelle, mais encore par l'antiquité
et par la forme »6 • Mais à la différence de leurs prédécesseurs qui
s'opposaient à la culture classique, les moines celtes et anglo-
saxons ont vu la nécessité de construire à partir de la Bible un
programme d'études dans lequel la grammaire tenait une grande
place.
La Renaissance carolingienne a bénéficié de l'œuvre des
moines insulaires. Nous verrons dans un chapitre particulier
comment dans l'enthousiasme du renouveau intellectuel, les clercs
et les moines des vme et Ixe siècles ont utilisé des instruments de
travail et ont esquissé une méthode exégétique qui restera en
usage jusqu'au xie siècle.
Avec le renouveau monastique des xe et xie siècles et avec le
développement de la liturgie à Cluny et ailleurs, l'exégèse reprend
une vigueur nouvelle. Cluny n'est pas ennemie de la « culture »,
comme on l'a dit trop souvent et comme le dément l'œuvre de ses
abbés 7 • Dans ce monastère, se réalise un équilibre entre ascèse,
liturgie, dévotion privée, étude biblique. L'Ecriture sainte est
source de tout progrès spirituel. A sa lecture, écrit Otloh de
Saint-Emméran, « les yeux de l'homme intérieur s'ouvrent. Il

S· R1cHÉ [72], 371 et s.


6. BÈDE, De s&bematibus ellropir (PL, 90, 175).
7· J. LECLERCQ, « Cluny fut-il ennemi de la culture? », dans Ret>ll8 Mabillon, 1957, et
[9], passim.
144 Le Moyen Age et la Bible

comprend ce qu'il n'a jamais encore compris des Ecritures et de


tout le reste. Il s'étonne d'avoir été si sourd et si aveugle. Alors il
avance de plus en plus dans la lecture sainte et ce qu'il ne lisait
que par crainte et désir de pardon, il le lit aussi maintenant qu'il
commence à aimer pour savoir les merveilles de la sagesse et de la
miséricorde de Dieu »8 • Pourtant reconnaissons que peu de grands
commentaires exégétiques ont été écrits à cette époque. Les
lettrés connaissent la Bible, l'utilisent dans la Vie des saints, la
traduisent comme en Angleterre, mais la commentent rarement.
Ainsi lorsque l'abbé Eldric de Saint-Germain d'Auxerre recherche
un commentaire d'Ezéchiel, il ne trouve rien de mieux que de
faire copier celui du moine Haimon qui vivait au milieu du
Ixtl siècle. Aux traités d'exégèse on préfère la poésie, l'histoire,
la morale et les ouvrages d'allure scolaire. Gerbert d'Aurillac
le plus grand écolâtre de la fin du xe siècle est un humaniste qui
cite plus souvent les textes profanes que l'Ecriture9 •
L'importance donnée dans les écoles aux auteurs païens et
aux arts libéraux inquiète ceux qui veulent maintenir le climat de
l'Ecriture sainte à une époque où la réforme de l'Eglise exige un
approfondissement de la culture religieuse, certains critiquent
ouvertement une école trop ouverte aux sciences séculières et
particulièrement à la dialectique que l'on redécouvre : « Se
déclarent savants, écrit Odoh de Saint-Emméran, ceux qui sont
instruits dans les saintes Ecritures plutôt que ceux qui sont
instruits dans la dialectique, car j'ai rencontré des dialecticiens
assez naïfs pour décréter que toutes les paroles de l'Ecriture
devaient être soumises à l'autorité de la dialectique et pour
témoigner souvent plus de confiance à Boèce qu'aux auteurs
sacrés. » Gozzechin de Liège condamne ceux qui « donnent de
nouvelles interprétations des psaumes, des lettres de saint Paul
et de l'Apocalypse » et Pierre Damien en préconisant un retour
à la « sainte simplicité » revient au principe de la culture ascétique
des moines du v:re sièclel0 • Dans cette prise de conscience qui
secoue les milieux lettrés du xie siècle, certains hommes tels

8. OrLoH, De Cursuspirihtali, J; PL, r4l, 146 cité par J. LECLERCQ (9], p. 152.
9· RJ:cHâ (73), pp. 185-186.
xo. Ibitl., pp. 339 et s.
Etudier la Bible 14~

Lanfranc, puis son disciple Anselme du Bec, proposent des


solutions nouvelles pour l'étude de la Bible et jettent les bases
de ce qu'on a appelé la théologie scolastique et dont parlera Jean
Châtillon.
Au xne siècle, l'exégèse monastique trouve un nouvel essor
avec la réforme cistercienne dont le grand artisan fut saint
Bernard « le dernier des Pères ». Pour la façon dont saint Bernard
explique l'Ecriture, il suffit de renvoyer aux analyses d'Henri de
Lubac et de Jean Ledercq11 • L'exégèse monastique ne veut pas
être une science mais une sagesse spirituelle qui doit viser à la
contemplation du donner révélé et déboucher sur la théologie
mystique. Elle est nourrie de la méditation du texte sacré mais
aussi du poème de la liturgie. Dom Dubois en donne quelques
exemples en parlant des psaumes et des antiennes. Les chanoines
réguliers qui veulent revenir à la vie apostolique et faire de leur
cloitre une « école du Christ » font une large place à la lectio divina
« au cloitre, écrit Philippe de Harvengt (t 1 1 8; ), il n'y a guère de
place pour la vanité : on n'y recherche que la sainteté. Là jour et
nuit, le juste se soumet à la divine volonté, s'adonne aux hymnes,
à la prière, au silence, aux larmes, à la lecture. Là, dis-je, la sincérité
d'une vie purifiée nettoie l'intelligence ; alors celle-ci permet
d'arriver à la science plus sincèrement et plus efficacement »12 •
Et Philippe d'opposer le cloître aux écoles du siècle. En effet,
comme le montre Jean Châtillon, d'autres méthodes sont utilisées
pour étudier la Bible et en présenter toutes les richesses. Reprenant
les tentatives de Lanfranc et de saint Anselme, les magistri in sacra
pagina utilisent des principes de type analytique et rationnel. La
lectio n'est plus une méditation mais un cours qui débouche sur la
quaestio et même la disputatio 13 • Ici s'élabore une exégèse scolastique
qui se développe dans les universités du xme au xve siècle comme
le montre Jacques Verger. Encore ne faudrait-il pas trop opposer
exégèse monastique et exégèse scolastique : les moines suivent de
près les développements de l'exégèse enseignée dans les écoles

II. LECLERCQ (9), passim, de LUBAC (II), 1, 2, p. 586 et J. VERGER dans Bernard-
Abelard oule Cloitre el/'éçOie, Paris, 1982, pp. 148 et s.
u. Philippe de HAaVENGT, Epi.st., PL, 20J, 58, cité par J. LECLERCQ [9), p. 187.
13. CHENU [So], p. 323.
146 Le Moyen Age et la Bible

urbaines et d'autre part dans le grand réveil évangélique du


xme siècle les maitres en Ecriture sainte, saint Thomas tout le
premier, restent :fidèles au commentaire spirituel de l'Ecriture!'.
Parallèlement aux études exégétiques menées dans les cloitres
et dans les écoles, la Bible est objet de commentaire de la part des
rabbins juifs. Il nous a semblé indispensable de demander à un
spécialiste de la pensée juive un chapitre sur l'exégèse rabbinique,
domaine encore mal connu. Ici sont étudiées non seulement les
méthodes de travail des rabbins mais également les relations
entre savants juifs et chrétiens qui, nous le verrons, débutent à
l'époque carolingienne. Encore faudrait-il pousser l'étude pour
le xme siècle et les siècles suivants, faire place à l'étude importante
de Nicolas de Lyre15 •

14. M. D. CHENU [9z], pp. 199 et s.


15. « Bibel im Judentum » [2], col. 72. H. HALPÉRIN, «De l'utilisation par les chrétiens
de l'œuvre de Rachi », dans Raehi, ouvr. collectif sous la direction de M. SPERBER, Paris,
1974, pp. 163-200. Sur Nicolas de Lyre, cf. de LuBAC [n], IV, pp. 344 et s.
I

Instruments de travail
et méthodes de l'exégète
à l'époque carolingienne

La Renaissance carolingienne ne peut être considérée simplement


comme un renouveau de l'étude des belles-lettres. Pour Charlemagne et
ses collaborateurs, il s'agit d'abord d'une œuvre religieuse qui remet en
honneur l'étude de la Bible. Peu à peu au cours des VIIr' et IXe siècles les
méthodes et les instruments de travail des lettrés qui veulent pénétrer
les secrets de la divina pagina se mettent en place en s'appuyant sur l'expé-
rience de l'exégèse patristique et en définissant les buts et les moyens
d'une véritable science exégétique. Raban Maur ne disait-il pas à ses
élèves : « Il n'est pas permis à ceux qui s'instruisent eux-mêmes ou
doivent instruire les autres d'ignorer la science des saintes Ecritures »1•

CULTURE PRÉPARATOIRE

La première condition du travail exégétique est, comme dans l'Anti-


quité tardive et le très haut Moyen Age, l'acquisition d'une culture
préparatoire, une propédeutique à l'étude de la Bible2 • L'exégète doit
d'abord bien connaître les langues dans lesquelles était conservé le texte
biblique.

1. De lnsJitutione ç/eriçorum, III, I.


z. H. MA.RB.ou, Saint Augustin ella fin th la çu/ture antiqu4, Paris, 1937, pp. 4~1 et s.;
P. RICHÉ (72], passim.
148 Etudier la Bible

Dès 789, dans un des articles de l' Admonitio generalis, Charlemagne


exige que la grammatica, c'est-à-dire la langue latine, soit enseignée dans
toutes les écoles. Alcuin dans son traité sur l'orthographe et dans son
De grammatica reprend en les adaptant les enseignements des grammai-
riens anciens particulièrement Donat. ll veut faire disparaître barbarismes
et solécismes, établir une ponctuation et une orthographe correctes.
Pourtant la nature du latin biblique n'est pas sans poser des problèmes
à ceux qui cherchent à retrouver une langue digne des grammairiens
anciens 3 • Déjà Grégoire le Grand avait affirmé dans sa fameuse préface
des Moralia in job qu'il était « inconvenant d'assujettir les paroles de
l'oracle céleste aux règles de Donat », phrase qui a été bien souvent
reprise par les lettrés du Moyen Age. Au IXe siècle, Alvar de Cordoue et
Gottschalk d'Orbais opposent volontiers la Bible à Donat. Smaragde,
abbé de Saint-Mihiel, trouve la solution en écrivant une sorte de« gram-
maire chrétienne » qui heureusement va faire l'objet d'une édition4•
Dans le poème qui précède l'ouvrage, il chante les louanges de la gram-
maire :«Ici vous trouverez cette mesure d'or qui vient du ciel et dont
le Saint-Esprit lui-même nous a gratifiés. C'est là qu'il nous raconte les
grandes actions des patriarches, là que résonne le lyrisme des psaumes :
ce petit livre est plein de dons sacrés, il contient l'Ecriture, il est parfumé
de grammaire. Or l'Ecriture enseigne à chercher le royaume de Dieu, à
se détacher de la terre, à s'élever plus haut, elle promet à tous les bienheu-
reux ses bienfaits célestes : vivre avec le Seigneur, habiter toujours avec
Lui. La grammaire donc, par la bonté de Dieu, accorde de grands biens
à ceux qui la lisent avec soin »5 • Smaragde, tout en connaissant bien le
latin classique, justifie les formes que l'on trouve dans la Bible et qui
pourraient passer pour des incorrections. Puisque le texte sacré a été
écrit sous l'inspiration du Saint-Esprit, on doit abandonner dans certains
cas les règles de Donat. D'autre part Smaragde sait l'influence que l'hébreu
a pu avoir sur la constitution du latin chrétien. Comme d'autres exégètes,
il parle avec admiration de la langue de « nos pères les Hébreux ».
Pourtant il est peu vraisemblable que l'hébreu dont on célèbre la
perfection ait été objet d'étude à l'époque carolingienne. Lorsque les
lettrés citent des termes hébreux, ils utilisent les écrits de saint Jérôme.
Quelques allusions nous font penser que Théodulf d'Orléans, Florus de
Lyon et Paschase Radbert connaissaient l'hébreu, mais leur science
devait être assez élémentaire. Ce qui est certain c'est que les exégètes
carolingiens restent en contact avec les rabbins juifs et discutent de
l'interprétation de l'Ancien Testament6. Déjà à la fin du vm 6 siècle,
Pierre de Pise avait eu à Parme une dispntatio avec le juif Lull dont le

3· P. RicHÉ [73], pp. 234-235.


4 Edition en prépamtion par L. HOLTZ et B. LoPsTEDT pour CC.
5· MGH, Poet. lat., 1, 6o7; trad.]. LECLERCQ [9], p. 48.
6. P. RicHÉ [73], pp. 96 et s.
Méthodes de J'exégèse carolingienne 149

texte est malheureusement perdu. Au rxe siècle, Oaude de Turin évoque


les discussions entre maîtres juifs et chrétiens et Paschase Radbert doit
tenir quelques-unes de ses connaissances d'un juif, l' « Hebraeus moderni
temporis », auquel Raban Maur se réfère; est-il un rabbin ou un juif
converti'? On en discute encore. Ce qui est certain, c'est que l'auteur
des Quaestiones hebraicae in libros Regum et paralipomenon, insérées parmi
les livres de Jérôme, était un juif chrétien converti qui écrivait au
rxe siècle8• Le grec, troisième langue biblique, était certainement mieux
connu que l'hébreu9• Charlemagne lui-même, dit Eginhard, comprenait
le grec sans le parler. Les ambassades qui se multiplient entre Occident
et Orient au xxe siècle ont renforcé les liens culturels entre les deux
mondes. Ainsi peut-on expliquer la circulation en Occident des manuscrits
bibliques grecs ou bilingues que mentionnent les catalogues des biblio-
thèques et que l'on a conservés dans les fonds des manuscrits 10• Il s'agit
surtout des psautiers mais aussi des textes des Evangiles et des Epitres.
A Saint-Denis, des moines savaient le grec. Des Irlandais, tels Sédulius,
Martin Scot et surtout Jean Scot Erigène, connaissent également cette
langue. Sédulius Scotus avait même recopié en grec un recueil des
Epitres pauliniennes et avait transcrit le psautier. Les Irlandais installés
dans la péninsule italienne ont ravivé les études du grec comme en
témoignent les lettres écrites par un Scot de Milan sur la traduction du
psautier en grec. A Rome, en Italie du Sud, le grec continue à être étudié
dans les milieux ecclésiastiques.
De l'étude des langues, passons à celle des arts libéraux dont la
connaissance est nécessaire pour comprendre la Bible. Saint Augustin,
dans son De doctrina christiana, Cassiodore dans les Institutiones avaient
justifié l'utilisation des arts libéraux. Grégoire le Grand, quoi qu'on en
ait dit, acceptait le recours à ce qu'il appelait les« sciences extérieures»:
« Bien que cette culture contenue dans les livres profanes ne serve pas
par elle-même au combat spirituel des saints, si elle est unie à la divine
Ecriture, elle nous permet d'acquérir une connaissance affinée de cette
même Ecriture. Voilà en vérité le seul but de notre étude des arts
libéraux : comprendre plus finement les paroles de Dieu grâce à la
formation qu'ils nous procurent »11• Au VIlle siècle, les moines anglo-
saxons affirment eux aussi que la Bible est supérieure à tous les autres
textes et qu'elle contient tous les genres littéraires. Il convient alors pour
en saisir toute la richesse d'avoir étudié la grammaire, le seul des arts

7· B. BLUMENKRANZ (99], p. 174-


8. Ed. A. SALTMAN, Pmtdo-Jérôme« Qmstiones on the hook of Samml», Leyde, I97S·
9· P. RicHÉ [73], pp. 92. et s.
10. A. SœGMUND, Die Ueherlieferung tkr grierhi.rchm chri.rtlithm Litera/ur in tkr /ateinischen
Kirche hi.r zum zwolften JahrhiiNiert, Munich, 1949, pp. 24 et s.
II. In 1 Reg. s. 84 (CC, r,u., p. 471). a. a. DAGENS, Grégoire le Grand, Cullllf'IJ el expé-
rience chrétiennes, Paris, 1977, pp. so et s.
1 5o Etudier la Bible

libéraux qui mérite un intérêt : « Surtout applique-toi sans cesse à la


lecture de la Bible et des textes sacrés, écrit Aldhelm à son disciple.
Si en outre tu veux connaître quelques parties des lettres séculières, fais-le
surtout dans le but suivant : puisque dans l'Ecriture, tout, ou presque
tout, l'enchaînement des mots repose entièrement sur la grammaire, tu
comprendras d'autant plus facilement à la lecture les sens les plus
profonds et les plus sacrés de ce même langage divin que tu auras appris
les règles les plus différentes de l'art qui forme sa trame »12• Dans son De
schematibus et tropis Sanctae Scripturae, Bède le Vénérable constate que la
Bible utilise des figures, des formes, des schèmes spéciaux, qu'elle affecte
des thèmes métaphoriques et des tropes. Il faut donc pour comprendre
la Bible connaître ces figures. Charlemagne, conseillé par Alcuin, ne fait
que reprendre ces principes dans l' Epistola de litteris colendis : « Puisque
dans l'Ecriture sainte nous trouvons insérés des schèmes, des tropes et
d'autres figures semblables, il n'est pas douteux que celui qui les lit en
comprend plus facilement le sens spirituel, qu'il a été auparavant mieux
et plus profondément instruit dans la science des lettres. Il faut donc
choisir pour cela des hommes qui aient le désir et la capacité d'apprendre
et le goût d'instruire les autres »13 • La grammaire et la rhétorique ne
sont pas, du moins dans la première Renaissance carolingienne, étudiées
pour elles-mêmes mais en vue de recherches exégétiques. Il en est de
même pour les arts du quadrivium qui permettent de connaître la réalité
des choses et doivent aider l'exégète dans son commentaire allégorique.
Ainsi comme le dit Alcuin : « Le jeune homme pourra s'avancer tous les
jours sur le chemin des arts jusqu'à ce que son âge plus mûr puisse
atteindre le sommet des saintes Ecritures »14•
Parmi les arts libéraux, la troisième branche du trivium, la dialec-
tique, était jusqu'alors assez peu honorée en raison des dangers qu'elle
faisait courir à la foi. Pourtant, en relisant saint Augustin et particulière-
ment le De ordine, les lettrés carolingiens apprennent que la ratio est le
principal élément de notre ressemblance avec Dieu et que la foi chré-
tienne ne dispense pas de la recherche. Le chercheur chrétien doit
rentrer dans l'intelligence des mystères et même en rendre raison.
L'argument d'autorité ne suffit plus, il faut le compléter pour parvenir
à l'intelligibilité de la foi et d'abord de l'Ecriturel6 • C'est encore saint
Augustin qui, dans le De doctrina christiana, relu avec profit à l'époque
carolingienne, affirme : « La science du raisonnement est de beaucoup
la plus importante pour les questions de tout genre qui sont à appro-
fondir et à résoudre dans les saintes Ecritures »16 •

u. Ep. à Aethilwald, MGH, .Auçt. Antiq., XV, 500.


13. MGH, Capil. I, p. 79; cf. P. R1cHÉ [73], p. 553·
14. PL, IOI, 854·
15. P. RicHÉ [74].
16. De Do&trina•.• , II, 31.
Méthodes de l'exégèse carolingienne 1 51

RÉVISION DU TEXTE BIBLIQUE

Pour mener à bien un commentaire de l'Ecriture, l'exégète doit


travailler sur un texte convenablement établi. Or il est certain que les
manuscrits bibliques précarolingiens étaient remplis de fautes de copistes.
Dans l' Admonitio generalis de 789, Charlemagne demande que l'on corrige
bien les livres catholiques et plus tard, dans l' Epistola generalis, il rappelle
qu'il a depuis longtemps corrigé soigneusement tous les livres de
l'Ancien et du Nouveau Testament altérés par l'impéritie des copistes.
Comme le dit un poète de cour,« Charles a mis autant d'ardeur à sup-
primer les incorrections des textes qu'à vaincre ses ennemis sur les
champs de bataille »17 • Encouragé par le roi franc, frères et moines riva-
lisent d'ardeur à corriger les manuscrits de l'Ecriture qu'ils possèdent
dans leurs bibliothèques. D'autre part, appliquant à la Bible le désir
d'unification qui caractérise sa politique, Charlemagne souhaite que
toutes les églises possèdent la même version biblique. Nous avons vu
dans la première partie de ce livre comment la Vulgate de saint Jérôme
était encore concurrencée par la Vetus Latina et l'Itala18 • Le psautier se
présentait ici sous sa forme romaine, là sous sa forme gallicane. Des
manuscrits venus des Iles britanniques et de l'Espagne circulaient sous
plusieurs versions si bien que l'on trouvait, comme l'a écrit Samuel
Berger, « un mélange désolant de textes excellents et de textes détestables,
quelquefois deux traductions du même livre juxtaposées, les anciennes
versions mêlées à la Vulgate dans une confusion indicible et les livres
de la Bible copiés dans chaque manuscrit dans un ordre différent ».
Pour remédier à cet état de choses, Charlemagne encouragea les efforts
de révision de l'abbé de Corbie, Maurdramne (nz-781), et de l'évêque
d'Orléans Théodulf. Vers 797, il demanda à Alcuin, alors abbé de
Saint-Martin de Tours, d'entreprendre la révision de la Bible. Alcuin
et son équipe tourangelle travaillèrent activement à cette œuvre; il put
offrir sa version à Charlemagne le jour de Noël 8ox pour l'anniversaire
de son couronnement. Si le manuscrit d'Alcuin a disparu, la Bible
conservée à Monza paraît le texte le plus proche de l'exemplaire offert à
Charlemagne. Au IXe siècle, les Bibles alcuiniennes se multiplient
partout sans que pour autant les anciennes versions disparaissent comme
en témoignent les citations relevées dans l'œuvre d'Hincmar19•

17· MGH, Poet. lat., I, p. 89.


18. Cf. Laura LIGHT, «Versions et révisions du texte biblique», ntpra, pp. ~6 et s.
19. J. DEVISSE (68], pp. 1239 et s.
1 52 Etudier la Bible

« INTRODUCTORES » ET « EXPOSITORES ))

Dans le livre I de ses Institutiones, Cassiodore, après avoir présenté


les différents livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, cite les
ouvrages de ceux qu'il appelle les introductores et les expositores. Les
premiers donnant les règles générales de l'herméneutique, les seconds
donnent les commentaires des Pères de l'Eglise sur les différents livres
de la Bible. Les Carolingiens reprennent cette distinction méthodo-
logique.

Introductores

Saint Augustin est le premier d'entre eux. Son manuel, le De doctrina


christiana, avait été un peu oublié jusqu'au vme siècle et fut redécouvert
à l'époque carolingienne20 . Lorsque Raban Maur rédige son De institu-
tione clericorum, il reprend bien des passages du traité de saint Augustin.
Ainsi les chapitres 2 à I 5 de SOn livre ffi présentent les difficultés des
interprétations exégétiques telles que l'évêque d'Hippone les avait
exposées. Les Instituta de Junilius conservées dans vingt-cinq manuscrits
sont connues des Anglo-Saxons et des Carolingiens. Les Formulae
spiritualis intelligentiae d'Bucher de Lyon, résumées au vme siècle, se
trouvent dans beaucoup de bibliothèques. Le livre VI des Etymologies
d'Isidore de Séville, intitulé De libris et ojftciis ecclesiasticis, détaché de
l'œuvre isidorienne est utilisé par les exégètes. Il y a également peut-être
en Espagne les scripturarum claves attribuées au pseudo-Meliton21. De
l'Irlande, où dès le vue siècle des groupes d'exégètes travaillent active-
ment22, provient le pseudo-Augustin, De mirabilibus sacrae scripturar!-3,
et le Liber de divinis scripturis 24•
Pour connaître les lieux signalés dans les livres saints, l'exégète
dispose du traité de saint Jérôme, Liber de situ et nominibus locorum hebrai-
corum26, et des itineraria26, c'est-à-dire des descriptions de la Palestine;

zo. 1. ÜPBLT,« Materialen zur NachwirkungvonAugustinus Schrift De Doclrinatbristi/JIIQ»,


dans ]ahrbu&h f. Anlike und Cbristenlllfll, 1974, pp. 64-73·
21. STEGMÜLLER [17]. n. 5574. l'édition de Dom PITRA, Spiti/eg. So/emmense, m, 18H,
pp. 420-4Z1, n'a pas été remplacée.
zz. BtSCHOFF [66].
z3. PL, JJ, Z146-uoo, cf. M. SwoNETTI, «De mirabilibus sacrae scripturae un trattado
irlandese sui miracoli della sacra scrittura »,dans Romano Barbarica, 4, 1979, pp. ZZ5-zp.
z4. PL, 8J, 1203-1218; cf. D. de BRUYNE, « Etude sur le Liber de divinis scripturis »,
dans RB, 41, 1933, pp. II9-141, et J. ]. CoNTRENt [67], p. 79·
25. Ed. P. de LAGARDE, Onomaslita Sarra, Gôttingen, 1870.
z6. Ilineraria Hierosolymii/JIIQ, éd. CC, stries latina, t. 175 et 176, 1965; cf. Oavis XV,
n. 2324 à 2333•
Méthodes de J'exégèse carolingienne 1 53

le plus célèbre est celui d' Adamnan de Jona, De locis sanctis, rédigé à la
fin du vue siècle à partir de notes que lui avait fournies l'évêque Arculf
après son pèlerinage en Terre sainte27• Bède le Vénérable avait lui aussi
composé un traité de géographie biblique (Liber de locis sanctis) et y
avait ajouté un ouvrage d'onomastique tiré des Actes des Apôtres,
Liber regionum atque locorllm de actibus apostolorum28 • Pour l'histoire du
peuple juif, l'exégète disposait du livre de Joseph, Antiquitésjlldaïques29,
et de celui d'Eusèbe de Césarée traduit par saint Jérôme. A la suite
d'Augustin, d'Isidore et de Bède, Claude de Turin établit une chronologie
biblique où il présentait les grandes étapes de l'histoire du monde depuis
la créationao. Les différents personnages bibliques étaient signalés dans le
traité d'Isidore : Liber de orlu et obitum patrum, ou dans l'ouvrage ano-
nyme, sans doute irlandais, Liber de ortu et obitu patriarcarum31, et dans
le pseudo-Bède, Interpretatio nominum hebraicorum32• On trouvait dans
l'Hexameron de saint Ambroise ou dans le Physiologus latinsa la significa-
tion du nom des animaux et des plantes, tandis que la valeur symbolique
des nombres était expliquée par le Liber numerorum d'Isidore de Séville
mais aussi par le traité De numeris attribué faussement à Isidore et qui
venait sans doute des milieux irlandais84•

Expositores

Voulant imiter Cassiodore, Notker le Bègue envoya à la fin du


IXe siècle à Salomon de Constance un manuel qui présente les différents
commentaires que l'on doit utiliser et il l'intitule Notatio de i/Justribus
uiris qui ex intentione sacras scripturas exponebant aut ex occasione quasdam
sententias diuinae auctoritatis explanabantsa. Notker prése1.1te pour chaque
livre de la Bible les exégètes les plus éminents qui font autorité. Il
consacre le chapitre Jer à ceux qui ont écrit sur la Genèse, l'Exode, le
Lévitique, le Nombre, le Deutéronome, etc. Le chapitre II à ceux qui
ont commenté le Psautier, les Proverbes, l'Ecclésiaste et le Cantique des
Cantiques, puis vient un chapitre particulier au commentaire de Job;
il poursuit avec les commentaires des livres du Nouveau Testament.
Parmi les commentateurs, les quatre Pères Augustin, Jérôme, Ambroise

27. Bd. D. Mm!HAN (Smplom latini biberniae, Ill), Dublin, 19s8.


28. Bd. l..usTNEll, Cambridge (Maas.), 1939, pp. 147-158.
29. Bd. BLAT'I', Till lolin ]oseplnu, 19s 2.
30. PL, I04, 918-926; cf. B. GUENÉI!, Histoire 11 adhlrl bislorPjue tkms I'O«itknlmétiiillfll,
Paris, 1980, pp. 1So-1s2.
31. PL, IJ, I27S-1294.
32· PL, 9J. IIOI-II04-
H· Cf. A. SIEGKUND, op. &il., pp. u8-129.
H· R. E. Mac NAI.LT, Dn' iriselll Liblr tk 1111111eri.r, Munich, I9H, et« lsidorian pseude-
pigrapha in the carly middle ages», dans I.rilloritmo, Leon, 1961, pp. 304-316.
3S· PL, IJI, 993-1004·
1 54 Etudier la Bible

et Grégoire jouissent du plus grand crédit. Parmi eux, il faut faire une
place particulière à Grégoire dont tous les savants du haut Moyen Age
connaissent l'œuvre et particulièrement les Mora/ia in Job 38• En dehors
des quatre docteurs de l'Eglise Origène est très souvent cité et parti-
culièrement apprécié par Claude de Turin et Raban Maur. Enfin Bède,
dont l'œuvre exégétique annonce celle des Carolingiens, apparaît, pour
reprendre le mot de Notker, comme « un nouveau soleil surgi de l'Occi-
dent pour illuminer toute la terre ».
L'œuvre des Pères est si vaste qu'on la connaît souvent par des
extraits tels ceux que Paterius avait faits à partir des ouvrages de Grégoire
le Grand37, des extraits des Moralia in Job composés par l'Irlandais
Lathcen38. Des Des britanniques proviennent le De luminaribus ecclesiae
du pseudo-Bède39 et les excerptiones Patrum regroupent plusieurs commen-
taires patristiques. On trouve également des extraits sous d'autres formes:
les uns suivent l'ordre des livres des Ecritures, les autres sont organisés
par thèmes doctrinaux en Sententiae comme l'avait fait Isidore de Séville
et Julien de Tolède. Les Carolingiens, dont le goût pour les florilèges a
été souvent remarqué, composent eux aussi des extraits de commentaires
scripturaires tels les Collectiones in Epistolas et Evangelia de Smaragde de
Saint-Mihiel40 et le Florilegium ex sacra scriptura que Prudence de Troyes
écrit pour aider ceux qui s'apprêtent à recevoir les ordres sacrés41.
A leur tour les Carolingiens ont été des expositores et, en s'appuyant
sur les Pères et le plus souvent en les imitant, ils ont multiplié les commen-
taires de l'Ecriture. Les tableaux établis à partir du répertoire de
Stegmüller permettront de nous rendre compte de l'importance de leur
œuvre exégétique.

ANCIEN TESTAMENT
Genèse.
Alcuin (n. ro84-1o85), Angelome de Luxeuil (n. 1334), Bède (n. 1598),
Pseudo-Bède (n. 1652), Rémi d'Auxerre (n. 7094), Raban Maur (n. 7021).
Exode.
Bède (n. 1602), Pseudo-Bède (n. 1648), Raban Maur (n. 7ozz.).
Uvitique.
Pseudo-Bède (n. 1649 et 1656), Claude de Turin (n. 1951), Raban Maur
(n. 7024), Walafrid Strabon (n. 8319).
Nombres.
Pseudo-Bède (n. 165o-16p), Raban Maur (n. 7025).

36. De LUBAC [n], I, 2, p. 537·


37- PL, 89, 683-916.
38. &/oga de Moralibtu Job quae Gregoriu.r fecil, éd. M. AnRIAEN, CC, r 4! (1969).
39· PL, 94, 522. Sur ces extraits cf. C. SPICQ [16], p. 12, et l'article« Florilèges» dans
DSp, V, H6 et s.
40. PL, ro2, 13-14; cf. de LUBAC [n], II, 1, pp. 279-280.
41. PL, I I J, 1422-1440.
Méthodes de l'exégèse carolingienne 1 55

Deutéronome.
Pseudo-Bède (n. 1658), Raban Maur (n. 70z.7)·
Josué.
Pseudo-Bède (n. 1659), Claude de Turin (n. 195z.), Raban Maur (PL,
roS, 999-noS).
Juges.
Pseudo-Bède (n. 166o), Raban Maur (n. 7031).
&th.
Pseudo-Bède (n. 1661), Raban Maur (n. 7o;z.).
Rois.
Bède (n. 16o;-16o6), Pseudo-Bède (n. 166z.), Angelome de Luxeuil
(n. 1335-1338), Claude de Turin (n. 1954-1955), Raban Maur (n. 7033-
7036), Théodémir de Psalmodi (n. 7976).
Chroniques.
Raban Maur (n. 7037).
Esdras et Néhémie.
Bède (n. 1607).
Tobie.
Bède (n. 16o8).
Judith.
Raban Maur (n. 7038).
Esther.
Raban Maur (n. 7039).
Job.
Aucun commentaire.
Psaumes.
Alcuin (n. 1o88-1o9o), Florus de Lyon (n. z.z.74), Paschase Radbert
(n. 6z.61), Prudence de Troyes (n. 7016), Rémi d'Auxerre (n. 7z.x1),
Walafrid Strabon (n. 8;z.4).
Proverbes.
Bède (n. 1609-1668).
Etdésiaste.
Alcuin (n. 1093).
Cantique des Cantiques.
Alcuin (n. 1091), Angelome de Luxeuil (n. 1339), Bède (n. 161o),
Haimon d'Auxerre (n. ;o65-3079), Hincmar de Reims (n. ;s6z.).
Sagesse.
Bède (n. 1674), Pseudo-Bède (n. 1065-1o66), Raban Maur (n. 7052.).
Btdésiastique.
Bède (n. 1675), Raban Maur (n. 7053).
Isaïe.
Bède (n. 16n), Joseph Scot (n. 5146), Raban Maur (n. 7053), Rémi
d'Auxerre (n. ;oS;).
Jérémie.
Raban Maur (n. 7054).
1 56 Etudier la Bible

Lamentations.
Paschase Rad bert (n. 62.62.), Raban Maur (n. 705 5).
Ezéchiel.
Raban Maur (n. 7056).
Daniel.
Raban Maur (n. 7057).
Petits prophètes.
Rémi d'Auxerre (n. 3070 et 308 8).
Habacuc.
Bède (n. 1612.).
Maccabée.
Raban Maur (n. 7058 et 7059).

NouvEAu TESTAMENT
Matthieu.
Pseudo-Alcuin (n. 111o), Pseudo-Bède (n. 1678 et 7061), Christian
de Stavelot (n. 192.6), Claude de Turin (n. 1958), Florus de Lyon (n. 2.2.75),
Paschase Radbert (n. 62.63), Rémi d'Auxerre (n. 72.2.6), Raban Maur
(n. 7o6o), Sédulius Scotus (n. 7603), Walafrid Strabon (n. 832.6).
Marc.
Bède (n. x613), Sédulius Scotus (n. x6o4).
Luc.
Christian de Stavelot (n. 192.7), Sédulius Scotus (n. 7605).
Jean.
Alcuin (n. 1096), Pseudo-Bède (n. 168o), Christian de Stavelot (n. 192.8),
Florus de Lyon (n. 2.2.75), Jean Scot (n. 4959).
Actes des Ap8tres.
Bède (n. 1615 et 1616), Pseudo-Bède (n. 1682.).
Epître aux Romains.
Claude de Turin (n. 1959), Florus de Lyon (n. 2.2.77 et 692.o), Haimon
d'Auxerre (n. 3071, pox, 3114), Raban Maur (n. 7064), Sédulius Scotus
(n. 76o8).
Epitre aux Corinthiens.
Claude de Turin (n. 1960, 1961), Florus de Lyon (n. 692.1, 692.2),
Haimon d'Auxerre (n. 3071, 3101, 3114), Raban Maur (n. 7065, 7066),
Sédulius Scotus (n. 7609, 7610).
Epître aux Ga/ales.
Oaude de Turin (n. 1962.), Florus de Lyon (n. u8o, 692.3), Haimon
d'Auxerre (n. 3071, 3104), Raban Maur (n. 7067), Sédulius Scotus (n. 7616).
Epître aux Ephésiens.
Claude de Turin (n. 1963), Florus de Lyon (n. 2.2.81 et 692.4), Haimon
d'Auxerre (n. 3071 et 3105), Raban Maur (n. 7o68), Sédulius Scotus
(n. 7612.).
Epître aux Philippiens.
Florus de Lyon (n. 2.2.82. et 692.5), Haimon d'Auxerre (n. 3 xo6, 3 xox
et 3114), Raban Maur (n. 7069), Sédulius Scotus (n. 7613).
Méthodes de l'exégèse carolingienne 1 57

Epître aux Colossiens.


Florus de Lyon (n. 2283 et 6926), Haimon d'Auxerre (n. 3071, 3101
et 3114), Raban Maur (n. 7070), Sédulius Scotus (n. 7014, 7607 et 7621).
Epître aux Thessaloniciens.
Florus de Lyon (n. 2284, 2285, 692.7, 6928), Haimon d'Auxerre
(n. 3071, 3101, 3104, 3107, 3108), Raban Maur (n. 7071, 707z.), Sédulius
Scotus (n. 7607, 7615, 7616, 7621).
Epître à Timothée.
Florus de Lyon (n. z.z.86, 2287, 69z.7, 6930), Haimon d'Auxerre
(n. 3071, 6110, 6111, 3101, 3114), Raban Maur (n. 7073, 7074), Sédulius
~icotus (n. 76o6, 7617, 76z.x).
Epitre à Tite.
Alcuin (n. 1097), Florus de Lyon (n . .zz.88 et 693 x), Haimon d'Auxerre
(n. 3071, 3 xox, 31 12), Raban Maur (n. 7075), Sédulius Scotus (n. 7607,
7619, 762.1).
Epître à Philémon.
Alcuin (n. 1098), Claude de Turin (n. 1971, 1972.), Florus de Lyon
(n. 2.989, 6932), Haimon d'Auxerre (n. 3071, po1, 3113), Raban Maur
(n. 7076), Sédulius Scotus (n. 76z.o).
Hébreux.
Alcuin (n. 1099), Claude de Turin (n. 1973 et 3139), Florus de Lyon
(n. 2.9,0 et 69;;), Haimon d'Auxerre (n. ; II4, 3071), Raban Maur (n. 7077),
Séduhus Scotus (n. 762.1).
Jacques.
Bède (n. x6;z).
Pierre.
Bède (n. 16;;, 1634).
Jean.
Bède (n. 16; 5, 1636).
Jude.
Bède (n. 16;8).
Apoca!Jpse.
Alcuin ou pseudo-Bède (n. 1102 et 1684), Ambroise Autpert (n. 1275),
Beatus de Liebana (n. 1597), Bède (n. 1640), Berengaud (n.. 1711), Haimon
d'Auxerre (n. 3072, 31ZI et 72.47), Pseudo-Isidore (n. 52.71).

Ces tableaux sont en soi suffisanunent éloquents pour saisir l'im-


portance de la production exégétique carolingienne. Si certains conunen-
tateurs sont bien connus tels Raban Maur et Christian de Stavelot42,
d'autres sont redécouverts, tel Haimon d'Auxerre. L'œuvre d'un
Claude de Turin mériterait une étude particulière43• Autre constatation,
contrairement à ce qu'on pourrait penser, à une époque de civilisation
vétéro-testamentaire, l'Ancien Testament est moins commenté que le
Nouveau. Enfin certains livres ont retenu davantage l'attention des

42. De LUBAC [n], II, x, pp. 201 et 204.


43· Cf. J. J.
CoNTRENI [67], passim.
1 58 Etudier la Bible

exégètes, la Genèse, le Cantique des Cantiques, les Psaumes, le Livre


des Rois et, pour le Nouveau Testament, c'est l'Evangile de Matthieu
et les Epîtres de Paul qui l'emportent sur les autres livres.

« QuAESTIONES » ET « RESPONSIONES »

Parmi les commentaires exégétiques, il faut faire une place à part


aux questions et réponses, genre littéraire bien connu à l'époque patris-
tique«. Au cours de sa lectio de la Bible, l'exégète remarque tout ce qui
pose question, qu'il cherche à résoudre avec l'aide de son raisonnement
et de son érudition, à répondre aux difficultés que lui pose un corres-
pondant fictif ou réel. Tandis qu'Isidore de Séville, dans ses deux livres
de Quaestiones, suit l'exemple des Pères, Julien de Tolède s'engage dans
une véritable critique exégétique en tentant de surmonter les contradic-
tions qui existent entre les deux Testaments 46• De l'Espagne du vxne siècle
vient sans doute le Liber de variis quaestionibus4JJ, attribué à Isidore, et
peut-être d'Irlande le De veteri et novo Testamento quaestiones47• En Angle-
terre, Bède le Vénérable répond à trente quaestiones sur le Livre des Rois,
sous son nom sont écrites des questions sur l'Exode, le Lévitique, les
Nombres, le Deutéronome, etc. 48•
Les Carolingiens, pédagogues par excellence, se plaisent à poser des
questions et à y répondre en utilisant soit les autorités, soit les arguments
rationnels. Ces questions sont de différents types : les unes peuvent être
d'ordre littéraire, portant sur des formes grammaticales du mot ou sur
des allusions historiques et géographiques. Ainsi l'archidiacre Pierre
avait posé et résolu, sur l'ordre de Charlemagne, soixante-neuf quaestiones
sur Daniel49• Que veut dire le mot « Naphte », que veulent dire les dix
cornes de la Bête dont parle l'auteur? Quelles sont les provinces gou-
vernées par Nabuchodonosor ? Pourquoi torques est au féminin alors que
chez Tite-Live le mot est au masculin ? D'autres questions sont plus en
rapport avec les problèmes religieux : ainsi Wicbod, abbé de Saint-Martin
de Trèves, met dans la bouche de son disciple les questions suivantes :
«Je dois rechercher quel est l'auteur du livre appelé chez nous la Genèse?

44· G. BARDY, « La littérature des quaestiones et responsiones sur l'Ecriture sainte >>,
dans RB, 1932, pp. 216-236 et 341-369.
4S. Antikeimon hoc e.rt contrapo.ritorum .rive contrariorum in .rpeciem utriu.r(/114 Te.rtamenti /ocorum,
PL, ')6, s87-704.
46. Sur l'auteur de cet ouvrage cf. J. N. Iiu.LGARTH, «The position oflsidorian Studies:
A critica.l review of the literature since 193S »,dans I.ridoriana, Leon, 1961, pp. 3o-31.
47· Ed. Mc NALLY, CC, 108 B, 1973·
48. STEGMÜLLER [17], II, 1648, 16s6 à 16s8.
49· PL, 16, 1347.
Méthodes de l'exégèse carolingienne I 59

Pourquoi dans la vision qui apparalt à Moïse dans le désert est-ce tantôt
l'ange, tantôt Dieu qui est nommé?» Le dialogue qui s'engage utilise
saint Augustin, saint Jérôme, Bucher, etc. 50• Le Wisigoth Claude de
Turin répond à trente quaestiones que lui avait posées l'abbé Théodémir.
Son compatriote Agobard de Lyon répond aux objections de l'Anglo-
Saxon Frédegise dans un traité qui mériterait lui-même une étude51.
Scrutant l'Ecriture, posant des questions et tentant d'y répondre,
l'exégète carolingien s'engage dans la voie de la spéculation théologique.
La théologie carolingienne, première manifestation encore modeste de
la théologie médiévale, est née de la redécouverte de la dialectique et de
l'étude plus approfondie de la Bible et des commentaires patristiques.
Paschase Radbert et Ratramne de Corbie, lorsqu'ils traitent l'un de l'en-
fantement du Christ par la Vierge, l'autre de la naissance du Christ et
lorsque tous les deux exposent leurs idées sur l'Eucharistie, utilisent
leur solide connaissance de la Bible62 • Gottschalk d'Orbais, même s'il
est plus grammairien que théologien, comme l'a montré Jean Jolivet,
connalt bien l'Ecriture comme en témoignent plus de deux mille
citations de l'Ancien et du Nouveau Testamen~. Jean Scot Erigène,
le premier des grands théologiens médiévaux, part lui aussi de l'Ecriture,
cette forêt profonde aux branchages innombrables, cette mer immense,
cet abîme insondable qui offrent une gamme de sens aussi nombreux
que les couleurs de la queue du paon54• Le travail de l'intellectuel chrétien
est d'interpréter le donné révélé : « Le Saint-Esprit, dit l'Irlandais, a
déposé dans le texte sacré un nombre infini de sens, c'est pourquoi
l'interprétation d'aucun commentateur ne détruit celle des autres pourvu
qu'elle s'accorde avec la saine foi et la profession catholique »55 • Mais
l'intellectuel doit utiliser la raison que Dieu a mise en l'homme : « Il
n'est point de salut pour les âmes fidèles si ce n'est de croire aux vérités
qui leur sont enseignées ... et de saisir par l'intelligence les vérités qu'elles
croient »56 • Dieu qui s'est manifesté dans les Saintes Ecritures demande
de nous un effort : « C'est à la sueur de son front que la raison de l'homme
doit manger son pain, c'est-à-dire cultiver la terre des Saintes Ecri-
tures couverte pour elle d'épines et de ronces c'est-à-dire de la subtile

50. PL, ~6, uo5; cf. M. M. GoiWAN, « The Encyclopedie Commentary on Genesis
prepared for Charlemagne by Wigbod >>, dans Rech. Allg., 1982.
51.a. J. CHATILLON,« Isidore ct Origène. Recherches sur les sources et l'influence des
Q111stionu in tJeter• Testammto d'Isidore de Séville», dans Mélanges A. Robert, 1957, pp. 537-
547; AGOBARD, Liber contra objectioMs Fredegisi.r, PL, ro4, 159-174-
52. J.-P. Bouuor, RatramM de Corbie, Paris, 1976, pp. 5o-57.
H· Dom L.uœor, Introduction à l'édition des a1111res théologiques et grammaticales, Louvain,
1945, et J. JoLIVET, Godescalç d'Orbais et la Trinité. La méthode de la théologie à l'époque carolin-
gienne, Paris, 1958.
54· Sur ces différentes images, cf. de LUBAC [n], 1, 1, pp. II9 et s.
55· Periphyseon, m, Z4, PL, I22, 690·
56. Ibid., col. 556.
1 6o Etudier la Bible

complexité des pensées divines »67 • Reconnaissons que Jean Scot, dans
le Periphyseon ou dans le commentaire qu'il fit sur saint Jean, a bien
rempli, non sans risques, le programme qu'il s'était assigné.

LES DIFFÉRENTS SENS DE L'ECRITURE

Pour terminer cette rapide présentation du travail de l'exégète caro-


lingien, rappelons, en renvoyant au livre d'Henri de Lubac, que la lecture
de l'Ecriture peut se faire à des niveaux différents68• Origène et les Pères
en avaient déjà exposé les principes qui sont repris par les Carolingiens.
Les uns suivent les sept règles de Tychonius qui a encore des lecteurs 69,
d'autres, plus nombreux, étudient la Bible selon les trois sens comme
l'avait fait Bède le Vénérable, mais, le plus souvent, ils adoptent déjà la
voie des quatre interprétations. Le premier sens est celui de l'histoire,
c'est celui que Christian de Stavelot préfère : « Je me suis efforcé de
suivre le sens historique plus que le sens spirituel car il me parait dérai-
sonnable de chercher dans un livre l'interprétation spirituelle quand on
ignore l'interprétation historique. L'histoire est le fondement de toute
interprétation et c'est elle qu'il faut saisir en premier lieu; sans elle on
ne peut légitimement passer à une autre interprétation »~10 • Le deuxième
sens est celui de l'allégorie ou de la typologie qu'Origène avait parti-
culièrement enseignée. L'interprétation spirituelle et figurée des récits
bibliques permet l'identification de la foi révélée dans le Nouveau
Testament. Le troisième sens moral ou tropologique dont Grégoire le
Grand avait donné une magnifique illustration dans ses Moralia in Job
conduit à la conversion des mœurs. L'Ecriture est un miroir dans lequel
chacun doit se regarder afin de pouvoir diriger sa conduite. L'exégèse
monastique a particulièrement privilégié ce troisième sens car, nous dit
Smaragde de Saint-Mihiel dans le Diadème des moines:« Si le moine cherche
des règles pour bien vivre et y apprend comment dans les démarches de
son cœur placer le pied de ses bonnes œuvres, il trouve dans le texte
sacré d'autant plus de profit qu'il progresse lui-même davantage »61•
Enfin l'anagogie conduit le chrétien des choses visibles aux choses
invisibles, vers l'espérance de la Jérusalem céleste. Toute lecture de
l'Ecriture doit avoir son couronnement dans la contemplation mystique.
Jean Scot Erigène interprétait à sa façon ces différents chemins de

H· Ibid., col. 744·


58. De LUBAC [n).
59· P. GAZIER,« Le livre des règles de Tychonius. Sa transmission du De tlorlrina ç!Jrùtiana
aux Sentençes d'Isidore de Séville», dans RE Aug., XIX, 1973, pp. :z4x-:z6x.
Go. PL, Io6, u6:z, Expo.rilio in E~ange/ium Matlhei.
Gx. Chap. 3, De lerlione, PL, I02, 598.
Méthodes de l'exégèse carolingienne 1 61

l'interprétation scripturaire lorsqu'il écrivait dans son Homélie sur le


Prologue de saint Jean : « La Divine Ecriture est comme un mode
intelligible composé de quatre parties comme autant d'éléments. La terre
qui se trouve au milieu à la façon d'un centre, c'est l'histoire, autour de
laquelle, comme les eaux, est répandue la mer, au sens moral, les Grecs
l'appellent éthique. Au-delà de l'histoire et de l'éthique qui sont, pour
les âmes, comme les parties inférieures de ce monde, s'étend l'air de la
science naturelle laquelle est appelée par les Grecs physique. En dehors
et au-dessus de tout cela, se trouve le feu subtil et ardent du ciel empyrée,
c'est-à-dire la contemplation subtile de la nature divine laquelle est
appelée par les Grecs théologique »62.
Pierre IùCHÉ.

6:z. Bd. }BAUNEAu, « Sources chrétiennes », Paris, 1969, pp. :z68-:z7:z.


P. JUCHÉt G. LOBRICHON 6
2

La Bible
dans les écoles du XIr siècle

L'Ecriture reste, au :xne siècle, ce qu'elle n'avait jamais cessé d'être :


la Parole de Dieu, la source de toute vérité, la fontaine jaillissante dont
les eaux vives donnent à l'enseignement de l'Eglise sa vigueur, sa force
et sa fécondité, le pain que l'Esprit-Saint distribue aux fidèles afin qu'ils
s'en nourrissent et qu'ils en vivent. Tous ceux qui lisent, qui expliquent
ou qui commentent l'Ecriture conservent donc, à l'égard du texte sacré,
cette attitude de respect et de docilité que la liturgie, la pratique de la
lectio divina et celle de la meditatio leur avaient traditionnellement ensei-
gnée. Des tendances nouvelles cependant apparaissent. La renaissance
spirituelle et l'esprit de réforme qui avaient marqué la seconde moitié
du :xre siècle, l'évolution de la société, celle de la pensée chrétienne et
celle du sentiment religieux lui-même, sont à l'origine de comporte-
ments nouveaux. Les commentateurs, sans doute, ne renient pas les
méthodes d'interprétation que les générations précédentes leur avaient
transmises. Nombre d'entre eux expliquent pourtant l'Ecriture, désor-
mais, selon des techniques nouvelles ou dans un esprit nouveau. On en
trouve d'abondants témoignages dans les commentaires ou les écrits
d'inspiration biblique, si divers, mais si riches, si foisonnants, parfois si
libres et si originaux, que nous ont laissés un Rupert de Deutz, un saint
Bernard, un Gerhoch de Reichersberg, ou tant d'autres maitres appar-
tenant à l'ordre monastique ou à l'ordre canonial. Des changements
d'attitude d'une autre nature se manifestent, cependant, chez les clercs
appartenant au monde des écoles, et c'est l'histoire de cette évolution
qu'il convient ici d'esquisser.
1 64 Etudier la Bible

ECRITURE ET ÉCOLE

L'institution scolaire avait en effet connu, dès la fin du xre siècle,


des transformations dont on connaît aujourd'hui relativement bien
l'histoire, au moins dans ses grandes lignes. Les écoles monastiques, qui
avaient joué un rôle si important durant tout le haut Moyen Age,
tendaient à disparaître. Les ordres anciens fermaient peu à peu celles
qu'ils avaient longtemps dirigées et les ordres nouveaux se refusaient
le plus souvent à en ouvrir. Les écoles cathédrales et les écoles urbaines,
en revanche, celles surtout qui réussissaient à attirer et à retenir des
maitres de renom, voyaient les étudiants accourir. Ce développement
était accompagné d'un renouvellement des méthodes d'enseignement
qui affectait toutes les disciplines, depuis la grammaire et les arts libéraux,
jusqu'à celle à laquelle on devait donner bientôt le nom de théologie.
Au début du xne siècle, il est vrai, ce mot ne revêtait pas encore la
signification qu'on devait lui donner plus tard et qui n'apparaîtra que
vers les années 1 1 zo, avec la publication des premiers ouvrages d'Abélard.
Les maitres à qui incombait la charge d'enseigner la doctrina sacra recou-
raient toujours à un vocabulaire ancien que le nouveau ne ferait que
lentement disparaitre. La science sacrée était pour eux la pagina sacra.
Cette expression rappelait à tous ceux qui auraient été tentés de l'oublier
que l'Ecriture était au cœur même de tout enseignement se rapportant
aux mystères de la foi et que la théologie prenait là sa source. Cette
permanence du vocabulaire traditionnel ne doit pourtant pas faire
illusion. Les changements qui s'accomplissaient au sein des écoles
avaient, entre autres conséquences, celle de modifier progressivement
les méthodes de lecture et d'interprétation de l'Ecriture auxquelles les
maîtres avaient été longtemps attachés mais qui ne leur suffisaient plus.
Ces modifications étaient d'ailleurs si profondes, elles étaient si étroite-
ment liées à une transformation des structures mentales et des assises
culturelles sur lesquelles l'étude des sciences sacrées avait été tradition-
nellement fondée, que c'était la relation même des maîtres ou des étu-
diants avec l'Ecriture qui en était affectée.
Pour comprendre la nature du changement qui s'amorce alors, il faut
se souvenir de ce qu'était la Bible, pour un lecteur du xie siècle ou du
début du xne. Rappelons d'abord que le mot Biblia n'apparaît guère
dans la langue médiévale. Le Moyen Age n'a connu que le mot grec,
employé au neutre pluriel, ta biblia, que retiennent encore nos vieilles
concordances imprimées pourtant après la Renaissance : Bibliorum sacrorum
concordantiae. Le féminin singulier biblia, ou biblia sacra, n'est venu que
tardivement et n'a d'abord été utilisé que rarement. Il a l'inconvénient
de conférer une unité assez artificielle à un ensemble de livres composé
Les écoles du XIIe siècle 165

à des époques fort éloignées les unes des autres, appartenant aux genres
littéraires les plus variés. On peut regretter que son emploi généralisé
ait affaibli en nous le sentiment de cette diversité et plus encore celui de
cette densité hlstorique, religieuse et spirituelle que la série des livres
saints porte en elle. Le vocabulaire médiéval, sur ce point, était plus
riche, plus abondant et plus suggestif. Voyons par exemple, sans chercher
à préciser toutes les nuances que leur diversité recouvre, les termes que
saint Anselme de Cantorbéry employait le plus couramment, à la fin
du xre siècle, et dont la liste a été établie par S. Tonini1. Comme beaucoup
d'autres, Anselme parle parfois des « saints livres » ( sacri libri, sacri
codices), des « livres divins » ( divini libri). Il emploie plus souvent les
expressions de sacra pagina, autentica pagina, auctoritas divina, auctoritas
sacra ou simplement auctoritas. Mais le mot qui revient le plus fréquem-
ment sous sa plume est celui d' « Ecriture >> ( scriptura), accompagné le
plus souvent d'épithètes qui formeront avec lui ces expressions, si
courantes dans la littérature biblique ou théologique, dont nos langues
modernes n'ont d'ailleurs pas perdu le souvenir : sacra scriptura, sancta
scriptura, divina scriptura.
D'autres expressions cependant, même si elles sont plus rares,
doivent nous arrêter. Ce sont celles où la notion de parole est substituée
à celle d'écriture. Dans un langage, où l'on découvrirait peut-être
quelques résonances juridiques, Anselme parle en effet, à diverses reprises,
des divina dicta ou des canonica dicta. Ce que nous fait connaître l'Ecriture,
ce sont donc les« dits » de Dieu, des« dits» qu'on peut appeler cano-
niques, parce qu'ils ont été reconnus comme authentiques, comme
émanant véritablement de Dieu, comme pourvus dès lors de cette autorité
irrécusable qui s'impose au croyant. Ailleurs, et mieux encore, invitant
l'homme à prêter attention aux enseignements de l'Ecriture et à les faire
fructifier au-dedans de lui, Anselme se souvient de la parabole du
semeur, pour rappeler, avec l'Evangile (Luc, 8, 11), que cette semence
qui tombe dans le cœur de l'homme, c'est la parole de Dieu: verbum Dei.
Anselme se fait ici l'écho d'une affirmation à laquelle la tradition chré-
tienne avait toujours été attachée et selon laquelle l'Ecriture est une
parole vivante. On y trouve en effet, disait déjà saint Augustin, les
eloquia Dei, « sortant sans cesse de la bouche même de Dieu », et les
paroles même du V erbe : Verba Verbi 2•
Cette conviction que l'Ecriture était une parole, celle des Prophètes
ou celle des Apôtres, mais aussi celle de Dieu lui-même, posait un
problème d'herméneutique. S'il y a en effet une relation étroite entre la
parole et l'écriture, il y a aussi entre elles une distance. La parole est en

I. « La Scrittura nelle opere sistematiche di S. Anselmo. Concetto, posizione, significato »,


dans Analecta anslimiafl4, II, 1970, p. 74·
2.a. M. PONTET, L'exégèse de saint Augustin prédittJfeur (coll. (( Théologie», 7). Paris,
s.d., p. n6; P. AGAl!ssE [1], col. IH·
1 66 Etudier la Bible

effet première. Elle est aussi plus expressive, beaucoup plus apte à
transmettre un message signifiant, à atteindre l'auditeur attentif, sans
autre médiation que celle des sons que la voix émet et que l'oreille
recueille. C'est elle qui établit, entre celui qui parle et celui qui écoute,
une relation vivante, un échange, une communication qui leur permet
de se reconnaître et de se savoir présents l'un à l'autre. L'écriture, en
revanche, comme on l'a souvent remarqué, met la parole dans une
situation équivoque. Sans doute a-t-elle l'avantage de :fixer et de péren-
niser en quelque manière la parole, de permettre de la retrouver. Mais,
d'une certaine manière aussi, elle la trahit et s'oppose à elle. Au discours
qu'elle veut reproduire elle impose ses règles, ses normes et ses limites.
Elle fait écran entre les deux interlocuteurs. Les pièges de l'écriture sont
plus dangereux encore lorsqu'il s'agit de l'Ecriture divine, de cette
écriture dont l'ambition est de transmettre les paroles ineffables de Dieu.
ll n'y a aucune proportion entre les moyens d'expression dont dispose
l'écriture humaine et le message indicible qu'elle voudrait faire connaître.
Pour tenter de franchir cette distance infranchissable, le croyant doit
donc adopter des attitudes et des comportements spécifiques. L'antique
lecture de l'Ecriture, la lectio divina, le savait déjà. Elle n'avait jamais été
une lecture comme les autres. Effectuée dans le silence ou au sein de la
fonction liturgique et en relation étroite avec elle, elle devait déboucher
sur la méditation et la prière. Elle était une expérience, enrichie elle-
même par l'expérience des communautés chrétiennes et par celle des
saints qui avaient indéfiniment lu, relu et médité les mêmes textes. C'est
dans un tel environnement que la recherche des différents sens de
l'Ecriture prenait toute sa signification et se prêtait à des développements
dont les écrits des Pères et des anciens commentateurs avaient donné
auparavant l'exemple.
Des méthodes d'approche différentes allaient pourtant apparaître
dans les écoles et, bien que les médiévaux ne se soient pas toujours posé
la question sous une forme aussi radicale, certains ne s'en étaient pas
moins demandé jusqu'à quel point elles étaient légitimes. Id encore, les
problèmes de vocabulaire ne peuvent être négligés. Le mot grec scholé,
et son équivalent latin schola, servaient à désigner, primitivement, un
temps de loisir ou de repos, et par suite un temps donné aux travaux de
l'esprit ou à la vie spirituelle. Si le mot école avait conservé cette signifi-
cation première, on n'aurait sans doute éprouvé aucune difficulté à faire
de l' « école >>, ainsi comprise, le temps le plus propice à la lecture et à la
méditation de l'Ecriture, à l'écoute de la Parole. A quelle occupation
plus convenable le croyant aurait-il pu occuper en effet son loisir, cet
otium que les poètes latins avaient souvent célébré et dont la tradition
chrétienne avait transfiguré le sens ? Le mot schola pouvait d'ailleurs
désigner aussi, dans la langue militaire, un groupe, une armée, ou
encore, dans la langue ecclésiastique, un groupe de moines ou de clercs.
Les écoles du XJ[e siècle 167

Entendu en ce dernier sens, l'école continuait à être le lieu privilégié de


l'étude de l'Ecriture. Saint Benoit n'avait-il pas déclaré, dans le Prologue
de sa Règle, que son monastère devait être une école, celle du service
divin : dominici schola servitii? Et saint Bemard n'avait-il pas rappelé à
plusieurs reprises à ses moines qu'ils étaient à l'école, mais à une école
dont le maitre était le Christll ?
Il est clair, cependant, que lorsqu'on parle des écoles médiévales,
on entend le mot schola dans un tout autre sens. li s'agit désormais
d'établissements dûment localisés, organisés, où des maitres s'adressent
à des étudiants, suivent des programmes bien définis et adoptent des
méthodes qu'ils s'efforcent de perfectionner. La lectio n'est plus une
lecture, elle est une « leçon », un « cours ». Lorsqu'il ne s'agit pas d'un
enseignement profane et que le maitre « lit » les livres saints, la sacra
pagina, l'Ecriture n'est plus le lieu d'une expérience spirituelle; elle
devient objet ou instrument. Objet d'une étude qui porte désormais
plus d'attention à la lettre, au texte, et fait appel aux disciplines profanes
qui en faciliteront l'accès. Instrument aussi d'une théologie qui continue
sans doute à savoir que les livres saints lui transmettent la Parole de Dieu,
mais qui veut aussi y découvrir les formules et les argumentations
propres à nourrir la spéculation des maitres et à soutenir les constructions
systématiques que ceux-ci élaborent.
Il était inévitable qu'une telle évolution provoquât des réactions.
Le problème, à vrai dire, n'était pas nouveau. L'exégèse la plus tradi-
tionnelle avait affirmé depuis longtemps la nécessité de recourir aux
sciences profanes, ou du moins à certaines d'entre elles. Dès les premiers
siècles, nombre d'exégètes avaient mis au service de l'interprétation des
textes sacrés tout ce que la grammaire, la philologie, l'histoire, la géogra-
phie et bien d'autres disciplines encore pouvaient leur procurer de
ressources. Saint Augustin, dans son De doctrina christiana, avait dressé
le programme d'une culture dont l'objectif était de permettre à ceux
qui en bénéficieraient de mieux comprendre l'Ecriture. Les écoles du
haut Moyen Age ou de l'époque carolingienne, qu'elles fussent cathé-
drales ou monastiques, avaient favorisé à leur tour un enseignement des
arts libéraux dont les finalités, dans l'ensemble, étaient les mêmes.
L'apprentissage de la grammaire, de la rhétorique, de la logique, celui
aussi de l'arithmétique, de la géométrie, de la musique et de l'astronomie,
devaient fournir à l'étudiant, qu'il fût moine ou clerc, les connaissances
dont il avait besoin pour lire en privé ou en public le texte des livres
saints, pour chanter l'office et assurer les fonctions liturgiques dont il
avait la charge, pour parvenir à une certaine intelligence des mystères

5· D1 àit~~rsù, 40, x, et 121 (PL, riJ, 647 A et 743 B; éd. LECLBRCQ-RocHAis, VI, x,
pp. 234 et 398). D'autres textes ont été cités par G. de MARTEL, dans Pieire de Cm.LB, L'kok
du ç/oltre (« Sources chrétiennes», 240), Paris, 1977, pp. uo-ux, n. 2,
168 Etudier la Bible

de la foi que l'Ecriture lui apprenait à connaître, pour annoncer cette


foi à ceux qui ne la partageaient pas encore, ou éventuellement pour la
défendre contre les erreurs qui la menaçaient. Il n'y avait rien, en tout
cela, qui ne fût acceptable et même nécessaire. Certaines voix s'étaient
parfois élevées ici ou là, il est vrai, durant le haut Moyen Age ou à
l'époque carolingienne, pour protester contre ce recours aux disciplines
profanes et pour déclarer qu'on ne pouvait préférer l'autorité de Donat
ou de Cicéron à celle des Ecritures4 • De telles protestations ne pouvaient
être prises au sérieux, pourvu toutefois que l'on maintînt les disciplines
profanes ainsi pratiquées à la place subordonnée qui devait être la leur
et que l'on continuât à faire de l'Ecriture le lieu privilégié d'une rencontre
avec Dieu, d'une expérience spirituelle authentique.
Mais ce qui avait été accepté assez aisément, durant le haut Moyen
Age, n'allait plus l'être de la même manière lorsque, vers le milieu du
xie siècle, la culture littéraire et surtout la dialectique prirent un nouvel
essor. Les mises en garde se multipliaient, dans les milieux monastiques,
et l'écho s'en répercutera longtemps. On connaît les critiques formulées
par saint Pierre Damien contre les moines qui se mettaient en tête
d'étudier la grammaire5• Le même docteur, d'ailleurs, grand humaniste
et grand poète, pourtant, comme l'a rappelé récemment Alain Michel6,
avait pris la peine de montrer, en d'autres ouvrages encore, et notamment
dans sa Lettre sur la Toute-Puissance divine, à quel point la dialectique était
inadaptée à l'étude de la Parole sacrée7 • Beaucoup estimaient donc,
comme Guillaume d'Hirsau (t 1091), que les moines ne devaient pas
s'adonner à l'étude des arts libéraux et que « le psautier devait leur
suffire »8• Certains n'étaient d'ailleurs pas éloignés de penser, avec
l'auteur d'un sermon attribué à Otloh de Saint-Emmeran (t 1070),
que les clercs eux-mêmes ne devaient pas perdre leur temps à argumenter
ou à fabriquer des syllogismes'.
En dépit de quelques exagérations, cette défiance à l'égard des arts
libéraux et de la dialectique ne manquait pas de justifications. Les
erreurs de Bérenger, écolâtre de Tours Ct 1o88), plus tard celles de
Roscelin (t 1120), maître itinérant qu'Abélard lui-même devait combattre,
montraient à quels dangers un usage incontrôlé de l'argumentation

4· a. G. PARÉ, etc. [89). p. 181.


S· Opme. XIII, cap. II : De monaçhis qui grammalieam di.teere ge.rtiunl, PL, r 4J, 306-307,
6. In Ifymni.t el Cantim : Culture el betllllé tlan.t l'hymnique ehritienne, Louvain-Paris, 1976,
p. I6o.
7· a. A. CANTIN, dans Pierre DAMIEN, Lellrl sur la Toute-Pui.t.tanee ditJine (« Sources
chrétiennes », 191), Paris, 1972, Introd., p. 187.
8. a. Guillaume d'Hl:RSAU, Praefalio in sua a.tlronomiea, dans PEZ, Thesaurus aneetlolum,
VI, p. 261, cité par PARÉ [89), p. 186, n. 4·
9· Q1111motlo lepndmn .rit in rebus mibilibus, Prol., PL, 9J, II03·II04. Sur l'attribution à
Otloh de Saint-Emmeran de ce sermon imprimé parmi les œuvres du Pseudo-Bède, voir
E. AMANN, dans DTC, XI (2), Paris, 1932, col. 1667.
Les écoles du XJJe siècle 169

rationnelle pouvait exposer la théologie. Mais les controverses que ces


erreurs avaient provoquées obligeaient ceux-là même qui n'en auraient
peut-être pas eu sans cela le goût à ne pas dédaigner complètement
l'instrument dialectique et à en faire à leur tour usage. Ainsi s'amorçait,
au sein des écoles, et dès la seconde moitié du xie siècle, une évolution
dont nous ne pouvons suivre ici tous les développements mais dont il
faut signaler au moins les étapes les plus marquantes et les plus
significatives.

L'ÉCOLE nu BEc

La première école dont il faut faire mention, à ce propos, est celle


de l'abbaye du Bec, une des rares écoles monastiques qui ait été ouverte,
vers la fin du xie siècle, à des étudiants qui n'étaient pas moines. Cette
école avait été d'abord dirigée par le prieur Lanfranc (Ioo~-1089), arrivé
au Bec en 104z, et qui devait devenir par la suite abbé de Saint-Etienne
de Caen (1o63) puis archevêque de Cantorbéry (1o7o). Nous avons
plusieurs raisons d'évoquer ici ce personnage, théologien d'un certain
renom, qui avait combattu les doctrines eucharistiques de Bérenger et
qui avait étudié la dialectique. Lanfranc n'était pourtant pas qu'un
controversiste. TI avait aussi commenté l'Ecriture. Miss Beryl Smalley
a retrouvé un fragment d'une explication du livre de Job, qui porte le
titre de Dicta Lanfranci archiepiscopi in lob et fait une large place à la
grammaire10• Mais on lui attribue surtout deux commentaires bibliques:
l'un sur le livre des Psaumes, l'autre sur les Epitres de saint Paul. Le titre
même de ces deux ouvrages mérite de retenir l'attention car nous y
trouvons, dès le milieu du xie siècle, un témoignage de l'intérêt porté
aux deux livres de l'Ecriture qui seront le plus souvent commentés par
les théologiens, au siècle suivant. Le commentaire sur le livre des
Psaumes n'a pas été retrouvé. L'explication des Epîtres de saint Paul, en
revanche, a été publiée autrefois par d'Achéry, puis reproduite par
Migne (PL, IJO, to1-4o6). Sigebert de Gembloux, au XIye siècle, avait
déjà remarqué que, partout où cela était nécessaire, Lanfranc, dans ce
commentaire, avait eu recours à la dialectique : ubicunque opportunitas
locorum occu"it, secundum leges dialecticae proponit, assumit, concluditll.
Certains, il est vrai, ont contesté l'exactitude de ce jugement et nié que
ce commentaire ait été composé dialectico more12• Mais cette appréciation
n'est justifiée que par une conception trop étroite et trop restrictive de
la dialectique. S'il est exact que Lanfranc, combattant Bérenger, a déclaré

IO. B. SMALLEY [I5], p. 69.


II. D1 scriploribtu ueksiasliris, IH, PL, r6o, '83.
u. E. AMANN et A. GAUDEL, DTC, VIII (z.), Paris, 192.,, col. 2.563.
170 Etudier la Bible

dans son De corpore et sanguine Domini qu'il n'avait jamais désiré traiter
les « questions dialectiques » posées à ce propos par les textes de l'Ecri-
ture ou leur apporter une solution (PL, IJO, 417 A), il n'en a pas moins
reconnu, dans son commentaire de la Première Epître aux Corinthiens
(PL, IJO, 323 B), qu'il ne condamnait pas la dialectique, mais l'usage
pervers que certains en faisaient.
De fait, sans introduire encore des « questions » théologiques propre-
ment dites, on le voit s'efforcer d'établir le sens exact de certains mots et
noter les diverses significations qui leur sont données par l'Apôtre13•
TI cherche surtout à faire ressortir non plus seulement ce que saint Paul
veut affirmer, mais ce que celui-ci veut « démontrer» ou« prouver ».
TI tente aussi de reconstruire l'enchaînement des propositions et lorsque
celui-ci ne lui paraît pas suffisamment clair, il n'hésite pas à développer
son commentaire en faisant appel au vocabulaire dialectique des écoles
et en recourant à des expressions ou à des mots tels que a simili, a minori,
a causa, responsio, assumptio, inductio, a contrario, conclusio a simili, etc. 14• Il
soumet de la sorte le texte qu'il veut expliquer à un véritable traitement
dialectique, encore sommaire sans doute, mais annonciateur déjà des
méthodes et des techniques qui allaient bientôt se développer et se
répandre.
Le plus grand titre de gloire de Lanfranc, pourtant, est d'avoir su
faire de l'école du Bec un établissement prestigieux : magnum et famosum
litteraturae gymnasium, dira Guillaume de Malmesbury15• Sa renommée
avait en effet attiré des étudiants qui allaient bientôt connaître eux-mêmes
une grande notoriété. Le plus célèbre de tous est saint Anselme (t 1 109),
venu en 1o6o en cette abbaye du Bec dont il deviendra prieur puis abbé,
jusqu'à son élévation au siège archiépiscopal de Cantorbéry en 1093.
Anselme, il est vrai, n'est pas un exégète. Le commentaire des Epîtres
de saint Paul qui avait été imprimé sous son nom, au xvre siècle, a été
restitué depuis longtemps à Hervé (t I I 5o), moine de l'abbaye bénédic-
tine de Bourg-Dieu (PL, I3z, 591-692.). On n'a donc conservé de lui
aucun ouvrage biblique. Mais il connaît parfaitement l'Ecriture. II la
cite fréquemment, dans ses écrits spirituels ou dans ses lettres. Son
style, son vocabulaire, sa manière de penser et d'écrire, dans ces ouvrages,
témoignent d'une familiarité avec les livres saints qu'une lecture assidue
et une méditation constante, jointes à la célébration quotidienne de
l'office divin, peuvent seules expliquer. Guibert de Nogent (PL, I }6,
874 D) nous apprend d'autre part qu'il initiait ses élèves à l'étude de
l'Ecriture, et que, selon l'usage des écoles de ce temps, il leur apprenait à
y distinguer « un triple ou un quadruple sens ».

13· B. SMALLEY [15]. pp. 69•7Z·


14. Cf. PARÉ [89]. p. ZH·
15. De geslis pontifieum anglorum, PL, r79, 1459 D.
Les écoles du XJ[e siècle 171

Ce qu'il faut surtout noter, pourtant, c'est qu'Anselme de Cantor-


béry, considéré souvent comme le « père de la scolastique », a engagé
dans des voies nouvelles cette discipline qui porte encore chez lui le
nom de sacra pagina ou de sacra doctrina, mais qui deviendra bientôt la
théologie. Dans les célèbres monographies, de caractère spéculatif, qu'il
a consacrées aux grands mystères de la foi, il cite beaucoup moins souvent
les livres saints que dans les écrits dont il a été question plus haut, et il
utilise les textes cités d'une manière différente. L'Ecriture est toujours
au point de départ de sa réflexion théologique, mais son ambition est
maintenant de parvenir par la raison et par des argumentations ration-
nelles à« l'intelligence de la foi», c'est-à-dire à l'intelligence des vérités
que les livres saints lui avaient fait préalablement connaître. C'est ainsi,
par exemple, que dans le Prologue de son Monologion, où il traite de
l'essence divine et du mystère de la Trinité, il nous prévient que pour
répondre au désir exprimé par ses frères, son traité, profondément
théologique pourtant, « ne tirera aucune force persuasive de l'autorité
de l'Ecriture mais exposera les résultats obtenus en chaque recherche
dans un style simple et avec les arguments courants de l'habituelle
disputatio, cédant en peu de mots à la nécessité rationnelle et à l'évidence
de la vérité >>16 • Plus tard encore, dans un autre ouvrage, il rappellera que
dans son Monologion, et aussi dans le Proslogion qui en est la suite, il s'était
donné pour objectif de « démontrer par des raisons nécessaires, et sans
recourir à l'autorité de l'Ecriture, ce que nous tenons par la foi »17 •
Sans nous attarder à rechercher ce que sont, pour saint Anselme, les
« nécessités rationnelles » ou les « raisons nécessaires » dont il est ici
question, constatons que l'abbé du Bec établit ici une distinction métho-
dologique très nette entre l'autorité de l'Ecriture, sur laquelle s'appuient
les enseignements de la foi, et la réflexion rationnelle destinée à lui
procurer ce qu'il appelle l'intelligence de la foi. Cette distinction conduira
les maîtres à faire de l'étude de l'Ecriture une discipline qui se
confondra de moins en moins avec celle de la théologie proprement dite.
Le théologien, en effet, cherchera, comme l'avait fait Anselme dans ses
monographies, à élaborer un discours scientifique, fondé sur des argu-
mentations dont les techniques de la logique et de la dialectique lui
permettront d'assurer ou de vérifier la solidité. Mais comme sa réflexion
continuera à trouver son point de départ et ses assises premières dans
l'Ecriture, il devra pouvoir demander à celle-ci des affirmations sûres,
dont les termes et le sens auront été définis avec précision. Il pourra
donc de moins en moins se contenter des interprétations symboliques,
des polysémies et de cette recherche des sens multiples d'un même texte
qui avaient enchanté l'exégèse du haut Moyen Age et qui devaient nourrir,

16. MOIIfJiogion, Prol., éd. 5CHMI1T, vol. 1, p. 7; trad. P. RousSEAu, Paris, 1947, p. 71.
17. Epi.rt. Je lnçarnat., éd. ScHMilT, vol. II, p. zo, 1. 16-19.
172. Etmlier la Bible

longtemps encore, la foi, la piété, la prédication et l'iconographie des


médiévaux. L'étude de l'Ecriture devra être une science de plus en plus
précise et rigoureuse, et cette science devra faire elle-même appel, de
plus en plus, aux techniques que les arts libéraux et toutes les disciplines
profanes pourront mettre à sa disposition.

L'ÉCOLE DE BRUNO LE CHARTREUX


ET LES ORIGINES DE LA « QUAESTIO »

En dépit du prestige dont saint Anselme a joui de bonne heure et du


succès qu'ont connu ses écrits, sa pensée et ses méthodes ne se sont
imposées qu'avec lenteur. D'autres écoles, d'autres auteurs ont donc
joué un rôle, dans cette évolution qui allait modifier progressivement
les attitudes et les comportements des théologiens, au contact de l'Ecri-
ture, et donc aussi leur manière de lire les livres saints et de les interpréter.
Certains historiens ont donc insisté à juste titre sur l'influence d'un
personnage beaucoup plus connu comme réformateur et comme fonda-
teur d'ordre que comme exégète : saint Bruno (t IIoi). « Quels que
soient les titres que puisse revendiquer Anselme de Cantorbéry pour
être reconnu comme le père de la scolastique>>, écrit en effet A. M. Land-
graf, « il ne faudrait pas oublier pour autant, au début de cette nouvelle
période, celui qui le premier a réussi à exercer une influence notable par
l'intermédiaire d'une école, à savoir Bruno le Chartreux »18 •
Trop d'incertitudes pèsent encore sur l'authenticité des ouvrages
bibliques qu'on a attribués au fondateur de la Chartreuse pour qu'on
puisse discerner, en toute certitude, ce qui lui appartient personnellement
et mesurer exactement son influence. On lui a souvent donné, en effet,
un commentaire sur les Psaumes et un commentaire sur les Epîtres de
saint Paul qu'il aurait vraisemblablement composés au temps où il
enseignait à Reims, avant de gagner le désert de la Chartreuse. L'authen-
ticité du premier de ces ouvrages est généralement admise, encore qu'elle
ait été à nouveau contestée, il n'y a pas si longtemps. Celle du second
est plus douteuse, mais plusieurs critiques récents estiment que, s'il
n'est pas de saint Bruno lui-même, ce commentaire est issu« de son
entourage » et qu'il pourrait avoir pour auteur, soit Raoul de Laon
que nous retrouverons bientôt, soit un maître du nom de Jean de Tours.
Nous ne pouvons revenir ici sur ces problèmes d'histoire littéraire,
récemment rééxaminés par d'autres19 • li reste que nous avons là, de

I8. A. LANDGRAF (8~]. p. 25·


19. Cf. A. STOBLEN, «Les commentaires scripturaires attribués à Bruno le Chartreux»,
dans RTAM, 21 (19~8), pp. 177-247i A. M. LANI>GRAP, op. fit., pp. 6s-66.
Les écoles du XJ[e siècle 173

nouveau, les commentaires des deux livres qui seront le plus souvent
glosés et expliqués, tout au long du xne siècle, qu'il existe entre ces deux
expositions des ressemblances souvent remarquées et que toutes deux
procèdent selon des méthodes dont l'origine scolaire et la nouveauté
méritent de retenir l'attention.
Le Commentaire sur les Psaumes (PL, IJ2, 63J-14zo) s'en tient encore,
pour l'essentiel, aux méthodes traditionnelles de l'exégèse allégorique et
morale en honneur durant le haut Moyen Age. li recourt cependant aussi
à des procédés qui viennent certainement des écoles. C'est ainsi que dans
son Prologue, pour définir la nature des enseignements qu'il va demander
au livre des Psaumes, l'auteur évoque une classification des sciences,
héritée de la philosophie grecque, qu'Origène, saint Ambroise et Jean
Scot Erigène avaient déjà citée dans des conditions analogues et que
d'autres, au xne siècle, utiliseront à leur tour, avec quelques variantes20.
li explique, en effet, que les livres de la Genèse et de l'Ecclésiaste se rap-
portent à la physique parce que le premier traite de l'origine du monde et
qu'il est question, dans le second, de la nature et des propriétés des
choses. Se souvenant probablement, par la suite, des Morales sur Job
de saint Grégoire le Grand, il considère que le livre de Job se rapporte à
l'éthique, alors que le Cantique des Cantiques, qui traite des plus sublimes
mystères de Dieu, relève de ce que les anciens appelaient la science
théorique, la theorica. Ces considérations de caractère général sont desti-
nées à justifier l'interprétation, très traditionnelle au demeurant, que le
commentateur va proposer du livre qu'il explique, interprétation qu'on
retrouvera souvent chez d'autres. Bien que quelques psaumes traitent
de questions relevant de l'éthique, écrit-il, la plupart d'entre eux se
rapportent à la science théorique, parce qu'ils ont principalement pour
objet le mystère de l'Incarnation et les actions du Christ. C'est donc une
interprétation christologique du livre qui nous sera donnée.
Mais on trouvera une preuve plus manifeste encore du caractère
scolaire de ce commentaire dans le fait que l'auteur y introduit des
« questions ». Le procédé n'était pas absolument nouveau, puisqu'il
apparait déjà, au xxe siècle, dans les commentaires attribués à Haimon
d'Auxerre11. Mais il était encore peu courant et ne devait se développer
vraiment qu'au cours du xne siècle. La Quaestio était née tout naturelle-
ment de la lectio. Lorsqu'un texte ou une « sentence » de l'Ecriture
prêtait à discussion du fait de la présence, soit dans le texte lui-même,
soit dans les commentaires anciens, de formules, d'opinions ou d'inter-
prétations divergentes, le maitre et ses élèves tentaient de surmonter
leurs perplexités. C'était l'occasion d'une brève discussion où la dialec-

zo. Cf. C. SPICQ [x6], pp. Z4 et 104•


z1. Cf. A. M. I.ANDGRAP [85], pp. 48-49. Sur les origines de la Qw#slio, voir aussi
PARi! [89], pp. IZ5-131; B. SMALLEY (15], pp. 66-82; M.-D. CHENtl (8o], pp. 337-341.
174 Etudier la Bible

tique pouvait intervenir. Les « questions >> n'apparaissent pourtant


encore, dans le commentaire des Psaumes attribué à saint Bruno, que
« timidement et sous une forme imparfaite »22• Elles se rapportent
principalement à des difficultés d'ordre doctrinal et notamment à celles
que posait aux théologiens le mystère du Dieu fait homme. Le commen-
tateur se déclare d'ailleurs parfois incapable de résoudre la question
posée; il se compare alors à Jean-Baptiste qui s'était déclaré indigne de
dénouer la courroie de la chaussure du Sauveur (In Psalmum J~, PL, r J2,
918 D).
Bien que le Commentaire sur les Epttres de saint Paul (PL, IJJ, 11-566)
ne soit peut-être pas de saint Bruno lui-même, mais de quelque maître
de son entourage, plusieurs historiens de l'exégèse médiévale lui ont
prêté une attention particulière. « Une importante école s'est formée
autour de lui, écrit encore A. M. Landgraf, à l'intérieur de laquelle il fut
amplifié et retravaillé de la manière la plus diverse »23• Les nombreux
manuscrits qui en ont été conservés montrent que ce commentaire ou
plutôt les commentaires séparés de chacune des épîtres de saint Paul
qu'il rassemble ont connu un grand nombre de remaniements. Les
diverses versions qu'on en connaît prouvent donc que dans des écoles
qui peuvent être celles de Reims et qui n'avaient pas la célébrité ou la
renommée de celles dont nous aurons à parler par la suite, on ne se
contentait plus seulement,« comme c'était le cas jusqu'alors, de commen-
ter et d'expliquer tel livre de l'Ecriture», mais qu'on adoptait,« comme
texte scolaire, en sa totalité ou par manière d'extraits, l'ouvrage du maître,
issu de l'explication de l'Ecriture», et qui demeurait« en usage même
le maître une fois disparu »24.
L'intérêt de ce commentaire théologique vient aussi de la méthode à
laquelle il recourt. L'auteur ne se contente pas, en effet, de rechercher
successivement la signification de chaque verset du texte de l'Apôtre, il
cherche à découvrir systématiquement, pour chacune des Epitres
commentées, la « cause » (causa), c'est-à-dire la raison pour laquelle
saint Paul a écrit, la matière ( materia), c'est-à-dire le sujet dont elle
traite, et enfin l'intention ( intentio) qui fut celle de l'Apôtre en rédigeant
son texte. Le procédé ainsi mis en œuvre reparaîtra souvent, selon des
modalités parfois différentes, dans d'autres commentaires bibliques du
xne siècle25. On le retrouve, par exemple, dans deux commentaires
anonymes des Epîtres de saint Paul étudiés autrefois par A. M. Landgraf'U,
ou encore dans un commentaire des Psaumes attribué par Erasme à

A. M. LANDGR.AF, ibid.
2:1..
23. Ibid., p. 47·
24. Ibid., p. 25.
zs. a. c. SPICQ [16], p. 104·
z6. « Untersuchungen zu den Paulinenkommentaren des u. Jahrhunderts », dans
RTAM, 8 (1936), p. z67.
Les écoles du XIIe siècle 17 5

Haimon d'Auxerre (PL, I r6, 191-714), puis à Anselme de Laon par


A. Wilmart, mais que des érudits plus récents datent des années 1130-
115027.
La dialectique, au surplus, n'est point absente du Commentaire des
Epîtres attribué à saint Bruno. Dans son Prologue, déjà, s'interrogeant
sur les raisons qui avaient dû conduire saint Paul à prendre la plume,
l'auteur répond en utilisant un vocabulaire qui est celui des écoles où la
dialectique était pratiquée. Si l'Apôtre a écrit, nous dit-il (PL, I JJ, 11 A),
c'est parce que l'Eglise naissante, encore incertaine de ses destinées,
n'aurait pas tardé à se poser toutes sortes de « questions » et qu'il fallait
y répondre d'avance afin que par la suite les chrétiens ne fussent pas
divisés. Plus loin d'ailleurs, examinant les enseignements de saint Paul,
le commentateur ne manque pas une occasion d'affirmer que ce dernier
«a prouvé» (probavit}, qu'il a« déterminé>> (determinavit), ou encore
qu'il a apporté une réponse aux objections que certains pourraient
formuler dans l'avenir contre les enseignements de la foi. Il ne s'agit
donc plus ici seulement de chercher les significations allégoriques ou
morales du texte, mais de découvrir, dans les Epîtres de saint Paul, les
argumentations et les démonstrations que celui-ci avait lui-même
proposées pour éclairer la foi des chrétiens, l'assurer et la défendre.

L'ÉCOLE DE LAON ET LES ORIGINES DE LA « GLOSE »

L'école de Laon a joué un rôle décisif dans cette évolution des


méthodes d'interprétation de l'Ecriture à laquelle on assiste, tout au
long du xne siècle. Cette école était d'origine ancienne. Elle avait été
illustrée, dès l'époque carolingienne, par Jean Scot Erigène. Elle avait
retrouvé un nouvel éclat, vers la fin du xre siècle, grâce à un maître du
nom d'Anselme (t 11 17) lequel, assisté de son frère Raoul, en avait
assumé la direction. Anselme de Laon avait été l'élève d'Anselme de
Cantorbéry, à l'abbaye du Bec. Mais ni lui, ni ses collaborateurs immédiats
n'étaient des spéculatifs, comme l'avait été saint Anselme. Ils demeuraient
fidèles à la méthode traditionnelle de la sacra pagina selon laquelle l'ensei-
gnement de la doctrine sacrée était fondé avant tout sur une étude
attentive du texte de l'Ecriture. Ils s'attachaient d'abord à « lire » les
livres qu'il s'agissait de commenter, puis à en expliquer la signification,
mot par mot et phrase par phrase, en s'inspirant des interprétations
données par les Pères ou les commentateurs anciens, à examiner les
difficultés ou les « questions » que le texte les amenait à soulever, à en

27. Cf. A. WILMART, « Un conunentaire des Psaumes restitué à Ansehne de Laon)),


dans RTAM, 8 (1936), pp. 325-344; O. LoniN, Psy&hologie et morale aux XII• et XIII• siè&les
t. V, Gembloux, 1959, pp. 170-175.
176 Etudier la Bible

proposer enttn des solutions, souvent rédigées sous forme de« sentences».
Anselme de Laon n'a jamais cessé de pratiquer cette méthode. On a
donc pu dire de lui qu'il n'avait« fait qu'une chose dans tout son ensei-
gnement: commenter la Bible »28• Abélard, il est vrai, venu entendre les
leçons d'Anselme, a vivement critiqué sa méthode. Il a exprimé son
dédain pour l'effort de recherche érudite auquel se livraient les maitres
et les étudiants de Laon29• Mais ces injustes reproches méconnaissent
l'importance et la qualité de l'effort accompli à Laon, sous l'impulsion
d'Anselme, pour donner un statut scientifique à l'exégèse biblique,
efforts dont témoignent les nombreux commentaires qui sont issus de
cette école.
La plupart de ces ouvrages, malheureusement, posent de délicats
problèmes d'attribution. Les manuscrits nous en font en outre souvent
connaître des rédactions différentes. Celles-ci témoignent de l'utilisa-
tion scolaire qui a été faite de ces explications, indéfiniment remaniées,
retouchées, abrégées ou développées suivant les circonstances et les
besoins de l'enseignement. Dans ces conditions, il n'est même pas
possible de reconstituer d'une manière satisfaisante l'œuvre exégétique
d'Anselme de Laon. L'authenticité du Commentaire des Psaumes que
A. Wilmart avait cru pouvoir lui restituer, on l'a vu, est aujourd'hui
rejetée30 • Il en va différemment du Commentaire du Cantique des Can-
tiques qu'on lui a souvent attribué. La version qu'en ont reproduite
les éditions (PL, Io2, 1187-IZ28) n'est certainement pas de la plume
de l'écolâtre de Laon. En revanche, les recensions qu'on en trouve
dans les manuscrits se présentent dans de meilleures conditions. Sur
cinq manuscrits repérés par Dom Jean Leclercq, en effet, trois attri-
buent l'ouvrage à Anselme, deux autres à son frère Raoul qui fut,
on le sait, son intime collaborateur31• L'ouvrage, en tout cas, dépend
certainement de l'école de Laon et retient l'attention. On a affaire ici,
en effet, à un livre de l'Ancien Testament très souvent commenté,
lui aussi, au xne siècle, mais alors que l'exégèse d'inspiration monas-
tique reconnaissait le plus souvent l'âme fidèle dans l'épouse du Can-
tique, le commentaire issu de l'école de Laon, qui distingue lui aussi
la materia, le modus et l'intentio ou la finis du livre qu'il veut expliquer,
nous en donne une interprétation ecclésiologique et voit dans l'époux
et l'épouse dont il célèbre l'union la figure du Christ et de l'Eglise.
Il renoue ainsi avec une interprétation dont l'origine remonte à l'époque
patristique et que d'autres commentaires reprendront par la suite.
L'authenticité des commentaires de l'Evangile de saint Matthieu et

z8. ]. I..ECLERCQ, « Le commentaire du Cantique des Cantiques attribué à Anselme 1>,


dans RTAM, z6 (1949), p. 29.
29. ABÉLARD, Historia ça/amitatum, éd. J. MoNFRIN, Pa~is, 1959, pp. 68-69.
30. Cf. ci-dessus, n. 27.
31. }. I..ECLERCQ, ait. cit., pp. 29·39•
Les écoles du XJJe siècle 177

du livre de l'Apocalypse que l'on a également attribués à Anselme ont


fait l'objet d'hésitations analogues. Des recherches récentes semblent
avoir montré que les Enarrationes in Mathaeum qui ont été imprimées
sous son nom (PL, I62, 1227-1 5oo) ne sont pas de lui et qu'elles doivent
avoir été rédigées par Geoffroy Babion, disciple d'Anselme qui fut
écolâtre d'Angers de 1 o96 à II I o; il faudrait rendre en revanche à
Anselme de Laon un commentaire inédit de saint Matthieu, dont le
témoin le plus connu est un manuscrit d'Alençon, et des Gloses sur
saint Matthieu, conservées dans un manuscrit parisien, dont le commen-
taire de Geoffroy Babion ne serait qu'un abrégé32 • Quant aux Enar-
rationes in Apoca!ypsin dont on a aussi fait don à Anselme, elles ne sont
certainement pas authentiques, selon A. M. Landgraf, sous la forme
où elles ont été imprimées (PL, I62, 1499-1586); certains manuscrits,
cependant, donnent à Anselme des Gloses sur l'Apocalypse, peu étudiées
jusqu'à ce jour, mais on peut penser que l'une ou l'autre d'entre elles
est l'œuvre de l'écolâtre de Laon33 •
L'évocation de ces commentaires doit nous rappeler que le plus
grand titre de gloire d'Anselme de Laon et de son école, en matière
biblique, est d'avoir joué un rôle déterminant dans la confection des
premières gloses. Celles-ci rassemblaient, soit entre les lignes du texte
de la Bible, soit dans les marges disposées à cet effet, des explications
se rapportant à un mot ou à un passage déterminé de l'Ecriture, expli-
cations empruntées le plus souvent aux écrits des Pères ou à ceux des
commentateurs anciens, mais aussi, parfois, à des « modemes >>84• Au
moment d'entreprendre ce travail, Anselme avait certainement béné-
ficié des recherches effectuées auparavant par d'autres, à Laon ou
ailleurs. Il avait su trouver également des collaborateurs, en la personne
de son frère Raoul, tout d'abord, mais en celle aussi de Gilbert l'Uni-
versel, Breton qui avait fréquenté les écoles de Nevers et d'Auxerre,
à la fin du xie siècle et au début du xue, et qui montera plus tard sur
le siège épiscopal de Londres. La vaste entreprise dont Anselme et
son école avaient pris l'initiative ne devait pourtant pas trouver son
achèvement à Laon. C'est à Paris que seront principalement poursuivis
les travaux d'où devait sortir plus tard la célèbre Glose ordinaire dont
les écoles de théologie se serviront durant plus de trois siècles, jusqu'à
l'aube des temps modernes. L'histoire fort complexe de la Glose doit
faire ici même l'objet d'un chapitre spécial. Nous n'avons pas à nous
y arrêter davantage. Mais il était impossible de parler d'Anselme de
Laon et de son école sans qu'il en fût au moins fait mention.

32. B. MBRLB'ITE, «Ecoles et bibliothèques, à Laon, du déclin de l'Antiquité au dévelop-


pement de l'Université», dans A&te.ràu XCV• Congrè.rde.r So&iété.r ..ratJanle..r (&im..r, I970), t. 1,
Paris, 1975, PP· 44-46.
33· A. M. l.ANDGRAF [85]. p. 71·
34· Ibid., p. 74·
r 78 Etudier la Bible

L'ÉCOLE DE SAINT-VICTOR

L'école de Saint-Victor n'est pas la première ni la plus ancienne


école parisienne. La plus importante de celles qui avaient existé avant
elle était établie, comme dans toutes les villes épiscopales, à l'ombre
de la cathédrale, dans ce qu'on appelait le cloitre Notre-Dame. L'his-
toire de l'école Notre-Dame, avant l'an 1 roo, est enveloppée d'obscurité.
C'est seulement aux alentours de cette date que sa réputation commence
à s'affirmer, grâce, notamment, à la place qui y était faite à l'ensei-
gnement de la dialectique, grâce aussi à la réputation de Guillaume
de Champeaux, archidiacre de Paris, qui la dirigea à partir de l'an 1 1 o3.
Mais ce dialecticien de renom, qui avait séjourné à Laon, auprès
d'Anselme, et qui devait avoir Abélard comme disciple puis comme
contradicteur, avait abandonné sa chaire magistrale en uo8, pour
établir, non loin de Notre-Dame, dans une église dédiée à saint Victor,
située sur la rive gauche de la Seine, une communauté de chanoines
réguliers où il allait bientôt reprendre son enseignement et ouvrir,
de ce fait, une nouvelle école. Guillaume ne devait pas rester longtemps
à Saint-Victor. Dès III3, en effet, il avait été élu évêque de Châlons.
Mais le monastère qu'il avait fondé, érigé en abbaye en I I I4, n'en
avait pas moins connu bien vite un remarquable essor et l'école qui
y était annexée allait bientôt briller d'un grand éclat.
Cette école a été, durant près d'un demi-siècle, celle qui devait
attacher le plus d'importance à l'étude de l'Ecriture36 • li s'agissait
à vrai dire d'un établissement assez original. Son organisation s'appa-
rentait encore, par bien des aspects, aux écoles monastiques, mais ses
méthodes étaient déjà ouvertes à la plupart des innovations qui étaient
en train de se faire jour. Placée en quelque sorte, institutionnellement
et culturellement, à la jonction d'un monde ancien dont elle assumait
sans hésitation l'héritage, et d'un monde nouveau sur lequel ses pre-
miers maitres jetaient un regard chargé d'optimisme, elle a beaucoup
contribué à introduire dans l'école « les vieux exercices du cloitre »,
comme l'a écrit Miss B. Smalleyas. Elle a su réaliser de la sorte une
difficile synthèse entre deux univers dont les méthodes exégétiques et
théologiques avaient parfois quelque peine à s'accorder.
Hugues de Saint-Victor (t II4I) sera le premier, au sein de cet
établissement, à mettre simultanément, au service d'une lecture renou-

35· Cf. J. W. BALDWIN, Masters, PriMes and Merçhants: The soçia/ Views of Peter the
Chanter and his Cirde, Princeton, NJ, 1970, vol. I, p. 9.1 :«At Paris, the foremost center of
Scriptural study, was the abbey school of Saint-Victor. »
36. SMALLEY [15], p. 196 :«The Victorines, being both ç/IIJIStrales and sçholares, were able
to transmit the old religious exercise from the cloister to the school. »
Les écoles du XIIe siècle 179

velée de l'Ecriture, aussi bien les richesses que la tradition lui avait
transmises que les progrès réalisés par les arts libéraux. Considéré
par ses contemporains comme le premier théologien de son temps
et comme un« nouvel Augustin», il est l'auteur d'une œuvre exégé-
tique dont l'importance a été souvent remarquée. Parmi tous les écrits
qu'il nous a laissés, en ce domaine, il faut mettre au premier rang les
deux traités qu'il a consacrés à l'étude de l'Ecriture et à son interpré-
tation, le Didascalicon et le De scripturis et scriptoribus sacris. Le Didas-
calicon est un traité de méthodologie, de pédagogie et d'herméneutique.
On y a vu, non sans raison, une « refonte complète » du De doctrina
christiana de saint Augustin37• Le sous-titre de ce traité, De arte legendi,
nous apprend qu'il est aussi un « art de lire », c'est-à-dire, si l'on se
souvient des significations que revêtent les mots legere et lectio, un
art d'enseigner. Les trois premiers livres du Didascalicon traitent d'abord
des« écritures profanes», c'est-à-dire de tous les livres qui se rapportent
aux arts libéraux ou aux sciences humaines et dont la « lecture » est, elle
aussi, nécessaire. « Apprends tout, dit Hugues à son disciple, et tu
verras ensuite que rien n'est superflu »38 • Toutes les sciences sont en
effet utiles, non seulement pour parvenir à la sagesse, mais aussi pour
comprendre les « écritures divines » dont s'occupent les trois derniers
livres.
Ces « écritures divines » se distinguent des écritures profanes par
leur origine, par le but qu'elles se proposent et par la« matière» dont
elles traitent39 • Par leur origine, car c'est l'Esprit-Saint lui-même qui
les a inspirées et ceux qui nous les ont données écrivaient sous son
action; par le but qu'elles se proposent, car elles contribuent à restaurer
en l'homme la ressemblance divine perdue par le péché en lui appre-
nant à connaitre et à aimer Dieu; par la matière dont elles traitent,
parce que, à la différence des écritures profanes qui ne parlent que
de« l'œuvre de la création» (opus creationis}, elles s'occupent de« l'œuvre
de notre rédemption » (opus restaurationis) : leur véritable objet n'est
autre, finalement, que« le Verbe incarné et ses sacrements», c'est-à-dire
ses mystères 40•
La notion d' « écriture divine », de scriptura sacra, a cependant chez
Hugues une extension beaucoup plus large que celle que nous lui
reconnaissons habituellement. Elle recouvre d'abord, bien entendu,
l'Ancien Testament, subdivisé lui-même en trois « ordres » : la Loi,
les Prophètes et les Hagiographes, l'énumération détaillée des livres
mettant pourtant à part, à la suite de saint Jérôme, mais à la différence

37· SMALLEY [15]. p. 86.


38. Dit/asça/içon, VI, 3, éd. C. H. BUTI'DŒR, Washington, 1939, p. II5, 19.
39· Cf. R. BARON, Sciençe et sagesse ç!Je:(. Hugues Je Saint· Viçtor, Paris, 1957, p. 102.
40. HuGUES, De smpturis el smptoribu.r sacris, :z et 17, PL, I7J, n AB et 24 AB; De
sacramenlis, lib. 1, Prol., .z-5, PL, r76, 183-185.
1 So Etudier la Bible

d'Augustin et d'Isidore de Séville, les livres que nous appelons aujour-


d'hui deutérocanoniques (Sagesse, Ecclésiastique, Judith, Tobie et Mac-
chabées)41. Le Nouveau Testament comprend lui aussi trois« ordres»:
les Evangélistes, les Apôtres et enfin les Pères. Hugues, bien entendu,
nous dit ce que contient ce dernier « ordre ». On y trouve d'abord les
« décrétales », c'est-à-dire les décisions authentiques des conciles et
des papes, puis« les écrits des saints Pères et des docteurs de l'Eglise»,
à savoir ceux « de Jérôme, d'Augustin, de Grégoire, d'Ambroise,
d'Isidore, d'Origène et de Bède », et enfin les écrits « de beaucoup
d'autres auteurs orthodoxes, dont le nombre est si grand qu'on ne
peut les compter »42 • Cette extension de la notion d'Ecriture sainte
aux Pères ne doit pas nous surprendre. Elle était assez répandue chez
les écrivains ecclésiastiques, du xe au xue siècle43. Le De scripturis et
scriptoribus sacris, plus tardif que le Didascalicon, précise cependant que
les écrits des Pères n'ont pas la même autorité que les autres. Comme
les deutérocanoniques de l'Ancien Testament, ils font partie de ces
livres « qu'on lit, mais qui ne sont pas inscrits au canon »44•
Les « écritures divines », dont le champ est ainsi défini, sont d'une
autre nature que les« écritures profanes». Elles s'expriment d'une autre
manière. Elles doivent donc être interprétées selon d'autres méthodes.
Dans les écritures profanes, en effet, seuls les mots ont une signifi-
cation. Dans les Ecritures divines, en revanche, non seulement les
mots, mais les « choses », c'est-à-dire les personnages, les lieux, les
temps, les événements ou simplement les objets que ces mots désignent
ou mentionnent, ont, elles aussi, un sens 46• Cette distinction entre les
mots et les choses est inspirée d'une théorie de la signification que
saint Augustin avait déjà exposée dans son De doctrina christiana. Elle
impose au lecteur de l'Ecriture le respect de règles spécifiques dans son
interprétation des livres saints. Hugues énumère à ce propos les sept
règles de Tychonius que saint Augustin, suivi plus tard par Isidore
de Séville, avait reproduites 46• Mais le fait que les mots et les choses
soient les uns et les autres signifiants est surtout à la base de la doc-
trine de la pluralité des sens de l'Ecriture que la tradition avait depuis
longtemps élaborée et que Hugues expose à son tour. Il s'en tient le
plus souvent à une division tripartite qui distingue successivement
le sens historique, le sens allégorique et le sens tropologique. Mais
comme il parle à plusieurs reprises du sens anagogique, tantôt pour
en faire une variété particulière du sens allégorique, tantôt pour le

41. DiJasça/., IV, z, p. 72, 3-5.


4Z. Ibid., IV, z, p. 7Z·
43· Ibid. a. PARÉ [89], p. zzo; c. SPICQ [x6], pp. 107·108.
44· c. 6, PL, IlJ, 15·16.
45· Dida.ual., V, 3, pp. 96-97; De .racram., lib. I, Pro!., 5, col. 185.
46. DiJasça/., V, 4, pp. 97-10Z.
Les écoles du XJ[e siècle 18x

confondre avec le sens tropologique, cette division tripartite s'accorde


aisément avec les divisions quadripartites que d'autres continuaient
à proposer'7•
L'existence de ces trois sens permet à Hugues de comparer l'Ecri-
ture à un édifice dont le sens historique serait le fondement, le sens
allégorique le corps du bâtiment et le sens tropologique les revêtements
qui l'ornent et l'embellissent. Le sens historique est donc premier.
« Le fondement et le principe de la doctrine sacrée est l'histoire, écrit
le Ditlascalicon; c'est d'elle que l'on peut extraire la vérité de l'allé-
gorie, comme on extrait le miel du rayon de miel »48• L'historia, en
effet, c'est d'abord le sens littéral, le sens des mots, qu'il faut bien com-
prendre. Mais c'est aussi le sens du récit, car l'Ecriture est une histoire,
celle de l'univers, celle de l'homme, celle des desseins de Dieu. La
recherche de ce premier sens est donc à la base de tous les autres. Aucune
autre interprétation ne peut être légitimement acceptée si elle n'est
fondée sur une explication historique solidement établie. C'est au sens
allégorique, cependant, que le théologien s'attachera le plus volontiers.
C'est en effet le sens dogmatique par excellence. C'est lui qui prend
en considération les res et les sacramenta de l'Ecriture pour en découvrir
la signification cachée et parvenir de la sorte à l'intelligence des mys-
tères de la foi. La découverte des deux sens précédents trouvera son
prolongement dans la recherche du sens tropologique. Il s'agit alors
de demander à l'Ecriture les enseignements qui guideront le chrétien
dans sa vie morale et dans son cheminement intérieur. C'est ce dernier
sens, également, qui procurera au lecteur de l'Ecriture les instruments
d'analyse, les moyens d'expression et le langage qui lui permettront
de scruter les profondeurs de son âme, d'y observer les mouvements
de la nature et de la grâce et de rendre compte, à lui-même et aux autres,
de son expérience intérieure. On comprend, dans ces conditions, que
Hugues de Saint-Victor, sans rien retrancher de l'effort critique requis
par l'étude de l'Ecriture, ait pu assigner à celle-ci une finalité contem-
plative et expliquer à son disciple que la lecture (lectio), ou l'enseigne-
ment (disciplina), devait conduire à la méditation ( meditatio), la médi-
tation à la prière (oratio), la prière à l'action (operatio) et l'action à
la contemplation ( contemplatio)4.8 •
Hugues ne s'est pas contenté de formuler des règles d'herméneu-
tique. Il a pratiqué cette exégèse dont il avait posé les principes. Lui
qui ne savait probablement pas beaucoup de grec, et moins encore
d'hébreu, il a cherché à comparer les textes latins dont il disposait
avec le texte original et il s'est renseigné à cet effet auprès de maîtres

47· Cf. R. BARON, op. dl., pp. III et us.


48. Ditlas«<J., VI. :J, p. u6, zo-u.
49· Ibill•• v. 9. p. IO§), I:J-Ij.
182. Etudier la Bible

juifs50 • C'est ainsi que dans ses Notes sur le Pentateuque, sur les Juges
et sur les Rois, on remarque un recours direct à l'hébreu pour expliquer
le sens de certains mots, et Miss B. Smalley pense que les maîtres ainsi
consultés par Hugues appartenaient à une école d'exégèse rabbinique
du nord de la France fondée peu auparavant par le célèbre Rashi, décédé
en 1105 51 • Pour faciliter d'autre part à ses disciples la recherche du
sens « historique », et sans doute aussi pour aiguiser leur sens critique
ou les aider à éviter de lourdes erreurs d'interprétation, Hugues a
voulu mettre à leur disposition des instruments de travail qui leur
permettraient d'aborder avec plus d'assurance l'histoire biblique pro-
prement dite. Il a donc composé à cet effet un Chronicon, intitulé aussi
De tribus maximis circumstantiis. L'ouvrage contient des tableaux chro-
nologiques mettant en rapport les événements de l'histoire biblique
avec ceux de l'histoire profane. A l'exception de la préface et de quelques
rares passages52, ce recueil est demeuré inédit, mais Richard de Saint-
Victor devait plus tard l'utiliser pour rédiger un manuel d'études
bibliques sur lequel nous reviendrons.
L'explication allégorique des livres saints est souvent présente dans
les commentaires bibliques de Hugues. Elle apparaît davantage, pour-
tant, dans ses traités de caractère proprement théologique et notam-
ment dans son célèbre De sacramcntis (PL, IJ6, 174-618). Les « sacre-
ments » ne sont autre chose ici, pour Hugues, que les mystères de la
foi. Son ouvrage n'est donc pas un ouvrage d'exégèse. C'est une somme
de théologie qui a pour ambition d'exposer le dogme chrétien dans sa
totalité, mais de l'exposer dans le cadre de ces interprétations allégo-
riques dont son Didascalicon avait dit toute l'importance. Dès les pre-
mières pages de ce De sacramentis, en effet (col. 183-184), l'auteur nous
informe que si dans un précédent ouvrage, qu'il faut identifier avec
son Chronicon, il a rassemblé des indications érudites se rapportant à
une lecture « historique » de l'Ecriture, il veut maintenant que ce second
ouvrage soit une introduction à une lecture allégorique. C'est au nom
et comme sous la couverture de cette lecture allégorique qu'il pourra
alors exposer les mystères de la foi en adoptant, comme principe de
division, le double thème de la création et de la rédemption de l'homme
auquel il est toujours demeuré attaché.
Quant au sens tropologique ou moral, Hugues de Saint-Victor
l'a souvent recherché, lui aussi, soit dans des commentaires bibliques,
soit dans des opuscules spirituels dont nous savons aujourd'hui qu'ils
ont été, de tous ses ouvrages, ceux qui ont connu le plus de succès et

so. B. SMALLEY [IS], pp. 102-104·


p. Ibid., p. 104, et R. BARON, op. til., pp. 107-109.
52. Cf. W. GREEN,« Hugo of St. Victor: De tribus maximis circumstantiis gestorum »,
dans Speçu/11111, r8 (1943), pp. 484-493, et D. V AN DEN EYNnE, E.rsai sur la sumssilm et la date
des écrits de Hugu~s de Saint- Vitlor, Rome, 1960, pp. 9o-92.
Les écoles du XJ[e siècle 18 3

qui ont été le plus souvent recopiés. Tous les livres de l'Ecriture peu-
vent se prêter à cette sorte d'explication. Dans ses Homélies sur l'Ecclé-
siaste (PL, IJJ, 113-z~6), cependant, Hugues attire plus particulière-
ment notre attention sur trois d'entre eux, les Proverbes, l'Ecclésiaste
et le Cantique des Cantiques, que Salomon, selon lui, aurait consacrés
aux trois étapes de la vie spirituelle. Le premier traiterait donc de la
méditation qui est une sorte de combat de la science contre l'ignorance,
le second du premier degré de la contemplation et le troisième de ses
degrés les plus élevés (op. cit., 117-nS). C'est donc du premier degré
de la contemplation, celui où l'âme parvient à la vision de la vérité,
que Hugues traitera lui-même dans son explication de l'Ecclésiaste.
Mais il parle aussi de la méditation et de l'union de l'âme à Dieu dans
des opuscules dont l'inspiration biblique est constante. Un de ces
courts traités nous explique, semble-t-il, ce que Hugues pensait au
fond de lui-même de la nature de l'Ecriture, qu'il appelle un « grand
sacrement ». Elle est parole des hommes, en effet, mais cette parole
des hommes, c'est aussi la Parole unique du Verbe de Dieu : « Dieu
parle autrement par la bouche des hommes, écrit-il, autrement par
lui-même. Que Dieu en effet parle parmi les hommes par les hommes,
presque toute l'Ecriture de l'Ancien et du Nouveau Testament en
témoigne. Il parle donc par les hommes; il parle par lui-même : par
les hommes, de multiples paroles; par lui-même, une seule. Mais en
toutes ces paroles qu'il a proférées par les lèvres des hommes fut pré-
sente cette unique parole, et en son unicité toutes ne font qu'un : sans
elle, elles n'ont pu être proférées en quelque lieu ou temps que ce
soit »53 •
Les autres maîtres de l'école de Saint-Victor, après la mort de
Hugues, aborderont l'étude de l'Ecriture en s'inspirant des principes
et des méthodes que celui-ci avait préconisés. Une attention spéciale
doit être accordée, parmi les héritiers de la pensée de Hugues, à un
exégète sur lequel les travaux de Miss Beryl Smalley ont jeté une vive
lumière, André de Saint-Victor&'. Ce Victorin, qui devint par la suite
abbé du monastère de Wigmore, en Angleterre, où il mourut en IIJ5,
est un des plus grands représentants de l'exégèse scientifique du
xn 8 siècle. La plupart de ses commentaires bibliques sont encore inédits.
Mais ils font en ce moment même l'objet de recherches qui nous per-
mettront bientôt de les mieux connaître. Nous savons cependant, dès
maintenant, que dans ses explications de l'Ancien Testament, André
s'est inspiré des conseils relatifs à la recherche du sens littéral ou his-

B· De Verbo Dei, dans HuGUES de SAINT-VICTOR, Six opuscules spirituels, Introd., trad.
et notes deR. BARON(« Sources chrétiennes», 155), Paris, 1969, p. 61.
H· Cf. B. SMALLEY [15], pp. IIZ-195· Un commentaire d'ANDRÉ sur l'Ecclésiaste a été
publié par G. CAI.ANDRA, De hi.rtorita Andreae Vittorini expositione in &rlesia.rten, Palenne,
1948.
184 Etudier la Bible

torique que Hugues avait précédemment donnés. li avait étudié à


cet effet la langue hébraïque et s'était mis à l'école de maîtres juifs
dont les traditions et les méthodes l'ont profondément influencé. Ses
contemporains le lui ont parfois reproché, et Richard de Saint-Victor,
dans son De Emmanuele (PL, r96, 6ox-666), s'en prendra vivement à
l'interprétation qu'André et quelques-uns de ses disciples avaient
donnée de l'Ecce virgo concipiet d'Isaïe (7, 14). Au xme siècle, le fran-
ciscain Roger Bacon se plaindra à son tour de l'autorité excessive dont
jouissait André de Saint-Victor. Ces critiques et ces plaintes témoignent
en tout cas de l'influence exercée par les commentaires de ce maître.
Cette influence est encore difficile à mesurer, mais bien des travaux
en ont déjà confirmé l'ampleur et l'étendue.
Richard de Saint-Victor (t 1173), contemporain d'André, appar-
tient comme ce dernier à une génération dont les préoccupations sont
un peu différentes. Son œuvre biblique continue néanmoins à s'inspirer
des principes de Hugues. On lui doit en effet une sorte de manuel
d'introduction à l'étude de la Bible, le Liber exceptionum, dans lequel
il déclare n'avoir rien négligé de ce qui lui paraissait nécessaire à un
débutant désireux de« lire» l'Ecriture65• L'ouvrage ne vise pas à l'ori-
ginalité. C'est un recueil d' « extraits », empruntés à « de nombreux
livres», que l'auteur a classés et mis en ordre selon un plan bien défini.
Dans une première partie, qui doit beaucoup au Didascalicon et au
Chronicon de Hugues, Richard traite des méthodes dont il convient
d'user pour interpréter l'Ecriture, puis des services que les arts libé-
raux et les sciences profanes doivent rendre à l'exégète. Dans la seconde
partie, qui a acquis de bonne heure une existence autonome sous le
titre d'Allegories sur l'Ancien et le Nouveau Testament et a été très large-
ment répandue sous cette forme, Richard reproduit de longs extraits
des Pères ou des commentateurs anciens se rapportant aux principaux
livres de la Bible. Cette disposition lui permet de présenter commo-
dément les principales interprétations allégoriques ou tropologiques
que la tradition avait données des deux Testaments.
Mais l'auteur de ce Liber nous a donné aussi des ouvrages plus
originaux. Quelques-uns d'entre eux sont consacrés à la recherche du
sens littéral. Richard connaît en effet parfaitement la théorie des trois
sens de l'Ecriture professée avant lui par Hugues. Il sait qu'on ne peut
chercher la signification allégorique ou tropologique des textes si l'on
n'a d'abord établi le sens littéral ou historique. Il tente ainsi, dans quel-
ques opuscules (PL, r96, zn-z56), de résoudre les difficultés que
posent les récits bibliques se rapportant à la construction du tabernacle
de Moïse, à l'édification du temple de Salomon ou à la chronologie

H· a. lùCHARD DE SAINT-VICTOR, Liber exçeptionum, éd. J. CHÂTILLON, Paris, 19~8.


p. 97. ~-8.
Les écoles du XJJe siècle 18 5

des rois de Juda et des rois d'Israël. Bien qu'il n'ait apparemment pas
connu la langue hébraïque, il avait eu certainement recours, pour ce
faire, aux lumières de maitres juifs. Il déclare en effet que « par des
Juifs il a connu les écrits des Juifs »56• A la demande souvent de cor-
respondants dont les requêtes prouvent qu'il jouissait d'une certaine
autorité en matière biblique, il s'est efforcé aussi de résoudre les diffi-
cultés que présentaient certains passages du Nouveau Testament et
notamment de saint Paul. L'interprétation est ici plus théologique,
mais les éclaircissements d'ordre littéral y tiennent également beaucoup
de place57•
Richard nous a cependant surtout laissé des commentaires ou des
ouvrages dans lesquels il recherche le sens allégorique ou le sens tro-
pologique du texte. C'est au premier de ces deux sens que s'est princi-
palement attaché son commentaire de l'Apocalypse (PL, z96, 683-888).
Dès les premières pages de cet ouvrage, l'auteur nous dit que l' Apo-
calypse est l'expression « d'oracles sublimes et lumineux se rapportant
au Christ et à l'Eglise » (I, Pro!., 68 5 C). Mais le commentaire passe
volontiers de l'allégorie à la tropologie. Richard note en effet qu'en
décrivant d'avance les tribulations, les épreuves et les persécutions
que devra subir l'Eglise, l'Apocalypse exhorte celle-ci à la patience.
Ce sont des enseignements concernant la vie spirituelle que Richard
expose, par exemple, dans son De somnio Nabuchodonosor (PL, z96,
1229-1366), dans les explications de quelques passages des Psaumes ou
d'autres livres de l'Ecriture qui ont été regroupés sous le titre d' Adno-
tationes mysticae in Psalmos (PL, z96, z65-404), ou enfin dans les nom-
breux ouvrages et opuscules constitués autour de thèmes bibliques
qui ont connu un succès considérable et exercé une durable influence
sur la spiritualité occidentale.
Cette tradition exégétique trouvera plus tard un dernier représen-
tant en la personne de Thomas Gallus, décédé vers 1246. Ce Victorin
avait dû être admis dans la grande abbaye parisienne vers la fin du
xue siècle. Il y était demeuré jusqu'en 1218, date à laquelle il avait
quitté définitivement la France pour fonder le monastère des chanoines
réguliers de Saint-André de Verceil. Thomas est surtout connu par
ses commentaires sur les écrits de Denys, le Pseudo-Aréopagite. Mais
c'est aussi un exégète qui a commenté Isaïe et a expliqué à trois reprises
le Cantique des Cantiques68• Nous retrouverons Thomas Gallus lorsque

s6. De concordia regum conregnanlium .ruper Juàam el super Israû, PL, r96, Z4I B.
S7. Voir notamment les Declaralione.r nonnullarum difftcullalum scriplurt18 et le De vrebis
Aposlo/i, dans RICHARD DE SAINT-VICTOR, Opuscules théologiques, éd. J. RIBAILLIER, Paris,
1967.
s8. Cf. Thomas GALLUS, Commenlaire.r sur le Cantique tle.r Cantiques, éd. J. BARBET, Paris,
1967.
1 86 Etudier la Bible

nous parlerons des premières concordances de la Bible et des efforts


accomplis, vers le même temps, pour introduire, dans les différents
livres de l'Ecriture, des divisions commodes.

LE TEMPS DES THÉOLOGIENS

Au moment même où Anselme de Laon et ses disciples, puis Hugues


de Saint-Victor, mettaient au point les méthodes de lecture et d'inter-
prétation de l'Ecriture dont il vient d'être question, d'autres tendaient
à enseigner d'une manière beaucoup plus systématique cette discipline
qu'on appelait toujours la sacra pagina mais qui devenait de plus en
plus théologie. Ils adoptaient de ce fait, à l'égard de l'Ecriture, des
comportements et des méthodes d'approche d'un type nouveau.
L'attention des maltres, tout d'abord, devenait plus sélective. Elle
se portait sur les livres dont le contenu doctrinal semblait être le plus
riche, et notamment sur les deux livres qui tenaient déjà dans l'ensei-
gnement, depuis un certain temps, une place privilégiée, le livre des
Psaumes et les Epîtres de saint Paul. Au même moment, les commentaires
s'intéressaient de plus en plus à la lettre, au texte proprement dit. Compte
tenu de la nature des livres ainsi expliqués, il s'agissait moins, à vrai
dire, de l'interprétation historique dont Hugues de Saint-Victor avait
rappelé la nécessité, que d'une analyse grammaticale, stylistique et lit-
téraire destinée à préciser le sens des mots, à démêler l'enchalnement
des propositions ou même à découvrir, dans les livres saints, les rai-
sonnements et les argumentations qui y étaient enfermés. Comme l'écrit
un commentaire des Psaumes attribué à l'énigmatique Honorius Augus-
todunensis, « les syllogismes sont cachés dans l'Ecriture, comme le
poisson dans la profondeur des eaux »59 ; c'était le rôle du commenta-
teur que de les faire apparaltre. n arrivait d'autre part que les textes
bibliques, ou surtout les interprétations que les Pères en avaient don-
nées, ne s'accordaient pas entre eux ou semblaient même se contredire.
Le maître recourait alors à la dialectique. Les « questions », de plus en
plus nombreuses, de plus en plus développées, qui sont introduites
désormais dans les commentaires ont pour objet de résoudre ces dif-
ficultés, mais elles abordent également des problèmes proprement
théologiques. Les arguments pour et contre sont présentés et discutés.
La quaestio se transforme ainsi parfois en disputatio, et les Quaestiones
ou les Quaestiones disputatae tendront bientôt à se détacher du texte
biblique pour être rassemblées dans des collections et former de la
sorte des recueils spécialisés. Les exemples en sont nombreux. Citons

59· Selectorum Psa!morum exposilio, PL, IJ2, 279.


Les écoles du XIIe siècle 187

par exemple, parmi beaucoup d'autres, les Quaestiones de divina pagina


de Robert de Melun, publiées vers le milieu du xue siècle60, ou les
Quaestiones in epistolas Pauli qui ont été imprimées parmi les pseudépi-
graphes de Hugues de Saint-Victor (PL, IJJ, 431-634), mais qui sont
plus tardives que les précédentes.
De tels ouvrages nous aident à comprendre à quel point l'ensei-
gnement s'était transformé. Comme l'a écrit le cardinal Henri de
Lubac61 : « Les lectures ou leçons publiques consacrées à l'explication
de la divina pagina, comme on s'accoutume à dire au singulier, de la
sacra pagina, de la caelestis pagina, de la Veteris ac Novi Testamenti pagina,
de l'universa pagina verbi Dei, ces lectures, telles qu'elles se multiplient
au xue siècle, diffèrent bien davantage de la lectio primitive. A vrai
dire, elles sont tout autre chose ... Ceux qu'on appelle maintenant lectores
divinitatis, ou magistri divinorum librorum ou doctores sacrae paginae exercent
un magistère, le magisterium divinae lectionis, qui tend à se désacraliser.
Ce sont des professeurs d'Ecriture sainte. Avant la lettre, ce sont des
universitaires. »
Ces professeurs ne se contentent pas de commenter ou d'expliquer
l'Ecriture. Ils commencent à rédiger, non plus seulement des mono-
graphies spécialisées, comme l'avait fait Anselme de Cantorbéry, ni
même de modestes recueils de « sentences », comme l'avaient fait
quelques maîtres issus de l'école de Laon, mais de véritables traités
de théologie et des « sommes ». Celles-ci adoptent un mode de pré-
sentation, un ordre des matières de plus en plus systématique, de plus
en plus éloigné de cette inspiration biblique encore si présente dans le
De sacramentis de Hugues de Saint-Victor. L'Ecriture, bien entendu,
demeure présente dans ces ouvrages. Mais elle y est devenue un « lieu
théologique » où le maître va chercher ses arguments, une « autorité »
sur laquelle il s'appuie. Elle n'y est donc plus lue pour elle-même. Elle
est mise au service d'une théologie dont elle reste pourtant toujours
la source. Cette transformation de l'approche scripturaire n'était pas
née d'initiatives isolées. Elle était l'expression d'un mouvement de
grande ampleur et de longue durée, amorcé, comme on l'a vu, dès la
fin du xie siècle, et qui devait se poursuivre et se développer jusqu'au
milieu du xme. Faute de pouvoir mentionner ici tous ceux qui ont
joué un rôle dans cette évolution, ou qui en ont été les témoins, rete-
nons les noms de trois maîtres qui ont contribué plus que d'autres à
la favoriser, peut-être même à la précipiter : Pierre Abélard, Gilbert
de la Porrée et Pierre Lombard. Ces maîtres ont été célèbres. Mais
s'ils méritent ici notre attention, c'est surtout parce que tous trois ont
fait « école », à travers leurs innombrables disciples, bien qu'ils n'aient

6o. Œuvres de Robert de Melun, éd. R. M. MARTIN, t. I, Louvain, 1932.


61. De LUBAC [11], 1, 1, pp. 84-85.
188 Etudier la Bible

pas toujours été attachés, d'une manière exclusive, à un établissement


déterminé, comme l'avaient été saint Anselme de Cantorbéry, Anselme
de Laon ou Hugues de Saint-Victor.
Le premier de ces trois théologiens, Pierre Abélard (t 114z), que
nous avons déjà rencontré, n'a cessé en effet de se déplacer, suivi par
ses admirateurs et transportant en quelque sorte avec lui son école.
ll avait consacré la première partie de sa carrière à l'étude des arts
libéraux et il s'était d'abord illustré dans l'exercice de la dialectique.
Mais, sans jamais renoncer à cette discipline, il n'avait pas tardé à s'inté-
resser à la sacra pagina et lui-même nous dira plus tard que « le Seigneur
ne l'avait pas moins favorisé pour l'intelligence de l'Ecriture que pour
celle des lettres profanes »62 • C'est à Laon qu'il avait manifesté pour
la première fois sa virtuosité et son talent dans l'art de lire et de com-
menter l'Ecriture. Venu dans cette ville, vers IIIZ ou 1113, on s'en
souvient, pour y écouter les leçons d'Anselme vieillissant, il avait
relevé le défi lancé par les disciples du maître et il avait commenté
impromptu, mais avec un étonnant succès, la difficile prophétie d'Ezé-
chiel qu'on n'avait pourtant pas coutume d'expliquer dans les écoles6S.
Fidèle au vocabulaire traditionnel, Abélard continuera, dans ses
ouvrages spéculatifs, à identifier l'enseignement de la théologie avec
celui de la sacra pagina. Dans sa Theologia christiana il ne manquera pas
de rappeler que l'Ecriture, « dans sa triple exposition, contient la pléni-
tude de la doctrine »64, et dans le prologue de sa Theologia scholarium,
qui est une brève somme de théologie, il déclarera avoir voulu répondre
à une requête de ses étudiants et avoir ainsi rédigé pour eux « une
sorte d'introduction à la divine Ecriture »66• Mais il se référera aussi
au De ordine et au De doctrina christiana de saint Augustin pour affirmer
la nécessité de recourir aux disciplines rationnelles, à la philosophie,
à la dialectique surtout, mais aussi à l'arithmétique, pour apporter
une solution aux « questions » que posent les livres saints et pour péné-
trer« les allégories et les mystères» qu'ils contiennent66. De fait, lors-
qu'on parcourt les deux ouvrages qu'on vient de mentionner, on
s'aperçoit bien vite que si une large place est faite à l'Ecriture et aux
écrits des Pères, c'est aussi à la grammaire, à la dialectique et à ce qu'on
a appelé « les arts du langage » que l'auteur recourt constamment.
Pierre Abélard, comme tous les maîtres, a pourtant commenté
l'Ecriture. Les leçons sur Ezéchiel qu'il avait données à Laon, et dont
nous savons qu'elles avaient fait l'objet de « réportations », n'ont pas

62. ffist. ca/omit., éd. cit., p. 82, 676-677.


63. Ibid., pp. 68-69.
64. Theo/. christ., II, éd. E. M. BUYTABRT, Corpus christianorum, Cont. med., 12, p. 191,
1929-1931.
65. Theo/. schol., éd. BUYTABRT, ibid., p. 401, 4-6.
66. Theo/. christ., éd. cit., pp. 184-185.
Les écoles du XIIe siècle 189

été retrouvées. Mais son exposition sur l'Hexaemeron (PL, q8, 731-784),
rédigée à la demande d'Héloïse, et son commentaire de l'Epître aux
Romains (Corp. christ., Cont. med., II, pp. 41-340) sont parvenus jusqu'à
nous. Le choix des livres ainsi commentés est significatif. Dans son
In Hexaemeron Abélard a voulu jouer la difficulté, comme il l'avait
jouée à Laon. Il nous rappelle lui-même, en effet, dans sa Préface,
que le début de la Genèse, le livre d'Ezéchiel et le Cantique des Cantiques
avaient toujours été considérés comme les passages les plus obscurs
de toute l'Ecriture et qu'une ancienne tradition hébraïque, à laquelle
Origène et saint Jérôme avaient fait écho, en interdisait la lecture
aux enfants pour en réserver l'explication aux savants et aux sages.
Quant à l'Epître aux Romains, on a dit plus haut à quel point elle retenait
l'attention des théologiens.
On retrouve, dans ces deux expositions, le souvenir des méthodes
d'interprétation dont les prédécesseurs ou les contemporains d'Abélard
avaient fait usage. C'est ainsi, par exemple, que l'In Hexaemeron men-
tionne à diverses reprises les trois sens de l'Ecriture, donnant pourtant
le nom de sens mystique à celui que Hugues de Saint-Victor avait
appelé allégorique (col. 732, 770). Quant au Commentaire de l'Epltre aux
Romains, il propose une classification des livres de l'Ecriture assez sem-
blable à celle qu'avait retenue Hugues de Saint-Victor, encore qu'il
ne soit plus question de considérer les écrits des Pères comme faisant
partie des« écritures sacrées». Abélard distingue en effet, dans l'Ancien
Testament, la Loi, les Prophètes et ce qu'il appelle les « histoires »,
puis, parallèlement, dans le Nouveau Testament, l'Evangile qui cor-
respond à la Loi, les Epitres et l'Apocalypse qui correspondent aux
Prophètes et les Actes des Apôtres qui sont de l'« histoire » (Prol.,
éd. dt., pp. 41-42). n ne manque pas non plus de se référer constamment
aux explications que les Pères avaient données des textes qu'il commente.
L'In Hexaemeron, il est vrai, dépend principalement de saint Augustin,
mais le Commentaire de I'Epltre aux Romains cite beaucoup d'autres
auteurs, non sans comparer entre elles leurs interprétations, avec un
sens critique aigu. De fait, si ces deux expositions se souviennent encore
des méthodes traditionnelles, elles mettent aussi à contribution la
grammaire et la dialectique. Le Commentaire de l'Epltre aux Romains,
notamment, très littéral, fait largement usage de ces disciplines. Abélard
y compare les différentes versions entre elles et il examine avec atten-
tion la construction des phrases. Les préoccupations doctrinales de
l'auteur sont cependant sans cesse présentes, et son exposé est fré-
quemment interrompu par des « questions » d'ordre théologique où
reparaissent les opinions défendues dans les ouvrages de caractère
systématique mentionnés plus haut.
Les liens qui unissent l'œuvre exégétique et l'œuvre théologique
d'Abélard apparaissent ainsi très étroits. C'est donc tout autant au
I 90 Etudier la Bible

théologien qu'au commentateur que saint Bernard s'en prend lorsqu'il


déclare, dans son Contra errores Abaelardi (1, PL, z82, 1055 A), qu'Abé-
lard, depuis sa jeunesse, joue avec la dialectique, et que, lorsqu'il inter-
prète les saintes Ecritures, « il déraisonne ». Ce jugement est injuste et
excessif. La postérité ne l'a pas ratifié. En dépit des condamnations
dont ce maître a fait l'objet et des critiques qui ont été dirigées contre
lui longtemps encore après sa mort, en dépit aussi de ce qu'il pouvait
y avoir de contestable ou de téméraire dans son enseignement, on ne
peut douter de la profonde influence exercée par Abélard sur toute
une génération de théologiens. Ceux-ci n'ont pas seulement repris à
leur compte ses méthodes ou ses idées. Ils ont aussi recopié, abrégé ou
imité ses commentaires bibliques, et surtout son exposition de l'Epitre
aux Romains.
Bien qu'il ait eu une carrière moins agitée qu'Abélard, Gilbert de
la Porrée, qui mourut évêque de Poitiers en I I 54, est aussi de ces
maîtres qui ont accompli de fréquents déplacements. Il a en effet fré-
quenté, comme étudiant puis comme enseignant, les écoles de Poitiers,
de Laon, de Chartres et de Paris, et si l'on parle souvent de« l'école de
Gilbert de la Porrée », comme on parle de« l'école d'Abélard», c'est
parce que, comme son illustre contemporain, il a exercé son influence
sur plusieurs générations de disciples devenus maitres à leur tour.
En dépit de ces analogies, Gilbert n'appartient pas à la même famille
spirituelle qu'Abélard. Il n'a pas partagé ses opinions, il semble même
qu'il les ait parfois combattues. Il avait en effet reçu une formation
bien différente. A Chartres, où il avait longtemps séjourné et où l'on
semble avoir alors prêté plus d'attention à l'étude de la philosophie
qu'à celle de la Bible67, il avait pu s'initier aux arts libéraux, à la gram-
maire spéculative et à la dialectique. A Laon, en revanche, il avait
fréquenté l'école que dirigeait Anselme et, bien loin d'éprouver pour
ce maitre les mêmes sentiments d'antipathie qu'Abélard, il avait très
probablement participé à l'élaboration des gloses et à celle des premiers
recueils systématiques de sentences dont son école s'était fait une
spécialité.
Comme Abélard, pourtant, Gilbert est l'auteur d'ouvrages de
théologie systématique. Mais ses écrits, en ce domaine, sont bien dif-
férents de ceux de l'auteur de la Theologia christiana. Il se présentent
en effet sous la forme de commentaires des opuscules théologiques de
Boèce, d'une remarquable profondeur sans doute, mais dans lesquels
l'Ecriture ne tient presque aucune place. Si nous en croyons les tables

67. Cf. A. CLERVAL, Les éço/es tk Char/res au Moyen Age, Chartres, 1895, p. 267 : « ... le
rôle joué par la théologie positive dans l'école de Chartres, au xu• siècle... fut très restreint.
Le goût de la philosophie platonicienne fit reléguer les Pères et l'Ecriture sainte au second
plan.))
Les écoles du XJJe siècle 191

de l'édition récente qu'en a donné N. Haring68, on n'y trouve au total,


pour un volume de près de 400 pages, qu'une quinzaine de citations
bibliques, certains textes reparaissant d'ailleurs à deux ou trois reprises.
La théologie, ici, devient purement spéculative et se réfère de moins
en moins aux livres saints. Gilbert, pourtant, a expliqué aussi l'Ecri-
ture. On lui a attribué longtemps des explications bibliques qui ne
sont pas de lui. Mais il est certain qu'il a commenté, comme tant d'autres,
en ce temps, le livre des Psaumes et la série complète des Epîtres de
saint Paul. Bien qu'ils soient encore inédits, ces commentaires ont fait
l'objet, ces dernières années, de plusieurs études. On peut donc avoir,
aujourd'hui, quelque idée de leur contenu et des méthodes d'inter-
prétation qu'ils ont adoptées.
Ces deux ouvrages ont été composés à des époques différentes. Le
premier, le Commentaire des Psaumes, a été certainement commencé à
Laon, du vivant même d'Anselme, donc avant 1117, et il a été proba-
blement achevé par la suite à Paris. Gilbert s'y est largement inspiré
des premières gloses laonnaises. Mais il a utilisé d'une façon beaucoup
plus personnelle que ses prédécesseurs et ses contemporains la riche
documentation patristique qui avait dû être mise à sa disposition. Il
ne se contente plus de citer textuellement les Pères. Il s'inspire de leurs
doctrines et de leurs idées, incorporant celles-ci dans un exposé suivi
où il présente également ses propres vues. Il cherche, d'autre part,
à être aussi concis que possible, et il n'utilise encore qu'avec réserve
les procédés dialectiques si souvent présents dans ses autres écrits. Il
s'en tient de la sorte à une interprétation christologique très tradition-
nelle et considère le livre des Psaumes « comme un évangile prophétique
où le Christ lui-même parle par la personne du Psalmiste »89•
Le commentaire de Gilbert sur les Epitres de saint Paul appartient,
lui aussi, à la tradition laonnaise, mais il a été composé à une date plus
tardive que le précédent, peut-être aux alentours de l'année n;o, et
il est plus personnel encore. On y remarque de nombreuses « questions »
théologiques qui traitent de Dieu et du mystère de l'Incarnation. Gilbert
y tient compte des opinions de certains de ses contemporains, proba-
blement même de celles d'Abélard qui n'est pourtant pas nommé, et
il les discute. C'est dire qu'une large place y est faite à la dialectique70•
Nous avons ici un commentaire d'ordre théologique dont la profon-
deur et l'intérêt n'ont pas échappé aux théologiens du temps. En dépit
de son ampleur, il a été très souvent recopié. On en retrouve des extraits
ou des citations dans un très grand nombre d'ouvrages de la fin du xne
ou du début du xme siècle. Il a certainement beaucoup contribué à

68. The Commentarie.r on Boetiu.r by Gilbert of Poitiers, Toronto, 1966.


69. H. C. VAN ELSWIJK, Gilbert Porreta. Sa vie, .ron ŒUtJre, .ra pen.rée, Louvain, 1966, p. 47·
70. IbM., PP· n-58.
1 9z. Etudier la Bible

répandre les idées de Gilbert au sein de ce qu'on devait appeler plus


tard « l'école porrétaine ».
La distinction pédagogique déjà solidement établie entre l'ensei-
gnement biblique et celui de la théologie systématique, entre les com-
mentaires de l'Ecriture et les« sommes», devait s'affirmer d'une manière
plus nette encore, au moins chez les maîtres parisiens et en dehors de
l'école de Saint-Victor, vers le milieu du xue siècle. On trouve un
exemple particulièrement frappant de cette partition dans les écrits
d'un des maîtres dont l'œuvre jouira, pendant plusieurs siècles, d'un
étonnant crédit, Pierre Lombard. Ce maître, qui mourut évêque de
Paris en 1 1 6o après avoir enseigné longtemps la sacra pagina dans les
écoles de cette ville, nous a en effet laissé, lui aussi, et sans parler de son
œuvre oratoire, deux sortes d'ouvrages. Durant la première partie
de sa carrière, Pierre Lombard, comme tant d'autres, a expliqué le
livre des Psaumes (PL, r9r, 5 5-169) etles Epîtres de saint Paul (PL, r9r,
u97-1696, et r92, 9-5z.o). Le premier de ces deux commentaires a dû
être composé avant 1141 71• C'est une vaste compilation encore très
fidèle aux méthodes d'Anselme de Laon, citant longuement les écrits
des Pères et utilisant également des commentaires plus récents, notam-
ment celui de Gilbert de la Porrée. Il n'est pas sûr, il est vrai, que ce
commentaire soit issu directement de l'enseignement du maître, mais
il est fort probable que celui-ci s'en est servi par la suite dans ses cours72 •
Pierre Lombard, s'inspirant apparemment de Rémi d'Auxerre, considère
que le livre des Psaumes contient toute la théologie : ln hoc libro est
consummatio totit1s theologicae paginae (col. 57 B). Il en donne une inter-
prétation d'inspiration christologique, mais souvent aussi tropologique
et moralisante. Ses explications restent encore très proches du texte.
Les « questions >> y sont peu nombreuses et sont traitées brièvement.
L'exposition des Epîtres de saint Paul est plus tardive. On a montré
qu'il en existait deux rédactions différentes et que la plus ancienne était
antérieure à l'année II48 73• Dans ce commentaire, qui sera par la suite
incorporé à la Glose ordinaire, Pierre Lombard cite toujours les écrits
des Pères. Mais, en rédigeant son ouvrage, il avait également sous les
yeux les commentaires de l'Ambrosiaster et de Haimon d'Auxerre,
des gloses abrégées d'Anselme de Laon, certains écrits de Hugues de
Saint-Victor, et aussi les commentaires de Gilbert de la Porrée dont
il se sert sans jamais en nommer l'auteur74 • Les « questions » sont ici
beaucoup plus nombreuses que dans le Commentaire des Psaumes. Comme
saint Bruno d'ailleurs, Pierre Lombard pense que saint Paul a rédigé

71. a. I. BRADY, dans Pierre LOMBARD, Sententiae in IV /ibri.t di.ttinçtae, I, Pars I, Prolego-
mena, Grottaferrata, 1971, p. 31*.
72. Ibid., pp. 46*-61*.
73· Ibid., pp. 8z*-88*.
74· Ibid., pp. 74*-8z*.
Les écoles du XJJe siècle 193

ses Epîtres afin de prémunir l'Eglise contre les doctrines hérétiques


qui auraient pu corrompre son enseignement et pour répondre d'avance
à toutes les « questions >> que les fidèles pourraient se poser par la suite
(col. 1297 AB). Il s'agit donc bien d'un ouvrage qui, sans négliger la
lettre, suivie au contraire de très près, veut être un commentaire
théologique.
On en sera d'autant moins surpris que peu d'années plus tard,
vers II 55-II 57 d'après son dernier éditeur76, Pierre Lombard publiait
le célèbre recueil de Sentences, divisé en quatre livres, qui devait connaître
une extraordinaire fortune. Cet ouvrage de caractère systématique,
fruit de l'enseignement du maître, présentait un exposé complet, métho-
diquement ordonné, des mystères de la foi. L'auteur, il est vrai, y
développait quelques thèses qu'on devait juger aventureuses; il pro-
fessait à l'égard des méthodes et des opinions abélardiennes une sym-
pathie parfois trop appuyée. Ses Sentences feront donc l'objet de sérieuses
critiques, durant les dernières décennies du xne siècle76, mais elles
auront leurs défenseurs, et elles deviendront bientôt, à partir surtout
du 4e Concile de Latran (uq), le manuel officiel de toutes les écoles
de théologie. L'Ecriture est constamment citée, dans cette « somme ».
Mais elle est définitivement devenue une « autorité » invoquée, expli-
quée et commentée de façon à tenir son rôle dans les démonstrations
et les argumentations théologiques du maître. Cette « autorité » est
bien entendu la première et la plus importante de toutes. Ce n'est plus
elle, cependant, qui sert de cadre et d'armature à un manuel dont les
avantages pédagogiques apparaîtront bientôt tels qu'on n'osera plus
beaucoup modifier, désormais, l'ordre des matières qu'il avait adopté.
Le succès de l'ouvrage de Pierre Lombard consacrera en quelque
sorte, d'une manière décisive, cette distinction entre l'enseignement
de l'Ecriture et celui de la théologie qui s'était progressivement affirmée
et qui sera un des traits caractéristiques de la méthode scolastique. Les
maîtres de l'Université, au XIIIe siècle, continueront sans doute à lire
et à commenter l'Ecriture. Mais, dans leur enseignement théologique
proprement dit, ce sont les Sentences de Pierre Lombard qu'ils expli-
queront et commenteront.

LES MAÎTRES DE LA FIN DU xne SÙ!!CLE

Les Sentences de Pierre Lombard ne joueront pleinement le rôle


assez inattendu qui allait être le leur que vers le second quart du

75· Ibid., pp. uz*-uS*.


76. Cf. J. de GHELLINCK [83], pp. 25o-267.
P. RICBÉ, G. LOBRICHON 7
194 Etudier la Bible

xme siècle. Durant les dernières décennies du xue, en effet, nombre


de maitres parisiens s'accommodent encore assez mal des méthodes
auxquelles elles recourent. Ils veulent demeurer fidèles aux vieilles
traditions de la sacra pagina, en s'efforçant toutefois de faciliter toujours
davantage l'accès, la lecture et l'interprétation des livres saints et en
créant à cet effet des instruments de travail adaptés aux besoins des
écoles qui se développent et s'organisent. On a souvent avancé que cet
intérêt toujours renouvelé porté à l'Ecriture était issu directement du
mouvement que l'école de Saint-Victor avait suscité et longtemps
animé. Il est vrai que les maitres auxquels on fait ici allusion ont souvent
cherché leur inspiration chez les exégètes victorins et qu'ils ont lar-
gement utilisé leurs écrits. Il est exact également qu'ils n'appréciaient
pas beaucoup plus que les Victorins de la fin du siècle les subtilités
de certains disciples d'Abélard, de Gilbert de la Portée ou même de
Pierre Lombard. Deux de ceux que nous allons retrouver, Pierre le
Chantre et Etienne Langton, devaient s'en prendre à ces théologiens
et à leurs disciples. Le premier se plaignait de la multitude des gloses
superflues qui recouvraient le texte des livres saints et de ces « disputes »
où l'on ne traitait que de « questions vaines et inutiles »77, tandis que
le second ne voulait pas que l'on scrutât« avec irrévérence les secrets
de Dieu »78, Mais lorsque le même Pierre le Chantre critique les com-
mentateurs qui dissertent des temps et des lieux, des généalogies
bibliques, de la disposition du tabernacle de Moïse ou de la construc-
tion du temple de Salomon79 , on a bien le sentiment que ses contesta-
tions atteignent certains commentateurs victorins, même si elles ne les
visent pas directement.
En .réalité, ces maitres se séparaient moins des Victorins par leurs
méthodes d'interprétation de l'Ecriture que par la manière même dont
ils concevaient l'enseignement et par les finalités qu'ils assignaient à
l'étude de la théologie. Hugues de Saint-Victor conservait le souvenir
des anciennes traditions monastiques. C'était encore un homme de
vieille culture. Sa recherche de la sagesse était une quête spirituelle,
désintéressée. Il avait donc écrit, on l'a vu, que la lectio devait conduire
à la meditatio, à l' oratio et à la contemplatio. Pierre le Chantre, en revanche,
considère que « l'étude de la sainte Ecriture consiste en trois choses :
la lectio, la disputatio et la praedicatio »80 • Avec la disputatio, que Hugues
de Saint-Victor n'avait mentionnée qu'en passant, dans son Didas-
calicon81, la place de la dialectique et celle de la théologie spéculative
sont maintenant reconnues, dans l'enseignement de la sacra pagina,

77· Verbum obbreviatum, 1-4. PL, 201, 2.3-H. et J. W. BALDWIN, op. &il., pp. 98-xox.
78. Super tribus .rçe/eribu.r Moab (Amos, z, x), cité par J. W. BALDWIN, vol. II, p. 70, n. 8x.
79· Verbum abbreviatum, 2., col. 2.7 D-2.8 A.
8o. Ibid., x, col. 2.5 A, et J. W. BALDWIN, I, pp. 9o-9x.
8x. Cf. M.-D. CHENU [So], p. 339, n. I.
Les écoles du XJJe siècle 195

mais cet enseignement devra lui-même déboucher sur la prédication,


celle du maître d'abord, qui doit lui consacrer statutairement une part
de son temps, celle aussi à laquelle se livreront plus tard ses étudiants,
destinés à devenir des pasteurs et des prédicateurs.
Il ne s'agit pas là, bien entendu, d'un changement d'orientation
radical. Pierre le Chantre ne sous-estime en aucune manière la méditation
et la contemplation. Mais avant de se retirer au monastère cistercien de
Longpont, où il mourra, en 1197, il est un maître séculier. Il appartient
à un monde scolaire qui préfigure déjà le monde universitaire de demain.
Il sait fort bien d'autre part que ses collègues et lui-même, en tant que
maîtres, doivent se livrer à une triple activité: l'explication de l'Ecriture
qui correspond à la lectio, l'étude de la théologie systématique qui relève
de la disputatio, et la praedicatio82 • Il y a longtemps, sans doute, que les
maîtres se livrent à la prédication. Durant la seconde moitié du xue siècle,
cependant, leur activité se développe, en ce domaine83 , et nombre d'entre
eux attachent une importance croissante à l'obligation où ils se trouvent
de proposer un enseignement qui préparera leurs auditeurs à travailler,
par la prédication, à la défense de la foi et à la réforme des mœurs.
Mais la prédication se nourrit des enseignements de l'Ecriture plus
que des argumentations de la dialectique. Il était donc nécessaire qu'on
revînt, d'une manière ou d'une autre, à une lecture des livres saints dont
la spéculation théologique tendait à s'éloigner. Il fallait, à cet effet,
continuer à recourir à tout ce que les écoles de Laon et de Saint-Victor
avaient rassemblé en fait de gloses ou de commentaires. Mais il fallait
donner aussi aux étudiants, aux prédicateurs et aux théologiens eux-
mêmes la possibilité de s'initier aisément à la lecture et au maniement
des livres saints. Sans doute est-ce là l'explication du succès connu par
la célèbre Historia scholastica (PL, I ,s, 105 3-1722) que Pierre le Mangeur
acheva peu avant 1170. On a dit très justement de ce livre, qu'il consacrait
et étendait « dans l'usage courant la méthode historico-littérale de
Saint-Victor »84• Son mérite était précisément de présenter toute l'histoire
biblique, de la Genèse aux Actes des Apôtres, sous une forme accessible et
simplifiée, pour« l'usage courant», qui permettait d'en démêler aisément
les étapes. Il sera longtemps le manuel d'Ecriture sainte le plus souvent
recopié, utilisé, ou complété, et le savant Etienne Langton, plus tard,
ne dédaignera pas de le commenter et de le gloser85 •
C'est vers cette époque, également, que commencent à apparaître les
recueils de Distinctiones sur lesquels des recherches récentes ont attiré
l'attention. Il s'agissait de sortes de répertoires ou de dictionnaires qui

82. Cf. PARÉ [89]. pp. 122-123·


83. Comme il ressort, notamment, de l'ouvrage de J. LONGÈRE [143].
84. M.-D. CHENU [So], p. 259·a. B. SMALLEY [IS]. pp. 178-180.
85. Cf. G. LAcoMliE, B. SuALLEY, « Studies on the Commentaries of Cardinal Stephen
Langton>>, dans AHDLMA, J, 1930, pp. 18-51.
1 96 Etudier la Bible

avaient pour objet de distinguer et de classer les différentes significations


qu'un même mot peut revêtir, dans l'Ecriture, et de donner, pour
chacun de ces sens, des exemples qui en illustraient l'emploi. Les premiers
recueils de cette sorte semblent avoir été ceux que nous ont laissé Pierre
le Chantre (t 1197) et Alain de Lille Ct 1203). Mais on en connaît
d'autres, compilés vers la fin du xue siècle ou le début du xnre, par des
maîtres parisiens tels que Pierre de Poitiers Ct 1205) et Prévostin de
Crémone (t 1209), qui furent l'un et l'autre chanceliers, puis par Pierre
de Capoue Ct 1242) qui enseigna dans les écoles parisiennes jusqu'en 1219,
avant de devenir patriarche d'Antioche et cardinal86• Tous ces maîtres,
de tendances doctrinales très diverses, sont des théologiens qui nous ont
laissé des « sommes » ou des collections de Sentences de caractère systé-
matique. Leurs répertoires de Distinctiones étaient destinés simultané-
ment, le plus souvent, aux enseignants et aux prédicateurs. Mais ceux-ci,
ou du moins quelques-uns d'entre eux, disposeraient bientôt des pre-
mières concordances, réelles ou thématiques, qui ont peut-être été
élaborées par le victorin Thomas Gallus 87 au début du xme siècle, en
attendant les concordances verbales qui n'apparaîtront que plus tard,
après 123 5, chez les Dominicains du couvent de Saint-Jacques à ParisB8.
Nombre de maîtres ressentaient en outre la nécessité de porter
remède aux divergences qui apparaissaient entre les différents exem-
plaires des livres saints dont on faisait usage dans les écoles. Pierre le
Mangeur, dans son Historia scholastica, et Pierre le Chantre, dans les
commentaires bibliques encore inédits qu'il nous a laissés, avaient déjà
eu recours aux travaux d'André de Saint-Victor pour tenter d'améliorer
les textes qu'ils expliquaient. Etienne Langton (t 12.2.8), qui enseigna la
théologie à Paris jusqu'à son élévation au siège de Cantorbéry, en uo6,
devait procéder d'une manière beaucoup plus systématique. Ce maitre,
qui est l'auteur, lui aussi, de nombreux commentaires bibliques, de
diverses Quaestiones de théologie et de nombreux sermons, est de ceux
qui se sont attachés, avec une particulière attention, à l'étude des textes 89 •
Utilisant à son tour les travaux de ses prédécesseurs, et tout spécialement
ceux d'André de Saint-Victor, il prit la peine de comparer les unes aux

86. Cf. R. H. et M. A. RousE, « Biblical Distinctiones in the thirteenth Century », dans


AHDLMA, 4r, 1975, pp. 2.7·37· On trouvera de nombreuses indications sur l'origine et
l'histoire des Di.rlincliones médiévales dans G. HAsENOHR, « Un recueil de Disfin&liones
bilingue du début du Xlv<' siècle», dans Romania, n (1978), pp. 47·54·
87. Cf. G. THÉRY,« Thomas Gallus et les Concordances bibliques», dans Aus der Geisle.nve/1
des Mittt!alters (Beilriige zur Gesçhiçhte der Phil. und Theo/. des Millelalters, Supplementband,
III, 1), Münster, 193S, pp. 42.7-446.
88. Cf. R. H. et M. A. RousE, « The verbal Concordances to the Scriptures », dans
ArçhiPum fralr. praedkatorum, 44 (1974), pp. 5-30.
89. Cf. B. SMALLEY [15], pp. 2.19-2.2.1. Les œuvres d'Etienne Langton sont encore presque
entièrement inédits. On pourra se faire une idée de l'abondance de son œuvre exégétique en
consultant, outre l'article déjà cité de G. LACOMBE et B. SMALLEY, pp. 5-22.0, le Repertorium
biblimm de F. STEGMÜLLER, t. V [17], pp. 2~2.-302.
3

L'exégèse
de l'Université

Le xrre siècle avait fait passer l'exégèse du cloître à l'école. Ce transfert


avait déterminé un profond changement d'attitude face au texte sacré.
D'aliment de la rumination spirituelle du moine, celui-ci était devenu
matière d'étude et d'enseignement. Au commentaire mystique et inspiré
dont saint Bemard avait donné dans ses Sermons sur le Cantique l'ultime
et plus parfaite expression, s'était substituée une approche analytique
et discursive, attentive au sens littéral et soucieuse de fonder sur la
vérité même du texte l'autorité dogmatique et morale dont l'Eglise
imprégnait son action pastorale et d'abord sa prédication.
Le xme siècle a renforcé encore cette prépondérance de l'école et
l'exégèse monastique -assez mal connue, il est vrai, pour cette époque -
paraît désormais s'épuiser ou, en tout cas, s'enfoncer dans la routine.
Mais il ne s'agissait plus de la même école. Beaucoup des centres les plus
célèbres du siècle précédent - Laon, Reims, Chartres, Saint-Victor de
Paris -sont rapidement retombés dans l'obscurité. Tout l'enseignement
de haut niveau, y compris en théologie, s'est concentré dans les grandes
universités qui ont surgi entre x2.00 et x2. 5o. Peu importent ici les
facteurs, assurément complexes, de cette mutation institutionnelle.
Retenons seulement que si les premières universités du versant méditer-
ranéen de l'Europe - Bologne, Montpellier, Padoue, Salamanque -
n'ont d'abord regroupé que des écoles d'« arts», de droit et de médecine,
plus au nord celles de Paris, Oxford, un peu plus tard, vers 12.50, Cam-
bridge devinrent les foyers majeurs de l'enseignement théologique.
Même si ces nouvelles facultés de théologie ne rassemblaient vraisem-
zoo Etudier la Bible

blablement que des effectifs assez restreints, leur prestige était immense
dans toute la chrétienté. Même si, en fait, les maîtres ès arts ou en droit
ont sans doute eu un rôle plus actif que les théologiens dans les combats
pour la constitution même de l'université, ces derniers en tirèrent tout
autant parti pour s'assurer une autorité sans égale. « Paris, mère des
sciences ... , cité des lettres ... , atelier de la sagesse... dont les maîtres
ornent d'inestimables joyaux l'Epouse du Christ», dit le grand privilège
pontifical de 1231 : la Papauté elle-même reconnaissait aux théologiens
de l'université un véritable magistère doctrinal étendu à l'Eglise
universelle.
Dès les années 1zzo-1z3o, les nouveaux ordres mendiants, Domini-
cains et Franciscains (rejoints à la fin du siècle par les Ermites de Saint-
Augustin et les Carmes), implantèrent des couvents dans toutes les villes
universitaires et créèrent dans ces couvents des écoles de théologie.
Ecoles ouvertes non seulement aux membres de l'ordre mais aussi à des
auditeurs extérieurs et qui, là où il s'en trouvait, furent bientôt incor-
porées aux facultés de théologie existantes. Cette incorporation se
heurta, spécialement à Paris dans les années rz5o-IZ6o, à de violentes
résistances de la part des maîtres séculiers mais finalement les Mendiants
l'emportèrent. Désormais, à Paris comme à Oxford ou Cambridge,
leurs studia s'imposèrent comme les plus importantes et les plus brillantes
des écoles de théologie de l'université. Certes, dans le même temps,
les Mendiants avaient aussi mis sur pied leur réseau propre d'écoles.
Chaque province avait sa hiérarchie de studia d'arts, de philosophie et de
théologie. Mais, au-dessus de ces réseaux provinciaux, chaque ordre
avait créé, pour l'élite de ses théologiens, quelques studia generalia et, à
quelques exceptions près, ces studia generalia furent précisément installés
dans les grandes villes universitaires. L'essor des ordres mendiants,
leur intérêt pour l'étude, elle-même conçue comme préparation néces-
saire à l'action pastorale, n'ont donc fait que renforcer, au sein de
l'Eglise, le prestige intellectuel exceptionnel d'un tout petit nombre de
centres universitaires, au premier rang desquels Paris et, dans une
moindre mesure, Oxford.
Ce n'est que dans les dernières décennies du xrve siècle que cette
concentration extrême du haut enseignement théologique (et donc de
l'exégèse qui en était une partie) se desserra un peu avec la création de
nombreuses universités nouvelles et, d'autre part, l'érection de facultés
de théologie dans des universités qui en étaient jusque-là dépourvues.
Alors qu'il n'existait en r 300 que cinq facultés de théologie (aux trois
citées plus haut s'ajoutaient celle, bien secondaire, de Naples et celle,
très particulière, de la Curie romaine), dix furent fondées au cours du
xrve siècle (notamment à Toulouse, Bologne, Padoue, Prague, etc.) et
plus de trente au xve. Les causes de ces fondations furent diverses : à
la pression des Etats et des Eglises nationales vint se combiner une
L'exégèse de l'Université 2.01

attitude nouvelle de la Papauté à qui le triomphe du nominalisme à


Paris avait enfin montré les dangers d'une trop grande concentration de
l'enseignement théologique autour d'un centre prépondérant. Le Grand
Schisme précipita évidemment le mouvement. Mais ici il faut surtout
souligner que ces créations n'altérèrent guère les conditions antérieures
du travail théologique et exégétique. Presque partout les nouvelles
facultés se formèrent autour de studia mendiants préexistants, de manière
à peu près exclusive dans le Midi, avec l'adjonction de quelques écoles
séculières dans le nord de l'Europe. Presque partout Paris fut le modèle
et la référence. Même à Bologne, les statuts de la faculté de théologie
érigée en 1364 suivaient de très près ceux de Paris. Presque partout
d'ailleurs les premiers maitres furent des docteurs de Paris qui amenèrent
avec eux doctrines, méthodes et instruments de travail parisiens. La
déconcentration de l'enseignement théologique observée aux derniers
siècles du Moyen Age n'était donc guère susceptible d'en favoriser le
renouvellement.
De ces remarques préliminaires on peut donc retenir, s'agissant de
l'histoire de l'exégèse du xme au xve siècle, que celle-ci s'est faite, pour
l'essentiel, dans le cadre universitaire, c'est-à-dire, au total, dans un
cadre bien précis, limité et très unifié, plus même qu'à l'époque antérieure.
Ceci autorise-t-il à la traiter comme un tout ? Il est vrai qu'il est
difficile de dégager des différences locales, si ce n'est, sur des points
précis, d'appréciables nuances entre Paris et Oxford. En revanche, il
semble bien que, malgré l'incontestable continuité de l'exégèse univer-
sitaire, garantie par celle même des statuts, il y ait eu une certaine évolu-
tion dans la place reconnue au travail exégétique tant dans l'enseigne-
ment que dans la conception même de la théologie.
Dans un premier temps, en gros jusqu'à la fin du xnxe siècle, on a le
sentiment de rester dans le prolongement de l'exégèse du xne et les
innovations que l'on peut constater ne représentent nullement une
rupture ou un rejet de l'héritage des siècles antérieurs. Cet héritage,
rappelons-le, était double. D'une part, les Pères : saint Jérôme bien sûr,
mais aussi saint Augustin, saint Grégoire le Grand, ainsi que les Pères
grecs, partiellement traduits en latin au xue siècle comme saint Jean
Chrysostome. D'autre part, les auteurs du xue siècle même dont les
commentaires bibliques étaient devenus des ouvrages de référence,
d'usage universel : Abélard, les divers compilateurs de la Glose (les
Laonnois, Gilbert de La Porrée, Pierre Lombard), Pierre le Mangeur
et son Histoire scolastique, les Victorins enfin.
Si l'on examine maintenant la production exégétique des maitres
de l'université au xme siècle, deux phases particulièrement brillantes
ressortent.
La première, qui se situe autour des années 1 zoo, aux tout débuts
de l'université, a été évoquée plus haut dans ce livre et il suffit de la
202 Etudier la Bible

rappeler brièvement. L'auteur le plus important en fut l'Anglais Etienne


Langton qui enseigna à Paris de 1 1 So environ à son élection comme
archevêque de Canterbury en 1206. Il rédigea, en suivant l'ordre prôné
par Hugues de Saint-Victor, c'est-à-dire en commençant par les Evangiles,
un commentaire complet de la Bible ainsi que de l'Histoire scolastique,
elle-même promue au rang de texte de base de l'enseignement exégétique.
Le mérite le plus durable d'B. Langton fut de mettre au point une
« édition » à peu près définitive de la Bible; regroupant les livres de
l'Ancien Testament dans un ordre (Pentateuque, livres historiques,
livres sapientiaux, Prophètes) qui combinait les canons hébreu et grec,
les divisant en chapitres de taille régulière, il mit fin à une confusion qui
interdisait tout système cohérent de références. Cette « édition » apparaît
peu avant 1203. Améliorée et complétée par Thomas Gallus, le dernier
grand exégète victorin, qui, en particulier, subdivisa les chapitres en
paragraphes, elle devint l'édition de la« Bible de l'université de Paris»
et a survécu jusqu'à nos jours.
Du départ d'Etienne Langton aux débuts des maîtres mendiants
vers 1230 s'étend une période moins féconde. Certains des théologiens
parisiens d'alors ont laissé des fragments plus ou moins étendus de
commentaires bibliques (Jean d'Abbeville sur le Pentateuque, les livres
historiques et le Psautier, Guillaume d'Auvergne sur les Proverbes,
l'Ecclésiaste et le Cantique, Guillaume d'Auxerre et Philippe le Chancelier
sur les Psaumes, ce dernier commentant aussi Job, les Lamentations et
les Evangiles) mais il s'agit nettement, bien plus encore que chez Langton,
de commentaires sommaires, gloses ou « moralités » rapides; l'intérêt
essentiel de ces maitres allait déjà aux « questions >> théologiques, désor-
mais séparées du commentaire scripturaire.
On en revient à une conception beaucoup plus unifiée de la lectio
divina à partir des années 12 30 avec les premiers régents en théologie des
nouveaUX! ordres mendiants, Roland de Crémone, Hugues de Saint-Cher
et Guerric de Saint-Quentin chez les Dominicains, Alexandre de Halès
et Jean de La Rochelle chez les Franciscains. D'une certaine manière,
ces Mendiants retrouvaient l'esprit même des exégètes du xne siècle,
Victorins ou séculiers parisiens, ce qui n'était qu'une manifestation
parmi d'autres d'analogies plus profondes résidant dans un même
attachement à l'idée de réforme, à l'inspiration évangélique, au souci
de ne pas séparer l'étude théologique de ses applications morales et de
ses finalités pastorales.
Le premier grand commentateur biblique chez les Mendiants fut le
dominicain Hugues de Saint-Cher qui paraît avoir travaillé avec l'aide
de toute une équipe de frères réunie au couvent Saint-Jacques de Paris
et qu'il continua à diriger même après sa promotion comme cardinal
en 1244. Hugues de Saint-Cher rédigea des « pastilles » ou commentaires
sur l'Histoire scolastique et sur l'ensemble de la Bible, pastilles simples et
L'exégèse de l'Université 203

assez traditionnelles qui se présentaient comme un complément et une


mise à jour de la Glose, précisément par de larges emprunts aux auteurs
du xne siècle. D'autre part les Dominicains de Saint-Jacques produi-
sirent, sous l'impulsion d'Hugues, la première Concordance verbale de la
Bible (ou ne disposait jusque-là que de concordances « réelles », par
sujets) et un co"ectoire qui réunissait un certain nombre de variantes de
la Vulgate jugées préférables à celles de la recension communément
utilisée à l'université de Paris depuis Etienne Langton.
Dans les mêmes années, d'autres instruments de travail du même
genre furent composés dans les studia franciscains et à Oxford.
Mais l'apport des Mendiants ne se limita pas à ce type de productions.
Leurs régents consacraient une part importante de leurs lectures au
commentaire approfondi de tout ou partie de la Bible; si on en juge par
les manuscrits conservés, ils paraissent même avoir attaché plus de prix
que les séculiers à cette forme d'enseignement (cf. annexe, tableau 1).
S'il serait excessif de parler, surtout à Paris, d'un monopole mendiant
de l'exégèse universitaire, il est cependant sûr que les Mendiants ont
exercé dans ce domaine du travail théologique une prépondérance
suffisante pour l'imprégner des valeurs caractéristiques de leur spiritualité
et de leur action.
Ce n'est pas ici le lieu de passer en revue l'ensemble de la littérature
exégétique universitaire du xme siècle. Le Repertorium biblicum Medii
lEvi de F. Stegmüller en donne désormais une image très complète,
avec toutes les précisions souhaitables. Mais il convient de mentionner
les œuvres les plus importantes avant d'essayer de dégager les caractères
généraux de cette production.
Mis à part Hugues de Saint-Cher dont l'œuvre conservée reflète
moins, répétons-le, l'activité de professeur que celle de compilateur de
manuels, les maîtres mendiants n'ont généralement commenté que
quelques livres de la Bible. Geoffroy de Bléneau et Guerric de Saint-
Quentin, qui professèrent au couvent Saint-Jacques dans les années 1233-
I 242, commentèrent, le premier le Psautier et les Epitres de saint Paul,
le second l'essentiel des livres sapientiaux et des Prophètes plus Luc,
les Actes, les Epîtres de saint Paul et peut-être les Epîtres catholiques
et l'Apocalypse. Les premiers maîtres franciscains n'ont généralement
laissé qu'une œuvre exégétique réduite mais de grande qualité théolo-
gique : une partie des Prophètes, le Psautier, les Evangiles et l' Apoca-
lypse pour Alexandre de Halès; certains Prophètes, les Evangiles
synoptiques, les Epîtres de saint Paul et les Epîtres catholiques pour
Jean de La Rochelle; l'Hexaemeron, le livre de l'Ecclésiaste et celui de
la Sagesse, Luc et Jean pour saint Bonaventure.
Le plus abondant et, du moins quant à la méthode, le plus novateur
des exégètes mendiants fut certainement Albert le Grand (vers 1193-
1280); quoique leur rédaction définitive date souvent de la fin de sa vie,
204 Etudier la Bible

ses commentaires bibliques découlent pour l'essentiel de l'enseignement


qu'il donna à Paris et Cologne dans les années 1240-1260. Albert aurait
commenté toute la Bible mais on n'a conservé, d'attribution certaine,
que ses lectures sur Job, les Prophètes, les Evangiles et les Epîtres;
il s'est attaqué à des textes jusque-là peu étudiés comme Baruch ou les
livres deutérocanoniques de Daniel; il a, nous y reviendrons, posé avec
une particulière fermeté le primat absolu du sens littéral, face aux
incertitudes de l'allégorie.
Une fois éliminés les apocryphes, l'œuvre exégétique de saint Thomas
d'Aquin est également limitée. De datation délicate, elle paraît s'étaler
sur toute sa carrière magistrale, de son accession au doctorat en théo-
logie (1256) à sa mort en 1274. Comme beaucoup d'œuvres universitaires,
elle nous est parvenue sous la forme tantôt d' « expositions » soigneu-
sement rédigées par saint Thomas lui-même, tantôt de « réportations »
d'auditeurs plus ou moins révisées par le maître. Au total, saint Thomas
a commenté Isaïe, les Lamentations, Jérémie (exposition inachevée),
Job, les 54 premiers psaumes, le Cantique des Cantiques, Matthieu,
Jean et, à deux reprises, les Epîtres de saint Paul. Il faut mettre à part
la Catena aurea, qui est une glose des Evangiles; cette« chaîne» d'auto-
rités patristiques, essentiellement extraites des traductions des Pères
grecs, n'est pas en effet un produit de l'enseignement de saint Thomas;
elle fut rédigée en 1263-1268 à la demande du pape Urbain IV qui
comptait l'utiliser dans les débats liés à sa politique d'union des Eglises
latine et grecque. Les écrits exégétiques de saint Thomas, disciple de
saint Albert mais parfois moins novateur que son maître, ne sont pas
d'égale importance: certains, à travers une analyse minutieuse, gramma-
ticale et logique, du sens littéral, débouchent sur des questions théolo-
giques de grande portée: ainsi de son exposition sur Job ou de ses deux
commentaires de Paul; certains en revanche, largement fondés sur les
Pères et la Glose, sont des commentaires nettement plus rapides et
traditionnels : ainsi de ses lectures sur Matthieu, le Cantique ou les
Psaumes. Dans presque tous, en tout cas, saint Thomas, tout en procla-
mant la primauté du sens littéral, fait plus ou moins largement sa place à
l'interprétation morale et mystique, selon des significations le plus
souvent reprises purement et simplement des Pères.
Il paraît inutile de poursuivre cette énumération et de détailler la
production des autres docteurs mendiants qui, dans la seconde moitié
du xme siècle, ont laissé une œuvre exégétique estimable, comme
Guillaume de Meliton ou Jean de Galles chez les Franciscains ou, chez
les Dominicains, Guillaume d' Altona, successeur de saint Thomas dans
sa chaire de Saint-Jacques, Pierre de Tarentaise (futur pape Innocent V)
ou, à la fin du siècle, Nicolas de Gorran qui, renouant avec la tradition
d'Hugues de Saint-Cher, entreprit de rédiger un commentaire complet
de toute la Bible.
L'exégèse de l'Université z.o 5

Deux points sont par ailleurs à noter. D'abord, la quasi-disparition,


après 12.40, des commentaires bibliques dus à des maîtres séculiers
parisiens. Nicolas de Tournai, régent vers 12.2.6-12.2.9, qui a laissé des
gloses assez développées sur l'Ancien Testament, y compris certains
livres deutérocanoniques (Tobie, Judith, Macchabées I et II), ainsi que
sur Luc et les Actes, et Eudes de Châteauroux, régent puis chancelier
dans les années 12.30, dont on connaît des introductions à la plupart des
livres de la Bible (sauf les Prophètes), sont les derniers grands noms
que l'on puisse citer ici. Le silence des séculiers ultérieurs reflète sans
doute la médiocrité de beaucoup d'entre eux, comparés à leurs rivaux
mendiants. Mais il est aussi le signe d'une conception différente de
l'enseignement théologique, déjà tout entière tournée vers le commen-
taire des Sentences et la« question disputée».
Les débuts de l'exégèse oxfordienne méritent également d'être
signalés. Quoique les premiers maîtres d'Oxford aient généralement été
formés à Paris, l'enseignement biblique a vite pris en Angleterre certains
caractères propres. L'initiateur fut Robert Grosseteste, maître séculier
et chancelier de l'université mais qui fut aussi, de 12.2.9 à 12.3 s, le premier
régent du studium franciscain d'Oxford. Sachant bien le grec et d'ailleurs
aidé par une équipe de collaborateurs également hellénistes, Robert
Grosseteste avait une formation plus riche que celle des maîtres parisiens
qui étaient surtout des dialecticiens; grammairien convaincu de l'impor-
tance des problèmes philologiques, philosophe ouvert au « nouvel
Aristote>>, celui de la Physique et de l'Ethique, Grosseteste mit en œuvre
une pratique beaucoup plus intégrée de la lectio divina, combinant un
intérêt renouvelé pour le texte sacré lui-même (y compris ses versions
grecque et hébraïque) et un usage exégétique audacieux des apports de
la philosophie naturelle. De l'œuvre de Grosseteste, on retiendra en
particulier sa Concordance réelle et un commentaire du Psautier qui dérive
largement des Pères grecs. Une conception analogue du commentaire
biblique fut défendue par Roger Bacon - nous y reviendrons - et
illustrée à Oxford, dans la seconde moitié du siècle, par certains maîtres
mendiants comme le dominicain Simon de Hinton (régent en 12.48-12.50)
ou le franciscain Thomas Docking (régent en 12.6o-12.65). Il est cependant
vrai qu'il y eut aussi à Oxford des auteurs beaucoup plus proches des
pratiques parisiennes comme le dominicain Richard Fishacre qui, dans
le prologue de son commentaire des Sentences (vers 12.40-12.43), affirma
la nécessité de séparer nettement, dans l'enseignement, les « questions »
théologiques et les lectures de l'Ecriture sainte, conçue avant tout par
lui comme une source de « moralités ».
Par-delà la diversité des auteurs et des écoles, l'exégèse universitaire
du XIIIe siècle présente cependant un certain nombre de caractères
communs et qui la situent dans le prolongement de celle du xue.
Comme l'a noté Beryl Smalley, le trait majeur en est le « déclin du
zo6 Etudier la Bible

comment:ahe spirituel », à quoi s'opposent « les développements nou-


veaux et originaux du commentaire littéral ». On ne saurait cependant
suivre l'éminente historienne anglaise lorsqu'elle ajoute qu'il s'agit là
d'une« révolution». Il parait plus prudent de partir de cette formule du
P. de Lubac à propos de saint Thomas d'Aquin qu'on peut sans doute
étendre à toute l'exégèse du xrne siècle : « Sans vouloir innover en rien,
il [saint Thomas] s'est contenté de dégager en termes sobres et nets, qui
en dessinent vigoureusement les traits majeurs, une doctrine de douze
siècles. »
L'exégèse de saint Thomas et de tous ses contemporains continuait
en effet à se fonder sur la théorie patristique, qui restait universellement
admise, des quatre sens de l'Ecriture.
On peut même dire que c'est chez eux que l'on en trouve l'expression
la plus claire et la plus cohérente. Saint Bonaventure qui, plus que tout
autre, a insisté, notamment dans son Breviloquium et ses collations sur
l'Hexaemeron, sur la perfection de l'Ecriture sainte, fondement même de
l'Eglise, sur sa profondeur, sa richesse infinie, en tirait tout naturellement
qu'elle ne saurait avoir un seul sens. S'en tenir à la lettre, ce serait
partager« l'erreur des Juifs » alors que l'Ecriture est avant tout Esprit
puisqu'elle a Dieu pour auteur; et cette dimension spirituelle se déploie
en une pluralité, peut-être même une infinité, de sens, que nous ne
saurions épuiser ici-bas. « L'Ecriture sainte tout entière est comme une
cithare et sa corde inférieure ne peut produire par elle-même d'accords
harmonieux, mais seulement avec les autres » (In Hexaemeron, coll. XIX);
et dans ces mêmes collations, saint Bonaventure développe autour des
thèmes des quatre sens de l'Ecriture et des trois sens spirituels tout un
chatoyant symbolisme où interviennent les quatre Vivants d'Ezéchiel
et de Jean, les trois personnes de la Trinité, les trois vertus théolo-
gales, etc. Ces jeux subtils ne l'empêchaient d'ailleurs pas de formuler
ailleurs des règles pratiques d'herméneutique et d'insister sur le primat
de l'exégèse littérale qui peut seule donner l'accès ultérieur aux sens
mystiques.
Saint Thomas d'Aquin est plus explicite encore, spécialement en
trois passages bien connus de son œuvre, dans le quodlibet VII (q. 6,
a. 14-15), le commentaire de l'Epître aux Galates (c. IV, lect. 7) et le
début de la Somme théologique (la, q. 1, a. 10). Ces trois textes se complètent
parfaitement. Il en ressort que saint Thomas n'entend nullement remettre
en cause l'approche traditionnelle de l'Ecriture, dont il cite expressément
les origines patristiques et spécialement augustiniennes, mais bien plutôt
la préciser, la justifier en raison et, par suite, la protéger de certaines
aberrations.
La distinction entre sens littéral et sens spirituel ou mystique (qui
est la distinction essentielle, beaucoup plus importante que les subdi-
visions, d'ailleurs variables selon les auteurs, en sens allégorique, tropo-
L'exégèse de l'Université 2.07

logique, anagogique, etc.) lui paraît fondée sur les distinctions fonda-
mentales - du point de vue tant religieux que philosophique - de la
lettre et de l'esprit, des faits et des mystères, des mots et des choses.
Ainsi écrit-il dans la Somme théologique :
L'auteur de l'Ecriture sainte est Dieu. Or, il est au pouvoir de Dieu
d'employer, pour signifier quelque chose, non seulement des mots, ce que
peut faire aussi l'homme, mais également les choses elles-mêmes. Lors donc
que dans toutes les sciences les mots ont valeur significative, celle-ci [la science
sacrée] a en propre que les choses mêmes signifiées par les mots employés
signifient à leur tour quelque chose. Cela étant, la première signification, à
savoir celle par laquelle les mots signifient certaines choses, correspond au
premier sens, qui est le sens historique ou littéral. L'autre signification, par
laquelle les choses signifiées par les mots de nouveau signifient d'autres
choses, c'est ce qu'on appelle le sens spirituel, qui est fondé sur le sens littéral
et le suppose.
A son tour, le sens spirituel se divise en trois sens distincts. En effet,
comme le dit l'Apôtre, la loi ancienne est une figure de la loi nouvelle, et la
loi nouvelle elle-même, al· oute Denys, est une figure de la gloire à venir; en
outre, dans la loi nouvel e, ce qui a lieu dans le chef est le signe de ce que
nous-mêmes nous devons faire. Quand donc les choses de l'ancienne loi
signifient celles de la loi nouvelle, on a le sens allégorique; quand les choses
réalisées dans le Christ, ou dans ce qui signifie le Christ, sont le signe de ce
que nous devons faire, on a le sens moral; pour autant enfin que ces mêmes
choses signifient ce qui est de l'éternelle gloire, on a le sens anagogique (la,
q. 1, a. 10, trad. H.-D. Gardeil).

Les mêmes définitions apparaissaient déjà, en termes très proches,


dans les deux passages mentionnés plus haut et qui sont légèrement
antérieurs; dans son commentaire sur l'Epitre aux Gala tes, saint Thomas
les accompagnait d'un exemple précis, sur le Fiat lux de la Genèse :
Lorsque je dis« Que la lumière soit» en désignant à la lettre la lumière
physique, il s'agit du sens littéral. Si par« Que la lumière soit», on entend la
venue future du Christ dans l'Eglise, il s'agit du sens allégorique. Si l'on dit
« Que la lumière soit » pour signifier que le Christ nous introduira dans la
gloire, il s'agit du sens anagogique. Si enfin on dit « Que la lumière soit >>
pour dire que notre intelligence est éclairée et notre cœur embrasé par le
Christ, il s'agit du sens moral (c. IV, 1. 7).

Il n'est pas nécessaire de prolonger cette :revue. Pratiquement tous


les exégètes du XIIIe siècle ont, à un moment ou un autre de leur œuvre,
exposé et fait leur cette théorie des quatre sens. Albert le Grand lui-même,
souvent présenté, non sans excès, comme l'adversaire résolu de l'exégèse
traditionnelle, s'y réfère dans le prologue de son commentaire sur les
petits Prophètes comme à une donnée évidente :
... Il y a quatre sens : le sens historique, qui emprunte sa solidité à la vérité
des faits; le sens tropologique ou moraT, qui a celle de la vertu; le sens allégo-
rique, qui a celle de la certitude de la foi; le sens anagogique, qui a celle de
l'immutabilité des promesses éternelles.
zoS Etudier la Bible

Cette insistance constante sur la théorie des quatre sens suffit à


montrer que pour ces auteurs le sens spirituel n'était pas un ornement
extrinsèque ni un sens « adapté », de manière plus ou moins heureuse,
pour illustrer telle ou telle affirmation doctrinale (ou politique). Le sens
spirituel demeurait à leurs yeux de necessitate sacra Scripturœ, comme dit
saint Thomas, élément constitutif de la vérité même de l'Ecriture et
voulu par Dieu. Le chrétien ne saurait, face à la Bible, faire abstraction
de l'action de l'Esprit et de l'unification de toute l'histoire du salut par
et dans la personne du Christ, unique objet de l'Ecriture et leur unique
interprète; « ce que les Juifs comprennent selon la chair, les chrétiens
doivent le comprendre selon l'Esprit », dit encore saint Thomas (in
II Cor., c. III, 1. 7) qui, ailleurs, rappelle et approuve la condam-
nation jadis portée contre l'exégèse « judaïsante >> de Théodore de
Mopsueste:
Nous devons éviter l'erreur condamnée au ye Concile.
Théodore de Mopsueste avait dit que dans l'Ecriture sainte et les Prophètes
rien ne se rapportait expressément au Christ mais que [ces textes] se rappor-
taient à diverses autres choses que l'on avait adaptées au Christ : ainsi« Ifs se
sont partagé mes vêtements » (Ps. XXI) serait dit non du Christ mais, à la
lettre, de David. Cette conception a été condamnée à ce Concile et celui qui
affirme qu'il faut expliquer ainsi les Ecritures est hérétique (Prologue du
Commentaire des Psaumes).

Albert le Grand est peut-être le seul chez qui on peut peut-être


trouver des formules qui semblent impliquer une relative dépréciation
de la valeur théologique des sens spirituels. Il lui arrive de suggérer que
la distinction des sens peut jouer à un double niveau : celui de la nature
même de l'Ecriture et de l'intelligence chrétienne de la Révélation mais
aussi celui d'un mode d'exposition et de commentaire; si l'on préfère,
un niveau proprement théologique (qu'il ne nie pas) et un niveau péda-
gogique, d'illustration des vérités relatives à la foi et aux mœurs. Il y a
là, incontestablement, l'amorce d'une dégradation de l'exégèse spirituelle
dont nous verrons les prolongements ultérieurs. Mais si l'on ne veut pas
forcer les textes et concernant Albert lui-même, il est sans doute plus
urgent de souligner avec le cardinal de Lubac que c'est sur la foi de
formules tronquées qu'on n'a vu en lui qu'un pourfendeur de l'exégèse
spirituelle alors que son désir, justifié, d'écarter les allégories arbitraires
ne l'enfermait nullement dans le littéralisme:
C'est creuser des citernes percées (Jér., z, 1 ;) que de chercher des significations
erronées dans les Ecritures ... ou de mépriser l'intelligence spirituelle dans le
Christ,
dit une phrase de son commentaire sur Jean, 5, 40, dont on ne cite trop
souvent que la première partie qui semble alors viser sans nuances les
commentaires mystiques.
L'exégèse de l'Université 209

Ainsi comprise, l'attitude d'Albert paraît, en fait, assez proche de


celle de son élève saint Thomas. Celui-ci était en effet tout aussi soucieux
de bien délimiter le champ d'application de l'exégèse spirituelle. Comme
saint Bonaventure et saint Albert, il soulignait que toute l'Ecriture ne
relevait pas automatiquement d'une quadruple exposition, sauf à ramener
l'interprétation mystique à l'adaptation arbitraire de telle ou telle signi-
fication à n'importe quel passage du texte. Contre les abus de l'allégo-
risme pratiqué par certains auteurs antérieurs, il s'est efforcé de dresser
quelques garde-fous, qui témoignent à la fois de la permanence, chez lui,
du sens authentique de l'allégorie chrétienne et d'une volonté d'affine-
ment de ce sens allégorique qui aboutissait en fait, peut-être malgré lui,
à en réduire notablement la portée herméneutique. Dans son quodli-
bet VII, il précise :
Dans la sainte Ecriture, il arrive surtout que ce qui doit suivre dans
l'ordre du temps soit signifié par ce qui le précède; et de là vient que parfois
dans la sainte Ecriture ce qui est dit au sens littéral de ce qui précède peut
s'exposer, au sens spirituel, de ce qui viendra plus tard, tandis que l'inverse
n'est pas vrai (q. 6, a. 1 5, trad. C. Spicq).

L'exposé mystique devra donc être essentiellement « typologique »,


c'est-à-dire interprétation du texte sacré comme figuration générale de
l'économie historique du salut, exercice de théologie symbolique se
dilatant en eschatologie.
Même ainsi conçue, cette exégèse mystique n'était pas à l'abri de
tous les pièges de l'allégorisme. Saint Thomas souhaitait donc que le
théologien prît conscience de la marge d'incertitude que comportait
nécessairement le sens spirituel, toujours fondé sur des comparaisons
et des analogies, et qu'il s'assurât donc toujours de la conformité la plus
grande possible de ses interprétations avec le contenu obvie de la
Révélationl et l'autorité de l'Eglise, exprimée dans les gloses des Pères
les plus vénérables. En dernière analyse, cet examen critique de la notion
même de sens spirituel et de son bon usage amenait saint Thomas à
remettre en cause non certes l'« autorité» ou, si on préfère, l'authenticité
de ce sens mais son« efficacité» dans l'exposé et l'approfondissement de
la foi. Prudence excessive ? Citons encore une fois le cardinal de Lubac :
« On peut sans doute regretter après coup qu'il [saint Thomas] n'ait
pas cherché davantage à couler sa pensée dans le moule des quatre sens :
elle y eût gagné d'apparaître plus historique et plus christologique. Mais
un tel regret n'est-il pas chimérique? L'entreprise était-elle encore
imaginable? » L'intérêt pour l'exégèse spirituelle était né dans un
contexte pastoral (la catéchèse patristique) puis monastique. L'atmo-
sphère des écoles et des universités ne la favorisait guère. Les préoccupa-

1. « Toute interprétation spirituelle doit être confirmée par une interprétation littérale de
l'Ecriture sainte; ainsi évite-t-on tout risque d'erreur», Quodl. VII, q. 6, a. 14.
zio Etudier la Bible

tions propres à l'enseignement- exposition rationnelle, argumentation


logique - s'accommodaient mal des approximations de ce type de
commentaire. Et de surcroît l'adoption dans les écoles des méthodes
d'analyse textuelle des auteurs antiques, fondées sur les arts du trivium,
loin de revivifier l'exégèse spirituelle, y introduisit non une rigueur
retrouvée mais un intellectualisme qui favorisait « la multiplication sans
critères ni limite des figures et des allégories» (M.-D. Chenu).
Le déclin du commentaire spirituel de l'Ecriture a donc sans doute
été plus subi que voulu par les auteurs universitaires du xme siècle. Et à
l'époque même de saint Thomas un certain équilibre existait encore.
On sait d'ailleurs que les auteurs que nous venons de citer ont tous
largement pratiqué eux-mêmes l'exégèse spirituelle dans les expositions
et lectures bibliques qu'ils nous ont laissées. Force est cependant de
remarquer que ce n'est généralement pas le point fort de ces œuvres.
Souvent incomplets (ne recouvrant pas tout le livre commenté et ne
comportant fréquemment que l'un ou l'autre des trois sens spirituels),
souvent repris de manière systématique des Pères et de la Glose, ces
commentaires manquent d'originalité. Et en u69-Iz7o, saint Thomas
décida même de limiter strictement son exposition sur le livre de Job
au sens littéral. S'agissant d'un des textes qui depuis les temps patristiques
avait le plus alimenté l'exégèse mystique, ce parti nouveau est signifi-
catif2. Certes, saint Thomas le justifie par l'excellence du commentaire
spirituel de Grégoire le Grand ( Moralia in Job) « auquel on ne voit rien
à ajouter », et il n'y a certainement aucune ironie dans cette formule
révérentielle. Elle n'en traduisait pas moins le sentiment désormais
largement répandu, au moins dans les milieux scolaires, d'un épuisement
de l'exégèse mystique et, par contraste, la découverte des attraits nou-
veaux de la lettre.
Ainsi lentement dévalués, les sens spirituels de l'Ecriture ne perdirent
pas pour autant toute portée théologique ou religieuse. Constituant un
schéma commode, ils continuèrent à structurer maints exposés et
questions dogmatiques et moraux, même de plus en plus séparés du
commentaire scripturaire vivant. Les séductions de l'allégorisme pur et
simple facilitèrent d'autre part la pénétration, chez certains auteurs
universitaires, du prophétisme joachimite qui procédait lui-même, à
l'origine, d'une exégèse purement spirituelle. Nous reparlerons plus bas
de ces véritables dévoiements qui continuèrent bien avant dans le
xrve siècle.
Plus simplement, les sens spirituels, spécialement le sens moral,
gardèrent la fonction, que leur avait reconnue Albert le Grand, d'un
mode d'exposition populaire, bien adapté en particulier à la prédication à

2.. Cependant, quelques années plus tôt, Roland de Crémone avait déjà, le premier,
commenté Job selon les quatre sens, en donnant un grand développement à l'exposé littéral.
L'exégèse Je l'Université zii

qui ils fournissaient une large moisson d'autorités et d'exemples scrip-


turaires. Un autre chapitre de ce livre traite de cette permanence dans la
prédication, latine ou vernaculaire, des formes plus traditionnelles de
l'herméneutique qui y retrouvaient d'ailleurs, dans l'intention pastorale,
une de leurs raisons d'être primitives.
C'est dans ce contexte d'une tradition exégétique maintenue mais
cependant irrésistiblement gauchie, comme de l'intérieur, du fait même
des conditions créées par le cadre scolaire nouveau, qu'il faut se placer
pour apprécier l'insistance désormais mise sur la valeur du sens littéral
de la Bible. Les formules qu'il est aisé de collecter - « Qui méprise la
lettre de la sainte Ecriture ne parviendra jamais à l'intelligence spirituelle
de celle-ci » (saint Bonaventure, prologue du Breviloquium), « Le sens
littéral est premier et en lui est le fondement des trois sens spirituels »
(Albert le Grand, Somme théologique, l", 1, 5, 4), etc. -n'avaient en soi
rien de nouveau et n'impliquaient, répétons-le, aucune remise en cause
de la « nécessité » théologique du sens spirituel. La nouveauté résidait
bien davantage au niveau de la mise en œuvre pratique.
Celle-ci se faisait désormais sous une forme scolaire, celle d'un
enseignement de la Bible. Elle était donc soumise à des critères spécifiques,
d'ordre pédagogique : il s'agissait d'abord d'expliciter à des étudiants
qui n'en avaient pas nécessairement, par exemple par l'imprégnation
liturgique, la pratique antérieure, le contenu obvie de la Bible; il s'agissait
ensuite de faire servir ce contenu à l'exposé systématique de la doctrine
théologique et morale de l'Eglise, exposé qu'on avait pris l'habitude de
construire, depuis les premiers auteurs de Sentences, Abélard et Pierre
Lombard, selon les règles de l'argumentation dialectique; il s'agissait
enfin de faire en sorte que l'instruction biblique ainsi reçue fut immédia-
tement adaptée aux fins pratiques qui étaient celles des études théo-
logiques, spécialement chez les Mendiants : la prédication, la polémique
(antihérétique, antijuive, antimusulmane); même dans les commentaires
magistraux la perspective apologétique est toujours présente. Dans la
dédicace de sa Catena aurea, qui, il est vrai, n'est pas une œuvre propre-
ment scolaire, saint Thomas précisait :
Mon intention, dans cette œuvre, a été non seulement de rechercher le
sens littéral mais aussi d'exposer le sens mystique et, en même temps, de
réfuter les erreurs et d'affirmer la vérité de la foi catholique.

Or, dans cette perspective, il apparut vite que seul le sens littéral
pouvait soutenir de manière certaine l'argumentation dogmatique, ainsi
que le dit saint Thomas dans la Somme théologique :
On ne peut argumenter qu'à partir du sens littéral et non à partir des sens
dits allégoriques ... Rien ne sera cependant perdu de la sainte Ecriture car rien
de nécessaire à la foi n'est contenu dans le sens spirituel que l'Ecriture ne
nous livre clairement ailleurs dans le sens littéral (1", q. I, a. 10).
2.12. Etudier la Bible

En même temps qu'il fondait au plan non de l' « autorité » théolo-


gique mais à celui de l' « efficacité » doctrinale le primat du sens littéral,
le développement de la scolastique donnait précisément aux exégètes
universitaires les moyens concrets d'enrichir leurs modes d'investigation
de la lettre.
Nous avons cité plus haut quelques-uns des instruments de travail
(concordances réelles et verbales, correctoires) créés dans les écoles
du xme siècle. On pourrait y joindre les recueils de distinctiones d'esprit
analogue quoique destinés à la prédication plus qu'à l'enseignement.
Des chapitres particuliers de ce livre sont consacrés à la présentation
détaillée des uns et des autres.
Mais il y a plus. Les efforts, assez maladroits d'ailleurs, pour diffuser
dans l'université une recension jugée satisfaisante de la Vulgate, la mise
au point d'une division du texte sacré en chapitres et paragraphes
numérotés afin de permettre un système clair de références, la réflexion
des exégètes pour fixer de manière définitive et, il faut le dire, pertinente
le canon de la Bible, spécialement de l'Ancien Testaments, tout ce travail
qui n'était au demeurant pas propre à l'exégèse biblique (car des efforts
analogues furent alors faits, dans les mêmes milieux universitaires,
vis-à-vis des Pères, des recueils juridiques, des textes d'Aristote, etc.)
« dénote », comme l'a bien montré R. H. Rouse, « un changement
important dans l'attitude vis-à-vis de l'autorité du mot écrit... , un désir
d'appliquer aux textes une nouvelle méthode de recherche, d'accéder à
l'information, de la localiser dans la matière du te:x;te »4 •
Cette attitude nouvelle face à la lettre du texte sacré, jugée désormais
de nature à arrêter longuement l'attention de l'exégète, ressort clairement
de la lecture de n'importe quel grand commentaire biblique du xme siècle.
Certes, ces commentaires continuaient à prendre largement appui sur
les interprétations des Pères, connues le plus souvent à travers la Glose,
encore que le recours aux originalia Patrum fût vivement conseillé, sinon
pratiqué. Mais les exégètes universitaires savaient aussi que les inter-
prétations des Pères étaient elles-mêmes parfois discordantes et qu'elles
ne dispensaient donc pas de rechercher, éventuellement par soi-même,
la « vérité de la lettre », qu'ils identifiaient à l' « intention » de l'auteur
sacré. « Tel est le sens littéral et conforme à l'intention de l'auteur »,
dit saint Thomas dans son commentaire de l'Epître aux Romains; cette
formule est significative de ce type d'exégèse. Il s'agissait au demeurant

3• En gros, on peut dire que les exégètes du xm• siècle ont su rejeter à peu près tous les
apocryphes (mis à part la « Prière de Manassé » et Esdras III) et reconnaître la canonicité des
livres deutérocanoniques, tout en leur attribuant généralement une autorité moindre, au moins
au plan doctrinal. Dans le Nouveau Testament, ils ont tous admis l'authenticité paulinienne
de l'Epître aux Hébreux (sur le détail de ces problèmes, voir C. SPICQ [r6], pp. 144-159).
4· R. H. RousE, « L'évolution des attitudes envers l'autorité écrite : le développement
des instruments de travail au xm• siècle », dans Culture et travail intellutuel dans I'Ocddenl
médiéval, Paris, 1981, pp. II5-144.
L'exégèse de l'Université 21 3

d'une tâche difficile et parfois l'incertitude sur le sens exact de tel ou tel
passage ne pouvait être levée de manière satisfaisante. Ne pouvait-on,
suggéraient alors certains, aller jusqu'à concevoir qu'il puisse à l'occasion
exister une véritable pluralité de sens littéraux de l'Ecriture, ne serait-ce
qu'en raison de la pluralité de ses « auteurs », l'écrivain inspiré d'une
part mais aussi l'Esprit-Saint lui-même ? Sur ce problème difficile, saint
Thomas a des formules quelque peu embrouillées qui ont alimenté les
positions divergentes des thomistes contemporains; dernier en date, le
cardinal de Lubac paraît penser que saint Thomas admettait éventuelle-
ment divers sens littéraux, encore que d'une « authenticité biblique »
inégale, glissant du sens propre, celui« de l'auteur>>, à des sens« adaptés»
mais cependant ratifiés par l'Esprit-Saint.
Dans cette tâche difficile d'analyse littérale, les exégètes universitaires
utilisaient avant tout les instruments dont ils avaient appris l'usage à la
faculté des arts 5 : la grammaire (la morphologie beaucoup plus que la
syntaxe) et la dialectique.
La grammaire leur permettait d'apprécier le sens exact des mots,
concordances et distinctiones facilitant à cet égard d'éclairants rappro-
chements.
La dialectique surtout commandait toute la structure du commentaire.
Celui-ci commençait normalement par un prologue établissant l'unité
organique du livre commenté par l'analyse de son sujet, de sa composition
et de son genre littéraire, de sa finalité religieuse ou morale. A partir de
Guerric de Saint-Quentin, les exégètes prirent l'habitude d'utiliser systé-
matiquement la classification aristotélicienne des quatre causes (efficiente,
matérielle, formelle, finale) pour ordonner leurs prologues. C'est à ce
schéma que se réfère saint Thomas lorsqu'il distingue, dans l'introduction
de ses expositions, l'auteur (par exemple Jérémie, prophète de Dieu),
la matière (dans l'exemple de Jérémie, la captivité d'Israël), le mode ou
forme (ici, le mode prophétique), enfin l'utilité (ici, nous apprendre à
bien vivre avant de parvenir à la gloire de l'immortalité). Après le
prologue, le commentaire lui-même se présente selon une ordonnance
également dialectique, c'est-à-dire qu'il est divisé et subdivisé en autant
d'éléments qu'il est nécessaire pour mettre en évidence sa structure
logique, c'est-à-dire pour retrouver l'intention, les« raisons» de l'auteur
inspiré. Et l'exposition progresse ainsi systématiquement, section après
section, le commentaire littéral étant souvent doublé, répétons-le, de
l'exposé d'un ou plusieurs sens spirituels.
Cette minutieuse analyse grammaticale et logique s'appuyait sur un
grand luxe d'autorités et de références : autres passages de la Bible elle-
même, plus ou moins judicieusement rapprochés et confrontés au texte

5. Les maîtres en théologie séculiers étaient tous maîtres ès arts. Les maîtres mendiants
avaient eu une formation équivalente dans les studia d'arts et de philosophie de leurs ordres.
z 14 Etudier la Bible

commenté - citations « authentiques » des Pères et « magistrales » des


glossateurs plus récents, patiemment relevées et éventuellement accor-
dées selon les règles désormais classiques de la dialectique -,rappel des
interprétations erronées et des erreurs des hérétiques du passé.
Les références aux auteurs païens, c'est-à-dire à Aristote, aux savants
et philosophes grecs et arabes, aux moralistes antiques, apparaissent assez
timidement vers 1 zzo chez Guillaume d'Auvergne et Philippe le Chance-
lier. Ce fut Roland de Crémone, formé en arts à Bologne avant son
entrée chez les Dominicains, qui, le premier, leur ouvrit largement les
portes de l'exégèse, suivi par tous les auteurs postérieurs, spécialement
Albert le Grand et les Oxfordiens. La Physique et la Métaphysique, plus
tardivement et plus discrètement l'Ethique et la Politique furent ainsi
largement mises à contribution. Naturellement, ces références n'avaient
pas en exégèse la valeur d'autorité des citations patristiques mais elles
servaient à expliciter rationnellement le contenu littéral du texte sacré.
L'idée même que la Bible était le livre suprême, à la fois fondement de
l'Eglise et achèvement de toute science et de toute sagesse, justifiait qu'on
usât de toutes les disciplines de l'esprit humain, de toutes les ressources
des sciences profanes pour élucider les significations historiquement
voulues par les auteurs inspirés. « Sans l'astrologie [et on pourrait y
ajouter toutes les disciplines du quadrivium et de la philosophie naturelle]
on ne peut comprendre bien des passages de l'Ecriture sainte », dit,
dans son commentaire sur Job, Roland de Crémone qui rappelle ailleurs
que tout docteur en théologie doit avoir été préalablement formé en
philosophie, spécialement en logique « pour ne pas se laisser prendre à
des argumentations erronées » et en médecine « à cause des allégories et
moralités tirées des propriétés des choses ».
La lecture des commentaires bibliques du xme siècle est aujourd'hui
fort déroutante. Leur extrême morcellement, qui correspondait aux
nécessités d'une pédagogie essentiellement orale, est lassant. Surtout
les lacunes de cette herméneutique sautent aux yeux. Sa grande minutie
grammaticale ne saurait cacher sa faiblesse philologique. Pour l'essen-
tiel, les exégètes du xuxe siècle s'en sont tenus aux recensions dont ils
disposaient couramment, c'est-à-dire, en particulier, celle dite de l'uni-
versité de Paris; recension notoirement assez fautive, ce dont les contem-
porains eux-mêmes eurent bientôt conscience mais sans parvenir à
Y porter substantiellement remède malgré la production au long du
siècle de divers correctoires; seul celui du franciscain d'Oxford Guil-
laume de La Mare, rédigé à la fin du xme siècle, utilisait assez largement
le texte hébreu et les commentaires rabbiniques. La solution avait en
effet bien été perçue, c'était de recourir aux versions grecque et hébraïque.
En vertu d'une théorie alors largement admise sur l'origine et la géné-
ration successive des langues, l'hébreu exerçait même sur les auteurs
chrétiens une fascination particulière. Et de fait, on trouve dans les
L'exégèse de J'Université z1 5

bibliothèques universlta.tres ou mendiantes, notamment anglaises,


du xme siècle des glossaires grec- ou hébreu-latin ainsi que des originaux
hébreux, parfois glosés en latin, et des traductions, spécialement du
Psautier, directement refaites sur l'hébreu. A la fin du xnre siècle,
plusieurs couvents dominicains (Barcelone, Jativa) eurent une école
d'hébreu. Mais tout cela n'alla pas très loin. Tout en fascinant, les
versions grecque et hébraïque de la Bible suscitaient a priori la méfiance;
on soupçonnait en particulier les Juifs de falsifier l'Ancien Testament
pour en éliminer toute allusion au Christ; on reprochait en somme à
l'exégèse rabbinique son strict« judaïsme» qui ne pouvait évidemment
alimenter l'allégorie chrétienne. Bien souvent, ceux-là même qui se
donnèrent la peine d'apprendre le grec et l'hébreu et d'examiner les
versions grecque et hébraïque de l'Ecriture, le firent dans une perspec-
tive ouvertement apologétique, pour y puiser la matière d'écrits polé-
miques. Ajoutons que cette connaissance des langues orientales fut
surtout le fait d'exégètes spécialisés dans la compilation de manuels;
mais parmi les commentateurs proprement dits, si ceux d'Oxford eurent
généralement un minimum de notions de ces langues, les grands auteurs
parisiens les ignorèrent superbement; les références pédantes, les éty-
mologies plus ou moins exactes de mots et de noms grecs et hébreux
dont ils parsemaient volontiers leurs écrits, ne doivent pas faire illusion
sur leur ignorance profonde.
On chercherait de même en vain dans ces commentaires les élé-
ments d'une approche historique ou littéraire authentique de la Bible.
Les explications d'ordre historique ou archéologique sont rares, vagues,
souvent erronées. Les caractéristiques propres du style biblique, variable
selon le genre des livres mais qui, en règle générale, s'apparente plus
à la poésie ou à la chronique qu'à l'exposé doctrinal, sont très largement
méconnues; il est vrai qu'il était difficile de mener une telle approche
rhétorique et poétique en n'ayant à disposition qu'une traduction, de
surcroît souvent médiocre.
Bref, l'exégèse des maîtres universitaires du xme siècle nous frappe
volontiers par son anachronisme, sa tendance à moins expliquer, pour
elle-même, la lettre de l'Ecriture qu'à lui appliquer des significations
contemporaines portées par de simples considérations lexicales et
déductions logiques. « Pour prouver ce qu'il vient de dire, l'Apôtre
introduit deux syllogismes ... » : cette formule extraite du commentaire
de saint Thomas sur l'Epître aux Romains - on en trouverait mille
analogues chez saint Thomas lui-même ou ses contemporains - suffit,
mieux qu'un long discours, à faire sentir les limites d'une exégèse à
ce point dominée par les habitudes de la pensée dialectique.
Mais ce constat de carence est lui-même, pour une part, anachro-
nique. Il faut en effet bien voir que chez tous ces auteurs le souci d'exposer
le sens littéral de l'Ecriture sainte s'accompagnait cependant du refus
z16 Etudier la Bible

d'un littéralisme qu'ils eussent qualifié de « judaïsant », c'est-à-dire


d'aveugle, comme la Synagogue aux yeux bandés des porches gothiques,
à l'histoire du salut, au centre de laquelle le Christ donne seul sens à
toute la Révélation. Aussi bien d'ailleurs voit-on, à lire, par exemple,
saint Thomas, que la définition qu'il donne du « sens littéral » de l'Ecri-
ture est en fait large et récupère une part de ce que nous aurions cru
relever du sens spirituel traditionnel. Le sens littéral, dit-il, ne doit
pas seulement s'entendre du sens immédiat, grammatical, et des réfé-
rences factuelles, historiques; il inclut la totalité du contenu de la Révé-
lation, c'est-à-dire tout l'enseignement religieux et moral explicitement
donné par Dieu dans la Bible, que ce soit sous la forme d'un discours
obvie ou sous celles, multiples, de la parabole ou de la prophétie (sans
compter ce que nous avons dit plus haut de la multiplicité possible
des sens littéraux). Cantonnant l'exégèse spirituelle dans le domaine
de l'édification morale et de la méditation typologique, saint Thomas
élargissait en fait considérablement le champ de ce sens littéral de
l'Ecriture dont il nous dit par ailleurs qu' « il ne saurait y avoir en lui
la moindre fausseté ».
On voit donc qu'il faut être prudent lorsqu'on rapproche, comme
on le fait souvent, le succès de l'exégèse littérale chez les docteurs
mendiants de l'esprit évangélique -vivre l'Evangile« à la lettre» -
qui est un des fondements de la spiritualité de leurs ordres. Certes les
Mendiants et d'abord saint François ont passablement dévalué les
anciennes traditions monastiques de contemplation et de méditation,
cadre naturel de l'exégèse spirituelle, au profit d'un idéal plus concret
où la prière et la pénitence supplantent la lectio divina ou, en tout cas,
s'en séparent nettement. Mais l'exégèse des grands docteurs domini-
cains et franciscains n'a rien de la paraphrase pieuse- Scriptura sola-
à quoi aurait pu mener par elle-même la pratique de la vie apostolique.
Elle paraît donc s'expliquer beaucoup plus par l'atmosphère intellec-
tuelle des milieux scolaires dans lesquels les Mendiants se sont insérés
et qui était celle de la scolastique et donc de l'aristotélisme. Par oppo-
sition au platonisme, au moins latent, et à l'augustinisme de la culture
monastique du haut Moyen Age, la scolastique refuse d'assigner comme
fin à la science et notamment à la théologie l'intuition d'une vérité
idéale cachée derrière un monde d'apparences et accessible seulement
selon les voies de l'illumination mystique ou de la pensée symbolique.
La scolastique pense au contraire qu'une connaissance scientifique des
apparences est possible et même nécessaire - car il n'en est point
d'autre-, que l'esprit ne se dérobe pas derrière la lettre mais au contraire
s'y exprime en l'informant. L'Ecriture sainte est donc totalement intel-
ligible dans sa littéralité mais, sous peine de « judaïser », cette littéralité
ne doit pas se suffire à soi-même mais au contraire renvoyer, au-delà
d'elle-même, non point tant aux « sens spirituels » traditionnels qu'au
L'exégèse de l'Université 2.17

contenu dogmatique de la foi qui constitue, comme dit Albert le Grand,


la « vérité de la lettre ». Littérale et scientifique, l'exégèse universitaire
du xme siècle était donc, plus encore, doctrinale et théologique.
Les théologiens du xue siècle, à partir d'Abélard, avaient déjà
commencé à pousser le commentaire biblique au-delà de sa fin immé-
diate en dégageant, à propos de tel ou tel passage de l'Ecriture, les
« questions » théologiques qu'il appelait; bientôt étaient apparus les
premiers recueils de « sentences » où ces questions théologiques étaient
combinées entre elles et rassemblées selon un ordre systématique n'ayant
plus rien à voir avec celui de l'Ecriture. Ce mouvement qui tendait à
détacher la théologie de l'exégèse, la sacra doctrina de la sacra pagina,
a pris toute son ampleur au xme siècle avec la scolastique, au fur et à
mesure de la découverte progressive de l'aristotélisme qui faisait entrer
dans le champ de la doctrine chrétienne la considération des problèmes
non seulement religieux mais philosophiques et enfin moraux et poli-
tiques. Ce développement de la théologie spéculative s'est traduit sur
le plan scolaire par l'apparition de nouveaux exercices : commentaires
des Sentences de Pierre Lombard -questions disputées. Naturellement,
ces exercices, normalement bâtis selon le mode de l'argumentation
dialectique, requéraient largement le secours d'autorités scripturaires.
Il était donc logique que de plus en plus l'exégèse proprement dite,
à quelque niveau de sens qu'elle visât, s'adaptât à cette finalité nouvelle
qui demandait plus une analyse minutieuse des textes qu'une saisie
globale de leur unité. Avant la fin du xme siècle, surtout dans les studia
mendiants, cette évolution n'était d'ailleurs pas achevée. Les meilleures
expositions bibliques, celles d'un saint Bonaventure ou d'un saint
Thomas à Paris et, plus encore, celles des maîtres oxfordiens conti-
nuaient à tenir ensemble exégèse proprement dite et questions théolo-
giques, qui restaient directement greffées sur leur substrat scripturaire.
Mais, même en pareils cas, il n'en était pas moins vrai que la spé-
culation théologique imposait désormais au commentaire de l'Ecriture
son mode d'investigation et d'expression - la dialectique - et ses
catégories doctrinales. D'une autre manière que les disciplines profanes,
l'exégèse se voyait donc de plus en plus ramenée à un rôle ancillaire
vis-à-vis de la science sacrée qui trouvait désormais son expression
la plus achevée dans les exposés systématiques des Sentences et des Sommes.
Naturellement, ceci ne signifie pas que les théologiens de ce temps
ont mal connu la Bible. Au contraire, les progrès techniques (malgré
leurs insuffisances) de l'exégèse littérale, la structure même des cursus
d'études - sur lesquels nous reviendrons -leur assuraient une fami-
liarité profonde, une imprégnation totale du texte sacré. Ils le connais-
saient sans doute très largement par cœur et le recours aisé aux trésors
immenses de la Glose et des concordances leur en donnait la maîtrise
à peu près parfaite.
21 8 Etudier la Bible

On a relevé que sur les 38 ooo citations explicites contenues dans


les deux Sommes de saint Thomas, 25 ooo venaient de la Bible, 8 ooo
d'auteurs chrétiens, Pères surtout, et 5 ooo seulement d'auteurs païens
(dont 4 300 d'Aristote). Commentant ces chiffres, le P. Hubert en conclut
que les Sommes sont des« manuels de théologie biblique et, par contre-
coup, d'exégèse» où les références aristotéliciennes ne représenteraient
que« le patrimoine universel de l'expérience et du bon sens humain »6•
C'est aller un peu vite en besogne. Le même auteur écrit d'ailleurs
plus bas que « saint Thomas ne s'arrête pas ... à l'Ecriture en tant que
texte. Sa foi, en pleine activité, va aux res par-delà les verba ». N'est-ce pas
reconnaitre que la matière scripturaire, dont nul ne peut évidemment,
sans absurdité, nier qu'elle soit le fondement de toute la foi chrétienne,
est organisée par les auteurs scolastiques selon une structure qui n'est
sans doute pas purement aristotélicienne mais qui n'est pas non plus
spécifiquement biblique. Le P. Chenu fait observer que« la Bible était,
dans l'enseignement de la théologie au xme siècle, le livre de base,
non seulement comme le premier répertoire des autorités à utiliser
pour assortir de leurs preuves les arguments élaborés, mais comme la
matière même, directement exploitée, du savoir sacré qu'est la théo-
logie, science de Dieu à partir de la parole de Dieu ». L'exégèse du
xme siècle s'est adaptée à ce double rôle. Elle a fourni à l'enseignement
et, ajouterons-nous, à la prédication toutes les autorités et exempla
dont ils pouvaient avoir besoin. Elle a nourri substantiellement les
grandes constructions doctrinales mais sans pour autant en informer
véritablement l'architecture. Telle est, nous semble-t-il, la principale
limite d'une exégèse qui a sans doute permis d'accéder à une connais-
sance encore jamais atteinte du texte sacré mais qui, en même temps,
n'a pas su en faire l'axe central de la vie chrétienne, n'a pas su animer
l'expérience concrète de la foi de la vie propre d'un texte révélé par
Dieu tout au long de l'histoire du salut.
En vérité, ces limites de l'exégèse scolastique avaient déjà été per-
çues pour une part et dans les milieux universitaires eux-mêmes par
certains contemporains, telle franciscain d'Oxford Roger Bacon dont
l'Opus minus (vers 1267) contient à ce sujet quelques pages souvent
citées. Bacon s'y propose d'énumérer les « sept péchés » dont, selon
lui, souffre l'enseignement théologique de son temps 7 : la philosophie
a tout envahi et l'Ecriture sainte elle-même est désormais exposée
selon des procédés empruntés aux dialecticiens, aux grammairiens et

6. M. HUBERT,« L'humour de saint Thomas d'Aquin en face de la scolastique», dans


I2} 7 4 Année charnière. Mutations et continuités (Colloques internationaux du CNRS, 5 58), Paris,
1977. pp. 72.5-739·
1· Fr. Rogeri Bacon opera quaedam hactenus inedita, éd. J. S. BREWER, vol. 1, Londres, 1859,
PP· 32.2.-359; l'Opus minus ne nous ayant été conservé que de manière fragmentaire, il manque
d'ailleurs le passage concernant le « septième péché » de la théologie moderne.
L'exégèse de l'Université 219

aux juristes. Il est certes, ajoute-t-il, des sciences nobles et utiles à la


théologie : grammaire des langues étrangères (entendons le grec et
l'hébreu), mathématiques, perspective, morale, science expérimentale,
alchimie, mais les exégètes actuels les dédaignent au profit exclusif
de la grammaire latine, la logique, la philosophie naturelle et la méta-
physique; et ces quatre sciences elles-mêmes, d'ailleurs, ils les connais-
sent en fait si mal que c'est une source supplémentaire d'erreurs dans
leurs exposés comme on peut le voir dans les commentaires totalement
surfaits d'Alexandre de Halès et Albert le Grand. Dans les facultés
de théologie, les Sentences de Pierre Lombard ont supplanté l'Ecriture
sainte elle-même et l'Histoire scolastique : au sententiaire tous les honneurs
et les titres alors que le bibliste n'a qu'une position subalterne; cette
coupure est la conséquence de la séparation désastreuse des « questions >>
et du texte sacré lui-même :
Les questions qu'il faudrait dégager du texte lui-même pour l'éclairer,
... en sont séparées... Ceux qui lisent le texte, en réalité ne l'expliquent pas
vraiment car ils ne posent pas les questions spécifiques et nécessaires à l'intel-
ligence même du texte. Pourtant toutes les questions utiles et proprement
théologiques que l'on trouve dans les Sommes et les Sentences, pourraient
être résolues en se fondant sur le texte de l'Ecriture.
Et ce fragment de l'Opus minus se termine par un long passage sur la
corruption de la recension de la Vulgate dite de Paris, les méfaits de
l'ignorance des langues et de l'histoire, l'insuffisance radicale des cor-
rectoires en usage et la nécessité de recourir aux originaux grec et
hébreu. Ces considérations philologiques se retrouvent dans d'autres
œuvres de Bacon comme l'Opus mqjus.
Témoignage remarquablement vivant. Il ne faut cependant ni
exagérer son apparente modernité ni se laisser prendre à la veine sar-
castique que ce franciscain d'Oxford déploie volontiers lorsqu'il s'agit
de critiquer ses collègues parisiens, spécialement dominicains. Il ne
rend justice ni à la qualité théologique des meilleures expositions bibli-
ques du xme siècle ni aux efforts philologiques et linguistiques limités
mais réels de certains de ses contemporains. Et on ne sache pas que
lui-même ait d'ailleurs beaucoup mis en pratique les beaux principes
énoncés dans l'Opus minus. En réalité, comme l'ont souligné Beryl
Smalley et d'autres, malgré sa perspicacité, la critique de Roger Bacon
était beaucoup plus tournée vers le passé que vers l'avenir. Son modèle,
c'était l'exégèse des Victorins du xue siècle et les premiers docteurs
d'Oxford, Robert Grosseteste et Adam Marsh. Certes, l'idéal exégétique
qui sous-tend ces pages repose sur des exigences auxquelles nous
sommes redevenus sensibles : la nécessité d'assurer les fondements
textuels de l'Ecriture par une meilleure connaissance de ses versions
les plus anciennes - la nécessité de réunifier commentaire littéral
et questions doctrinales pour constituer une authentique théologie
220 Etudier la Bible

biblique - l'idée que le progrès des disciplines scientifiques les plus


diverses ne pouvait que concourir à une meilleure compréhension du
texte sacré et devait donc être encouragé. Mais chez Bacon ces exigences
découlaient en fait de la conviction traditionnelle que tout était dans
la Bible, expression insurpassable de la sagesse divine; et cette convic-
tion l'amenait à placer la théologie, elle-même ramenée, comme nous
venons de le dire, à une forme revivifiée d'exégèse, au sommet de
l'immense édifice d'un savoir encyclopédique - « le théologien doit
tout savoir pour pouvoir comprendre pleinement l'Ecriture sainte » -
dont il a lui-même esquissé le plan. Mais à cette date ce scire omnia
(qui fait écho, à près d'un siècle et demi de distance, à l'omnia disce
d'Hugues de Saint-Victor), s'il posait peut-être d'utiles jalons pour le
développement ultérieur des sciences expérimentales, constituait pour
l'exégèse une position irréaliste, intenable, qui faisait fi des progrès
contemporains des sciences et l'eût écrasée sous le poids des questions
les plus disparates. Plus que d'une impossible unité, c'était d'une spé-
cificité authentique que l'exégèse avait désormais besoin.
De toute façon, les protestations de Roger Bacon allaient largement
à contre-courant non seulement de la méthode suivie par la plupart
des docteurs de son temps mais aussi des pratiques couramment admises
alors dans les milieux universitaires et par la grande majorité des étu-
diants en théologie, séculiers ou Mendiants, ainsi que l'attestent quel-
ques indices concrets sur lesquels nous voudrions terminer.
On sait par exemple qu'à en juger par le nombre de manuscrits
conservés, les œuvres proprement exégétiques d'Albert le Grand, saint
Bonaventure ou saint Thomas paraissent avoir eu beaucoup moins
de diffusion que leurs commentaires d'Aristote ou des Sentences ou leurs
Sommes théologiques. Il n'existe que 2 manuscrits du commentaire d'Albert
le Grand sur Isaïe contre 28 de sa Métaphysique, 25 du commentaire
de saint Bonaventure sur l'Ecclésiaste contre 227 de son Breviloquium
et pour saint Thomas enfin 59 manuscrits de son exposition sur Job,
;; de celle sur Jean, 2 de celle sur les Lamentations contre 78 à 167
(selon le livre considéré) de son commentaire sur les Sentences, 137 de
ses Quodlibet et jusqu'à 28o pour la Secunda Secundae de la Somme théo-
logique.
Cette faible diffusion des commentaires bibliques coïncidait avec
une désaffection croissante des étudiants pour ce type d'exercice, même
dans les ordres mendiants. A la fin du XIIIe siècle, les Dominicains
entreprirent de créer, dans leur ordre, des studia Biblie distincts des
studi'a theologie traditionnels où on lisait essentiellement les Sentences;
le chapitre général de 1 ;oS s'efforça de généraliser cette institution,
en en donnant la raison : « Comme il est trop connu que l'étude de
l'Ecriture sainte s'est effondrée, négligée, semble-t-il, de la plupart,
le maître de l'ordre ... ordonne formellement que dans chaque province
L'exégèse de l'Université zz1

soient désignés un ou plusieurs couvents où on ne lira que la Bible,


biblice8• » Mais dès 1 31 z il fallut apporter à cette décision des corrections
qui en annulaient pratiquement la portée : « ... Pour que les jeunes
frères assignés à un studium Biblie ne soient pas pour autant privés
de 'questions', nous voulons et ordonnons qu'à ces dits studia Biblie
soient assignés des lecteurs des Sentences suffisants et idoines. » Prestige
de la « question disputée », sclérose et appauvrissement déjà irrémé-
diables de l'exégèse avaient donc fait échouer cette tentative pour
instaurer chez les Prêcheurs de véritables écoles bibliques.
Dans les facultés de théologie proprement dites et spécialement
dans celle de Paris dont les statuts furent repris dans toutes les fonda-
tions de la fin du Moyen Age, la place faite aux lectures bibliques dans
les cursus universitaires et les programmes d'études, sans être aussi
ridicule que le prétendait Bacon, n'en était pas moins limitée. On ne
possède pas de statuts complets de la faculté de théologie antérieurs
au xrve siècle mais les pratiques que ceux-ci entérinèrent avaient dû,
pour l'essentiel, se constituer au cours du xxue siècle.
L'enseignement biblique était donné à deux niveaux. Il y avait les
lectures des maîtres. Les maîtres ne « lisaient »-ils que la Bible ou leur
arrivait-il de commenter aussi les Sentences ? Ce point est discuté. En
tout cas, ils étaient assez libres dans l'organisation de leurs lectures
magistrales, aussi bien quant au contenu (c'est-à-dire quant à la place,
plus ou moins grande, à faire aux« questions», théologiques et autres)
que quant au rythme; si saint Thomas paraît avoir souvent fait deux
lectures bibliques par semaine, ce qui lui permit par exemple d'exposer
l'Evangile de saint Jean en deux ans et 144leçons, un Gerson, au début
du xve siècle, mettra dix ans pour commenter les trois premiers cha-
pitres de Marc. A son image, beaucoup de régents, surtout séculiers,
paraissent avoir passablement négligé leurs lectures bibliques pour se
consacrer avant tout à l'organisation des disputes. L'enseignement
biblique courant, celui qui constituait l'initiation essentielle de la plu-
part des étudiants, était donc assuré par de jeunes bacheliers dits biblici
ou cursores. Au bout de sept (plus tard six) ans d'études (audition essen-
tiellement passive des lectures des maîtres et des bacheliers et des dis-
putes), l'étudiant qui en était jugé digne était admis au grade de bache-
lier et devait à ce titre faire deux cursus d'un an chacun au cours desquels
il lisait, chaque année, un livre de l'Ancien et un livre du Nouveau
Testament. Chaque « cours » débutait par une introduction (princi-
pium ou introitus - c'est généralement la seule partie qui a survécu
par écrit de ces lectures de bacheliers biblistes) consacrée à l'éloge de

8. Le sens de ce mot n'est pas évident. ll est sans doute synonyme de mrsori1 (cf. infra,
p. zu) mais certains, comme Ehrle, pensent qu'il désigne une fonne plus approfondie de
commentaire, incluant l'exposition des sens spirituels.
222. Etudier la Bible

l'Ecriture et à la présentation générale du livre commenté; puis le


cursor exposait cursorie le livre qu'il avait choisi, c'est-à-dire qu'il s'agis-
sait d'une présentation complète mais rapide, s'attachant sans digression
ni question au seul texte, éclairé par le recours systématique à la Glose
et aux commentateurs autorisés. Les bacheliers « bibliques » mendiants
et cisterciens étaient même, quant à eux, tenus de parcourir cursorie
en deux ans non pas quatre mais tous les livres de la Bible.
Il ressort de ces dispositions statutaires que les programmes de
la faculté de théologie donnaient aux étudiants les moyens d'accéder
à une excellente familiarité avec le texte de l'Ecriture (« écouté » pen-
dant sept ans puis « lu » pendant deux) mais qu'il s'agissait le plus
souvent d'une connaissance théologiquement superficielle dont le but
était surtout de permettre au futur sententiaire puis maître d'assimiler
l'immense matière des autorités scripturaires. Les exercices les plus
fondamentaux de l'enseignement théologique étaient en effet manifes-
tement le commentaire des Sentences de Pierre Lombard que le bache-
lier, devenu « sententiaire », faisait en deux (plus tard un) ans, après
avoir terminé ses cursus bibliques, et surtout les disputes, ordinaires ou
quodlibétiques, auxquelles il participait comme « bachelier formé »
avant de les présider lui-même comme docteur. Il est à cet égard signi-
ficatif que l'examen universitaire essentiel, celui de la licence, ait consisté
en une série de disputes menées par le candidat sur des questions choi-
sies par lui et qu'on n'ait jamais envisagé d'y insérer un exercice d'« expo-
sition » biblique.
Mgr P. Glorieux a étudié les notes personnelles d'un certain Jean
de Falisca, étudiant en théologie à Paris de 1348 environ à 1364, année
de sa maîtrise 9 ; l'examen de ce dossier ne dément pas l'impression
créée par la lecture des statuts. Rien n'y apparaît des cursus bibliques de
Jean de Falisca, qui ont dû être simple paraphrase de la Glose, alors
qu'on le voit au contraire, dès ses années d'étudiant puis de cursor, se
préoccuper d'assister ou de participer à des disputes et de réunir, par
des lectures multiples de théologiens contemporains, les matériaux qui
nourriront plus tard ses leçons de sententiaire, qui représentaient mani-
festement l'épisode décisif de sa formation.
L'exemple de Jean de Falisca n'est qu'un cas parmi d'autres. Pour
apprécier de manière plus globale la place des textes et commentaires
bibliques dans la formation des théologiens, on aimerait disposer,
par exemple, du témoignage des bibliothèques. Malheureusement, au
moins avant le xve siècle, rares sont les inventaires conservés de biblio-
thèques spécifiquement destinées à des étudiants en théologie. On

9· P. GLORIEUX,« Jean de Falisca. La formation d'un maître en théologie au xive siècle»,


dans AHDLMA, JJ, I966, pp • .:t3-104.
L'exégèse de l'Université 2Z3

connaît quand même celle de la Sorbonne, un des plus grands collèges


parisiens, fondé en 12.57 par Robert de Sorbon pour seize étudiants en
théologie. Un catalogue complet, dressé en 1 32.8, .recense 1 82.4 volumes,
ce qui en faisait une des plus belles bibliothèques d'Occidentto. On
peut, en s'appuyant sur les subdivisions mêmes de ce catalogue, regrouper
ces volumes de la manière suivante :
Textes bibliques (Bible, Histoire scolastique, gloses et pas-
tilles bibliques) ................................ . 42.4 (z; %)
Pères et auteurs ecclésiastiques antérieurs au xme siècle .. . 184 (10 -)
Théologie scolastique (Sentences, Questions, Sommes) .. 2.79 (15,5 -)
Ouvrages de piété et de pastorale (Distinctiones, Vies de
saints, Sommes des vices et des vertus, sermons,
liturgie) ...................................... . 402. (zz -)
Arts (grammaire, logique, quadrivium) et philosophie
(Aristote, philosophie naturelle, éthique) ........ . 46; (z5,5 -)
Droit ........................................... . 6z (;,4 -)
Livres en français ................................. . IO (o,6 -)
Total ..................................... . 1 82.4 (1oo -)

Les quelques bibliothèques de studia mendiants que l'on connaît,


naturellement plus modestes, semblent avoir été composées de manière
analoguell.
S'agissant de la Sorbonne, on a là une bibliothèque assez équili-
brée. Ceci tient sans doute, pour une bonne part, aux origines diverses
des donateurs et au fait que l'enseignement de la Sorbonne était plutôt
traditionnel. En tout cas, textes proprement bibliques, Pères, théologie
scolastique moderne, ouvrages divers de pastorale, manuels d'art et
de philosophie y étaient également très accessibles. Et ceci nous confirme
dans l'impression générale d'une culture biblique de base très largement
diffusée mais chez des hommes tout à fait imprégnés des méthodes de

10. Edité dans L. DELISLE, Le Cabinet de.r manuscrits de la Bibliothèque nationale, t. III, Paris,
r881, pp. 9-71.
r r. Un exemple: la bibliothèque du couvent dominicain de Padoue, connue par un inven-
taire de 1390 (publié dans L. GARGAN, Lo studio teologjço e la biblioteca dei Domenicani a Padova
ne/ Tre e Quattrocento (Contributi alla storia dell'Università di Padova, 6), Padoue, 1971,
pp. 191-220). Si nous répartissons les 227 volumes sous les mêmes rubriques que pour la
bibliothèque de la Sorbonne, nous obtenons :
Textes bibliques ..................................... . 49 (21,5 %)
Pères et auteurs ecclésiastiques antérieurs au xme siècle .. lj ( 6,5 -)
Théologie scolastique ............................... . 47 (21 -)
Piété et pastorale .................................... . 92 (4o,s -)
Arts ............................................... . 14 ( 6 -)
Droit ............................................. .. 10 ( 4.5 -)
Les principales différences (importance des ouvrages de pastorale, faiblesse relative des
arts) s'expliquent aisément par le fait qu'il s'agit d'une bibliothèque mendiante et non!plus
séculière.
224 Etudier la Bible

travail et des modes d'exposition des arts et de la dialectique et assignant


avant tout à l'exégèse un rôle en somme propédeutique au service de la
prédication d'une part, de la spéculation théologique de l'autre.
Si l'on entre plus en détail dans l'examen des volumes de gloses et
pastilles bibliques dont le contenu est identifié avec précision, soit 253,
on constate que les livres sapientiaux (83) et spécialement, parmi eux,
le Psautier (4r), d'une part, les Evangiles (62) de l'autre se taillent la
part du lion alors que les livres historiques (15), les Actes (2) ou l'Apo-
calypse (4) sont bien mal représentés.
Le relevé de tous les commentaires parisiens connus d'après le
Repertorium biblicum de F. Stegmüller amène, avec plus de précision,
à des constatations analogues. On les trouvera réunies à la fin de ce
chapitre, ventilées par siècle, dans le tableau 2 de l'annexe. Il apparaît
que dès le xme siècle les exégètes universitaires ont commenté avec
prédilection les livres qui se prêtaient le mieux soit à des commentaires
doctrinaux, soit à des « moralisations >> : les livres sapientiaux, plus par-
ticulièrement le Psautier et le Cantique, les Evangiles, les Epîtres de
saint Paul. Ils ont au contraire beaucoup moins pratiqué des livres,
parfois très appréciés, comme l'Apocalypse, aux siècles antérieurs mais
qui auraient appelé, pour prendre tout leur sens, une exégèse vraiment
historique (le Pentateuque, mis à part la Genèse toujours très lue, les
livres historiques, les Actes) ou authentiquement mystique - et poé-
tique - (les Prophètes, l'Apocalypse). Une telle répartition des com-
mentaires bibliques produits dans les milieux universitaires parisiens
nous paraît, à son tour, illustrer cet usage ancillaire de l'exégèse par
rapport à la théologie spéculative et à la philosophie chrétienne que
nous avons analysé plus haut.
On nous excusera d'être beaucoup plus rapide sur l'exégèse uni-
versitaire des xrve et xve siècles. Elle est assez mal connue mais rien
de ce que l'on en sait actuellement n'autorise à réviser le verdict de
« décadence» porté contre elle par le cardinal de Lubac. Et l'on peut
être d'autant plus bref que rien de bien nouveau n'apparaît alors mais
seulement le durcissement des caractéristiques les plus discutables de
l'exégèse du xme siècle et le dessèchement de ce qui y était encore
vivant.
Sans doute cette décadence n'a-t-elle pas été continue. Le premier
tiers du xrve siècle est même marqué par certaines œuvres intéressantes.
Si l'exégèse théologique dont témoignent par exemple les commentaires
bibliques de maître Eckhart reste dans la ligne de saint Thomas, divers
auteurs, essentiellement mendiants - car ces ordres avaient plus que
jamais le monopole de cette production (cf. annexe, tableau r) - , se
lancèrent à nouveau dans de grandes entreprises d'exposition de la
totalité ou au moins de larges parties de la Bible, avec une attention
soutenue à la lettre et à l'histoire et souvent une bonne connaissance
V exégèse Je l'Université .2.2;

de l'hébreu12• Les dominicains anglais Nicolas Trevet et Robert Holcot


commentèrent ainsi le Pentateuque, les Paralipomènes, le Psautier et
les livres sapientiaux. A Paris, les dominicains Pierre de La Palu et
Jacques de Lausanne (dont les sermons eurent, par ailleurs, tant de
succès), les franciscains Pierre Auriole, François de Meyronnes et
surtout Nicolas de Lyre ont composé des commentaires complets de
la Bible. La Postilla litteralis super Biblia compilée par Nicolas de Lyre
de 1322. à 1~31 eut un immense succès qu'attestent des centaines de
manuscrits; Nicolas lui-même en donna divers abrégés, notamment
à l'usage des prédicateurs. A propos de Nicolas de Lyre, comme plus
haut de Roger Bacon, il faut souligner le mélange d'archaïsme et de
modernité qui caractérise son œuvre. La tradition de la glose intégrale
de la Bible avec laquelle il renouait était celle d'Etienne Langton et
d'Hugues de Saint-Cher. Sa volonté affirmée de donner le primat à
la lettre tout en respectant la théorie des quatre sens n'avait non plus
rien de nouveau. Sa connaissance, qui a d'ailleurs été diversement appré-
ciée, des commentaires rabbiniques de Raschi et autres, était déjà celle
d'André de Saint-Victor; Nicolas de Lyre était d'ailleurs très sensible
au danger du « judaïsme » et il est l'auteur d'écrits de polémique anti-
juive fondés sur l'Ancien et le Nouveau Testament (Probatio adventus
Christi contra ]Hdmos, Responsio ad quemdam Jmlmum ex verbis Evangelii
sec1111dum Mattheum contra Christum nequiter arguentem). TI faut enfin noter
que le commentaire spirituel de Nicolas véhicule d'abondantes rémi-
niscences joachimites comme le montre son désir de trouver dans
certains livres comme le Cantique ou l'Apocalypse des figures des âges
successifs de l'Eglise. La Postilla litteralis n'en reste pas moins une
œuvre de grand mérite, bien informée et témoignant à l'occasion de
sens critique. Elle est la dernière de ce type au Moyen Age.
Après 1340, le déclin se précipite. A la sclérose interne du genre
vinrent s'ajouter les conséquences de la crise désormais vécue par les
deux grands ordres mendiants dont les couvents furent dépeuplés par
les pestes ou tiraillés entre observances rivales. L'apparition, au tableau 1
de l'annexe, de nombreux commentateurs carmes ne doit pas faire
illusion. Si elle témoigne de l'essor de cet ordre, jusque-là secondaire,
à la fin du Moyen Age, il s'agissait cependant d'auteurs peu originaux
et dont l'œuvre est souvent mince.
A partir de la fin du XIve siècle, la production exégétique univer-
sitaire semble même s'effondrer, quantitativement et qualitativement.
Les seuls commentateurs de quelque mérite (Henri de Hesse, Pierre

12. Rappelons que date de cette époque le décret Inter JoJ/itilutiineJ promulgué au Concile
de Vienne (1312) et prévoyant la création à la Curie et dans les universités de Patis, Oxford,
Bologne et Salamanque de chaires d'hébreu, d'arabe et de syriaque; quoique peu suivi d'effet,
ce décret confirme l'intérêt que le problème des langues orientales, pour des raisons à la fois
exégétiques et missionnaires, rencontrait alors dans l'Eglise.
P. RICBÉ 0 G. LOBRICHON 8
zz6 Etudier la Bible

d'Ailly, Jean Gerson) sont à nouveau des maîtres séculiers, moins pri-
sonniers sans doute que les Mendiants de traditions scolaires figées.
Mais il ne s'agissait pas d'un véritable renouveau. Les statuts des
facultés de théologie ne font apparaître nulle part de modifications
appréciables dans la place et le rôle dévolus aux études bibliques dans
les cursus des étudiants. Au contraire, le prestige des Sentences de Pierre
Lombard comme base de tout l'enseignement théologique est allé
grandissant. C'est dans leurs commentaires d'Aristote et des Sentences
qu'Ockham et les théologiens nominalistes qui l'ont suivi à Oxford
et Paris, ont exprimé l'essentiel de leurs idées alors qu'ils n'ont laissé
pratiquement aucune exposition biblique. Il est d'ailleurs faux de croire
que le nominalisme d'Ockham aurait dû tout naturellement déboucher,
au moins en théorie, sur un biblisme systématique. Comme l'a noté
Georges de Lagarde, la forme propre du rationalisme d'Ockham l'a
amené à plusieurs reprises à poser comme fondements conjoints de la
foi les Ecritures et les « assertions de l'Eglise universelle », les unes
et les autres éclairées par le bon usage de la raison13• Rien là qui pût
fonder le renouveau d'une théologie biblique ou de la science scrip-
turaire.
Fixée dans un cadre scolaire immuable, l'exégèse universitaire a
continué à obéir aux mêmes principes herméneutiques, c'est-à-dire a
continué à essayer de tenir ensemble la nécessité religieuse de l'inter-
prétation spirituelle et la primauté théologique de l'exposition littérale.
Mais ce qui était encore au xrue siècle une unité relativement vivante,
s'est ensuite disloqué. Beaucoup de commentaires tardifs se présentent,
selon le mot du cardinal de Lubac, comme un« mélange d'allégorisme
et d'ultra-littéralisme ». La profusion des allégories et moralités de
toutes sortes, si elle satisfaisait théologiens et prédicateurs sans cesse
en quête d'autorités scripturaires, pervertissait en fait la distinction
ancienne des sens et ramenait à une série de procédés mécaniques
d'exposition ce qui avait été pédagogie de l'intelligence spirituelle des
Ecritures.
Le sens littéral lui-même n'apparaissait donc plus comme le lieu
où se manifestait la vérité inépuisable de la Révélation, la Bonne Nou-
velle de la venue du Christ dans l'histoire, mais comme une règle imposée,
un répertoire d'arguments dogmatiques dont l'interprétation avait été
fixée de manière intangible par les Pères, la Glose et les commentateurs
postérieurs les plus autorisés. Dans une lecture où, à partir de Marc 3, 29,
il définit la notion même de sens littéral, Jean Gerson, chancelier de
l'Université de Paris, théologien marqué par le nominalisme mais par
ailleurs, on le sait, attentif à l'aspiration de ses contemporains à une

13. G. de LAGARDE, La naiuame de l'esprit laïque au déclin du Moyen Age, vol. 5, Paris-
Louvain, 1963, pp. 147-152.
L'exégèse de l'Université 22.7

religion plus sensible au cœur, plus proche de Dieu, multiplie les garde-
fous, qui sont autant de restrictions à la liberté de l'exégète. On est
certes heureux de le voir déclarer, en humaniste, dans sa seconde
« considération » :
Le sens littéral de la sainte Ecriture ne doit pas se comprendre selon la
rigueur de la logique ou de la dialectique... L'Ecriture sainte a en effet sa
logique propre, que nous nommons rhétorique (De sensu litterali sacra
Scriptura ).

Mais un peu plus bas il prend soin de baliser soigneusement l'itinéraire


de l'exégète; moins encore qu'Ockham il n'imagine de faire sortir la
vérité tout entière de la foi du seul contact direct avec l'Ecriture; il
tient au contraire à la réinsérer dans le fil d'une tradition ecclésiastique
pesante14 :
Sixièmement : le sens littéral a d'abord été révélé par le Christ et les
Apôtres et éclairé par leurs miracles; puis il a été confirmé par le sang des
martyrs; puis, en argumentant contre les hérétiques, les saints docteurs ont
dégagé plus explicitement ce sens littéral et ses conséquences évidentes et
probables; enfin est venue la détermination des saints conciles qui a J?ermis à
l'Eglise de définir comme dogme ce que les docteurs avaient étabh comme
doctrine. Des peines furent fixées par les juges ecclésiastiques et laïcs contre
ceux qui par une audace téméraire refuseraient de se soumettre à la détermi-
nation de l'Eglise. Disposition nécessaire car beaucoup n'en finiraient pas de
raisonner et de discuter contre la vérité.
Septièmement: si le sens littéral vient de nos jours à être mis en cause sur
des points qui ont déjà été clairement déterminés et admis par l'Eglise, il ne
faut pas se mettre, par esprit curieux, à raisonner contre ces adversaires mais
simplement user des sanctions prévues (ibid.).

La statistique que nous avons établie des livres de la Bible les plus
lus à Paris à la fin du Moyen Age (cf. annexe, tableau 2.) renforce cette
impression d'une exégèse de plus en plus en quête d'autorités doctri-
nales et morales. Les livres historiques et les Prophètes sont presque
complètement négligés à cette époque et le recul du Pentateuque laisse
une place écrasante aux livres sapientiaux, Psautier en tête, pour
l'Ancien Testament. Mais, par ailleurs, la part du Nouveau Testament
augmente considérablement; ceci a profité surtout aux Epîtres, dont
l'usage théologique se conçoit aisément. Parmi les Evangiles enfin,
celui de Jean l'emporte désormais nettement sur ceux de Matthieu et
de Luc, moins doctrinaux, Marc restant, malgré les lectures déjà citées
de Gerson, le moins commenté des Evangélistes.
On pourrait arrêter ce chapitre sur la constatation de ce blocage.
Sans trop y insister, il paraît cependant utile de rappeler qu'en dehors
de l'université ou au moins sur ses marges les deux derniers siècles

14. Qu'il définit de manière évidemment beaucoup plus précise et orthodoxe qu'Ockham,
lequel s'en tenait au concept assez théorique de« consentement de l'Eglise universelle».
228 Etudier la Bible

du Moyen Age ont vu se frayer des voies nouvelles qui ont commencé
à redonner vie et surtout portée religieuse concrète à l'exégèse.
Chez les Franciscains de tendance« spirituelle», la théorie joachimite
des âges successifs de l'histoire, appuyée sur une interprétation mystique
de l'Apocalypse, a continué à avoir grand succès tout au long du
xive siècle dans la mesure où elle fondait sur l'Ecriture même la voca-
tion exceptionnelle des fils de saint François et donnait corps aux
espérances de cette observance persécutée. Un certain nombre de
maitres en théologie, plus ou moins liés aux Spirituels, se sont faits
l'écho de ce prophétisme dans leurs commentaires de l'Apocalypse,
quoique généralement avec prudence : ainsi chez Pierre Jean-Olivi,
lecteur en théologie à Paris à la fin du xme siècle, Pierre Auriole déjà
cité ou le dominicain Jean Quidort. Cependant, si elle témoigne du
prestige persistant, dans certains milieux, de l'allégorie chrétienne et de
l'eschatologie biblique, cette inspiration n'en était pas moins traditionnelle.
Plus représentatifs du temps étaient sans doute les divers courants
évangéliques qui se maintenaient ou se développaient sous des formes
variées et tendaient, entre autres, à prôner un retour au texte même
de l'Ecriture, débarrassé de la gangue des gloses et concordances forcées
et du fatras des allégories (ce qui n'excluait pas nécessairement l'usage
de significations mystiques simples et authentiquement spirituelles).
Parfois liés, au moins au départ, au monde des écoles, ces courants,
qui développaient une critique, parfois explicite, de la théologie et de
l'exégèse universitaires, s'en sont rapidement détachés pour promou-
voir des formes d'exposition et de diffusion de la Bible accessibles,
par la prédication, l'image ou la lecture, à la masse des pauvres clercs
et des laïcs : traductions vernaculaires, « Bibles des pauvres » illustrées
sont des productions typiques, souvent encore bien maladroites, de
cet évangélisme. On le trouvait à l'œuvre dans certains milieux monas-
tiques réformés, cartusiens, cisterciens ou canoniaux. Il était aussi
présent dans les mouvements religieux populaires comme ceux liés,
aux Pays-Bas, à la Dévotion moderne. Il était enfin au cœur des mou-
vements de réforme anglais et tchèques qui se développèrent autour
de Wyclif d'une part, des réformateurs praguois et de Jean Hus de
l'autre. Primat de la « loi évangélique », ferveur et simplicité dans
l'approche de l'Ecriture: piété et herméneutique tendaient chez Wyclif
à se rapprocher dans la ligne qui aboutira au scriptura sola réformateur.
On peut ignorer le sens mystique ou le sens littéral second; il vaut mieux
penser selon le sens simple et immédiat ( senms rudis) et s'en remettre à l'Esprit-
Saint... (De ueritate sacree Jçripturee).

Mais bientôt expulsés d'Oxford et persécutés comme hérétiques, Wyclif


et ses disciples n'eurent guère d'influence sur l'enseignement univer-
sitaire de la Bible.
L'exégèse de l'Université 2.2.9

De toute façon, le courant nouveau le plus fécond, du strict point


de vue de l'exégèse, était l'humanisme italien qui allait enfin lui donner
les moyens d'un véritable renouveau, c'est-à-dire de cette critique
efficace de la Vulgate toujours souhaitée et jamais réalisée au Moyen
Age, grâce à une maîtrise parfaite des textes grecs et hébraïques.
En 1453, Lorenzo Valla publiait sa Collatio Novi Testamenti, première
étape vers les grandes éditions bibliques du xVIe siècle. Dans le pro-
logue il dénonçait l'insuffisance flagrante de l'exégèse médiévale :
Ceux qui ne sont pas experts dans la langue grecque ne peuvent comprendre
et dans leurs commentaires affirment des erreurs et des impropriétés fort
éloignées de la vérité; et souvent ils disputent obstinément entre eux de
questions qui sont, comme on dit, des vétilles,

et dans l'épitre dédicatoire au pape Nicolas V il critiquait hardiment les


faiblesses du texte de saint Jérôme avant de conclure, avec ce mélange
d'évangélisme sincère et d'orgueil individuel si typique de l'humanisme
du Quattrocento :
... Les simples mots de la sainte Ecriture sont comme autant de pierres
précieuses avec lesquelles est construite la Jérusalem céleste ... Je me suis
efforcé, selon mes capacités, de donner, pour ainsi dire, une toiture restaurée
au temple de cette cité... Est-il tâche plus noble? ... Seul sera qualifié pour ce
travail celui qui aura au moins une bonne connaissance du grec et une parfaite
connaissance du latin et sera pleinement versé dans les lettres sacrées; il n'y
a pas grand monde qui réponde à ces exigences. Dans ces conditions on ne
devrait pas contrecarrer mon œuvre ni même la mépriser16 •

Mais ici encore on ne saurait attribuer à l'université, où Valla lui-


même n'eut guère que des déboires, une part active dans le renouveau
humaniste de l'exégèse. Typique à cet égard est l'attitude d'un homme
comme Gerson. Nous avons déjà parlé de sa prudence, de sa fidélité
aux traditions scolaires. Pourtant il était sensible à la crise générale de
l'enseignement théologique, à l'écart croissant entre celui-ci et les
aspirations religieuses des contemporains; il était aussi, on le sait,
ouvert au renouveau culturel que représentait à Paris même l'huma-
nisme naissant. En 14oo, il rédigea un mémoire sur la réforme de la
faculté de théologie; c'est un texte bien timide et décevant, en parti-
culier en ce qui concerne le problème, à peine mentionné, des études
bibliques. Après avoir constaté que :
Les autres facultés se moquent des théologiens; on les traite d'extrava-
gants; on les accuse de ne plus rien savoir de la vérité solide [du dogme],
des bonnes mœurs et de la Bible,

15. Ces deux passages sont cités par S. I. CAMPO REALE, Lorenzo Valla. Umanesimo e teologia,
Florence, 1972, pp. 325 et 374·
z3o Etudier la Bible

Gerson se borne à demander qu'on étudie réellement les quatre livres


des Sentences - toujours elles 1 - et pas seulement le premier, « et
aussi la Bible », ajoute-t~il rapidement. Puis il termine en souhaitant
que les universitaires se préoccupent davantage de la prédication popu-
laire et publient, à l'usage des clercs et des fidèles, « un petit traité sur
les principaux points de notre religion » et « une liste des doctrines
scandaleuses réprouvées par les maîtres ». Ainsi donc le renouveau
espéré des études théologiques et bibliques n'allait pas, dans son esprit,
au-delà de la production d'un catéchisme et d'un syllabus.
Cinquante ans plus tard, à l'heure où l'apparition de l'imprimerie,
d'une part, la renaissance de l'étude des langues, de l'autre, modifieront
complètement les conditions mêmes du travail exégétique, l'université,
au moins sous sa forme traditionnelle et officielle, ne sera guère plus
en mesure d'accueillir ce renouveau, dont elle sentait obscurément
le besoin.
Jacques VERGER.
L'exégèse de J'Université 2.31

ANNEXE

TABLEAU 1. - Appartenance ecclésiastique des auteurs de commentaires


bibliques de Paris et Oxford identifiés dans F. STEGMili.LER [17], t. Il,
III, IV, V, VIII et IX

XIIIe siècle XIVe siècle xve Iiède

PARIS
Séculiers 2.4 (36,5 %) 9 (13 %) 8 (32. %)
Dominicains 19 12.
Franciscains 19 II 1
Carmes 2.5 8
Ermites de Saint-Augustin 10
Total des Mendiants 39 (59 %) 58 (83 %) 14 (56%)
Autres réguliers 3 (4,5 %) 3 (4 %) 3 (u%)
Total général 66 (1oo %) 70 (1oo %) 2.5 (1oo %)

OXFORD
Séculiers 4 (17 %) 6 (17 %) ; (18 %)
Dominicains 7 7
Franciscains 10 2. 3
Carmes 1 16 II
Ermites de Saint-Augustin 4
Total des Mendiants 18 (n %) 19 (8; %) 14 (82. %)
Autres réguliers 2. (8 %)
Total général 2.4 (1oo %) 35 (100 %) 17 (100 %)
2 p. Etudier la Bible

TABLEAU 2. - Nombre de commentaires des divers livres de la Bible


composés à Paris, d'après F. STEGMÜLLER (17]

XIIIe siècle xrve siècle xve siècle

Pentateuque H (13 %) 41 (13 %) ; (7 %)


dont : Genèse 14 15 ;
Livres historiques 54 (1; %) 45 (14 %) (o %)
Livres sapientiaux 106 (25,5 %) 78 (24,5 %) 9 (22 %)
dont : Psautier 27 17 6
Cantique 20 17 2
Prophètes 66 (16 %) 34 (II %) 1 (2,5 %)
Total 279 (67,5 %) 198 (62,5 %) 13 (;1,5 %)
Matthieu 21 19 2
Luc 21 15 4
Marc 17 14 2
Jean 19 21

Total 78 (19 %) 69 (2.2 %) 13 (;2 %)


Epîtres de Paul 20 16 10
Epttres catholiques 10 II 2
Total ;o (7 %) 27 (8,5 %) 12 (29 %)
Actes 9 (2 %) (1,5 %) I (2,5 %)
Apocalypse 19 (4.5 %) 17 (5.5 %) 2 (5 %)
Total 1;6 (;2,5 %) II8 (37.5 %) 28 (68,5 %)
Total général 415 (1oo %) ;16 (100 %) 41 (100 %)
N.B. - Dans ce tableau :
- si un même auteur a donné plusieurs commentaires d'un même livre, on ne l'a compté
qu'une fois.
- pour un même livre de la Bible, on n'a pas distingué les commentaires complets et les
commentaires partiels ou inachevés.
4

L'exégèse rabbinique

Les fondements de l'exégèse rabbinique* médiévale et de ses


méthodes ont été forgés par les sages 1 de la Mishna et du Talmud entre
le ne siècle av. et le VIe siècle ap. J.-C. Le Talmud est, à maints égards,
une compilation de l'exégèse de l'Ancien Testament, dont le but a été
surtout la codification de la Loi et son adaptation aux circonstances
nouvelles. Ce travail impliquait à la fois la compréhension du texte
biblique et son interprétation, afin de l'adapter aux besoins d'une société
qui, au Proche-Orient, était regroupée dans des habitats urbains et agraires
et régie par leurs propres notables et dirigeants religieux. En dehors de
ces buts pratiques, qui entrent dans le domaine de la jurisprudence et
de la théologie juridique, l'exégèse a été l'instrument qui avait servi
l'établissement de la version officielle de l'Ancien Testament, le texte

* Le terme « exégèse rabbiniqtlt » est une notion moderne, fondée sur la perception de la
fonction du rabbin dans les communautés juives depuis le xiV• siècle. A l'époque traitée ici,
le mot rabbin signifiait un enseignant, sans faire la distinction entre le père d'un individu,
considéré toujours comme son premier maître, et l'enseignant à une école. Le terme employé
par les contemporains était Haham (« sage»), dans Je sens du « savant ». La bibliographie
de l'exégèse juive médiévale est parmi les plus abondantes; autant que possible, on évi-
tera de renvoyer ici aux ouvrages en hébreu, nous limitant aux langues accessibles aux
lecteurs de cette collection. Pour des travaux d'ensemble, cf. B. M. CASPER [xoo] où J'on
trouvera des indications bibliographiques additionnelles, ainri que E. 1. J. RoSBNTHAL,
« Medieval Jewish Exegesis; its character and significance », Journal of Semilic Slllliiu, 9,
1964, 2.65-2.81.
x. L'ouvrage fondamental est celui d'E. B. UlUIAcH (en hébreu), Les« rager», Jérusalem,
1965 (trad. anglaise, The Sager; their Concepts and Beliif.r, 1975).
z 34 Etudier la Bible

massorétique2. Si le Pentateuque, Josué et les Juges avaient déjà été cano-


nisés avant le ue siècle av. J.-C., donc avant la traduction de la Septante,
les autres livres de l'Ancien Testament ont fait l'objet de discussions
quant à la version à adopter, ou encore s'ils devaient être inclus dans le
canon. Ces débats ont contribué au développement des méthodes de
l'interprétation littérale du texte, dont la version massorétique a été
établie depuis le ue siècle ap. J.-C. A partir de cette version, répandue
dans tout le monde juif, les sages ont élaboré des commentaires, au point
que la littérature talmudique contient la méthode exégétique dite
PaRVeS, soit les initiales des quatre sens de l'Ecriture : Peshat (le sens
littéral), Remez (allusion), Derash (le sens homilétique) et Sod (secret ou
le sens allégorique).
Cette méthode a été ultérieurement développée, aux VIe-1xe siècles,
aux académies talmudiques de la Mésopotamie, Sura et Poumpedita, soit
les « académies babyloniennes », qui avaient monopolisé les études
talmudiques dans le monde juif du haut Moyen Age. Des considérations
de l'ordre pratique ont joué un rôle important dans l'établissement de
cette prépondérance. C'est ainsi que la décadence du centre palestinien,
due aux persécutions du gouvernement byzantin, à partir du début
du ve siècle, laissa le centre « babylonéen » sans rival pendant une très
longue période. li en résulta que les dirigeants de différentes commu-
nautés juives du monde entier se sont habitués à s'adresser aux académies
mésopotamiennes en matière de jurisprudence et de l'interprétation des
préceptes. Les conquêtes arabes du vue siècle ont abouti à la concen-
tration de la grande majorité des communautés juives du monde médi-
terranéen sous un seul régime politique; c'est ainsi que le gouvernement
du califat avait facilité les communications des différents pays avec
l'Iraq, ce qui joua aussi en faveur des académies de la Mésopotamie.
Les liaisons commerciales avec la Syrie ommeyade et avec l'Iraq abbas-
side ont permis aux dirigeants des communautés de profiter des voyages
de marchands en Orient, afin de les charger de questions concernant
l'application de la Loi.
Ces « envoyés rabbiniques », venant de tout le monde régi par les
califes, mais aussi bien de l'Europe chrétienne, en ont saisi les chefs
des académies, les Geonim. Les questions ont été étudiées aux séances de
l'Académie respective, où les textes bibliques, la source de la juris-
prudence talmudique, étaient commentés et interprétés selon les quatre
sens de l'exégèse, avant la rédaction du Responsum, qui faisait autorité
et devenait précédent. C'est ainsi qu'encore avant le IXe siècle une
masse composant un riche matériel exégétique a été accumulée en Méso-

2. Le problème de l'établissement du texte massorllique de l'Ancien Testament et sa


datation a été l'objet des débats contradictoires. Cf. G. E. WEIL, Initia/ion à la massorah,
Paris, I964, et B. ]. RoBERTS,« The Old Testament : Manuscripts, Texts and Versions»,
dans G. W. H. LAMPE [5], pp. I-26.
L'exégèse rabbinique z 35

potamie, la littérature geonique. Elle a servi de source pour les commen-


taires de Saadiyah Caon (88z-94z), qui représentent un tournant dans
l'exégèse juive; né à Abu-Sweir (district de Fayoum) en Egypte, Saadiyah
avait étudié à Alexandrie et à Jérusalem avant de s'agréger à l'Académie
de Bagdad, dont il est rapidement devenu le chefS. Ce logicien, élève de
l'école néo-platonicienne d'Alexandrie, adopta dans son exégèse surtout
les sens littéral et homilétique, qu'il développa sur les fondements
philologiques et philosophiques en arabe, qu'il avait appris à l'époque
de sa formation. C'est ainsi que Saadiyah subit l'influence des courants
théologiques musulmans, adaptés dans son œuvre. Un exemple signi-
fiant de cette influence se trouve dans sa méthode de l'explication rai-
sonnée des préceptes; afin d'y aboutir, Saadiyah divisa les préceptes
et les lois bibliques entre ceux qui étaient octroyés par la Révélation
et les préceptes émanant de la raison. Cette élucidation, devenue doctrine
de l'orthodoxie rabbinique, eut une importante influence sur les exégètes
des générations suivantes. Les commentaires de Saadiyah ont été consi-
dérés comme l'émanation de l'orthodoxie juive et sont devenus les
fondements de l'exégèse biblique en Espagne, dans l'Afrique du Nord
et en Europe occidentale.

Les débuts de l'école talmudique en Espagne se situent au dernier


quart du vme siècle, lorsque l'exilarque Natronaï ben Zabinaï, exilé de
Baghdad par les geonim, qui l'avaient déposé en 771, y trouva refuge.
Cette école, dont on peut suivre l'évolution depuis le IXe siècle, a joué
un rôle de première importance dans le développement des centres
scolaires en Occident' et, par conséquent, de l'exégèse juive occidentale.
Certes, ces débuts ont marqué la continuation de la tradition normative
des académies mésopotamiennes, reprenant ses méthodes et les quatre
sens de l'interprétation. Pourtant, de nouvelles approches ont été formu-
lées rapidement, au point que le xe siècle doit être considéré comme
point tournant dans l'histoire de l'exégèse juive médiévale, aussi bien
par ses innovations que par sa prolifération.
Le cadre humain et socioculturel des activités de l'école sepharade
(lit. judéo-espagnole; dans notre contexte, le terme inclut aussi bien
le Maroc) a été celui de la civilisation du califat de Cordoue, à laquelle
les juifs avaient activement contribué6 • Dans cette société, la langue arabe

3· Cf. H. MALTER, Lift and Work of Saadiah Gaon, Philadelphie, 1970, 2.8 éd.
4· Cf. A. GRABels, « Ecoles et structures sociales des communautés juives dans l'Occident
aux IX8 -xn8 siècles », Gli Ebrei Mil' Alto MeJioe110 (Setlimane ... Ji Spo/eto, t. XXVI), Spolète,
1980, pp. 937·964.
S· Cf. B. LÉVI-PROVENÇAL, Histoire du califat Je Cordoue, Paris, 1944 (t. 1 de son Histoir1
Je l'Espagne mUJU/maM), ainsi que la théorie d'A. CAsTRO, La rea/il/ad histdrica Je Espaiia,
Mexique, 1954, sur l'origine tri-ethno-religieuse de la civilisation espagnole.
2. 36 Ellldier la Bible

a été l'élément commun de la transmission des idées et des connaissances,


qu'il s'agisse de la littérature, de la philosophie, des sciences ou bien de
la médecine. Les intellectuds juifs avaient appris l'arabe et l'ont employé
dans leurs propres œuvres; cette ouverture linguistique a, par ailleurs,
facilité aux juifs de se mettre au courant des dévdoppements théolo-
giques de l'Islam, qui ont eu leur influence dans l'élaboration des doc-
trines du judaisme6 • C'est ainsi que, dans le domaine philologique, les
résultats acquis par les grammairiens arabes ont servi de modèle pour la
renaissance de l'hébreu; là-dessus, il y eut, hors de l'influence régionale,
transmission de l'héritage des grammairiens juifs de la Palestine. L'étude
de l'hébreu et de sa grammaire a connu son essor en Espagne médiévale
aux xe-xne siècles. Toute une série de maîtres, depuis Menahem ben
Saruq (m. ca. 96o), Donash ben Labrat (ca. 92.0-980) et leur élève Jehudah
ben Hayyuj7, ont forgé les outils philologiques de l'exégèse biblique,
prenant comme exempta de leur analyse des textes de l'Ancien Testament.
Un des premiers exemples de l'application de cet enseignement dans
l'exégèse a été l'œuvre de Jona.h Ibn Janah (première moitié du xre siècle),
connu aussi par son nom arabe, Abu al- Walit/8. Dans ses traités, Ibn
Jana.h procéda aux commentaires philologiques des textes bibliques,
sdon une méthode critique, qui l'amenait à corriger la version ma.rso-
rétique, quand die ne se conformait pas aux règles de la grammaire.
Cette méthode lui valut les critiques de ses contemporains, toute correc-
tion du texte massorétique étant considérée comme sacrilège. ll en résulta
qu'Ibn Janah n'a pas été inclus parmi les exégètes reconnus; pourtant,
ses travaux ont eu une influence importante sur les exégètes postérieurs,
qui ont fondé leurs interprétations littérales sur la méthode philologique.
C'est ainsi que Moise Jikatilla, ou Gikatilla (seconde moitié du xre siècle)9,
qui s'était concentré sur les commentaires sur Isaïe et sur les Psaumes,
dont seuls des fragments ont été conservés, est arrivé à la conclusion
que les prédictions des prophètes se référaient à leur propre temps et
n'affectaient pas l'avenir messianique.
Cette voie insolite de l'interprétation des textes bibliques, où la
philologie amenait au rationalisme, n'a pas été acceptée par les exégètes
rabbiniques médiévaux. Cependant, malgré les critiques acerbes, la
méthode philologique et son application dans l'exégèse n'ont pas été
condamnées dans leur ensemble. C'est ainsi que déjà pendant la seconde
moitié du xr8 siècle, l'on remarque un retour aux approches plus conser-

6. Cf. S. W. BARON, A Social and R6/igio11r History of thl ]1111s, t. VII (Philadelphie, 19s8),
pp. 3-28, ainsi quet. VI (19S8), pp. 3-16.
1· Pour les biographies des personnes mentionnées, v. En&yclopaetlia ]utlaita, Jérusalem,
1971, en anglais (abr. B], tome et col.), à laquelle nous renverrons, sauf exceptions. Pour
Menahem ben Saruq, B], XI, 1305-1306; Donasb ben Labrat, BJ, VI, 27o-271; Jehudab ben
Hayyuj, B], VII, 1SJ3-1SJ4·
8. B], VIII, II81-n86.
9· BJ, VII, s6s-s66.
L'exégèse rabbinique z; 7

vatives du sens littéral des commentaires. Jehudah ben Balaam, le


contemporain de Jikatilla, dont les commentaires sur Isaïe et sur les
Psaumes ont été conservés 10, s'est aligné sur l'attitude traditionnelle,
voire celle de Saadiyah Gaon, ouvrant ainsi la voie aux exégètes vers
l'emploi de la méthode philologique. li accepta sans réserve la version
massorétique de l'Ancien Testament et l'interpréta selon les règles gram-
maticales, les seules à son avis qui pourraient aider à élucider le sens
littéral du texte. Par ces procédés, il contribua à accréditer la méthode
philologique de l'exégèse, qui connut son essor aux xue et xn1è siècles.
Les œuvres exégétiques d'Abraham Ibn Ezra (1o89-II64) 11 combi-
nent les méthodes philologiques et philosophiques. Né à Tolède, en
Castille, il étudia en Andalousie, qui était sous la domination musulmane,
et, pendant sa jeunesse, a complété sa formation voyageant en Afrique
du Nord, du Maroc à l'Egypte. De retour à sa ville natale, il y pratiqua
la médecine, tout en consacrant ses loisirs aux études bibliques, à la
grammaire hébraïque, à l'astronomie, ainsi qu'à la philosophie, domaine
où l'on peut le qualifier de logicien, du courant néo-platonicien. Cepen-
dant, Ibn Ezra, devenu la personnalité la plus notoire du judaïsme
castillan, quitta brusquement en II39 l'aisance de Tolède et mena une
vie de vagabond et de pauvreté jusqu'à sa mort, en 1164. Ses errements
l'ont mené par la France et le royaume anglo-normand12• Cette période
de vagabondage, qui a été une occasion pour lui d'assurer la transmission
orale des achèvements de l'école sepharade au nord des Pyrénées, fut en
même temps la période la plus féconde de la vie d'Ibn Ezra, celle de la
rédaction de son œuvre, assurant ainsi sa position d'encyclopédiste
pour la postérité.
Dans le domaine de l'exégèse, Ibn Ezra s'est acquis une très haute
réputation grâce à ses commentaires sur le Pentateuque, Isaïe, les Pro-
phètes mineurs, les Psaumes, le Cantique, Job, Esther, l'Ecclésiaste
et Daniel. lis représentent, dans leur ensemble, l'originalité de l'esprit
de leur auteur et l'usage qu'il fit de sa vaste culture biblique, philolo-
gique, littéraire et philosophique. Ses introductions ont une valeur
méthodologique, car il y insista sur les principes de ses commentaires
et surtout sur les raisons qui l'ont amené à adopter le sens littéral;
à cet égard, l'introduction au Pentateuque a une importance particulière,
résumant sa position par rapport aux quatre courants exégétiques qui
avaient précédé ses propres travaux. C'est ainsi qu'il s'opposa à l'exégèse
geonique, abstraction faite des œuvres de Saadiyah Gaon, pour lequel

10. V. l'introduction de l'édition de ses œuvres par J. etH. DEREMBOURG, Opmtules et


Irailés, Paris, 1864.
II. E], VITI, II63-II70.
12.Cf. A. GRABols, « Le non-conformisme intellectuel au xn• siècle : Pierre Abélard et
Abraham Ibn Ezra », dans Modernité et non-conformisme tians J'histoire tk France, Leyde,
1983, pp. 3•13·
z 38 Etudier la Bible

il professa une grande admiration, en raison de leur usage excessif des


sources extérieures, ce qui les avait orientées vers l'homélie. Quant aux
Kéraïtes 13, qui ont concentré leurs travaux sur le seul texte biblique,
ne reconnaissant pas l'autorité du Talmud, il leur reprocha le manque de
compréhension de l'Ecriture par l'abandon de la tradition, « qui doit
être utile pour l'exégète ». Les méthodes de l'école franco-allemande
ont été trop homilétiques à son goût, même quand elles ont exprimé le
sens littéral, parce qu'on n'y faisait pas usage des règles de la grammaire
hébraïque et de la logique. Enfin, il rejeta tout emploi du sens allégo-
rique, surtout par l'exégèse chrétienne, soulignant que pareilles inter-
prétations cherchent des allusions se référant au texte du Nouveau
Testament, et n'ont ainsi rien en commun avec le sens historique des
livres comme la Genèse ou l'Exode, ni avec le sens littéral des lois et
des préceptes 14 • En somme, sa position a été clairement définie : seules
la méthode philologique et l'approche logique peuvent donner le sens
correct des textes.
Dans son exposition, Ibn Ezra resta fidèle à ses principes. Son
commentaire sur l'Exode est un modèle d'interprétation philologique,
ainsi qu'un chef-d'œuvre de grammaire de l'hébreu biblique. Adoptant
l'attitude traditionnelle, qui attribue à Moïse la rédaction du Penta-
teuque, ses études philologiques l'ont amené à constater que certains
fragments ont dû être rédigés postérieurement, surtout dans le Deuté-
ronome, et interpolés dans le texte massorétique. Le même esprit critique
se dévoile aussi dans son commentaire sur Isaïe; Ibn Ezra a été le premier
exégète qui distingua une seconde partie du livre; quoiqu'il se soit contenté
d'exprimer ses vues dans des termes voilés, on lui doit la découverte
d'Isaïe II, soit d'un auteur différent des chapitres 50-6616• Sans que l'on
doive le considérer un précurseur de la recherche biblique critique,
dans le sens moderne du mot, il est certain que, par ses méthodes de
travail, Ibn Ezra devançait son époque. Ceci, sans sortir du courant
orthodoxe de l'exégèse.
D'autre part, dans son commentaire sur le Cantique, Ibn Ezra est

13. Les Kéraites sont une secte qui, sous la direction d'Anan ben David de Baghdad,
se sont séparés au vm• siècle du judaisme « rabbinique », refusant de reconnaître l'autorité
du Talmud. Leur grand essor se situe entre les vm• et x• siècles, lorsqu'ils ont fondé leurs
communautés en Mésopotamie, Perse, Syrie, Palestine, Egypte et l'Empire byzantin. Leur
polémique avec le judaisme « rabbinique », qui avait pris des formes acerbes, les amena à
développer leur propre exégèse, qui a été critiquée par Saadiyah Gaon. Malgré leur déclin,
les Kéraïtes n'ont pas disparu et ont continué leur existence en marge du judaisme orthodoxe
(E], X, 761-785), cf. Z. CAHN, The Ri.re of the Karaite Sut; a New Light on the Halakab ami
the Origin of the Karaites, New York, 1937, et Z. ANKORI, Karailes in Byzantium, New York,
1 959·
14. Cf. M. FRIEDLAENDER, Essays on the Writings of Abraham Ibn Ezra, Londres, 1877,
4 vol. Malgré sa date, cet ouvrage classique reste la meilleure étude sur l'œuvre exégétique
d'Ibn Ezra.
15. Introduction au commentaire sur le livre d'Isaïe, rédigé à Lucques (1145), Isaïe, apeç
les rommenlaires de Rashi, Ibn Ezra et David Kimhi, Jérusalem, 1923.
L'exégèse rabbinique 239

resté fidèle à la tradition, qui imposait une interprétation allégorique


du livre. Dans son introduction, il affirma que « ces meilleurs chants
du roi Salomon contiennent un message secret », qu'il faut dévoiler.
Pourtant, son exposition, même dans ce cas où l'allusion et l'allégorie
lui étaient imposées, a été en somme influencée par sa méthode philo-
logique, ce qui lui a permis de rédiger une interprétation originale du
Cantique, où l'on trouve une synthèse des sens allégorique et littéral16•
Les résultats acquis par les exégètes philologiques de l'école sepharade
ont servi de fondement pour l'œuvre de David Kimhi de Narbonne
(RaDaK, n6o-1235) 17 • Kimhi, qui a été un grammairien notoire et qui
a traduit en hébreu des ouvrages philosophiques rédigés en arabe en
Espagne, entreprit son œuvre exégétique lorsqu'il a été déjà âgé, ce
qui lui avait donné l'avantage de l'expérience et du cumul des sources
employées. C'est ainsi qu'elle est aussi importante par son volume que par
sa qualité, au point qu'elle est habituellement imprimée avec le texte et
les commentaires de Rashi dans les éditions traditionnelles de l'Ancien
Testament. Outre le Pentateuque, dont seul le commentaire sur la Genèse
a été conservé, il interpréta tous les prophètes, les Chroniques et les
Psaumes 18• Par ses méthodes de travail, il peut être considéré le conti-
nuateur d'Abraham Ibn Ezra. Cependant, il employa aussi l'œuvre de
son père Joseph et l'enseignement de son frère aîné, Moïse, qui avaient
étudié les travaux philologiques sepharades depuis le xe siècle, ainsi que
les méthodes lexicographiques en vogue à Rome et à Narbonne. C'est
ainsi que son exégèse, fondée sur l'interprétation stricte du sens littéral,
l'amena parfois aux dissertations grammaticales ou bien des notes lexi-
cographiques, avant de proposer ses propres interprétations des mots.
Un important aspect des commentaires de Kimhi est lié à sa polé-
mique avec l'exégèse chrétienne. Cet aspect, qui n'avait pas joué un rôle
important dans les travaux de ses prédécesseurs en Espagne, formés
dans l'aire politique et culturelle de la société musulmane, fut au cœur
des exégètes juifs de l'Europe chrétienne. Cependant, il ne faut pas y
voir une réaction académique pure contre les interprétations chrétiennes
de l'Ancien Testament, comme ce fut dans l'œuvre d'Ibn Ezra, ni le
miroir d'une polémique à propos des méthodes d'exégèse. Leur but
doit être formulé comme appartenant au domaine pratique, à savoir
doter les juifs des arguments destinés à renforcer le judaïsme dans les
pays chrétiens face au prosélytisme de l'Eglise et les convaincre du bien-

16. Cf. G. VAJDA, L'amour de Dieu dans la théologie juive du Moyen Age, Paris, 1957, s.v.
« Cantique des Cantiques ».
17. Cf. F. TALMAGE, David Kimhi; the Man and his Commenlaries, Cambridge (Mass.),
1975·
18. Ed. de H. J. 1. GAo, Londres, 1962, qui est un recueil des éditions critiques de ses
commentaires, et Le commentaire complet sur les Psaumes, éd. A. DAROM, 2 vol., Jérusalem,
1966-1971.
z4o Etudier la Bible

fondé de la doctrine juive19• Quant à Kimhi, qui travaillait à Narbonne


pendant la croisade albigeoise, qui eut des répercussions sur la condition
privilégiée des juifs du Languedoc20, il souligna ces buts de la polé-
mique dans ses commentaires sur la Genèse, 24, 4, et sur les Psaumes,
surtout Psawne z21 •
La réfutation des interprétations christologiques de l'Ancien Testa-
ment amena Kimhi à étudier dans ses commentaires la question du sens
des Lois et des préceptes bibliques. Se fondant sur la méthode philolo-
gique, il s'opposa à toute interprétation dans le sens corporaliter et spiri-
tualiter des préceptes. Commentant le Deutéronome, 30, I 1-14, il
souligna la validité perpétuelle des lois divines, émanation de la Révé-
lation sur le mont Sinaï; là-dessus, il nia, commentant le Psawne no,
toute allusion à Jésus-Christ et, par conséquent, tout droit de délier
personne de l'observation stricte des préceptes 22 • Pourtant, ces réfuta-
tions ont une portée plus large, englobant la question de l'avenir messia-
nique. Certes, Kimhi s'y heurta aux difficultés, émanant de sa méthode
philologique, qui n'admettait pas l'allégorie, ni des interprétations
mystiques. Il se contenta donc de constater, ce qui par ailleurs a été
déjà souligné par des exégètes qui l'ont précédé, que les prédictions
des prophètes sur l'arrivée du Messie n'ont pas été encore accomplies,
ce qui laissait la solution du problème du salut d'Israël pour un avenir
indéfini23.

Parallèlement, l'école sepharade a développé l'usage des méthodes


philosophiques de l'exégèse. Comme dans la philologie, des travaux en
arabe ont eu leur influence dans ce domaine aussi. Ceci, malgré une
différence fondamentale entre les deux domaines : l'influence des gram-

19. Le problème du prosélytisme et des conversions des juifs au christianisme est un des
plus difficiles à résoudre par la recherche moderne, en raison du mélange entre les conversions
forcées et les conversions volontaires. La politique officielle de l'Eglise a été la conversion des
juifs par la persuasion, en accord avec sa vocation missionnaire (cf. P. BaoWE, Die ]Hden-
mission im Mille/alter, Miscellanea historiae pontificae, VIII, Rome, 1942), tandis que, depuis
le xx• siècle, on remarque des pressions imposant la conversion. Les textes hébraïques ont
fait la distinction, employant les mots anu!Ïm (forcés) et meshumadim (renégats); l'insistance
des sources imposant la rupture de toutes relations avec les renégats indique qu'il ne s'agissait
pas de quelques cas isolés. A ce propos, la polémique antichrétienne des exégètes faisait partie
des efforts déployés afin de renforcer la foi des juifs. Cf. E. 1. J. RosENTHAL, « Anti-Christian
Polernics in Medieval Jewish Commentaries »,Journal of ]ewish Studies, XI, 196o, 115-135·
20. Cf. G. SAIGE, Eludes sur les juifs du Languedoc antérieurement au XIV• siècle, Paris,
I88x, s.v.
21. Psaume II, éd. DAaOM, t. 1. Les textes de Kimhi réfutant les doctrines chrétiennes
ont été traduits en latin par l'humaniste GENEBR.Aanus, dans son Recueil des commentaires
hébraiques, Paris, 1566.
22. Psaume ex, éd. DAR.OM, t. II.
23. Ibid. et TALMAGE, op. cit. s.v. Sur le problème messianique dans les œuvres des
exégètes juifs médiévaux, cf. G. ScHOLEM, The Messianic Idea in ]udaism, New York, 1971.
L'exégèse rabbinique 241

mairiens arabes se fit sentir en raison de leur création originale, tandis


que dans la philosophie il s'agissait en premier lieu du recours à l'héritage
hellénistique, que les juifs avaient connu dans sa forme originale, encore
avant les traductions en arabe. L'habitude des philosophes et des scien-
tistes juifs de se servir de la langue arabe pour en rédiger leurs propres
travaux a été un facteur important dans le processus de l'adoption des
méthodes philosophiques aux fins exégétiques, d'autant plus que ces
mêmes personnes ont parfaitement été formées dans la rabbinica et donc
dotées d'une formation bilingue24• Un autre facteur pour la propagation
de la méthode philosophique a été l'influence de l'exégèse de Saadiyah
Gaon et de ses travaux néo-platoniciens, rédigés en arabe. Le recours
aux méthodes philosophiques de l'exégèse a été aussi favorisé par la
tendance de la présentation systématique et analytique des textes talmu-
diques, expliquant le sens de la Bible, ce qui s'opposait à la tradition
mésopotamienne de leur mémorisation25 • Cette tendance impliquait une
méthode d'argumentation, dont l'emploi se retrouve dans les commen-
taires de l'Ancien Testament.
Dans ce domaine, l'œuvre des sages de l'école de Kairouan servit de
modèle : Hananel Bar Hushiel (ca. 980-1056) 26 et Nissim Bar Jacob
(ca. 990-106z), l'auteur du Mafteah lemanoule hatalmud27 (La clef aux
serrures du Talmud), qui est un index analytique de la littérature talmu-
dique, sont devenus des autorités dans ce domaine. Leurs œuvres ont
été étudiées par les exégètes de l'Espagne, de l'Italie et du bloc franco-
allemand. Sur ces fondements, Alfasi (Rabbi Isaac de Fez, ca. 1013-
uoz) entreprit, pendant l'époque où il dirigea l'académie de Fez, soit
avant 1o8o28, un travail monumental, commentant la jurisprudence
talmudique. Son but, l'élucidation des lois, l'amena à commenter les
préceptes de l'Ancien Testament, en raison du principe de la continuité
de la jurisprudence juive, à partir de la Révélation sur le mont Sinaï.
Sous l'influence des œuvres de Saadiyah Gaon, il recourut aux méthodes
des philosophes néo-platoniciens. L'œuvre d'Alfasi, qui ne se situe pas
dans le domaine de l'exégèse biblique proprement dite, eut cependant une
influence importante sur les exégètes en Espagne, qui ont appliqué ses
méthodes de l'interprétation des lois dans leurs travaux.
L'emploi des méthodes philosophiques dans l'exégèse a été facilité
par l'étude de l'œuvre de Salomon Ibn Gabirol (ca. 1ozo-1057)· Ibn
Gabirol, connu dans l'Occident latin comme At~icebrol, l'auteur de la
Fons Vitae 29 , inspira les exégètes du xne siècle, qui lui ont emprunté

24. Cf. S. W. BARON, op. dt., pp. 274 s.


25. Io., ibid., pp. 21-:z:z et 328-330.
26. EJ, VII, 12.5 2-12.53.
27. EJ, XII, 1183-1184.
28. EJ, 1, 6oo-6o4.
29. E], VII, 235-245.
2.42. Etudier la Bible

les méthodes et la logique. Afin de prouver le rationalisme de la foi


juive et la morale de ses principes, il adapta l'enseignement de son
maître Nissim Bar Jacob de Kairouan et étudia les textes de l'Ancien
Testament. Ces interprétations ont servi de modèle pour le développe-
ment du sens moral dans l'exégèse rabbinique. Cette tendance morali-
sante a été développée pendant la seconde moitié du xre siècle par le
philosophe Bahiya Ibn Paquda, dans son traité Hovoth halevavoth (Intro-
duction aux devoirs du cœur)3°. Bahiya, qui s'est occupé de la nature de la
Divinité, a traité des problèmes de la Révélation et du sens moral des
préceptes, adoptant l'enseignement néo-platonicien dans l'exposition de
ses arguments. Par cela même, son œuvre eut une influence profonde
sur les exégètes sepharades au xne siècle, qui en ont adopté les méthodes.
Ces influences se manifestent dans l'exégèse de Jehudah ben Barzillaï
de Barcelone (Barceloni) au début du xne siècle31 • Ce chef spirituel du
judaïsme catalan a commenté une sélection des textes de l'ensemble
de l'Ancien Testament, le Séfer Yetsirah (Le livre de la Création). A la
différence de ses trois maîtres de pensée, qui avaient vécu en terre
d'Islam, Barceloni dut confronter les conditions de coexistence dans
l'environnement chrétien qui, en Catalogne, accusait des traits libéraux
et se déroulait dans une ambiance de tolérance32• Ces conditions, qui
l'ont mis en contact avec l'exégèse chrétienne et, semble-t-il, avec des
sectaires dualistes proto-cathares, l'ont amené à adopter une attitude
polémique envers les doctrines dualistes-gnostiques et trinitaires. Afin
de les réfuter, il employa les textes talmudiques, déjà élucidés par Alfasi,
ainsi que les enseignements philosophiques d'Ibn Gabirol et d'Ibn
Paquda, auxquels il emprunta les méthodes de raisonnement. L'impor-
tance de son œuvre exégétique réside surtout dans ses interprétations
littérales, fondées sur la méthode néo-platonicienne de l'argumentation.
C'est ainsi que, commentant les textes concernant la source de l'inspi-
ration des prophètes, Barceloni conclut que l'essence de la Divinité est
spirituelle; glosant la Genèse I, sur le terme «l'esprit de Dieu», il jeta
les jalons de sa méthode : la nature spirituelle de Dieu, facteur de la
Création et de la Révélation, a été aussi bien la source de l'inspiration
des prophètes. En raison de cette nature immatérielle, il conclut qu'il
est inconcevable de soutenir que la Divinité pourrait revêtir une forme
dualiste, ou bien comme lncarnation33•
Dans son œuvre exégétique, Abraham Ibn Ezra, qui exprima le
courant philologique, employa aussi la méthode philosophique, s'avérant

30. E], IV, IOS-Io8.


31. E], X, 34I-342.
32. Cf. I. BAER, History of the ]ews in Christian Spain, 2 vol., Philadelphie, I966, et l'intto-
duction deR. J. SCHORR à son édition des œuvres de Jehudah ben Barzillai, Cracovie, I902,
pp. Ill-XXIII.
33· Séfer Yetsirah, éd. S. J. HALBERSTAMM, Berlin, I88s, p. 77·
L'exégèse rabbinique z43

comme l'élève spirituel d'Ibn Gabirol, auquel il a emprunté la logique.


Cet usage se dévoile surtout dans ses commentaires concernant la Révé-
lation, ainsi que dans son argumentation du sens moral des préceptes
bibliques84• L'importance de l'œuvre d'Ibn Ezra dans ce domaine réside
surtout dans sa manière de la combinaison des deux méthodes pour
l'élucidation du sens littéral de l'Ecriture; son exégèse marque l'achève-
ment des travaux des néo-platoniciens, qui seront éclipsés dans la
génération suivante par les aristotéliciens.
L'apogée du courant philosophique de l'exégèse rabbinique a été
atteinte dans l'œuvre de Maimonide (II35-xzo6), surtout dans son traité
Moréh Nevohim (Le Guide des Perplexes) 35• Contemporain d'Ibn Rushd
(Averroès) et originaire comme lui de Cordoue, Maimonide combina
dans son œuvre l'enseignement de son père, Maimon, qui avait été un
exégète réputé, notamment dans le sens homilétique et moral, et celui
de la philosophie aristotélicienne, qu'il avait étudiée à Cordoue, dans le
but de concilier les doctrines bibliques avec la philosophie. Son approche
a été déterminée par sa conviction que la Bible contient l'essentiel de
l'enseignement philosophique; c'est ainsi qu'il souligna que pareille
méthode de l'interprétation serait la meilleure voie du renforcement de
la foi et de l'explication du véritable sens de l'Ecriture. Cette conception
imposait le développement des interprétations figuratives du texte, aux
côtés du sens littéral, qui était au cœur des exégètes sepharades. Cepen-
dant, elles étaient susceptibles d'amener l'étudiant vers la direction du
raisonnement abstrait, qui pourrait se glisser vers l'hétérodoxie. Ceci,
parce qu'à partir du processus de la Création le fossé entre les théories
d'Aristote sur l'éternité de la matière et entre la doctrine biblique de
la création par le Verbe du néant devenait impossible à passer. Dans
ce cas, Maimonide accepta tel quel le sens littéral, l'expliquant par
l'action du Verbe (Logos) sur la matière (Physis)38• Cependant, en
raison de la substance incorporelle de la Divinité, telle que le judaïsme
conçoit et que Maimonide lui-même exprimait dans ses travaux et dans
ses Responsa rabbiniques, l'interprétation anthropomorphique de la
Genèse devrait être expliquée dans un sens métaphorique. Or, cette

34· V. par exemple, son commentaire sur l'Exode, XX, 7·


3S· Né à Cordoue, où il avait étudié, Moise ben Maimon (RaMBaM ou Maimonide) a
été parmi les victimes de la conquête de l'Andalousie et du fanatisme almohade ; forcé de
se convertir à l'Islam alin de pouvoir quitter sa ville natale vers n6s, il renia cette conversion.
Après une visite en Palestine, il s'établit au Caire, où il exerça la médecine. Sa renommée
professionnelle lui valut la nomination de médecin de la cour, soignant Saladin et son entou-
rage. Sa réputation de talmudiste en fit le directeur spirituel des communautés juives du
monde entier. Il accéda à la prestigieuse position de Nagitl, le chef de la communauté juive
de l'Egypte, devenue ensuite héréditaire dans sa famille. La bibliographie maimonidienne
est très riche; cf. EJ, XI, 7S4-781, où l'on trouvera des références supplémentaires.
36. Cf. G. VAJDA, « La philosophie juive en Espagne », dans R. D. BARNETI' (édit.),
The Sephartli Heritage, Londres, 1971, pp. 81-III, mettant au jour son ouvrage classique,
Tntrotlndion [1o6].
2.44 Etudier la Bible

méthode éloignait l'exégète des sens littéral et homilétique, traditionnel-


lement diffusés dans les communautés juives. Qui plus est, elle imposait
à Maim.onide l'adoption des méthodes métaphysiques d'argumentation.
Cette difficulté a été la cause d'une longue dispute concernant l'ortho-
doxie des œuvres philosophiques de Maimonide, qui se manifesta amère-
ment dans la plupart des communautés juives pendant le xme siècle37 •
Même les exégètes qui ont défendu ses doctrines, tel David Kimhi, ont
formulé des réserves quant à ses interprétations métaphoriques, les
considérant comme opposées à la méthode logique du sens littéral, le
peshat. En revanche, sauf les opposants les plus acerbes, ils ont adopté
l'emploi de la philosophie dans l'exégèse du maître, qui a été surnommé
«le grand aigle», surtout pour ses commentaires sur les prophètes. Dans
ce domaine, l'interprétation de Maimonide, représentant la prophétie
comme un phénomène naturel, n'ayant pas de caractère mystique, se
prêtait à l'effort de la conciliation entre la foi et la raison. A cet égard, le
Guide des Perplexes souligne la dépendance entre la Raison et la Révé-
lation divine, qui avait été la source de l'inspiration des prophètes.
Développant les arguments déjà exprimés par ses prédécesseurs, depuis
Saadiyah Gaon jusqu'à Ibn Ezra, Maimonide traça la doctrine de l'inter-
prétation par la raison de la Révélation et, par conséquent, des préceptes
et des pratiques religieuses. C'est ainsi qu'il rédigea« Les treize principes
de la foi »88, qui est un document orthodoxe traditionnel, expliqué par
sa méthode philosophique. Dans ce texte, adopté comme attestation
de la foi par l'ensemble des communautés juives, même par ceux qui se
sont opposés à ses arguments philosophiques, il abandonna la doctrine
de Saadiyah, fondée sur la division des Lois, entre les préceptes de la
révélation et préceptes de la raison. Selon la doctrine ma1monidienne,
la loi divine contient à la fois les éléments de la révélation et leur expli-
cation raisonnable, ce qui implique le devoir de suivre tous les préceptes.
La distinction est opérée dans ce système entre les lois « cérémoniales »,
dont les raisons ne doivent pas être connues par les fidèles, et les lois
juridiques, qui se prêtent à l'usage de la raison. Le rôle de l'exégèse est,
dans ces cas, d'interpréter les textes, afin d'expliquer la raison de la
parole divine. Ces arguments ont eu une influence profonde sur la pensée
juive depuis le xme siècle, ainsi que sur la théologie catholique, et
particulièrement sur le thomisme39• lis ont été fondés sur la théorie
d'Ibn Sina ( Avicena), qui avait insisté sur l'identité entre l'existence et
l'essence divine.
Quoique vivant dans les pays musulmans, Andalousie et Egypte,

31· Pour un très bref résumé de la controverse, cf. E], XI, 151-7H·
38. « Les treize principes de la foi » sont inclus dans son commentaire sur le Talmud,
éd. Varsovie, 1837 et separata. a. G. VAJDA, op. ât. (n. 36) et A. J. REINES, Maimonides and
Abrabane/ on Prophuy, Cincinnati, 1970.
39· Cf. E. GILSON, Le thomisme, 4° éd., Paris, 1942,passim.
L'exégèse rabbinique 245

Maimonide avait appris les dogmes chrétiens et les problèmes posés par
l'exégèse allégorique chrétienne, dont les méthodes étaient assez proches
de ses tendances métaphoriques, malgré les différences fondamentales
quant aux conclusions40• Ayant été saisi par des questions adressées
par des communautés de l'Europe occidentale, il a été amené à traiter
des arguments des exégètes chrétiens, surtout des interprétations des
textes de l'Ancien Testament, censés annoncer le Christ. Dans cette
polémique, Maimonide adopta une attitude historique, fondée sur la
combinaison du sens littéral du commentaire et de son argument philo-
sophique. C'est ainsi que, interprétant des textes comme Isaïe 7 ou les
Psaumes, il se concentra sur leur signification historique, les remettant
dans leur contexte chronologique et refusant d'y voir des allusions à
Jésus-Christ. Qui plus est, se fondant sur la tradition talmudique41, il
s'opposa à la doctrine de la nature divine de Christ; Jésus, ou Josué,
avait été représenté comme un des sages de la Mishna, dont certains
points de son enseignement avaient été condamnés par ses collègues.

La genèse et le développement de l'exégèse rabbinique dans les


pays de l'Europe occidentale chrétienne se situent dans une perspective
socioculturelle diamétralement opposée aux conditions régnant dans les
pays musulmans. Des considérations valables à propos de l'éducation et
la culture dans « l'Occident barbare »42 peuvent être appliquées, avec
certains changements, au secteur juif. Certes, on l'a déjà étudié et sou-
ligné, l'enseignement, qui pourrait être qualifié de« primaire», a été
fait courant dans ces communautés43 • TI consistait dans l'enseignement
biblique, surtout du Pentateuque et des péricopes tirées des prophètes,
ainsi que de la liturgie, ce qui incluait les Psaumes. Jusqu'au Ixe siècle,
la dépendance de ces communautés des académies mésopotamiennes a
été totale en tout ce qui concernait la jurisprudence talmudique et
l'interprétation des textes. A cet égard, même les écoles de l'Italie, à
Rome et à Lucques, dont le niveau a été sensiblement plus élevé, n'ont
pas joui jusqu'à la seconde moitié du vme siècle d'une très grande
notoriété. L'installation à Lucques de la famille mésopotamienne des
Calonymides vers la fin du vme siècle44 eut à ce respect des conséquences

40. Dans sa « Lettre à Yémen », éd. A. S. HALKIN, New York, 1 942., Maimonide exprima
clairement son opinion sur la nécessité d'apprendre les dogmes chrétiens afin de les réfuter.
41. Cf. E. 1. J. RosENTHAL, « Anti-Christian Polemics... »(art. dt., n. 19).
42.. Cf. P. RicHÉ [73], surtout sur la distinction entre l'enseignement élémentaire et
secondaire (pp. zu-2.84).
43· Cf. A. GR.ABo!s, «Ecoles et structures sociales... » (art. dt., n. 4).
44· Cf. A. GR.ABo!s, «Le souvenir et la légende de Charlemagne dans les textes hébraïques,
médiévaux», Le Moyen Age, 76, 1966, 5-41, ainsi que J. DAN (en hébreu), La dortrine du sefT'el
des piétistes de l'Allemagne, Jérusalem, 1968, pp. 14-30.
z46 Etudier la Bible

importantes. lis ont emporté les traditions exégétiques dans les quatre
sens de l'Ecriture du centre « babylonien » et ont continué ses activités
dans leur nouvelle demeure. n serait difficile de hasarder une identifi-
cation du personnage rabbinique en Italie, duquel Alcuin avait obtenu
des conseils à propos des versions des textes de l'Ancien Testament; ce
qui importe plus est que, à la veille de la proclamation de l'Empire caro-
lingien, l'école biblique italienne s'est acquis une réputation, répandue
aussi bien en dehors de la société juive transalpine45.
A la différence de la situation en Espagne et dans les pays du califat
abbasside, où la culture arabe avait exercé une influence profonde sur
les juifs, surtout dans les domaines philologique, scientifique et philo-
sophique, les juifs de l'Europe occidentale n'ont pas trouvé d'inspi-
ration, et donc de l'intérêt, dans la culture latine de leur temps. Elle ne
correspondait point à leurs préoccupations, n'apportant pas de contri-
butions méthodologiques à leurs travaux et, par contre, les œuvres
écrites en latin, dans le domaine des dogmes christologique et trinitaire,
étaient opposées aux doctrines du judaïsme. Plus encore, le latin n'était
pas la langue parlée, ce qui réduisait au minimum les besoins d'y
recourir. A cet égard, la tolérance dont les juifs avaient joui jus-
qu'au Ixe siècle en Italie et dans le royaume des Francs changea les
perspectives et les attitudes stéréotypiques des juifs envers la chrétienté,
au point que l'on se référait aux chrétiens de la France comme à« nos
frères, les fils d'Esaü »46 ; pourtant, elle n'atténua pas la dispute théolo-
gique47. Les œuvres d'Agobard et d'Amolon de Lyon, de Raban Maur
de Mayence, de Paschase Radbert, soit quelques-uns des auteurs dont
l'influence politique donnait un poids particulier à leurs travaux, ont
ouvert la polémique religieuse, qui a finalement abouti à mettre un
terme à la tolérance et a obligé les sages juifs d'apprendre les arguments
des chrétiens, afin de défendre leurs propres doctrines.
Ces traits caractéristiques expliquent aussi bien la ségrégation cultu-
relle en Europe latine que le développement particulier des courants
exégétiques juifs dans ces pays. L'école exégétique ashkénaze (strictement,
le terme s'applique aux communautés du bassin rhénan et il est élargi à
ce propos sur la Lorraine et la France septentrionale, quoique les sources
hébraïques médiévales se distinguent parfaitement entre les trois pays)
a commencé ses activités sous l'influence prépondérante de l'exégèse
mésopotamienne, qui lui avait été transmise par l'Italie. L'arrivée et
l'installation à Worms de Calonymus de Lucques, à la fin du Ixe ou

4S· MGH, Epp., IV, 172; cf. E. S. DucKET, A/min, Friend of Charlemagne, New York,
19S I, p. 269.
. 46. Lettre des« communautés de France» à Hisdai Ibn Shaprut (début du xe siècle),
ed. J. MANN, Texfs and Studies, t. 1, Cincinnati, 1929, p. 28.
47· Cf. B. BLUMENKRANZ [991·
L'exégèse rabbinique z4 7

au début du xe siècle48 , marqua les débuts de cette école, dont les travaux
exégétiques pendant les premières générations ont été concentrés sur le
sens homilétique. Les commentaires sur les textes de l'Ancien Testament
ont été effectués à l'aide des textes mishnaïques et talmudiques, ce qui a
donné une importance particulière à l'exégèse talmudique. Par consé-
quent, les sages de cette école ont travaillé sur les textes hébraïques,
araméens, ainsi que sur des traductions syro-araméennes de la Bible
(le Targum). A la différence de Saadiyah Gaon et de leurs collègues de
l'Espagne et de l'Afrique du Nord, les sages ashkénazes ne savaient pas
l'arabe et n'avaient pas de formation philologique. En revanche, leur
connaissance intime du Talmud et de la littérature geonique mésopota-
mienne les dotait des instruments méthodologiques du commentaire
sur l'esprit du texte, se servant à la fois de l'homélie et du sens de l'allu-
sion comme des éléments destinés à développer l'exégèse littérale.
L'œuvre de Gershom de Metz, La lumière de la Diaspora (ca. 96o-10z8),
la plus grande autorité du judaïsme ashkénaze et le chef de l'Académie
de Mayence49 , est édifiante à cet égard. Ses ouvrages ont été reconstitués
à partir des fragments insérés dans les travaux des générations posté-
rieures, où ils ont été largement cités, en raison de son autorité. Gershom
a été surtout un exégète talmudique et juriste, possédant une très bonne
connaissance du droit germanique, qui l'aida dans l'élaboration de ses
propres travaux. Prenant comme exemple son plus fameux édit, instituant
la monogamie et abolissant la pratique de la répudiation sans le consen-
tement de l'épouse, ce qui la transforma en divorce, on peut suivre sa
méthode de travail; l'étude des textes et des autorités normatives l'amena
à conclure qu'il n'y avait pas de précepte instituant la polygamie; l'inter-
prétation littérale du Pentateuque lui servit de fondement juridique, en
raison de la mention d'une seule épouse des patriarches Abraham et
Isaac; la position de Sarah en tant que l'épouse légitime, tandis que les
concubines avaient été réduites au plan secondaire et, à la différence de
la dame, appartenaient à la classe servile, l'ont amené à conclure que
l'esprit de l'Ecriture ainsi que la pratique talmudique penchaient vers
la monogamie. C'est ainsi que chez Gershom l'exégèse jouait un rôle
pratique, qui est devenue fait courant dans l'œuvre rabbinique en Alle-
magne et en France, au point que l'on peut comprendre la remarque
d'Abélard, dans son Dialogue, à propos de l'approche juridique des juifs
à l'égard des préceptesoo.
Outre l'influence de Gershom et des écoles de Mayence et de Worms,
les exégètes ashkénazes ont subi aussi l'influence des œuvres de Hananel

48. Cf. A. GRABols, «Le souvenir et la légende de Charlemagne... », art. cit., n. 44·
49· E], VII, 511-p~.
50. Pierre ABÉLARD, Dia/ogus inter Phi/osophum, ]llliaeum el Chrùtianum, éd. R. THOMAS,
Stuttgart, 1970; v. notamment pp. 7~-84.
z48 Etudier la Bible

Bar Hushiel de Kairouan. Hananel, qui fut un des grands maîtres du


centre nord-africain pendant la première moitié du x1e siècle, a concentré
ses activités surtout sur l'exégèse talmudique, domaine où il s'est acquis
la réputation. Par ses travaux, il est devenu le pivot de la transmission
des œuvres geoniques en Occident, en ajoutant les résultats de ses propres
études. Son commentaire sur le Pentateuque représente l'essentiel de
son exégèse biblique; il eut une influence notoire au x1e siècle, en combi-
nant les sens littéral, homilétique et allégorique et a servi de source
d'inspiration à Rashi, dont l'œuvre fit oublier celle de Hananel, au
point que seuls quelques fragments ont été conservés 61• Les ouvrages
de Hananel ont été largement diffusés encore de son vivant par ses élèves,
dont plusieurs ont effectué de grands voyages, venant de l'Espagne,
de l'Italie, du Maghreb et de l'aire franco-allemande à Kairouan. Ils
ont consigné dans leurs cahiers (kuntrès) 62 1es commentaires du maitre;
ce matériel leur servit ultérieurement de fondement pour leur propre
enseignement ou œuvre écrite.
En Italie, où l'école rabbinique de Rome s'est acquis la réputation
d'autorité parmi les communautés de l'Europe occidentale, au point
que des personnalités hautement distinguées s'appuyaient sur les sen-
tences des « nos maitres, les sages de Rome »53, l'enseignement de
Hananel eut une influence profonde. Il servit notamment comme source
pour l'œuvre lexicographique de Nathan de Rome (ca. 103 5-II 10),
l' Arukh, dont la compilation a été achevée avant noo 64• L'Arukh est
un dictionnaire étymologique de la Bible et du Talmud, contenant des
explications minutieuses des origines hébraïques, araméennes, grecques,
latines, arabes et persanes des termes. Nathan, devenu le directeur de
l'école de Rome en 1070, après la mort de son père, s'est acquis une
réputation d'autorité dans le domaine lexicographique et a été consulté
par des grands maîtres, ses contemporains, dont Rashi de Troyes. Il a
employé dans son œuvre les résultats de l'exégèse, surtout du sens littéral,
créant en même temps les fondements linguistiques des nouveaux cou-
rants exégétiques, dont les auteurs n'avaient pas d'accès aux œuvres
en arabe des grammairiens sepharades. Conjointement avec les œuvres
traditionalistes des écoles de Mayence et de Worms, ainsi que celles de
Hananel, l'ouvrage de Nathan de Rome eut son influence sur le déve-
loppement de l'important centre exégétique de la France septentrionale
aux x1e et xne siècles.
Parmi les premiers exégètes bibliques de France, Menahem ben

51· Ed. A. BERLINER, Migda/ Hanane/, Breslau, 1876.


52. Le mot kuntrès a été adapté du latin çommentarius dans l'hébreu misbnaïque, 1•r siècle
A.C.-m• siècle E.C. (A. Even SHUSHAN, Nout1eau DMionnaire de la langue hlbraïque, Jérusalem,
1966).
53· Par exemple, Rashi (Responsum 41, éd. I. S. ELFBE1N, New York, 1943, p. 34).
54· EJ, xn, B59-86o.
L'exégèse rabbinique 249

Helbo, qui vécut au XIe siècle en lie-de-France ou en Champagne, a été


des plus originaux. On connaît très peu sa vie et sa carrière; il fit un
long voyage dans le Languedoc, où il étudia soit à Narbonne, soit à
Toulouse, où les œuvres des exégètes sepharades étaient diffusées 66 • Sous
l'influence de son voyage d'études, il abandonna les méthodes exégé-
tiques des écoles rhénanes; les fragments de ses commentaires, qui se
trouvent dans l'œuvre de son neveu et élève, Joseph Kara, prouvent
qu'il donna la priorité au sens littéraire de l'interprétation de l'Ecriture.
C'est par son intermédiaire que le manuel de grammaire rédigé en hébreu
par Ibn Saruq, Mahbereth (Le cahier), a été transmis et diffusé en France
septentrionale, où il a servi les exégètes et particulièrement Rashi. Ben
Helbo n'a pas dirigé une école proprement dite et, sauf son neveu,
Joseph Kara, ne semble pas avoir formé des élèves. C'est par son œuvre
qu'il fut le précurseur du grand centre exégétique de France.

Rashi (Rabbi Salomon Isaaki, 1040-I 106) a été sans doute le plus
important et le plus célèbre exégète juif au Moyen Age56 • Né à Troyes,
il avait étudié à Worms et à Mayence avant de rentrer dans sa ville natale
et y fonder le centre scolaire franco-champenois. Des écoles rhénanes,
Rashi apporta à Troyes une masse énorme de matériel, consignée dans
ses Kuntrésim; elle contenait, outre l'enseignement de ses maîtres de
Worms et de Mayence, les leçons des maîtres de Kairouan et particuliè-
rement l'enseignement de Hananel Bar Hushiel, qu'il avait appris à
Worms par l'intermédiaire d'Eliézer Bar Nathan, un des élèves de
Hananel et, vers le milieu du xie siècle, maître à l'école, où il diffusa
l'œuvre du savant nord-africain. Se basant sur ce matériel, Rashi mena à
Troyes une vie d'études et d'enseignement, tout en gagnant ses revenus
comme vigneron. Fidèle aux traditions du centre ashkénaze, il débuta
par l'exégèse talmudique, dictant ses commentaires à ses élèves, dont
plusieurs ont été membres de sa famille ou apparentés par des liaisons
matrimoniales. Cette œuvre lui rendit rapidement la réputation d'avoir
expliqué« les sens ouverts et couverts du Talmud »67 et en fit une grande
autorité, au point qu'il était couramment saisi des questions de juris-
prudence et de principes par les dirigeants des communautés de France,

55· E], XI, 1304-1305; selon une allusion de Rashi, Commentaire .rur le Deutéronome, XXII,
il aurait étudié à Toulouse, où il fut l'élève de Moise Hadarshan (le Prêcheur), un des grands
maîtres de l'école narbonnaise du xre siècle.
56. Cf. M. LIBER, Raçhi, sa vie, son ŒIM'e, son influenre, Paris, 1953, nouv. éd.; pour une
bibliographie détaillée, cf. B. BLUMENKR.ANZ (édit.), Bibliographie des juifs de Frame, Toulouse,
1974, s.v. Rashi.
57· V. quelques témoignages médiévaux s'exprimant ainsi, recueillis par BARON, op. ât.,
t. VI, pp. 50-51.
z 5o Etudier la Bible

de l'Empire et des autres pays. L'étude de ces questions et le processus


de l'élaboration de ses Responsa l'ont mis au courant de problèmes de
l'ordre pratique intéressant les communautés, ainsi que des débats entre
juifs et chrétiens et, surtout, des thèses soutenues par des interlocuteurs
chrétiens résultant de leurs interprétations de textes bibliques 58 • Ce
fut une raison complémentaire pour sa décision d'entreprendre un
vaste projet de commentaires sur l'Ancien Testament, qui lui valut sa
renommée, en tant qu'exégète juif le plus important de tous les âges.
Les commentaires de Rashi sur l'Ancien Testament ont été originale-
ment élaborés comme notes de lecture et comme explications de textes
enseignés à ses élèves. A partir de ces notes, où il avait consigné les
interprétations des autorités exégétiques antérieures et cité bon nombre
de sources talmudiques relevantes, il a procédé aux commentaires systé-
matiques sur la plupart des livres de l'Ancien Testament. lls ont été
rédigés sous la forme d'élucidations concises, se concentrant de prime
abord sur l'explication du sens des mots, voire le sens littéral. Rashi,
qui a maintes fois fait état de son intention de faire la Bible intelligible
aux masses, a souvent recouru aux termes en français qu'il employait
afin d'expliquer les locutions hébraïques difficiles à comprendre; le
dépouillement de ses commentaires donne l'usage de plus de ; ooo mots
en français 59 •
Du point de vue méthodologique, Rashi a combiné dans son exégèse
les sens littéral et homilétique; ceci, malgré sa préférence à l'interprétation
littérale des textes. Cependant, il ne fit pas usage dans ce domaine de la
méthode philologique sepharade, quoiqu'il eût été au courant de la
Mahbereth d'Ibn Saruq, qui semble avoir été la seule œuvre des gram-
mairiens sepharades qu'il ait connue. C'est ainsi qu'il a été dépendant
des méthodes des sages mésopotamiens et de travaux lexicographiques,
comme ceux de Nathan de Rome, qu'il consultait fréquemment. Quant
au sens homilétique, il tira les meilleures interprétations aussi bien de
la tradition geonique que des maîtres rhénans, les critiquant parfois,
surtout quand il les trouvait opposées au sens littéral. Les homélies lui
ont servi surtout pour l'élucidation historique, qu'il croyait nécessaire
comme moyen d'expliquer le sens correct du texte commenté. Telles
ont été la séquence des événements de l'Exode ou, dans un ordre diffé-
rent des idées, les guerres entre les royaumes de Juda et d'Aram, dont la
séquence l'intéressait afin de commenter le texte d'Isaïe 7, qui avait
aussi servi au développement de la doctrine christologique par les
exégètes chrétiens. Cette combinaison des sens exégétiques, qui consista
dans l'interprétation« par la raison» de l'Ancien Testament, s'explique

~8. R.esponmm 61 de &shi (éd. ELFBEIN, n. 53).


~9· Cf. A. DARMSTETER, Les gloses frat1faises tle &schi tians la Bible, Paris, I 909, etH. BANITI',
«The Laazim of Rashi and the French Biblical Glossaries »,dans C. ROTH (édit.), The Worltl
History of the ]ewi'sb People, t. II, Tel-Aviv, 1966, pp. :<91-2.96.
L'exégèse rabbinÎtjue 2. ~ 1

par le but de l'œuvre exégétique de Rashi, à savoir le renforcement de la


foi et la fortification de la cohésion dans le cadre des institutions commu-
nautaireseo. L'évocation du passé biblique et l'interprétation du sens des
lois et des préceptes ont été, à cet égard, le fondement de l'existence
juive dans la Diaspora; pour ses dirigeants, le désir d'y voir la continua-
tion, certes idéalisée, de la vie d'Israël biblique, quitte à renoncer, en
raison des circonstances, aux expressions des entités politiques, repré-
sentait le réalisme et le moyen de préserver l'unité du peuple jusqu'au
salut messianique. C'est ainsi que l'exégèse de Rashi exprimait un sens
de pragmatisme commun aux sages ashkénazes, tout en faisant des allu-
sions aux événements actuels, comme par exemple dans son commen-
taire sur Isaïe ~ 3.
La réfutation de l'exégèse chrétienne, surtout dans ses expressions
allégoriques, a été un point cardinal dans l'œuvre de Rashi. Pourtant,
il s'est refusé à adopter dans ses commentaires une attitude polémique,
ne trouvant pas l'intérêt, ni le goût pour les discussions académiques
interreligieuses. Son esprit pratique l'amena à produire une version
jwve du sens des fragments disputés, qui serait susceptible d'aider les
juifs dans les discussions et de renforcer les esprits, afin de leur permettre
l'accumulation des arguments pour s'opposer à la propagande de la
conversion au christianisme. Le problème de la conversion des juifs,
qu'elle ait été forcée ou résultant de la persuasion, a été autour de la
première croisade un problème épineux pour les dirigeants juifs en
Europe occidentale et ils ont exprimé leurs soucis à cet égard61• Pour
Rashi il ne s'agissait pas seulement de recueillir et répéter les décrets
interdisant l'abjuration et tout rapport avec les convertis; son souci, de
fortifier les esprits dans la foi, l'amena à réfuter les arguments des
chrétiens, afin de ne pas laisser les juifs dans une position où ils pourraient
être attirés par eux. C'est ainsi que, interprétant les Psaumes, il accentua
partout où, à sa connaissance, l'exégèse chrétienne voyait une allusion
à Jésus qu'il s'agissait, selon la lettre du texte, du roi David, par exemple
le Psaume ll. Dans le même ordre d'idée, il expliqua dans son commen-
taire sur le Psaume 4 5 la référence au peuple élu comme synonyme
d'Israël et non pas une allusion à l'Eglise. Cette méthode l'amenait,
comme ce fut le cas des commentaires sur Isaïe 52.-~ 3 ou Zacharie 6
et 9, à abandonner les interprétations rabbiniques traditionnelles et à
avancer ses propres vues par l'exposition littérale et historique. C'est
ainsi qu'il a interprété Isaïe 7 : niant tout fondement de la doctrine

6o. Cf. 1. BAER (en hébreu),« Rashi et la réalité historique de son temps», Tarbiz, 2.0,
1949. 32.Q-332.·
61. Cf. R. CHAZAN, « The Hebrew First-Crusade Chtonicles », R..mle des BINtles jlliws,
133, 1974. 2.35-2.54. On peut comparer ces soucis avec les idées de l'auteur anonyme de
l'Atllltfrsu.r ]lllitnos de la seconde moitié du xue siècle; cf. B. BLUMENKRANZ et J. CHÂTILLON,
«De la polémique anti-juive à la catéchèse chrétienne>>, RTAM, 2J, 1956, 4o-6o.
z 5z Etudier la Bible

christologique, Rashi élucida la prophétie de la conception d'Emmanuel


par la Vierge, comme un fait situé dans le passé et lié à la guerre entre
Resin, roi d'Aram, et Pekah ben Remaliahu, roi d'Israël. Dans ce cas, son
exposé historique allait de pair avec le sens littéral, car, dit-il, le verbe
« concevoir >> est employé au passé62,
Cette méthode exégétique fut employée aussi pour élucider les pro-
blèmes concernant l'eschatologie de l'ère messianique. S'opposant à
l'exégèse chrétienne, qui voyait en Christ le Rédempteur, il conçut
dans ses commentaires sur Isaïe et sur les Psaumes (particulièrement
Ps. 10, zz, 68) la vision de l'avenir messianique, qui sera l'époque du
salut des « fils d'Israël». Ainsi trouva-t-ille terme de cet avenir dans les
chutes d'Ismaël et d' « Edom » (Rome) et dans leur expulsion du pays
d'Israël; il y voyait la condition du salut, conçu en termes d'une« cité
de Dieu», car,« c'est alors que Dieu sera le roi éternel »63. Cette vision
eschatologique ne le poussa pas cependant aux sens de l'allusion ou
allégorique des Ecritures, qui auraient imposé une spéculation sur le
temps de cette ère. Son sens pratique amenait Rashi à laisser le problème
messianique à un avenir indéfini, afin de se concentrer sur les conditions
concrètes de son temps.

L'école exégétique rabbinique en France peut être caractérisée comme


celle de Rashi. Pendant le dernier quart du xre siècle, il a formé à Troyes
une génération d'élèves, qui ont diffusé ses méthodes exégétiques et
dont certains sont devenus des maitres à leur tour, créant des écoles,
comme celles de Paris et d'Orléans, ou bien dans d'autres petites villes
de la France septentrionale64. Une bonne partie fit de l'exégèse leur
champ de prédilection, complétant par leurs commentaires l'œuvre du
Maitre, réputé même parmi les intellectuels chrétiens comme Rabbi
Salomot/' 5 • Pourtant, à la différence de leurs prédécesseurs et des exégètes
sepharades, ils ont entretenu un dialogue continuel avec leurs collègues
catholiques, surtout les Victorins, prenant ainsi part aux activités exégé-
tiques de la Renaissance du xne siècleGo. Ces dialogues ont évidemment
pris parfois un caractère polémique, parce qu'il s'agissait de points essen-
tiels de dogme, où l'opposition entre les deux religions rendait impos-

62. Commentaire sur Isaïe, édit. I. MAARSEN, Jérusalem, 1936, VII, 14. Cf. M. W AXMAN,
« Rashi as Commentator of the Bible», dans &shi, his Teaçhings, New York, 1958, pp. 9-47.
63. Commentaire sur les Psaumes, édit. I. MAARSEN, Jérusalem, 1935, X, 10-14.
64. Cf. L. RABINowrcz, The Soâa/ Lije of the ]ews in Nor/hern Frame in the Twe/jtb-
Fourteenlh Centuries, as Rejleç/ed in the &bbinüal Litera/ure of the Period, Londres, 1938, parsim.
65. Cf. B. SMALLEY [15) et H. HALPBRIN [104).
66. Cf. SMALLEr [15] et A. GRABots, « The Hebraiça Verilas and Jewish-Christian
Intellectual Relations in the Twelfth Century », Spemlum, JO, 1975,613-634.
L'exégèse rabbinique 3
2. 5

sible l'accord sur les principes; d'autre part, quand il ne s'agissait pas
de textes fondamentaux du point de vue doctrinal, le dialogue revêtait
une forme de collaboration pacifique.
Parmi cette pléiade d'exégètes en France, on retiendra quelques noms,
en raison de l'importance de leur œuvre. Joseph Kara (né vers 1065)
avait étudié sous la direction de son onde paternel Menahem ben Helbo,
avant de joindre l'école de Rashi à Troyes, où il est rapidement devenu
un collaborateur du Maitre67• Pendant son séjour à Worms, au début
du xne siècle, il participa aux discussions théologiques avec des intellec-
tuels chrétiens. L'enseignement de Rashi et son expérience l'ont amené
à concentrer ses commentaires sur le sens littéral du texte, d'où son
surnom « Kara ». Il mentionna son but de produire des élucidations
simples, afin qu'elles soient intelligibles par les couches populaires; il
en résulta l'usage de termes en langue vernaculaire, en français et en
allemand rhénan, afin d'expliquer le sens des mots bibliques. Sa méthode
exégétique l'amena au travail comparatif, par l'usage des textes corres-
pondants tirés des différents livres de l'Ancien Testament. L'influence
de son onde, Ben Helbo, se manifesta surtout dans ses commentaires
sur le Cantique et sur autres poèmes, où il mit l'accent sur l'analyse
des chants.
Samuël Ben Méïr (RaShBaM, 1085-II74), le petit-fils de Rashi, né à
Ramerupt (Champagne), a été sans doute le plus célèbre élève de son
grand-père maternel, et est devenu le plus important exégète juif en
France au xue siècle. En dehors de sa formation rabbinique, il se dis-
tingua par sa vaste culture générale, dont la connaissance du latin, qu'il
avait appris afin de pouvoir étudier directement l'exégèse catholique.
Encore à l'école de Rashi, il fit preuve de son esprit indépendant; en
raison de ses remarques, le maitre corrigea quelques-uns de ses commen-
taires. De la vaste œuvre exégétique de Rashbam, seul son commentaire
sur le Pentateuque a été conservé intégralement68 ; des fragments de
commentaires sur des autres livres ont été insérés dans les travaux des
exégètes postérieurs. A la différence de son œuvre de tossafiste, où il
s'appuya sur l'autorité du Talmud69 , Rashbam a été radicalement opposé,
en tant qu'exégète, à l'usage du sens homilétique, soutenant avec vigueur
son opinion que seul le sens littéral permet la compréhension du texte
biblique. C'est ainsi que ses commentaires représentent une correction
des interprétations de Rashi. Afin d'arriver à son but, Rashbam a étudié
attentivement l'hébreu et les traités rédigés en hébreu par les grammai-
riens sepharades, qu'il mentionna dans ses élucidations, sans pourtant

67. E], X, 759-76o.


68. E], XIV, 809-812.; le commentaire sur le Pentateuque a été publié par D. RosiN,
Breslau, 1881, rééd. annotée par A. 1. BROMBERG, Tel-Aviv, 1964.
69. Cf. E. E. URBACH (en hébreu), Les tossaphistes, Jérusalem, 1955 et un bref exposé
de P. KLEIN,« Les Tossafot et la France», Vitalitl de la penslejuive, 1966, pp. 40-57.
z 54 Etudier la Bible

suivre leur direction phllologique. La conclusion la plus importante de


ses études est dans le domaine de la sémantique; il observa une diffé-
rence entre l'hébreu biblique et mishnaique, ce qui disqualifiait les
textes talmudiques comme source pour l'interprétation de l'Ancien
Testament. Son exégèse consiste en notices concises et lucides, expli-
quant « le sens de la lettre biblique ». A cet égard, Rashbam a élargi le
champ de la critique de l'exégèse catholique par ses études sur le texte
de la Vulgate, où il a trouvé des erreurs de traduction. Telle a été par
exemple son interprétation de la Genèse 49, 10, où il expliqua que
Shiloh est le nom d'une ville dans le « pays d'Ephraim » et non pas,
« comme le dit Jérôme», une allusion à Jésus, qui 111ittendus est. A partir
de ces lectures, il taxa l'exégèse allégorique en général et particulière-
ment l'exégèse catholique de « fausse interprétation >>. Ainsi, sa méthode
de la réfutation des doctrines christologiques a été fondée sur l'emploi
logique du sens littéral hébraïque, comme dans le cas de l'Exode zo, 1;.
A la différence de Rashi qui, maintes fois, avait avoué ses hésitations
quant au véritable sens des mots, par la formule : « Je ne sais pas »,
Rashbam fit preuve d'une plus grande confiance en soi-même et dans
ses qualités d'exégète, proposant toujours ses propres interprétations
pour les textes qu'il a commentés.
Joseph Bekhor Shor d'Orléans (xne siècle), qui a été l'élève du
Rashbam, se distingua comme un des fondateurs des centres scolaires
juifs de Paris et d'Orléans; il a entretenu des contacts réguliers avec les
Victorins, les familiarisant avec les méthodes de l'exégèse rabbinique70•
Parmi ses travaux exégétiques, les commentaires sur le Pentateuque et
sur les Psaumes ont été conservés 71• Comme son maître, mais avec bon
nombre d'exceptions, Bekhor Shor a été un adepte du sens littéral de
l'interprétation; il employa cette méthode notamment pour expliquer
la raison des préceptes, dans ses commentaires sur le Lévitique, ainsi
que dans sa critique des interprétations catholiques des textes. A ce
propos, il considérait les erreurs de la « traduction de Jérôme » comme
les fondements des « contresens » de l'exégèse chrétienne, continuant
dans ce domaine l'œuvre du Rashbam. Pourtant, son originalité réside
dans son développement de l'élucidation historique des textes; au cou-
rant des traits principaux de la chronographie, il a rédigé de brèves
dissertations sur les personnalités bibliques, à partir des Patriarches,
insistant sur les motifs de leurs activités. Cette conception l'amena à
élaborer des interprétations sur la société biblique, à la lumière des
conditions sociales de son propre temps, telles qu'il remarqua dans
l'lle-de-France72• D'autre part, Bekhor Shor a été le premier exégète

70. E], IV, 4Io-4II.


71. Jérusalem, édit. H. J. I. GAn, I9H·
72. Commentaire sur la Genèse, XXVII, 40.
L'exégèse rabbinique 2 55

del' école française qui proposa une interprétation rationnelle des miracles,
par exemple dans ses commentaires sur la Genèse 19 ou sur l'Exode 9,
en voyant des phénomènes quasi naturels. Ainsi, dans ce domaine, il
se rapprocha des raisonnements des membres de l'école philosophique
sepharade, sans en adopter les méthodes.

Tandis que la plupart des exégètes rabbiniques des rxe-xue siècles


ont concentré leur œuvre sur les sens littéral et homilétique des textes,
il y en eut un certain nombre qui ont recouru au sens allégorique et, en
raison de leurs préoccupations mystiques 7s, qui se sont proposé de dévoiler
le message caché ou secret des Ecritures et à l'interpréter dans les pers-
pectives de leurs préoccupations. A la différence de l'allégorie mishnalque
et talmudique, les tendances allégoriques de l'exégèse geonique et rabbi-
nique avaient subi l'influence du mysticisme musulman et de sa méthode,
le qalam74 • Cette méthode, employant des expressions anthropomorphi-
ques et se fondant sur la métaphore, se manifesta depuis le vure siècle
dans les œuvres des sages du Proche-Orient, trouvant aussi bien son
expression dans les travaux de Saadiyah Gaon, quoiqu'il ne faille pas le
considérer comme exégète allégorique ou mystique.
L'influence du qalam islamique s'est manifestée surtout dans les
œuvres théologiques et littéraires, dont les auteurs se sont occupés,
particulièrement du problème du« Salut d'Israël », le voyant comme un
phénomène lié aux perspectives cosmiques; l'enseignement des œuvres
néo-platoniciennes, telles celles de Plotin, eut une part importante dans
l'élaboration de ces concepts, de même que l'astrologie y joua un rôle
prépondérant. Pourtant, toutes ces méditations étaient textuellement
fondées sur l'Ancien Testament et particulièrement dans les interpré-
tations de la Révélation divine, soit par ses manifestations directes, soit
par l'inspiration des prophètes, ce qui ramena les mystiques aux textes
bibliques, afin d'y saisir le sens secret et de le commenter. Pareilles études
ont été effectuées aussi afin de relever des allusions qui pourraient être
susceptibles de servir à l'élaboration de préceptes moraux de comporte-
ment pieux. Depuis le rxe siècle, ces tendances ont commencé à être
diffusées parmi les communautés de l'Occident, grâce à l'enseignement
du sage mésopotamien Abu Aharon à Lucques.
A cet égard, l'école de Kairouan joua un rôle important dans le
processus de la transmission des idées; les ouvrages de Hananel Bar
Hushiel et Nissim Bar Jacob contenaient des éléments métaphoriques,

73· Cf. G. ScHOLBM, Major Trends in ]ewish Mystidsm, New York, 1954.
74· Cf. G. VAJDA, « S'adya commentateur du Livre de la Création», dans AllnHaire I!JJ9-
I!J60 de /'&ole pratique des Hautes Etudes, V• section, Paris, 1960.
2 56 Etudier la Bible

qui ont servi de fondement aux travaux de certains de leurs élèves,


surtout en employant les méthodes philosophiques de l'interprétation.
De surcroît, les Calonymides, en tant que légataires de l'enseignement
d'Abu Aharon, avaient amené de la Mésopotamie la tradition geonique;
ils l'ont enseignée à Lucques et à Worms, et employé aussi bien les
sens de l'allusion et de l'allégorie dans leurs travaux. Evidemment, il
ne s'agissait pas de la transplantation pure et simple de la méthode du
qalam, ni de son adaptation; elle ne se prêtait pas aux conditions régnant
dans les pays chrétiens et, par ailleurs, les juifs de l'Europe, Espagne
exclue, ne savaient pas l'arabe et n'étaient pas au courant de la théologie
de l'Islam. En revanche, les persécutions antijuives, au début du xxe siècle,
dans la vallée du Rhin et en France75, ont provoqué des réactions pié-
tistes et mystiques parmi les couches juives; leur ampleur amena quel-
ques exégètes à étudier les messages mystiques de l'Ancien Testament.
Quoique cette hypothèse n'ait pas été prouvée, il semble que les méthodes
allégoriques des exégètes catholiques aient servi comme élément complé-
mentaire d'émulation. Certes, il ne s'agit pas de thèmes; les mystiques
juifs ont rejeté avec la même vigueur que leurs collègues les commenta-
teurs littéraux et homilétiques des doctrines christologique et trinitaire,
doctrines qu'ils qualifiaient d'idolâtrie76• Quant à l'influence méthodolo-
gique, son emploi, tendant à fortifier les esprits et créer un code de
comportement piétiste, semble avoir été facilité par la cohabitation dans
les villes et les relations mondaines qui y ont été nouées.
La première croisade laissa une tache sanglante dans les communautés
juives de la France et de l'Allemagne, à partir de Rouen et notamment
dans les bassins du Rhin et du Danube. Dans les communautés rhé-
nanes, les «persécutions de l'an 4846 >> (xo96) ont été considérées, pour
la première fois dans l'histoire du judaïsme européen, comme un holo-
causte, dont le caractère a imprégné l'œuvre littéraire, religieuse et
philosophique des juifs européens pendant des générations, contribuant
à la naissance d'une attitude d'amertume douloureuse envers « Edom,
le sanguinaire ». li en résulta un renforcement des tendances piétistes,
soulignant l'importance morale du sacrifice de leur vie. Les piétistes
(Hasidim) de la vallée du Rhin ont fondé leurs principes sur l'enseigne-
ment de l'interprétation morale de l'Ecriture, soit un mélange du sens
homilétique, de l'allusion et de l'allégorie.
L'école des Calonymides, transférée à Spire au début du xne siècle,

1~· Cf. R. CHAZAN, « xoo7-1ou; Initial Crisis for Northern European Jewry », dans
Proceedings of the Amerkan Acatkmy for ]ewish R.8search, J8-J9, 1970-1971, 101-181.
76. Cf. I. G. MAacus, Piety and Soriety; the ]ewish Pietists of Medieval Germfl'!J, Leiden,
1981. La question de l'influence qu'eut l'environnement chrétien sur le développement
spirituel des juifs dans l'aire culturelle ashl:inaze a été disputée contradictoirement par les
chercheurs. Il semble que les opinions niant l'existence d'une pareille influence doivent être
considérées comme valables pour la période avant le xx• siècle.
L'exégèse rabbinique 2. 57

après la destruction de la communauté de Worms pendant la première


croisade, a été, comme auparavant, la chaîne de la transmission de ces
courants exégétiques. L'œuvre d'Eliézer (« le Grand ») ben Isaac de
Worms, au xxe siècle, qui avait été aussi l'élève de Gershom, La Lumière
de la Diaspora, à Mayence, eut à ce propos une influence profonde77.
Son Testament de Rabbi Eliézer le Grand, où il développa les prin-
cipes du comportement moral, en tant que « la vie biblique », a servi
de modèle à cette méthode exégétique. Calonymus de Worms (m. 112.6),
qui s'est établi à Spire vers noo, l'employa dans son enseignement oral,
afin d'expliquer le message secret de la piété. Son fils, Samuël ben Calo-
nymus78, adapta l'enseignement paternel dans son commentaire sur le
Pentateuque, devenant ainsi un des premiers exégètes du courant piétiste
et du Hasidisme ashkénaze. Ce commentaire, tendant à dévoiler le message
secret, voire « la légation de Moïse », est entièrement fondé sur les inter-
prétations des allusions et allégories, à l'aide des textes midrashiques.
Telle a été, par exemple, l'explication du séjour de Moise sur le mont
Sinaï pendant quarante jours; il avait employé ce temps pour apprendre
directement de Dieu les secrets de la Révélation et la loi « orale >>, qui
contenait les préceptes enseignés aux piétistes ashkénazes. Cet ouvrage
a servi surtout au développement des méthodes exégétiques, employées
par ses parents, Jehudah ben Calonymus de Mayence et Jehudah ben
Calonymus de Spire. Tis ont développé pendant la seconde moitié
du xue siècle l'interprétation allégorique de l'Ancien Testament 79, dans
le but pratique d'offrir, par le résultat de leurs travaux, une consolation
mystique pour les communautés persécutées, et d'élaborer une doctrine
de comportement moral des juifs.
Un trait caractéristique de ce courant mystique de l'exégèse, où la
méthode philosophique néo-platonicienne n'a pas joué qu'un rôle effacé
et indirect, réside dans l'usage des textes midrashiques et du sens homilé-
tique dans les commentaires. A cet égard l'œuvre exégétique d'Eliézer
ben Samuël de Metz (ca. 1 1 1 5- II 98) eut une influence importante. Eliézer
étudia en France et particulièrement à l'école de Rashbam et, ensuite,
diffusa en Lorraine et en Allemagne l'enseignement exégétique de l'école
&ançaise80• Cependant, à la différence des travaux de ses maîtres de
France, il abandonna le sens littéral et sa propre contribution à l'exégèse
se situe dans le sens homilétique; dans son Livre des dévots, rédigé
vers II7o, il a commenté les « six cent treize préceptes», à savoir l'en-
semble des lois bibliques, recourant aux sources talmudiques. Ce qui est

11· E], VI, 62.3-62.4; en ce qui concerne les Calonymides, c:f. ]. DAN,« The Beginning
of Jewish Mysticism in Europe », dans C. ROTH (édit.), The World Hiltory of the ]ewish
People,· the Dar/e Ages, Tel-Aviv, 1966.
78. E], XIV, 8o9.
79· E], X, 348-3so.
8o. E], VI, 6.:~.8-62.9.
P. RJCRÉ, G. LOBRICHON 9
z 58 Etudier la Bible

important pour notre propos est que cet énorme travail exégétique, qui
est ensuite devenu lui-même l'objet des commentaires, met l'accent sur
le rôle moral des préceptes et sur leur importance pour le comportement
parfait des fidèles. C'est ainsi que la méthode d'Eliézer de Metz a été
adoptée par les exégètes hasidiques, qui l'ont combinée avec leur méthode
allégorique.
Jehudad Hehasid (ca. 115o-IZI7), fils de Samuël ben Calonymus, a
été indiscutablement le grand maître du mysticisme ashkénaze81• Etabli
à Ratisbonne, en Bavière, sa figure est rapidement devenue légendaire;
la postérité lui attribua des miracles effectués afin de sauver les juifs
menacés par des persécutions. J ehudah n'a pas été un exégète de la qualité
de son père, ni de ses frères, quoiqu'il consacrât une partie de son temps
aux commentaires bibliques. Dans son Livre Je la gloire divine, dont
seuls des fragments ont été conservés, il s'attacha aux interprétations
allégoriques; ses commentaires sur la Genèse, sur la Révélation (l'Exode)
et sur les Prophètes témoignent de sa méthode d'interprétation ésoté-
rique. Il a été aussi l'auteur de la première partie du grand manuel du
mouvement piétiste ashkénaze, Sefer Hasidim8 2 (Le livre des pieux) où,
sur les fondements des commentaires homilétiques et allégoriques, il a
élaboré le plus important code de conduite des pieux.
Son élève et parent, Eleazar Harokeah de Worms (ca. u65-12.3o), a
été le plus important exégète de l'école piétiste ashkénaze. Fils de Jehudah
ben Calonymus, qui a été son premier maître, Eleazar appartenait à la
famille des Calonymides et fut le légataire de leurs méthodes exégétiques;
Jehudah Hehasidlui enseigna le mysticisme83• Eleazar continua ses études,
voyageant et séjournant à ces fins dans les centres rabbiniques de la
France septentrionale et de l'Allemagne. L'enseignement d'Eliézer de
Metz, dont il avait été l'élève pendant des années, laissa des traces pro-
fondes dans son œuvre, surtout par l'adaptation de sa méthode homi-
létique. Dans le livre, dont le titre Harokeah (Le faiseur Je baume) devint
son surnom, Eleazar interpréta les principes éthiques de l'Ancien
Testament, en tant que fondement de la morale piétiste. Maintes fois,
dans ses commentaires sur l'Exode et sur le Lévitique, il évoqua les
traditions familiales. Son bref commentaire sur le Pentateuque est en
revanche un chef-d'œuvre d'exégèse allégorique, fondée sur l'interpré-
tation symbolique des « signes ».
Ce commentaire a été ultérieurement développé dans le traité qui
représente l'œuvre la plus originale d'Eleazar, Sodei Raz'D'ya (Les secrets

81. Cf. G. ScHOLBM, Major Trends.•• (op. cil., n. 73), pp. 73-1II.
82. L'édition de J. WISTINETZKI, Francfort, 1924, a été la source de plusieurs traductions
dans la plupart des langues occidentales, dans leur majeure partie des abréviations ou des
anthologies.
83. B], VI, 592-594, et G. ScHOLEM, On the &bbalah dntl itsSymbolism, New York, 1970,
pp. I7I-I93·
L'exégèse rabbinique z 59

des secrets), fondé sur le développement du sens allégorique de l'Ecriture.


Sa méthode repose sur l'étude de la signification symbolique des zz lettres
de l'alphabet hébraïque, qui selon cette théorie représentent« l'expres-
sion du Verbe ». Leur message caché permet, à son sens, de résoudre
les mystères divins à partir de la Création. Ce symbolisme des « lettres »
sert aussi à élucider les « signes », ce qui amena Eleazar à élaborer une
interprétation cosmique de la Genèse et une image mystique du« royaume
céleste>>, où Dieu, les anges et les «voix» veillent sur le sort des gens,
se révélant le cas échéant et inspirant les prophètes. Cette méthode
exégétique lui servit aussi bien pour l'explication des malheurs subis
par le peuple juif : elles sont des épreuves imposées au peuple élu par la
volonté divine, annonçant et préparant le« salut d'Israël »84• La concep-
tion visionnaire d'Eleazar n'a pas été fondée seulement sur l'interpré-
tation allégorique des textes; elle a trouvé des sources d'inspiration
dans les œuvres exégétiques morales, telles celles de Saadiyah Gaon et
d'Eliézer de Metz.

Pendant la seconde moitié du xne siècle, on constate l'émergence


d'un second centre mystique dans le Languedoc (la « Provence » des
sources hébraïques médiévales). Sous l'influence des tendances gnosti-
ques et des interprétations allégoriques de l'Ancien Testament, un
processus de cristallisation se manifesta, probablement dès le début
du xne siècle. Les œuvres philosophiques néo-platoniciennes, et parti-
culièrement celles d'Ibn Gabirol et de Bahya Ibn Paquda, ont inspiré les
penseurs« provençaux». Malgré leur opposition aux théories gnostiques,
les mystiques « provençaux » ont adopté une partie de l'exégèse de
Jehudah ben Barzillaï Barceloni. L'œuvre de son contemporain, Abraham
Bar Hyya de Barcelone86, eut pourtant une influence profonde dans ce
processus de cristallisation; théologien, astronome, mathématicien et
philosophe, Bar Hyya s'occupait aussi bien de l'astrologie. Dans son
traité, Megillat Hamegaleh (Le rouleau du découvreur), achevé vers I I 3o,
Bar Hyya appliqua les résultats de ses recherches astrologiques, afin de
rédiger une dissertation eschatologique, où il calcula l'arrivée des temps
messianiques et la date du salut du peuple juif, par l'étude des« signes»
cosmiques et les événements historiques. Ce traité eut une très large
diffusion parmi les communautés juives dès son apparition; les maîtres
du mouvement hasidique en Allemagne l'ont adapté pour leurs propres
besoins.

84. li n'existe pas une édition du traité entier; quatre parties essentielles ont été publiées,
dont celle éditée parI. KAl.œr.HAR, Jérusalem, 1936, est la plus importante.
Bs. E], 1, t 3o-t 33 .
z6o Etutlier la Bible

Sur ces fondements des talmudistes réputés, tels Rabbi Abraham ben
David (RaBaD) de Posquières86 et Jacob de Lunel, ont introduit dans
leurs ouvrages des éléments mystiques, encore mêlés avec le matériel
homilétique. Ce fut probablement la genèse de la doctrine de la Kabbalah
(lit.« tradition»). Dans la génération postérieure, les théories kabbalistes
ont été développées dans le « cercle » provençal, dirigé par Isaac
l'Aveugle (le fils du Rabat!), mort en 1235 87, et celui de Gérone, en
Catalogne, destiné à devenir le centre du mouvement. Isaac l'Aveugle
et ses compagnons ont essayé de trouver, par l'interprétation littérale et
allégorique des textes bibliques, l'appui scripturaire de leur enseignement,
surtout en commentant le CantiqueBB. Les premiers travaux, de la fin
du xne et du début du xme siècle, font déjà état des tendances méthodo-
logiques de ce mouvement par l'interprétation allégorique de l'Ancien
Testament dans une perspective cosmique avec sa phénoménologie89•
L'exégèse kabbalistique et ses manifestations sortent pourtant du cadre
chronologique imparti à notre exposé. Son développement méthodolo-
gique et ses interprétations systématiques ont été plus tardifs, à partir
de la seconde moitié du xn1e siècle, avec les commentaires sur le Penta-
teuque par Nahmanide90, qui a été lui-même élève au cercle de Gérone;
son influence fut grande sur les courants exégétiques du bas Moyen Age.

Aryeh GRABoïs.

86. Cf. 1. TwBRSKY, &bad of Posquières. A Twe/ftb-tentury Talmutlist, Cambridge (Mass.),


196.:1., 336 p.
87. V. la monographie en hébreu de G. ScHoLEM, La Kabba/ah en Prot~enee :le cerç/e eln
Rabad el de son fils, R4bbi Isaac/' A11111gle, Jérusalem, 196.:1., ainsi que son Ursprung 111111 Anfange
der Kabbalah, Berlin, 196.:1., et G. VAJDA, Recherches sur la philosophie et/a Kabbale Jans la penrée
juin au Moyen Age, Paris, 196.:1..
88. B], X, 489-653, qui représente une monographie monumentale par G. ScHOLEM
de la Kabbalah; pour le centre occitan-catalan, cf. col. 518-p8.
89. Le commentaire d'Ezra de Glrone sur le Cantique des Cantiques, éd. G. VAJDA, Paris,
1969.
90. B], XII, 774-78.:1..
5

Comment les moines du Moyen Age


chantaient et goûtaient
les Saintes Ecritures

Quae enim pagina, aut quis sermo divinae auctoritatis veteris ac novi Te.rta-
menti, non est rectissima norma vitae humanae ?
<< Quelle page ou quelle parole de l'autorité divine de l'ancien ou du
nouveau Testament n'est pas une très droite règle de la vie humaine?»
(Règle de saint Benoît, c. 7;).
Après avoir prescrit et recommandé bien des fois la lecture de
l'Ecriture sainte, saint Benoît termine sa Règle par cette exclamation.
Comment traiter d'un sujet aussi évident, qui n'a échappé à aucun
de ceux qui se sont intéressés à la littérature ou à l'histoire médiévales ?
Faut-il reprendre ce qui a été dit et bien dit? Dom Jean Leclercq dans
son excellent livre L'amour des lettres et le désir de Dieu1 a exposé avec
bonheur des principes qu'il suffira de rappeler : « Au Moyen Age, on lit
généralement en prononçant avec les lèvres, au moins à voix basse, par
conséquent en entendant les phrases que les yeux voient... Plus qu'une
mémoire visuelle des mots écrits, il en résulte une mémoire musculaire
des mots prononcés, une mémoire auditive des mots entendus. La
meditatio consiste à s'appliquer avec attention à cet exercice de mémoire
totale; elle est donc inséparable de la lectio. C'est elle qui, pour ainsi dire,
inscrit le texte sacré dans le corps et l'esprit ...
« Ce mâchonnement répété des paroles divines est parfois évoqué
par le thème de la nutrition spirituelle : le vocabulaire est alors emprunté

r. J. LECLERCQ [9], pp. 7z-76. Les citations sont empruntées au chapitre V, Le.r /etires
sa<rée.r, mais les allusions à l'usage des Ecritures sont nombreuses à travers tout le livre.
262 Etudier la Bible

à la manducation, à la digestion, et à cette forme très particulière de


digestion qui est celle des ruminants : aussi la lecture et la méditation
sont-elles parfois désignées par ce mot - si expressif - de ruminatio.
Par exemple, faisant l'éloge d'un moine qui priait sans cesse, Pierre le
Vénérable écrira: 'Sans repos sa bouche ruminait les paroles sacrées' 2 •
De Jean de Gorze on a pu dire que le murmure de ses lèvres prononçant
les Psaumes ressemblait au bourdonnement d'une abeille3 • Méditer,
c'est s'attacher étroitement à la phrase qu'on se récite, en peser tous les
mots, pour parvenir à la plénitude de leur sens : c'est s'assimiler le
contenu d'un texte au moyen d'une sorte de mastication qui en dégage
la saveur; c'est le goûter, comme saint Augustin, saint Grégoire, Jean
de Fécamp et d'autres le disent d'une expression qui est intraduisible,
avec le palatum tordis ou in ore tordis 4 • Toute activité, nécessairement, est
une prière : la lettio divina est une lecture priée. Aussi un opuscule anonyme
destiné au moine encore novice lui donne-t-il cet avertissement : 'Quand
'il lit, qu'il cherche la saveur, non la science. L'Ecriture sainte est le
'puits de Jacob d'où l'on extrait les eaux que l'on répand ensuite en
'l'oraison. Or il ne sera pas nécessaire d'aller à l'oratoire pour y commen-
'cer à prier; mais dans la lecture même, il y aura moyen de prier et de
'contempler .. .'
« Le phénomène de la réminiscence est lourd de conséquences dans
le domaine de l'exégèse... Elle est en grande partie une exégèse par
réminiscence, et c'est expliquer un verset par un autre verset où un
même mot revient... Grâce au mâchonnement médiéval des mots, on
en vient à connaître la Bible 'par cœur'. On peut ainsi trouver sponta-
nément un texte ou un mot qui corresponde à la situation décrite dans
chaque texte, et explique chaque autre mot. On devient une sorte de
concordance vivante, une vivante bibliothèque, au sens où ce dernier
terme désigne la Bible. Le Moyen Age monastique pratique peu la
concordance écrite : le jeu spontané des associations, des rapprochements
et des comparaisons, suffit à l'exégèse ... L'exégèse monastique ... est à
la fois, inséparablement, littérale et mystique. >>
Les moines se sont beaucoup appliqués à l'étude de l'Ecriture sainte.
Dom Jean Leclercq le rappelle avec insistance:« Il y a une littérature
monastique sur l'Ecriture, et elle est abondante, plus abondante que ne le

2. PIERRE LE VÉNÉILUILB, De Miraculi.s, I, 20, dans PL, I89, col. 887 A, écrit du moine
Benoît : os sine requie satra verba ruminons, non in terra, sed in caelo positum hominem indkabant
(toute son allure et) sa bouche ruminant sans repos les paroles sacrées indiquaient que cet
homme n'était pas sur terre, mais dans le ciel. La méditation est accompagnée d'un mouvement
des lèvres.
3· }E.AN DE SAINT-ARNoUL, Vie de Jean de Gorze, dans PL, I J 7, col. z8o : In morem apis
Psalmos tarito murmure continuo rBPoif!efls, répétant les Psaumes continuellement par un doux
murmure à la façon des abeilles.
4· Textes dans Jean LECLBRCQ, Un maitre de la 11ie spirituelle au XI• siècle, Jean de Fécamp,
Paris, 1946, p. 99, n. 3·
Les moines du Moyen Age 2.6~

laisserait supposer le peu d'études qu'on lui a consacrées ... Jusque dans
le cours du xue siècle, les auteurs monastiques sont si nombreux qu'ils
donnent le ton; puis peu à peu, les commentaires scolastiques deviennent
plus nombreux »&.
Plutôt que de tenter une analyse de la pensée d'auteurs illustres ou de
retracer les étapes de l'approche littéraire des livres saints, peut-être
sera-t-il plus immédiatement utile d'essayer d'entrevoir les attitudes des
moines, qui cherchèrent Dieu en toute loyauté. La plupart auraient été
incapables de s'exprimer, ils n'avaient d'ailleurs pas vocation de prédi-
cateur. Ils n'ont pas voulu accéder aux sommets de la connaissance, ils
n'étaient pas attirés par l'érudition. Mais ils se sont nourris des textes
sacrés pour alimenter leur vie spirituelle.

THÈMES SCRIPTURAIRES

Les investigations qui vont suivre sont groupées autour de réalisa-


tions assez diverses. Il faut analyser de très près les témoignages, les
regarder dans la simplicité de ceux qui les ont vécus, avec des yeux de
myope.
Les scolastiques ont aimé les plans rigoureux, divisés et comparti-
mentés à l'in1ini au prix de distinctions subtiles, les moines qui les ont
précédés ont préféré se laisser entraîner par des associations d'idées et
admettre que les digressions introduisent une agréable diversion. A
leur exemple, seront donc traités, successivement et sans plan, les
thèmes suivants :
- la mémoire au service de la connaissance de l'Ecriture : les Joca
monachorum;
- l'Ecriture, recueil de sentences à méditer et à approfondir : ce que
révèlent les coupures des Psaumes dans l'office réglé par saint
Benoît;
- l'actualité permanente de l'Ecriture sainte : les supplications pour le
passé et le présent pensées et chantées avec l'Ecriture dans les
antiennes de l'office;
- l'utilisation de l'Ecriture dans les compositions littéraires sans pré-
tention que sont les Vies des saints, illustrée par deux exemples
du xue siècle : souvenirs, informations et dévotion fervente pour un
moine qui a laissé une réputation de sainteté dans le monastère où
il a vécu, saint Girard; légende, imagination et miracles récents
pour un saint dont les actes ont été entièrement oubliés, saint Fiacre;

5· ]. Ù!CLBRCQ (9), pp. 7o-71.


z.64 Etllliier la Bible

- les livres de la Bible sont restés absolument stables depuis le temps


où les moines chrétiens les ont abordés8, les textes qui les accom-
pagnent ou en dérivent et la musique qui leur a été adaptée ont été
lus et appréciés pendant de longs siècles et souvent le sont encore.
n n'est pas question de fixer de rigoureuses limites chronologiques
et moins encore de déterminer les époques où apparurent de nou-
velles conceptions puisque ce sont les valeurs permanentes qui sont
l'objet de ces analyses.

Joca monachorum
Sous le nom de ]oca monachorum ont été transmises des séries d'énigmes
formulées en questions et réponses. Leur origine se place à une haute
époque. Peut-être apparaissent-ils en Gaule et dans les Iles britanniques
dès le VIe siècle. L'influence de modèles grecs est probable. Quoi qu'il
en soit, le succès de ces ]oca monachorum fut durable, les manuscrits sont
nombreux et s'échelonnent tout au long du Moyen Age7•
Les questions variées font appel à des connaissances livresques,
certaines sont philosophiques, d'autres scientifiques, beaucoup sont
l'écho de théories admises. Un bon nombre concernent la Bible, direc-
tement ou indirectement en proposant des conclusions parfois inattendues.
Les questions qui font appel à la mémoire montrent que les parte-
naires ont une connaissance approfondie des moindres détails de l'histoire
d'Israël. Quelques exemples montrent que questions et réponses ne
sont pas seulement des exercices de mémoire.
Qui cum asina /oculus est ?
Qui parla avec une ânesse ?
Balaam propheta.
Le prophète BalaamB.
Balaam, devin connaissant le vrai Dieu, accepta pourtant de maudire
Israël. L'ange du Seigneur lui barra le chemin. Balaam ne le vit pas,
mais son ânesse prit peur, s'écarta deux fois, puis s'arrêta. Balaam irrité
la frappa. Alors « Yahvé ouvrit la bouche de l'ânesse et elle dit à Balaam :
Que t'ai-je fait pour que tu m'aies battue trois fois?» Balaam répondit:
«Tu t'es moquée de moi! Si j'avais eu à la main une épée, je t'aurais

6. Les présentes recherches portant sur la tradition médiévale, les citations bibliques sont
faites d'après la Vulgate ou les anciennes versions latines tant pour le texte que pour la numé-
rotation des versets. Les variantes du texte hébreu ne sont habituellement pas signalées.
7· Bibliographie dans Cla~~is Palrtml latinormtl, eJitio a/t~ra, Bruges, 1961, no 1155 f. Edi-
tion: Walter Suchier, Dos mittelltdeinis&he Glsprikh Adritm 111111 Epictitus nebstlllf'1IJœllllen Texten
( ]o&a Mona&honlm), Tübingen, 1955· (Cf. Scripturium, rr, I9H. p. 136, n° 245 avec la liste des
manuscrits utilisés.) Les textes ont été reproduits par A. HAMMAN, PL Supplemenlwn, IV,
1967, pp. 917-941.
8. Col. 929, n° z8. - Toutes les citations sont empruntées au Supplément de la Patrologie
latine, cité à la fin de la note précédente. Il suffit donc d'indiquer la colonne et le numéro.
Les moines du Moyen Age 26 5

déjà tuée. » L'ânesse dit à Balaam : « Ne suis-je pas ton ânesse, qui te
sers de monture depuis toujours. Ai-je l'habitude d'agir ainsi envers
toi?» Il répondit:« Non» (Nomb. 22, 2 1-33).
Pas plus que Balaam, les auteurs des Joca ne sont surpris d'entendre
parler une ânesse. La discussion ne porte pas sur des problèmes d'inter-
prétation, l'Ecriture est acceptée sans discussion9•
Qui asinas querendas regnum invenit ?
Qui en cherchant des ânesses trouva un royaume ? Saül10•
Saül était à la recherche des ânesses de son père Qish, quand il
consulta Samuel qui lui annonça que les ânesses étaient retrouvées.
Et c'est alors qu'ille sacra roi d'Israël (1 Sam. 9, 3 - 10, 8).
Qui locutus est post mortem ?
Qui parla après sa mort ? Samuel11•
Saül qui avait expulsé du pays nécromants et devins se déguisa pour
aller consulter la nécromancienne d'Endor. Elle évoqua Samuel qui
apparut et lui dit:« Pourquoi as-tu troublé mon repos en m'évoquant?»
Puis il lui répéta que Dieu s'était détourné de lui : « Demain, toi et tes
fils, vous serez avec moi>> (1 Sam. 28, 14-19). Cette vision terrifiante a
retenu l'attention.
In quem montem non pluit usque in aeternum ?
Sur quelle montagne ne pleut-il pas pour l'éternité?
In Gelbuae, ubi Saul se occisit.
Sur Gelboé, où Saül se tua12 •
Saül blessé par les archers se jeta sur son épée (1 Sam. 31, 3-4).
En apprenant la mort de Saül et de son fils Jonathan, David composa
un chant funèbre où il maudit le lieu où ils périrent :
... Montagnes de Gelboé, ni rosée, ni pluie sur vous (il Sam. 1, 21 ).
Cette malédiction de David fut reprise dans une magnifique antienne
présentée plus loin. La sécheresse produit le désert. La malédiction est
prise au pied de la lettre.
Qui justus per oratione homicidium fecit ?
Sanctus Helias et Heliseus
Quel juste a fait un homicide par la prière ?
Saint Elie et saint Elisée13•

9· Col. 929, nD z8.


10. Col. 92.8, n° 17·
II. Col. 936, nD 6.
Col. 92.8, n° 18.
12..
13. Col. 928, n° 40.
z66 Etudier la Bible

Le feu du ciel descend deux fois sur les hommes venus arrêter Elie
(IV Rois 1, 9-n).
Quant à Elisée, il annonça la mort violente des reines Jézabel et
Athalie (IV Rois 9, 33-37 et n, 13-16).
Qui mortuus mortuos suscitavit ?
Qui mort, ressuscita des morts ?
Heliseus in Galgalis
Elisée à Galgalt4.

On lit au quatrième livre des Rois (13, 2.0-21):


« Elisée mourut et on l'enterra. Des bandes de Moabites faisaient
incursion dans le pays chaque année. Il arriva que des gens qui portaient
un homme en terre virent la bande; ils jetèrent l'homme dans la tombe
d'Elisée et partirent. L'homme toucha les ossements d'Elisée : il reprit
vie et se dressa sur ses pieds. »
Quis manducavit et bibit, nec carnem, nec sanguinem habuit?
Qui mangea et but, mais n'eut ni chair, ni sang?
Angelus Raphael.
L'ange RaphaëP5.

Dans l'histoire de Tobie, l'ange Raphaël parut sous une forme


humaine.
Quand il se fit connaître, il déclara : « Vous avez cru me voir manger,
ce n'était qu'une apparence» (Tob. 12, 19).
Pour le Nouveau Testament, les questions sont moins nombreuses.
L'une d'elles révèle une appréciation intelligente de l'histoire de l'Eglise:
Ubi nomen Christianorum primum exortatum est ?
Où le nom de chrétiens fut-il employé pour la première fois ?
In Antiochia civitate.
Dans la cité d'Antiochete.

« C'est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent


le nom de chrétiens» (Actes 1 r, z6). Les Juifs n'avaient évidemment pas
désigné les disciples de Jésus par un mot qui aurait laissé croire qu'il
était le Christ.
La qualité de cette réponse ne doit pas donner une idée trop avanta-
geuse de la chronologie des auteurs des ]oca monachorum.
Les exégètes modernes placent la composition du livre de Ruth au

14. Col. 928, no 1 ~·


15. Col. 9~6, no 12.
16. Col. 924, no 18.
Les moines du Moyen Age z.67

milieu du ve siècle avant J .-C., les anciens ne se posaient pas de telles


questions. Pour eux, Booz était le grand-père de David, et son histoire
était claire.
Dans le livre de Ruth (z., 4), Booz arrivant de Bethléhem salue ses
moissonneurs en disant : Dominu.r vobiscum. Ils lui répondent : Benedicat
tibi Dominus. Que le Seigneur te bénisse.
A des moines ne pouvait échapper l'emploi de cette formule qui
revient si souvent dans la liturgie :
Qui primus dixit : Dominus vobiscum ?
Qui le premier a dit : le Seigneur soit avec vous ?
Boozfilius Salmon, quando operarios S1/0S misit in messem
Booz, fils de Salmon, quand il a envoyé ses ouvriers à la moisson 17 •

L'auteur du De inventione nominum fit preuve d'une érudition éton-


nante. Il rassembla les homonymes des deux testaments. Après avoir
annoncé le nombre des personnages du même nom, qui peuvent être,
deux, trois ou plus, jusqu'à six ou sept, il y a même onze Simon18 , il
les énumère sans s'astreindre à l'ordre chronologique. Mais surtout il
sait éviter les confusions : Sex sunt Mariac, una est Maria soror Aaron,
II est Maria mater Domini nostri Ihesu Christi, III est Maria Magdalenae de
qua exc/userat Dominu.r Noster Ihesus Christus septem daemonia, IV est soror
Marthae et Lozari, V est mater Iohannis et Jacobi, VI est mater Cleopas.
Il y a six Marie : la première est Marie sœur d'Aaron, la seconde est
Marie, mère de Notre-Seigneur Jésus-Christ, la troisième est Marie-
Magdeleine de laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ avait chassé sept
démons, la quatrième est la sœur de Marthe et de Lazare, la cinquième
est la mère de Jean et Jacques, la sixième est la mère de Cleopas 19•
Depuis saint Grégoire le Grand, prévalut en Occident l'opinion
qui estimait que Marie-Magdeleine était la sœur de Lazare. Le De
inventione nominum les distingue nettement et les scribes recopièrent sans
broncher cette tradition maintenue en Orient.
Pour éviter les confusions, l'auteur du De inventione nominum donne
le nombre des années qui séparent les homonymes, mais il ne calcule ce
chiffre que lorsqu'ils sont deux; il ne se risque pas aux concordances
chronologiques pour plusieurs personnages.
A côté de ces questions qui exigent une vraie connaissance de la
Bible, d'autres sont plutôt des devinettes même si le prétexte est biblique.
Les exceptions aux lois naturelles de la naissance et de la mort sont
fortement soulignées.

11· Col. 92.3, no 92..


18. Col. 913.
19· Col. 914.
z68 Etudier la Bible

Qui est mortuus et non natus ?


Qui est mort et n'est pas né ?
Adam20•
Qui est natus et non est mortuus ?
Qui est né et n'est pas mort?
Helias et Enoch21.
Qui est bis natus et seme/ mort1111s ?
Qui est né deux fois et mort une seule ?
Jonas projeta, qui tribus diebiiS et tribus noctibus in ventre citi oravit nec
caelum vidit, nec terra tetigit.
Le prophète Jonas, qui pria trois jours et trois nuits dans le
ventre de la baleine, ne vit pas le ciel, ne toucha pas la terre 22 •

La sortie du ventre de la baleine est assimilée à une seconde naissance.


Qui seme/ natus et bis mortuus ?
Lazarus.
Qui est né une fois et mort deux fois ?
Lazare23 •

Les spéculations exégétiques amènent des chaînes de questions :


Quis avam suam virginem inviolavit ?
Qui a violé sa grand'mère vierge
Cain terram - Caïn la terre.
Unde erat ava eius ?
Comment était-elle sa grand-mère?
Inde quia erat filius Ade, qui de limo terrae factus est
Parce qu'il était fils d'Adam, qui fut fait du limon de la terre24•

La première question est une interprétation de la malédiction de


Caïn. Après le meurtre d'Abel, le Seigneur lui dit : << Qu'as-tu fait?
La voix du sang de ton frère crie vers moi de la terre. Désormais tu seras
maudit sur la terre qui a ouvert sa bouche et a reçu de ta main le sang
de ton frère » (Gen. 4, Io-II). L'expression terre vierge n'est pas dans
l'Ecriture, mais avant la création de l'homme, il est écrit« qu'il n'y avait
pas d'homme qui travaille la terre >> (Gen. z, 5). Adam fut formé du
limon de la terre, les mots sont transcrits exactement (Gen. z, 7).
Le récit du déluge note que tout ce qui avait un souffle de vie,
c'est-à-dire tout être qui respire, mourut (Gen. 7, zz).

:zo. Col. 928, n° 2.


21. Col. 928, no 8.
22. Col. 928, nD 9·
23. Col. 931, nD 19.
24. Col. 9F, n°8 1o-u.
Les moines du Mf!Yen Age z69

On devait donc conclure que certaines vies s'étaient maintenues:


Qui fuerunt vivi sine archa in diluvio ?
Qui pendant le déluge vécut sans être dans l'arche ?
Focus in petra et pisces in mari.
Le feu dans la pierre et les poissons dans la mer25•
Le feu est celui des volcans.

Une conclusion peut être tirée du récit de la création :


Qui dedit quod non accepit ?
Qui donna ce qu'elle n'avait pas reçu?
Eva lac.
Eve, du lait26•

Et pour rappeler que les Joca monachorum peuvent se présenter sans


base scripturaire, un exemple pris au hasard suffira :
Quid est Niger qui albo producit?
Qui est noir et produit du blanc
Vacca nigra albo lacte producit
Une vache noire produit du lait blanc27 •

Les Joca monachorum appartiennent à un genre qui s'est perpétué


jusqu'à nos jours avec les jeux de la radio ou de la télévision. Comme eu..'l:
ils témoignent des connaissances de l'époque. Les questions doivent
être assez difficiles pour exiger une recherche et assurer à ceux qui ont
trouvé un certain prestige, mais elles doivent être comprises et appréciées
par le large public qui regrette de ne pas savoir.
Bon indice du niveau de culture générale, les Joca monachorum
attestent chez les moines une bonne connaissance de la Bible.
Ce n'est pas un indice de culture authentique. Par exemple,
transformer une évocation poétique en énigme n'est pas heureux au
point de vue de la qualité littéraire. On lit dans le livre des Proverbes
(30, 18-19) :
Il est trois choses qui me dépassent
et quatre que je ne connais pas :
le chemin de l'aigle dans les cieux,
le chemin du serpent sur le rocher
le chemin du vaisseau en haute mer
le chemin de l'homme chez la jeune femme.

2.5. Col. 92.2., n° 64.


2.6. Col. 919, no 35·
2.7. Col. 919, n° 2.9.
z 70 Etudier la Bible

Les Joca monachorum transposent prosaïquement :


Die mihi, quod sunt res quas homo deservire non potest ?
Dis-moi quelles sont les choses que l'homme ne peut décrire.
Quator - Qtfe ? Quatre - lesquelles ?
Viam pueri in adolescencia
Le chemin du jeune homme chez la jeune femme
viam aquile volantis
le chemin de l'aigle qui vole
viam navis in mari,
le chemin du vaisseau sur la mer
viam serpentis per petram
le chemin du serpent sur le rocher28.

Des jeux scolaires ne définissent pas une véritable culture, ils


témoignent du niveau des connaissances acquises et dans ce cas parti-
culier permettent de conclure que les moines du Moyen Age lisaient et
assimilaient l'ensemble des livres saints.

Les coupures des Psaumes

Le psautier est une collection de poèmes lyriques d'inspiration


religieuse29 • Leur composition au pays d'Israël s'échelonne sur de longs
siècles depuis le roi David. Après le retour de l'exil à Babylone, les
Psaumes furent groupés en cinq livres en tenant compte de leur desti-
nation liturgique, des habitudes acquises ou de certaines affinités litté-
raires30. La coordination des Psaumes n'est pas parfaite. De plus, des
traditions diverses ont entrainé des divergences superficielles, qui
concernent entre autres la numérotation. L'hébreu et la Vulgate
s'accordent pour compter cent cinquante psaumes, mais avec quelques
groupements et divisions différents, de sorte qu'ils sont presque toujours
décalés d'une unitéai.
L'hébreu coupe en deux un psaume (qui porte les n°8 9 et 10 en
hébreu), alors que la Vulgate maintient son unité (Psaume 9), mais la

28. Col. 932, n° 35·


29. La bibliographie des Psaumes est infinie. Les Psaumes étant des courts poèmes, il est
facile de retrouver chacun d'entre eux dans les commentaires. L'étude la plus complète et la
plus pratique en français est Louis jACQUET, Les Psaumes etluœurde l'homme, 3 vol., 1975-1979·
Pour chaque psaume : texte traduit en français, présentation, notes critiques, notes exégé-
tiques, orientation chrétienne, utilisation néo-testamentaire et liturgique, prière. L'intro-
duction expose les principes généraux du commentaire. La bibliographie raisonnée, qui
couvre 35 pages, commence par les principaux travaux patristiques et médiévaux.
30. Par exemple, dans le livre I, le mot Yahvé est employé 272 fois et Elohim 15; dans le
livre II, Yahvé 30 et Elohim 164; cf. jACQUET, 1, p. 73·
31. Dans le présent article, les numéros des Psaumes sont ceux de la Vulgate et de la
liturgie romaine, sauf indication contraire.
Les moines du Moyen Age z71

Vulgate (Psaume 11 3) réunit indûment deux psaumes (Psaumes 114 et 115


de l'hébreu). Vulgate et hébreu s'accordent pour unir deux psaumes
(sous les nos 143 de la Vulgate et 144 de l'hébreu) ou pour diviser un
psaume en deux (sous les n°8 41 et 42 de la Vulgate et4z-43 de l'hébreu).
De plus le Psaume 5z (5 3 de l'hébreu) est la recension élohiste d'un
poème dont le Psaume 13 ( 14 de l'hébreu) est la recension yahviste. En
latin, le Psaume 52 a Dominus, où le Psaume 13 a Deus; les textes sont
les mêmes 32 •
Comme ils l'étaient dans la synagogue, les Psaumes devinrent
l'élément essentiel de la prière commune chrétienne. Ils furent adoptés
tels qu'ils étaient dans la version grecque des Septante. Les chrétiens
du Moyen Age ne s'inquiétèrent pas des variantes du texte hébreu. Les
commentaires furent nombreux, mais ce n'est pas d'eux qu'il sera ques-
tion ici, car les usages liturgiques révèlent mieux encore la pratique
quotidienne et la mentalité de ceux qu'ils imprègnent.
Dans sa Règle, saint Benoît organisa la récitation des Psaumes selon
un schéma différent de celui qui était déjà en usage dans l'Eglise romaine,
où il resta en vigueur jusqu'en 1911. Le principe de la récitation intégrale
du psautier dans la semaine était acquis et largement observé, puisqu'un
bon nombre de psaumes étaient répétés plusieurs fois. Contrairement
à ce qu'on pourrait imaginer l'office bénédictin était moins long que
l'office romain. Les amateurs de statistiques ont compté qu'à l'office
férial, il y avait 4 915 versets de psaume par semaine au romain et
seulement 3 6p au bénédictin. L'office bénédictin n'atteignait pas les
trois quarts de la longueur de l'office romain.
Avec zz strophes de 8 versets, le Psaume II8 est le plus long de tous.
Pieuse élévation sur la loi de Dieu, il avait été réparti à l'office romain
entre les petites heures, où il était répété chaque jour. Pour le placer
tout entier, il avait fallu grouper les strophes deux par deux. Au contraire,
d'après la Règle de saint Benoît (c. 18), les strophes du Psaume 118 sont
attribuées une par une aux petites heures du dimanche et du lundi,
tandis que les psaumes graduels sont utilisés aux autres jours.
Alors que l'office romain ne divisait aucun autre psaume, la Règle
de saint Benoît, qui joint au Psaume 115 le Psaume 116, quia parvus est
(il a deux versets), divise les plus longs en deux parties et les compte
pour deux.
Les coupures des Psaumes dans l'office bénédictin méritent d'être
relevées et examinées parce qu'elles ne correspondent pas aux conceptions
des exégètes modernes. Celles-ci furent appliquées dans la division des
psaumes réalisée lors de la réforme du bréviaire romain en 191 1.
Le Psaume 9 a trois parties : perspectives eschatologiques (z-I 3),

.32:· Dans la V~gate, le Psaume 13 s'est accru d'une chaîne de citations que saint Paul
av:ut Insérée à la sut te du verset 3 de ce psaume dans l'Epître aux Romains 3, 13-18.
z7z Etudier la Bible

prières pour l'avènement de l'ère de justice (14-zo) et plainte sur le


retard de l'ère nouvelle (zz-39). L'hébreu numérote Psaume 9 les deux
premières parties et Psaume 1 o la troisième. L'office bénédictin coupe
avant la fin de la deuxième partie après le verset 19. Ce choix permet de
conclure sur une parole encourageante :
Quoniam non in finem oblivio erit pauperis,
patientia pauperum non peribit in finem.
Car le pauvre ne peut être toujours en oubli
l'attente des pauvres ne périra pas à jamais.

Le début de la seconde partie est un appel à la victoire :


Exsurge Domine non confortetur homo,
judicentur gentes in conspectu tuo
Dresse-toi Seigneur, que l'honune ne soit pas le plus fort,
que les nations soient jugées devant toi.

Le Psaume 17 se compose de 14 strophes de 8 vers, qui rythment le


mouvement de la pensée. Ne tenant aucun compte de ce plan, la coupure
de l'office bénédictin est placée au troisième vers de la huitième strophe.
La première partie se clôt sur une parole d'apaisement :
Et retribue! mihi DonJinus secundum justitiam meam,
et secttndun; puritatetn mammm mearum in co11Spectu oculorum ejtts.
Aussi le Seigneur m'a rendu selon ma justice,
selon la pureté de mes mains au regard de ses yeux.

Le verset de la fin de la septième strophe aurait eu à peu près le même


effet, mais le début de la seconde partie n'aurait pas été percutant comme
il l'est
Cum sancto sanctus eris,
et cum viro innocente innocens eris,
Avec celui qui est saint, tu es saint,
avec celui qui est loyal, tu es loyal.

Arbitraire au point de vue de la construction littéraire, la place de


la coupure a été voulue pour d'autres raisons.
Le Psaume 36 est un poème alphabétique où deux exhortations
encadrent un exposé doctrinal sur la rétribution. Cet exposé se divise en
trois parties : la ruine des impies, la prospérité du don du Seigneur et la
fidélité, gage de prospérité. La coupure se place logiquement entre la
deuxième et la troisième partie, telles qu'on les lit dans le psaume, car
les exégètes s'accordent à penser que les versets zz et z6 ont été inter-
vertis. La suite du sens est en effet beaucoup meilleure en effectuant cet
Les moines du Moyen Age 2. 73

échange. Cela n'a pas inquiété pour la coupure de l'office bénédictin


qui fait terminer sur un souhait de bonheur et commencer par une
exhortation :
Conclusion :
Tota die miseretur et commodat :
et semen illius in benedictione erit.
Toujours, il compatit et il prête;
et sa postérité sera en bénédiction.
Commencement :
Declina a malo et fac bonum,
et inhabita in saeculum saect11i.
Evite le mal et fais le bien
et tu habiteras à jamais (le pays).
Le grandiose Psaume 67 est considéré comme le plus difficile du
psautier. Après un prélude, il évoque cinq épisodes glorieux de l'histoire
d'Israël et s'achève par l'annonce du triomphe messianique. Dans
l'office bénédictin, la coupure se place entre l'évocation de la venue de
Dieu à Sion, au temps de David et de Salomon, et la description du
châtiment des idolâtres au temps d'Elie. De part et d'autre de la coupure
les versets proclament le triomphe de Dieu et l'espérance :
Ascendisti in altttnt, cepisti captivitatem :
accepisti dona in hominibus :
Etenim non credentes, inhabitare Dominum Deum.
Tu gravis la hauteur, tu emmènes des captifs,
des hommes tu reçois des dons,
même des rebelles; c'est là que tu habiteras, Seigneur Dieu.
Benedictus Domimts, die quotidie,
prosperum iter faciet nobis
Deus salutarium nostrorum
Béni soit le Seigneur, chaque jour,
il nous a ouvert la voie du bonheur
il est le Dieu de notre salut.
Dans le Psaume 68, on distingue deux parties, la première étant une
imploration, et la seconde des vœux suivis d'une action de grâces. La
coupure est placée avant la fïn de la première partie pour mettre en valeur
l'imploration avec laquelle commence le second demi-psaume
Exattdi me, Domine, quoniam benigna est misericordia tua,
secundunJ multitudinem miseratiorum tuarum respice in me,
Exauce-moi Seigneur, car ta bonté est compatissante,
dans ta grande miséricorde regarde vers moi.
z74 Etudier la Bible

La finale du premier demi-psaume est un appel au secours, qui bien


que moins caractéristique exprime un sentiment de confiance.
Non me demergat !empestas aquae,
neque absorbeat me profundum,
neque urgea! super me puteus os suum.
Que les vagues en fureur ne me submergent pas,
que l'abîme ne m'engloutisse pas,
que le gouffre ne se ferme pas sur moi.

La coupure du Psaume 77 a été choisie pour mettre en valeur une


finale à la première partie. Ce psaume historique rappelle la sortie
d'Egypte, puis la marche dans le désert et l'arrivée en Chanaan. La
coupure divise une strophe qui commençant par décrire un repentir
le dénonce ensuite comme un mensonge : séparé de son contexte, le
verset devient un cri d'espérance :
Et rememorati sunt, quia Deus adjutor est eorum,
et Deus excelsus redemptor eorum est.
lis se rappelaient que Dieu est leur secours,
et le Dieu très haut leur Sauveur.

Le début du second demi-psaume est purement narratif.


Le Psaume 88 est un poème messianique qui met en grand relief le
roi David. La coupure, qui n'est pas au milieu du psaume, mais au
premier tiers, contribue à mettre en valeur l'élection de David par Dieu.
Une hymne au Dieu bon et fidèle se termine par un cri de confiance :
Quia Domini est assumptio nostra,
et sancti Israel, regis nostri.
Du Seigneur vient notre protection,
et du Saint d'Israël, notre Roi.

Quant à la seconde partie elle s'ouvre par un majestueux oracle:


Tune locutus es in visione sanctis fuis et dixisti :
Posui adjutorium in patente :
et exaltavi electum de plebe mea.
Inveni David servum meum,
oleo sancto meo unxi eum.
Jadis, en vision, tu as parlé à tes saints et tu as dit :
J'ai prêté assistance à un héros
et j'ai élevé l'élu de mon peuple.
J'ai trouvé David, mon serviteur,
de mon huile sainte, je l'ai oint.
Les moines elu Moyen Age 2. 7 5

L'importance donnée à David n'est pas due au hasard. Considéré


comme auteur de tous les psaumes, David était pour les chrétiens
fervents du Moyen Age un des prophètes qui avait annoncé le plus
clairement la venue du Christ et un des plus grands saints de l'Ancien
Testament.
Le Psaume 103 est un hymne enthousiaste à la gloire du créateur.
Le verset choisi pour précéder la coupure est un cri d'admiration :
Quam magnificata sunt opera tua Domine,
omnia in sapientia Jedsti,
impleta est terra possessione tua.
Que tes œuvres sont magnifiques, Seigneur,
tu as tout fait avec sagesse,
la terre est remplie de tes biens.
Dans le psaume, ce verset est plutôt l'introduction du tableau qui
décrit la mer et les animaux, que la conclusion du tableau montrant que
les astres règlent les activités des animaux et des hommes. Il a été choisi
comme finale, bien qu'il soit aux deux tiers du psaume. La reprise débute
par une description.
Le Psaume 104 est un hymne au Seigneur, créateur et bienfaiteur
d'Israël. Entre une invitation à la louange et un épilogue sur la fidélité
au Seigneur, il décrit quatre périodes de l'histoire d'Israël: les patriarches,
Joseph, Moïse et l'Exode. Dans ce psaume essentidlement narratif, il
était impossible de trouver un verset donnant une sentence caractérisée.
Finale et commencement sont avant tout narratifs. La finale est un éloge
de Joseph qui a été appliqué par la liturgie aux bons serviteurs de Dieu:
Constituit eum dominum domus suae,
et principem omnis possessionis suae,
Ut erueliret principes ejus sicut semetipsum,
et senes ejus prudentiam doceret.
Il l'établit seigneur sur sa maison
et gouverneur de tous ses domaines,
Pour mener à sa guise les princes
et enseigner la sagesse aux anciens.
Le Psaume 105 raconte la longue histoire des forfaits du peuple élu
pour mettre en relief, par contraste, la bonté de Dieu. Entre prélude et
épilogue, huit forfaits sont évoqués plus ou moins longuement. Il eût
été facile de placer la coupure entre deux épisodes, mais on préféra le
choix difficile d'un verset présentant une finale d'espérance. On retint
l'éloge de Phinée :
Et stetit Phinees, et placavit, et cessavit quassatio
Et reputatum est ei in justitiam,
in generationem et generationem usque in sempiternum
2.76 Etudier la Bible

Phinée se leva, et apaisa (le Seigneur) et le fléau s'arrêta,


Cet acte lui fut imputé à justice,
d'âge en âge à jamais.
La reprise commence par les versets racontant la révolte de Mériba.
Le Psaume 106 célèbre la délivrance d'Israël en quatre images décrites
parallèlement, avec deux refrains évoquant l'un le cri de détresse et
l'autre l'action de grâces. Après ces épisodes, le psaume décrit le retour
à Jérusalem. La coupure est placée après les deux premiers versets du
quatrième épisode, le plus long et le plus pittoresque, celui qui décrit
les tribulations des marins sauvés de la tempête. Tous les exégètes
admettent que l'épisode fut modifié et amplifié, mais ces remaniements
qui sont antérieurs à l'ère chrétienne allongèrent la description en
gardant les refrains. L'unité de l'anecdote fut tellement bien sauvegardée
que le sujet« Ceux qui descendent sur la mer dans des navires » n'est
jamais répété. La place de la coupure s'explique uniquement par la
grandeur de l'exclamation admirative qui termine le premier demi-
psaume:
Qui descendunt mare in navibus,
facientes operationem in aquis multis.
Ipsi viderunt opera Domini,
et mirabilia ejus in profundo.
Ceux qui descendent sur la mer dans des navires
faisant du commerce sur les eaux immenses,
Ceux-là ont vu les œuvres du Seigneur
et ses prodiges au milieu de l'abîme.
Le Psaume 13 8 traite, en douze versets pour chacun, deux thèmes
qui sont d'ailleurs étroitement liés : la science et la grandeur de Dieu,
l'origine et la fin de l'homme. La coupure intervient alors que le psalmiste
est en train de montrer qu'il est impossible d'échapper à la présence de
Dieu; les deux versets qui commencent la seconde partie sont le complé-
ment des précédents. Dans l'hébreu, le psalmiste se plaint du poids de
la main de Dieu sur lui, dans la Vulgate, il expérimente la présence
universelle de Dieu et ne la regrette pas, bien qu'il se soit demandé
auparavant où aller pour y échapper.
Etenim iiiiiC manus tua deducet me,
et tenebit me dextera tua.
Là encore c'est ta main qui me conduira,
ta droite qui me saisira.
Le premier demi-psaume s'achève sur un cri de confiance, d'autant
plus énergique qu'il est séparé de son contexte. Le début du second est
descriptif.
Les moines du Mf!Jen Age z 77

Les exégètes s'accordent pour reconnaître dans le Psaume 143


deux chants distincts : le premier ( 1-1 1) est une compilation de versets
empruntés à divers psaumes, le second ( xz- x5) décrit la prospérité
matérielle, don de Dieu. La coupure partage le psaume en deux parties
égales, le refrain qui termine la première se retrouve au troisième verset
de la seconde, mais la coupure est destinée à mettre en valeur l'action
de grâces au début du second demi-psaume
Deus, canticum novum cantabo tibi,
in psalterio decachordo psallam tibi.
Dieu je te chanterai un cantique nouveau,
sur la harpe à dix cordes, je te louerai.

La finale du premier demi-psaume est une demande de délivrance,


idée normale à cet endroit, mais son expression est un peu traînante.
Le Psaume 144 est le cantique de louange par excellence. Psaume
alphabétique, il est composé de deux parties égales, formulant des
louanges au Dieu Roi, puis au Dieu Providence. La coupure est placée
naturellement entre les deux parties, le dernier verset de l'une appor-
tant une finale apaisante, et le premier de l'autre une invitation à la
louange :
Suavis Dominus universis,
et miserationes ejus super omnia opera ejus.
Le Seigneur est bon envers tous
et ses tendresses s'étendent sur toutes ses créatures.
Confiteantur tibi, Domine, omnia opera tua,
et sancti tui benedicant tibi.
Que tes créatures te louent, Seigneur,
et que tes saints te bénissent.

Sur les quatorze psaumes divisés en deux parties dans l'office monas-
tique, cinq seulement sont partagés d'une façon logique pour des
esprits modernes, les neuf autres coupent en deux un épisode ou une
strophe. Cela est tellement flagrant qu'au milieu du xxe siècle, les
coupures des Psaumes 9 et xo6 ont été transportées à des endroits plus
logiques. Pourtant les coupures anciennes n'ont pas été disposées au
hasard. Elles ne sont pas purement arbitraires, mais témoignent d'une
mentalité différente.
En analysant les coupures des psaumes on constate que les notes
dominantes des finales sont la paix et la confiance : Dieu est fidèle,
il est tout-puissant, il n'abandonne jamais ceux qui se confient en lui.
Ces thèmes reviennent sous des formes variées. Dans deux cas, ils
s'expriment par des personnages exemplaires : le patriarche Joseph
(Psaume 104) qui acquiert par ses vertus un pouvoir immense, et le
278 Etudier la Bible

roi David (Psaume 88) qui protège le peuple parce qu'il est l'élu de
Dieu.
Cantiques inspirés reçus par l'Eglise, les psaumes ne pouvaient
pas subir la moindre adaptation. Il a fallu les couper sans y changer
ou déplacer un mot. La finale du premier demi-psaume et le commen-
cement du second sont absolument liés : le choix d'un verset pour
occuper une de ces places impose automatiquement à l'autre le suivant
ou le précédent.
Cela explique que, dans six cas, le début du second demi-psaume
est purement descriptif et n'a donc aucun caractère qui justifie sa place
(Psaumes 77, 103, 104, 105, 106 et 138). Le début d'un psaume doit
être plutôt une invitation à la prière, un appel à Dieu qui donne la
victoire, un cri de louange ou d'action de grâces. Il arrive que finale
et début sont parfaitement adaptés (Psaumes 9, 17, 36, 67, 88 et 144).
Enfin dans deux cas (Psaumes 68 et 143), la finale de la première partie
le cède en intérêt au début de la seconde.
Encouragement pour la prière et la confiance au début, paix dans
la contemplation de la gloire de Dieu à la fin, les psaumes sont appelés
à proposer des idées que l'esprit assimile pendant que la voix crée par
le chant le recueillement propice à cette méditation. L'attention assidue
à la lettre du psaume n'est pas requise, un verset peut alimenter long-
temps une prière secrète qui ne nuit nullement au déroulement de
l'office, rythmé par le chant alterné de psaumes sus par cœur. Dans
leur choix inattendu, les coupures des psaumes révèlent la mentalité
des moines d'autrefois qui ne cherchaient pas dans l'Ecriture une ins-
truction ou une lecture, mais le contact avec Dieu.

Les antiennes tirées de l'Ancien Testament

Les différences entre l'office romain et l'office monastique ne doivent


être ni minimisées, ni exagérées. Les schémas sont assez spécifiques
pour qu'il soit possible de les distinguer au premier coup d'œil, mais
le contenu est presque toujours le même : les psaumes constituent le
fonds des offices; antiennes, répons, hymnes se retrouvent de part et
d'autres. Beaucoup de saints ont eu des offices entièrement propres,
qui ont été adaptés à l'un et l'autre schéma. Quelquefois des chanoines
dépendant d'une abbaye suivaient l'office monastique les jours de fêtes
monastiques, par exemple à Chelles où, au xue siècle, le bréviaire de
l'église Saint-Georges a des offices de saints à neuf leçons sauf pour
saint Benoît qui en a douze33• Souvent chanoines et moines préfèrent

H· Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. x:no (cf. V. LEROQUAIS, Les bréviairts tks biblio-
thèques publiques Je Françe, III, pp. 456-457, n° 693).
Les moines du Moyen Age 279

leur propre schéma : le 29 septembre 1049, le pape Léon IX arriva


à Reims pour procéder à la dédicace de la basilique Saint-Remi. La
cérémonie avait été fixée au 2 octobre. La veille, les reliques du saint
furent portées à la cathédrale au milieu d'une foule immense. La nuit
tombe. « Les moines autour de leur patron veillent en allègres vigiles
et célèbrent les matines à douze leçons, avec leurs répons. Aussitôt
après eux, les chanoines chantent les mêmes vigiles solennelles et les
neuf leçons de leur office de matines s'achèvent lorsque la lumière
paraît »34• Moins que pour garder leurs habitudes et observer leurs
rubriques propres, moines et chanoines préfèrent ne pas se réunir en
un seul chœur pour ne pas se contrarier dans leurs interprétations
musicales et pour assurer la nuit entière une permanence liturgique.
Ce n'est pas parce que les pièces liturgiques étaient communes aux
chanoines et aux moines, ni parce que leur origine n'est pas sûrement
monastique - elle est le plus souvent inconnue - qu'elles n'ont pas
eu une influence profonde sur tous ceux qui les ont utilisées, moines,
chanoines, clercs et fidèles.
Une série d'antiennes a été composée pour accompagner la lecture
des livres de l'Ancien Testament. On en a repéré II2 dans des manus-
crits dont le plus ancien est du IXe siècle35• Le manuscrit qui en contient
le plus en a 68 36• Il y eut au Moyen Age une grande variété d'utilisations.
L'antiphonaire réformé par Pie V en conserva 28, quelques-unes furent
retenues par des recueils de chants non liturgiques 37•
Les II2 antiennes viennent de huit livres de l'Ancien Testament.
Les livres historiques ont la plus grosse part : 72 antiennes dont 31
des quatre livres des Rois, 10 de Tobie, 6 de Judith, 4 d'Esther et 21
des deux livres des Maccabées. 16 antiennes sont tirées de la Sagesse,
13 de Job, II seulement des Prophètes 38•

34· ANsELME DE SAINT-REMY,« Histoire de la dédicace de l'église du bienheureux Remi de


Reims >> (Bibliotheca hagiographifa latina, n° 4825). Texte et traduction par Dom Jacques
HoURLIER dans La Champagnebénédiftine, Contribution à l'année saint Benoit ( 480-I98o). Travaux
tk l'Académie nationale tk Reims, r6o• volume, 1981, pp. 181-300. Le passage cité est au cha-
pitre XXIII (13), pp. 23o-2p.
35. Sur ces antiennes de l'Ancien Testament, Umberto FRAN cA, OFM, Le antifone bibliche dopo
Pentecoste, studio eodieologieo storieo te.rtua!e eon appendice musicale, Studio Anselmiana, 7 J ( Ana!eeta
liturgiea, 4), Roma, 1977· L'auteur a étudié seize manuscrits: rx• siècle, un, x• siècle, deux,
xr• siècle, trois, xn• siècle, six et xnr• siècle, quatre. Il y en a beaucoup d'autres, mais il est
peu probable qu'ils contiennent des antiennes inconnues.
36. Antiphonaire d'Ivrea (lvrea, Bibliot. cap. ro6), xr• siècle. L'antiphonaire de Worcester
(Worcester, Cathedral Library, F. r6o), xm• siècle, en a seulement 28.
37· Dans la présentation des antiennes, la place des antiennes dans les antiphonaires
postérieurs à Pie V et antérieurs à la réforme de Paul VI sera indiquée parce que c'est là qu'il
est le plus facile de les trouver notées. La liturgie monastique rénovée utilise certaines de ces
antiennes, mais les nouveaux livres ne contiennent pas la musique et renvoient aux éditions
antérieures.
38. Cette statistique est donnée par Umberto FRANcA, op. cil., pp. 324-250 et tableau
p. 372, mais il ne tient pas compte des passages empruntés à des livres bibliques autres que la
source principale.
280 Etudier la Bible

Le contenu des antiennes est fort divers. Quelques-unes apparaissent


comme des citations de l'Ecriture détachées de leur contexte parce
qu'elles offrent de belles formules, mais plus souvent, elles évoquent
des situations concrètes, soit pour les temps bibliques, soit pour l'époque
de ceux qui les chantent. L'analyse de quelques-unes d'entre elles
permettra d'apprécier la familiarité de ceux qui les chantèrent autrefois
avec les événements de l'histoire d'Israël.
La plus longue de ces antiennes, et peut-être la plus célèbre à cause
de sa qualité musicale, est Montes Ge/boe. En apprenant la mort du roi Saül
et de son fils Jonathas, David composa une complainte (II Sam., 1, 18-27).
Cette complainte a la longueur d'un psaume et non celle d'une antienne.
Le compositeur a donc fait un choix parmi les versets et il les a placés
dans un ordre différent. De 29 lignes, il en a tiré 7·
Laissant tomber le prologue, il commence abruptement par l'adresse
aux Monts de Gelboé qu'il maudit : trois lignes du verset 21 sur quatre
(lignes 1 à 3). Il passe au verset 25 dont il garde les deux lignes. Jona-
thas, l'ami de David, est seul nommé. Les deux premières lignes du
verset 23 rappellent Saül avec Jonathas, et leur union dans la vie comme
dans la mort. Les variantes sont minimes, mais indiquent un art
consommé de la composition. A la 2e ligne, in te adressé à la montagne
de Gelboé que maudit David a plus de force qu'ibi; à la 5e ligne, occisus
est remplacé par interfectus qui se prête mieux à la mélodie, et pour
la même raison à la 7e ligne divisi a cédé sa place à separati. Enfin à la
6e ligne, va/de vient renforcer les qualités de Saül et de J onathas amabiles
et decori.
Il est inutile d'épiloguer sur les omissions. Comme il est normal
dans une complainte, les redondances sont nombreuses. Le verset 26
est entièrement consacré à Jonathas : « Mon frère, que j'aimais plus
que l'amour des femmes, comme une mère aime son fils.» Il aurait pu
à lui seul donner matière à un chant. Le compositeur a préféré déve-
lopper la gloire des combattants plutôt que le regret de l'ami perdu.
Il était libre de son choix et a eu raison de ne pas accumuler les thèmes.
Le résultat est une lamentation énergique et poignante sur laquelle
la musique se modèle admirablement pour la porter à son paroxysme.
Et tous ceux qui l'ont chantée ont partagé les sentiments de David39 •
1. Montes Ge/boe, nec ros nec pluvia veniant super vos;
2. quia in te abiectus est clipeus fortium,
3· clipeus Saui, quasi non esset unctus oieo.
4· Quomodo ceciderunt fortes in proeiio ?
5. Ionathas in exceisis tuis interfectus est :
6. Saui et ]onathas, amabiies et decori vaide invita sua,
7. in morte quoque non sunt separati.
39· Premières Vêpres du 5• dimanche après la Pentecôte.
Les moines du Mqyen Age 28 x

Monts de Gelboé, que ni la rosée, ni la pluie ne tombent sur


[vous,
parce que sur vous fut déshonoré le bouclier des forts,
le bouclier de Saül comme s'il n'avait pas été oint d'huile (sainte).
Comment sont-ils tombés les forts au combat ?
Jonathas sur tes hauteurs a été tué :
Saül et Jonathas si aimables et beaux dans leur vie,
dans la mort non plus n'ont pas été séparés.

On peut rapprocher de la lamentation de David sur la mort de


Saül et de J onathas la lamentation du peuple d'Israël à la mort de
Judas Maccabée (x Mac. 9, 20-21) :
1-2. Et jleverunt eum omnis populus Israël planctu magno.
et lugebant dies multos et dixerunt :
~· Quomodo cecidit potens.
4· qui salvum faciebat populum Israël ?

Le compositeur a abrégé la présentation, il a remplacé Israël par


Domini pour ne pas répéter le mot et permettre des applications plus
larges 40•
x. Lugebat autem Judam Israël
2. planctu magno, et dicebat :
3. Quo modo cecidit potens,
4· qui salvum jaciebat populum Domini ?
Israël pleurait Judas
avec une grande douleur et disait :
Comment es-tu tombé, toi, puissant (dans le combat)
qui sauvais le peuple du Seigneur ?

Ce n'est plus une malédiction, mais devant le malheur incompréhen-


sible une angoisse, sous laquelle la musique laisse percer une lueur
d'espérance.
Le roi David vieillissait. Adonias, le plus âgé de ses fils, intriguait
pour lui succéder. Le prêtre Sadoc et le prophète Nathan se rendirent
auprès de David qui s'y opposa. Il leur donna l'ordre de sacrer le fils
de Bethsabée, Salomon. Ce qui eut lieu aussitôt (III Rois x). Le compo-
siteur a retenu pour composer l'antienne deux versets : l'un appartient
au récit de Jonathan à Adonias après la cérémonie :
1. Unxerunt eum
z. Sadoc sacerdos et Nathan propheta regem in Gihon,
3· et ascenderunt inde laetantes (III Rois x, 45),

40. Premières Vêpres du ~e dimanche d'octobre.


z8z Etudier la Bible

l'autre reprend les paroles de David préparant la cérémonie :


4· Et canetis bucina atque dicetis : Vivat rex Salomon !
(III Rois 1, 39).
La composition est une présentation simple et prestigieuse41
1. Unxerunt Salomonem
z. Sadoc sacerdos et Nathan propheta regem in Gihon,
3. et abierunt laeti, dicentes :
4· Vivat rex in aeternam, alleluia.
Le prêtre Sadoc et le prophète Nathan
donnèrent à Salomon l'onction royale à Gihon,
puis ils remontèrent joyeux en criant:
Vive le roi à jamais, alleluia.

La concision peut arriver à la perfection. Et elle ne trahit nullement


l'Ecriture. Elie est enlevé per turbinem in caelum. L'expression revient
deux fois. Plutôt que d'employer ascendit, qui décrit la montée d'Elie
(IV Rois z, 1), le compositeur a préféré s'inspirer de levare vellet, utilisé
un peu avant :
1. Factum est autem, cum levare vellet Dominas Eliam
per turbinem in caelum, ibant Elias et Eliseus de Galgalis.
(IV Rois z, 1 ).
Pour la suite il a suivi le récit de l'ascension d'Elie en l'allégeant
un peu:
z. Eliseus autem videbat et clamabat:
3· Pater mi, pater mi!
4· currus Israël et auriga eius 1 (IV Rois z, u).
l'évocation est parfaite dans sa concision42 :

1.Dum tolleret Dominus Eliam per turbinem in caelum,


z. Eliseus clamabat, dicens :
3· Pater mi, pater mi!
4· currus Israël et auriga eius !
Tandis que le Seigneur enlevait Elie dans un tourbillon vers le
[ciel,
Elisée criait :
Mon père, mon père,
char et conducteur d'Israël !

41. Premières Vêpres du 7" dimanche après la Pentecôte.


42. Premières Vêpres du 9° dimanche après la Pentecôte.
Les moines du Mqyen Age 2.8 3

Le livre de Job réclamait peu d'adaptations. La conclusion sur la


conduite de Job (Job 1, z.z.) fut mise en musique sans aucun change-
ment'3
1. In omnibus his non peccavit lob labiis suis,
z. neque stultum quid contra Deum locutus est.
En tout cela Job ne pécha point par ses lèvres,
Et il ne dit rien d'insensé contre Dieu.

Dans l'amertume de son âme, Job s'écrie :


1. Memento
z. quia ventus est vila mea.
Souviens-toi que ma vie n'est qu'un soufRe (Job 7, 7).

Il a suffi d'ajouter mei, Domine Deus, pour en faire un cri d'espé-


rance :
1. Memento mei, Domine Deus,
z. quia ventus est vita mea.
Souviens-toi de moi, Seigneur Dieu
parce que ma vie est un souffie44 •

La transformation de paroles tragiques de l'Ecriture en chants de


triomphe est une des réussites du compositeur'6
1. Refulsit sol in clipeos aureos,
z. et resplenduerunt montes ab eis,
3. et fortitudo gentium dissipata est.
Le soleil a lui sur les boucliers d'or,
et les montagnes ont resplendi de leur éclat,
et la force des nations a été abattue.

Ne voit-on pas l'armée du Dieu d'Israël s'avancer victorieuse,


comme au glorieux temps de Charlemagne les armées chrétiennes ? Le
texte original a un sens tout autre. Cette armée qui s'avance ainsi est
celle qui vient au-devant de Juda à Bethzacharia :
1. Et, ut refulsit sol in clipeos artreos et aereos,
z. resplenduerunt montes ab eis.
... et quand le soleil a lui sur les boucliers d'or et d'airain,
les montagnes ont resplendi de leur éclat (1 Mac. 6, 39).

4~· Premières Vêpres du ze dimanche de septembre.


44· Cette antienne n'a pas été gardée par la réforme de Pie V.
45· Premières Vêpres du z• dimanche d'octobre.
:z84 Etudier la Bible

Malgré l'exploit d'Eléazar qui tua le plus bel éléphant, la petite


troupe de Juda dut se replier. Sans faire la moindre allusion à ce revers,
le compositeur fait combattre l'armée victorieuse en faveur des ser-
viteurs de Dieu en citant un verset de psaume qu'il modifie un peu :
Dissipa gentes q11ae bella volunt (Ps. 67, 31 ).

Contresens biblique si on veut, l'antienne est rythmée comme un


texte sacré et apporte aux croyants le triomphe de la victoire.
L'appel de la Sagesse a une excellente résonance biblique46
1. Sapientia clamitat in plateis :
2. Si quis diligit sapientiam,
3. ad 111e decline/ et eam inveniet ,-
4· et eam dum invenerit,
~. beatus est, si tenuerit eam.
La Sagesse crie sur les places :
Si quelqu'un aime la Sagesse,
Qu'il vienne à moi et il la trouvera,
Et quand il l'aura trouvée,
n sera bienheureux, s'il la garde.

Or il ne s'agit pas d'une citation, mais de cinq citations bien agen-


cées. De la première (Prov. 1, 20-21) sont retenus quatre mots :
1. Sapientia Joris praedicat,
in plateis dat vocem suam,
in capite turbarum clamitat.

la seconde (Sir. 4, 13) est détournée de son sens, parce qu'un seul membre
est conservé :
2. Et qui illam ( sapientiam) diligit, diligit vitam.

la troisième (Prov. 9, 16) détache un membre de phrase pour le ratta-


cher à celui qui précède :
3. Qui est parvulus, declinet ad me.

la quatrième (Prov. 8, 35) utilise deux membres de phrase en les inver-


sant et les modifiant légèrement :
3-4. Qui me invenerit, inveniet vitam.
Il ne trouve plus la vie, mais la sagesse ( eam).

46. Premières Vêpres du 4• dimanche d'août.


Les moines du Moyen Age 28 5

Et quand ( dum) il l'a trouvée, vient la conclusion fournie par


une cinquième citation (Prov. 3, 18) qui prend plus de force grâce à
une inversion :

5. Et qui tenuerit eam beatus.

Le compositeur montre une prodigieuse habileté, avec une connais-


sance profonde des textes bibliques et un admirable sens poétique.
Plus étonnante encore, la prière au Dieu de l'univers, qui s'inspire
de Daniel librement en utilisant d'autres livres de l'Ancien et du Nou-
veau Testament sans se lier à aucun47 :
1. Qui caelorum confines thronos et abyssos intueris,
2. Domine Rex regum,
3. montes ponderas, terram palma concludis ;
4· exaudi nos, Domine, in gemitibus nostris.
Toi, qui contiens le trône des cieux et sonde les abimes,
Seigneur, Roi des rois,
Tu pèses les montagnes,
tu tiens la terre dans ta main;
exauce-nous, Seigneur, dans nos gémissements.

Le début de la première ligne n'est pas une citation scripturaire.


On pense au Cantique des trois jeunes gens dans la fournaise : Benedictus
es in throno regni (Dan. 3, 54), et cela d'autant plus volontiers que le
verset suivant a fourni la fin de la ligne :
Benedictus es, qui intueris abyssos (Dan. 3, 55).

La formule rex regum apparaît aussi dans Daniel, mais elle est adressée
à Nabuchodonosor (Dan. 2, 37). Elle a été reprise et appliquée au Christ
par saint Paul (I Tim. 6, 15) et par l'Apocalypse (19, 16) dans les mêmes
termes
Rex regum et Dominus dominantium.

La troisième ligne est une libre adaptation d'un verset d'Isaïe


(40, u) :

Quis mensus est pugillo aquas et caelos palmo ponderavit ?


Quis appendet tribus digitis molem terrae,
et libravit in pondere montes et colles in statera ?

47· Premières Vêpres du 4• dimanche de novembre.


286 Etudier la Bible

La forme interrogative a été remplacée par l'affirmation de la force


du Seigneur.
La dernière ligne est empruntée à Daniel dans un tout autre contexte
que la première (Dan. 9, 17) :
Nunc ergo exaudi, Deus noster,
orationem servi lui.

In gemitibus nostris n'est pas dans Daniel, mais il complète bien la


prière, par le contraste de la toute-puissance de Dieu exprimée en trois
lignes et de la prière humble et brève.
Pour terminer cette enquête, on examinera deux antiennes pour
demander la paix.
S'inspirant du Cantique que le Jer livre des Chroniques met dans
la bouche de David à la fin de sa vie, le compositeur propose une
antienne à laquelle il donne une finale qui en fait une prière pour
la paix. Deux textes sont utilisés, le premier emprunté aux Chroniques
(I Chro. 29, 11) :
Tua est, Domine, magnificentia et potentia
et gloria atque victoria,
et tibi laus ;
cuncta enim, quae in caelo sunt et in terra, tua sunt;
tuum, Domine, regnum,
et tu es super omnes principes (1 Chro. 29, 11)

et le second, vient de l'Ecclésiastique (so, 25) :


( Det nobis iucunditatem cordis)
et fieri pacem in diebus nostris in lsrae1 per dies sempiternos.

De ces textes sort une prière confiante :


1. Tua est potentia, tuum regnum, Domine.
2. tu es super omnes gentes ;
3· da pacem, Domine, in diebus nostris.
A toi, la puissance et la royauté, Seigneur;
tu domines sur toutes les nations ;
donne la paix, Seigneur, à nos jours.

L'antienne a une saveur biblique et pourtant s'il est très souvent


question de la paix soit pour exprimer un souhait, soit pour décrire
une situation heureuse, l'expression Da pacem ne se trouve qu'une seule
fois dans la Bible en Isaïe sous la forme Domine, dabis pacem nobis
(Is. z6, 12).
Les moines du Moyen Age 287

Une autre antienne pour la paix qui ne figure plus dans l'office
a été conservée dans l'usage comme chant votif48
1. Da pacem, Domine, in diebus nostris,
2. quia non est alius qui pugnet pro nobis,
; . nisi tu Deus noster.
Donne la paix Seigneur, à nos jours,
parce qu'aucun autre ne lutte pour nous
si ce n'est toi notre Dieu.

L'exclamation Da pacem est combinée avec le souhait de l'Ecclé-


siastique (p, 2 5) :
det nobis jucunditatem cordis,
et fieri pacem in die bus nostris...
Que Dieu nous donne la paix du cœur
et que la paix soit faite en nos jours.

Isaïe (51, 22) transmet les paroles de Dieu luttant pour son peuple :
Deus tuus qui pugnabit pro populo suo.
Le vieux Tobie dans son cantique de louange invite Israël à faire
savoir aux nations qu'il n'y a pas d'autre Dieu tout-puissant que son
Seigneur:
quia non est alius Deus omnipotens praeter eum (Tob. 1;, 4).
Le second membre de l'antienne a été composé, en réunissant ces
deux passages un peu modifiés puisque nobis rend la supplication plus
immédiate que populo suo.
La finale vient du 1er livre des Maccabées (;, 5;) :
Comment pourrons-nous résister aux nations
si toi Dieu, ne nous aide pas ?
nisi tu Deus, adjuves nos.
Le compositeur a laissé tomber le verbe qui n'aurait rien ajouté
à pugnet pro nobis mais a introduit l'adjectif possessif noster pour insister
sur l'appartenance à Dieu.
Du vme au xne siècle, la liturgie a été vécue avec un répertoire
d'une richesse incomparable. Elle offrait une variété que les schémas
rigides ont considérablement réduite. Beaucoup de belles antiennes

48. Texte et références pour son utilisation ancienne au moment où on lisait les livres des
Maccabées dans René-Jean .E-lBsBERT, Corpus antiphonalium ofjicii, Rerum ecclesiartictii'Ufll documenta
Series major, Fontes IX, Rome, I 968, lll, p. 13 s, n° 2090.
z88 Btttdier la Bible

ont été exclues et pratiquement abandonnées, quelques-unes seulement


ont été récupérées dans les Variae Preces utilisées dans des cérémonies
extra-liturgiques comme les Saluts du Saint-Sacrement.
Pour comprendre l'imprégnation biblique du monachisme médiéval,
il ne faut pas imaginer seulement le moine lisant calmement dans une
grosse Bible, en ruminant son texte, ille chantait avec enthousiasme et
entrait tellement dans sa mentalité et son style qu'il pouvait recomposer,
remanier et compléter sans trahir son esprit. Cette liberté surprenante
témoigne d'un sens et d'un goût beaucoup plus sûrs que les pénibles
offices sclérosés, composés par la suite à coup de concordance, en sor-
tant les mots de leur contexte, et en leur donnant un sens anachronique,
sans le moindre soufRe de vie. Le respect de la lettre tue l'esprit, la
liberté des moines du Moyen Age les a fait penser et prier avec les
saintes Ecritures.
La liturgie n'est pas seulement un recueil des plus belles pages de
la Bible, elle l'assimile et la met à la portée de tous dans des cérémonies
où le chant et les gestes supportent et dilatent l'effort de l'intelligence.

V lES DE SAINTS

Les ]oca monachorum, les coupures des psaumes dans l'office monas-
tique et les antiennes tirées de l'Ancien Testament ont montré comment
les moines du Moyen Age abordaient la Bible et comment ils s'en
nourrissaient; deux Vies de saints composées au xne siècle montreront
comment des moines qui avaient une instruction et des possibilités
communes ont utilisé l'Ecriture dans des récits sans prétention, des-
tinés à leurs frères moines et par eux au peuple chrétien.

La vision de saint Girard

Girard, moine de Saint-Aubin d'Angers est mort le 4 novembre r rz3


en odeur de sainteté. Sa Vie a été écrite vers II 53 49 • Girard, bien que
prêtre avant son entrée au monastère, était pieux, mais plutôt ignorant,
tandis que son biographe, qui semble avoir été moine dès son jeune
âge, était instruit. Il déclare dans sa préface qu'il écrit avec la simplicité
de la sainte Ecriture, ce qui ne l'empêche pas de citer des auteurs de
l'Antiquité classique.

49· Vila: Bibliolheça hagiographjça latina, n° ~S48 dans AS, Novembris II, 1, pp. 49~-501.
a.]. DUBOIS,« Une œuvre littéraire à Saint-Aubin d'Angers au xue siècle: La Vie de saint
Girard», dans La littérature angevine médiévale, Actes du Colloque du 22 mars I980, Angers, 1981,
p. p-6.z.
Les moines du Moyen Age 289

La présentation par un moine d'un de ses anciens, mort en odeur


de sainteté, rédigée alors que les témoins vivants sont encore nombreux
a un intérêt exceptionnel. Sans retenir ici tous les traits qui restituent
parfaitement la vie monastique du xne siècle, il est révélateur d'ana-
lyser l'étonnant passage où est relatée l'apparition du Christ à Girard.
La scène se passe dans le prieuré du Bois, près de Sermaise en Anjou.
Une troupe de diables se présentent à Girard qui les chasse d'un signe
de croix. Ils partent en faisant un tel bruit que « les frères qui reposaient
dans leurs lits, car c'était la méridienne, furent réveillés par ce tapage »50 •
Le biographe raconte alors l'apparition du Christ en accumulant les
réminiscences :
Servus ergo Dei, hostibus fugati, maiestati psallere coepit,
quia ibi contriverat Dominus capita draconis (Ps. 73, 14)
et confregerat potentias, arcuum, scutum, gladium et bellum (Ps. 75, 4)
atque illuminaverat eam a montibus aeternis (75, 5).
« Les ennemis ayant fui, le serviteur de Dieu commença à
psalmodier devant sa majesté, parce que le Seigneur avait
écrasé les têtes du dragon, avait brisé les puissances, l'arc, le
bouclier, le glaive et la guerre, et l'avait illuminé depuis les
montagnes éternelles. >>
Mqjestati psallere n'est pas dans la Bible, mais s'en inspire - les
deux mots s'y trouvent- et préparent l'apparition du Christ en majesté.
Suit un centon de trois versets de psaumes qui se suivent dans l'ordre
numérique, mais non dans le cursus monastique51•
Laudanti igitur et gratias agenti Dominus Jesus in summa caeli
arce stans apparuit, et ei, ut postea ipse conftssus est, elevata manu,
benedixit.
« A celui qui le louait et lui rendait grâces, le Seigneur Jésus
apparut debout au plus haut de la citadelle du ciel. Il le bénit
de sa main levée, ainsi qu'il l'avoua plus tard. »

Concise, la description de l'apparition ne contient pas de citations,


mais des réminiscences successives : Laudanti gratias agenti se trouvent
constamment dans l'Ecriture. Stans est exigé par la bénédiction solen-
nelle qui se donne debout, Elevato manu, benedixit vient de Luc (24, 5o),
sans doute à travers l'antienne de l'Ascension. Les mots caelum et arx
sont tous les deux dans la Bible, mais l'expression caeli arce n'y est
pas. Elle provient de Virgile (Enéide, I, 2 5o), ce qui ne doit pas étonner
car le style d'un moine lettré est influencé simultanément par la liturgie,

jO. Vila, n° 50.


p. Le Psaume 73 est au 1er nocturne du jeudi, le psaume 75 est aux laudes du
vendredi.
P. RICHÉ, G. LOBRICHON 10
290 Etudier la Bible

la Bible et les auteurs classiques, et surgissant spontanément sous sa


plume, ils se mélangent et s'unissent sans gêne62 •
L'autorité invoquée pour garantir ce prodige est dans l'Evangile
(Mat. 5, 8) la sixième béatitude :
Nec hoc incredibile esse debet, cum ipse Dominus in evangelio pollicitiiS
sit dicens : Beati munda corde, quoniam ipsi Deum videbunt.
« Cela ne doit pas être incroyable, puisque le Seigneur lui-
même l'a annoncé dans l'Evangile en disant : Bienheureux
ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu. >>

L'insertion des autres citations scripturaires de la Vie de saint Girard


est moins littéraire. Toujours amenées pour étayer une affirmation, elles
s'insèrent sans peine dans le récit. Elles sont peu originales :les psaumes
sont cités quatre fois; quatre allusions à des personnages de l'Ancien
Testament ne requièrent pas de connaissances directes; il n'y a qu'un
seul texte des Proverbes (3, 5-6). Sept citations des synoptiques Oean
n'est pas cité), six de saint Paul, une de 1 Pierre, Jacques et l'Apocalypse
donnent au Nouveau Testament une part un peu plus belle qu'à l'Ancien.
L'Ecriture, bien connue, est utilisée avec discrétion.

Le livret du pèlerinage de Saint-Fiacre

Le livret du pèlerinage de Saint-Fiacre53 est sorti d'un prieuré où


quelques moines administraient un modeste pèlerinage. Il a été rédigé
par trois moines de Saint-Fiacre. Le premier, Jean, était probablement
gardien des reliques; il a composé en 1188 deux Prologues, une Vita
(Vita prima) et vingt-quatre Miracles. Le second, vers 1200, a remanié
et complété la Vita (Vita secunda). En 1241, un troisième a raconté la
guérison miraculeuse du panetier de France, Geoffroy de La Chapelle.
Elle avait eu lieu un bon quart de siècle plus tôt. Ce récit est précédé
d'un prologue.
Dans le livret on relève 1 52 citations plus ou moins évidentes. Elles
se répartissent fort inégalement dans la Bible : 63 pour le Nouveau
Testament et 89 pour l'Ancien. Les Psaumes arrivent largement en tête
avec 52 citations, puis les évangiles avec 31, saint Paul zo, le Penta-
teuque 14, les livres sapientiaux 12, les Prophètes 8. Les Actes des Apôtres
sont cités 5 fois, l'Apocalypse 4, l'Epître de saint Jacques 3 et les livres
historiques de l'Ancien Testament 3 seulement. Et dans chacune de ces
catégories, il y a des préférences : pour les évangiles : Matthieu 1 5.

p .. Cf. J. DUBois, op. cil., p. 6r.


53· Edition et commentaire du livret dans Jacques DUBOIS, Un san&tuaire monastique au
Moyen Age (Hautes Etudes médiévales et modemes, 27), Genève-Paris, 1976.
Les moines du Moyen Age 291

Luc 7, Jean 6 et Marc ;. Pour saint Paul, l'Epître aux Romains 6, alors
que six épîtres ne sont pas citées. Pour le Pentateuque, Genèse 5.
Cette première statistique montre que les auteurs connaissent toute
la Bible et citent de mémoire en accordant une préférence aux textes sus
par cœur à travers la liturgie comme les psaumes et à ceux qui sont au
centre de la spiritualité chrétienne comme les évangiles et saint Paul.
L'origine des citations est diverse, leur répartition dans le livret du
pèlerinage de Saint-Fiacre est très inégale. Il y en a 50 dans le premier
Prologue, 40 dans le second, 14 dans la conclusion aux Miracles et 7 dans
le prologue au Miracle de Geoffroy de La Chapelle. Ce qui donne comme
moyenne par page : 16, 10, 7 et 7. Trente et une citations dans les Miracles
font une moyenne de deux pour trois pages, le Miracle de Geoffroy de
La Chapelle en a 7, soit deux par page. Il n'y a de citation ni dans la Vita
prima, ni dans la portion parallèle de la Vita secunda, où on en trouve
trois groupées à la fin du supplément. La Vita prima part de traditions
extrêmement vagues et imagine en quelques épisodes les actions de
saint Fiacre et surtout la fondation du monastère, sans chercher à illustrer
son récit par des citations.
L'emploi des citations d'Ecriture a été voulu dans les Prologues et
les Miracles. Quelques exemples permettent d'apprécier la méthode des
moines écrivains, qui adaptent leurs effets au genre littéraire.
Les Prologues sont de véritables homélies. Les faits historiques sont
réduits à quelques allusions, alors que les leçons spirituelles s'appuient
sur des citations bibliques quand elles ne leur empruntent pas leur
expression.
Dans le premier Prologue, saint Fiacre est présenté avec une abon-
dance étonnante de références scripturaires. Le style est compliqué54 •
Parce qu'elle doit garder les nuances de l'original, une traduction est
assez lourde.
Egregius Christi confessor Fiacrius, perfectus evangelice institutionis
discipulus enituit, siquidem fidei rectitudini opus bonum studiose mari-
lavit. In sacro enim pectore volvebat assidue quonianJ « intellectus bonus
omnibus facientibus eum » (Ps. no, 1o), non audientibus, « quoniam
auditores tantum non iustificabuntur » Rom. (2, 1;), nec dicentibus,
« multi enim dicunt et non faciunt » (Mat. 23, ;). Unde doctrina sana
cum morum inequalitate non cedit eis ad salutem, « opus autem bonum
reputatur ad iustitiam » (Gen. 1 5, 6). « Qui facit », inquit, « haec,
non movebitur in aeternum » (Ps. 14, 5). Ne igitur fides in eo sine
operibus moreretur vel operatio praeter fidem Jacta infructuosa ad
salutem persisteret, quae « in lege Domini meditabatur die ac nocte >)
(Ps. 1, 2) in lucem bone operationis perducere studuit, iuxta illud,

H• Texte du premier prologue dans Un .rançtuaire monastique au Ml!Jen Age: Saint-Fiaçre-


en-Brie ... , p. 67-71.
292 Etudier la Bible

« luceat lux vestra coram hominibm >> (Mat. 5, 16) « ut fontes deriva-
rentur foras» (Prov. 5> 16) « et cortina traheret cortinam » (Ex. 26,
1-6) et« qui audiret, diceret, Veni » (Apoc. 22, 17). Tanquam ergo
« turtur holocamtomatis ad asce/las » ora retorquens (Lév. 1, 14-17)
et« sicut animal in lege» (Lév. II) sic que subtili discretione decoxerat,
bona operatione mminabat. Ab ineunte vero aetate « terram suae
nativitatis egreditur » (Gen. 27, 7), « populum suum et domum patris
sui obliviscitur » (Ps. 44, I 1) voluntarie paupertatis strenuus amator,
quae in bonis mentibus custos humilitatis esse assole!.
« Le célèbre confesseur du Christ, Fiacre, brilla comme un
parfait disciple de la formation évangélique, puisqu'il unit avec
application les bonnes œuvres à la rectitude de la foi. Il méditait
assidûment en son saint cœur cette vérité que 'sont bien avisés
'ceux qui l'entendent', parce que ceux qui se contentent
d'entendre ne seront pas justifiés, ou qui le disent parce que
beaucoup disent et ne font pas. De là vient qu'une saine doctrine
sans la conduite correspondante ne les mène pas au salut, tandis
que les bonnes œuvres sont comptées comme justification :
celui qui agit de la sorte, est-il dit, ne sera jamais ébranlé. Aussi
afin que la foi ne demeurât pas en lui sans les œuvres ou que
l'action faite en dehors de la foi ne restât pas stérile, le contenu
de la foi du Seigneur qu'il méditait jour et nuit, il s'appliquait
à le mettre dans la lumière de la bonne action d'après cette
parole : Qu'ainsi donc luise votre lumière devant les hommes
pour que les sources soient dirigées au-dehors, que le rideau
entraîne le rideau et que celui qui entende dise : Viens. De même
donc qu'étaient réduits en holocauste la tourterelle le cou tourné
vers les ailes et l'animal pur selon la loi - ce qu'il avait
décomposé en ses éléments par la finesse de son discernement,
il le ruminait en faisant le bien. Dès l'âge le plus tendre, il
quitte la terre de sa naissance, il oublia son peuple et la maison
de son père, il aima passionnément la pauvreté volontaire qui,
chez les âmes bonnes, est la gardienne habituelle de l'humilité. »

Aux quatorze citations d'Ecriture, on peut ajouter les expressions


du début : opus bonum est courant chez saint Paul et repris dans la liturgie,
fidei rectitudini est employé par saint Augustin, De baptismo, IV, c. xo, 14.
A la fin, les idées développées sont chères aux auteurs spirituels du
Moyen Age, qui recourent aux mots discretio et ruminare, rencontrés chez
saint Augustin et saint Grégoire le Grand.
La plupart des citations d'Ecriture sont littérales et ne demandent
pas d'explication. Pour les Proverbes l'auteur utilise exactement la
Vulgate, qui contredit en cet endroit le texte hébreu. L'auteur des
Proverbes décrit le bonheur conjugal et explique qu'il faut garder sa
Les moines du Moyen Age 293

femme avec la même vigilance que l'eau de son puits, le traducteur latin
a compris que c'était une bénédiction de voir l'eau sortir de chez soi
comme une belle et nombreuse famille.
Aussitôt après, le souhait « que le rideau entraîne le rideau » paraît
obscur. Dans l'Exode, il s'agit des rideaux qui doivent se joindre pour
former le tabernacle, demandé par Dieu à Moise. Pour les auteurs
médiévaux, le tabernacle est le symbole de l'Eglise, les saints contribuent
à l'édification de l'Eglise par leurs bonnes œuvres.
L'interprétation des sens de l'Ecriture au Moyen Age est souvent
un peu mystérieuse. Elle se charge de tout ce que les auteurs sacrés et
leurs commentateurs y ont ajouté. Opus bonum reputatur ad justitiam,
«La foi d'Abraham lui compta comme justice» (Gen. 15, 6) : Insistant
sur la justification par la foi, saint Paul reprend cette expression (Gal. 3,
6 et Rom. 4, 3). Saint Jacques (z, p) au contraire met en valeur les
œuvres : «Vous voyez que l'homme est justifié par les œuvres et non
seulement par la foi. » Le Prologue suit la pensée de saint Jacques.
Un peu plus loin, le Prologue utilisant un procédé classique compare
saint Fiacre aux plus hautes figures de la Bible :
In fidei rectitudine Abraham, in fervore Petrum, imitari satagebat ,·
Moysi mansuetudo, Pauli simplicitas, Job patiencia in eo rotilabant.
« Il s'efforçait d'imiter Abraham dans la rectitude de la foi,
Pierre dans sa ferveur; la douceur de Moïse, la simplicité de
Paul, la patience de Job brillaient en lui. »

Il y avait eu plus haut une allusion à Abraham, qui n'était pas nommé.
La ferveur de Pierre est un thème classique. On lit dans le livre des
Nombres (IZ, 3) que Moïse était le plus doux des hommes. Saint Paul
emploie plusieurs fois le mot simplicité56• La patience de Job est
proverbiale66•
Enfin le don des larmes, si cher aux dévots du Moyen Age, est
prétexte à un développement curieux :
In valle lacrimarum (Ps. 83, 7) constitutus, crebris ieiuniis et puris
orationibus intentus, flevit malitiam mundi, flevit miseriam exilii, et
« quoniam irriguum superius et irriguum inferius » (Juges 1, 15)
acceperat a Domino, a quo « amne datum optimum et amne donum
perfectum est>> (Jacques 1, 17), lotus resolvebatur in lacrimis, cupiens
dissolvi et esse cum Christo (Phil. 1, 23).
« Se trouvant dans la vallée des larmes, adonné à des jeûnes
fréquents et des prières pures, il pleura sur la malice du monde,

55. Le moine a dû penser à II Cor. 1, 1 2 : Nam gloria haeç, le.rlimonium çon.râenliae nostrae,
quod in simpliâla/e çordis et .rimeritale Dei, çon.rertJali .rumu.r in hoç mundo, abundanliu.r autem ad vos.
56. La patience de Job est proverbiale. Job lui-même la revendique: Et palienliam meam,
qui.r çon.rideral? (]ob 17, 15).
294 Etudier la Bible

il pleura sur la misère de l'exil et parce qu'il recevait du Seigneur,


source de toute grâce excellente et de tout don parfait, l'eau
d'en haut et l'eau d'en bas, il fondait en larmes de tout son être,
ayant le désir d'être dissous et d'être avec le Christ. »

Le vocabulaire est biblique, mais il ne s'agit pas de citations littérales,


sauf l'expression in valle lacrymarum. Tous ces thèmes se retrouvent
continuellement dans les prières composées du xe au xne siècle, par
exemple dans le Salve Regina.
Les larmes amènent une citation inattendue du livre des Juges.
Caleb avait promis sa fille Axa à qui prendrait Cariath-Sepher. Axa ne
fut pas satisfaite de sa dot et dit à son père : « C'est une terre aride que
tu m'as donnée, donne m'en aussi une arrosée par les eaux.» Caleb lui
en donna une arrosée par le haut et arrosée par le bas : ... da et irriguam
te"am acquis. Dedit ergo ei Caleb i"iguum superius et irriguum inferius. Terra
sous-entendu dans la Bible ne l'est pas dans le Prologue parce que le
mot irriguum est employé comme substantif par les Pères de l'Eglise au
sens d'eau.
L'auteur du Prologue n'explique pas ce qu'est pour lui l'eau d'en
haut et l'eau d'en bas, mais l'abondance d'eau entraine l'idée de dissoudre,
ce qui amène une citation assez hardie de saint Paul.
Le moine de Saint-Fiacre a-t-il laissé aller son imagination ou s'est-il
inspiré d'auteurs plus ou moins anciens ? Il n'avait certainement pas sur
place une bibliothèque abondante, peut-être s'est-il souvenu de lectures
à l'abbaye mère de Saint-Faron ou ailleurs. Il connaissait bien la Bible
et aimait l'exégèse symbolique et il est un bon représentant de la culture
des moines du xue siècle.

Les Miracles de saint Fiacre


Beaucoup moins nombreuses que dans les Prologues, les citations
qui parsèment les miracles sont plus spontanées. Elles ne s'accumulent
pas dans des morceaux où le genre littéraire les impose, elles viennent
spontanément sous la plume du gardien des reliques qui raconte simple-
ment les prodiges qu'il a observés ou qu'il a appris par les narrations des
pèlerins.
Rien n'impose de croire que le rédacteur n'a pas ajouté des détails
de son cru et prêté aux personnages mis en scène des paroles qu'ils
n'ont pas prononcées.
La mère d'un des quatre garçons tombés dans l'Oise adresse à saint
Fiacre une prière dans laquelle elle rappelle que le Christ a ressuscité
Lazare mort depuis quatre jours57.

57· Miracle 2., dans Un sanctuaire monastique au Moyen Age: Saint-Fiaçre-en-Brie ... , p. 95·
Les moines du Moyen Age z95

Une citation biblique bien amenée fournit des réflexions constituant


une phllosophie de l'histoire. Au pont de Meaux, la jument portant son
maître et ses deux fils malades trébuche et tombe dans la Marne. Le père
invoque saint Fiacre quia de tribulacione invocavit Dominum exaudivit eum
Deus - parce que dans la détresse il a invoqué le Seigneur, Dieu l'a
exaucé (Ps. II7, 5). Citation légèrement arrangée qui amène l'heureux
dénouement : le père sauve ses fils5B.
Les habitants de Meaux étonnés et heureux de savoir sauvés le père
et ses deux fils tombés dans la Marne s'écrient : A Domino factum est
istud et est mirabile in oculis nostris (Ps. 117, z;). «C'est l'œuvre du Seigneur,
c'est une chose merveilleuse à nos yeux »59•
Saint Fiacre apparaissant à un homme qui a jeté au feu un sac de
remèdes lui annonce : Fides tua te salvum fecit. « Ta foi t'a sauvé. » Le
saint reprend une parole du Christ adressée à une femme (Mat. 9, zz)
en la mettant au masculin60 •
Les réminiscences de l'Ecriture ne servent pas seulement à donner
une coloration religieuse, à tirer une conclusion édifiante ou à suggérer
une salutaire leçon, elles donnent du relief à la trame du récit.
Dans la phrase que Daniel oppose à un vieillard accusateur de
Suzanne : Concupiscentia subvertit cor tuum (Dan. 1;, 56) il a suffi de rem-
placer tuum par ejus pour décrire les sentiments du jeune homme prêt à
enlever une jeune fille : concupiscentia subversif cor ejus. « Le désir a perverti
son cœur »61.
Une femme de Soissons complètement paralysée fait porter à saint
Fiacre un cierge de sa taille. Pendant son sommeil, le saint lui apparaît
tenant le cierge et la guérit. Quand son serviteur revient, elle lui demande
à quelle heure exactement il a déposé le cierge, et elle constate qu'elle
a été guérie à ce moment. Bien que les citations ne soient pas littérales,
l'imitation du récit de la guérison du fils de l'officier royal de Caphar-
naüm Qean 4, 51-53) est évidente62.
Sans abuser des considérations moralisatrices, le moine rédigeant les
Miracles tire parfois une leçon. Après avoir raconté comment une jeune
fille qui, souffrant d'un fic, se rendait à Saint-Fiacre, avait été enlevée
par un jeune homme et rapidement délivrée par un soldat, il ajoute que
le Seigneur n'a pas voulu laisser cette faute sans châtiment.
Deus ultionum Dominus, qui per prophetam dixit : Da mihi vindictam
et ego retribuam, qui facit judicium injuriam patientibus, injuriam
puellae noluit inultam relinquere.

58. Miracle 1, p. 93·


59· Miracle 1, p. 93·
6o. Miracle 13, p. 116.
61. Miracle 16, p. IZI.
6z. Miracle 5. pp. 98-99.
296 Etudier la Bible

« Le Seigneur Dieu des vengeances qui a dit par le prophète :


Donne-moi la vengeance et moi je rétribuerai, moi qui rends
justice à tous ceux qui souffrent d'oppression ne voulut pas
laisser sans punition l'injure faite à la jeune fille. »
Le texte composite est une chaîne de passages cités de mémoire avec
une référence vague au prophète, mot qui renvoie globalement aux
textes inspirés. Les trois premiers mots sont empruntés au Psaume 93, 1.
La suite vient de saint Paul qui s'inspirant du Cantique de Moïse
(Deut. 32, 3 5) utilise deux fois cette sentence (Rom. u, 9; Hébr. xo, 30).
Qui jacit judicium injuriam patientibus est un verset du Psaume 102, 663•
Qu'un moine utilise l'Ecriture pour décrire une situation ou tirer
une leçon paraît normal, sa familiarité avec ces textes permet des usages
inattendus.
Un jour arriva à Saint-Fiacre un homme qui avait un polype. Une
masse de chair corrompue, grosse comme un œuf de poule, lui pendait
au nez. Elle gênait sa respiration de sorte qu'on croyait entendre le cri
d'une oie. Le malade se couche près du tombeau du saint et s'endort.
Misericors et miserator Dominus, qui semper respicit in orationem
humilium, et numquam sprevit preces eorum, sed luctum convertit in
gaudium, conscidendo saccum eorum.
«Le Seigneur compatissant et miséricordieux, regarde toujours
la prière des humbles, et ne la méprise jamais, mais transforme
leur douleur en joie en coupant leur sac. »
La phrase débute par une expression qui revient plusieurs fois dans
les Psaumes (uo, 4; III, 4 et 144, 8) et est reprise dans l'Epitre de
Jacques 5, II. il a suffi d'y ajouter qui semper pour enchaîner avec le
verset 23 du Psaume 101. Non est remplacé par numquam pour répondre à
semper. Au Psaume 29, 12 on lit : convertisti planctum meum in gaudium mihi,
conscidisti saccum meum, et circumdedisti me laetitia. « Tu as changé mon
deuil en joie, tu as déchiré mon sac et m'as revêtu d'allégresse. » Ce
psaume est un chant rituel pour le recouvrement de la santé : après avoir
rendu grâce pour sa guérison, le psalmiste rappelle les circonstances de
sa maladie et expose de façon imagée le changement du malade; le
cilice de deuil est remplacé par des vêtements de fête. Cilice est traduit
en latin par saccum. Se revêtir d'un sac est une expression classique, mais
il n'en est pas question ici. Le mot sac est pris dans un tout autre sens :
le sac est l'affreux appendice qui avait poussé dans le nez du pèlerin.
A son réveil, il a l'heureuse surprise de constater que cette masse de chair
corrompue s'était détachée sans laisser aucune trace : sa douleur s'était
transformée en joie64•

63. Miracle I 6, p. I :zz.


64, Mimcle 8, pp. 105-106,
Les moines du Moyen Age 2.97

L'utilisation du texte de la Bible est moins cocasse, mais encore plus


soignée dans le dernier miracle. Doutant de son savoir-faire littéraire le
moine de Saint-Fiacre après avoir écrit la Vie et les Miracles du saint
avait porté son manuscrit à l'abbaye de Sainte-Geneviève de Paris, en
demandant de le relire et de le corriger. Cette tâche fut confiée à un
novice qui ne fut guère flatté d'avoir à s'occuper d'un saint inconnu qui
n'avait pour l'exalter qu'un moine de la campagne. Aux matines de la
fête des saints Pierre et Paul, ce novice chantait l'invitatoire quand il fut
saisi d'une douloureuse crise de sciatique.
Cette punition du mépris pour saint Fiacre s'explique : au père de
l'enfant possédé qui l'implore : « Si tu peux quelque chose viens à notre
aide», Jésus avait répondu : « Si tu peux, tout est possible à celui qui
croit» (Marc 9, 2.3).
Dicit vero veritas : Omnia possibi/ia sunt creelenti. « Puisque la puissance
accompagne celui qui croit... qu'y a-t-il d'étonnant à ce que celui qui ne
croit pas devienne impotent ? »
Après avoir péniblement achevé l'invitatoire, le malheureux novice
se trame jusqu'à son lit. En se laissant tomber dessus, il heurte de la
main le livre de saint Fiacre placé sur une étagère et le reçoit sur la
figure. Cela le guérit subitement. TI remercie le saint qu'il avait oublié,
et revient au chœur, exiliens et laudans Deum, « gambadant et louant Dieu»
(Actes 3, 8). La marche du miraculé est décrite avec les termes employés
dans les Actes des Apôtres pour le boiteux guéri par saint Pierre.
Sans insister sur les ressemblances, le moine de Saint-Fiacre en
reprenant quelques termes, suggère que saint Fiacre accomplit des
miracles comme saint Pierre lui-même65•
Leur caractère concret a valu de nos jours aux Récits de Miracles
un regain d'intérêt. Certains avaient déclaré qu'ils étaient ennuyeux et
stériles, bien qu'ils aient toujours charmé des légions de lecteurs et
d'auditeurs. Le goût du merveilleux n'a jamais totalement disparu. Le
moine de Saint-Fiacre s'adressait aux pèlerins qui d'après ce qu'il dit
lui-même appartenaient au petit peuple66• Pour la plupart, ils ne savaient
pas lire et il est probable qu'aucun n'avait jamais eu une Bible entre les
mains. ns ignoraient le latin et les Miracles que lisaient les moines
devaient pour eux être traduits et sans doute paraphrasés. Les auditeurs
avaient l'habitude d'entendre des sermons appuyés sur l'Ecriture; ils
reconnaissaient certains passages célèbres, ils se laissaient imprégner par
ce style biblique qu'employaient spontanément les prédicateurs. Les
productions les plus humbles sont les meilleurs témoins de l'accès du
peuple chrétien au Livre par excellence.

65. Miracle 2.4, pp. 13Z-134.


66. Ibid., pp. 158-16o.
z98 Etudier la Bible

LA LETTRE ET L'ESPRIT

Commencer un exposé en déclarant qu'il n'y a pas de plan suggérant


une synthèse, qui peut d'ailleurs être une thèse, démontrée par des
arguments soigneusement sélectionnés et tendus vers un but arbitraire-
ment choisi, est se préparer une conclusion difficile, voire impossible,
à moins d'une pirouette pour déclarer que la question reste en suspens
et que la discussion est toujours ouverte.
Dom Jean Leclercq a déclaré que « la littérature monastique sur
l'Ecriture était abondante, plus abondante que ne le laisserait supposer
le peu d'études qu'on lui a consacrées ». Sans toucher à la littérature,
car on ne peut y ranger les Vies des saints, l'exposé a montré l'influence
profonde que l'Ecriture a eue sur les moines du Moyen Age, même sur
ceux qui n'ont pas écrit du tout ou se sont contentés d'un petit récit de
circonstance. En imaginant les moines assis dans le cloître pour ruminer
l'Ecriture, il ne faut pas oublier les moines illettrés, qui ne sachant pas
lire, ne connaissaient les livres saints que par ce qu'ils entendaient lire
ou chanter et qui était commenté et expliqué dans les conférences du
chapitre.
N'exagérons pas l'ignorance de ces humbles : chez les moines noirs,
les moines illettrés ont tous les droits des moines lettrés, ils participent
aux délibérations et votent comme les autres; chez les moines blancs,
les convers sont les administrateurs des granges ou les artisans; on ne
confie jamais les responsabilités matérielles à des incapables.
A toutes les époques il est difficile de pénétrer la mentalité des
humbles et de ceux qui ne se livrent pas. En toute bonne foi, des théori-
ciens exposent avec un paternalisme vaniteux ce que pensent les simples,
on peut préférer plus de discrétion.
Ce qui est plus dommage encore, c'est qu'on s'attarde à ce qui parait
singulier en laissant tomber ce qui est commun. Or ce qui imprègne une
mentalité est l'ordinaire et non l'exceptionnel.
Les moines du Moyen Age ont tellement bien connu l'histoire de
l'Ancien et du Nouveau Testament qu'ils ont pu en faire des jeux :
- ils ont lu et relu la Bible, de sorte qu'elle venait tout naturellement
sous leur plume ou dans leur conversation;
- ils l'ont méditée, assimilée et ruminée inlassablement;
- ils ont acquis une telle habitude de penser avec elle qu'ils se dégagent
sans peine du carcan de la lettre pour arriver sans la trahir à l'expres-
sion de leur propre pensée;
- enfin, c'est par l'Ecriture que leur prière s'est élevée aux sommets
de la contemplation.
Jacques DuBOIS.
VIVRE LA BIBLE

Dès l'Antiquité la Bible est considérée comme un miroir dans


lequel le chrétien doit se regarder pour rectifier sa conduite et
amender ses mœurs. D'autre part elle contient une législation, des
préceptes et règlements promulgués pour le peuple d'Israël que
les hommes du Moyen Age ont adaptés à leur usage; la Bible est
donc loi et autorité par excellence.
Les législateurs monastiques s'en inspirent et citent à plaisir
bien des passages de l'Ecriture, en particulier des Livres Sapien-
tiaux. Ils trouvent dans le Nouveau Testament de quoi appuyer
leur idéal de partage des biens, d'amour fraternel, d'ascèse!. Nous
n'avons pu donner qu'une étude sur l'influence de la Bible dans
les règles et coutumiers monastiques, étude qui devrait être
développée.
La législation de l'Eglise contenue dans les collections cano-
niques s'est constituée lentement à partir du droit séculier mais
surtout de la Bible.
L'article que Jean Gaudemet a bien voulu nous donner est
en ce sens très important. Il est complété par celui de Thomas
M. Izbicki qui étudie spécialement les sources bibliques du
Décret de Gratien et des canonistes des siècles suivants.
1. O. RoussEAU, MoMchi.rme el vie religieuse dans l'ancienne tradition de I'Eg/i.re, Chevetogne,
1957·
3oo Le Moyen Age et la Bible

Dès le haut Moyen Age le Liber ex lege Moisi est une des sources
de la collection irlandaise « L'Hibernensis » qui eut une grande
influence sur le Continent. Lorsque l'on parle de l'Irlande on
évoque les Pénitentiels qui ont tant marqué la conscience des
hommes du haut Moyen Age. Nous avions demandé à Cyrille
V ogel d'en parler en raison de sa grande connaissance de ces
textes difficiles. Malheureusement une mort prématurée l'a
empêché de donner un texte définitif sur ce sujet2 • Il est certain
que les Pénitentiels sont très influencés par l'Ancien Testament.
Les interdits alimentaires rappellent ceux du Lévitique, tout ce
qui touche à la morale sexuelle est accompagné de références
vétéro-testamentaires. Mais le Nouveau Testament est également
source des auteurs de pénitentiels : les tables de l'édition Bieler
donnent 75 citations de l'Ancien Testament et une centaine du
Nouveau3 • Si les Carolingiens sont très méfiants en ce qui concerne
les Pénitentiels insulaires, ils n'utilisent pas moins les textes
bibliques pour tout ce qui touche à la pénitence. Dans la préface
de son Pénitentiel Raban Maur cite une longue page du Lévitique,
le livre du Pentateuque le plus lu à l'époque'.
Le moralisme carolingien est nourri de la Bible comme on
peut le voir par exemple dans le traité de Jonas sur l' «instruction
des laïcs »ou ceux de Raban Maur sur l'oblation monastique et
sur le respect que les enfants doivent aux parents6 • En tout ce
qui concerne le mariage la Bible est la première autorité, il suffit
de renvoyer aux travaux de Noonan et Jean Gaudemet6 • La
législation sur l'usure, sur les poids falsifiés, sur l'esclavage, etc.,
s'accompagne de citations bibliques7 •
Enfin, la Bible est pour les gouvernants du Moyen Age, laies

:z. C. VoGEL, Le plcheur et/a pénitence au Mi!Jen Age, Paris, 1969. Les« Libri paenitentiale.r »
(Typologie des sources du Moyen Age occidental, n° 2.7, Turhout, 1978).
3. L. Bli!LBR, The Iri.rh Penitentials(Scriptores Latini Hibemiae, 5), Dublin, 1963, pp. :z88-z89.
4- R. KorrJE, Die Bu.rsbücher Halitgar.r von Cambrai und des Hrabanus Maurus. Ihre Uberlieferung
und ihre Qutllen, Berlin, 198o.
5· PL, zo6, 12.1-2.78 et PL, I07, 419-440 et MGH, Epi.rt. V, pp. 403-405. Cf. DHUODA,
Manuel pour monfil.r, ill, éd. P. R:rcHÉ, Paris, 1975, pp. 135-141.
6. ]. T. NooNAN, Contraception el mariage, Paris, 1969, pp. 44-63 et tables pp. 68o-68z;
]. GAUDEMET, Sociétlset mariage, Paris, 1980, p. 2.34et Bibliogr., p. 458.
7· CHARLEMAGNE, Admonitio generali.r, 74· Sur les faux poids, ef. SMARAGDE DE SAINT-
MIHIEL, Via regia, c.hap. :z9, citant Deut. :zs, 15 et Prov. :zo, '-3· De même sur l'esclavage,
SMARAGDE, chap. 30, et ((Edit de Pitres)) de 864, MGH, Capit. n, p. 32.6.
Vivre la Bible 301

et clercs, l'autorité première. Ce qui mériterait un grand livre n'a


pu faire dans notre ouvrage que l'objet d'un court chapitre traitant
du haut Moyen Age, car c'est bien à cette époque que se sont
constitués l'essentiel des doctrines politiques et l'arsenal des
références les plus utilisées pendant tout le Moyen Age.
Six études ont été consacrées à la pastorale, c'est-à-dire à la
formation religieuse du peuple chrétien. Comme les fidèles ne
peuvent avoir accès à la Bible directement, les pasteurs doivent la
leur présenter sous différentes formes. Les laïcs, dit Césaire
d'Arles d'une façon imagée, sont « semblables à des veaux qui
recherchent le lait que leur préparent les prêtres en broutant sur
les collines des saintes Ecritures ».
Pour la plupart, le premier contact avec la Bible est l'image.
On dit et on répète que l'instruction populaire médiévale dépend
en grande partie des images que l'on contemple, que la cathédrale
a été la « Bible de pierres ». La « prédication muette » a été dès
le début considérée comme une des bases de la pastorale populaire.
Qu'on se souvienne de la lettre de Grégoire le Grand à l'évêque
de Marseille coupable d'iconoclasme : « L'image est utile dans
l'Eglise afin que ceux qui ignorent les lettres puissent du moins,
en contemplant les murs, apprendre ce qu'ils ne peuvent lire dans
les livres. » Les Carolingiens, même lorsqu'ils combattent le culte
des images, reconnaissent le rôle éducatif de ces images. François
Garnier a eu le mérite de poser les problèmes, de prendre quelques
exemples empruntés aux Bibles des xn6 et xm6 siècles, et de
montrer comment trouver une imagerie biblique dans les livres
exégétiques et liturgiques.
Les imagiers n'utilisent pas simplement les textes authentiques :
les livres « apocryphes » avaient été condamnés, ils n'ont cessé
d'être tolérés dans la pratique. Pour satisfaire leur goût de l'étrange
et du merveilleux, les hommes du Moyen Age les ont lus ou se
les sont fait lire. Edina Boz6ky présente ces textes qui ont eu
un grand succès, et dont on commence à saisir toute l'importance
pour la littérature, la liturgie et l'art du Moyen Age. Dépassant
le cadre géographique de notre livre, elle fait une incursion dans
le domaine gréco-slave, et étudie un apocryphe bogomile traduit
en latin au xue siècle. Ces apocryphes ont inspiré les artistes, si
30z Le Moyen Age et la Bible

bien que sans eux, disait Emile Mâle : « La moitié au moins des
œuvres du Moyen Age demeurerait pour nous lettre close. » Il
était difficile de présenter tous les thèmes retenus par les artistes,
le choix fait par notre collègue est très significatif.
Dans la pastorale médiévale l'hagiographie tient une grande
place. Les Vies des Saints si longtemps considérées comme une
« basse littérature >> sont actuellement revalorisées. Les auteurs
des textes hagiographiques, des moines en général, nourris de la
Bible, empruntent à l'Ecriture bien des passages pour célébrer
leur héros. Poursuivant les recherches de Jean Leclercq8 , Marc
Van Uytfanghe qui a consacré sa thèse à La Bible dans les Vies de
saints mérovingiens nous montre comment la Bible se reflète et se
transpose dans l'hagiographie tout au long du Moyen Age aussi
bien en latin qu'en langue romane.
Précisément Michel Zink, reprenant les conclusions de sa
belle thèse9 , parle ici de la prédication en langue vulgaire romane.
Nous devons rappeler cependant que dans le monde anglo-saxon,
la prédication se fait normalement en langue nationale, comme en
témoignent les « homélies catholiques » sur l'Ancien et le Nouveau
Testament, d'Aelfric, abbé d'Eynsham, au début du xre siècle10•
Or la langue de culture est normalement le latin. C'est dans
cette langue que les clercs font leur apprentissage, forgent leurs
outils, prêchent devant leurs confrères. Jean Longère présente la
mise en œuvre de cet arsenal oratoire. Et la Bible y prend une
place majeure. Si les thèmes des sermons populaires sont d'habi-
tude plus moralisants que scripturaires, peu à peu, grâce à l'utili-
sation des homiliaires, les prédicateurs prennent comme points
de départ des versets de la Bible. Les exemples de sermons et les
données statistiques qu'il propose rouvrent l'enquête, à pour-
suivre désormais.
C'est également par l'intermédiaire du latin que la Bible est
présente dans la liturgie. Le Père Gy se contente ici d'étudier sa
place dans les prières de la messe et de l'office. Il ne pousse pas
8. J. LECLERCQ dans Bible [3].
9· Cf. Bibliogr. n° 147.
10. Cf. M. M. Dunms, Ae/friç, .rermonnazre, tfoçteur el grammairien, Paris, 1943, pp. 81 et s.;
M. LAREs [64], cf. également les Homélies de Wulfstan d'York (t 1023), éditées par
D. BETHURUM, Oxford, 1957.
Vivre la Bible 303

sa recherche au-delà du xme siècle, mais la question se pose


désormais de savoir si les responsables de la liturgie n'ont pas eu
tendance à placer peu à peu la Bible hors de leur domaine,
visant le rite plus que l'inspiration.
Nous n'avons pu dans cette section examiner tout ce qui
concerne la Bible et la société chrétienne, particulièrement à la
fin du Moyen Age; c'est pourquoi nous avons réservé une qua-
trième partie, où seront présentés quelques problèmes relatifs au
monde laie, désormais confronté à une nouvelle lecture de la
Bible.
I - LE GOUVERNEMENT DES HOMMES

Présence de la Bible
dans les Règles
et Coutumiers

Saint Cuthbert, qui fut moine à Melrose, au vue siècle, puis évêque
de Lindisfame, déclarait, quelques jours avant le décès du prieur Boisile :
« J'ai un codex de l'Evangile selon saint Jean; il est composé de sept
cahiers; chaque jour, nous pourrons, avec l'aide de Dieu, en lire un
et l'étudier entre nous »1• Quant à Benoît, moine à Cluny, Pierre le
Vénérable nous le décrit portant toujours sur lui un psautier glosé
afin de réciter les psaumes avec plus de dévotion et d'attention, de
sorte que si le sens d'un passage lui échappait, il pouvait jeter un coup
d'œil rapide sur la glose2• Au cœur de ces deux anecdotes se profile
un personnage :le moine, face à un livre: la Bible, maintes fois réper-
toriée dans les catalogues des bibliothèques monastiques et maintes
fois citée dans les règles monastiques.
A priori, on serait tenté de qualifier d'évidentes ces relations entre
le« Livre» et le monde des abbayes. Pourquoi s'étonner qu'un moine
lise la Bible, quand la littérature hagiographique et les règles monas-
tiques présentent la vocation comme une réponse à l'appel évangélique:
« Va, vends ce que tu as ... et suis-moi» (Mat. 19, 21)?
Mais, à considérer la richesse de la Bible, qui est à la fois un livre
de morale, un recueil d'histoires et aussi une galerie de personnages
parfois hauts en couleurs, à considérer aussi la variété des familles
monastiques : Bénédictins, Chartreux, Cisterciens... sans oublier les

I. Vila Cuthberti, chap. ; (AS, Mars, III, p. 102).


2. De miraeulis 1, 20 (PL, r8y, 886).
306 Vivre la Bible

ermites et les reclus, l'évidence des premières réflexions cède rapide-


ment la place à de multiples questions.
Certes, les règles monastiques citent la Bible ! Mais s'agit-il de
toute la Bible? Certains livres n'ont-ils pas été privilégiés?
Bien sûr, les livres bibliques offrent aux moines de nombreux modèles
à imiter. Mais des figures n'ont-elles pas été valorisées par rapport
à d'autres?
Enfin, par-delà les textes normatifs et leurs références scripturaires,
qu'en est-il de la vie quotidienne ? Le moine lit la Bible, l'entend pro-
clamer à l'église; inspire-t-elle les habitudes de sa vie de tous les jours?
La lecture des règles monastiques, l'étude des coutumiers et de
certains traités concernant les moines et leurs coutumes permettront
d'apporter quelques réponses à ces trois types de questions.

« Comme le dit l'Ecriture », « le Seigneur nous avertit en disant ... »,


« comme le déclare le Prophète », « l'Ecriture sainte nous recom-
mande ... », ces formules émaillent chaque paragraphe- ou presque-
des règles monastiques, telle par exemple la Regula Solitariorum de
Grimlaïc, composée au xxe siècle pour des reclus3 • Elles introduisent
les citations bibliques qui semblent ainsi interpeller le lecteur de manière
vivante. Dans son Prologue, le même Grimlaic justifiait ce fréquent
recours aux saintes Ecritures à l'aide du verset johannique (7, 18) :
« Celui qui parle de lui-même cherche sa propre gloire. » C'est donc
l'étude de ces citations bibliques qui va maintenant retenir notre attention.
Cette démarche, cependant, exige une remarque préalable : s'il
est vrai que la Bible est souvent la source littéraire la plus fréquemment
citée dans les textes normatifs, il n'en reste pas moins que les Sancti
Patres font souvent bonne figure aux côtés du livre saint. Ainsi, dans
la Regula Solitariorum, la Bible, qui est citée ZF fois, devance de peu
les Pères de l'Eglise qui totalisent 248 citations et allusions, avec au
premier rang saint Benoît, suivi d'Isidore de Séville, des exempta des
Vitae Patrum, de Basile, de Grégoire, qui précèdent largement Jérôme,
Julien Pomère, Augustin... D'ailleurs, l'auteur présente son œuvre
comme un florilège composé « à partir des sentences des Pères ortho-
doxes et de leurs divers exemples ». Pareillement, Chrodegang fait de
multiples emprunts à la Règle de saint Benoît et à la législation cano-
nique antérieure4. Et, au xme siècle, Bemard du Mont-Cassin rappelle
que les novices doivent savoir par cœur le psautier et la Règle de saint
Benoît&.

3· PL, IOJ, 573-664, en attendant l'édition qui doit paraître dans« Sources chrétiennes».
4· G. HocQUARD, « La Règle de saint Chrodegang », dans Coi/OfJIUI sain/ Chrotkgang, Metz,
1 967, pp. 73-75·
5· Dom U. BERLIÈRE, L'asç;sebénédi&line, Maredsous, 1929, p. 13.
Les rugles et Coutumiers 307

S'il est donc exact que la Bible n'est pas la source unique d'inspi-
ration des règles monastiques, il n'en reste pas moins qu'elle est cepen-
dant la source essentielle. Encore convient-il de préciser cette influence :
la Bible inspire-t-elle de façon égale chaque œuvre, chaque partie de
ces œuvres ? Qui l'emporte, de l'Ancien Testament ou du Nouveau?
N'y-a-t-il pas des livres privilégiés, des citations ne sont-elles pas rap-
pelées plus volontiers que d'autres? Leur interprétation n'a-t-elle pas
changé au cours des âges ?

Toutes les règles monastiques se réfèrent à la Bible, mais parfois


de façon très inégale. Ainsi, le Petit Exorde de Cîteaux pèche par sa
pauvreté en ce domaine; il n'y est guère question que des « nouveaux
soldats du Christ, pauvres avec le Christ pauvre » et d'abaisser les
têtes orgueilleuses sous le joug suave du Christ6 • Même constat de
pauvreté pour la Règle des Templiers qui, malgré sa longueur, ne cite
que 18 fois le livre saint. A l'opposé se placent au contraire des textes
comme la Règle de Grimlaic qui, avec ses nombreuses citations scriptu-
raires, ferait preuve d'une culture particulièrement remarquable en ce
domaine. Colomban et Chrodegang font bonne figure avec respective-
ment chacun 25 et 39 citations.
La répartition de ces références à l'intérieur de chaque chapitre
semble assez inégale. Prenons le cas de la Règle de Colomban et de
ses dix chapitres :
x. De l'obéissance, citations scripturaires ........... . 33% du chap.
2..Du silence ................................... . 2.'0
3· De la nourriture .............................. .
4· De la pauvreté ............................... .
,. De la vanité ................................... . 40
6. De la chasteté ................................ . 2.'
1· Du curms ..............•..•....................
8. De
9· De
la discrétion .............................. .
la mortification ............................ . 10
'
8

xo. De la perfection ............................... .

Ce tableau permet de constater que ce sont les chapitres concernant


la morale (obéissance, silence, vanité, chasteté) qui contiennent le plus
de citations.
Ces citations scripturaires dans leur ensemble offrent une diffi-
culté : dans quelle mesure sont-elles le reflet d'une réelle culture biblique
faite de lectures personnelles ? La réponse est moins évidente qu'il
n'y paraît, car un auteur peut à la fois fort bien posséder « sa Bible »
et, en même temps, lorsqu'il écrit, la citer à travers des intermédiaires.
La Règle de Chrodegang est un bon exemple de la complexité de cette
situation : sur les 39 citations bibliques qu'elle contient, 22 figurent

6. PL, I66, 1~07 et 1~10.


308 Vivre la Bible

également dans la Règle de saint Benoît, 17 sont propres à l'évêque


de Metz, avec une majorité de 14 citations néo-testamentaires7 • Mais,
à partir de cette constatation, nier la culture vétéro-testamentaire de
Chrodegang serait un non-sens.

Au-delà de ces difficultés, une remarque s'impose : celle de la pré-


dominance quasi générale du Nouveau Testament sur l'Ancien. A
cet égard, les chiffres sont éloquents :
Anden Nouveau
Testament Testament
Règles de Césaire, Aurélien, Tarnant, Ferréol 138 citations zoo citations
Règle de Colomban ................... . 8 r8
Règle de Grimlaïc .................... . 76 176
Règle de Chrodegang ................. . 15 2.4
Prologue de la Règle de saint Etienne de
Grandmont .....................•.. 6 12.
Deux exceptions :
La Règle des Templiers .............. . II 7
Les Coutumes de Chartreuse ......... . 46 35

L'Ancien Testament ne représente donc que 30 à 40 % des citations


bibliques, alors qu'il représente 8o % de la Bible. Encore faut-il pré-
ciser que les livres du cycle vétéro-testamentaire sont très inégalement
utilisés. Dans tous les cas, les Psaumes se taillent la part du lion :
79 % des citations vétéro-testamentaires des Règles de Césaire, Aurélien,
Tarnant, Ferréol...
44 - des citations vétéro-testamentaires de la Règle de Colomban
42. - - - - de Grimlaïc
53 - de Chrodegang
33 - d'Etienne de Grandmont
54 - des Templiers

Ces citations du psalmiste correspondent à deux utilisations différentes;


elles vont de pair avec une description de la journée du moine et en
particulier des Heures monastiques; ainsi:« Pour toi, j'ai dit la louange
sept fois dans la journée» (Ps. u9, 164). Ou bien alors elles ont une
intention moralisatrice : « Les humbles posséderont la terre, réjouis
d'une grande paix » (Ps. 37, u).
De fait, les Proverbes, avec leurs sentences moralisantes, occupent
souvent une belle place à la suite des Psaumes : ils constituent en par-
ticulier 23 % des citations vétéro-testamentaires de la Regula Solita-
riorum, 33 % de celles de Chrodegang.

7· HocQuARD, op. cil., p. 77·


Les Règles et Coutumiers 309

Dans le même esprit, on peut noter également un recours assez


fréquent à l'Ecclésiaste, à l'Ecclésiastique et au Livre de la Sagesse,
qui ont droit au total à 8 citations chez Grimlaïc, ce qui correspond
à plus du dixième des citations vétéro-testamentaires de la Regula So/i-
tariorum. Il y a donc une sur-représentation des livres sapientiaux dans
les règles monastiques.
En comparaison, les livres du Pentateuque font pâle figure : deux
citations dans la Regula So/itariorum (dont l'une, de surcroit, Deut. 13, 3,
attribuée à l'Apôtre), deux du Uvitique dans la Règle des Templiers.
Le livre de l'Exode est utilisé cinq fois dans les règles d'Aurélien et
de Césaire; mais il s'agit toujours du même verset : « Chantons le
Seigneur» ( I 5, I) à propos du déroulement de l'office. Colomban évoque
deux fois le Deutéronome : « Gardez et mettez en pratique... » ( 5, 32.)
et « rappelle-toi les jours d'autrefois ... » (32., 7). Seules les Coutumes
de Chartreuse citent huit fois la Genèse, en se référant notamment à
Isaac et Jacob. Au total, il n'y a donc guère d'allusions aux situations
historiques décrites par ces livres, dont les extraits choisis concernent
directement la morale.
Une constatation voisine s'impose à propos des Livres historiques :
ils couvrent un tiers de l'Ancien Testament et, cependant, ils n'ont
droit qu'à une seule mention chez Chrodegang (I Sam.), quatre cita-
tions chez Grimlaïc (deux citations des Rois, deux de Tobie). Là encore,
le but recherché n'est pas d'évoquer l'Histoire sainte en tant que telle,
mais plutôt d'exprimer une sentence comme « mieux vaut la prière
avec le jeûne » (Tob. u, 8).
Le sort des Livres prophétiques n'est pas meilleur. S'il est vrai
qu'il est souvent question du « Prophète » dans les règles monastiques,
c'est en général pour désigner les Psaumes. Grimlaic cite trois fois
Isaïe, deux fois Jérémie, trois fois Ezéchiel, une fois Daniel et une fois
Aggée, soit un huitième des citations vétéro-testamentaires de la Regula
So/itariorum, alors que les Prophètes représentent le quart de l'Ancien
Testament. Dans les Règles d'Aurélien, Césaire et Ferréol, on retrouve
à nouveau Isaïe, Ezéchiel et Daniel, auxquels il faut joindre Osée,
cité une fois par Ferréol. Les petits prophètes sont donc quasiment
absents de ce recensement.
Au terme de ce survol, il faut une fois de plus insister sur le rôle
du psautier dans la culture monastique médiévale, et sur la méconnais-
sance relative de l'Histoire sainte. Certes, il est inévitable que des textes
normatifs utilisent d'abord des sentences de morale plutôt que des
récits historiques. Mais ce choix a sans doute une signification plus
profonde.
Et tout simplement, il convient d'ajouter que les moines ont d'abord
utilisé les textes qu'ils entendaient le plus fréquemment à l'église.
po Vivre la Bible

Dans le large domaine des citations néo-testamentaires, on constate


à nouveau une inégale répartition des livres saints, avec tout parti-
culièrement une quasi-absence de l'Apocalypse.
Parmi les Evangélistes, Matthieu est le plus utilisé. Il occupe 35 %
des citations néo-testamentaires de Grinùaic, 30 % de celles de Chro-
degang. Encore faut-il préciser que ces emprunts ne touchent pas de
la même manière tous les chapitres de Matthieu; certains récits ou
versets sont privilégiés : ainsi les versets 2.3-24 du chapitre 5 (« quand
tu te présentes à l"autel... ») sont cités par Aurélien, Césaire, Grimlaic...
Les versets H et suivants du même chapitre(« tu ne te parjureras pas ... »)
ont la faveur de Césaire, Aurélien, Ferréol. Grinùaic utilise deux fois :
« Qui regarde une femme pour la désirer... >> (5, 2.8 sq.). Aurélien et
Césaire citent trois fois « si vous ne pardonnez pas aux hommes... »
(5, 2.8 sq.). Du Pater, Grimlaïc et la Règle de Paul et d'Etienne citent
« pardonne-nous nos offenses ... » (6, 12. sq.). Grimlaic par deux fois
rappelle « ne vous préoccupez pas du lendemain... » (6, 34). Du cha-
pitre 7, il retient le verset 6 : « Ne versez pas vos perles devant les
porcs», qu'il reprend deux fois, comme le verset 12. « tout ce que vous
désirez que les autres fassent pour vous ... » et le verset 2.8 du cha-
pitre I I : « Venez à moi, vous tous qui peinez... » La sentence du Christ :
« De toute parole sans fondement que les hommes auront proférée,
ils rendront compte au jour du jugement... » (~z, 36) est mentionnée
aussi bien par Grimlaïc que par la Règle de Paul et d'Etienne. Rap-
pelons qu'elle figurait déjà dans l'Ordo Monasterii d'Augustin. « Si
quelqu'un veut venir à ma suite... » (16, 2.4) est cité deux fois par Césaire.
Le chapitre 19, avec l'épisode du jeune homme riche, est, comme on
peut s'en douter, particulièrement privilégié par les auteurs de règles
monastiques : il est cité huit fois par Grimlaic, trois fois par Césaire,
deux fois par Aurélien. Le point fort du chapitre : « Va, vends ce que
tu as ... » (verset 2.1) est rappelé trois fois par Grimlaïc. L'évocation du
Jugement dernier :«Venez les bénis de mon Père... car j'ai eu soif... »
(2.5, 34-36) est utilisée par Grinùaic, en tout ou en partie, à six reprises.
Elle figure également chez Chrodegang. Ce que les auteurs de règles
monastiques ont donc retenu de l'Evangile de saint Matthieu, c'est
avant tout l'enseignement du Christ, dont les propos sont soigneuse-
ment transcrits.
Après l'Evangile de Matthieu, celui de Luc est le plus utilisé :
16 citations chez Grimlaic, 5 chez Aurélien, 10 chez Césaire, mais une
seulement chez Chtodegang. Grimlaic utilise à deux reprises le verset
« quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière... » (9, 6z).
Aurélien et Macaire citent trois fois : « Quiconque parmi vous ne renonce
pas à tous ses biens ne peut être mon disciple» (14, H). A propos des
songes et de l'excès de nourriture, Grimlaic reprend pat deux fois
l'enseignement du Christ:« Prenez garde que vos cœurs ne s'appesan-
Les rugles et Coutumiers 31 1

tissent pas dans la débauche et l'ivrognerie» (u, 34). Le but de l'autew:


est d'inciter les reclus à la modération, alors que le Christ recomman-
dait à ses disciples de veiller pow: ne pas être surpris à l'approche du
Jugement. n y a donc ici un changement de perspective qui illustre
à la fois la familiarité des écrivains avec le texte évangélique et en même
temps leur grande liberté d'utilisation.
Cw:ieusement, l'Evangile de Marc est pratiquement absent des
textes normatifs : il ne figure ni chez Grimlaic ni chez Chrodegang.
TI est cité une fois par Aurélien, deux fois par Césaire : « Pardonnez
afin que votre Père vous pardonne... » {II, 26); encore faut-il préciser
que ce verset rappelle tout aussi bien Matthieu, 6, I s. Une remarque
semblable s'impose concernant saint Jean, qu'Aw:élien ne cite qu'une
fois, Ferréol cinq fois, Césaire deux fois. Grimlaic manifeste une plus
grande cultw:e johannique avec 12 citations, dont deux qui reprennent
le verset 38 du chapitre 6 : « Je ne suis pas venu faire ma volonté ... »
Dans les Actes des Apôtres (utilisés cinq fois chez Grimlaic, trois
fois chez Chrodegang, cinq fois chez Césaire ...) certains versets sont
très nettement privilégiés : « Entre eux, tout était commun... » (4, 32)
et« on distribuait à chacun selon ses besoins ... » (4, 34-3s), cité deux
fois par Grimlaic. L'exemple d'Ananie et de Saphire est fréquemment
cité : deux fois par Grimlaic, ainsi que par Césaire et Aurélien; il est
rare de trouver ainsi dans les règles monastiques la mention de per-
sonnages et de leur histoire.
Restent maintenant les Epitres de saint Paul. Celles-ci représentent
32 % des citations néo-testamentaires de Grimlaic, à peine le quart
de celles de Colomban, cinq des sept citations de la Règle des Tem-
pliers, une des douze citations du Prologue de la Règle d'Etienne de
Grandmont, le tiers des citations de Chrodegang, presque la moitié
des citations relevées chez Césaire, Aw:élien, Ferréol, et dans les règles
de Tarnant et de Paul et Etienne.
Mais ici encore, dans cet ensemble massif, des nuances s'imposent :
l'Epitre aux Romains est citée, mais sans prédilection particulière pour
tel ou tel passage. Les deux Epitres aux Corinthiens emportent la
palme : 28 des s6 citations pauliniennes de Grimlaic. Les auteurs monas-
tiques affectionnent tout particulièrement certaines formules : « Nous
annonçons ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu... »
(I Cor. .z, 9), « ne savez-vous pas que vous êtes un Temple de Dieu... »
(3, x6); « ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes ... n'hériteront
du Royaume de Dieu... » (6, 10); «je me suis fait tout à tous afin d'en
sauver quelques-uns ... » (9, a.z). L'Epitre aux Galates est assez peu
citée, contrairement à l'Epitre aux Ephésiens, avec tout spécialement
le verset 26 du chapitre 4 : « Que le soleil ne se couche pas sur votre
colère ... » Dans l'Epitre aux Philippiens, citons la formule : « Je sais
me priver comme je sais être à l'aise» (4, u sq.). De l'Epitre aux Colos-
p 2. Vivre la Bible

siens sont surtout rappelés des extraits du chapitre 3, c'est-à-dire des


principes généraux de vie chrétienne. Dans la première Epître aux
Thessaloniciens, le verset : « Reprenez les oisifs, encouragez les crain-
tifs ... » (5, 14), dans la seconde « si quelqu'un ne veut pas travailler,
qu'il ne mange pas ... » (3, 10) sont particulièrement cités. Dans les
Epitres à Timothée, les écrivains ont retenu la comparaison entre
l'apôtre et le soldat (début du chap. 2., TI) et la formule : « Le serviteur
du Seigneur ne doit pas être querelleur » (TI, z, 24). Les citations de
l'Epître de Tite proviennent surtout du chapitre z, verset 7 : « Offrant
en ta personne un exemple de bonne volonté. » De l'Epitre aux Hébreux
domine sans conteste le verset : « Obéissez à vos chefs ... » (13, 17).
L'exemple et l'enseignement de saint Paul sont donc repris ici à l'inten-
tion des communautés monastiques avec parfois de curieuses dévia-
tions, comme l'utilisation par les Templiers, dans le but de justifier
leur droit de butin, du verset l'Ecriture dit : « L'ouvrier mérite son
salaire» (I Tiro. 5, x8).
En ce qui concerne les autres épîtres, les auteurs utilisent tout
particulièrement de saint Jacques le verset : « Si quelqu'un s'imagine
être dévot sans mettre un frein à sa langue ... » (x, z6) et « La colère
de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu» (1, zo). Grimlaic cite
trois fois la parole : « Ne médisez pas les uns des autres... » (4, 11).
Le verset de saint Pierre : « Soyez soumis aux anciens ... » (II, 5, 5) a
eu du succès auprès des auteurs de règles monastiques, notamment
Ferréol et l'auteur de la Règle de Tamant. Chez saint Jean, le verset
le plus fréquemment rappelé est celui-ci : « Quiconque hait son frère
est homicide » (I, 3, 1 5).

Que retenir au terme de ce tour d'horizon ? A la fois la très grande


familiarité des auteurs avec le texte saint, familiarité qui va de pair
avec une très large liberté d'utilisation.
L'Ecriture est l'univers familier des auteurs monastiques du Moyen
Age; ils y évoluent avec une facilité déconcertante, facilité qui évoque
celle des auteurs classiques face à la mythologie. On rejoint ainsi l'opi-
nion de F. Petit qui déclarait : « Nos Pères savaient la Bible par cœur
et ne se lassaient pas de la relire et de la méditer. Aussi leur langue
devient-elle facilement un centon biblique. L'Ecriture est un univers
où évolue leur pensée »s.
Apportons à ce thème de la familiarité les nuances nécessaires :
d'abord, cette connaissance du texte biblique, pour intime qu'elle soit,
n'en est pas moins partielle : ce que citent avant tout les auteurs, ce
sont les livres sapientiaux, l'Evangile de Matthieu et les Epitres de
saint Paul, livres dans lesquels ils peuvent trouver les fondements de

8. F. PETIT, La spiritualité du Prémontrés, Paris, 1947, p. 238.


Les Règles et Coutumiers 3x 3

la morale chrétienne. Ce choix est sans doute lié au contenu même des
livres, mais également à la liturgie. C'est ainsi par exemple que les
auteurs prémontrés rappellent souvent dans leurs ouvrages la dignité
du sacerdoce. A ce propos, les textes les plus commentés ne sont ni
le Lévitique ni l'Epitre aux Hébreux, mais les passages de l'Ecclésias-
tique (4~) consacrés à Aaron et à ses :fils: ils étaient en effet bien connus
pour revenir souvent dans l'Office divin aux fêtes des Martyrs et des
Confesseurs pontifes9 •
Ensuite, il arrive que les auteurs déforment le propos biblique,
comme on l'a vu à propos du dénigrement de l'ébriété et du butin
des Templiers; ce qui permet de poser dès maintenant une question
que nous retrouverons : l'esprit biblique a-t-il réellement influencé
la rédaction des règles monastiques? Ou bien les auteurs n'ont-ils
pas cherché à justifier leurs positions en s'appuyant sur tel ou tel verset,
sans se préoccuper de son contexte ?

Recueil inépuisable de citations, la Bible est aussi une magnifique


galerie de personnages susceptibles d'avoir retenu l'attention des auteurs
de règles monastiques. Les héros bibliques offrent en effet des leçons
de morale capables de guider les moines. Ecoutons à ce propos Adam
de Prémontré : « Contemplons, dit-il, l'innocence d'Abel, l'obéissance
de Noé, la pudeur excellente de Sem et de Japhet, la foi d'Abraham,
la pureté d'Isaac, la patience de Jacob, la chasteté de Joseph, la mansué-
tude de Samuel, l'humilité de David... »10• Surtout, les moines se sont
efforcés de rechercher tous ceux qui, dans l'Ancien Testament et dans
le Nouveau, les avaient précédés dans la rupture avec le monde et la
recherche de la vie solitaire. En ce domaine, on peut, d'emblée, dis-
tinguer trois directions de recherches : les personnages de l'Ancien
Testament et, dans le Nouveau, la figure du Christ et l'exemple des
Apôtres. Le monde monastique de son côté est vaste et divers. D
conviendra donc de nuancer cette étude en considérant le cas des dif-
férentes familles monastiques, distinction qui doit aboutir à marquer
une évolution dans le temps.

Nous avons déjà vu la place réelle, mais relativement limitée occupée


par l'Ancien Testament. Ici encore, l'impression est la même. Certes,
les auteurs monastiques aiment à décrire les origines lointaines de la
vie solitaire, mais en valorisant ensuite le Nouveau Testament. C'est
bien ce que fait Grimlaïc lorsqu'il écrit : « Certains, recherchant assez

9· Ibid.• p. UI.
IO. PL. I98. 13Z-
314 Vivre la Bible

haut, disent que (l'érémitisme) commença avec le bienheureux Elie et


Jean. Mais d'autres avaient affirmé qu'Antoine était le chef de ce genre
de vie. Macaire, disciple du bienheureux Antoine, affirme qu'un certain
Paul de Thèbes, dans le Nouveau Testament, était à l'origine de ce
phénomène; et c'est vrai. » Guigues de Chartreuse déclare à son tour :
«Vous savez en effet, par (la lecture de) l'Ancien Testament et surtout
du Nouveau Testament, que presque tous les plus grands secrets, les
plus difficiles à percer, ont été révélés aux serviteurs de Dieu lorsqu'ils
étaient non point au sein des foules agitées mais tout seuls »11•
Quels sont donc les exemples vétéro-testamentaires préférés par
nos auteurs ?
D'abord, s'impose l'exemple d'Elie, auquel se réfère Grimlaic et
qui surtout, au xme siècle, fut directement à l'origine de la création
de l'ordre mendiant des Carmélites (I Sam 19).
Quant à Odon de Cluny, il comparait saint Benoît à Moïse : « Moïse,
selon le plan divin, s'impose par son rayonnement tranquille; avant
lui, certes, fleurissaient en abondance l'usage des cérémonies sacri-
ficielles et les rites de la circoncision; c'est lui qui toutefois, spécialement,
les introduisit. De même, les autres Pères ne sauraient porter préjudice
à notre très saint Législateur, quand ils instituèrent pour leur part les
offices de la sainte Règle... Un privilège leur (à Moïse et à saint Benoît)
est commun: l'un comme l'autre, ils furent des législateurs. Le premier
persuada les tribus gémissantes des Hébreux de quitter l'Egypte; le
second détacha du peuple jouisseur des foules nombreuses, les arracha
aux ténèbres naturelles des désirs de la chair et les introduisit, sous sa
conduite, dans la terre des vivants. Le premier sépara la Mer Rouge;
l'autre fit, après Pierre, et par un miracle inou1, marcher l'un de ses
disciples sur les eaux... Le premier, sur les sols brûlés du désert, fit
jaillir l'eau de la pierre pour étancher la soif du peuple; l'autre tira
de la sécheresse du rocher la fontaine des coutumes monastiques, qui,
aujourd'hui, coule en un fleuve ... >>12.
Le chapitre So des Coutumes de Guigues de Chartreuse est par-
ticulièrement riche d'enseignements : il y est fait allusion à Elie (§ 6),
ainsi qu'à bien d'autres figures, dont l'histoire sert à valoriser la soli-
tude : « Ainsi s'explique... qu'Isaac sorte tout seul dans les champs
pour méditer - fait qu'il faut croire habituel chez lui et non fortuit -
(Gen. 2.4, 6~), que Jacob, ayant fait passer (le torrent) à tous les
siens, reste seul, voie Dieu face à face (Gen. ~z, 24-~o), soit comblé
de bonheur grâce à la bénédiction (qu'il reçoit) en même temps que
par le changement en mieux de son nom : il a obtenu davantage, en
un instant, étant seul, que pendant toute une vie (passée) en la compa-

11. Coutumes de Chartreuse, chap. 8o, § 4·


u. R. ÜURSEL, Les saints abbés de Cluny, Namur, 196o, pp. 76-77.
Les Règles et Coutumiers 31 5

gnie (des hommes). Moise aussi, Elie et Elisée, l'Ecriture atteste com-
bien ils aiment la solitude ou combien, grâce à elle, ils grandissent
dans la connaissance des secrets divins, et de quelle façon, au lieu d'être
continuellement en danger parmi les hommes, ils sont visités par Dieu
lorsqu'ils sont seuls. Jérémie quant à lui ... est assis seul, pénétré qu'il
est de la crainte de Dieu, et il demande que de l'eau soit versée sur sa
tête, une fontaine de larmes (placée) dans ses yeux, pour pleurer les
tués que son peuple a perdus Qér. 15, 17 et 8, 23); il réclame aussi un
endroit où il puisse s'adonner plus librement à ce devoir si sacré et dit :
'Qui me donnera un gite d'étape au désert?' (Jér. 9, 1) comme s'il
n'avait pas loisir de le faire étant en ville : et de la sorte il révèle à quel
point (la présence de) ses compagnons tarit en lui le don des larmes.
Bien plus, ayant dit : 'Il est bon d'attendre dans le silence le salut de
Dieu' (Lam. 3. 26) - affaire que favorise au maximum la solitude - .
et ayant ajouté : 'Il est bon pour l'homme de porter le joug dès sa jeu-
nesse' (Lam. 3, 27) -par quoi il nous console le plus, nous qui presque
tous avons embrassé ce genre de vie depuis l'adolescence- et il ajoute
ceci : 'Il sera assis solitaire et se taira parce qu'il s'élève au-dessus de
soi-même' (Lam. 3, 28): par là, il veut dire que grâce au repos contem-
platif et à la solitude, au silence et au désir ardent des biens d'en haut
(Hébr. II, 16; Col. 3, 2), presque tous les détails de notre institution
sont les meilleurs (qui soient). Quels sont les fruits de cette application
(au repos contemplatif), il le relève ensuite en disant : 'Il tendra la
joue à qui le frappe, il se rassasiera d'affronts' (Lam. 3, 30)... » Cette
longue citation mérite quelques réflexions : Guigues, par les exemples
qu'il choisit, cherche à montrer la valeur de la solitude comme source
de bienfaits. Les remarques qu'il fait à propos des Lamentations (3, 27
et z8) sont pleines d'enseignements car elles semblent lui permettre
de justifier certains aspects de la vie cartusienne : précocité de la voca-
tion à la vie solitaire, qui contredit l'enseignement de saint Benoît,
et en finale : « Par là il veut dire... que presque tous les détails de notre
institution sont les meilleurs qui soient. >> En d'autres termes, nous en
revenons une fois de plus à cette conclusion : la Bible, par la variété
de ses livres, paraît avoir moins été une source d'influence qu'un
réservoir capable de fournir une citation pour justifier telle ou telle
coutume.
Un auteur anonyme du xue siècle compara les Cisterciens aux pro-
phètes qui s'étaient réfugiés dans des grottes et qui étaient secourus par
Abdias, ministre du roi Achab; et il ajoute : « Regardons combien
1'histoire ancienne est proche de notre temps au cours duquel ce qui
arrive est sinon identique, du moins comparable. En effet, de notre
temps, ceux qui ont des préoccupations séculières envoient des servi-
teurs de Dieu dans les endroits les plus cachés et les plus éloignés de
leurs terres, afin qu'ils rachètent leurs péchés par l'effusion de leurs
31 6 Vivre la Bible

prières »18• Ici encore, l'auteur cherche à établir des rapprochements


entre le passé et le présent.
Quant à Pierre Damien, il émaille son discours concernant les
novices de citations vétéro-testamentaires à propos du jeûne; Moise
jeûne sur le Sinaï« de crainte de désirer s'asseoir avec les autres Israélites
sur des marmites de viande. Les fils de prophètes, afin de ne détester
aucune sorte de légume, ne refusent pas de découper des coloquintes
très amères dans leur marmite »14.
Dans l'Ancien Testament, les références relatives au désert reçoivent
donc un traitement de choix à l'intérieur des œuvres monastiques,
conclusion qui n'a en soi rien d'étonnant, mais à laquelle on peut donner
un relief particulier si l'on constate que les exemples vétéro-testamen-
taires sont particulièrement nombreux dans les écrits antérieurs au
xne siècle; rappelons tout spécialement Grimlaic et les Coutumes de
Chartreuse.

Ces auteurs déjà, tout en utilisant l'Ancien Testament, valorisaient


le Nouveau. Mais, cette valorisation apparalt plus clairement encore
à partir du xue siècle; avec deux centres d'intérêt : les Apôtres - qui
étaient déjà le modèle proposé par Augustin dans l'Ordo Monasterii -
et qui deviennent à leur tour le modèle des Prémontrés, puis le Christ
lui-même, dont l'imitation sous-tend l'esprit de la Règle franciscaine.
Certes, ces thèmes ne sont pas nouveaux : il suffit à cet égard de rap-
peler que Jean Cassien accordait à la vie cénobitique des origines apos-
toliques, que la Règle de saint Benoit présentait la vie monastique
comme un service militaire sous les ordres du Christ16• Ce qui est donc
nouveau au xne siècle, ce n'est pas l'apparition de ces modèles, mais
la fréquence de leur utilisation.
Le modèle apostolique, c'est celui de la primitive Eglise, telle qu'elle
nous est décrite à travers les Actes des Apôtres, avec quelques versets
que les auteurs monastiques ont tout spécialement affectionnés : « Nul
ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux, tout était commun »
(Actes 4, 32). « lls se montraient assidus à l'enseignement des Apôtres,
fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières »
(Actes 2, 42). La formule de profession à Prémontré était la suivante :
« ... selon l'Evangile du Christ, selon l'institution apostolique et selon
la règle canoniale du bienheureux Augustin »16 • C'est donc ainsi la
communauté de vie dans la pauvreté et le travail, la prière liturgique,
l'assiduité à la Parole de Dieu et la charité qui deviennent les points
forts de la spiritualité des Prémontrés. Ne pourrait-on ajouter que la

13. De ditJer.ris ordinibu.r Ec&!e.riae (PL, 2IJ, 8z3).


14. De perfoçtione monaçhi, XITI (PL, I -If, 322).
15. Art.« Monachisme)), DSp, 1), col. 1551-1553·
16. ADAM DE PRÉMONTR:É, PL, Il)8, 479·
Les Règles et Coutumiers 317

dévotion de ces derniers à l'égard de la Vierge est aussi une consé-


quence de ce retour aux sources apostoliques, puisque Marie fut la
compagne des Apôtres dans le Cénacle ?
L'imitation de la vie apostolique avait déjà été proposée par saint
Augustin : « Personne ne revendiquera rien comme son bien propre, ni
un vêtement ni aucun objet, car nous choisissons de mener la vie
apostolique » (Ordo Monasterii, 4). Ainsi s'explique la réutilisation
-parfois délicate à en juger par les premières difficultés de Prémontré -
de cette règle canoniale à partir des xre et xrre siècles, et, pour terminer
l'usage qu'en fit saint Dominique, qui reprit aussi les Coutumes de
Prémontré17•
Mais la spiritualité apostolique des Prémontrés se double déjà d'une
dévotion toute spéciale pour la personne du Christ : tendresse pour la
crèche et la fête de Noël, amour des Lieux saints, ainsi que le prouvent
certains noms de monastères : Sainte-Croix, Bethléem, Mont-Sion... 1s.
Quant au Prologue de la Règle de saint Etienne de Grandmont, il nous
mène vers l'Evangile : « ... La Règle du Bienheureux Basile, la Règle du
Bienheureux Augustin... ne sont pas la racine mais la frondaison; la
Règle des Règles, première et principale pour le salut et la foi, est en effet
unique; d'elle dérivent toutes les autres comme de petits ruisseaux d'une
unique fontaine, c'est-à-dire le Saint Evangile confié par le Sauveur aux
Apôtres ... »19 • Ces remarques nous conduisent tout naturellement vers
la spiritualité franciscaine.
François d'Assise en effet déclarait : « Personne ne me dit ce que je
devais faire. Dieu lui-même me révéla que je devais vivre en conformité
avec l'Evangile ... Je ne veux pas entendre parler d'une autre règle (que
celle révélée par Dieu), qu'elle soit de saint Augustin, de saint Benoit
ou de saint Bemard »20• L'exorde de la Règle franciscaine commence
par ces mots : « Au nom du Seigneur, commence la vie des Frères
Mineurs. La Règle et la vie des Frères Mineurs consistent à observer
le saint Evangile de N.-S. J.-C. en vivant dans l'obéissance, sans rien
avoir en propre et dans la chasteté.» Puis :«Tous les frères s'applique-
ront à suivre l'humilité et la pauvreté de N.-S. J.-C. »21 • En ce qui
conceme le jeûne, saint François se réfère au verset évangélique :
« Quand vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font
les hypocrites ... » (Mat. 6, r6). TI aurait voulu faire respecter à la lettre
le précepte évangélique : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratui-
tement. Ne vous procurez ni or, ni argent, ni menue monnaie pour vos

17. P. MANDONNET, Saint Dominiq~~e, l'idée, l'homme et l'auvre, Paris, 1938, t. 1, pp. SI-J2.
18. F. PEnT, op. cit., pp. 89-92.
19. PL, 204, 1136.
20. L. HAanxcK, J. TERSCHLÜSSEN, K. EssBR, trad. J.-M. GENVo, La RJg/e des Frères
Mineurs, ülllk historique et .rpirit~~e//e, Paris, 1961, pp. zz-23.
21. Ibid., pp. 112 et n8.
p 8 Vivre la Bible

ceintures, ni besaces pour la route, ni deux tuniques, ni chaussures, ni


bâtons; car l'ouvrier mérite sa nourriture » (Mat. 10, 9-u). François
interdisait donc à ses frères de recevoir « en aucune manière or ou
argent » et citait, à l'appui de son propos, dans la première règle,
« heureux les pauvres en esprit » (Mat. 5, 3) et : « li est plus facile à un
chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans
le Royaume des deux» (Marc 10, z4). Cependant, pour justifier le fait
que les Franciscains devaient gagner leur pain quotidien même en le
mendiant, saint François faisait référence au Psaume 127, z : « Du
labeur de tes mains, tu profiteras ... »
Nous avons donc ici un exemple très clair d'une pensée entièrement
centrée sur la personne du Christ. Mais cette valorisation de l'esprit
évangélique n'allait pas sans difficultés, à partir du moment où l'on
s'efforçait de respecter non seulement l'esprit de l'Evangile mais aussi
la lettre. On se rappelle les problèmes qu'avaient rencontrés les Pré-
montrés en cherchant à appliquer de façon trop littérale l'Ordo Monasterii:
nous allons retrouver ici des difficultés similaires.
C'est ainsi par exemple que les novices franciscains avaient droit à
deux tuniques et à un chaperon, tandis que les profès ne pouvaient
obtenir qu'une tunique à cause du fameux précepte : « Ne mettez pas
deux tuniques. » Un chapitre général finit par tolérer une deuxième
tunique et permit aussi aux frères d'emporter des livres malgré la
recommandation évangélique : « N'emportez rien pour votre route. »
De la même manière, l'interdiction de porter des chaussures, pour se
conformer à l'ordre :«Allez chaussés de sandales» (Marc 6, 9), dut être
rapportée, et, dans la règle définitive, les chaussures furent permises en
cas de nécessité22,

A l'issue de ce tour d'horizon, trois remarques s'imposent.


Les auteurs monastiques ont privilégié les grandes figures du Désert
de l'Ancien Testament, le Christ et la communauté apostolique. Rien
d'étonnant dans ce choix de modèles destinés à éclairer des hommes
vivant isolés ou en communautés, mais ayant en tout cas rompu avec
le siècle. Seule, peut-être, pourrait sembler déconcertante la très faible
audience accordée à Abraham, qui pourtant lui aussi traversa le désert
pour répondre à l'appel de Dieu.
Plus intéressante sans doute est la répartition diachronique de ces
thèmes : les héros de l'Ancien Testament sont surtout évoqués avant
le xne siècle par des auteurs valorisant la solitude : Grimlaic, Chartreux ...
alors que les références évangéliques et apostoliques se multiplient
surtout à partir de ce moment dans les communautés de chanoines puis

22. Ces remarques concernant la Règle franciscaine proviennent de L. HARD1CK, op. cit.,
en particulier pp. 31, 4z, 127, 133, 14z, 145 ...
Les Règles et Coutumiers 3x9

dans les couvents franciscains. N'y aurait-il pas ici quelques rapproche-
ments à rappeler : ce passage de l'Ancien au Nouveau Testament
n'évoque-t-il pas l'humanisation et la plus grande douceur qui gagnent
alors l'art gothique? Surtout, dans un monde qui s'enrichissait, la
pauvreté devenait vertu, signe d'effort et de renoncement, telle que
la présente le Nouveau Testament, alors que dans l'Ancien, la pauvreté
est souvent signe de malédiction.
Enfin, surgit une dernière ambigulté : les références bibliques
orientent la spiritualité d'une famille monastique, mais influencent-elles
vraiment la vie quotidienne? Nous avons déjà vu les difficultés ren-
contrées par les Franciscains en ce domaine et il faut donc maintenant
examiner de plus près cette question.

Mener une enquête sur la vie quotidienne dans les monastères


suppose, en bonne logique, que l'on utilise les coutumiers. Or, à cet
égard, ceux-ci se révèlent quelque peu décevants. n semble en effet
souvent difficile d'y déceler une présence biblique très nette, en dehors,
bien sûr, de la description de l'office. Ces textes qui réglementent la vie
de tous les jours vont à l'essentiel : un tableau minutieux des détails
pratiques, sans trop se soucier de commentaires ou d'explications. En
revanche, dans certains traités monastiques, composés comme de véri-
tables œuvres littéraires, on peut trouver une réflexion approfondie sur
les coutumes monastiques, à grand renfort de citations bibliques. N'en
prenons pour exemple que le livre d'Adam de Prémontré : De ordine et
habitu canonicorum praemontensium, où l'auteur, dans le chapitre concernant
les vêtements, cite 36 fois la Bible, puis à nouveau x4 fois dans un
chapitre sur le symbolisme du vêtement blanc.
La lecture de ce genre de texte va nous guider en trois domaines :
d'abord, l'étude des lectures monastiques, puis celle de la vie matérielle
et enfin de la vie religieuse.

Quelle est donc, dans un monastère, la place de la Bible, en tant que


lecture, à l'office et en dehors de celui-ci?
Voyons par exemple ce qui se passait à Ouny, où la durée de l'office
finit par occuper une grande partie de la journée des religieux. La lecture
de la Genèse était commencée aux Nocturnes de la Septuagésime et on
l'achevait dans la semaine. A la Sexagésime, on lisait l'Exode, à l'église
comme au réfectoire; les huit premiers livres de l'Ancien Testament
étaient achevés avant le Carême. A ce sujet, il était précisé, au xme siècle,
dans le monastère de Marchiennes : « On commence la Genèse et les
autres livres de Moise, Josué, les Juges... Le chantre doit veiller à ce
qu'ils soient lus pour la Passion et, au besoin, on laissera toute autre
lecture de côté parce qu'elles ne sont pas aussi utiles à écouter que la
3zo Vivre la Bible

sainte Ecriture de la Bible »23• Pendant la semaine de la Passion jusqu'au


Jeudi saint, on lisait les Prophéties de Jérémie.
Dans l'Octave de Pâques, on lisait les Actes des Apôtres, les deux
semaines suivantes l'Apocalypse et les Epîtres des Apôtres. Puis,
venaient les Livres des Rois, de Salomon, de Job, de Tobie, de Judith,
d'Esther, d'Esdras et des Maccabées. Du rer au 11 novembre, on retrou-
vait de longues leçons aux Nocturnes avec les Prophéties d'Ezéchiel,
puis les Prophéties de Daniel et les douze petits prophètes. De l'Avent
à Noël, on lisait Isaïe, et, à partir du dimanche qui suit les Saints-
Innocents (z8 décembre), les Epîtres de saint Paul. L'Epître aux Romains
se lisait en deux nuits.
Ces lectures bibliques étaient accompagnées d'un ensemble de textes
patristiques. C'est ainsi que les Clunisiens ne se contentèrent pas de tirer
les leçons des Vigiles de l'Ancien ou du Nouveau Testament, comme le
recommandait saint Benoît, mais ils choisirent de préférence des écrits
des Pères. Pendant les Nocturnes de Carême, on lisait le Commentaire
de saint Augustin sur les Psaumes. Entre la Saint-Martin et l'Avent
on lisait entre autres quelques homélies de saint Grégoire le Grand sur
Ezéchiel, pendant l'Avent, les Epîtres du Pape saint Léon sur l'Incar-
nation, quelques sermons, surtout de saint Augustin. Si l'on avait fini
les Epîtres de saint Paul avant la Septuagésime, on lisait le Commentaire
ou Exposition de saint Jean Chrysostome sur l'Epître aux Hébreux24.
En dehors de l'office, le moine lisait la Bible. Pour ce faire, Hildemar
recommandait soit de lire avec le maître d'école, soit de lire au cloitre25•
Selon Guillaume Firmat, l'arbre de la Sagesse, planté dès l'origine au
milieu de l'Eden, s'élève de nouveau dans le paradis du cloitre. Le
travail du moine, nouvel Adam, est de se mettre en possession de la
Sagesse et de ses fruits; il lui faut recourir au stratagème qu'utilisa
Jacob pour s'enrichir et accroître son troupeau. Les baguettes placées
dans les rigoles symbolisent les secours spirituels de toute espèce que
renferme l'armarium monastique. Les brebis qui viennent boire sont la
figure des religieux qui s'abreuvent aux saintes Ecritures 26•
Les Coutumes de Farfa, qui correspondent à l'observance de Cluny
au xre siècle, nous donnent la liste des livres distribués au début du
Carême. Cette liste comprend 64 titres, dont le Livre des Rois, deux
psautiers et les Epîtres de saint Paul. Sur un rôle de IZ5Z s'y ajoutent le
Lévitique, les Proverbes, le Cantique des Cantiques,« plusieurs autres »,
deux psautiers, quatre livres glosés : les Paralipomènes, saint Marc, les

23. C. A.,«Leslecturesde table des moines de Marchiennes au x1n° siècle», dans RB, II,
1894. p. 31.
24. Toute cette description provient d'Udalricb, à travers de VALous [us], pp. 333-334.
25. Cité par Dom E. MARTENE, De ontiqui.t monaçbon1111 ritihus, I, VII, Lyon, 1690, p. 78.
26. Dom G. MORIN,« Un traité inédit de saint Guillaume Firmat », RB, JI, 1914, p. 248.
Les Règles et Coutumiers 321

Epîtres de saint Paul et une Bible versifiée. Le catalogue de l'abbé


Hugues ill comprend environ 570 volumes, dont : une Bible« antique»,
une deuxième qui fut à saint Maïeul, un recueil de lectures des deux
testaments, une grande bible en trois volumes, un Heptateuque, un
volume des Prophètes, un deuxième, la seconde partie du Nouveau
Testament, avec des leçons pour les communs et pour l'Avent... En
fait, la Bible était surtout lue au chœur; les livres de la bibliothèque ne
représentent qu'une réserve de volumes inemployés, pouvant servir à
des fins de lectures privées. Notons d'ailleurs que la lecture se pour-
suivait au-delà du Carême, jusqu'au Carême suivant, pour meubler les
heures consacrées à la lectio, heures forcément réduites par suite du
développement de l'office27•
Terminons ce tour d'horizon des bibliothèques médiévales par
quelques informations : à Ratisbonne, en 1347, la bibliothèque des
Franciscains comprenait 29 numéros bibliques sur un total de 86, celle
des Dominicains de la même ville 49 sur 224. La bibliothèque d'Avignon
en 1375. plus de 200 (sans compter 18 concordances) sur 1 677, celle
de la Sorbonne en 1338, 334 (plus de 19 concordances) sur 1 722, enfin
celle de Saint-Augustin de Cantorbéry en 1491, 286 sur 1 83728•

La Bible, lue et méditée quotidiennement, inspire-t-elle concrètement


la vie de chaque jour?
Si le verset évangélique : « Va, vends ce que tu as ... », permet de
justifier la vocation d'un adulte, les auteurs monastiques ont dû recher-
cher des citations plus appropriées pour justifier la pratique de l'oblature,
n
à l'aide en particulier de Lam. 3, 2 7 : « est bon pour l'homme de porter
le joug dès sa jeunesse», et de Matthieu 19, 24: «Laissez venir à moi les
petits enfants »29•
Quant aux grands de ce monde en visite au monastère, il fallait les
ttaiter avec respect; et Hildemar déclare à ce sujet : « Nous devons
saluer les rois, les évêques et les abbés en nous prosternant à terre à cause
de l'exemple du prophète Nathan qui se prosterna pour saluer le roi
David »30• N'a-t-on pas ici le sentiment qu'Hildemar, par ce recours à
la Bible, excuse une attitude que d'aucuns pouvaient juger trop déférente?
Le silence pèse sur le monde monastique, tout spécialement sur la
nuit; après Complies, les moines récitent ce verset du Psaume 140 :
« Etablis Yahvé une garde à ma bouche et veille sur la porte de mes
lèvres. » Le silence nocturne ne se termine qu'avec l'office du matin

2.7. Dom A. WILMART, « Le convent et la bibliothèque de Ouny vers le milieu


du xx• siècle», Reli11e Mabillon, II, 192.1, pp. 95-98 et n. z., p. 96.
28. J. de GHELLINCK, «En marge des catalogues des bibliothèques médiévales», Mélanges
F. Ehr/e, Rome, 192.4. t. V, p. HO•
2.9. VALous [n5], I, p. 40, n. 1.
~o. Ibid., p. 168; PL, 66, col. 757, Regma commenta/a, c. 53·

P~ BICHÉ, G. LOBRICHON 11
Vivre la Bible

et le verset du Psaume 50:« Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche


publiera ta louange »31•
Parmi les questions matérielles qui se posaient aux moines, deux
méritent tout particulièrement de retenir notre attention : le vêtement
et les repas.
Aux débuts du monachisme, les moines de saint Pacôme ont porté
des vêtements blancs, symboles de l'innocence. A partir de la fin du
VIlle siècle, se répandit la coutume de considérer le noir comme la
teinte monastique par excellence32• Les Cisterciens puis les Prémontrés
ont relancé le débat avec une vigueur très remarquable, qui nous vaut
un bel échantillonnage d'argumentations bibliques. Pierre le Vénérable
reprochait à Bernard de Clairvaux d'adopter le blanc, couleur de la joie
et de la solennité33, comme on le voit par exemple au moment de
l'Ascension. Au-delà des arguments tirés de la Bible, on peut constater
que la laine blanche est plus courante et moins chère que la laine teinte,
et que, précisément, la Règle de saint Benoit prescrivait de n'utiliser que
des étoffes communes et à bas prix34•
Le débat repartit de plus belle avec les Prémontrés. Relisons d'abord
la Vie de saint Norbert qui proclamait que les anges de la Résurrection
étaient vêtus de blanc, que la laine était le tissu des pénitents dans
l'Ancien Testament et que le lin était réservé à l'office dans le sanctuaire85•
Cette argumentation est reprise par Adam de Prémontré qui s'appuie
sur Ezéchiel : « Quant aux prêtres de Sadoq, ... ce sont eux qui entreront
dans mon sanctuaire... Lorsqu'ils franchiront les porches du parvis
intérieur, ils revêtiront des habits de lin; ils ne porteront pas de laine
sur eux quand ils serviront aux porches du parvis intérieur » (Ez. 44,
15-17)36• Le même auteur avait commencé à préciser:« Qu'on ne doive
pas trouver chez nous le luxe du vêtement, le Seigneur le fait bien voir
quand il dit que ceux qui sont vêtus mollement demeurent dans les
palais des rois » (Mat. 11, 8). Philippe de Harvengt enseignait que les
chanoines ont abandonné les vêtements de lin moelleux et se sont vêtus
de laine blanche, afin de prêcher la grâce du pardon, laquelle est signifiée
par cette couleur, alors que le Seigneur déclare : « Si vos péchés ont été
rouges comme la vermine, ils seront blancs comme la laine» (Is. 14). Le
blanc, couleur du pardon, est aussi celle de la joie, de l'espérance placée
en la vie future. Ce symbolisme s'appuie sur plusieurs allusions évangéli-
ques : la Transfiguration (Mat. 17), l'Ange de la Résurrection (Marc, 16) 37•

31. VALOUS [II5], 1, p. 79•


32. Ibid., p. 2.38.
H· PIERRE LE VÉNÉRABLE, Ep. 28, PL, 189, 117.
34· J.-B. MAHN, L'ordre &istercien et son gouvernement, Paris, 1945, pp. 34 et 46.
35· Vila Norberti, c. 9 (PL, 170, 1293).
36. ADAM DE PRÉMoNTRÉ, De ordine ... (PL, 198, 465-466).
n. Ph. de HARVENGT, De Continentia Clericorum, c. 12.6 (PL, 20 J, 838-840).
Les Règles et Coutumiers 32 3

A travers ces exemples, on voit que la Bible permet de justifier


l'utilisation de la laine aussi bien que du lin selon les circonstances. Là
encore, nous pouvons dire que la Bible justifie les coutumes plus qu'elle
ne les inspire.
Une même constatation s'impose à propos des repas. On sait les
hésitations monastiques concernant l'usage du vin. Interdite par Pacôme,
Basile et Athanase, cette boisson fut tolérée par Antoine, Martin, Ferréol,
Fructueux et Césaire d'Arles, et enfin admise sans réticence par Benoit
d'Aniane et les Pères du Concile d'.Aix38. Sur ce thème, les seules Epitres
de saint Paul pouvaient fournir des arguments aux deux camps; l'Apôtre
en effet déclare aux Ephésiens : « Ne vous enivrez pas, car dans le vin
est la luxure» (5, 18), tandis qu'il conseille à Timothée de ne pas boire
d'eau mais un peu de vin à cause de son estomac et de ses fréquentes
indispositions (I Tim. 5. 23).
L'usage de la viande a lui aussi été sujet à discussions. Selon certains
auteurs, les oiseaux participeraient à la nature des poissons car ils ont
été créés le même jour qu'eux39.
La Bible, on s'en doute, influence la vie religieuse du monastère :
prière, offices, attitude à adopter face aux infractions ...
La signification des heures monastiques elles-mêmes est en étroites
relations avec le texte sacré. Comment ne pas évoquer ici le texte d'Adam
de Prémontré40 ?
Le Christ est né pendant la nuit; sa venue a été annoncée aux bergers
à ce moment. C'est aussi l'heure à laquelle il pria, l'heure où il fut arrêté
avec des lanternes, des armes, des glaives ... C'est l'heure où il ressuscita,
l'heure également où il fut conduit à Anne puis à Caïphe, où on lui
cracha à la figure ...
Le matin, il fut amené au prétoire de Caïphe, puis à Ponce Pilate
auquel il fut livré. Le matin aussi, il fut raillé; toujours le matin, il
apparut à Marie-Madeleine près du tombeau, il se tint sur le rivage,
parlant à sept disciples qui étaient sur un navire. C'est alors qu'il leur
ordonna de jeter le filet à droite et leur fit faire une pêche miraculeuse.
A tierce, il fut crucifié, flagellé par Pilate, couronné d'épines par les
soldats; à tierce, vêtu d'écarlate, il fut adoré par dérision.
A sexte, à la fois prêtre et hostie, il fut élevé sur le bois de la Croix.
A none, il mourut...
Ces lignes nous renseignent à la fois sur la capacité de méditation
d'un lettré, qui cherche à pénétrer le sens profond de la vie quotidienne,
et en même temps sur les limites de ce symbolisme christologique. n y a
fort à parier en effet que cette réflexion subtile n'effleurait guère le moine
vivant au jour le jour sa vocation au fond d'un monastère.
38. V..uous [ns], 1, p. 2s8.
39• VALOUS (liS), 1, p. 178, Se jour: Gen. 1, 20-21.
40. ADAM DB PRÉMONTRÉ, De ordine.•• (PL, r~8, sz6 sq.),
Vivre la Bible

La vie du Christ rythme la liturgie; c'est ainsi que l'abbé, à Pré-


montré, doit bénir les cierges pour la Purification de la Vierge, des cendres
à l'entrée du Carême, des Rameaux à la Passion, du feu et de l'encens au
samedi de Pâques41.
Plus intéressant pour nous encore est le fait que certains ordres
religieux valorisent telle ou telle fête. Ainsi, les Prémontrés et la fête de
Pâques : pendant le temps pascal, on reprend toute la semaine, sauf le
samedi, la messe du dimanche « en l'honneur de la sainte résurrection ».
Celle-ci est commémorée à toutes les messes conventuelles. Même aux
fêtes des saints, l'un des deux versets d'alleluia sera de la Résurrection... 42 •
A Fulda, dès 812, une procession en l'honneur de la sainte Croix fut
organisée43 •
L'épisode des Saintes Femmes au tombeau permet à Zacharie de
Besançon, au xne siècle, d'établir le commentaire suivant:« Les Saintes
Femmes ne se sont pas prosternées; elles ont seulement incliné le visage.
Aussi la coutume s'est-elle établie dans l'Eglise que ... tous les dimanches
et tout le temps de la quinquagésime, nous prions sans fléchir les genoux,
mais inclinant le visage vers la terre »44•
L'explication des châtiments à infliger aux moines fautifs se trouve,
elle aussi, dans la Bible. Le nombre des coups ne dépasse pas le chiffre
de 39 : il s'agit d'une mesure juive appliquée par cinq fois à l'Apôtre
par ses compatriotes (II Cor. 11, 24); et ce, afin de ne pas violer la Loi
qui prescrivait de ne pas aller au-delà de quarante (Deut. 2 5. 3). On a là
un exemple intéressant de prescription vétéro-testamentaire dont l'usage
s'est poursuivi parce qu'il figurait aussi dans le Nouveau Testament45.
Saint Bernard reprochait à Pierre le Vénérable de recevoir un moine
fugitif après une troisième rechute, contrairement à la Règle de saint
Benoit. Ce à quoi Pierre le Vénérable répondit que le Christ avait
pardonné à Pierre qui l'avait renié trois fois et que le juste lui-même
était tombé sept fois (Prov. 24, 16 et Mat. 18, 21) 46•
Pour Pierre Damien, la flagellation volontaire est une façon de se
conformer à la sentence de l'Apôtre : « Je châtie mon corps et le réduis
en servitude.» C'est une forme de martyre à endurer pour le Christ qui
s'est livré lui-même au supplice47.
Quelle est donc en définitive la place de la Bible à l'intérieur des
abbayes?

4I. P.-F. LEFEVRE, Les Statuts de Prémontré réformés sur les ordres de Grégoire IX•.. , Louvain,
I946, p. 4I.
42. F. PETIT, op. cil., p. 89.
43· Dom U. BERLIÈRE, op. cil., p. 238.
44· In UtiiiiJJ ex q11t1tuor, liber quortus, c. 173 (PL, r86, 592).
45· VALous [u5], 1, p. 219.
46. PIERRE LE VÉNÉRABLE, Ep. 28 (PL, I89, 127).
47· PIERRE DAMIEN, Ep. 27 (PL, I 44. 416).
Les Règles et Coutumiers 3.z 5

D'un côté, on peut affirmer qu'il y a omniprésence du Livre saint :


à la bibliothèque, à l'office, à l'heure de la Jectio ...
D'un autre côté, face à cette certitude, surgit une question. La Bible,
peut-être d'ailleurs en raison de sa diversité, ne semble guère avoir joué
le rôle d'un moule rigide ayant façonné le monde monastique. Ne
parait-elle pas plutôt avoir fourni des témoignages pour justifier les
coutumes alimentaires et vestimentaires les plus variées ? Là encore,
nous constatons avec quelle liberté les auteurs ont utilisé les citations
scripturaires.

Au total, la Bible apparaît bien comme formant l'univers familier


du moine; il suffit pour s'en convaincre de rappeler les nombreuses
citations bibliques qui émaillent les règles monastiques, de songer aux
modèles : Moïse, Elie, les Apôtres ... proposés aux moines, de penser aux
coutumes de la vie quotidienne qui trouvent dans la Bible leur explication.
Le moine est bien l'homme de la Bible. Le Livre saint est la grande
référence spirituelle et littéraire de nos auteurs.
Univers familier, certes ! Mais aussi, univers inégalement exploré.
En ce domaine, l'inégalité de traitement entre l'Ancien et le Nouveau
Testament est particulièrement frappante. On peut se demander s'il n'y
aurait pas dans cette attitude un souci de se distinguer des juifs. Le
commentaire d'Adam de Prémontré sur les heures monastiques est
éloquent à cet égard : les juifs, dit-il, avaient l'habitude de prier à tierce,
sexte et none. A tierce, parce qu'ils pensaient que c'était l'heure où
Moïse avait reçu le Décalogue, à sexte, parce que le serpent d'airain fut
élevé à ce moment, à none car l'eau jaillit alors du rocher dans le désert.
« Mais, nous, nous savons de façon indubitable » que l'Eglise primitive
reçut le Saint-Esprit à tierce, que le Christ fut crucifié à sexte, qu'à
none, un soldat lui perça le côté d'une lance et qu'il en sortit du sang
et de l'eau48 •
Univers familier, inégalement exploré et, enfin, déformé. Le moine
ne parait guère soumis à la Bible, il l'utilise plutôt pour justifier une
habitude, un comportement, quitte à s'appuyer sur une citation scriptu-
raire prise en dehors de son contexte. Cette déformation est une consé-
quence de la variété de la Bible, qui n'est pas moins grande que la
diversité du monde monastique.
Plutôt que d'influence de la Bible sur les règles monastiques, il vaut
mieux parler d'utilisation très libre d'un réservoir de citations et de
références.
Marie-Christine CHARTIER.

48. ADAM DE PRÉMONTRÉ, PL, I98, 527.


2

La Bible dans les


Collections canoniques

Le terme même de « Collection canonique » est équivoquel. Au sens


strict de l'expression, il s'agit de recueils qui réunissent des textes
normatifs afin de guider pasteurs et fidèles dans l'observation des règles
d'une discipline ecclésiastique où le Moyen Age englobait de vastes
secteurs de la vie sociale (par exemple la juridiction, la vie familiale, la
vie économique, les relations avec les autorités séculières, etc.). Ces
textes, dont le compilateur reste le plus souvent inconnu, sont fournis
pour l'essentiel, à partir du nre siècle, par les décisions conciliaires
(canons) et les prescriptions pontificales (décrétales). Mais ils proviennent
aussi de statuts épiscopaux, de règles monastiques, d'incitations patris-
tiques, de dispositions du droit séculier... et de passages de la Bible.
Entendu dans cette acception stricte, les collections canoniques
apparaissent au nre siècle et trouvent une sorte de couronnement dans
le « Décret de Gratien » qui, vers x140, constitue la Somme du droit
canonique médiéval. Aboutissement d'une longue histoire, nourri des
collections des siècles précédents, il marquera le terme de notre étude.
Mais on ne saurait négliger d'autres recueils qui, bien que ne répon-
dant pas à la définition que l'on vient de donner, ont, eux aussi, fourni
des guides disciplinaires.
Tout d'abord, avant l'apparition des collections de canons conciliaires
et de décrétales pontificales, de l'aube du ne siècle au début du nre des
œuvres, qui fournissent les premières indications sur la discipline ecclé-

I. Gérard FRANSEN [n8].


3z8 Vivre la Bible

siastique, où se mêlent catéchèse, enseignement moral, prescnptlons


liturgiques et règles disciplinaires. Premiers témoins d'une discipline
naissante, elles méritent une attention spéciale.
Si les collections canoniques sont essentiellement des recueils de
canons conciliaires et de décrétales pontificales, on trouve dans certaines
d'entre elles des apports personnels importants de l'auteur de la collec-
tion. Quelques-unes sont faites essentiellement de textes que leur auteur
a cherché hors des sources législatives habituelles, les lois conciliaires
ou pontificales. C'est évidemment dans de tels recueils que la part de la
Bible se révèle particulièrement importante.
Aux difficultés provoquées par cette variété dans la nature des
sources, s'en ajoutent d'autres, propres à notre enquête.
L'une d'ordre matériel : relativement rares sont encore aujourd'hui
les collections publiées; pour certaines les éditions qui en ont été faites
sont loin d'être satisfaisantes. Il n'était pas possible ici d'interroger la
masse des collections qui restent manuscrites. L'absence d'une recension
complète des manuscrits, leur dispersion entre les grands dépôts
d'archives d'Europe, les difficultés de leur lecture, interdisaient de
s'engager dans cette voie. Le nombre des collections publiées, leur
diversité, leur échelonnement du VIe au xne siècle, l'ampleur de certaines
d'entre elles permettent cependant de déterminer d'une façon générale
quels furent la place et l'usage des textes bibliques dans les collections
canoniques.
Une autre difficulté tient au sens qu'il faut donner à cette« présence»
de la Bible dans les collections canoniques. En effet, dans la mesure où
ces collections sont pour l'essentiel la réunion de textes normatifs de
provenances diverses, c'est dans ces textes que la Bible est citée. Or il est
évident que les auteurs des collections n'ont pas recueilli ces textes
pour leur citation biblique, mais en raison de la règle disciplinaire qu'ils
posaient. L'intérêt du compilateur ne se portait pas sur les fragments
bibliques. Et c'est cependant par eux que la Bible est le plus souvent
mentionnée. On ne peut donc faire :fi de ces citations. Elles constituent,
le plus souvent involontairement, l'essentiel de la présence de la Bible
dans les collections canoniques.
En dehors de ces « citations par intermédiaire », il arrive aussi que,
dans leur apport personnel, les compilateurs allèguent la Bible. On est
alors en présence d'un « emprunt direct » des collections aux sources
scripturaires. Il sera nécessaire de bien distinguer ces deux formes
d'emprunts.
Enfin il faut distinguer les citations précises d'un texte biblique
d'allusions à des faits que rapportaient les Livres saints. Celles-ci sont
parfois si vagues qu'on hésite à y voir autre chose que le témoignage
d'une certaine connaissance de l'histoire biblique.
Sous le bénéfice de ces observations, il est possible d'engager une
Les collections canoniques 3z9

enquête qui, en raison de la longue période à envisager (rre-xne siècle)


ne peut être conduite que selon un plan chronologique. Celui-ci sera
commandé aussi bien par la diversité des sociétés dans lesquelles s'est
poursuivie la vie de l'Eglise au cours de ces dix siècles, que par les
transformations des mentalités, des exigences disciplinaires, des genres
littéraires des collections. On est ainsi conduit à distinguer trois étapes :
Les Collections de l'Eglise ancienne (rre-ve siècle).
Le haut Moyen Age (VIe-xxe siècle).
Le Décret de Gratien (v. n4o).

LES COLLECTIONS DE L'EGLISE ANCIENNE

De bonne heure des livres « d'instruction » se révélèrent nécessaires


pour régler la vie des communautés locales, qu'il s'agisse du service
liturgique, des exigences morales, de la discipline de la communauté.
Diversité des préoccupations qui donne à ces premiers recueils un
caractère composite. Dans la mesure où ils traitent de questions disci-
plinaires (désignation et autorité des ministres, obligations des fidèles,
règlement des litiges, sanction, etc.) ils intéressent le canoniste.
Ces recueils ne pouvaient emprunter à une « législation » encore
inexistante ou pour le moins très modeste. Leurs auteurs, le plus souvent
inconnus, rappellent des usages qui font déjà autorité, ajoutent parfois
leurs propres conseils et souvent font appel à l'autorité des Ecritures.
L'Ancien Testament, les Evangiles, les Epitres pauliniennes2 tiennent
donc dans ces recueils une place importante. Ils constituent l'essentiel
des « autorités » auxquelles on se réfère. Ce lien étroit entre la discipline
naissante et l'âge apostolique est souligné par l'attribution, fallacieuse,
de beaucoup de ces textes à l'autorité des Apôtres. D'où le nom de
littérature « pseudo-apostolique », souvent donnée à ces collections.
Leur histoire, leur date, leur lieu de rédaction restent l'objet de
débats dans lesquels nous ne nous engagerons pas ici3 • Nous retiendrons
seulement quatre de ces œuvres, très différentes d'esprit et qui accordent
à la Bible une place très inégale : la Didaché ou Doctrine des douze Apôtres,
le Pasteur d'Hermas, la Tradition apostoliqtte d'Hippolyte et la Didascalie'.

2.. Nous adopterons cette expression, qui répond aux attributions de nos collections,
pour désigner les épîtres mises sous le nom de Paul, sans nous engager dans les débats de
l'exégèse contemporaine.
~· A. FAIVRE,« La documentation canonico-liturgique de l'Eglise ancienne», Rm~e des
sciences religieuses, t. J 4 (1980), 204-215; 27~-2.95.
4· D'autres écrits pourraient être interrogés : A. FAIVRE(« Le texte grec de 'la Consti-
tution ecclésiastique des Apôtres' 16-zo et ses sources)), ReflUe des sciences religietUu, J J, 1981,
Vivre la Bible

La Didaché 6 composée probablement en Syrie (en Egypte pour


certains) dans la seconde moitié du rer siècle fournit le plus ancien
témoignage de recueil à la fois catéchétique, liturgique et disciplinaire.
La première partie, où sont évoquées « les deux voies ... de la vie et
de la mort» (chap. 1-6, r) expose une doctrine morale qui témoigne
d'emprunts à la pensée judaique et d'influences esséniennes. Les emprunts
à l'AT y sont nombreux : 46 fragments sont repris à l'ancienne Loi. Et
ce sont naturellement les préceptes du Décalogue qui occupent la
première place. Le chapitre 2, 2-7 rappelle « les commandements de la
doctrine» (qui sont autant de défenses) :ne pas tuer, ne pas commettre
l'adultère, éviter pédérastie, fornication, vol, magie, sorcellerie; ne pas
provoquer d'avortement ni tuer le nouveau-né, ne pas convoiter les
biens du prochain, etc. 6 •
Et c'est avecle Deutéronome (6, 5), le Lévitique (19, 18), Tobie (4, 15)
que s'ouvre« la voie de la vie» : aimer Dieu et le prochain et ne pas faire
à autrui ce que l'on ne veut pas qu'il vous soit fait.
Plus rares, les citations de l'AT dans la seconde partie de la Didaché,
qui concerne le culte et la liturgie (chap. 7-10). Cependant l'« action de
grâce» (chap. 10) fait appel à Sagesse 1, 14, Ecclésiastique 18, I et 24, 8.
Les références néo-testamentaires 7 encore que moins bien repré-
sentées ne sont pas absentes de ces deux premières parties (30 textes
sur 50). La« Voie de vie», où convergent tradition juive et inspiration
chrétienne, a une« section évangélique» (1, 3-5) qui évoque Matthieu
(5, z6 et 39-47), Luc (6, 27-29), la première Epître de Pierre (z, II).
Le NT reparaît dans la troisième partie concernant les ministres et la
vie de la communauté. Matthieu (1o, ro), mais aussi les Epitres pauli-
niennes (I, Cor. 9, 13; I Tim. 5, 18) justifient le salaire des docteurs et
des prophètes (13, 1-z) et Matthieu (zr, 9) comme le Psaume 117, z6
fondent l'hospitalité (12, 1). La finale de la Didaché (16) sur l'attente
eschatologique fait appel à des citations proches de Matthieu et de Luc
à côté de textes prophétiques8 •
Dans la Rome du milieu du ue siècle, le Pasteur d'Hermas n'accorde

~1-42) signale dans ce recueil, composé vers ~oo «en Egypte ou peut-être en Syrie», une
large utilisation, d'ailleurs assez libre, des deux épîtres à Timothée à propos des ministres
ainsi que celle du Deutéronome 16, 18-19 et 17, 9-13 (pour la fonction judiciaire).
5· Edition, avec introduction, traduction et notes par W. RoRDORF et A. TUILIER, dans
la coll.« Sources chrétiennes», n° 248 (1978) où l'on trouvera (pp. 2n-213) l'index des
46 citations de l'AT et des 50 références néo-testamentaires (dont 40 proches des évangiles
de Matthieu (30), Marc (1) et Luc (9)).
6. a. Exode 20, 13-I7i 21, 16; Deut. 5, 17-21; 18, IO; mais sont aussi cités Tobie 14, 10;
Ps. 17, 6; Prov. 12, 28; 14, 27; 21, 6; Ecclésiastique 5, 9 et 14; 6, 1; Zacharie 5, 3; 7, 10;
8, 17.
7· La critique contemporaine s'accorde pour constater que la Didatbé « ne connaît pas
encore les textes canoniques du NT» (RoRDORF, op. &il., 84). Sur la tradition évangélique dans
la Didatbé, cf. W. RoRDORF, « La tradition apostolique dans la Didatbé », L'Année çanonique,
XXIll (1979), 108-no.
8. Mat. ch. 24, v. 1o-q; 24; 3o-31; 42-44; Luc u, 35; }oël2, 2; Zacharie 13, 8 et 14, 5·
Les collections canoniques 3 31

aux souvenirs bibliques qu'une place plus limitée9 • On a dit du livre


qu'il était« une Apocalypse »10 et il l'est sans conteste dans ses« Visions>}.
Bien qu'écrite en grec, l'œuvre est romaine. Elle se divise en cinq Visions,
douze Préceptes, dix Paraboles. Si elle ne fut pas composée d'un seul
jet, la thèse d'auteurs multiples et d'un assez long échelonnement dans
le temps 11 n'est pas établie12•
Etudiant la langue d'Hermas (qui demeure pour nous un total
inconnu), R. Joly la qualifie de« populaire à fortes couleurs bibliques
du Nouveau Testament » et, dans son édition, il relève au cours des
pages des réminiscences des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament.
En fait la place faite à la Bible est limitée. Par son genre même, le
Pasteur n'est pas, même dans les« Préceptes», une œuvre de caractère
normatif13• TI ne décrit pas la vie d'une communauté, et se propose
encore moins d'en fixer la discipline. On ne saurait donc y chercher des
appuis bibliques formels à des prescriptions juridiques. Sans doute les
recours aux Ecritures ne sont pas totalement inconnus du Pasteur.
Lorsque le IVe Précepte (1, 6) qualifie d'adultère le remariage après
renvoi d'une épouse adultère, il se réfère à Matthieu 5, 32 et 19, 9·
Mais, le plus souvent, les références bibliques, parfois assez libres,
sont très formelles : reprises d'expressions telles que« s'écarter du Dieu
vivant »14, «baptisé au nom du Seigneur »15 ; «faites la paix entre vous >}16,
«il vaudrait mieux pour eux n'être pas nés »17, «Dieu qui a tout créé »18 ;
«le mal devant le Seigneun19• Ou bien il s'agit de formules d'invocation20
ou d'affirmations très générales21.
Si l'on rencontre parfois des citations assez précises, mais pour
affirmer des principes très généraux22, on relève plus souvent des rémi-
niscences verbales, qui témoignent d'une certaine culture biblique plus

9· Edition, avec introduction, traduction et notes par Robert JoLY,« Sources chrét. »,
no 53 bù (1re éd. 1958, 2• éd. 1968).
10. R. JoLY, op. rit., n.
u. Dévdoppée en particulier par St. Gurr, Herma.r et/es Pa.rttur.r, Paris, PUF, 1963.
u. Les conclusions de Gurr sont globalement repoussées par R. JoLY, « Hermas et le
Pasteur», Vigiliae çhri.rtianal, 1967, 201-218.
13. D. Hlu.LHOLM, Da.r Vi.rionmb~~&h tle.r Hsrma.r a/.r Apol:alyp.re, 1, 1980 (Coniectanea biblica,
New Testament Series, 13, 1).
14. Vision III, 15, 2 = Hébr. 3, 12.
15. lbitl., 3 =Actes 19, 5·
16. Vis. Ill, 6, 3; 9, z et 10 et 12, 3 = 1 Thess. 5, 3·
17. Vis. IV, 23, 6 = Mat. 26, 24-
I8. Prée. 1, 1 = Eph. 3, 9·
19. Prée. IV, 2, 2 =expression fréquente dans le Livre des Juges (3, u; 4, 1; 10, 6 etc.).
20. Par exemple Vision 1, I, 6 = Ps. 2, 4; Gen. I, 28. Vis. n, 3. 4 = Ps. 58, 6. Vis. III,
7, 3 et 4, 3 = Ps. 105, 3 et 86, 9·
21. Par exemple Vision 1, 1, 9 = Deut. 30, 3· Vis. I, 3, 4 = Actes 17, 24; Ps. 135, 6;
Is. 42, 5· Vis. IV, z, 4= Dan. 6, 23.
zz. Par exemple Précepte Vll, 1 = Ecclésiaste 12, 13 : « Crains le Seigneur et garde ses
commandements.»
Vivre la Bible

que d'un recours à l'autorité des Ecritures 23, des références lointaines 24
ou des allusions 25• Dans« les Paraboles», ces allusions peu concluantes
deviennent encore plus rares.
Romaine aussi (bien que l'original, aujourd'hui perdu, ait été rédigé
en grec), la Tradition apostolique d'Hippolyte 26 présente un tout autre
caractère et fait plus de place à la Bible. Il s'agit d'un règlement ecclé-
siastique qui entend« rappeler la disciple et donner des directives »27•
Des dispositions d'ordre liturgique s'y mêlent à des instructions plus
spécifiquement canoniques. Si l'on retient, avec une opinion répandue,
que la Tradition est l'œuvre d'Hippolyte de Rome 28, on est conduit à la
dater des premières années du me siècle.
Les références bibliques n'en sont pas absentes, encore que l'on ne
s'accorde pas sur leur liste29• C'est qu'ici encore cette notion de« référence
biblique » est équivoque. Bien souvent il s'agit de lointaines réminis-
cences formelles, plus rarement de citations précises d'un fragment du
texte sacréao. On notera d'ailleurs que celles-ci se rencontrent tout spécia-
lement dans les parties liturgiques, en particulier dans la prière du sacre
épiscopalal.
Nous retiendrons comme dernier témoignage de cette littérature
disciplinaire la Didascalie des Ap&tres 32• L'œuvre est orientale (Syrie) et
date probablement du milieu du u:re siècle. L'appel aux textes bibliques
y est important: 237 références 33 où l'AT figure avec 101 références 34•
23. Par exemple: Précepte XII, z, 4 et 3, 4, cf. Eph. 6, 13 et Ps. 18, 9· Parabole V, 57, 3;
cf. 1 Rois 3, u.
2.4. Exemple dans Précepte XII, 6, 3 = cf. Mat. 10, :z.8.
2 5. Comme celle de « la tristesse», Précepte X, 2, 1, cf. II Cor. 7, 1 o.
z6. Edition avec introduction, traduction et notes par B. BoTTE, osB, « Sources chrét. »,
nO II bis (2• éd. 1968).
27. Dom BoTTE, op. ât., 25.
:z.8. En ce sens Dom BoTTE, op. cit. Une opinion différente a été soutenue par Jean MAGNE,
Tradition apostolique sur les charismes el diataxei.r des saints Apdtres, Paris, 1975· La question est
reprise par A. FAIVRE, « La documentation canonico-liturgique de l'Eglise ancienne, Revue
des sciences religieuses, 1980, 279·286 qui ne retient pas l'attribution à Hippolyte.
29. L'édition d'Erik TIDNER (Didascaliae Apostolorum, canonum ecclesiaslicorum, traditioni.r
apostolicae versiones latinae, Texte u. Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen
Literatui, 75· Bd., 1963) fait état de 10 références à l'AT, 16 aux Evangiles, 12 aux Epitres
pauliniennes, 3 aux Actes des Apôtres et 3 à d'autres écrits du NT, soit au total 44 mentions
bibliques. L'édition de Dom BoTTE (citée supra) n'en retient que 15 dont 6 pour!'AT et 6 pour
les Evangiles.
30. Par exemple chap. 36 etiamsi... , fin; cf. Marc 16, 18. Chap. 28, cf. Mat. 5, 13. Chap. 41,
cf. Mat. 25, 6 et 13, etc.
31. Chap. 3 (éd. BOTTE), cf. Ps. 50, 14; 1U, 5-6; Dan. 13, 42; Mat. 18, 18; Jean :z.o, 2.3;
Il Cor. 1, 3· Voir aussi dans la prière sur le diacre (chap. 8) 1 Tim. 3, 13, ou celle du chap. 26
(Ex. 3. 4).
32.. Ed. F. X. FUNK, Didasealia el eonslituliones Apostolorum, Paderborn, 1905. La version
latine est publiée parE. TIDNER, cité supra, n. 29.
33· Le relevé de Tidner, op. cil., Index, pp. 178-181 (où il faut déduire les références des
c:mons ecclés. et de la Tradition apostolique). F. NAu (La Didascalie, Paris, 19a) relevait 272 cita-
tions, 162 de l'AT, 109 du NT (dont 71 de Matthieu).
34· Pour le NT: Evangiles, 92; Epitres pauliniennes, 29; Actes des Apôtres, 6; Apoca-
lypse, 1 ; divers, 8.
Les collections canoniques 333

A la différence des recueils que l'on vient d'analyser, la Didascalie


cite très souvent les termes mêmes de l'Ecriture et indique le livre dont
ils sont tirés 85• Certaines de ces citations sont d'une exceptionnelle
longueur36. D'autres ne font pas référence à leur source et parfois le
texte cité ne reproduit pas celui des Ecritures3 7.
Si certains de ces textes ont l'allure de déclarations très générales38,
d'autres viennent appuyer des prescriptions disciplinaires 39 et parfois
tendent à justifier l'autorité hiérarchique. Ainsi lorsque les paroles du
Christ aux soixante-douze disciples « qui vous écoute m'écoute... »
(Luc 10, 16) sont appliquées aux évêques (XVIIT, 33-34).

LE HAUT MoYEN AGE (vr'-xie SIÈCLES)

L'apport des conciles et décréta/es

C'est au cours du JVil siècle qu'avec le développement d'une législa-


tion canonique autonome, il devint nécessaire d'en réunir les dispositions
essentielles dans des collections proprement juridiques. Parce que cette
législation fut, au JVil siècle, seulement d'origine conciliaire et orientale,
les premières collections réunirent les canons de Nicée, Néocésarée,
Sardique, etc. Puis, vers la fin du siècle, avec l'essor des conciles africains,
l'Afrique eut ses propres collections. A Rome, les décrétales pontificales,
dont la portée législative devient importante à partir des dernières
décades du Ive siècle, font l'objet de petites collections dès la première
moitié du ve siècle40.
La première grande collection canonique, qui accueille à la foi canons
conciliaires et décrétales pontificales, fut l'œuvre d'un moine scythe
vivant à Rome, Denys le Petit. D'où son nom de Dionysiana41• La date
exacte de composition reste discutée. Elle se situe dans les premières
décennies du VIe siècle.
A partir de cette époque et pendant dix siècles, les collections cano-
niques furent pour l'essentiel des compilations de canons conciliaires

3~· Par exemple XI, 12 (p. 19) dictum est in &a11gelio, suit une citation de Mat. 5, n-12
(= Luc 6, 42-43).
36. Par exemple XIII, 24 à XVI, 21 = Ez. 18, 1 à 32.
37· Par exemple XI, 19-20, introduit par Diût t11im scriptura, où l'on trouve une similitude
avec l'Ecclésiastique 34, xo; Job 5, 17; Jacques 1, 12.
38. Par exemple XIX, 10-12 = Mat. 9, 12; XIX, x8-19 et 23-24, cf. Ez. 34, 4; etc.
39· Par exemple, à propos des veuves (XXXIII, 29-34) citation de Marc 12, 43·
40. Pour plus de détails, nous nous permettons de renvoyer à notre étude sur La formation
du droit séculier el du droit de l'Eglise aux JVe et V• .tièdes, 2e éd., Paris, 1979, x66-I74·
41. La collection connut deux rédactions (édition de la première par Adolf STREWE, Die
Kano111!.rsammlung des Dio11ysius Exiguus, Berlin, 193 I; la seconde rédaction est reproduite PL,
oJ).
334 Vit•re la Bible

et de décrétales pontificales, sans apport « personnel » de leur auteur.


Dans de telles conditions, des textes bibliques ne pouvaient figurer
que dans la mesure où ils étaient cités dans les dispositions législatives
recueillies par le compilateur.
Or cette place fut assez limitée. Si les canons conciliaires n'ignorent
pas la Bible, ils la citent rarement42• Dans les conciles africains des IVil-
ve siècles on n'a relevé que 44 textes des Ecritures43• La place de l'AT y
est modeste (Il textes); celle des Evangiles ( 10 textes), inférieure à celle
des Epitres pauliniennes (18 textes).
Les conciles tenus en Gaule au IVil siècle n'allèguent la Bible que
21 fois, dont 8 fois de façon simplement allusive44 • L'AT n'est cité
expressément qu'une fois 46 • Dans la longue série des conciles de la Gaule
mérovingienne tenus aux VIe et vne siècles les références bibliques sont
rares et parfois très vagues46. Sur vingt-six citations47, treize sont
empruntées au NT (dont cinq aux Evangiles et cinq aux Epîtres pauli-
niennes) et treize à l'AT.
Les citations des Ecritures sont d'ailleurs très inégales selon les
conciles. Beaucoup d'entre eux n'y font nulle référence48 •
Le Concile de Tours de s67 se signale par une abondance de réfé-
rences, qui témoignent de la culture scripturaire de certains de ses
membres49•
La connaissance de la Bible dans la Gaule mérovingienne est d'ailleurs
médiocre. Grégoire de Tours avait composé un Commentaire sur les
Psaumes. Lorsqu'il s'émerveille d'un clerc in scripturis ecclesiasticis va/de
instructus, qui était capable de citer la succession des générations énu-
mérées par l'Ancien Testament50, il fait plus de cas d'un prodige de
mémoire que d'une brillante intelligence. On sait qu'en Gaule, aux vue-
VIlle siècles, on apprenait les Psaumes par cœur et que la Bible servait
de thème à la prédicationlll.

4"'· Par exemple Concile de Néocésarée (p4), c. 15, de Nicée (325), c. 2; (1 Tim. 3, 6-7);
17 (Ps. 14, 5). Le c. 15 de Néocésarée (314-319) allègue l'autorité des Actes des Apôtres.
43· a. l'Index donné par Ch. MUNIER dans son édition des« Conciles africains», Corpus
Christ., CXLIX (1974), p. 373· Nous n'avons pu consulter l'étude de C. ANDRESEN, « Die
Bibel im konziliaren, kanonistischen u. synodalen Kirchenrecht », Fesl. fiir K. A/and, Berlin,
1980.
44· a. l'Index scripturaire de l'édition de ces conciles dans les« Sources Chrét. », n° 241
(1977), 147·
45· Concile de Valence {374), c. 3 (Sag. 1, 13).
46. Par exemple Conciles de Vaison (529) c. 1 et 2; de Clermont (535) c. net 16, etc.
47· On laisse en dehors de ce décompte les textes du Concile d'Orange de 529 consacré
à la grâce et au libre arbitre. Il ne s'agit donc pas d'un concile disciplinaire, mais d'un débat
théologique, ce qui explique la fréquence de l'appel aux Ecritures.
48. Par exemple les Conciles d'Orléans de 541 (38 c.) et de H9 (24 c.) ou celui d'Epaone
de 517 (40 c).
49· Treize citations, soit, pour ce seul concile, la moitié des citations scripturaires des
Conciles mérovingiens.
50. HF 5, 42.
p. a. RICHÉ [72], p5-p6; 538.
Les collections canoniques 33 5

Si les conciles gaulois des VIe-vne siècles ne totalisent pas trente


citations de la Bible, la série des conciles espagnols52 l'invoque z64 fois 53•
Autant que le nombre, c'est la diversité des livres allégués qui frappe.
On n'a pas à insister sur cette différence entre les deux familles conciliaires
qui atteste, chez l'épiscopat wisigothique, une culture biblique qui
dépassait de loin celle de leurs confrères francs 54. On retiendra simplement
que les conciles wisigothiques, beaucoup plus que ceux d'Orient,
d'Afrique ou de Gaule, étaient susceptibles de véhiculer un important
arsenal de textes bibliques.
Reste l'autre grande masse recueillie par les collections canoniques,
les décrétales pontificales. Déterminer les emprunts faits aux Ecritures
par la Chancellerie pontificale, des dernières décennies du 1-vtl siècle à la
veille de la réforme grégorienne, serait s'engager dans une étude des
lettres des papes, dont on ne saurait dire qu'elle soit largement amorcée.
On y relèverait de grandes différences selon les hommes et les temps.
La place de Grégoire I, tant par sa correspondance que par ses traités,
est ici éminente. Sans entreprendre une enquête, qui dépasserait large-
ment notre propos, on se bornera à signaler l'importance de ce champ
d'investigation.
Relever les références bibliques qui, par le canal des conciles et des
décrétales figurent dans la longue série des collections canoniques
compilées du VIe au XIe siècle, serait fastidieux et de peu de profit. fl
ne s'agit pas en effet d'un appel à l'autorité biblique de la part des compi-
lateurs. Ceux-ci ont voulu recueillir canons et décrétales et c'est, comme
par accident, qu'ils ont du même coup introduit la référence scripturaire.
L'étude de la Bible dans le Décret de Gratien fournira l'occasion de
mesurer l'ampleur de cet apport, au terme de l'histoire des Collections55•
Plus importantes que ces {{ présences non recherchées » sont de
véritables appels à la Bible qui, dans des circonstances et en des temps
divers, ont été faits par les auteurs de collections, d'abord vers les
années 700 en Irlande, puis, à deux reprises, et selon des modalités
différentes, par les collections de l'âge carolingien.

~2. D'Elvire (début du IV0 siècle) au XVII• Concile de Tolède (694).


B· D'après le relevé de l'édition des ConâliosviJigoticos de José VIVES, donnée par G. MAR-
TINEZ DIEZ, Barcelone-Madrid, I963, 580. L'AT est cité I3I fois, les Evangiles 76 (dont
Matthieu 30 fois) et les Epitres pauliniennes 4I fois.
54• RICHÉ (72], HI fait observer que l'étude etla connaissance dela Bible dans l'Espagne
du v1° et du début du vn• siècle était« beaucoup plus profonde qu'en Gaule».
~~· Infra, pp. 3~I-3~2.
33 6 Vivre la Bible

L'apport irlandais

On sait l'actif foyer de culture que fut l'Irlande aux vne et


vme siècles 66• Après la grande épidémie de 664-668, dans les monastères
de K.ildare Armagh, Bangor, les études exégétiques et grammaticales
connaissent une grande faveur et les moines irlandais l'emportent
souvent par leur science sur leurs frères d'Espagne ou d'Italie. Leur rôle,
dans la renaissance intellectuelle de l'époque de Charlemagne, n'a pas
à être rappelé. Mais on ne doit pas oublier la place que tient dans cette
culture l'étude de la Bible.
Aussi n'est-il pas surprenant que les collections canoniques compo-
sées en Irlande aient accordé aux Livres saints une place de choix.
Signalée naguère par Paul Foumier57 , une œuvre anonyme, le Liber ex
lege Moysi, emprunte ses prescriptions morales et juridiques au Penta-
teuque58. La fidélité au modèle biblique va jusqu'à reproduire les textes
dans l'ordre où ils figuraient dans les Livres saints.
Le recueil rappelle des préceptes moraux et en premier lieu ceux du
Décalogue. TI édicte des peines contre leur violation, en particulier en
cas d'homicide, de vol, d'inceste, d'adultère. n fixe les principes de la
responsabilité pour les dommages causés par les animaux. On y trouve
également des dispositions de la législation hébraique relative aux
aliments purs ou impurs, au rachat des vœux, aux villes de refuge, mais
aussi au devoir de payer la dîme, dont la législation carolingienne fera
une obligation juridique.
Des quatre manuscrits connus du Liber ex lege Moysi, trois attestent
sa diffusion en Bretagne69 et l'un d'eux provient de l'abbaye de Fleury-
sur-Loire. La collection fut donc connue sur le continent.
Beaucoup plus importante que le Liber ex lege Moysi, mais témoignant
d'une égale dévotion à la Bible, est la collection connue sous le nom
d' Hibernensis 60 • Cette compilation, composée aux environs de 700 en
Irlande, connut une large diffusion, attestée par les manuscrits qui nous
en sont parvenus. n n'est pas impossible qu'elle ait été utilisée par
Réginon, l'abbé de Prüm, pour son De synodalibus causis et par l'évêque
de Worms, Burchard, pour son Décret61,

56. Pierre RICHÉ (72.] et [73], pp. 43-44; n-;8.


57· FouRNIER [II7], 2.2.I-2.34; cf. G. LE BRAS,« Les Ecritures dans le Décret de Gratien»,
ZSS. Kan. Abt., 1938, so-s 1.
. 58. FOURNIER [II7], 2.2.2., n. s, relève des empruntsàl'Exode(chap. 2.oà 2.3 et 3I),auLévi-
tlque (chap. 5, 6, II, 12., 17, I9, 2.0, 2.2., 2.4, 2.7), aux Nombres (chap. 2.7 et 35), au Deutéronome
(chap. I, 6, 7, I3, 14, I7, 19, 2.3, 2.4, 2.7).
59· FOURNIER (II7), 2.2.3-2.2.4.
6o. Bd. H. WASSERSCHLEBEN, 2. 0 éd., Leipzig, 1885. Sur cette édition (à laquelle nous nous
référons ici) cf. FOURNIER (II7], 2.2.4, n. 3·
6r. WASSERSCHLEBEN, op. &it., XXVII-XXIX. L'influence de l'Hibern4n.ti.r sur plusieurs
collections canoniques du 1x• au xi• siècle a été soulignée par P. FouRNIER, « De l'influence
Les collections canoniques 3 37

Composée sur les franges de la chrétienté, l' Hibernensis ignore


presque complètement les décrétales et les canons conciliaires qui,
depuis la Dionysiana, fournissaient l'essentiel des collections canoniques62•
Or la collection irlandaise se propose de fournir des règles sur la plupart
des aspects de la vie chrétienne, qu'il s'agisse des ordres du clergé
(L. I-IX), des moines (L. XXXIX), des lieux consacrés (L. XLIV), des
obligations du chrétien Geûne L. XII, aumône L. xm, prière L. XIV,
hospitalité L. LVI), des devoirs envers les défunts (L. XV, XVill), des
martyrs et des reliques (L. XLIX et LI), de la juridiction (L. XIX, XXI,
XXVII, LXVII), du pouvoir civil (L. XXV et XXXVII), du mariage
(L. XLVI), des superstitions (L. XXVI, LI), des dommages causés par
les animaux (L. Lili), de la nourriture (L. LIV), etc.
Dans tous ces domaines c'est surtout à la Bible qu'il est fait appel.
Nous avons relevé dans l'Hibernensis 326 textes tirés des Ecritures,
dont 217 pour l'AT. Les Evangiles figurent avec 47 textes, 50 viennent
des Epîtres pauliniennes. Les Actes des Apôtres en ont donné 2,
l'Apocalypse 3·
Dans l'AT, le Pentateuque vient en tête avec 91 citations63, suivi par
les Livres prophétiques (53 textes) 64 • Sur une quarantaine de textes
tirés des Livres sapientiaux, les Psaumes en ont fourni 1 1 et les Pro-
verbes 16. Une trentaine de textes viennent des Livres historiques,
surtout de Samuel et des Rois.
Le nombre des textes bibliques (AT et NT) dans chacun des 67 Livres
de l'Hibernensis varie beaucoup et cela d'autant plus que l'ampleur de
ces livres est très inégale. On ne tentera pas ici d'établir des pourcentages,
qui seraient de peu d'intérêt. On observera simplement que certains
livres ne font aucune place à la Bible66, alors que d'autres l'invoquent
largement.
Plus que la fréquence des références, c'est leur objet qui mérite
attention. Si le livre I, de episcopo n'allègue que quelques phrases de la
1re Epître à Timothée sur les conditions d'accès à l'épiscopat&&, le
Livre TI, de preslrytero vel sacerdote invoque de nombreux textes de
l'Ancienne et de la Nouvelle Loi. Le livre XXI, qui traite de l'orga-
nisation judiciaire et de la procédure (de iudicio), fait plus de vingt
fois appel à la Bible et les Livres XXVTI, de sceleribus et vindictis eorum

de la collection canonique irlandaise sur la formation des collections canoniques», NRHD,


xxm, 1899. 2.7 sq.
62.. Elle cite très exceptionnellement des canons conciliaires : L. II, chap. 2.6 : Concile
d'Agde so6, c. 6; L. x, chap. un. q = Concile d'Agde c. IO; ibjJ., D = Nicée c. 17; L. XLVI,
chap. 14 =Concile d'Arles de 314, c. IO, etc.
63. 32. pour le Deutéronome, 2.3 pour l'Exode, 14 pour les Nombres, 13 pour le Lévitique,
9 pour la Ge.-:tèse.
64. Fournis surtout par Isaie (17) et Ezéchiel (xs), puis Jérénùe (9) et Daniel (6). Tous les
Prophètes n'ont pas été nùs à contribution.
6s. Les Livres 6 à II, 19 et 2.0, 39, 49, sx et s2., S9 et 6o, 63, 6s.
66. Chap. 7 a, b, &: Uniu.r uxrn-ù vir; nemini &ito manu.r impo.rueri.r; non neophy111111.
H8 Vivre la Bible

(26 chapitres) s'y réfère une trentaine de fois, certains de ses chapitres
(n, IZ) étant formés d'une mosaïque de petits fragments scripturaires.
Nombreux recours à la Bible également dans le Livre XXIV qui traite
de l'obéissance et dans le Livre XXV consacré au pouvoir royal. Si
l'on y trouve le redàite Caesari de Matthieu zz, ZI (chap. 9 a) ou les
passages de Luc (2, 1 et 5) sur l'obéissance de Joseph à l'édit sur le
recensement (chap. 9 d etj), c'est plus souvent à l'AT qu'il est fait réfé-
rence, qu'il s'agisse des obligations des sujets ou de la modération
du prince. Larges citations de la Bible aussi dans les vingt chapitres
du Livre XXXI de patribus et filiis. Là encore l'AT reparait 21 fois contre
4 textes des Evangiles et 3 des Epîtres pauliniennes. Fréquence des
emprunts bibliques et même prestige de l'AT dans d'autres Livres,
tels que les Livres XXXVII de principatu, XXXVIII de doc/oribus eccle-
siae, XLTI de ecclesia et mundo, LXVII, sur les devoirs du juge, où l'on
trouve un chapitre 4 de severitate vindictae et eius indulgentia composé de
14 petits fragments scripturaires. Mais les 38 chapitres du Livre XLVI,
consacrés aux questions matrimoniales, font plus souvent appel à
Augustin, Jérôme ou à quelques textes conciliaires qu'aux références
scripturaires. Avec l'Epitre aux Ephésiens (5, 2.2.), le chapitre 24 pro-
clame la soumission de la femme à son mari ; la 1re Epître aux Corin-
thiens (7, 3-5), dans le chapitre 2.2, rappelle l'obligation du debitum
coniugale, tandis que deux passages de l'Evangile de saint Matthieu
(5, 31-32 et 19, 9) formulent la règle de l'indissolubilité (chap. 8 et 2.7).
On ne saurait indiquer les sources auxquelles l'auteur de l'Hiber-
nensis a puisé ses références bibliques. La forme sous laquelle il les
présente prend d'évidentes libertés avec le texte sacré. Celles-ci sont
sans doute largement le fait de ses sources. De telles variations de formes
se retrouvent dans bien d'autres collections qui font appel à la Bible.
n n'y a donc pas lieu de s'attarder à un manque de rigueur que l'on
retrouve fréquemment chez les canonistes médiévaux.
Il faut au contraire souligner le rôle exceptionnel que tient la Bible
dans l'Hibernensis. Non seulement elle est très souvent citée, mais elle
n'est pas simplement alléguée pour fournir des arguments d'autorité,
voire des références lointaines. C'est elle qui apporte la règle, car le
texte biblique formule la loi. D'où la fréquence du mot Lex pour intro-
duire un précepte de l'Ancien Testament. Et ceci non seulement lors-
qu'il s'agit d'un texte de l'« Ancienne Loi» (Exode, Uvitique, Nombres,
Deutéronome), mais aussi pour des textes prophétiques 87 ou histo-
riques68. Quant aux prescriptions de la « Nouvelle Loi », elles sont
souvent introduites par Dominus in Evangelio (ou in Evangelio tout court).
Ainsi, ne disposant pas des textes conciliaires et pontificaux qui

67. Cf. XXVIII, I (= Jos. zo, 7, 8).


68. Cf. XXXI, 7 (=II Sam. 19, z3); XXXII, 8 (=Josué 18, 10).
Les collections canoniques 339

alimentent les collections continentales, l'auteur de l'Hibernensis fait


appel aux sources que lui offraient les scriptoria irlandais. A côté des
écrits patristiques, largement utilisés, ce sont les textes bibliques qui
lui ont fourni l'essentiel du droit.
Par d'autres voies et selon d'autres méthodes, ces textes pénètrent
un peu plus tard dans les collections canoniques continentales, tantôt
utilisés par les « Faussaires de l'atelier isidorien », tantôt portés par
la littérature patristique qui, à partir du xxe siècle, pénètre largement
dans les collections canoniques.

La Bible dans les Recueils pseudo-isidoriens69

L'attention des historiens s'est depuis longtemps portée sur des


recueils canoniques composés entre la fin de 846 et la fin de 8 52 70 par
des auteurs qui demeurent inconnus, probablement dans la région
nord-est de la France (province de Reims). Les compilateurs y ont
juxtaposé textes authentiques et documents apocryphes, multipliant
les fausses attributions. Ces apocryphes constituent de véritables
mosaïques où voisinent fragments de droit séculier (romain et carolin-
gien), textes d'origine ecclésiastique et apports propres des compi-
lateurs.
Sans rouvrir ici le délicat dossier des Faux Isidoriens, on retiendra
simplement ce que fut l'apport biblique aux deux plus importants
d'entre eux, les Faux Capitulaires et les Fausses Décrétales.

Les Faux Capitulaires71


Ds se présentent comme l'œuvre d'un certain Benoît le Lévite.
Cette collection entend compléter par trois Livres les quatre Livres
de Capitulaires réunis par Anségise72. A ces trois Livres font suite
quatre appendices. Le premier, soi-disant complément du Livre rn,
ne fait que reproduire le Capitulare monasticum de Louis le Pieux (817).
Le second reprend une partie de la relatio adressée en 829 par les évêques
au roi pour demander la réforme de l'Eglise. Les deux autres (qui

69. Pour une orientation générale, cf. depuis l'exposé de P. FouRNIER [116], I, Paris, 195 I,
127-2 33; Shafer WILLIAMS, Codices Pseudo-Isidoriani, New York, I 97 I ; H. FuRHMANN, Einflms
111111 Verbreitung tkr Pseudo-Uidorisehen. Fiilsebungen tJOn ihrem A11jtauseh bis in die ne~~ere Zeit
(Schriften der MGH, ~ vol., 1972-1974). Sur la place des apocryphes dans le droit canon.,
G. LE BRAs, « Les apocryphes dans les collections canoniques », La çrili&a tkltuto, Alti tkl
J[o Congr. inlern. tklla Soç ital. di st. tkl dirillo I, Firenze, 1971, HI-391.
70. Nous retenons les dates proposées par Paul FouRNIER (op. eil., 183-18~) qui, rejetant
la « thése de l'origine rémoise », situait les compilateurs dans la région du Mans (op. ût.,
192-201).
71. Edition PERTZ, MGH Leges, t. 2, in-folio (1837).
72. D'où la numérotation de ces trois Livres, V, VI, VII; au total 1 319 chapitres.
340 Vivre la Bible

comptent respectivement 12.4 et 170 chapitres) sont l'œuvre de l'atelier


isidorien73.
Pour composer leur œuvre les faussaires ont utilisé des textes d' ori-
gines diverses : collections canoniques, comme l'Hispana ou la Dioi[Ysio-
Hadriana, canons conciliaires, lettres pontificales, statuts épiscopaux,
œuvres d'écrivains ecclésiastiques, capitulaires francs, lois germaniques,
fragments de droit romain. La Bible, qui suscite alors un regain d'intérêt74,
a été largement utilisée et seul nous intéresse ici cet apport biblique.
Entreprise par Knust76, l'identification de ces sources fut menée
d'une façon plus complète par Emil Seckel dans une série d'artides 76,
dont les conclusions ont été, pour l'ensemble, confirmées par P. Four-
nier77. C'est à cette analyse que nous nous référons en la complétant
pour la fin des Faux Capitulaires et les Appendices dont Seckel n'a
pu donner les sources.
Les 1 319 chapitres des trois Livres des Faux Capitulaires ne con-
tiennent pas moins de 1 3 5 citations ou références bibliques. L'Ancien
Testament, invoqué 85 fois, tient de loin la première place. Les Epîtres
pauliniennes sont citées 2.2. fois, les Evangiles 2.0 fois, les Actes des
Apôtres 2. fois, l'Apocalypse I fois.
La répartition des textes bibliques est très inégale selon les Livres.
Neuf seulement dans le premier (toutes néo-testamentaires), 11 dans le
troisième (où l'Evangile l'emporte avec 7 références), mais 12.5 dans
le second, où la Bible figure 92. fois.
C'est que la grande majorité des chapitres du Livre I reproduisent
des textes authentiques, empruntés à la Collection d' Anségise 78, à
des Capitulaires carolingiens 79, à la Dio1[Ysio-Hadriana 80, à l'Hispana 81,
à des statuts épiscopaux82, à des Pénitentiels83, etc.

73· Cf. P. FOURNIER, op. cil., 168-169. Nous n'insisterons pas sur les textes bibliques que
l'on trouve dans ces additionu, car ils figurent dans des textes repris par les compilateurs à
d'autres sources. lis ne sont donc pas un apport propre des compilateurs.
74. li n'incombe pas à notre enquête de rechercher les causes et les manifestations de cet
intérêt porté à la Bible depuis la fin du VIne siècle. L'œuvre d'Hincmar, archevêque de Reims
dans le demi-siècle qui suitla confection des faux Isidoriens (845-882.), en offre un bon exemple.
On consultera l'Appendice Hi~~&mar ella Bible donné par J. DEVISSE au t. TII de son Hinçmar
[68], 12.37-1350. Hincmar, en plus de 3 ooo citations, allègue près de 2 ooo passages bibliques.
75· Cf. la liste publiée en tête de l'édition des faux Capitulaires citée supra, n. 71.
76. « Studien zu Benedictus Levita», Ne~~~s Arçhiv, t. 26 (1901), 37-72; 29 (1903), 277-331;
31 (1905), 59-139 (sources du L. I); 34 (19o8), 321-381 (sources du L. II, chap. 1 à 162);
35 (1909), 105-191 et435-539 (sources du L. ll, chap. 162 à la fin); 39 (1914), 32.7-431 (sources
du L. rn, chap. I-2H); 40 (1915-1916), 19-130 (L. Ill, chap. 2.5 5-374); 41 (1917-1919), 159-263
(L. rn, chap. 374-42.9). La mort a empêché SECKEL de donner les sources de la fin du L. III
(chap. 430-478) et des Appendices III et IV.
77· Op. Git., 151.
78. Cbap. 4-5; 39-58; 63-97; 102-109; 208-229; 264-274; 28o-299·
79• Cbap. 6-21; 98-101; 193-207; 2.3o-263; 275-278; 300-305.
So. Chap. 22-24; 37-38; 131-135·
Sr. Chap. 118-122.; 128-130.
82. Cbap. 35-36; I7D-I73·
83. Cbap. 111-114.
Les collections canoniques ~41

Trois chapitres seulement mêlent citations authentiques et compo-


sition des faussaires. Le chapitre 40 débute par un emprunt à Anségise
(I, 1~6) puis se poursuit par une adjonction des faussaires qui citent
les Evangiles (Mat. 18, 8 et 10, 40) et la première Epître de Jean(~, 15).
Ainsi, dans ce qui est œuvre des faussaires, ce texte témoigne de l'atten-
tion qu'ils portaient à la Bible84 •
Même observation pour le chapitre ~22., qui débute par un passage
du chapitre 19 de la re/atio des évêques à Louis le Pieux (82.9) et se
poursuit par une composition des compilateurs, où l'Evangile est
invoqué quatre fois 86 et où figure également une citation de la première
Epître de Jean (3, 1 5).
Différent est l'usage de l'Ecriture au chapitre ~92. où les faussaires
se sont inspirés du texte des Actes 2.5, 16, mais en en modifiant la forme
et la portée88 •
Au Livre III, l'appel à la Bible ne se trouve que dans sept chapitres 87 •
C'est que, dans ce Livre également, les textes fabriqués par les faus-
saires sont relativement rares. La majeure partie de ses 478 chapitres
a été reprise, comme dans le Livre 1, à des sources authentiques :
Dionysia-Hat/dana (chap. 12.~-140), canons conciliaires (chap. 2.62.-z8o),
ou juxtapose des sources diverses : droit romain, capitulaires, col-
lections canoniques, conciles, etc. (chap. 150-2.54; 2.81-374).
Mais à lui seul le chapitre ~9o, qui se présente comme un fragment
d'un capitulaire de Charlemagne, invoque quatre fois la Bible, citant
Zacharie (2., 8), Matthieu (18, 6 et 10, 40) et Luc (10, 16), pour justifier
la stricte obligation d'obéir aux clercs, représentants de Dieu sur terre.
Beaucoup plus considérable est l'appel à la Bible dans le Livre II.
Les 5~ premiers chapitres sont empruntés à la Genèse (un seul emprunt
au chapitre 1 = Gen. 9, 6), à l'Exode (chap. 2. à 2.9 qui reproduisent,
en suivant l'ordre du texte sacré, des fragments d'Ex. zo, 7 à 2.2., ~o) 88 ,

84. Chap. 40: Ut presbyteri n()fl ordinentur priusq1111111 examinentur (= Rubr. Anségise 1, 136).
Suit une composition du faussaire : Et ut ante ordinalionem pltniter et studiosissime instruantur.•. ,
•.• quia nimis griZf!iter peccant qui sacerdotu et ministros Christi detrahunt : quoniam tertante Illange/ica
tuba : « mûius est unkuique, ut suspendotur mo/a a1inaria co/Jo eiu1 et demergatur in profundum maris
quamscandalizet unum de pusillis» (cf. Mat. 18, 6), Chrilti videlicel miniltris. Et alibi« qui vos recipit,
me recipit; et qui tJ011pernit, me 1pernit » (= Mat. 10, 40) ••• Similiter et Chrilti Domini no1tri
miniltros et Jacerdotes nostro1que magistro1 monemus, ne locum 1ubditis trib114111 detrahandi ; quia « qui
detrahit fratrem 1uum, homicilla ell » (1 Jean 3, 15).
85. Luc 10, 16; 17, z.; Mat. 18, 16-17; 18, 6; cf. SEciŒL, op. cil., NA 31 (1905), 108-109.
86. Les Actes rapportent les propos du gouverneur Festus lors de l'inculpation de Paul :
« Les Romains n'ont pas l'habitude de céder un homme avant que, ayant été accusé, il ait eu
ses accusateurs en face de lui et qu'on lui ait donné la possibilité de se défendre contre l'incul-
pation.» Les Faux Capitulaires {1, 392.) transposent : ... Ne ullus sacerdos 1utÜtetur, nili praesentes
sint ip.riu.r accusatore.r, itùmque legitimi. A .rancta Romana et apo.rtolica eccluia olim .rtatulum est et a
nobi.r .rynodali .rententia confirmalum, ut nullu.r ex sacerdotali catalogo iudicelur aut dampnetur, ni.ri
accu.ratu1 accu.ratore1 /egitimo.r prae.rentes habeat locumque defendendi ad abluenda crimina accipiat.
87- 390, 431, 433. 439.451, 46Z., 475·
88. Série continue d'Ex. u, 14 à 36 puis de z.z., 1 à z.1, soit une importante partie du Code
del'Alliance, alors que le Décalogue ne figure que dans deux chapitres (z. = z.o, 7 ct 3 = z.o, 12.).
342 Vivre la Bible

au Uvitique (chap. 20 à 37, qui empruntent surtout à la Loi de Sain-


teté, chap. 18 à 2o), aux Nombres (chap. 38-40) et au Deutéronome
(chap. 41 à 53, qui utilisent surtout les chap. 22 à 24).
En outre, à plusieurs reprises, des canons fabriqués par les faus-
saires se réfèrent à l'Evangile89, aux Epîtres pauliniennes90 ou à l'Ancien
Testament91 •
Il est difficile de déterminer à quelle version des textes bibliques
ont eu recours les faussaires. La liberté dont ils font preuve à l'égard
des textes rend une telle recherche fort aléatoire. Assez indifférents
au respect de la forme 92, il leur arrive d'en modifier le sens93, et l'on
peut relever de fausses attributions94•

Les Fausses Décréta/es

Diffusées peu après les Faux Capitulaires, et en tout cas avant


l'automne 852, les Fausses Décrétales invoquent le patronage d'un
mystérieux Isidorus Mercator. Elles émanent du même atelier et furent
composées selon les mêmes procédés. Ici encore, l'authentique se
mêle aux faux et ces faux sont fabriqués en utilisant au moins pour
partie des textes authentiques96•
Un relevé des références bibliques dans les Fausses Décrétales a
été donné par Hinschius dans son édition de cette collection96• Leur
nombre est considérable : 53 z. citations97 alors que les Faux Capitu-
laires (dont le volume est, il est vrai, moins imposant) n'en comptaient
pas 150. Le Nl' (317 citations) l'emporte sur l'Ancien (2.15). A l'ampleur
de l'appel s'ajoute la diversité des sources mises en œuvre. Pour l'Al'
les cinq Livres du Pentateuque, quatre des Livres historiques98, les

89. Par exemple au chapitre 68, à propos du baptême iuxta praetept11111 Domini (cf. Mat. 28,
19)·
90. Par exemple chapitre 70 : in fine ... quia intomprehensibilia sunt iuditia Dei et profunditatem
tonsilii eius nemo potes/ ime.rtigare, cf. Rom. 1 1, 33 ; chap. 97 : ... quoniam raptores 111 ait apostolw,
cf. 1 Cor. 6, 10; chap. 99 : detrattio satertlo/11111 ad Chri.tt11111 pertinel, filius vite legatione in ettlesia
funguntur, cf. II Cor. 1, 20, etc.
91. Cf. chap. 104, 194, 209, 215, 220, 370, 371, 377, 381.
92. Cf. les exemples cités infra.
93· Cf. par exemple la modification du texte de l'Exode dans faux Cap. II, 4 cité par
SECKEL, op. tit., t. 34, 321.
94· Par exemple rn, 433 où le texte de Matthieu 18, 17 est attribué à Paul.
95· Sur la collection, sa composition, ses sources, cf. P. Fou!lNIER [n6], I, 171-183 à
corriger et compléter avec H. FuHRMANN (supra, n. 69), 1, 167-194·
96. Detreta/es pseudo isitlorianae (Leipzig, 1863) CXVI-CXXII. Le relevé d'Hinschius ne
peut fournir que des ordres de grandeur, car il n'est pas exempt d'erreurs et d'omissions. Les
imperfections de l'édition d'Hinschius sont relevées par H. FuHRMANN (lot. dt.) qui rappelle
toute la valeur que présente encore l'édition de J. Merlin (1524) reproduite dans la PL, r JO.
97· Ce chiffre serait encore plus élevé si l'on prenait en compte les textes bibliques qui
figurent dans plusieurs passages des Fausses Décrétales.
98. Ceux qui sont le plus souvent utilisés par les collections canoniques : Samuel, Rois,
Néhémie, Tobie.
Les collections canoniques 343

Livres sapientiaux (à l'exception du Cantique des Cantiques), neuf des


dix-huit Livres prophétiques99• Les quatre Evangiles sont présents
(avec une centaine de textes, dont plus de la moitié empruntés à Mat-
thieu100) ainsi que les Epîtres pauliniennes (à l'exception de l'Ep. à
Philémon) et les autres Epitres (sauf la ne Ep. de Jean), les Actes,
l'Apocalypse. Au total, 49 titres de la Bible ont fourni des auctoritates.
Pas plus que pour les Faux Capitulaires, on ne peut déterminer
avec certitude les versions de la Bible utilisées pour les Fausses Décré-
tales101. La Vulgate, mais aussi la Vetus Latina et d'autres versions non
identifiées102. Certaines citations sont d'ailleurs faites par l'intermé-
diaire d'autres sources. Des études récentes, qui n'ont malheureusement
pas pu être conduites à leur terme ont du moins révélé la multiplicité
des versions mises en œuvre103.
C'est pour fortifier leurs dires que les compilateurs des Fausses
Décrétales ont eu recours à la Bible. Plus que des allusions aux événe-
ments rapportés par les Livres saints, ce sont de brèves citations tex-
tuelles qui émaillent leur développement. n ne s'agit pas de masses
compactes empruntées à un auteur sacré et plaquées plus ou moins
arbitrairement. Le compilateur allègue successivement des sources dif-
férentes où il croit trouver un appui pour les principes qu'il veut faire
prévaloir. C'est ainsi que le texte de Matthieu (16, 18) Tu es Petru.r...
se retrouve dans plusieurs décrétalesl«N pour justifier l'autorité romaine,
l'un des soucis majeurs des Faux Isidoriens.
De l'Hibernensis aux Fausses Décrétales on observe donc une pro-
fonde mutation dans l'usage de la Bible par les collections canoniques.
Alors que la collection irlandaise lui demandait des textes qui, répartis
en chapitres, fournissaient les termes mêmes de la norme, les Fausses
Décrétales font appel aux citations bibliques pour fortifier l'autorité
de leurs instructions disciplinaires.

Bible, littérature patristique et collections canoniques

Lettres de direction, traités de théologie ou de morale cheminèrent


pendant des siècles sans pénétrer dans les collections des canonistes.

99· Comme le plus souvent dans les collections canoniques, Osée et Jérémie ont une
place de choix.
xoo. L'Evangile de Matthieu était l'une des bases essentielles de la formation des clercs,
de même que les Psaumes, parfois appris par cœur, tenaient une place de choix dans l'éducation.
xox. L'irritante question des textes scripturaires utilisés reste posée à tous ceux qui
étudient l'usage de la Bible dans les divers genres littéraires du haut Moyen Age.
Cf. J. LECLERCQ [9]. 103-III.
102. Sur les textes de la Bible, cf. B. FxscHER [4], 519-6oo.
103. Cf. HrnscHrus (op. eit., CXXXIX sq.) etH. FuHR.MANN (op. eit., I, 178-179) qui fait
état des recherches entreprises par M. C. Brakel.
104. Ps. Pie, Ps. Anaclet, Ps. Marcel, Ps. Pélage II.
344 Vivre la Bible

Leur propos n'était pas de formuler des prescriptions juridiques. Mais,


par leur objet, ils rejoignaient parfois les préoccupations des canonistes.
Aussi n'est-il pas étonnant qu'ils aient trouvé accueil dans de nombreuses
collections 1011•
A partir du vrue siècle, alors que certaines collections, sur le modèle
de la Dionysiana, de l'Hispana ou d'autres collections du vue siècle comme
la Vetus Gallica106, se contentent de réunir des canons conciliaires et
des décrétales pontificales107, d'autres ajoutent à ces sources des textes
patristiques.
Ici encore l'Hibernensis (v. 7oo) marque un point de départ, par la
place qu'elle accorde à la patristique et spécialement à saint Augustin.
On retrouve des textes d'auteurs ecclésiastiques (Augustin, Gennade,
Isidore de Séville, etc.) dans la collection du manuscrit de Saint-Germain
(BN, lat. 12444) qui utilise l'Hibernensis 108 , dans la« Collection en deux
Livres », tributaire de la Vetus Gal/ica, qui fut composé v. 825-85o109
puis, à partir du milieu du rxe siècle, dans la plupart des grandes col-
lections canoniques ainsi que dans les Pénitentiels110•
On a relevé 479 fragments empruntés aux Pères et aux auteurs
ecclésiastiques dans 1'Hibernensis111, où Jérôme vient en tête (168 textes),
suivi d'Augustin (94), Isidore (65), Grégoire le Grand(54) et Origène(43).
Si la littérature ecclésiastique tient moins de place dans les Fausses
Décrétales (172 textes) ou, au début du xe siècle, dans le De synodalibus
causis de Reginon de Prüm (une quarantaine de textes), elle pénètre
largement dans le Décret de Burchard de Worms, composé entre 1008
et 1012 (247 canons sur un total de 1 785) et vers la même époque,
dans la« Collection en cinq Livres » (manuscrit Vat. lat. 1333)m, la
Co/lectio XII partium113 et d'autres collections moins importantes 114•
Les collections de la « Réforme grégorienne » poursuivent dans

105. Sur cette« réception », cf. Ch. MUNIER, Le.r .rource.r patristiques du droit Je l'Eglise
du VIII• au XIII• .tiède, Thèse de doctorat en droit canonique, Faculté de Théologie catholique
de Strasbourg, I9H (Mulhouse, 19H)·
106. Edités par H. MoRDEK, Kirchenreehl u. Reform in Franle.reich, Berlin, de Gruyter, 1975.
107. C'est le cas de la Diof!)'.IÎo-Hadriana (774), de la Dacheriana (v. 8oo), de l'Anselmo
dedicata (v. 882-896), ainsi que de plusieurs collections issues de la VetuJ Gal/ica :coll. Herooa/-
liana (PL, 99, 989-2.086), coll. de Bonneval (MoRDEK, Reehtt.rammlung der Handsehrift von
Bonneval, Deut. Archiv., 1968), etc.
108. Cf. MoRDEK, Kirchenrecht ... , 144-145.
109. Analysée par P. FouRNIER, RSR, VI (1926), 513-526.
110. Par exemple celui d'Halitgaire de Cambrai (817-831), où les textes patristiques sont
nombreux dans la partie consacrée aux prescriptions morales (PL, IOJ).
III. Nous renvoyons pour ces relevés à Ch. MUNIER, op. cil., 3o-32.
112. p. FOURNIER, Un groupe tk recueiluanonique.r italiens deJ xe et XJe .trec/es, Mém. Ac. Insc.
et Belles-Lettres, t. 40 (I9I5), 164 et s. Le L. V, consacré au mariage, cite abondanunent l'AT
et saint Paul.
113. P. FoURNIER, « La collection canonique dite 'Collectio XII Partium' )), Rel'. hist.
ecç/,, t. 17, 3 I-62; 229-259.
114. Comme la petite collectio canonum d'Abbon de Fleury (v. 996) publiée dans la PL,
I J9, 473-508,
Les collections canoniques 34 5

cette voie. Vers les années 1o8o, la première recension de la collection


en 12. Livres d'Anselme de Lucques et la Collectio canonum du cardinal
Deusdedit contiennent respectivement environ 180 et 2.10 fragments
d'auteurs ecclésiastiques. Dans l'une comme dans l'autre, Augustin
vient en tête ( 1 1 5 et 52. textes). Grégoire le Grand a donné 44 textes
à Deusdedit. Mais c'est, avant le Décret de Gratien, celui d'Yves de
Chartres qui, vers 1093-1094, accueille le plus largement la littérature
ecclésiastique : 7 55 des 3 76o chapitres lui sont empruntés. Augustin
à lui seul fournit 456 textes, suivi par Jérôme qui n'en donne que 76.
D'autres recueils canoniques de moindre ampleur ou de moindre
diffusion accordent aussi une place aux auteurs ecclésiastiques. On les
retrouve dans des collections de la fin du XIe siècle qui bénéficient des
florilèges patristiques mis en circulation à cette époque. Tels le Liber
canonum et decretorum sanctorum Patrum, connu par un manuscrit flo-
rentin, où Augustin, Ambroise, Jérôme, Grégoire le Grand sont lar-
gement représentés 115, le Liber de vila Christiana de Bonizo de Sutri116
ou la Britannica, dont les deux séries de Varia apportent, au milieu de
textes d'origine pontificale, une riche moisson patristique117•
Tous ces auteurs ecclésiastiques et spécialement les Pères, invo-
quaient l'Ecriture118• Jérôme119, Augustin, Grégoire le Grand, qui
écrivit des Commentaires sur le Premier Livre des Rois, des Moralia
sur Job 120, des Homélies sur Ezéchiel et sur les Evangiles, la citent
avec insistance121• Par les emprunts des collections canoniques à cette
littérature, de nombreux passages de la Bible pénètrent dans ces recueils.
On ne saurait ici en faire un relevé qui serait fastidieux. li suffira
d'envisager cette source d'emprunts bibliques à propos du Décret de
Gratien, car. la majorité de ses canons figuraient déjà dans les grandes
collections du xre siècle et tout spécialement dans les Décrets de Bur-
chard et d'Yves.

II5. FouRNIER-LE BRAS [II6], 151-1H.


II6. Bd. PERl!LS, Berlin, 1930.
117. FouRNIER-LE BRAs [116], 161-162.
118. Un relevé est en cours dans la Bib/ia patrùtifa, Index des citations et allusions
bibliques dans la littérature patristique, 2 vol. parus (1975-1977, Paris, Bd. du CNRs). Le
tome ll traite du m• siècle (Origène excepté).
119. Y. M. DuvAL, Le Lillf'e Je jonas dans la /illéralure chrétienne grecque et latine. Sources el
influente du Commentaire sur Jonas Je saint jértJme, Paris, Biblioth. augustinienne, 1973, 2 vol.
120. Edition avec trad. et corn. dans la collection« Sources chrétiennes», n°8 32, 212,221.
121. R. MANSELLI [4], 67-101. Sur saint Grégoire, cf. le volume que lui a consacré
C. DAGENS (Paris, 1977).
H6 Vivre la Bible

LE DÉCRET DE GRATIEN

Le Décret

La collection, qui depuis le Moyen Age est connue sous le nom


de Decretum Gratiani, marque une étape essentielle dans l'histoire des
sources du droit canoniquel22• Bénéficiant de l'apport considérable
des textes rassemblés au cours des siècles dans les collections antérieures
(le Décret d'Yves de Chartres lui a fourni presque le tiers de ses canons),
le Décret de Gratien est un point d'arrivéel23•
Pour rendre sa collection maniable, le compilateur opéra un choix
dans la masse de textes qui lui était offerte. ll en retint assez pour que
son recueil envisageât tous les aspects de la discipline ecclésiastique,
pas trop pour que les utilisateurs ne soient pas noyés sous l'information.
Mais le Décret n'est pas seulement une mine d'auctoritates. Se qua-
lifiant lui-même de Concordia discordantium canonum, il s'efforce de mettre
de l'ordre dans une masse de textes d'origine, d'époque, de finalité très
diverses et qui, par conséquent, étaient loin d'offrir toujours des solu-
tions concordantes. Pour ce faire, il répartit ses textes en mettant ensemble
ceux qui développent la même doctrine. Et surtout il les accompagne
d'exposés plus ou moins longs, qualifiés de dicta Gratiani, qui les com-
mentent, les interprètent, cherchent à les concilier. Ainsi le Décret
est à la fois un recueil de textes ( auctoritates) et l'ébauche d'une œuvre
doctrinale (dicta). A côté des canons, repris aux collections antérieures,
il exprime des opinions personnelles. La Bible figure dans les uns et
les autres. Mais, alors que par les canons elle ne s'insère au Décret
que de façon indirecte, sans que le compilateur ait eu pour souci majeur
de la citer, dans les dicta, elle apparaît comme un apport voulu de Gratien.
Nous aurons à tenir compte de cette différence essentielle.
Bien des incertitudes subsistent sur l'auteur, la date, les conditions
d'élaboration du Décret. On n'a pas ici à les rappeler. Avec l'opinion
la plus répandue nous admettrons qu'il fut composé vers 1140124,

122. On ne peut rappeler ici une littérature récente très abondante. Une collection, les
Studia Gratiana, publiée d'abord par l'Université de Bologne (t. 1 à XIV, 1953-1967) puis à
Rome (Libreria Ateneo Sale.siano, depuis 197 2, t. XV) a consacté plusieurs volumes à des études
sur les problèmes du Décret. On consultera J. RAMBAUD (121], 49-129.
123. Il est aussi le premier élément du futur Corpu.s ]uri.t çanoniri, qui se constitue peu à
peu du xn• au XIV" siècle, et le livre sur lequel va se développer une doctrine canonique
autonome. Mais il ne nous intéresse ici que comme la dernière des collections canoniques
médiévales occidentales, non comme le point de départ de la science canonique.
124. A. VETULANI dans plusieurs articles a voulu démontrer qu'il remontait aux premières
décennies du xu• siècle, opinion qui est restée isolée, cf. R. METz, « A propos des travaux
~e M. Adam Vetulani », Rel'. dr. ran., VII, 1957; G. FRANsEN, « La date du Décret de Gra-
tien», RHE, LI (1956), 521-531 et LII (1957), 868-870.
Les collections canonitples 347

probablement à Bologne. Son auteur, Gratien, reste mystérieux et les


raisons ne manquent pas de croire à un travail d'équipe, sans doute
dirigé par un maitre d'œuvre. Il est d'autre part certain -les manus-
crits les plus anciens l'attestent -que des compléments y furent apportés
au moins jusque vers le dernier tiers du xne siècle. Certaines de ces
adjonctions sont appelées Paleae. Elles font partie du Décret dans sa
forme définitive et par conséquent nous les retiendrons dans notre
enquête. Mais il n'est pas certain que la Ilia pars du Décret, le De conse-
cratione appartienne à la forme première de la ConcordiaU6 et le De peni-
tencia, inséré assez maladroitement dans le traité du mariage (Cause XXIII,
qu. 3), a très vraisemblablement connu des apports successifs126.
Dans sa forme actuelle, le Décret comprend dans une première
partie xox Distinctiones, dans la seconde partie 36 Causae, subdivisées
elles-mêmes en Qnaestiones et, dans la troisième partie, le De consecra-
tione, 5 DistinctionesU7 ; au total quelque 3 700 canons.

Autorité des Ecritures

Non seulement, on le verra plus loin, le Décret de Gratien fait


souvent appel à la Bible128, mais, plus explicitement que ses prédéces-
seurs, il en précise l'autorité.
L'Ecriture exprime la parole même de Dieu129• Non seulement
dans les textes du Pentateuque, lorsque Dieu dicte sa loi ou exprime
sa volonté, ou lorsque le Christ parle dans les Evangiles; mais aussi
quand les Prophètes disent le message divin. D'où des formules qui,
bien souvent, introduisent le texte scripturaire, du type Dominus ait130,
Dominus ait in Evangelio131, per Prophetam dixit132, etc.
Cette volonté divine est enseignement, mais enseignement fondé
sur la puissance qui fait du Christ le Maitre de la loil33•
Quant aux Epitres pauliniennes, auxquelles Gratien se réfère deux
fois plus souvent qu'aux Evangiles 134, elles formulent des conseils

12.5. Sur le De conseçratione, J. RAMBAUD [12.1], VII, 90-99·


u6. Cf. J. RAMBAUD [121], 82-90.
127. Edition FRŒDBERG, Corpus Iuri.r canonid, t. I, Leipzig, 1879, reprod. Akadenùsche
Druck u. Verlagsanstalt, Graz, 1955·
128. L'étude de G. LB BRAs [uo], 47-80, reste fondamentale.
129. Gratien ne fait sur ce point que reprendre une doctrine traditionnelle, cf. GRÉGOIRE
LB GRAND, Hom. in Ezech., 1 (PL, 76, 891) : Deus per totam saçram Sçripturam nobis loquitur.
130. Par exemple D. 2. Jict. post c. 39, § 3; D. 4, dict. post c. 7·
131. Par exemple D. 4. dict. post c. 9 et post c. II.
1 32· D. 4, dict. post c. 19; ou Propheta••• ait (D. 4, dict. post c. 11).
133. C. 2.5, qu. 1, dict.postc. 16: Gral. ]esusàocen.r,tanquam potestatem habens, id e.rttanquam
dominu.r legi.r. On notera l'insistance sur cet aspect autoritaire et juridique.
134· Cf. infra, PP· 3JI-3S2.·
348 Vivre la Bible

qui complètent les préceptes de l'Evangile. Apostolus quidam consulendo


aJdidit, que evangelicis preceptis non inveniebantur dijjinital 35•
Ainsi, malgré la diversité de ses manifestations, c'est toujours la
volonté divine qu'exprime l'Ecriture. Mais ses destinataires et donc sa
portée s'étendent avec la Nouvelle Loi. Tandis que l'Ancien Testament
ne s'adressait qu'au peuple élu, la Loi Nouvelle a vocation universelle136•
A cette justification historico-théologique de l'autorité scripturaire,
Gratien en ajoute une autre, empruntée aux philosophes et aux juristes.
La Loi (ancienne) et l'Evangile sont l'expression du droit naturel,
lui-même fondement de tout l'ordre juridique.
Le Décret l'affirme dès son dictum initial : le droit naturel est quod in
lege et Evangelio continetur137• Gratien en précise aussitôt le précepte
majeur:« D ordonne de faire à autrui ce que l'on voudrait que l'on vous
fasse et interdit de faire aux autres ce que l'on ne voudrait pas que l'on
vous fasse.» Et de citer à l'appui de son dire: Unde Christus in Evangelio
(Mat. 7, 12) : « Omnia quaecunque vultis ut Jaciant vobis homines, et vos eadem
facite illis. » Haec est enim lex et prophetae. Un autre dictum (D. 9 dict.
post, c. 1I) revient sur cette identification du droit naturel à la volonté
de Dieu. Affirmant que la canonica scriptura ne contient rien d'autre que
ce que voulaient les « lois divines », il en conclut, par un syllogisme, que
tout ce qui serait contraire« à la volonté divine ou à l'écriture canonique»
serait contraire au droit naturel. Celui-ci, qui se confond avec la volonté
de Dieu et l'Ecriture, a la primauté. D l'emporte sur toute autre source.
D'où cette conclusion, qui fixe la hiérarchie des sources en plaçant
l'Ecriture au sommet : toute disposition ecclésiastique ou séculière qui
irait contre le droit naturel doit être rejetée.
Si elle est formulée ici avec une particulière netteté et d'une façon
tout à fait générale, l'idée n'était pas neuve. C'était déjà la pensée
d'Augustin dans un passage du De baptismo contra Donatistas (II, 4),
qu'avait recueilli le Décret d'Yves de Chartres (IV, 227) et que reproduit
Gratien (D. 9, c. 8) « Qui ne sait que la sainte Ecriture canonique, aussi
bien celle de l'Ancien que celle du Nouveau Testament, ... l'emporte
sur tous les documents épiscopaux postérieurs ? »
Gratien138 faisait de l'Ancien et du Nouveau Testament le fondement
même du droit.
Toutefois un autre dictum (D. 6, post., c. 3) revient sur l'assimilation

135. C. 35, qu. 1, dict. post c. 1, § 2..


136. C. 32, qu. 4, di&t. pott c. 2. :Quia vero per incarnalionem ChriJJi gralia fidei ubique dilata/a
ut, nec iam di&itur« Die domui Iudae el domui Israël» ted « EunteJ do&ete omne.r genfet» (Mat. 28, 10)
et « In omni gente qukumque limet Deum•.. » (Actes 1 o, 35).
137. M. VILLEY, « Sources et portée du droit naturel chez Gratien», Rev. dr. tan., IV
(1954), 5o-65; «Le droit naturel chez Gratien», St. Gratiana, ill (1955), 85-99·
138. J. GAUDEMET, «La doctrine des sources du droit dans le Décret de Gratien», R111.
dr. canonique, 1 (1950), 5-31 reproduit dans« La Formation du droit canonique médiéval»,
Variorum Reprints, London, 1980.
Les collections canoniques 349

entre la Bible et la loi naturelle, peut-être formulée en termes trop


généraux. Après avoir rappelé son principe : in lege et evangelio naturale
ius continetur, le dictum précise aussitôt : Non tamen quecumque in lege et
evangelio inveniuntur, naturali iuri coherere probantur.
Ce qui conduit à distinguer dans la Loi les moralia et les mystica. Les
premiers, tels que la défense de tuer, appartiennent au droit naturel et
sont donc insusceptibles de toute modification. Les seconds, tels que les
préceptes sacrificiels, sont intangibles dans la mesure où l'on envisage
leur esprit (moralis intelligentia}, mais non s'il s'agit seulement de leur
aspect formel (superficies}, qui n'a rien à voir avec le droit naturel.
Distinction qui, sans mettre en cause l'autorité des Ecritures, tenues
pour l'expression de la loi naturelle, permet cependant d'expliquer que
tout dans la Bible, et surtout dans l'AT, ne s'impose pas de façon absolue.
Le dictum s'achève en mettant, à côté de ce droit naturel, inscrit dès
l'origine dans la raison humaine, le droit coutumier, qui apparaît avec
l'instauration d'une vie sociale, celle inaugurée par Cain189 et qui disparut
avec le Déluge140, puis celle qu'imposa Nemrod,« le vaillant chasseur »141•
Ce dictum fournit un bon exemple des deux modes d'utilisation de la
Bible que l'on retrouve tout au long du Décret. Tantôt Gratien cite les
termes mêmes du texte sacré (ici, le qualificatif de Nemrod robustus venator
coram Domino), tantôt il se réfère à un passage biblique pour justifier ses
dires. Ici, Cain civitatem aedificasse legitur renvoie à Gen. 4, 17 : « Cain ...
devint un constructeur de villes>> et, lorsqu'il fait de Nemrod« le premier
qui opprima les hommes et les soumit à son pouvoir », Gratien s'inspire
de Gen. Io, 8 qui présentait Nemrod comme« le premier potentat de la
terre ».
Ainsi que l'a montré M. Villey142, c'est aux théologiens français,
Anselme de Laon et plus encore Hugues de Saint-Victor, que Gratien
emprunte l'identification de l'Ancien et du Nouveau Testament à la
loi naturelle143 aussi bien que la prééminence du précepte « Tu ne feras
pas à autrui... l« »,la distinction entre moralia et mystica1" ou l'immutabi-
lité du droit nature1148.

I39· Gen. 4, I7.


I40· Ibid., 7. 2.I-2.3·
I4I· Ibid., IO, 9·
I42.. Op. eit., RDC, IV (I954), 57-6o.
I43· Cf. ibid., 58, n. 2.9, les références à Anselme, Abélard, Hugues de Saint-Victor,
Guillaume de Champeaux.
I44. ANSELME DE LAON, Sententiae (Ed. BLIEMETZRIEDER, Beitriige zur Geschichte des
Mittelalters, I 8), p. 78 : Lex naturalis haee est qutJd libi non vis fieri, a/iis ne je&eris; HuGUES DE
SAINT-VICTOR, De Sacramenli.r (PL, I76, 347) : de prohibentis unum praeçeptum in corde hominis
.rcripsit, quod tibi non vis fieri aliis non feeeri.r (Tob. I4). De prauipiendi.r similiter unum : quaeeumque
vu/fis ut vohis faeiant homines, vos .rimiliter faeite illis (Mat. 7, 12.).
I45· M. VILLEY, op. eit., 6o, n. 36.
I46. HUGUES DE SAINT-VICTOR, op. cil. (PL, I76, 352.) : Immobi/ia ergo /ex natura/i.r habuit
duobu.r praeeeptis eomprehensa.
3~ o Vivre la Bible

Ces distinctions étaient nécessaires lorsqu'on faisait de l'Ancienne


Loi comme de la Nouvelle le fondement de l'ordre juridique. Des règles
que formulait la première, des exemples qu'elle donnait, tout n'était
pas à retenir. A plusieurs reprises Gratien le rappelle. Après avoir cité
une série de faits de l'histoire d'Israël qui auraient pu sembler justifier
des attitudes contraires à la discipline ecclésiastique, un dictum (C. z,
qu. 7, dict. post, c. 41, § 8) rétorque: Miracula (et maxime veteris testamenti)
sunt admirantla, non in exemplum nostrae actionis trahanda. Mn/ta enim tune
concedebantur, que nunc penitus prohibentur147• Un autre dictum 148 , à propos
de la possibilité donnée par l'Ancienne Loi de confier à des femmes le
jugement du peuple, déclare : in veteri lege mu/ta permittebantur, que hodie
perfectione gratiae abolita sunt. Et l'on retrouve une formule analogue à
propos de respect de la vérité : sed in veteri testamento mu/ta permittebantur,
quorum exemplis hodie uti non licef149 •
Mais c'est en matière de discipline matrimoniale que les dicta sou-
lignent le plus nettement les ruptures entre l'ancienne et la nouvelle Loi,
qu'il s'agisse de l'interdiction du divorce, autorisé par la loi hébraïque160,
du renvoi de l'épouse stérile et de relations avec une esclave pour
obtenir une descendance151 ou des mariages consanguins162•
Une autre distinction permet aussi à Gratien de contrôler l'autorité
biblique, celle que les théologiens mettent entre précepte et conseil
(exhortatio)163 • Tout dans la Bible ne s'impose pas de rigore. A côté des
contraintes de la discipline, une place est laissée aux incitations à plus
de perfection. Echappant à l'ordre ou à la défense, des dispositions
relèvent de l'indulgence ou de la tolérance.
Ainsi, tout en affirmant fortement l'autorité primordiale des Ecri-
tures, Gratien, armé des méthodes d'interprétation que les théologiens
n'avaient cessé d'affiner depuis les dernières années du xie siècle164,

147· Même affirmation à propos d'autres faits, dans le sommaire duc. 14, C. 23, qu. 8.
148. C. 15, qu. 3, dict. initial,§ 2. Le texte fait allusion à Juges 4, 4; « Debora... jugeait
Israël. »
149· C. 22, qu. 2, dict. post, c. 18. On retrouve la même idée C. 26, qu. 2, dict. post c. 1 où
reparaissent des formules d'autres dicta :mu/ta permittebaniHr ... , tempore perfectioni.r di.rciplinae ... ,
penitu.r interdicitur.
150. C. p, qu. 1, dict.po.rt c. 7, à propos du mariage de David avec Bethsabée, après leurs
rdations adultères et le meurtre d'Urie ; Sed in veteri te.rtamento mu/ta permittebantur propter
infirmatatem, que in evangelii perfectione elimina/a .runt ; .rieul permittebatur quibu.rlibet dare libellum
repudii, neper odium funderetur .ranguini.r innoxiu.r. Quod po.rtea Dominu.r in e11angelio prohibuit dicen.r
uxorem a viro non e.r.re dimittendam, ni.ri causa fornicationi.r.
151. C. 32, qu. 4, dict.po.rt c. 2.
152. C. 35. qu. 1, di&t. initial,§ 2 et di&t. post c. 1, § 2.
15 3· Di.rtinctio 4. dictum post c. 6 : Decretum vero nece.r.ritatem facit, exhortatio autem liberam
voluntatem excitai, cf. la mise en œuvre de cette distinction à propos de Mat. 5, 40, C. 14,
qu. I, di&t. post 1, § 2 ; 11/ud vero ,,ange/ii« .ri qui.r ab.rtulerit tibi Junicam » non precipienti.r est, .red
exhortanti.r. Voir aussi C. 2, qu. 7, dict. post c. 39, § 3 à propos d'un exemplum fourni par le
Christ qui accepta de discuter avec les Juifs (cf. Jean 8, 46).
154. Après le célèbre prologue d'YVEs DE CHARTRES (pour son Décret ou pour la Panor-
mie ?) (PL, r6r, 47 et s.) et le De excommunicati.r vitandi.r de BERNOLD DE CoNSTANCE (MGH,
Les collections canoniques 351

peut sans crainte faire appel à l'AT, dont il sait, lorsqu'ille faut, écarter
préceptes et exempta.

Importance de l'apport scripturaire

La recherche des références bibliques du Décret de Gratien nous en


a révélé 176 dans la la Pars (1o1 Distinctiones) et 733 dans la lia Pars,
mis à part le De Penitencia pour les raisons indiquées plus haut155•
Soit un total de 909 références dans lesquelles l'AT figure pour 399 textes 166•
A quoi il faut ajouter les références qui figurent dans les deux
ensembles de bonne heure intégrés au Décret : le De penitencia qui,
malgré sa relative brièveté157, n'en compte pas moins de 327 (AT, 153;
NT, 174), et le De consecratione, un peu plus développé 158, qui n'en
contient que 123 (AT, 29; NT, 94).
La répartition de ces références dans les Distinctiones et les Camae
n'est évidemment pas égale.
Sur les 101 Distinctiones, 45 seulement contiennent des références
bibliques et, parmi elles, certaines n'ont qu'une mention, d'autres en
ont 9 (D. 8), 11 (D. 49), 14 (D. 43), etc. Dans la lia Pars seules deux
Camae (4 et 18) n'allèguent pas la Bible. Pour les autres la fréquence
des mentions scripturaires est très variable : une seule dans la C. 10,
deux dans les C. 9, 17, 20, mais 64 dans laC. 24 (hérésie et excommuni-
cation), 67 dans la C. 1 qui traite de la simonie, 145 dans laC. 23. Ces
différences s'expliquent pour partie par l'inégale ampleur des diverses
Causae. Mais elles tiennent plus encore à la matière traitée et à la nature
des sources mises en œuvre. Ce que l'on a dit plus haut de la place de
la Bible chez les auteurs ecclésiastiques laisse prévoir que là où ils sont
largement mis à contribution, le nombre des références bibliques a de
grandes chances de s'amplifier.
Les chiffres indiqués ci-dessus ne donnent qu'une vue superficielle

Libelli de Lite, II, IU et s.), ALGER DE LIÈGE, dans son Liber de mi.rericurdia etjustitia, v. II05
(PL, I8o, sn-968; cf. G. LE BRAs, ((Le liber 'de misericordia et justicia' », Nollll. Rev. hist.
de droit, I921, So-I I8 et« Alger de Liège et Gratien», Rev. sc. philos. et théo/., I931, 5-:z.6) et
ABÉLARD dans le Sic et Non, v. Iuo (PL, IJ8, IH9 et s.) posent des règles d'interprétation
et de conciliation des textes, dont Gratien sera largement tributaire.
155· Sur la place des Ecritures dans le De Penitencia et le De Consecralione, cf. infra, p. 358.
I56. G. LE BRAs [uo], écrivait:« Environ 2.30 textes de l'AT et autant du NT sont par
lui allégués. » Les chiffres que nous proposons seraient susceptibles de légères corrections,
non seulement parce qu'un tel relevé, en l'absence d'indices ne saurait être exempt d'erreurs,
mais surtout parce que l'on peut hésiter à y faire figurer des références, des allusions, voire
une expression qui témoigne d'une certaine connaissance de la Bible, mais non pas toujours
d'une volonté très claire d'invoquer son témoignage. C'est ainsi que nous n'avons pas retenu
dans nos décomptes les allusions à l'histoire des Juifs qui figurent dans les § I, :z., 3 du dictum
post c. :z., D. :z.6.
IH· 87 colonnes dans l'Edition Friedberg sur les 1 42.4 que compte le Décret.
158. I31 colonnes.
3 52 Vivre la Bible

de la place occupée par la Bible au Décret. La part des différentes compo-


santes de l'AT et du NT est en effet inégale. Dans les Distinctiones de la
Ia Pars ce sont, pour l'AT les Livres sapientiaux qui sont le plus souvent
cités (une trentaine de fois) et parmi eux les Psaumes se placent largement
en tête (18 références). Puis viennent les Prophètes (26 références) où
seuls sont présents Isaïe (6 références), Jérémie (2 références), Ezéchiel
(8 références), Daniel, Osée, Michée, Sophonie (chacun avec une seule
référence) et Malachie (6 références). Le Pentateuque est cité 19 fois, les
Livres historiques 6 fois seulement. Les Epîtres pauliniennes représentent
à elles seules plus de la moitié des textes néo-testamentaires, les Evangiles
n'en constituent qu'un quart. Au contraire dans les Causae, Evangiles et
Epîtres pauliniennes sont à peu près à égalité (178 et 188); les Actes des
Apôtres sont invoqués 2 3 fois. La diversité des matières envisagées dans
les Distinctiones et dans les Causae explique, au moins pour partie, ces
nuances dans l'appel aux différentes sources scripturaires.
Non moins importante est la distinction entre les mentions de
l'Ecriture dans les canons et celles qui figurent dans les dicta. Les pre-
mières sont« entraînées» par le texte qui les cite qu'a recueilli Gratien.
Les secondes lui sont directement imputables 169• Malheureusement, la
distinction entre ces deux groupes est parfois malaisée. Si dans l'édition
de Friedberg une différenciation typographique sépare nettement canons
et dicta, il n'en allait évidemment pas de même dans les manuscrits.
Certains textes, présentés aujourd'hui comme canons, ont pu primitive-
ment faire partie de dicta. Cependant, tout en ayant présent à l'esprit
cette cause possible d'erreur statistique, nous retiendrons pour dicta
les passages que l'édition de Friedberg présente comme tels 160•
Dans la Ia Pars, sur les 176 références bibliques, 37 figurent dans des
dicta, dont 12 dans le dictum qui introduit une Distinctio161• Dans la
IIa Pars on ne relève pas moins de 282 citations scripturaires dans les
dicta (AT, ll6; NT, 166) sur un total de 710, soit plus du tiers.
Au De penitencia, qui, on l'a vu, fait un large appel à la Bible, 119 cita-
tions figurent dans les dicta, soit le tiers du nombre total de citations
scripturairesl&2.

IS9· Nous schématisons ici, car la détennination de l'auteur ou des auteurs des dicta
reste délicate : l'inconnu, qui demeure mystérieux sous le nom de Gratien, ou, à côté de lui,
également d'autres mains ?
160. Les« erreurs» que peut entrainer une telle méthode ne sont pas assez nombreuses
pour fausser gravement les résultats auxquels nous sommes parvenus.
161. D. 1, s, 7, 8, 20, 21, 24, 40, 42. soit 9 di.ttincliones. On trouve en effet deux références
bibliques dans les dicta initiaux du D. s. 2.1 et 40.
162. Le De consecratione ne comporte pas de dicta.
Les collections canoniques 3~ 3

Origine des canons à référence biblique

Avant d'envisager l'utilisation de la Bible par les dicta, il faut préciser


d'où viennent les canons qui citent les Ecritures.
Cette recherche des sources se situe à deux niveaux. En effet, lorsque
l'on parle des « sources » utilisées par Gratien, on peut entendre par là
le texte qu'il reproduit (canon conciliaire, lettres de pape, fragment
patristique, etc.) ou bien la collection canonique à laquelle il a emprunté
ce texte. En effet, à part de rarissimes exceptions, les canons du Décret
ont été pris, non dans les œuvres mêmes de leurs auteurs, mais dans des
collections canoniques des XIe-XIIe siècles ou dans des florilèges, en
particulier des florilèges patristiques. Le Décret d'Yves de Chartres
et dans une moindre mesure celui de Burchard de Worms, vieux déjà
d'un siècle et demi, ont été pour Gratien une mine, où il ne s'est pas fait
faute de puiser. A travers eux (qui avaient déjà beaucoup emprunté à
leurs devanciers) ce sont toutes les grandes collections du haut Moyen
Age, telles que l'Hispana, la Dionysio-Hadriana, les Faux Capitulaires et
les Fausses Décrétales, mais aussi, bien que plus modestement, des
collections moins prestigieuses (en particulier celles de l'époque grégo-
rienne) qui ont alimenté le Décret de Gratientes.
1. Si l'on se place au premier point de vue, celui des textes recueillis
par Gratien qui contenaient des fragments bibliques, c'est le dossier
patristique qui a fourni le plus de références 164• Trois des Pères de
l'Eglise latine viennent au premier rang165• Saint Augustin a donné,
au Décret, 7~ citations bibliques (13 dans les Distinctiones, 6z dans les
Causae), 36 (u et 24) viennent de Grégoire le Grand166, 31 de Jérômel&7.
Mais des références scripturaires ont aussi été apportées par des lettres

163. Cf. les concordances données pax FRIEDBERG dans les Prolegomena à son édition du
Décret : chap. 4 : quibus tanonum tolletlionibus Gratianu.r u.rus .rit (col. XLII-LXXIV), dont il
faut retrancher les Sentençe.r du LoMBARD, qui sont postérieures au Décret.
164. Ch. MUN1ER («A propos des textes patristiques du Décret de Gratien», Proceedings
of the Tbird intern. Congress of medietJal canon Law, 1968, Città del Vaticano, 1971, 43-50) estime
à environ 1 200 les canons tirés de la patristique (sur 3 700).
165. Des citations bibliques ont aussi été apportées au Décret dans des textes de saint
Cyprien (pax exemple D. 8, 8 et 8; D. 93, c. 25; C. 1, q. 1, c. 70, § 2; C. 7, q. 1, c. 9; C. 21,
q. 3, c. 4; C. 24, q. 1, c. 18 et 19; C. 24, q. 1, c. 31), de saint Ambroise (par exemple C. 1, q. 1,
c. 19 et 83; C. 5, q. 5, c. 3; C. 6, q. 1, c. 1o; C. II, q. 3, c. 68; C. 13, q. 2, c. 24; C. 14, q. 3,
C. 3; C. 15, q. 1, C. 10; C. 23, q. 3, C. 7; C. 23, q. 5, C. 25; C. 23, q. 8, C. 21; C. 24, q. 1, C. 7;
C. 24, q. 1, c. 26; C. 33, q. 1, c. 2), de Julien Pomère (C. 1, q. 2, c. 7), d'Isidore de Séville
(paxexempleD. 21, c. 1;D. 5o,c. 28; C. 32, q. 7, c. 15; C. 33, q. 1, c. 18) ou de Bède (C. 1,
q. 3, c. II; C. 3, q. 7, C. 6; C. II, q. 3, C. 83, C. 24, q. 1, C. 24).
166. Dans le long fragment cité D. 43, c. 1, on ne relève pas moins de 12 citations
bibliques.
167. Nous écartons les fausses attributions à Jérôme (pax exemple D. 45. c. 17; C. 8, q. 1,
c. 15, 16, 18; C. II, q. 3, c. 21, 2.2, 23; C. 24, q. I, C. 20; C. 27, q. I, C. 13 et 37; C. 27, q, 2,
c. 41) ou à Grégoire le Grand (par exemple D. 4, c. 6; D. 5, c. 2; D. 17, c. 4; D. 81, c. 23;
C. II, q. 3, C. 66; C. 2.3, q. 1, C. 1).
P. RJCHÉ, G. LOBRICHON 12
3 54 Vivre la Bible

pontificales d'Innocent 1168, Léon le Grand169, Anastase17o, Gélaseln,


Nicolas 1172, Urbain II173 ou, mais beaucoup plus rarement, par des
canons conciliaires (Nicée 32~ 174 et 787171i, Tolède 633 176 et 675 177 ou
Tribut 89~ 178) et cette énumération ne prétend pas être exhaustive.
z. n serait sans grand intérêt pour notre enquête de rechercher les
collections canoniques auxquelles Gratien a emprunté les textes contenant
des citations scripturaires. Une telle enquête, qui se révélerait souvent
aléatoire ou même vaine, relève d'une histoire de la compilation cano-
nique, qui dépasse de beaucoup notre propos. n nous suffit de savoir,
et les preuves en sont innombrables, que les textes avec références
scripturaires que l'on trouve au Décret figuraient déjà dans de nom-
breuses collections antérieures 179. On a vu, en effet, que les collections
antérieures à Gratien à partir du moment où elles ont fait appel à la
patristique, avaient déjà de nombreuses références bibliques 180•
n faut cependant souligner l'importance de l'apport pseudo-isidorien
au dossier biblique du Décret. Vingt-six au moins des Fausses Décrétales
qui se retrouvent au Décret contiennent des références bibliques 181 ;
deux autres viennent des Faux Capitulaires182• On retrouve donc, au
terme de l'Histoire des collections canoniques médiévales, l'importance
des Faux Isidoriens pour l'introduction des Ecritures dans le droit
canonique.

r68. Par exemple D. z6, c. 3; D. 31, c. 4; D. 8z, c. z; C. 1, q. 1, c. 73, § 1.


169. Par exemple D. 19, c. 7 (Ps. I8, s); D. 47. c. 6 (Sir. I8, 30); D. so, c. 67; D. 61,
c. S (I Tim. s. zz); D. 9S, c. 6, § 1 (I Tim. 4, 14 et s, 17 et Actes 6o, z8); C. 1, q. r, c. sr
et n; C. rr, q. 1, c. 34; C. z6, q. 6, c. 10.
170. Par exemple D. 19, c. 8, § 1 (Mat. 23, z; Luc 3, 16), § 2 (I Cor. 3, 6).
171. Par exemple D. 88, c. 2; C. 24. q. z, c. 2; C. 2.4. q. 3, c. 36; C. 27, q. 1, c. 42..
172.. Par exemple D. 21, c. 4 et 6; D. 27, c. 7; D. 43, c. s; C. 1, q. r, c. 86; C. 1S, q. 6,
c. 2 et q. 8, c. s; C. zo, q. 3, c. 4; C. 23, q. 8, c. 19; C. 30, q. r, c. 3 et 6; C. 30, q. 4, c. r.
173. Par exemple D. 32., c. 6; C. 1, q. 3, c. 8, § 1 et 4; C. 19, q. 1, c. 2.
174· D. 47, c. z; D. 48, c. I; C. 14. q. 4. c. 4 et 7·
rn. D. 38, c. 6; C. zr, q. r, c. r et q. 4. c. 1, § r et z.
176. Par exemple D. 38, c. 1; D. 4S. c. 5; C. 1, q. 4. c. 7; C. u, q. 2, c. 66; C. 13, q. 2,
c. 28.
177. C. s, q. 4. c. 3; C. 7, q. 1, c. 15.
178. c. z, q. s. c. 4; c. 13, q. z, c. 14-
179· Les notes de FRIEDBERG en indiquent quelques-unes pour chaque canon du Décret.
li y en avait bien d'autres, ce qui rend le pius souvent impossible de déterminer celle à laquelle
chaque canon a été repris.
r8o. Sypra, PP· 344-34S·
181. D. 17, c. r; 22., c. 2; 50, c. 4 et 14; 84, c. 6; 93, c. 7; C. z, q. r, c. 20 et q. 7, c. xs
et 19; C. 3, q. 4. c. 9; q. s. c. 8; q. 6, c. 13; C. 6, q. r, c. 13 et r6; C. 7, q. r, c. 39 et 46;
C. 9, q. 3, c. 7; C. rr, q. I, c. 14; C. 12., q. 1, c. z; q. 2, c. 7 et ro; C. rs, q. 6, c. 1; C. r6,
q. 1, C. S7, § 4; C, 24, q. I, c. 1S; C. 26, q. 6, C, 12.; C. 30, q. 5, C. IO.
182. C. 2.7, q. 1, c. z etC. 3S. q. 8, c. 3·
Les collections canoniques 3j j

La Bible dans les « dicta »

C'est en examinant la place faite aux références bibliques dans les


dicta que l'on peut apprécier l'usage que Gratien a fait des Ecritures.
Car, tandis que les textes bibliques, qui figurent dans les canons, engagent
les auteurs de ces canons et non le compilateur du Décret, les diçta qui
sont l'œuvre de Gratien183 permettent de connaitte la technique de son
argumentation.
Celle-ci repose sur l'interprétation allégorique chère aux théologiens
de l'époque184, Anselme de Laon, Gerhoch de Reichersberg, Rupert de
Deutz, saint Bemard185• Des Allegoriae in Vetus et Novum Testamentum 186
furent composées par un contemporain de Gratien que l'on a parfois
voulu identifier à Pierre le Mangeur, Hugues ou Richard de Saint-
Victor. Cette interprétation allégorique, étrangère à la pensée occidentale
moderne, mais importante pour l'exégèse médiévale, explique beaucoup
de références bibliques, qui semblent aujourd'hui sans rapport avec le
sujet1 87. Pour qualifier ce que lui apporte la Bible, Gratien use des deux
termes, chers aux dialecticiens de son temps : auctoritates et exempla188•
La longue histoire du peuple d'Israël, les récits des Evangiles et des
Actes fournissent des « exemples » en abondance dont la diversité
permettait d'étayer des thèses contraires. Quant aux auctoritates, elles
sont fournies avant tout par les énoncés de l'Ancienne Loi et les messages
évangéliques. Mais elles viennent aussi des Livres sapientiaux et prophé-
tiques ainsi que des Epîtres.
Dans de nombreux dicta la référence biblique est brève, venant
fortifier plus ou moins directement l'affirmation du dictum. Mais, dans
quelques cas, le dictum accumule les citations pour mieux appuyer sa
démonstration. Tour à tour sont cités des textes de l'Ancien et du
Nouveau Testament et, pour chacun d'eux, des fragments de divers
n
écrits alimentent un imposant dossier. n'est pas exclu que des florilèges
aient facilité la collecte de ces textes. Mais, faute de preuve, on ne peut

183. Sous réserve de ce qui a été dit supra, n. 1~9·


184. Déjà Grégoire le Grand distinguait deux niveaux d'interprétation : celle selon la
« vérité historique» et celle qui requérait l'« intelligence de l'allégorie» :In Derbis sacri eloquii...
prius serDanda est Deritas bistoriae et postmodum requirenda spiritalis intel/igentia allegoriae (Hom.
in &ang. L. II, Hom. XL, PL, 76, 1302.); sur l'interprétation allégorique chez Grégoire, cf.
R. MANSELL1 [3]. 79-83.
18~. Cf. G. LE BRAs [u6], 6~, n. 2., et Ch. MUNmR, A propos des textes patristiqt14s... , et
A propos des citations seripturaires, 82.. Sur l'interprétation médiévale de la Bible en général,
cf. H. de Lu11Ac [u].
186. PL, z 7J, 634-92.4-
187. Par exemple D. 36 dictum post c. 2., § 1; 13; 14.- D. 37, dictum post c. 7; C. 2., q. 7
dictum po.rt c. 2.; C. 7, q. 1 dictum post c. 48; C. 2.3, q. 5, dict. post c. 49·
188. L'expression revient à plusieurs reprises, cf. par exemple les dicta initiaux de C. 2.3,
q. 3 et C. 2.6, q. 2..
3 56 Vivre la Bible

l'affirmer. li est d'ailleurs peu vraisemblable que Gratien ait trouvé


lui-même l'ensemble des textes répondant aux exigences des cas précis
qu'il envisageait189. Un bon exemple de dossier scripturaire est offert
par le dictum de la C. x;, q. x, post c. x. Gratien se propose dans cette
question de déterminer à quelle église doivent revenir les dîmes dues
par des exploitants qui ont été contraints de quitter leur domicile devant
une menace ennemie, mais qui, installés sur le territoire d'une autre
paroisse, continuent à cultiver leurs terres situées sur leur paroisse
d'origine. Pour régler le conflit qui pourrait surgir entre les deux églises
se prétendant l'une et l'autre attributaires des dîmes, Gratien n'allègue
pas moins de quatorze passages de l'Ecriture190, dont certains concernent
l'obligation de verser la dîme, mais dont d'autres ne s'y réfèrent pas
directement. D'autres dicta citent également des textes bibliques
empruntés à des Livres différents191. Tous témoignent de la connaissance
que Gratien avait des Ecritures et de la valeur qu'il attribuait à leur
autorité.
Une attention spéciale doit être accordée à l'usage de la Bible dans
les dicta initiaux des Distinctiones ou des Quaestiones. Neuf Distinctiones
s'ouvraient par un dictum qui allègue un ou deux textes scripturaires192.
Dans les Causae, 2.2. Quaestiones, dans leur dictum initial, se réfèrent à la
Bible193. Ne pouvant examiner en détail ces 31 dicta, parfois fort longs,
on se bornera à envisager avec quelle diversité ils utilisaient les textes
bibliques.
Certaines de ces citations ne répondent pas pleinement à une exigence
du texte194 • Ou bien le rappel de l'Ancienne Loi a simplement pour but
de marquer la différence entre ses prescriptions et celles du droit nou-
veau196. Ailleurs, le texte biblique fournit, avec l'autorité qui lui est
propre, une justification ou un exemple du principe que rappelle le

189. De nombreuses références scripturaires des di<ta ont été fournies à Gratien par les
canons que ces Ji&ta commentent. ll n'est cependant pas exclu que Gratien ait emprunté
directement à des recueils bibliques, florilèges, ouvrages reproduisant telle ou telle partie de
l'ensemble biblique, gloses. FRIEDBERG (Pro/egomena, XXXIX, n° 65) a relevé 19 emprunts à
!ag/ossa ad Vu/gatam, dont la plupart figurent au De penilenâa et Ch. MUNIER («A propos des
textes patristiques du Décret de Gratien», Proçeed. of the Third intiNI. Cong. of Mediwal canon
Law, 1968, Città del Vaticano, 1971, 46) relève l'utilisation de la Glose ordinaire (attribuée à
Anselme de Laon) dans les dicta, par exemple D. 37, dict. post c. 1·
190. Référence à Nomb. 18, 21-29; citation du Deut. 12, 5; 14, 27; 2.3, z5; 2.5, 4;
Ps. 8o, 13; 103, 14; Luc 10, 5; I Cor. 9. 7. I l et 13; Gal. 6, 6; I Tim. 6, 8; n Tim. 2, 6.
191. Voir par exemple D. 25, dict. post c. 3; D. 36, dict. post c. 2.; C. x, q. 4, ditt. post
c. I I (14 citations); C. 2., q. 7, dict. post c. 27; 39; 41; C. 7, q. 1, dict. post c. 48; C. 23, q. 1,
dict. initial; C. 2.3, q. 4, dict. post c. 32, etc.
192.. Cf. supra, n. 161.
193· C. 1, q. 2 et 3; C. z, q. 4; C. 15. q. x; C. 15, q. x; C. 17, q. x; C. 22, q. x; C. z;, q. 1,
3, 5, 6, 8; C. z4, q. 2 et;; C. z6, q. 2. et 5; C. 28, q. x; C. z9, q. 1 et z; C. 34. q. 4 et 6;
C. 3;, q. 1.
194· Par exemple D. 1·
195. Par exemple D. 5·
Les collections canoniques 357

dictum196 • Lorsqu'il traite des décrétales et de l'autorité pontificale


romaine, Gratien rappelle dans les dicta initiaux quelques-uns des textes
scripturaires essentiels en la matière197. ll est d'autre part bien connu
que ce sont les textes de la Première Epitre à Timothée (3, z-6; 4, 8;
5, 15 et zz), de l'Epitre à Tite (1, 6) sur les qualités de l'épiscope et des
presbytes qui servent de base et de plan aux Distinctiones qui traitent de
l'ordination198. C'est en alléguant Matthieu 5, 37 et l'Epitre de Jacques 5,
13 que le dictum initial de la C. zz, q. 1 interdit les serments et de nom-
breux textes bibliques justifient la défense faite aux clercs de s'engager
dans le service des armesl99.
Au lieu de se montrer affirmatif et de trancher d'entrée de jeu une
question difficile, d'autres dicta rassemblent des témoignages scripturaires
qui semblent se contredire et servent ainsi des opinions contraires. Tel
est le cas du dictum initial de la C. z4, q. 3 qui s'ouvre en donnant« de
nombreux exemples » du châtiment frappant toute une famille pour la
faute d'un de ses membres et qui s'achève en déclarant que l'on ne saurait
frapper toute la famille pour la faute d'un seul.
Même alternance dans le dictum initial de laC. z8, q. 1 à propos du
mariage des infidèles. Le dictum fait d'abord valoir les auctoritates (parmi
lesquelles figure un texte de Paul200) qui s'opposent à la reconnaissance
de telles unions. Puis il cite« d'autres auctoritates » tirées de l'Evangile
et de Paul qui conduisent à les admettre20I.
Dans la multitude des témoignages scripturaires, tous ne servent pas
de façon évidente l'argumentation de Gratien. Certains exempta de
l'Ancien Testament se conciliaient mal avec les exigences de la Nouvelle
Loi202 . ll est même certains épisodes de la vie du Christ, tels que les
rapportent les Evangiles, qui exigent explication203• On peut s'étonner
de ce que le Décret n'ait pas préféré passer de tels témoignages sous
silence. Sans doute certains étaient-ils trop connus pour que Gratien
puisse sembler les ignorer. D'autres figuraient dans l'auctoritas rapportée
au Décret. ll était donc nécessaire qu'un dictum en fixe l'exacte portée.
C'est alors qu'intervient utilement l'interprétation allégorique, où l'on

196. Par exemple D. 8.


197· D. 20 et 21.
198. D. 25 et suivantes; cf. G. LE BRAs (no], 71-73. Déjà l'Hibernen.ris avait utilisé ces
textes dans son L. 1 consacré à l'épiscopat (chap. 7).
199. D. 23, q. 1, dictum initial. Résumant l'esprit de ces textes, le diclum se clôt par la
formule lapidaire : militare peccalum ut ; cf. aussi les exempta et amlorilale.r que le dictum initial
de laC. 23, q. 3 tire de l'Ancien et du Nouveau Testament pour condamner le recours à la
violence et les textes du dictum initial de la C. 23, q. 6.
200. Rom. 14, 22.
201. Luc 12, p; 14, 26; Mat. 19, 29; 1 Cor. 7, u; Tite 2, 4·
202. Cf. pour la simonie le C. 1, q. r, t/içJ, po.rt, c. 22 et 24; la peine, C. 15, q. 1, dict.
po.rt, c. 6; le mensonge: C. 22, q. 2, d#t. po.rt, c. 20 et 24; le serment, C. 22, q. 1, dict. po.rt,
c. 16 et q. 4, dict. po.rt, c. 22.
203. Cf. par exemple C. 1, q. 1, dicl. po.rt, C. 22 et 24; C. 2, q. 7, dict. po.rl, c. 39·
358 Vivre la Bible

a vu parfois une« jonglerie littéraire »20&. Dans d'autres cas, utilisant des
principes d'interprétation plus« modernes», déjà proposés par Yves de
Chartres et Abélard, il explique ces solutions différentes du droit de son
époque en rappelant qu'elles avaient été données pour d'autres temps
et d'autres lieux.
C'est en combinant les principes nouveaux de l'interprétation avec
ceux, traditionnels, de l'interprétation allégorique que Gratien se libère
de textes embarrassants.

La Bible dans le « De Consecratione »

On a signalé plus haut la place relativement modeste faite aux textes


scripturaires dans le De Consecratione : I z 3 références, inégalement
réparties entre ses cinq distinctiones : une seule à la Distinction ill, relative
aux fêtes et au jeûne (c. 3o); 6 dans quatre canons (zo, 24, 39, 40) à la
Distinction V (qui traitent de la confirmation); I 3 à la Distinction I qui
traitent des lieux et des objets du culte ainsi que du sacrifice eucharis-
tique, mais 4 5 à la Distinction IV (baptême) et 58 à la Distinction ll
(eucharistie).
On est, d'autre part, frappé de la forte prépondérance des textes du
Nouveau Testament (94 contre z9), sensible tout spécialement dans la
Distinction IV qui traite du baptême et de la confirmation.
Autre fait remarquable : sur les 56 références aux Evangiles (contre 34
aux Epîtres pauliniennes), 38 utilisent l'Evangile de Jean, alors que dans
les autres recueils canoniques c'est celui de Matthieu qui vient toujours
en tête. On invoquera pour expliquer cette particularité l'objet du De
Consecratione, consacré essentiellement au culte et aux sacrements (bap-
tême, confirmation, eucharistie). L'explication ne doit pas être écartée.
Mais peut-être cette différence par rapport aux deux premières parties
du Décret trahit-elle la main d'un autre compilateur.
L'absence de dicta dans le De Consecratione relève plus de cette dernière
explication que de la première. Elle est en tout cas un fait notable qui
importe à notre enquête. En effet, dans cette Ilia Pars du Décret toutes
les références bibliques sont apportées par les textes qui constituent les
canons. Aucune ne peut être attribuée au compilateur du De Consecra-
tione. n serait donc vain de rechercher ici une méthode ou des principes
d'utilisation des textes bibliques, ou même de déceler des matières qui
les auraient particulièrement suscités. Seul fut déterminant le choix des
auctoritates et celui-ci ne fut pas guidé par le souci de faire appel aux
Ecritures.

204. LB BRAS [120], 76.


Les collections canoniqt~es 359

La Bible dans le « De Penitencia »205

Relativement rares au De Conseçratione, les références bibliques


abondent au De Penitencia : 335, dont 119 dans des dicta. On retrouve ici
la distinction entre citations bibliques apportées par les textes recueillis
pour leur auctoritas et non pour leur référence scripturaire, et citations
voulues par l'auteur du dictum. La grande majorité de ces citations
(toutes celles qui figurent dans les dicta) sont groupées dans les quatre
premières Distinctiones du De Penitencia. Les Distinctions V à VII,
très courtes, il est vrai, puisqu'à elles trois elles ne comptent que
16 canons, ne citent que six fois la Bible (dont une seule citation de
l'AT). Dans les D. I, II et rn, Ancien et Nouveau Testament sont l'un
et l'autre bien représentés. Dans la D. IV le Nouveau Testament est
presque deux fois plus souvent cité que l'Ancien (2.3 contre 15). Dans
les D. I et rn, l'Ancien Testament l'emporte (6o et 3 5 contre 47 et 2.6).
La quasi-totalité206 des références scripturaires contenues dans les
canons du De Penitencia figurent dans des textes d'auteurs ecclésiastiques,
et en tout premier lieu des Pères latins : Ambroise, Jérôme, Augustin,
Grégoire le Grand. L'accueil fait à d'autres auteurs chrétiens est, propor-
tionnellement, plus généreux et plus varié que dans l'ensemble du Décret.
Par eux beaucoup de passages bibliques ont été reçus au De Penitencia.
Citons Origène (en général masqué sous d'autres noms, dont ceux
d'Adamantius ou d'Exitius, D. 3, c. H et 35, que l'on ne retrouve pas
au Décret207), Cyprien, mais aussi Pomère, Isidore de Séville, Bède et,
pour l'Orient, saint Jean Chrysostome.
La longueur exceptionnelle des dicta du De Penitencia constitue un
autre trait caractéristique de cette partie du Décret. Elle a favorisé les
apports bibliques208.
Ces traits du De Penitencia, nouvelle confirmation de son originalité
par rapport au Décret, s'expliquent en partie par son objet. Alors que
la Distinction I traite du rôle de la contrition et de la confession. dans la
rémission des péchés, les D. II, rn, IV, sorte de« traité théologique »209,

2.05. Ch. MUNIER, «A propos des citations scripturaires du De Pmiten&ia »,Re~~. de droit
ranonique, XXV (1975), 74-83.
2.06. ll faut cependant signaler quelques très rares canons formés exclusivement d'une
citation biblique: D. 1, c. 3 (Ps. 50, 19), 4 (Ps. 31, 5), 34 (Mal. 3, 7); D. 2., c. 7 (I Cor. 13);
c. 2.8 (Gal. 5, 6). Le c. 36, D. 1 (I Ep. Jean, 3, 9) ne doit pas être tenu pour un canon, mais
être rattaché au dirtum précédent qui s'y réfère expressément; cf. également D. IV, c. u.
2.07. Où Origène est très souvent caché sous le nom de Jérôme.
2.08. 2.3 citations dans le tiktum de laD. 2.,post, c. 39; 2.1 dans le tli&trlm de laD. 1, post
c. 6o; 14 dans celui de la même D,post, c. 87.
2.09. J. RAMBAUD [12.1], 89. La tendance spéculative théologique de ces Dislimtianes,
inhabituelle dans le Décret, a été soulignée par le pape Jean-Paul Il, alors Mgr K. WOJTYLA
dans un article sur « Le traité De Penitenria de Gratien dans l'abrégé de Gdansk », Stutiia
Gratiana, Vll (1959), 357-390.
36o Vivre la Bible

envisagent la .réitération de la pénitence et la reviviscence des fautes


pardonnées. On est loin ici des considérations proprement canoniques.

Domaine de l'argument scripturaire

On a rencontré, au cours des développements précédents, quelques-


unes des questions à propos desquelles Gratien faisait intervenir le
témoignage scripturaire. En dresser une liste exhaustive serait long et
de peu de profit. On ne saurait en effet mettre côte à côte les textes où
la Bible n'est alléguée que de façon allusive, dans une brève formule,
et ceux qui, multipliant les références scripturaires, semblent en faire
une donnée essentielle de l'argumentation.
Dans les vingt premières Distinctiones, consacrées aux sources du
droit, les références bibliques sont peu nombreuses et l'on n'en compte
que six dans les dicta 210• Elles deviennent plus fréquentes dans la seconde
partie des Distinctiones lorsque Gratien traite de l'accès aux ordres, des
ministres et de la hiérarchie. Déjà le dictum initial de la D. 20 (§ 1), à
propos de l'autorité des décrétales, avait cité Matthieu 16, 18. D'autres
passages rappelleront à nouveau les fondements scripturaires de la
Primauté211•
La Bible est aussi alléguée à propos des degrés d'ordre212, du respect
des supé.rieurs213, des conditions d'accès aux ordres 214, des qualités de
l'évêque215, de la chasteté cléricale216, de la tempérance que doivent
observer les clercs217 et des autres vertus du clergé218 . La grande majorité
de ces citations figurent dans des canons empruntés à la patristique219,
mais les dicta font également état de références bibliques.
Beaucoup plus abondants dans la lia Pars du Décret, les témoignages
bibliques sont invoqués à propos de sujets très divers. La Cause 23,
qui traite de la violence sous ses diverses formes 220, leur est particulière-

:uo. a. supra, p. 352·


2II. Dittum initial de laD. 21, § 3 (Luc 22, 32); cf. D. 21, c. 2 et 3; D. 22, c. 1 et 2.
212. Dktum initial de laD. 21, § 1 (Luc II, 19); D. 21, c. 1 (Ionn. 1, 9).
213. D. 21, c. 4·
214. Dietum initial de la D. 24 (1 Tirn. 5, 22); D. 25, di&t. post c. 3 (1 Tirn. 3, 2).
215. D. 25, diet. post c. 3 (1 Tim. 3, 2; Tite, 1, 7); D. 40, diet. initial (1 Tirn. 3, 2).
216. D. 31, tliet. post c. 1 (1 Cor. 7, 5), c. 4 (Lév. u, 14 et 21, 12; Nomb. 18, 7), c.
(1 Cor. 7, 5), c. II (1 Cor. 9, 5).
217. D. 35, c. 2, 6.
2.18. a. D. 36, dktum post c. 2, § 5. 7. 8, 9· 10, II; D. 37. dkt. post c. 15; D. 38, c. 10;
D. 42, dietum initial, § 2.
219. Voir en particulier le très long passage emprunté à Grégoire le Grand, D. 43, c. 1;
autres emprunts au même auteur D. 45. c. 9; D. 46, c. 1 et 2; D. 47, c. 3; emprunts à Jérôme
D. 35, c. 2, 4. 6; D. 49, c. 2 ou à Origène D. 45, c. 17, etc.
220. La guerre (q. 1 et 2), l'usage de la contrainte et la légitimité des peines (q. 3 et 4),
la peine de mort et le droit de tuer son ennemi dans une guerre juste (q. 5), la poutsuite de
l'hérésie (q. 6 et 7), les clercs et le service des armes (q. 8).
Les collections canoniques 361

ment accueillante : 58 références à l'AT, 87 au NT. Le dictum initial de


la q. 1 multiplie les références aux deux Testaments pour condamner
toute violence, ce qui n'empêchera pas la q. 4 de proposer une doctrine
de la guerre juste221 • Le dictum de la q. 4,post c. 15 accumule les citations
qui opposent à la rigueur de l'Ancienne Loi, édictant des peines et
donnant l'image d'un Dieu sévère (spécialement Ex. zo, 5), la mansué-
tude de la Loi Nouvelle, qui réserve à Dieu le châtiment des fautes et
invite l'homme coupable à la pénitence. Le dictum initial de la q. 5, au
contraire, rapproche le précepte du Décalogue « tu ne tueras pas »
(Ex. zo, x;) des paroles du Christ« celui qui prend le glaive périra par
le glaive» (Mat. z6, 52.). Ce dernier texte reparaît dans le dictum initial
de la q. 8, cette fois pour justifier l'interdiction faite aux clercs de prendre
les armes. A travers les dicta de la q. 4 s'esquisse une doctrine de la
répression et des peines qui prend appui sur des références scripturaires.
On pourrait multiplier de tels exemples. Qu'il s'agisse des elimes,
des privilèges, du serment, de la sépulture, des sorts, du châtiment des
coupables222, des accusations contre les prélats223, l'Ecriture est largement
invoquée.
On la retrouve dans des évocations critiques des mœurs de l'épiscopat
médiéval. Le dictum post c. z.o (C. z;, q. 8) signale des évêques qui ne se
satisfont pas d'être les serviteurs de Dieu. A la différence des Uvites
de l'Ancienne Loi, ils ne disent pas« Dominus pars hereditatis meae est »224•
Non contents de la elime et des prémices, ils veulent des champs, des
domaines, des châteaux et des cités. Pour tout cela, ils doivent tribut à
César220, à moins d'en être exemptés par la bienveillance impériale.
Propos qui rappellent les débats de la Querelle des Investitures. Cette
critique discrète des appétits épiscopaux rejoint celle, plus incisive, des
réformateurs « grégoriens ».
De ces appels si divers à la Bible, nous ne retiendrons pour terminer
que ceux du de matrimonio. De laC. 2.7, q. 2. à laC. 35, on ne rencontre
pas moins d'une cinquantaine de références à l'AT et plus de 8o au NT.
Dans les dicta, la Bible reparaît une quarantaine de fois.
Qu'à côté de la procréation, l'une des fins du mariage soit le remède
à la concupiscence est rappelé, dans le dictum de laC. ;z, q. 2., post c. 2.
par la citation de la Jre Epître aux Corinthiens 7, 2. et le dictum conclut,
avec la même épître (7, 5), à l'obligation du debitum conjugale.
La doctrine consensualiste, qui tient l'échange des consentements

2.2.1. HUBRECHT, «La 'juste guerre' dans le Décret de Gratien», St. Graliana, Ill (1955),
161-177•
.uz. Le texte de la I•• aux Corinthiens 5, 3-5 est cité à plusieurs reprises : C. II, q. 3,
Jüt.po.rtc. :n;C. Z3,q·4,Ji&t.po.rtc. z6; C. .24,q. l,tliet.po.rtc.4; le Jjçtum initial de C. 26,
q. 5 se réfère à 1 Cor. 5, II.
223. Cf. G. LE BRAs [uo], 62-69.
224. Ps. 16 (15), 5·
225. Le Jietum cite le RetiJite Ce.rari (Mat . .u, 21) et Rom. 13, 7·
~62. Vitlf'e la Bible

pour l'acte créateur du lien matrimonial, est justifiée dans le dictum


de laD. 2.7, q. z.,post c. 2 par l'exemple décisif du mariage de la Vierge.
Un fragment d'une lettre d'Innocent I (D. z.6, c. 3), citant Matthieu 19, 6,
rappelle le principe d'indissolubilité. C'est au même passage de Mat-
thieu (19, 9) que fait appelle dictum initial de laC. 33, q. 1, pour fonder
la loi d'indissolubilité, ainsi que le dictum post c. x6, C. p, q. 5· Le
privilège paulin qui met en échec la loi d'indissolubilité en cas de mariage
entre chrétiens et infidèles est exposé, à l'aide de textes scripturaires,
dans un passage du Liber de adulteriis coniugiis d'Augustin que Gratien
fait figurer C. 28, q. 1, c. 8 et, dans le dictum initial de cette quaestio,
plusieurs textes des Evangiles et de Paul cautionnent la reconnaissance
du mariage des infidèles226• Le refus d'autoriser le mari adultère à
renvoyer sa femme, également coupable d'adultère, est justifié dans
le dictum initial de la C. 32, q. 6 par les textes de Jean (8, 7) et de Luc
(6, 42) sur la lapidation de la femme adultère.
Le dictum initial de la C. 15, q. 3, se demandant si une femme peut
porter accusation contre un clerc, offre à Gratien l'occasion d'affirmer
la supériorité masculine et d'opposer une fois de plus l'Ancienne Loi
aux règles de son temps. En effet, au témoignage du Livre des Juges
(4, 4), des femmes furent juges en Israël (§ x). Mais Gratien constate
que sur ce point la Loi Ancienne est abolie; et de citer (§ z.) l'Epître
aux Ephésiens (5, 2.2.-23), subordonnant la femme à l'autorité du mari221•

Conclusion

Au terme de cette analyse, une question demeure. Quel intérêt


présente pour le Décret de Gratien cet apport scripturaire ?
Les rares canonistes qui se sont interrogés sur ce point semblent
en faire peu de cas. Les références à l'AT paraissent à G. Le Bras
concerner « un monument historique dont certaines parties sont
caduques et les autres ne sont respectées qu'en tant qu'annonce du
Nouveau Testament »228 • Le bilan de la contribution scripturaire est
à peine moins sévère : « L'ensemble est moins imposant que le prin-
cipium du Décret ne le laissait prévoir.» L'Ancien Testament est dépassé,
l'Evangile « prédication morale où les précisions juridiques sont rares »
ne pouvait guère répondre aux besoins du juriste. Quant à saint Paul,

zz6. Cf. aussi ditlum initial de la C. 29, q . .z, qui se prévaut de la généralité des termes
de 1 Cor. 7, 39·
• 227. Dans ce dittum, où il rejette l'exemple donné par l'Ancien Testament, Gratien
mvoque la loi romaine, refusant aux femmes l'accès des tribunaux, ainsi que le confirment
les textes du Code de Justinien et du Digeste qui forment les c. 1 à 3 de la même q1111e.rtio.
zz8. Op. cit., 66-67.
Les collections canoniques 36 3

il écrivait pour de petites communautés, bien différentes de la société


chrétienne du xue siècle229.
Se plaçant à un autre point de vue, Ch. Munier est aussi réservé.
S'il reconnaît que la Bible est pour Gratien« règle de foi et de conduite»,
il ne lui semble pas que dans le Décret elle formule le droit. Gratien,
en « bon grégorien», estime que cette fonction revient à l'autorité et
tout spécialement au Siège romain230• S'il allègue la Bible c'est pour en
insérer le message dans son recueil juridique plus que pour en dégager
des règles de droit.
Si l'on suivait cette voie, on en viendrait à conclure que les réfé-
rences bibliques ne figurent au Décret que par une sorte de jeu, au
mieux pour témoigner d'une connaissance des Ecritures, ou, tout
simplement, parce qu'elles étaient fournies à Gratien par les textes
qu'il recueillait.
Devant le nombre considérable de références scripturaires qui
figurent au Décret231, il est cependant difficile de croire que Gratien
n'y ait attaché qu'une médiocre attention. Sans doute la grande majorité
figure dans des canons et, par conséquent, lui a été « donnée » par les
textes qu'il recueillait. Mais les dicta à eux seuls en comptent 429, celles-ci
voulues par leur auteur. Le témoignage biblique est donc pour Gratien
une donnée importante; parfois une référence embarrassante, quand
l'exemple ou la règle qu'il rapporte ne correspond plus aux usages
canoniques du xue siècle. Si Gratien le rappelle néanmoins, c'est qu'il
estime que beaucoup le connaissent et qu'il doit en proposer une inter-
prétation convenable.
En fait, dans les dicta comme dans les canons, le texte biblique
formule souvent une règle ou sert de fondement à la règle qui est for-
n
mulée. ne semble donc pas que l'on puisse en méconnaître la valeur
juridique et donc l'importance dans la masse des textes qui constituent
le Décret.
Tous ces textes sans doute n'ont pas même valeur. Certains sont
loin de la règle de droit, d'autres témoignent d'un monde juridique
révolu et l'on a dit la part que tenait l'allégorie dans l'interprétation
de nombreux fragments scripturaires.
Mais, surtout, la nature même de beaucoup de textes scripturaires
soumet leur autorité à un certain contrôle. Conçus dans le monde
lointain du peuple d'Israël, les textes de l'Ancien Testament requièrent
pour les canonistes du xne siècle quelque explication. Les formules

u9. Op. eil., 76.


z~o. « A propos des textes patristiques>> (cité supra, n. 164), 49-50; « A propos des
citations scripturaires du De Peniteneia » (cité supra, n. zos), Sz-8~.
2~1. Nous en avons relevé 886 pour les deux premières parties, u3 au De Con.reçralione,
335 au De Penileneia, soit un total de 1 344·
364 Vivre la Bible

néo-testamentaires elles-mêmes ne sont pas toujours à prendre pour


expression de la règle de droit.
Dans ce travail d'interprétation, Gratien donne la première place
à l'autorité romaine.
Le dictum initial de laD. 2.0 est à cet égard décisif. Gratien s'inter-
roge sur la place des expositores sacrae scripturae dans la hiérarchie des
sources. li en reconnaît l'excellence. Guidés par l'Esprit-Saint, Augustin,
Jérôme et d'autres ont une autorité considérable, que justifient leur
science et leur raison. A ce point de vue, ils l'emportent parfois sur
certains Pontifes.
Mais« autre chose est d'exposer avec soin l'Ecriture et autre chose
d'imposer un terme aux litiges. La science ne suffit pas pour régler
les affaires, il faut aussi le pouvoir ».
A l'appui de cette doctrine, le dictum évoque la remise à Pierre
des clefs du Royaume des Cieux. ll cite aussi le texte de l'Evangile :
« Tout ce que tu lieras sur cette terre ... »238• Paroles qui conféraient au
Chef de l'Eglise et la science de discerner le bien du mal et le pouvoir
d'exclure et de réconcilier.
Ainsi l'hommage rendu aux savants marque les limites de leur rôle.
A eux d'exposer, à l'autorité de trancher et de dire le droit. Absoudre
ou condamner n'est pas seulement question de science. n y faut le
pouvoir, dont disposent ceux qui président à la communauté. Les doc-
teurs ont beau l'emporter sur les Pontifes dans leurs livres. Parce qu'ils
ne sont pas les premiers en dignité, ils leur cèdent le pas dans le règle-
ment des litiges.
C'est en ayant présent à l'esprit cette hiérarchie que l'on doit appré-
cier la place des Ecritures au Décret. Par le nombre des références et
leur variété, elle est considérable. A cet égard, le Décret de Gratien
s'inscrit dans la lignée de ses grands prédécesseurs, les Décrets de
Burchard de Worms ou d'Yves de Chartres. li les surpasse même par
sa richesse. Mais l'Ecriture donne rarement une solution immédiate
aux difficultés quotidiennes. Lorsqu'il s'agit de les résoudre, l'autorité
de la hiérarchie reprend la première place et la spéculation cède aux
exigences de la discipline. Accueillant aux Ecritures, le Décret n'en
avait pas moins reçu les leçons« grégoriennes». Souverain législateur,
le Pontife romain reste l'interprète suprême du droit et des Ecritures.

232. Mat. x6, 19.


Les collections canoniques 365

CoNCLUSION GÉNÉRALE

De l'aube du second siècle au milieu du XIxe, avec des fortunes


diverses, la Bible chemine dans « les collections canoniques ».
Elle fut à deux moments source directe de droit. D'abord lorsque
les premières œuvres liturgico-disciplinaires, qui ne disposent même
pas d'une ébauche de législation, demandent aux Ecritures une disci-
pline de vie. Puis, au vme siècle, dans la lointaine Irlande où des moines
cultivés doivent suppléer aux déficiences du droit. Dans les deux cas,
malgré les différences d'époque et de situation, la Bible est utilisée
selon des modalités assez voisines. Elle fournit directement des textes
et l'Hibernensis en fait volontiers des chapitres disciplinaires.
Tout autre est son emploi dans les Faux Isidoriens. L'atelier des
faussaires lui demande une caution pour justifier leurs thèses. Celles-ci
s'expriment dans de longs apocryphes à l'abri de prestigieux patro-
nages. Les citations ou allusions bibliques émaillent Fausses Décrétales
et Faux Capitulaires. Mais elles ne sont plus présentées directement
comme des règles disciplinaires.
Peu utilisée par la législation du haut Moyen Age, la Bible n'a
pas grand-place dans les collections canoniques du vxe au milieu du
IXe siècle. Ce qui ne signifie pas qu'on ait cessé de l'étudier.
Certaines décrétales la citent et quelques évêques cultivés l'invoquent
dans les conciles. Mais elle est affaire d'hommes de doctrine plus que
de pasteurs ou de législateurs 233 • Aussi est-ce dans la littérature chré-
tienne, et surtout chez les Pères de l'Eglise, qu'elle trouve refuge.
A partir du milieu du IXe siècle, cette littérature vient enrichir les
recueils canoniques. Par son intermédiaire, la Bible fournit aux collec-
tions auctoritates et exempta. Elle n'est pas simplement enrichissement
quantitatif. Avec les textes scripturaires un esprit nouveau pénètre
les collections, dont témoignent encore les recueils constitutifs du
Corpus Juris canonici. Sans écarter les énoncés normatifs, auxquels convient
la rigueur juridique, les collections font une place au message biblique,
exprimé souvent sous forme imagée, voire poétique, et dont les ambi-
tions dépassent la seule harmonie d'un ordre terrestre.
Cet emprunt biblique a varié selon les temps. D'abord en impor-
tance. n est modeste dans les premières œuvres doctrinales, elles-mêmes
assez brèves : on ne compte pas 100 références dans la Didaché (AT 46,
NT 47); moins ~ncore dans le Pasteur ou la Tradition apostolique. Une nette
progression dès la Didascalie où l'on relève 2 38 références qui emprun-

233. Certains cumulent ces titres, et, en tout premier rang, Grégoire le Grand.
366 Vivre la Bible

tent un peu moins à l'Ancienne (1o3) qu'à la Nouvelle Loi (135). Mais
c'est dans l'Irlande de l'Hibernensis et un siècle et demi plus tard dans
la Gaule carolingienne du Pseudo-Isidore que s'opère le progrès décisif,
fruit d'une étude plus poussée de la Bible, mais aussi du travail des
Pères : près de 300 textes dans l'Hibernensis, dont les deux tiers (214)
ont été empruntés à l'AT; environ 400 dans les Fausses Décrétales, où
l'Ancien Testament l'emporte d'une courte distance (215 contre 177)234.
Servis par ces collections, mais ne dédaignant pas des emprunts nou-
veaux, les compilateurs, de Burchard à Gratien, en Italie comme au
nord des Alpes, enrichissent le dossier.
A cette croissance numérique répond très normalement une diver-
sification croissante. La Didaché n'utilisait que 14 livres de l'AT et,
pour le NT, surtout l'Evangile de Matthieu, un peu moins celui de Luc,
les Epîtres pauliniennes n'apparaissent que trois fois. Avec la Didas-
calie l'éventail s'ouvre : 21 livres de l'AT; pour le NT, un large appel
aux Evangiles (92 références) se combine avec l'utilisation de la presque
totalité des Epîtres pauliniennes235.
Mais c'est l'Hibernensis qui, à la quantité, ajoute la diversité. Vingt-
sept livres de l'AT (sur 46) sont cités. Parmi ceux qui n'ont pas été mis
à contribution, certains resteront ignorés des collections canoniques :
Ruth, I Chronique, Judith, Esther, les deux Livres des Macchabées,
les Lamentations, Baruch, Abdias, Aggée et neuf autres livres, rare-
ment cités par les canonistes236. Au NT, l'Hibernensis emprunte non seu-
lement une cinquantaine de textes des Evangiles, mais, outre des frag-
ments des Actes, de l'Epitre de Jacques, de la Ire de Pierre, de la Ire de
Jean et de l'Apocalypse, des passages de la plupart des Epitres pau-
liniennes237.
Les Fausses Décrétales se montrent un peu plus sélectives à l'égard
de l' AT238. Mais, à l'exception de la lettre à Philémon et de la ne Epitre
de Jean, tout le NT est mis à contribution.
D'une façon générale, dans l'AT, le Pentateuque (et surtout l'Exode
et le Deutéronome), mais plus encore les Psaumes et, parmi les Pro-

234. D'autres témoignages, et avant tout celui d'Hincmar de Reims, canoniste, théolo-
gien, litutgiste, confirment la place considérable des références bibliques dans la littérature
chrétienne du rx• siècle.
235. Seules déficiences la II• Ep. aux Corinthiens et la II• aux Thessaloniciens qui n'appa-
raissent guère avant les Fausses Décrétales et la lettre à Philémon qu'ignorent les collections
canoniques.
236. II Chro., Néhéinie, que citent une fois les Fausses Décrétales, Cantique des
Cantiques (ttès rarement cité dans les collections canoniques), Ecclésiastique, Joël, Michée,
Nahum (ces deux derniers n'apparaissent qu'avec les Fausses Décrétales), Sophonie (que
l'on ne trouve 3, 4, que dans un texte du Concile romain de 743, c. 15, que reproduit le
Décret d'Yves, VI, 76 en attendant celui de Gratien, D. Sr, c. 23), Malachie.
237. Ne sont pas utilisées les Epittes aux Philippiens et aux Colossiens, la II• aux Thessa-
loniciens, l'Epitte à Tite.
238. Vingt-deux livres non utilisés,
Les collections canoniques 367

phètes, Isaïe et Ezéchiel239 sont le plus souvent invoqués par les col-
lections canoniques. Dans le NT, l'Evangile de Matthieu et, pour les
Epîtres, celles aux Romains et la Jre aux Corinthiens occupent les
premières places.
Ces choix tiennent pour partie aux sujets abordés. Mais ceux-ci
ne les conditionnent pas pleinement, car la référence biblique est souvent
reflet d'une certaine culture, résurgence de mémoire, sans grande cohé-
rence avec l'objet du canon. On constate en effet que les préférences
et les omissions des canonistes se retrouvent, pour l'essentiel, dans
d'autres œuvres2&0,
ll est remarquable que les préférences des Fausses Décrétales se
retrouvent pour bonne part dans les écrits d'Hincmar241 dont les sujets
dépassent de beaucoup le seul domaine du droit. Les Psaumes y sont
au premier rang suivis par Matthieu. La Jre aux Corinthiens et l'Epitre
aux Romains sont, de loin, en tête des Epitres pauliniennes. Isaïe et
Ezéchiel sont préférés aux autres prophètes. Et, pas plus que les col-
lections canoniques, les écrits de l'archevêque de Reims ne font appel
aux Livres de Ruth, de Judith, au Jer Livre des Macchabées ni, parmi
les Prophètes, à Baruch ou Abdias ou, pour les Epitres, à la lettre à
Philémon242•
Les grandes collections canoniques des XIe-:xne siècles ne modifient
guère ces équilibres. Leurs auteurs étaient trop tributaires de leurs
devanciers, trop marqués aussi par les méthodes et les matières de
l'enseignement de leur temps pour rompre avec la tradition.
Le Décret de Gratien, ici comme en bien d'autres domaines, s'inscrit
dans la ligne d'une longue histoire. Mais il porte aussi les germes d'une
grande mutation. Fidèle au passé, il admet largement les références
bibliques. Marqué par les thèses que développent depuis un siècle les
collections« grégoriennes», il fait de Rome l'arbitre du droit. Une hié-
rarchie des sources s'affirme qui, sans écarter le recours à la Bible,
met au premier rang le Pontife romain.
Jean GAUDEMET.

239. La fréquence des citations d'Ezéchiel (comme de Job) s'explique par l'existence de
commentaires célèbres de ces livres, auxquels ont emprunté les auteurs de collections
canoniques.
240. Cf. les observations de Beryl SMALLEY [4], 631-655, spéc. 649: le Psautier privilégié;
puis les Evangiles et les Epitres; peu de place aux« petits» prophètes, sauf Jonas, au Cantique
ou à l'Apocalypse, mais faveur pour les Livres sapientiaux.
241. J. DEVISSE [68], I32D-I32I.
242. D'autres livres, absents des collections canorùques, ne se trouvent dans les écrits
d'Hincmar qu'à une ou deux reprises et l'inverse est également vrai.
368 Vivre la Bible

Tableau du nombre de références bibliques dans quelques collections canoniques

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~ ~ Décret
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.....,:::: de Gratien (1)
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r.x.:; I 2 3

1. - ANCIENT TESTAMENT

Genèse I 9 9 z z 5Z II
Exode 6 6 13 Z3 35 4 Z7 9 6
Lévitique I 3 13 18 z 30 5
Nombres I z 14 6 8 15 ; 4
Deutéronome II 4 3Z II 4 Z3 I
Josué 4 4 I
Juges 3
Ruth
1 Samuel 9 I 13 4 I
II 5 3 IO I
1 Rois 3 I 5 4 z
II - 4 4 4 I
1 Chroniques
II - I 4 z
Esdras I
Néhémie
Tobie z 1 3 ; z
Judith
Esther
1 Macchabées 1
II
Job 1 z 5 3 4
Psaumes 3 z II Il 50 64 41 7
Proverbes 4 13 x6 14 Z4 3
Ecclésiaste 1 9 z z 14 6
Cantique des Cantiques 3
Sagesse 1 II 6 ; 1
Ecclésiastique (Sirac.) 8 z 45
Isaïe 19 17 z6 IZ
Jérémie I 3 9 Z9 6 ;
Lamentations 6
Baruch
Ezéchiel 7 15 3 Z9 10 z
Daniel 1 6 4 ; 3
Osée Il 10 4
Joël 1 1 3
Amos z
Abdias
( 1) 1 : Distindionu et çau.rtU; a : De Pmillnda; 3 : De C1111.turatione.
Les collections canoniques 369

T ab/eau du nombre de références bibliques


dans quelques collections canoniques (suite)
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~ -.;; ~ .,~ ~ tk Gratien
~ ~
~
~
iS r;.;~ ~ ~ ~ I 2 J

Jonas z 3
Michée z
Nahum z 2
Habaquq z 1 7
Sophonie 1
Aggée
Zacharie 2 z 2 2 1
Malachie 1 II

Total AT 46 10 lOI 217 85 ZI5 399 153 Z9


IL - NoUVEAu TESTAMENT
Matthieu 30 9 56 32 13 54 IZI Z9 10
Marc 1 9 8 3 6 z
Luc 9 z Z3 10 3 17 37 Z7 6
Jean 5 4 4 4 zo 41 37 36
Actes z 4 6 z z 14 H z 3
Et. aux Romains
Corinth.
3
z
8
x6
4 27
Z5
49 9
13
9
17
2 3 7 99
II 3 z x6 17 3 z
Galates 2 z 7 13 1 z
Elifjésiens 3 4 7 14 4
P · ippiens z 6 3 2
Colossiens 3 8 2
I Thessal. 1 z 4 3
II 5 I
I Tim. 1 7 8 3 9 z6 z 3
II - 2 1 2 4 10 3
Tite 2 3 z II
Philémon I
Hébreux 4 1 1 7 3 5
Ep. de lacques 3 1 13 6 9
I Ep. e Pierre 1 3 3 1 zz 12 1 1
II Eê. de Pierre 1 9 3
I p. de Jean z 14 II
II Ep. de Jean 2
ill Ele. de Jean z I
Ep. e Jude 3
Apocalypse I I 3 I 8 6 6
Total NT 50 36 136 109 50 317 507 174 94
3

La Bible
et les canonistes*

Les débuts de l'étude scientifique du droit canon au Moyen Age


sont généralement datés des environs de I 140, lorsque Gratien compo-
sait sa Concordia discordanti11m canon11m, ou Decret11m. On sait peu de
chose à propos de Gratien, généralement décrit comme un moine
camaldule favorable à la papauté, qui enseignait la théologie à Bologne.
li était contemporain des « quatre Docteurs », les successeurs d'Irne-
rius, l'initiateur de l'enseignement scientifique du droit civil en cette
cité1• Le Decret11m se présentait comme un manuel, réalisé à une époque
où le droit enseigné dans les écoles était défini par des enseignants
plus que par les législateurs. Hors de toute approbation papale d'un
caractère officiel, l'œuvre de Gratien fut étudiée à travers toute la chré-
tienté. A Bologne et à Paris, les facultés de droit canonique délivraient
des leçons sur une version du texte de Gratien complété par certaines
additions (paleae) 1•
Gratien n'était pas le premier penseur médiéval soucieux de mettre
de l'ordre dans l'héritage divers de l'Eglise en fait d'idées et de pratiques
disciplinaires. La plupart des anciennes collections canoniques étaient

* L'auteur a discuté ces réflexions avec les pro Stephan Kuttner et Brian Tiemey, ainsi
qu'avec ses collègues de l'Institut de Droit canonique médiéval (Berkeley), Stephanie Jefferis
Tibbetts ct Stephen Horwitz.
1. S. Cuonoaow, CbrisJitm PoliJüal Tbeory 111111 Churth PoliJi&s in JIJI MiJ-Twe/fJh CenJury,
Berkeley, 1972, pp. 47-64; J. NOONAN, « Gratian Slept Here: the Olanging Identity of the
Father of the Systematic Study of Canon Law», dans TrmliJio, JJ, 1979, pp. 145-172.
2. S. KtlTTNl!R, Harmof!Y from Dùso11411te, Latrobe, Penna., 196o, p. 30; ]. NooNAN, << Was
G12tian Approvcd at Ferentino », BtdleJin of Metliwal Canon l...mll, i (1976), pp. 15-27; P. CLAs-
SEN,« Das Demhmt GraJitmi wurde nicht im Ferentino approbiert », ibitl., 1 (1978), pp. 38-4o;
H. RAsHDALL, The UniHrsiJi4s in Jhe Mitltlle Ages, 1, Oxford, 1936; repr. 1964, pp. u8-135.
372. Vivre la Bible

des compilations chronologiques de canons conciliaires et de lettres


papales avec un ensemble complexe de textes apocryphes. Mais Gratien
appartenait à une tradition de théologie scolaire qui produisait des
collections systématiques en vue de résoudre des problèmes d' orga-
nisation ecclésiastique. On insérait dans ces collections, avec les canons
et les décrétales, des extraits patristiques, souvent relatifs à l'Ecriture,
et des passages tirés de la Bible elle-même. Parmi les premiers de ces
théologiens scolaires figure l'évêque de Worms, Burchard, du XIe siècle,
dont le Decretum se terminait pat un pénitentiel ( Co"ector) et un traité
de théologie spéculative ( Speculator). Des auteurs ultérieurs dans cette
même tradition furent membres d'un cercle réformateur à Rome ou
comptaient parmi ses sympathisants. Trois de ces derniers, des ecclé-
siastiques plus nordiques, influencèrent Gratien, à savoir Bernold de
Constance, Yves de Chartres et Alger de Liège. lis appliquèrent des
règles herméneutiques aux divers textes légaux hérités par l'Eglise.
Le transfert des principes exégétiques du domaine des textes sacrés à
celui du droit canon ne leur posait d'ailleurs aucun problème spécial,
puisque la Vulgate ne manquait pas de termes juridiques rendant un
écho fidèle du latin du droit romain3•
Gratien lui-même appartenait à la plus ancienne période de la théo-
logie scolastique. Ses rapports précis avec les écoles de Paris ont fait
l'objet de nombreuses discussions. Des auteurs médiévaux établis-
saient une telle connexion en faisant de « Pierre » Gratien un frère de
Pierre Lombard et de Pierre le Mangeur. La recherche moderne pré-
tendit relier la méthodologie de Gratien avec celle de Pierre Abélard.
Un trait d'union entre eux a été suggéré par leur recours commun
aux écrits de Bernold et d'Yves. Ce rapport paraît le plus plausible,
Gratien ne semblant avoir connu les doctrines d'Abélard que d'une
façon indirecte. L'un et l'autre, ces deux pionniers intellectuels, avaient
tendance à placer la dialectique en tête de l'histoire, en vue de résoudre
les différences entre les textes reçus'. L'influence de Gratien sur Pierre
Lombard se laisse discerner plus immédiatement dans le fonds commun de
leurs compilations, le Decretum et les Sentences, ainsi qu'en leur théologie

3· C. MUNIER, Le.s soswces patristiques du droit de l'Eglise, Mulhouse, 1957, pp. 54. 58, 96,
99, 111; A. M. LANDGARP, « Diritto canonico e teologia nel secolo XII», dans Studia Gratiana,
I, 1953, pp. 374-376; W. ULLMANN, Law and Politics in the Middle Ages, lthaca, NY, 1975,
PP· 42-46. Les collections irlandaises, composées à l'écart du courant principal de l'Europe,
se servirent largement de la loi mosaique; voir P. FoURNIER,« Le Liber ex lege Moysi et les
tendances bibliques du droit canonique irlandais», dans Revue ct/tique, JO, 1909, pp. ZZI-234·
Des versets bibliques en grand nombre entrèrent dans la composition des Fausses Décrétales;
voir G. LE BRAS, « Les Ecritures dans le Décret de Gratien », dans Zeitschrift fiir Rechts-
guchichte, kan. Aht., 27 (1938), pp. 47-80 et 51.
4· D. E. LuscoMBE, The School of Peter Abe/art!, Cambridge, 1969, pp. 214-221;
R. E. WEINGART, The Logic of Divine Lo11e, Oxford, 1970, pp. 28-31; J. R. McCALLUM,
A!J;Iard's Christian Theo/ogy, Oxford, 1948, pp. 98-99; J. PELIKAN, The Christian Tradition, III,
Chicago, Ill., 1978, pp. 213, 224, 227; KuTTNER, Harmonyfrom Dissonance, pp. 24-26, 35-36.
La Bible et le.r canoni.rte.r 37 3

des sacrements et leur théologie morale. Partout les S entence.r empruntent


au Decretum (les Décrétistes, à leur tour, empruntèrent à l'œuvre de
Pierre Lombard dans leurs propres discussions sur les sacrements)~>.
Ces filiations une fois clarifiées, il devient plus aisé d'enregistrer
le recours à l'Ecriture dans le Decretum. Pour Gratien, comme pour les
théologiens scolaires plus anciens, l'Ecriture représentait la pierre de
touche de la discipline ecclésiastique tout entière ainsi que de la
croyance. Il fallait appliquer les vérités éternelles de la Bible sur le
plan pratique grâce à la science canonique. L'approche du droit canon
par Gratien offre des affinités étroites avec la théologie morale. Ainsi
il partageait volontiers le penchant de son époque, attachant peu d'atten-
tion à la lettre du texte pour découvrir d'autant mieux la signification
spirituelle qui s'y cachait. On voit donc Gratien très préoccupé au
sujet du sens tropologique de l'un ou l'autre des innombrables pas-
sages scripturaires cités dans le Decretum, ou auxquels il fait allusion
en passant dans ses dicta, formulant sa propre opinion sur des problèmes
particuliers. Dans ces cas, il se servait de l'Ecriture à tout moment,
dès lors qu'elle lui permettait de résoudre des questions spécifiques
sans qu'il fût entraîné pour autant dans le domaine des exégètess.
D'une manière générale, on l'a déjà noté, Gratien considérait l'Ecri-
ture comme la pierre de touche de sa jurisprudence. Cela devient évident
dès l'entrée du Decretum, qui dévoile les idées de l'auteur en matière
de loi. Gratien affirmait que l'espèce humaine était gouvernée par deux
réalités, la loi naturelle et les coutumes. Il ajoutait que la loi naturelle
se laissait trouver dans les Evangiles, un propos qui ne manqua pas
de créer une grande perplexité. Le sens le plus vraisemblable de ce
passage est que l'Ecriture renfermait des propositions énonçant les
principes éternels de la loi de nature. Ces principes étaient donnés
dans la création, mais l'humanité déchue requérait de les voir énoncés
à nouveau dans la révélation. Gratien lui-même cite comme un exemple
de loi naturelle dans la Bible la « règle d'or » : « Agis envers autrui
comme tu voudrais qu'autrui agisse envers toi» (Mat. 7, u)1. Ailleurs
Gratien distinguait clairement entre la loi naturelle, selon laquelle
toutes choses étaient communes à tous, et l'établissement des droits
de propriété selon des lois humaines. En ce contexte, il citait tour à
tour la vie communautaire de la primitive Eglise selon Actes 4, 32,

Gratien n'utilisa pas la version finale de la confession de Bérenger de Tours; voir R. SoMBR-
VILLE, « The Case Against Berengar of Tours - a New Text », Shldi Gregoriani, 9 (197z),
pp. 55-75·
5. G. LE BRAS,« Pierre Lombard, prince du droit canonique», in Mim/lanea LombartiiaM,
Novarm, 1957, pp. z45-z5z; LANDGRAP, « Diritto canonico »,pp. 377-378, 381, 401.
6. LE BRAs,« Les Ecritures», pp. 5z-53, 64-67, 77-8o; B. SMALLEY [15], pp. 303-304.
7· Corpus Iuri.r Canoniti, éd. E. FRIEDBERG, Leipzig, 1879; repr. 19H, I, 1 : D. 1, a.c. 1;
B. TIERNEY, « NaiiiT'a id e.rl Deu.r: a Case of Juristic Pantheism? », Journal of the Hi.rtory of
Idea.r, 24 (1963), pp. 31o-311; LB BRAs,« Les Ecritures», pp. 55-56.
374 Vivre la Bible

et une version expurgée de la vie communautaire des gardiens dans la


République de Platons.
Certes Gratien ne se devait en rien de justifier auprès de ses lecteurs
son recours constant à l'Ecriture, spécialement aux Evangiles, dès lors
qu'il enseignait la loi. Son usage de l'Ecriture sainte avait une consé-
quence à la fois positive et négative au regard des règles qu'il fixait.
Aucune loi humaine n'était censée contredire les éternelles vérités de la
Bible, mais celles-ci devaient fournir des préceptes applicables dans des
situations actuelles9 • En s'abaissant à un tel niveau pratique, Gratien
et ses successeurs devaient traiter deux problèmes d'interprétation,
posés par l'autorité de la Loi andenne et par les apocryphes. Contrai-
rement à certains de ses prédécesseurs, Gratien ne se bornait pas à
considérer les citations de l'Ecriture sainte comme des autorités à énu-
mérer côte à côte avec les canons, décrétales et extraits des Pères10•
Pourtant, il citait l'Ancien Testament en abondance. Mais il procédait
avec un réel sens critique. Dans la septième Distinction, Gratien citait
Isidore de Séville prétendant que Moïse fut le premier législateur, mais il
départageait en toute clarté les aspects liants de la loi mosaïque et ceux
qui ne l'étaient pas. Ainsi la prohibition de l'inceste dans le Uvitique
(zo, z 1) était décrite comme une régulation en vigueur pour toujours. Mais
d'autres lois et pratiques n'étaient pas comprises en ce sens. Cela était
particulièrement vrai des règles cérémonielles, comprises comme pré-
figurant les sacrements de la Nouvelle Loi, comme des types, ou des
formes incomplètes rendues à leur perfection par le Christ. Gratien par-
tageait en cela l'opinion commune de son temps selon laquelle la Loi
ancienne avait préfiguré la Nouvelle11• Malgré ce genre de raisonnement
Gratien fit un grand usage de l'Ancien Testament dans ses dicta. Les
canonistes postérieurs se trouvèrent obligés de discuter à nouveau la même
question, en concluant que les lois de l'Ancien Testament ne pouvaient
s'appliquer que dans les cas où le canon et la loi civile restaient muets
(en même temps ils exigeaient de la part des Juifs de vivre selon une
interprétation chrétienne de la loi, en vouant le Talmud au bûcher
parce qu'il paraissait contenir des doctrines « hérétiques »)12•
Gratien montrait moins d'intérêt pour le problème des textes apo-
cryphes, bien que ses contemporains s'en préoccupassent fort. Ainsi

8. FRIEDBERG éd., I, 14: D. 8, a.c. x; S. KuTINER, « Gratian and Plato »,in ChurçhGOIJern-
menl in the MidtJJe Ages: Em~s Presentent/toC. R. Cheney on his 70th Birtbtlay, éd. C. N. L. BROOKE
et al., Cambridge, 1976, pp. 93-II8; B. TIERNEY, Medieval Poor Law, Berkeley, CA, 1959,
pp. 2.6-2.7.
9· LE BRAs,« Les Ecritures», pp. 50, 69-75, 79-80.
10. LE BRAs,« Les Ecritures», pp. 52-54.
11. FRIEDBERG éd., I, a : D. 7, c. x; LE BRAs,« Les Ecritures», pp. 57, 59-68.
12. P. LANDAU,« Alttestamentliscbes Recht in der Compilalio prima und sein Einfluss
auf das kanonische Recht», Studio Gratiana, 20 (1976), pp. III-IH; B. KEnAR, «Canon Law
and the Burning of the Talmud », Bulletin of Mediet~al Canon La:lll, 9 (1979), pp. 79-82..
La Bible et les canonistes 37 5

son extrait du soi-disant Décret de Gélase dans la quinzième Distinction


ne s'occupait que des écrits patristiques susceptibles d'être lus dans la
liturgie en complément de l'Ecriture. C'est seulement dans une palea
que la section traitait de textes apocryphes restitués, suivie par l'exposé
de la séquence correcte des lectures liturgiques tirées de la Bible même13.
Pourtant Gratien transmit à ses lecteurs les arguments qu'il trouvait
dans les sources à propos de l'authenticité des prétendus« Canons des
Apôtres », tout en laissant le dernier mot à Isidore de Séville qui les
acceptait parce que les Pères les avaient couverts de « l'autorité syno-
dale » (bien plus, Gratien se servit de ces textes pseudo-apostoliques
plusieurs fois tout au long du Decretum)1'.
Ayant jeté un regard sur ces problèmes herméneutiques, nous
pouvons examiner le recours de Gratien à l'Ecriture pour la solution
de problèmes pratiques. On l'a déjà noté, les renvois à l'Ecriture sainte
et les extraits de commentaires patristiques de la Bible pullulent d'un
bout à l'autre du Decretum. Un type d'exemples devrait suffire ici. On
les prendra dans l'exposé de Gratien sur les lois de la dîme et des enter-
rements, dans la seconde partie de la collection, parmi les deux ques-
tions de la treizième « Cause ». La première question concerne les dîmes;
elle consiste presque exclusivement en une série d'arguments propres
à Gratien, la plupart truffés de citations bibliques. Le cas débattu,
hypothétique, est celui de laïcs poussés hors des limites de deux dio-
cèses, si bien que leurs champs se trouvaient dans l'un et leurs rési-
dences dans l'autre. Des passages de l'Ecriture étaient cités afin de
prouver que le droit de la dîme avait été établi en vue de nourrir les
lévites, et que chacun des deux évêques pouvait taxer ces revenus.
Tout en distinguant entre les droits liés au site et ceux liés à la résidence,
Gratien attirait l'attention sur les instructions données par le Christ
aux disciples en vue de l'évangélisation (Luc 10, 5), de manière à recom-
mander au clergé de ne pas mépriser le laïcatl6,
La discussion de la loi sur les enterrements dans la seconde question
réunit des passages de lettres pontificales, de canons conciliaires et de
textes patristiques. Ces derniers incluent quelques éléments d'exégèse
ou des citations bibliques. Gratien citait l'exemple de la vente du champ
d'Ephrôn par Abraham (Gen. z3, 16) comme un geste d'offrande volon-
taire en faveur d'un enterrement. Cela entrait dans une démonstration
destinée à établir que des offrandes ne devaient pas être imposées aux
fidèles à propos de ce rite. Là, comme ailleurs dans le Decretum, nous
observons le souci du réformateur d'éviter la moindre apparence de

13. FRIEDBERG éd., I, 36-41 : D. 15, c. 3; LE BRAS,« Les Ecritures», p. 48, n. 4; E. von
DOBSCHUTZ, Da.r Decretum Gtla.rianum tle libri.r re&ipiendi.r el non recipiendi.r, Leipzig, 1912;
MUNIER, Le.r .rourçe.r, pp. 107, 183.
14. FRIEDBERG éd., 1, 41-42 : D. 16, a.c. 1 - c. 4; éd. cit. I, xxx.
15. FRIEDBERG éd., 1, 717-720: C. 13, q. I.
376 Vivre la Bible

simonie. Gratien citait aussi Jérôme commentant Galates à l'encontre


de ceux qui priaient pour les morts, mais seulement pour dire que ce
texte s'appliquait dans le cas des damnés. D produisait un verset psal-
mique (Ps. 48, 8) en guise d'illustration complémentaire. Gratien citait
Chrysostome sur Hébreux, où le fait de pleurer les morts était assimilé
à de la pusillanimité, mais seulement pour limiter l'application de ce
passage, grâce à une citation de 1 Thess. 4, 13, à ceux qui refusent de
croire en la résurrection des morts16•
Ces exemples se laisseraient facilement multiplier pour illustrer le
recours de Gratien au texte biblique et aux commentaires patristiques
de la Bible dans des arguments particuliers. Les citations paraitront
souvent tirées hors de leurs contextes, voire forcées dans leur application.
Mais la méthode scolastique propre à Gratien se servait de ces autorités
pour donner des réponses utiles à des questions d'importance. Un tel
succès dans l'art d'utiliser et de concilier entre eux des textes fit que les
successeurs de Gratien continuèrent son entreprise en créant la discipline
universitaire du droit canonique. Un bon nombre parmi les anciens
décrétistes, tel Gandulphe, furent aussi bien des théologiens intro-
duisant dans l'explication du Decretum les mêmes méthodes préconisées
par les maitres de la pagina sacra. On trouve là une certaine communauté
méthodologique englobant toute l'université de ce temps, les enseignants
du droit civil aussi bien que les théologiens et les canonistes. Les exégètes
de l'Ecriture arrivaient les premiers, élaborant une glose ordinaire à
partir de gloses dispersées sur des passages donnés, et des commentaires
sur des livres individuels de la Bible. Aussi bien les canonistes que ceux
du droit civil ont sans doute, ne fût-ce qu'inconsciemment, imité les
maitres de la pagina saçra, en suivant une même ligne de développement.
Vers la 6n du xme siècle, Accursius avait composé la glose ordinaire de
chaque livre du Corpus ]mir Civilis, alors que la glose ordinaire sur le
Decretum par Jean le Teutonique, révisée par Bartholomée de Brixen,
était complétée par la glose ordinaire sur les décrétales grégoriennes
par Bernard de Parme17. Dans ces ouvrages de droit canonique, la Bible
elle-même était l'une des autorités citées et la plus prestigieuse parmi
elles. Les canonistes avaient vite fait de dresser des hiérarchies d'auto-
rités à citer dans un argument. L'Ecriture se trouvait toujours à la place
d'honneur comme l'autorité suprême; mais peu à peu des canons conci-
liaires et des décrétales papales furent reçus comme ayant plus d'autorité
que les textes patristiques, y compris ceux qui interprétaient l'Ecriture1s.

16. FamDBER.G éd., I, 725, 727, 729-730: C. 13, q. z, c. 13, c. zo, p.c. zo, c. z6, p.c. z6;
MUNma, Le.r sourte.r, p. 54·
17· LANDGRAP, « Diritto canonico », pp. 377, 381; LusCOMBE, S&hool of Abelard, 16-17:
H. KANTOR.OWICZ, in SMALLEY, Stm!:J [15]. PP· sz-ss.
18. B. TmRNEY, «Sola miptura and the Canonists »,Studio Graliana, r r (1967), pp. 345-366
et 369; MUNIEa, Lu .r0117'te.r, pp. 186-191.
La Bible et les canonistes 377

Le xme siècle connut aussi un remarquable changement dans l'orien-


tation des études bibliques. Au plan doctrinal, l'accent n'était plus mis
seulement sur les sens spirituels, mais aussi sur la lettre. La signification
du texte sacré était cherchée à travers, et non derrière, le sens littéral.
Ce développement doctrinal n'eut pas d'impact apparent sur les cano-
nistes. A un autre niveau, plus technique, celui des index, le rapport
paraît plus direct. Le mérite en revient à l'ordre dominicain. Les Frères
Prêcheurs, autour de Hugues de Saint-Cher, à Saint-Jacques de Paris,
créèrent des concordances systématiques de la Bible19• D'autres membres
du même ordre composèrent des manuels systématiques et des recueils
de références pour les prédicateurs 20• Ce n'est pas un hasard si la compo-
sition du premier index alphabétique du Decretum, la Margarita Marti-
niana, fut l'œuvre d'un autre frère prêcheur, Martin de Pologne21 •
Avant même la fin du xrre siècle, le droit canon tendait à devenir
une science purement légale sous l'influence des légistes civils. Ce
développement rencontra une certaine résistance. On notera en particulier
l'interdiction papale opposée à l'enseignement du droit romain à
l'Université de Paris. Mais l'attraction du droit civil ne pouvait être
niée. Dans les universités italiennes, à Bologne et dans les plus récentes,
l'étude du droit civil fut requise avant celle des canons; des docteurs en
chaque droit ( doctores utriusque juris) ne manquaient pas parmi les
lauréats. Simultanément l'étude du Decretum avec ses citations de l'Ecri-
ture et des Pères, commençait à prendre du terrain. Les canonistes
consacraient de plus en plus de temps à la collection et au commentaire
de l'énorme masse des décrétales papales, publiées sous les noms de
pontifes tels qu'Alexandre ID et Innocent ID. Les collections officielles
de ces décrétales, le Liber Extra, le Liber Sextus et les Constitutions clémen-
tines, constituèrent les principaux manuels de droit canonique22• La
collection de Gratien ne disparut pas du programme d'étude, mais on
en publia moins de commentaires. Le meilleur de ces commentaires
tardifs fut le Rosarium Decreti, par Guido de Baysio, qui se servit d'anciens
écrits de décrétistes non compris dans la glose ordinaire. Guido tira
également profit des œuvres de Thomas d'Aquin pour donner à sa
discussion de la théorie sur la loi une base solide parmi les idées contem-
poraines au sujet de la loi naturelle23•

19. SMALLEY [15], pp. 264-265; A. V.u>~ HoVE, Prolegomena, éd. rev., Malines, 1945,
pp. 503-505.
20. R. and M. RousE, Prea&her.r, Florilegia and Sermons, Toronto, 1979·
21. T. KA.EPPEL1, Smplore.r OrdiniJ Praedi&alorum, m, Rome, 1980, pp. 114-123·
22. V.u>~ HoVE, Pro/egomena, pp. 348-368, 443-449, 455-456, 461, 465-483, 495-502;
RAsHDALL, Unioersims, 1, pp. 147, 261-262, 437-439·
23. VfiN HoVE, Prolegomena, pp. 483-484, 502-503; F. L10TTA, « Appunti per una biografia
delcan6nista Guido da Baisio arcidiacono da Bologna )), Studi Senesi, ser. 3, 13 (1964), pp. 19-
22. Pour l'Aquinate chez les canonistes ultérieurs, voir A. BLACK, « Panorrnitanus on the
De&relum )), Tradilio, 26 (1970), pp. 44o-444.
378 Vivre la Bible

Ces développements n'entraînèrent aucune dévaluation de la Bible


dans l'esprit des canonistes. Les lettres envoyées par la chancellerie
pontificale, même celles qui ne trouvèrent pas place dans les collections
officielles, étaient composées avec un rapport constant à l'EcritureM.
Parmi les décrétales comprises dans les collections officielles, certaines
prirent une signification politique durable; elles aussi se trouvaient
imprégnées d'expressions tirées de la Bible. Qu'il suffise de mentionner
la décrétale Per Venerabilem (X, 4, 17, 13) d'Innocent ill, marquant les
différences entre les cas recevables ou irrecevables de la part du pape
investi de la fonction sacerdotale selon la loi mosaïque sur l'inspection
des lépreux 20• Par ailleurs la méthodologie des commentateurs ne
changeait guère, malgré le poids excessif des commentateurs tardifs
(Jean d'Andrea dut développer un système marquant les paragraphes
de signes spéciaux pour distinguer entre différents types de gloses, mais
ce système ne fut pas retenu par les canonistes ultérieurs) 26• Ces commen-
taires citaient d'occasion l'Ecriture parmi leurs autorités, mais l'exégèse
comptait peu au regard de leurs préoccupations plus strictement légales 27•
Le xxve siècle vit la promulgation de la dernière collection officielle
de décrétales, les Clémentines; il connut aussi un bref renouveau de
l'intérêt des canonistes pour l'étude de l'Ecriture. Jesselin de Cassagnes
produisit une concordance des textes bibliques cités dans le droit canon
en suivant l'ordre des livres de la Bible28 • Un ouvrage plus populaire,
les Concordantiae Bibliae ad Jura de Jean Calderini, suivait l'ordre alphabé-
tique des noms et termes bibliques 29• Jean de Jean inclut une section
scripturaire dans sa Manifestatio S ecretorum Decreti30 (on devrait noter
qu'un autre canoniste français de ce temps, Guillaume de Montlauzun,
publia un ouvrage de droit concernant les sacrements)31•
Au champ des disciplines universitaires le droit canonique se trouvait
flanqué de rivaux de part et d'autre. Durant la dernière partie du
xne siècle, Etienne de Tournai s'attendait à des critiques aussi bien de

2.4. B. SMALLBY, « Gregory IX and the Two Faces of the Sou!>>, Medieval antl Renairsanu
Studûs, 2 (1950), pp. 179-18z.
2.5. B. TIERNEY, « Tria quippe tlislinguit iutlicia••. a Note on Innocent lll's Decretai Per
Venerabilem », Spetulum, J7 (1962.), pp. 48-59.
2.6. S. KUTrNER, « Johannes Andreae and his Nwella on the Decretais of Gregory IX»,
The ]Hri.tt, 24 (1964), pp. 393-408, 405-406.
2.7. Le recours à l'argument d'autorité chez les canonistes mérite la même attention que
ce recours chez les auteurs du droit civil; voir N. HoRN, « Argumenlum ab au&loritate in der
legisten Argumentationstheorie », dans Festschrift fiir Fran:(. Wieacker :(.U111 70. Geburtstag,
éd. 0. BEHRENDS, Gôttingen, 1978, pp. 2.61-272.
2.8. J. TARRANT, «The Life and Works of Jesselin de Cassagnes», Bulletin of Medieval
Canon Law, 9 (1979), pp. 37-64 et 46, 62-63.
29. TARRANT, « Jesselin », p. 63, n. 162..
30. H. GILLEs,« Jean de Jean, abbé de Joncels», Histoire littéraire de la France, 40 (1974),
PP· H-III et 77·
31. P. FOURNIER,« Guillaume de Montlauzun, canoniste», Histoir~ littéraire de la France,
JI (1921), pp. 467-503 et 481-486.
La Bible et les canonistes 379

la part des juristes civils que des théologiens, et de la part de ceux-ci


notamment à cause de son recours à l'Ecriture32. Les témoignages
historiques de telles critiques du côté des théologiens abondent. Bernard
de Clairvaux reprocha à la curie romaine d'être occupée davantage
avec les lois de Justinien qu'avec les Evangiles. Les critiques de Pierre
le Chantre étaient plus techniques. Il prétendait que les doctrines des
canonistes concernant les empêchements au mariage se fondaient sur
une lecture erronée de l'Ecriture sainte. Innocent ill publiera plus tard
un canon corrigeant le droit canonique selon les recommandations de
Pierre33. Au XIve siècle, la critique des théologiens à l'encontre des
canonistes se fit plus acerbe. Guillaume d'Ockham soutint que les cano-
nistes favorables à Jean XXII avaient troqué les passages scripturaires
contre des principes pro-romainsM. Une critique identique fut répétée
dans les écrits de théologiens conciliaristes comme Jean Gerson et Jean
de Ségovie35. Les critiques de Wyclif et Hus prenaient même plus
d'ampleur, puisqu'elles rejetaient les canonistes pour avoir contaminé
les purs enseignements de l'Ecriture avec des « traditions humaines ».
Wyclif affirmait que l'unique loi véritable était à chercher dans l'Ecri-
ture36. La même désapprobation du droit canonique fut exprimée par
les réformateurs protestants. Luther en personne voua aux flammes des
volumes de droit canon37 . On rencontre même un canoniste s'exposant à
devenir la cible de telles critiques au sein des milieux de la curie. Jesselin
de Cassagnes suggéra dans l'annotation des Extravagantes Johannis XXII
que le pape a le droit d'énoncer un nouvel article de foi. Jean xxn lui-
même ordonna à J esselin de réviser le passage en question, de manière à
faire entendre qu'il ne fit jamais qu'énoncer en termes nouveaux des croyan-
ces établies. Mais les Michélistes furent prompts à sauter sur l'erreur de
Jesselin comme typique des erreurs larvées de la curie sous Jean XXII38 •

p. KUTTNER, Harmof!Y from Dits., p. 2. Les canonistes entretenaient aussi une hostilité
permanente à l'égard des juristes du droit civil : voir W. VLLMANN, Medieval Papali.tm,
Londres, 1949, pp. 26-32.
33· BERNARD OF ÛAIRVAUX, Five Books on Consideration, trad. J. D . .ANDERSON and
E. T. KENNAN, Kalamazoo, Mich., 1976, pp. 32-33; ]. W. BALDWIN,« Critics of the Legal
Profession : Peter the Chanter and his Circle », in Pr()Çeedings of the Serond International Congress
of Medieval Canon Law, éd. S. KuTrNER, Vatican City, 1965, pp. 249-259; LANDGRAF, « Diritto
canonico >>, p. 378. La science de l'Ecriture demeurait la source principale de la supériorité
que le théologien s'attribuait sur le canoniste; voir R. ]. LoNG,« Utrum iurista ve/ theologus
plus profi&ial ad regimen ecc/esie : a quaestio disputa/a of Francis Caraccioli. Edition and Study »,
dans Mediellfli Stutlies, Jo, 1968, pp. 145-150.
34· H. A. ÛBERMAN, Forerunners of the Reformation, New York, 1966, p. 54·
35· L. B. PASCOE, Jean Gerson: Princip/es of Church Rejorm, Leyde, 1973, pp. 49-79;
H. A. ÜBERMAN, Masters of the Reformation, Cambridge, 1981, p. 24; A. BLACK, CotiiiCil and
Commune, Londres, 1979, pp. 5-6, n.
36. M. HuRLEY, «Scripturasoia: Wycliffand his Critics», Tratlitio, pp. 275-352 et 285-286,
289, 297-298, 300; TmRNEY, Sola smptura, p. 348.
37· ÜBERMAN, Ma.tters of the Reformation, pp. IH, 156, 208, 230, 278.
38. TARRANT, « Jesselin», pp. 44-46; B. TmRNBY, Origins of Papal lnfa/Jjbility IIJO-IJJO,
Leyde, 1972, pp. 194-196, 226.
3 So Vivre la Bible

Deux théologiens, du moins, tous deux en faveur du pape, firent


plus que de critiquer les canonistes; ils composèrent leurs propres
commentaires du Decretum de Gratien. Le premier d'entre eux, le carme
Guido Terreni, était l'un des défenseurs de Jean XXII dans sa lutte
avec les apologistes de Louis de Bavière, Michel de Césène, Guillaume
d'Ockham et Marsile de Padoue. Guido entreprit de prouver que les
textes du Decretum, susceptibles d'être utilisés au désavantage du pape,
ne pouvaient être compris vraiment qu'en un sens favorable au pontife
romain. A cette fin, Guido appliqua la méthode utilisée par les théolo-
giens de l'Université de Paris dans la controverse des co"ectores, le débat
toujours ouvert au sujet de l'orthodoxie de certaines idées de Thomas
d'Aquin39• Les conciliaristes avaient imputé aux canonistes la plupart
des maux dont souffrait l'Eglise. Le renouveau de la papauté au xve siècle
impliqua une attaque directe du conciliarisme, non sans viser la lecture
conciliariste de certains passages majeurs du Decretum. Ainsi le théologien
dominicain Jean de Turrecremata décida d'opposer à l'interprétation
conciliariste de Gratien son propre commentaire du Decretum. Il adopta
la forme de la question scolastique et exploita les doctrines de Thomas
d'Aquin en plus de la glose traditionnelle de la lettre du texte40•
Ces efforts pour réinterpréter Gratien appartiennent à l'histoire de
l'ecclésiologie, mais ils concernent aussi bien l'étude du recours biblique
chez les canonistes. En fait, on se voit renvoyé au vieux problème de
l'Ecriture et de la Tradition. Les canonistes ont souvent été supposés
promouvoir une théorie prétridentine des deux sources de la révélation.
Quelle que soit la pertinence d'une telle compréhension de Trente,
certains arguments en faveur de cette opinion ne sauraient convaincre
personne. Le texte de Basile le Grand à propos de l'importance de la
Tradition, souvent cité par les apologistes du catholicisme tridentin,
figure dans le Decretum, mais faussement attribué à Augustin (D. TI,
c. 5). Il n'y est compris toutefois qu'à propos d'une discussion sur
l'importance des coutumes41 • L'usage fréquent de la notion de Tradition
chez les canonistes n'avait d'autre but que de certifier des rites précis et des
institutions, et non point d'ériger la Tradition comme une sorte de nou-
velle source de la révélation. Les canonistes étaient d'un niveau théologique
suffisant pour faire clairement la distinction entre la loi et le dogme42•
De même, les canonistes furent accusés de placer le pape en quelque
sorte en concurrence avec l'Ecriture. L'inflation verbale de la rhétorique

39· T. TuRLEY, « Guido Terreni and the Decretum », Bulletin of Medieval Canon Law, 8
( 1978), pp. 2.9-34·
40. T. M. lzB1cK1, «Johannes de Turrecremata, Two Questions on Law», Titfischrift tJoor
Rerhtsgeschiedeni.r, 4J (1975), pp. 91-94·
41. FRIEDBERG éd., I, 2.4-2.5; Y. CoNGAR, Tradition and Traditions, Londres, 1966, pp. 52,
58-59, 16o-161; ÜBERMAN, Forerunners, p. 55; TIERNEY, Sola scriptura, p. 349·
42. TIERNEY, Sola scriptura, pp. 350-351.
La Bible et les canonistes 381

pro-papale vers la fin du Moyen Age sonne désagréablement à des


oreilles modernes, mais ce fait ne devrait pas empêcher de constater à
quel point les canonistes ne cessèrent de reconnaître le primat de l'Ecri-
ture. Les canonistes ont fortement souligné la plénitude du pouvoir
papal, dans l'ordre de la législation, dans l'administration de la justice
et dans son exemption. Mais cette autorité ne permettait pas au pape de
contredire la loi divine ou la loi naturelle. Le pape pouvait dispenser
de certains préceptes pratiques et spécifiques de l'Ecriture, telles les
règles de Paul dans le choix du clergé, mais il n'avait pas pouvoir de
dispenser des vérités éternelles contenues dans l'Ecriture43•
Si toutefois les canonistes ont apporté leur contribution au problème
de l'Ecriture et de la Tradition, il faudrait la chercher à propos de la
notion du magisterium, en particulier dans la question relative au rôle
de la papauté dans la détermination du canon de l'Ecriture. Cette question
n'a pas encore été étudiée proprement par les historiens du droit canon.
n faut pourtant noter que les deux théologiens qui ont commenté le
Decretum, Terreni et Turrecremata, émirent des opinions importantes
sur ce problème. Georges Tavard a accusé Terreni d'être, à l'instar des
canonistes, le protagoniste d'une nouvelle conception de l'Ecriture, très
précisément à cause de son insistance sur le rôle de la papauté dans le
choix du canon44 • La doctrine de Turrecremata sur le service papal
comme étant la voix de l'Eglise dans ce procès sélectif est proche de
celle de Terreni, elle a seulement été jugée plus modérée. TI faut insister
sur le fait qu'aucun de ces deux auteurs n'a jamais essayé de placer le
pape au-dessus de la Bible ou en opposition avec elle. L'Ecriture gardait
son primat dans leur ecclésiologie, tout comme elle la gardait dans la
pensée des canonistes eux-mêmes. Mais un canon choisi par l'Eglise
ou par la papauté pour le bien de l'Eglise occupe une place différente en
ecclésiologie que ne fait un livre dont la valeur suprême, vrai don de
Dieu, va de soi4li.
Dans ce même contexte, nous ne devons pas oublier que les cano-
nistes furent parmi les écrivains médiévaux les plus importants, en
matière de politique et d'ecclésiologie. Maintes de leurs idées émigrèrent
de la loi dans la polémique, et passèrent de la polémique dans les courants

43· TmRNEY, Sola scriplura, p. 352.; H. ScHEUSSLER, « Sacred Doctrine and Authority
in Canonistic Thought on the Eve of the Reformation», in Reform and Authorily in the Medieval
and Reformation Chlll"&h, éd. G. F. LYTLE, Washington, DC, 1981, pp. ss-68; s. KUTINER,
«Pope Lucius ill and the Bigamous Archbishop of Palenno »,in Medie11al Studie.t Pre.rented
to Aubro- Gwynn S.]., éd. J. A. WATT et al., Dublin, 1961, pp. 409-503.
44· G. TAVARD, Ho/y Writ or Ho/y Chlll"ch?, Londres, 1959, pp. 31-33, 39, 47-48.
4S· T. M. Iz:sxcxx, Protee/or of the Faith, Washington, De, 198r, p. 64; B. TmRNEY,
« 'Only the Truth Has Authority' :the Problem of Reception in the Decretistsand in Johannes
de Turrecremata », in Law, Chlll"ch and Society : E.r.rqys in Honor of Stephan Kllttner, éd. K. PEN-
NINGTON et R. SOMERVILLE, Philaddphie, 1977, pp. 69-96.
38z Vivre la Bible

majeurs de la pensée européennet&, Dans un tel mouvement doctrinal,


beaucoup pouvait dépendre de l'exégèse d'un passage-dé de la Bible.
Il suffit d'observer les variations sans fin opérées par les canonistes et
les vulgarisateurs sur le thème du pouvoir des clés, en particulier à
propos du Tu es Petrus (Mat. 16, 18) et d'une formule parallèle adressée
aux apôtres (Mat. 18, 18). Ces passages devinrent des loci classici pour
toute discussion sur l'absolution sacramentelle, la censure ecclésiastique
et la plénitude du pouvou papal, y compris le magisterium. Le parallé-
lisme entre les deux passages de Matthieu pouvait prêter à arguer que
l'Eglise entière a reçu le pouvoir des clés à travers Pierre, agissant
-selon les termes d'Augustin- in figura ecclesiae. Ce type d'argument
était soutenu par les conciliaristes, ce qui poussa les théologiens en
faveur de la papauté, tel Turrecremata, à se servir de l'argument de Jean
le Teutonique, pour qui la plénitude du pouvou était garantie par un
autre texte, sans parallèle, relatif à Pierre : « Pais mes agneaux, pais mes
brebis» (Jean zo, z3). Guido Terreni, on ne doit pas l'oublier, usa de cet
argument contre les Michélistest7.
Les canonistes, tout comme les théologiens, firent grand cas de la
prière de Jésus afin que la foi de Pierre restât sans faille (Luc zz, p),
dans des arguments sur le magisterium. Toujours prêts à exalter l'autorité
du pape comme arbitre suprême dans les disputes doctrinales, les
canonistes, minimisant le fait d'être instruit au bénéfice de l'autorité,
montrèrent de la réticence à accepter une interprétation « infaillibiliste >>
du texte lucanien. On touche là encore au problème de l'Ecriture et de
la Tradition, puisque d'un point de vue antipapaliste on pourrait imaginer
le pontife suprême usant du magisterium pour contredire le sens évident
de l'Ecriture. Aux yeux des Michélistes, c'était exactement ce qui se
passait avec Jean XXII, qui contredisait leurs idées sur la pauvreté
apostolique, canonisée par la décrétale Exiitde Nicolas ill (VI, 5, u, 3)48•
Des citations de l'Ecriture pouvaient également servir à débattre
de questions purement pratiques. Les idées des canonistes sur la guerre
juste furent développées en contradiction avec les énoncés plus pacifiques
du Nouveau Testament. li en alla de même des idées sur la Croisade et
au sujet de la répression des hérésies. L'Ancien Testament, souvent
compris au sens allégorique, était fort apprécié en vue de justifier le
recours à la force dans la défense de la chrétienté contre ses ennemis

46. B. TmRN.EY, RB/igion, Law and the Growth of Con.rtitutional Th011ght IIJO-I6Jo, Cam-
bridge, 1982, pp. 14-15, 104.
47· B. TmRN.EY, Follflllation.r of the Conçi/iar Theory, Cambridge, 1955, pp. 2.3-36, 2.41-2.4z;
Io., Origins of Papallnfallibility, pp. 43-45, z6z-z64; 1ZB1CKI, Protee/or of the Faith, p. 58.
48. TmRN.EY, Origins of Papallnfallibility, pp. 34-37, 244; Io., «A Scriptural Text in the
Decretales and in St. Thomas : Canonistic Excgesis of Luke zz.32. »,dans Sllltlia Gratiana,
2 0, 1976, pp. 363-377. La mention de la clé du savoir en Luc n, szétaitégalementl'objetde
nombreuses citations; voir TmRN.EY, Origins of Papallnfai/Jibility, pp. 40, 2.17-2.18, z4o-z4z.
La Bible et les tanonistes 383

internes et externes"'. Des directives d'ordre politique pouvaient fort


bien se fonder sur des formules bibliques, comme « personne ne peut
servir deux maitres »(Luc 16, 13), qui servit à démêler les alliances d'un
noble gentilhomme, lié par des clauses de traités à la fois avec l'Angleterre
et la Franceso.
Le recours à l'Ecriture au niveau pratique ne concernait pas les seules
sphères supérieures des institutions ecclésiastiques et politiques. Les
problèmes pastoraux avaient de tout temps été envisagés en rapport
avec l'Ecriture sainte. On s'en rend compte dans l'histoire de l'adminis-
tration de la pénitence, qui portait à confronter des textes poussant à la
sévérité ou à la clémence dans la manière d'accorder l'absolutionlil.
Sur ce point, le droit canonique demeure étroitement lié à la théologie.
Nous avons déjà mentionné le Co"etlor de Burchard, le plus volumineux
des anciens pénitentiels. Au xme siècle, une sorte plus juridique de
manuel fut introduite, la Summa de casibus tonst:ientiae. L'un des artisans
principaux de cette évolution fut le canoniste dominicain Raymond
de Pefiafort. A une date ultérieure, un autre dominicain, Jean de
Fribourg, retravailla la Summa de Raymond, en lui donnant une orien-
tation thomisteli2• Dans ces Sommes, comme dans les autres ouvrages de
droit canonique, les citations et références scripturaires abondent. li
suffit de mentionner l'usage, commun aux thomistes et aux canonistes,
de Guehazi, le serviteur d'Elisée (IV Rois 5, 2.0-2.7), comme type du
clerc simoniaque53.
Des extraits de l'Ecriture pouvaient encore servir à régler des
problèmes relatifs au laïcat, tels que l'absolution des artisans qui fabri-
quaient des accessoires de toilette frivoles pour les femmes. Le Traçtatus
de ornatu mulierum de saint Antonin de Florence s'inspirait du cas d'un
franciscain qui avait refusé d'absoudre l'un de ces artisans. Une copie
de ce traité est suivie d'une longue discussion sur Is. 3, 16-z6, la liste

49· J. A. BRUNDAGE, « Holy War and the Medieval Lawyers »,in The Ho/y War, éd.
T. P. MURPHY, Columbus, Oh., 1976, pp. 99-140 et Ioo-Ioi, 107-Io8; F. RusSELL, The Just
Warin the Middle Agu, Cambridge, 1977, pp. 57-58, 61, 64, 72.-73, 89-94, 100, II3-II4, uS;
MUNIER, Les so~~n~s, pp. ISS, 157.
50. T. M. IZBicn, « The Canonists and the Treaty of Troyes», in Promtlings of lhl Fijtb
lntmt41iolllll Congnss of Mltliwal c- Lotll, éd. s. KUITNER and K. l'ENNINGTON, Vatican,
198o, PP· 42.5-434 et 430.
51. J. T. McNEILL and H. GAMER, M.tlintzl Handboolcs of Pmanu, New York, 1938;
repr. 1965, pp. 4-5, 15.
52.. VAN HoVE, Pro/egom11111, pp. 5Io-p7; L. BoYLB, «The S~~mma çonfusor11111 of John
of Freiburg and the Popularization of the Moral Theology of St. Thomas and of Some of
his Contemporaries »,in St. Thomas~. IZl<I-I974, éd. A. MA.URER et al., Toronto,
1974. pp. 2.45-2.68.
53· BOYLE,« John of Freiburg », p. 2.67. Les auteurs de sommes plus tardifs usèrent de
même des idées scolastiques sur le pouvoir des clés, voit T. N. 1'ENn.ml, «The Summa for
Confessors as an Instrument of Social Control», dans The Pwsllit of Ho/mess in Laie Metli1111Zl
tmtl RmtJissançe Religion, éd. C. TRINKAUS etH. A. ÜBERMAN, Leyde, 1974, pp. no-nz.
384 Vivre la Bible

des ornements à enlever de la fille de SionM. D'autres exemples se


laisseraient tirer de la doctrine des canonistes sur l'usure ou sur les
empêchements de mariage55 • Même des questions de procédure pouvaient
tourner autour d'une citation biblique. Le conseil de Jésus à propos de
la conduite à tenir dans les disputes (Mat. x8, 15-17) devint le fondement
de la denunciatio evangelica, une forme d'accusation qui court-circuita les
voies légales 56. Dans l'ordre des institutions sociales, le Nouveau Testa-
ment, à travers les canonistes et d'autres, fit germer la notion nouvelle
de la pauvreté non coupable, et du pauvre digne d'être assisté 57 •
L'Ecriture imprégnait l'étude et l'enseignement du droit canonique58,
en contribuant à la fusion caractéristique de ce droit entre moralisme
et science juridique. Ce moralisme éclaire les origines de cette science,
sa proximité avec la théologie morale et sacramentelle. On a blâmé ce
moralisme pour des raisons pratiques, comme par exemple la multipli-
cation des appels 59• Mais la raison d'être du droit canon, comme de
l'Eglise elle-même, était le salut des âmes dans une communauté fondée
sur les obligations de droit imposées au moment du baptême60• Les
canonistes médiévaux n'étaient pas de grands exégètes, mais ils n'ou-
blièrent jamais entièrement leur raison d'être et ils utilisèrent l'Ecriture
pour pouvoir mieux y correspondre. Bien que le droit canonique disparût
du devant de la scène dans l'histoire intellectuelle de l'Europe, les idées,
tirées par les canonistes de l'Ecriture, devinrent partie intégrante de
l'héritage commun de l'Occident. 61
Thomas M. lZBICKI.
Traduit de l'anglais. par Charles Kannengiesser

54· Vat. Ottob.lat. 715, ff. n8 v 0 -u.o vo. Ce commentaire renvoie à THOMAS n'AQUIN,
Expositio super Isaiam (Opera Omnia, 28, Rome, 1974, pp. z9-3z); T. KAEPPELI, Scriptores
Ordinis Praedi&atorum, I, Rome, 1970, pp. 87-89.
55· J. KIRSHNER, «Reading Bemadino's Sermon on the Public Debt »,in Atti rh/ Simposio
Internazionale Caleriniano-Bernardiniano, éd. D. MAFFEI and P. NARDI (Siena, 1982), pp. 547-621 :
566-567, 571, n. 84, 590; BALDWIN,« Critics of the Legal Profession», pp. 252-255. zn;
LE BRAs,« Les Ecritures», 75, 79; MUNIER, Les.rource.r, pp. 156-157.
56. KurrNER, Harmoi!J, pp. 44-45.
57· W. ULLMANN, «Public Welfare and Social Legislation in the Barly Medieval Coun-
cils », Studie.r in Church History, 7 (1971), pp. 1-39; TIERNEY, Medieval Poor Law, pp. II-22,
29-30.
58. A Oxford, on imposait deux années d'études bibliques aux étudiants qui n'avaient
pas acquis leur maîtrise en droit civil; voir L. BOYLE,« The Curriculum of the Faculty of
Canon Law at Oxford in the First Half of the Fourteenth Century », dans Oxford Studies
pnsented to Daniel Ca/lus, Oxford, 1964. pp. 137 et 145·
59· R. RoDEs, Ecclesiastical Administration in Medieval England, Notre-Dame, Ind., 1977,
PP· 70, 76, 79, 93, 97·
6o. E. VoDOLA, « Fitk.r 11 cu/pa :the Use of Roman Law in Ecclesiastical Ideology », in
Authority and Power : Studies on Medieval Law and Govemmenl Presented to Walter U//mann on
hi.r Seventietb Birthday, éd. B. TIERNEY and LINEHAN, Cambridge, 1980, pp. 83-97.
61. SCHEUSSLER, « Sacred Doctrine », pp. 65-68; CoNGAR, Tradition and Traditiom,
PP· 58-59, 160-161; M. GILMORE, Humanists and ]urists (Cambridge, Mass., 1963), pp. 84-85;
VAN HoVE, Prolegomena, pp. 521-522; ULLMANN, Medieval Papalism, p. 2; TmRNEY, Religion,
Law and the Growth of Con.rtitutiona/ Thought, p. 104.
4

La Bible
et la vie politique
dans le haut Moyen Age

A chaque époque du Moyen Age, tous les dirigeants, clercs et laies,


ont utilisé les arguments scripturaires pour donner autorité à leurs
principes de gouvernement et à leurs revendications. Quelques historiens
ont étudié l'influence de la Bible sur les idées politiques de telle ou telle
période médiévale dans des articles qui sont les pierres d'attente d'un
travail qu'il faudra un jour entreprendre1 • Nous nous contenterons de
rappeler comment la Bible a pu être utilisée par les hommes politiques
du haut Moyen Age et particulièrement de la période carolingienne.
C'est en effet à cette époque que les doctrines ont pris corps qui seront
par la suite reprises sans grand changement.

AVANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

Depuis l'établissement de l'Empire chrétien, il n'est pas rare de


trouver sous la plume des évêques du Conseil des Empereurs des
parallèles entre ceux qui sont les lieutenants de Dieu sur terre et les
figures de l'Ancien Testament. Constantin vainqueur de Maxence est le
nouveau Moise qui triomphe de Pharaon, Marcien lorsqu'il convoque

1. li faut signaler M. PACAuT, La théocratie: l'Eglise et le poUIJOir a11 Moyen Age, Paris,
1957; H. X. ARQU1LLIÈRE, L'a~~gu.rtini.rme politiqHe. Bisai sur la formation tkslbéories politiques
du Moyen Age, 2° éd., 1956; et les travaux nombreux de W. ULLMAN, en dernier lieu« The
Bible and the principles of government in the Middle Ages», dans Bihbia [4], pp. 181-227.
a. aussi R. KOTTJE [12.7]·
P. R1CBÉ, G. LOBRICHON 13
386 Vivre la Bible

le Concile de Chalcédoine apparaît comme un nouveau David2• Cette


conception religieuse du pouvoir impérial est encore concurrencée par
le vieux concept stoïcien de l'Antiquité. Les survivances de la culture
antique permettent au VIe siècle dans les royaumes barbares méditer-
ranéens le maintien de l'image d'un roi philosophe, nouveau Trajan3 •
Tout va changer à partir du VIle siècle, lorsque la Bible et la Bible seule
devient le livre de référence par excellence pour ceux qui réfléchissent
à la condition royale4.
Nous le constatons dans l'Espagne wisigothique dans laquelle le
clergé joue un rôle politique prédominant. Les conciles nationaux de
Tolède sont des assemblées autant religieuses que politiques. Les
évêques wisigoths et particulièrement Isidore de Séville imaginent la
royauté wisigothique à l'exemple de celle que l'Ancien Testament
présenté. Le Livre des Rois commence à devenir le « miroir » de la
monarchie barbare. Pour Isidore, David est le modèle du roi humble et
repentant, Salomon, le prince pacifique par excellence, à l'inverse,
Jéroboam apparaît comme le mauvais roi qui « pécha et fit pécher
Israël». D'autre part, en établissant les principes de la monarchie chré-
tienne, Isidore affirme la monarchie du Christ et rappelle que les rois
doivent être au service de l'Eglise et qu'ils participent comme les autres
chrétiens au sacerdoce du Christ après avoir reçu l'onction du baptême.
li dit que dans l'Ancien Testament, seuls les rois et les prêtres étaient
oints, depuis l'avènement du Christ, tous les fidèles reçoivent l'onction.
Aussi avec les Pères du Ne Concile de Tolède, interdisant les attentats
contre la royauté, il pourra rappeler la fameuse parole : « Ne touchez
pas à mes Christs. » Ceci n'indique aucunement que dès cette époque les
rois wisigoths étaient sacrés. Mais peu à peu en raison des circonstances
religieuses et politiques particulières l'idée d'assimiler le roi wisigoth
à un nouveau Christ s'impose. En 672., le roi Wamba est sacré comme
l'étaient les rois de l'Ancien Testament.
Dans la Gaule mérovingienne du VIe siècle, ceux qui réfléchissent
sur le pouvoir royal, Fortunat et Grégoire de Tours particulièrement
sont influencés par différents courants de pensée. La vieille notion ger-
manique du roi, responsable de l'ordre cosmique et terrestre n'est pas
oubliée. D'autre part, le concept stoïcien du prince antique attire encore

2. E. EwiG, « Das Bild Constantins des Grossen in den ersten Jahrhunderten des Aben-
landischen Mittelalters », dans Spiitantike.t und Frankisches Ga/liens, Munich, 1976, 1, pp. 72 et s.
3· M. REYDELLET, La royauté dans la littérature latine de Sidoine Apollinaire à Isidon de
Séville, Paris, 198z.
+ H. jAEGER, «Les doctrines bibliques et patristiques sur la royauté face aux institutions
monarchiques hellénistiques et romaines», dans La monocralie, «Recueil de la Société Jean-
~», 2.0, Bruxelles, 1969, pp. 409-428; G. BARDY,« La monarchie dans la tradition patris-
ttque », dans RBi, 1926, p. 461.
'· M. REYDELLET, « La conception du souverain chez Isidore de Séville», dans Isidoriana,
Leon, 1961, pp. 4n-466.
La vie politique 387

nos écrivains. Pourtant déjà les références aux Rois de l'Ancien Testa-
ment ne sont pas absentes. Si Grégoire de Tours invoque incidemment
David à propos de Clotaire Jer, il qualifie Gontran de bonus sacerdos,
Fortunat va beaucoup plus loin puisque pour lui Childebert est un
« nouveau Melchisédech », rex et sacerdos par ses vertus et les services
qu'il rend. On a bien souvent commenté ce passage lui faisant dire plus
qu'il n'en exprime réellement6 • A partir du vne siècle l'influence de
l'Ancien Testament est beaucoup plus nette. Pour l'auteur du Liber
Historiae Francorum, Dagobert, roi pacifique est un nouveau Salomon.
L'évêque qui écrit pour un fils de Dagobert, une sorte de« Miroir de
prince » est encore plus explicite : « li convient, très pieux roi, que tu
relises fréquemment les saintes Ecritures afin que tu puisses y apprendre
les raisons d'agir des anciens rois qui ont été agréables à Dieu »7 • Et de
citer David, Salomon, Ezéchias. Le clerc veut jouer le rôle d'un prophète
en avertissant le prince des dangers à éviter et des devoirs à pratiquer
et en s'appuyant sur les Livres Sapientiaux et les Livres des Rois. En
comparant ce texte aux Institutionum disciplinae écrites, à la même époque
pour un prince wisigoth tout inspiré de la tradition antique8, on se rend
compte que le portrait du roi idéal mérovingien annonce déjà celui que
traceront les Carolingiens.
Si nous quittons le Continent pour passer dans les lies britanniques
où s'élabore une nouvelle culture à partir des Ecritures9 , nous sommes
frappés des allusions de plus en plus nombreuses à la Bible. Pour l'auteur
du traité Des douze abus du siècle qui allait être un des écrits les plus lus
et les plus recopiés dans tout le Moyen Age10, le prototype du « roi
unique » est présenté dans le livre de Samuel et le tableau du règne béni
de Dieu s'inspire de la Genèse. Le roi doit protéger la veuve et les
orphelins comme le recommande le Deutéronome.
Gildas dont la culture biblique est très grande11 fait un parallèle
entre le tyran et le roi Achab et présente Ezéchias comme le modèle du
roi pieux. Bède le Vénérable connait Gildas mais il connait encore mieux
les livres de l'Ancien Testament. Dans son commentaire sur Samuel
écrit en 716, il trace le portrait des bons et des mauvais rois12• Les

6. G. MARTINI, « Regale sacerdotum », dans Arthivio della Deputa~_ione romana Ji Storia


patria, 6r, 1938, pp. 1-166.
7· Texte traduit dans P. RrcHÉ [73], p. 384-
8. Ibid., p. 390.
9· P. R1CHÉ [7z], pp. 351 et s.
10. H. H . .ANTON, « Pseudo-Cyprian, De duodetim abusiviJ saetuli und sein Einfluss auf der
Kontinent insbesondere auf die karolingischen Fürstenspiegel », dans Die lrm und Europa
im friiheren M#telalter, Stuttgart, 1982, II, pp. 568-617.
II, F. C. BuRKITI", «La Bible de Gildas», dans R.B, 1934, pp. zo6-zr5 etF. KERLOUEGAN,
Lu destinéu de la çullttre latine Jans J'ile de Bretagne au VI• siètle. Retherthu sur le« De Extitiio
Britanniae »de Gildas (Thèse d'Etat, Paris IV, exempl. dactylogr., 1977), pp. 79-87.
u. J.-M. W ALLACE-HADRILL, Ear!J germaniç King.rhip in England and on the Continent,
Oxford, 1971, pp. 72 et s.
388 Vivre la Bible

allusions à l'Ancien Testament sont plus rares dans son Histoire ecclé-
siastique. C'est là pourtant qu'il cite la lettre du pape Vitalien au roi
Oswy (III, 2.9) dans laquelle le pape citant Isaïe (XI, 10) parle de l'arbre
de Jessé d'où sortent les rois en comparant rois anglo-saxons et rois
d'Israël. Peu à peu se dessine la figure biblique des rois chrétiens de
l'Occident.

LA BIBLE ET LA POLITIQUE CAROLINGIENNE

Les rois d'Israël prototypes des rois carolingiens

En 75 1, Pépin le Bref avec l'assentiment du pape prend la place


des rois mérovingiens. Cet événement marque non seulement le chan-
gement d'une dynastie mais une transformation radicale dans la concep-
tion de la monarchie. Le roi n'est plus simplement le prince doué de
qualités éminentes, capable de faire régner l'ordre et la justice. Il n'est
plus seulement le successeur des rois germaniques, forts d'une puis-
sance quasi magique, il devient l'héritier des rois de l'Ancien Testa-
ment. Pépin est le fils de Charles Martel qui, à deux reprises, est comparé
à Josué, qui peut-être dut son surnom à un rapprochement avec Judas
Maccabée13• Pépin est non seulement élu roi en 75 I, mais il est sacré,
c'est-à-dire il devient l'oint du Seigneur comme l'étaient Saül et David.
Cette innovation a fait l'objet de bien des commentaires auxquels je
renvoie le lecteur14• Ecartant l'hypothèse de ceux qui pensent, soit
que la confirmation de Oovis à son baptême tenait déjà lieu de sacre15,
soit que le sacre était déjà usité dans les pays insulaires 16, rappelons
que les rois wisigoths étaient sacrés depuis 67 z et que les clercs caro-
lingiens en avaient sans doute été informés17• Mais les évêques avaient-ils
besoin de ce précédent pour prendre leur décision ? La relecture du
Livre des Rois et le commentaire qu'avaient fait Bède et Grégoire le
Grand, leur permettaient de légitimer leur acte. Pépin n'était plus
seulement l'élu des Grands, il était l'élu de Dieu : « L'esprit de Dieu
est en lui» (I Sam., X, 6). Il peut dire au Seigneur avec Salomon:« Tu
m'as élu roi » (Sag. IX, 7) et s'il ne se dit pas encore comme ses suc-
cesseurs « roi par la grâce de Dieu », il affirme en 76o que « la divine

13. E._ EWIG, « Zum christlichen Kôniggedanken im Frühnûttelalter », dans Spiitanlikes... ,


I, p. 41.
14. L. HALPHEN, Charlemagne et l'Empire carolingien, Paris, 1947, p. 2S et s.; M. BLOCH,
Lu rois thaumaturges, 2• éd., Paris, 1983.
1S. DB PANGE, Le Roi Très Chrétien, Paris, 1949·
16. Cf. M. BLOCH, op. cil., p. 468. _
17. P. D. KING, Law and Sotie/y in the visigothic Kingdom, Cambridge, 1.972, p. 48 et s.
La vie politiq~~e 389

Providence l'a oint pour le trône royal >> et qu'« il a été placé sur le
trône à l'aide du Seigneur »1s.
Pépin et ses successeurs sont donc les émules des rois bibliques. Il
serait fastidieux de relever tous les passages dans lesquels les clercs
carolingiens rivalisent pour célébrer les princes19. Alcuin ne peut
s'adresser au roi sans lui donner le nom de David. Citons quelques
lignes d'une lettre écrite vers 794 : « Heureuse, a dit le psalmiste, la
nation dont Dieu est le Seigneur; heureux le peuple exalté par un chef
et soutenu par un prédicateur de la foi dont la main droite brandit le
glaive des triomphes, dont la bouche fait retentir la trompette de la
vérité catholique. C'est ainsi que jadis, David choisi par Dieu comme
roi du peuple qui était alors son peuple élu ... soumit à Israël par son
glaive victorieux les nations alentour et prêcha parmi les siens la Loi
divine. De la noble descendance d'Israël est sortie pour le salut du
monde 'la fleur des champs et des vallées', le Christ à qui de nos jours,
le nouveau peuple qu'il a fait sien, doit un autre David ... » (Lettre 41).
Ce texte est écrit peu après le Concile de Francfort pendant lequel
Charlemagne avait été appelé rex et sacerdos. Mais comme le remarque
H. Fichtenau20, ni David, ni Salomon ne furent des rois-prêtres, Mel-
chisédech étant le seul roi-prêtre de l'Ancien Testament. Si Charle-
magne est prêtre c'est qu'il juge le bien et le mal d'après la Loi et comme
le dit Paulin d'Aquilée« il est un roi dans son pouvoir, un prêtre dans
ses sermons ». Charlemagne aime également se comparer à Josias, ce
roi qui avait fait restaurer le temple et ordonner à la classe sacerdotale
de corriger les abus (IV Rois, 22-23). Dans la préface de l' Admonitio
generalis de 789, Charles écrit : « Nous avons lu en effet dans le Livre
des Rois comment le saint Josias s'efforça de ramener au culte du vrai
Dieu le royaume qu'il tenait de lui et comment à cet effet il le par-
courut, l'admonesta et le corrigea, non que je veuille m'égaler à sa
sainteté mais nous devons toujours suivre l'exemple des saints et réunir
tous ceux que nous pouvons dans l'effort vers une vie sainte21. »Louis
le Pieux est également un nouveau David, mais aussi un nouveau
Salomon. Ermold le Noir parlant du sacre de Louis met dans la bouche
du pape Etienne IV un long parallèle entre l'empereur et Salomon
et reprend les paroles de la reine de Saba au roi d'Israël22• Au IXe siècle,
la figure de Salomon constructeur du temple, auteur présumé du Livre
de la Sagesse, est plus évoquée que celle de David. Les rois carolingiens
doivent méditer la parole : omnia in sapientia fecistis, se conduire selon

18. L. lLu.PHEN, op. cil., pp. 23 et 75·


19. H. ANTON, Fiirslenspiegel und Herrscherethos in der Karolingerzeil, Bonn, 1968, pp. 75-76
et 109 et s.
20. H. FICHTENAU, L'Empire carolingien, Paris, 1958, p. 82.
21. MGH, Capit. 1, p. 52..
22. ERMOLD LE NoiR, Poème sur Louis le Pieux, éd. FARAL, Paris, 1932 (vers 892-925).
Vivre la Bible

les lois de la. Sagesse. En Charles le Chauve, pour les lettrés, se concilient
le roi philosophe de l'Antiquité et le roi sage de l'Ancien Testament23•
Dans les Bibles exécutées pour Cllarles le Chauve, les peintures et les
inscriptions sont à ce sujet très explicitesH.
Le Livre des Rois qui se trouve dans toutes les bibliothèques ainsi
que ses commentaires, particulièrement ceux de Bède le Vénérable et
de Grégoire le Grand, doivent être lus et relus par les princes. Dans
son poème à Pépin d'Aquitaine, Ermold le Noir écrit : « Tu pourras,
Prince, lire dans l'histoire des Rois, lesquels d'entre eux ont été agréables
à Dieu et quel profit ils en ont tiré »; après avoir donné les exemples
de Saül, David, Salomon, il ajoute « tous les rois qui ont observé les
préceptes de Dieu ont conservé leur royaume et obtenu toutes les
prospérités ». Loup de Ferrières, Hincmar et bien d'autres tireront
leurs références de ce même ouvrage26•
L'élection des princes, les formules du sacre et le couronnement des
rois évoquent également les figures des rois d'Israël ou des héros bibli-
ques. La Missa pro principe du missel de Bobbio qui date peut-être du
début du VIlle siècle, demande l'intercession d'Abraham, de Moïse,
de Josué et de David. Le Palimpseste de Reichenau reprend un pas-
sage de TI Mac. (I, 24-25). La Benedictio super principes contenue dans le
sacramentaire d'Angoulême de la fin du vme siècle, en partie reprise
lors du couronnement de Louis TI à Troyes en 878 26, demande à Dieu
que le roi soit semblable à Moïse, Josué, Samuel, David et Salomon.
Pour donner aux objets symboliques du pouvoir royal une valeur
religieuse, les clercs trouvent également des références dans l'Ancien
Testament : pour l'épée le Psaume 44. 4 : « Accingere gladio tuo super
femur tuum », pour le sceptre, le Psaume 2, 9 : reges eos in virga ferrea,
ou encore Sagesse 6, 22 : « si•.• delectaminis sedibus et sceptris, o reges populi
diligite sapientiam ». La couronne est celle d'Aaron : « corona aurea super
mitram ejus » (Sir. 45, 14), c'est la couronne de gloire dont parlent
Isaïe 62., 3 et Jérémie 13, I827. Lorsqu'au xe siècle, Otton Jer fera
fabriquer la couronne avant son expédition qui devait le conduire à
l'Empire, il y fera poser quatre plaques se rapportant aux douze apôtres
et aux douze tribus de Juda et entre elles quatre émaux évoquant les
prophètes et les rois de l'Ancien Testament. De plus, sous la. couronne,

23. P. RxcHÉ, «Charles le Chauve et la culture de son temps», dans Colloque Jean Scot
Erigène, Paris, 1977, p. 45, réimpr. dans Inslrl«tion et tlie religieUJe dans le haut MI!Jen Age,
Variorum Reprints, Londres, 1981.
24· H. ANToN, op. cil., p. 259. La Bible de Saint-Paul-Hors-les-Murs présente dans une
miniature l'onction de Salomon par Nathan.
25. ERMoLn LE NoiR, Eplm 1111 roi Pépin, éd. FARAL, p. 227. LouP DE FERRIÈRES,
Correspontlançe, éd. LEvn.LAIN, Paris, 1927, t. I, p. 163.
26. E. EWIG, « Zum christlichen••• », p. 20.
27. P. E. ScHRAMM, Herrschajtr.(.eichen und Staats.rymbolik, Stuttgart, 1954-I9S6.
La vie politique 391

était prévu le port de la mitre, comme il est dit à propos d' Aaron28.
La construction du trône au premier étage de la chapelle d'Aix avec
ses six degrés et ses bras de part et d'autre, correspond à la description
donnée dans le Livre des Rois (I Sam., 1 o, 1 8) au sujet du trône de Salomon.
Le palais royal lui-même peut être considéré comme un nouveau temple,
lui-même anticipation de la Jérusalem céleste et du Paradis, c'est du
moins ainsi que le présente Walafrid Strabon dans son poème De imagine
Tetrici 29•
Tels les rois de l'Ancien Testament, les princes carolingiens éta-
blissent la loi de Dieu sur terre, ils légifèrent autant en matière religieuse
que civile, s'occupant de discipline ecclésiastique, de formation et de
recrutement du clergé, de l'instruction religieuse des fidèles, de la
liturgie, de l'administration des sacrements, etc. lls font revivre la
vieille institution judaique de la dîme; de même ils légitiment leur
politique économique et sociale en citant tel ou tel verset de l'Ancien
Testament. Ainsi dans l' Admonitio generalis de 789, Charlemagne écrit :
« Que tous emploient des mesures égales et exactes ainsi que des poids
justes et égaux... Ainsi que nous avons dans la loi le précepte du Sei-
gneur et de même le Seigneur disant dans le Livre de Salomon : mon
âme hait poids et poids, mesure et mesure» (Deut. z5, 13 etProv. zo, 10
et z3). De même, il se réfère à l'Ancien Testament pour interdire le
prêt à intérêt. Lorsque, dans l'édit de Pitres en 864, Charles le Chauve
parle de l'esclavage, il cite le Lévitique (z5, 39-41) qui prescrit le
retour à la liberté après six ans de servitude. Enfin à l'instar des rois
bibliques, les Carolingiens ordonnent des prières expiatoires, des jeûnes
et des pénitences au moment des calamités publiques ou des famines.
Les successeurs des Carolingiens n'oublient pas que la loi religieuse
doit inspirer leur législation. Alfred le Grand fait réviser les codes
anglo-saxons en s'inspirant de l'Exode et du Deutéronome. Otton ID
lui-même, lorsqu'il évoque l'interdiction par la loi romaine de faire
des procès à l'époque des moissons et des vendanges, décide de l'auto-
riser toute l'année saufle dimanche, et il cite le Psaume 106, 3 :«Heureux
ceux qui observent le droit, ceux qui pratiquent en tout temps la jus-
tice »30•

Le peuple franc, nouvel Israël

L'avènement et le triomphe des Carolingiens sont salués par les


clercs comme une victoire du nouveau peuple d'Israël. L'alliance que

.z8. R. FoLZ, La naù.r1111&e du Saint-Empire, Pari5, 1967, pp. S1 et 5.


29. P. RlcHÉ, « La représentation du palais dans les textes littéraire5 du haut Moyen
Age», dans Françia, 1976, pp. 167-168, réimpr. dans Instruçtion ... (voir n. 23).
30. M. LARES, Bible [64], pp. s1 et s.
Vivre la Bible

les rois établissent avec l'Eglise romaine est comparée à l'alliance de


Dieu et du peuple juif. Le peuple franc est le nouveau peuple élu, en
témoigne le prologue de la Loi Salique ou la lettre que le pape Etienne II
envoie à Pépin : « D est déclaré qu'au-dessus de toutes les nations qui
sont sous le ciel, a été placée votre nation franque qui m'est favorable
à moi, Pierre, c'est pourquoi je vous ai confié l'Eglise que j'ai reçue
de Dieu »31• Les ennemis des Francs sont comparés aux adversaires
d'Israël : les rois que combattent les Carolingiens sont de nouveaux
Jéroboam et Achab32• De même que Dieu avait éprouvé Israël en le
livrant à la colère de ses ennemis, il éprouve le peuple franc et le fait
triompher33. Lorsque Paschase Radbert écrit son Commentaire sur les
Lamentations de Jérémie, il ne peut s'empêcher d'évoquer les dévas-
tations opérées par les Normands à la même époque : « D me convient
moins de commenter Jérémie que de pleurer et de me lamenter car
comme le verset suivant le fait connaître, ces malheurs multiples ont
pour cause les péchés du peuple, l'iniquité des pasteurs et des grands ...
Dieu brandit son glaive, il en menace nos cous et la hache est au pied
de l'arbre, car notre esprit est rebelle au bien. Telle est la raison pour
laquelle sévit le glaive du barbare, glaive sorti du fourreau du Sei-
gneur... » Dans ses Gesta Caro li, Notker de Saint-Gall compare les
victoires de Charles et de Louis sur les Normands à celles que David
et Salomon remportèrent sur les peuples païens (II, 19). Lorsque en 88z
Charles le Gros a l'imprudence d'accueillir le chef normand, le chro-
niqueur de Fulda l'accuse d'agir more Achabico se souvenant d'Achab
qui avait eu l'imprudence de traiter avec les envoyés du roi d'Aran.
Les guerres civiles qui ruinèrent la G.tule conduisent les chroni-
queurs à évoquer l'histoire du peuple juif. Ainsi Hincmar dans sa
préface de la Vie de saint Rémi dit-il que les sources concernant l'arche-
vêque de Reims avaient disparu, comme avaient été détruits tous les
livres du temps de la dévastation de la Judée par les Chaldéens ;
de même Pépin avait reconstitué le temporel de l'Eglise de Reims,
comme Esdras avait rassemblé les éléments des livres de l'Ecriture
sainte. Lorsqu'ils parlent de la révolte des fils de Louis le Pieux contre
leur père, les contemporains ne peuvent s'empêcher de faire allusion
à l'insurrection d'Absalon contre DavidM. Achitophel qui poussa Absalon
à la révolte est pour Agobard, Amalaire, Raban Maur le type du mau-
vais conseiller36• Lorsque les ennemis de l'impératrice Judith déplorent

3I· MGH, Epist. IV, p. 503. Cf. ERMOLD LE NoiR, Poème ... , vers 97z et s.
3z. ANTON, op. cil., pp. 349-435·
33· NOTKER DE SAINT-GALL, Ge.rta Caroli, Il, 13 (juges .z, zz et 7, z).
34· Raban MAuR, Liber de rwerenliafiliorum erga patres et erga rege.r, MGH, Epi.rt. V, p. 403;
DHUODA, Manue/IT, 1, éd. P. RrcHÉ, p. 137.
35 • G. BIDAULT,« Achitophel conseiller de la dissidence». dans Rer~~~e du Mqyen Age latin,
1, 1945, pp. n-6o.
La vie politique 393

ses agissements contre le prince Lothaire, ils ne peuvent que la comparer


à Athalie, à Jézabel et à Dalila36• Lorsque le traité de Verdun de 843
met fin provisoitement aux luttes entre les fils de Louis le Pieux, le
diacre de Lyon, Florus, fait un long poème sur la Déploration sur la
division de l'Empire annonçant les châtiments qui risquent de s'abattre
sur l'Occident, il cite Ezéchiel 13, 10 et Amos 8.
Comparer le peuple franc à celui d'Israël est donc habituel dans le
monde carolingien. Disons pour terminer que dans l'Espagne du
rxe siècle, les chroniqueurs eux aussi pensent que le peuple wisigoth
est également le peuple élu. Lorsque Pélage est victorieux de cent
vingt-quatre mille Chaldéens, c'est-à-dire des Arabes, la chronique
d'Alphonse III le compare à Gédéon, vainqueur des cent vingt mille
Madianites. Les années d'oppression arabe sont assimilées à celles de
la captivité de Babylone.

Les évêques carolingiens successeurs des prophètes

Si les rois carolingiens sont héritiers des rois de l'Ancien Testa-


ment, les clercs qui les conseillent n'hésitent pas à se dire de la lignée
des prophètes Michée, Ezéchiel, Nathan, etc. Déjà au vne siècle, dans
la lettre de l'évêque à un prince mérovingien, on lit : « Les rois dont
nous parlons présentent toujours un cœur attentif aux avertissements
du prophète. C'est pourquoi très glorieux Seigneur il faut que vous
écoutiez aussi les évêques et que vous aimiez vos plus anciens conseil-
lers et celui qui auprès de vous dirige le palais ... » Les clercs qui adressent
aux princes des lettres de conseils ou des traités appelés « Miroirs »
se réfèrent aux conseillers des rois de l'Ancien Testament. A partir
du règne de Louis le Pieux la parole d'Aggée (z, n) «Interroge les
prêtres sur la loi » et devient le mot d'ordre de l'épiscopat. En effet,
comme l'a bien montré Etienne Delaruelle, l'épiscopat, conscient de
ses responsabilités, se prononce sur les grands intérêts de l'Etat et
de la chrétienté. Au Concile de Paris de 82.9, on présente un programme
de réformes à l'empereur. On évoque le spectre de Saül à qui, de par
sa désobéissance, le royaume fut enlevé pour être donné à David.
On parle d'Héli et de ses fils dont la négligence leur valut la perte de
l'Arche. Déplorant que les biens de l'Eglise soient accaparés par les
laïcs, on rappelle comment les rapines d'Akan, fils de Karmi, entraî-
nèrent la colère de Yahvé contre les fils d'Israël (Josué, 7). Celui qui
joua le principal rôle dans le Concile est Jonas, évêque d'Orléans. Peu
après 82.9, il adresse à Pépin, roi d'Aquitaine, le De institutione regia

36. Paschase RADBBRT, Epitaphium Ar.renii, PL, r 20, 1640; AGOBARD, Liber Apologelicu.r,
PL, I04, 307-320·
394 Vivre la Bible

qui se présente comme un véritable traité politique selon l'Ecriture


saintes'. En dehors des emprunts faits à la littérature patristique, Jonas
cite explicitement cinquante-cinq passages de l'Ancien Testament et
trente-sept passages du Nouveau Testament. Certains chapitres (1o
et 1 5) se présentent sous la forme d'une longue suite de citations. Pour
Jonas qui s'appuie sur Deutéronome 17, 17-zo, le sacerdoce qui conseille
la royauté est seul interprète des volontés divines; c'est comme le dit
Etienne Delaruelle « la théocratie ou si l'on préfère le gouvernement
sacerdotal ».
La crise qui conduit à la déposition de Louis le Pieux à Saint-Médard
de Soissons est l'occasion de relire le Livre des Rois : de même que
Samuel a remplacé Saül par David, de même les évêques peuvent déposer
l'empereur coupable de fraude et installer son fils à sa place38. Ces
citations scripturaires sont reprises pendant la période de Confraternité
qui suivit le partage de 843, mais alors c'est au Livre des Proverbes que
l'on se réfère : « Le frère aidé par son frère est comme une ville forte»
(Prov. 18, 19) ou bien« là où il n'y a pas dedirigeantslepeuples'effondre»
(Prov. 11, 14). A l'assemblée de Yütz près de Thionville en 844, les
évêques rappellent aux princes qu'ils sont leurs pères en citant Aggée
z, 12, Deut. 32, 7 et Ps. 95, 17. Lorsque en 878, Louis le Germanique
envahit le royaume de Charles, Hincmar au nom des évêques lui écrit
une longue lettre dans laquelle il lui recommande de r.elire le deuxième
Livre des Rois et l'histoire de Saül et de David : « Il y verra de quel
respect, bien que le Seigneur l'eût réprouvé et rejeté, Saül fut jusqu'au
bout entouré par Samuel, ce prêtre Samuel dont les évêques tiennent
quoique indignes la place dans l'Eglise »39• Hincmar, conseiller de Charles
le Chauve, ne cesse pas de se considérer comme le successeur des pro-
phètes. Dans le De ordine palatii, il se présente comme un nouvel Ezéchiel
en rappelant le mot de ce dernier « Ecoute, tu leur annonceras ce que
tu auras appris de moi >>. De même qu'Ezéchiel était « guetteur de la
maison d'Israël », les évêques sont, comme le veut l'étymologie du
mot, « des veilleurs ». Que les rois se souviennent qu'ils ont été sacrés
par les évêques : « Dans l'Histoire des Rois nous lisons que les princes
des prêtres lorsqu'ils consacraient les rois dans la royauté par l'onction
sacrée, leur posaient sur la tête la couronne significative de victoire
et plaçaient en leurs mains la Loi par laquelle ils devaient se diriger
eux-mêmes, corriger les pervers et diriger les bons dans la voie droite. »
Devenu après la mort de Charles le Chauve conseiller de son sucees-

37· E. DELARUELLE, « En relisant le De institutione regia de Jonas d'Orléans. L'entrée


en scène de l'épiscopat», dans Mélanges Halphen, Paris, 1951, pp. 185-192.. Cf. l'introduction
de l'édition de REviRON, Paris, 1930.
38. L. HALPHBN, op. cil., pp. 2.91 et s.
39· Ibid., p. 362..
La vie politique 39~

seur Louis le Bègue, Hincmar se met cette fois à la place du prophète


Michée dont il cite un long passage'O.
Rois et évêques doivent collaborer. L'autorité sacerdotale est supé-
rieure en matières spirituelle et morale. Les évêques n'hésitent pas à
intervenir lorsque les princes risquent de violer la loi de Dieu ou de
laisser les laies confisquer les biens d'Eglise. En 881, le synode de
Saint-Macre auquel assiste Hincmar met en garde ces derniers en rap-
pelant qu'Ozias est devenu lépreux après avoir osé prendre l'encens
dans le temple (TI Chro. 2.6, 16).
Le rôle que les évêques ont joué auprès des princes les a conduits
à exiger d'eux une promesse au moment du sacre. Lorsque Charles
le Chauve est sacré roi de Lotharingie en 869, il s'engage à maintenir
à ses sujets l'intégrité de leur personne et de leurs biens et d'accorder
aux plus démunis des secours. Semblable promesse est exigée de Louis
le Bègue en 877 et d'Eudes en 888. Il est intéressant de rapprocher cette
promesse d'un précédent biblique : en effet les rois de l'Ancien Testa-
ment, recevant l'onction, concluaient avec le peuple un pacte et une
sorte de contrat, qu'il s'agisse de David (TI Sam. ~. 3), de Roboam
(III Rois 12., 4) et surtout de Joas (IV Rois II, 12.). Or le sacre de Joas
commenté par Bède puis par Claude de Turin et Angelome de Luxeuil
est évoqué par Hincmar dans ses différents traités. Sans doute Hincmar
qui veut se conduire auprès de Charles le Chauve comme J oiada auprès
de Joas ne parle pas explicitement de promesses royales. Comme le
dit Marcel David : « Est-ce à dire que les ecclésiastiques du IXe siècle
et plus spécialement Hincmar tout féru de culture biblique ne se soient
nullement inspirés de l'Ancien Testament pour introduire la promesse
royale dans le sacre ? Ils n'y ont certes pas puisé un modèle tout fait
et ce n'est pas du côté de la technique juridique qu'il faut chercher les
emprunts. Ils se sont plutôt servis de la Bible pour justifier en doctrine
la prestation de nos promesses dont ils trouvaient déjà la formule dans
la pratique de leur temps. Les textes bibliques joints aux citations des
Pères leur ont permis d'accréditer l'idée que Dieu impose par sa volonté
propre des commandements aux monarques. L'Ancien Testament leur
a permis aussi de montrer à leurs contemporains qu'en face d'un roi
infidèle à ses devoirs les Israélites n'hésitaient pas dans les périodes
de crise sinon à appliquer les sanctions du moins à poser leurs
conditions ȟ.

40. PL, 121, 989-990. a. J. DEVIssE [6sJ.


41. M. DAVID, Le serment du sacre du IX• au XV• siècle, Strasbourg, I9P·
396 Vitlre la Bible

Le héros biblique prototype Je l'aristocrate çarolingien

Dans la société carolingienne, les clercs et les moines tiennent le


premier rang, les laies viennent en second et souffrent en quelque sorte
d'un complexe d'infériorité. Engagés dans les occupations terrestres,
s'adonnant à la guerre ou à un métier, sont-ils appelés à franchir les
portes du ciel ? Les clercs répondent à ces inquiétudes en invitant les
laies à lire et à relire les Ecritures. Mais comme il est difficile de lire
l'ensemble de la Bible, ils en tirent ce qui leur apparaît le plus adapté
à leur état. L'Ecriture étant bien souvent considérée comme un miroir
dans lequel les hommes doivent se regarder, on donne à ces petits
traités le nom de speçU/a. Ainsi les laies ont entre leurs mains des livres
de conseils auxquels ils peuvent se référer comme les moines et cha-
noines se réfèrent à leur règlef-2.
Les Miroirs se présentent comme de véritables florilèges de l'Ecri-
ture sainte. Prenons deux exemples : celui d'un miroir de prince et
celui d'un miroir de laie. Dans le traité Via regia que Smaragde de
Saint-Mihiel écrivit pour Louis le Pieux, on compte cent quarante-
sept citations de l'Ancien Testament et cinquante du Nouveau Testa-
ment. Dans le premier cas, neuf citations viennent du Pentateuque,
trois des Livres des Rois, trente-six de l'Ecclésiaste, treize de la Sagesse,
quarante-quatre du livre des Proverbes, neuf de Job, quime des Psaumes,
huit d'Isaïe, trois de Malachie et trois de Jérémie. Pour le Nouveau Tes-
tament, vingt citations proviennent des Evangiles et vingt-six des
Epitres43.
Au milieu du IXe siècle, une aristocrate carolingienne, Dhuoda,
écrit un manuel d'éducation pour son fils âgé alors de seize ans. La
culture biblique de Dhuoda est assez étonnante puisque nous pouvons
relever plus de quatre cents citations de l'Ancien Testament et deux
cent trente du Nouveau". Certains livres de la Bible sont plus repré-
sentés que d'autres. Dans l'Ancien Testament, les Livres Sapientiaux,
le Livre de Job et le Psautier l'emportent, en dehors de la série des
Psaumes uo-u8; presque tous les autres sont représentés. Pour le
Nouveau Testament, l'Evangile de saint Matthieu et les Epittes de saint
Paul sont les plus fréquemment cités. Dhuoda cite de mémoire le plus
souvent et adapte à son texte les versets bibliques. Le mot ou l'expres-
sion qu'elle emploie lui rappelle naturellement tel passage scripturaire.
Dhuoda invite son fils à reprendre tel passage de l'Ecriture en disant :
« Nous lisons que Sem, fils de Noé... il est écrit dans l'Evangile...

42. P. RicHÉ [nl. PP· 288-2 9 1.


43· PL, 102, 9H-97D, t:r.Ld. franç. W. WITTERS (La-Pierre-qui-Vire) sans date (19so).
44· Ed. P. RicH1i, «Sources chrétiennes», n• 22S, Paris, I97S·
La vie politique 397

l'Apôtre dit... » Elle souhaite que son fils puisse poursuivre ses études
de la sainte Ecriture, il découvrira ce qu'il faut éviter, ce qu'il faut
rechercher et ce qu'il doit faire en toute occasion.
Les Miroirs permettent de dessiner la figure idéale de l'aristocrate
en référence avec les personnages bibliques. Sem, Isaac, Joseph sont
les modèles des enfants qui doivent obéissance et respect à leurs parents.
Joseph est l'exemple du jeune homme chaste, Job celui du père de
famille qui est passé de la prospérité à l'épreuve. Grégoire le Grand,
auteur des Mora/ia in Job, ouvrage très lu dans le haut Moyen Age,
avait popularisé cette figure que nous trouvons continuellement évoquée
à notre époque. Comme le recommandaient Ez. z, z 1, Deut. z 7, 19,
Jér. zz, 3, Job avait pris la défense des pauvres et des orphelins, des
veuves ; les auteurs carolingiens rappellent aux laïcs qu'ils doivent
s'engager sur cette voie.
L'aristocrate carolingien n'est pas simplement un homme de bien
mais il est un guerrier qui doit mettre sa force au service de Dieu.
Déjà apparaît la division de la société en deux ordres, celui des guerriers
et celui des prêtres. En 747, le pape Zacharie écrivait à Pépin le Bref:
« Aux princes, aux hommes du siècle et aux guerriers revient le soin
de prendre garde à l'astuce des ennemis et de défendre le pays. Aux
évêques, aux prêtres, aux serviteurs de Dieu, il appartient d'agir par
des conseils salutaires et par des prières afin que grâce à Dieu, nous
priant, ceux-là combattant, le pays demeure sauf »45• Les clercs caro-
lingiens légitiment la fonction des « be//atores » à l'aide de références
bibliques. Dans son traité De regis persona, Hincmar rappelle que ceux
qui font la guerre ne déplaisent pas à Dieu; il prend comme référence
la lettre d'Augustin au comte Boniface, mais aussi donne l'exemple
de David et du centurion de l'Evangile'6• Un soldat chrétien doit se
contenter de sa solde comme le recommandait Jean-Baptiste (Luc 3, 13)
et surtout doit suivre l'exemple des guerriers de l'Ancien Testament.
Les « Miroirs » des princes mais aussi les épitaphes qui font l'éloge
d'aristocrates laïcs, les poèmes en l'honneur de chefs de guerre rappellent
le souvenir 47 de Samson, Gédéon, David, Josué, etc. Parmi les héros
bibliques les plus souvent évoqués figurent les Maccabées, parti-
culièrement Judas Maccabée, morts pour la défense de leurs lois et
de leur patrie (II Mac. IV, 5). D'ailleurs les Maccabées passaient pour
des martyrs et les églises de Milan et de Cologne prétendaient posséder
leurs reliques. Le plus bel éloge que l'on puisse faire à un guerrier
c'est de le comparer à Judas Maccabée : ainsi les Annales Je Fu/ela (867)
appellent Robert le Fort « le Maccabée de notre temps » et Hincmar,

45· MGH, Epi.tt., III, p. 56.


46. PL, I 2f, 841.
47· MGH, Po1t. ae11. Carol., II, pp. 121, 639, 651, 66o; IV, p. 138.
398 Vivre la Bible

Sedtilius Scotus et bien d'autres font des Maccabées les prototypes


des guerriers chrétiens48. Notons enfin que le Uvre des Maccabées
(II Mac. 1 z, 46) permet à nos auteurs de recommander les prières pour
ceux qui sont morts49• Parmi les figures des héros bibliques, celle des
Maccabées est donc une des plus célèbres à l'époque carolingienne et
le restera pendant tout le Moyen Age. Une étude d'ensemble méri-
terait d'être faite à ce sujet. Ainsi il est indéniable que la lecture des
textes de l'Ecriture contribue à la naissance de ce que l'on appellera
plus tard l'idéal chevaleresque. Tous ceux qui décrivent le soldat chré-
tien se réfèrent à la Bible, le concept de la guerre sainte tire en partie
ses sources de l'Ancien Testament50.

CoNCLUSION

Nous aimerions poursuivre l'étude de l'influence de la Bible sur


la vie politique et sociale du Moyen Age en reprenant les articles parus
ici et là. C'est un travail qui en lui-même mériterait un grand déve-
loppement. Contentons-nous de rappeler que les princes et les évêques
du xe siècle, avant et après la restauration de l'Empire en 96z n'ont
guère innové, que les Ottoniens se montrent dignes successeurs des
Carolingiens. Ainsi dans le rituel du couronnement impérial, l'évêque
demande à Dieu de bénir le nouvel empereur : « Rends-lui visite comme
tu le fis à Moïse dans le Buisson ardent, à Josué au combat, à Gédéon
dans son champ, à Samuel dans le temple; remplis-le de ta bénédiction
étoilée, pénètre-le de la rose et de ta sagesse, que le bienheureux David
a reçu sur son psaltérion et que son fils Salomon a obtenu du ciel grâce
à tes largesses ... »51. Dans son éloge d'Adélaïde, épouse d'Otton Ier,
Odilon de Cluny applique à la reine ce qu'il trouve dans Deut. 1 ~, 8
et Prov. 31, zo-z962 • La royauté biblique continue et continuera long-
temps encore à être présentée comme l'idéal à atteindre53 •
A partir du xie siècle, au moment où éclate la querelle des Inves-
titures, pape, évêques, princes et tous les polémistes qui sont à leur
service trouvent dans les Ecritures des références qui peuvent alimenter

48. PL, r ZJ, 844; MGH, Poet. aev. Carol., IV, p. 138.
49· H • .ANToN, op. til., p. 434; DHUODA, Manuel, VITI, 16, p. 323.
So. E. DELARUELLE, « Essai sur la fonnation de l'idée de croisade» dans BN/Iet. de lilléralurtJ
eulésiastique, 1941, 1944, 1953, 19s4; E. ERDMANN, Die Bnslehung des Kreuz:;:_ugsgedanleen,
Dannstadt, 19S5, trad. angl., Princeton, 1977; P. ALPHANDÉRY, « Les citations bibliques
chez les historiens de la première croisade», dans RHR, 1929, pp. 139-157.
51. R. FoLZ, op. eil., pp. 283-284. Cf. l'épitaphe de Otton 1, PL, r 42, 967.
52· ÜDILON, Vila Adelaitlis, § 5; MGH, SS, IV, p. 639.
B· A. GRABols, « L'idéal de la royauté biblique dans la pensée de Thomas Becket»,
dans Colloque Thomas &e.ket, Paris, 1975, pp. 103-IIO.
La vie politique ~99

leur argumentation. Il y a non seulement usage mais abus de la Bible


pour reprendre le titre d'un article de J. LeclercqM. L'éditeur du Registre
de Grégoire VII a pu relever plus de cinq cents textes bibliques. Dans
la littérature polémiste du xne siècle publiée dans les Monnmenta Ger-
maniae Historica, on trouve référence à plus de sept cents passages
de la Bible se répartissant par moitié dans l'Ancien et le Nouveau
Testament; les livres les plus souvent cités sont ceux du Pentateuque,
les livres historiques, les Prophètes, les Evangile et les Epîtres de saint
Paul55.
C'est également à cette époque que se forme « la trop fameuse
théorie des deux glaives »58• Alors qu'Alcuin, consulté par Charlemagne,
n'avait vu à ce passage de Luc z.z., ~8 que l'image du corps et de l'âme,
un conseiller d'Henri IV en tire argument pour distinguer pouvoir
spirituel et temporel. On sait comment les clercs jusqu'à Boniface VIII
reprendront à leur profit l'image devenue classique.
Jusqu'à la fin du Moyen Age, partisans et adversaires de la théo-
cratie pontificale, les uns voulant prouver la toute-puissance de l'Eglise
romaine, les autres, la subordination de l'Eglise à l'Etat, rivaliseront
d'habileté et d'érudition pour tirer des allégories bibliques ce qui vient
à la défense de leur parti. Mais de semblables argumentations ne feront
que déconsidérer ceux qui les utilisent et finiront par pervertir l'intel-
ligence spirituelle de l'Ecriture57 •
Pierre RrcHÉ.

ANNEXE

CITATIONS LES PLUS SOUVENT UTILISÉES

Gen. 2.7, 2.9 : Que des peuples te servent, que des populations se prosternent
devant toi...
Dent. 17, 18 : Et 9uand il sera monté sur son trône royal il écrira pour lui-
même une cop1e de cette loi que lui transmettront les prêtres lévites.
1 Sam. passim et particulièrement 10, 1 : Samuel prit la fiole d'huile, la versa
sur la tête de Saül; 10, 6: alors fondra sur toi Pesprit du Seigneur; 16, 13 :
(onction de David).
II Sam. 5, 3 :Le roi David conclut en leur faveur une alliance à Hébron devant
le Seigneur et ils oignirent David comme roi d'Israël.

H· J. LECLERCQ, «Usage et abus de la Bible au temps de la Réforme grégorienne»,


dans Bible [3], pp. 89-108.
~ 5. Libelli de lite imperalorum el pontificum saeculis XI el XII consmpti, MGH, Hanovre,
1891-1 897; cf. HACKELSPERGER, Bibelund miltllalterlichen Reichsgedanke, Bottrop in Westfalien,
1934·
56. Y. CoNGAR, «La ttop fameuse théorie des deux glaives», dans Catholicisme, V (19~7),
col. 39-42. réimpr. dans Sainte Eglise, Paris, 1963, pp. 411-416.
57· DE LuBAC [u], IV, pp. 381 et s.
400 Vivre la Bible

Ps. 45, 18 : Tu en feras des princes sur toute la terre.


Prov. 11, 14 : Le salut est dans le nombre des conseillers; 8, 15 : Par moi
règnent les rois et les grands fixent de justes décrets.
Sag. 6, ; : Vous avez reçu du Seigneur votre pouvoir; 9, 7: C'est toi qui m'as
préféré pour être roi de ton peuple.
Jér. 1, 10 : Sache que je te donne aujourd'hui autorité sur les nations et les
royaumes.
Ez. ;, 17 : Fils d'homme je t'ai établi guetteur pour la maison d'Israël.
Dan. 5, z 1 : Dieu est maître de la royauté des hommes et il y élève qui il veut.
Osée 8, 4: ils ont créé des rois sans moi.
Aggée z, 11 : Sollicite donc des prêtres une directive.
Mat. 16, 18 : Tu es pierre et sur ce roc je bâtirai mon église, etc.
18, 15 :Tout ce que vous lierez sur terre ...
zz, u : Rendez à César ce qui est à César...
Luc 10, 16 : Qui vous écoute c'est moi qu'il écoute.
zz, ;8 : Seigneur voici ici deux glaives ...
Jean 18, ;6: Mon royaume n'est pas de ce monde.
Rom. 13, 1-4 : Que toute personne soit soumise aux pouvoirs établis ...
1 Cor. z, 15 : L'homme spirituel juge de toutes les choses et n'est lui-même
d. ugé par personne.
1 or. 6, ; : Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges et à plus forte
raison les affaires de cette vie.
1 Pierrez, 17 : Craignez Dieu, honorez le roi.
II - LA PASTORALE

L'imagerie biblique
médiévale

n reste de l'imagerie biblique médiévale ce que l'usure du temps,


la négligence et l'action destructrice des hommes ont épargné. Dans
quelle mesure les documents figurés qui nous sont parvenus per-
mettent-ils de fonder une estimation, même approximative, d'une
floraison sans pareille, d'analyser de façon valable les conditions, les
formes et les effets de ce foisonnement ?
En dépit des pertes, le nombre et la diversité des représentations
sont considérables. Elles illustrent des manuscrits de tout genre, non
seulement les Bibles, mais aussi les missels, les livres d'Heures, les
bréviaires, les traités de théologie, les chronologies, les recueils scien-
tifiques ... On les trouve dans tous les champs de l'art, sur tous les
matériaux. Peinture murale, sculpture, vitrail, ivoire, tapisserie sont
décorés par les scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Les
objets de la vie courante, les pièces du mobilier, la vaisselle n'ont pas
échappé à cette diffusion universelle. Si l'on évalue l'étendue des perte.s
à la mesure des œuvres rescapées et des vestiges, l'imagerie biblique
devait être présente partout et à tous, à l'évêque et à son clergé, à l'abbé
et à ses moines, aux seigneurs, aux artisans et aux paysans.
Comment embrasser une telle profusion d'un seul regard ? Comment
visiter ce musée où l'on doit imaginer les œuvres par centaines de mille
pour approcher une vérité et deviner les mentalités qu'elle suppose ?
A défaut de pouvoir saisir les ensembles dans leur étendue et leur richesse,
il a semblé utile d'interroger quelques documents, choisis comme
témoins représentatifs des principaux genres de l'iconographie biblique
P. RICHÉ, G. LOBRICHON 14
40z Vivre la Bible

occidentale, des temps carolingiens à la fin du xve siècle. A un examen


rationnel méthodique qui prendrait en compte chacun des modes
d'analyse et des critères d'appréciation de l'image, on préférera le
survol qui permet de discerner les cloisonnements et les reliefs essentiels.
L'enquête sommaire posera les questions les plus simples : qui fait
l'image ? pour qui ? comment ? quels genres littéraires ont le mieux
inspiré les artistes ? quels choix ont-ils faits dans les textes?
Les réponses s'attacheront aux données qui éclairent les problèmes
de la signification plus qu'aux questions de composition et de style.
L'imagier part des écrits bibliques et de leurs interprétations par les
théologiens. Il traduit les mots en expression figurée. La nouvelle
version est profondément marquée par les caractères propres du lan-
gage de l'image. La connaissance de ce langage est donc nécessaire à
une lecture correcte des représentations. L'imagerie biblique dépend
également de la nature des objets qu'elle décore, de la qualité de ceux
qui la conçoivent, l'exécutent et l'utilisent. Les messages transmis aux
clercs, aux lettrés et à l'ensemble du peuple chrétien peuvent n'avoir
ni le même contenu ni la même forme.

L'IMAGERIE BIBLIQUE DES INITIÉS : L'ENLUMINURE

Les manuscrits à peintures carolingiens

A l'époque carolingienne, la conjoncture historique détermine la


qualité et la diffusion de l'imagerie biblique1• Fruit de l'initiative et du
mécénat de Charlemagne et de ses descendants, le développement de
la miniature porte les marques de son origine. L'action de l'empereur
se traduit sur trois plans. Il organise et encourage l'activité des scrip-
toria des abbayes, où le texte de la Bible est traité avec un grand souci
d'exactitude et de correction. Il contribue à découvrir des hommes de
grande valeur, dont Alcuin, abbé de Saint-Martin de Tours, est le
plus célèbre. Il fait copier et décorer des manuscrits pour satisfaire ses
goûts et son ambition. L'empereur d'Occident ne rêve-t-il pas d'être
au moins l'égal de celui qui règne à Byzance ?
Les manuscrits carolingiens imitent les productions orientales, tant
dans leur fond que dans leur forme. Bibles complètes, psautiers, évan-
géliaires, sacramentaires et antiphonaires constituent la quasi-totalité
des ouvrages somptueux réalisés dans quelques centres importants,

I. Sur le développement des livres illustrés à l'époque carolingienne, voir Jean PoRCHER,
«Les manuscrits à peintures», dans L'Empire &arolingien, Paris, 1968, pp. 71·203. Présentation
rapide des principaux manuscrits dans Louis RÉAu, La miniature, Melun, 1946, pp. 75-87.
L'imagerie biblique médiévale 40 3

comme Corbie, Metz, Reims, Saint-Denis et Tours. Citons parmi les


plus célèbres la Bible d'Alcuin, la Bible de Moutier-Granval, la pre-
mière Bible de Charles le Chauve, la Bible de Saint-Paul-hors-les-Murs,
l'Evangéliaire d'Ebbon, l'Evangéliaire de Saint-Médard de Soissons,
le Psautier d'Utrecht.
A la confluence de l'héritage latin, des exemples irlandais et surtout
des modèles byzantins, marquée par les exigences de ses commandi-
taires, l'enluminure carolingienne vaut par la haute qualité de son
exécution, fidèle aux traclitions fastueuses, plus que par l'invention
iconographique.

Les grandes bibles romanes

L'histoire des grandes Bibles romanes n'est pas achevée. Il manque


des maillons dans la chaîne. L'origine et la destination de nombreux
manuscrits restent hypothétiques 2 • Mais si la connaissance des aires
de production, des zones d'influence, des attributions et des modes
d'acquisition ne s'affine que lentement, des ensembles cohérents de
représentations s'offrent à l'étude iconographique. Il est impossible
ici d'en inventorier les sujets. On essaiera de répondre, à partir d'exemples
précis, à trois grandes questions : Comment les différents genres lit-
téraires bibliques sont-ils traités dans les manuscrits romans ? Quelles
sont les incidences du contexte historique sur le contenu des images ?
Quelle est la part de la création et de l'originalité dans une imagerie
qui, par nature, se doit de respecter le texte sacré et la tradition icono-
graphique qui lui est attachée ?
Une première remarque s'impose. Dans la plupart des grandes
Bibles seule l'initiale de chaque livre est enluminée et historiéeS. Le
plus souvent la relation entre l'image et le texte est étroite. L'illus-
tration correspond au début du chapitre, sinon à ses premières lignes.
Il faut tenir compte de ce fait pour apprécier les choix des imagiers.
Les découpages et les articulations du texte ont pour une grande
part déterminé le contenu des représentations. C'est donc dans la
manière de traiter les sujets, plus que dans leur variété, que se mani-
feste l'invention.

2. Voir, par exemple, Catherine BRrsAc, «Les grandes Bibles romanes dans la France du
Sud», dans Lt.t dossiers th l'archéologie, n° 14, 1976, pp. 1oo-1o6; Walter UHN, «Autour de la
Bible de Lyon. Problèmes du roman tardif dans le centre de la France», dans Ret~t~e de l'Art,
n° 47, 1980, pp. II-20.
3· Lorsque les Bibles contiennent les prologues de saint Jérôme, ils sont plus souvent
décorés qu'historiés. Dans la Bible de Souvigny, l'initiale du prologue représente Judith
sous la tente d'Holopherne et celle du texte biblique Judith montrant la tête d'Holopherne
aux assiégés de Béthulie (Bible de Souvigny, Moulins, Bibliothèque municipale, ms. 1, fo 291 VO
et 292). Il s'agit là d'une exception.
404 Vivre la Bible

L'illustration des Bibles romanes se présente sous quatre formes


principales : la scène ou la figure historique, la scène ou la figure à
signification thématique'. Les deux premiers genres iconographiques
présentent des événements ou des personnages particuliers, comme le
sacrifice d'Abraham et David. Les deux autres expriment des idées
générales, théologiques et morales.

L'iJJustration na"ative

La traduction des récits bibliques dans l'imagerie romane ne relève


qu'accidentellement et partiellement de la restitution historique. A la
fidélité du détail des apparences la mentalité médiévale préfère la vérité
profonde dont l'événement est le signe.
Le plus souvent, les grandes lettres qui illustrent les Bibles romanes
ne contiennent qu'une scène ou un personnage, rarement deux ou
trois. Quelquefois une suite de petits tableaux juxtaposés raconte une
histoire, à la façon des bandes dessinées modernes. Dans la Bible
d'Etienne Harding, une pleine page résume la vie de David en 17 épi-
sodes. La Bible de Souvigny contient des suites narratives un peu
moins développées en tête du deuxième livre des Rois, de Tobie et
d'Esther 6• Mais le cycle le plus exploité par les imagiers est celui de
la Création, au début de la Genèse. Le I initial de ce livre occupe sou-
vent la hauteur de la page. Il offre un long rectangle vertical propice
aux cloisonnements et se prête, comme les hautes baies des églises, à
la composition de structures complexes. Dans les Bibles de moindre
importance des xiue et XIve siècles, six médaillons représentant les

4· Sur les genres iconographiques, l'image narrative et l'image thématique, voir F. GAR-
NIER (ISo}, pp. 38-40 et passim.
5· Bible d'Etienne Harding, Dijon, BM, ms. I4, fo I3; Bible de Souvigny, Moulins, BM,
ms. I, fo 93, 288 v" et 284.

- Création d'Adam. création d'Eve. Initiale de la Genèse (détail),


Bible latine. fin du Xli• siècle. Sens. Bibliothèque municipale.
ms. 1, to 11.
2 - Création d'Adam. Création d'Eve. Tentation. un ange chasse
Adam et Eve du Paradis. Initiale de la Genèse. Bible latine.
Xli• siècle. Troyes, Bibliothèque municipale, ms. 458 1, fo 6.
3 - Création d'Adam. Bas-relief du portail de la cathédrale
d'Auxerre, Xlii• siècle.
4 - Création d'Eve. Chute. Initiale de la Genèse (détail). Bible
de Souvigny, fin du Xll 8 siècle. Moulins. Bibliothèque muni-
cipale, ms. 1, to 4.
2

4
406 Vivre la Bible

jours de la création sont alignés verticalement, enrichis quelquefois


d'une ou deux représentations complémentaires, comme le repos du
septième jour et la crucifixion. Dans les grandes Bibles, le nombre des
scènes, leur choix et leur disposition ne sont apparemment fixés et
imposés par aucun usage. La Bible dite de saint Bernard contient
4 médaillons, celle de Manerius 1 8, une grande Bible un peu plus tar-
dive ~4 et même 78 si l'on ajoute les 2.4 médaillons de l'entre-colonnes,
matériellement rattachés au 1 et iconographiquement complémentaires
puisqu'ils mettent la vie de Jésus, nouvel Adam, en parallèle avec celle
du premier homme. Dans la Bible de Souvigny, 6 tableaux superposés
en 3 registres racontent la création du monde, des végétaux et des
animaux. Au-dessous, z tableaux un peu plus hauts représentent la
création de l'homme et la chute8• Ces quelques exemples montrent
avec quelle liberté l'imagier utilise l'espace qui lui est accordé. Cette
possibilité d'invention s'exprime dans le choix des scènes, de leurs
situations relatives, de la composition de chaque médaillon, ainsi que
dans les gestes et les expressions des personnages. Il faut donc prendre
en compte tous ces aspects des représentations pour en faire une lec-
ture correcte, tant dans le détail des analyses que dans la recherche de
la signification principale, qui est souvent une synthèse historique et
théologique.
Les quatre médaillons de la Bible de saint Bernard ne concer-
nent que l'origine de l'humanité et la chute: création d'Adam, création
d'Eve, tentation, expulsion du Paradis terrestre (fig. z). Le Verbe
créateur se penche vers l'homme avec bienveillance en même temps
qu'ille saisit par le poignet, signe de possession, pour le tirer du limon7.
Son amour pour la créature se manifeste davantage encore dans la
création de la femme. Dieu est représenté assis, de face. Le bras passé
derrière le dos d'Eve, il lui met une main sur l'épaule. Il lui pose son
autre main sur la poitrine. Ces gestes de protection affectueuse et de
possession sont ceUX! de l'époux qui tient l'épouse dans l'iconographie
médiévale. Cette représentation n'est donc pas seulement une évocation
du fait de la création de la femme. Elle exprime l'amour profond de
Dieu pour sa créature, amour qui rend plus odieuse la trahison de la
faute originelle.
Dans la Bible de la fin du xne siècle conservée à Sens, deux médail-
lons sont également consacrés à la création de l'homme et de la femme
(fig. 1). Mais les gestes sont différents. Dieu crée en bénissant. Lorsqu'il
communique la vie à Adam, son soufRe pénètre dans la bouche de
l'homme pour l'animer, et il lui pose une main sur l'épaule. Dans l'autre

6. Bible de Souvigny, fo 4 VO.


7· Pour la signification des gestes, des positions et des situations, voir François GARNIER,
Dp. eit.
L'imagerie biblique médiévale 407

médaillon, le Créateur met la main sur la tête d'Eve, ce qui est un signe
tutélaire, Adam n'étant pas représenté.
Les deux tableaux inférieurs de la Bible de Souvigny ont la même
signification générale que l'initiale de la Bible de saint Bernard (fig. 4).
Mais ils juxtaposent de façon moins dramatique la création de la femme
et la chute. Dans les deux scènes Adam a la main posée sous la joue.
Les significations de cette position sont différentes. Au moment de la
création, Adam a les yeux fermés et sa position signifie le sommeil.
Après la chute il a les yeux ouverts et le geste signifie la douleurS.
Comme il arrive souvent dans les représentations médiévales de l'évé-
nement, l'imagier montre simultanément des phases qui se succèdent
dans le temps, en particulier la cause et l'effet : le serpent s'adresse à
Eve, Eve tend le fruit défendu, l'homme éprouve un sentiment de
culpabilité qui se traduit par le geste de sa main droite et par l'effort
qu'il fait pour cacher sa nudité.
Au-delà de ces aperçus sommaires sur l'image narrative, on devine
qu'elle est riche d'idées plus que de faits. Les figures des héros bibliques,
où le personnage est représenté dans une attitude typique, « en état»,
sont également chargées d'une signification générale qui dépasse les
singularités de son être et de sa vie. Les vérités et les valeurs univer-
selles se traduisent mieux encore dans les images qui illustrent des
thèmes.

L'illustration thématique

L'illustration des livres sapientiaux est moins connue que celle des
livres historiques'. Cela tient sans doute à ce que les grands pro-
grammes de la sculpture, de la peinture murale et du vitrail illustrent
presque uniquement des récits de l'Ancien et du Nouveau Testament.
Il est possible aussi que les liens entre certaines représentations et les
sources bibliques qui les ont inspirées n'aient pas encore été pressentis.
Il est plus facile d'identifier des personnages, grâce à leurs attributs
et aux actions particulières des scènes dans lesquelles ils sont repré-
sentés, que d'établir avec certitude des relations de dépendance entre
des images thématiques et des textes.
Les illustrations de l'Ecclésiastique, de l'Ecclésiaste, de la Sagesse
et des Proverbes ne sont ni enfermées dans des stéréotypes, ni figées
pendant des siècles. Alors que l'initiale historiée se rapporte au premier
verset du livre, son contenu et sa forme varient. L'évolution du contexte

8. Ibid., p. I8I.
9· Dans son Jçonographie de l'art çhrétim, Louis R!Au consacre moins de trois pages à
l'illustration du Cantique des Cantiques (II, 1, pp. 297-299) où il effleure le sujet. Il ne parle
pas des illustrations des Proverbes, de l'Ecclésiaste et du livre de la Sagesse.
408 Vivre la Bible

historique infléchit l'orientation générale des interprétations iconogra-


phiques de l'Ecriture. Deux séries, trop limitées, d'exemples suggére-
ront ce qu'a pu être la diversité des floraisons.
L'Ecclésiastique commence par : « Toute sagesse vient de Dieu
et elle est avec lui à jamais. >> L'initiale du texte latin est le 0 de Omnis
sapientia. La forme circulaire de cette lettre, dont le dessin est quel-
quefois tracé au compas, est propice à la représentation d'un persO'nnage
assis en majesté dans le diamètre vertical. Dans l'imagerie médiévale,
cette situation privilégiée est occupée par Dieu et par les personnages
que leur niveau de sainteté établit dans un état de perfection tel qu'ils
ne peuvent plus être frappés par les contingences du temps et du péché.
Les quatre exemples qui suivent montrent comment cette structure
est utilisée pour traduire des interprétations différentes de la sainte
Ecriture.
L'initiale de la Bible de Beaune (fig. 5) suit le texte biblique de
façon littérale. Elle représente le Verbe assis en majesté. Dans sa main
gauche il tient le livre, symbole de la Vérité. Sa main droite fait le
geste qui exprime simultanément l'affirmation de l'autorité, l'ensei-
gnement de la vérité et la sanctification. En effet, les aspects que l'homme
distingue dans ses propres comportements ne font qu'un dans l'absolu.
Une femme couronnée, tenant un sceptre et présentant un phy-
lactère, est assise en majesté, comme le Verbe de l'image précédente,
dans le diamètre vertical du 0 de la Bible de Saint-Bénigne (fig. 6).
Cette figure allégorique de la Sagesse est fréquemment représentée
au xne siècle, non seulement dans des Bibles mais aussi dans des manus-
crits divers 10• Il est possible que certaines sculptures dans lesquelles

10. Voir, par exemple, l'initiale du livre XI de SAINT AuGUSTIN, Cité de Dieu, Boulogne-
sur-Mer, BM, ms. 53, fo 73·

5 - Dieu en majesté. Initiale de l'Ecclésiastique, Bible latine.


Xll 8 siècle. Beaune. Bibliothèque municipale, ms. 1, fo 110 vo.
6 - La Sagesse. Initiale de l'Ecclésiastique. Bible de Saint-Bénigne.
début du Xli• siècle. Dijon, Bibliothèque municipale. ms. 2.
fo 308 VO.
7 - La Philosophie, la Physique. la Logique et l'Ethique. Initiale
de l'Ecclésiastique. Bible latine. Xli• siècle. Reims. Biblio-
thèque municipale. ms. 23, fo 25.
8 - Représentation allégorique de l'Eglise. Initiale de l'Ecclésias-
tique. Bible latine, Xlll 8 siècle. Bibliothèque Sainte-Geneviève.
ms. 15, fo 273 VO.
6

8
41 o Vivre la Bible

on a voulu voir des « reines bibliques » soient en fait des allégories


de la Sagesse11•
L'illustration de la Bible de Saint-Thierry de Reims est plus rare
et plus originale (fig. 7). La lecture en est facilitée par les inscriptions
qu'elle contient. Elle représente les formes sous lesquelles la Sagesse
se propose aux hommes pour qu'ils puissent la pratiquer en mettant
en plein accord leur pensée et leur action avec l'ordre divin. Le per-
sonnage assis en majesté et auréolé est appelé Philosophie. A l'empla-
cement de ses pieds, une représentation allégorique de l'Ethique, éga-
lement de face, porte dans quatre petites circonférences les noms des
vertus cardinales : Justice, Tempérance, Force et Prudence. Sous chacune
des mains de Philosophie et de trois quarts, comme s'il s'agissait de
servantes de la Vérité et de la Sagesse, sont figurées la Physique, consti-
tuée de la Géométrie, de la Grammaire, de la Musique, de l' A.rtronomie,
et la Logique, portant la Rhétorique et la Dialectique. Sans entrer dans
le détail de cette répartition des disciplines et des problèmes qu'elle
pose, on peut constater que l'imagier présente les règles du savoir et
de l'action comme les voies indissociables qui conduisent à la sanc-
tification.
La quatrième initiale, du xme siècle, contient une femme auréolée,
couronnée et tenant un sceptre (fig. 8). A la différence des figures qui
précèdent, elle a la tête de trois quarts. Elle porte un petit édifice.
Dans d'autres initiales de la même époque, elle a souvent un calice
comme attribut. Il s'agit d'une figure allégorique de l'Eglise qui transmet
la Sagesse aux hommes.
Les quatre images représentent donc Dieu comme source de la
Sagesse, la Sagesse personnifiée telle qu'elle existe éternellement, la

11. Ce pourmit être le cas d'une femme portant les tables de la Loi, du xn• siècle, située
vis-à-vis de David dans le chœur de l'église de la Couture du Mans ainsi que de certaines
statues-colonnes de la même époque.

9 - La balance symbole de la Justice. Initiale du livre de la Sagesse,


Bible de Saint-Bénigne, début du Xli• siècle. Dijon, Biblio-
thèque municipale, ms. 2, to 302 vo.
10 - Représentation allégorique de la Sagesse. Initiale du livre de
la Sagesse, Bible latine, Xli• siècle. Reims, Bibliothèque
municipale, ms. 23, fo 18.
11 - Roi faisant exécuter une sentence. Initiale du livre de la Sa-
gesse. Bible latine (livres sapientiaux), Xlii• siècle. Biblio-
thèque Sainte-Geneviève, ms. 60, fo 94 v 0 •
12 - Remise de l'épée au chevalier. Initiale du livre de la Sagesse,
Bible latine, Xlii• siècle. Le Mans, Bibliothèque municipale,
ms. 262 Il, f 0 243 vo.
9

10

11
12
4IZ Vivre la Bible

Sagesse telle qu'elle se met à la portée des hommes pour qu'ils puissent
l'apprendre et la mettre en pratique, l'Eglise dispensatrice de la Sagesse.
Le Livre de la Sagesse commence par : « Aimez la justice vous qui
jugez la terre. » Dans la Bible latine, l'initiale est le D de Diligite jus-
titiam. L'illustrateur de la Bible de Saint-Bénigne a simplement placé
au centre de la lettre la balance, symbole de justice (fig. 9). Celui de
la Bible de Saint-Thierry a disposé dans la panse, également circulaire,
une figure allégorique de la Justice (fig. 10). La femme couronnée
tient une arme défensive, le bouclier, et une artpe offensive, l'épée,
également symbole de justice. Dans la troisième initiale, du xme siècle,
un roi rend une sentence qu'un bourreau exécute (fig. u). Celui contre
qui elle est portée est déjà en mouvement vers la partie d'édifice indi-
quant traditionnellement la prison dans ce genre de scènes. La quatrième
illustration de la même initiale, du milieu du xme siècle, se comprend
dans l'éclairage du contexte historique (fig. 12.). Un jeune chevalier
reçoit de la main d'un roi l'épée qu'il mettra au service du bien en
protégeant l'église, la veuve et l'orphelin. Au xme siècle, la sacrali-
sation de la chevalerie, chargée de défendre les valeurs chrétiennes,
s'exprime par la remise de l'arme, épée ou lance, et l'envoi en mission.
A la fin du xxe et au xne siècle, l'église avait lutté contre la violence
et les guerres privées. Cet effort s'était exprimé dans l'illustration du
Psaume 5z. : « L'insensé dit dans son cœur : il n'y a pas de Dieu », par
des représentations de la violence comme conduite insensée12 • Autre
temps, autre façon de ressentir les valeurs, de lire les textes, d'en appli-
quer les leçons et de les traduire en images.

Les Bibles latines du XIIIe et du XIVe siècle

Au xnxe siècle, le nombre des Bibles latines illustrées augmente


dans des proportions importantes, mais qu'il est impossible d'appré-
cier. Quand des statistiques valables pourront parler, elles montreront
sans doute une multiplication par dix ou quinze des chiffres antérieurs.
Cette prolifération est liée à de profondes modifications dans les condi-
tions de production, de diffusion et d'utilisation. Les Bibles sont copiées
et enluminées dans des ateliers, par des artisans qui produisent et vendent
pour vivre. Les peintres exécutent des programmes déterminés par
des impératifs matériels et commerciaux autant que par des considé-
rations spirituelles et artistiques. Ces volumes, plus ou moins richement
décorés, s'adressent à un public élargi de communautés et de personnes

12.. Cf. François GARNIER, « Les conceptions de la folie d'après l'iconographie médiévale
du psaume Dixit in.ripiens », dans Actes du CII• Congrès national du Sociétés saDanles, Paris, 1979,
pp. 2.15-2.22..
L'imagerie biblique médiévale 41 ~

particulières. Le retentissement de ces changements affecte le contenu


et la forme de l'imagerie.
A quelques exceptions près, le format des livres diminue. Des
moyennes établies sur un nombre suffisant de manuscrits donnent des
nombres significatifs : pour le xue siècle, hauteur 51 cm et largeur
~6 cm; pour le xme siècle, hauteur 2.7 cm et largeur 18 cm13• La sur-
face de la page est réduite au quart de ce qu'elle était, l'écriture devient
plus fine et les illustrations se logent dans les panses d'initiales elles-
mêmes de petites dimensions. Sur le plan iconographique, il n'y a pas
rupture nette mais continuité, évolution progressive dans le choix
des sujets et la manière de les traiter. Les représentations sont simpli-
fiées et les actions sont résumées à la mesure du cadre qui les circonscrit.
Certaines erreurs indiscutables dans la répartition des lettres his-
toriées en tête des différents livres bibliques éclairent les conditions
dans lesquelles devaient être exécutées les peintures. Dans une Bible
en quatre volumes, exceptionnellement de grandes dimensions, dont
la qualité d'exécution montre qu'il s'agit d'un ouvrage important, on
relève deux confusions 14 • La figure d'un berger tenant sa houlette,
avec un mouton à ses pieds, a été placée au début du Livre de Joël
alors qu'une scène de vision a été mise au début du Livre d'Amos.
Or la tradition iconographique, conforme au contenu du texte, repré-
sente toujours Amos en berger. D'autre part, l'imagier a représenté
saint Pierre, dont la clé est indiscutablement l'attribut, dans l'initiale
de la première Epître de Jean. Il a pris le S de Simon Petrus pour le S
de Senior. De telles erreurs trahissent le travail en série, la copie sys-
tématique et peu réfléchie de modèles.
Ce constat d'automatisme, de négligence ou d'incompétence ne
doit pas conduire à sous-estimer la valeur iconographique des lettres
historiées décorant les Bibles du xme siècle. L'analyse méthodique des
images révèle que même s'ils s'inspirent de modèles, les imagiers font
preuve d'invention. Ils sont capables de nuancer, voire de modifier
la signification d'une représentation qui leur est proposée comme
exemple. Les ressemblances entre les images ne sont souvent que super-
ficielles. Plus encore que par les caractères stylistiques les représenta-
tions diffèrent par le langage iconographique. L'imagier joue avec la
syntaxe des situations, des positions et des gestes.

1 3. Quelques Bibles latines illustrées du xm• et du XIV8 siècles sont très petites. Par
exemple, le manuscrit 7 de la Bibliothèque municipale de Dijon fait 14 cm de hauteur et
9 cm de largeur. Il n'a pas été tenu compte de ces cas particuliers dans l'évaluation des dimen-
sions moyennes.
14. Bible latine, XIII 0 siècle, Le Mans, DM, ms. z6z, III,f08 z38 et 239,ms. 262, IV.
414 VitJre la Bible

La Bible historiale

La multiplication des copies de la Bible historiale de Guiart des


Moulins entraîne, aux xiVe et xve siècles, un certain renouvellement
de l'iconographie biblique dans les livres enluminés 15• Les inventions
et les modifications affectent l'emplacement, la forme, les dimensions
et le contenu des illustrations. Alors que l'image s'était progressive-
ment réduite dans les panses des lettres des Bibles latines, l'imagier
introduit des vignettes d'une surface relativement importante dans
des volumes dont le format a augmenté16• Elles ont souvent la largeur
du texte ou au moins de la colonne. Il semble qu'en échappant aux
contraintes de l'initiale du texte latin l'illustrateur ait trouvé une inspi-
ration un peu différente pour décorer ces espaces agrandis. La vignette
ne sert pas seulement de frontispice. Elle s'introduit souvent dans le
texte biblique. La Genèse d'un exemplaire du xive siècle en contient z91 7.
Parmi les sujets traités il en est d'originaux, comme la naissance d'Esaü
velu et de Jacob (fig. 15).

1 ~. Certains manuscrits célèbres ont reçu des appellations rappelant le nom de leur
copiste ou de leur possesseur : Bible historiale de Jean de Papeleu (scribe), 1317 (Paris,
Arsenal, ms. ~0~9); Bible historiale de Jean le Bon, avant 1H6 (Londres, BL, ms. Royal 19 D
II); Bible historiale de Charles V, vers 1370 (Paris, Arsenal, ms. ~212).
16. Les Bibles historiales ont en moyenne 42 cm de hauteur et 30 cm de largeur. Les
Bibles latines du xm• siècle faisaient 27X 18. La surface de leur page est donc près de trois
fois plus grande.
17. Bible historiale de Guiart des Moulins, Paris, Sainte-Geneviève, ms. 22.

13 - Artisans contrôlant la qualité d'un tissu, illustration symbo-


lique de la circonspection avec laquelle on doit examiner les
discours des beaux parleurs. Initiale historiée. Saint Grégoire,
Mora/iain Job, livre XXVII, début du Xli• siècle. Dijon, Biblio-
thèque municipale, ms. 173, fo 92 V0 •
14 - Job, sa femme et un ami. Initiale historiée. Saint-Grégoire•
Mora lia in Job, livre XVII, 1134. Chalon-sur- Saône, ms. 9•
fo 36.
15 - Naissance de Jacob et d'Esaü, représenté nu et velu. Bible
historiale, XIV 8 siècle. Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 22,
fo 30.
16 - Figure du grand prêtre, Nicolas de Lyre. Pastilles sur les livres
de l'Ancien Testament. XIV• siècle. Bibliothèque Sainte-
Geneviève, ms. 34, f 0 66 V 0 •
13 14

16

15
416 Vivre la Bible

Les Bibles moralisées

Quatre manuscrits de la première moitié du XIIIe siècle contiennent


à eux seuls plus de 13 ooo images. Il s'agit de Bibles moralisées, volumes
luxueux probablement réalisés pour le roi de France et son entourage18•
Chaque page est composée de huit médaillons circulaires, répartis en
deux colonnes verticales. Les scènes se complètent deux par deux.
L'une représente un événement biblique, l'autre sa transposition morale
ou allégorique. Le texte de l'Ecriture, réduit ou paraphrasé, et celui
du commentaire sont placés à côté des médaillons qui les illustrent.
Il a été établi que la Bible moralisée en français de Vienne, le plus
petit de ces manuscrits, était due à neuf peintres différents, et que les
autres volumes étaient également des productions collectives d'ateliers
parisiens 19• Ces démonstrations intéressantes permettent d'imaginer la
façon dont les maîtres, les assistants et les apprentis réalisaient des
ouvrages aussi importants. Si certaines particularités sont sensibles
sur le plan du style, de l'exécution des figures et des drapés par exemple,
la diversité des peintres ne semble affecter ni le développement des
programmes iconographiques ni le langage de l'image. La signification
des positions et des gestes des personnages reste constante, quels que
soient l'exécutant et le sujet traité20• Le choix des récits bibliques et
de leurs commentaires ne dépend pas de l'artiste. Il est fait par des
théologiens qui connaissent aussi bien les traditions figuratives que
l'Ecriture et ses interprétations.
Les Bibles moralisées constituent une somme iconographique
unique. Les représentations qu'elles contiennent montrent la société
médiévale dans ses activités publiques et privées, paysannes et arti-
sanales, militaires, politiques et religieuses. On y voit les rois, les sei-
gneurs, les laboureurs, les marchands, les bons et les mauvais prélats,
les chrétiens et les juifs, les traîtres et les usuriers ... Le contact concret
que permet l'image révèle en même temps la vie matérielle et les
mentalités.

18. Trois de ces Bibles moralisées sont en latin : 1) Vienne, BN d'Autriche, ms. II79;
2) Bible moralisée en trois volumes dispersés, t. 1, Oxford, Bodleian, ms. 270 b; t. II, Paris,
BN, latin II56o; t. III, Londres, BL, Harley, 1526·1527; 3) Tolède, cathédrale, trois volum~s
complétés par Pierpont Morgan Library, Morgan 240. Une quatrième Bible moralisée est en
français: Vienne, BN d'Autriche, ms. 2554·
Sut les Bibles moralisées, voir : Comte de LABORDE [182]; Reiner HAusSHERR, La«Bib/e
moralisée » de la BN J'Autriche, codex vindobonensis 2JJ4, Paris-Graz, 1973; Robert BRANNER,
Maf/U.fçript painting in Paris Juring the reign of Saint Lcuis, University of Califomia Press, 1977•
19. Robert BRANNER, op. til., p. 40. Ce même historien estime que sept artistes principaux
ont collaboré à l'illustration de la Bible moralisée de Vienne en latin.
20. L'unité et l'universalité du langage iconographique médiéval ne peuvent être mises
en évidence à partir des Bibles moralisées ni même des Bibles illustrées en général. Un langage
est universel lorsque la littérature, le droit, la religion, la médecine et la science utilisent la
même morphologie et la même syntaxe. Cf. François GARNIER, op. til.
L'imagerie biblique médiévale 417

Les commentaires sur l'Ecriture

L'imagerie biblique médiévale ne se réduit pas à l'illustration du


texte sacré. Les manuscrits des commentaires sur l'Ecriture, du xxe
et du xne siècle en particulier, contiennent une abondance de repré-
sentations dont il est encore difficile de découvrir l'ampleur et la
variété21 • Plusieurs facteurs ont déterminé l'originalité des programmes
et de leurs exécutions. La pensée des Pères de l'Eglise et des théolo-
giens qui ont commenté l'Ecriture s'éloigne quelquefois du texte sacré
au point de broder des développements sans rapport direct avec lui.
L'imagier, inspiré par des idées et des images littéraires originales,
invente des compositions nouvelles. Ici ni le respect dû à la sainte
Ecriture, ni la tradition iconographique n'imposent de limites à sa
création. On a quelquefois l'impression que dans cette zone privilégiée
la ferveur spirituelle peut donner libre cours à l'imagination. Dans
des perspectives mystiques, théologiques, philosophiques, morales ou
pastorales, nourri de récits bibliques, sollicité par les problèmes de son
temps et par le spectacle concret qu'il lui offre, l'illustrateur des com-
mentaires jouit d'une liberté qui permet l'éclosion des inventions les
plus diverses.
La comparaison de deux lettres historiées placées en tête du même
texte dans des manuscrits contemporains permettra de constater ce fait.
La première a probablement été exécutée à Notre-Dame de Oteaux,
au début du xne siècle. Elle commence le XXVIIe livre des Moralia
in Job de saint Grégoire (fig. 13). La seconde décore un exemplaire
achevé le 9 août 1 134 à Notre-Dame de La Ferté-sur-Grosne (Saône-et-
Loire), première fille de Citeaux. L'identité du texte, la proximité dans
l'espace et le temps, l'appartenance à la même famille cistercienne
rapprochent les deux manuscrits conservés aujourd'hui à Dijon et à
Chalon-sur-Saône. Leurs illustrations sont néanmoins totalement
différentes.
Le manuscrit de Citeaux met en scène des personnages de son
temps, des religieux, des seigneurs et des gens de moindre condition,
qui se livrent à leurs occupations habituelles. L'imagier transpose
dans un tableau d'actualité suggestif l'esprit et quelquefois la lettre du
commentaire de saint Grégoire. Le chapitre XXVII des Moralia com-
mence par une mise en garde contre les propos des docteurs arrogants

21. Certains commentaires de l'Ecriture ont inspiré plus que d'autres les imagiers. Parmi
les manuscrits les plus nombreux, les plus importants, sur le plan iconographique on peut
citer : saint AuGUSTIN, Commentaires sur les Psaumes; saint GRÉGOIRE, Moralia in Job;
PIERRE LOMBARD, Commentaires sur les Psaumes et Commmtaires sur les Epitres Je saint Paul. Les
Commentaires sur lt Cantique des Cantiques de plusieurs auteurs ont donné naissance à des
imageries variées et originales.
418 Vivre Ja Bible

et présomptueux qu'il faut « examiner avec soin » pour discerner les


belles vérités qu'ils contiennent des effets de leur orgueil et de leur
vanité. La panse de la lettre est formée par deux personnages dont
l'un, en vêtement long, contrôle, « examine attentivement » une pièce
de drap que l'autre replie au fur et à mesure qu'elle se déroule (fig. 13).
Formant la queue de la lettre, un troisième personnage, assis, tâte de
sa main droite la matière première et de la main gauche palpe son man-
teau, comme s'il appréciait la qualité du tissu, par des gestes qui illustrent
également le « examine avec soin ».
Dans l'initiale du manuscrit conservé à Chalon-sur-Saône, la repré-
sentation se réfère au contenu du texte biblique (fig. 14). Elle met en
scène les personnages du Livre de Job qui passent leur temps à dis-
courir. L'un d'eux, légèrement détaché, plus grand et plus richement
vêtu, fait les gestes de l'argumentation. Il s'agit d'Elihou, le beau
parleur dont parle saint Grégoire, et qui dit à Job, en se désignant
lui-même : « C'est un maître de savoir qui est près de toi» (Job 36, 4).
La comparaison ébauchée pourrait se poursuivre et s'étendre à
l'ensemble des deux manuscrits, puis à d'autres illustrations des Moraiia
in Job. Elle révélerait sans doute la richesse et la variété d'une imagerie
biblique actuellement peu connue.

Les PostiJJes sur J'Ancien et Je NoiiiJeau Testament de Nicolas de Lyre

Un survol rapide de l'imagerie biblique médiévale doit s'arrêter


quelques instants sur un type de représentation insolite au Moyen Age,
la restitution historique. Nicolas de Lyre, franciscain d'origine nor-
mande au début du xive siècle a composé des commentaires sur la
Bible où il insiste sur le sens littéral, par lequel il faut commencer,
écrit-il, et dont il faut partir pour chercher les sens mystiques. Utilisant
les travaux des exégètes, tant juifs que chrétiens, il serre le texte pour
en expliciter le contenu. Cette démarche le conduit, lorsqu'il aborde
le Livre de l'Exode, le troisième Livre des Rois et le Livre d'Ezéchiel,
à définir les formes des objets du culte, à préciser les détails des vête-
m~nts liturgiques du grand prêtre, etc. « Pour que l'on comprenne
nueux ce qui vient d'être dit, j'ai disposé ici deux figures », écrit-il
dans le commentaire sur Ezéchiel. De nombreux manuscrits - des
centaines peut-être - du xive et du xve siècle sont illustrés par ces
reconstitutions. On y voit l'Arche d'Alliance, la table des pains de
proposition, le chandelier à sept branches, l'autel des holocaustes,
des vues du temple, la tenue du grand prêtre (fig. 16). La grande dif-
fusion de cette œuvre, souvent imprimée après 1471, éclaire un aspect
souvent laissé dans l'ombre de l'imagerie biblique à la fin du Moyen Age.
L'imagerie bibliqm médiévale 41 9

Les livres liturgiques

Les enluminures des manuscrits liturgiques occupent une place


à part dans l'iconographie biblique. Les livres destinés au culte sont
composites. Aux différents types des prières établies pour les nécessités
particulières des offices s'ajoutent des citations, plus ou moins longues,
de l'Ancien et du Nouveau Testament, des commentaires des Pères
sur l'Ecriture et des théologiens.
Suivant plus ou moins la tradition, selon les goûts et les modes,
en fonction des demandes qui lui sont faites et de ses propres choix,
l'imagier s'intéresse à des parties différentes du texte liturgique. Dans
tel missel il illustre uniquement l'initiale de l'introït des principales
solennités, dans tel autre il multiplie les représentations des saints.
Ailleurs il ne s'intéresse qu'aux collectes. La part donnée aux sujets
bibliques est variable. Quelques usages se sont néanmoins généralisés,
et il est possible d'établir les grandes lignes de l'illustration typique
d'un sacramentaire, d'un missel, d'un pontifical, d'un bréviaire ou
d'un livre d'Heures 22• Mais les recherches iconographiques doivent
demeurer attentives aux additions et aux changements, qui font de
chaque manuscrit une pièce unique et des plus belles œuvres des docu-
ments irremplaçablesza.
Le rythme du calendrier est le premier et sans doute le plus impor-
tant des facteurs qui ont déterminé le choix des sujets représentés. Les
grandes périodes du cycle temporal s'organisent autour de quelques
fêtes : Nativité, Résurrection (fig. 17), Ascension, Pentecôte. Conduisant
à ces points culminants ou leur étant associées comme des suites chro-
nologiques, d'autres commémorations entourent les points forts de la
vie liturgique : Adoration des bergers, Adoration des Mages, Massacre
des Innocents, Fuite en Egypte, Entrée de Jésus à Jérusalem, Cène,
Lavement des pieds, scènes de la Passion, scènes des apparitions après
la Résurrection. Les fêtes de la Vierge et des principaux saints, universels
ou régionaux, complètent le calendrier et s'enrichissent éventuellement
de scènes ou de figures. Si le Nouveau Testament occupe une place
de choix dans cette iconographie, quelques images sont directement

22. Pour les livres liturgiques enluminés conservés dans les bibliothèques publiques de
France, voir les publications du chanoine LEROQUA1S, Les Sarramentaires et/es missels manuscrits
des bibliothb:jues publiques de Françe ( 1 924); Les Livres d'heures manuscrits de la Bibliothique natio-
nale (1927); Les Bréviaires manusmts des bibliothiques publiques de Françe (19H); Les PontijjçfliiX
manusrrits des bibliothèq«es publiques de Françe (1938). Dans les introductions, l'auteur consacre
quelques pages à la décoration. Il donne une table alphabétique des sujets représentés. Dans
la notice de chaque manuscrit il indique les enluminures et décrit les plus importantes.
23. Parmi les manuscrits les plus riches sur le plan iconographique, certains sont univer-
sellement connus et d'autres sont presque restés dans l'ombre. La sélection s'est faite d'après
des critères esthétiques, la beauté, la qualité d'exécution, et non d'après la valeur documentaire.
4Z.O Vivre la Bible

inspirées par des textes de l'Ancien Testament, qu'elles illustrent ou


qu'elles transposent dans des expressions symboliques. C'est le cas de
l'initiale du Psaume z.4 Ad te, Domine, levavi animam meam, « Vers toi,
mon Dieu, j'ai élevé mon âme», qui ouvre le cycle liturgique. L'illus-
tration de l'Introït du premier dimanche de l'Avent est une traduction
littérale du psaume, servie par la forme du signe alphabétique, divisé
en deux registres superposés par une barre horizontale (fig. 18). Un
petit corps nu représente l'âme. Un religieux lève cette figure symbo-
lique vers Dieu, devant un autel, ce qui montre le caractère sacré de
sa démarche, et en présence d'un autre religieux, témoin de son enga-
gement.
Le calendrier liturgique détermine le cadre dans lequel l'imagier
inscrit ses illustrations et propose les sources écrites à son inspiration.
Mais ces limites n'ont pas la puissance contraignante d'un carcan. Il
reste à l'enlumineur de livres liturgiques des choix qui ont leur impor-
tance sur le plan iconographique. Un seul exemple suggérera leur
nature et leur portée. Dans un pontifical de la première moitié du
xme siècle, les initiales des collectes sont les seuls éléments historiés
en plus du début du canon 24• Chaque illustration traduit en image le
second membre de la phrase de l'oraison, qui évoque habituellement
de façon précise un aspect particulier de l'événement commémoré ou
du sens de la solennité. Le choix de cette partie du texte comme unique
source d'inspiration a pour conséquence l'éclosion d'une illustration
originale. La panse du D initial de la collecte du Jeudi saint contient
une figure de Judas pendu, parce que le texte dit : « 0 Dieu, qui avez
puni Judas pour sa trahison ... » L'oraison de la fête des Saints-Innocents
commence par : « 0 Dieu, dont en ce jour les innocents martyrs ont
publiquement professé la foi non par leurs paroles mais par leur mort ... »
Une mère présente son fils au bourreau dans un geste d'offrande. Un

24. Pontifical de Chartres, premier tiers du xme siècle, Orléans, BM, ms. 1 44·

17 - Résurrection. Missel à l'usage de Nantes, XV• siècle. Le Mans,


Bibliothèque municipale, ms. 223, fo 14 V0 •
18 - Offrande de l'ême. Initiale historiée, Graduel de Vauclair,
XIV• siècle. Laon, Bibliothèque municipale, ms. 240.
19 - Moise et le serpent d'airain. Initiale du Canon, Missel de
Sens, fin du Xlii• siècle. Cathédrale d'Auxerre, ms. 8, fo 60 vo.
20 - Jacob présente à son père Isaac le plat préparé par Rébecca
qui regarde la scène de loin. Derrière lui, Esaü revenant de
la chasse. Histoire ancienne en français, fin du Xlii• siècle.
Dijon, Bibliothèque municipale, ms. 562, fo 32.
17
4z.z. Vivre la Bible

bandeau bâillonne la bouche de l'enfant, l'image traduisant exactement


le texte « non en parlant ».
Un second facteur a favorisé l'introduction de certains sujets
bibliques dans les livres liturgiques, leur signification théologique et
mystique. Dans un missel du xne siècle, le P et le V de la préface, qui
ouvre le canon de la messe, sont illustrés par le sacrifice d'Abraham
et par la rencontre d'Abraham et de Melchisedech26• Ces deux scènes,
évoquées aussitôt après la consécration, sont considérées d'ailleurs
comme des préfigures du Christ et de son sacrifice. Dans un missel
de la fin du xme siècle, l'initiale du canon, le T de Te igitur, traite dix
fois le même sujet, avec quelques légères variantes 28• Moise désigne
aux Israélites le serpent d'airain qu'il a érigé. Cette scène est une des
préfigures traditionnelles du Christ élevé sur la croix (fig. 19). On la
retrouve dans le vitrail de l'Alliance.

Les écrits philosophiques, historiques et scientifiques

L'imagerie biblique a sa place dans les écrits philosophiques, his-


toriques et scientifiques, parce que dans la vision médiévale la puis-
sance divine crée et régit l'univers, en particulier le devenir de l'homme.
Toutes les réalités sont intégrées dans l'ordre providentiel, lui-même
manifesté par la Révélation. Des livres de science, comme le Livre
des propriétés des choses de Barthélemy l'Anglais, commencent par des
représentations de la Création. Les rouleaux des chronologies et les
chroniques universelles également. Elles présentent ensuite quelques
événements de l'Ancien et du Nouveau Testament qu'elles ont retenu
comme les plus importants 27.
Un manuscrit d'une histoire ancienne en français, de la fin du
xme siècle, illustre les événements qui vont de la création à Jules César
par 14 sujets bibliques et z.7 sujets d'une histoire plus ou moins légen-
daire28. La Genèse y tient une place essentielle, avec des scènes relati-
vement peu fréquentes comme la machination de Rébecca pour assurer
à son second fils Jacob la bénédiction paternelle (fig. z.o).

2.5. Missel, fin xu• siècle, Douai, BM, ms. 90.


2.6. Missel de Sens, dit d'Etienne Becquard, fin du xm• siècle, Auxerre, cathédrale, ms. 8.
. 2.7. Certains sujets bibliques présentés dans les chronologies et les chroniques sont assez
Inattendus. On trouve, par exemple, « la punition divine qu'eut le roi Nabuchodonosor »,
ce roi aurait été changé en bête selon le livre de Daniel (4, 2.2.-30), dans un rouleau de chrono-
logie, Paris, Sainte-Geneviève, ms. 52.3, et dans des Fleurs des çhroniques de BERNARD Gm,
Besançon, BM, ms. 677, fo 13.
2.8. Histoire ancienne en français, fin du XIU0 siècle, Dijon, BM, ms. 562., fo 40 VO.
L'imagerie biblique médiévale 4z 3

L'IMAGERIE BIBLIQUE POUR TOUS

Les peintures des manuscrits, comme les textes, sont réservées à


un petit nombre de possesseurs et d'usagers. Il a fallu attendre les
moyens mécaniques de reproduction pour que l'illustration du livre
atteigne un public élargi, puis le grand public. L'enluminure peut donc
être tenue pour l'imagerie des initiés, ou au moins des privilégiés.
Les représentations qui décorent les édifices s'offrent au contraire au
regard et à l'observation de tous. Le clerc et le chevalier, l'artisan et le
paysan voyaient les mêmes vitraux, les mêmes peintures murales, les
mêmes sculptures.
Quels rapports y a-t-il entre l'imagerie biblique réservée aux initiés
et les représentations destinées à l'ensemble des fidèles? Composait-on
pour ces derniers des programmes iconographiques adaptés, plus
simples et moins étendus ? Dans quelle mesure les interprétations
exégétiques et spirituelles raffinées, s'exprimant en un langage sym-
bolique subtil, ont-elles inspiré des œuvres mises devant les yeux de
tout le peuple ? Quelles parts doivent être faites, dans la détermination
des programmes et dans la forme de leur exécution, aux préoccupations
pastorales, aux traditions iconographiques, au goût et à l'initiative
de l'imagier, aux exigences des commanditaires ? La moindre culture
des fidèles a-t-elle occasionné et justifié une « vulgarisation» de l'ico-
nographie savante ?
La réponse à ces questions n'est pas simple. Il est certain que nombre
de sujets traités dans les grandes bibles historiées n'ont eu que des
échos rares et affaiblis dans la sculpture, le vitrail et la peinture murale,
du moins si l'on en juge d'après les témoignages qui nous ont été
conservés. Les deux livres des Maccabées, par exemple, n'ont guère
inspiré que les illustrateurs de bibles. Aux xme et xrve siècles, les
scènes les plus fréquentes dans les manuscrits sont la révolte de Mat-
tathias, pour le premier livre, et l'envoi de la lettre aux frères d'Egypte
pour le second. Certaines enluminures montrent la mort d'Alexandre,
Antiochus Epiphane recevant les prévaricateurs d'Israël, la lapidation
d'Antiochus pendant qu'il pille le temple28• Les autres formes d'expres-
sion n'offrent que quelques représentations de Judas Maccabée, de
Jonathan Maccabée, du martyre des sept frères et du châtiment d'Hélio-
doreSO. L'habitude de placer une illustration, pleine page, vignette

2.9. Cette énuménltion des sujets illustrant les livres des Maccabées dans les manuscrits
est sommaire. Elle regroupe sous quelques titres des représentations fort diverses par la
façon dont les scènes sont traitœs.
50. Cela explique pourquoi Louis R&.u mentionne seulement en cinq pages ces quelques
scènes et ne fait pas allusion aux illustrations spécifiques des manuscrits (L. RiAu, lmttJgraphil
tk l'art thritim, t. Il, 1, pp. 505-507).
42.4 Vivre la Bible

ou lettre historiée, en tête de chaque livre biblique a donc favorisé


la création et le développement d'une iconographie spécifique. La
situation de l'image par rapport au texte a déterminé pour une part
sa signification. Libérée de cette contrainte matérielle du livre, l'ima-
gerie biblique a progressé selon des nécessités et des choix différents.
Il serait exagéré d'affirmer que les fidèles ont reçu ou produit une
imagerie biblique appauvrie, en quantité et en qualité. Les représen-
tations réparties dans les édifices en fonction des éléments et des formes
propres à l'architecture appartiennent aux mêmes familles iconogra-
phiques que celles qui décorent les manuscrits 31• Certains changements
obéissent à des exigences pastorales. L'adaptation de l'imagerie suit
l'évolution de la pensée, du goût et des techniques. Il est difficile de
saisir et d'analyser les transformations dans une production aussi abon-
dante et diverse. On indiquera donc par quelques exemples les plans
sur lesquels on constate une continuité entre l'imagerie des enluminures
et celle des autres arts, puis l'orientation des développements de l'ico-
nographie de grande diffusion.
D'après leur contenu et leur forme, les textes de l'Ancien Testament
ont été classés en livres prophétiques, livres poétiques et sapientiaux,
Pentateuque et livres historiques. Cette répartition, sommaire aux yeux
d'une critique littéraire exigeante est intéressante pour un survol compa-
ratif des sujets bibliques illustrés dans les différents champs de l'art.
Des livres prophétiques, la sculpture et le vitrail n'ont guère retenu
et fixé que la personne des prophètes, et particulièrement des quatre
grands. Statues décorant les portails, comme à Amiens et à Chartres,
figures de grandes dimensions dans les fenêtres hautes, comme à Bourges
et à Chartres, ces personnages accompagnent le déroulement de l'his-
toire providentielle. Tels des héros, ils font partie du cortège, mais
on ne les voit guère agir. Quelques scènes dispersées, voire des cycles
comme celui de l'histoire d'Isaïe dans un vitrail de la Sainte-Chapelle,
demeurent des exceptions.
Certains livres poétiques et sapientiaux, dont les richesses spiri-
tuelles avaient inspiré des créations originales aux enlumineurs, n'ont
presque pas été illustrés par les autres imagiers. C'est le cas du Cantique
des Cantiques et surtout des Psaumes.
En revanche, les écrits historiques et le Pentateuque ont fourni aux
peintres, sculpteurs et maîtres verriers la matière essentielle de leurs
compositions bibliques. Plusieurs raisons semblent expliquer cette pré-

31. Emile MALE a intitulé le premier chapitre de L'Art religieux du XII• siède en
!'ranu [184), « Naissance de la sculpture monumentale, influence des manuscrits ». Il va
Jusqu'à écrire : « Pour les sculpteurs, la principale source d'inspiration fut la miniature» (p. 44).
Après lui on a essayé, quelquefois avec succès, d'expliquer des sculptures par des modèles
enluminés. Mais il serait excessif et téméraire de ne voir dans l'art monumental qu'une
transcription de la peinture sur parchemin.
L'imagerie biblique médiévale 42 5

dominance des séquences narratives historiques. Les principaux récits


correspondent aux grands moments de l'histoire de l'homme et du
salut. La création (fig. 3) et la faute originelle, l'aventure de Noé et
le Déluge, les cycles d'Abraham et de Moïse constituent des étapes
majeures dans le cheminement du peuple de Dieu. En second lieu,
ces récits mettent en scène des héros dont la taille exagérée par la légende
s'accorde au goût médiéval pour l'épopée. Les silhouettes des Samson
et des David ont des traits communs avec celles des Roland, Tristan
et Lancelot. Enfin la narration se prête par nature à la visualisation.
L'histoire de Joseph, qui occupe une grande partie de la vie de Jacob
son père, ressemble à un conte. Elle est en même temps riche d'ensei-
gnement. On la trouve· sur un coffret d'ivoire du xe siècle, conservé
dans le trésor de la cathédrale de Sens, dans les fresques de Saint-Savin
du xne siècle, dans les vitraux de Chartres, Bourges, Auxerre, du
xme siècle. L'histoire de Joseph figure également parmi les bas-reliefs
du portail central de la cathédrale d'Auxerre. Les aventures de Moïse
et des Israélites dans le désert ne manquent ni de situations dramatiques
ni de merveilleux. Pour apprécier à leur juste valeur les facteurs qui
ont déterminé les choix des imagiers dans l'immense éventail de sujets
que leur ouvrait l'Ancien Testament, il conviendrait de tenir compte
aussi de la fréquence des présentations et commentaires faits par les
Pères, les théologiens et les prédicateurs.
Plus proches de la vie chrétienne dont elles présentent les mystères
et les enseignements essentiels, les illustrations du Nouveau Testament
se sont répandues avec le charme de la décoration dans tous les champs
de l'art. Les cycles narratifs de la vie de la Vierge, de l'enfance de Jésus,
de la Passion et de la Résurrection ont été développés sous des formes
si nombreuses et si diverses qu'il est impossible de circonscrire l'ampleur
de la production (fig. 21 et 23).
Plus originales que les suites narratives, certaines compositions
réunissent des éléments de l'Ancien et du Nouveau Testament, voire
des scènes de la vie courante et des figures du bestiaire. Elles offrent
des synthèses où les quatre sens de l'Ecriture, chers aux théologiens
du Moyen Age, sont explicités. Certaines scènes reproduisent ce qui
est décrit dans le texte, c'est le sens littéral. Quelques-unes rapprochent
dans une interprétation allégorique l'Ancien Testament du Nouveau,
les préfigures de leur accomplissement. D'autres dégagent des leçons
de morale. D'autres enfin orientent vers l'idéal, vers les réalités célestes,
les événements de l'histoire et les activités des hommes.
Le xme siècle semble avoir particulièrement aimé et mis en images
ce genre de synthèse où l'Ecriture, l'histoire, la morale et la théologie
marient leurs données dans des constructions instructives et édifiantes.
Les Bibles moralisées sont sans doute l'expression la plus poussée
et la plus systématique de ce goût pour l'interprétation, les rapproche-
4z6 Vivre la Bible

ments et les transpositions. Mais l'imagerie destinée à l'ensemble des


fidèles ne manque pas d'œuvres importantes par la richesse de leurs
significations autant que par leur beauté. On en évoquera seulement
deux ensembles.
La parabole du Bon Samaritain prend des dimensions historiques
et spirituelles dans les verrières de Sens, de Chartres et de Bourges.
Le Christ lui-même est le Bon Samaritain de l'hwnanité, qu'il rachète
du péché par sa mort. Les médaillons situés sur l'axe vertical central
racontent la parabole. De nombreuses scènes de l'Ancien et du Nouveau
Testament les entourent. Création de l'homme, faute originelle, révé-
lation à Moïse et scènes de la Passion se répartissent dans des structures
formelles dont les dispositions sont signifiantes. Les scènes jalonnent
et expliquent l'histoire du salut. Les trois verrières présentent des
versions différentes de ce thème, tant dans leur composition que dans
leur contenu.
Les verrières figurant la Nouvelle Alliance associent aux scènes
principales du cycle de la Passion les épisodes de l'Ancien Testament
qui en sont la préfigure. Quelques éléments du bestiaire, comme l'image
du pélican et celle du lion qui souffle sur son petit mort-né pour lui
redonner la vie, complètent les développements symboliques. Les
compositions diffèrent sensiblement. Le vitrail de Bourges ne contient
que trois scènes évangéliques : le Portement de Croix, le Christ sur la
croix et la Résurrection. Celui du Mans complète ce schéma par une
représentation du Christ Juge et de la Résurrection des morts. Le vitrail
de Tours ajoute une cinquième scène, l'Agonie au Jardin des Oliviers.
Les médaillons qui préfigurent la vie du Christ, dont le nombre varie
de dix à vingt, se répartissent selon les verrières. Même si l'on tient
compte des modifications dues aux restaurations, on doit admettre
que les maitres verriers plaçaient sous les yeux du peuple de vastes
compositions dont ils assemblaient les représentations de façon ori-
ginale, même s'ils les recevaient d'une longue tradition. Ils racontaient
l'histoire sainte en insistant sur la complémentarité des deux Testa-
ments, selon la formule de saint Paul : « Ce n'est là qu'une ombre des
choses à venir, mais la réalité appartient au Christ» (Col. z, 17). Dans
quelle mesure la signification de ces grandes synthèses était-elle comprise

21 - Offrande des Mages. Peinture murale, XIIe siècle. Asnières-


sur-Vègre (Sarthe).
22 - Abel offre un agneau à Dieu, Cain le tue. Chapiteau, Xll 8 siècle.
église d'Aulnay de Saintonge.
23 - les Saintes Femmes au Tombeau. Ivoire, fragment de retable,
vers 1330. londres, Victoria and Albert Museum.
21

22 23
428 Vivre la Bible

de tous ? On peut supposer que le peuple chrétien vivait dans la fami-


liarité de ces enseignements bibliques et de leurs expressions.
Cet aperçu indique quelques grandes orientations de l'iconographie
médiévale. Il survole des domaines sans les explorer. Ce n'est pas un
bilan. Il a permis d'effleurer plusieurs problèmes, mais on peut se poser
beaucoup d'autres questions. L'imagerie biblique occupe une telle
place au Moyen Age, qu'elle constitue un objet privilégié de l'histoire
de l'art. Comme source documentaire et comme fait de civilisation,
elle fait aussi partie de l'histoire générale.
François GARNIER.
6

Les apocryphes
bibliques

Même si le Moyen Age n'est plus une époque féconde pour la


littérature apocryphe, de nombreux aspects de la civilisation du vne
au xve siècle sont influencés et parfois même déterminés par les textes
non canoniques. La mise à l'index de ces livres (notamment par le
fameux décret attribué à Gélase, qui date du VIe siècle et contient un
catalogue des apocryphes 1) n'a pas empêché leur large diffusion et leur
pénétration- directement ou par l'intermédiaire d'autres textes- dans
la liturgie, les arts, la littérature ou même les doctrines de l'Eglise...
Malgré la fonction importante que les apocryphes avaient au Moyen
Age, on doit constater qu'à l'heure actuelle, ce domaine reste encore
assez peu étudié. « L'histoire des textes apocryphes pendant le haut et
le bas Moyen Age et leur emprunt successif, opéré par les liturgistes,
les prédicateurs, les hagiographes, les prosateurs et les poètes, sont
tout à fait à tracer »2.
La popularité des apocryphes s'explique par une curiosité pour
des détails passés sous silence, ou peu commentés, des événements
qui figurent dans la Bible; c'est ainsi par exemple que les récits apocryphes
concernant l'enfance de la Vierge ou celle de Jésus deviennent si prisés
au Moyen Age. D'un autre côté, certains épisodes extraordinaires ou

1. Reproduction fac-similé de cet index dans A. DUPOURCQ, Etutk .rur le.r w.rta Martyrum
romains, t. 4 : Le néo-manichéisme et la légentk chrétienne, Paris, 1910, pp. 173-1n; édition du
texte dans PL, J9, 162-164.
2. A. CoRNAGLIOITI, « Apocryphes et mystères )), dans Le théâtre au Moyen Age, Actes
du II• Colloque de la Société internationale pour l'Etude du Théâtre médiéval (Alençon,
juillet 1977), Montréal, 1981, p. 69.
Vivre la Bible

surnaturels de la vie du Christ ou des Apôtres, relatés d'une manière


exagérée dans les apocryphes, correspondaient bien à la soif du mer-
veilleux qui caractérisait la piété médiévale; les Actes apocryphes des
apôtres satisfaisaient à ce besoin. D'autres apocryphes - du genre
apocalyptique - s'intégraient dans la culture médiévale de par leurs
principaux thèmes (descente aux enfers; visite des cieux) qui s'accor-
daient parfaitement avec les préoccupations essentielles des hommes
de l'époque. Il faut noter également qu' « apocryphe » ne signifie pas
nécessairement hérétique ou hétérodoxe; si certains livres non cano-
niques proviennent effectivement (du moins en partie) d'un milieu
gnostique, docétiste, etc., d'autres livres n'ont pas été acceptés dans
le canon des Ecritures principalement en raison de leur penchant trop
accentué pour le merveilleux, l'extraordinaire, dépassant les limites
raisonnables de la conception chrétienne du miracle. Inversement, les
hérétiques médiévaux ne se distinguaient pas par un engouement
excessif pour les apocryphes : certes, ils en connaissaient plusieurs,
mais l'utilisation des apocryphes est restée plutôt limitée chez eux.
La situation ne semble pas identique en Orient byzantino-slave où,
dans la propagation de la littérature apocryphe, les hérétiques bogomiles
ont probablement joué un rôle important. De même, pendant que
l'Europe occidentale se contente de recevoir (traduire ou adopter)
les produits d'une littérature apocryphe ancienne - en tout cas, anté-
rieure au vue siècle - , l'Orient ne cesse encore de créer de nouveaux
livres, même s'ils sont bâtis le plus souvent selon le modèle d'apocryphes
connus. L'apocryphe médiéval le plus original, le « livre secret » des
Bogomiles et des Cathares, a été composé en Orient, probablement à
Byzance.

LE DOMAINE OCCIDENTAL

Les apocryphes les plus populaires


En Europe de l'Ouest, « dès les x1e-xue siècles, et plus encore
au xme, les livres bibliques apocryphes sont tombés dans le domaine
des connaissances courantes »s.
Les livres les plus populaires « complètent » avant tout le Nouveau
Testament dont certaines « lacunes » pouvaient intriguer les lecteurs.
Les évangiles apocryphes de l'enfance de la Vierge et de celle de Jésus-
Christ se trouvent parmi les apocryphes les moins « hérétiques » et
les plus influents sur la civilisation médiévale.

3· P. ZUMTHOR, Histoire lilléraire tle la Françe médiiflale, VI•-XIV• siicles, Paris, 1954,
p. 99·
Les apocryphes bibliques 43 1

L'apocryphe intitulé l'Histoire Je la Nativité de Marie (appelé aussi


Protévangile Je Jacques depuis le xvre siècle) a été rédigé vers zoo en
Syrie ou en Egypte4• Il contient le récit de la conception miraculeuse
de Marie, son enfance et sa jeunesse au service du Temple, ses fiançailles
avec Joseph, l'annonciation, la visitation, la nativité et l'adoration des
mages, le massacre des innocents et le martyre de Zacharie.
L'enfance de Jésus, presque entièrement absente dans les Evangiles
canoniques, mis à part l'épisode où Jésus discute avec les anciens dans
le Temple de Jérusalem (Luc z, 14), est dépeinte avec des détails sur-
naturels dans le Récit Je l'Enfance ou l'Evangile de pseudo:-Thomas&. Le
texte original a dû être composé en syrien, après le Protévangile; les
plus anciennes copies remontent au vre siècle. Cet apocryphe, répandu
sous les plus diverses rédactions et traductions (même en arabe), pré-
sente Jésus comme un véritable « enfant terrible », châtiant, guérissant
ou ressuscitant les autres enfants suivant son caprice. Quelques-uns
des miracles qu'il produit relèvent plutôt de la magie pure que du miracle
au sens chrétien : il transforme l'eau boueuse en eau limpide par sa
parole; il anime des oiseaux en argile, ou il change des enfants en
cochons.
L'Occident a connu surtout le remaniement du Protévangile Je Jacques
et de l'Evangile de pseudo-Thomas sous le titre de l'Evangile de la Nativité
Je Marie et de l'Enfance du Sauveur (cité aussi comme l'Evangile du pseudo-
Matthieu), qui a paru en rédaction latine au vie siècle6 •
C'est le récit des événements après la mort du Christ et avant sa
résurrection, ne figurant que par allusion dans les Evangiles cano-
niques, qui a assuré le succès de l'Evangile Je Nicodème (ou Actes de
Pilate). Le livre, d'une valeur littéraire réelle, commence par une version
particulière et amplifiée de la Passion (chap. I-II). L'apocryphe semble
avoir été soudé de deux textes indépendants : les Actes de Pilate pro-
prement dits (chap. l-XVI) et la Descente du Christ aux Enfers (chap. XVII-
XXVII). Il est d'origine grecque et sa rédaction remonte au ve siècle.
Sa traduction latine a dû être faite tôt; il est cité déjà par Grégoire de
Tours qui ne savait pas le grec7 •

4· Edition la plus récente : E. de STRYCKER, La forme la plu.r an;ienne du Pro/évangile de


]a&qtl4.t, Bruxelles, I96I; trad. franç., E. AMANN, Le Pro/évangile de ja&qtl4.t et.re.r remaniemenl.r
latin.r, Paris, I9Io; Dt. MICHEL, Evangile.r apoçryphe.r, t. I, Paris, I9II, pp. I-5I; F. AMIOT,
La Bible apoçryphe. E11angile.r apoçryphe.r, Paris, I95Z (rééd. I975), pp. 48-64; texte grec C. Trs-
CHENDORF, Eflangelia apoçrypha, Leipzig, I876 8 , pp. I-50.
5· Texte grec et trad. franç., Dt. MICHEL, op. &il., pp. I6I-I89; texte gr. et lat., C. Trs-
CHENDORF, op. til., pp. 140 et s.; trad. P. PEETERS, Eflangi/e.r apoçryphe.t, Il : L'Eflangi/e tU
I'Enfan;e, rédactions syriaques, arabes et arméniennes, Paris, 1914; F. AMIOT, op. rit., pp. 8o-
I07.
6. Texte lat. et trad. franç., Dt. MICHEL, op. rit., pp. 53-I59; trad. franç., F. AMIOT,
op. eit., pp. 65-79.
7· Texte gr. et lat., C. TISCHENDORF, op. çi/., pp. ZI0-43z; trad. franç., F. A~onoT, op. til.,
pp. 146-I56 (extraits seulement).
43z Vivre la Bible

La mort miraculeuse et l'assomption de la Vierge Marie, dont le


culte ne cesse de s'amplifier au cours du Moyen Age, constituent le
sujet de l'apocryphe intitulé Transitus Mariac (le terme Dormition ne
rend pas parfaitement le sens du titre latin), composé probablement
au ye siècle et diffusé en nombreuses versions et traductions (même
en copte et en arabe). L'un des remaniements latins avait été attribué
(faussement) à saint Méliton, disciple de saint Jean et évêque de Sardes
à la fin du ne siècle. En Gaule, Grégoire de Tours a fait connaître une
version abrégée de l'apocryphe (De Gloria marryrum, chap. IV)8 •
Parmi les apocalypses apocryphes, c'est l'Apocalypse ou la Vision
de saint Paul qui a exercé la plus grande influence au Moyen Age. Ce
récit qui comporte le voyage de l'apôtre, guidé par l'archange Michel,
à travers le paradis et l'enfer, est une œuvre des dernières années du
IVe siècle (texte grec). Plusieurs rédactions latines et traductions en
langue vulgaire (français, anglais, italien, provençal) témoignent de
la popularité dont il a été l'objet au Moyen Age9 •
Au détriment des Actes des apôtres canoniques, les Actes apocryphes
d'André, de Jean, de Pie"e, de Paul, de Jacques, de Simon et Jude ont eu
un retentissement considérable dans les légendes hagiographiques et
les arts plastiques. Ces actes, rédigés en général aux ne-me siècles,
mettent l'accent sur le pouvoir surnaturel des apôtres (miracles) et
exploitent à fond le côté romanesque de leur prosélytisme (voyages
dans des pays lointains et fantastiques, peuplés parfois de races mons-
trueuses). La plupart de ces récits ont été rassemblés dans une compi-
lation du ve siècle par un auteur qui se nomme Abdias (Histoire du
combat aportolique). La traduction latine du pseudo-Abdias, faite par
Julius Mricanus, était très connue au Moyen Age, et fut utilisée notam-
ment par Vincent de Beauvais et Jacques de Voragine au xme siècle 10•
Quant aux apocryphes vétéro-testamentaires, ils sont beaucoup
moins populaires en Occident qu'en Orient.

8. Texte lat., C. TISCHENDORF, Apotttlypses apoçryphae, Leipzig, 1866, pp. II3-136; trad.
franç., F. AMIOT, op. til., pp. II2-134.
9· Texte gr., C. TISCHENDORF, ibid., pp. 34-69; texte lat., H. T. SILVERSTEIN, Visio
Sancti Pauli. The History of the Apocalypse in Latin, logethtr wilh Nine Texls, Londres, 19H;
M. R. )AMES, AporryphaanmJota, Cambridge, 1893, pp. 11-42; trad. franç., F. AMIOT, op. ût.,
pp. 295-331.
10. Textes, C. TISCHENDORF, Aela aposto/orum apoçrypha, Leipzig, 18 51 ; R. A. LIPSIUS,
M. BoNNET, Aeta aposto/orum apoçrypha, 3 tomes, Leipzig, 1891-1903 (rééd. Darmstadt, 195 9);
texte lat. du ps.-Abdias, J. A. FABRICIUS, Codex apoçryphus Novi Testamenli, t. 1, Hambourg,
1719; trad. franç. de divers Attes, F. AMIOT, op. ûl., pp. 157-274 (donne également une
orientation bibliographique).
Les apocryphes bibliques 43 3

Traductions et adaptations

La propagation des apocryphes bibliques se faisait par divers moyens


dont le plus évident était la traduction de l'original (grec; grec traduit
du syriaque, etc.) en latin. Parfois, plusieurs rédactions du même texte
sont traduites en latin. L'adaptation des écritures apocryphes en latin
a assuré leur pénétration dans la culture ecclésiastique proprement
dite d'abord (liturgie, hagiographie). Pour les traductions en langue
vulgaire, il faut attendre les XIIe-xme siècles où l'on voit apparaître
une quantité considérable de traductions et d'adaptations d'après les
modèles latins. On connaît par exemple trois adaptations rimées en
ancien français de l'Evangile de Nicodème, en dehors de ses nombreuses
versions en prosell.
Mais au-delà des traductions et adaptations, l'emprise que les apo-
cryphes avaient sur la civilisation médiévale peut se mesurer avant
tout par leur présence parfois étonnante dans les domaines les plus
divers.

La lituroe et les doctrines

Plusieurs fêtes liturgiques ont leur origine, directement ou indirec-


tement, dans la littérature apocryphe : ainsi par exemple quelques
fêtes liées à la vie de la Vierge Marie, dont l'enfance, la jeunesse et la
mort ne sont relatées avec détails que dans les apocryphes. C'est grâce
au Protévangile de Jacques que l'histoire des parents de Marie, Anne et
Joachim, est entrée dans l'hagiographie et que leur fête figure dans
le calendrier liturgique (Saint-Joachim : le 16 août; Sainte-Anne :
z.6 juillet). D'après le témoignage d'un Lectionnaire et d'un Bréviaire
provenant des églises normandes, la légende apocryphe de sainte Anne
et de saint Joachim fut lue le jour de la Nativité de la Vierge. Les fêtes
de l'Immaculée Conception (8 décembre), de la Nativité (8 septembre)
et de la Présentation au Temple (2.1 novembre) de la Vierge sont ins-

11. Edition des versions rimées, G. PARIS, A. Bos, Trois versions rimées de l'EtJangile de
Nicodème, Paris, 1885; versions en prose, A. E. FoRD, L' EtJangile de Ni&odime. Les versions
&ourles en an&ien français et en prose, Genève, 1973; trad. et adaptations en d'autres langues,
M. W. A. HoLMEs, «The Old English Gospel ofNicodemus »,dans Modern Philo/ogy I (1903),
pp. 579-614; W. H. HuLME, The Midàle-English HatTo111ing of Hel/ and Gosptl of Nitodemus,
Londres, 1907; A. P10NTEK, Die Mitte/ho&hdeuts&he Vbersettung des Nicodemus-EtJangeli11111s,
Greifswald, 1909; A. MAsSER, Dat e111ange/ium Ni&odemi van Jeme /idende unses heren Ihesu Christi :
2 mitte/niedert. Fassungen, Berlin, 1978; A. VAILLANT, Et1angi/e de Nicodème. Texte slave et latin,
Genève-Paris, 1968; études, R. P. WÜLCKER, Das EtJange/ium Ni&odemi in der abenJ/IJnJischen
Litera/ur, Paderborn, r87z; W. BECKER,« Die Sage von der Hôllenfahrt Christi in der alt-
franzôsischen Literatur », dans Romanische Forsçhungen, J2, 1913, pp. 897-972.
P. RICHÉ, G. LOBRICHON 15
434 Vivre la Bible

pirées également par le même apocryphe12• Quant à l'origine de la fête


et de la doctrine de l'Assomption de la Vierge (15 août), l'apocryphe
Transitus Mariac y eut un rôle certain13• Il est également prouvé que
la fête de saint André (30 novembre) est fondée sur le récit apocryphe
du martyre de l'apôtre (les Actes de saint André, diffusés sous forme de
différents remaniements, inspirant directement le texte du Bréviaire)!'.
L'observation stricte du repos dominical n'est sans doute pas tota-
lement étrangère à un récit apocryphe, la Lettre du Christ tombée du
ciel (VIe siècle), traduit en nombreuses langues (grec, latin, syriaque,
arménien, carchouni, arabe, éthiopien). Cette lettre n'a pas dû être
sans influence sur les décisions du Concile d'Orléans (538) qui a interdit
les travaux serviles le dimanche, et du Concile de Rouen (65o) qui a
défini la loi du repos des jours fériés de la façon en usage jusqu'à notre
époque15•
Outre les dogmes déjà mentionnés de l'Immaculée Conception et
de l'Assomption, d'inspiration apocryphe, la doctrine de la Descente
aux Enfers, devenue officielle sous le pontificat d'Innocent III, doit
beaucoup, même si ce n'est qu'indirectement, à l'Evangile de Nicodème
dont la deuxième partie contient le récit détaillé de la Descente. Parmi
les sources d'inspiration de la doctrine du Purgatoire, élaborée aux xne-
xme siècles, figurent également l'Evangile de Nicodème (la notion des
limbes) et surtout l' Apoca!ypse de Paul : l'enfer supérieur de l'une des
rédactions de ce dernier apocryphe, le lieu où se trouvent « les âmes
de ceux qui attendent la miséricorde de Dieu », est bien le futur Pur-
gatoire, et une partie des peines « infernales » décrites ici seront trans-
férées au Purgatoire quand celui-ci sera défini avec précision plus tard
au Moyen Age1 6 •

La littérature édifiante

Nous ne pouvons pas étudier l'influence des apocryphes sur la


littérature et les arts sans évoquer le rôle intermédiaire de certaines

u. E. MÂLE [I85], t. 2, p. I88 : Introduction de DANIEL-ROPS dans F. AMIOT, op. cil.,


pp. 2Q-2I.
I3. G. DuRIEZ, Les apoçryphes dans le drame religieux en Allemagne au M(/)'en Age, Lille, I9I4,
pp. 69-7I. Sur l'origine des fêtes de la Vierge, cf. également, F.-X. WEISER, Fêtes et cout11111es
chrétiennes. De la liturgie au folklore, Paris, I961.
I4· F. AM10T, op. cil., p. 253, et l'introduction de DANIEL-ROPS, ibid., p. 21.
I5. H. DELEHAYE, « Note sur la Légende de la lettre du Christ tombée du ciel», dans
Académie r(/)'ale de Belgique, Bulletin de la Classe des Lettres, I899, pp. 171-2I3; trad. franç.
dans J.-B. BAUER, Les apocryphes du NoU11eau Testament, Paris, I973, pp. 88-90.
I6. Sur la Descente, cf. J. A. McCULLOCH, The Harrowing of Hel/. A ComparatitJe Stmfy
of an Barry Christian Doctrine, Edimbourg, I930; J. CHAINE,« Descente du Christ aux Enfers»,
dans Dictionnaire de la Bible : Supplément, Paris, I934• t. 2, col. 395-431; sur le Purgatoire :
J. LE GoFF, La naissance du Purgatoire, Paris, 1981.
Les apocryphes bibliques 43 5

compilations médiévales, telles que les œuvres d'Honoré « d'Autun »


(première moitié du xne siècle), de Vincent de Beauvais (t 1z64), ou
bien le recueil de la vie des saints, la Légende dorée de Jacques de V ora-
gine, composée avant 1Z6417• Nombre de motifs provenant des apo-
cryphes passent souvent par le canal des intermédiaires de cette sorte,
et il n'est pas toujours facile de déterminer si un artiste ou un poète
a puisé directement à la source apocryphe ou a pris son motif « de
seconde main ». Mais il manque encore un relevé systématique des
légendes apocryphes incorporées dans les recueils de « vulgarisation
scientifique » du Moyen Age.
C'est la Légende dorée qui constitue le meilleur exemple de l'utili-
sation des apocryphes dans la littérature édifiante. Malgré la distance
que l'auteur établit entre ses sources apocryphes et son propre récit,
il est évident que non seulement il ne désavoue pas les premières,
mais, dans le cas de quelques légendes, il se fonde presque entièrement
sur elles. Il cite parfois le titre de l'apocryphe qu'il résume (l'Evangile
de Nicodème revient souvent : l'épisode de l'huile de la miséricorde
est évoqué dans l'Invention de la sainte Croix; mentions dans la Passion
du Seigneur et dans la Résurrection); d'autres fois, il ne donne qu'une
référence vague : « une histoire apocryphe des Grecs » (à propos du
bois de l'arbre du Paradis terrestre donné à Séth, dans l'Invention de la
sainte Croix), ou bien « un livre apocryphe, attribué à saint Jean Evan-
géliste » (concernant l'Assomption de la Vierge), etc. La Légende dorée
est l'un des aboutissements de la littérature apocryphe; on y trouve
plusieurs légendes sous leur forme la plus élaborée sans qu'on puisse
identifier toutes les traditions antérieures qui sont entrées dans leur
composition (par exemple, la légende de l'Invention de la sainte Croix).
Mais, en même temps, cette œuvre devient, à son tour, une source de
première importance pour les arts religieux jusqu'au Concile de Trente :
« Après l'Evangile, le recueil de la vie des saints est de tous les livres
de l'Occident celui qui a eu la plus profonde influence sur l'art »18•

La littérature des visions

Sans la Vision de saint Paul, il est probable que les récits de voyages
surnaturels du Moyen Age ne seraient pas nés. La littérature des visions
de l'au-delà (voyage d'un vivant à travers l'Enfer, le Purgatoire et le
Paradis), apparue en Occident dès le haut Moyen Age (l'Histoire eccié-

17. HoNoRius AuGUSTODUNENSIS, Speçu/11111 e&&le.riae, dans PL, z 7 2; VINCENT DE BEAuvAIS,


SpeGU/11111 hi.rtoriale, éd. Douai, 1624 (rééd. Gnlz, 1964-1965); jACQUES DE VoRAGINE, Legenda
amea, éd. Th. GRAESSE, Dresde-Leipzig, 1846; trad. franç. par J.-B. M. ROZB, Paris, 1967.
18. E. MÂLE, L'art religieux du XIIIe .riètle, t. 2, p. HI·
436 Vivre la Bible

siastique de l' Anglete"e de l'Anglo-saxon Bède, mort en 7 35, contient


plusieurs visions) devient un genre réellement populaire à partir du
:xue siècle19• Le Purgatoire de saint Patrick, rédigé en latin par un moine
cistercien de Saltrey vers la fin du :xne siècle, fut traduit ensuite en
langues vulgaires (dont sept traductions en ancien français; la première
faite par Marie de France, célèbre poétesse de la deuxième moitié du
XIIe siècle), et connut un succès dépassant de loin celui de la Vision
de saint Paul. Ces récits, ainsi qu'une autre vision d'origine irlandaise,
la Vision de Tnugdal, auront une influence considérable sur l'iconogra-
phie des châtiments des pécheurs à la fin du Moyen Age20•
La littérature médiévale des visions a atteint son sommet dans la
Divine Comédie de Dante (entre 1307 et 13u). Bien qu'il reprenne cer-
tains motifs et divisions structurales de ses prédécesseurs (dont la
Vision de saint Paul), par sa portée allégorique, politique et artistique,
son poème sort des limites traditionnelles du genre.

Les romans du Graal

Le plus fameux cycle de romans du Moyen Age, les romans du


Graal, doit aussi sa naissance, du moins en partie, à la littérature apo-
cryphe. Même si c'est un élément non chrétien (celtique?) qui a déter-
miné la genèse du premier roman du Graal (PercetJal ou Le Conte du
Graal de Chrétien de Troyes, entre II79 et n8z), la légende chrétienne
apocryphe, qui est venue s'y greffer un peu plus tard, a définitivement
modifié le caractère de ce mythe médiéval En effet, vers 1 zoo, dans le
Joseph d'Arimathie de Robert de Boron, le Graal, ce récipient mysté-
rieux à propriétés magiques devient le plat de la Cène dans lequel
Joseph d'Arimathie recueille le sang du Christ crucifié. Cette identi-
fication est fondée sur des traditions légendaires relatives au Précieux

19. Etudes fondamentales sur ce sujet : D. D. R. OwEN, The Vision of Hel!: Infernal
]ourneys in Medieval Frençh Litera/ure, Edimbourg, 1970; H. R. PATCH, The Other World
arrording to Descriptions in Medieval Litera/ure, New York, 197o2 ; cf. aussi J. MONNIER, La
Desrente aux Enfers, étude de pensée religieuse, d'art el tk littérature, Paris, 19os; F. BAR, Les routes
de l'autre montk, Paris, I946; sur la diffusion del'Aporalypse de saint Paul, L.-E. KASTNER,« Les
versions françaises inédites de la 'Descente de saint Paul en Enfer'», dans Revue des Langues
romanes, 48, 19os, pp. 38S-39S; 49, 1906, pp. 49-6:z, 322-3s1, 427-4so; W. MEmEN, «Versions
of the 'Descente de saint Paul'», dans R.omanre Philo/ogy, 8, 19s4; P. MEYER,« La Descente de
saint Paul en Enfer», dans R.omania, 24, 189s, pp. 3S7-37S; D. D. R. OwEN,« The 'Vision of
St. Paul' : The French and Provençal Versions and their Sources», dans Romanee Philo/ogy,
r 2, 19s8, pp. n-s1.
zo. Edition du texte latin et de la trad. de Marie de France, K. W ARNKE, Das Burh vom
Espurgatoire S. Patrice der Mark tk Franre und seine Quelle, Halle, 1938; trad. franç. du texte
du xv" siècle, J. MARCHAND, L'autre monde au Mqyen Age. Vqyages el visions, Paris, 1940,
pp. 81-ns; cf. aussi Ph. de FÉLICE, L'autre montk. Mythes el légendes. Le Purgatoire de sainl
Patrice, Paris, 1906; J. LB GoFF (op. cit., n. 16), plusieurs chapitres sur la littérature des visions.
Les apocryphes bibliques 43 7

Sang, mais le début du roman et l'histoire de Joseph d'Arimathie


jusqu'à sa libération de la prison sont puisés à l'Evangile de Nicodème.
Robert de Boron suit de près l'apocryphe quant à la naissance et la
vie de Jésus, sa Passion, la descente de croix et la prison de Joseph.
Mais il faut souligner que le Graal ne figure pas dans l'apocryphe et
que la fusion des traditions concernant Joseph d'Arimathie et de celles
ayant trait au « saint vaisse! » est de l'invention de Robert de Boron.
Le poète a aussi incorporé un autre groupe de traditions apocryphes
dans son roman : il s'agit de la guérison miraculeuse de l'empereur
romain Vespasien grâce à la Sainte-Face, gardée par sainte Véronique,
de la conversion de Vespasien et de sa vengeance de la mort de Jésus
par la destruction de Jérusalem. Cette partie du roman remonte à deux
apocryphes apparentés à l'Evangile de Nicodème : la Cura sanitatis Tiberii
(probablement du VIe ou VIle siècle), où l'empereur guéri n'est pas
Vespasien, comme chez Robert de Boron, mais Tibère, l'épisode de
la vengeance est absent, et Joseph d'Arimathie ne joue qu'un petit
rôle, en tant que témoin de la résurrection du Sauveur, et la Vimlicta
Salvatoris (vers 7oo), où l'empereur guéri est aussi Tibère, mais Joseph
d'Arimathie est davantage présent, et l'empereur se venge des Juifs
en mettant le siège devant Jérusalem. Dans la Chanson de la Vengeance
de Notre-Seigneur (en ancien français, fin du xne siècle), c'est Vespasien
qui est guéri d'une lèpre;« il est donc possible que Robert de Boron
ait adopté cette donnée qui sera maintenue dans un épisode du Roman
des Sept Sages en vers (début du xm6 siècle), puis dans les différentes
versions de la Vengeance en prose »21 • Il est à noter que, dans la tra-
duction manuscrite, la Vengeance en prose figure souvent ensemble
avec la traduction en ancien français de l'Evangile de Nicodème 22•
Un épisode capital de la deuxième partie de la trilogie de Robert
de Boron, Merlin, le conseil des diables par lequel le roman commence,
semble avoir suivi comme modèle un passage de l'Evangile de Nicodème
également : la scène de la délibération des démons lors de la descente
du Christ aux Enfers 23 •
C'est encore l'Evangile de Nicodème qui est à la base de la légende
de Longin qui aura une fonction importante dans les romans du Graal
des continuateurs de Chrétien de Troyes. La lance-qui-saigne du cor-
tège du Graal dans le Perceval deviendra « christianisée » aux alentours

21. A. MicHA, «'Matière' et 'sen' dans L'Estoire àou Graal de Robert de Boron)), dans
Romania, 89, 1968, p. 461 (l'article est repris dans De la rhanson de gerte au roman, Genève,
1976, pp. 207-230). Edition du texte du roman, W. A. NrTZE, Robert de Boron, Le Roman de
/'Estoire àou Graal, Paris, 1927.
22. A. E. FoRD (op. rit., n. 1 r), p. 76.
23. Edition dans les Notes de W. A. NrTZE, Le Roman dei'Estoire dou Graal, pp. 12.6 et s.;
la version en prose des romans de Robert de Boron est éditée par B. CERQUIGLINI, Le roman
du Graal. Manusrrit de Modbte, Paris, 1981.
438 Vivre la Bible

de 1 zoo : elle sera identifiée avec la lance de Longin dont il a percé


le côté du Christ24•
L'inspiration des apocryphes marque aussi les romans qui composent
le vaste cycle en prose appelé Lancelot-Graal (deuxième quart du
xme siècle). L'une des branches de ce « roman-fleuve », l'Estoire del
Saint-Graal, réécrit en partie le Joseph de Robert de Boron, mais y
ajoute des prolongements aventureux dont le modèle plus ou moins
lointain est constitué par des Actes apocryphes de quelques apôtres
(surtout les Actes de Simon et Juda et la Passion de saint Matthieu) 25 • Au-delà
des emprunts concrets aux apocryphes et légendes hagiographiques,
c'est toute l'atmosphère et l'esprit du roman qui rappellent le mer-
veilleux des aventures dans les Actes apocryphes des apôtres.

Le drame liturgique et le théâtre religieux

La présence des apocryphes est également remarquable dans un


autre domaine de la littérature médiévale : le drame liturgique et, plus
tard, le théâtre religieux ( Mjstères). Des scènes inspirées des apocryphes
apparaissent dans les offices de Pâques, chargés d'éléments dramatiques,
dès le xre siècle. L'utilisation plus large des apocryphes est liée à l'essor
du théâtre médiéval à partir du xme siècle et surtout au xve. Le pro-
blème de la pénétration des apocryphes dans les Mystères est encore
assez mal connu; on peut considérer actuellement qu' « avant tout il
est absolument nécessaire d'établir des éditions sérieuses des apocryphes
latins et de tous ces textes qu'on appelle intermédiaires (qu'ils soient
en latin ou en vulgaire) entre la littérature originaire et leur utilisation
postérieure dans le théâtre »2&,
Dans le théâtre comme dans les autres domaines de la civilisation
médiévale, les apocryphes de l'Ancien Testament ne sont presque pas
utilisés (exceptions : par exemple la Vita Adae et Evae dans le cycle
de Bologne).
Un autre trait caractéristique est que « l'attitude à se fier complè-
tement à la tradition apocryphe et légendaire s'accroît de plus en plus
au lieu de diminuer »21.
Dans les grands Mjstères de la Passion, à côté des livres du Nouveau
Testament, c'est l'Evangile de Nicodème qui sert de source principale de

2.4. Etude fondamentale sur ce sujet, K. BuRDACH, Der Graf. Foruhungen über seinen
Ursprung und seinen Zusammenhang mit der Longinuslegende, Stuttgart, 1938 (rééd. Darmstadt,
1974)·
ZJ. Cf. F. LOT, Etude sur le Lan&elotenprose, Paris, 1918. Edition du roman, H. O. SOMMER,
The Vulgate Version of the Arthurian Romançu, 1: L'estoiredel Saint-Graal, Washington, 1909.
z6. A. CoRNAGLIO'ITI (op. til., n. z), p. 75·
2.7. Ibid., p. 72..
Les apocryphes bibliques 439

certaines scènes de la Passion du Christ et de sa Descente aux Enfers.


Parfois, l'auteur recourt à des textes intermédiaires comme la Légende
dorée, mais d'autres fois, il incorpore une traduction fidèle du texte
latin de l'apocryphe dans son jeu.
Il est curieux qu'Arnoul Gréban, l'un des plus célèbres auteurs
de Passion au xve siècle, déclare ne point recourir aux apocryphes :
poursuyvans sans prolixité
l'euvangile a nostre sçavoir
sans apocriphe recevoir.

Ce qui ne l'empêche pas d'inclure dans sa pièce par exemple la


légende de Séth et de l'huile de la miséricorde (qui remonte à l'Evangile
de Nicodème), ou bien divers épisodes de la nativité et de l'enfance du
Christ, déjà traditionnels dans les Mystères, ainsi que des scènes de la
Passion inspirées de l'Evangile de Nicodème. Au début de l'épisode de
la Descente aux Enfers, il cite même quelques phrases latines de cet
apocryphe. Mais d'une façon générale, les motifs ou fragments de
texte d'origine apocryphe, tout comme les scènes inspirées des Evan-
giles, ne constituent que des repères pour des improvisations poétiques.
Par exemple, l'épisode de Séth, qui occupe une cinquantaine de vers
dans la version rimée de Chrétien, est gonflé à plus de z.oo vers dans
la Passion d'Arnoul Gréban28• Mais parfois l'auteur établit sa propre
version d'après l'original latin, comme dans le cas de la Passion conservée
à la Bibliothèque Sainte-Geneviève (Paris) :
Texte latin (en prose) Passion Sainte-Geneviève
Quis est iste Jesus, tJUi per Qui est ce ]hesu qui fait vivre
verbum suum mortuos a me traxit Par sa parole seulement
sine precibus ? Forsitan ipse est Les mors ? Dy ; je le te demant 1
qui Lazarum quatriduanum foentem Et non pour quant par aventure
et dissolutum, quem ego tenebam C'est cil qui de la chartre obscure
mortuum, reddidit vivum per De seens le Ladre getta,
verbum imperii eius. Qu'ija piloit... 2 •

aS. Edition dela Passion d'Amou! Gréban, G. PARIS et G. RAYNAUD, Paris, 1878 (réimpr.
Genève, 1970). Etudes fondamentales sur le drame liturgique et le théâue religieux, B. BERGER,
Le drame liturgique de P4q118s du X• au XIII• sièç/e: liturgie et théâtre, Paris, 1976; D. DoLAN,
Le drameliturgique de Pâques en Normandie et en Angleterre au Moyen Age, Paris, 1975; G. FRANK,
The MeeHet~al Frençh Drama, Oxford, 197o1 ; O. JoDOGNE, « Recherches sur les débuts du
théâtre religieux en France », Cahiers de CitJilisalion médiétJale, r, 1965, pp. 1-24; 2, 1965,
pp. 179·189; E. RoY,« Le mystère de la Passion en France du xiV" au XVI6 siècle», dans Revue
bourguignonne, IJ, 1903-1904; K. YoUNG, The Drama of the Medina/ Cburtb, Oxford, 1933;
sur les apocryphes et les Mystères, cf. aussi : L. M. MmR, « Apocryphal Writings and the
Mystery Plays »,dans Le théâtre au Moyen Age, Montréal, 1981, pp. 79-83. Une bibliographie
abondante figure ibid., pp. 111-115.
29. G. A. RUNNALS (éd.), Le mystère de la Pauion Nostre Seignmr du nu. r r JI de la Biblio-
thèque Sainte-GenetJiètJe, Genève-Paris, 1974. vv. 3935 et s.
440 Vivre la Bible

A comparer avec les adaptations rimées de l'Evangile de Nicodème :


Chrétien André de Coutances
Ki est ici/ ki sanz preiére Ce est cil Jhesus, peut cel estre,
Me toit les morz en tel manére ? Qui Lazarum, que bien savoie
Pot fO estre c'est cil Jesus Que quatre jorz tenu avoie
Ki Lazarum fit lever sus & ja puet el monument,
Del monument u out jeu Traist fors par son commandement
Quatre jurz tant ke puatJt fu 30• D'enfer & mis! arrére en vir1 •

L'iconographie

L'influence surprenante des apocryphes sur l'art médiéval a été


magistralement étudiée par Emile Mâle dans ses livres sur l'iconogra-
phie religieuse en France au Moyen Age32• L'examen minutieux des
représentations sacrées révèle que les scènes d'origine apocryphe ne
soht pas du tout rares, mais, au contraire, dominent parfois : « Sans
les Apocryphes la moitié au moins des œuvres d'art du Moyen Age
deviendrait pour nous lettre close »33.
Sur l'iconographie de la vie de la Vierge et de l'enfance du Christ
les apocryphes ont naturellement exercé une influence considérable.
La présence de l'âne et du bœuf près de la crèche de l'enfant Jésus,
sculptée déjà sur des sarcophages du rve siècle, a pour source l'apocryphe
de la Nativité de Marie et de l'Enfance du SautJeur qui mentionne que le
bœuf et l'âne adorent le nouveau-né (chap. XIV) 34• Le même apocryphe
contient aussi un épisode curieux, celui de la sage-femme qui ne voulait
pas croire à la virginité de Marie après la naissance de Jésus (chap. XIII).
Dans la peinture byzantine et post-byzantine, deux sages-femmes
(dont l'une est l'incrédule) sont toujours représentées dans la scène
de la Nativité : l'une tient l'enfant Jésus, l'autre verse de l'eau dans un
bassin36• Deux épisodes de la fuite en Egypte prennent leur origine
également dans le même apocryphe. Le premier, un miracle de Jésus,
qui fait tomber des idoles égyptiennes, est représenté sur un vitrail
du Mans. L'autre épisode, celui du palmier qui abaisse sa cime pour
que Marie puisse manger de ses fruits, est évoqué d'une façon très
schématique dans les scènes où l'on voit un arbre près de la sainte
Famille qui marche dans le désert (clôture du chœur de Notre-Dame

30. Edition G. PARIS, A. Bos (op. çiJ., n. II), vv. 1593 et s.


31. Ibid., vv. 1326 et s.
32. Surtout, L'art religieux du XIII• siède en Frame (déjà cité), L'art religuux de /afin du
Mli)'en Age en Françe, Paris, 1949, mais aussi L'art religieux du XII• siède en Françe, Paris, 1928.
33· E. MÂLE, L'art religieux du XIII• sièç/e, t. z, p. 223.
34· G. RrsTow, Die Geburt Christi in der friihçhrist/jçhen und byzantinisçh-ostkirçh/khen Kun.rt,
Recklinghausen, 1963; E. MÂLE, L'art religieux du XIII• siède, t. 2, pp. 143-144.
35· Ibid., pp. 144-147.
Les apocryphes bibliques 441

de Paris, un vitrail de la cathédrale de Lyon et un de celle de Tours).


Mais l'arbre est devenu un pêcher (en tout cas, il n'est plus un palmier)
sous l'influence des « textes intermédiaires >> (Cassiodore, Vincent de
Beauvais)3 6•
Les représentations de la vie de la Vierge, devenues extrêmement
populaires à partir de l'époque gothique, doivent également beaucoup
aux apocryphes (surtout à la Nativité de Marie) ou aux« intermédiaires»
(comme par exemple les Lectionnaires dans le cas de la conception mira-
culeuse de la Vierge). C'est par la rencontre des parents de Marie,
Anne et Joachim, à la Porte d'Or, que les artistes figuraient la concep-
tion immaculée de Marie, thème apocryphe (vitraux du Mans et de
Beauvais; thème beaucoup plus fréquent au bas Moyen Age). La jeu-
nesse de la Vierge, avant la naissance du Christ, n'est relatée avec détails
que dans les apocryphes. Selon l'Evangile de la Nativité, elle a été choisie
pour le service du Temple (vitrail du Mans). Son mariage avec Joseph,
plus exactement le miracle des baguettes, est également un thème
d'origine apocryphe: d'après la légende, Marie ne voulait pas se marier
à l'âge de quatorze ans; le grand prêtre a décidé alors de la confier à
la protection d'un homme de la tribu de Juda. Tous les célibataires
devaient se présenter avec une baguette à la main; celui que Dieu
aurait choisi verrait une colombe sortir de sa baguette. Joseph a été
désigné ainsi par un miracle de Dieu (représentations les plus anciennes
en France : Chartres; Notre-Dame de Paris; vitrail du Mans; la plus
célèbre et la plus belle est sans doute la peinture de Giotto à Padoue,
dans la Chapelle de l'Arena, début du xive siècle)B7.
Les scènes d'origine apocryphe (Transitu.r Mariae) les plus répan-
dues du cycle de la Vierge sont sa mort, son assomption et son couron-
nement au ciel. Dans l'art monumental byzantin, le thème de la mort
de la Vierge apparaît dès le xie siècle (mosaïque de Daphni). Elle
est étendue sur son lit, entourée des apôtres, qui avaient été transportés
là par une force mystérieuse. A la troisième heure de la nuit, le Christ,
accompagné d'anges, de saints et de vierges, vient chercher l'âme de
sa mère. Quant au couronnement de la Vierge au ciel (le plus ancien
exemple en France : cathédrale de Sens), il est sculpté sur la façade
de pratiquement toutes les églises dédiées à la Vierge38•
Ce sont encore les apocryphes qui fournissent des matières pour
les scènes de la vie des apôtres, saints préférés du Moyen Age. Les
Actes apocryphes des apôtres sont entrés, par l'intermédiaire de la
compilation du pseudo-Abdias, dans les Lectionnaires et même dans les
premiers Bréviaires (xme-xxve siècle). « Le clergé n'avait donc aucune

36. Ibid., pp. 154-156.


37· Ibid., pp. 184-190.
38. Ibid., pp. 194-ZI I :cf. aussi ID., Art el artistes du MI!Jin Age. Paris, 1968 : <<Le Portail
de Senlis et son influence», pp. 153-165.
442 Vivre la Bible

raison de défendre aux artisans la représentation de ces vies apocryphes :


il lisait dans les livres de chœur les mêmes histoires que les maîtres
verriers peignaient sur les vitraux »39• Les plus populaires des apôtres
de l'époque gothique étaient Pierre, Paul, Jean, Thomas, Jacques,
Jude et Simon; chacun d'eux avait été censé, selon les légendes apo-
cryphes, évangéliser une contrée différente du monde, dans des cir-
constances tout à fait extraordinaires, produisant les miracles les plus
fantastiques et subissant les aventures les plus inattendues.
Quant à l'iconographie de l'enfer et des limbes, deux livres apo-
cryphes ont eu un rôle déterminant. La scène de la Descente aux Limbes
(Anastasis en grec) s'inspire bien évidemment de l'Eoangile de Nico-
dème, et apparaît dès le vre siècle. Au x:re siècle, à Byzance, l'icono-
graphie de la scène est déjà constituée de toutes pièces. En Occident,
la représentation byzantine est modifiée dès l'époque romane : les
personnages sortant des limbes deviennent nus et l'ouverture des
limbes prend la forme de la gueule de Uviathan40•
La Vision de saint Paul n'a contribué qu'assez tardivement à la for-
mation de l'iconographie précise des peines infernales correspondant
à des catégories de péchés déterminées. Les premiers manuscrits enlu-
minés qui nous soient parvenus ne datent que du début du xrve siècle
(ms. 815 de Toulouse avec la version anglo-normande de la Vision;
ou le poème intitulé Verger de Sou/as, inspiré de la Vision, avec de
curieuses miniatures du xrve siècle, à la Bibliothèque nationale de
Paris, fr. 9zzo). Dans l'art monumental français, les représentations
détaillées de l'Enfer ne se répandent qu'au xve siècle :«Vers le milieu
du xve siècle, les supplices de l'Enfer entrèrent dans l'art monumental,
et, en les sculptant au portail des églises, on les éleva presque à la dignité
des dogmes »41.

LE DOMAINE GRÉCQ-SLAVE

Créations originales
En Orient - à Byzance et chez les Slaves - la situation des apo-
cryphes est passablement différente. D'une part, la production de
livres apocryphes ne s'arrête pas comme en Occident; quelques nou-
veaux textes naissent encore jusqu'à la fin du Moyen Age. D'autre
part, les apocryphes de l'Ancien Testament jouissent d'une popularité
tout aussi considérable - ou même plus - que ceux du Nouveau

39· E. MÂLE, L'art religieux àu XIII• s#&!e, t. 2, p. 282.


40. ID., L'art religieux du XII• siè&!e, pp. 104-105, II4-II5·
41. ID., L'art religieux de la Jin àu Moyen Age, p. 468. Sur l'iconographie de différents
thèmes, à consulter également: L. Rf:Au, L'ieonographie de l'art çhr/tien, Paris, 1955-1959.
Les apocryphes bibliques 443

Testament. Quant aux nombreux manuscrits apocryphes slaves, « pour


la plupart de ces documents nous ne connaissons que des rédactions
modernes et qui appartiennent à la deuxième période {xvE!-XVIIe siècle);
quelques manuscrits paléo-slaves cependant remontent jusqu'au xue siècle
et nous donnent avec les versions yougoslaves, bulgares ou serbes,
comme le premier jet de la production littéraire et la preuve d'une
tradition ininterrompue »42• Par ailleurs, « les traductions paléo-slaves
nous ont souvent en effet conservé toute une série de documents byzantins
qui ont disparu ou dont on n'a pas, du moins jusqu'à présent, retrouvé
les originaux; elles nous font d'ailleurs connaître des rédactions par-
ticulières, très utiles pour l'explication des textes grecs »43•
Le rôle des hérétiques bogomiles, apparus au xe siècle en Bulgarie,
dans la rédaction, la diffusion et la révision des apocryphes a été très
discuté par les érudits". Des index de livres apocryphes publiés par
l'Eglise orthodoxe avaient attribué faussement aux Bogomiles la com-
position d'un grand nombre de livres dont la plupart ne contiennent
pas d'éléments hérétiques et sont opposés même aux croyances de cette
secte (Le Bois de la Croix ; Comment le Christ devint prêtre ; Comment
le Christ laboura avec la cha"ue ,· Comment le Christ appela Probus son ami ,·
Les questions de Jérémie à la Mère de Dieu; Les Questions et Réponses sur
le nombre de particules dont fut formé Adam ,· Faussetés sur la fièvre et d'autres
maladies)45.
li est toutefois certain que, dans quelques apocryphes tardifs (et
qui ne figurent pas dans l'Index), on peut relever les traces d'une concep-
tion dualiste du monde, mais il s'agit peut-être de la transcription de
légendes populaires qui avaient influencé l'hérésie bogomile (et non
le contraire) et qui ont pénétré également dans la littérature apocryphe.
Parmi les livres les plus intrigants, on peut citer la légende de La mer
de Tibériade, conservée dans des manuscrits russes et slaves du Sud
tardifs {xvE!-XVI6 siècle les plus anciens). En dehors d'un dualisme
évident -la création du monde avec l'aide de Satan -ce texte contient
un motif extrêmement répandu des cosmogonies primitives, celui du
plongeon cosmique. Ce motif est connu non seulement dans les mythes
des peuples sibériens, mais figure aussi dans le folklore des Indiens
de l'Amérique du Nord. Voici le fameux passage de l'apocryphe slave
d'après un manuscrit bulgare :
Et Dieu dit: Que soit sur la te"e la mer de Tibériade et l'eau salée. Et

42.. A. PYPIN, V. D. SPASOWICZ, Histoire des litléralure.r slaves, Paris, 1881, p. 102..
4~· Ibid., p. 104.
44· Etude fondamentale sur ce sujet, E. TuRDEANU, « Apocryphes bogomiles et apo-
cryphes pseudo-bogomiles », dans RHR, IJI, 1950, pp. 22-B, J76-2I8. a. également
H.-Ch. PuECH et A. VAILLANT, Le traité ronlre les Bogomiles de Cosmas le Prêtre, Paris, 1945·
45· Sur l'Index, cf. E. TuRDEANU, op. cil., pp. 25-~8; J. lvANov, Livre.ttllégendes bogomiles,
Paris, 1976, pp. 75-78.
444 Vivre la Bible

le Seigneur descendit dans les airs jusqu'à la mer de Tibériade et il vit un plon-
geon [oiseau aquatique] qui flottait là; s'arrêtant devant lui, il lui dit:
Plongeon, qui es-tu? Et celui-ci répondit: Je suis Satan. Et le Seigneur dit
à Satan : Plonge dans la mer et ramène de la terre et une pierre. Et le Seigneur
partageant en deux morceaux la pierre donna de sa main gauche une moitié
à Satan et frappa l'autre de son sceptre. Des étincelles de feu jaillissant sur
la pierre, le Seigneur créa les archanges Michel et Gabriel et les anges s'envo-
lèrent. Satan fit avec la pierre l'incommensurable force démoniaque des dieux.
Et le Seigneur dit : Que sur la mer de Tibériade soient trente-trois baleines
et que sur ces baleines soit la terrtfS.
Un autre apocryphe d'un esprit dualiste, le Débat du Christ avec
le diable, semble remonter au xne siècle au plus tôt; les versions grecques
ont été traduites en langues slaves et en roumain. Le débat entre le
Christ et le diable a lieu lors d'une retraite du Sauveur pendant quarante
jours sur le mont des Oliviers. Le diable se comporte comme égal du
Fils de Dieu; il déclare notamment que Jésus devrait retourner aux
cieux, car les cieux lui appartiennent, mais la terre appartient au diable.
Il réplique également à Jésus que lui, le diable, est plus ancien (ou plus
fort dans une autre variante) que Jésus. Cette affirmation pourrait
correspondre à la conception bogomile de l'antériorité du diable par
rapport à Jésus47.
Dans la version slave de l' Apoca!Jpse de Moise (titre grec), connue
en Occident sous le titre de la Vie d'Adam et d'Eve, il y a également
un motif d'allure dualiste qui ne figure pas dans les autres versions.
Il s'agit du pacte d'Adam et du diable, que nous citons d'après la version
bulgare:
Adam prit les bœufs et commença à labourer pour obtenir sa nourriture. Alors le
diable vint et se mit debout [devant les bœufs] et ne permit pas à Adam de travailler
la terre en lui disant : « Mienne est la terre et à Dieu sont les cieux et le paradis ,' si IN
acceptes de m'appartenir, travaille la terre,. si tu désires 2tre à Dieu, va au paradis.»
At!am dit :«Les deux, la terre, le paradis et tout l'univers sont à Dieu. » Le diable
déclara : « Je ne te laisserai pas labourer si tu ne signes pas un pacte indiquant que tu
m'appartiens »'8 •

Cette scène est représentée sur les peintures de quelques églises


orthodoxes de Moldavie (Humor, 153 5; Moldovitza, 1 537; Voronetz,
l 547)49•
Les livres mentionnés ne représentent qu'un faible échantillon de

46. J. lvANov, op. cil., pp. ~55-~56. Sur le « plongeon cosmique », cf. également,
M. ELIADE, De Zalmoxi.r à Gengis-Khan, Paris, 1970, pp. 81-130; M. P. DRAGOMANOV, Note.r
on the Slavi& Religio-Ethical LegenJs : The Dualistic Creation of the World, Bloorrùngton, Indiana,
1961 (trad. du bulgare).
47· J. lvANov, op. cit., pp. 225-~3~; E. TuRDEANU, op. cil., pp. 194-199.
48. J. lvANov, p. ~oS; cf. E. TURDEANU, ibid., pp. 187-194·
49· Cf. la communication de J. MAGNE dans le Bulletin de la Société Ernest-Renan, n° ~9.
1980, pp. 111-11~.
Les apocryphes bibliques 44 5

la littérature apocryphe gréco-slave tardive, dont le monument le


plus considérable est sans doute la Palaea ou Paleja, un ensemble de
récits canoniques et apocryphes se rattachant à l'Ancien Testament.
A cause de la variété des différents recueils, qui remontent à un original
byzantin, « on peut dire qu'il y a aujourd'hui autant de rédactions
de la Palaea slave qu'il y a eu autrefois de copistes de ces recueils »50•
Un autre genre religieux très populaire qui s'apparente aux apo-
cryphes est constitué des Questions et réponses, recueils également très
variés et riches. Ces textes ont leur analogie en Occident dans l'Elu-
cidarium et les Lucidaires; le prototype commun de toutes les versions
a dû être rédigé en grec. Les variantes slaves se distinguent de celles
de l'Occident par leur contenu fortement influencé par les apocryphes
et les croyances populaires ou hérétiques mêmes. Ces recueils portent
des titres divers, comme Razumnik (équivalent du« Lucidaire »), Beseda
(« Conversation ») ou tout simplement Voprosy i otvery (« Questions et
réponses»).
La catégorie intitulée Beseda a pour interlocuteurs trois saints;
ses différentes formes peuvent être classées selon le groupe de ques-
tions par lequel le texte débute (par exemple : questions concernant
Dieu, les anges et Satan; questions relatives à Adam; question sur la
hauteur du ciel, la largeur de la terre et la profondeur de la mer). Ces
livres sont encore copiés au xvrne siècle, ce qui prouve leur extrême
popularité malgré la conception du monde très archaïque et naïve
qui les caractérise51 • Toute une catégorie des Questions et réponses se
rattache à la littérature apocryphe eschatologique, témoignant du vif
intérêt du public porté à la fin des temps, au jugement dernier, à la
vie d'outre-tombe, aux tourments de l'enfer, etc. (Questions de Jean
au Seigneur sur le mont Thabor; Questions de Jean à Abraham sur le mont
des Oliviers; Questions sur les âmes justes) 52• La vitalité du genre apoca-
lyptique se manifeste aussi par la création d'une Apoca!Jpse originale
de la Bienheureuse Mère de Dieu à Byzance, au vrrre ou rxe siècle, selon
le modèle de l' Apoca!Jpse de Paul. Marie demande en prière à être instruite
sur les peines de l'Enfer; son Fils lui envoie l'archange Michel et quatre
cents anges, et elle sera transportée sur le char des chérubins. Elle
pourra voir les différents châtiments que subissent les damnés et elle
visitera également le Paradis63. L'apocryphe a été traduit non seulement
en slave, mais aussi en roumain.

so. E. TuRDEANU, «La Palaea byzantine chez les Slaves du Sud et chez les Roumains»,
dans Mélanges A. Vaillant, Re~ue des Etudes sla~es, 40, 1964, p. 195·
51. J. lvANov, op. cit., pp. 232-243.
52· Edition des textes russes, 1. Ja. PoRPIRIEv, Apokrifitcheskie skazanija o nowza~étny/eh
litza/eh i sobytija/eh po ruleopisami solwetzleoi bibliote/ei, Saint-Petersbourg, 1890.
53· Edition du texte grec, C. TISCHENDORP (op. cit., n. 8) et M. R. JAMES, Apocrypha
anecdota, Cambridge, 1893, pp. II5-126; trad. ital., M. ERBETI'A, Gli Apocrifi t/81 Nuwo
Testamento, t. 3, Turin, 1969, pp. 448-454.
446 Vivre la Bible

Versions rares

Les apocryphes connus en Occident existent en général en traduc-


tion grecque et slave; mais l'Orient a adopté également quelques
apocryphes dont nous n'avons aucune trace en Occident. Ainsi le
Livre des Secrets d'Hénoch en slave, « l'unique survivant d'un ouvrage
judéo-chrétien écrit en grec au Jilr siècle après Jésus »M. Ce livre est
tout à fait différent du Livre d'Hénoch éthiopien dont on a aussi retrouvé
quelques fragments grecs et latins55 • Le Livre des Secrets d'Hénoch, qui
contient le récit de l'ascension d'Hénoch dans les sept cieux, existe
en deux versions, une courte et une longue; cette dernière est plus
tardive et comporte les empreintes de légendes populaires. La révision
du texte court a eu lieu entre le xure et le xvre siècle66•
De même, l' Apocafypse de Baruch n'est pas parvenue en Occident,
mais elle subsiste en une version grecque et deux versions slaves (russe
et serbe). Un épisode curieux, d'allure dualiste, est introduit dans les
versions slaves : la plantation de la vigne est attribuée à l'ange Sama-
naël, identifié avec Satanaël (Satan) dans un manuscrit57 •

LES HÉRÉTIQUES ET LES APOCRYPHES

Le destin de l'apocryphe intitulé Ascension d'Isaïe (fin rer_ue siècle)


nous fait aborder le problème de l'utilisation des apocryphes par les
hérétiques du Moyen Age. L'Ascension, et en particulier sa partie conte-
nant la Vision d'Isaïe (voyage du prophète jusqu'au septième ciel) est
en fait le seul apocryphe « ancien » que les Cathares avaient en consi-
dération selon plusieurs témoignages. Au début du xrve siècle, les
Cathares du Midi de la France le lisaient encore58 • Mais avant de par-

H· Edition A. VAILLANT, Le LiiiT'e des Seçrets d'Hénoch, Paris, 1952 (texte slave et trad.
franç.).
55· F. MARTIN, Le LiiiT'e d'Hénoch, Paris, 1906; extraits dans J. BoNSIRVEN, La Bibll
apoçryphe. En marge de l'Ancien Testament, Paris, I9B (rééd. 1975), pp. 26-77.
56. E. TuRDBANU, op. cil., pp. I81-182.
57· Ibid., pp. 177-18I; J. IvANov, op. cil., pp. 182-195·
58. E. TISSERAND, Ascension d'Isaïe. Tradu&tion de la version éthiopienne avec les principales
variantes du versions grecque, latine el slave, Paris, 1909; A. VAILLANT, « Un apocryphe pseudo-
bogomile: la Vision d'Isaïe», dans Revue des Etude.r.rlave.r, ,p, 1963, pp. IQ9-12I; E. TuRDBANU,
« La Vision d'Isale. Tradition orthodoxe et tradition hérétique», dans Kyrillo.r J:ai Methodios,
Thessalonique, 1968, t. 2, pp. 291-318. Témoignages sur l'utilisation de l'apocryphe chez les
Cathares, DuRAND DE HUESCA, Liber contra Manicheos, éd. Ch. THOUZELLIER, Louvain, 1964,
pp. 256-257; jACQUES DE ÛPELLIS, Disputationes, dans D. BAZzoccm, L'ere.tia cathara,
Bologne, 1920, p. xcm; MoNETA DE CRÉMoNE, Adver.rus Catharos, éd. T.-A. RicCHINI,
Rome, 1743 (rééd. Ridgewood, New Jersey, 1964), p. 218 Registre; de G. d'Ablis, fo 43 rD
Les apocryphes bibliques 447

venir chez les Cathares, l'apocryphe a été quelque peu révisé par les
Bogomiles, qui ont supprimé dans le texte toutes les allusions contraires
à leur doctrine59.
Le seul livre apocryphe composé par les hérétiques dualistes de
cette époque (entre le xe et le xne siècle) et qui représente une œuvre
réellement originale est l' Inte"ogatio ]ohannis 60• Rédigé par des Bogo-
miles (probablement en grec), l'apocryphe existe dans deux rédactions
latines. li a été importé de Bulgarie en Italie du Nord à la fin du
xne siècle par un évêque cathare, et, considéré comme livre sacré par
les hérétiques, il a exercé une influence considérable sur l'évolution
des croyances cathares. Par son contenu très complexe, embrassant
toute l'histoire sacrée de l'humanité (cosmogonie, anthropologie, soté-
riologie, eschatologie), l'Interrogatio est une véritable somme des mythes
et croyances hérétiques. Sa forme littéraire - questions posées par
Jean l'Evangéliste au Seigneur pendant la Cène et les réponses données -
n'a pas seulement une fonction didactique, mais sert également à réunir
des éléments d'origine diverse dans une structure harmonieuse. L'apo-
cryphe commence par le mythe clé des hérétiques dualistes, à savoir
la chute des anges. Après que Dieu le Père a créé tout ce qui est esprit
et les quatre éléments matériels, Satanaël, le chef des anges, se révolte
par orguei~ entraînant avec lui une partie des anges. Rejeté du ciel,
il descend au firmament et organise le monde visible : il sépare l'eau
et la terre, fabrique les luminaires du ciel et fait apparaître les animaux
et les plantes. C'est lui également qui forme le corps de boue de l'homme
et de la femme dans lesquels il enferme deux anges comme dans une
prison. Ensuite il plante le Paradis, crée le serpent de son crachat et
entre lui-même dans le serpent pour séduire Eve, avec qui il commet
le péché de la chair. C'est encore le diable qui donne à Moïse la Loi
et des morceaux de bois pour le crucifiement du Christ. Le Sauveur
est envoyé sur la terre pour faire connaitre le nom du Père et le mauvais
dessein du diable. Pour parvenir au salut, seul le baptême spirituel,
opposé au baptême dans l'eau, est efficace. L'apocryphe se termine
par la description de la fin des temps, inspirée en grande partie des
passages eschatologiques de l'Evangile de Matthieu. Tandis que Satan
et les pécheurs seront enfermés dans un abime d'une profondeur
effroyable, les justes se réjouiront de leurs récompenses au royaume
de Dieu le Père.

(1308-1319), dans Y. DossAT, Les &Tises de I'Inquisitwn toulousaine au XIII• sitde, Bordeaux,
1959; Le &gistre d'inquisition de Jaeques Fournier, éd. J. DUVERNOY, Toulouse, 1973, t. 2,
pp. 5o-51; t. ;, pp. 200·201.
59· E. TuRDEANU, « La Vision d'Isaïe », pp. 305-310.
6o. Le Li,.e seeret des Cathares. Interrogatio Iohannis. Apoeryphe d'origine bogomile, éd., trad.
et commentaire par E. Boz6KY, Paris, 1980.
448 Vivre la Bible

L'auteur de cet apocryphe - dont certains mythes rappellent de


près des thèmes gnostiques et manichéens, a dû puiser largement aux
traditions transmises oralement. Nous savons en effet que les hérétiques
dualistes du Moyen Age possédaient un véritable corpus de mythes
diffusés de bouche à oreille et qui n'ont eu ni la fortune ni le temps
de se transformer en livre sacré, en apocryphe hérétique.

Edina BOZOKY.
7

Modèles bibliques
dans l'hagiographie

LES RAPPORTS ENTRE L'ECRITURE SAINTE


ET L'HAGIOGRAPHIE MÉDIÉVALE

A ne voir que le sens étymologique du terme « hagiographie »


figurant dans le titre ci-dessus, notre volume aurait pu faire l'économie
du présent chapitre. Car hagiographie (du grec hagios, saint, et graphein,
écrire) signifie littéralement« écriture sainte » et c'est cette acception-là
que le mot recouvrait au Moyen Age. Le sens actuel de« littérature
relative aux saints de l'Eglise » est, en effet, beaucoup plus récent et
n'empêche que le substantif« hagiographes» continue parfois à désigner
les écrivains sacrés non inclus dans la Loi et les Prophètes (les « Ecrits »
de l'Ancien Testament). Question purement conventionnelle, dira-t-on,
mais dans ce cas précis le hasard de la terminologie est, malgré lui,
significatif.
Pourquoi ? Ecoutons à ce propos le médiéviste italien Gustavo
Vinay qui prononça, en 196z, le discours de clôture de la Semaine de
Spolète, consacrée cette année-là à La Bible au haut Mi!Jen Age1 • En effet,
si le christianisme a survécu aux bouleversements des premiers siècles
du Moyen Age, le mérite n'en revient pas, selon M. Vinay, à la Bible,
mais à cette « énorme échappatoire religieuse >> que constituait alors,
pour la quasi-totalité des fidèles, le culte des saints. Or, l'expression
littéraire de ce culte, la légende hagiographique, n'était pas seulement

I. G. VINAY,« Epilogo », dans Bibbia [3], pp. 753-768.


P. RICBÉ, O. LOBRICHON 16
450 Vivre la Bible

une alternative pour la Bible, mais « son principal antagoniste ». Les


congressistes auraient donc davantage dû se demander « quels étaient,
dans leur dynamisme historique, les rapports intrinsèques entre la
Bible et l'hagiographie », d'autant plus que c'est surtout à travers
celle-ci que celle-là pouvait éventuellement rencontrer un auditoire
plus large.
En fait, le culte des saints a revêtu une importance capitale tout au
long du Moyen Age, et non seulement aux siècles consécutifs à l'écrou-
lement de l'Empire romain occidental. Qu'ils aient été ou non les
« successeurs » des dieux, des demi-dieux et des héros antiques - à
part quelques exceptions, il s'agit sans doute d'une certaine identité
de fonctions plutôt que d'une filiation historique directe - , les saints
étaient, pour le peuple chrétien, infiniment plus « accessibles » que le
Dieu lointain de la Bible ou que le Dieu abstrait des théologiens. L'on
comprend dès lors que la production écrite émanant de leur culte
constitue une clé essentielle pour comprendre la mentalité religieuse
du Moyen Age. L'hagiographie est « la cristallisation littéraire des
perceptions d'une conscience collective »2 • Elle est à la fois immense
(des dizaines de milliers de pièces) et variée, englobant notamment
des calendriers et martyrologes, des épitaphes, des sermons et pané-
gyriques, des récits et recueils de miracles, des récits d'inventions
et de translations, des exempta, et surtout, évidemment, des Passions
de martyrs et des Vies de saints (groupées ou non en « légendiers »).
C'est des deux derniers genres que nous nous occuperons principale-
ment. Ces textes étaient, en général, écrits par des clercs et des moines,
dans le but de promouvoir (ou, le cas échéant, de lancer) le culte (et
plus tard aussi la canonisation officielle) du saint concerné, mais aussi,
comme les auteurs l'affirment eux-mêmes très souvent dans leurs pro-
logues, pour « instruire >> et « édifier » les fidèles. Ils servaient, par
conséquent, d'instruments d'évangélisation à partir de l'exemple concret
de quelqu'un qui avait (ou était censé avoir) atteint les sommets de la
perfection chrétienne. Certes, les fidèles étaient attirés en premier lieu
par les signes divins qui « sanctionnent » cette sainteté, à savoir les
miracles, dont ils attendaient une solution immédiate aux problèmes
de leur « condition humaine » parfois pénible. Mais bien des récits
de miracles avaient en eux-mêmes déjà une valeur « pédagogique »
(par exemple : quelqu'un a violé tel commandement de Dieu ou de
l'Eglise, le ciel lui envoie un châtiment, le pécheur se repent et s'adresse
au saint, celui-ci obtient la cessation du châtiment).
Ces « fidèles », qui étaient-ils ? En d'autres mots, à quel public
l'hagiographie, cette littérature envahissante, se destinait-elle ? Les

2. ]. FoNTAINE, Sulpke Sévère. Vie de saint Martin, t. II, Introduction, texte et traduction,
Paris, 1967 (« Sources chrétiennes», 133), p. 188.
L'hagiographie 4 51

indices concrets dont nous disposons attestent une audience diffé-


renciée et des usages très variés. Les clercs et les moines étaient évi-
demment les destinataires naturels de l'hagiographie latine, d'autant
plus que la plupart des saints avaient eux-mêmes appartenu à l'ordre
clérical ou monastique. Là, l'exemple de leur vie était le plus facilement
« imitable ». Dans les abbayes, par exemple, les textes hagiographiques
prenaient place parmi les leçons récitées à l'office, les lectures conven-
tuelles (notamment pendant les repas ou dans les ateliers claustraux)
et les lectures privées. Ils avaient cependant une fonction liturgique
plus large. Car dès le haut Moyen Age, lors de la fête d'un saint, des
extraits de sa Passion ou de sa Vie voisinaient avec les lectures bibliques
dans le service de la Parole. Mais la foule des illettrés savait-elle suivre
ces récitations en latin ? Pour le début du Moyen Age, des témoignages
explicites, notamment de Grégoire de Tours (vers 540-594), confirment
que les gens du peuple vénéraient avec plus de ferveur les saints dont
les « gestes » leur étaient connus par une Passion ou une Vie. D'ailleurs,
si l'on en croit bon nombre d'hagiographes eux-mêmes, ils ont adopté
volontairement un style simple, « rustique », pour se faire comprendre
de tous.
Mais que se passe-t-il après la « scission >> (très lente il est vrai)
entre latin et langues romanes ? Et que se passait-il dans les régions
où le latin a toujours été une langue importée ? L'on sait, de toute
manière, que la fête du fondateur d'une église ou d'une abbaye, celles
des martyrs ou des thaumaturges dont l'église possédait les reliques,
se déroulaient avec beaucoup de faste et au milieu d'un grand concours
populaire. L'on connaît également le rayonnement permanent de cer-
tains centres de pèlerinage. Ce rayonnement, cette propagande du culte
exigeaient la communication des gestes du saint. Celle-ci ne se faisait
pas uniquement par la récitation telle quelle de sa Vie ou de son pané-
gyrique (lectures, préfaces, offices versifiés), mais aussi par la prédi-
cation et la narration au sens large du terme. Les faits les plus saisissants
de sa vie et de son activité miraculeuse « circulaient » pour ainsi dire
de bouche en bouche. Or, il va sans dire que les langues vulgaires
véhiculaient tout cela autant que le latin. Par ailleurs, les littératures
nationales se sont, précisément, emparées du genre hagiographique
en transposant les récits latins dans leurs propres idiomes. Ainsi, l'un
des premiers spécimens conservés de la littérature française est une
Vie de saint Léger (seconde moitié du xe siècle) « qu'il faut sans doute
ranger parmi les compositions semi-liturgiques en langue vulgaire
qui auraient doublé certains offices dès le xe siècle »3 • Rapidement,
ces pièces étaient, comme les chansons de geste, chantées par des jon-

3· J. LINSKILL, Sain/ Léger. Etude de la langue du manuscrit de Oermont-Ferrand suivie


d'une édition critique du texte avec commentaire et glossaire, Paris, I9H·
4 52 Vivre la Bible

gleurs et portées de la sorte sur la place publique.« Les Vies de saints»,


en effet, « étaient extrêmement goûtées par le public laïque, même en
dehors du temps des cérémonies religieuses ». Elles procuraient à la
fois l'émerveillement, l'édification religieuse, le divertissement moral.
« Leur vulgarisation est une conséquence du culte des saints : les grands
centres de propagation des légendes étaient les lieux de pèlerinage »".
Enfin, il y avait au Moyen Age toute une iconographie des saints
(images sculpturales et picturales) qui, par ses symboles et ses attributs,
illustrait les traits ou les actes les plus saillants de ces « chrétiens exem-
plaires », ou même leur vie ou leur légende en raccourci. Ainsi, la repré-
sentation d'un geste éminemment évangélique, comme celui de saint
Martin de Tours assis sur son cheval et déchirant son manteau de soldat
pour en donner la moitié à un mendiant nu ou demi-nu, a sans doute
pu frapper les imaginations. C'était là le registre visuel de l'hagiographie
ou, pour ainsi dire, « l'hagiographie des pauvres », comme il y a eu,
aussi, une « Bible des pauvres ».

REMARQUES MÉTHODOLOGIQUES

Ceci nous ramène à notre sujet précis. Car si l'hagiographie« concur-


rençait » la Bible, il faut en effet se demander, comme le souhaitait
Gustavo Vinay, comment elle se rapporte réellement aux Ecritures
canoniques. Le problème s'est d'ailleurs posé dès l'Antiquité chrétienne.
L'histoire du salut était-elle close avec la mort du dernier apôtre et sa
relation écrite était-elle achevée par le dernier livre du Nouveau Tes-
tament? Sur le plan des principes, on n'a presque jamais osé envisager
explicitement les Actes des martyrs et les Vies de saints comme une
« continuation » pure et simple de l'Ecriture inspirée. Ce qui plus est,
certaines pièces légendaires trop proches des apocryphes n'ont pas
trouvé grâce aux yeux de l'Eglise, notamment à Rome. Mais implici-
tement, l'histoire des saints se présentait bel et bien comme une illus-
tration, une exégèse pratique de la grande Ecriture, voire comme une
Bible « locale », « actualisée ». Somme toute, les fidèles honoraient avec
une égale ferveur les saints bibliques (par exemple, les apôtres) et post-
bibliques, d'aucuns parmi ces derniers étant même nettement plus
« populaires ». Et selon un hagiographe comme Sulpice Sévère
(t vers 420), les miracles de saint Martin (t 397) engagent la foi au
même titre que ceux du Nouveau Testament, tandis qu'Isidore, évêque
de Séville (vers 570-636), lance cette hypothèse significative : « Même
si les préceptes divins des Ecritures faisaient défaut », écrit-il, « les

4· E. FARAL, Les jongleurs en France au Mqyen Age, Paris, 1910, pp. 4~ et ,I.
L'hagiographie 4 S~

exemples des saints nous suffiraient comme loi » (Sentences, IT, n, 6).
La question est donc de savoir de quelle manière et dans quelle
mesure l'hagiographie médiévale était « branchée » sur la Bible ou,
inversement, comment la Bible se reflète ou se trouve « transposée »
dans l'hagiographie. Une enquête en cette matière suppose qu'on soit
conscient de quelques prémisses générales. Il y a celle des dosages
et des sélections, opérés suivant les goûts de l'époque ou suivant les
connaissances et les préférences de chaque auteur. Ensuite, et pareil-
lement en fonction des époques et des milieux, la Bible a fait l'objet,
au Moyen Age, de « lectures » et de « relectures » différentes, qui se
répercutent dans l'hagiographie, comme dans d'autres genres. Enfin,
des choix s'expliquent par la diversité de l'hagiographie elle-même.
Diversifiée, elle l'est non seulement d'après les sous-genres évoqués
au début, mais encore d'après les types de saints (martyrs, confesseurs,
moines, moniales, ermites, papes, évêques, prêtres, laïcs, rois, reines, etc.),
d'après le type de spiritualité dont les Vies ou groupes de Vies se font
l'écho (il y a une hagiographie bénédictine, cistercienne, franciscaine, etc.)
ou tout simplement d'après les données historiques et biographiques
elles-mêmes.
Comprenons bien, en effet, la genèse d'un texte hagiographique,
qui ressemble d'ailleurs à celle de certains livres de la Bible, notamment
des Evangiles. Les faits réels ont été orientés, amplifiés et souvent
déformés par la tradition orale, avant d'entrer dans la phase définitive
de la stylisation, c'est-à-dire dans les moules du récit littéraire. Et cette
stylisation progressive véhicule toutes sortes de thèmes et de motifs,
empruntés précisément à la Bible, à la légende universelle, ou à des
récits plus anciens, qui passent d'une Vie à l'autre avec une étonnante
facilité, surtout quand l'écart chronologique entre la mort du saint et
la rédaction est grand ou dans le cas de remaniements successifs d'un
même texte. Mais tout cela n'empêche pas l'existence d'un nombre
considérable de Vies de saints où le substrat historique transparaît
suffisamment, leur imprimant ainsi un cachet nettement individualisé.
N'oublions pas, par ailleurs, que la stylisation biblique peut commencer
déjà avec le saint lui-même, qui a organisé et orienté sa propre vie
d'après des modèles qu'il veut imiter, tout comme le Christ avait conçu
sa mission d'après les catégories de pensée vétéro-testamentaires.
L'on constate donc que les ressemblances et les différences des
textes hagiographiques tiennent à un ensemble complexe de facteurs
qui influent sur les rapports avec la Bible. Par exemple, et de manière
générale, l'hagiographie du haut Moyen Age, mérovingienne et sur-
tout carolingienne, cherchera une bonne partie de son inspiration dans
l'Ancien Testament en raison d'un certain nombre de convergences
objectives et subjectives entre cette époque et l'histoire « primitive »
d'Israël (royauté et société en voie de devenir théocratiques, auréole
4 54 Vivre la Bible

religieuse de l'aristocratie, mentalité barbare, etc.). Le Nouveau Tes-


tament, avec notamment l'imitation du Christ, n'y est pas absent, mais
l'on mesure les mutations mentales intervenues dans l'interprétation
de cette « imitation » quand on aborde, au XIIIe siècle, l'hagiographie
franciscaine avec son évangélisme frais et radical à la fois vécu et réclamé
par saint François d'Assise en personne.
Le lecteur connaît maintenant les données théoriques du problème.
Il n'est pas aisé de les concrétiser en quelques pages. La masse des
textes est énorme et sur l'aspect qui nous occupe nous ne disposons
que d'études très partielles (Vies isolées ou groupes de Vies assez
restreints). Le haut Moyen Age est sans doute le mieux loti à cet égard.
Nous devrons donc nous contenter de poser quelques jalons illustra-
tifs et individuels, glanés çà et là, sans trop distinguer les types de
saints, les époques, les milieux, les publics visés et donc sans pouvoir
rendre justice à la diversité ou à l'évolution globales de l'hagiographie.
L'essentiel sera de donner une idée de la manière dont la Bible peut
« passer » à travers l'hagiographie et dont celle-ci comprend la vie des
saints de l'Eglise à la lumière de l'Ecriture. Le problème de l'historicité
des divers récits n'est évidemment pas à l'ordre du jour. Du reste,
l'exposé sera basé sur l'hagiographie latine, qui est la plus importante
et dont dérivent les pièces en langues vulgaires. A la fin celles-ci feront
cependant l'objet d'un bref commentaire particulier.

PRÉSENCE EXPLICITE DE LA BIBLE

Si toute hagiographie est, de par sa nature même, implicitement


et organiquement « branchée » sur l'Ecriture sainte, la présence de
celle-ci est, bien entendu, également explicite. Commençons par ce
recours direct et formel à la Bible (références et citations). Ici l'on pour-
rait distinguer disons trois catégories de textes qui, chacune, se ren-
contrent partout et tout au long du Moyen Age. Il y a les hagiographes
qui montrent une certaine réserve en la matière et qui ne se réfèrent
à la Bible que là où cela s'impose. Il y a, ensuite, ceux qui trouvent le
juste milieu, exempt de toute emphase. Un troisième groupe d'auteurs
citent l'Ecriture avec abondance et cherchent des parallèles scripturaires
pour le moindre geste de leurs héros. D'aucuns vont même jusqu'à
transformer leur récit en une mosaïque de citations bibliques (des « cen-
tons ») qui - i l convient de le souligner -suppléent souvent au manque
d'informations concrètes (par exemple dans le cas de biographies
écrites très longtemps après la mort du saint). D'autres veulent tout
simplement enseigner indirectement la Bible (notamment aux jeunes
moines) par le biais de l'hagiographie. De bons exemples de la troisième
catégorie sont l'hagiographie irlandaise du haut Moyen Age ou celle
sortie du milieu réformateur clunisien aux xe-xie siècles.
L'hagiographie 4f f

Quelles sont les formes que prend l'usage explicite de la Bible ?


Il y a d'abord le procédé typologique. L'on sait que le Nouveau Tes~
tament a vu dans certains passages de l'Ancien une préfiguration de
la vie et de la mission du Christ. L'hagiographie continue ce raisonne~
ment. Les grands événements de l'histoire du salut, les hauts faits et
merveilles que Dieu a accomplis par son Fils, par ceux qui l'ont précédé
(patriarches, prophètes, etc.) et par ceux qui ont transmis son message
(les apôtres), se répètent toujours, car« tout Israël revit dans l'Eglise,
avec son histoire, ses personnages, ses luttes, ses épreuves, sa destinée,
son espérance »6• Or, ce qui se renouvelle, ce ne sont pas nécessairement
les détails concrets et contingents, les circonstances historiques et
passagères. Ce sont plutôt les grands thèmes toujours actuels, pour
ainsi dire supra~historiques, incarnés dans des personnages scripturaires
devenus « typiques ». Cette idée engendre, dans l'hagiographie, des
typologies vraiment « nominatives ».
Ainsi (et sans faire la distinction technique entre dénomination,
assimilation et comparaison), le saint sera un nouvel Adam parce qu'il
retrouve les dons du paradis. C'est un nouvel Abraham en ce qu'il
renonce à tout pour répondre à l'appel de Dieu. Cette typologie~là
est très fréquente dans les Vies de moines et de reclus, car Abraham
était, depuis l'Antiquité chrétienne, reconnu comme le prototype de
l'obéissance totale à Dieu et donc de l' « aventure» monastique. Le
saint est un nouveau Joseph dans la mesure où il a choisi la chasteté.
C'est un nouveau Moïse quand il arrache ses disciples au « pays
d'Egypte » et à la « maison de servitude » que constitue le monde,
et les fait entrer dans la « terre promise » du monastère6• S'il s'agit
d'un roi théocratique comme saint Louis IX (12.z.6-12.7o), épris de
justice, de paix et d'orthodoxie religieuse, ses archétypes seront David
et Salomon, mais plus encore Josias (IV Rois z.z. et 2.3). Dans le Nou-
veau Testament Marthe et Marie (Luc 10, 38~42.) sont les modèles
de la vie active et de la vie contemplative. Parce qu'il prêchait l'évangile
authentique, en paroles et plus encore en actes, saint François d'Assise
(n81/n8z.-12.z.6) est appelé« un nouvel évangéliste» par son biographe
Thomas de Celano (vers 1190-12.6o). Les miracles réalisés par l'inter-
médiaire de ces nouveaux « hommes de Dieu » ou « serviteurs du Sei-
gneur » que sont les saints (ce sont là des appellations bibliques) donnent
pareillement lieu à des rapprochements typologiques. Le biographe
mérovingien (première moitié du vme siècle) de saint Ouen, évêque
de Rouen (t 684), compare son héros au prophète Elie parce que,
grâce à ses prières, Dieu arrosa l'Espagne (où le saint se trouvait en

5· De LUBAC [u], t. 1, p. 330.


6. J. LEcLERCQ, « L'Ecriture sainte dans l'hagiographie monastique du haut Moyen Age
latin », dans Bibbia [3], p. n4.
4 s6 Vivre la Bible

visite) de pluies abondantes et mit fin, de la sorte, à une sécheresse


calamiteuse qui avait duré sept ans (paradigme biblique, III Rois 17
et 18; Luc 4. zs et Epitre de Jacques s. 17-18).
Comme la mission du Christ avait été préfigurée par plusieurs
figures ou épisodes de l'Ancien Testament, de la même manière un
seul saint peut être assimilé à divers prototypes à la fois. Dans le deuxième
livre de ses Dialogues, qui est en fait une biographie de saint Benoit
de Nursie (vers 48o-s47 ?), le pape Grégoire le Grand (vers s4o-6o4)
en fournit déjà un bel exemple. TI évoque, en effet, cinq faits mémorables
par lesquels Benoit a« renouvelé» autant d'épisodes bien connus de
la Bible. Pour éviter à ses moines la corvée de l'eau, il obtint par sa
prière de faire jaillir du rocher une source; il retira d'un lac profond
la faux d'un moissonneur; il ordonna à l'un de ses frères, appelé Maur,
de marcher sur l'eau; sur son ordre également, un corbeau emporta
un pain empoisonné; enfin, le frère déjà nommé annonça à Benoit
avec une joie à peine déguisée la mort de son ennemi Florentins, mais
le saint s'en montra navré et ne manqua pas de semoncer le messager.
Or, par la voie de son interlocuteur le diacre Pierre, Grégoire souligne
les harmoniques scripturaires de ces cinq gestes de saint Benoît qui
est à la fois un nouveau Moise (Nomb. zo, I I : l'eau jaillissant du
rocher), un nouvel Elisée (IV Rois 6, s-7 : la hache perdue et retrouvée),
un nouvel apôtre Pierre (Mat. 14, z9 : la marche sur les eaux), un nouvel
Elie (III Rois 17, 6 : le prophète nourri par des corbeaux), un nouveau
David qui, dans II Samuel 1, u-16, pleure la mort de son ennemi Saül
et fait périr le jeune Amalécite qui la lui avait annoncée comme une
bonne nouvelle. « n était », ajoute Grégoire, (( rempli de l'esprit de
tous les justes », c'est-à-dire de ses précurseurs bibliques. Les saints
apparaissent donc comme les successeurs et les imitateurs des héros
bibliques.« De proche en proche et au cours des siècles, c'est la même
force divine qui les anime »7.
C'est ce que confirme une biographie de la fin du Moyen Age,
celle de sainte Catherine de Sienne (1347-1380) par Raymond de Capoue
(vers 13,30-1399). Selon cet auteur, qui était depuis 1380 maitre général
de l'ordre des Dominicains, les vertus, les miracles et l'esprit prophé-
tique de Catherine permettent de la comparer successivement à la
Vierge Marie (modèle de l'humilité et de la pureté), à Jean-Baptiste
(ascèse et pauvreté), à Marie-Madeleine (contrition et pauvreté), à
saint Jean l'Evangéliste (vérité et sainteté). Le catalogue typologique
continue avec Pierre (symbole de la foi), Etienne (espérance), Paul
(charité), Job (patience), Noë (longanimité), Abraham (obéissance),
Moïse (mansuétude), Elie (zèle), Elisée (miracles). Suivent encore

1· B. de GAJFFIER, Miracles bibliques et Vies de Saints, dans NRTh. 88, 1966, pp. 376-
38,, repris dans Etulks critiques d'hagiographie et d'i&11110/ogie, Bruxelles, 1967, ici, p. '4·
L'hagiographie 4 57

Jacob pour la contemplation, Joseph pour la prédiction de l'avenir,


Daniel pour la révélation des mystères, et David pour la louange inin-
terrompue du Très-Haut.
Après cette longue énumération, Raymond de Capoue parle du
modèle par excellence, à savoir le Christ lui-même. Tout saint, en effet,
se doit d'être, chacun à sa manière, un« autre Christ». Toutefois, les
hagiographes médiévaux hésitent à formuler de manière trop explicite,
je dirais trop« brutale», une assimilation pure et simple entre un saint
et cet être absolument unique que représente pour eux le Fils de Dieu.
Ils la suggèrent généralement de manière plus prudente, et d'abord,
comme le fait précisément le biographe de Catherine de Sienne, en
termes d'imitation. Cette« imitation du Christ » constitue la clé même
de la « théologie de l'hagiographie » et, comme telle, elle est implicite-
ment inscrite dans la structure de chaque bios spirituel, même sans
qu'il y ait des références. Nous aurons donc à revenir là-dessus. Mais
les hagiographes usent d'autres moyens, dans le sillage de la typologie
nominative. Ainsi, ils peuvent procéder par voie indirecte, par exemple
en présentant leur saint comme le « bon pasteur » de Jean 10, 14, ou
par des comparaisons typologiques appliquées à des personnages
secondaires.
Ceci est notamment le cas dans certains récits de martyrs. L'on sait
que les Actes et les Passions de martyrs sont la plus ancienne forme de
l'hagiographie chrétienne. Il s'agissait alors de « témoins » du Christ,
morts pour leur foi sous les empereurs romains persécuteurs, c'est-à-dire
dans la phase défensive de l'histoire du christianisme. Le Moyen Age a
continué à rédiger et surtout à remanier ces Passions, mais il a aussi
décerné le titre de martyr à des missionnaires de la période offensive
(par exemple saint Boniface, tué en 754 par des Frisons païens) ou à
de hautes personnalités assassinées en pleine société chrétienne pour
des motifs religieux ou... politiques. Comme les anciens martyrs, ces
martyrs contemporains sont également, dans la spiritualité de l'époque,
censés avoir renouvelé la Passion du Christ. Prenons comme exemples
les deux biographies de Charles le Bon (vers I083-IIz7), comte de
Flandre, par les contemporains Gautier de Thérouanne et Galbert de
Bruges, et celles, assez nombreuses, de Thomas Becket, archevêque
de Cantorbéry (III7/In8-II7o), de la main de Guillaume de Cantor-
béry, de Jean de Salisbury (vers III5-II8o) et d'une série d'autres.
Le premier, Charles le Bon, était connu pour sa charité, son souci de
remédier aux misères humaines, sa défense de la paix publique et ses
mesures en faveur des ecclésiastiques. Mais il s'était aliéné une bonne
partie de la noblesse et un violent conflit l'opposait à la famille bru-
geoise des Erembaud. Ce sont des membres de cette famille qui,
le z mars 1 1 z7, ont abattu le comte au moment où il récitait son psautier à
l'église Saint-Donatien de Bruges. Le second, Thomas Becket, a égale-
4 58 Vivre la Bible

ment été assassiné devant l'autel de sa cathédrale, le 29 décembre II7o,


après un long conflit avec le roi Henri II d'Angleterre au sujet des
droits et des privilèges de l'Eglise, dont l'archevêque s'était fait le
défenseur intransigeant. Aussi bien Charles que Thomas ont rapide-
ment été vénérés comme des « martyrs » par la dévotion populaire.
Or, leurs hagiographes ne disent pas nommément qu'ils sont égaux
au Christ martyrisé, mais quelquefois les contextes sont présentés
comme semblables, notamment parce que les adversaires et les assas-
sins sont, de par leur crime, assimilés aux juifs d'autrefois, ou plus
précisément à Judas, Anne, Caïphe, Pilate et Hérode. Leur crime est
même plus grand car il a été perpétré par des chrétiens, sans procès
ou condamnation préalables, en un lieu sacré (et non pas hors de la
ville, comme la crucifixion de Jésus) et en un temps sacré (respecti-
vement le Carême et la période de Noël, tandis que dans le cas du
Christ le sabbat avait été respecté). Le lecteur ou l'auditeur est donc
bel et bien invité à envisager la victime comme un « autre Christ souf-
frant», même si cela n'est pas stipulé textuellement. Jean de Salisbury,
quant à lui, ne manque pas de rappeler aussi, à propos de Thomas
Becket, l'exemple de Marie, mère de Jésus, dont« un glaive a transpercé
l'âme » (Luc 2, 3 5). Il fait ce rapprochement lorsqu'il retrace l'exil
temporaire de Thomas en France (entre n64 et 1170), où, grâce à
une « révélation divine >>, il aurait prévu son retour en Angleterre et
son glorieux martyre.
Ajoutons, à propos de ces typologies relatives à des personnages
secondaires, qu'elles se rencontrent tout aussi bien en dehors des cha-
pitres décrivant un martyre proprement dit. La première Passion latine
de saint Léger (vers 69o) relate la lutte acharnée entre Léger, évêque
d'Autun et porte-parole des prétentions autonomistes de l'aristocratie
de Bourgogne, et Ebroin, maire du palais de Neustrie. Cette lutte avait
débouché sur le « martyre» (c'est-à-dire le meurtre politique) de l'évêque
vers les années 677-68o. Mais Ebroïn lui-même n'échappa pas au châ-
timent qu'il méritait. Peu après 68o, en effet, il fut à son tour abattu
par un fonctionnaire qu'il avait auparavant exploité et menacé de mort.
Cet homme, instrument de la vengeance divine, avait de la sorte « délivré
le royaume franc d'une tyrannie injuste ». Comme paradigme l'hagio-
graphe évoque ici une scène bien connue de l'Ancien Testament, celle
du jeune David triomphant du Philistin Goliath (I Sam. 17, 48-5 1).
Sautons quelques siècles pour nous arrêter une première fois à la bio-
graphie du grand pape réformateur Grégoire VII, pape de 1073 à 1085,
composée en n28 par le chanoine Paul de Bernried. L'on sait que
dans son action vigoureuse contre l'emprise des laïcs sur l'Eglise et
contre la décadence morale et institutionnelle de celle-ci, ce pontife
s'est heurté à des oppositions farouches, culminant dans celle de l'empe-
reur germanique Henri IV, roi, puis empereur, de 1056 à no5. Mais
L'hagiographie 4 59

il pouvait compter sur des appuis solides, notamment de Mathilde,


marquise de Toscane (1o46-III5), qui jouait un rôle médiateur entre
Grégoire et Henri IV. Selon l'hagiographe, elle était devenue, comme
sa mère Béatrix, égale à Déborah, la célèbre prophétesse et juge d'Israël
(voir Juges 4 et 5). Le :roi, de son côté, avait un allié à Rome en la
personne du châtelain Cinci, fils du préfet de la ville Etienne. Dans la
nuit de Noël 1076, pendant que Grégoire célébrait la messe de minuit
dans la chapelle de la Crèche de Sainte-Marie-Majeure, Cinci fit irrup-
tion dans la basilique avec une bande d'hommes armés. Le pape fut
blessé au front, dépouillé de ses ornements pontificaux et emmené
comme un brigand garrotté vers une tour fortifiée. Il serait libéré
peu après sous la pression de la foule. Mais auparavant un habitant
de la ville et une femme de noble naissance s'étaient clandestinement
introduits dans la forteresse pour soigner le pontife. La femme lavait
et pansait sa blessure et baisait avec respect sa poitrine, ses cheveux
et ses vêtements. Aux yeux de Paul de Bernried, ce geste permettait
évidemment de l'assimiler à Marie de Magdala (c'est-à-dire, selon la
tradition postbiblique, la pécheresse pardonnée et aimante de Luc
7, 36-38) qui, d'une manière semblable, avait soigné Jésus dans la
maison du pharisien. Comme dans les Passions de martyrs, un tel
:rapprochement invite « indirectement » à voir dans le saint même un
autre Christ.
Pareilles typologies occasionnelles peuvent donc s'accumuler dans
une même biographie, car, rappelons-le, tout Israël revit dans l'Eglise
et tout Israël peut revivre dans l'existence d'un des membres de cette
Eglise. Il arrive, enfin, qu'une typologie particulière, appliquée au
saint lui-même, sous-tend spécialement la trame de tout un :récit. Dans
la Vie de saint Séverin, rédigée en 511 par son ancien disciple Eugippe,
elle est pour ainsi dire « commandée » par l'histoire vécue. Il s'agit
encore une fois de la typologie (mais ici littérale, et non pas spirituelle)
de l'Exode. Séverin, qu'on a récemment voulu identifier à un ancien
consul devenu chef spirituel, a en effet préparé et religieusement « condi-
tionné » l'évacuation (partielle) des populations romanisées de la pro-
vince danubienne du Norique, menacées par la poussée des barbares.
Sa mort, survenue en 48z, l'a empêché d'entrer lui-même dans la« terre
promise », c'est-à-dire l'Italie, mais les moines du monastère qu'il
avait fondé, et parmi eux Eugippe, ont plus tard emporté sa dépouille
mortelle et l'ont inhumée près de Naples, là où ils s'étaient eux-mêmes
installés. Il va sans dire que le souvenir de Moise conduisant la sortie
de son peuple hors d'Egypte, sans qu'il ait pu lui-même entrer dans la
terre de Chanaan, s'est quasiment imposé à l'hagiographe, comme sans
doute déjà à la conscience religieuse du saint en personne, et que cette
typologie domine le récit. Pour un second exemple nous n'avons qu'à
revenir à la Vie de Grégoire VII. Mû par un souffle prophétique, ce
460 Vivre la Bible

dernier puisait lui-même dans l'Ancien Testament l'inspiration pour


s'adresser aux princes et aux grands. Or, tout au long de sa relation,
l'hagiographe découvre à son tour, dans la destinée et l'action de Gré-
goire, le zèle et la ferveur du prophète Elie, le propagateur infatigable
du culte de Yahvé sous Achab et Jézabel auxquels il résistait avec
vigueur. L'on sait que, selon la Bible et selon des légendes plus tardives,
recueillies notamment par Isidore de Séville, le feu matériel accompa-
gnait quelquefois la vie et les actes du prophète, par exemple le globe
de feu éclairant le nouveau-né, le feu céleste dévorant l'holocauste
lors du sacrifice du Carmel avec les prophètes de Baal, l'enlèvement
dans un tourbillon de feu, par un char aux chevaux de feu. C'est le
même feu qui préfigurait ou symbolisait régulièrement l'ardeur de
Grégoire, « nouvel Elie ». Ainsi, des étincelles se seraient détachées
des vêtements du petit Hildebrand (ce nom de baptême du futur Gré-
goire VII contenait d'ailleurs le mot allemand Brand qui signifie incendie,
combustion), on aurait vu une flamme sortir de sa tête et plus tard un feu
céleste aurait enflammé le saint chrême consacré par lui. Et le z 5 mai 1 oS 5,
lorsqu'il rendit l'âme, celle-ci monta au ciel« comme sur un char igné,
à l'instar d'Elie». L'on comprend aisément que, dans le contexte de la
réforme de l'Eglise et de la querelle des investitures, une typologie
tellement accentuée prend une allure vraiment apologétique.

A côté de ces typologies nominatives proprement dites, la présence


explicite de la Bible englobe évidemment toutes les « citations » directes
de l'Ecriture sainte. Citer la Bible est un vieil usage juif et judéo-
chrétien : l'Ancien Testament se cite déjà soi-même (c'est-à-dire les
livres antérieurs) et le Nouveau se réfère à l'Ancien, qu'il s'est litté-
ralement « approprié ». La littérature chrétienne emprunte indistinc-
tement des versets aux deux Testaments, car ceux-ci transmettent
ensemble une seule et même révélation toujours actuelle, une seule
histoire du salut, dont précisément l'hagiographie fournit une exégèse
pratique et appliquée. Du point de vue de leur fonction dans le texte,
l'on peut distinguer plusieurs catégories de citations explicites, bien
qu'elles se recoupent souvent en partie. Certaines d'entre elles suggèrent
toujours des rapprochements typologiques au sens large du terme.
Proches encore de la typologie nominative sont les rappels d'une parole
ou d'un fait biblique qui doit garantir sa propre réitération ou réali-
sation dans des circonstances semblables. Le procédé remonte à l'Ancien
Testament lui-même où l'on demande souvent à Dieu qu'il « se sou-
vienne » d'un bienfait antérieur, par exemple l'Exode hors d'Egypte.
Ces rappels figurent également dans certaines formules de prières par
lesquelles on sollicite une grâce de la part de Dieu parce qu'il a accordé
une faveur comparable à tel personnage de l'histoire sainte ou à son
peuple tout entier. Puisons un exemple dans la Vie de sainte Rusticule
L'hagiographie 461

(t vers 633 ?), abbesse à Arles, Vie écrite sans doute peu après la mort
de la sainte. Elle avait été accusée d'avoir caché dans son monastère,
après la victoire de Clotaire Il sur Sigebert Il d'Austrasie et de Bour-
gogne à Châlons-sur-Marne, en 613, le jeune frère de Sigebert, Chil-
debert. Sa vie était menacée, mais ses moniales priaient avec instance
le« Défenseur céleste», car n'avait-il pas, jadis, sauvé Suzanne, épouse
de Joachim, elle aussi faussement accusée d'adultère et condamnée à
mort, en lui envoyant le jeune Daniel pour clamer son innocence
(Dan. 13, 45)? Les sœurs étaient donc en droit d'espérer une inter-
vention similaire. Plus tard, ce nouveau Daniel apparut effectivement
en la personne de l'évêque Dommulus de Vienne, qui vint témoigner
en faveur de Rusticule. Il est évident que, dans l'hagiographie, pareilles
références précèdent surtout des événements perçus comme mira-
culeux. Odon (878/879-942.), abbé de Cluny, consacre même une bonne
partie du prologue de sa Vie de saint Géraud d'Aurillac (t 909) à l'idée de
la fidélité constante de Dieu dans ses interventions merveilleuses au profit
de l'homme. Le passé, selon Odon, garantit le présent et l'avenir, car: Je
ne cesserai pas de faire du bien à mon peuple (voir Jér. 32., 40) et Dieu ne laisse
pas s'écouler un siècle sans se rendre témoignage par ses bienfaits(Actes 14, 16-17).
Nous reviendrons là-dessus en parlant plus spécifiquement du miracle.

Un concept fondamental de la pensée biblique est l' « accomplis-


sement » ou la réalisation d'une parole scripturaire antérieure. La
« matière » du Nouveau Testament a même souvent été « orientée »
en fonction de cette conformité avec des prophéties anciennes. Ce
concept s'applique aussi à un autre groupe de citations dans l'hagio-
graphie. Saint Uger, déjà livré aux mains de ses ennemis et cruellement
mutilé, est placé sur une « vulgaire bête de somme » et ainsi se trouve,
d'après l'hagiographe, accompli le verset du psalmiste : j'étais devenu
une brute devant toi et je restais tolfiours devant toi (Ps. 72., 2.2-2.3). Selon
Gautier de Thérouanne, la haine dont Charles le Bon faisait l'objet
de la part de la noblesse brugeoise et qui lui vaudra le martyre, ne rap-
pelle pas seulement celle des juifs envers le Christ, mais elle réalise
également la parole, devenue ici « prophétique », des impies dans le
Livre de la Sagesse (z., 12.) : Traquons le juste, puisqu'il nous gêne et qu'il
s'élève contre notre conduite. Et quand Paul de Bernried évoque la douleur
et la stupéfaction des Romains à la suite de l'attentat de 1076 contre
Grégoire VII, il s'exprime en ces termes solennels :«Alors s'accomplit
l'oracle du prophète : Vos fêtes seront changées en deuils et tous vos cantiques
en lamentations (Tob. z., 6; Amos 8, 10); Elle (ici = la ville de Rome)
passe les nuits à pleurer et les larmes couvrent ses joues. Plus un qui la console
parmi tous ceux qui lui sont chers (Lam. 1, z.) ••• »
462 Vivre la Bible

Ces « accomplissements >> ont un caractère essentiellement « passif».


Toutefois, les préceptes de la Bible régissent davantage encore le com-
portement actif des saints. L'Ecriture sera donc beaucoup citée comme
une référence normative et exemplaire. Nous avons déjà évoqué la typo-
logie nominative d'Abraham, dans l'hagiographie monastique. Or,
dans de très nombreuses Vies de saints moines, même là où Abraham
n'est pas cité nommément, le choix décisif par lequel ils rompent tout
lien avec le « monde » est présenté - et a sans doute été vécu par
eux - comme une« imitation» de l'obéissance, déjà commentée par
l'Epître aux Hébreux (n, 8), du patriarche à l'ordre de Dieu : Quitte
ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t'indi-
querai (Gen. 12, 1), et en même temps comme l'exécution de préceptes
évangéliques tels que : Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes,
donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor aux cieux; puis viens, suis-moi
(Mat. 19, 21 ; Marc 1 o, 21 ; Luc 18, 22); Et quiconque aura quitté maison,
frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra le
centuple et aura en partage la vie éternelle (Mat. 19, 29; Marc Io, 29-3o;
Luc 18, 29-3o); Quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut
être mon disciple (Luc 14, 33); Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se
renie lui-même, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive (Mat. 16, 24;
Marc 8, 34; Luc 9, 23). Parfois, le saint découvre sa vocation en assis-
tant à un office liturgique où il entend réciter un passage de la Bible
qui le frappe spécialement. Ainsi, saint Jean de Réomé Ct vers 544),
dont la biographie fut composée en 659 par Jonas de Bobbio, se décida
à aller vivre comme anachorète loin de son sol natal, après avoir écouté
l'Evangile de la fête de saint Jean-Baptiste d'après lequel l'enfant gran-
dissait, et son esprit se développait. Et il demeura dans les solitudes jusqu'au
jour où il se manifesta devant Israël (Luc 1, 8o), et une autre fois le récit
de la vocation des premiers apôtres (Mat. 4, 18-22). A côté de figures
vétéro-testamentaires, le Baptiste et les apôtres étaient, en effet, devenus
à leur tour des archétypes de la vie ascétique et monastique. Et si l'on
en croit Thomas de Celano, saint François d'Assise, quant à lui, comprit
véritablement ce qu'il voulait lui-même, après qu'un prêtre lui avait
lu et expliqué le texte de la « mission des Douze » : ... Ne vous procurez
ni or, ni argent, ni menue monnaie pour vos ceintures, ni besace pour la route,
ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâton... (Mat. 10, 1-16).
Ces textes-là sont évidemment fondamentaux pour la spiritualité,
mais il y a des Vies de saints qui vont nettement plus loin, car en les
lisant on a l'impression que« toute action doit s'appuyer sur l'autorité
de la Bible, elle doit avoir un précédent dans un texte qui constitue son
modèle et sa garantie8 ». Cela vaut, par exemple, pour les aumônes de
saint Grégoire (vers 707-78o), abbé à Utrecht. Son hagiographe Liudger

8. ]. LECLERCQ (4], p. II6.


L'hagiographie 46 3

(t 8o9) les fonde, en effet, sur toute une série de recommandations


scripturaires allant du Psaume 41, z et de l'Ecclésiastique 3, 30 à l'Evan-
gile de Luc n, 41 et celui de Matthieu z5, 34-40. Cela vaut aussi pour
les prières et méditations nocturnes de sainte Radegonde (518-5 87),
épouse de Clotaire Jer et plus tard moniale à Poitiers, elle qui pouvait
dire avec le psalmiste : Je me levais à minuit pour te louer (Ps. 119, 62,
cité dans la deuxième Vie, rédigée peu après 6oo par la moniale Bau-
donivie). Une autre reine mérovingienne, sainte Balthilde (t 68oj681),
veuve de Clovis II de Neustrie et de Bourgogne, continuait, même
après sa retraite forcée (vers 665-666) dans le monastère de Chelles,
à entretenir des relations actives avec la cour et avec les grands du
royaume franc, car il faut avoir bon témoignage de ceux du dehors (1 Tiro. 3, 7,
cité par son hagiographe contemporain).

En fait, le dernier exemple annonce déjà une catégorie suivante de


citations directes, à savoir les emplois plus ou moins justificatifs de la
Bible. De tels usages remontent également au Nouveau Testament
lui-même et se rencontrent dans d'autres genres littéraires pratiqués
par les chrétiens. Parfois il ne s'agit que d'une nuance justificative,
mais ailleurs c'est celle-ci qui donne le ton. Ainsi, les hagiographes du
haut Moyen Age citent trop souvent le Rendez à César ce qui est à César,
et à Dieu ce qui est à Dieu (Mat. 22, 31), pour qu'on ne s'aperçoive pas
qu'ils veulent par là légitimer la « carrière séculière » de leurs saints
et les liens parfois très étroits des évêques et des abbés avec les monarques
et avec l'aristocratie. Ce qui ne les empêche pas d'évoquer, dans un
autre contexte, le Celui qui est enrôlé au service de Dieu, ne s'emba"asse
point dans les affaires séculières de II Timothée 2, 4· Du reste, la Bible,
qui reflète elle-même tant de situations et d'étapes différentes de l'his-
toire d'Israël, s'avère inépuisable quand il s'agit de fournir des expli-
cations providentielles, même à tel aspect qui cadre moins bien avec
les normes dominantes de la sainteté. Une de ces normes était la chas-
teté ou la continence dont nous devrons cependant reparler. Or, si
le saint était néanmoins honorablement marié, comme c'était le cas
du laïc Charles le Bon, c'est que, d'après Gauthier de Thérouanne,
Dieu lui-même l'avait voulu car : Le cœur du roi est aux mains du Seigneur,
qui l'incline partout à son gré (Prov. 21, 1). Le même Charles le Bon avait
tant de fois usé des armes pour régler des conflits, et « abattu les flots
des tempêtes guerrières soulevées contre lui ». Oui, mais ce faisant
il n'était qu'un instrument entre les mains de celui dont le psalmiste
a dit qu'il ramena la bourrasque au silence et les flots se turent (Ps. 107, 29).
Pour rendre acceptable la juste activité belliqueuse d'un autre saint
laïc, Géraud d'Aurillac, Odon de Cluny n'avait que l'embarras du choix
464 Vivre la Bible

dans l'Ancien Testament, où il trouva notamment l'exemple du roi


David qui « envoya même des troupes contre ses propres fils ».
Dans bien des cas pareils, il ne faut pas mettre en doute la sincérité
des hagiographes qui sont tributaires de l'exégèse de leur temps comme
on le verra plus loin. Mais quand on a affaire à des écrivains - et à
des saints - personnellement engagés dans des querelles comme celle
des investitures ou la lutte d'influence entre la papauté et l'Empire,
on ne manque pas de constater des abus. Car les auteurs sélectionnent
et orientent les citations et exemples scripturaires en fonction de ce
qu'ils veulent prouver et de la cause qu'ils servent ou combattent.
Ainsi, pour le« grégorien» fervent qu'était Paul de Bernried, tout est
bon pour dénigrer l'empereur Henri IV, ce « Néron moderne ». Déjà
le fait qu'il avait à peine six ans lorsque, le 5 octobre 1056, il succéda
à son père Henri lll, fût-ce sous la régence de sa mère, hypothéquait
gravement l'avenir, car : Afa/heur à toi, ptrys dont le roi est un gamin
(Eccl. xo, 16). De tels exemples abondent à cette époque et sont révé-
lateurs d'un état d'esprit.

Pour conclure notre classification, attirons simplement l'attention


sur les pensées, sentiments et enseignements que l'hagiographie exprime
sous forme de citations bibliques. Certains biographes (nous songeons
notamment à la seconde Vie de saint Bardon, évêque de Mayence
(t xop)) font même prononcer par leur héros des discours ou des ser-
mons presque entièrement faits de morceaux de l'Ecriture sainte. Par
ailleurs, les saints sont généralement présentés comme désireux de
connaître, de scruter, de méditer et de vivre la parole de Dieu contenue
dans les livres sacrés. Et, dans la plupart des cas, cela correspondait
sans aucun doute à la réalité. Mais pour les hagiographes, l'affirmation
répétée de cette réalité constituait en même temps un moyen d'incul-
quer à leurs lecteurs et auditeurs l'amour de l'Ecriture sainte et de son
étude dévouée. Là aussi, le saint était, en effet, un « modèle ».

S'il est suffisamment familiarisé avec la Bible, le lecteur du présent


chapitre aura déjà remarqué que le sens des références ou citations
bibliques dans l'hagiographie est bien des fois différent de celui du
contexte original. Le« rendez à César... », par exemple, ne sert pas, dans
l'Evangile, à promouvoir l'imbrication du politique et du religieux,
mais à faire une distinction très nette entre le service de Dieu et le service
de l'empereur. Il faut donc reparler un instant de cette« lecture» médié-
vale de la Bible, qui prolonge à son tour toute une tradition exégétique
venue des Pères de l'Eglise. Certes, bien souvent il ne s'agit que d'un
sens « accommodé », c'est-à-dire adapté au nouveau contexte de la
L'hagiographie 465

citation. Qu'il suffise de mentionner 1c1 un des lieux communs très


fréquents dans les prologues d'œuvres hagiographiques. Par modestie,
les auteurs y confessent, en effet, leur prétendue incapacité d'écrire. S'ils
s'exécutent quand même, c'est qu'ils se fient au Seigneur qui a dit, par
exemple: Ce n'est pas vous qui parlerez, c'est l'Esprit de votre Père qui parlera
en vous (Mat. 10, 20). En réalité, le Christ fait allusion ici au témoignage
que devront rendre ses disciples devant ceux qui les persécuteront. Ce
cas n'a rien d'anormal au Moyen Age, mais il illustre avec quelle facilité
l'on« transpose>> le texte de la Bible, ce qui était encore favorisé par sa
transmission en partie indirecte. Ailleurs, c'est l'évolution sémantique
qui est responsable du décalage de sens. Régulièrement, à propos de la
vie ascétique des saints, les hagiographes renvoient au passage de la
seconde lettre aux Corinthiens, où saint Paul décrit l'exercice de son
ministère apostolique : ... dans les fatigues, dans les veilles, dans les jeûnes...
(II Cor. 6, 5). Or, les termes latins vigilio et ieiunium signifient, dans ce
contexte-ci, le manque de sommdl et de nourriture qui était souvent la
conséquence inévitable de l'activité missionnaire et itinérante de l'apôtre,
et non pas un comportement ascétique volontaire et permanent. C'est
néanmoins ce sens-là qu'on a projeté a posteriori sur le texte biblique.
Il y a ensuite, bien entendu, l'exégèse spirituelle (allégorique, tro-
pologique ou morale, anagogique) sans laquelle on ne saurait comprendre
l'usage foisonnant de la Bible au Moyen Age et grâce à laquelle l'Ecriture
ne dit jamais des choses banales, chaque phrase ou verset pouvant
exprimer une règle absolue et universelle de pensée et d'action. Nous
avons déjà donné l'exemple de la spiritualisation du thème de l'Exode.
Dans le même ordre d'idées, les versets 5 et 6 du Psaume 120 sont
couramment cités dans l'hagiographie monastique : Hélas que mon exil
est long 1 ]'ai demeuré avec les habitants de Cédar. Mon âme y a été longtemps
étrangère (Vulgate). Dans ce chant de pèlerinage, le psalmiste se plaint
avec nostalgie de son séjour trop long et forcé dans des régions loin-
taines au milieu de barbares hostiles. Probablement sous l'influence du
néo-platonisme ou du gnosticisme, les Pères de l'Eglise y avaient vu une
lamentation sur le long« exil» de l'âme dans le corps et un désir ardent
de la patrie céleste. Une telle « lecture » convenait à merveille pour
exprimer l'aspiration permanente des moines médiévaux à la contempla-
tion éternelle de Dieu dans l'au-delà.
Pourtant, s'il est vrai que l'exégèse médiévale a toujours privilégié
le sens spirituel du texte de la Bible, on a parfois l'impression que dans
l'hagiographie comme dans l'historiographie, et quelle que soit l'impor-
tance primordiale de ce sens spirituel, le sens« historique »prend quelque-
fois sa revanche, à tel point que certains passages sont pris dans une
acception plus littérale que ne le permet leur Sitz im Leben scripturaire.
Ainsi, dans la Vie de saint Wilfrid, évêque de York (t 709), écrite
vers 720 par Eddius Stephanus, le verset 9 du Psaume 51, Lave-moi :je
466 Vivre la Bible

serai plus blanc que la neige, se trouve appliqué au... nettoyage à chaux,
car Wilfrid fit laver et blanchir les murs d'une église abîmée. Chez
Thomas de Celano, la métaphore Moi, je suis un ver et non un homme
(Ps. 22., 7), appliquée au Christ, fonde l'amour de saint François d'Assise
pour toutes les humbles créatures de Dieu, y compris les vermisseaux.
Il arrive enfin que la lecture de la Bible « au pied de la lettre » donne lieu
à des comportements péniblement radicaux. Selon leur biographe
commun Jonas de Bobbio (milieu du vue siècle), saint Colomban
(vers 543-615), le moine irlandais devenu abbé à Luxeuil et puis à
Bobbio, et saint Jean de Réomé, déjà mentionné, quittèrent leur mère
et refusaient de la revoir encore dans leur vie d'ici-bas, parce qu'ils se
souvenaient de la parole du Christ : Qui aime son père ou sa mère plus que
moi, n'est plus digne de moi (Mat. 10, 37). Globalement cependant on est
tenté de croire que l'utilisation médiévale de la Bible, surtout quand elle
était polémique, était « caractérisée par une interprétation trop littérale
de l'Ancien Testament, dont on appliquait les textes à des situations
historiques de l'Eglise, et par le manque d'une interprétation littérale
de certains passages importants du Nouveau Testament »9 • Mais ce qui
compte avant tout dans l'hagiographie, c'est la présence et l'alternance
de deux plans superposés : l'intemporel et l'historique, l'alliance perma-
nente entre le temps et l'éternité.

CARACTÈRE IMPLICITEMENT BIBLIQUE DE L'HAGIOGRAPHlli

Jusqu'id, nous n'avons traité que de la présence explicite de l'Ecri-


ture sainte dans l'hagiographie. L'on se souviendra cependant que dans
un certain nombre de textes, cette présence explicite (références directes
et citations que nous mettrions aujourd'hui entre guillemets) est« modé-
rée». Ce qui n'empêche nullement que la question des rapports entre
Bible et hagiographie y demeure posée dans son entièreté, pour la simple
raison que, dans cette littérature, la Bible s'actualise également, et même
principalement, de manière implicite, « suggestive ». Dans la structure
ou la trame du récit, les grands thèmes et modèles de l'histoire du salut
sont transposés et représentés, c'est-à-dire rendus « présents », avec ou
sans renvois. L'on peut même affirmer que les emplois explicites ne font
souvent qu'appuyer ou corroborer une correspondance implicite plus
générale. Il n'est donc pas toujours possible ni souhaitable de séparer les
deux niveaux de la présence de l'Ecriture. Mais d'autre part, tout comme
on trouve également des références ou citations isolées ou purement
occasionnelles, il y a lieu de déceler, par exemple, des typologies purement

9· J. LECLERCQ [129], p. 107.


L'hagiographie 467

implicites. Ainsi, dans l'hagiographie du haut Moyen Age, les évêques


interviennent fréquemment et avec fermeté en faveur de leurs ouailles
auprès des rois barbares parfois capricieux et oppresseurs. Dans les
récits, l'on a affaire à la typologie du« prophète chez le roi», même s'il
n'y a pas de référence nominative à Nathan chez David, à Elie chez
Achab, à Isaïe chez Ezéchias, à Jérémie chez Joachim et Sédécias ou
à Daniel chez Balthazar. La stylisation est plutôt le fait de la mise en
scène, des réminiscences subtiles et du « langage ». Nous reviendrons
encore sur cet aspect formel.

Mais parlons d'abord du contenu et, avant de le spécifier, du cadre


général. Car à ce« microcosme» de l'histoire du salut qu'est la Vie de
saint, se trouve sous-jacent le grand schéma, le fil conducteur de la vie
du Christ même, doublée ou recoupée le cas échéant de celle d'autres
figures bibliques. Le Christ, selon la théologie, avait été destiné à l'incar-
nation et envoyé par le Père pour racheter l'humanité déchue. Il a
rempli de manière irréprochable sa mission messianique, malgré les
tentations et les obstructions de Satan, dans la parfaite obéissance à
Dieu, jusqu'à la mort sur la croix. Pour cela, Dieu l'a ressuscité des
morts et l'a glorifié pour l'éternité (Phil. z, 6-u). La vie du saint com-
mence aussi par une initiative de Dieu. Dès avant sa naissance, celui-ci
l'a élu par sa grâce et dirige sa vie en fonction de cette élection. Le saint,
de son côté, répond à cette grâce par ses propres« mérites», c'est-à-dire
par son comportement modelé sur celui du Christ et d'autres « saints»
de l'Ecriture. Le grand antagoniste de Dieu, Satan, combat le saint et à
travers lui Dieu lui-même, mais il ne peut empêcher le triomphe final.
Car à la fin de sa vie, en guise de récompense des efforts consentis et en
guise d'accomplissement de la grâce, Dieu rappelle son serviteur à lui
et lui donne la gloire éternelle.
Bien entendu, l'application concrète de ce schéma peut varier suivant
les données historiques, le degré de stylisation, la composition et la
coloration propres à chaque cas particulier. Ainsi le thème de l'élection
avant la naissance, connu aussi dans la légende non chrétienne, n'est
pas partout développé, comme d'ailleurs l'Evangile de l'enfance manque
chez deux évangélistes, Marc et Jean. Mais là où il est présent, sa narration
porte souvent les marques des premiers chapitres de Luc ou de Matthieu
(ou même des évangiles apocryphes). Par un songe prémonitoire ou
par la visite d'un messager, la mère enceinte apprend que l'enfant qu'elle
porte en son sein est destiné par Dieu à un grand avenir. Ainsi, Syagria,
mère de saint Bonnet, futur évêque de Germont (t peu après 705),
aurait, si l'on en croit le biographe du premier quart du VIne siècle, reçu
la visite d'un prêtre appelé Frégion. Comme d'habitude, elle lui demanda
la bénédiction. A quoi Frégion répondit : « Bénissez-moi plutôt, saint
et vénérable homme de Dieu. » Etonnée, Syagria médita d'abord ces
468 Vivre la Bible

paroles, puis se hasarda à interroger Frégion sur le sens de sa réponse,


car « un homme ne pouvait tout de même pas saluer de la sorte une
personne du sexe féminin». Mais le prêtre s'expliqua : « Ce n'est pas,
comme tu le penses, à toi que j'ai demandé la bénédiction, mais à celui
qui est dans ton sein, car j'y vois un grand pontife élu par Dieu.» Alors,
pleine de joie, la future mère conclut:« Je demande, mon père, que grâce
à vos prières advienne ce que vous avez dit. » La texture même de ce
récit est pleine de réminiscences implicites de saint Luc. D'une part,
le fait que le prêtre reconnaît déjà l'enfant comme son supérieur et lui
demande la bénédiction rappelle les paroles prononcées par Elisabeth
lors de la visite que lui rendit sa nièce Marie : Tu es bénie entre les femmes,
et béni le fruit de ton sein. Et comment m'est-il donné que la mère de mon Seigneur
vienne à moi (Luc 1, 42-43). La surprise initiale de la mère, sa question
hésitante et finalement son souhait « que tout puisse se passer ainsi »
semblent bien, dans le texte latin de la Vita, stylisés d'après le récit de
l'Annonciation à Marie : A ces mots elle fut bouleversée, et elle se demandait
ce que signifiait cette salutation... Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais
point d'homme?... Je suis la servante du Seigneur, qu'il m'arrive selon ta parole
(Luc 1, 29, 34 et 38). Dans la Vie de saint Bonnet, c'est un prêtre qui
fait la prédiction, mais il existe d'autres textes hagiographiques où,
comme dans l'Evangile, ce rôle est assuré par un ange (apparaissant en
songe).
Le thème de l'élection et de la grâce divines ne se limite pas au
« merveilleux » qui précède ou entoure la naissance du saint. Il y a encore,
par exemple, l'idée de la précocité intellectuelle et surtout spirituelle du
jeune enfant, idée qui rappelle d'une manière ou d'une autre l'épisode
évangélique (amplifié encore dans les apocryphes) où l'on voit Jésus,
à l'âge de douze ans, assis parmi les docteurs du Temple de Jérusalem,
les écoutant et les interrogeant (Luc 2, 41-50). Ensuite, tout le récit
hagiographique est imprégné de « providentialisme ». La Providence de
Dieu dirige ou « accompagne » la vie et les actions du saint jusque dans
les moindres détails et, s'ille faut, elle oriente les événements extérieurs
en fonction de lui. Cette omniprésence de la « main de Dieu », l'hagio-
graphie la partage encore avec son grand modèle, la Bible, où elle se
fait sentir à chaque page. Comme aussi les menées perpétuelles du diable
qui « tente » le saint pour le détourner de sa vocation et qui cherche à le
contrecarrer en inspirant et dressant des ennemis contre lui (Mat. 4, 1-11;
Marc 1, 12-13; Luc 4. 1-13: la tentation de Jésus au désert; Luc zz, 3;
Jean 13, 2 : Satan inspire la trahison de Judas). Cette vision« dualiste»
du monde et de la vie humaine (tout le bien procède de Dieu, le mal est
mis sur le compte de l'« antique serpent») peut donner lieu à des inter-
prétations et des simplifications abusives, surtout chez des auteurs très
engagés comme on le voit dans la Vie du pape Grégoire VII, l'empe-
reur Henri IV étant l'instrument de Satan.
L'hagiographie 469

Si le saint peut toujours compter sur la grâce divine, il doit aussi la


« mériter », c'est-à-dire y répondre par sa propre conduite. La « loi du
genre>> hagiographique la veut parfaite et exemplaire, c'est d'ailleurs le
devoir d'un disciple de Jésus (Mat. 5, 48), bien que le type du saint
pécheur mais repenti ne soit pas inconnu au Moyen Age (modèles
bibliques : David, la femme adultère, les apôtres Pierre et Paul, etc.).
Pour le saint, la voie la plus indiquée est assurément la « marche à la
suite du Seigneur» ou l' « imitation du Christ», deux notions originelle-
ment distinctes, mais tendant à se confondre dès le Nouveau Testament,
de même l'imitation des apôtres, la « vie apostolique » et subsidiairement
d'autres modèles scripturaires. Cet idéal est l'essence même de la sainteté
et tous les saints sont censés le réaliser dans les circonstances historiques
très variées où ils vivent (I Cor. 4, 16; I Pierre 2., 2.1), d'autant plus que
Jésus est présumé« habiter» en chacun d'eux (Jean 14, 23; Eph. 3, 17).
Cette imitatio se traduit par ce qu'on appelle en latin les virtutes au double
sens de vertus et de puissances ou miracles, même si ces derniers sont en
principe moins un acte du saint que de Dieu même.
Les vertus sont souvent énumérées de manière abstraite sous forme
de « catalogues » constamment remployés, mais non sans modifications
et adaptations, par une démarche que nous autres qualifierions volontiers
de « plagiat » mais qui ne l'était pas nécessairement dans l'esprit de
l'hagiographe médiéval;« puisque le héros est un saint, il doit bien avoir
pratiqué toutes ces éminentes vertus ». Les termes employés peuvent
remonter à la Bible. Comme exemple d'un catalogue de vertus, on pou-
vait utiliser l'Epitre aux Galates 5, 2.2. : charité, joie, paix, longanimité,
serviabilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maitrise de soi;
et également les trois vertus théologales et les quatre vertus cardinales.
Mais on pouvait aussi s'inspirer de règles monastiques ou de traités de
théologie morale. Des influences indirectes de la philosophie morale
antique n'y sont pas impossibles. On a souligné la banalité de ces portraits
moraux dans lesquels s'intercale fréquemment la beauté corporelle,
partie intégrante de la « perfection » du saint et déjà incarnée, parmi
d'autres personnages scripturaires, dans le beau regard et la belle tournure
de Samuel ou dans Judith, très belle et d'aspect charmant (I Sam. 16, 12. et
Jud. 8, 7), mais ils permettent à l'auteur de donner une vue d'ensemble
et une récapitulation des mérites de son héros.
Plus intéressantes, cependant, sont les vertus mises en relief, et
illustrées par des actes concrets, en dehors des catalogues généraux.
De l'esprit évangélique, bien traduit par les Béatitudes (Mat. 5, 1-u;
Luc 6, zo-2.3), relèvent tout d'abord le renoncement sous toutes ses
formes et les multiples manifestations de la charité. Le renoncement,
c'est la pauvreté volontaire, la chasteté, l'humilité, voire l'humiliation.
La charité, c'est l'amour fraternel, dans le monastère par exemple, y
compris le pardon inconditionnel des offenses et l'amour des ennemis.
47° Vivre la Bible

C'est aussi l'aide aux pauvres et aux démunis, programmée dans les
«œuvres de miséricorde» du discours sur le jugement dernier (Mat. 2.5,
55-40), et en partie« institutionnalisée» en raison du rôle d'assistance
sociale dévolu, par la force des choses, à l'Eglise médiévale, notamment
aux abbayes. Distribuer ses biens aux pauvres suppose évidemment
qu'on en possède soi-même. Mais à ce propos, on peut seulement
constater que la majeure partie de ceux à qui le Moyen Age a décerné
l'auréole de sainteté, étaient effectivement issus de familles aisées.
D'ailleurs, la vox populi du haut Moyen Age, par exemple, savait bien
pourquoi elle favorisait l'élection épiscopale d'hommes fortunés. Toute-
fois, le renoncement et la charité ne suffisent pas, la sainteté biblique et
évangélique inclut aussi la recherche de Dieu, la piété, la prière, le
recueillement, l'amour de la solitude. Pour les moines et plus encore
pour les ermites, c'est même là le facteur essentiel. Et comme dans la vie
de Jésus il peut exister une certaine« tension» entre cet aspect« vertical»
de la sainteté et les « devoirs sociaux ». Souvenons-nous de saint Séverin
du Norique : selon son biographe Eugippe, plus il aspirait à la contem-
plation solitaire, plus il se faisait scrupule de s'y livrer à cause de ceux
qui avaient besoin de son secours. Dans la spiritualité des saints issus
des Ordres Mendiants au XIIIe siècle, la vie partagée entre la prière, la
prédication errante et la pauvreté (mendicité) traduit plus spécialement
le désir d'imiter la vie apostolique. C'est encore pour suivre le Christ
(Mat. 5, 11; 10, 2.2. et textes parallèles) dans le sillage des apôtres (Luc 2.2.,
2.5; Actes 5, 41; 2.1, 13; Col. 1, 2.4) que les saints seront toujours prêts,
le cas échéant, à supporter avec joie, et à cause du Nom de leur Seigneur,
les épreuves et injures qui leur sont infligées.
Les récits hagiographiques nous offrent des exemples concrets
parfois touchants de cette imitation du Christ. L'on se rappellera le
chapitre 3 de la Vie de saint Martin de Tours par Sulpice Sévère. Déjà
avant son baptême, lorsqu'il était encore soldat de l'armée romaine,
Martin se distinguait par sa charité évangélique. Un jour, au milieu
d'un hiver particulièrement rigoureux, il rencontra à la porte d'Amiens
un pauvre nu dont les autres passants ne se souciaient guère. N'ayant
sur lui que ses armes et un simple manteau de soldat, il partagea ce
vêtement en deux et donna un morceau au pauvre avant de se rhabiller
avec le reste. Or, la nuit suivante, il vit dans son sommeille Christ vêtu
de la moitié de la chlamyde dont il avait couvert le pauvre, c'est-à-dire
« un de ces plus petits de mes frères » auquel le Fils de l'homme s'était
identifié (Mat. 2. 5, 40). Raymond de Capoue raconte une scène pareille
à propos de sainte Catherine de Sienne. Sortant d'une chapelle, l'illustre
tertiaire régulière de saint Dominique croisa un jeune homme âgé
d'environ trente-deux ou trente-trois ans et dénudé, qui lui demanda
de quoi se vêtir. Elle retourna à la chapelle et lui en apporta une tunique
de laine et sans manches, mais le pauvre trouvait cela insuffisant. Tout
L'hagiographie 471

de suite, Catherine alla fouiller dans la maison de ses parents pour lui
chercher d'autres vêtements. Lorsqu'elle avait enfin pu le contenter,
le jeune homme évoqua le sort d'un camarade aussi miséreux que lui
et la pria de l'habiller de la même manière. Catherine se serait volontiers
débarrassée de sa propre tunique, mais elle craignait le scandale que cela
causerait. Voyant toutefois la joie spontanée avec laquelle la sainte se
tourmentait pour lui, l'homme n'insista plus et partit. La nuit suivante,
pendant qu'elle priait, le Christ lui apparut avec la physionomie du
pauvre dénudé tenant dans la main la tunique à manches que Catherine
lui avait finalement trouvée, mais ornée cette fois-ci de perles et de
pierres précieuses. Sans le savoir, elle avait donc vêtu son « Epoux
céleste» qui lui promit maintenant la gloire éternelle. Qu'elle acceptât
toutes les conséquences de l'Evangile, elle le montrait encore en soignant
et en servant des personnes atteintes par des maladies pestilentielles et
que d'autres avaient abandonnées par crainte de la contagion. C'était
notamment le cas d'une femme lépreuse dans laquelle elle voyait l'image
même du Seigneur. Cette conduite fait penser au geste impressionnant
de saint François d'Assise qui, un jour, nous dit Thomas de Celano,
rencontra un lépreux et, « se surpassant soi-même, s'approcha de lui
et lui donna le baiser ». (Pour les harmoniques néo-testamentaires de la
lèpre, on peut citer Mat., 10, 8 et 11, 5; Marc 1, 40-45; Luc 17, u-19.)
La scène évangélique du lavement des pieds et les paroles impératives
que le Christy ajouta (Jean 13, 13-15; Mat. zo, z6-z7; Marc 10, 43-44) ont
inspiré toutes sortes de besognes d'esclaves auxquelles les saints s'astrei-
gnent avec joie et dans un esprit d'humilité et de charité, au service de
leurs frères et sœurs ou de leurs subordonnés. Ainsi, la même Catherine
de Sienne était régulièrement occupée à balayer ou à faire la vaisselle.
Elle y était d'ailleurs habituée, car dans sa jeunesse sa famille lui avait
imposé des travaux humiliants pour contrarier sa vocation virginale.
Mais déjà dix siècles plus tôt, Martin de Tours avait donné l'exemple.
Enrôlé dans l'armée à l'âge de quinze ans, ce fils de vétéran« se contentait
de la compagnie d'un seul esclave, et pourtant, renversant les rôles,
ille servait, lui son maître, tant et si bien qu'en général c'était lui qui
retirait ses chaussures, lui encore qui les nettoyait, qu'ils prenaient leurs
repas ensemble, mais que c'était lui qui faisait le plus souvent le service
de leur table ». Dans les biographies de deux reines mérovingiennes
déjà mentionnées, Radegonde et Balthilde, ces occupations serviles sont
d'autant plus soulignées qu'elles contrastaient vivement avec le très
haut rang social de ces femmes (comme dans le cas du Roi céleste qui
« ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu, mais prit la
condition d'esclave » : Phil., z, 6-7). Radegonde « lavait, essuyait et
baisait les pieds de tous», tandis que Balthilde travaillait dans la cuisine
de son monastère de Chelles et y allait jusqu'à nettoyer les lieux d'aisances.
Plus tard, le Moyen Age connaîtra même des saints qui exercent délibé-
4 72 Vivre la Bible

rément un métier humble et vil, tel celui de charbonnier. Un de ces


«saints charbonniers» est le comte Girart de Roussillon (xre siècle), qui
vivait avec sa femme dans la forêt des Ardennes (Vie de la fin du xne
ou du début du xme siècle).
A côté de ces abaissements volontaires, il y a, répétons-le, les humi-
liations et les souffrances forcées. Le saint les endure alors pour le Nom
de Jésus comme le dit expressément, vers le milieu du vme siècle, le
biographe de saint Amand (t entre 676 et 684), le missionnaire de la
Flandre qui, lors de son séjour à Gand,« fut fréquemment frappé par
les habitants, repoussé avec des opprobres, par des femmes même et
par des campagnards, et précipité à plusieurs reprises dans l'Escaut )).
Mais comme son Seigneur, un vrai serviteur du Christ ne répond pas
par la violence à ceux qui lui font du mal. Gravement blessé au front
lors de l'attentat de Noël 1076, le pape Grégoire VII, « tel un agneau
innocent et doux, ne leur donna aucune réponse (voir Jean 19, 9), ne
protesta pas, n'opposa pas de résistance Qacques 5, 6) ni ne demanda
qu'on eût pitié de lui)) (Paul de Bernried). Dans les récits de martyre,
la stylisation implicite ira encore plus loin. A l'instar du Christ, le saint
demandera, par exemple, que ses compagnons ne soient pas molestés
et qu'ils puissent s'en aller Qean 18, 8), ou il priera Dieu qu'il pardonne
à ses bourreaux (Luc 23, 34; Actes 7, 6o).
Le Christ aimait instruire ses auditeurs par des paraboles. L'on sait
que le Moyen Age chérissait à son tour l' exemplum simple et concret,
qui est devenu un genre à part entière ressortissant en partie à l'hagio-
graphie. La place nous manque pour commenter les grands recueils de
Jacques de Vitry (vers u65-124o), de Césaire d'Heisterbach (vers II8o-
IZ40/45) et surtout la fameuse Ugende dorée (échelonnée sur le calendrier
liturgique) de Jacques de Voragine (vers u28-1298), qui a rapidement
connu une vogue extraordinaire. Ces écrits demanderaient un traitement
à part, différent de celui des Vitae proprement dites. Qu'il nous suffise
donc ici d'évoquer plutôt le chapitre Vll de la Vie de saint Wandrille
(t vers 668), composée vers 700 par un moine de l'abbaye de Fontenelle
que le saint avait lui-même fondée dans la forêt de Jumièges après avoir
séjourné dans divers autres monastères. En filigrane de ce récit très
mérovingien, l'on peut déceler, nous semble-t-il, une subtile transposi-
tion« contemporaine)) de la parabole du Bon Samaritain (Luc Io, 29-37)
à laquelle se joignent d'autres stylisations néo-testamentaires. De quoi
s'agit-il ? Wandrille, qui appartenait à une famille noble et riche, était
d'abord entré à la cour de Ootaire II (t 628) et de Dagobert Jer (t 639).
Mais il rêvait de la vie religieuse et s'était fait tonsurer sans la per-
mission du roi Dagobert. Celui-ci en fut fâché et lui intima l'ordre
de venir au palais. « L'homme de Dieu, confiant en l'aide du Christ qui
le réconfortait en cet instant, partit, malgré lui, pour la cour. Comme il
approchait de la résidence royale, il se trouva qu'un pauvre homme avait
L'hagiographie 473

embourbé son chariot juste devant la porte d'entrée >> (Luc Jo, 30 :
l'homme dépouillé et roué de coups par des brigands). « Personne de
ceux qui allaient et venaient ne lui donnait de l'aide; tout au contraire,
on lui marchait presque dessus et on le bousculait» (Luc Jo, 31-32 : un
prêtre et un lévite descendent par le même chemin, voient l'homme
spolié, prennent l'autre côté de la route et passent). L'homme de Dieu
vit, en arrivant, la méchanceté de ces « fils du diable» (= Eph. z, z),
sauta à bas de son cheval et prêtant la main au misérable, remit avec lui
la voiture debout >> (Luc 10, 33-35 : un Samaritain arrive près de la
victime, est touché de compassion et s'occupe de son sort).
Le récit suggère manifestement d'identifier Wandrille au Samaritain
montré en exemple par le Christ, mais l'hagiographe continue encore :
« Le voyant éclaboussé de fange, les spectateurs se mirent à rire de plus
belle et à le railler», avec une réminiscence de Luc z3, 35 : Le peuple se
tenait là à regarder. Les chefs eux-mimes le raillaient... « Mais lui, sans
s'inquiéter d'eux, suivait humblement le Maître qui s'est fait humble,
car le Seigneur a dit dans l'Evangile : S'ils ont appelé le père de famille
Béelzébub, que ne diront-ils pas à ses serviteurs (Mat. 10, z5)? Comme il
tournait ainsi cet affront à la gloire de Dieu, au même instant apparut
un ange du Seigneur qui nettoya son vêtement de façon parfaite, et
devenu plus blanc encore qu'il ne l'était précédemment, il entra au palais
du roi... » Notons une réminiscence de Luc 1, II : Un ange du Seigneur
lui (= Zacharie) apparut, debout... , et surtout du récit de la Transfiguration
dans Marc 9, 3 : Ses v!tements devinrent étincelants, tout blancs... Devant le
roi Dagobert, le Seigneur « protégea comme un gardien sa brebis retirée
de la gueule de ses ennemis en leur présence » (Jean 10, 1-JS). Enfin,
Wandrille fut unanimement reconnu comme un homme de Dieu et le
roi lui permit de suivre sa vocation.

Dans ce chapitre de la Vita Wandregiseli, Dieu récompense, de


manière surnaturelle, les vertus évangéliques d'humilité, de miséricorde
et de charité dont le futur abbé de Fontenelle avait fait preuve. L'inter-
vention du ciel authentifie le vrai serviteur de Dieu, comme le Père avait
authentifié et glorifié le Fils par des signes et des prodiges, avant et après
sa mort, y compris par sa résurrection. Par ailleurs, les hagiographes
soulignent très régulièrement que ce ne sont pas les saints eux-mêmes,
mais que c'est Dieu qui accomplit les prodiges pour les saints ou à travers
leurs reliques, ce qui était difficile à inculquer aux masses incultes.
Toutefois, comme virtus au sens de« vertu», l'autre sens de« puissance»
ou« miracle» fait toujours partie, d'une certaine manière, de l'imitation
active de Jésus-Christ, qui en avait explicitement chargé ses disciples
(Mat. Jo, J, 7-8; Marc J6, 17-18), leur promettant qu'ils feraient les
mêmes œuvres que lui et même de plus grandes (Jean 14, u). Dieu
réalise les mêmes merveilles qu'autrefois, mais par ces faits thaumatur-
474 Vivre la Bible

giques le saint marche, comme le dit Eugippe en racontant un miracle


de saint Séverin, « sur les traces du Sauveur », de ses apôtres et de ses
devanciers de l'Ancien Testament. Certes, la place et le poids du miracle
dans les Vies de saints médiévales varient considérablement; il y a des
hagiographes qui n'y attachent aucune importance pour la sainteté et
parlent même du danger de« présomption» à cet égard, mais globalement
sa présence est marquée, voire massive, surtout après la mort du saint,
près de son tombeau et grâce à ses reliques. Rappelons aussi que les
recueils de miracles constituent un genre hagiographique sui generis et
que c'est surtout au miraculeux et au merveilleux que l'hagiographie
doit sa force attractive.
A l'égard du miracle hagiographique, la question des rapports avec
la Bible, rapports de continuité et d'actualisation, se pose donc de façon
éminente. Ce qui nous intéresse, bien entendu, ce n'est pas la possibilité
du miracle, mais la foi qu'on y attachait et son rôle dans la physionomie
du christianisme médiéval. Or, l'on constate que, pour prévenir le doute
ou le scepticisme, les hagiographes défendent la crédibilité du miracle
contemporain en invoquant la véracité des prodiges de la Bible. Dans le
prologue d'un recueil de miracles de saint Sulpice de Bourges (x1e siècle)
on lit littéralement ceci : « Nous allons raconter de notre mieux des
choses dignes de louange; si nous avons cette audace, c'est parce que
nous en avons entendu de plus admirables et même, s'il est permis de
s'exprimer ainsi, de plus incroyables dans la loi antique de l'Ancien
Testament. Qui, en effet, pourrait croire qu'un bâton devienne un serpent
(voir Ex. 7, 9), qu'une ânesse morigène son cavalier (Nomb. 22, 22-35)
ou que d'une mâchoire l'eau puisse jaillir (Juges, 15, 19), si ce n'était
pas la Vérité infaillible qui l'affirmait? »10• Cependant, quelques auteurs
peu scrupuleux se livrent à une véritable surenchère en attribuant à
leur propre héros plus de miracles que n'en ont fait le Christ et les
apôtres. Ailleurs, l'on« résume» la thaumaturgie d'un saint particulier
en lui appliquant la célèbre péricope de Matthieu II, 5 ou de Luc 7, 22
empruntée à Isaïe 26, 19 : Les aveugles voient et les boiteux marchent, les
lépreux sont guéris et les sourds entendent, les morts ressuscitent.
Voilà pour les généralités et pour la théorie. Mais une autre consta-
tation nous intéresse davantage. Car, dans l'hagiographie, beaucoup de
miracles concrets, avec ou sans référence directe à l'Ecriture, se modèlent
implicitement sur des prototypes du Nouveau ou de l'Ancien Testament :
exorcismes, guérisons, résurrections, maîtrise des éléments, châtiments
célestes, etc. Notamment la composition littéraire des récits individuels
se fait à l'aide de procédés de stylisation typiquement scripturaires : par
exemple, le mélange de précision de lieu et d'imprécision chronologique
(la chronologie dite relative), le thème de la rencontre fortuite (d'un

10. B. de GAIFFIER, op. cil., p. 6o.


L'hagiographie 47 5

malade ou d'un indigent), la nécessité de la foi préalable, le caractère


instantané du miracle (Mat. 8, 3 : Et aussitôt sa lèpre fut guérie ... ), les
sentiments et réactions des miraculés et des témoins oculaires après le
miracle, action de grâces et glorification de Dieu, la conséquence pour
la renommée du thaumaturge - affluence de la foule - en dépit de sa
propre discrétion et humilité.
Puis, à côté de ses éléments récurrents, les différents types de miracles
ont leurs harmoniques propres. Quand saint Séverin guérit le fils d'un
dignitaire de la cour du roi barbare Féléthée après que le père s'était
jeté à ses pieds en disant:« Je crois, homme de Dieu, que vous pouvez
obtenir que mon fils recouvre rapidement la santé», cela rappelle évi-
demment la guérison, par Jésus, du serviteur du centurion (Mat. 8, 5-13;
Luc 7, 1-1o) ou celle du fils du fonctionnaire royal (Jean 4, 46-54).
Saint Vaast (t 540), quant à lui, rencontra, lors de son entrée dans
Arras comme évêque de cette ville, un aveugle et un boiteux qui lui
demandèrent l'aumône. Le pontife affirma ne pas avoir de l'or ni de
l'argent mais il rendit à ces deux infirmes respectivement la vue et
l'usage des jambes. Ce miracle-là est une réminiscence transparente de
la guérison, par les apôtres Pierre et Jean, de l'impotent de naissance
assis à la Belle Porte du Temple (Actes, 3, 1-10). Dans les villes où passa
sainte Rusticule après avoir été forcée de quitter son monastère, des
possédés vinrent à sa rencontre et elle les délivrera en imprimant sur
leur front le signe de la croix. Mais les démons avaient annoncé depuis
plusieurs jours sa venue et l'avaient suppliée de ne pas les tourmenter
et de ne pas les chasser de leurs maisons. L'on décèle d'emblée, dans ce
récit, l'épisode du démoniaque du pays des Geraséniens. Là, l'esprit
impur reconnut Jésus comme le Fils de Dieu et l'adjura lui aussi de ne
pas le tourmenter et de ne pas l'expulser hors de son pays (Marc 5, 1-17
et textes parallèles).
Et l'on peut multiplier les exemples, qui sont innombrables, notam-
ment à l'aide du Dictionary of Miracles 11• Sainte Aldegonde de Maubeuge
(t 684, 689 ou 695) traversa la Sambre comme Jésus et Pierre marchèrent
sur les eaux du lac de Genésareth (Mat. 14, 22-32 et textes parallèles).
Un évêque simoniaque et parjure s'affaissa au Concile romain de 1050,
en présence du pape saint Léon IX (1ooz-1o54), comme Ananie et
Saphire devant Pierre (Actes 5, I-II). Un jour, la jeune Catherine de
Sienne était occupée, comme si elle était la plus humble servante de ses
parents, à faire rôtir de la viande sur des charbons ardents. Or, prise
par une extase, elle finit par tomber sur les charbons. Mais après il
apparut que son corps ne portait aucune trace de brûlures, comme jadis
les trois jeunes gens étaient sortis indemnes de la fournaise (Dan. 3).
Enfin, il serait vraiment trop long de s'étendre sur toutes les augmenta-

II. Edition E. C. BREWER, Londres, 18972•


476 Vivre la Bible

tions et multiplications de nourritures, de boissons et d'autres matières,


plus ou moins semblables à celles opérées par Elie (III Rois, 17, 7-16 :
le miracle de la farine et de l'huile à Sarepta), par Elisée (IV Rois 4, 1-7:
l'huile de la veuve; IV Rois 4, 42-44 : multiplication des pains), et par
le Christ (Mat. 14, 13-21 et textes parallèles : multiplication des pains
et des poissons), sur les pêches miraculeuses (avec souvent le motif de
l'obéissance après l'étonnement, d'après Luc 5, 5 : Maitre, nous avons
peiné toute la nuit sans rien prendre, mais sur ta parole je vais lâcher les filets)
ou sur les libérations miraculeuses de prisonniers moulées d'après les
récits analogues dans les Actes des apôtres (5, 17-ZI; 12, 3-n; 16, 23-44).
Sans oublier, bien entendu, la masse incalculable des guérisons (rapportées
vraiment « en série » par les recueils de miracles) où les maladies aux
occurrences nombreuses dans la Bible, la cécité par exemple, sont
proportionnellement très bien représentées. A quoi il faut ajouter les
prophéties et prédictions - comme le Christ, beaucoup de saints sont
censés avoir prévu l'échéance de leur mort - , ainsi que tout un mer-
veilleux de visions, celle, par exemple, de l'échelle dont le sommet
atteint le ciel (Gen. 28, 12), apparitions, songes prémonitoires, voix
célestes, signes surnaturels ou apocalyptiques, où convergent l'univers
biblique et l'univers médiéval.

Quels que soient l'éventuel noyau historique de tous ces récits, leurs
variantes littéraires ou l'interprétation qu'il convient d'y donner (comme
dans l'Evangile de Jean, il n'est pas impensable que tel miracle puisse
avoir, du moins dans le chef de certains hagiographes, un sens allégo-
rique, concevant par exemple la cécité corporelle comme un symbole
de l'aveuglement spirituel), la thaumaturgie des saints renouvelle d'une
manière ou d'une autre les merveilles des temps bibliques (renovata sunt
per eum antiqua miracula, dit Thomas de Celano à propos de saint François)
et constitue dès lors, pour les chrétiens du Moyen Age, la preuve tangible
du prolongement de l'histoire sainte. Mais en même temps -et là nous
revenons à notre point de départ concernant le caractère implicitement
biblique de l'hagiographie - elle contribue à « boucler » le schéma
implicite sous-jacent à toute biographie spirituelle. Par les miracles
antérieurs et surtout postérieurs à sa mort, Dieu confirme définitivement
la sainteté de son élu qui a mené une vie conforme aux préceptes et aux
modèles donnés. Là réside aussi la signification du merveilleux et des
«signes» qui entourent souvent sa mort, comme celle du Christ, c'est-à-
dire l'entrée glorieuse de son âme au paradis. Ce triomphe final, les
saints l'ont mérité, car les hagiographes leur appliquent volontiers la
métaphore paulinienne de la deuxième Epître à Timothée 4, 7-8 (J'ai
combattu jusqu'au bout le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi.
Et maintenant, voici qu'est préparée pour moi la couronne de justice), ainsi que
l'idée évangélique de la rétribution (notamment Matthieu 5, 12: .•. votre
L'hagiographie 477

récompense sera grande dans les cieux; 19, 29 : ... il recevra le centuple et aura
en partage la vie éternelle) assortie d'images eschatologiques comme celle
des trésors amassés dans le ciel (Mat. 6, 19-21; Luc 12., 33-34), celle de
l'ivraie et du bon grain (Mat. 1 3, 2.4-3 o), ou celle des talents (Mat. 2. ~,
14-3 1). Même sans références directes, ces métaphores et ces images font
implicitement partie de la phraséologie et du vocabulaire.

LA FORME BIBLIQUE DE L'HAGIOGRAPHIE


ET LA FORMATION DES HAGIOGRAPHES

Le caractère implicitement biblique de l'hagiographie ne tient pas


seulement, en effet, à sa conception de la vie du saint, au message, aux
thèmes et aux idées qu'elle véhicule. Pour que les Acta sanctorum puissent
actualiser l'Ecriture au niveau du contenu, leur langage doit être suffisam-
ment imprégné du style scripturaire, notamment en vue de l'usage
liturgique ou semi-liturgique, car « légende » hagiographique (legenda)
signifie littéralement« ce qui doit être lu» (en plus et à côté de la Bible).
La forme biblique se met donc au service de la matière scripturaire, le lien
entre les deux étant à la fois organique et fonctionnel. Or, ce style
façonné par le latin biblique, ce« latin sacré» qui suscitait l'admiration
de Goethe, après celle de saint Augustin, comprend mais dépasse de
loin les références directes et les citations explicites dont nous avons
traité plus haut et que nous envisageons ici uniquement du point de vue
formel. Car même des auteurs qui font preuve de retenue en matière de
citations textuelles aiment à revêtir leur récit d'une draperie biblique,
c'est-à-dire de réminiscences indirectes, de paraphrases, de demi-
citations insérées dans le tissu syntaxique de la phrase, de vocables, voire
de particularités grammaticales et stylistiques à résonance biblique
(hébraïsmes, grécismes). Ce langage sacral a une fonction communicative
très nette. D'une part, il peut suggérer des rapprochements implicites
au niveau du contenu en cas d'allusions subtiles mais transparentes
pour un lecteur ou un auditeur bien familiarisé avec la Bible latine,
comme on l'a vu plus haut à propos des typologies implicites ou de la
stylisation martyrologique. D'autre part et en général, il crée ce que
l'on a appelé une « atmosphère » ou une « orchestration biblique » qui
confie à l'hagiographie un prestige quasi scripturaire et qui peut donner
du prix à des passages apparemment insignifiants.
Si l'hagiographie médiévale est à ce point nourrie de la Bible, cela
s'explique évidemment par la formation des auteurs, qui étaient presque
tous clercs ou surtout moines. lls étaient journellement occupés à lire,
à réciter et à méditer la Bible, ce qui, au Moyen Age, se faisait en pro-
nonçant avec les lèvres. Ce « mâchonnement » répété des paroles divines
478 Vivre la Bible

a fait en sorte que les mémoires étaient meublées de souvenirs scriptu-


raires et que les réminiscences s'évoquaient presque les unes les autres,
par simple association et spontanément. « Nous avons peine à saisir »,
écrit Jean Leclercq, «avec quelle profondeur et quelle intensité, les mots,
les faits, les images et les idées de ce livre par excellence pouvaient se
graver dans les esprits »12• Certes, on ne disposait pas toujours et partout
d'une Bible complète, même pas dans les monastères, mais l'Ecriture se
transmettait aussi de manière indirecte, vitale, grâce à la lecture des
Pères de l'Eglise ou de Vies de saints antérieures, de là la formation de
« clichés » bibliques qui reviennent tout le temps, mais plus encore
grâce à la liturgie et à l'office qui consistent, en grande partie, en textes
issus de la Bible. Ainsi, « l'éloge des justes, inspiré de la Sagesse ou de
l'Epître aux Hébreux, qu'on entendait lors des fêtes des saints, offrait
une galerie de portraits où l'on reconnaissait ceux qu'on voulait louer;
antiennes, répons, versets, pièces liturgiques de toute espèce imprimaient
dans les cœurs - et d'autant plus intensément que ces textes étaient
chantés avec modulation et maintes fois répétés - un arsenal d'argu-
ments ou de comparaisons qui, préparés d'avance, n'avaient plus qu'à
être appliqués au personnage dont on devait parler >>13• Une preuve de
cette transmission médiate de la Bible par les lectionnaires, les sacra-
mentaires, etc., c'est que la prédilection globale de l'hagiographie, c'est
du moins l'impression qu'on a, pour le Psautier, les Evangiles et les
Epîtres apostoliques - le Cantique des Cantiques et l'Apocalypse,
quant à eux, ne vont percer vraiment qu'aux xne-xrne siècles - corres-
pond à l'usage privilégié de ces livres dans la liturgie. Une autre, c'est
que même après le triomphe définitif de la Vulgate à l'époque carolin-
gienne, l'hagiographie continue à dénoter de nombreuses traces des
anciennes versions latines, antérieures à saint Jérôme mais conservées
précisément par les textes liturgiques; un exemple bien connu est le
Gloria in excelsis Deo de la messe, tiré de Luc z, 14, là où la Vulgate lit
Gloria in altissimis Deo. L'on est donc en droit d'affirmer que l'ambiance
biblique de l'hagiographie est due à la fois à sa propre destination en
partie cultuelle et aux occupations liturgiques quotidiennes des auteurs.
La Bible latine est la source primordiale du latin médiéval, en parti-
culier de celui des hagiographes. Toutefois, d'autres influences s'y
mêlent, notamment celles du latin tardif en général et même du latin
classique, sans oublier des apports contemporains (néologismes). Mais
cette imbrication-là dépasse le seul facteur formel. Elle affecte aussi le
message.

12. ]. LECLERCQ [3], PP· 124-125.


13. ]. LECLERCQ [3), p. 126.
L'hagiographie 479

ACTUALISATION DE LA BIBLE
ET MUTATIONS POSTBIBLIQUES

Si l'hagiographie médiévale a implicitement fait fonction de Bible


actualisée, cela suppose, en effet, que des éléments postbibliques et non
bibliques s'associent aux souvenirs scripturaires. Ce qui plus est, c'est
seulement à ce prix que l'hagiographie pouvait jouer son rôle - essentiel,
on le sait - dans la christianisation, même s'il s'agissait, dans une
optique protestante, d'un christianisme déformé. Nous avons déjà observé
que l'usage explicite de l'Ecriture sainte était tributaire de toute une
exégèse déjà plusieurs fois séculaire et que bien des fois le décalage par
rapport au contexte original de l'emprunt était considérable. Mais la
question se pose d'une manière plus générale. L'on se souviendra que
beaucoup de Vies de saints ont un substrat historique important, voire
s'apparentent à l'historiographie religieuse (songeons à la Vie du pape
Grégoire VII). Or, quelles que soient les ressemblances réelles et les
possibilités de stylisation, le monde médiéval a néanmoins ses propres
structures. Entre lui et le monde de la Bible s'interpose toute une
évolution, toute une série de mutations dans les domaines les plus divers,
y compris l'histoire de l'Eglise elle-même, dont la hiérarchie, les insti-
tutions, le culte ont connu d'importants développements après l'époque
néo-testamentaire. Après tout, le culte des saints et de leurs reliques
est en soi déjà un phénomène essentiellement postbiblique.
Les auteurs médiévaux ne sont pas toujours conscients de cet aspect
diachronique. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne l'évolu-
tion de la théologie, de la morale, de la spiritualité. Car, tout en étant
d'origine sémitique, le christianisme, une fois implanté dans le monde
antique, a été, dès le ue siècle, élaboré et formulé dans le cadre de la
cosmologie et de l'anthropologie gréco-romaines. C'était l'œuvre des
Pères de l'Eglise, qui ont en même temps lu la Bible à la lumière des
idées ambiantes, stoïcisme, néo-platonisme, et qui ont transmis au
Moyen Age ce que l'Eglise catholique appellera précisément la Tradition.
Ces mutations n'ont pas manqué d'influer sur le concept chrétien de
sainteté et donc sur l'hagiographie, qui projette parfois sur la Bible et
notamment sur l'imitation du Christ et la vie apostolique des idéaux que
l'Ecriture ne« couvre» pas entièrement. L'on sait, par exemple, que le
Nouveau Testament oppose, d'une part, le« siècle présent» au« monde
à venir » -dualisme temporel -et, d'autre part, la« chair», c'est-à-dire
tout l'homme infirme et pécheur, à l' « esprit » - dualisme éthique. Le
climat eschatologique dans lequel vivaient Jésus et plus tard les apôtres
(saint Paul y compris) les a amenés à relativiser le monde actuel et les
valeurs terrestres immédiates (richesses, honneurs, mariage, etc.). Le
480 Vivre la Bible

renoncement évangélique était donc fonction de l'avènement tout proche


du Royaume ou de la Parousie. Mais le retard prolongé de celle-ci et
l'influence de courants philosophiques et spirituels de l'Antiquité tardive
ont transformé le dualisme temporel et éthique en un dualisme onto-
logique ayant pour corollaire la dépréciation de la matière et surtout du
corps, erronément confondu avec la notion paulinienne de chair.
C'est là le point de départ du« mépris du monde>> qui a si profon-
dément marqué le christianisme médiéval et son idéal de sainteté. Mais
«le monde qu'il faut mépriser n'est nullement le 'monde' au sens johan-
nique ou paulinien; ce n'est pas le vice et l'impiété multiformes, incarnés
dans les hommes; c'est l'ensemble des réalités terrestres et des créations
profanes »14• Il en résulte, dans l'hagiographie, une « ascétisation »
excessive de l'idéal de l'imitation du Christ et des apôtres et un éloge
démesuré de la virginité et de la continence dont on ne voit plus le
« signifiant» eschatologique, avec le thème fréquent du refus du« péché»
que constitue le mariage, bien qu'il y ait eu, au Moyen Age, des saints
mariés. Sans remonter aux exploits de fakir des saints stylites de l'Anti-
quité finissante, nous voyons, au vue siècle, saint Ouen, évêque de
Rouen, se livrer à des austérités telles que son corps finissait par s'affaiblir
et s'émacier. Son pâle visage portait l'empreinte visible d'un traitement
très rude qui ne consistait pas seulement à ne jamais manger à sa faim
ou à sa soif et à porter sous ses beaux vêtements le traditionnel cilice
« plus d'une fois empourpré par le sang de sa chair meurtrie », mais
même à porter des chaines et des anneaux de fer au cou, aux reins et aux
bras. Dans sa Vita, une réminiscence implicite de Matthieu 7, 13-14
identifie la pratique de ces mortifications à « la porte étroite » et au
« chemin resserré qui mène à la Vie», mais le moins qu'on puisse dire
est qu'il s'agit là d'une projection postbiblique dangereuse. Ailleurs,
comme dans la Vie de saint Colomban de Jonas de Bobbio, la hantise
de la chasteté, toujours menacée par les « tentations » du diable, va de
pair avec une véritable misogynie, tandis que chez Catherine de Sienne,
parmi d'autres, le mélange de l'amour de l' « Epoux céleste », de la
macération du corps et de phénomènes d'extase donne une coloration
toute spéciale à sa sainteté au demeurant très évangélique.
Il faut respecter toutes ces formes de la spiritualité médiévale qui
était marquée par une vive conscience du caractère passager de la vie
terrestre, par une vive conscience aussi du péché et donc de la nécessité
de la pénitence. Il faut savoir, en outre, que le Moyen Age chrétien a
plus d'une fois réussi à intégrer le facteur ascétique dans des ensembles
équilibrés plus ou moins proches de l'Evangile; que l'on songe à la
Règle de saint Benoît et plus tard à celle de saint François. Mais nous

14· R. BuLTOT, «Le mépris du monde chez saint Colomban», dans RSR, JJ (1961),
p. 363.
L'hagiographie 481

connaissons aujourd'hui beaucoup mieux que les médiévaux eux-mêmes


certains cheminements historiques et donc certaines déformations de
la spiritualité, même si telle phrase de l'Evangile ou de saint Paul,
surtout quand elle était tirée de son contexte global, pouvait paraître
fonder tel aspect extrême du mépris du monde ou du corps, un aspect
extrême relevant peut-être davantage de la névrose que d'une saine
imitation de Jésus-Christ.
Observons, par ailleurs, qu'en dépit de l'éthique personnelle du
mépris du monde et de l'ascèse, l'Eglise institutionnelle de l'Antiquité
postconstantinienne et du Moyen Age s'est, en revanche, pleinement
intégrée dans les structures politiques et sociales de ce monde d'ici-bas.
L'hagiographie s'en ressent et il s'ensuit des contradictions. Car aux
privations individuelles s'oppose l'enrichissement collectif des églises
et des abbayes, à l'humilité et aux humiliations s'oppose la mention
explicite de l'origine noble de la plupart des saints, celle-ci apparaissant
même comme un préalable à la sainteté, ce qui est contraire au Nouveau
Testament (I Cor. 1, 26-29). Ce dernier proclame bienheureux les
« artisans de paix » (Mat. 5, 9), et beaucoup de saints l'étaient sans aucun
doute, mais, dès le vue siècle, la « force guerrière» se glisse dans cer-
tains catalogues de vertus (voir aussi plus haut : la justification explicite
de la guerre) notamment dans la Vie de saint Arnoul de Metz (t vers 64o).
Mais si cette mentalité s'écarte du Nouveau Testament, elle a, par
contre, suffisamment d'affinités avec l'Ancien (histoire militaire d'Israël,
protégée par Yahvé), comme d'ailleurs toute cette interpénétration
du temporel et du spirituel que les historiens allemands, tels Karl
Bos!, Friedrich Prinz, ont appelée la religiosité politique, si bien exprimée
par le biographe de saint Eloi (vers 588-66o), l'évêque de Noyon-
Tournai qui« trouva grâce aux yeux du Seigneur et aux yeux des rois
francs» (Vie du milieu du vme siècle). C'est dire que, si l'hagiographie
est branchée sur la Bible, elle l'est de manière complexe et tfynamique.

C'est ce que montre également l'élément miraculeux et merveilleux.


Nous en connaissons déjà la base et la stylisation bibliques, mais la
Bible elle-même participe d'une certaine manière à un « discours hagio-
graphique » plus vaste, qui a des parallèles dans la littérature antique
(Vies spirituelles d' « hommes divins» ou theioi andres) et qui véhicule
des thèmes et motifs de la légende universelle. Certes, les miracles
relevant de l'atmosphère mythico-magique et de l'arétalogie populaire
sont relativement rares dans l'Ecriture : par exemple l'ânesse parlante
de Nombres 22, 28, ou les guérisons attribuées aux mouchoirs et aux
linges de l'apôtre Paul dans Actes 19, 12. La thaumaturgie y est glo-
balement théocentrique et mise au service de la charité (Actes 10, 38).
Mais les évangiles et actes apocryphes et, dans leur sillage, les Passions
des martyrs dites « épiques » ou « romanesques » ont rapidement amplifié
P. JUCHÉ, G. LOBRICliON 17
48z Vivre la Bible

le discours merveilleux par des miracles spectaculaires et « gratuits ».


Ces textes, on le sait, n'ont pas manqué de susciter la méfiance des
autorités ecclésiastiques. Or, si bien des hagiographes médiévaux se
contentent, en cette matière, de varier sur des thèmes bibliques, une
double observation s'impose néanmoins.
La première concerne le rôle très accru des reliques. A ce propos,
les corrections théocentriques faites par les hagiographes n'ont sûre-
ment pas pu lever toutes les ambiguïtés. L'on mesure le cheminement
postbiblique à cet égard quand on apprend, dans la Vie de sainte Rns-
ticule, qu'une religieuse fut guérie du « démon de midi » en buvant
de l'eau à laquelle étaient mêlés des cheveux calcinés de l'abbesse...
La seconde remarque porte sur l'intrusion de l'imaginaire et du fabu-
leux surtout dans ce que l'on pourrait appeler des« romans d'aventure
hagiographiques». Parmi ceux-ci, l'on en connaît qui paraissent inventés
pour offrir l'occasion d'illustrer des paroles ou des thèmes bibliques,
comme la Vie (très tardive) de Cadoc, un saint britannique du VIe siècle.
Mais d'autres n'ont fait que christianiser des fables ou des contes anciens.
Ici, l'on pense évidemment à la fameuse histoire des deux héros Bar-
laam et Josaphat (version latine du xre ou du xne siècle) dont le second
est, en fait, un avatar du... Bouddha, ou à la légende de saint Julien
l'Hospitalier, probablement un personnage mythique, qui travestit en
partie le thème d'Œdipe, utilisé également jusque dans certains Miracles
médiévaux de Notre-Dame. Sans oublier les nombreux thèmes et récits
passe-partout dont les Bollandistes ont suivi la filiation et les avatars
littéraires : la céphalophorie ou le saint décapité qui porte sa propre
tête, la familiarité avec les animaux sauvages, le pendu dépendu, l'enfant
volé par le diable, le cheval dompté par une vierge, le nouveau-né
qui dénonce son père, la mer ou le fleuve traversés sur un manteau, etc.
Des réminiscences bibliques peuvent s'y amalgamer avec le merveil-
leux extra-biblique, tandis que le style narratif typiquement évangé-
lique peut donner un cachet scripturaire à tout le récit, si « apocryphe »
qu'il soit. On saurait difficilement surestimer l'importance de cette
fonction fabulatrice de l'hagiographie. Comme toute civilisation, le
Moyen Age chrétien en avait un besoin atavique. La Bible à elle seule
ne pouvait pas satisfaire ce besoin.

L'HAGIOGRAPHIE EN LANGUE VULGAIRE

L'exposé qui précède était basé sur l'hagiographie latine. Les récits
rédigés dans les différentes langues nationales atteignaient plus facile-
ment, parce que plus directement, un public illettré, mais ils ne font
que transposer des modèles latins, les transpositions littéraires étant à
L'hagiographie 48 3

distinguer des traductions pures et simples ou des abrégés destinés à


la prédication. Il sera pourtant intéressant d'effectuer un bref sondage
sur la question des rapports avec la Bible. Nous le baserons sur deux
textes très populaires de la littérature française médiévale, la Vie de
saint Alexis (poème anonyme, XJe siècle) et la Vie de saint Thomas
Becket, écrite en II7Z-II74 par Guernes de Pont-Sainte-Maxence.
La légende de saint Alexis est bien connue. Le poème roman traduit
une version latine, mais il existait auparavant des versions syriaques
et grecques. En voici le résumé. Alexis est le jeune fils du « comte »
romain Euphémien. Après lui avoir donné la meilleure éducation,
ses parents le marient à une noble jeune fille, mais le soir même du
mariage il s'enfuit, persuadé de la vanité du monde, laissant tous ses
proches dans la plus grande affliction. De retour à Rome au bout de
dix-sept ans, il n'est reconnu de personne et passe dix-sept autres années
dans la maison de ses propres parents, logé sous l'escalier où il mène
une vie sainte et austère. Avant de mourir, il écrit le récit de son exis-
tence. Après son décès, on lit le texte qui révèle la vérité. Cette légende,
traduite en français moderne par J.-M. Meunier16, appartient à ces
cycles de narrations centrées sur un thème moral, en l'occurrence cdui
de l'exaltation de la virginité et le refus du mariage, même si cdui-ci
est déjà contracté avec ici le départ de l'époux le soir même des noces.
Cela nous rappelle donc les mutations postbibliques déjà évoquées :
dévalorisation de la vie terrestre, l'acte conjugal considéré comme
mauvais, mortification permanente du corps. Mais le récit dépeint
parallèlement, en la personne d'Alexis, un certain nombre de compor-
tements évangéliques très prononcés. Le saint se met constamment au
service de Dieu « qu'il aime plus que son lignage » (relativisation des
liens familiaux). La sainte Ecriture était son « conseiller ». Il renonce
à tous ses biens :«Il donne aux pauvres, où qu'il put les trouver; par
nul avoir il ne veut être encombré »; il renonce à tous les honneurs;
de ~etour à Rome, il craint qu'il ne soit reconnu par ses parents et
« qu'ils ne l'encombrent de l'honneur du siècle». Il vit lui-même dans
le plus grand dénuement:
Quand il leur a tout partagé son avoir,
seigneur Alexis s'assit parmi les pauvres,
il reçut l'aumône, quand Dieu la lui transmit :
il en retient seulement de quoi il peut soigner son corps,
s'il lui en reste, alors ille rend à de plus pauvres.
(strophe zo).

Il se réjouissait particulièrement de recevoir des aumônes des ser-


viteurs de son père qui devaient le chercher mais qui ne le reconnais-

IS· J.-M. MEUNŒR, La v;, de saint Alexis, poème français du XI• siècle. Texte du
manuscrit de Hildesheim. Traduction littérale, étude grammaticale, glossaire, Paris, 1935·
484 Vivre la Bible

saient pas : « Il fut leur seigneur, maintenant il est leur provendier. »


Plus tard, sous l'escalier de sa maison parentale, il a l'occasion de s'humi-
lier soi-même comme le Christ :
Sous l'escalier où il g1t et demeure,
là il mène joyeusement sa pauvreté.
Les serviteurs de son père qui servent la maison
lui jettent leurs lavures sur la tête
il ne s'en courrouce, ni il ne les interpelle pour cela.
Tous le raillent, et le tiennent pour fou :
ils lui jettent l'eau, ils mouillent ainsi son petit lit;
ce très saint homme ne s'en courrouce nullement,
mais il prie Dieu qu'TI le leur pardonne
par sa miséricorde, car ils ne savent ce qu'ils font (Le 23, 36).
(strophes 53 et 54).

Alexis est donc l'homme de Dieu qui « a bien et à gré servi Dieu »
et qui est digne d'entrer au paradis. A sa mort, en effet, son âme va
tout droit au ciel. Sa femme lui était toujours restée fidèle et elle restera
veuve et ne servira que Dieu (1 Cor. 7, 8). Et pendant la translation
de son corps, Dieu le glorifie par des miracles (qui rappellent Mat. 4, z4;
11, 5; Actes 8, 7) :

Sourd, ni aveugle, ni ratatiné, ni lépreux,


ni muet ni borgne, ni nul paralytique,
et surtout ni nul langoureux,
il n'y a personne d'entre eux qui s'en aille maladif
il n'y en a pas qui en reporte sa douleur(= tous sont guéris).
(strophe 1 u).

La Vie de saint Alexis est une légende. Par contre, celle de Thomas
Becket, dont nous avons déjà parlé, est largement« historique». Pour
composer son poème roman, Guernes a consulté plusieurs biographies
latines. Il retrace longuement (6 180 vers) la vie et la carrière mouve-
mentée de son héros :sa naissance en 1117 ou 1118, son enfance et sa
première jeunesse; les fonctions qu'il a exercées (archidiacre et prévôt,
chancelier du roi Henri II qui a en lui une confiance illimitée, enfin
archevêque de Cantorbéry en u6z); son dévouement total au service
de Dieu et de l'Eglise et son conflit de plus en plus aigu avec la royauté;
son départ clandestin en France, où il rencontre le roi Louis VII; les
événements qui, entre-temps, se passent en Angleterre avec notamment
le sacre« illégal» du roi par l'archevêque de York; les tentatives de
réconciliation de la part du roi de France, suivies du retour de Thomas
en Angleterre; la reprise du conflit et finalement le meurtre sacrilège
dans la cathédrale de Cantorbéry le 29 décembre II7o, et la pénitence
subie par Henri Il quatre ans plus tard.
Sur cette texture événementielle se greffent les éléments du bios
L'hagiographie 48 5

hagiographique : les songes qu'avait eus sa mère avant sa naissance


et qui annonçaient l'élection du futur martyr; son amour de Dieu
(«plus il aimait Dieu, moins il était aimé du roi»), ses vertus, ses bonnes
œuvres, ses mortifications, ses visions, les guérisons qu'il opérait à
Pontigny en France; puis, à la fin, la stylisation « christologique » de
son martyre, qui est suivi d'une série de miracles très néo-testamentaires
(des muets parlent, des sourds entendent, des morts ressuscitent, etc.)
par lesquels Dieu confirme la sainteté de Thomas. Enfin, il est intéres-
sant de noter qu'au cours de sa longue narration, Guernes rappelle,
à la manière de la typologie, des figures et des exemples bibliques. Ce
faisant, il inscrit explicitement l'histoire de Thomas Becket et de son
temps dans la continuité de l'histoire sainte. Ainsi, dans son préambule,
il parle déjà du prophète Elie et du miracle de la pluie, et il évoque d'une
manière générale une série de personnages « nés de basse gent » mais
devenus grands grâce à l'élection divine et à leur propre conduite,
les rois Saül et surtout David, les apôtres Pierre et André. C'est là en
même temps une tirade contre les rois, comtes et ducs de haut lignage,
mais qui ne servent pas Dieu, en fait, les ennemis de Thomas. Forcé
de quitter son pays, le saint archevêque lui-même est réconforté notam-
ment par les exemples d'Abraham, de Joseph et de l'enfant Jésus fuyant
le roi Hérode.
L'on enregistre donc, dans l'hagiographie vernaculaire, les mêmes
procédés explicites et surtout implicites que dans l'hagiographie latine,
y compris les mutations postbibliques. La question du style scriptu-
raire ne se pose évidemment pas de la même façon qu'en latin, d'autant
plus que le langage et la versification rapprochent les Vies de saints
plutôt de l' « atmosphère » des Chansons de geste. L'hagiographie
devient ici une épopée, mais une épopée chrétienne et biblique.

CoNCLUSION

L'enquête que nous terminons, a - on le sait déjà -forcément


globalisé son objet à l'aide de quelques exemples grappillés dans une
masse infinie de textes hagiographiques s'échelonnant sur cet espace
si vaste et ce temps pluriséculaire que nous appelons l'Occident médiéval.
Il reste tant d'études à effectuer, tant de textes à défricher et à éditer
convenablement que le vœu de Gustavo Vinay portant sur le « dyna-
misme historique des rapports entre Bible et hagiographie » tardera
encore longtemps à être exaucé. Notre conclusion se limitera donc,
mais également de manière globale, à préciser notre point de départ.
Nous avons constaté une convergence constante et intrinsèque entre
l'Ecriture et les Vitae sanctorum. Cette convergence, par laquelle l'hagio-
486 Vivre la Bible

graphie commente la. Bible et la Bible commente l'hagiographie, est


en même temps très souple car il s'agit de la relation entre deux ensembles
riches et variés. Elle est également favorisée par le fait que le monde
de la Bible et le monde médiéval partagent un univers mental largement
commun, à savoir le Weltbi/J préscientifique, notamment en matière
de tbaumaturgie et de merveilleux.
Pourtant, sur le plan des principes, l'Eglise a toujours établi une
distinction très nette entre écrits canoniques et non canoniques. Elle
craignait les risques de la fiction incontrôlée. Mais de façto, l'hagiogra-
phie représentait beaucoup plus qu'un pieux complément à l'Ecriture,
un « dessert » divertissant, proposant ce qu'il est loisible de penser et
de faire16 • Une communauté médiévale locale s'édifiait, au double sens
du mot, autour de son saint patron et protecteur, tellement plus proche
d'elle que Dieu : selon le vers ~ 39 de la Vie de saint Alexis, le peuple
de Rome croyait « tenir Dieu même » grâce à sa possession du corps
du saint. Cette communauté était généralement plus avide de connaitre
la vie et les gestes de celui-ci que celles racontées dans la Bible. D'une
certaine manière et officieusement, la Vie de saint médiévale se substituait à
la Bible, ce qui lui valait d'emblée une grande valeur catéchétique.
Dans la mesure où cette substitution n'était pas officiellement reconnue,
on pourrait parler, avec G. Vinay, d'antagoniste de la Bible. Certes,
la. diversité et la sélectivité de l'hagiographie faisaient en sorte que chaque
Vie de saint, si elle était une Bible locale, était alors une Bible incom-
plète. Mais précisément, ce que les fidèles incultes du Moyen Age
savaient directement de l'Ecriture canonique ne représentait pas grand-
chose non plus. Les clercs et les lettrés la connaissaient évidemment
beaucoup mieux, du moins en théorie, et pour eux l'hagiographie
offrait une illustration des leçons prises dans la. Bible. Eux seuls étaient
capables de discerner les citations et les allusions scripturaires dans
les textes latins.
Cependant, la masse des chrétiens devant lesquels on prêchait,
lisait ou racontait dans leur langue la. vie et les actes de leur saint local
ou de celui qu'ils venaient implorer dans un lieu de pèlerinage, pouvait
percevoir dans l'hagiographie, avant tout implicitement et donc sans le
savoir, au moins une parcelle du message de l'Ecriture sainte : Dieu
continue de s'occuper de l'homme et de le combler de bienfaits (miracles).
Dans ce but, il se sert, comme autrefois, de serviteurs que sa grâce a
élus et qui font sa volonté en imitant, d'une manière ou d'une autre
et fût-ce partiellement, les grands modèles de jadis, à commencer par le
Christ. Ils donnent l'exemple d'une vie chrétienne entièrement réussie ou
ce qui était alors considéré comme telle, c'est-à-dire débouchant sur

16. M. de CERTEAu, « Une variante : l'édification hagiographique», dans L'émture de


l'histoir1, Paris, 1975. pp. 278-279·
L'hagiographie 487

le salut éternel dans la vraie patrie de l'homme qu'est le ciel (Epître


aux Hébreux 11, 14).
Peu importe que l'hagiographie idéalise parfois des personnages
sur la sainteté desquels on est en droit de poser des questions, et qu'elle
peut subsidiairement servir des intérêts particuliers. Peu importe si
c'est l'historique ou le légendaire qui prévaut, ou l'influence de Vies
plus anciennes qui avaient déjà actualisé la Bible et parmi lesquelles
celle de saint Martin par Sulpice Sévère a été très « autorisée ». Peu
importe également que seule une élite pouvait vraiment réaliser l'idéal
de sainteté du Moyen Age, car l'hagiographie ne manquait pas de pré-
senter et d'illustrer aussi des vertus générales susceptibles d'être pra-
tiquées par tous les chrétiens. L'essentie~ par contre, c'est que l'hagio-
graphie montrait à sa manière et à travers des personnages admirés et vénérés
par le peuple (ce qui existe dans toutes les civilisations), l'expérience
tangiblement renouvelée et actualisée de l'histoire chrétienne du salut
consignée dans la Bible. Son grand avantage résidait dans la possibilité
d'assimiler à la fois l'Ecriture et l'« après-Ecriture», y compris le contem-
porain. « Y compris les croyances traditionnelles, les superstitions,
et tout un folklore religieux », diront ceux qui se demandent « pourquoi
le christianisme médiéval n'a pas, a si mal christianisé l'Occident »17•
En effet, la version médiévale du christianisme n'a qu'une valeur relative,
très relative même. Mais une symbiose et une acculturation pareilles
à celles réalisées par l'hagiographie médiévale ne constituent-elles
pas de nos jours, et mutatis mutandis, l'ambition légitime de la théo-
logie chrétienne africaine ou asiatique, pour ne donner que ces deux
exemples-là ?
Marc VAN UYTFANGHE.

17. J. LE GoFF,« Le christianisme médiéval en Occident du Concile de Nicée (p5) à


la Réfonne (début du xvx• siècle) », dans : H.-Ch. PUECH, Histoire tks religions, t. TI, Paris,
1972, p. 856.
Liste des principaux textes hagiographiques utilisés,
dans l'ordre alphabétique des saints
A:BRÉVIATIONS :
A. : Auteur anonyme
SC : Sources Cbrétienneo
SRM : Scriptores Rcrom Merovingicarum

Alexis A., éd. et trad. J.-M. MEUNIER, Paris, 193 3·


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Balthilde, reine des Francs A., éd. B. KRuscH, MGH, SRM, 2, 1888, pp. 482-508.
Bardon de Mayence A., AS Junii, II, pp. 301-319·
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Wandrille de Fontenelle A., éd. B. KRUSCH, MGH, SRM, }, 1910, pp. 1-24; traduc-
tion française utilisée : J. LAPORTE, Fontenelle, 1968.
Wilfrid d'York Eddius Stephanus, éd. B. COLGRAVE, Cambridge, 1927.
8

La prédication
en langues vernaculaires

Dès que les jeunes langues romanes se furent suffisamment diffé-


renciées du latin dont elles dérivaient pour que celui-ci ne fût plus
compréhensible sans apprentissage, c'est-à-dire probablement dès le
vme siècle, prêcher en langue vulgaire devint pour l'Eglise une nécessité
pastorale évidente. Cette prédication, seule forme, ou peu s'en faut,
de la catéchèse des laies, était en même temps pour eux une voie d'accès
à la Bible, puisque les sermons au peuple sont le plus souvent des
sermons du temps et des saints, fondés sur la paraphrase et le commen-
taire des lectures du jour. Elle était même la seule voie d'accès qui leur
fllt ouverte, puisque les traductions de l'Ecriture sainte dans les langues
vernaculaires romanes apparaîtront assez tardivement, connaîtront long-
temps une extension limitée et une diffusion prudente, et seront, bien
entendu, réservées à ceux qui savent lire. En outre, elle pouvait servir
au développement des langues nouvelles dont elle faisait son véhicule,
puiser dans les ressources de leur littérature naissante ou au contraire
l'influencer, faire preuve de qualités d'imagination et d'adaptation pour
transmettre à des lalcs, dans la langue de la culture profane et, sinon
populaire, du moins non officielle, un enseignement confiné sans elle
dans le monde clérical et latin. Pour toutes ces raisons, la prédication
en langue vernaculaire paraît un élément essentiel de la culture et de la
spiritualité médiévales.
Pourtant, les traces qui nous en sont parvenues sont à bien des
égards décevantes. Elles le sont tout d'abord par leur caractère ténu.
Si les sermons latins, pour la période comprise entre 950, date approxi-
490 Vivre la Bible

mative du premier sermon français, et la fin du XIIIe siècle se comptent


par milliers, il nous reste, pour la même période, moins de mille sermons
en langue romane. Il n'est en réalité guère étonnant que les homélies
dominicales des humbles desservants de paroisses n'aient pas été
conservées. Quant aux sermons des grands personnages, ils étaient
traduits et transcrits en latin, même quand ils avaient été prononcés
en langue vulgaire, comme en témoignent explicitement les manuscrits
et comme le montrent les sermons macaroniques, à commencer par
les sermons universitaires parisiens. Ce n'est qu'à partir du x1ve et
surtout du xve siècle que les grands noms de la chaire ne dédaigneront
pas de voir leurs œuvres oratoires publiées en français. Mais si, à l'époque
précédente, la règle est la conservation des sermons en latin, le paradoxe
n'est pas dès lors que les sermons en langue vernaculaire nous soient
parvenus en si petit nombre. Il est au contraire que quelques-uns d'entre
eux nous soient parvenus. Il faut donc se demander pourquoi et dans
quelles conditions la langue vulgaire a été jugée digne d'assurer la
conservation écrite de quelques sermons, et pourquoi de ceux-là et
non pas de tous les autres. Quels étaient ces clercs qui écrivaient en
langue vulgaire et quels étaient ces lecteurs, ces lettrés, intéressés aux
textes cléricaux, mais qui les lisaient dans la langue du peuple ? Quelle
est la spécificité de nature et de destination des sermons conservés en
langue vulgaire? Comment ont-ils été élaborés et transmis? Ces ques-
tions posent celles, plus générales, de la promotion de la langue vulgaire
et de la diffusion, de la vulgarisation très précisément, de la culture clé-
ricale. Mais les réponses qui y seront apportées feront apparaître que
la nature même des sermons en langue vulgaire conservés par écrit
leur confère, au moins jusqu'au xive siècle, une pauvreté et une séche-
resse plus décevantes encore que leur petit nombre. A de rares excep-
tions près, on y chercherait en vain un reflet précis ou pittoresque de la
vie spirituelle et de la vie tout court du peuple chrétien.
Toutes ces remarques valent essentiellement pour la prédication
dans les pays romans. Dans les pays germaniques, en effet, elle a bénéficié
de l'essor plus précoce des langues vernaculaires, qui, n'étant pas
filles du latin, ont été plus tôt écrites et cultivées pour elles-mêmes.
Aussi bien, la distance même qui sépare ces langues du latin a imposé
plus tôt que dans la Romania de traduire les textes sacrés et édifiants
à l'usage des fidèles. Pour les pays anglo-saxons, par exemple, l'activité
dans ce domaine de Bède le Vénérable dès la fin du vue et le début
du vme siècle est significative.
LA prédication en langues vernaculaires 49 x

LES CANONS CONCILIAIRES DU IXe SIÈCLE ET LEURS INCITATIONS


A LA PRÉDICATION EN LANGUE VULGAIRE

On sait que dans l'Eglise primitive la prédication est un privilège


épiscopal, l'évêque, successeur des apôtres, étant seul héritier du pou-
voir de prêcher que le Christ leur avait conféré. Très tôt, cependant,
les évêques délèguent ce pouvoir à de simples prêtres. Dès lors, la
prédication se popularise, dans tous les sens du terme. Pratiquée, non
plus par un seul, mais par beaucoup, elle devient plus abondante et
plus fréquente. Confiée parfois à des esprits aux capacités et à la culture
limitées, elle se simplifie. Pratiquée par des desservants en contact
étroit et permanent avec la masse des fidèles, elle devient profondément
une prédication au peuple. Or, l'élément linguistique joue dès l'origine
un rôle essentiel dans cette évolution. Si saint Augustin, premier prêtre
d'Occident à avoir, d'après la tradition, bénéficié d'une telle délégation,
fut autorisé à prêcher à la place de son évêque, celui d'Hippone, c'est
que celui-ci, étranger, savait mal la langue du pays. Toutefois, le prêtre
investi du pouvoir de prêcher ne prononçait généralement pas des
sermons de son cru, mais récitait ou adaptait les homélies des premiers
pères ou celles de son évêque. Ainsi, en même temps que ces homélies
servaient à l'édification des fidèles, leurs recueils aidaient le clergé
dans sa prédication, double fonction que l'on retrouvera dans les homé-
liaires romans, et certains d'entre eux ont constitué à ce titre le fonds
commun de la prédication durant tout le Moyen Age.
Il n'est pas surprenant, dès lors, qu'au moment de l'essor cai:olin-
gien les conciles successifs aient affirmé d'un même mouvement, et
souvent dans les mêmes canons, la nécessité de connaître les homélies
des pères, celle de la prédication épiscopale, celle de la prédication
presbytérale, celle enfin de la prédication en langue vulgaire.
En 8x3, le me Concile de Tours affirme dans son quatrième canon
la nécessité de la prédication épiscopale, sans parler de délégation aux
prêtres : « Que chaque évêque s'applique avec soin à enseigner par la
prédication sacrée au troupeau qui lui est confié ce qu'il doit faire et
ce qu'il doit éviter. » Mais la même année, le Concile de Mayence,
dans son canon z~, stipule que, si l'évêque est empêché de prêcher,
il doit se trouver un remplaçant : « Pour le ministère de la prédication,
si l'évêque est absent, s'il est malade ou s'il est empêché par quelque
autre raison impérative, qu'il ne manque cependant jamais d'y avoir
quelqu'un pour prêcher la parole de Dieu les dimanches et les jours de
fête. » Quelques années plus tard, en 8 ~ ~, le Concile de Valence consi-
dère ces délégations comme allant de soi et ne les mentionne qu'en
passant, lorsqu'il insiste une fois -de plus sur le caractère indispensable
49z Vivre la Bible

de la prédication au peuple : « Que chacun de nous, soit en personne


soit par l'intermédiaire d'un ou de plusieurs ministres de l'Eglise ins-
truits et orthodoxes, porte au peuple la parole de la prédication aussi
bien dans la ville qu'au-dehors, de telle sorte que les admonitions et les
exhortations salutaires ne puissent en aucun cas lui faire défaut : car,
là où la parole de Dieu n'est pas administrée aux fidèles, quoi d'autre
leur est enlevé sinon la vie de l'âme ? » Enfin, au terme de cette évo-
lution, en 1032, le second Concile de Limoges présente la prédication
presbytérale, non comme une possibilité, mais comme un devoir, et
les pères conciliaires se désolent que les vocations de prédicateurs soient
si rares. « Tous les prêtres responsables d'une paroisse doivent exhorter
le peuple par la prédication tous les dimanches et les jours de fête. »
Et ils invitent les évêques à investir de la mission de prêcher tout clerc
et tout moine qui en est capable, à condition que son grade soit au
moins celui de lecteur.
Les mêmes conciles exhortent les prédicateurs, évêques ou prêtres,
à posséder ou à connaitre par cœur des recueils d'homélies, particuliè-
rement celles de Grégoire le Grand, afin de pouvoir les réciter ou les
utiliser dans leur propre prédication. C'est ainsi que le me Concile
de Tours invite les évêques à la fois à connaitre les enseignements
pastoraux de Grégoire le Grand (canon 3) et à posséder« des homélies
contenant les exhortations nécessaires à l'instruction de leurs adminis-
trés, touchant la foi catholique, dans la mesure de leurs capacités de
compréhension, la récompense perpétuelle des bons et la damnation
éternelle des méchants» (canon 17). En 85z, Hincmar de Reims, dans
ses Capitula presbyteri, recommande de façon analogue aux prêtres de
son diocèse, d'une part, de lire les homélies de Grégoire le Grand, sans
doute en vue de leur propre prédication, d'autre part de méditer, en
l'appliquant à eux-mêmes, le sermon du grand pontife sur les soixante-
douze disciples envoyés en mission par le Christ.
Enfin, ces conciles invitent à prêcher en langue vulgaire. Si ce
point capital n'est pas apparu jusqu'ici, c'est qu'on a tronqué certains
des canons cités plus haut. En les lisant jusqu'au bout, on constate
qu'ils se préoccupent à la fois, et dans un même mouvement, des délé-
gations épiscopales ou de la connaissance des homélies des Pères, et
de la prédication au peuple dans sa langue. Le canon z 5 du Concile
de Mayence de 813, en même temps qu'il invite l'évêque empêché de
prêcher à désigner un remplaçant, précise que celui-ci devra prêcher
de façon à être compris du peuple, c'est-à-dire simplement, mais aussi,
bien sûr, en langue vulgaire : « ... qu'il ne manque cependant jamais
d'y avoir quelqu'un pour prêcher la parole de Dieu les dimanches et
les jours de fête conformément à ce que le peuple peut comprendre. >>
Le canon 17 du fie Concile de Tours est encore plus clair. Après avoir,
dans la phrase citée plus haut, invité les évêques à posséder des recueils
La prédication en langues vernaculaires 49 3

d'homélies, il leur demande de les traduire en français ou en allemand


pour les prêcher : « Que chacun s'applique à traduire ces homélies
en langue populaire romane ou allemande (in rusticam romanam linguam
aut theotiscam ), afin que tous puissent comprendre plus facilement ce
qui est dit »1•
Prédication du bas clergé, prédication aux simples dans leur langue,
utilisation des sources patristiques, ces trois aspects indissolublement
liés donnent la définition et la clé de toute la prédication romane. Le
recours à la langue vulgaire et sa portée ne prennent leur sens, on le
verra, qu'en fonction des deux autres éléments.

LES DÉBUTS DE LA LITTÉRATURE SPIRITUELLE


ET LES PREMIERS MONUMENTS
DE LA PRÉDICATION EN LANGUE VULGAIRE

En même temps que l'Eglise, par la voix des conciles, invitait à la


prédication au peuple dans sa langue par des exhortations dont on verra
bientôt l'effet, apparaissaient les premiers textes littéraires écrits en
langue romane, qui sont aussi, à peu de chose près, les premiers textes
tout court écrits dans cette langue. Il s'agit dans tous les cas de poèmes
religieux et, plus particulièrement, de poèmes liturgiques. Le plus
ancien d'entre eux, la Séquence de sainte Eulalie (peu après 881), est
bien connu2• Le manuscrit qui nous l'a conservé contient un office
de la sainte. La séquence française elle-même y est suivie d'une séquence
latine de sainte Eulalie. Le caractère liturgique de la pièce ne fait donc
pas de doute. Il est d'autant plus certain que sa métrique et la disposi-
tion des rimes semblent indiquer qu'elle était chantée entre deux alleluia
et sur la même mélodie qu'eux, comme les séquences latines. Ainsi,
le plus ancien texte de la littérature française est un poème liturgique
adapté du latin en langue vulgaire pour des raisons catéchétiques,
afin que les fidèles fussent informés des mérites et du martyre de la
sainte dont on célébrait la fête ce jour-là. Sans être une homélie, il en
remplit partiellement la fonction. On peut en dire autant de tous les
poèmes romans - à vrai dire peu nombreux - antérieurs à la fin
du x:re siècle, comme la Vie de saint Léger d'un manuscrit de Clermont-
Ferrand (xe siècle), le poème de la Passion contenu dans le même manus-
crit, ou encore la chanson en langue d'oc de sainte Foy d'Agen
(xie siècle). Toutefois, la dépendance à l'égard de la liturgie s'atténue
peu à peu à mesure que les poèmes s'allongent, devient parfois problé-

x. MGH, Leges, III, Concilia, 2, p. 288.


2. R. L. WAGNER, Texle.r d'études (ancien el mqyenfrtZfl{ai.t), Genève-Paris, 1964.
494 Vivre la Bible

matique, comme dans la chanson de sainte Foy, qui est un poème


jongleresque, bien qu'il semble avoir été chanté pour accompagner
les processions en l'honneur de la sainte, et finit par disparaitre, comme
dans la célèbre Vie de saint Alexis de la fin du xre siècle. C'est le moment
où, par une mutation apparemment brusque, la littérature romane
conquiert son indépendance, ne se contente plus de traduire à des fins
pastorales la littérature religieuse latine, rompt dans une large mesure
avec la culture cléricale et se tourne vers des sujets profanes : c'est le
moment où apparaissent les chansons de geste en langue d'on et les
chansons lyriques des troubadours en langue d'oc.
Mais qu'en est-il, pendant ce temps, de la prédication proprement
dite ? Il ne nous est parvenu, pour cette période, qu'un seul spécimen
de sermon français. Encore est-il fragmentaire. Il s'agit d'un Sermon
sur Jonas prêché à l'abbaye de Saint-Amand-les-Eaux (Nord) vers 950,
à l'occasion d'un jeûne de trois jours destiné à obtenir la protection
divine contre la menace des Normands 3 • Ce texte n'a été conservé que
par une sorte de miracle, le parchemin sur lequel il est écrit ayant été
utilisé plus tard pour la reliure d'un autre manuscrit (Valenciennes
521 (475)). Mais le relieur l'a coupé, si bien qu'il présente des lacunes.
En outre, le recto est presque illisible. Tel que nous pouvons le lire,
ce sermon présente plusieurs caractères intéressants et significatifs.
D'une part, c'est une paraphrase du commentaire de saint Jérôme sur
le livre de Jonas, qui par moments est purement et simplement cité
et traduit phrase après phrase. Il se conforme donc scrupuleusement
aux instructions des conciles qui recommandent d'utiliser les ouvrages
des Pères pour la prédication au peuple. D'autre part, il mêle de façon
surprenante le latin et le français. Il semble d'abord que la première
langue l'emporte sur la seconde. Cette impression est produite non
seulement par l'abondance des citations de saint Jérôme et du livre
de Jonas lui-même, mais encore par le fait que l'auteur semble incapable
d'écrire une phrase complète en langue vulgaire : toujours, la phrase
commencée dans un français mêlé de latin se termine dans cette langue.
Et pourtant, les seuls passages qui n'aient leur source ni dans le livre
de Jonas, ni dans le commentaire de saint Jérôme, les seuls passages qui
soient entièrement du cru de l'auteur, sont aussi les seuls à être entière-
ment en français. Il s'agit d'une part de la péroraison, d'autre part
d'une phrase qui porte sur la conversion finale des juifs et qui a été
ajoutée à la fin du sermon, après la bénédiction finale, alors qu'elle doit
évidemment être insérée dans le développement à l'endroit où celui-ci
aborde une première fois cette question. Inversement, un seul passage

3· G. de PoERCK, « Le sermon bilingue sur Jonas du manuscrit de Valenciennes p.x


(47~) »,dans Rnmanica Galllknsia, 4, 19~ ~.pp. 31-66; ID.,« Les plus anciens textes de la langue
française comme témoins de l'époque», dans Revue de Lingui.rtique romane, 27, 1963, pp. 1-34.
La prédication en langues vernaculaires 49 5

est entièrement en latin : l'universalité de la religion juive, et bientôt


chrétienne, manifestée dans le livre de Jonas, et le passage de la conver-
sion des juifs à celle des paiens y sont bien vus et bien mis en valeur
par des rapprochements judicieux avec la guérison de la fille de la
Cananéenne et avec l'attitude de saint Paul face aux juifs. Mais ce passage
est entièrement emprunté à saint Jérôme, qui développe les mêmes idées
et insiste à trois reprises sur la signification analogue de Jonas et de la
guérison de la Cananéenne.
Ainsi, ce prédicateur emploie le latin lorsqu'il s'inspire de la Bible
ou de saint Jérôme, mais il emploie le français lorsqu'il parle ex abun-
dantia cordis eju.r. Le français est donc, contrairement aux apparences,
la langue qui lui est la plus familière, et s'il se cramponne au latin,
c'est probablement moins par ignorance du français que par fidélité
timorée à ses sources, biblique et patristique, et plus encore parce que
le latin est pour lui la langue des choses de Dieu et des choses de l'esprit.
Enfin, le texte conservé, probablement autographe, est sans nul doute
constitué de notes jetées sur le parchemin en vue de la prédication.
Tout le montre. Les alinéas successifs sont nettement indiqués par des
initiales de grand format et certaines parties du texte sont soulignées :
autant de repères visibles pour le prédicateur. D'autre part, le texte
est rédigé partie en clair, partie en notes tironiennes. Seul le hasard
pouvait donc sauver de la destruction ce qui n'était qu'un brouillon,
dont on mesure, dès lors, la valeur unique. Car si, comme on le verra,
beaucoup d'homéliaires romans sont des recueils de modèles de ser-
mons destinés à être utilisés par les prédicateurs, le Sermon sur Jonas
est le seul projet de sermon roman conçu par un prédicateur précis
pour être prononcé dans une circonstance précise, qui nous soit parvenu.
Ainsi, ce premier monument de la prédication en langue vernaculaire
est à la fois, et à plusieurs égards, unique, et en même temps exemplaire
de ce que seront par la suite les sermons romans : fortement enracinés
dans les textes scripturaires et patristiques, très marqués par les pro-
blèmes du bilinguisme et de la relation entre le latin et la langue vulgaire,
généralement situés en amont, si l'on peut dire, de la prédication effective.
On peut, certes, se demander pourquoi nous ne connaissons qu'un
seul sermon en langue vulgaire antérieur au xne siècle, alors que la
poésie religieuse romane connaît un certain développement dès le
xe siècle. On a déjà répondu partiellement à cette question en observant
que la règle était de conserver les sermons en latin ou de ne pas les
conserver du tout. Donner à lire en langue vulgaire est le résultat d'une
mutation culturelle qui correspond à un état de développement avancé
des littératures romanes et à une évolution de la sociologie du savoir.
Mais en outre -car, après tout, l'argument pourrait valoir aussi pour
les poèmes -aucun modèle d'écriture ne s'offre au serm~n en langue
vulgaire, puisque la prose, dans toutes les littératures, n'apparaît que
496 Vivre la Bible

bien après la poésie. Bien plus, ce sont les sermons qui vont créer peu
à peu ce modèle d'après celui de la prose latine, puisqu'ils constituent
précisément les premières manifestations de la prose littéraire romane.
Ce n'est d'ailleurs pas leur moindre intérêt.

LES HOMÉLIAIRES ROMANS DES XII8 ET XIIIe smCLES

Pour cette période, les textes se divisent assez nettement en deux


groupes, qui, dans l'ensemble, se succèdent chronologiquement. A la
fin du xne siècle, apparaissent plusieurs recueils de sermons du temps
et des saints, groupés en séries cohérentes, sinon toujours complètes
pour l'ensemble de l'année liturgique. Ces recueils sont contenus dans
de petits manuscrits de travail qui renferment également des textes en
latin. Dans le courant du xme siècle, apparaissent des manuscrits plus
grands, plus soignés, exclusivement en langue vulgaire, où les sermons
se mêlent à des textes édifiants et didactiques divers. Ces sermons sont
souvent de diversis. Les sermons du temps qui se glissent parmi eux
sont dispersés et ne suivent pas l'ordre liturgique. On verra bientôt
le sens de cette répartition touchant l'utilisation des recueils et leur
public.
La première catégorie est d'abord représentée par quelques recueils
méridionaux, provençaux, catalans et piémontais, et un peu plus tard
par quelques recueils français anonymes. Mais elle est surtout illustrée
par la version française des sermons de Maurice de Sully4, évêque de
Paris de ll6o à ll96 après avoir été chanoine de Bourges, puis magister
et archidiacre à Paris, et dont le plus grand titre de gloire est d'avoir
été le bâtisseur de Notre-Dame. Maurice de Sully est l'auteur d'un
homéliaire latin formé de sermons du temporal et du sanctoral couvrant
l'ensemble de l'année liturgique, alors que la plupart des recueils ana-
logues soit excluent le temps ordinaire, soit sont limités au carême
et au temps pascal, et précédé d'un sermon synodal, d'un commentaire
du Credo et d'un commentaire du Pater. Cet homéliaire latin a été composé
entre 1 1 68 et 1 1 7 5. Quant à la version française, elle pose de nombreuses
questions : est-elle le résultat d'une traduction faite par Maurice de
Sully lui-même vers 1 r 8o, ou par quelqu'un d'autre vers la fin du
xne siècle, ou peut-être même un peu plus tard, bien que, dans tous les
cas, avant 1220? Mais la version française n'est-elle pas au contraire
la version originale, ou une version originale ? Ces sermons étaient-ils
destinés à la prédication effective, ont-ils été prêchés ou étaient-ils

4· C.A. RoBSON, Maurite of Sully and the medieval vernamlar homi!y with the Tex/ of Maurite's
Frençb HomiÏies from a Sens Cathedral Cbapter Ms., Oxford, 195 2.
La prédication en langues vernaculaires 497

seulement destinés à former un manuel de prédication ? Ce dernier


problème se pose en fait pour tous les sermons romans.
Il est très peu vraisemblable que la version latine soit traduite de
la version française, comme on l'a parfois soutenu. Cette opinion ne
peut s'appuyer que sur un seul argument : les passages de la version
latine absents de la version française sont rares et courts. Au contraire,
les passages propres à la version française et absents de la version
latine sont très nombreux et très longs. Il est tentant d'en déduire que
la version latine est une version abrégée de la version française. Mais
il est plus satisfaisant de penser que la version française développe la
version latine de façon à serrer de plus près la réalité de la prédication
au peuple. Cette supposition est confirmée par l'analyse des passages
propres à la version française, qui expliquent ce qui est difficile, atténuent
ce qui pourrait choquer, tiennent compte des réactions possibles du
public. Mais Maurice de Sully a pu élaborer deux rédactions indépen-
dantes tout en se correspondant exactement, l'une en latin, l'autre en
français. C'est, grossièrement schématisée, la théorie de C. A. Robson,
qui a tenté de reconstituer le manuscrit original grâce à des considé-
rations, à vrai dire trop ingénieuses pour être tout à fait convaincantes,
sur la répartition régulière des sermons dans les cahiers qui forment
le manuscrit. Il est en réalité plus probable que la version française est
tout bonnement traduite de l'original latin. Certains indices, cependant,
suggèrent que le traducteur a pu être Maurice de Sully lui-même. C'est
ainsi que certains passages propres à la version française démarquent
la même source que le développement de la version latine dans lequel
ils s'insèrent. Il faut donc que l'auteur de la version amplifiée soit le
même que celui du texte original pour connaître ainsi les sources du
sermon et en reprendre l'exploitation là où la version brève l'abandonne.
L'argument n'est toutefois pas entièrement décisif, car ces sources
sont assez classiques pour avoir pu être décelées par un compilateur
habile.
Les sermons de Maurice de Sully sont des sermons au peuple, mais
le recueil s'ouvre sur un sermon aux prêtres, dans lequel l'évêque de
Paris exhorte les curés de son diocèse à la prédication. Il s'agit donc
d'un recueil de sermons modèles destinés aux prêtres pour les aider
dans leur prédication. Autrement dit, ces sermons sont d'abord lus
par les clercs avant d'être répercutés par eux auprès des fidèles. On
peut donc supposer que ce recueil, diffusé d'abord en latin auprès des
prêtres, dont chacun l'adaptait en français selon les besoins de la pré-
dication dans sa paroisse, a ensuite été diffusé en version française
pour leur faciliter davantage encore la besogne ou parce que certains
d'entre eux savaient mal le latin. En revanche, et compte tenu de sa
fonction, on comprendrait mal qu'un tel recueil, diffusé d'abord en
français, eût été ensuite traduit en latin, pour être enfin retraduit en
498 Vivre la Bible

français par ses utilisateurs. La version française n'est peut-être pas


chronologiquement beaucoup plus récente que la version latine, mais
elle lui est postérieure dans son projet. Enfin, l'absence quasi totale
de tout résidu latin dans la version française des sermons plaide en
faveur d'une traduction. Paradoxalement, en effet, la présence de mor-
ceaux de phrases ou de mots latins dans les sermons romans est le plus
sûr garant qu'ils ont été composés directement en langue vulgaire.
Les traducteurs, en effet, comme ceux des sermons de Haimon d'Auxerre,
de saint Bernard et de quelques autres dont il sera question plus loin,
font consciencieusement leur travail et traduisent intégralement leur
modèle. Les auteurs romans, au contraire, montrent à l'égard de l'auto-
rité incarnée par le latin le même attachement craintif que manifestait
déjà l'auteur du sermon sur Jonas; ils éprouvent en outre quelque fierté
à faire étalage de leur science et, au demeurant, l'habitude de glisser
de ci de là un mot latin pour impressionner l'auditoire a été en honneur
jusqu'à une époque récente chez les prédicateurs. Toujours est-il que
là où subsistent des bribes de latin, là se trahit l'auteur de langue
vulgaire.
Ces observations tant sur la langue que sur le public des sermons
valent pour l'ensemble des homéliaires romans, et non pas seulement
pour celui de Maurice de Sully. Il est cependant légitime de les présenter
à propos des sermons de l'évêque de Paris. Ce sont les seuls, en effet,
à avoir connu une diffusion très importante. Les autres recueils ne sont
généralement conservés chacun que dans un seul manuscrit; celui de
Maurice de Sully figure, en entier ou partiellement, dans près de qua-
rante manuscrits. Les sermons que certains d'entre eux lui attribuent
à tort ne faisaient qu'ajouter à sa gloire et en même temps la confirment.
Durant des siècles, leur recueil a servi de manuel de prédication, au
point que l'on trouve encore des traces de son influence dans les ser-
mons du curé d'Ars. Toutefois, les recueils qui n'ont pas connu le
même succès présentent des caractères analogues dont l'examen appelle
les mêmes conclusions, en particulier en ce qui concerne leur double
public. Ces manuels, ou plus exactement ces recueils de sermons modèles,
visent à la fois le public des clercs qui les utiliseront pour leur prédi-
cation et le public laïque auquel ils s'adressent à travers les clercs et
auprès duquel ils seront répercutés par la prédication. Ce trait peut se
marquer de diverses façons. Les mêmes manuscrits contiennent souvent
des textes latins et des sermons romans au peuple, les premiers servant
à l'édification des prédicateurs, seuls utilisateurs du manuscrit lui-même
en tant que livre, et qui prêcheront les seconds aux laïcs. C'est ainsi
qu'un petit manuscrit du début du xme siècle (Bibl. de Tortosa 106)6

5. A. THOMAS, « Homélies provençales tirées d'un manuscrit de Tortosa (ms. 1o6) )),
dans Annale.r du Midi, 9, 1897, pp. 369-418.
La prédication en langues vernaculaires 499

contient les homélies de Grégoire le Grand en latin, puis une sene


de vingt-deux sermons du temps et des saints en langue d'oc, appliquant
ainsi à la lettre les recommandations des conciles citées plus haut. Ail-
leurs, à l'intérieur même des sermons en langue vulgaire, certains pas-
sages s'adressent à des clercs et d'autres à des laïcs, les premiers pouvant
être supprimés lors de la prédication, comme le montre, par exemple,
la présence d'un double incipit. C'est le cas dans une série de vingt-
deux sermons piémontais de la fin du xne siède6 •
Quant aux recueils de traités édifiants qui apparaissent au xme siècle,
ils offrent des sermons à lire, ce que l'on pourrait appeler une prédi-
cation dans un fauteuil, et s'adressent à un public intermédiaire entre
le monde clérical et le monde laïque, en accord avec leur statut de textes
destinés à la lecture, mais en langue vulgaire. Certains s'adressent net-
tement à des frères convers, mais la plupart sont destinés à des laïcs
dévots et fortunés, soucieux de trouver des instruments qui les aident
à mener individuellement une vie de prière et de méditation. Ces des-
tinataires sont très souvent des femmes, comme le montrent les vocatifs
dont l'auteur use pour s'adresser à elles et dont le plus fréquent est
« douce sœur », et il existe, à défaut de véritables preuves, de sérieuses
raisons de croire que certaines d'entre elles étaient des béguines établies
sous la mouvance des Cisterciens. Des béguines, car on comprend à
travers certains textes que ces femmes vivent en communauté et récitent
les offices ensemble, sans cependant être des nonnes; en outre, l'origine
wallonne de nombreux recueils correspond à l'implantation privilégiée
des béguinages. Quant à l'influence cistercienne, sur laquelle on reviendra,
elle se marque par l'abondance des citations de saint Bernard et des
textes traduits de ses œuvres, et aussi, d'une façon générale, à travers
une forme de spiritualité caractéristique de cet ordre.
Notons enfin que l'on chercherait vainement, parmi tous ces textes
en langue vulgaire, non seulement la trace de sermons hérétiques, ce
qui n'a rien de surprenant, mais encore, ce qui l'est davantage, celle de
sermons dirigés contre l'hérésie. Il faut se contenter dans le premier
cas de quelques rares formulations plus ambiguës ou maladroites
que réellement hétérodoxes, dans le second de dénonciations rares,
brèves, stéréotypées, et le plus souvent indirectes. Rien de la véritable
prédication contre l'hérésie ne nous est parvenu en langue vulgaire.

6. W. BABILAS, Vnlem«hungen zu tkn Sermoni Subalpini, mit einem Excurs iiber die Zehn-
Engelchor-Lebre, Munich, 1968.
~ oo Vivre la Bible

TRACES DE LA PRÉDICATION EFFECTIVE

Mais où trouver, à travers tous ces textes, l'écho de la prédication


elle-même ? Pas dans les homéliaires romans, qui la préparent, mais qui
ne la reproduisent pas. Moins encore dans les recueils à lire, qui lui
échappent complètement. Il faut le chercher à travers des témoignages
indirects et surtout dans les sermons conservés en latin après avoir été
prêchés en langue vulgaire.
Les témoignages indirects, principalement hagiographiques, quand
ils ne se contentent pas de souligner l'effet de la prédication sur les
masses et le nombre des conversions qu'elle entralne, mettent surtout
en évidence la difficulté de la prédication en langue vulgaire pour ceux
qui la pratiquent hors de leur patrie. Le cas se présente, bien entendu,
fréquemment à une époque où les hommes d'Eglise, surtout les plus
illustres, voyagent beaucoup, et où l'emploi généralisé du latin permet
de vivre et d'enseigner partout sans la moindre difficulté aussi longtemps
que l'on reste à l'intérieur du monde clérical, alors que la question de
la langue surgit dès que l'on s'adresse aux illettrés. Ainsi, la Vie de saint
Norbert nous apprend que le saint prêcha au peuple un dimanche des
Rameaux à Valenciennes, bien qu'il sût et comprit peu de chose de la
langue romane. Saint Bernard, qui était originaire de Dijon, ne put
prêcher aux Allemands dans une autre langue que le français. En Angle-
terre, Vital de Savigny prêchait en roman. Un jour, Dieu permit que
ceux de ses auditeurs qui ne savaient que l'anglais comprissent soudain
la langue romane pour tirer profit de l'enseignement du saint homme 7•
Pendant son voyage d'outre-mer, le maître des Dominicains, Jourdain
de Saxe, visitant une commanderie de Templiers français et prié de
faire un bref sermon vespéral, dit dans son exorde : « Par une petite
partie d'un tout, on a l'intelligence du tout : c'est ce qui va vous arriver,
si je réussis à vous dire de grandes vérités en peu de mots français, les
entremêlant, si vous permettez, de quelques mots allemands »8• Certains
prédicateurs se faisaient accompagner d'un interprète. Ainsi, Arnoul,
prédicateur flamand qui s'associa à saint Bernard pour prêcher la croisade
en Allemagne et dans l'est de la France, ignorait aussi bien le français
que l'allemand. Il se faisait suivre d'un interprète, nommé Lambert, qui
répétait dans la langue du pays les sermons qu'il prononçait en latin ou
en flamand. En 1 189, pour la consécration d'une église conventuelle,
le patriarche d'Aquilée, Godefroy, qui était Allemand, prêcha en latin

7· L. BouRGAIN, La chaire fra11faise au XII• siic!e, Paris, 1879.


8. M. ARON, Un animateur de la jeunesse au XIII• siècle. Vie, tJtryages du bienheureux Jourdain
de Saxe, Paris, 1930, p. 2.09, n. 1.
LA prédication en langues vernaculaires 5o 1

et l'évêque de Padoue, Gérard, traduisit son homélie en langue romaine9 •


S'agissant du déroulement même de la prédication, certaines nota-
tions qui figurent dans les sermons laissent deviner un public turbulent,
inattentif, indocile et parfois clairsemé, comme le souligne amèrement
l'auteur d'un sermon français prêché à l'occasion d'une mission dans le
diocèse d'Amiens vers 1280 : « Si peu nombreux que vous soyez à être
venus à l'église, c'est à vous qu'il faudra que je parle. Car à ceux qui ne
sont pas venus, je ne pourrai pas parler »10• La longueur des sermons est
le plus souvent inversement proportionnelle à l'importance de la fête
du jour, comme pour éviter de lasser l'auditoire plus nombreux des
grandes solennités, dont les offices sont eux-mêmes plus longs que
d'habitude. Cette règle semble observée avec un soin particulier par
Maurice de Sully, dont le sermon le plus court est celui de Pâques.
Encore toute la fin de ce sermon est-elle pour inviter les fidèles à venir
communier à la fin de la messe sans chahut et sans tapage, et à ne pas
commettre d'excès de table en ce jour de fête:« Voici maintenant nos
recommandations, de par Dieu, à vous tous qui devez communier :
quand la messe sera terminée, approchez-vous pieusement, sans vous
bousculer, sans vous pousser les uns les autres, sans rire, sans plaisanter,
sans dire de sottises, mais pieusement, respectueusement, humblement,
comme il convient quand on va recevoir quelque chose d'aussi sacré que
le corps de Notre-Seigneur, qui doit vous sauver. Veillez à ce que vos
enfants et les gens de votre maisonnée ne mangent et ne boivent pas
trop, pour éviter qu'ils ne tombent dans le péché »11• Ailleurs, Maurice
de Sully se plaint que les notables se permettent souvent d'interrompre
le prédicateur pour lui dire d'abréger, parce qu'ils ont autre chose à
faire que de l'écouter. Un de ses successeurs, Ranulphe d'Homblières,
maitre en théologie, curé de Saint-Gervais vers 1 2.70, chanoine de
Notre-Dame et enfin évêque de Paris de 1280 à 12.88, reproche à certains
fidèles de partir au moment du sermon ou de faire l'aumône aux mendiants
au lieu d'écouter le prédicateur, dont ils perturbent l'homélie par le
bruit qu'ils fontl2.
Ranulphe d'Homblières fait partie de ces prédicateurs dont les
sermons nous ont été conservés en latin après avoir été prêchés en
langue vulgaire. Comment le sait-on ? Non seulement le bon sens suggère
que la prédication au peuple dans les paroisses et même la prédication
aux béguines étaient nécessairement en français, mais encore des indices

9· BOURGAIN, op. cil., p. I8I; BABILAS, op. cil., p. 15, n. 42.


10. A. CRAMPON, « Un sermon prêché dans la cathédrale d'Anùens vers u6o », dans
Mimoires de la Société du Antiquaires de Picardie, 1876, c, v, pp. n-66 et pp. 551-601. ZINK [1471.
pp. 42-46.
II. ROBSON, op. cil., pp. 1 15-n6.
12. N. BÉRIOU, « L'art de convaincre dans la prédication de Ranulphe d'Homblières )),
dans Faire çroire. Modalités de la diffu.rion el de la réception des messages religieux till XII• au
XIV• siècle (Collection de l'Ecole française de Rome, JI), Rome, 1981, pp. 39-65.
502. Vivre la Bible

matériels le confirment. Ces sermons, et en particulier les sermons


universitaires parisiens, c'est-à-dire les sermons prêchés par les maîtres
de l'Université de Paris dans les différentes paroisses de la ville et dont
nous avons la collection complète pour plusieurs années du xme siècle,
fourmillent de mots français, de proverbes ou de tours syntaxiques
calqués du français. Parfois même on trouve en tête de sermons latins
la mention ga/lice, ou in gallico, ou encore vu/gari. Et les célèbres Sermones
vu/gares de l'évêque de Jérusalem Jacques de Vitry nous sont parvenus
en latin. En1in, à l'intérieur de certains sermons conservés en latin, on
trouve parfois une phrase dans laquelle l'auteur explique pourquoi il
prêche en langue vulgaire. Tel cet abbé soucieux d'être compris des
frères laïcs : «Dans cet ouvrage, je procède pas à pas, par un discours uni
et simple, de peur, si je me haussais sur les cothurnes français, d'être hors
de portée de la compréhension des frères »13• Et Pierre de Blois est plus expli-
cite encore lorsqu'il écrit à l'un de ses correspondants : « Tu me demandes,
très cher frère, de te communiquer par écrit un sermon prêché au peuple; je
m'appliquerai à traduire en latin le sermon que j'ai proposé aux laïcs de
façon fort grossière et insipide, en conformité avec leurs capacités »14•
Ces sermons se situent en aval de la prédication. Ils sont la transpo-
sition en latin de sermons réellement prêchés auparavant en langue
vulgaire. Il leur arrive donc, paradoxalement, de donner de la prédication
au peuple une image plus fidèle que les sermons français. Ils sont plus
concrets, plus vivants, plus longs aussi, puisque les sermons en langue
romane, on l'a vu, ne sont souvent que des modèles destinés à préparer
la prédication, des squelettes de sermons auxquels le prédicateur donnera
chair et vie. Ils sont surtout beaucoup plus riches en exempla. En effet,
le prédicateur avait à sa disposition, d'une part des canevas de sermons,
éventuellement en langue vulgaire, d'autre part des recueils d'exempla.
Lorsqu'il prêchait, il brodait sur le canevas et y introduisait des exempla
pour illustrer et animer son propos. Ceux-ci figurent donc dans le sermon
noté à l'audition et transcrit en latin, et non dans le sermon modèle
roman. Le sermon latin est ainsi plus proche de la prédication en langue
vulgaire que le sermon écrit en langue vulgaire qui l'a inspirée. Aussi
bien, que certains sermons aient été notés sur le vif par un auditeur, le
fait est attesté non seulement par les farcissures macaroniques dont on a
parlé plus haut, mais aussi par certaines remarques du reportateur, qui
parfois laisse entendre qu'il a confronté sa transcription avec les notes
du prédicateur pour en vérifier l'exactitude ou qui se permet de juger
ses qualités d'exposition, tel celui qui, après avoir noté le plan annoncé
par le prédicateur, ajoute : « Mais il mélangeait tout »15.

13. Paris, BN, lai. 12413 préf.


14- PL, zr 7, 750.
15. BÉRIOU [135]·
La prédication en langues vernaculaires 503

En dehors du Sermon sur Jonas de 950, qui est certainement constitué


par les notes de l'auteur en vue de sa prédication et non pas de celles
prises à l'audition, un seul sermon français antérieur, et de peu, à la
fin du xme siècle correspond à une prédication effective pour une
circonstance exceptionnelle, hors du calendrier liturgique, et a proba-
blement été recueilli en aval de la prédication. Il s'agit du sermon prêché
dans le diocèse d'Amiens vers u8o dont il a été question plus haut.
C'est aussi le seul à contenir plusieurs exempla longuement développés.
Ce sermon a été prononcé dans une paroisse du diocèse d'Amiens à
l'occasion d'une mission au cours de laquelle on transportait successi-
vement, semble-t-il, dans toutes les églises du diocèse les reliques de la
cathédrale. Chaque fois, les paroissiens étaient invités à chômer la journée
de mission, à assister au sermon et à donner à la quête au profit des
œuvres de la cathédrale Notre-Dame d'Amiens, moyennant quoi l'évêque
leur accordait un certain nombre d'indulgences pour eux et pour leurs
parents défunts. Le prédicateur fait preuve d'un bagoût et d'un aplomb
surprenants, à la fois admirables et caricaturaux. Il justifie le principe
de la vente des indulgences avec l'habileté d'un sophiste, en jouant sur
le sens métaphorique et sur le sens littéral du verbe acheter : les martyrs
par leurs souffrances, les moines par l'autorité de leur vie, achètent très
cher leur place au paradis; vous, dit-il aux fidèles, vous avez l'occasion
de l'acheter au prix minime qui vous est consenti à l'occasion de cette
quête. Et il fait valoir les indulgences qui sont octroyées avec une astuce
de camelot, énumérant longuement leur liste, l'allongeant encore quand
on la croit terminée, attendrissant et culpabilisant l'auditeur par l'évoca-
tion des souffrances de ses parents au purgatoire, éveillant sa terreur
superstitieuse en donnant aux pouvoirs du pape et des évêques une
coloration plus surnaturelle et magique que spirituelle. Au demeurant,
la mauvaise volonté des fidèles transparaît à travers ses plaintes devant
leur petit nombre et ses menaces à l'endroit de ceux qui sont restés à
« leur terrien labourage », et celle des curés de paroisse, sans doute
réticents à l'idée de voir une quête fructueuse leur échapper au profit
d'un prédicateur de passage, à travers l'énumération des sanctions
épouvantables, allant de l'interdit à l'excommunication pontificale, qui
frapperaient ceux qui ne lui prêteraient pas leur concours.
Par les circonstances de sa prédication et de sa conservation, par sa
longueur et surtout par son style et par son ton, ce sermon est déjà
caractéristique de la prédication au peuple de la fin du Moyen Age, aux
effets très appuyés, dont il sera question plus loin.
504 Vivre la Bible

CISTERCŒNS ET MENDIANTS

Qui sont les auteurs des sermons conservés en langue vulgaire ?


S'agissant des recueils de sermons modèles pour la prédication du temps
et des saints, le cas de Maurice de Sully, seule personnalité à nous être
connue, parait exemplaire : qui plus qu'un évêque s'intéresse à la prédi-
cation dans les paroisses et à la catéchèse des fidèles? D'autre part,
on s'attend à voir l'influence des ordres mendiants marquer au xme siècle
rapidement et profondément la prédication et, d'une façon générale, la
littérature de spiritualité en langue vulgaire. La réalité est sensiblement
différente.
Si l'on considère l'ensemble des sermons du xne et du xme siècle
conservés en langue romane, l'influence la plus manifeste est celle des
Cisterciens, et spécialement celle de saint Bernard. Un grand nombre de
ses sermons ont été traduits en français dès la fin du xne siècle. Les
quarante-quatre premiers sermons sur le Cantique des Cantiques, les
quatre sermons In laudibtts virginis matris et l'épître De diligendo Deo
figurent dans un manuscrit d'origine wallonne conservé à Nantes. Les
Sermones per annum se lisent dans un manuscrit de Paris et un manuscrit
de Berlin1 6. Le premier contient quarante-cinq sermons couvrant la
première partie de l'année liturgique, de l'Avent à l'Annonciation. Le
second en contient quarante-trois pour la période qui va de l' Annon-
ciation à l'Assomption. Les deux séries ne sont pas l'œuvre du même
traducteur. D'autres traductions de sermons ou de paraboles de saint
Bernard sont disséminées sans attribution, et généralement à l'état
fragmentaire, dans des manuscrits du xme siècle. Dans les mêmes
manuscrits ou dans des manuscrits analogues figurent des textes dont
la diffusion pouvait particulièrement tenir à cœur à des Cisterciens,
comme la traduction d'un sermon de Guiard de Laon17 ou celle d'un
petit traité d'Alain de Lille1s. Certes, ni Alain ni Guiard n'appartenaient
à l'ordre de Oteaux. Mais tous deux ont fini leurs jours dans une de ses
abbayes et leur œuvre subit l'influence de sa spiritualité. D'autre part,
saint Bernard est le seul auteur moderne à être cité, et très fréquemment

16. W. FoERSTER, « Altfranzôsische Uebersetzung des XIII. Jahrhunderts der Predigten


Bemhards von Clairvaux», dans Romanù&he Forsrbungen, 2, 1885, pp. 1-2.10; A. ScHULZE,
Predigten des heiligen Bernhards in altfranzosùrber Uebertragung, Tübingen, 1894; R. A. TAYLOR,
Li sermon saint Bemart sor les Cantikes. Traduction en ancien français des Sermones slljJer rantiça
de Bernard de Clairvaux. Edition du manuscrit 5 du Musée Dobrée, Nantes, avec introduction,
glossaire et l'original latin en bas du texte, 2. vol., Toronto, 1965 (Thèse Ph.D. dactyl., cf.
Dissertation Abstrarts, 27, 1966, 7, 1796 A).
17. P.C. BOEREN, La vie et les œuvres de Guiard de Laon, II 70 environ- r 248, La Haye, 1956,
pp. 31Q-319·
18. Paris, Mazarine 788, fo 155 v 0 -173 v 0 •
La prédication en langues vernaculaires 5o 5

cité, par les homéliaires et par les recueils de traités édifiants en français.
La version française de ses sermons, qui n'était évidemment pas utilisée
pour la prédication, comme celle des sermons de Maurice de Sully, mais
pour la lecture spirituelle, remplissait cette fonction à côté d'autres
sermons prestigieux et beaucoup plus anciens, ceux de Grégoire le
Grand ou ceux de Haimon d'Auxerre, dont l'original latin servait,
semble-t-il, couramment de modèle pour la prédication au peuple, mais
dont la traduction française, contrairement à la règle habituelle, plus
concise et plus difficile, visait un public plus instruit. Dans leur contenu
et dans leur style, enfin, les ouvrages de spiritualité français du xme siècle
sont tous marqués par l'influence des auteurs cisterciens, en particulier
de saint Bernard lui-même et de Guillaume de Saint-Thierry. La place
qu'ils font, par exemple, à la vertu d'humilité et la définition qu'ils en
donnent, ou plus encore la description qui figure dans la plupart d'entre
eux des états contemplatifs et des étapes qui y conduisent, ne laissent
guère de doute à ce sujet.
En revanche, les ordres mendiants sont pratiquement absents de
cette littérature. Il est pourtant inutile de rappeler ici l'importance de la
prédication et de la catéchèse dans la vocation des Dominicains et des
Franciscains. A lui seul, le nom d'Ordo Praedicatorum le dit assez. On
sait que leurs membres n'ont jamais négligé cette mission et ont, dès
l'origine des deux ordres, beaucoup prêché, et prêché au peuple. C'est
d'ailleurs dans leurs rangs que se recruteront, à partir de la fin du
XIIIe siècle, la plupart des auteurs d' Artes praedicandi, dont certains,
comme Humbert de Romans dans son De modo cudendi sermones
(« Comment coudre les sermons »), feront des allusions explicites à la
prédication en langue vulgaire. Pourquoi donc leur prédication n'a-t-elle
presque pas laissé de traces dans les textes en langue vulgaire jusqu'à
la fin du XIIIe siècle ? On peut trouver plusieurs raisons à ce silence. La
première, qui vaut surtout pour les Dominicains, est que cet ordre
intellectuel a eu pour premier souci à ses débuts de recruter parmi les
maîtres et les étudiants des écoles. n a donc cherché à donner de lui-
même une image séduisante à ce public exigeant intellectuellement plus
qu'à conserver la trace écrite de l'humble prédication au peuple ou à
s'adresser au public à demi lettré, sachant lire, mais en langue vulgaire,
auquel s'intéressaient les Cisterciens. Mais il existe une autre explication,
moins volontariste et plus fonctionnelle. La littérature de spiritualité
en langue vulgaire se caractérise par sa pesanteur conservatrice. Ce n'est
pas un hasard si saint Bernard est la seule autorité moderne qu'elle
connaisse. D'inspiration résolument patristique, elle est imperméable
aux audaces théologiques. Elle accueille les nouveautés avec un retard
considérable. Elle est moins souple, moins rapide, moins vivante que
la littérature du même ordre en latin. Elle ne forme pas non plus un tissu
cohérent. Chacun des textes qui la constitue est refermé sur lui-même
5o6 Vivre la Bible

et se présente comme une incursion brève et limitée, à partir des sources


latines, dans le domaine vernaculaire. Dès lors que l'on ne visait pas
spécifiquement le public très particulier qui ne savait lire qu'en langue
vulgaire, le latin était d'un emploi plus facile, plus naturel, moins guindé,
surtout s'il s'agissait du latin universitaire parlé, ne reculant pas devant
les farcissures macaroniques. La conservation dans un latin où elles sont
si nombreuses des sermons parisiens prêchés en français n'a pas d'autre
sens. Or, précisément, les Mendiants sont particulièrement nombreux
parmi les prédicateurs universitaires parisiens du xme siècle. On en
compte, par exemple, quinze - onze dominicains et quatre francis-
cains - parmi les vingt-quatre prédicateurs identifiés qui prêchèrent
au béguinage de Paris pendant l'année liturgique IZ7Z-I273· D'une
façon générale, ils fournissent la majorité des auteurs de sermons
universitaires parisiens pour toutes les années de ce siècle où nous en
possédons la collection.
A l'inverse, deux sermons français seulement, pour le XIIIe siècle,
peuvent être attribués à des Dominicains. Encore est-ce de façon dou-
teuse. L'un est le sermon d'Amiens dont il a déjà été question. L'auteur
y fait avec impartialité l'éloge de tous les ordres religieux ou monas-
tiques, mais certains indices laissent supposer qu'il appartient lui-même
à un ordre mendiant, et probablement à celui des Prêcheurs. L'autre
est un sermon anglo-normand attribué à Thomas de Balès par le manus-
crit qui nous l'a conservé19• Mais la tournure dont use la rubrique,
secundum fratrem Thomam de Halem, semble exclure une paternité directe.
Au demeurant, les premiers mots de ce texte, peut-être mutilé, sont :
« Comme le dit saint Bernard. » Certes, si l'on déborde le cadre étroit
des sermons pour envisager la littérature d'éducation et d'édification
en français, on peut observer que la Somme le Roi, traité d'éducation
écrit en 1z8o à l'usage du futur Philippe le Bel, est l'œuvre d'un domini-
cain, Frère Laurent, confesseur du roi Philippe ill le Hardi. Mais
Frère Laurent n'a fait que compiler un traité antérieur, le Miroir du
Monde, en supprimant soigneusement les détails qui indiquent, sans doute
possible, que ce traité lui-même est une œuvre cistercienne20• Ainsi se
trouve confirmée jusque dans ses exceptions apparentes la répartition qui
nous est apparue : aux Cisterciens la littérature dévote à lire en français;
aux Mendiants la prédication au peuple sur le tas, si l'on peut dire, mais
conservée, lorsqu'elle l'est, en latin.
TI faut observer que dans les pays germaniques la situation est un
peu différente. De même que la distance plus grande entte le latin et les
langues vernaculaires avait favorisé le développement précoce de ces

19. M. D. LEGGE, « The Anglo-Nonnan Sermon of Thomas of Hales », dans Modern


Language Revie/11, JO, 1935, pp. 212-218.
20. E. BRAYER,« Contenu, structure et combinaison du Miroir du Monde et de la Somme
le Roi, dans Romania, t. 79, 19~8, pp. 1-38 et 433-470.
La prédication en langues vernaculaires 507

dernières comme langues écrites, de même la littérature religieuse en


langue vulgaire connaît au xme siècle dans ces langues un essor incompa-
rable, et particulièrement sous la plume des Dominicains. A une époque
où les sermons romans dépassent rarement le niveau du catéchisme
moralisateur, la pensée combien originale et difficile d'Eckhart ou de
Suso s'exprime directement en allemand sous forme de sermons et de
traités d'une densité et d'une élévation extrêmes, qui répondent d'ailleurs
mal à l'idée qu'on peut se faire de la prédication au peuple. Il faut dire
que les textes romans eux-mêmes, en dehors des sermons du temps,
paraissent peu adaptés, non pas au niveau, mais à la forme de spiritualité
des laïcs. Ils ne font jamais allusion aux conditions concrètes de la vie
dans le siècle, en particulier à l'état de mariage, et leur seul modèle est
celui de la contemplation et du détachement complet du monde.

TECHNIQUE DES SERMONS


ET CONFRONTATION ENTRE LES DEUX CULTURES

C'est en étudiant la forme des sermons en langue vulgaire que l'on


mesure le mieux le rôle qui a été le leur dans la diffusion du texte et de
l'enseignement bibliques. Ce rôle est particulièrement important si l'on
songe que, dans leur immense majorité, les fidèles ne connaissaient de
la Bible que les extraits et les gloses que leur en proposait la prédication.
Cette remarque vaut surtout pour les sermons du temporal et du sanc-
toral, dont le rôle est de présenter et de commenter à l'intention des
fidèles les lectures du jour qu'ils n'ont pu comprendre en latin. Ils
peuvent le faire de deux manières. Les plus simples se contentent de
traduire et de paraphraser brièvement au fil du texte l'une des lectures,
le plus souvent l'Evangile. D'autres adoptent un plan fondé sur les
trois sens de l'Ecriture, littéral, allégorique et tropologique, dont
l'élucidation constituait, depuis l'époque patristique, le fondement de
la méthode exégétique. L'application systématique de cette méthode
à la prédication est principalement l'œuvre des Victorins de Paris,
dans le second tiers du xne siècle21 • On peut dire que la prédication au
peuple leur doit l'essentiel de sa démarche, étendant ainsi jusqu'à la
langue vulgaire le rôle pédagogique qui a été le leur. Lorsqu'il s'inspire
de cette méthode, un sermon du temporal en langue vulgaire se présente
donc généralement de la façon suivante : une traduction ou, plus sou-
vent, un résumé de l'Evangile du jour; des éclaircissements d'ordre

21. B. SMALLEY [15]; J. CHÂTILLON, Richard de Saint-Vi&tor. Liber excepliolllllll, Paris,


1958; J. CHÂTILLON, Théologie, spiril114/ilé el métapqysique dans l'œiMe oratoire d'Achard de
Saint- Victor, Paris, 1969; J. CHÂTILLON, Achard de Saint- Viclor. Sermons inédits, Paris, 1970.
508 Vivre la Bible

historique correspondant à l'interprétation littérale; l'exposé du sens


allégorique ou spirituel; celui de l'enseignement moral, assorti d'exhor-
tations concrètes à l'adresse de l'auditoire. C'est ainsi que se présentent
la plupart des sermons de Maurice de Sully.
Voici, par exemple, le plan de son sermon pour le troisième dimanche
après l'Epiphanie. Il commente l'Evangile du jour (Mat. 8, 1-3), qui
raconte la guérison d'un lépreux par le Christ ( Cum desçendis.ret Je.ru.r
de monte) :
- Enoncé du thème en latin, c'est-à-dire du début de l'Evangile
du jour (Mat. 8, t).
- Récit de la guérison du lépreux d'après Matthieu 8, 1-3.
- Interprétation allégorique : « Molt est grans li miracles, mais plus
grans li senefiance. » Le lépreux signifie les pécheurs, la lèpre le péché.
La gale signifie les petits péchés pardonnables, la lèpre les péchés mortels.
Quand on a la gale, on n'est pas rejeté de la société: de même, les petits
péchés ne séparent pas définitivement de Dieu et de l'Eglise. Mais la
lèpre rejette hors de la société et les péchés mortels rejettent hors de la
compagnie de Dieu et de l'Eglise. Celui qui meurt en état de péché
mortel est rejeté hors de la compagnie de Dieu et des anges.
- Exhortation morale : Regardez si vous êtes pur de cette lèpre.
Si vous l'êtes, gardez-vous de l'attraper par des œuvres ou par une
intention mauvaise. Si vous êtes lépreux par le péché mortel, demandez
à Dieu, qui donna la santé physique au lépreux, de vous donner la santé
spirituelle. « Venés a confession, e deguerpissiés vos pechiés, e en soiés
asols, e recevés penitance, e si le fadés issi qu'ele vos parfit, e issi avrés
la santé ela vie pardurable, quod nobis, etç. »
Un sermon de ce genre diffère considérablement des sermons savants.
Tout d'abord, il est très court : trente-quatre lignes dans l'édition
Robson, moins d'un folio dans le manuscrit de base de l'édition. Certains
sermons romans en occupent six ou sept, certains sermons de saint
Bernard, une dizaine, pour ne parler que de sermons qui ont pu être
prononcés. Ensuite, au lieu de prendre un thème court, d'en extraire
le plan du sermon en le divisant, d'en isoler deux ou trois mots et de les
commenter seuls en en tirant toute la substance possible, le sermon
prend pour thème tout un passage de l'Evangile et le commente en bloc.
Bien plus, il n'y a même pas de thème au sens où l'entendent les Arte.r
praedicandi. En effet, les deux phrases citées au début du sermon ne sont
que le début de l'Evangile du jour et ne sont nullement commentées
de façon privilégiée par rapport au reste de cet Evangile; il est plus
juste de dire qu'elles ne sont pas commentées du tout. Elles n'ont donc
rien à voir avec un véritable thème qui détermine à la fois le plan et le
contenu du sermon. Le thème, dans ce sermon comme dans tous les
sermons de ce genre, c'est l'Evangile tout entier. Enfin, ce sermon
expose des idées extrêmement simples en les présentant de façon schéma-
La prédication m langues vernaculaires s09

tique et le développement de l'allégorie y est très familier avec ses


considérations sur la lèpre et la gale. Familier, il faut le noter, dans sa
présentation, et non dans ses implications. Ce passage de saint Matthieu
est constamment cité par les théologiens du xne siècle à propos de la
pénitence. En particulier, l'ordre du Christ au lépreux, Vade, ostende te
sacerdoti, justifie à leurs yeux le principe de la confession. Mais Maurice
de Sully, tout en invitant les fidèles à la confession, ne juge pas utile de
se référer explicitement à cette phrase. Il se contente de tirer la leçon de
l'ensemble du passage et d'exploiter l'image de la lèpre. Autrement dit,
il n'utilise pas le texte de l'Evangéliste pour la discussion du point de
théologie sacramentaire à propos duquel il est généralement invoqué.
Il estime sans doute que cette discussion intéresserait peu les fidèles, et,
plus encore peut-être, qu'il est inutile de leur laisser entrevoir que
l'exigence de la confession n'est ni un impératif catégorique ni une
injonction explicite du Christ, mais le résultat d'une interprétation du
texte sacré. Au contraire, supposant la conclusion acquise, il met en
relief les aspects concrets du récit évangélique et les développe de
manière à frapper, voire à effrayer, son auditoire et à obtenir qu'il se
conforme à cette conclusion, c'est-à-dire qu'il se confesse.
L'interprétation littérale est ici tout à fait absente. En général, elle
est mêlée, sous forme d'incises, à la traduction résumée de l'Evangile,
qui se présente ainsi comme une paraphrase glosée. De plus, interpré-
tation allégorique et interprétation morale ne sont pas toujours nettement
distinguées. Quant à la disparition du sens anagogique en tant que tel,
elle n'est pas propre aux sermons, mais constitue une tendance générale
de l'exégèse au xne siècle. Parfois, mais très rarement, le prédicateur
tente un effort de synthèse pour réunir dans son commentaire les deux
lectures du jour. C'est le cas, par exemple, dans un recueil de dix sermons
de Carême en dialecte wallon de la première moitié du xme siècle. A
vrai dire, la synthèse n'est jamais parfaite, et la citation de l'épitre qui
ouvre chacun de ces sermons, consacrés surtout ensuite au commentaire
de l'Evangile, joue essentiellement le rôle d'un prothème.
Ce n'est pourtant pas un véritable prothème. La technique habituelle
des sermons latins n'est jamais appliquée à la prédication du temps en
langue vulgaire. Elle l'est parfois aux sermons de diversis, aux traités
d'édification ou dans certains recueils de distinctiones en français, mais
de façon assez sommaire. On ne trouve jamais de prothème proprement
dit ni de véritable introduction du thème. La division de ce dernier,
qui doit déterminer le plan du sermon, est rarement proposée clairement,
et lorsqu'elle l'est, elle est toujours extérieure. Même les plus élaborés
des sermons en langue vulgaire sont donc bien loin de la virtuosité et
des coquetteries intellectuelles qui caractérisent souvent les sermons
latins. Ceux qui sont traduits du latin n'en tranchent que plus sur ceux
qui ont été composés directement en langue vulgaire, et qui, bien
51 o Vivre la Bzble

évidemment, n'offrent rien qui approche, même de très loin, la prose


spirituelle de saint Bernard.
L'originalité des textes en langue vulgaire est ailleurs. Elle est de
façon spécifique dans la confrontation des deux langues et des deux
cultures. Tout d'abord, le regard que portent les sermons en langue
vulgaire sur leurs sources latines est différent de celui des sermons
eux-mêmes écrits en latin : ils semblent voir l'ensemble de la littérature
latine, païenne et judéo-chrétienne, ancienne et moderne, dans le même
lointain indistinct, indifférencié, uniformément prestigieux. L'extension
qu'ils donnent aux notions d'Ecriture et d'autorité le montre. En même
temps, ils se raccrochent farouchement à ces sources latines et repassent
toujours par elles, sans essayer de donner à la littérature religieuse en
langue vulgaire la moindre autonomie : un sermon français cite toujours
saint Grégoire le Grand ou saint Bernard d'après l'original latin et
jamais d'après les traductions qui pouvaient en exister d'autre part.
Ainsi, l'utilisation que les sermons en langue vulgaire font de la
Bible est à la fois identique dans sa nature à celle qu'en font les sermons
latins et différente dans son esprit. Identique dans sa nature, puisque,
quelle que soit sa langue, un sermon du temps cite et commente les
textes du jour et que n'importe quel sermon fonde son argumentation
sur des citations scripturaires. Différentes dans son esprit, car le passage
du latin à la langue vulgaire modifie la prise en considération du texte
sacré. La nécessité de le traduire et la fatuité qui pousse certains prédi-
cateurs à commenter et à justifier leur traduction, à la faire précéder
parfois de l'énoncé de la phrase latine pour impressionner l'auditoire,
ont pour conséquence paradoxale, non de l'éloigner, mais d'imposer
davantage encore sa présence en insistant sur sa matérialité linguistique.
Pour autant que la conservation écrite des textes puisse le laisser deviner,
les prédicateurs semblent avoir joué des effets d'intimidation et de
fascination liés à la profération et à l'orchestration, si l'on peut dire, du
texte biblique avec une prédilection d'autant plus grande que leur propos
était en général moins rigoureusement argumenté que celui de leurs
confrères qui prêchaient en latin. Ils l'ont fait aussi d'autant plus volon-
tiers que l'une des fonctions essentielles du sermon au peuple est de
permettre aux fidèles l'accès aux lectures du jour et qu'il est tout entier
centré, dans son mode de composition et dans ses préoccupations, sur
la traduction de ces lectures, dont il n'est souvent, on l'a dit, que la
paraphrase glosée, à telle enseigne qu'il est parfois difficile de décider
si les textes contenus dans un manuscrit se veulent des traductions de
la Bible ou étaient destinés à être utilisés comme sermons.
Ce n'est pas que cette paraphrase glosée et ce commentaire au fil du
texte, qui se développe à mesure que celui-ci est cité et traduit, soient
toujours pratiqués sans discernement ni subtilité. Voici un exemple du
contraire. C'est un sermon en dialecte franco-piémontais de la fin du
La prédication en langues vernaculaires 511

xue siècle pour le premier dimanche de l'Avent. Le thème en est Fratres,


hora est iam nos de somno surgere (Rom. 13, n), c'est-à-dire le début de
l'épître du jour (Rom. 13, u-14). L'auteur cite la suite de l'épître à
certaines charnières de son développement, de telle sorte qu'il donne
l'impression, non pas de commenter successivement chaque phrase de
l'épître en se laissant guider par elle, mais de laisser son exposé suivre
sa progression logique en l'appuyant de temps en temps par des citations
de saint Paul, qui se trouvent être, comme par hasard, la suite du thème
initial et de l'épître du jour.
Voici l'analyse de ce sermon, qui peut faire pendant à celui de
Maurice de Sully, construit sur un plan tripartite, qui a été résumé plus
haut:
- Enoncé et traduction du thème (Rom. 13, n).
- Ce sommeil est celui de tous les hommes qui dorment dans le
péché, bien que ce monde soit transitoire, comme le dit saint Jean
(I Jean z, 17).
- Le prophète dit des riches : Dormierunt et nihil invenierunt omnes viri
divitiarum (Ps. 75, 6). Il parle des hommes qui dorment dans les plaisirs
de la chair.
- L'apôtre nous exhorte à nous réveiller des plaisirs de la chair
parce que : Nunc enim proprior est nostra sa/us quam cum credidimus (Rom. 13,
u). Le salut est d'autant plus proche de ceux qui s'éveillent par la
pénitence qu'il est plus loin de ceux qui ne veulent pas croire.
- En effet : Nox precessit, dies autem appropinquavit (Rom. 13, u).
La nuit est le moment du sommeil, le jour celui du réveil. Les hommes
charnels se sont endormis et ne sentent pas la clarté du jour, qui est
Dieu.
- Exemple : Histoire de David et de Barzillaï (II Sam. 13, p-4o).
Parfois le riche (Barzillaï), dans l'adversité, feint de se repentir et de faire
l'aumône (présents de Barzillaï à David). Mais il ne veut pas renoncer au
péché et suivre David (Dieu) à Jérusalem. Il fait le bien, non par amour
de Dieu, mais pour avoir les biens de ce monde. De tels hypocrites vont
à la rencontre de Dieu sans vouloir entrer à Jérusalem, car ils ne sont pas
de bonne volonté. Tel Hérode, qui disait vouloir adorer Jésus et voulait
en réalité le tuer.
- Eveillons-nous avant que le jour nous surprenne, où omnia nuda
etaperta erunt(Hébr. 4, 13): lbi erunt libri aperti (Dan. 7, 10; Apoc. .zo, 12).
Allons à la rencontre du Seigneur avec nos œuvres bonnes : Meus cibus
est, ut faciam voluntatem patris mei Qean 4, 34).
On remarque que non seulement les citations de l'épître du jour sont
habilement amenées, mais encore que les autres citations de l'Ecriture
sont judicieusement choisies pour se compléter et s'appeler l'une l'autre.
Elles le font même fréquemment par associations verbales, selon la
technique habituelle des sermons latins, rarement utilisée dans les
51 z Vivre la Bible

sermons en langue vulgaire. Car, d'une façon générale, le jeu sur les
mots et sur les étymologies, qui sous-tend souvent le développement
du thème dans les premiers, disparaît des seconds au profit de l'effort
de la traduction, qui se manifeste souvent de façon explicite, par la
citation de l'original latin suivi de la formule qui vaut autant à dire en
français que... , introduisant la traduction, ou par l'hésitation entre deux
traductions proposées successivement selon un tic pédagogique bien
connu. On pourrait dire que la philologie occupe un rôle fondateur
dans les sermons latins comme dans les sermons romans; mais elle
l'occupe dans les premiers au regard de l'exégèse, dans les seconds au
regard de la vulgarisation.
Il reste que l'autorité presque uniforme et indifférenciée accordée
aux sources latines par les sermons en langue vernaculaire et l'extension
de la notion d'Ecriture, dont on a parlé plus haut, brouillent quelque
peu l'image qu'ils donnent du texte biblique. L'égale révérence avec
laquelle est présentée la citation latine, qu'elle soit extraite de l'Ancien
ou du Nouveau Testament, des écrits des Pères ou des auteurs de
l'Antiquité classique, voire d'un recueil de distinctiones ou d'une vie de
saint, ne met guère en valeur le texte biblique lui-même et ne lui assure
pas toujours la place privilégiée qui devrait être la sienne. Le prédicateur
qui choisissait pour thème de son sermon quelques lignes de l'Historia
scolastica de Pierre le Mangeur, comme c'est le cas dans au moins deux
sermons français du xrne siècle, ou qui, comme tel prédicateur provençal
de la fin du xrre siècle, introduisait deux vers d'Ovide par la formule
comme nous dit l'Ecriture, n'avertissait nullement les fidèles que ce latin-là
n'était pas parole d'Evangile. Aussi, le prenaient-ils certainement pour
telle.
Mais les sermons en langue vulgaire ne se signalent pas seulement
par leur attitude timorée à l'égard du modèle latin. Ils utilisent, soit
délibérément, soit par la force des choses, les ressources propres de la
langue qu'ils utilisent et de la littérature dont elle est le véhicule. C'est
ainsi qu'ils mêlent l'allégorie comme méthode de l'exégèse et l'allégorie
comme forme littéraire de la pensée. Cette collusion produit des incohé-
rences, mais qui sont par éclairs fécondes, et laisse entrevoir l'ébauche
d'une rhétorique propre à la langue vulgaire. Celle-ci se fonde également,
entre autres, sur le recours, qui lui est particulier, aux proverbes et aux
fragments rimés. D'autre part, les sermons entretiennent avec la litté-
rature profane en langue vulgaire des rapports ambigus. Le plus souvent,
ils l'ignorent ou ils la condamnent brièvement. C'est un lieu commun
dans la bouche des prédicateurs que de reprocher à l'auditoire de préférer
entendre raconter les exploits de Roland ou du roi Arthur plutôt que
ceux du Christ. Mais certains aspects de cette littérature, en particulier
la poésie lyrique, exercent sur eux une profonde séduction. Certains
inventent les prétextes les moins plausibles pour avoir le plaisir d'inventer
La prédication en langues vernaculaires ~ 13

ou de citer une courte strophe printanière, comme celles qui, au début


de presque toutes les chansons des troubadours et des trouvères, célèbrent
le renouveau de la nature et l'invitation à l'amour dont il est le signe.
Dans les sermons, il s'agit, naturellement, de mettre en garde contre les
pièges du démon, les fêtes licencieuses et, précisément, les chansons
indécentes. Mais la forme poétique, que l'on feint de dénoncer, reste
la même. Deux sermons, latins il est vrai, prennent pour thème, l'un
le célèbre rondeau de la belle Aélis, l'autre un rondeau de la malmariée22
et identifient respectivement à la Vierge et à sainte Marie-Madeleine les
héroïnes de ces deux chansons de danse françaises, qui exaltent la
sensualité et les amours adultères. Le prédicateur d'Amiens cite un
refrain du trouvère Guillaume le Vinier, tiré lui aussi d'une chanson à
danser :
Bonne est la douleur dont j'attends douceur
Et plaisir et joie.

n applique ingénieusement ces vers qui, conformément à l'éthique


courtoise, font de la souffrance de l'amant à la fois un mérite et une
condition du plaisir amoureux, aux tribulations du chrétien en ce
monde, qui lui vaudront les récompenses du paradis. Les prédicateurs
ont conscience de citer, non de la littérature, mais des chansons à la
mode. lis connaissent ce lyrisme par voie orale et sous sa forme la plus
vulgarisée. La preuve en est que, lorsque l'on connaît plusieurs versions
de la chanson, celle qui est citée par le sermon est toujours la plus
banale, comme une sorte de vulgate ou de lectio Jacilior. Le prédicateur
d'Amiens ne ment sans doute pas lorsqu'il dit connaître le refrain de
Guillaume le Vinier pour l'avoir souvent entendu chanter aux carrefours.
Les autres genres littéraires ne sont pas non plus totalement ignorés
des prédicateurs. Un sermon compare sainte Agnès passant au Christ
par le martyre à Lancelot du Lac franchissant dans les souffrances le
pont de l'Epée. li ne va pas toutefois jusqu'à préciser ce que personne,
au demeurant, n'ignorait, à savoir que Lancelot allait ainsi rejoindre la
reine Guenièvre pour voir couronner sa flamme adultère. Et si l'on
compare un. sermon provençal de la fin du xue siècle pour l'invention
de la sainte Croix23 avec le passage correspondant du roman d' Eracle
de Gautier d'Arras (vers n8o), on constate que le sermon est plus
populaire et, si l'on peut dire, plus romanesque, et le roman plus clérical.
Le prédicateur, décrivant le château du roi Chosroès, se laisse prendre
au charme du merveilleux et ne met pas en doute la réalité du surnaturel,
tandis que le romancier, qui était d'ailleurs un homme d'Eglise, respecte

22. Paris, BN lat. 16497, fouS r"-129 ro et Poitiers, BM, 97, fo p v<>; cf. BoucHERIE, 1873;
Ph. BARZILLAY-ROBERTS, Stepha1111s de Lingua-T onante. Studies in the Sermons of Stephen Langton,
Toronto, 1968, p. 14S et ZINK [147], pp. 39-42.
23. THOMAS, op. rit., pp. 317-318.

P. JUCHÉ, G. LOBRICHON 18
514 Vivre la Bible

l'orthodoxie en ne voyant dans les prétendus miracles de Chosroès que


des illusions produites par un charlatan et en résistant à leur fascination
pour réserver à Dieu seul le pouvoir d'aller contre les lois de la nature.
Tout cela reste très limité. Mais il ne faut pas oublier que les sermons
sont les plus anciens monuments de la prose littéraire en langue romane
et qu'ils ont autant, sinon plus de valeur pour l'étude de cette littérature
et de son développement que pour celle de la prédication elle-même.
La rhétorique propre aux sermons en langue vulgaire, à laquelle on a
fait allusion plus haut, est l'ébauche de la forme dans laquelle se coulera
la littérature française tout entière. Et si rares, si timorées, que soient
leurs allusions aux genres littéraires profanes, elles révèlent cependant
le sentiment d'une communauté de culture.

PRÉDICATEURS DE LA FIN Du MoYEN AGE

ll est nécessaire de réserver une place particulière à la prédication


en langue vulgaire à la fin du Moyen Age, quitte à paraitte manquer de
cohérence en substituant un 'plan chronologique au plan logique suivi
jusqu'ici. En effet, la nature et le sens de cette prédication changent en
même temps que ses rapports avec la prédication en latin. Elle devient
la règle, ou, plus exactement, il devient habituel de conserver les sermons
dans la langue où ils ont été prêchés. Les plus grands esprits ne rougissent
pas de fonder leur gloire sur leur éloquence en langue vulgaire et sur
le style des sermons qu'ils écrivent avec soin dans cette langue. A la
prédication anonyme et utilitaire au service de laquelle se mettent les
sermons en langues vernaculaires du xue et du XIIIe siècle succède une
prédication de prédicateurs. Au xve siècle, Gilbert de Metz écrit - en
français -dans sa Description Je Paris : « Grant chose estoit de Paris
quant maistre Eustache de Pavilly, maistre Jehan Jarçon (i.e. Gerson),
frère Jacques le Grant, le maistre des Mathurins et autres docteurs et
clercs soloient preschier tant d'excellens sermons »24•
A la faveur de cette personnalisation, les Mendiants font enfin. leur
entrée en force dans les sermons conservés en langue vulgaire. Sous
leur influence, on voit s'amplifier dans la prédication la tendance au
pathétique et aux effets violents et parfois grossiers que l'on signalait,
pour la fin de l'époque précédente, dans le sermon d'Amiens. Les
interjections, dont certaines sont presque des jurons, les exclamations,
les interpellations du public, les manifestations extrêmes de l'apitoiement,
allant jusqu'aux larmes, se multiplient. On s'abandonne au vertige des
dévotions automatiques, comme celles du nom de Jésus. Tel prédicateur

24. Cité par D. POIRION, Littérature frat1faite. Le M.oyen Age, II, I JOO-I 480, Paris, 1971,
p. 124.
La prédication en langues vernaculaires 51 5

mime le martyre d'un saint ou la Passion du Christ. Tel autre reste


silencieux un quart d'heure, les bras en croix, pour impressionner son
auditoire. D'une façon générale, l'extériorisation bruyante de la piété,
jouant à la fois de la terreur et d'une familiarité irrespectueuse à l'égard
du sacré, accompagne la prédication comme toutes les manifestations
de la religion populaire.
La place des Mendiants dans la prédication au peuple à la fin du
Moyen Age est marquée de façon exemplaire par le dominicain espagnol
Vincent Ferrier et par le franciscain italien Bernardin de Sienne. Saint
Vincent Ferrier (1355 environ- 1419), qui joua un rôle important au
moment du schisme d'Avignon, et particulièrement au concile de
Constance, connut un immense succès populaire comme prédicateur
itinérant, célèbre pour les macérations qu'il s'imposait et les guérisons
miraculeuses qu'il opérait. Il mourut d'ailleurs pendant une mission
prêchée en Bretagne. En 1396, il avait annoncé dans sa prédication la
proximité de la fin du monde. Saint Bernardin de Sienne (1380-1444) ne
joua pas un rôle politique aussi important et ne prêcha guère hors de
l'Italie. Mais sa prédication eut peut-être une audience populaire plus
grande encore que celle de Vincent Ferrier et il correspond plus exac-
tement encore à l'image du prédicateur populaire, traînant à sa suite
des foules innombrables et aisément suspecté de manquements à l'ortho-
doxie. Bernardin de Sienne dut plusieurs fois comparaître devant le
tribunal romain, mais il fut chaque fois acquitté. Ses sermons, qui
nous ont été conservés pour avoir été notés à l'audition, très fidèlement
semble-t-il, par un reportateur, n'échappent pas plus que ceux de saint
Vincent Ferrier aux excès signalés plus haut et ne reculent pas, en
particulier, devant les évocations les plus horribles ou les plus répu-
gnantes de l'enfer et du péché. D'un ton très vivant, ils multiplient les
exempta et les dialogues fictifs avec l'auditoire. Parmi tous les autres
prédicateurs mendiants de cette époque, on peut citer en France le
confesseur du roi Charles VIII, Olivier Maillard, cordelier de l'Obser-
vance, qui a participé à la réforme de l'ordre franciscain. De 146o à sa
mort en 1502, il a prêché presque tous les jours, tout en écrivant, à côté
de ses sermons latins et français, des traités de spiritualité et des poésies
pieuses.
Mais le trait le plus remarquable et le plus fécond de la prédication
en langue vernaculaire à la fin du xive et au xve siècle réside dans l'intérêt
porté par les humanistes parisiens à la prose oratoire française. Trois
chanceliers de l'Université de Paris illustrent cette tendance : Jean
Gerson, mort en 1429, Jean Courtecuisse, mort en 1423, Robert Ciboule,
mort en 1458. Le premier est, bien entendu, le plus illustre, et à juste titre25•

25. GERSON, Op. Omnia, éd. GLORIEUX, t. VII, pp. 449-519, 659-671, 779-793;
cf. L. MoURIN, Jean Ger.ron, prédicateur frafl{ai.r, Bruges, 195 2.
516 Vivre la Bible

Mais tous trois ont écrit des traités spirituels en latin et en français,
en réservant, comme il se doit, l'usage de la première de ces langues aux
ouvrages les plus difficiles, ainsi que le souligne explicitement Gerson,
mais en accordant le même soin littéraire à leurs écrits français et avec
le souci délibéré, toujours en ce qui concerne Gerson, de donner à la
langue vernaculaire une dignité plus grande. Son souci de ce que l'on
pourrait appeler une vulgarisation de qualité apparaît à travers un titre
comme L'exposition àe la foy pour le simple peuple. En même temps, l'enga-
gement de Gerson, aux côtés d'autres humanistes, dans la querelle du
Roman de la Rose témoigne de son intérêt pour la littérature française
profane et pour l'influence qu'elle exerce. Avec ces auteurs, la prédication
en langue vulgaire cesse d'être un pis-aller imposé par les obligations
pastorales. Leurs sermons français sont écrits avec autant de goût, selon
une méthode aussi élaborée et aussi savante, que leurs sermons latins.
C'est ainsi que la prédication en langue vernaculaire, née de l'humble
nécessité de mettre à la portée du peuple le texte de l'enseignement de
l'Ecriture, et tout particulièrement ceux des Evangiles des dimanches,
prend place à la fin du Moyen Age dans les grands courants de la litté-
rature et annonce l'épanouissement de l'éloquence sacrée que connaîtra
l'âge classique.
Michel ZINK.
9

La prédication
en langue latine

Le Moyen Age nous a légué un nombre impressionnant de sermons.


Des collections ou des pièces isolées antérieures à 1 200 ont été intégrées
à la Patrologie latine, d'autres beaucoup plus nombreuses n'ont jamais
fait l'objet de publications et les répertoires actuels d'incipit sont loin
d'être exhaustifs. Le prestige d'un prédicateur ou l'appartenance à une
famille religieuse ont sauvé de l'oubli des recueils homilétiques : ceux,
par exemple, de Bernard de Oairvaux (t 11 53), de plusieurs abbés
cisterciens quasi contemporains, et de Mendiants, comme Antoine de
Padoue (t 1231), Bernard de Sienne (t 1444), Jacques de La Marche
(t 1476), tous trois frères mineurs, ou Maître Eckhart (t 1327/8), frère
prêcheur. Tous ces auteurs n'ont bénéficié que récemment d'éditions
satisfaisantes.
La renommée de certains maîtres leur a fait attribuer toute une série
d'apocryphes que la critique a parfois été longue à identifier et à rejeter:
ainsi pour saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin (t 1274). Pour
la majorité des prédicateurs, il reste beaucoup à découvrir : parfois la
vie, surtout les œuvres, oratoires ou non, fréquemment encore manus-
crites; cela vaut, en particulier, pour les derniers siècles du Moyen Age
où l'abondance de la documentation et l'ampleur du travail prélimi-
naire de recherche et d'identification des sources ont peut-être rebuté
plus d'un hlstorien.
C'est donc avec une conscience aiguë des limites de nos connais-
sances actuelles que la présente étude a été entreprise. Autant que faire
se peut, on a essayé cependant de choisir dans divers siècles du Moyen
p 8 Vivre la Bible

Age les simples références aux auteurs ou les analyses un peu plus
poussées; ainsi pour les fréquences des citations scripturaires et l'uti-
lisation faite concrètement de la Bible. Il s'agit: de simples sondages
guidés par la seule existence de bonnes éditions, où la présence de
tables scripturaires facilite la consultation et permet un minimum de
synthèse. Il a semblé nécessaire de souligner auparavant la grande
diversité de la prédication latine au Moyen Age.

PROBLÈMES DE CLASSIFICATION

Langue et date des sermons

Sur l'ensemble du Moyen Age la prédication en langue latine n'est


pas une réalité homogène.
Il peut s'agir tout d'abord de sermons prononcés et écrits en latin :
ainsi durant l'Antiquité et le haut Moyen Age où cette langue est com-
prise, sinon couramment parlée, en Europe occidentale et en Afrique
du Nord. Il y a probablement de grandes différences selon les régions
et les milieux : familier, le latin de Césaire d'Arles (t 542) est saisi par
ses auditeurs.
Si l'on n'a pas à traiter ici de la prédication patristique en tant que
telle, il faut bien voir cependant qu'elle a exercé une grande influence
tout au long du Moyen Age, soit qu'on ait eu recours directement aux
sermons des Pères, soit qu'on les ait connus à travers les florilèges
(ou homéliaires) très tôt constitués pour fournir des lectures à l'office
(cf. Règle de saint Benoît 9, 9), nourrir la piété personnelle, ou aider
le prêtre dans sa tâche d'enseignement. Distinction de principe qui
peut être moins tranchée dans la réalité : conçu pour simplifier le travail
des prédicateurs, l'homéliaire d'Alain de Farfa (t 770) sera surtout
utilisé à l'office.
Durant les premiers siècles de l'Eglise, on choisit, certes, pour les
grandes fêtes : Noël, Epiphanie, Pâques, Pentecôte, les passages des
écrits canoniques s'y rapportant; mais on lit de façon continue les
principaux livres bibliques, les jours de semaine et dimanches ordinaires.
Les homéliaires empruntent aux commentaires patristiques de ces
deux sortes de lectures bibliques et proposent donc des sermons « litur-
giques >> et d'autres faits au titre de la « lectio continua »1 •
Un double courant se manifeste dans les homéliaires tardifs. En
effet, les collections intègrent parfois des textes d'auteurs récents :
à Cluny, le sanctoral du lectionnaire fait appel à Fulbert de Chartres

1. H. BARRÉ, « Homéliaires »,dans DSp., 7, 1969, pp. 597-606; R. GRÉGOIRE, HoméliaireJ'


liturgiques médiétlaux. Ana/yJ'e de manuJ'miJ', Spoleto, 1980.
La prédication en langue latine 519

(Nativité de la Vierge), à Odon de Cluny (saint Benoît), à Odilon


(saint Maïeul), à Pierre le Vénérable (saint Marcel, Transfiguration
du Seigneur) 2• Mais l'Italie et le courant anglo-saxon qui s'y rattache
maintiennent plutôt la tradition des anciennes collections purement
patristiques. En France aussi, un courant cistercien et cartusien reste
fidèle aux Omiliae Patrum entendues au sens strict. La collection Sancti
Catholici Patres a joué à cet égard un rôle décisif3.
C'est en latin que durant tout le Moyen Age on s'adresse généra-
lement au public clérical : moines et chanoines; étudiants des écoles,
des studia mendiants, des Universités; assemblées ecclésiastiques comme
les synodes et les conciles; J. B. Schneyer a publié, entre autres, des
listes d'incipit correspondant aux sermons prononcés aux Conciles
œcuméniques tenus à Latran IV (1215), à Lyon (12.45) et Lyon IT (12.74),
à Vienne (1311), devant la Curie romaine, ou aux Universités comme
Paris, Bologne et Oxford4•
Il est probable que l'ignorance souvent dénoncée des prêtres de
paroisses ou de religieux et le développement des langues vernaculaires
ont fait subir des exceptions de plus en plus nombreuses à cette règle
du discours en latin aux clercs.
Il existe enfin des sermons conservés en latin, langue fixe et noble,
mais dont on sait qu'ils ont été donnés aux fidèles dans un idiome
compris d'eux. Dès 813, le Concile de Tours, c. 17, demande qu'on
enseigne aux fidèles les fins dernières et qu'on le fasse en roman ou en
allemand6• Le recueil latin d'Albert le Grand (t 1 2.8o), Leipzig, Univ. 68 ~'
précise souvent la langue effectivement parlée « in latino, in vu/gari, in
theutonico »6 • Parlant aux religieuses de Saint-Antoine à Paris pour la
fête de saint Marc, le 2.5 avril 12.73, saint Bonaventure s'excuse de son
mauvais français 7 • Pour les homélies ad populum de Maurice de Sully
(t 1196) on dispose du recueil latin écrit par l'auteur et d'adaptations
postérieures en dialectes romans.

z. R. ETAIX, «Le lectionnaire de l'office à Cluny», dans Recherche.r augustiniennes, II, 1976,
PP· 91-159.
~· J.-P. BouHOT, « L'homéliaire des 'Sancti catholici Patres'», dans REAug., 2r, 1975,
pp. 145-196; 22, 1976, pp. 14~-185; 24, 1978, pp. 10~-158,
4· J.-B. ScHNEYER (146], 6 (Konzils, Universitiits und Ordenspredigten), 1975·
5· Dans J.-B. MANs1, XIV, 85 ou MGH Legum, sectio III, Concilia, t. z, éd. A. WERMIN-
GHOFF, Hannover, 1904, p. z88: « ... et ut easdem homelias quisqueaperte transferee studeat
in rusticam romanam linguam aut theotiscam, quo facilius cuncti possint intelligere quae
dicuntur. »
6. J.-B. SCHNEYER (146], I, 1969, pp. 92-II4.
7· SAINT BoNAVENTURE, Opera omnia, 9, Quaracchi, 1901, p. 519·
s20 Vivre la Bible

Auditoire, circonstances et contenu

A travers la classification précédente par origine linguistique appa-


rait une autre répartition par destinataires : les fidèles ou le peuple
chrétien dans son ensemble, un groupe plus ou moins restreint mais
en général cultivé. Aux nuances d'auditoire peuvent correspondre des
différences de forme et de contenu, une autre approche de l'Ecriture.
n faut donc préciser davantage et distinguer parmi les sermons médié-
vaux plusieurs cas.

Sermons à partir du cycle liturgique- Si le plus grand nombre se limite


aux évangiles dominicaux ou festifs, des auteurs tels Raoul Ardent
(t vers 12oo), Jacques de Vitry (t 1240), Guillaume Peyraut (t 1271)
commentent aussi les épîtres. Le recueil De tempore de Jacques de Vitry
contient même une troisième série sur les Introïts du jour.
Les groupes de sermons qui constituent la série des Sermones per
annum de saint Bernard forment chacun un ensemble cohérent sur une
fête ou période liturgique : A vent, Epiphanie, etc.
Des collections sont rassemblées sur l'Avent par Jean de San Gimi-
niano o.p. (t après 1233) ou Robert de Lecce o.f.m. (t 1495). D'autres,
plus nombreuses, apparaissent sur le Carême, avec, outre ces deux
derniers auteurs, Conrad de Saxe (t 1279), Bertrand de La Tour (t 1332),
Bernardin de Sienne (t 1444), Jacques de La Marche (t 1476), Olivier
Maillard (t 1502), tous frères mineurs, ou Jacques de Voragine (t 1298),
frère prêcheur.
Le fait d'appartenir à un recueil qu'on peut appeler liturgique ne
signifie pas qu'il s'adresse nécessairement ad populum. Bernard de Oair-
vaux parle d'abord aux Cisterciens, même si la diffusion manuscrite
lui a fait atteindre d'autres publics.
Ces collections présentent entre elles de grandes différences : les
incipit scripturaires du Speculum ecclesiae d'Honorius Augustodunensis
sont surtout vétéro-testamentaires, alors que Maurice de Sully para-
phrase l'évangile du jour et que Raoul Ardent appuie parfois le plan
de ses homélies sur les sens scripturaires : sens historique, sens mys-
tique, ou bien, analyse plus élaborée, sens littéral, sens mystique, sens
tropologiques. Il en va de même pour Eudes de Châteauroux Ct 1273)
qui explique le sens littéral ou historique et les sens allégorique et
moral~'.

8. Raoul AllDENT, Cum appropitVJuauel Iesus Ierosolymù (PL, I 1 f, 1830) :«Primo ca quae
ad historiam, secundo quae ad mysticum sensum pertinent, sunt consideranda >>; cf. Ibat
/mu in ciuitatem IJIIa4 uoçalur Naïm (ibid., 2065); Egrmus Jesus seçmit in partes Tyri et Sydonis
(ibid., 1800 : iuxta lirteram; 1800 : mystice; 1801 : tropologice).
9· Voir dans J.-B. ScHNEYER [146], 4, 1972, p. 423, n. 381; p. 425, n. 403; p. 431, n. 477·
La prédication en lang11e latine sz. 1

Sermons et commentaires bibliques. -On l'a dit, les compilateurs d'homé-


liaires ont puisé dans les commentaires prêchés par les Pères sur les
divers livres bibliques. Alain de Farfa, par exemple, emprunte, entre
autres, à l' Expositio ettangelii secundum Lucam d'Ambroise de Milan
(t 397) et aux Tracta/us in Iohannem de saint Augustin (t 430).
Mais durant le Moyen Age la lectio continua et les sermons originaux
qui s'y rapportent tendent à se limiter à un public ecclésial. On le voit
déjà avec Grégoire le Grand (t 6o4) qui, pour des auditoires à prédo-
minance monastique, donne à Constantinople de 579 à s86 les Moralia
in lob et, à Rome, vers 593, les Homiliae in Ezechielem.
A partir du xne siècle, le livre de l'Ancien Testament le plus souvent
expliqué est le Cantique des Cantiques10• Les Cisterciens semblent lui
avoir porté une particulière prédilection et ils ont souvent donné à
leurs traités la forme littéraire du sermon. Sermones super Cantica canti-
corum ou parfois Tracta/us, Homiliae, Expositio, Uber, Opus, tels sont les
titres donnés au commentaire du Cantique 1-3, 1, écrit par saint Bernard
entre l'Avent II3S et IIB· A la mort de l'auteur, le z.o août IIB,
le sermon 86 est achevé, mais sans conclusion ni doxologie. Cent onze
manuscrits anciens (xne et xme siècles), répartis entre quatre traditions
principales, témoignent du succès de cette œuvre11 que les Cisterciens
ont voulu poursuivre. Gilbert de Hoyland (t 1172.) fut le premier
continuateur: au Cantique 3, z. à 5, 10, il consacre 48 sermons12•
Secrétaire et compagnon de voyage de saint Bernard à partir de 1 14 5,
Geoffroy d'Auxerre (t vers 12.oo) est l'auteur d'une Expositio in Cantica
canticorum dont on connaît, là aussi, plusieurs états 13 • TI revenait à Jean
de Ford (t vers 12.14) de terminer le commentaire du Cantique 5, 8 à 8, 14.
A cet effet, il écrit 12.0 sermons plus proches par la clarté et la profondeur
de saint Bernard que de Gilbert de Hoyland. La rédaction finale, homo-
gène par la composition et le style, a pu être précédée d'un texte par-
tiellement donné au chapitrel'.
D'autres livres que le Cantique des Cantiques ont fait l'objet de
sermons : 17, par exemple, ont été écrits par saint Bernard vers II39
sur le psaume Qui habitat; on en connaît environ uo manuscrits groupés

xo. Histoire de l'interprétation du Cantique depuis Hippolyte de Rome jusqu'à 12.00 envi-
ron : Fr. ÜHLY, Hohelied Studien. Grrmlh:fige liner Ge.rtbitble der Hoheliedasulegung de.r AhenJ/ande.r
bi.r um r 200, Wiesbaden, 19,8. Aperçu rapide de la compréhension spirituelle du Cantique
au Moyen Age et à l'époque moderne par A. CABASSUT et M. ÜLPHB-GAILLARD, « Cantique
des Cantiques», dans DSp, 2, 1953, IOI-109.
11. Voir les tomes 1-2 de S. &mardi opera, éd. J. LEcLERCQ, C. H. TALBOT, H. RocHAIS,
8 vol., Rome, 1957-1977·
IZ. PL, I14, 9-2.,2.
15. GoPPIU!DO DI AUXERRE, Expo.rilio in Canli&a çanli&orum. Edizione critica a cura di
F. GAsTALDELLI, Roma, 1974. 2. vol.
14. Sennons édités pour la première fois par E. MIKKERS et H. CoSTELLO, Ioanni.r de
Forda Super exlremam partem Canliti çan/içorum .rermone.r CXX, Turnhout, 1970 (CC, Contin.
Med., 17-18).
522 Vivre la Bible

en trois traditions 16• La serte de Philippe le Chancelier (t 1236) In


Psalterium est la plus importante numériquement de ses œuvres ora-
toires et peut-être l'unique à constituer un véritable recueil16• A l'évan-
gile de saint Jean, saint Bonaventure a consacré des Postillae et des
Collationes 17 ; Jean de Galles (t fin xme siècle) a écrit lui aussi des Col-
lationes in euangelium sancti Iohannis, longtemps attribuées au Docteur
séraphique18• Dans les dernières années de sa vie, saint Bernardin de
Sienne a mis au point un De octo beatitudinibus euangelicis19•
Au xne siècle, à Paris, l'enseignement des chanoines de Saint-
Victor et celui des maîtres séculiers comportent la prédication. Pierre le
Chantre (t 1197) énumère et hiérarchise les trois manières d'étudier
l'Ecriture : lectio, disputatio, praedicatio 20, les deux premières étant subor-
données à la troîsième21• La lecture de l'Ecriture sainte et l'apprentis-
sage de la parole publique font aussi partie de la formation que reçoivent
les jeunes prêcheurs dans leurs studia.
Les commentaires bibliques se ressentent de la transformation qui
affecte l'enseignement à partir du xne siècle. La théologie devient une
discipline systématique qu'on étudie d'abord sous la conduite d'un
bachelier qui explique cursorie un livre de l'Ecriture, puis sous celle
d'un maître qui lit ordinarie.
Entre le commentaire et le sermon donnés l'un et l'autre dans le
cadre scolaire, il existe, certes, une différence de but et de ton, mais
il peut y avoir passage d'une catégorie à l'autre. On a conservé une
collection de sermons pour les fêtes des saints et un commentaire des
Actes des Apôtres par Thomas Agni de Lentini, fondateur du couvent
dominicain de Naples, puis provincial et évêque (t 1277). Quelques-unes
des homélies, par exemple sur Etienne et Barnabé, sont des extraits
légèrement adaptés de son traité scripturaire. Guillaume de Werda
âgé (début xrve siècle), voulant mettre à la disposition de ses confrères
une anthologie dominicaine, rassembla des extraits de commentaires
bibliques dus à Hugues de Saint-Cher (t 1263), Albert le Grand, Thomas

15· Dans s; Bernardi opera, t. 4 (op. cil., n. II), pp. 381-492·


16. J.-B. SCHNEYER [146], 4, 1972, pp. 848-868. Le recueil In psalterium a été édité à
Paris en 1523.
17. Cf. J.-G. BouGEROL, Introduction à l'étude de s. Bonaventure, Paris-Tournai, 1961,
pp. 145-147·
18. BAUDOUIN D'AMSTERDAM,« The Commentary on St John's Gospel edited in 1589
under the name of St Bonaventure, an authentic Work of John of Wales »,dans Collectanea
franciscana, 40, 1970, pp. 71-96.
19. Dans S. Bernardini Senensis opera, t. 6, Quaracchi, 1959, pp. 331-477.
20. Verbum abbreuiatum, r, PL, 20J, 25 :«In tribus igitur consistit exercitium sacrae
Scripturae : circa lectionem, disputationem et praedicationem. Lectio autem est quasi funda-
mentum et substratorium sequentium... Disputatio quasi paries est in hoc exercitio et aedifi-
cio... Praedicatio uero, cui subseruiunt priora, quasi tectum est tegens fideles ab aestu et a
turbineuitiorum.» Version longue dans J. W. BALDWIN [78], t. 2, Princeton, 1970, p. 63, n. zz.
21. J. CHÂTILLON,« Les écoles de Chartres et de Saint-Victor», dans La scuola neii'Occidente
latino de/l'alto medioevo, dans Settimane, Spoleto, 1972, pp. 822-824; J. LONGÈRE [143].
La prédication en langue latine 52. 3

d'Aquin Ct 12.74) et Nicolas de Gorran Ct vers 12.95): manuscrit Oxford,


Magdal. Coll. 167, xrve sièclezz. On a aussi réparti selon l'ordre des
évangiles dominicaux des fragments de la Catena aurea continua super
qua/tuor euangelia achevé par Thomas d'Aquin en 12.6723•

Circonstances diverses. - Outre les sermons de caractère plutôt litur-


gique, biblique ou universitaire selon les cas, dont on a parlé jusqu'ici
et qui sont les plus nombreux, les prédicateurs médiévaux ont produit,
surtout dans les derniers siècles, des recueils sur divers sujets. Quelques
exemples :
Aux clercs de Paris, entre le carême de 1 139 et le début de 1140,
saint Bernard adresse l'Ad clericos de conuersione24•
Les séries ad status de Jacques de Vitry et Guibert de Tournai o.f.m.
Ct 12.84) contiennent des instructions adaptées aux différentes catégories
de personnes.
Sous forme de sermons, saint Bernardin de Sienne propose des traités
De uita christiana, De beata Virgine, De Spiritu sancto et de Inspirationibus 25•
Les fins dernières inspirent plusieurs auteurs : Guibert de Tournai
(De morte non timenda), Jean de San Giminiano (Sermones funebres),
Robert de Lecce (De timore iudiciorum Dei). Un chartreux, Henri de
Dissen (t 1484), écrit quarante Homiliae super officium missae « Rorate
caeli desuper »26•

EMPLOIS DE L'ECRITURE

Après cette rapide enquête sur la diversité de la prédication en langue


latine au Moyen Age, on propose ici quelques données statistiques
relatives à l'emploi de l'Ecriture et des exemples sur la façon de la
citer ou de l'utiliser. ·

Quelques données statistiques


Elles portent sur quatre séries de sermons pour lesquelles on dispose
de tables des citations scripturaires; on l'a déjà dit, c'est la principale

u. Th. KAEPPEL1, Sçriptore.r Ordinis Praedi&atorum Medii Aeui, t. 2, Roma, 1975, p. 172,
n. 1678.
23. L.-J. BATAILLON,« Les sermons de saint Thomas et la Catena allt'ea », dans Saint
Thomas Aquinas, I274-I914· Commemorative Studies, t. 1, Toronto, 1974, pp. 67-75.
24. Op. ût., n. 15, pp. 68-n6.
25. Op. cil., n. 19, pp. 1-329.
26. Voir BAuDOUIN n'AMsTERDAM,« Guibert de Tournai», dans DSp, 6, 1967, Il39-
Il46; H. RÜTHING, «Henri de Dissen », ibid., t. 7, 1969, 185-188; H. PLATELLll, « Jacques
de Vitry», ibid., t. 8, 1974, 59-62; P. RAPFIN,« Jean de San Giminiano», ibid., 721-722.
5z4 Vivre la Bible

raison qui a conduit à les choisir27• Avant de dégager les réflexions


d'ensemble, voici des précisions indispensables d'auteurs et de dates.
Les XIV homélies du JXe siècle furent destinées aux fidèles d'une église
paroissiale en Italie du Nord, vers 850 environ. Elles eurent une assez
large diffusion dans cette même région. Il s'agit de textes courts, sans
incipit scripturaire, pour certains temps de l'année liturgique : Avent,
Noël, Epiphanie, Septuagésime, Sexagésime, Quinquagésime, Carême,
Rameaux, Pâques28.
Guerric, deuxième abbé d'Igny (t I I 57), a laissé 54 sermons qui
s'accordent assez exactement aux jours où l'on prêchait au chapitre
selon l'usage cistercien; si l'on en croit l'Exordium magnum, les textes
écrits correspondent dans une large mesure à ceux qui furent donnés
de vive voix par Guerric à sa communauté29•
La collection de Paris, BN n. a .1. 33 5, composée de 84 sermons,
offre une grande homogénéité: 61 portent le nom de leur auteur, séculier
ou mendiant; ils furent prêchés entre le 8 septembre IZ30 et le
29 août up 30•
Antoine de Padoue (t up) a rédigé les Sermones dominicales entre
l'automne IZ2.7 et le printemps 12.2.8. Quand il fut libéré de ses fonctions
de ministre provincial d'Emilie en mai 123o, il entreprit un recueil de
Sermones festiui qu'il n'eut pas le temps d'achever avant sa mort. Soixante-
seize dimanches ou solennités ont fait l'objet de prédications31•
On a dressé des tableaux pour faciliter la lecture et non les compa-
raisons entre des œuvres qui ne s'y prêtent guère, vu surtout la diversité
de longueur (la proportion est souvent de 1 à zo entre les textes du
IXe siècle et ceux d'Antoine de Padoue) et d'auditoire : d'un côté le
peuple (homélies du 1xe siècle), ailleurs un public instruit auquel on
peut adresser des discours riches de citations ou d'allusions32• Cepen-
dant plusieurs tendances apparaissent :
Quand on parle aux fidèles on se réfère en premier lieu au Nouveau
Testament. Outre l'exemple des homélies du !Xe siècle, on pourrait

17. L'absence de tables scripturaires dans la récente édition des sermons de Jacques de
La Marche (t 1476) n'a pas pemùs d'étudier l'usage quantitatif que cet auteur fait de la Bible
(cf. infra, n. 40).
18. XIV homélies àH IX• süç/e d'un auteur inconnu de l'Italie tÙI Nord. Introd., texte critique,
trad. et notes par P. MERCIER, Paris, 1970 (SC, r6r).
19. GUERRIC n'IGNY, Sermons, Intr., texte crit. et notes par J. MoRsoN etH. CasTELLO,
trad. sous la direction de P. DESBILLE, 1 vol., Paris, 1970 et 1975 (SC, r66, 102.); Exordium
magnum tisterciense siue narratio de initia cisterciensis ordinis, éd. B. GRIESSER, Roma, 1961, ill,
8, p. 164.
50. M.-M. DAVY fx37], pp. 49-50.
51. S. ANroNn PATAVrNIS, Sermones dominüales et festiui ad fidem codicum recogniti,
5 vol., Padova, 1979.
51. Bien que deux éditions (homélies du IX• siècle et Antoine de Padoue) aient, avec
raison, distingué citations proprement dites et allusions plus ou moins développés, on a
écarté ici cette division par souci d'unifier les données et de simplifier la lecture des tableaux.
La prédication en langue latine jZj

XIV Gue"jç Paris BN Antoine


homélies J•Jgny n.a.l. JJJ de Padoue

1. - ANciEN TESTAMENT
Genèse 43 45 319
Exode 9 4Z llO
Lévitique z 17 39
Nombres IZ 16 35
Deutéronome r; x; 64
Josué ; q
Juges z ;z
Ruth II
1 Samuel 7 So
II Samuel 8 46
1 Rois 1 14
TI Rois IO
;8 37
I Chronique
TI Chronique
I Esdras
z
z 2. ,
1
1
II Esdras 7
III Esdras ;
Tobie ; H
Judith I 7 2.2.
Esther 1 5 18
Job 5I B 3H
Psaumes 8 413 99 569
Proverbes So 44 177
Ecclésiaste 2.0 2.0 52.
Cantique 45 17 II2.
Sagesse 1 z6 .z; S4
Ecclésiastique 2. 44 76 164
Isaïe z II7 88 S89
Jérémie ;o 4Z 149
Lamentations 16 B
Baruch 2. ; 6
Ezéchiel 18 2.5 119
Daniel 8 17 52.
Osée 15 z8 6;
Joël z ; 2.4
Amos ; 8 2.4
Abdias
Jonas
Michée
4
1
;
zo
,
7
5 5
Nahum 2. 16
Habaquq 6 9 Z5
Sophonie 2. 5 ;
Aggée 1 4
Zaccharie IO 5 ;6
Malachie 7 9 9
I Maccabées z 2.1
II Maccabées 8
Total AT .z; I 056 66; ; 6;8
p.6 Vivre la Bible

XIV Guerric Paris BN Antoine


homélies d'Igny n.a.l. JJJ de Padoue
II. - NoUVEAu TEsTAMENT
Matthieu Z2 13~ 88 462
Marc ; 18 16 7~
Luc 6 1;6 17 492
Jean 23 II4 68 357
Actes 1 2~ 28 104
Romains 2 66 98
I Corinth. 70 123
II Corinth. 2 44 64
Galates
E~hésiens
P 1ippiens
16
2.2
2~
r
140
57
62
54
Colossiens 1~ 20
I Thessal. 10 10
II Thessal. 3 1
I Timothée 16 14
II Timothée 4 7
Tite ~ ~
Hébreux 36 H
Jacques 12 21 ;~
I Pierre 14 57
1~ 10
II Pierre ;
I Jean 8 3 33
Jude 4 2
Apocalypse 17 29 126
Total NT 67 8J4 5J2 2 319

citer celui, non analysé ici, du manuel écrit pour les prêtres par Maurice
de Sully.
Dans la prédication savante, qu'elle soit monastique (Guerric
d'Igny) ou universitaire (Paris, BN n. a .1. 33 5), l'Ancien Testament
l'emporte. li en va de même chez Antoine de Padoue, où la forme écrite
très élaborée n'a probablement qu'un rapport assez lâche avec le texte
prononcé.
Ce dernier auteur cite pratiquement tous les livres de la Bible, mais
Guerric d'Igny et la collection de Paris témoignent aussi d'une large
connaissance de l'Ecriture.
Dans l'Ancien Testament la préférence va aux Livres Sapientiaux,
y compris chez l'auteur des homélies du xxe siècle. Les Psaumes
surtout expliquent ce choix. A cause peut-être des réminiscences de
l'office choral, le moine Guerric d'Igny les cite davantage (413) que
l'ensemble des quatre évangiles (403) ou des Epîttes pauliniennes (;Sz).
Job et l'Ecclésiastique paraissent aussi très goûtés.
La Genèse est en tête pour le Pentateuque et les livres historiques,
528 Vivre la Bible

Le fait que des citations soient probablement faites de mémoire peut


e:x:pliquer aussi des variations de détail.
Parfois saint Bernard dépend des intermédiaires qui lui transmettent
le texte biblique : la liturgie ou les Pères de l'Eglise. Ainsi In laudibus,
IV, 8 (t. 4, p. 53, 1. 12) cite Zacharie 9, 9 d'après une antienne du pre-
mier dimanche de l'Avent : Iucunda filia Sion, et exsulta satis, filia Ieru-
salem. Les répons et les antiennes ont inspiré nombre d'emprunts
bibliques du Super cantica : le sermon 6, 3 et le sermon 71, 14 (t. 1,
p. 27, 1. 13; t. 2, p. 224, 1. 14) rapportent Habaquq 3, 3 selon le trait
en usage à l'office du Vendredi saint; sermon 26, 11 (t. 1, p. 178, 1. 25)
se réfère à Osée 13, 14, selon la version 0 mors du Samedi saint. Isaïe 9, 6
est connu d'après l'Introït de la messe de Noël : magni consilii angelus
(cf. s. 8, 7; t. 1, p. 40, 1. 17). Pour Sagesse 4, 1, la leçon des antipho-
naires : casta generatio cum caritate est préférée à celle de la Vulgate :
casta generatio cum claritate (t. 1, p. 187, 1. 19-20)36•
Les citations que fait de l'Ecriture la Règle de saint Benoît ont
plusieurs fois influencé l'abbé de Clairvaux : Tobie 4, I I (s. 50, 4;
t. 2, p. 8o, 1. 5); Isaïe 65, 24 (s. 75, 4; t. 2, p. 249, 1. 14); Matthieu 18, 12
(s. 33, 2; t. 1, p. 234, 1. 26). Il en va de même pour d'autres traités patris-
tiques : Job 14, 4 (s. 70, 8; t. 2, p. 212, 1. 3 1) est répété comme il se
trouve dans le sermon 21, 1 de saint Uon (PL, J4, 191) lu à l'office
nocturne de Noël. Le texte de Lamentations 4, 20, souvent cité en
conformité avec les Septante, vient d'une homélie de saint Ambroise
(Expositio euangelii sec. Lucam, VII, 2 14) entendue aux matines du samedi
après le 2e dimanche de Carême; pour l'interprétation de ce verset
saint Bernard dépend d'ailleurs d'Origène 36•
Saint Bernard a pu choisir entre les leçons que proposaient divers
manuscrits de la Vulgate; dans le sermon 70, 6 (t. 2, p. 212, 1. 2) il a nuntius
comme les Septante et plusieurs témoins alors que le texte authentique
porte nuntii.
Trois règles principales d'interprétation sous-tendent de nombreux
commentaires. La première est celle de l'anthologie : chaque mot du
texte a une origine biblique; composé avec art, selon un plan précis,
l'ensemble est cependant original. On retrouve ce procédé en plusieurs
passages de In laudibus Virginis Matris : au début de l'homélie 1, où
saint Bernard s'interroge sur la signification des noms propres en

35. Voir R.- J. HEsBERT, Corpus anliphonalium o/ficii, t. 3 : Inuilaloria el anliphononae, Roma,
1968, n. 4069, p. 374· Même leçon {cUfll carilale) au sermon 14 de Gauthier de Saint-Victor,
voir GALTERI A SANcTo VrcToRE et quorumdam aliorum, Sermonu ineditos lriginla sex reeensuil,
]. CHATILLON, Turnhout, 1975 (CC, Contin. Med., 30), p. ru. Cette leçon est attestée par
plusieurs témoins cités dans Biblia sarra, t. 12. : Sapientia Salomonis. Liber Hie.rus fi/ii Sirachi,
Roma, 1964, p. H· Mais l'usage liturgique a dû être déterminant.
36. J. DANIÉLOU,« Saint Bernard et les Pères grecs», dans Saint Bernard théologien. Analecla
sacri ord. tùlerc., 9, 1953, p. 48; J.-M. DÉCHANET, «La christologie de saint Bernard», ibid.,
P· 87, n. :t.
La prédication en langue latine ~ z9

Luc 1, z6-z7, et indique le plan qu'il va suivre (t. 4, p. 13-14); dans


l'homélie 1, 8 le thème de l'Agneau rassemble des expressions emprun-
tées à divers livres de la Bible (t. 4, p. zo); c'est avec des mots qui ont
presque tous leur répondant dans l'Ecriture que l'homélie z, 9 déve-
loppe les paradoxes de l'Enfant-Dieu (t. 4, p. z7).
La deuxième règle est celle de l'étymologie : en cela, saint Bernard
reste fidèle à la tradition biblique et patristique. Il s'appuie souvent sur
l'ouvrage classique de saint Jérôme, Liber interpretationis hebraicorum
nominum. Selon les mots hébreux dont on le fait dériver (Nêser ou Nêzér),
Nazareth veut dire la fleur (flos) ou la pureté ( munditia) : le commen-
taire découle de cette double signification qui fournit, à la fois, un
procédé d'explication et de composition.
Le De laude nouae militiae, 13 (t. 3, p. zz~) opère à propos de flos
une triple distinction : semen, flos, fructus; parallèlement, il compare
les promesses du salut à leur accomplissement dans le Christ, par l'inter-
médiaire des figures. Cette allégorie de la semence, de la fleur et du
fruit permet donc de rappeler les grandes étapes de l'histoire du salut
et le passage de l'une à l'autre.
Une troisième manière d'interpréter l'Ecriture consiste à bâtir le
développement autour d'un mot clé : le terme benedictus appliqué par
Luc à la Vierge (1, z8), puis au Christ (1, 68) sert de point de départ
à un exposé d'ordre historique et dogmatique, où saint Bernard associe
la bénédiction de la Mère et du Fils et leur fécondité spirituelle. Il
leur oppose les malédictions de l'Ancien Testament, formulées au
paradis terrestre (Gen. 3, 16) ou par la Loi (Sag. 3, x;); elles entraînent
une réprobation et une condamnation générales auxquelles met fin
le Nouveau Testament. Les variations autour de benedictus-male-
dictus ont permis d'exposer, une fois encore, le passage de l'Ancien au
Nouveau Testament, du péché au salut.

Maurice de Sully. - Son manuel à l'usage du clergé paroissial suit


le déroulement de l'année liturgique et commente les évangiles des
dimanches et de quelques grandes fêtes.
Le thème est fourni par les premiers mots de l'évangile du jour que
l'évêque de Paris va ensuite reprendre phrase par phrase. Cette répé-
tition, souvent littérale, peut être entrecoupée d'incises qui se veulent
explicatives. Ainsi, à propos du fils de la veuve de Naïm31, il donne
un synonyme au mot cercueil (!oculus biblique est précisé par feretrum)
pour insister probablement sur le geste du Christ (Luc 7, 14); ce sont
les témoins du miracle qui furent saisis par la crainte, ajoute-t-il
(Luc 7, 16).

37· !bal Iesll.f in &iuila/1 Naim, Paris, BN lat. 149n, fo SI ra-vb.


Vivre la Bible

Il énonce un principe général qui souvent lui sert de transition entre


le récit biblique et l'application qu'il veut en faire : « Tel est le miracle
que le Seigneur opéra, alors corporellement et qu'il ne cesse de répéter
chaque jour. » En quelques lignes il explique que le Seigneur ressuscite
des morts chaque fois qu'il justifie les impies. Quant au cercueil, aux
porteurs et au cimetière, ils signifient respectivement la conduite mau-
vaise du pécheur, ses désirs impurs ou les démons, l'enfer. L'auteur
déplore ensuite le nombre élevé de pécheurs qui seront conduits en ce
lieu redoutable, s'ils ne se convertissent pas.
Il termine son sermon en rappelant que les trois morts ressuscités
par le Christ désignent trois sortes de pécheurs; développement plus
abstrait que les explications précédentes et qui s'inspire du Liber cxcep-
tionum {II, 1z, 19) de Richard de Saint-Victor, source préférée de Maurice
de Sully38• Ce dernier redevient personnel et pratique avec l'exhorta-
tion finale : « Maintenant bien-aimés, regardez-vous, vous-mêmes, et
voyez si vous êtes morts par le péché ou vivants par la sainteté. Si
vous êtes morts, la sainte mère Eglise vous pleure pat ses prêtres saints
et ses hommes spirituels, elle désire vous ressusciter de la mort à la
vie, c'est-à-dire du péché à la sainteté. Espérons donc que le Seigneur
en nous donnant ses vertus, d'abord la sainteté et ensuite la gloire
nous fera vivre pour toujours. Qu'il daigne nous l'accorder. »

Antoine de Padoue. - La plupart des Sermones dominicales d'Antoine


de Padoue répondent à un schéma assez rigoureux.
Dans l'édition imprimée, on lit au début de chaque sermon une liste
de themata. Le thème principal, très souvent emprunté à l'évangile du
jour, peut l'être aussi à la première lecture : Epitre de Paul ( Ja de
Aduentu) ou Actes des Apôtres ( Pentecostes). L'Ecclésiastique a donné
ceux des quatre Sermones mariani. Les livres historiques lus à l'office,
l'introït et l'épître de la messe fournissent les thèmes secondaires.
Après le rappel du thème principal vient le prothème, exordium
ou prologus consonans comme l'appelle Antoine de Padoue; il s'ouvre
par une citation presque toujours vétéro-testamentaire, apparentée par
le sens et le vocabulaire au thème principal. Ce dernier est repris et
divisé à la fin du prologus.
Il en va de même pour le thème secondaire. Leurs divisions ( diui-
siones) à tous deux se correspondent.
Reprises et expliquées (par distinctiones) tout au long du sermon
elles lui servent de trame. Ainsi l'épitre ou une autre lecture vétéro-
testamentaire est sans cesse associée au commentaire de l'évangile.
On lit, par exemple, au dimanche de la Sexagésime la parabole du semeur

38. RICHARD DE SAINT-VICTOR, Liber exçeptionum, éd. J. CHÂTILLON, Paris, 1958, p. 475·
La prédication en langue latine 531

(Luc 8, 5) et, à l'office, l'histoire de l'arche de Noé (Gen. 6, 14)39• Le


prologue annonce :
In hoc euangelio sex va/de notabilia sunt notanda : seminator et semen, via, petra,
spinae et bona terra. Et in historia praesentis diei similiter sex : Noe, arca fjllae oabuit
fJ!iÎNfjlle cameras ,· prima fuit stercoraria, secunda apothecaria, tertia immitium id est
jerocium animalium, fjllllrta mitium, fjllinta hominum et volucrum. Sed attende diligen-
tissime fjiiOd fjllllrta et tjllinta pro una tantum camera in isla concordantia accipitur.

Antoine de Padoue fait correspondre :


Christus et Noe, Ecclesia et arca ,· semen secus viam et camera stercoraria ,·
semen supra petram et camera apothecaria ,· semen inter spinas et camera immitium
animalium ,· semen in terram bonam camera mitium animalium et camera hominum
et volucrum.

C'est à propos de la semence jetée en bonne terre que sont commentés


l'Introït : Ex.rurge quare obdormis Domine (Ps. 43, 23) et l'épitre de la
messe : Libenter suffertis insipientes (II Cor. 1 I, 1 9-zo).
Ce sermon, comme tous les autres, se termine par une prière :
exhortation, demande et louange à partir du thème initial.

Jacques tle La Marche (t 1476). - I l fait sa profession à la Portion-


cule, le 1er août 1416, et demeure attaché au ministère de la prédication
jusqu'à l'année qui précède sa mort. Son activité s'étend à toute l'Italie,
à l'Europe centrale et orientale et, vers la fin de sa vie, particulièrement
à la région de Naples.
On connait la bibliothèque qui lui servait à composer ses œuvres.
Les sermons qu'il donnait pour la plupart en italien ont été conservés
en latin40• Il s'agit, en général, de textes longs dont les dimanches de
l'année liturgique constituent le point de départ.
Chez Jacques de La Marche le prothème a disparu en tant que tel.
L'incipit scripturaire est suivi d'un court prologue où l'auteur annonce
d'emblée le sujet qu'il va traiter. Il y cite peu l'Ecriture, mais précise
éventuellement ses sources comme le Décret de Gratien ou les Décréta/es,
ainsi dans le sermon 5 tle baptismo et le sermon 14 tle nuptiis. Il annonce
les divisions générales ( articuli) au nombre très variable et qui vont
de z ou 3 (cas fréquent) à 7 ou 8, voire u (s. 88, 89) et 14 (s. 36). A
l'intérieur de chaque « article» il opère d'autres distinctions : en cela
il reste fidèle à une des règles prônées par les Artes praetlicandi médiévaux :
ainsi celui faussement attribué à saint Bonaventure où la division et
la subdivision des idées constituent le deuxième des huit modes de déve-
loppement'!.

39· SANCTI ANToNII PATAVINI (op. rit., n. 31), I: IntrodN&tio. S1rmoM.t, pp. 2,-37.
40· SANCTUS lAcouus DE MARCHIA, Slrm0114.t tlominirale.r, lntroduzione, testo e note di
R. L101, 3 vol., Falconara, 1978.
41. DansSAINTBONAVENTURE(op.rit.,n. 7),p. 16;cf. Th.-M. CHARLAND [136],pp. 3o-33.
5p Vivre la Bible

Le sermon 1 pour le premier dimanche de l'Avent a pour incipit :


Videbunt Filium hominis uenientem in nube cum potestate magna et maiestate
(Luc 21, 27).
L'auteur annonce de suite qu'il va prêcher la crainte du jugement
divin qui sera rendu avec justice sans acception des personnes, à chacun
selon ses œuvres (cf. Mat. x6, 27). Une citation du Psaume 9, 8-9 :
Parauit in iudicio tronum suum et ipse iudicabit orbem terre in equitate : iudi-
cabit populos in iustitia lui permet d'illustrer par l'Ecriture les quatre
éléments d'une sentence équitable : sa préparation (parauit }, l'enquête
menée avec justice et discernement (iudicium), un jugement juste (in
iustitia) qui n'exclut pas la miséricorde (equitas). L'annonce du plan
à suivre termine cette introduction : y aura-t-il un jugement, quels
en sont les signes, les œuvres de chacun seront-elles jugées publiquement,
la rémunération sera-t-elle proportionnelle aux actes?
Chacune des quatre parties est elle-même subdivisée en quatre,
et le procédé continue parfois à l'intérieur de ces distinctions secondaires
(Articulus I, x, a). La méthode d'exposition s'apparente à celle des
écoles : on expose une thèse qu'ensuite on prouve par des arguments
rationnels ou d'autorité. L'Ecriture intervient à ce titre; elle appuie
pratiquement chaque démonstration et parfois elle le fait seule. Les
citations bibliques sont donc assez nombreuses; elles restent, en général,
courtes : quelques mots ou un verset. Venant après des emprunts
souvent avoués aux auteurs sacrés ou profanes, par exemple dans ce
sermon x, Jérôme, Grégoire, la Sybille, ces recours à l'Ecriture peuvent
paraitre en quelque sorte banalisés. Mais il y a plus curieux. En effet,
la quatrième et dernière preuve de l'existence d'un jugement (articulus I)
est purement biblique. On pourrait penser que, là, Jacques de La Marche
a transcrit en entier quelques textes vétéro- et néo-testamentaires. Non,
il encadre seulement par deux affirmations et une allusion au huitième
article du Credo une série de références bibliques portant toutes, à
son avis, sur le jugement futur : environ 50 pour l'Ancien Testament,
18 pour le Nouveau. Les Psaumes n'interviennent pas; l'auteur renvoie
globalement à David. Pour introduire les références bibliques, il écrit
que toutes les saintes Ecritures soutiennent l'existence d'un jugement
de l'homme. A la fin des citations, il réaffirme cette proposition et
cite aussi le huitième article du symbole de foi : « Jésus-Christ viendra
de nouveau juger les vivants et les morts »42.
Il apparait que les concordances verbales, dont le principe remontait
déjà à deux siècles, fournissaient une documentation facile aux prédi-

. 42.. Dans éd. R. LIOI (cf. n. 40), t. 1, pp. 76-77: «Quarto, propter sanctarum scripturarum
unpletionem. Quia omnes scripture sacre clamant hominem futurum iudicaturum... Dauid
9W~:Si per totum... In quibus scripturis prophete clamant et affirmant quod infallanter erit
ludicium. Et est octauus articulus fidei : inde uenturus est iudicare uiuos et mortuos.
Philippus. »
La prédication en langue latine 5~ ~

cateurs. On comprend qu'un sermon mis par écrit comporte toutes


ces indications, mais on imagine mal qu'un orateur ait pu faire autre
chose que glaner quelques versets dans cet arsenal scripturaire.

CoNCLUSION

On a déjà fait allusion à la masse documentaire que représentent les


sermons latins médiévaux, à tous les problèmes qui restent à résoudre
dans la recherche, l'attribution, l'édition et le commentaire des textes.
Mais il faut bien voir que, dans l'immense majorité des cas, la prédi-
cation au Moyen Age, et d'ailleurs à tous les siècles, ne laisse aucune
trace écrite : les témoins manuscrits ou imprimés ne constituent qu'un
échantillonnage réduit et dont il ne faut pas exagérer la signification.
En effet, la transcription privilégie les œuvres des célébrités et les
discours faits au public clérical, scolaire, religieux, là où existe un audi-
toire susceptible de lire une exhortation spirituelle sous forme de sermon
et, plus modestement, à cette époque, un copiste et son matériel. C'est
dire que si l'on est assez bien renseigné sur la prédication des villes
universitaires comme Paris, Oxford, Bologne ou celle des grandes
abbayes cisterciennes et des monastères rhénans, on ignore le plus
souvent la forme et le fonds de l'homélie dominicale faite par le prêtre
de paroisse, par l'abbé ou le moine anonyme d'un couvent peu connu.
Sous l'angle du recours à l'Ecriture, la situation, on l'a vu, est
différente selon qu'on s'adresse aux clercs ou aux fidèles. Dans le pre-
mier cas, si l'on regarde les séries ici retenues,!'Ancien Testament fournit
la majorité des incipit et l'emporte par le nombre des citations. Dans le
second cas, c'est le Nouveau Testament qui fait surtout l'objet de
commentaires; on le comprend puisque ces derniers portent essentiel-
lement sur les évangiles proposés par le cycle liturgique. Il peut y
avoir des exceptions comme Honorius Augustodunensis : le Speculum
ecdesiae admet quantité d'incipit tirés de l'Ancien Testament; il lui
emprunte aussi une abondante typologie par les multiples comparaisons
entre le Christ et les grandes figures de l'histoire d'Israël. Ce que ne
fait pas le manuel similaire de Maurice de Sully, où les seules images
appliquées au Christ sont celles du Bon Samaritain et du Juge des
derniers temps. Le premier était moine noir; le second, évêque de
Paris, avait probablement une meilleure connaissance de l'état religieux
des fidèles.
Cependant, s'il convient de maintenir la distinction entre le discours
savant et l'exhortation populaire, il ne faut pas exagérer la distance.
Des traités à l'usage des clercs ont fait l'objet d'adaptations à l'usage
des fidèles : Richard de Saint-Victor a été pillé par Maurice de Sully.
sH Vivre la Bible

A l'inverse, une prédication pour le plus grand nombre, comme celle


de saint Antoine de Padoue et de Jacques de La Marche, qu'on peut
supposer relativement simple et accessible dans l'expression orale, se
surcharge, sous la forme écrite, de divisions et de références bibliques
ou autres.
A propos de la prédication populaire on peut d'ailleurs se demander
si l'homélie dominicale ne prenait pas souvent la forme d'un exposé
sur le Pater ou le Credo : « Les prêtres exhorteront sans cesse le peuple
à réciter l'oraison dominicale, le 'Je crois en Dieu' et la salutation de
la Bienheureuse Vierge », disent les Statuts de Paris vers 1Z04. Une
vingtaine d'années plus tard, le Synodal de l'Ouest demande aux pas-
teurs « de veiller à instruire avec soin les gens, qu'ils soient majeurs ou
mineurs, dans la croyance en la Trinité et en l'Incarnation, dans les
sept sacrements et les sept œuvres de miséricorde opposées aux sept
péchés capitaux »43 • La nécessité de structurer quelque peu le contenu
de la foi, l'absence d'institutions proprement catéchétiques expliquent
sans doute l'abondante floraison de traités sur le Pater ou le Credo,
où il serait sûrement intéressant d'examiner la place faite à l'Ecriture
sainte44•
Par la messe et l'office les clercs avaient un usage quotidien de la
Bible; il ne faut donc pas s'étonner que beaucoup de citations, chez
saint Bernard par exemple, fassent écho aux textes liturgiques dépen-
dant des anciennes versions latines et non de la Vulgate réalisée par
saint Jérôme. Pourtant, au xme siècle, des Artes praedicandi se défient
des textes liturgiques qui introduisent parfois des changements; ils
préconisent l'emploi de la version hiéronymienne45• Mais furent-ils
suivis, l'habitude et la mémoire n'ont-elles pas été plus fortes ?
Selon le De modo componendi sermones de Thomas Waleys (t après 1 349),
le thème du sermon devait obligatoirement être emprunté à la Bible46 :
prescription rigide qui, dans les siècles précédents, aurait éliminé, par
exemple, quelques initia profanes connus d'Alain de Lille47 ou des

43· O. PoNTAL, Les statuts de Paris et le Synodal de l'Ouest. Les statuts synodaux français
du xm• siècle, 1, Paris, I97 I ; dans Statuts de Paris, n. 6~, p. 75; dans Synodal de l'Ouest, n. 123,
p. 227·
44· Voir B.-G. GUYOT,« Incipits of Works on the Pater noster »,dans M. W. BLOOM-
FIELD... , Incipit of Latin Works on the Virtues and Vices, IIOO-If!O AD, Cambridge, Mass.,
I 979. pp. 567-686.
45. ROBERT DE BASEVORN, Forma praedi&andi, XVI ; « Videat etiam quod thema suum sit
de textu Bibliae, non de antiphonario. Unde uitiosum est illud thema quod aliqui assumunt
in festo Trinitatis : Tres uidit et unum adorauit, quia non est textus Bibliae », dans Th.-M. CHAil-
LAND [I36], p. ~5o; Thomas VALLEYS, De modo componendisermones, II, ibid., p. 34~ :« Contingit
enim quandoque quod ea quae cantantur in Ecclesia de Sacra Scriptura extrahuntur, sed inter
originale et transsumptum est magna diuersitas. »
46. II, ibid., p. HI : « Secundum est ut thema accipiatur ex Sacra Scriptura. »
47· M.-Th. d'ALVEilNY, «Un sermon d'Alain de Lille sur la misère de l'homme», dans
Literaryand Historical Studies in Honor ofHa"y Capian, éd. by L. WALLACH, New York, I966,
La prédication en langue latine 53 5

incrp1t liturgiques, non bibliques d'origine, qu'avait pu développer


Gauthier de Saint-Victor48 (fin xue).
Plus que le choix des thèmes, l'évolution de la conception du sermon
constituait le véritable danger. En effet, la contrainte des règles édictées
par les Arles praedicandi, l'influence des procédés scolaires d'exposition
tendaient à faire de l'incipit une thèse qu'on prouve à grand renfort
d'arguments. Comme le Décret de Gratien ou les Sentences de Pierre
Lombard, la Bible pouvait devenir une anthologie ou puiser des preuves
et les concordances n'ont peut-être pas rendu, là, leurs meilleurs ser-
vices. Il serait injuste d'exagérer et de généraliser le risque encouru.
S'il existe un trait qui frappe à la lecture des sermons médiévaux c'est
bien la familiarité avec la Bible dont ils témoignent; ils répondent en
cela à la règle formulée après tant d'autres par Humbert de Romans
la première science du prédicateur est celle des Ecritures49.

Jean LoNGÈRE.

pp. ~15-53~; «Variations sur un thème de Virgile dans un sermon d'Alain de Lille», dans
Mélanges d'archéologie et d'histoire offerts à André Piganiol, Paris, 1966, pp. 1~17-1~28.
48. GALTER1 A SANCTO VrcTORE ... , Sermone.t ineditos triginta sex recensuit, J. CHÂTILLON,
Turnhout, 1975 (CC, Contin. Med., 30), pp. 26, II~.
49· De eruditione praedicatorum, II, 9, dans Opera de uita regulari, éd. J.-J. BERTHIER, t. 2,
Roma, 1889, rééd. Torino, 19~6, p. 400 : « Multiplex autem est scientia qWP.e eis est necessaria.
Una est scientia sanctarum Sctipturarum. Cum enin omnis praedicatio debeat fieri de sacris
Scripturis... »
10

La Bible
dans la liturgie
au Moyen Age

Le sujet est si vaste qu'il est nécessaire de le limiter, pour ce qui


est de la liturgie, à la liturgie romaine, telle qu'elle a pris forme à Rome
même avant l'époque carolingienne et qu'elle a été adoptée dans les
pays francs vers la deuxième moitié du vme siècle, en y remplaçant
les anciennes liturgies gallicanes1, puis, à l'époque de la réforme gré-
gorienne, en évinçant la liturgie hispanique 2 et ce qui pouvait rester
de l'ancier.r.ne liturgie celtique insulaireS. En certains lieux d'autres
liturgies ont pu subsister longtemps en se combinant avec d'importants
apports romano-francs : ainsi, jusqu'à nos jours, à Milan'.
On considérera successivement la messe, puis l'Office divin.

LA BIBLE DANS LA LITURGΠDE LA MESSE

Si l'on convient de faire commencer le Moyen Age vers l'époque


de saint Grégoire le Grand (t 6o4), il faut faire remarquer d'emblée
qu'à Rome, jusque vers la fin du xrne siècle, la liturgie, même celle

1. Sur les lectures de la ou des liturgies gallicanes, cf. KI. GAMBER, Cotlife.r Lilurgifi
Latini Antiquiore.r, 2• éd., Fribourg, Suisse, 1968, pp. 174-18o.
2. Cf. GAMBER, pp. 214-217 : J. PINELL, « La liturgia hispanica », dans Q. ALDEA,
T. MARIN, J. VIVES, Difciollllrio d4 historia ecle.ria.rtica d4 E.rpaiia, t. Il, Madrid, 1972-1975,
pp. 1303-1320.
3· Cf. GAMBER, Codices, pp. 14o-149·
4· Cf. GAMBER, Codife.r, pp. 27o-278.
538 Vivre la Bible

de la messe, a comporté une certaine diversité d'une église à une autre,


et que, lorsque les livres romains ont, à l'époque carolingienne, été
adoptés en terre franque, cette diversité a engendré des diversités
locales qui se sont maintenues jusqu'à la fin du Moyen Age et parfois
même au-delà. Pour ce qui est de la place faite aux textes bibliques
dans la messe cette diversité affecte dans certains cas les textes employés,
mais non la structure générale qui comporte, à part quelques exceptions,
deux lectures bibliques, dont la deuxième est celle de l'Evangile et la
première, le dimanche, est toujours prise du Nouveau Testament.
Les chants qu'on a appelés à l'époque moderne les chants du Propre,
parce qu'ils sont variables et propres à chaque jour, pour les distinguer
des chants de l'Ordinaire, qui ne changent pas, sont également bibliques,
et généralement pris des Psaumes.

Nombre des lectures

En ce qui concerne les lectures, la double caractéristique énoncée


ci-dessus - deux lectures seulement, uniquement néo-testamentaires
le dimanche - différencie l'usage romain des autres usages occiden-
taux, sauf celui de l'Afrique, pour autant que nous puissions en juger
par les sermons de saint Augustin6 • En Orient, la même originalité
se retrouve à Constantinople avec, même en semaine, un usage exclusif
du Nouveau Testament. A Rome, la règle de ne faire que deux lectures
existait déjà au début du VIe siècle6, mais l'emploi de trois lectures
aux différentes messes de Noël et aux premiers jours de la Semaine
sainte, conservé ici ou là, est peut-être un signe que la messe romaine
aurait comporté à une époque plus ancienne trois lectures, comme
l'usage en a été gardé dans la liturgie ambrosienne7 •
A certains samedis (samedi saint, Pentecôte, Quatre-Temps), la
messe comporte un nombre plus élevé de lectures qui étaient primiti-
vement celles d'une vigile suivie de la messe, avec quatre ou cinq lec-
tures d'Ancien Testament avant l'épître. A Rome à l'époque byzantine
toutes ces lectures étaient, au moins à la messe papale, lues deux fois,
en grec et en latin. Plus tard, peut-être pour remplacer l'usage de la

5. Cf. W. ROETZER, Des heiligen Augustinus Schriften ols liturgie-geschichtliche Quelle, Munich,
1930, pp. IOQ-101.
6. Cf. La notice du pape Célestin dans le Liber Pontififalis, éd. L. DuCHESNE, t. I••,
Paris, 1886, p. 230.
7· Cette hypothèse a été proposée par L. DuCHESNE, Origines du culte chrétien, z• éd., Paris,
1898, p. 16o, et généralement admise par les historiens de la liturgie, malgré les objections de
P. BATIFFOL, Lefons sur la messe, 6• éd, Paris, 1920, pp. 102-103. Selon A. CHAVASSE, Le
sacramentaire gélasien, Tournai, 1958, pp. 191-195. celles des messes gélasiennes qui comportent
trois oraisons avant la secrète s'expliqueraient par deux oraisons introduisant les deux leçons
avant l'évangile, et une troisième placée après celui-ci.
Bible et liturgie 539

double lecture des mêmes textes, on rencontre à la messe du samedi


saint dix ou douze lectures, comme ce fut le cas, à partir du xine siècle,
dans le missel de la Curie romaine 8• Ailleurs dans les liturgies médié-
vales on rencontre souvent, le samedi saint, quatre lectures seulement
avant l'épître.

Les plus anciens témoins des lectures

Les plus anciens témoins de la répartition des lectures sont, à partir


du début du vme siècle, de simples listes ( capitularia) des passages
à lire (péricopes). Les listes d'épîtres et les listes d'évangiles sont dis-
tinctes et, même lorsqu'elles sont contenues dans un même manuscrit,
elles sont souvent mal coordonnées entre elles. C'est assez lentement
qu'entrèrent en usage des épistoliers et des évangéliaires contenant
le texte complet des péricopes à lire, disposées dans l'ordre de l'année
liturgique9 • Pour l'histoire des lectures romaines les documents les plus
importants sont une liste d'épîtres contenue dans un manuscrit de
Wurtzbourg du milieu du vme siècle, reproduisant un type romain
du vue d'où dérivent tous les autres10, et les listes d'évangiles classées
et éditées par Th. Klauser11, dont la plus ancienne reproduit un modèle
romain qu'on peut dater vers 64 5.

Organisation des lectures

Au vue siècle l'année liturgique romaine achève de prendre la


physionomie d'ensemble et la répartition des lectures qu'elle conservera
jusqu'au xxe siècle. Les dimanches d'Avent ont été introduits dans la
deuxième moitié du vie siècle sans être encore placés au début du cycle
annuel qui commence à Noël. Les lectures de l'Avent montrent que,
conformément à la doctrine patristique de l'histoire du salut, ce temps
attend, sans les séparer l'un de l'autre, les deux avènements de Noël

8. Sur tout ceci, cf. A. CHAVASSE, Le satramentaire gélasien, pp. 107-126. Pour le missel
dela Curie, cf. S. J. P. V AN Drpc, The Ordinal of the Papal Court from Innocent III to Boniface VIII
and Related Documents, Fribourg, Suisse, 1975, pp. 277-278.
9· Cf. Th. KLAUSER, Das romische Capi/ulare Evangeliorum (Liturgiegeschichtliche Quellen
und Forschungen, 28), Münster, 1935, LXXXI, p. xc; Kl. GAMBER, Codices (ci-dessus, n. r),
pp. 429-439, 447-483.
ro. Cette liste a été éditée par G. MoRIN, « Le plus ancien Cornes ou lectionnaire de
l'Eglise romaine», dans RB, 27, 1910, pp. 41-74. Cf. A. CHAVASSE,« L'Epistolier romain du
Codex de Wurtzbourg. Son organisation», dans RB, 9r, 1981, pp. 28o-331. Est également à
mentionner le lectionnaire d'Alcuin, édité par A. WILMART, Ephemerides Liturgicae, JI, 1937,
pp. 136-197·
I l . 0. ci-dessus, n. 9·
~40 Vivre la Bible

et de la Parousie12• C'est dans le courant du vue siècle qu'apparaît le


dimanche de la Septuagésime et que, sous l'influence de l'Orient, Rome
fait accueil à la célébration des Rameaux le dimanche avant Pâques,
et aux quatre fêtes mariales de la Présentation de Jésus (2 février),
de l'Annonciation, de la Dormition (qu'on appellera un peu plus tard
l'Assomption) et de la Nativité de la Vierge13 • La célébration des
Rameaux a laissé inchangée la lecture, ce dimanche-là, de la première
des quatre Passions dont les trois autres étaient lues à différents jours
de la semaine sainte. Quant à la fête mariale du 1 5 août elle prit plus
tard (deuxième moitié du Moyen Age) une importance croissante dans
la piété.
Indépendamment de ces modifications adoptées au vue siècle, il
y a lieu de signaler les caractères de trois grands ensembles de l'année
liturgique romaine : le Carême, le temps après Pâques, la longue période
qui va de la Pentecôte à l'Avent. En Carême, la liturgie romaine a
d'abord employé pour des dimanches les trois grandes lectures baptis-
males de la Samaritaine, de l'aveugle-né et de la résurrection de Lazare
qui ont vraisemblablement été employées en Occident depuis la cons-
titution du Carême; mais, avec la généralisation du baptême des petits
enfants au vre siècle, ces lectures ont été transférées à des jours de
semaine14 et le Carême a reçu une coloration moins baptismale et plus
pénitentielle, en même temps qu'était adoptée pour ces semaines-là
une célébration quotidienne de la messe (sauf le jeudi) avec des lectures
propres où l'on décèle souvent une correspondance intentionnelle
entre la première lecture et l'évangile, ce qui n'est pas souvent le cas
dans le lectionnaire romain de la messe16•
Les dimanches après Pâques sont, dans la liturgie romaine, carac-
térisés, comme la fin du Carême, par la lecture de l'évangile selon saint
Jean. En fin de Carême, ce sont les passages qui ont trait à la montée
de Jésus vers sa Passion. Après Pâques c'est surtout le discours après
la Cène, compte tenu du double fait que primitivement l'octave de
Pâques s'achevait le samedi et que le premier évangile de la série domi-
nicale est celui du Bon Pasteur (Jean 10, 11-16). Les épîtres sont prises,
comme dans d'autres liturgies, des Actes des Apôtres - le temps
après la Résurrection est celui du commencement de l'Eglise - et des
épîtres catholiques. A. Chavasse a toutefois émis l'hypothèse, devant

12. Particulièrement caractéristique de ce dernier aspect est la lecture évangélique


Mat. 21, 1-9 (entrée messianique de Jésus à Jérusalem) qui sera écartée plus tard, par exemple
dans la liturgie clunisienne, au nom d'une conception plus« historique» de l'année liturgique.
13. Sur ces fêtes, cf. P. JoUNEL, dans A.-G. MARTIMORT, L'Eglise en prilre, nouv. éd.,
t. 4, Paris, 1983, pp. 1~o-1~2.
14. Cf. A. CHAVASSE,« La discipline romaine des sept scrutins baptismaux. Sa première
forme », dans RSR, 48, 1960, pp. 225-240.
15. Les lectures des jeudis, ayant été complétées plus tard, ne sont pas toujours les mêmes
dans les liturgies médiévales locales. Cf. à ce sujet A. CHAvASSE (ci-dessus, n. 10), pp. 282-283.
Bible et liturgie 541

laquelle je reste hésitant, que la longue série d'Epitres pauliniennes de


la liste de Würzburg porterait la trace d'une organisation romaine
des lectures où, même au temps pascal, la première lecture de la messe
aurait été prise de saint Paul18• Il pense que cette particularité aurait été
ensuite abandonnée sous une inJluence orientale.
La période entre la Pentecôte et l'Avent était subdivisée, à Rome,
en tenant compte des principales fêtes de l'été: saints-Apôtres (Pierre et
Paul), Saint-Laurent (1o août), Saint-Cyprien (16 septembre) ou Saint-
Ange (30 septembre). En pays francs ces séries partielles furent uni-
fiées en une seule série après la Pentecôte (ou, plus tard, après l'octave
de la Pentecôte ou la Trinité). Le choix des épîtres et celui des évangiles
sont indépendants l'un de l'autre. La série des épîtres, prise de saint
Paul comme on l'a dit à propos du temps pascal, est un choix de pas-
sages qui se suivent dans l'ordre des lettres pauliniennes. Les évangiles
qui ne présentent pas d'ordre apparent parcourent l'enseignement des
Evangiles synoptiques17• S'y ajoutent des évangiles de semaine pour
les mercredis, les vendredis et parfois les samedis, choisis d'une manière
analogue, et pour lesquels il n'existe pas d'épîtres correspondantes;
au vue siècle ce système de lectures fériales commence à se défaire à
cause de la multiplication des fêtes des saints. Tout cet ensemble de
lectures est moins stable qu'en d'autres périodes de l'année, et il en a
résulté à travers le Moyen Age une certaine diversité entre les liturgies
locales18•

Le.r çhant.r du Propre

La messe romaine comporte quatre chants, variables comme les


lectures, qui sont importants du point de vue biblique : d'une part, le
graduel, chant psalmique qui est chanté pour lui-même après la pre-
nûère lecture; d'autre part, les trois chants accompagnant les processions
de l'entrée, de l'offertoire et de la communion. Ceux-ci ont été adoptés
beaucoup plus récemment que le graduel, probablement dans la pre-
nûère moitié du ve siècle. Au vue siècle, le graduel est chanté à Rome
par un soliste sur les degrés de l'ambon; les autres sont des chants de
.rçhola. Pour l'entrée et la communion le chant d'un psaume est accom-

x6. Op. til., n. 10, pp. 2.95-z.96.


17. Qudques parentés avec les lectures byzantines ont été signalées par A. CHAVASSE,
« La structure du carême et les lectures des messes quadragésimales dans la liturgie romaine»,
dans La Mm.ron-Die11, JI, 195z., p. 104.
18. Cf. A. CHAvAsSE,« Les plus anciens types du lectionnaire et de l'antiphonaire romains
de la messe », dans RB, 62, 195z., pp. 3-94; R.-J. !IESEERT, « Les séries d'évangiles des
dimanches après la Pentecôte», dans La Mm.ron-Die11, 46, 1956, pp. 35-59; M. O'CARROLL,
« The Lectionary for the Proper of the year in the Dominican and Franciscan rites of the
thirteenth century », dans An:hitJ11111 Fratr11111 Pra1ditatormn, 49, 1979, pp. 79-103.
54z Vivre la Bible

pagné d'une antienne-refrain, le plus souvent psalmique elle aussi.


Dans un petit nombre de cas l'antienne est tirée d'un autre livre de
l'Ecriture. Ainsi à la messe du jour de Noël (« Un enfant nous est né »
(Is. 9, 6)) ou au jour de la Pentecôte (« L'Esprit du Seigneur a rempli
l'univers » (Sag. 1, 7)). Le chant d'offertoire est un peu différent : il
est alors composé d'une série de versets d'un psaume avec, entre ceux-ci,
la reprise d'un refrain. Il est tout à fait exceptionnel que ces chants
de procession ne soient pas bibliques. Ainsi en est-il pour les antiennes
d'introït et de communion de la messe des morts, inspirées du quatrième
livre (apocryphe) d'Esdras, dont on ne saurait dire si ce sont des compo-
sitions romaines ou gallicanesls.
En pays franc les processions de la messe romaine sont devenues,
celle d'entrée plus courte, celles d'offertoire et de communion plus
rares. De ce chef on a cessé de chanter en entier les psaumes de l'entrée
et de la communion, et les versets de l'offertoire ont disparu, sauf à
la messe des défunts 20• Mais, surtout du xxe au xre siècle, se sont déve-
loppés, au moins pour les grandes fêtes, les tropes, sorte d'introduction
et de commentaire lyrique de l'antienne biblique, se glissant entre les
membres de la phrase de celle-ci et en l'interprétant, par exemple par
une personnification néo-testamentaire des textes psalmiques 21 •
En général le répertoire des chants du propre de la messe est stable,
et présente rarement des différences de texte d'une Eglise à une autre.
Il n'en va pas de même, avant l'évangile, pour le verset de l'alléluia,
dont le choix demeura un certain temps ad libitum avant de se fixer
dans les divers répertoires locaux22•
Une question analogue se pose pour les tropes, dont seulement
un petit nombre ont été en usage dans les deux moitiés, occidentale et
orientale, de l'ancien empire carolingien : il est probable que le principal
développement des tropes ne s'est effectué qu'après la partition de
l'empire23• Certaines régions, comme l'aire d'influence clunisienne, leur
sont restées presque totalement allergiques24.

19. Cf. Cl. GAY,« Formulaires anciens pour la messe des défunts», Etudes grégoriennes, 2,
1957. pp. 83-129·
20. Cf. J. A. JuNGMANN, Missarum So/Jemnia, trad. franç., t. Il, Paris, 1952, pp. 76-77,
301-303; t. III, 1954, pp. 330-33 r.
2r. Corpus troporum, Stockholm, depuis 1975 (4 vol. parus). Cf. mon étude, dans
G. IVERSEN (éd.), Researcb on Tropes, Stockholm, 1983, pp. 7-16, «Les tropes dans l'histoire
de la liturgie et de la théologie ».
22. C'est ainsi qu'on a utilisé la liste des versets d'alléluia des dimanches après la Pen-
tecôte pour déterminer l'origine d'antiphonaires de la messe ou de missels. Sur ces versets,
cf. M. HuGLo, « Les listes alléluiatiques dans les témoins du graduel grégorien »,dans Spe-
eu/um Musicae Artis. Festgabe fiir Heinrich Husmann, Munich, 1970, pp. 21')-227.
23. Cf. M. HuGLO, « De monodiska handskrifternas fôrdelning i tva grupper, ôst och
vast», dans Kiiytiinniil/isen Teologian ]ul!eaisuja, J, 1975. pp. 47-65.
24. Cf. mon étude citée ci-dessus, n. 2 r.
Bible et liturgie 543

LA BIBLE DANS L'OFFICE DIVIN

Une des principales différences entre la liturgie du Moyen Age et


la pratique liturgique quelques siècles plus tard consiste certainement
dans la célébration publique de l'Office divin, non seulement dans les
églises monastiques mais dans l'ensemble des églises, religieuses et
séculières, y compris, au moins en principe, dans les églises paroissiales 26•
La raison d'être, non seulement des communautés religieuses mais des
« bénéfices » assurant aux clercs leur subsistance, était d'abord de célé-
brer, dans une église donnée, les différentes Heures de l'Office divin.
La récitation de l'Office en privé s'est développée assez lentement à
partir du xme siècle, et jusqu'à la fin du Moyen Age, elle a été consi-
dérée comme une exception.
L'Office divin comporte deux types fondamentaux, le romain et
celui de la Règle de saint Benoît (observée, non seulement par les Béné-
dictins mais aussi, par exemple, par les Cisterciens et les Chartreux).
Ils ont en commun le nombre des Heures (7 ou 8 suivant qu'on unit
ou qu'on sépare matines et laudes), la répartition du psautier sur une
semaine et la lecture des autres parties de la Bible. L'Office romain
est à l'origine celui des monastères desservant les principales basiliques
romaines aux vne et vrne siècles, et probablement même plus tôt. Par
rapport à la distinction, généralement admise par les historiens, entre
les deux formes d'Office de l'Antiquité chrétienne, l'Office de la com-
munauté ecclésiale (la liturgie wisigothique l'appelait office« cathédral»)
et l'Office monastique, l'Office romain, tel qu'il a été pratiqué au Moyen
Age partout sauf dans les monastères bénédictins, complète l'ancien
Office cathédral romain par un ensemble d'Heures monastiques. Ses
relations avec l'Office bénédictin sont complexes. Tout d'abord l'Office
monastique, tel que la Règle de saint Benoît l'organise, dépend déjà,
comme il ressort des recherches récentes, en particulier celles de Dom
Adalbert de Vogüe26, de l'Office romain des monastères basilicaux.
En second lieu cet Office des monastères romains, qui sera de fait, à
travers le Moyen Age et jusqu'à la réforme de saint Pie X, l'Office
romain tout court, a lui-même subi l'influence de la Règle de saint
Benoît, au moins pour les deux versets psalmiques qui ouvrent la
célébration des différentes Heures : « Seigneur, ouvre mes lèvres et
ma bouche publiera ta louange» (Ps. 50, 17), « Dieu, viens à mon aide,
Seigneur, hâte-toi à mon secours » (Ps. 6z, z)27• En troisième lieu,

25. Cf. GRATIEN, Décret, Dist. 91 (FRIBDBERG, 1, pp. 315·317).


26. La Règle de saint Benoît, t. V(« Sources chrétiennes», 185), Paris, 1971, pp. 383-554.
27. Cf. B. FISCHER, Die Psalmen ais Stimme der Kirche. Gesammelte Studien zur christli-
ehen Psalmenfrëmmigkeit, Trèves, 1982, p. 40. - En revanche l'adoption, par l'Office
s44 Vivre la Bible

comme l'a montré R.- J. Hesbert28, les manuscrits de l'Office bénédictin


dérivent tous de l'Office romain qu'ils adaptent à la structure définie
par la Règle. Par là sont attestées à la fois la solution de continuité
entre la Règle et la pratique liturgique bénédictine postérieure, et
l'osmose entre la liturgie des monastères et celle des Eglises locales
à l'époque préclunisienne. A partir du x~ siècle les grands centres
monastiques, Cluny puis d'autres, exerceront leur influence à travers
toute l'Europe, et leur liturgie sera adoptée par les monastères nouvel-
lement fondés, ou se substituera plus ou moins complètement à la
liturgie antérieure des monastères qui recevront d'eux leur réforme.

Psaumes et cantiques bibliques dans /'Ojjice


Si l'on met à part les lectures et les oraisons, psaumes et cantiques
bibliques (on est convenu d'appeler cantiques bibliques les chants
empruntés à des livres de la Bible autres que le Psautier) sont presque
le tout de l'Office, puisque les hymnes composés par des auteurs chré-
tiens, prévus par la Règle de saint Benoît pour chaque Heure, n'eurent
d'abord pas de place dans l'Office romain, où ils ne semblent pas avoir
été admis de façon générale avant le xue siècle29•
La répartition hebdomadaire des psaumes dans l'Office romain
(tableau l) et l'Office bénédictin (tableau II) appelle plusieurs remarques30•
En premier lieu, l'ancienne organisation des offices « cathédraux »
de laudes et vêpres n'apparaît plus guère qu'aux laudes, où les princi-
paux Psaumes et cantiques sont choisis en fonction de deux thèmes,
celui de la prière matinale et celui de la louange : ainsi, par exemple,
pour la prière matinale, le Psaume 62 : Deus, Deus meus, ad te de luce
vigilo traduit par ad te de luce vigi/o le grec pros se orthrizo, « pour toi je

romain nocturne, du psaume introductoire Venite exu/temus (Ps. 94) pourrait être antérieure
à l'influence bénédictine : cf. l'état de la question dans A. de VoGÜE (n. :z6), p. 435·
:z8. Corpus Antiphona/ium 0/ficii, t. V, Rome, 1975, pp. 445-480 (pp. 455-457 pour le
Mont-Cassin).
:z9. Je ne connais pas d'étude précise sur cette question. Quelques indications dans
s. BAEUMER-R. BIRON, Hùtoire Ju Bréviaire, t. n, Paris, 1905, pp. 35-37· A Rome, l'Ordo du
Latran, entre 1139 et 1145, semble encore refuser l'introduction des hymnes (cf. mon étude
«L'influence des chanoines de Lucques sur la liturgie du Latran)), dans les Mélanges Chavasse,
Strasbourg, 1984, p. 39).
30. Dans la désignation des Heures on emploie ici les termes modernes de matines
(matutinum) etlaudes (law/es), déjà utilisés au xm• siécle par l'Ordinaire de la Curie romaine.
Auparavant l'appellation de matulinae law/es (ou simplement malutim) désignait nos laudes,
et l'office de la nuit portait en général le nom de noeturni (plus anciennement celui de vigilia4).
D'après A. de VoGÜE (n. :z6), pp. 463-469, le nom de vigi/iae désignait à l'origine un office
de nuit plus long que celui de la liturgie romaine et bénédictine. Quant au transfert de l'appel-
lation de malulinum (ou malulinae) à l'office de nuit, il a dû se faire en un temps et dans des
lieux où matines étaient suivies immédiatement de laudes, dans la deuxième moitié de la
nuit : peut-être dans l'Office romain du xu• siècle, où l'on réservait le nom de vigi/iae à l'Office
nOCturne festif des grandes fêtes, et celui de malulinum à l'Office nocturne ordinaire (cf.
ci-dessous, n. ~6).
Bible et liturgie 545

me lève (je veille) dès l'aurore »; aussi est-il fréquemment employé,


dans l'Eglise ancienne, pour l'Heure de l'aurore (en grec, orthros).
Quant à la louange, elle s'exprime en particulier dans les trois
Psaumes 148-150, auxquels fut longtemps réservé le nom de laudes.
li est possible également que le Psaume 50 ait été choisi pour les laudes
autant comme expression de louange que pour son sens pénitentiel31 •
De l'un et l'autre thème les laudes offrent encore d'autres exemples.
Les vêpres en revanche n'ont conservé qu'un seul vestige de l'ancienne
prière cathédrale du soir, le verset Dirigatur, Domine, oratio mea sicut
incensum in conspecto tuo (Ps. 140, zA), qui, dans le Psaume, se continue
par les mots Elevatio manum mearum sacriftcium vespertinum32•
En second lieu, l'usage, de type monastique (aussi bien dans l'Office
romain que dans l'Office bénédictin), comporte l'usage de tout le psau-
tier en une semaine, essentiellement à matines et à vêpres. A matines,
conformément à une tradition provenant du monachisme égyptien,
l'unité de base est un groupe de 1 z Psaumes, et les Psaumes employés
vont, dans l'Office romain du Psaume 1 au Psaume 108, dans l'Office
bénédictin du Psaume 21 au Psaume 108, la Règle de saint Benoît
abrégeant de façon générale l'Office des monastères romains dont elle
s'inspire, notamment en divisant en deux certains Psaumes. Dans l'Office
romain, le fait que les Psaumes 21-25 sont reportés le dimanche à prime
donne à supposer qu'à une époque ancienne ils ont fait partie de la psal-
modie des matines dominicales, réduite plus tard à r8 Psaumes33 •
Troisièmement, au moins dans l'Office romain, à la différence de
matines, laudes et vêpres, les autres Heures ont des Psaumes invariables.
Ceux des complies sont choisis en fonction du caractère propre de
cette Heure, qui est une prière avant le sommeil.
A ces remarques sur la répartition hebdomadaire du Psautier il
faut en ajouter deux autres, la première sur les matines pascales, la
deuxième sur la psalmodie des jours de fête. Pendant les deux octaves
de Pâques et de Pentecôte l'Office romain ne comporte aux matines
que trois Psaumes, répartis selon une distribution spéciale vraisembla-
blement archaïque. Nonobstant les reproches de saint Grégoire VII,
la liturgie de plusieurs Eglises étendait, au Moyen Age, cette pratique
à tout le temps pascals4.

31·a. A.-G. MARTIMORT (supra, n. 13). p. 2.78.


32.. Sur les emplois patristiques du Ps. 140 à propos de la prière du soir, cf. J. PINELL,
« El numero sagrado de las horas del officio », dans Mitcellanea liturgica G. Lercaro, t. ll,
Rome, 1967, pp. 887-934, plus spécialement pp. 910-9II.
33· a. J. PASCHER, (( Zur Frühgeschichte des rômischen Wochenpsalteriums », dans
Ephemerides LiJurgicae, 79, 1965, PP• H-s8.
34·a. à ce sujet R. LE Roux,« Aux origines de l'Office festif. Les antiennes et les Psaumes
de matines et de laudes pour Noël et le 1er janvier selon les cursus romain et monastique»,
dans Etudes grégoriennes, 4, 1971, pp. 6s -170, spécialement pp. II7-1 19. Pour l'extension à tout
le temps pascal, cf. GUILLAUME DuRAND, Rationale, VI, 87, 4·
P. RICHÉ, G. LOBRICHON 19
TABLEAU 1

Répartition des Psaumes dans l'Office romain


au cours de la semaine

Dimanrhe Lundi Mardi Merrredi Jeudi Vendredi Samedi

94 : - - - - - comme psaume d'introduction tous les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -


1
1 26 38 ·P 68 8o 97
2 27 39 lB 69 81 98
3 z8 40 54 10 8z 99
6 Z9 41 55 7I 83 100
1 un seul 30 un seul 43 56 un seul 72 un seul 84 un seul
101
I•r nocturne 8 un seul
nocturne 31 57 nocturne 85
IOZ
nocturne 44 nocturne 73 nocturne
= u Ps. 9 = u Ps. 3Z = u Ps. 4645 nocturne 58 = rz Ps. 14 86
= 12 Ps. 87 = rz Ps. ro;
10 33 = 12 Ps. 59 15 104
II 34 47 6o 76 88 105
MATINES
12 35 48 61 77 93 106
13 36 49 63 78 95 107
14 37 51 65 19 96 108
67
II• nocturne { ~~
= 3 Ps. 17
Ill• nocturne { 18
= 3 Ps. 19
20

92 (5oa) 50 50 50 50 50 50
99 (117) 5 42 64 89 142 91
62. 62 62. 62 62 62 62
66 66 66 66 66 66 66
LAUDBS Dan, 3· 57-88 Is. u, 1-6 Is. 38, 10-20 1 Sam, 2, 1-10 Ex. 15. 1-19 Hab. 3, 2-19 Deut. p, 1-43

~1i)tous les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -


~...:.~.-. \~ "·'l-19 (Biwtlinru)
u~
22
23 (b)
24\
PRIME 2S .'

~
S3
II7 (92) (")
II8, 1-16
II8, 17-32
"
IIS, 1_16 aux jours de semaine et aux fêtes
n8, 17-32

TIERCE ~~::!~~::}tous les jours----- - - - - - - - - ----------- ------ --- - ------ - --------


II8, 6s-8o

SEXTE :::: :;~~~:}tous les jours------------------------------------------------


II8, II3-128

NONE ~~::~:~=;~}tous les jours------ - - - - - - - - -- ------- ----- ------------ ------- -


II8, I6I-I76

109 II4 121 126 131 137 143


IIO us 122 U7 132 138 144
III n6 123 uS 134 139 I4S
vbRES
Il2 Il9 124 129 IH 140 146
Il3 120 us 130 136 141 147
Le 1,46-ss (Magnifital) : tous les j o u r s - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - : - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

4
30, 2-6 tous les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
COMPLIES 90
133
Luc 2, 29-32 ( Nrmt tlimittis)

(a) Du dimanche de la Septuagésime à celui des Rameaux, les Ps 92 et 99 sont remplacés par les Ps. so et u7.
(Il) Dans la plupart des liturgies médiévales, les Ps. ZI-2S sont employés tous les dimanches; dans l'Ordinaire de la Curie Romaine (VAN DIJK, 171),
seulement de la Septuagésime aux Rameaux (cf. GUILLAIDŒ DuRAND, RatioMie, V, s. 6).
(") De la Septuagésime aux Rameaux, le Ps. II7 est remplacé par le Ps. 92.
II8, 1- 8 I 7 9· 20- 12 15 17, 26-51
n8, 9-16 2 8 ro Heb., r8 13 16 18
liME
n8, 17-24 6 9· 2-19 10 14 17, 2-25 19
1 n8, 25-32 1 Il

n8, 33-40 us, 105-112


!RCE n8, 41-4S IlS, I13-I20 ~~qdu mardi au samedi - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
n8, 49-56 n8, 121-12S 121

n8, 57-64 n8, 129-136 122}


IXTE II8, 65-72 n8, r 37-144 ~~~ du mardi au samedi - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
n8, 73-So n8, 145-152

nS, Sr- 88 n8, 153-r6o


)NE n8, 89- 95 n8, r6r-r68 ~;~}du mardi au samedi - -- - - --- ------- - - - -- --- - - ---- ---- ---
n8, 96-104 II8, 169-176

109 I13 129 134 138, 1-10 141 144, IQ-21


no II4 130 135 138, II-24 143, 1- 8 145
PRES III II5 + II6 131 136 139 143. 9-15 146
112 us 132 137 140 144, 1- 9 147
Luc 1, 46-55 (Magnificat) : tous les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - --- - - - - - --- ----- - --- --- ---

!PLIES 1 1 ~~ }tous les jours - - - - - - - - - - - ______________________________________________

(") La Règle se contente d'indiquer que certains psaumes sont divisés en deux, et le Ps. 118 selon des sections (dont l'étendue est la moitié de celles de l'Office
1in). On donne ici la répartition postérieure.
(") Le chapitre 18 de la Règle laisse à l'abbé le choix des trois cantiques des livres prophétiques. Sur le répertoire de ces cantiques dans les manuscrits du rxe
1° siècle, cf. J. MEARNS, The Canliclesof the Christian Church &stern and Western in &r!J and Medieval Times, Cambridge, 1914, pp. 81-93; H. ScHNEIDER, Die alt/atei-
,n biblùchen Cantica, Beuron, 1938, pp. 134-138. Ce dernier, constatant la parenté entre les cantiques bibliques des matines bénédictines du dimanche et ceux de l'Office
utique, a supposé une influence bénédictine vers l'Espagne, mais il se poutrait, en sens inverse, que le répertoire bénédictin médiéval ait été constitué dans l' entou-
du Wisigoth Benoît d'Aniane, avec des emprunts à l'Espagne.
TABLEAu n
Répartition des Psaumes dans l'Office
selon la Règle de saint Benoit au cours de la semaine

Dimançhe Lundi Mardi Mertretli ]eNtli Ventlretli Sametli

9!}
20
tous les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -
lOI

46 86 102
Jer noe- { 21 Jer noe- 33
32 Jer noe- {45 Go
Jer noe- {59 Jer noe- {73
74 J•r noe- { 85 Jer noe- { 103 , 1-24
turne 22 turne { 34 turne 47 turne 61 turne 76 turne 88• 2-19
= 6 Ps. 2 3 = 6 Ps. 36, 1-26 (a) = 6 Ps. 48 = 6 Ps. 65 = 6 Ps. 77, 1-35 = 6 Ps. 88, 20-H turne
= 6 Ps.
103, 25-35
24 36, 27-40 49 67, 2-19 77. 36-72 92 104, 1-22

{ ~~ {~~ {~~: 2~:~~ {~~ { 9~~6


riNBs

{
:~~: 2.:=1~
{
:~
II• noe- 27 II• noe- 39 II• noe- B II• noe- ~ 8 • 17-37 11• noe- 80 II• noe- 105, 32.-48
II• noe- 1o6, 1-2.4
turne 28 turne 40 turne 54 turne 9 turne 81 turne 97
turne 106, 25-43
= 6 Ps. 2 9 = 6 Ps 41
• 43
= 6 Ps. 55
51
= 6 Ps. 7o
71
= 6 Ps. 82
83
= 6 Ps •
98
99 = 6 Ps. 107
30
31 44 58 72 84 lOO 108
3 cantiques (b)

~~}tous les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

117
62 1 355 1 42
56 1 63
64 1 87
89 1 75
91 1 Dcut. 142
32, 1-21
cUDBS Dan. 3, 57-88 Is. 12, 1-6 Is. 38, 10-20 I Sam. 2, 1-10 Ex. 15, 1-19 Hab. 3, 2-19 Deut. 32,22-43

~~~)tous les jours - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -


L1M: 1 1 ,68-79 (BIMtlkltu) toua les jours---- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - _- ___________ _
~~~;,_~:.-:;:.,·~.~:-:::.:~,_-., ..:,.,· ~
Vivre la Bible

Aux jours de fête, dans l'Office romain, la psalmodie ne comporte


que 9 Psaumes à matines, et les Psaumes tant de matines que de vêpres
sont choisis spécialement en conformité avec le jour. Les Psaumes
festifs de l'Office bénédictin dérivent de ceux de l'Office romain, avec
les compléments nécessaires du fait que les matines festives bénédic-
tines comportent 12 Psaumes 35, sauf les trois dernières nuits de la
semaine sainte où, à l'exception des Cisterciens, ceux qui suivent la
Règle de saint Benoit ont des matines de 9 Psaumes comme à l'Office
romain.
Ne comportant que 9 Psaumes alors que les matines fériales en
avaient 12, les matines festives étaient plus courtes. Ceci s'explique par le
fait qu'à Rome, à l'époque carolingienne, et jusqu'au xne siècle, les
matines festives s'ajoutaient aux matines fériales et ne s'y substituaient
pas encore36 • Ces matines surajoutées permettent sans doute aussi de
comprendre l'origine des matines à 9 Psaumes pour les défunts, attes-
tées la première fois au VIne siècle, au Mont-Cassin, parmi d'autres
emprunts à l'Office romain37• Les antiennes qui accompagent les Psaumes
des différents offices festifs ainsi que ceux de l'office des défunts font
saisir, dans la liturgie même, l'interprétation chrétienne des Psaumes
dont il sera question plus loin.

Les lectures bibliques de l'O.f!ice

L'Office romain et l'Office bénédictin comportent, aux matines, la


lecture de la Bible, ce qui ne semble pas avoir été habituellement le cas
en Orient38• A la fin du VIlle siècle, Théodemar du Mont-Cassin, compa-
rant la prescription de la Règle de saint Benoît (chap. 11) selon laquelle,
les nuits d'été, il ne faut lire qu'une leçon brève dite par cœur, avec
l'Office romain, croit savoir que c'est depuis saint Grégoire ou Hono-
rius Ier (62.5-638) que l'usage s'est établi à Rome de lire la Bible en
entier39 • Quoi qu'il en soit d'une telle origine, deux Ordines Romani,
dont il faut probablement dater la rédaction entre Honorius et Théo-
demar, indiquent la répartition des livres bibliques à matines au cours de

35· a. ci-dessus, n. 29.


36. Cf. AMALAIRE, Uber Je ordine antipbonarii, 15, 1-7, in Amalarii episcopi Opera
/iturgicaomnia (éd. J.-M. HANssENs, t. III, Vatican, 1950 (49-50); 17,1-2 (53-54); 59,5-6 (96);
6o, 1-2 (97); 61-63 (97-98)). Ordo Romanu.r, u, 4. 23, 24 (M. ANoRmu, Le.r Ordine.r Romani tl#
haut Moyen Age, t. II, Louvain, 1948, pp. 46o-461, 465-466). Antiphonaire de Saint-Pierre,
dans G.-M. ToMMASI, Opera omnia, t. IV, Rome, 1749, pp. 37-41, 121-123. Cf. également
mon étude citée ci-dessus, n. 29.
37· THÉODEMAR ou MoNT-CASSIN, Epistula ad Tbeodoricum, p. (éd. J. WINANDY-K. BALLIN-
GER, dans Corpus Con.ruetudinum mona.rticarum, t. 1, Siegburg, 1963, p. 135).
38. R. ZERFASS, Die Scbnftle.rung im Katbedralo.lftzium ]eru.ralem.r, Münster, 1968. .
39· Epistula ad Tbeodoricum (n. 37), I I (131-132) :il est possible que la mention de slWlt
Grégoire ait été ajoutée au texte après coup.
Bible et liturgie 551

l'année liturgique. Ce sont l'Ordo 14 qui semble représenter l'usage des


monastères de Saint-Pierre dans la deuxième moitié du vne siècle40,
et l'Ordo 13, dont l'état le plus ancien a vraisemblablement été rédigé
au Latran dans la première moitié du VII~ siècle41 • Avec certaines diffé-
rences42, ils sont semblables dans leurs grandes lignes : Heptateuque
dans la préparation à Pâques, mais prophéties de la Passion immédiate-
ment avant Pâques; Actes des Apôtres, Epitres canoniques et Apocalypse
au temps pascal; livres historiques et sapientiaux pendant l'été et le
commencement de l'automne. La différence la plus noble consiste dans
la localisation, par l'Ordo 13, des Epîtres de saint Paul entre Noël et
la Septuagésime.
Ce sont les adaptations successives de l'Ordo 13 qui régleront les
lectures de matines à travers le Moyen Age. Plusieurs observations,
d'importances diverses, sont toutefois à faire à ce sujet. Tout d'abord,
aux matines des féries de Carême, on rencontre, suivant les lieux, soit
la lecture de l'Heptateuque, soit, comme à la Curie romaine, une homélie
sur l'évangile de la messe du jour. En second lieu, l'usage médiéval
était, pour les fêtes des saints, de remplacer la lecture biblique par une
lecture concernant le saint. Mais la question principale est celle de la
lecture intégrale de la Bible en une année et des abrégements ultérieurs
de celle-ci. Pour ce qui est de la lecture intégrale, le principe, on l'a vu,
en était connu à l'époque carolingienne. Martène a réuni un ensemble
d'attestations, tant séculières que monastiques, de la lecture de l'Hepta-
teuque entier entre la Septuagésime et le dimanche de la Passion43 •
Au Moyen Age, la longueur des lectures de l'Office comportait
une souplesse que la répartition des Psaumes n'avait pas, ce qui, à la
longue, a entraîné l'abrègement des lectures chorales. On a pu constater
le fait", mais il est difficile de savoir s'il faut l'attribuer à la tendance
assez générale à abréger l'Office divin45, à la tension qui se manifeste, à
partir du xme siècle, entre la prière liturgique et d'autres formes de

40. ANDRIEU (ci-dessus, n. 36), Til, pp. 39-41.


41. ANDRIEU, TI, PP· 481-488.
42· Celles-ci sont analysées par ANDRIEu, rn, pp. 34-35·
43· De Alltiquis Ectlesiae Ritibus, IV, 16, 3, (Venise, 1783, III, p. 49). Cf. pour la Bible
en entier, l'exemple des Chartreux (A. DEGAND, art. « Chartreux (liturgie des) », DACL,
Ill{1, Paris, 1913, pp. to61-ro62. Les quelques cas de très longues lectures évoqués par
MARl'ÈNE, De Antiquis Monachorun1 Ritibus, 1, 2, 59 (Venise, 1783, p. u), mériteraient un
examen critique, comme l'a fait pour le témoignage d'Udalric de Ouny A. DAVRIL, « A
Propos d'un bréviaire manuscrit de Ouny conservé à Saint-Victor-sur-Rhins», dans RB,
9!J, 1983, p. uS.
44· S. BAEmmR-R. BIRON, Histoire du Bréviaire, trad. franç., Paris, 1905. t. TI, pp. 43-45
(en particulier pour le Mont-Cassin). A côté des abrègements proprement dits, MARl'ÈNE décrit
(De Ant. &cl. Ritibus, IV, 16, 3) plusieurs cas d'exécution très négligée des lectures, prévus
par les livres liturgiques eux-mêmes.
45· Cf., pourles xne et xme siècles, S. J. P. V ANDIJK-J. HAZELDEN WALIŒR, The Origins
of the Modern Roman Liturgy, Londres, 1960, pp. 23-26.
Vivre la Bible

dévotion, voire à une certaine désaffection de l'Ecriture. Il se peut que


ces diverses causes aient joué ensemble à des degrés divers.
A côté des leçons longues de l'Office, celles qu'on fait dans le codex
de la Bible, la Règle de saint Benoît en mentionne d'autres qui sont dites
de mémoire, soit à l'Office nocturne en été (parce que les nuits d'été
sont courtes), soit de façon habituelle aux autres Heures. De telles leçons,
appelées leçons brèves ou capitules - elles n'ont qu'un ou deux
versets - ont existé jusqu'à nos jours dans l'Office tant romain que
monastique, et l'on en rencontre des séries dans les manuscrits liturgiques
à partir de l'époque carolingienne, soit dans le collectaire (livre du
président de l'Office), soit dans le bréviaire qui se répand lentement
aux x:re-xnie siècles46, sans qu'on puisse savoir si, plus anciennement, le
choix du capitule était laissé entièrement à la mémoire et au goût spirituel
du lecteur avec, suivant le cas, quelque indication sur celui des livres
bibliques dans lequel il devait puiser. De toute façon il y a là un exemple
- à côté de la récitation par cœur du psautier lui-même - de la manière
dont la liturgie médiévale et l'élément biblique qui y est quasi prépon-
dérant ont habité acteurs et auditeurs de la célébration, en un temps où
la culture dans son ensemble fonctionnait surtout par l'oral et la
mémoire.
La puissance d'imprégnation de la liturgie dans une civilisation orale
et la prédominance de l'élément biblique ont, à l'époque médiévale,
chacune une limite. La liturgie imprègne alors le temps de l'homme et
son élément visuel vaut pour tous, mais elle n'est comprise que de la
minorité qui accède à une culture savante : les illettrés, qui sont la
majorité, n'ont connaissance de la Bible, même, le plus souvent, de
l'oraison dominicale, que par le ministère des clercs 47•
D'autre part, dans la liturgie même, ce sont progressivement les
éléments non bibliques qui ont reçu le plus de développements. On peut
s'en rendre compte en examinant les offices propres composés pour des
fêtes nouvelles. Ils ne sont peut-être pas étrangers à un univers biblique,
mais leur forme relève presque toujours de la poésie ecclésiastique. De
ce point de vue l'office purement biblique composé par saint Thomas
d'Aquin pour la nouvelle fête du Corpus Christi constitue une exception
caractéristique de la personnalité de son auteu.r48.
Pierre-Marie GY.

46. Cf. mon article:« Collectaire, rituel, processionna!», dans RSPT, 44, 1960, PP· 441-
469, en particulier pp. 448-449. La plus ancienne série de capitules se trouve, au début du
1xe siècle, dans le manuscrit Salzburg, Museum Carolino-Augusteum :n63, 2 r"-10 .r<>.
47· J'ai exploré cette question dans« Evangélisation et sacrements au Moyen Age»,
dans Cb. KANmlNGIESSER-Y. MARCHASSON (édit.), Hllll'lanisme et foi rhrétienne. Ml/atlgll
srimtiftques du Centenaire tk l'Institut tk Paris, Paris, 1976, pp. 565-H2·
48. Sur cet Office et l'Office provisoire, également de saint Thomas, qui l'a précédé,
cf. mon article : « L'Office du Corpus Christi et saint Thomas d'Aquin. Etat d'une recherche»,
dans RSPT, 64, 198o, pp. 491-507.
BIBLE
ET NOUVEAUX
PROBLÈMES
DE CHRÉTIENTÉ

Ce quatrième pan d'une longue enquête oriente délibérément


le regard vers les derniers siècles du Moyen Age occidental, mais
aussi nous pousse sur le flanc des pratiques religieuses que les
clercs ne contrôlent plus absolument. A partir du xre siècle en
effet, le monopole ecclésiastique sur la Bible rencontre de plus en
plus d'opposants, qui revendiquent non plus seulement le droit à
posséder une Bible en langue vulgaire, mais aussi celui d'inter-
préter et de diffuser ce qu'ils y lisent et qu'ils en comprennent. Il
était facile pour les évêques et les savants de brocarder ces gens
incultes qui prenaient pour parole d'Evangile ce qu'ils enten-
daient lire à l'Eglise; c'est précisément en ces temps forts que les
intellectuels ont déployé des théories complexes des quatre sens
de l'Ecriture, ce qui n'a rien d'un hasard. En revanche, des
hommes et des femmes ne manquaient pas, qui disposaient de la
perspicacité, du discernement et du courage nécessaires pour tenir
pied, Bible à la main: du fondateur d'ordre religieux, tel François
d'Assise, à Catherine de Sienne et au pauvre bougre de Montaillou,
jusqu'à l'universitaire brillant que fut Wyclif.
Comprenons bien le relief sur lequel s'agitent ces personnages:
c'est celui d'un processus de développement économique et
social intense. La géographie des ébullitions religieuses épouse
trop étroitement celle du potentiel économique, ainsi dans le
Toulousain, ainsi dans la vallée du Rhin, pour qu'on répudie
55 4 Le Moyen Age et la Bible

a priori l'idée de tels rapports entre l'économique et le religieux.


Toutefois, aux questions nouvelles qu'engendre et inspire inéluc-
tablement le nouvel ordre économique, les Eglises majoritaires
ont dû faire face, installer les soupapes nécessaires. Lester Little
souligne ces adaptations de l'Eglise devant trois problèmes fonda-
mentaux qui ne cessent d'éprouver les comportements religieux,
l'affiux de l'argent, les règles commerciales, et le contrôle quanti-
tatif de la population. André Vauchez s'est penché sur une forme
typique d'encadrement qu'a créée l'Eglise, les confréries; animées
généralement par des clercs, elles doivent constituer une pièce
maîtresse de la stratégie ecclésiale dans la fin du Moyen Age,
pour garder la main sur un public toujours plus conscient de soi.
En ce sens, on n'est guère surpris de constater la minceur de la
lecture biblique dans la vie de ces confréries et mouvements de
dévotion. La lecture de la Bible s'effectue, beaucoup plus large-
ment sans doute qu'on ne le dit, mais dans les cercles privés, et
aussi dans ceux qui le sont moins parce que désignés à la vindicte
des clercs, les groupes hérétiques : ce que montre Robert Lerner,
c'est l'effritement en certaines régions du monopole clérical. Il
faudrait sur ces bases reprendre toute l'histoire de l'alphabétisation
au Moyen Age : elle a atteint par la lecture et la méditation de la
Bible des couches qui ne sont pas seulement aristocratiques, et
peut-être la consommation d'alphabet fut-elle parfois plus élevée
dans les groupes marginaux qu'on ne le tient d'habitude.
Dans cet autre versant du Moyen Age, l'histoire des pratiques
de la Bible rejoint donc celle des sociabilités. S'y perçoit la diver-
gence toujours plus sensible entre les modèles créés par les orga-
nismes d'Eglise et ceux que lèguent Evangiles et Actes de l'Eglise
primitive. Non qu'elle fût moins claire dans le haut Moyen Age,
mais l'écart devenait moins supportable pour des laïcs soucieux
de leur salut lorsque l'Eglise s'affichait en schisme, lorsque les
Etats se procuraient une idéologie laïcisée, libérée de bien des
carcans anciens. En France avec Philippe le Bel, en Allemagne
dans les principes du Sachsenspiegel, en Italie dans les traités de
Machiavel, la Bible n'est plus la grande mère de la culture, mais
partout elle aiguise l'insatisfaction et nourrit l'espérance du
renouveau, en tous ordres.
1

Monnaie, commerce
et population

INTRODUCTION

L'expression« Moyen Age» (Medium Aevum) cache une multitude


de réalités complexes. Ce n'est pas la faute de ceux qui l'ont inventée,
car ils cherchaient à définir un modèle, parfaitement simple et direct,
qui aurait été valable pour toute l'histoire, c'est-à-dire pour toute
l'histoire qu'ils connaissaient. Cependant, des générations d'historiens
ont tellement affiné notre compréhension de l'histoire interne de cette
longue période qu'ils ont ôté à l'expression tout son sens : c'est une
convention vide. L'adjectif« médiéval» est pour la même raison trop
faible pour donner l'idée de complexités qui sont maintenant tellement
évidentes. On reconnaît à peine dans l'Eglise du XIVe siècle l'héritage
de celle du vne. Qualifier l'une ou l'autre d' « Eglise médiévale » ne
pourrait que semer la confusion, au lieu d'éclaircir. Il en serait de même
si on voulait qualifier de« médiévale» l'agriculture, ou l'écriture, et ce
serait encore vrai s'il s'agissait de monnaie, de commerce, ou de popu-
lation.
De toutes les divisions internes du« Moyen Age» (Medium Aevum ),
la plus marquée est celle qui sépare l'ensemble de la période en deux
parties, la césure étant au xie siècle. C'est cette division qui a permis à
Charles Homer Haskins de parler de « renaissance du xne siècle », pour
désigner les innovations intellectuelles de ce nouvel âge. C'est là le
point central de l'étude de la société féodale par Marc Bloch, qui couvre
environ cinq siècles d'histoire sociale et économique, de 8oo à 1300.
556 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

Bloch repère au XIe siècle tant de changements fondamentaux, liés les


uns aux autres, qu'il se sert de l'année 1050 pour diviser de façon approxi-
mative et souple les deux époques du féodalisme. « Non point brisure,
certes, mais changement d'orientation, qui, malgré d'inévitables déca-
lages, selon les pays ou les phénomènes envisagés, atteignit tour à tour
presque toutes les courbes de l'activité sociale. Il y eut, en un mot, deux
âges 'féodaux' successifs, de tonalités fort différentes »1•
Examinant à nouveau la seconde époque, l'historien de l'économie
Roberto Lopez fut poussé à lui donner le nom de « Révolution commer-
ciale». L'expression était heureuse: par l'analogie -voulue par Lopez-
avec la Révolution industrielle, elle conduisait le lecteur à saisir immé-
diatement la profondeur des changements qui avaient pris forme à partir
de l'an mil, ainsi que le caractère universel de leur propagation. Voyons
les changements qui touchent particulièrement à notre sujet.
La période d'avant l'an mil est marquée par un déplacement presque
incessant des peuples : ainsi les diverses tribus germaniques, les Huns,
les Musulmans, les Slaves et les Scandinaves. Le désordre qui accompagne
ces déplacements contribue au sentiment d'insécurité et d'instabilité,
il exacerbe la faiblesse des organismes politiques (évitons de parler
d'Etat pour l'Europe occidentale d'alors). Et il rendit impossible le
fonctionnement régulier du commerce et des échanges, tel que les routes
romaines autrefois l'avaient favorisé.
Les paysans forment la presque totalité de cette société; ils vivent
sous la domination d'une élite minuscule de guerriers et de clercs. Les
rares marchands sont des étrangers venus de la Méditerranée, qui
transportent des marchandises exotiques en prenant des risques énormes
et pratiquant des prix en proportion. L'économie, essentiellement agri-
cole, atteint à peine un niveau de subsistance, et tout surplus est entière-
ment consommé par l'élite parasitaire.
La quantité de monnaie en usage avait décliné de façon spectaculaire
depuis l'époque romaine, et la circulation des petites quantités qui en
restaient était si ralentie qu'elle était presque imperceptible. Depuis le
début de la période impériale, l'or avait coulé constamment d'ouest en
est; au vure siècle, on cesse même de l'utiliser pour la frappe de la
monnaie.
Cependant, les tissus, les peaux, les outils, les armes et les métaux
précieux circulaient fréquemment et sur de grandes distances. Ce trafic
ne vient pourtant pas de transactions commerciales; il est plutôt le fruit
de la guerre, des razzias, du pillage et du butin. Le chef victorieux emporte
tout ce que ses hommes peuvent transporter; et ce qu'il ne garde pas,
il le distribue à ses fidèles compagnons et aux gardiens des centres

1. M. BLOCH, La Société féodale. La Formation des liens de dépendan&l, Paris, 1939, p. 97·
Monnaie, commerce et population 557

religieux. La redistribution, par combinaison de pillage et d'échange de


cadeaux, est le mode principal de la transaction économique.
Dans cet état de choses où il n'y a pas plus d'économie de marché
que d'Etat, les villes des anciennes provinces romaines ne survivent à
peine qu'à titre de souvenirs. Cette survie minimale est assurée par la
persistance de leurs noms et de leurs vestiges matériels. Mais les aque-
ducs sont rompus, et les ponts, routes et murailles ne sont plus entre-
tenus depuis longtemps. Les ruines ne sont pas cependant complètement
vides : à Arles par exemple, le reste de la population urbaine trouve
refuge dans les arènes antiques, comme à Lucques.
La polis, ou civitas, la forme sociale idéale la plus élevée de la culture
méditerranéenne, n'est donc plus qu'un pathétique fantôme d'elle-même
dans l'Occident. Les écrivains chrétiens ne se plaignent assurément pas
de cette situation; on note cependant avec intérêt qu'ils ne s'en prennent
pas à la notion ou au mot de « cité >>. Us investissent plutôt leur énergie
émotionnelle dans de nouveaux types de cités : ainsi saint Augustin
dans sa Cité de Dieu, ou Cassiodore dans son monastère qu'il appelle
une cité où les pieux citoyens, les moines,« jouissent déjà d'une préfigu-
ration de la demeure céleste ».
La population des provinces occidentales était déjà en déclin à la
fin de la période impériale. Ce déclin avait été accompagné par une plus
grande dispersion dans les campagnes. Et l'impact des tribus germa-
niques sur ces régions, bien que considérable, ne doit pas être considéré
du point de vue d'une démographie positive : ces groupes ne comptent
en effet à leur arrivée que quelques dizaines de milliers d'individus.
Puis entre 542 et 787, la peste ravage l'Occident, selon un processus
étonnamment proche de celui qu'on connait mieux pour la Peste noire
à partir de 1348. Il y eut certes dans le très haut Moyen Age des phases
de croissance démographique, mais avant le IXe siècle, aucune de ces
phases d'augmentation ne sera vraiment soutenue.
On peut rapidement résumer les principaux changements en cours
en Europe aux xxe-xme siècles, du fait qu'ils engendrent une situation
en net contraste avec celle des siècles décrits plus haut. Avec la fin des
grandes invasions s'opère une restauration générale de l'ordre interne;
elle est encouragée par des gouvernements toujours plus forts, qui au
xme siècle posséderont la plupart des attributs essentiels de l'Etat
souverain sauf ce nom lui-même.
Avant la venue de la Peste noire, la population de l'Europe sera
trois fois plus nombreuse qu'elle n'avait été au début du xxe siècle. Bien
que nous ne possédions pratiquement aucune statistique démographique
pour cette période, tous les signes s'accordent d'une manière convain-
cante pour indiquer une telle croissance. Mais ce qui est sans doute plus
important que la croissance démographique, c'est la concentration d'une
modeste proportion - peut-être 5 % - de cette population dans les
55 8 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

villes (entendons là des agglomérations de plus de 2. ooo habitants).


Seules Venise, Milan et Paris atteignent la centaine de milliers d'habitants,
une douzaine environ d'autres villes les 50 ooo, mais la taille moyenne
des villes de cette période est d'environ 10 à 15 ooo habitants.
Les villes forment alors un réseau d'activité commerciale, à partir
de la vallée du Pô, et dont l'axe principal suit une ligne reliant l'Italie
du Nord aux Pays-Bas. Les domaines les plus éloignés de l'économie
rurale ressentent les effets de cette activité. L'agriculture de subsistance
fait place à la spécialisation, ce qui permet d'éliminer une bonne part
de la production marginale, et de concentrer les efforts sur une produc-
tion permettant de réaliser des profits par son injection dans le marché.
La quantité de terre arable double dans toute l'Europe, le rendement
des récoltes augmente sensiblement ( 1 oo % dans de nombreux cas).
De meilleures méthodes de rotation des cultures et de labourage, ainsi
que l'usage généralisé des légumes (important pour amender le sol et
donner au régime alimentaire une plus grande valeur nutritive), aident
à entretenir les progrès enregistrés dans presque tous les secteurs de
l'économie.
La production de draps de laine devient la première industrie orga-
nisée de l'Europe, et fournit le premier article manufacturé destiné à
l'exportation. De ce fait, l'industrie du drap stimule fortement le
commerce. Et à mesure que les marchands et tisserands, avec leur
hiérarchie complexe de métiers et de spécialités, affluent dans les villes
et se consacrent chacun à plein temps à leur propre travail aux côtés
des artisans et des « professions libérales », les campagnes s'organisent
pour nourrir les nouvelles populations des villes. A la campagne tout
comme à la ville, le calcul de la valeur rogne peu à peu sur l'ancienne
mentalité du don et du contre-don, en limitant les pratiques de celle-ci
essentiellement au domaine marginal de la sociabilité et de la philan-
thropie, domaine où elle est confinée depuis lors.
Le nerf de ces grandes populations urbaines dépersonnalisées, de
ces transactions commerciales généralisées, et d'une mentalité tournée
vers le calcul des profits, c'était bien sûr l'argent. Le stock de monnaie
s'accroît selon les méthodes de la période précédente, par l'obtention de
butin et de tribut chez les Musulmans (en Espagne, en Afrique du Nord
et au Moyen-Orient). Il s'accroît aussi grâce à l'exploitation de mines
d'argent récemment découvertes. Il s'accroît enfin par la répartition
d'une bonne partie des trésors précédemment gelés, certains enfouis et
découverts par hasard à cette époque, mais pour la plupart amassés dans
les monastères. Au total, un effet vraiment révolutionnaire : l'argent se
répandit dans presque tous les secteurs et genres de relations humaines.
L'omniprésence nouvelle de l'argent, la croissance du commerce
et le triplement de la population n'étaient pas en eux-mêmes sources
de problèmes. Toutefois, la société chrétienne latine était profondément
Monnaie, commerce et population 559

traditionnelle. Elle avait des préjugés fortement enracinés contre les


transactions monétaires, contre la richesse et contre les relations sexuelles.
Des problèmes surgissent donc à partir du XIe siècle, lorsque les anciens
préjugés et les réalités nouvelles se heurtent de plein fouet.

LA MONNAIE

Le gouvernement féodal traditionnel reposait sur des contrats


d'homme à homme entre les seigneurs et les vassaux qui échangeaient
leur protection contre des services. Le seigneur protégeait son vassal
et à l'occasion lui donnait aussi des armes et l'usage d'une terre; en
contrepartie, le vassal répondait aux appels du seigneur lorsque celui-ci
l'invitait à siéger à sa cour et à lui donner conseil, à chevaucher avec lui
et à combattre pour lui. Un nouveau type de gouvernement, qui nous
est plus familier, fait son apparition aux XIe et xne siècles, expérimenté
tout d'abord à la Curie romaine. Les tâches à la cour sont désormais
exécutées par des spécialistes, dont beaucoup ont été formés dans les
écoles de droit, et il faut payer ces gens, qui sont les premiers bureau-
crates de l'histoire de l'Europe. A la même époque, les princes prennent
conscience de la plus grande souplesse qu'offre un trésor bien rempli,
au lieu d'entretenir à leur service un nombre déterminé de soldats
pendant une période spécifiée, chaque année. Grâce à l'argent, ils
peuvent déployer des troupes de mercenaires quand et où ils le désirent,
et cela pour aussi longtemps qu'ils le souhaitent. En bref, le coût du
gouvernement monte en flèche de ce fait, et le paiement d'impôts et
de droits remplace l'accomplissement des devoirs traditionnels du
vassal.
Rien, semblait-il, ne pouvait être accompli à Rome sans argent. Et
pourtant, avec la concentration croissante du pouvoir ecclésiastique
entre les mains des papes, de Grégoire VII à Boniface VTII, c'est à
Rome, semblait-il, que tout devait se faire, ou être approùvé. Outre les
coûts justifiés de l'administration, déjà considérables, il semblait y exister
un désir insatiable de pots-de-vin. Réelles ou fruits de l'imagination, la
vénalité et la corruption prirent place parmi les thèmes satiriques les
plus populaires et les plus répandus; et l'on situait souvent la cour
pontificale en« décor» de ces critiques, où résonnent des échos bibliques.
Gautier de Châtillon, poète et professeur, qui s'était formé au droit
et avait fait ses armes à la chancellerie d'Henri II, écrivit un poème sur
la corruption à la cour papale. Ce poème commence par un jeu sur le
premier chapitre d'Isaïe, où il remplace Israël par Rome, abandonnée,
désolée et assiégée. Les cardinaux sont à la barre de la nef de Pierre, ils
s'avèrent être des pirates, dont le chef est Pilate. Le navire manque sans
560 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

cesse de s'écraser sur les rochers, et on n'en maintient le bon cap qu'à
coups d'argent.
L'Evangile selon le Marc d'Argent, ouvrage anonyme du xne siècle,
utilise le même thème; nous le connaissons par un grand nombre de
manuscrits. Un pauvre homme est cruellement éconduit de la cour
papale, mais un clerc grassouillet et riche s'y fait admettre en graissant
la patte à tous les portiers, huissiers et secrétaires qu'il rencontre. Quand
le pape apprend que de nombreux cardinaux ont eux aussi reçu de
l'argent, une maladie mortelle le saisit. Le riche lui envoie une literie
d'or et d'argent, et le pape se remet immédiatement de sa maladie. Le
pontife convoque alors les cardinaux, et leur enjoint : « Frères, que
personne ne vous trompe avec de vains mots. Je vous ai donné un
exemple : comme j'ai obtenu, vous aussi vous obtiendrez. »
Pour des accusations plus précises sur la vente des offices ecclé-
siastiques, la simonie, on faisait référence à l'histoire de Simon le Magi-
cien, sorcier de Samarie (Actes 8, 9-2.4), qui avait cherché à acheter les
pouvoirs apostoliques. Cette histoire, citée par l'ermite-réformateur
du xxe siècle, Pierre Damien, devint un lieu commun de la rhétorique
grégorienne.
La trahison de Jésus par Judas pour trente deniers d'argent (Mat. z6,
15) était considérée comme l'acte de corruption le plus vil. Les attaques
contre la vente d'offices ecclésiastiques ou de dîmes, ou encore des
sacrements et de la justice, qui deviennent toutes fréquentes au xue siècle,
évoquent sans cesse l'image de Judas qui vendit son seigneur. Les
représentations artistiques de Judas avaient été extrêmement rares
pendant les siècles précédents; la scène habituellement décrite était celle
de son suicide par pendaison. Aux xxe et xne siècles, on assiste à une
prolifération de représentations de Judas; et l'on choisit plutôt, en un
grand revirement, de mettre l'accent sur la scène où il reçoit l'argent en
paiement.
Même s'il était devenu depuis peu un personnage important, Judas
restait mystérieux parce que la Bible ne disait presque rien de son passé.
La Ugende de Judas, également du xue siècle, lui donna une ample
biographie, bien que fantaisiste. Ecrite en latin, elle fut bientôt tra-
duite en plusieurs langues vulgaires. L'ultime trahison de Judas ne
faisait que s'ajouter à un lourd passé de fratricide, de parricide et
d'inceste.
Le moyen le plus courant d'évoquer les problèmes soulevés par
l'usage de l'argent consistait à mentionner les thèmes traditionnels des
vices, de l'avarice en particulier, que nombre d'auteurs considéraient
comme le vice principal ou selon une image différente mais proche,
comme la racine de tous les autres vices. La liste des vices n'est pas
d'origine biblique, mais les spécialistes croient qu'elle dérive des Voyages
dans l'Autre Monde, peut-être d'un récit gnostique du voyage de l'âme,
Monnaie, commerce et population 561

au cours duquel celle-ci rencontre les uns après les autres un certain
nombre d'esprits mauvais (sept en général). Les premiers auteurs
chrétiens ont inauguré une longue tradition, en dressant des listes de
vices et aussi de vertus. Ce n'était pas une tradition rigide, car les écri-
vains étaient libres de modifier le nombre et l'ordre des vices qu'ils
incluaient dans leur liste.
Le premier dont on soit certain qu'il ait énuméré les vices et débattu
de leurs essences respectives est Evagre le Pontique. Cet ermite du
IVe siècle plaçait l'orgueil à la fin d'une liste de huit vices cardinaux. Le
vice principal, habituellement détaché en tête ou à la fin de la liste, ou
isolé de celle-ci, est le plus sûr indicateur d'un changement dans le
système traditionnel des vertus et des vices. Un second indicateur critique
est la nature du rapport entre les différents vices, en particulier celui du
vice le plus important avec les autres. Jean Cassien rend explicite la
liste d'Evagre, en expliquant pourquoi l'orgueil venait en dernier, et
pourquoi c'était le plus important des huit vices. Il met les moines en
garde : il leur faut vaincre tous les vices moins importants, alors seule-
ment ils risqueront sérieusement de verser dans l'orgueil, qui sera le
plus difficile de tous à surmonter. Le mal de l'orgueil est si grand, écrit
Cassien, qu'à la différence des autres vices il n'a pas pour ennemi un
ange ou une vertu, mais son adversaire est Dieu lui-même. Cassien
introduit aussi dans la discussion l'image d'un arbre avec ses racines et
ses branches.
Deux passages de la Bible étaient à l'origine de cette tradition théolo-
gique : Sir. 10, 13, « Le commencement du péché, c'est l'orgueil »,
et I Tim. 6, 10, «La racine de tous les maux, c'est l'amour de l'argent».
Dans ce dernier passage, saint Paul utilise le mot grec philargyria, que
saint Jérôme traduit non par avaritia (mot que de nombreux spécialistes
préféreraient actuellement), mais par cupiditas, qui a le sens un peu plus
général de désir immodéré de quelque chose, y compris mais pas néces-
sairement l'argent. Certains théologiens étaient au courant de cette
distinction. La Bible certes mentionnait et attaquait d'autres vices, mais
seuls l'orgueil et l'avarice étaient dénoncés aussi expressément que dans
ces deux passages. Par conséquent on ne disputait pratiquement jamais
à l'orgueil ou à l'avarice le rôle de vice principal.
La plupart des théologiens du début du Moyen Age choisirent
l'orgueil. Le choix de Cassien a déjà été mentionné, et à cet égard nous
ne devons oublier ni sa profonde influence sur saint Benoît, ni la recom-
mandation que celui-ci fait aux moines dans sa Règle de lire Cassien.
Cependant, le plus influent de tous les moralistes parmi les Pères est
probablement Grégoire le Grand. Dans les Moralia in Job, il affirme
nettement que l'orgueil est le vice principal. Ce n'est pas simplement un
des huit vices cardinaux : l'orgueil est une entité importante, unique,
à l'écart et au-dessus des sept vices.
562. Bible et noutJeaux problèmes de chrétienté

Car, lorsque l'orgueil, roi de tous les vices, s'est emparé complètement
d'un cœur, ille livre sans plus attendre aux sept vices principaux, comme s'ils
étaient de ses généraux, parce que sans aucun doute ils font surgir des cohortes
pesantes de vices ... La racine de tous les maux est l'orgueil, dont on dit,
l'Ecriture en témoigne, qu'il est le commencement du péché. Mais les sept vices
principaux surgissent de cette racine empoisonnée, comme ses premiers
rejetons : et ce sont la vanité, l'envie, la colère, l'acédie, l'avarice, la gourman-
dise et la luxure (PL, 76, 6zo-62.1).

Cet ordre d'énumération, qui place l'avarice au cinquième rang, fut


généralement adopté.
Les Moralia furent souvent copiés et souvent aussi abrégés; les idées
de Grégoire sur la primauté de l'orgueil ont donc persisté. Son influence
est évidente dans les écrits de Tayon de Saragosse, Defensor de Ligugé,
Smaragde de Saint-Mihiel, Ambroise Autpert, Alcuin, Jonas d'Orléans,
Raban Maur, Halitgaire de Cambrai et Hincmar de Reims. La tradition
ne change pas avec la renaissance monastique du xe siècle, lorsque saint
Odon, deuxième abbé de Cluny, écrit une version abrégée des Moralia.
Odon supprime une grande partie du long texte de Grégoire, mais
l'orgueil a survécu à ces coupes sombres : il reste le roi et le souverain
des sept vices cardinaux.
Cependant, l'avarice - et en particulier la remarque de saint Paul
à son sujet -n'était pas passée inaperçue au début du Moyen Age.
Isidore de Séville, qui s'efforce davantage de tout cataloguer que d'intro-
duire de la cohérence, répète les propos coutumiers sur l'orgueil et
l'avarice, sans essayer de les concilier. Hincmar aussi admet la remarque
de saint Paul; il établit sa propre liste des vices, qui place l'avarice en
premier, tout en acceptant ce que dit Grégoire le Grand à propos de
l'orgueil. Le Scot Siadhal, soulignant fortement une suggestion de saint
Paul, considère l'avarice et la cupidité comme des signes d'idolâtrie; et
Jean Scot Erigène, pour qui la cupidité est perverse et illicite, explique
qu'elle est une motion irrationnelle du libre arbitre.
Saint Augustin avait essayé de résoudre l'apparente contradiction
entre l'Ecclésiastique et la Jre Epitre à Timothée. Dans celle-ci, il préfère
lire avaritia, mais il invite cependant le lecteur à prendre ce mot au sens
large du désir incontrôlable d'un objet quelconque qui n'est pas restreint
à l'argent. Paul avait, selon Augustin, utilisé à dessein le terme« avarice»,
afin d'exprimer la notion générale d'un désir immodéré. Le diable avait
été poussé à la chute par l'avarice, et celle-ci, chacun le sait, ne consistait
pas en un amour de l'argent, mais en l'amour du pouvoir. Grégoire le
Grand aussi, quoiqu'en dise le texte cité plus haut, assujettit l'avarice
à l'orgueil.
L'avarice a trait non seulement à l'argent, mais encore aux postes de haut
rang; on parle à juste titre d'avarice lorsqu'il y a recherche démesurée de
prestige. Si la quête des honneurs n'était pas de l'avarice, c'est en vain que
Monnaie, commerce et population 563

Paul aurait dit, à propos du Fils unique : « Il n'a pas considéré comme une
proie à saisir d'être l'égal de Dieu» (Phil z, 6). C'est ainsi que le diable tenta
3'éveiller l'orgueil chez notre parent, en le poussant à l'avarice d'un poste
élevé.
Ainsi donc les théologiens du début du Moyen Age ont-ils institué la
primauté de l'orgueil, et parfois aussi la subordination explicite de
l'avarice à ce premier vice.
On assiste à partir du XIe siècle à une remarquable transformation
de cette hiérarchie, par un retournement décisif en faveur de l'avarice.
On peut déjà le voir par exemple chez Pierre Damien, ce précurseur de
bien des sensibilités et des pulsions qui animent les générations suivantes.
Pierre Damien cite saint Paul et accepte son point de vue sans plus
essayer de placer l'avarice comme une simple sous-catégorie de l'orgueil.
Lanfranc commente de la même façon ce même passage de la Jre Epitre
à Timothée. Thomas le Cistercien discute spécifiquement de l'avarice
en tant que vice objectif qui contribue à la détresse des pauvres. Jean de
Salisbury considère l'avarice comme le pire de tous les vices, sévissant
en particulier chez ceux qui exercent une charge publique. « Bien que
la prodigalité soit clairement mauvaise, je pense qu'on ne devrait en
aucune façon faire place à l'avarice. Aucun vice n'est pire que celui-ci,
aucun n'est plus exécrable, surtout chez ceux qui sont à la tête des Etats
ou qui détiennent un office public. Il faudrait éviter non seulement
l'avarice elle-même, mais aussi bien ce qui s'y associe. » Jean avait
observé de près les grands et les puissants, et ses avertissements, même si
l'on fait la part de l'exagération rhétorique, étaient imbus d'une force
particulière:« Une personne que des hommes pondérés et circonspects
soupçonnent à bon droit du vice d'avarice ne peut être tenue pour
loyale envers qui que ce soit, ni digne d'affection. »
On pourrait citer une longue liste d'auteurs qui placent l'orgueil en
première place, selon la tradition du début du Moyen Age. Notre propos
n'est donc pas ici de dire qu'à partir du xie siècle, l'avarice a remplacé
l'orgueil en tant que vice principal, mais plutôt de dire que l'orgueil,
qui jusque-là avait été isolé au premier rang, doit désormais partager
son primat avec l'avarice.
Outre ceux qui insistent particulièrement sur l'un ou l'autre de ces
deux vices, d'autres auteurs placent avarice et orgueil sur un même plan.
Parmi ceux-ci figurent Rupert de Deutz, Werner de Kussenberg, le
pseudo-Hugues de Saint-Victor, le pseudo-Bernard, Pierre Lombard,
Pierre le Chantre, Jacques de Vitry et Guillaume Pérault. Mais c'est le
collègue dominicain de Guillaume Pérault, Thomas d'Aquin, qui
parvient à l'équilibre le plus clair entre les significations et l'importance
respective de ces- deux vices principaux. Saint Thomas, après avoir
étudié les différentes significations qu'on peut donner à l'orgueil et à
la cupidité, choisit de leur attribuer la définition la plus précise possible.
564 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

Ni l'un ni l'autre ne doit prendre le pas sur l'autre, soutient-il, parce que
l'Ecclésiastique appelle l'orgueil un« commencement» et la Jre Epître
à Timothée le qualifie de « racine ». Thomas trouve une marge de
manœuvre entre les sens de« commencement» et de« racine», pour
éviter qu'on accuse la Bible d'incohérence. Il place ainsi la cupidité en
fin de la liste des sept vices, et suivant en cela Grégoire le Grand, il
fait de l'orgueil un monarque régnant sur tous les autres.
L'orgueil et l'avarice figurent en premier plan dans l'art roman et le
gothique, y compris dans cette forme iconographique très publique
qu'est la sculpture monumentale. Les personnifications sculptées de
ces vices apparaissaient sur les chapiteaux et en divers lieux importants
des façades, parfois dans une même série que d'autres vices, parfois
aussi avec les vertus, mais souvent aussi seules. Les autres vices ne sont
pas ainsi isolés et n'obtiennent pas un tel traitement individuel.
L'orgueil est représenté sous les traits d'un puissant guerrier à cheval.
Cette tradition iconographique a été fixée au plus tard au cours du
IXe siècle, dans les manuscrits peints de la Psychomachie de Prudence. Elle
comprend une séquence dans laquelle le cheval trébuche, l'orgueil est
jeté à terre, et l'espoir offre une épée à l'humilité qui décapite l'orgueil.
Mais lorsque l'orgueil apparaît sans aucune référence à Prudence, et
lorsque l'artiste ne peut le représenter qu'en un seul tableau, s'il veut
personnifier ce vice autant que possible et le présenter d'un coup au
spectateur, il choisit en général de le montrer sous les traits d'un cava-
lier projeté à terre par-dessus l'encolure de son cheval qui trébuche.
Le personnage est aussi sous cette forme une traduction graphique de
Proverbe 16, 18 : « Avant la ruine, il y a l'orgueil; avant le faux pas,
l'arrogance. »
On personnifiait l'avarice sous plusieurs apparences. Elle pouvait
être représentée sous les traits d'un petit personnage accroupi, la bouche
ouverte et déformée, prête à dévorer, qui tient fermement ce qu'il a
accumulé dans des bourses. Dans ce droit fil, Innocent rn fait remarquer
plus tard que l'avarice et l'enfer sont semblables : tous deux avalent et
consument, mais ils ne digèrent pas. L'avarice apparaît aussi la bouche
fermée, empoignant désespérément deux sacs, tandis qu'un serpent à
tête de chat lui lèche une oreille. Cet accapareur en proie à des forces
dignes du stade anal peut être aussi représenté sous la forme d'un
monstre gras, penché au-dessus d'un énorme sac suspendu à son cou.
L'avarice n'était cependant pas toujours grotesque: à Chartres, l'avarilia,
nom féminin, est montrée sous les traits d'une femme, assise près d'un
coffre d'argent, en train de trier et de compter des pièces de monnaie.
L'avarice peut même être représentée en personnage d'apparence plutô!
distinguée, de belle prestance et bien habillée, mais un sac d'argent lU1
pèse au cou, et tout proche un serpent-dragon se tient à l'affût, ou c'est
un diable grotesque juste derrière elle. Sur un bas-relief sculpté d'unè
Monnaie, commerce et population 565

église proche de Parme, l'avarice nous est montrée subissant son châti-
ment : son cou ploie sous le fardeau d'un énorme sac d'argent, de
chaque épaule lui pend un autre sac. Un diable se tient debout à côté
d'elle et pinces en main lui arrache les dents sans ménagements. Au-dessus
d'elle, un autre diable pèse de tout son poids sur un coffre d'argent qu'elle
porte sur le dos.
Le thème de Lazare et de l'homme riche est étroitement relié à celui
de l'avarice (Luc 16, 19- 31). Lazare, un mendiant, se tenait à la porte
de la maison d'un homme riche, espérant en vain les miettes qui auraient
pu tomber de la. table somptueusement dressée à l'intérieur. Seuls les
chiens du riche lui montraient de la compassion et léchaient les plaies
de son corps malade. Il mourut, et son âme fut emportée au del vers le
sein d'Abraham; mais lorsque le riche vint à mourir, son âme alla
affronter les tourments éternels de l'enfer. Les attributs iconographiques
de l'homme riche sont semblables à ceux de l'avarice: à sa mort en effet,
nous voyons sous son lit ses sacs d'argent et autour de ceux-ci se lovent
de gros serpents visqueux. De plus, l'âme du riche est enfournée dans
une gueule béante -l'enfer -, par un diable qui s'aide joyeusement
de sa fourche. On trouve et l'histoire de Lazare et la personnification de
l'avarice sur le côté gauche du porche, à l'église abbatiale de Moissac.
Un des attributs au moins de l'avarice a été transféré aux représen-
tations du suicide de Judas (Mat. 2.7, 5). Judas est pendu, un sac d'argent
au cou: ainsi sur le tympan de Sainte-Foy de Conques.
On trouve parfois le thème des trois tentations (fondé sur 1 Jean z,
1 5-16) à la place de celui des Sept Péchés capitaux. Ce thème est moins
bien connu; mais une étude de la façon dont il définit et relie entre eux
vices et vertus corrobore ce que nous avons vu dans l'examen du thème
plus familier des Sept Péchés. Les trois Tentations, convoitise de la
chair, convoitise des yeux et confiance orgueilleuse dans les biens
terrestres, correspondent aux trois tentations d'Adam dans le Jardin
d'Eden et de Jésus dans le désert. On les trouve, au cours des siècles,
assimilées à diverses combinaisons de vices; et celles-ci, par-delà leur
diversité, témoignent dans l'ensemble d'une tendance à conférer une
importance croissante à l'avarice : pour le début du Moyen Age, la
triade comprenait - en ordre croissant d'importance - , la gourmandise,
l'avarice, puis la vanité, c'est-à-dire respectivement le laxisme dans les
désirs de la chair, la. curiosité qui vise des objets extérieurs à l'individu
lui-même, et l'affirmation consciente et arrogante du soi face à autrui.
Chaque élément de la triade des vertus monastiques (chasteté, pauvreté,
obéissance) avait pour fonction spécifique de contrer son vis-à-vis
parmi ces trois tentations. Or dans la longue durée, on observe des
variations considérables dans l'identification, la définition et le rang de
chacune des tentations; un problème majeur était de placer dans ce
schéma les richesses et les honneurs. Mais dans les réflexions lucides
566 Bible et nouveaux problèmes Je chrétienté

du poète Langland (son Piers Plowman date du dernier tiers du xrve siècle),
la vieille triade réapparait dans l'ordre suivant: la gourmandise, l'orgueil
et l'avarice.
La pauvreté religieuse, sous différents aspects, servait de contrepoids
tout d'abord à l'orgueil, puis à l'avarice. Dans les premiers siècles du
Moyen Age, il n'y avait guère qu'un seul modèle de vie religieuse,
celui des moines. Du VIe au XIIe siècle, les moines se disent pauvres, et
se font parfois appeler les « pauvres du Christ». Cet idéal sera légèrement
infléchi à plusieurs reprises, mais ne sera pas attaqué avant le xre siècle,
où certains ermites, puis des chanoines, enfin de nouveaux ordres
monastiques, critiqueront les anciens ordres : ils dénoncent alors la
présence apparente d'une contradiction flagrante, entre cette prétention
des moines à la pauvreté et la richesse incroyable de certaines commu-
nautés monastiques parmi les plus prospères.
La manière dont cette contradiction, apparente ou réelle, était résolue
en dit long. Les moines prétendaient être pauvres « en esprit » (Mat. ~, 5),
et les commentaires des Pères sur ce mot disaient sans ambiguïté que
le pauvre« en esprit» était l'humble. Au Jour du Jugement, ce qui
déterminerait la pauvreté devait être un état d'esprit, et non pas un
inventaire des biens possédés en ce monde. Et la principale vertu monas-
tique, selon les écrits spirituels des moines du VIe au XIIe siècle, de saint
Benoit à saint Bernard, était l'humilité; et cette vertu était garantie par
l'obéissance, c'est-à-dire la soumission totale du moine à la volonté de
son abbé.
Avant le xre siècle, la notion même de« pauvreté» possède un sens
très différent de l'acception moderne : elle signifie principalement que
le pauvre est dépourvu de puissance. Bien sûr, la puissance et la richesse
étaient liées l'une à l'autre, comme elles le sont toujours; ce n'est ici
qu'une question d'accent à mettre sur l'une ou sur l'autre. Cependant,
les listes des divers groupes de « pauvres » dans la société carolingienne
comprennent certains détenteurs de vastes richesses; ce que tous ces
gens ont en commun, c'est qu'ils manquent de moyens adéquats pour
se défendre. Remarquons inversement que la classe dominante dans la
société féodale doit son nom à l'instrument et symbole principal de sa
puissance, le cheval (ainsi, chevalier, caballero, etc.). Les moines venaient
presque exclusivement de cette même classe puissante, qui contrôlait
la terre et vivait à cheval. Ce qui leur permettait de se dire « pauvres »
lorsqu'ils entraient au monastère, c'était l'abandon de leurs chevaux
et de leurs armes, c'est-à-dire de leur puissance.
De plus, être religieux, c'était surtout glorifier Dieu : ceci, dans une
société fondée sur l'échange des dons, signifiait qu'il n'y avait rien de
trop précieux qui ne puisse être offert à un sanctuaire religieux. Le
temple de Salomon, avec la prodigieuse quantité de richesses qui lui
avaient été offertes (1 Chro. 2.9, 1-1o), étaitinvoqué comme modèle vétéro-
Monnaie, commerce et population 567

testamentaire pour les bâtiments ecclésiastiques chrétiens. Encore au


xne siècle, Suger de Saint-Denis se sert de ce que dit saint Paul, évidem-
ment au sens figuré, sur la maison de Dieu dont Jésus est la pierre
d'angle (Eph. z, 19-zz) : Suger justifie par là la nouvelle et resplendis-
sante église abbatiale qu'il avait fait édifier. Selon leur logique, les
moines étaient donc vraiment pauvres, même si, tout comme leurs
protecteurs, ils ne s'embarrassaient pas de la nature somptueuse des
bâtiments et installations monastiques. Par-dessus tout, ils favorisaient
l'accumulation de grands trésors de métaux précieux et de joyaux, sur
l'autel et autour de lui, sous forme de statues, de reliquaires, de croix,
de vases liturgiques, de candélabres et de couvertures de livres. Les
moines ne prétendaient pas que leurs communautés, en tant qu'entités,
étaient ou devaient être pauvres.
Les premiers réformateurs religieux qui s'avisèrent de critiquer les
moines venaient de ces centres commerciaux et monétaires qu'étaient
les villes du nord et du centre de l'Italie. Pierre Damien de Ravenne
voyait l'argent partout dans les églises et s'en plaignait. Pour lui, l'ermi-
tage dans sa pureté et sa simplicité était l'endroit où l'on pouvait le
mietn! suivre le modèle évangélique de simplicité. L'Eglise entière
était présente, assurait-il en se fondant sur la Jre Epître aux Corinthlens
(u, 12-13), là où une seule personne participait de sa foietdesacharité.
Employant le modèle de la communauté apostolique de Jérusalem
(Actes 4, p), il préconisait la vie commune pour les chanoines. Et
faisant allusion au même passage, il définissait ainsi les prédicateurs :
« Les seuls capables de tenir la charge de prédication sont ceux qui ne
bénéficient pas de l'appui des richesses terrestres et qui, parce qu'ils ne
possèdent rien, détiennent tout en commun. » Comme les ermites et
les chanoines se posaient en détenteurs de la tradition apostolique, ils
s'en prenaient aux moines en les accusant, du fait de leurs rituels élaborés
et très cérémonieux, d'imiter non pas les Apôtres, mais les Pharisiens.
L'un des grands partisans des chanoines au xne siècle, Gerhoch de
Reichersberg, dessine un panorama global de l'histoire chrétienne dans
son traité Sur les quatre Veilles de nuit. Ce titre fait allusion à Matthieu 14,
zz-3 3, où Jésus marche sur la mer. La quatrième veille, ou période, corres-
pond pour Gerhoch au siècle écoulé, de Grégoire VII à Gerhoch. Chaque
période avait affronté un vent défavorable, et celui de la quatrième
période était l'avarice. Dieu aide chaque âge par l'intermédiaire de ceux
qui prennent le quart : dans la quatrième période, ce sont les disciples
du Christ que Gerhoch définit comme ceux qui renoncent à tous leurs biens.
Cette volonté de faire ressembler la vie religieuse à une image de la
communauté primitive des apôtres eut des répercussions de grande
portée. Certains écrivains grandmontains racontèrent comment leur
fondateur, Etienne de Muret, considérait les règles monastiques comme
des mesures superflues. L'Evangile suffisait. « Par conséquent, comprenez
568 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

qu'il ne peut y avoir qu'une règle, et que le Fils de Dieu a dit : 'Sans
moi, vous ne pouvez rien faire' Qean 15, 5). »Mais l'Evangile s'adressant
à tous, quiconque s'y conformait était donc un religieux, quelle que soit
sa condition de vie. Une conséquence logique de ce réveil évangélique
fut de faire disparaître les distinctions qui séparaient la vie religieuse de
la laïcité, et peut-être aussi de rendre superflues non seulement les règles
religieuses, mais la vie religieuse elle-même.
L'impact des Evangiles sur la vie des gens en Europe occidentale fut
plus fort dans le siècle et demi allant de II75 à 132.5 qu'à tout autre
moment avant la réforme.
Il suffit de citer quelques-uns parmi les cas les plus spectaculaires qui
illustrent ce sujet. Valdès, ce riche marchand de tissus et banquier de
Lyon, se convertit à la vie religieuse dans les années 1170. Emu par
l'histoire d'un ménestrel qui contait comment on gagne la perfection
chrétienne par le renoncement aux richesses et la mendicité, Valdès
consulta un maître en théologie pour trouver la voie la plus sûre menant
au salut. Celui-ci répondit en citant Mat. 19, 2.1 :«Si tu veux être parfait,
va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres. » Valdès engagea des
clercs pour traduire les Evangiles pour lui, et après avoir pris les dispo-
sitions pour sa famille, démantela son empire financier. D attira rapide-
ment à lui des disciples, et le groupe ainsi formé fut décrit par un contem-
porain en ces termes :«Ils n'ont pas d'habitation fixe; ils voyagent deux
à deux, pieds nus (Luc 10, 1 -4), habillés de drap de laine, ne possédant
rien et ayant tout en commun (Actes 4, 32.). »
Il est frappant de mettre l'histoire de Valdès en parallèle avec l'expé-
rience, une génération plus tard, de saint François d'Assise. Au cours
de sa conversion progressive, entre 12.05 et 12.09, François fut profon-
dément impressionné par Mat. 19, 2.1 - ce même passage qui avait
tant influencé Valdès -, et aussi par Mat. 16, 2.4 (cf. Luc 9, 2.3), « Si
quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même ». Il corrige
sa propre vie sur un modèle biblique, et forme ensuite son groupe de
disciples selon ce modèle. Dans le récit que Thomas de Celano donne
de la conversion de François, nous voyons presque les mots de Luc 9
et 10 s'emparer de l'esprit de François, et y exploser :
Quand François entendit que les disciples du Christ ne devaient posséder
ni or ni argent, qu'ils ne devaient emporter sur la route ni bourse ni sac ni
pain ni serviteurs, qu'ils ne devaient avoir ni chaussures ni même de tunique
~e rechange, mais qu'ils devaient prêcher le Royaume de Dieu et la t;>énitence,
tl fut transporté de joie dans l'Esprit-Saint : « Voilà ce que je veux, s écria-t-il,
c'est ce que je cherche, ce que du fond de mon cœur je brûle du désir
d'accomplir. »

Lorsqu'en 12.1o, le groupe compte douze personnes, ils s'en vont vers
Rome, et l'ordre des Frères mineurs connaît alors son réel début.
C'est avec la vie de François, communément considéré comme un
Monnaie, commerce et population 569

second Christ ou l'autre Christ ( Franciscus alter Christus) par ses contem-
porains, que l'imitation du modèle biblique et surtout évangélique,
atteint son apogée. Comme Etienne de Muret, il ne voulait réellement
pour son groupe aucune autre règle que l'Evangile. Se trouvant à
Greccio (au nord de Rome, près de Rieti) avec des amis pour la Noël 12.23,
il reconstitue avec eux la scène de la naissance de Jésus à Bethléem.
L'été suivant, alors qu'il était en extase mystique sur l'Alverne (dans les
montagnes en dessus d'Arezzo), François reçut les cinq plaies de la
crucifixion sur son propre corps. Peu avant sa mort en 122.6, il dicta à
ses frères un testament où il leur rappelait que depuis le début ses
compagnons et lui-même avaient essayé de vivre selon le saint Evangile.
Pendant tout le siècle qui suivit la mort de François, ses disciples
furent divisés entre ceux qui désiraient perpétuer et imiter l'image du
pauvre, figure du Christ, et ceux qui au contraire préféraient établir
pour l'ordre une organisation stable, au fond assez traditionnelle, avec
toutes sortes de propriétés, de couvents, d'églises, etc. Le débat entre
ces deux factions se trouva essentiellement axé sur l'interprétation à
donner du mode de vie de Jésus et des apôtres. En particulier, avaient-ils
eu des biens et de l'argent? C'est principalement Bonaventure qui
établit que Jésus et les apôtres n'auraient rien possédé. Cet argument
reposait sur plusieurs textes déjà cités, et sur quelques autres comme le
Psaume 40 (39), 18 : « Moi je suis pauvre et humilié», qu'on disait se
rapporter au Messie, et d'autres qui laisseraient entendre que Jésus
n'avait eu aucune possession ni aucun lieu de résidence qui soit vraiment
sien (Mat. 8, 2.0; 17, 2.7; 2.6, 17-19; Luc 19, 5; Jean 14, 30). Mais ce
raisonnement fut officiellement rejeté, sous des prétextes plus juridiques
que théologiques, et fut même déclaré hérétique par le pape Jean XXII
en 1 32.3.

LE COMMERCE

L'espace relativement court que nous consacrerons au commerce


n'est pas proportionnel à l'importance du sujet. Les écrits sur le commerce
sont moins nombreux que ceux qui traitent de l'argent et de l'avarice.
Le répertoire biblique ayant trait au commerce était moins varié; de
plus, aucun thème iconographique associé au commerce ne pouvait
égaler la force et la concision de ceux qui illustraient l'avarice. Par
ailleurs, l'argent et l'avarice servaient souvent de métaphores pour le
commerce. On peut donc dire que la majeure partie des propos précé-
dents sur l'argent et l'avarice visait en fait le commerce et les marchands.
L'attitude prédominant chez les Pères de l'Eglise vis-à-vis des
marchands et de l'activité commerciale était caractérisée par une méfiance
~ 70 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

profonde. Ce n'était pas là la marque d'une nouvelle théologie, spécifi-


quement chrétienne, mais plutôt l'expression d'une méfiance tout à fait
traditionnelle dans la société gréco-romaine, une méfiance qu'on rencontre
chez Platon, Aristote, Cicéron et beaucoup d'autres auteurs de l'Anti-
quité. Tertullien identifie le commerce à l'avarice; Basile et Jérôme
s'en prennent tous deux à l'accumulation de richesses, et Jérôme consi-
dère que le commerce est une escroquerie.
Le texte patristique le plus fréquemment cité sur le commerce vient
d'une lettre du pape Léon le Grand (44o-46r), où il est dit qu'il est
difficile d'acheter ou de vendre sans tomber dans le péché. Le contexte
est important, car le véritable sujet n'en était pas le commerce, mais la
pénitence; ceci donne davantage de poids à son observation. Car le
pape y exprime pour ainsi dire incidemment ce qu'il pense du commerce :
« Pour une personne qui fait pénitence, il vaut mieux subir quelque perte
financière que de se risquer dans les affaires; il est difficile en effet
d'acheter et de vendre sans tomber dans le péché. »
Le pape reprend donc apparemment un lieu commun, sans penser
devoir recourir à une démonstration ou invoquer une quelconque autorité,
et surtout pas biblique. Cette phrase est citée par toutes les premières
collections canoniques, et survit dans les grands recueils de Burchard
de Worms, d'Yves de Chartres et de Gratien, aux XIe et XIIe siècles.
Saint Augustin fait exception dans ce concert patristique. Il commente
le Psaume 71 (7o), 15, en ayant à l'esprit le problème d'une morale
chrétienne du commerce. Il fait l'inventaire de toutes les accusations
communément portées contre les marchands, en les rendant d'autant
plus spectaculaires qu'il attribue directement ces travers à un marchand
chrétien au cours d'une conversation imaginaire. Ce marchand se défend·
bien, tout d'abord en soutenant qu'il se rend utile du fait qu'il transporte
des marchandises sur de longues distances, de l'endroit où elles sont en
abondance à celui où elles sont nécessaires. Il considère être un travailleur
qui gagne son salaire, selon les termes de Luc ro, 7· Il cherche ensuite à
blanchir sa profession. A cet effet, il établit une distinction entre le
commerce en tant que tel et les marchands en tant qu'individus. Si le
commerce donne lieu à des mensonges et à des parjures, ce n'est pas
parce que le commerce en soi est mauvais, mais parce que tel marchand
est un menteur ou un parjure. Le péché vient de la personne et non pas
de la profession. Lorsque les paysans et les artisans mentent ou blas-
phèment, les gens n'en concluent pas que leur métier, qu'il s'agisse de
l'agriculture ou par exemple de la cordonnerie, est malhonnête ou
blasphématoire. Saint Augustin accepte cette conclusion : si un marchand
est dépravé, ce n'est pas en raison de sa profession, mais en raison de
l'iniquité personnelle de ce marchand. Cependant, malgré Augustin,
au cours des premiers siècles du Moyen Age, c'est l'opinion de Léon le
Grand et des autres Pères qui l'emporte.
Monnaie, commerce et population 571

La seule scène vraiment importante de la Bible qui se rapporte à ce


thème est bien sûr celle que rapporte Matthieu.
Jésus entra dans le Temple et chassa tous ceux qui achetaient et vendaient
là; il renversa les tables des changeurs et les chaises des vendeurs de pigeons.
Et il leur dit : « TI est écrit Ma maison sera appelée maison de prière, mais vous,
vous en faites une caverne de bandits>> (Mat. zt, 1z-13).

On trouve ce texte très fréquemment cité au xie siècle dans les attaques
de portée générale contre les marchands. A la fin du xne siècle, on le
voit sculpté dans la pierre, avec une force poignante, sur la façade de
Saint-Gilles du Gard. Jésus, solide et musclé, lève la main droite d'un
geste menaçant, et de la main gauche repousse quatre changeurs étonnés,
qui plient l'échine et battent en retraite, en s'agrippant à leurs sacs,
comme autant de personnifications de l'avarice.
Ce passage de Matthieu fut incorporé dans les commentaires sur le
Décret de Gratien, dans les années u8o. En fait, il se trouvait dans un
texte anonyme du ve ou du vre siècle, qui ayant réapparu dans les
années uSo, fut faussement attribué à saint Jean Chrysostome. L'auteur
brode sur le passage de Ma~eu, pour avancer qu'aucun chrétien ne
peut être marchand, et qu'aucun marchand ne peut plaire à Dieu, que
la tromperie est un caractère intrinsèque du commerce; et bien que les
artisans aient droit à une plus-value pour le travail ajouté au matériel
qu'ils achètent et vendent ensuite, les marchands, eux, sont ceu:x qui
vendent sans les améliorer les biens qu'ils ont achetés, et ce sont ces
marchands que Jésus a chassés du Temple.
Le commentaire de saint Augustin sur le Psaume 71 (7o) est aussi
utilisé dans les discussions juridiques des années nSo, mais d'une façon
qui affaiblit la force de son argument en faveur du commerce. Cependant,
au milieu du xme siècle, Alexandre de Halès, qui avec d'autres grands
érudits des ordres mendiants avait entrepris de modeler une éthique
chrétienne du commerce, redonne toute leur force aux arguments de
saint Augustin. Alexandre, franciscain, et Thomas d'Aquin, dominicain,
confrontent tous deux les arguments du Pseudo-Chrysostome à ceux
de saint Augustin, et résolvent totalement le débat en faveur du dernier.
Avant Alexandre et Thomas, l'usure n'était qu'une des nombreuses
opérations effectuées par les marchands. lis gardaient en effet de l'argent
pour des gens, ils le prêtaient à d'autres, l'investissaient dans des entre-
prises commerciales, et le convertissaient en diverses monnaies auprès
de marchands étrangers. L'histoire de la conversion de Valdès fut peut-
être dramatisée par le fait qu'on y insistait lourdement sur les profits
qu'il avait réalisés comme usurier, mais il n'y a aucune raison de penser
qu'il ne pratiquait pas à la fois le commerce des draps et l'usure. La
profession de banquier n'acquit son indépendance qu'au XIIIe siècle,
en même temps qu'apparaissaient les sociétés commerciales.
572 Bible et nouveaux problèmes Je chrétienté

Le prêt à intérêt pour le profit, c'est-à-dire l'usure, était très mal vu;
et puisque cette pratique ne prit son indépendance vis-à-vis du commerce
qu'au xme siècle, toutes les activités commerciales étaient souillées du
même opprobre. Le plus gros de cette mauvaise réputation venait de
passages de l'Ancien Testament (Ex. 22, 2~; Lév. 25, 35-38; Deut. 23,
19-2I), qui précisent tous que les juifs ne sont pas autorisés à prêter à
d'autres juifs de l'argent pour réaliser des profits. Ezéchiel 18, 8 classe
le prêt à intérêt parmi les crimes les plus graves, avec l'idolâtrie et le vol.
D'autres passages se réfèrent à l'immoralité du prêt contre intérêt :
« Seigneur, qui sera reçu dans ta tente ? Qui demeurera sur ta montagne
sainte ? », demande le Psalmiste; et parmi ces élus on trouve : « Celui
qui n'a pas prêté son argent à intérêt» (Ps. I~ (I4), I, 5).
Saint Jérôme considère que l'interdit imposé aux juifs s'applique à
tout le monde, du fait que la religion des Hébreux s'est accomplie dans
la religion chrétienne, universelle. Ambroise, qui essaie aussi de donner
un sens au rôle qu'avaient eu les juifs dans la préparation au dévelop-
pement du christianisme, fait observer que les juifs prêtaient parfois à
intérêt à un juif par l'intermédiaire d'un non-juif. La doctrine dite
«Exception d'Ambroise» déclare que les chrétiens ne sont pas autorisés à se
prêter entre eux de l'argent à intérêt, sauf par l'entremise d'un non-chrétien.
Saint Augustin expose qu'il est plus cruel de tuer les pauvres par
l'usure que de blesser les riches par le vol. Cependant, l'Eglise des Pères
n'avançait que prudemment. Les Conciles des Ive et ve siècles n'inter-
disent l'usure qu'aux clercs. Puis en 789, Charlemagne étendit cette
interdiction à tous les chrétiens, laies et clercs. Le décret est réitéré aux
Conciles de Paris (829), de Meaux (845) et de Pavie (85o). Bien qu'on
accordât peu d'attention à cette question au xe siècle, les condamnations
se multiplient à nouveau au xie siècle, et sont répétées plus tard aux
Conciles de Latran.
La prolifération des usuriers à partir du XIe siècle inquiétait fort les
moralistes, comme on peut s'en douter. Les Pères du me Concile de
Latran ( II79) font remarquer que l'usure fleurit presque partout, comme
s'il s'agissait d'une entreprise licite.« Pierre est parti en voyage», écrivait
Jean de Salisbury au sujet de la papauté, « en laissant sa maison aux
bailleurs d'argent }), Le pape Urbain rn (I185-II87), intègre dans
l'arsenal de ce débat le rôle clé de l'intention, lorsqu'il cite - sans doute
pour la première fois dans ce contexte - cette parole du Christ que
rapporte l'évangile de Luc:« Prêtez sans rien espérer en retour» (Luc 6,
35). La seule intention pouvait ainsi constituer l'usure; cette opinion
sera soutenue par maints auteurs durant les trois siècles suivants, qui
citeront sans cesse cette injonction évangélique et l'utilisation qu'en
avait faite le pape. Guillaume d'Auxerre (I 18o-1248), théologien influent
à Paris, initie un courant de réflexion sur l'usure dans le cadre du droit
naturel. Un peu plus tard, Albert le Grand (t u8o) introduit Aristote,
Monnaie, commerce et population n;

dans le débat. Un canoniste, Sinibaldo Fieschi, le futur Innocent IV


(12.43-1254), soutient que l'usure est prohibée pour ses conséquences
désastreuses : pour la société, elle produit la pauvreté; pour l'âme du
prêteur, elle présente du point de vue moral de graves dangers, car
l'usure n'est autre que le péché d'avarice. Dès 12.70 environ, saint
Thomas d'Aquin met au point un raisonnement très élaboré en droit
naturel contre l'usure. Réduit à quelques termes simples, ce raisonnement
maintient que lorsqu'un prêteur vend tant la substance de l'argent que
son utilisation (l'utilisation ayant été préalablement définie comme
inséparable de l'objet lui-même), il vend en fait quelque chose d'inexis-
tant, ou bien il vend la même chose deux fois. Cette transaction, quelle
que soit la façon dont on la décrit, est manifestement contraire à la
justice naturelle. Les scolastiques condamnaient donc fermement l'usure,
et cela de façon toujours plus élaborée.
L'attitude scolastique envers le prêt à intérêt ne se limite pas cepen-
dant à un perfectionnement et à une mise à jour des critiques contre
l'usure. Car dans le même temps elle entreprend de justifier certaines
formes de paiement d'intérêts ainsi que les échanges commerciaux. On
n'en est pas encore à une théorie cohérente des opérations de crédit; mais
l'énoncé des divers droits à intérêt (c'est-à-dire une série de cas d'excep-
tion) a eu pour effet de justifier la pratique du prêt à intérêt, au moins
dans les limites d'un marché de l'argent en pleine compétition. Les
Frères mendiants, et quelques autres de leurs contemporains, en perfec-
tionnant des réflexions déjà inaugurées dans les écoles de la fin du
xne siècle, commencent à examiner les problèmes de la propriété privée,
du juste prix, de l'argent, des salaires professionnels, des profits commer-
ciaux, des associations commerciales, et du prêt à intérêt. Et pour chacun
de ces problèmes, on les voit émettre des opinions globalement favo-
rables, donnant leur approbation à ces pratiques, renversant ainsi des
attitudes qui avaient prévalu pendant les six ou sept siècles antérieurs.
Les travaux de certains élèves des professeurs les plus célèbres
montrent comment on a reçu, assimilé et transmis les idées de ces
maitres. Voici l'exemple d'un dominicain : Gilles de Lessines (vers 12.3 5-
1 ;o4), qui a fait ses études sous la direction d'Albert le Grand à Cologne
et plus tard sous Thomas d'Aquin à Paris. Gilles écrit un Tractatus de
u.ruri.r vers u8o; il s'agit du premier opuscule théologique entièrement
consacré aux problèmes relatifs à la manipulation de l'argent. On y trouve
une justification du métier de changeur : ce métier dérive de la nature
même de l'argent, et est à la fois utile et commode. Contre ceux qui
s'attachaient à condamner les changeurs pour la raison que Jésus les
avait chassés du Temple, Gilles explique que dans ce cas précis, ce n'est
pas la profession des expulsés qui est incriminée, mais plutôt la pratique
d'un commerce ressortissant au siècle dans un lieu réservé exclusivement
au spirituel.
S74 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

LA POPULATION

L'explosion démographique du début du second millénaire chrétien


posa de sérieux problèmes moraux et matériels. Nous avons reconnu
dans le cas de l'argent comme dans celui du commerce un mode de
développement mental, allant d'un rejet catégorique à une acceptation
prudente et limitée, éventuellement suivie d'une justification des pra-
tiques auparavant condamnées. Nous retrouvons ce même schéma pour
un aspect important des nouveaux problèmes de population, l'urbani-
sation; il est cependant absent de l'autre aspect de la démographie qu'on
va étudier ici, la sexualité.
Dans le premier Livre de la Cité de Dieu, saint Augustin demande ce
qu'ont perdu les chrétiens dans la chute de Rome; il répond lui-même
qu'ils n'ont rien perdu d'important. Cette dévaluation de la cité a été
signalée plus haut, ainsi que le transfert de l'idéal urbain de la cité antique
au monastère. A l'autre bout du Moyen Age, cet état de choses est
complètement bouleversé. Une exaltation nouvelle de la cité, fondée en
grande partie sur l'ancien modèle classique, triomphe, en Italie surtout
et avant tout dans les écrits des humanistes. La ligne de partage entre
ces deux courants de pensée - chacun étant bien représentatif des
mentalités de son époque - , peut être située au :xne siècle. C'est alors
que ces conceptions antagonistes se sont heurtées. Bien sûr, on percevait
à cette époque le problème en termes religieux, et donc le vocabulaire et
l'imagerie employés dans les controverses sont résolument d'origine
biblique.
Au cours des siècles, les moines ont persisté dans leur idéal de fuite
hors du monde; mais en fait les fondateurs d'abbayes n'étaient pas forcés
de fuir très loin, car le« monde» n'était nulle part si dense qu'il obligeât
à la fuite. De nombreux monastères furent fondés dans les murs ou à
proximité de ces « cités » squelettiques des premiers siècles du Moyen
Age, et avec la croissance urbaine des :xre et :xne siècles, les moines se
retrouvèrent bon gré mal gré au milieu d'agglomérations.
Ce fait est souligné par l'auteur d'un opuscule intitulé Les Ordres e~
les Vocations de l'Eglise (Libellus de diversis ordinibus et professionibus qtll
sunt in ecclesia, sans doute d'un chanoine qui vivait à Liège ou dans les
environs au milieu du :xue siècle). Il définit les différents types de vie
religieuse de son temps en fonction de leur proximité des centres de
population; et il considère les« Ounisiens et leurs semblables», c'est--1-
dire les moines de la vieille école, comme ceux qui vivent « parmi les
hommes dans les cités, les villes et les villages ». Tel est le cas d'un des
plus importants de tous les monastères, Ouny : il avait été fondé en
un lieu isolé, mais l'immense richesse qu'il diffusa à l'échelle locale, en
Monnaie, commerce et population H5

particulier par ses programmes de construction, créa une ville à ses


portes. Parmi les abbayes construites à côté de villes en stagnation qui
se réveillent au xre siècle, figurent Westminster, Saint-Germain-des-Prés,
Saint-Ambroise de Milan, et Saint-Héribert de Deutz (en face de Cologne,
sur l'autre rive du Rhin).
Le grand exégète de la Bible Rupert, abbé de Deutz (mort en II38),
fit remarquer dans son Commentaire sur la Genèse (Gen. 4, 17) que la
raison primordiale de la construction des premières villes sur terre
avait été l'homicide. li fait là bien entendu référence à Caïn, tenu tradi-
tionnellement pour le fondateur de la zizanie et de la violence sociales :
Caïn avait été également le fondateur de la première cité, à l'est du
Jardin d'Eden, qui portait le nom d'Enoch, son fils. En revanche,
Rupert parle en termes élogieux d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, qui
« ne bâtirent ni villes ni châteaux, mais fuirent les villes et vécurent dans
des masures, et construisirent au lieu de villes et de châteaux un autel
en l'honneur de Dieu».
Dans le premier chapitre des Ordres et Vocations de l'Eglise, consacré
aux ermites, l'auteur fait allusion à la fondation par Caïn de cette ville
primordiale. Etant donné qu'il ne trouve pas de mention que quiconque
ait avant Caïn construit une maison ou une cité, il en conclut que les
premiers hommes sur la terre vivaient sans domicile fixe ni communauté,
et peuvent donc être considérés comme les précurseurs bibliques des
ermites. Son chapitre sur les Cisterciens, qui à l'instar des ermites devaient
s'efforcer de fuir les concentrations humaines pour réaliser leurs objectifs
spirituels, a pour titre:« Les Moines qui se retirent à l'écart des hommes.»
Cherchant un parallèle dans l'antiquité biblique, il trouve les cent
prophètes, en deux groupes de cinquante, qui se cachaient dans les
cavernes (I Sam. 18, 3-4). Pour parallèle du Nouveau Testament, il cite
le départ de Jésus au désert (Luc 4, 4z) ou sa retraite dans la montagne
pour y prier (Luc 6, 1z).
Deux cisterciens influents, Guillaume de Saint-Thierry et Aelred
de Rievaulx, projettent l'image de la cité sur les monastères de leur
ordre, à peu près comme Cassiodore l'avait fait quelques siècles aupa-
ravant. Ils n'étaient guère favorables aux villes de leur temps; ils réservent
l'enthousiasme de leur description rhétorique à l'étonnante beauté des
sites où les Cisterciens s'établissent avec tant de prudence et de goût.
Ils appellent leurs monastères « cités de refuge» (Nomb. 35, 9), où la vie
chrétienne peut être menée au mieux dans toute sa simplicité.
Pour Bernard de Clairvaux, dont le vocabulaire même puise à la
Bible, le monastère cistercien n'est rien moins que la grande Cité,
Jérusalem. Et aux villes de son temps, où il se rendait si souvent mais
qu'il ne comprit ou n'apprécia jamais, il donnait le nom de Babylone.
Le sort de cette ancienne cité était prédit par les Prophètes, en raison
de sa perversité et de son hostilité envers Israël (Is. 13; 14; z 1; Jér. 50-5 I ).
576 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

Le Nouveau Testament, qui parle de Babylone pour qualifier Rome


(I Pierre 5, 13 et Apoc. 17-18) fournissait un précédent à l'application
de ce nom à une ville contemporaine qu'on veut critiquer. Le spec-
tacle de jeunes étudiants fréquentant les écoles urbaines au lieu de la
véritable « école du Christ » poussa Bernard à dénoncer Paris comme
Babylone la perverse, et à prier instamment les étudiants de s'en retirer.
Toute cette imagerie se retrouve chez les partisans des écoles
urbaines. Jean de Salisbury écrit à Thomas Becket en exprimant son
vif enthousiasme pour Paris et sa surprise à constater qu'il l'aimait.
Paris l'impressionne diversement, pour ses bâtiments, pour son peuple,
et pour les événements intellectuels et spirituels auxquels il a assisté
ici; et pour décrire Paris, il reprend l'image de l'échelle de Jacob
(Gen. z8, 12.), avec ses anges montant et descendant, et son dernier
barreau qui atteint le cieL Pour l'abbé prémontré Philippe de Harvengt,
qui pourtant n'approuve pas les méthodes nouvelles des écoles, Paris
est la Jérusalem que cherchent tant de gens. Les bataillons grossissants
des clercs y dépasseront bientôt, pense-t-il, la population laïque pour-
tant déjà énorme. « Heureuse cité, où les livres saints sont lus avec tant
de zèle.» C'est la maison de David, et celle du sage Salomon.
L'éducation et la spiritualité, courants divergents dont la synthèse
organique avait pourtant été si bien réussie par le monachisme des siècles
précédents, s'étaient clairement séparées au xne siècle. Au début du
XIIIe siècle cependant, les ordres mendiants essaient avec succès de les
concilier. Ils ont donné légitimité aux villes, en choisissant volontai-
rement d'y exercer leur ministère. Saint François et ses compagnons
vivaient en ermites en dehors des cités, aux abords toutefois de celles-ci,
de façon à pouvoir y entrer le jour pour prêcher, pour travailler ou
pour mendier. Par la suite, les Franciscains et les Dominicains établirent
quelque 2. ooo couvents au xxne siècle, tous situés dans les villes. Les
frères s'occupaient des citadins, organisaient des confréries laïques
pour eux; ils y trouvaient des patrons, y recrutaient leurs membres.
Ainsi et par bien d'autres moyens ils donnaient un sens chrétien à la
vie urbaine.
Humbert de Romans, maltre général de l'ordre dominicain au
milieu du xme siècle, élabora une justification biblique à l'apostolat
des Frères en ville. Les Prophètes représentaient le modèle de l'Ancien
Testament : le Seigneur les avait envoyés vers des cités importantes,
Jérusalem, Ninive ou Babylone, plutôt qu'en des sites plus modestes.
De même, dans le Nouveau Testament, Jésus envoya-t-il les apôtres
prêcher dans les cités. Et tel fut l'héritage des Frères.
Il revenait alors au célèbre collègue de Humbert, Albert le Grand,
d'exprimer une idéologie chrétienne de la cité, décidément favorable.
Dans un cycle de sermons prêchés à Augsburg, Albert s'appuie sur
les mots de l'Evangile, « une cité située sur une hauteur ne peut être
Monnaie, commerce et population 577

cachée» (Mat. 5, 14). Il admire« la cité munie de fondations, dont Dieu


est l'architecte et le constructeur» (Hébr. II, 10). Ces sermons sont au
nombre de sept, tous pleins d'éloges de la vie urbaine, tous construits
sur des citations bibliques. Albert fait l'éloge de la richesse aux mains
des riches citadins, pourvu qu'elle soit acquise et mise en œuvre avec
discernement, l'éloge aussi de la lumière de la cité, de sa beauté et de
sa haute culture. Enfin il faisait même l'éloge de la densité de sa popu-
lation, et cite les précédents des nations et des peuples qui affiuent à la
maison du Seigneur (Is. 2, 2-3), le petit nombre qui deviendra dix mille
(Is. 6o, 22), et « la foule immense que nul ne pouvait dénombrer >>
(Apoc. 7, 9).
Pourtant la densité de la population n'était pas l'objet d'une admi-
ration sans partage. Dans les villages anglais, dans les grandes seigneu-
ries féodales de la France du Nord, dans les villages fortifiés du Latium,
en Italie centrale, partout on répétait les mêmes mots : la terre devenait
surpeuplée.
Au cours des siècles immédiatement antérieurs, la surpopulation
n'avait pas posé de sérieux problèmes. Certes, à l'époque des Pères de
l'Eglise, la sexualité et tout ce qui s'y rapportait, comme le mariage,
la virginité, la contraception et l'avortement, avait été discutée par les
théologiens. De plus, pour certains des Pères, la population constituait
un problème. Ils se demandaient si la chasteté, dont il est tant question
dans la Jre Epître aux Corinthiens (7, 1) et d'autres passages du Nouveau
Testament, entrait en conflit avec l'injonction de Dieu à Adam et Eve
(Gen. r, 27-28) puis à Noé et ses fils (Gen. 9, r) de croître et de se mul-
tiplier. Tertullien se plaint qu'il y ait partout des maisons et que la
population grouille. « Notre nombre est un fardeau pour le monde,
qui peut à peine nous soutenir par ses éléments naturels. » Jérôme dit
à propos de la Genèse qu'à cette époque, le monde était encore dépourvu
de population, mais qu'à présent il fourmille de gens et que cette popu-
lation est trop importante pour le sol.
Quoi qu'il en soit de l'origine et de la force de ces remarques sur
la surpopulation, elles étaient estompées par l'eschatologie puissante
de l'époque. Une morale sexuelle cohérente se développe et se stabilise
avec les ye et vre siècles, au temps de saint Augustin, de Benoit et de
Grégoire le Grand; mais ce temps voit aussi le début très net d'une
tendance démographique négative à long terme.
Avec la fin définitive de cette décrue et le renversement de cette
tendance, on voit apparaître des réactions significatives à la morale
établie dans ces siècles de faible densité humaine. Ce sont d'abord
au xre siècle les attaques contre les clercs mariés ou concubins. De plus,
le concubinage, clérical ou laïque, est alors condamné, alors que le
mariage prend parallèlement un caractère de plus en plus religieux.
L'aspect économique du mariage prend aussi plus d'intensité: la volonté
P. RICIIÉ, G. LOBRICHON 20
578 Bible et nolltleaux problèmes de chrétienté

de garder le patrimoine familial intact, qui s'exprime alors par la diffu-


sion rapide de la primogéniture, rend le mariage des fils et des filles
sans terres de plus en plus difficile. n y a d'autres témoignages de ce
phénomène : ce sont la prolifération massive des conversions à la vie
religieuse, et les foules d'aventuriers sans terre et célibataires qui parti-
cipent aux croisades.
Quelques théologiens se prononçaient en faveur de la procréation
illimitée, sans doute aux fins de remplir d'âmes le Paradis; mais ils
étaient clairement en minorité. La plupart de leurs collègues remettent
plutôt à la mode les remarques des premiers Pères sur le monde en
passe d'être plein; ils se dispensent toutefois des commentaires paral-
lèles sur l'approche de la fin du monde. Guillaume d'Auxerre considère
qu'il est permis de se marier, mais qu'on ne doit pas l'encourager,« car
le peuple de Dieu s'est accru dans le monde entier, et d'innombrables
mariages engendrent maintenant partout des fils de Dieu en un nombre
suffisant ». Astesanus, un théologien franciscain, se demande si l'on
serait toujours en faveur de la virginité si la population baissait sérieu-
sement, et si compte tenu de la chasteté de certains, il n'y avait plus
assez d'hommes pour servir Dieu. Et il répond lui-même que les rela-
tions sexuelles - à l'intérieur certes du mariage - seraient alors nor-
malement obligatoires pour tous ceux qui pourraient s'y astreindre.
De tels propos laissent entendre avec une certaine franchise que la
faveur accordée au célibat était en partie due à la présence d'une popu-
lation suffisante, sinon réellement trop nombreuse.
On retrouve ce relativisme social de la théologie morale des sco-
lastiques chez Thomas d'Aquin, qui se demande si la chasteté n'est
pas elle-même une forme de contraception, et ce faisant admet que la
continence fait obstacle à l'engendrement d'une descendance. Il en
conclut que dans l'âge de la Grâce, on doit insister plus sur la procréa-
tion spirituelle que sur la procréation selon la chair. C'était là un pro-
blème tout relatif, une question d'accent sur le spirituel ou sur le monde.
Au xure siècle, la Ire Epître aux Corinthiens était sur ce point un meil-
leur guide que la Genèse.

CoNCLUSION

L'argent, le commerce et la démographie font donc irruption


avec force comme autant de problèmes de société dans l'Occident
latin d'après l'an mil. On possédait déjà à cette époque un arsenal
rempli de commentaires sur ces sujets; ils avaient été formulés, dans
leur majorité, plusieurs siècles auparavant, et avaient été répétés sou-
vent entre-temps. Mais l'état de la société dans ce nouvel âge différait
Monnaie, commerce et population 579

presque en tout des périodes antérieures; l'héritage théologique devait


donc être examiné de nouveau, il fallait le transformer pour l'accorder
aux réalités du présent. Il ne suffisait pas simplement de citer tel ou tel
passage biblique comme autorité garantissant telle ou telle opinion;
la fonction même et l'usage fait du texte biblique lui-même avaient
changé pendant ces siècles.
Au xre siècle, les érudits écrivaient pour un public érudit et donc
restreint en maniant de savantes citations; ils n'auraient pu se mettre
à la portée du peuple. Deux cents ans plus tard, toute l'Europe était
couverte d'un immense réseau de prédicateurs de l'Evangile. La jonc-
tion entre les érudits et la population laïque des villes était assurée par
des œuvres de vulgarisation, des traductions, par les différentes sortes
de manuels de pastorale, et avant tout par la prédication elle-même.
Nous pouvons en guise de conclusion reformuler ces propos, les
reprendre du point de vue du public plutôt que de celui des porteurs
du message religieux. La taille et la nature du public influencé par la
Bible étaient totalement différents en r 300 - car ce public était beau-
coup plus vaste et plus complexe -, de ce qu'elles avaient été avant
les transformations sociales opérées au milieu de ce long Moyen Agel.

Lester K. LITI'LE.
Traduit de l'anglais
par Bruno Lobrichon et Philippe Buc.

1. Pour la bibliographie, cf. les n 08 190-2.0+


2

La Bible dans les confréries


et les mouvements
de dévotion

L'histoire des confréries médiévales est encore, dans une large


mesure, à écrire. Ces groupements furent si nombreux et, en même temps,
ont laissé si peu de traces dans beaucoup de régions que, malgré une
intensification des recherches au cours des dernières années, nous
sommes encore loin de pouvoir prendre une vue d'ensemble du phé-
nomène confraternel. Pourtant il est d'ores et déjà certain que, malgré
des différences sensibles d'un pays à l'autre, son ampleur fut considé-
rable, en particulier entre le XI:re et le xve siècle. Autant que la paroisse,
la confrérie a constitué une des structures d'encadrement fondamentales
au sein desquelles les laïcs - ou tout au moins une élite du laïcat -
ont vécu leur expérience religieuse. Car s'il a existé au Moyen Age des
confréries cléricales réunissant les clercs d'une ville ou d'une zone
rurale, la plupart de ces associations furent le résultat d'une initiative
laïque et réunissaient dans leur sein de simples fidèles. Pour l'époque
qui nous intéresse, leurs orientations et leurs activités ne nous sont
guère connues que par leurs statuts, mis par écrit - le plus souvent
en latin - par des clercs imprégnés de culture sacrée. On ne saurait
se fier à ces seuls textes pour apprécier la place que tenait la Bible dans
la vie des confréries et dans celle des confrères. Aussi serons-nous
amenés à nous intéresser également à leurs activités pour essayer de
voir dans quelle mesure celles-ci reflètent l'impact de la Parole de Dieu
dans la société du temps.
58z Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

L'EssoR nu PHÉNOMÈNE coNFRATERNEL Au MoYEN AGE

Lorsqu'elles apparaissent pour la première fois avec une certaine


netteté, les confréries médiévales ne se présentent pas comme une
institution très édifiante1• En 8 5z en effet, dans un décret synodal
célèbre, l'archevêque de Reims Hincmar fustige les débordements qui
se produisent à l'occasion des réunions d'associations de laïcs qu'il
désigne sous le nom de gildoniae (dérivé du radical germanique gild-).
Nous sommes malheureusement mal renseignés sur leur compte mais
d'après d'autres témoignages légèrement postérieurs relevés en Angle-
terre et au Danemark, il y a tout lieu de penser qu'il s'agissait de grou-
pements purement profanes, ayant pour but d'assurer la protection
et le bien-être de communautés locales dont tous les membres - ou
du moins les chefs de famille- s'étaient associés sur un pied d'égalité.
La dimension religieuse n'en était pas totalement absente dans la mesure
où le groupe ne pouvait se désintéresser de ses morts et de leur destinée
posthume. Aussi ne tardèrent-ils pas à se placer sous la protection d'un
saint patton, souvent saint Pierre, le portier du del, comme on le voit
dès 102.0 à Abbotsbury dans le Dorset. Avec l'essor du monachisme
et des structures féodales, les confréries semblent avoir évolué et changé
de fonction par rapport à l'époque carolingienne : celles que nous
entrevoyons en Italie ou en Espagne aux XIe et xne siècles ne regroupent
plus l'ensemble des fidèles d'un lieu donné mais une élite- ou en tout
cas une minorité - rassemblée à dates fixes autour d'une église parois-
siale, canoniale ou abbatiale. Ces réunions périodiques entre clercs et
laïcs donnaient lieu à des cérémonies où l'on commençait par chanter
des hymnes exaltant la charité (« Congregavit nos in unum amor Christi »,
« Ubi caritas et amor, ibi Deus est»), avant de passer à l'intérieur du cloître
(dans le cas d'un monastère) pour des agapes, malgré les interdictions
répétées des conciles et des réformateurs. Dans la plus andenne confrérie
rurale connue, celle de Sant'Appiano-in-Valdelsa, en Toscane (xxe siècle),
les statuts mettent l'accent sur l'amour mutuel et se réfèrent aux te:x:tes,
souvent repris par la suite, de saint Jean : « Si tu n'aimes pas ton frère
que tu vois, comment peux-tu aimer Dieu que tu ne vois pas ? »
(1 Jean 4, u); il y est également question de la correction fraternelle
que devront pratiquer ses membres, conformément à Mat. x8, 15-18 :
« Si ton frère a péché contre toi, etc. »; on y trouve enfin une liste
des vices interdits aux laïcs qui ne fait que démarquer celle que donne
saint Paul dans l'Epitte aux Ephésiens (Eph. 4, 2.7-31).

1. G. LE BRAs (:zo7], t. ll, Paris, 19:16, pp. 444 et s.


Confréries et mollfJements de t!Jvotion 58 3

En fait c'est au xne siècle que le mouvement confraternd a commencé


à prendre son essor dans la plupart des régions de la chrétienté occi-
dentale, sans doute sous l'influence de la nouvelle spiritualité « apos-
tolique» qui se diffuse un peu partout à cette époque. TI s'agit d'une
volonté de renouer avec l'Eglise des premiers temps du christianisme
et de retrouver, à tous les niveaux, l' « ecclesiae primitivae forma ». Cette
aspiration s'exprima d'abord chez les religieux et les clercs, et l'on sait
qu'elle est à l'origine d'un certain nombre de réformes monastiques et
canoniales, de Cîteaux à Prémontré. Mais elle ne laissa pas les laies
indifférents et l'on vit se multiplier, surtout après noo, les associations
pieuses dont les membres cherchaient à vivre « à la façon des apôtres »,
c'est-à-dire conformément au modèle fourni par la communauté chré-
tienne de Jérusalem, telle qu'elle est décrite dans les Actes (4. 32.-34).
Cet idéal spirituel suscita des réalisations institutionnelles très diverses,
allant d'associations étroites de communautés paysannes avec les monas-
tères réformés, comme celles que décrit Bernold de Constance pour
l'Allemagne du Sud, jusqu'à ces confréries hospitalières et charitables
qui exerçaient leurs activités le long des chemins menant à Saint-Jacques-
de-Compostelle ou encore en Italie du Nord, dans les villes situées
sur la Via Francigena ou à proximité. Dans les statuts de cette époque
qui nous sont parvenus, il est beaucoup question de « la charité qui
couvre pour ceux qui l'aiment la multitude des péchés» (I Pierre, 4, 8);
on ne tardera pas à y voir apparaître la liste détaillée des six « œuvres
de miséricorde », directement inspirée par les Béatitudes et par le
récit du Jugement dernier tel qu'il figure chez saint Matthieu (Mat.
2.5, 35-40) : « J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu
soif et vous m'avez donné à boire», etc. Visiter les pauvres, les malades
et les prisonniers, secourir la veuve, l'orphelin et le pèlerin devient
alors l'objectif prioritaire d'un certain nombre de groupements laies
qui illustrent leur attachement à l'amour mutuel en se plaçant sous
l'invocation du Saint-Esprit. Au XIIIe siècle, ils donneront parfois
naissance à de véritables ordres religieux, comme on le constate dans
le cas de l'ordre du Saint-Esprit qui de Montpellier gagna Rome et
fut institutionalisé par le pape Innocent ID.
Ces cas, fort intéressants, n'en demeurent pas moins exceptionnels
et la plupart des confréries médiévales eurent d'abord pour but le
salut de leurs propres membres, sans qu'on saisisse toujours très bien
en quoi consistaient les obligations réelles de ces derniers. La déno-
mination même de ces groupements n'aide guère à y voir clair. Si les
mots confraternitas, confratria ou fraternitas sont de loin les plus répandus,
on trouve également des termes comme caritas (charité, surtout en
Normandie et dans les Pays-Bas), religio ou congregatio qui traduisent
l'influence de la Vulgate où ces derniers figurent. Tout au plus peut-on
constater qu'avec le temps les confréries se distinguèrent progressi-
584 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

vement des associations socioprofessionnelles comme les guildes,


hanses ou métiers, auxquelles elles avaient dans certains cas servi de
couverture. Leur inspiration néo-testamentaires se marque dans cette
référence prépondérante à la notion de fraternité, fondée sur la commu-
nauté spirituelle des baptisés avec le Christ (I Pierre 5, 8) et sur la
charité fraternelle prêchée par les apôtres (Rom. rz, 9 et I Thess. 4, 9)
qui confère à ce type d'association un sens plus profond que la simple
collégialité des membres d'une corporation. L'entraide au sein de la
confrérie s'étend à la notion de salut éternel. Non contents d'aider
ceux de ses membres qui sont démunis ou malades, elle leur assure
une digne sépulture en terre chrétienne et des prières après leur mort.
Ce fut sans doute une des raisons de leur succès qui ne se démentit pas
jusqu'à la veille de la Réforme. Leurs activités varient sensiblement
d'un cas à l'autre; au minimum la confrérie se réunissait pour une
messe annuelle, suivie d'un banquet communautaire et accompagnée
de distributions de nourriture ou de pièces de monnaie aux mendiants
et aux infirmes. Dans d'autres cas, les exigences étaient plus lourdes,
surtout en matière de pratiques religieuses, et les confrères qui s'obli-
geaient par serment à observer les statuts, se voyaient infliger des peines
s'ils ne les respectaient pas. Au moins devaient-ils éviter toute intem-
pérance dans le boire et le manger, comme l'avait prescrit le Christ
lui-même (Luc XXI, 34).

CoNFRÉRIES ET MOUVEMENTS DE PÉNITENCE

A l'extrême fin du xne siècle en Italie, au xnie dans le reste de la


chrétienté occidentale, apparaissent des groupements de laïcs dévots
d'un nouveau type : ce sont les Pénitents qui, sous des dénominations
diverses, vont jouer un grand rôle dans les mouvements religieux de
l'époque. Le succès de la spiritualité pénitentielle est lié à la diffusion
parmi les fidèles de la dévotion à l'humanité du Christ, que l'on cherche
à imiter dans le mystère de sa Passion rédemptrice. Le désir d'expiation
et de purification qui s'était déjà manifesté dans les masses à l'époque
des mouvements de paix et des premières croisades, débouche sur un
ascétisme de conformité : en s'infligeant renoncements et souffrances,
le chrétien peut espérer s'unir à« l'amour personnifié qui a été crucifié»,
selon l'expression de Guillaume de Saint-Thierry, et accéder avec Lui
à la vie éternelle.
Dans la plupart des groupements de ce type qui se constituent dans
les dernières décennies du xne siècle, se définit un nouveau rapport
au monde : loin de le fuir comme les moines cisterciens, les pénitents
y demeurent et n'hésitent pas, comme les Humiliés de Milan, à établir
Confréries et moiiVements de dévotion 58 5

leurs communautés au cœur des villes et des quartiers laborieux pour


se consacrer à l'artisanat textile. Tel fut aussi l'objectif des béguines,
ces femmes qui dans l'Europe du Nord-Ouest et les régions rhénanes,
s'associèrent pour mener dans des « convicts » non claustraux - les
béguinages - une vie où le travail et la prière étaient étroitement
associés à la pratique de la pauvreté évangélique. Rester au milieu du
monde sans vivre de façon mondaine, tel sera l'objectif primordial
de ces fraternités dont certaines donneront naissance à de véritables
ordres religieux, comme celui des Humiliés et, vers le milieu du
xme siècle, celui des Servites de Marie, fondé par cinq marchands
florentins. Sans aller aussi loin, la plupart des confréries de pénitents
rassemblaient des laïcs le plus souvent mariés et exerçant une activité
professionnelle qui se retrouvaient périodiquement pour des exercices
de dévotion. Pour ces derniers fut rédigée en 12.15 une sorte de règle,
le Memoriale propositi qui définissait leur statut et leurs obligations.
Les pénitents devaient porter un vêtement de drap « de qualité com-
mune et incolore » et de peu de valeur, qui suffisait à les faire reconnaître;
ils observaient des jeûnes plus fréquents et plus longs que ceux auxquels
étaient astreints les chrétiens de ce temps ; ils étaient tenus de lire chaque
jour les sept heures canoniques, mais les illettrés pouvaient remplacer
les textes de l'office par la récitation d'un certain nombre de Pater
Noster et, pour ceux qui le savaient, du CredtJ et du Miserere. Ds devaient
se confesser et communier trois fois l'an. Prenant l'Evangile à la lettre,
ils refusaient de porter les armes et de prêter serment solennel (« Que
votre oui soit oui»...), ce qui ne tarda pas à les mettre en conflit avec
les pouvoirs publics, en particulier dans les communes italiennes.
En 122.1, la papauté les prit sous sa protection et demanda aux évêques
de les soutenir, mais il fallut un certain temps pour qu'un compromis
soit trouvé : dans la pratique, les pénitents furent exemptés du service
militaire mais les communes leur confièrent des tâches variées, allant
de la distribution des subsides caritatifs jusqu'à la gestion de la trésorerie
municipale, qui constituaient une sorte de « service civil » avant la
lettre. Les femmes étaient admises dans ces confréries, avec l'autorisation
de leur conjoint pour celles qui étaient mariées. Les époux pouvaient
continuer à user du mariage mais ils devaient s'abstenir de relations
conjugales à certaines périodes de l'année liturgique, ce qui explique
le nom de« continents » que l'on donnait parfois aux pénitents et qu'il
ne faut pas prendre au sens absolu du terme. Les réunions étaient le
plus souvent mensuelles; elles se tenaient dans une église où un prêtre
ou un religieux venait leur parler des choses de Dieu. Mais les frater-
nités étaient autonomes par rapport au clergé et n'obéissaient qu'à
leurs propres ministres qu'elles élisaient librement et auxquels les
membres de la confrérie promettaient l'obéissance.
L'état pénitentiel connut une grande diffusion après 12.2.0 sous
586 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

l'influence des ordres mendiants. Saint François d'Assise et ses compa-


gnons avaient d'ailleurs commencé par constituer une fraternité de
pénitents, qui donna naissance, après l'approbation donnée par Inno-
cent ill, à l'ordre des Frères mineurs et à celui des Pauvres Dames
dirigé par sainte Claire. Franciscains et Dominicains, soucieux d'étendre
à l'ensemble des fidèles l'appel à la pénitence lancé par leurs fondateurs,
favorisèrent la constitution de communautés de ce type qui gravitaient
dans leur sillage, mais sans avoir avec eux - du moins dans un premier
temps - de rapport institutionnel privilégié. Ce n'est qu'à la fin du
xme siècle que devaient apparaître, sur le plan juridique, les Tiers
Ordres, dont la naissance est l'expression d'une volonté de contrôle
et de reprise en main par la hiérarchie d'un mouvement religieux typi-
quement laïc. Auparavant la diversité de ces groupements était très
grande : les uns étaient strictement dévotionnels; d'autres mettaient
davantage l'accent sur ce qui constituait les grands problèmes de l'Eglise
de l'heure : la lutte contre les hérétiques et la défense de la foi ortho-
doxe, y compris sur le plan politique et militaire; d'autres enfin se
consacraient aux œuvres de charité, se plaçant le plus souvent sous
la recommandation du Saint-Esprit ou de la Vierge de Miséricorde.
Mais derrière ces différentes orientations se retrouve une même spiri-
tualité qu'il convient d'analyser de plus près.
Faire pénitence en effet, pour les chrétiens de ce temps, ce n'est
pas seulement se repentir de ses péchés et pratiquer le sacrement de
confession, rendu obligatoire au moins une fois l'an pour tous les
fidèles par le Concile de Latran IV, en xz 1 5. C'est prendre à la lettre
la parole du Christ (Mat. 5, 17) : « Faites pénitence, le royaume de
Dieu est proche. » Il ne s'agit pas en effet d'une simple préparation
mais d'une entrée dès id-bas dans ce Royaume, manifestée par un
changement de vie et une renonciation au péché. La pénitence est un
état, presque un style de vie. Elle consiste dans une attitude humble et
repentante, la seule qui convienne à l'homme pécheur face à Dieu s'il
veut se rattacher à lui par l'amour. Aussi devait-il rechercher la nudité
et le dépouillement, non l'autorité, la science ou le sacerdoce. N'oublions
pas d'autre part que l'avènement du royaume de Dieu a été commu-
nément considéré au Moyen Age comme imminent. Un certain nombre
de Franciscains reprirent, on le sait, à leur compte les spéculations d'un
Joachim de Flore sur le début prochain d'un« nouvel âge du monde»,
qui serait le dernier : l'âge de l'Esprit et de l'Evangile éternel. Mais
même s'ils n'avaient jamais entendu parler des prophéties de l'abbé
calabrais, les simples fidèles étaient portés à partager la conviction
qui animait de nombreux clercs de vivre « en ces temps qui sont les
derniers ». Les papes de l'époque ne présentaient-ils pas leur principal
adversaire, l'empereur Frédéric TI, comme le véritable Antéchrist dont
l'apparition en ce monde devait annoncer la proximité de la fin des
588 Bible ct nouveaux problèmes de çhrétienté

l'Italie sous la direction du dominicain Venturino de Bergame. Les


statuts de ces confréries, souvent mis en langue vulgaire au xrve siècle,
nous renseignent sur leur recrutement et leurs activités. Les femmes
en étaient exclues pour des raisons évidentes. Les réunions avaient
lieu en général un dimanche sur deux et à l'occasion des principales
fêtes religieuses, en particulier pendant la Semaine sainte, ainsi que
tous les vendredis de l'année. En entrant dans l'oratoire de la confrérie,
chacun s'agenouillait sur une dalle de marbre et demandait pardon
pour les manquements aux statuts qui étaient notés sur un registre
spécial. On faisait ensuite lecture en commun et à haute voix d'un office
votif, du type de ceux qui figuraient dans les livres d'heures manus-
crits à l'usage des laïcs dévots et qui comprenaient les sept psaumes
de la pénitence, les quinze psaumes graduels avec la litanie des saints,
l'office de la Vierge et celui des défunts, réduit en général au premier
nocturne. Le dimanche et les jours de fête, on célébrait une messe au
cours de laquelle étaient recueillies des offrandes et on échangeait le
baiser de paix. On se donnait la discipline au cours des réunions du
vendredi soir : les confrères revêtaient une tenue spéciale pour la fla-
gellation; ils allaient d'abord pieds nus embrasser le Crucifix puis se
fustigeaient mutuellement, chacun recevant sur son dos nu autant de
coups qu'il estimait nécessaire pour expier ses fautes. 'Tous avaient la
face couverte par une cagoule pour qu'on ne puisse pas les reconnaitre.
Avant l'accomplissement du rite, on procédait à la lecture de quelques
passages de la Passion du Christ ; puis un sermon était fait par un des
responsables qui formulait les intentions pour lesquelles la cérémonie
allait être accomplie (pour les frères absents, les malades, les défunts, etc.).
Pendant qu'elle se déroulait une chorale composée des confrères,
ayant les meilleures voix, chantait des cantiques- ou laudi- en langue
vulgaire exaltant le sacrifice sanglant du Christ et ses vertus rédemp-
trices. En principe les flagellants ne s'exhibaient pas en public, sauf
lors de la procession annuelle du Vendredi saint où ils parcouraient
la ville à la tête du cortège rituel. Mais à l'occasion des grandes explo-
sions paroxystiques évoquées précédemment, ils sortaient de leur
réserve et se répandaient dans les rues. Ainsi à Strasbourg, en 1349,
on vit près de zoo flagellants aller de ville en ville et de village en vil-
lage, rassemblés derrière leurs bannières et chantant en chœur le can-
tique suivant :

Voici le grand pèlerinage de supplication


le Clu:ist est allé lui-même à Jérusalem.
Il portait une croix à la main.
Que le Seigneur nous aide 1
Nous devons embrasser l'état de pénitent
pour que nous plaisions davantage à Dieu,
là bas, dans le royaume de son Père.
Confréries et mouvements de dévotion 589

C'est pour cela que nous prions tous.


Nous prions le Christ très saint
qui commande au monde entier.

Lorsqu'ils entraient dans les églises, ils s'agenouillaient et chan-


taient:
Jésus a été abreuvé de fiel
Nous devons tous nous jeter par terre en croix.

Une fois qu'ils étaient allongés sur le sol, leur chef s'écriait :
Maintenant tendez vos mains vers le ciel
pour que Dieu éloigne de nous cette épidémie mortelle.
Tendez vos bras vers le ciel
pour que Dieu ait pitié de nous.

Après quoi il les flagellait et disait à chacun d'eux :


Relève-toi en l'honneur de la Passion très pure
Evite de pécher à nouveau.

Il est certain que l'essor de la lyrique religieuse en langue vulgaire


est liée dans une large mesure au mouvement de flagellants. La plus
ancienne confrérie connue de « laudesi » (la « lauda » est une sorte de
ballade religieuse avec refrain) n'aurait-elle pas été fondée à Sienne
par le dominicain Ambroise Sansedoni en 1267 ? Mais le mouvement
ne tarda pas à déborder son cadre d'origine et nous connaissons, au
moins en Italie, de nombreuses associations dévotes dont l'unique but
était de chanter des laudes en langue vulgaire le soir et les jours de fête
dans une église déterminée dont elles finissaient par prendre le nom.
Il est difficile de déterminer leurs sources d'inspiration, car chacune
d'entre elles avait son propre « Jaudario » ou livre de chant; le plus
ancien est celui de la Fraternité de Santa Maria della Laude, à Cortone,
qui se réunissait à l'église Saint-François. Mais les thèmes fondamen-
taux étaient partout les mêmes : louanges de la Vierge Marie, « la donna
del pareyso no porso tropo fir loàa >> (la dame du Paradis dont on ne
peut trop faire la louange), comme dit le refrain d'un cantique chanté
par la Congrégation de la Vierge à Pérouse; célébration de ses joies
et de ses douleurs; commémoration des saints patrons et surtout de
la Passion du Christ qui était au centre du répertoire et devait être
célébrée en public le jour du Vendredi saint. De façon générale, au
moins à l'origine, les laudes dramatiques tenaient une plus grande
place dans le répertoire des confréries de flagellants, comme ces « Pianti
di Maria» (Lamentations de Marie) où l'on entend le Christ s'adresser
s90 Bible et noNtJeaux problèmes Je chrétienté

du haut de la croix à sa mère et à saint Jean, comme dans le « laudario »


de Pise :
0 Giovanni caro mio frate
or ti sia raccomandata
che ti lasso la mia madre
quella chi tanto amata
per mio amore nola lassare3 •
Dans d'autres textes contemporains, ce sont les humiliations et
les souffrances du Christ qui sont particulièrement mises en relief :
Yenne Cristo humiliato
al pie di Giuda per !avere.
Avea facto quel mercato
venduto lui trenta denare.
0 cortese salvadore
coy lavaste altradetore.
Levate glochie e resguardare
morto e Christo ogi per nui'.
Le point d'aboutissement de cette évolution qui tend à représenter,
au sens le plus littéral du terme, les principaux mystères de la Rédemption
fut atteint avec la constitution (particulièrement précoce en France)
de confréries théâtrales, comme celle de la Passion à Paris, dont l'activité
est connue depuis 1402., ou celle de Rouen dont les statuts remontent
à 1374 et s'expriment en ces termes :
Item il est ordonné que les frères de la charité (=confrérie) dessus dite
mettront la meilleure partie qu'ils pourront, bonnement, chacun an, une fois
tant seulement, en mémoire de Notre Seigneur Jésus Christ et de sa glorieuse
mère et de tous les saints du Paradis, pour émouvoir le peuple chrétien à
bonne dévotion, à faire un vrai mystère ou miracle qui sera par bonne et
dévote manière montré en la personne des frères, en lieu et place convenable
à ce faire, sans y ajouter aucune chose fors que la Sainte Ecriture.

Cas limite, certes, que celui de ces confréries dont l'objectif essen-
tiel était une unique représentation annuelle. Mais qui illustre bien

3· « 0 Jean, mon cher frère,


voici que je te recommande
et que je te laisse ma mère;
elle qui m'a tant aimé,
pour l'amour de moi ne l'abandonne pas ! »
4· « Le Christ est venu plein d'humilité
aux pieds de Judas pour le laver.
Lui avait fait ce marché
de le vendre pour trente deniers.
0 courtois seigneur
qui as lavé les pieds du traitre ! ))
« Levez les yeux et regardez :
Christ aujourd'hui est mort pour nous ».
Confréries et mouvements de dévotion 591

la place qu'occupe dans la spiritualité du temps la contemplation de


l'Homme des douleurs, si bien attestée par ailleurs dans l'art pictural
par le retable d'Issenheim.

THbffis ET INFLUENCES BIBLIQUES DANS LA VIE DES CONFRÉRIES

Lorsqu'on cherche à évaluer quelle a pu être l'influence de la Bible


sur les laïcs au Moyen Age, on ne doit pas perdre de vue le fait que ces
derniers n'en possédaient pas le texte et ne pouvaient y accéder direc-
tement. La connaissance et la transmission de la parole de Dieu étaient
en effet réservées aux clercs qui veillaient jalousement sur ce privilège,
fondement de leur supériorité culturelle mais aussi hiérarchique au sein
de l'Eglise. A partir du xixe siècle cependant ce monopole commença
à être contesté. Dans les mouvements évangéliques qui se multiplièrent
après 1170, le libre accès des fidèles aux textes bibliques rendus acces-
sibles à tous par une traduction en langue vulgaire fut une revendication
centrale et l'on sait qu'elle fut à l'origine de la condamnation de Valdès,
ce marchand lyonnais qui s'était converti et avait renoncé à ses biens
pour se consacrer à l'annonce de la Bonne Nouvelle par le témoignage
et la prédication. L'argument que lui opposèrent les milieux ecclésias-
tiques était le risque d'une interprétation hérétique : mal traduits dans
des langues vulgaires dont le vocabulaire semblait impropre à rendre
avec exactitude des notions théologiques subtiles, les textes sacrés
n'allaient-ils pas faire l'objet d'interprétations incorrectes, voire tota-
lement hétérodoxes, comme celles que l'on constatait à la même époque
chez les cathares ? Les mêmes accusations furent répétées à quelques
années de distance contre un prêtre de Liège, Lambert le Bègue (t 1177),
auteur d'une traduction en langue romane des Actes des Apôtres, ainsi
peut-être que des Epitres de saint Paul, à l'usage des femmes dévotes
qu'il avait rassemblées dans des communautés qui semblent bien avoir
été à l'origine des béguinages. On lui reprocha en effet d'avoir, ce
faisant, révélé à des illettrés l'Ecriture qui devait leur rester cachée.
Mais sous la pression venue de la base, l'attitude de la hiérarchie ne
tarda pas à évoluer sur ce point : en 1 199· le pape Innocent m écrivit
une lettre à l'évêque de Metz dans laquelle il condamnait les agisse-
ments de certains laïcs de cette ville qui critiquaient les insuffisances
de leur clergé et se prêchaient à eux-mêmes, ce qui favorisait la naissance
d'un esprit de secte évidemment dangereux pour l'Eglise. Mais dans
le même texte le pontife approuva le désir que manifestaient ces fidèles
de connaître l'Ecriture et établit une distinction entre l'exhortation
mutuelle et la prédication proprement dite : la première, que les laies
pouvaient pratiquer, devait se limiter au commentaire des aperta, c'est-à:
dire des textes de l'Ecriture accessibles à tous, que l'on appelait auss1
592 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

au Moyen Age « les hystoires et moralités »; en revanche les profunda,


c'est-à-dire les textes prophétiques et dogmatiques étaient réservés
aux clercs, car ils contenaient les secrets de la doctrine que seuls des
esprits cultivés et spécialement préparés par un apprentissage de l'exé-
gèse étaient en mesure d'interpréter correctement. Parmi les premiers
figuraient les Evangiles, les Psaumes, les Livres Sapientiaux et les
« Epîtres catholiques» (Jacques, Pierre, Jean et Jude), tandis que celles
de saint Paul, les prophètes de l'Ancien Testament et l'Apocalypse
étaient du domaine de la théologie dogmatique dans la mesure où elles
contenaient les arcana Dei (secrets de Dieu).
Saint François d'Assise, qui fut d'abord un simple pénitent laïc
et ne dépassa pas le diaconat, reprit à son compte cette distinction,
comme l'avaient fait quelques années plus tôt les Humiliés de Lom-
bardie auxquels le ministère de la Parole avait été accordé par Inno-
cent III, à condition de rester sur le plan de la morale et de la polémique
antihérétique. Loin de vouloir prêcher, ce qui l'aurait mis en conflit
avec l'Eglise, il chercha à offrir à ceux au milieu desquels il vivait un
exemplum, c'est-à-dire un témoignage évangile concret et frappant,
susceptible de les amener à faire pénitence. Il ne dit rien des dogmes
dont certains étaient pourtant explicitement niés par les cathares, très
nombreux dans l'Italie de son temps, comme l'Incarnation ou la Rédemp-
tion; il se contenta d'annoncer le royaume de Dieu, d'appeler à la
conversion, d'inciter à la paix et à la réconciliation. D'autres prédica-
teurs contemporains firent de même comme Foulques de Neuilly en
France ou ce Frère Benoît qui, en IZ,B, fut à l'origine du mouvement
de l'Alleluia dans les villes de l'Emilie-Romagne où il entrait, accom-
pagné d'une multitude d'enfants portant des rameaux et des cierges,
en chantant au son de la trompe : « Loué, béni et glorifié soit le Père,
soit le Fils, soit le Saint-Esprit ! Alleluia, alleluia, alleluia ! » A leur
suite les Frères mineurs et prêcheurs développèrent toute une pastorale
axée sur la transmission de la Parole de Dieu, non sous une forme dog-
matique mais en mettant l'accent sur les exigences concrètes de l'adhésion
à l'Evangile.
Ainsi dans les confréries médiévales, dont beaucoup furent suscitées
et animées par les ordres mendiants, les laïcs, s'ils n'eurent pas de
contact direct avec le texte de la Bible, purent néanmoins s'en imprégner
par différents canaux : le plus évident est la prédication qui fut, à partir
du xme siècle, très développée et appréciée par les confrères : à la dif-
férence des offices liturgiques et de la messe célébrés en latin qui leur
étaient incompréhensibles, le prône en langue vulgaire occupait une
place de choix dans leur vie religieuse et pouvait durer de longues
heures sans que l'auditoire ne se lasse. Les thèmes variaient selon la.
composition de ce dernier : on y parlait des vertus et des vices et, dans
les confréries de métier, le prédicateur s'efforçait d'adapter son discours
Confréries et mouvements de dévotion 593

en fonction des problèmes socioprofessionnels de son public. Dans


des cercles plus dévots en revanche, en particulier dans les béguinages
qui constituèrent souvent des foyers de haute spiritualité, on n'hésitait
pas à aborder les problèmes de la vie intérieure, comme la génération
du V erbe incarné au fond de l'âme en quête de Dieu. Mais ces élans
mystiques suscitèrent au xrve siècle la méfiance puis la réprobation
de la hiérarchie ecclésiastique, qui accusa les béguines de disserter
abusivement sur la sainte Trinité et sur l'essence divine et accusa un
certain nombre d'entre elles de s'être laissées contaminer par l'hérésie
du Libre Esprit.
Il s'agit là cependant d'un cas limite et dans la très grande majorité
des confréries, même de dévotion, on était loin d'atteindre de tels
sommets. L'influence biblique, lorsqu'on peut en saisir la trace, semble
s'y être exercée surtout par l'intermédiaire des statuts. Ceux-ci ne
constituaient pas de simples normes juridiques ou réglementaires.
Rédigés par des clercs, ils se présentent parfois comme un tissu de
références scripturaires. On en faisait en général une lecture publique
à chaque réunion et les confrères étaient invités ensuite à s'accuser des
manquements qu'ils avaient commis vis-à-vis d'eux. De nombreuses
citations bibliques illustraient d'abord la dimension religieuse du phé-
nomène associatif, à commencer par le verset évangélique : « Quand
deux ou trois d'entre vous sont réunis en mon nom, je suis au milieu
d'eux » (Mat. 18, 20); d'autres textes exaltant l'amour mutuel qui
doit régner entre les confrères s'y retrouvent souvent en particulier
les recommandations de saint Paul dans l'Epitre aux Hébreux (13, 1-3):
« Persévérez dans la dilection fraternelle. N'oubliez pas l'hospitalité...
souvenez-vous des prisonniers ... et de ceux qui sont maltraités. » Dans
certains cas, le rappel des textes évangéliques s'accompagne d'un véri-
table commentaire, comme dans les statuts de la Confrérie Saint-Daniel
de Padoue où le récit du Lavement des pieds est suivi d'une exhorta-
tion moralisante : « Ainsi fit Notre-Seigneur en signe de grande humilité,
pour nous donner à comprendre que nous aussi devons être humbles
et obéissants. >> Ces considérations particulièrement abondantes dans
les prologues des statuts deviennent plus rares au niveau des articles,
où il n'est pas rare de trouver cependant un écho des Proverbes de
Salomon dont le caractère concret était tout à fait adapté à l'esprit
de ce type de documents : ainsi l'article 37 des statuts de la Confrérie
de Saint-Jean-de-la-Mort à Padoue, qui, comme son nom l'indique, était
spécialisée dans l'assistance aux condamnés à la peine capitale, reproduit
en italien une strophe des « Paroles de Lemuel » (Prov. 3I, 6-7) :
Procure des boissons fortes à qui va périr,
du vin au cœur rempli d'amertume.
Qu'il boive ! Qu'il oublie sa misère 1
Qu'il ne se souvienne plus de sa peine 1
594 Bible et noutJeaux problèmes de chrétienté

Mais c'est surtout dans les dispositions statutaires relatives à la mort


que l'influence de l'Ancien Testament se fait sentir. Alors que les évan-
giles et les écrits apostoliques sont très discrets sur ce point et n'offrent
guère que de grandes perspectives théologiques sur la Résurrection et
l'histoire du Salut, les soins dont il faut entourer la sépulture des défunts
- qui étaient au centre de la vie des confréries, quelle que fût par ailleurs
leur nature - ne trouvaient de justification scripturaire que dans
certains textes vétéro-testamentaires, comme le Livre de Tobie (1z, 13)
où Dieu déclare à son serviteur:« Quand tu n'as pas hésité à te lever et à
quitter la table pour aller ensevelir un mort, j'ai été envoyé pour éprouver
ta foi. » De même la prière pour les âmes du Purgatoire, qui prend une
très grande importance dans les confréries à partir du xive siècle ne peut
s'appuyer que sur le passage du deuxième livre des Maccabées (u, 36-
48) : « Tous, ayant béni la conduite du Seigneur, se mirent en prière
pour demander que le péché commis (par les morts) fût entièrement
effacé. »
Dans la mesure où ne nous sont généralement parvenus - dans le
meilleur des cas - que les statuts des confréries médiévales, il est difficile
d'aller beaucoup plus loin et d'essayer de voir, par exemple, quelle
place tenait la méditation de l'Ecriture sainte dans la prière de leurs
membres. Ce que nous savons de leurs pratiques liturgiques nous incline
à penser que la piété des fidèles était centrée sur un petit nombre de
textes connus par cœur (le Pater, l' .Atle Maria, le Magnificat et le récit de
la Cène selon saint Jean). Elle semble avoir privilégié les aspects les plus
sensibles du mystère de l'amour divin, comme l'atteste la place qu'y
occupent, aux XIve et xve siècles, la dévotion aux cinq plaies du Christ,
aux sept joies et aux sept douleurs de la Vierge ou au Corpus Domini.
Encore ne faudrait-il pas généraliser trop rapidement à partir d'exemples
italiens - les plus nombreux et les mieux connus - qui ne valent sans
doute pas pour l'ensemble de la chrétienté.
Il reste, pour terminer, à essayer d'apprécier l'impact réel du message
biblique - ou de ce qui en a filtré au niveau des confréries - dans la vie
de ces dernières : s'agit-il d'un habillage extérieur, plaqué par des clercs
ou par de pieux laies en mal de reconnaissance officielle par l'Eglise sur
des réalités sociologiques d'ordre purement profane ou relevant même
de la culture « folklorique » ? Donner une réponse globale à cette inter-
rogation fondamentale est évidemment délicat, sinon impossible. Sous
le terme général de confréries ont coexisté, même à la fin du Moyen Age,
des réalités très diverses : entre des confréries d'habitants, essentiellement
dans les campagnes, qui regroupent une fois par an pour un banquet les
membres de la communauté villageoise et les cercles dévots qui gravi-
taient autour des couvents urbains et où fleurissait la mystique la plus
sublime, il est difficile de trouver un dénominateur commun. Pourtant
on aurait tort de refuser aux premières pour la réserver aux seconds le
Confréries et mouvements de dévotion 595

rattachement à l'influence, directe ou indirecte, de tel ou tel aspect du


message biblique. Même dans le cas, fréquent en milieu rural, où les
activités de la confrérie recouvraient des pratiques communautaires très
anciennes, il n'est pas certain que la référence au Saint-Esprit, la plus
commune pour ce type de groupements, ait été dépourvue de signification
religieuse. Certes, le traditionnel souper de Pentecôte et les distributions
de nourriture dont bénéficiaient alors les plus démunis permettaient
une sorte de mise en commun des ressources alimentaires à la veille de
la période toujours difficile de la« soudure» et étaient associés à des rites
de passage et à une évocation des morts qui n'étaient nullement liés au
calendrier liturgique. Mais, comme l'a souligné récemment J. Chiffo-
leau5, la référence à la troisième personne de la Trinité pouvait aussi se
référer à l'idéal de vie communautaire et fraternelle qui avait été à
l'origine du mouvement de la Vie apostolique et servir de base, ou en
tout cas de référence, à une théologie très fruste, insistant sur l'impor-
tance du partage et de l'assistance mutuelle comme signes visibles de
l'avènement d'un règne de l'Esprit où tous ne feraient qu'un et où rien
ne manquerait à personne. En milieu urbain les confréries ont souvent
joué le rôle de structures d'accueil et de regroupement pour les isolés
et les nouveaux venus, qui se trouvaient à l'aise dans ces structures
« trans-sociales » où les clivages du milieu ambiant étaient abolis ou
transcendés, ne serait-ce que l'espace de quelques heures par semaine.
Pour les femmes enfin, les confréries de dévotion, surtout celles qui
étaient placées sous le patronage de la Vierge Marie, ont pu également
être un lieu privilégié où il leur était possible de s'affirmer et d'épanouir
des aspirations qui ne trouvaient guère à se satisfaire ailleurs. Rien ne
serait plus inexact que de présenter les confréries médiévales comme des
sortes d' « écoles du dimanche » avant la lettre, où de pieux laies seraient
allés s'initier à la lecture et au commentaire de la Bible. Les fidèles de ce
temps étaient trop persuadés de l'importance des œuvres dans la rédemp-
tion pour que la méditation d'un texte, si sacré fût-il, leur parût suffisante
pour assurer leur salut. Mais c'est leur ancrage même dans les réalités
concrètes de la vie qui a permis aux confréries de transmettre à une élite
de laies un écho de cette Parole de Dieu avec laquelle leur « inculture »
et leur situation dans l'Eglise leur interdisaient a priori tout contact
direct&.
André V AU CHEZ.

5• ]. CHIPPOLEAU (~05].
6. Pour la bibliographie, voir les no• zo6-zii.
3

Les communautés
hérétiques
(1150-1500)

La Bible est l'Alpha et l'Omega des hérésies médiévales : en effet,


on trouve très souvent à la base de celles-ci une fidélité sans faille à la
lettre de la Bible. Et cette fidélité sert de point d'origine aux idées
hétérodoxes, et les hérétiques y puisent un soutien émotionnel pour leur
survie au jour le jour. De plus, si l'on considère que pour un chrétien
le cœur de la Bible est essentiellement le Nouveau Testament, la Bible
est aussi dans un autre sens un Alpha et un Omega : bien des hérétiques
estimaient en effet que les livres bibliques les plus inspirants étaient
le premier Evangile selon saint Matthieu, et le dernier, l'Apocalypse
de saint Jean. L'essai qui suit a pour but de reprendre ces propositions,
et d'interpréter grâce à elles l'histoire des hérésies populaires du Moyen
Age, celle du moins des groupes les plus répandus et qui ont eu la
plus grande longévité : Vaudois, Lollards, Hussites, Béguins et Fra-
ticelles.
Ce choix de cinq groupes hérétiques exclut de toute évidence cer-
tains autres mouvements; il serait bon, avant de nous lancer dans le
sujet, d'expliquer les critères de notre sélection. En simplifiant consi-
dérablement, on peut dire que les hérésies populaires du Moyen Age,
d'environ 1150 aux alentours de 15oo, peuvent être divisées en quatre
catégories : évangéliques, eschatologiques, dualistes et mystiques. Nous
excluons ici, pour diverses raisons, les deux dernières catégories. L'exclu-
sion majeure est celle des dualistes : la seule hérésie dualiste du Moyen
Age occidental fut en effet celle des Cathares. Ceux-ci ont prospéré
dans le midi de la France et dans le nord de l'Italie pendant près d'un
598 Bible et nof/Veaux problèmes de chrétienté

siècle et demi, entre 115 o et 1300; et ils ont sans aucun doute puisé le
plus gros de leur inspiration dans une métaphysique étrangère à la
Bible. Certes, les apologistes cathares ont pu trouver dans la Bible des
arguments qui appuyaient certains principes de leur foi : « Cherchez,
et vous trouverez. » Et ces arguments ont été bien étudiés récemment
par Christine Thouzellier1• Mais, tout bien considéré, l'interprétation
littérale de la Bible ne semble pas avoir été pour les Cathares le « com-
mencement » et la « fin >> aussi fondamentalement que pour les groupes
évangéliques et eschatologiques, qui étaient les plus répandus et qui
ont survécu le plus longtemps. Quant à l'hérésie mystique, qui, comme
on pense communément, aurait été représentée au Moyen Age par les
« Frères et Sœurs du Ubre-Esprit », il faut bien dire que pour la plu-
part, ceux-ci n'étaient nullement hérétiques; c'étaient plutôt des mys-
tiques ou des béguines qui déclaraient être soumis à la foi et à l'Eglise.
Assurément, à la fin du Moyen Age, quelques mystiques du « Libre-
Esprit » sont effectivement tombés dans l'erreur, mais si nous n'en
parlons pas ici, c'est que ce fut le fait d'un nombre très limité d'indi-
vidus, et que notre but présent n'est pas d'examiner la foi de quelques
excentriques isolés.
Commençons donc avec les principales hérésies évangéliques,
Vaudois, Lollards et Hussites; et puisque le mot « évangélique » dénote
un engagement sans bornes à la lettre des Evangiles, l'Alpha, ou point
de départ du Nouveau Testament, est évident. L'histoire du fondateur
du mouvement vaudois, Valdès de Lyon, est assez bien connue pour
que nous nous limitions ici à un bref rappel. Vers II73, ce marchand
prospère commence à se préoccuper du sort de son âme après avoir
entendu le récit de Matthieu sur la réponse du Christ au jeune homme
riche : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le
aux pauvres, et... suis-moi » (Mat. 19, ZI ). Incapable de comprendre
par lui-même les Ecritures en latin, Valdès voulut en apprendre le
plus possible sur les enseignements du Christ. Il demanda à deux prêtres
de traduire et de copier pour lui certains livres de la Bible ainsi que des
extraits d'écrits théologiques des Pères de l'Eglise. Selon un récit
presque contemporain, après avoir étudié ces textes si intensément
qu'il en apprit plusieurs par cœur, Valdès « décida de se vouer à la
perfection évangélique, tout comme les apôtres l'avaient fait ». Concrè-
tement, il abandonna toute sa fortune aux pauvres et alla mendier et
prêcher l'Evangile à tous ceux qui voudraient bien l'écouter. Et de
fait, nombreux furent ceux qui l'écoutèrent : Valdès se fit rapidement
beaucoup d'adeptes, à Lyon et dans les environs.
Se donnant le nom tout simple de « Pauvres », les premiers Vaudois
étaient tous des laies, qui décidèrent sur la foi des Evangiles « de ne

1. THOUZELLIER, «L'Emploi de la Bible par les Cathares», dans Bible[~], pp. 141-1,6.
Les communautés hérétiques 599

jamais posséder d'or ou d'argent, ni de se préoccuper du lendemain »


(Mat. 10, 9-10); ils n'avaient aucun domicile fixe et vivaient de mendicité.
Selon un témoin oculaire, ils allaient « deux par deux, pieds nus,
vêtus de laine, totalement démunis, mais partageaient tout en commun,
selon l'exemple des apôtres, 'nus, suivant le Christ nu' ». Résolus à
imiter le plus fidèlement possible la vie du Christ et celle des apôtres,
les premiers Vaudois, tout comme leur fondateur Valdès, s'aperçurent
que cela était impossible sans se référer constamment à la lettre de
l'Ecriture. Ils rédigèrent leurs propres traductions de passages de la
Bible et les firent circuler. Et lorsque, sous la conduite de Valdès,
ils cherchèrent à faire approuver leurs activités par le me Concile de
Latran, que le pape Alexandre ill présidait à Rome (1 179), ils pré-
sentèrent donc leurs traductions de la Bible pour les faire examiner
et approuver par les plus hautes autorités ecclésiastiques.
La confrontation entre les Vaudois et les pères du IIIe Concile
de Latran marque une charnière importante dans l'histoire de ce mou-
vement. Les autorités du Concile ne s'opposèrent pas au principe de
traductions partielles de la Bible, elles ne reprochaient rien non plus
aux traductions des Vaudois. Que des laïcs décident d'abandonner
leurs biens en ce monde, cela n'était pas le signe de la moindre hérésie
ou d'un refus de l'autorité. La seule pomme de discorde était donc
la prédication par des laïcs, car le clergé de Latran ill était fermement
convaincu que la prédication devait demeurer le monopole des clercs.
Alexandre Ill et l'assemblée du concile rejetèrent donc la pétition de
Valdès qui demandait l'autorisation de prêcher, et réaffirmèrent la
règle canonique, en décrétant que les Vaudois ne pourraient prêcher
que s'ils y étaient autorisés par les prêtres locaux.
En conséquence de cette décision, l'Eglise s'aliéna les services
d'une force laïque vitale, et les Vaudois furent bientôt poussés à la
résistance et à l'hérésie. Pour Valdès et ses adeptes, le problème de la
prédication ne souffrait aucun compromis, parce que le Seigneur avait
ordonné à ses apôtres de « proclamer l'Evangile à toutes les créatures »
(Marc 16, 15). De retour de Rome, les Vaudois n'obtinrent pas des
autorités locales de prêcher comme ils le désiraient, et choisirent bientôt
de leur désobéir plutôt que de transiger avec leur conscience. On raconte
que lorsque Valdès reçut de l'archevêque de Lyon l'ordre de cesser
sa prédication, il « assuma le rôle de Pierre » en répliquant : « Nous
devons obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes » (Actes 5, 29). Qu'il ait
ou non prononcé réellement ces mots, les Vaudois, parce qu'ils persis-
taient à prêcher l'Evangile, furent excommuniés vers u8z et expulsés
de Lyon. Forcés de s'expatrier, ils trouvèrent refuge et nouvelles recrues
dans de nombreuses cités et villes du sud de la France et du nord de
l'Italie. Le mouvement vaudois fut peu après déclaré hérétique, par
le pape Lucius III en 1 184, mais cette condamnation ne mit en rien
6oo Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

un terme à sa propagation. Bien au contraire, au moment où Valdès


mourut, vers 12.05, le mouvement qu'il avait fondé était solidement
implanté dans de nombreuses régions d'Europe occidentale.
A cette date, le mouvement était aussi devenu tout à fait hérétique.
Il est vrai que le pape Lucius avait déjà déclaré en 1 184 que les Vaudois
étaient hérétiques ; mais si l'on examine de près le libellé de son décret,
on constate qu'il avait évité d'accuser les Vaudois d'erreur doctrinale,
et qu'en revanche il leur reprochait uniquement de défier l'autorité
en prêchant sans autorisation. Les Vaudois de 1 184 étaient donc en
fait des schismatiques, plutôt que des hérétiques doctrinaux. Cependant,
ils commencèrent bientôt de formuler des doctrines qui leur étaient
propres, purement hérétiques, parce qu'ils étaient forcés soit d'accepter
la discipline de l'Eglise et donc de perdre leur identité, soit de justifier
leur résistance en se fondant sur une réévaluation totale de la doctrine
et des usages de l'Eglise. Dès que les Vaudois adoptèrent cette attitude
critique, ils élaborèrent très rapidement un ensemble de doctrines
hérétiques, qui demeura à la base de leur foi jusqu'à la fin du Moyen Age.
Notre propos n'est pas ici de nous étendre sur la doctrine vaudoise,
mais on peut dire en quelques mots que, si l'on fait abstraction des
variantes régionales et de quelques rares emprunts à d'autres hérésies,
les principes essentiels du mouvement vaudois, d'environ 12.00 à 1500,
peuvent se regrouper sous les trois rubriques suivantes : 1) une offen-
sive contre l'autorité des prêtres et de l'Eglise, ressemblant en cela à
l'ancienne hérésie des donatistes; z) le refus de la doctrine du Purga-
toire, sous prétexte qu'elle ne figure pas dans l'Ecriture; et 3) une
morale radicalement évangélique, fondée sur une lecture littérale des
Evangiles et avant tout le refus de prêter serment conformément au
précepte du Christ qu'il ne faut pas « jurer du tout» (Mat. 5, 34).
Après cet examen des origines du mouvement vaudois, nous devons
admettre qu'au début la doctrine de Valdès et de ses disciples ne pré-
sentait en fait rien de très exceptionnel. Des prédicateurs itinérants
du renouveau évangélique, tels Henri de Lausanne et Pierre de Bruys,
avaient déjà dans la première moitié du xrre siècle prêché la pauvreté
et s'en étaient pris aux institutions ecclésiastiques un peu partout en
France : ils se fondaient pour cela sur l'interprétation littérale des
Evangiles. En outre, si l'on nous objecte que, contrairement à Valdès,
Henri et Pierre étaient des prêtres et non des laies, n'oublions pas
que Valdès avait été précédé par des groupes d'hérétiques laïques,
qui avaient eux aussi fondé leur message sur une lecture littérale des
Evangiles. Ainsi, ces deux paysans du village de Bucy-le-Long, pr~
de Soissons, qui vers 1 1 14, avaient été impliqués dans une hérésie q01
reposait sur la résolution de « vivre comme les apôtres avaient vécu »~
De même, ces hérétiques qui, découverts à Cologne en 1143 ou 1144;
« défendirent leur hérésie à l'aide des paroles du Ottist et des apôtres w,
Les comm1111autés hérétiques 6ot

et se déclarèrent « les seuls vrais imitateurs de la vie apostolique, ne


cherchant pas les biens de ce monde, ne possédant ni maison ni terre
ni rien à eux, tout comme le Christ n'avait aucun bien et ne permettait
pas non plus à ses disciples de posséder quoi que ce soit ».
Ce qui est particulièrement remarquable chez les Vaudois, ce ne
sont donc pas les modalités de leur première apparition, ni même leur
lente dérive vers l'hérésie totale et déclarée, mais bien plutôt leur pro-
pagation extrêmement rapide en Europe et leur extraordinaire longévité.
En effet, contrairement à leurs précurseurs, les Vaudois formèrent
une véritable « contre-culture » médiévale : vers le milieu du xme siècle,
des communautés vaudoises apparaissent dans diverses régions de la
France, de l'Italie et de l'Empire germanique; et certains de ces groupes
survivront pendant trois cents ans. Aujourd'hui encore une Eglise
vaudoise subsiste en Italie.
Comment expliquer le fait que le mouvement vaudois ait été l'hérésie
populaire la plus répandue géographiquement, et la plus durable de
tout le Moyen Age ? Evidemment une seule réponse ne peut suffire.
On doit plutôt mentionner plusieurs facteurs, tels l'activité et le cha-
risme de Valdès lui-même, l'indifférence initiale des autorités ecclésias-
tiques - celles-ci étaient plus préoccupées de la grande menace cathare
que de ce groupuscule aux abords peu menaçants - , et la structure
hiérarchique du mouvement une fois arrivé à sa maturité. Cependant,
outre ces explications et d'autres encore, c'est certainement la déter-
mination des Vaudois de faire de la Bible le fondement de la vraie
foi qui a donné à leur mouvement la cohérence et la continuité; celles-ci,
malgré d'énormes difficultés et dangers, lui ont permis de survivre.
Plus précisément, dès les débuts du mouvement jusqu'à la fin du
Moyen Age, l'organisation des Vaudois est calquée sur celle de l'Eglise
catholique : elle établit en effet une distinction entre le « parfait », simi-
laire au prêtre, et le fidèle ordinaire. Les parfaits, quelquefois appelés
« maîtres » ou « prédicateurs », vivent de la charité de leurs ouailles,
pratiquent le célibat, prêchent, entendent les confessions, et célèbrent
parfois l'Eucharistie dans la clandestinité. En fait, la seule différence
majeure entre les parfaits vaudois et les prêtres catholiques réside
dans le fait que les premiers étaient habituellement itinérants parce
que peu nombreux. Normalement, un maître vaudois visitait une com-
munauté donnée une fois ou deux par an, pour prêcher dans un lieu
sûr, entendre les confessions et offrir ce que les Vaudois considéraient
comme la vraie communion; il se rendait ensuite dans une autre com-
munauté, et ainsi tout au long de l'année.
Dans ces circonstances, ces parfaits, véritables animateurs du mou-
vement vaudois, étaient soumis à deux énormes pressions. Tout d'abord,
il fallait une vocation sincère et à toute épreuve pour motiver quel-
qu'un à vivre sans cesse une errance pénible, sous la menace continuelle
6oz Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

d'être découvert et soumis à une punition humiliante ou impitoyable,


une dure pénitence ou éventuellement la mort. Ensuite, étant donné
que le parfait ne rendait que de rares visites à une communauté donnée
et qu'il était toujours obligé de faire de nouvelles recrues, il devait
pour être entendu jouir d'une personnalité et d'une autorité exception-
nelles. Toutefois la longévité du mouvement vaudois parle d'elle-
même, et, malgré les dangers de leur vocation, la survie des parfaits
et leur autorité sur leurs ouailles ne peuvent s'expliquer que par leur
dévotion à la Bible. En d'autres termes, d'un point de vue psycholo-
gique, c'est en se concevant comme les successeurs directs des Apôtres
que les parfaits trouvaient motif à persévérer; et ils réussissaient à
recruter des disciples et à maintenir leur autorité sur les fidèles ordi-
naires, parce qu'ils pouvaient montrer leur maîtrise sans faille des
Ecritures.
La conviction qu'avaient les parfaits vaudois d'être les héritiers
directs des apôtres découlait d'un mythe vaudois de l'Eglise, qui était
apparu au xme siècle et s'était pleinement développé au xrve. Selon
ce mythe, parce qu'elle n'avait pas été souillée par la richesse et le
pouvoir temporel, l'Eglise que le Christ avait fondée sur Pierre était
demeurée pure jusqu'à l'avènement de Constantin et du pape Sil-
vestre Jer. Cependant, lorsque Constantin fit « donation » au pape de
l'Italie et de l'Occident, on entendit un ange crier du ciel : « Aujourd'hui
un poison a envenimé l'Eglise.» Une fois souillée par ce flux de richesses,
l'Eglise romaine cessa d'être l'Eglise du Christ et devint au contraire
la « Prostituée de l'Apocalypse », ou la « Synagogue de Satan ». Heureu-
sement, un compagnon du pape Silvestre refusa d'accepter les biens
de ce monde, et, après avoir été excommunié pour son attitude de
défiance, il passa à la clandestinité avec ses disciples, afin de maintenir
vive la flamme de la vraie foi. Dès lors, il y eut une ligne continue de
prêtres et de croyants chrétiens menant la vie apostolique; mais ils
se tinrent cachés jusqu'au xne siècle, où Valdès fit revenir au grand
jour le mouvement clandestin. C'est ce mythe qui donne à Valdès
le nom de Pierre, parce qu'il avait restauré l'Eglise qui avait été fondée
sur le premier Pierre, et parce qu'il était censé avoir insisté, à l'instar
du premier Pierre, pour que « nous obéissions à Dieu plutôt qu'aux
hommes >>. Tous les prédicateurs vaudois étaient donc les héritiers
des deux grands Pierre, les seuls véritables héritiers du Christ.
Compte tenu du fait que les parfaits vaudois se considéraient comme
les héritiers des Apôtres, il n'est guère étonnant qu'ils aient appris
la Bible aussi bien qu'ils le pouvaient, et soient ainsi devenus d'excel-
lents recruteurs et prédicateurs. Un des premiers témoins du valdéisme,
le dominicain Etienne de Bourbon, mentionne l'activité de maîtres
vaudois dans les vallées de la Saône et du Rhône pendant les années 1 z 30 :
ils usurpaient l'office de prédication et enseignaient« surtout les Evan-
Les communautés hérétiques 6o3

giles et les autres livres du Nouveau Testament qu'ils avaient appris


par cœur en langue vulgaire ». Selon Etienne, ces hérétiques qui se
donnent parfois le nom de « martyrs patients », approchent les âmes
simples, en disant qu'ils « connaissent quelques bonnes prières ... ,
qu'ils récitent et enseignent, et ils passent ensuite aux Evangiles en
langue vulgaire ». De même, un dominicain allemand du diocèse de
Passau écrit vers 1 z.6o qu'une des causes principales du succès des
Vaudois réside dans leur faculté de« réciter et d'enseigner le Nouveau
et l'Ancien Testament qu'ils ont traduits en langue vulgaire ».
Par la suite, le scénario est identique. Voici ce que l'inquisiteur
dominicain du sud de la France, Bernard Gui, écrivait vers 1 32.4 à
propos des Vaudois:« Pour donner plus de poids à leurs paroles parmi
leurs auditeurs, lorsqu'ils prêchent sur les Evangiles, les Epîtres et
sur les paroles et les exemples des saints, ils allèguent pour preuve
qu'on 'trouve cela dans les Evangiles, ou dans l'Epître de saint Pierre,
de saint Paul ou de saint Jacques'; ou bien ils citent tel saint ou tel
docteur. En outre ils connaissent d'habitude les Evangiles et les Epîtres
en langue vulgaire, et en latin également car certains d'eux le com-
prennent. Certains savent lire; parfois ils lisent dans un livre ce qu'ils
récitent ou prêchent. D'autres fois, ils n'emploient pas de livre; c'est
le cas notamment de ceux qui ne savent pas lire, mais qui ont appris
le texte par cœur. Ils prêchent aussi dans les maisons de leurs fidèles,
comme on l'a déjà dit, et d'autres fois au cours de leurs voyages ou en
plein air. »
Le témoignage d'un certain Guillaume vient appuyer ce rapport.
Déposant au cours d'un procès, qui eut lieu dans les premières décennies
du xxve siècle dans les environs de Toulouse, il raconte qu'il s'est
« rendu dans une maison avec d'autres personnes; on s'est assis autour
du feu, et il y avait là un homme qu'il ne connaissait pas. Et cet homme
sortit alors un livre et y lut de nombreux passages; et il lui sembla que
ces mots étaient extraits des Evangiles. Et immédiatement, lorsque
lui, Guillaume, entendit ces mots, il pensa et crut que cet homme était
l'un des hérétiques ». Que Guillaume ait été favorablement impressionné
ou non par ces appels à la vérité biblique, il est évident que beaucoup
d'autres le furent. Certains témoignages montrent bien que les maîtres
vaudois jouissaient auprès de leurs ouailles d'un grand crédit, en raison
de leurs connaissances bibliques: c'est le cas des actes des procès d'inqui-
sition tenus dans le nord de l'Allemagne en 1392.-1 394, où les parfaits
sont présentés par leurs disciples sous les noms de doctores, secreti doc-
tores et doctores sanctarum scripturarum.
Toutefois cette même intensité du fondamentalisme biblique, qui
était si manifeste chez les parfaits, se rencontrait aussi fréquemment
chez les illettrés de leurs communautés; et ce fait permettrait d'expli-
quer comment ces groupes persistaient dans leur foi et subsistaient
6o4 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

pendant de longues périodes en l'absence de leurs chefs spirituels.


Les pressions émotionnelles et sociales exercées sur les fidèles vaudois
de la base étaient particulièrement sévères, dans la mesure où la plupart
d'entre eux ne constituaient pas des communautés autonomes, mais
habitaient en général au milieu de catholiques, à la ville et dans les
villages. Dans ces circonstances, les Vaudois étaient contraints à faire
montre de conformisme, et allaient même jusqu'à se confesser et rece-
voir la communion catholique au moins une fois par an. De toute
évidence, arriver ainsi à vivre ce que nous appellerions aujourd'hui
une contre-culture demandait un engagement extrêmement difficile à
tenir. Mais, aussi surprenant que cela puisse paraitte, les Vaudois réus-
sirent dans bien des régions à passer inaperçus pendant de longues
périodes, et à transmettre leur hérésie des générations durant. Appa-
remment ils y parvinrent : non seulement parce qu'ils entretenaient
leur foi lors de grandes :réunions clandestines, aux rares occasions où
leur maitre était présent, mais aussi parce qu'ils se livraient à la
méditation ou à l'étude de la Bible, individuellement ou dans le cadre
des réunions familiales.
n existe des descriptions particulièrement vivantes de l'extraor-
dinaire familiarité avec les Ecritures dont faisaient preuve certains
fidèles vaudois illettrés. Une fois de plus, laissons parler Etienne de
Bourbon et l'inquisiteur dominicain anonyme de Passau. « J'ai vu de
mes propres yeux», dit Etienne,« un jeune vacher qui a demeuré pen-
dant l'espace d'une seule année dans la maison d'un hérétique vaudois;
il a appris par cœur ce qu'il y entendait, et l'a soigneusement :retenu,
avec tant de diligence, en le répétant mentalement et avec attention,
qu'une fois cette année écoulée, il avait appris et se :rappelait quarante
des Evangiles du dimanche (sans compter les jours de fête). Tout
cela, il l'avait appris dans sa propre langue, mot pour mot, en plus
d'autres passages de sermons ou de prières. J'ai vu en effet des laies
tellement au fait de leur enseignement qu'ils pouvaient répéter par
cœur une bonne part des Evangiles, comme Matthieu ou Luc, et sur-
tout ce qui y est dit des préceptes et des mots du Seigneur. C'est à
peine s'ils en sautent un mot; ils les répètent tous dans l'ordre ». De
même l'inquisiteur de Passau dit-il dans un passage célèbre que« j'ai
vu et entendu un villageois illettré (un Vaudois) qui pouvait réciter
le livre de Job mot à mot, et beaucoup d'autres qui connaissaient par-
faitement tout le Nouveau Testament ».
L'Ecriture n'était pas que l'objet d'une connaissance approfondie
de la part de quelques individus; elle était aussi le point focal de l'atten-
tion des Vaudois lorsqu'ils se réunissaient en assemblées plus ou moins
nombreuses. Déjà en II99, dans une lettre bien connue, le pape Inno-
cent Ill révèle que les Vaudois de Metz tiennent des « conventicules
secrets », où ils lisent et discutent leurs propres traductions en langue
Les communautés hérétiques 6o5

vulgaire des Evangiles, des Epîtres et des Psaumes. Probablement


ces conventicules à Metz étaient-ils dirigés par les « parfaits » itinérants.
De toute façon, il est bien prouvé par la suite que les maîtres vaudois
réunissaient en secret toutes leurs ouailles lorsqu'ils arrivaient dans
une communauté; et tout ce monde pouvait donc entendre des sermons
sur des thèmes bibliques ou de longues lectures du Livre. De plus,
dans les groupes plus restreints de croyants, la lecture biblique était
un des principaux moyens d'encourager la foi en l'absence des parfaits.
Par exemple, on lit parmi des actes de procès tenus aux environs de
Toulouse entre 1307 et 13z3 ce témoignage d'un accusé : il admet
« que les Vaudois prêchent parfois après le dîner, la nuit tombée, en
s'inspirant des Evangiles et des Epîtres en langue vulgaire». Un autre,
dans les mêmes documents, commença à soupçonner d'hérésie un
de ses proches quand ille vit « en train de lire un certain livre ... , et
l'entendit parler très bien sur Dieu à partir des Epîtres et des Evangiles».
D'autres témoins jurèrent avoir entendu ou vu deux hérétiques, père
et fils,« lisant un certain livre des Evangiles et des Epîtres ». En outre,
cet exemple toulousain n'a rien d'un cas isolé : un siècle plus tard en
effet, en 1430, à Fribourg en Suisse, une femme suspecte de valdéisme
admettait avoir expédié à ses sœurs de Bâle une copie des quatre Evan-
giles en allemand.
Il ne nous reste plus qu'à voir les sources bibliques que les Vaudois
utilisaient précisément; et il convient ici de faire quelques remarques
d'importance. Avant tout, il est nécessaire de le souligner, il n'y a jamais
eu à proprement parler de « Bible vaudoise » : en effet, chaque commu-
nauté vaudoise utilisait ses propres textes bibliques; les langues variaient
d'une contrée à l'autre, et toutes les communautés transmettaient et
étudiaient des sélections de textes bibliques, et non pas la Bible au
complet. De plus, insistons bien sur ce point, il n'existait pas vraiment
de « traductions hérétiques », c'est-à-dire des versions établies par des
Vaudois ou pour leur compte, qui contiendraient des erreurs vaudoises
identifiables. Certes, aux débuts du mouvement, Valdès avait passé
commande d'une traduction en français de certains livres bibliques,
et par la suite, à l'occasion, d'autres Vaudois ont, semble-t-il, fait de
même; mais rien ne prouve que de telles traductions aient été dotées
de caractères spécifiquement vaudois, ou, pire, aient contenu des
« erreurs ». En outre, il faut garder à l'esprit ce point fondamental :
les traductions orthodoxes de la Bible, en français ou en allemand,
de uoo à 1500, étaient en nombre plus que suffisant, ce qui rendait
tout à fait inutile pour les Vaudois de passer commande de versions
propres ou de s'y limiter. En effet, lorsque Etienne de Bourbon men-
tionne explicitement un Vaudois qui se rappelait par cœur« quarante
des Evangiles du dimanche », et lorsque d'autres sources parlent de
Vaudois lisant « les Evangiles et les Epîtres », il paraît clair qu'on se
6o6 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

réfère à des collections liturgiques tout à fait orthodoxes, connues


sous le nom de« missels pléniers » ( missale plenarium), qui contenaient
les Evangiles des dimanches et des jours de fête, parfois avec des gloses.
Les Vaudois utilisaient donc le matériel biblique orthodoxe qui leur
était accessible. lis préféraient bien sûr les traductions en langue vul-
gaire (ou en fournissaient), car peu d'hérétiques savaient comme les
prêtres lire le latin. Quant aux textes particuliers auxquels les Vaudois
accordaient le plus de valeur, c'étaient d'abord, sans nul doute, les
Evangiles, puis les Epîtres, puisque ces livres étaient au cœur de la
foi évangélique des hérétiques. Après les Evangiles et les Epîtres,
les Psaumes, largement répandus, procuraient aux Vaudois les matériaux
de la prière, tout comme chez les orthodoxes. Et bien après en impor-
tance venaient tous ceux des autres livres de l'Ancien et du Nouveau
Testament qui pouvaient tomber entre les mains des hérétiques.
n n'est pas besoin d'examiner de manière aussi détaillée la foi biblique
des Lollards anglais et des Hussites tchèques, à cause des grandes
similarités qu'ils présentent avec les Vaudois. Ici encore, on reconnaît
des fondateurs de nouvelles hérésies : Jean Wyclif (vers 1330-1~84),
père des Lollards, et Jean Hus (vers 1~69-1415), celui des Hussites,
s'inspirent de la lettre des Evangiles. Et ici encore, des communautés
d'hérétiques puisent force et longévité à la source spirituelle et psycho-
logique de l'étude de la Bible.
Bien sûr ni Wyclif ni Hus n'étaient des copies conformes de Valdès.
D'abord, tous deux étaient prêtres et théologiens formés à l'université;
ensuite, le fondement théologique des critiques qu'ils adressaient au
catholicisme est différent de celui qui inspire leurs prédécesseurs vaudois.
Plus particulièrement, alors que l'hérésie de Valdès avait pris naissance
dans sa décision de suivre à la lettre certains préceptes de l'Evangile,
le théologien d'Oxford Wyclif et Hus après lui critiquaient l'Eglise
sur la base d'une doctrine prédestinationiste de la seigneurie (dominion)
selon laquelle « toute seigneurie naturelle est fondée dans la grâce »;
en conséquence, la présence du péché dénote un manque de conformité
avec la loi divine, et l'absence d'une justification de la domination de
l'homme sur l'homme ou sur les biens. Cependant, en parfaite coordi-
nation avec la doctrine de la seigneurie dans la théologie de Wyclif
et de Hus, on trouve une doctrine préconisant un respect sans faille
de la« Loi du Christ» telle qu'elle est exprimée dans l'Ecriture et surtout
dans les Evangiles. Aux yeux de Wyclif, la « Loi du Christ » suffit en
elle-même pour administrer l'Eglise; puisqu'elle avait suffi au Christ
lui-même et à ses apôtres, elle devait être suffisante pour tous les chré-
tiens de tous les temps. Donc, selon Wyclif, « toutes les sectes, touteS
les situations ou toutes activités que le Christ désapprouve dans l'Evan-
gile doivent à juste titre être rejetées ». Hus conforte même le respect
littéral de l'Evangile que Wyclif préconise, en énonçant que« tous les
Les communautés hlrétiques 6o7

mots du Christ sont vrais; si je n'en comprends pas certains, je les confie
à sa Grâce, en espérant pouvoir les comprendre après ma mort ». En
outre, Hus fait remonter son éveil spirituel à l'époque« où le Sdgneur
Dieu m'a fait connaitre les Ecritures ».
Du fait de leur engagement résolu à suivre à la lettre la « Loi du
Christ », Wyclif et Hus voulaient que les Evangiles et les autres textes
bibliques soient aussi largement que possible diffusés en langue vul-
gaire. Selon Wyclif, tous les élus doivent étudier par eux-mêmes la
Loi du Christ dans sa pureté la plus absolue, c'est-à-dire dans les Ecri-
tures, afin d'être sûrs de la respecter au pied de la lettre. li encouragea
donc un groupe de ses disciples lettrés à produire la première traduc-
tion complète de la Bible en anglais. A la différence des Français et
des Allemands, les Anglais jusqu'à Wyclif n'avaient pratiquement
aucune traduction de la Bible. La position de Hus est identique. Il
écrit en effet en 1411, dans une lettre adressée aux habitants de Pilsen :
«Beaucoup d'entre vous connaissent la vérité et ont appris que n'importe
qui peut prêcher, confesser, et, s'il le peut, lire la Loi de Dieu soit en
latin - langue dans laquelle saint Marc a composé son Evangile -,
ou en grec- où saint Jean a écrit le sien, ainsi que ses lettres canoniques
et ses Epîtres - , ou bien encore en hébreu, la langue de saint Matthieu...
Comment se fait-il donc que vous laissiez les prêtres interdire aux gens
de lire la Loi de Dieu en tchèque ou en allemand ? » En conséquence,
tout comme Wyclif avait fait exécuter une nouvelle Bible anglaise,
Hus fit exécuter une nouvelle Bible tchèque.
Nous n'avons pas ici à discuter en détail l'histoire du mouvement
hérétique des Lollards anglais inspiré par Wyclif, ni celui des Hussites
tchèques de Hus. Qu'il nous suffise de dire que le premier a subsisté
très longtemps, qu'il a même survécu avec ténacité jusqu'au xvre siècle,
et que le second a été assez puissant pour soulever tout le territoire
de la Bohême, et l'amener à résister avec succès au catholicisme dans
les années 142.0, avant de succomber à des dissensions internes (le
hussisme conservateur n'a en fait jamais disparu). Dans les deux cas,
l'interprétation rigoureusement littérale de la Bible, suivant la volonté
des deux fondateurs, avait été une source primordiale d'inspiration.
On peut citer à titre d'exemple l'histoire suivante : Hus raconte
dans un de ses sermons, vers 1413, qu'un brave cuisinier lollard avait
été appelé devant un évêque à expliquer pourquoi il avait enfreint
l'interdiction faite aux laies de lire la Bible anglaise de Wyclif. Tandis
que le cuisinier se défendait, l'évêque, indigné, lui rétorqua : « Sais-tu
à qui tu parles ? » Le cuisinier répondit qu'il parlait à un homme, à
un évêque. Furieux, l'évêque répliqua alors : « Comment oses-tu,
misérable laïc, me citer les Ecritures ? » A quoi répondit le cuisinier :
« Je sais que vous n'êtes pas plus grand que le Christ, et j'espère n'être
pas pire que le diable. Si le Christ plein de grâce a tranquillement écouté
6oS Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

le diable lui dire les Ecritures, lors de la Tentation, pourquoi vous,


qui êtes inférieur au Christ, ne les écouteriez-vous pas de ma bouche
à moi qui ne suis qu'un homme ? »
Fidèles à de tels sentiments, les armées hussites connurent le triomphe
dans les années 1420 : elles combattaient avant tout afin de préserver
« la liberté de prêcher la Parole de Dieu ». Et les Lollards, pendant plus
d'un siècle, restèrent fermement fidèles à la primauté des Ecritures,
où ils voyaient le moyen le plus sûr pour le laïc de déterminer les vérités
de la foi. C'est ainsi que des audiences tenues à Norwich en 1429 prouvent
qu'un Lollard, William Baxter, avait coutume de lire chaque soir la
Loi du Christ à sa femme Margery; et Margery le tenait donc pour
« le plus instruit des chrétiens » (op timus doctor Christianitatis). C'est
aussi ce que nous révèlent les actes d'un procès tenu vers le milieu
du xve siècle dans les Chilterns :le Lollard James Willis avait lu l'Evan-
gile de Luc, les Epîtres de Paul et l'Apocalypse, il possédait même une
Bible qu'il donna à l'un de ses disciples avant son exécution. On disait
en 1 512 que les Lollards de Coventry possédaient et se prêtaient de
nombreux livres différents de la Bible, mais surtout les Evangiles et
les Epîtres. Il ne faut donc pas s'étonner qu'un ennemi des Lollards
au xve siècle, l'évêque Reginald Peacock, les appelât tout simplement
« les hommes de la Bible ».
Les Evangiles et les Epîtres nous apparaissent clairement comme les
textes favoris des Lollards, héritiers en cela des Vaudois. Avec le mou-
vement taborite, aile radicale des Hussites, nous tenons une transition
commode vers notre second thème, le rôle de l'Apocalypse dans les
hérésies médiévales. En effet, pour les Taborites, une lecture millé-
nariste de l'Apocalypse a sans doute joué pendant quelques années
un rôle moteur tout aussi important que celui qu'engendrait l'inter-
prétation purement littérale des Evangiles. Cependant, pour simplifier
l'analyse, il nous paraît plus sage de nous concentrer non pas sur ces
rebelles, mais sur d'autres groupes immédiatement hérétiques, chez
lesquels une lecture eschatologique de l'Apocalypse est encore plus
évidente et dominante. Il s'agit en l'occurrence des Béguins et des
Fraticelles, lesquels combinaient leur fidélité évangélique à la pauvreté
avec un radicalisme eschatologique dérivé de la pensée de Joachim
de Flore et de Pierre de Jean Olivi.
Joachim de Flore (vers II35-1202) n'était pas lui-même un héré-
tique; mais il a apporté quatre contributions d'une importance fonda-
mentale au développement de l'hérésie millénariste ultérieure. Voici ce
qu'il soutient. 1) L'Apocalypse est un guide infaillible de l'histoire de
l'Eglise pour son avenir sur cette terre; z) Le dernier âge de l'Eglise
sur terre s'ouvrira peu après une lutte cataclysmique avec les forces
de l'Antéchrist; 3) Les précurseurs et les porte-bannière de ce nouvel
âge seront des« hommes spirituels» qui« prêcheront la foi et la défen~
Les communautés hérétiques 6o9

dront jusqu'à la fin du monde dans l'esprit d'Elie»; 4) Ce nouvel âge


verra la réalisation de progrès des plus considérables par rapport à
l'époque actuelle, et cda surtout par la perfection optimale (autant
que possible ici-bas) des formes de vie ecclésiale, et par une propagation
maximale de la vérité spirituelle et de l'intuition mystique, dans l'espace
comme dans les âmes.
Inévitablement, dans les décennies qui suivirent la mort de Joachim,
les membres de l'ordre nouvellement fondé des Frères mineurs com-
mencèrent à se considérer comme les bénéficiaires de la prophétie
eschatologique de Joachim. Ce mouvement est tout d'abord demeuré
en gros dans les limites de l'orthodoxie. Saint Bonaventure (1217-1274)
est lui-même un joachimiste modéré; il écrit, en termes joachimistes,
que saint François est venu« dans l'esprit d'Elie» comme l'Ange du
sixième Sceau de l'Apocalypse (Apoc. 7, 2) « portant le sceau du Dieu
vivant», c'est-à-dire les stigmates, et que la mission de François annonce
et présage l'imminent et glorieux dernier âge de l'Eglise, où « l'ordre
séraphique des Franciscains » présidera à l'ultime accomplissement
ici-bas de la vie et de la vérité chrétiennes. Aussi longtemps que les
joachimistes franciscains comme Bonaventure se gardèrent de laisser
entendre que les dirigeants de l'Eglise d'alors étaient mauvais, aussi
longtemps qu'ils travaillèrent en étroite collaboration avec la papauté,
cette sorte de prophétie fut tolérée facilement par les non-franciscains;
on y vit au pire la marque d'une autosatisfaction excessive. Cependant,
vers la fin du xme siècle, les Franciscains « Spirituds » commencèrent
à soulever la querelle de la pauvreté absolue : tout d'abord avec la
majorité modérée de leur ordre, puis avec la hiérarchie de l'Eglise.
Alors ce type de prophétie joachimiste devint rapidement une marque
de résistance à l'autorité.
C'est avec la carrière et la pensée de Pierre de Jean Olivi (vers 1247-
1298), théologien franciscain du midi de la France, que le mouvement
prend un virage vers le radicalisme. A l'époque d'Olivi, une rupture
irréparable s'est opérée dans l'ordre franciscain à propos de la rigueur
avec laquelle les Franciscains devaient appliquer la règle de la pauvreté
absolue. Olivi avait constamment juré obéissance à ses supérieurs,
mais ses écrits théoriques prônent la pauvreté absolue : bon gré mal
gré il était donc devenu le cœur de la résistance extrémiste aux dirigeants
modérés de l'ordre. Par conséquent il fut à deux reprises censuré au
début de sa carrière (12.79 et 12.83), et passa le reste de sa vie à se défendre
vigoureusement. Il n'est pas étonnant que dans ce climat de tension
Olivi ait élaboré une eschatologie centrée sur les idées de crise et
d'accomplissement; il la développe surtout dans son Commentaire
de l' Apocafypse ( 1 2.97), qui frôle dangereusement l'hérésie, étant donné
qu'il y dit implicitement son opposition aux pouvoirs établis de
l'Eglise.
P. RICBÉ, G. LOBRICHON 21
6xo Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

Comme Joachim, dont il connaissait les idées, Olivi développe une


eschatologie reposant essentiellement sur l'application au présent et
à l'avenir immédiat d'une lecture de l'Apocalypse qui y voit le récit
d'une succession d'événements. Cependant Olivi va beaucoup plus
loin que Joachim; il considère en effet que le monde traverse de son
temps une crise qui oppose les Spirituels aux représentants d'un ordre
ecclésiastique corrompu. Pour lui, dès le début du xme siècle, les
fidèles d'un nouveau dessein évangélique inauguré par saint François
ont rivalisé avec les pouvoirs d'une « Eglise charnelle », personnifiée
par la Prostituée de Babylone. L'ère de cette Eglise charnelle prendra
fin bientôt, mais il faut attendre que Babylone triomphe en apparence,
sous les règnes successifs d'un« Antéchrist mystique » et d'un « grand
Antéchrist}}. Ces ennemis horribles persécuteront les héritiers de François
plus férocement qu'aucun bon chrétien avant eux; mais enfin de compte
ils seront tous deux miraculeusement anéantis, et un Millénaire de paix
joyeuse et de spiritualité profonde s'ouvrira alors. En d'autres termes,
tout comme le Christ a été jadis crucifié, ses disciples de la dernière
heure, les tenants de l'absolue pauvreté, devront être bientôt crucifiés
à leur tour, avant de ressusciter et de présider à la fin des temps. Olivi n'a
out de même pas été jusqu'à traiter ses propres ennemis de persécuteurs
ou d'« Antéchrists}}; il a prudemment évité de dire que l'Eglise charnelle
et corrompue symbolisait exactement l'Eglise romaine de son temps.
Toutefois ses disciples directs et indirects allaient assez vite sauter ce pas;
ils justifieront à l'aide de l'ensemble de l'Apocalypse leur résistance
jusqu'à la mort aux dirigeants de l'Eglise romaine.
L'histoire des hérésies millénaristes qui sont apparues après la
mort d'Olivi a été étudiée de façon bien moins approfondie que celle
des Vaudois, Lollards et Hussites. Il est évident pourtant qu'au cours
des xrve et xve siècles, plusieurs mouvements hérétiques ont trouvé
justification de leur résistance au pouvoir dans une lecture millénariste
de l'Apocalypse, tout comme les Vaudois, les Lollards et les Hussites
qui, eux, puisaient leur inspiration principalement dans les Evangiles.
Déjà dans la première décennie du xrve siècle, des hérétiques aussi
éloignés géographiquement que Fra Dolcino (dans la région de Novare)
et Guiard de Cressonessart (dans les environs de Paris) se présentent
comme de ces « anges }} héroïques de l'Apocalypse; ils rassemblent
autour d'eux des groupes qui résisteront à la hiérarchie de l'Eglise.
Ils considèrent en effet que l'Apocalypse prédit une persécution pour
un premier temps, mais qu'ensuite les survivants, les élus qui vivent
selon la loi évangélique, triompheront. On ne sait si la pensée escha-
tologique de Pierre Olivi a influencé Dolcino ou Guiard, mais leur
apparition indépendante sur la scène religieuse, ainsi que la similarité
de leurs imageries et de leurs raisonnements prouvent clairement que
l'Apocalypse pouvait inciter fortement à résister à l'autorité ecclésias-
Les communautés hérétiques 611

tique. Ceci au moment où, le Moyen Age touchant à sa fin, la structure


hiérarchique de l'Eglise aborde une période de crise.
Quelques années plus tard, nous nous trouvons en présence des
premiers héritiers incontestables de Pierre Olivi qu'on connaisse et
qui soient allés jusqu'à l'hérésie pure : ce sont les Béguins d'Occi-
tanie, des membres du Tiers-Ordre de saint François, formation semi-
régulière gravitant autour des Frères mineurs. Inspirés par la pensée
de Pierre Olivi, ils étaient dévoués au culte de la pauvreté au
milieu de la corruption qu'ils percevaient autour d'eux, à tel point
qu'ils se fondèrent sur l'eschatologie d'Olivi pour résister jusqu'au
bout à l'autorité ecclésiastique. Ceci se passa durant le pontificat
controversé du pape Jean XXII. En effet, lorsque celui-ci intervint
en 1317 et 1318 pour mettre fin aux dissensions dans l'ordre francis-
cain, en prenant des mesures disciplinaires contre les Spirituels, les
Béguins rallièrent la cause de ces derniers; et rapidement, le jeu entre
leur résistance et la persécution ecclésiastique les mena à l'hérésie
radicale.
Les actes de procès d'inquisition enregistrés lors d'interrogatoires
de Béguins en France, entre 1319 et 132-5, montrent à quel point
les Béguins s'inspiraient de l'interprétation qu'avait donnée Pierre
Olivi de l'Apocalypse. En effet, l'un des accusés déclara avoir
entendu lire à haute voix le commentaire de Pierre Olivi sur l'Apo-
calypse, et ceci en langue vulgaire, en plus de trente endroits
différents. Ce fait est confirmé par l'inquisiteur Bernard Gui : ayant
interrogé des Béguins, il raconte comment les hérétiques ont lu les
œuvres d'Olivi « dans la langue vulgaire, pour eux-mêmes, leurs asso-
ciés, et leurs amis, dans leurs assemblées et dans leurs demeures ».
D'après l'exégèse de l'Apocalypse par Olivi, les Béguins conclurent
que toute l'Eglise romaine était « l'Eglise charnelle », ou la Prostituée
de Babylone, « ivre du sang des martyrs ». Jean XXll était bien sûr
l'« Antéchrist mystique », et son pontificat serait le dernier avant l'avè-
nement du « grand Antéchrist » et de la dernière vague de persécutions.
En revanche, Olivi lui-même était un « ange de l'Apocalypse » - tout
comme s'étaient baptisés Fra Dolcino et Guiard de Cressonessart;
et ses disciples, les Béguins, seraient le petit reste qui sauverait la foi,
car sur eux serait fondée une nouvelle Eglise spirituelle, après les per-
sécutions ultimes de l'Antéchrist. En ces derniers temps, « l'Eglise,
les rois, les nobles et toutes sortes de gens seraient anéantis » : les Béguins,
guidés par l'Esprit Saint, régneraient en maîtres dans la tranquillité
et l'illumination spirituelle, et la paix serait si grande « qu'une jeune
fille pourrait voyager seule de Rome jusqu'à Saint-Jacques-de-Com-
postelle sans être physiquement agressée ».
Il va sans dire qu'en l'occurrence ce furent les Béguins eux-mêmes
qui furent anéantis, car la sévérité des poursuites de l'inquisition parvint
61 2 Bible et nouveaux problèmes de chrétienté

à annihiler leur secte dans le midi de la France vers 1330 environ. Tou-
tefois le millénarisme apocalyptique d'Olivi qu'ils avaient épousé ne
fut certes pas sans descendance. Dans le sud de la France, un héritier
des Béguins a certainement été mis au fait de leurs doctrines pendant
sa jeunesse : il s'agit du prophète franciscain Jean de Rupescissa, qui
s'est rendu célèbre par son emprisonnement dans un cachot du pape
en Avignon, vers le milieu du xrve siècle, pour avoir répandu une inter-
prétation de l'Apocalypse ressemblant à celle de Pierre Olivi. Les
écrits prophétiques de Jean de Rupesdssa eurent à leur tour une
telle diffusion qu'ils influencèrent des hérétiques italiens, connus sous
le nom de Fraticelles (nous en parlerons plus loin), et inspirèrent dans
le nord de l'Allemagne une hérésie menée dans les années 1390 par
Frédéric de Brunswick, un franciscain. Ce dernier prétendait être le
« Jean-Baptiste » d'un nouveau dessein divin qui résisterait au règne
imminent de l'Antéchrist et à ses persécutions. Pour s'y préparer,
Frédéric ordonna à ses disciples, clercs et laïcs, de modifier le texte
de leur Bible comme il l'entendait, ou de copier en marge les interpré-
tations correctes.
L'influence de Pierre Olivi se fit également sentir au sud des
Pyrénées dans les milieux catalans. Les communautés béguines des
deux premières décennies du xrve siècle, à Barcelone, Valence et
dans leurs environs, eurent sans aucun doute des liens avec leurs com-
munautés sœurs du Languedoc. Le principal agent de liaison en fut
un docteur catalan, le théologien laïque Arnaud de Villeneuve (vers 12 38-
1 31 1 ), dont la carrière fort chargée eut pour théâtre les deux versants
des Pyrénées. Les Béguins catalans résistèrent donc à Jean XXII
après 1317, pour des motifs idéologiques similaires à ceux de leurs
frères occitans. C'est ce que démontre clairement un traité en langue
catalane, écrit vers 13 18, ~ur les Etats de l'Eglise selon l'Apocalypse :
il s'agit pratiquement d'un abrégé du Commentaire de l' Apoca!Jpse d'Olivi,
appliqué aux événements contemporains. n est difficile de savoir com-
ment les Béguins catalans ont survécu aux persécutions qui s'ensui-
virent, mais il est clair qu'au moins jusque dans les années 1330, les
territoires de langue catalane furent des centres de diffusion de l'hérésie
millénariste. C'est ainsi qu'en 1 33 3, un chevalier du Roussillon, conseiller
du roi Philippe de Majorque, se vit accuser au cours de son procès de sou-
tenir les thèses de Joachim et d'Olivi; et à cette époque, Majorque était
une plaque tournante pour la propagation d'idées de ce genre vers
l'Italie.
Cette mention de l'Italie nous amène à étudier la dernière des hérésies
millénaristes de la fin du Moyen Age, la plus tenace aussi, celle des
Fraticelles. Descendants italiens des Franciscains spirituels, ils avaic:n!
été à l'instar des Béguins du Languedoc influencés par les thèses d'Oli~
sur la pauvreté et sur la fin des temps. Comme les Béguins, les Fra.tt-,(
Les communautés hérétiques 61 3

celles ont sombré dans l'hérésie sous le pontificat de Jean XXII; mais
contrairement aux Béguins, ils ont survécu pendant des générations,
et même dans certaines régions durant un siècle et demi après l'anéan-
tissement des Béguins.

Nombreuses sont, sans aucun doute, les causes de cette longévité


des Fraticelles; mais il faut certainement souligner parmi celles-ci le
sens de la vocation qui leur venait de leurs convictions : Jean xxn
était l'Antéchrist, et eux étaient les élus qui régneraient bientôt à
l'aube d'un nouvel âge. Ces croyances gagnaient sans cesse en fraî-
cheur et en vigueur, grâce à la circulation et à la lecture des écrits
de Joachim, d'Olivi et de Jean de Rupescissa. Un récit contemporain du
procès et du « martyre » du meneur fraticelle Michele da Calci à
Florence, en 1389, nous donne un aperçu de l'intensité avec laquelle
ces prophètes inspiraient les Fraticelles. D'après ce récit, lorsque
Michele fut emprisonné avec un de ses compagnons avant d'être inter-
rogé, il pria instamment son camarade d'être ferme dans sa foi, en lui
rappelant les enseignements du « saint abbé » (Joachim) et ceux de
« Pierre de Jean )) (Olivi).
La connaissance de l'Apocalypse elle-même, jointe à la tradition
joachimiste, incita les Fraticelles à faire preuve de la pauvreté la plus
absolue et à résister à l'autorité pendant des générations durant. Long-
temps après la disparition des Béguins, un prédicateur fraticelle, Fran-
cesco da Camerino, commente en public, à Florence, « l'Apocalypse
et d'autres écritures sacrées )) en langue vulgaire (1377). De même,
un hérétique du nom de Martino Chavanderio circule en 1388 dans les
Alpes piémontaises avec un exemplaire de l'Apocalypse, qu'il commente;
un an plus tard, Michele da Calci fait directement allusion au triomphe
imminent des « Vingt-quatre Vieillards )) de l'Apocalypse sur Babylone
(Apoc. 19, 1-4), dans les mêmes termes d'espoir que nous avons déjà
cités. Fait plus remarquable encore, en 1419, un groupe de Fraticelles
des Marches d'Ancône se baptise au nom de l' « Eglise de Philadelphie»,
indiquant par cela qu'ils se considèrent comme le petit reste des élus que
prédisait l'interprétation d'Olivi sur un passage de l'Apocalypse (Apoc. 3,
7-13). Or c'est dans les Marches d'Ancône surtout que les Fraticelles
ont survécu, jusqu'au milieu du xve siècle; il est donc raisonnable de
conclure que c'est le sens de la mission ultime, fondé sur l' Apoca-
lypse, qui donna le souffle principal d'où les Fraticelles ont tiré leur
longévité.
Bien sûr aucune « Eglise de Philadelphie )) issue des Béguins ou des
Fraticelles n'a franchi le terme du Moyen Age; mais un médiéviste
américain est sans doute autorisé à signaler, en guise de conclusion,
614 Bible et nouveat~x problèmes de chrétienté

que l'idée d'une communauté de « Philadelphie », transplantée dans un


nouveau monde comme un élément d'un nouveau dessein divin, a
refait surface par la suite. Aussi pourrait-on dire que l'Alpha et l'Omega
du fondamentalisme biblique mis en œuvre par les hérétiques du Moyen
Age n'ont pas trouvé leur fin encore1 •
Robert E. LERNER.

Traduit de l'anglais par Bruno Lobrichon et Philippe BtiC

1. Pour la bibliogmphie, voir les n° 0 212-232.


CONCLUSION

En fermant ce livre certains auront peut-être un sentiment de regret,


regret que l'ouvrage soit trop court malgré ses pages, ou qu'il n'ait
présenté que quelques thèmes majeurs touchant l'influence de la Bible
sur la culture et la civilisation médiévales. Au lecteur de nous dire si
l'expérience devait être tentée et à d'autres de poursuivre ce que nous
avons commencé.
Il faut maintenant conclure. La meilleure façon est de rappeler
comment les hommes du Moyen Age sont peu à peu passés de l'âge
de la Loi à celui de la Bonne Nouvelle.
Nous ne voulons pas dire que le Nouveau Testament n'ait pas été
lu et commenté pendant le haut Moyen Age, les études faites dans le
volume l'ont montré, mais il est certain qu'avec l'établissement de
l'Empire carolingien, cette monarchie sacrale qui s'est prolongée jus-
qu'au milieu du xre siècle et dont la réforme grégorienne a marqué la
fin, une sorte de civilisation vétéro-testamentaire s'est créée en Occident.
Les rois carolingiens se présentent comme les successeurs de David,
de Salomon et de Josias; leurs conseillers politiques, interprétant à leur
façon La Cité de Dieu de saint Augustin, ont voulu l'établir sur terre et faire
respecter par tous la loi divine. Leur législation n'est pas seulement celle
qui est conservée dans les lois barbares mais celle des empereurs chrétiens
et celle qui était enfermée autrefois dans l'Arche d'Alliance, cette Arche
~ue Theodulf a fait représenter dans la chapelle de Germigny. Dans
1 Admonitio generalis de 789 Charlemagne se réfère 18 fois à l'Ancien
Testament contre 14 fois au Nouveau.
Pour faire appliquer la loi, les rois comptent sur les prêtres qui
comme dans Israël sont les principaux collaborateurs du pouvoir.
La parole d'Aggée « Interroge mes prêtres sur la loi » est une des plus
6x6 Le Moyen Age et la Bible

souvent citées. Le clergé forme une sorte de caste bien séparée du reste
de la population avec son costume, innovation carolingienne, ses pri-
vilèges juridiques, sa culture savante, son genre de vie particulier.
Le roi confie aux clercs des charges administratives et des missions
politiques. Au rxe siècle, nous l'avons vu, les évêques prétendent contrôler
la monarchie et jouer le rôle que les Prophètes avaient auprès des rois
'uif:
J k.ois et prêtres luttent contre l'idolâtrie et les superstitions, font
respecter le Jour du Seigneur, exigent des pratiques bien définies. La
liturgie carolingienne obéit à un rituel précis. Tout doit être mis en
en œuvre pour l'adoration de Dieu, ce Dieu dont on ne saurait parler
qu'avec crainte et tremblement. Dieu est partout, dirige tout, possède
tout. Comme pour mieux mettre en évidence sa transcendance on insiste
moins sur la nature humaine du Christ que sur sa nature divine. En
luttant contre l'hérésie des Adoptianistes qui voyaient dans le Christ
le fils « adoptif » de Dieu, les théologiens carolingiens affi.nnent hau-
tement la place du Christ dans la Trinité. Le Christ est le Sauveur mais
aussi le Juge que l'on représente comme le roi de la Jérusalem céleste
dans les miniatures et fresques de l'Apocalypse.
L'adoration de Dieu doit se faire directement par la prière et non
pas par l'intermédiaire des images. On peut expliquer en partie l'atti-
tude des Carolingiens face à Byzance par une influence de l'Ancien
Testament. De même que les juifs refusent toute représentation de la
Divinité, les Carolingiens réagissent contre ce qui leur paraît une forme
d'idolâtrie. L'image peut jouer un rôle dans la pastorale et dans l'ins-
truction religieuse, elle n'a pas sa place dans le culte.
L'organisation du sacrifice de la messe est rapprochée par certains
clercs, tel Amalaire, des sacrifices du Temple, dont elle est l'aboutis-
sement. L'autel est la table des holocaustes, l'habit de l'évêque rappelle
celui d'Aaron, les diacres sont les successeurs des lévites, dont ils
prennent d'ailleurs ce nom aux temps carolingiens, le pain eucharistique
est le pain azyme, autre innovation carolingienne, mal vue des Byzantins,
l'encensement et les prières sur les offrandes se réfèrent à l'Exode
et au Lévitique, etc. Pour la consécration des églises les Sacramentaires
empruntent leur rituel à Exode z9, 1z-18 et Lévitique 8, II. Co~e
l'écrit J. Jungmann « le plaisir qu'on prenait de plus en plus deputs
l'époque carolingienne à découvrir et à mettre en valeur des parillé-
lismes avec l'Ancien Testament trouvait ici à s'exercer »1 •
Le peuple, séparé des officiants par une langue qu'il ne compren~
pas et par la barrière qui coupe en deux l'Eglise, assiste assez pasSl~
vement aux mystères de l'autel même si quelques clercs lui ont demandé
une plus grande participation. La messe est moins l'action de grâces
des fidèles que la descente mystérieuse de Dieu sur l'autel, la colDlilUr
nion reçue dans la bouche pour éviter tout sacrilège n'ayant lieu qu'à
Noël, Pâques et Pentecôte après une préparation pénitentielle.

1. J. JuNGMANN, Missarum So/emnia, Il, p. 72.- Notons que Yves de Chartres reprend ki
parallèles entre l'ancien sacrifice et la messe; cf. CHYDENIUS (125], pp. 84 et s.
Conclusion 617

Les prêtres exigent moins une conversion du cœur que l'obéissance


à des règles précises. L'homme est jugé sur ses actes et non selon ses
intentions. A chaque faute correspond un châtiment prévu par les
pénitentiels. Le fidèle est enserré dans un réseau d'interdits et de tabous
alimentaires et sexuels, d'obligations et de contraintes. Il doit payer
aux clercs la dîme comme le faisaient les juifs du royaume d'Israël.
Il est invité lors des disettes ou des guerres à des prières et des jeûnes
collectifs. Par suite, le chrétien se sent proche des juifs qu'il rencontre
dans les villes et n'hésite pas à observer le repos sabbatique ou à par-
ticiper aux repas des juifs. Contre ces chrétiens« judaïsants», les canons
des conciles se montrent sévères2 •
Il suffit de franchir le xe siècle et d'envisager la perspective pour
saisir à quel point tout change. Là où les moines carolingiens s'étaient
livrés à une lecture allégorique débridée volontiers oublieuse du sens
littéral, on a remis l'ouvrage sur le métier en restaurant à la lettre un
droit de cité primordial. A cette nouvelle manière de lire la Bible,
sensible dès la fin du XIe siècle, mais probablement inaugurée plus tôt,
au début du siècle, fait écho la prise de conscience dangereuse
d'une domination des chrétiens sur les juifs. Faute de pouvoir vaincre
les maîtres juifs sur le terrain de l'Ancienne Loi, on continue humblement
de faire appel à eux, tandis que toutes les faveurs se portent sur le
Nouveau Testament. Sans parler de conscience collective, voyons bien
cependant que l'idée fait son chemin, et qu'un des principaux griefs
que développent les clercs à l'égard des suspects d'hérésie a trait à la
négation et au refus de toute valeur à l'Ancien Testament.
L'opposition vécue entre l'Ancien et le Nouveau Testament se
creuse alors, radicalise l'idée de réforme religieuse. Réformer aupara-
vant, c'était amender, corriger les mœurs dans le sens d'un progrès de
l'Eglise vers la Jérusalem céleste; il semble que dès l'an mil se diffuse
une idée plus tranchante : réformer, c'est revenir au statut primitif,
auréolé d'une pureté toute idéalisée. Ainsi à Cluny dans l'entourage
de saint Odilon3 , et peu à peu dans les milieux réformateurs de l'Eglise,
chez Grégoire VII, puis saint Bernard, et dès lors continûment. De
la sorte, on valide dans un premier temps les formes extrêmes du mona-
chisme ascétique, et les ermites pullulent dans la seconde moitié du
xre siècle; de là on passe naturellement à l'idéal de la chrétienté pri-
mitive, à la « vie apostolique », qui fleurit et brille de mille feux durant
tout le xne siècle4• Et comme les ferveurs religieuses par nature se
vulgarisent aisément, l'Eglise sur le point d'être submergée d'hérétiques
trop soucieux de sa réforme, sécrète une espèce nouvelle, d'une part
les Prêcheurs de saint Dominique, et de l'autre les Franciscains : ils
deviennent les authentiques dépositaires de l'idéal apostolique, tandis
que saint François exige des siens qu'ils vivent l'Evangile à la lettre.

2. B. BLUMENKRANZ, juifs et chrétiens... (98], Paris, pp. qi-173·


3· C'est ce que montrent les recherches inédites encore de Dominique Iogna-Prat.
4· On trouvera une bonne mise au point sur ces questions dans Caroline Walker BffiuM,
Doçm~ tJerbo et exemplo. An Aspect of Twelftb Century Spirituality, Missoula, Montana, 1983.
618 Le Moyen Age et la Bible

Parvenue à ce point, l'Eglise d'Occident entre dans une période


de stabilisation. Dans les universités, l'exégèse biblique chante à l'unisson
de plus en plus, se fiant à la Glose ordinaire. Dans les paroisses des
villes et des banlieues, les frères des ordres mendiants érigent un réseau
d'encadrement aux mailles serrées. Les grandes entreprises conqué-
rantes, les Croisades, ne passionnent plus que quelques idéalistes, et
les quelques voyageurs qui prennent la route de la soie vers les Chines
mirifiques reconnaissent bientôt qu'ils n'ont guère plus de chance de
convertir le Grand Mogol que saint François n'avait pu baptiser le
sultan du Maroc. Le temps n'est plus aux grandes conquêtes, il n'est
pas encore aux grandes découvertes, il est à l'intériorité.
De la contemplation monastique du haut Moyen Age, on est passé
non sans heurts hérétiques à l'imitation, matérialisée dans les stigmates
de saint François d'Assise ou dans le cœur de Claire de Montefalco
qui, dit-on, contenait les instruments de la Passion du Christ:5. Mais
cette matérialité peu ordinaire n'est que le dehors de manières plus
silencieuses de vivre la Bible, c'est-à-dire, dans les derniers siècles du
Moyen Age, essentiellement les Evangiles : dans le courant mystique
qui s'amplifie, s'épanouit aux portes des villes, dans les béguinages
féminins, et autour de Richard Rolle, de Maître Eckhart ou Denys
le Chartreux, mais aussi plus activement sur les grandes places des
villes, sur les parvis des cathédrales, partout les scènes de la Nativité
et de la Passion du Christ retiennent les regards, alimentent les élans du
cœur. Les représentations publiques des mystères marquent alors les
esprits plus profondément et sûrement que les échos affaiblis d'une
exégèse qu'on sent essoufflée d'un trop long Moyen Age.
Pendant des siècles, les savants parmi les clercs avaient pu extraire
de la Bible des modèles qui servaient à interpréter les réalités humaines,
ou à conforter, étayer les programmes politiques. Au xue siècle encore,
on put à grandes brassées puiser dans le Nouveau Testament les modèles
d'une réforme ecclésiale. Mais aux xive et xve siècles, les affaires publiques
sont devenues trop sérieuses pour qu'on les abandonne aux religieux,
pour qu'on laissât faire un Savonarole : sa République selon l'Esprit
du Christ finit dans le sang. Le chemin qui mène à Marsile de Padoue
et à Machiavel est celui aussi qui pousse dans l'Apocalypse Fra Savo-
narole et un siècle plus tard Thomas Müntzer : les réalismes politiques,
du côté catholique comme du côté protestant, ont appris au cours des
siècles à réduire les prophètes au silence ou au bûcher.

5. Cl. LEONARD! a développé ce passage de la contemplation à l'imitation dans \Ill


Bulletin de l'Institut d'Histoire de la Spiritualité, n° 5, 1982,
ABRÉVIATIONS
DES LIVRES DE LA BIBLE

Gen. Cant. Jean


Ex. Sag. Actes
Lév. Sir. Rom.
Nom b. ls. 1 Cor.
Deut. Jér. II Cor.
Josué Lam. Gal.
Juges Bar. Epb.
Ruth Ez. Phil.
1 Sam. Dan. Col.
II Sam. Osée I Thess.
Til Rois Joël II Tbess.
IV Rois Amos I Tim.
I Chro. Abdias II Tim.
II Chro. Jonas Tite
Esdras Mie. Philémon
Néh. Nahum Hébr.
Tob. Hab. Jacques
Jud. Soph. I Pierre
Esther Aggée II Pierre
I Mac. Zach. I Jean
II Mac. Mal. II Jean
Job Mat. III Jean
Ps. Marc Jude
Prov. Luc Apoc.
Eccl.
SIGLES UTILISÉS

Sigles utilisés :
AB Analecta Bollandiana, Bruxelles.
AHDLMA Archiws d'Histoire doctrinale et littéraire du M~yen Age, Paris.
AS Acta Sanctornm, Bruxelles.
BA Bibliothèque augustinie1me, Paris.
BEC Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, Paris.
BHG Biblrotheca Hagiographica Graeca, Bruxelles.
BHL Bibliotheca Hagiographica Latina, Bruxelles.
cc Corpus Christianorum, Turnhout.
CSEL Corpus Scriptorum Ecdesiasticorum Latinorum, Vienne.
DACL Dictionnaire d'Archéologie chrétienne et de Liturgie, Paris.
DHGE Dictionnaire d'Histoire et de Géographie ecclésiastiques, Paris.
DSp Dictionnaire de Spiritualité, Paris.
DTC Dictionnaire de Théologie catholique, Paris.
HThR H0171ard Theological Review, Cambridge, Mass.
]ThS Journal of Theological Studies, Oxford.
MGH Mof1U111enta Germaniae Historica, Berlin.
MSR Mélanges de Science religieuse, Lille.
NRHD Noem/le Revue d'Histoire du Droit, Paris.
NRTh Nouvelle Revue théologique, Louvain-Tournai.
PL Patrologia Latina (J.-P. MIGNE), Paris.
PLS Patrologiae Latinae Supplementum (A. IIAMMAN), Paris.
RB Revue Bénédictine, Maredsous.
RBi Revue Biblique, Paris.
REA Revue des Etudes anciennes, Bordeaux.
REAug Revue des Etudes augustiniennes, Paris.
REL Revue des Etudes latiMs, Paris.
RHE Revue d'Histoire ecdésiastique, Louvain.
RHR Revue d'Histoire des Religions, Paris.
RSPT Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Paris.
RSR Recherches de Science religieuse, Paris.
RevSR Revue des Sciences religieuses, Strasbourg.
RTAM Revue de Théologie a~~&ienne et médiévale.
Bibliographie

INDEX DES AUTEURS


CITÉS DANS LA BIBLIOGRAPHIE
Les chiffres correspondent
à la numérota/ion de la bibliographie

AGAESS~ I. Fowua, 19· MEEB.SSEKAN, 208.


AtGlU.IN, 148. FRANSEN, 118, Il9• MBBLBnB, 88.
ALVBRNY (d'), 77· FRISTED, 6o. Moa,122.
A.lliOT, 171. MUNDO, 107·
ARQUILLlÈRE, 124. GAIFFIER (de), I49. ISO, 1p.
ASTON, 212. G.AM:BER, I66. NooNAN, 201, 202.
GANSHOF, 36, ;?•
BALDWIN, 78. GARNIER, J8o. OEXLE, 211.
BARat, IJj, IJ4- GHBLLINCK (de), 7, 8J. ÛHLY1 1~5·
BATAILLON, 50. GILSON, 138. Owsr, 14J•
BAVER, 173· GLORIEUX, 93·
BBCIU!R, '9· GLUNZ, 38. PACA.UT, 130, 204-
BERGER, 39· GNEUSS, 23. PARÉ, 89.
BERGHAUS, 55. Gonu, 161. PATSCHOVSKY, 226.
BERlou, 135· GoNNET, u6. PENco, 108, 156, IS7·
BEtu.IÈRB, no. Go1TLŒB, 24 PIVBC, tj8.
BERTOLA, 45. GR.ABAR, Ih. Pwnu::, 187, t88.
Bibbia, 4· GRABOÎS, IOJ.
Bible, l· GRÉGOIRB, 140· llENHARDT, 13,
BIGNA.MI-0DIER, 213· R!CHÉ, 72, 7J, 74·
BtSCHOPP, 66. HAILPERm, 104. RoBINSON, 65.
BLUMENKRANZ, 98, 99· HA.I.uNGER, 112. ROOVER1 203.
BoNSIRVEN, 174· 1-IARGR.EAVES, 61. RosT, 1+
Boz6x.y, 175. RousE, p, ~2, H·
BRANNER, 177· }AUSS, 141. RuscoNt, 2.2.7.
BRIGHT, 16.
BaumE (de), JO. KAMINSK.Y, 217. SAWON, 44, t68.
BÜHI.ER, 214· KARPP, 167. ScHNEYER, 146.
KER, 25. ScHÜSSLER, 123.
ÛGIANO, 178, KLAucx., 9+ SCHRAMM, 131·
CAHN, '79· KOTrJB, 127· SK.ALLEY, IS, 48, 90, 91, IOj.
CA.sPER, 100. SPICQ, t6.
CHAIU.AND, 136. LAlloRDB (de), 182. STEGKÜLLER, 17·
CHARLES, IJ6. l.ACOVBB, 84.
CHAilTllm, III, LAISTNER, 69. TANNER, 2.28.
CHÂTIU.ON, 79· LAMBERT, 218, THERY, j2.
CHENEY, zo. LANDGRAF, 81. THouzELLIER, 229.
CHENU, Bo, 92. LARÈS, 63, 64.
CHIPPOLEA.U, 205. LECLERCQ, 8, 9, 12.8, I%.9, 1 ~ 2.
CHYOENIUS, I %5. LE BR.AS, 121, 207·
CoNTRENt, 67. LECOY de LA MARCH~ 191. VAJDA, I06.
CRAWFORD, 57• LEPF, 219· VALOUS (de), llj.
LEHMANN, 10. v .AN DIJK., 169.
DAHAN, lOI. LEONARDI, 70. VAN UYTPANGHE, 159, I6o.
DANiiwu, t6J. LERNER, 2.2.0~ 221. VERGER, 96.
DAVY, I37· LESNE, 26, 86. VERNET, 28.
DEANESLEY, % I 5. l.oBIUCHON, 47• VICAIRE, t6t.
DELARUELLE, 2o6. LoNG:È~ 143, 144. VIDA~ 230.
Dm.HAYE, BI. Lorrm, 87. VOGEL, 170.
DENIFLE, 3I. LUBAC (de), II. VOGUÉ (de), 109.
DEROLEZ, 21, 22.
DESPR.E.Z, Il3· McGINN, 225. WAXEPIELD, 231·
DEVISSE, 68. McNALLY, 12. WASSBLYNCI<, 7j, 76.
DoDWELL, ~ 8. MABLHBR, Ij4o WIELOCJC<, 49·
MAu!, 184, I8j, t86. WILMART, 97·
EsNEVAL (d'), 32, H. 82. MANGENOT, 39· WIRTH, 189·
MANSELLI, :u, 223, 22.4. WoLPERS, 162.
FISCHER, 34. Jj. MARTIN, 40, 41, 42.
FOURNIER, 116, 1 17• MATTER, 71. ZtNK., 147·
6zz. Le Mt?Jen Age et la Bible

GÉNÉRALITÉS

AGABSSE (P.), art.« Ecriture sainte)}, dans DSp, IV, 152 et s.


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18 VAUCHEZ (A.), La spiritualité du Moyen Age occidental (VIII•-XIIe siècles), Paris, I975·

N.B. - En dehors de ces ouvrages généraux on aura intérêt à consulter :


r) Le« Bulletin de la Bible latine» que publie Dom BoGABRT dans la Revue Bénédictine.
z) MedÏlJevo Lati"no, Bolletino bibliografico della cultura europea dai secolo VI al XIII, sous
la direction de Cl. LEoNARD!, Spolète (Centro italiano di Studi sull'alto Medioevo), t. I,
198o, pp. 487 à 494i t. II (1979), 1980, pp. pz à 329; t. III (r98o), 1982, pp. 486 à sot;
t. IV (t98I), I983, pp. 424 à 434·
3) André VERNET a préparé une exhaustive bibliographie qui sera publiée par les soins des
« Colloques d'humanisme médiéval >>.

LE LIVRE

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20 CHENEY (Ch. R.), « Les bibliothèques cisterciennes anglaises au xn• siècle >>, danS
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21 DEROLEZ (A.), Lis Catalogues de bibliothèques (Typologie des sources du Moyen Age
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22 DEROLEZ (A.), Corp111 Catalogorum Belgiae, Bruxelles, 1966.
23 GNEuss (H.), « A preliminary List of Manuscripts written or owned in England up
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Bibliographie 62.3

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27 Millelalterliche Bibliolhekslcataloge Deutsch/antls 1111d der Sch1111i~ éd. P. LEHMANN et
B. B1scnoPF, Munich, I9I8-I979, 4 vol. parus. Mitte/alterlit:he Bibliothekslcataloge
tJsterreichs, éd. Th. GoTTLIEB et coll., Vienne, 19I5-I97I, 5 vol. parus.
28 VERNET (A.), La BibliolhèfJIII til l'abbaye til Clairvaux du XJ[e 1111 XVIIIe siècle, I, Cata-
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230 VIDAL (J .-M.),« Procès d'inquisition contre Adhémar de Mosset, noble Roussillonnais,
inculpé de béguinisme (1332-1334) », Revue d'hi.rtoire de l'Eglise de France, r (1910),
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231 WAKEFIELD (W.) et EvANs (A. P.), édit., Heresies of the High Middle Ages, New York,
1969.
Index scripturaire

Gill. 64~ Bz, IZJ, ljl, IJZ, I3St IS3, IJ4. IJ8, 173, 189, ZOJ, 208, ZZ4·Zz7, 2)2 1 2.36-240, Z4J, 2p, 2.j2, 270-278,
&071 22.4, 131, 2J7•2.f.O, .J.4.2, 243, ZJ3•ZJ91 a68, 291-293 1 284, za9-z96, 30!•308, 318-3ZZ0 334. 337, 312, 366-368,
309, 314. 341, 349. 368, 371. 387, 399. 404-407. 414. 4••· n6, 390, 391, 394. 396, """' 4rz, 4•o, 4Z4. 461-466, 47a,
421, 46z, 476. 121-131, 171"177• sn, JZI, szz, szs, sz6, Ul, nz, S43-JSJ, s69-J72, ,.,,
Û. 64, UJ, 12.71 13J 1 IJ3 1 IJ4. IJ8, Z:J81 ZJO, ZJ4. ZjS,
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ZJI, 2931 3091 341, 361, 366, 368, 418, 4741 JZJ, 527, 572, Pnw. JO, us, IJ3, ISJ, 183, 202., 269, .a.84, ZIJ, 290,292,
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Lb. IJ5 1 IJ4. IJ8, ZJ4. ZJ8, 2921 300, 3091 313, 320, ,., s64. 193·
HO, 342, 374. 391, 1•1. 17Z. 616. E;;/. us, tn, ISS, 173, 113, 202, 203, no, 237, a86,
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Rltlb 107, tog, 131, IJS, z67, 366-368, JZJ. Sir. 1H, 284·287, 309, 313. 3)0, 368,407.408, 46), szs,
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1-11 S4111. 12.J, 1,, IJI, t82, z6s, 279. zao, 309, 314,
H7• 368, 387-389, 391• 399, 4!6, 418, 469, p1, szs, U. 1~ IZS 1 IJS, 184, tlj, 197, 204. zzo, 236-231, 24J 1
171· zso-zsz, ZIJ·ZIJ, 309, )221 352, 367, 368, 383, 311, 390,
396, 424. 474. ,.,, s•8, 142. 119· 111. 177·
III-IV Rois 70, 74. 107, l2J, 1)5, 135, IfS, IJ8, tl2,
z66, •79-zS., 309, 320, H7. 368, 383, 386-391, 394-396, ]lr.-I....am. 124. IZJ, IJJ, ts6, 202, 204, zol, 220, 309,
418, ""' 4!6, 476, ,.,.
1-11 Cbn. rzs, 111, us, 239, za6, 3zo, 366, 36a, 39S.
,.,, ,.s.
31!, , ... , . , 36,, 366, 36a, 390, 39•· 396, 397· 400.
171·
461,

1z 1, 166. Bar. •04. 367, 368, 1•1·


Estltw-Nill. ,.,, 111, ,6s, ,.,, 14•· Et· 991 IZ4, 144. IJ61 188, 189, 5091 322, 3J2 1 367, )68,
393. 397. 400. 418, J2J, J72.
Tob• us, 135, IfS, zos, z66, 279, z87, 309, 330, 368,
404. 461, 121, sza, 194- DtJII. IZJ, tj6, ISI, 204, 2)7, 28J, a.B6, 29J, 309· nz,
361, 4001 461, 47J 1 J11 1 JZJ.
JIIIiilb 1H, 131, 111, zos, 379, 366-368, 469, 1•1·
r2 Propbil11 us, 127, tj6, 241, ZJI, 309, 341, 352,
Es/btr 70· 1H, 111, •37· 279. 366. 368, 404. 1•1· 367-369, 393, 396, 400, 413, 461, 494-49S• so2, 525,
l-II M.t. sa. as, tu, 113, tn, r3s. 1s6, zos. 279, 211, szB, 61s.
z83, z17, 366-368, 390, 397-398, 423, szs, S94- Mdl. 871 1121 136, lj61 IJI, 176, 177, 204, 227,232,290,
Job UJ, 13$ 1 IJ31 IJS 1 169, 17J, 2021 2041 2101 2:14, 2.201 292, 29J 1 )Oj, 310, 311, 317, 318, 321-324. 330, 331, "8,
2)71 279, 21,3 1 '68, 396, 417,411, JZS, $26, SZI, 6o4. 341, Hl· 348, 317, ,a, 36o-367, 369, 373, ,a., 3a4, 396,
400, 447, 4J6, 462-477, 480, 481, soB-so9, J26·J28, J3Z,
P1. zl, 47, 49, II, 99, ros-II), u.1-u9, 1)4-136, 141, s6o, s6s-169. 171, 111. , .., ,a,, ,a6, 117, 19•, '9'• 197·
144. IJ3 1 IH 1 IJI, 169, 172-176, 114-186, 191, 192, zoz- • 6oo, 6o4. 6o7.
6 32 Le Moyen Age et la Bible
Març to6-to8, III, Uj, xs6. z:u, %2.6, 227, z;z, 291, Epllrll de Paul SI, 99. IOS-109, ns, t;6, 144, tj6-ts8,
297, ~II, 3 t8, ;zo, ;z;, ;69, 462, 468, 471, 473, 475, 526, x69-t7o, 172, 174. t86-193• zo;-zo7, z.u, 215, 224, z;2,
l99. 6o7. 2.85, 290-293, 296, ;n-;xs, ;z.o-;24, ;,o, 337, ;;8, 340,
LRt 125, 156, 165, zo;, zos, 2:1.7, z;z, 2.89, 291, ;to, 343, 347, 35 z, 3l7, 35 s, 361, 362, 366, 367, 369, 376, 400,
JII, JJO, JJJ, 3)8, J4I, 362, 366, 369, J7j, 382, j8j, 397, 426, 462, 463, 46j, 467, 469, 470, 473· 476,478, 481, 483,
399,400, 431, 4jj, 4j6, 459, 462,463, 468-478,483, j>6, 487, sn, sz6, sz7, no, Bt, 541, sst, s6t-564, s67, S77.
s29, ll'·
lJ>, s6s, s6B-j72, l7h sB4. 6o4, 6os. j8z, j84, 591, l93. 6o8.
Jean ] u, 12h 1 s6, zo;, 204, :zo8, 220, 221, 227, z;z, Epltrts taJho/iq11u xol, u,, 136, 1~7, 203, 232~ 290,
290, 291, 295, ;os, ;o6, ;u, ;ss, ;6z, ;69, ;82, 400,447, 29J, >g6, 312, 330, 3~1, 343, 3l7> j66, 36g, 400,413, 4j6,
4l7, 46B-47s. sn, su, sz6, sz7, 540, s6B,s69, l94· 469.472, jll, sz6, j6j,j76, j82-j84.
Arlet us, t;6, 156, 189, 195, zo;, 205, 224, z;z, z66, Apoe. 64, So, Ss, 86, 99, to6, 109, n3, us, 134. 137,
z9o, 297, ;n, ;t6, 337,340,341, ;sz, ;66, ;69, n;. 4;z, 144~ xn. 177, tl~ IBh 189, zo~. 2.24, .us, zz8, :~z. z8s,
461, 470, 472, 475 1 476, 481, 48;, j2Z, F6, s;o, 540, s6o, 29o, z9z, 310, 337, 340, 366. ;69. 471, sn, p6.n6, n7.
s67, s68, ssz, 59'· 599· 592, l97, 6o8-613, 6x6.
Index des manuscrits

Am~s, "" H9 : 70, - - Cotton Vespzzian A.I : 129.


Auxerre, Bll a : 4><>-42•· - - Cotton Vitellius E.XVIII: 129.
- - Cotton Tiberius C. VI : rz9.
Beaune. Bll 1 : 408. - - Harley Ij26-Xj27: 416,
Berlin, SB, PhiiJ. x6jO : IOj. - - Royai1.B.XI: 73·
Berno, •• H4 : XOj. --Royal x.B.XII: 9•·
Besançon, "" 677 : 42•· --Royal 2.B.V: "9·
Bozdeauz, BM . . . H· ,, 49. jj : xox. - - Royai4.B.IV: XOj.
Boulogne, ""' " : 40a. - -Royal 19.D.ll: 414.
- - Stowc Il : 129.
Cambridge, Univ. FF.x.23: I29· - Lambeth Palace 427 : r29.
- Txin. CoU. R. 17. x : rz9.
- Magd. ColL Pepys 2498 : 1 H. .Manchestu, JR.L 109 : 105 •
- CoipOS Cbrlsti Coll. 173 : I27, Mans (Le), ""' 223 : 420.
Cbalon-lllU-Saône, BK 9 : 414. - - BM 2.62.: <t-I Jo
Metz, ... 7 : 6e.
Dijon, "" x : 408. Montpellier, FM ISS : 108.
- - ,, 4'3· --341:86.
- - IZ·Xj : 73'74. 404• Moulins, au: 1 : 403·404.
- - xn: 4'4· Munich, SB, am 10292 : 39·
- - !6• : 420•422·
Dole,"" '' : a,, 93· New York, Pie<pont Morgan Libt., "240: 416.
Douai, JDI 90 : 4Z2o --11776:xz9.
Dublin, Trin. CoU. l• : •9·
Orléans, lill 144 : - ·
Aorcnœ, Laur., Axnizt. x : H, 6e, 62, 63. Osford, Bodleian Libt., Auet. •· 19 : 130.
- - Pl. '7·9 : 91). XOj. - - Boclley 27oB : 416.
--Pl. •3·'l: xoa. - - Junius 1 : X3j.
- - Junius XI : xz6.
Ivx~. Capit. xo6: 279· - - Juniua XXVII: xz9.
- - Junius CXXI: 121, 12.9.
Laon, BK 102 : 101-IOZ. --lat. bib.c. 7: 9•·
--240: 420· - Magd. ColL 167 : !•3·
Leipzig, UB 6aj : l'9• - Wadham CoU. A.1o.u: 73·
Leon. Catedml ,, : 6e.
Londres, British LibtBry :
-
-
-
-
Add. •l•B :
Acld. ,, 4 ,. :
a,.
a,.
- - ,,9 :a., a,.
Psris, Arsenal 6! : 86.

- - j0j9 : 414-
- - Add. 57!'7: 129. - - snz: 414-
- - Add. jOOOj : 9•· Paris, Mazarine l : ao, a6.
- - Atuadel 6e : "9· --n:go.
- - Arundel jOj : 9Z• - - 70 : 86, 101.
- - Cotton Claudius B .IV : 124. 1 H· - - 117: 115-
- - Cotton Nero O.IV : Xjo. - - 131•144 : a4.
634 Le Moyen Age et la Bible

- - 788: !04· - - lat. 16497 : 513.


- BN fr. 9220 : 442. - - lat, 17204 ! 11 I, I I 3•
- - fr. 15290 : sz. - - lat. 172o7 : u3.
--lat.1:64. - - lat. 172}3-17234: 112.
- - lat. 26 : 86. - - n.a.lat. 33! : !24-!•7·
- - lat, 28 : 90, - - o.a.lat. 836 : 9•·
- - lat. 90 : ttll. Paris, Sainte-Geneviève t s : 408,
- - lat. 166 : 89. - - 2 . 2 ; 414.
- - lat. 201 : 92· --34'414.
- - lat. 206 : 89. - - 6o: 410,
- - lat. 213A : 88. - - 7l: 101,
- - lat. Hl : 524. l27· - - 523: 42%.
- - lat. 346 : 96. - - ll31 : 439•
- - l a t , 442 : IOj. Poitiers, BM 97: 513.
- - lat. 480 : 99· 105
- -lat.6u:xu.. Reims, BM t6-t8 : 70.
- - lat. 643 : ll2, - - 20-23 : 70, 408.
- - lat, 108j : 48, - - 'H: 99·
--lat, 287! : IOj.
- - lat. 8824 : 128. Saint-Gall, Stift. 7l : 62.
- - lat, 9380 : 64, 6j. Salisbury, Cath. Ijo : 129.
- - lat. 9381 : 90· San Marino (Calif.), Huntington Libr., HM t:z. : ?C·,
- - lat. 10426 : 88. Sens, BY 1 : 404, 406.
- - lat. llll7 : 84. Stonyhurst, CoU. : 29.
- - lat. l i l49 : 84.
--lat, ll5SO: IOJ.
- - lat. ns6o : 418. Tolède, Catedtal : 416.
--lat. 11932: 92:. Tortosa, Capit. 106 : 498.
Toulouse, BM 81 5 : 442.
- - lat. ll966 : 112.
- - lat. II967 : IOj. Troyes, B>< 458: 404.
- - lat. 122.67 : 105. - - 511-5U: toS, 109.
- - lat. 12.413 : soz. - - !77: 8j.
- - lat. 12444 : H+ - - 61j: 99·
- - 871: 108.
- - lat. 13174: l9·
- - 10%~ bi.t : 108~ 112.
- - lat. 14131-14133 : 84.
- - 108~ : 1o8.
- - lat. 14238 90·
- - 16zo : 108.
- - lat. 14397 88.
- - lat. 14398 108.
- - lat. 14402. to8. Valenciennes, BM jZI (475) : 494-
- - lat. 14408 108. Vatican, BAV, Barb. lat. 587 : 69.
- - lat. 14409 xo8, 109. - - Ottob. lat. 71 j : 384,
--lat. 14443 ttc. - - Regin. lat. u : 99•
- - lat. 14771 108, - - Vat. lat. 143 : 10j.
- - lat, 14776 lOI, --Vat. lat. 1333 : 344·
- - lat. 14779 108. - - Vat. lat. 7664: 81.
- - lat, 14783 lOI. - - Vat. lat. 10jto-10!II : ~.
- - lat. 14786 108. Vienne, ONB II79 : 416.
- - lat. 14937 !•9· - - 12.ZZ: 48.
- - lat, 15236 Iot. - - •!!4 : 416.
- - lat. 1!476 89.
- - lat. 16z64 92. Worcester, Cath. F. 160 : 2.79.
- - lat, 16z66 89.
- - lat. 16267 83. Zurich, Staatsarcbiv~ AG 19 : 99·
Index des noms propres

ABBON de Fleury~ 17~ ANSELME de Lucques, H5.


ABBON de Saint-Germain, 16. ANTÉCHRIST, s86, 6os, 61o-6t3.
Abbotrb1111, sB>. ANTOINE de Padou~ 524-527, no-531, B4·
ABÉLARD, t6, to6, x64 à 194. z.ot, zn, zq, 247, 372. ANTONIN de Florence, 381.
ABRAH.UI Bar Hyya, •59· Armagh, 29.
ABU AHARON, zJS~zs6. ARNAUD de Villeneuve, 6u.
AnALHARD de Tours, 6z, 6J. ARNOUL GRtBAN, 439·
ADAll de Prémontré, 31~, 319, ;u-;zs. ARNOUL de Metz, 481.
.AnAI<NAN de lona, I5J. Amu, to4•
At/mont, 41, 42. ARUNDEL, 13 8.
.Am.Parc, r;o-134, 137, ;oz. Asszie, 46•
AELIU!D de Rievauii, !15. ASTESANUS, 5 78.
AcoBARD de Lyon, '59• •46. AUGUSTIN de Cantorbéry, 124,
Aix-la-CboJ>IUt, 59, 61, J•l· AuGUSTIN d'Hippone, 43. 139, 149, xso, 152, lB, 159,
ALAIN de Fad'a, 518, ,. 1. t6s, 167, 179, IBo, 188, .aoi, 262, 292, 3o6, 310, 316,
ALAIN deLille, 196,so4,j18,j>t, B4· 317, J%0, JJB, 344, 145, lllo 359, 16o, 364, 180, 382,
ALBEIUc de Reims, 106. 49'· , ... jj8, l57. s6•, no-n•. 574. 61).
ALBE&T le Grand, zo;-219, 519, su, nz. n6-H7· Augustins, 39•
ALCUIN, 49. 57·64, 69i81, 148 à 157. •46, J89, l99· 40•. .AMnil-tn-LimoNsin, 4S·
j6Z, AURÉLIEN d'Arles, 308-3II.
ALDEGONDE de Mayence, 47S· AMxern, 105, 107, 177, 425·
Ald<rrbo<h, 19· AVICEBROL, 241-243•
ALDHEI..K, IJO. A VICENNB, 244-o
ALEXANDRE de Halès, zoz, 203, n9, 571. A•ignon, ru, 6u.
Auxts, 48)-486, 494-
ALPASt, 241. BAHIYA IBN p AQUDA, 242, 2 s9·
ALPilED le Grand, u6-x;o, 391. B6/e, 6o 5.
ALVAR de Cordoue, 16, 148. &ne/ont, 215, 24-2, 259, 6u.
Allltf'nt, 5~· BARDON de 1\-layence, 464.
AWALAIIIJ!, 6t6. BAR JACOB, 241, 242.
AllAND d'Einooc, 472. BARTHÉLEMY L 1 ANGLAIS, 42.2.
AMBROISE AUTPERT, IH, s6z. BATHILDE,463, 4 71.
AlœRotSE de Milan, IlJ, I7J, jU, j28, 572. BEATUS de Liébana, xs7.
Aminu, 424. so;, 513· BttZRNis, 441.
ANASTASE, 3l4- BÈDE. le Vénérable, 27, so, I03, 1.2.4-125, 143, 150, I53-
Anr4ne, 6x;. lj8, 16o, 180, 187, l95o 436, 490·
ANDB.Ë de Saint~Victor, x8;-x84, xg6, 225. &t-Ifl/lo11in, lOS, t69-172, rn.
ANGELOWE de Luxeuil, '54-Il S. 195· Béguins, z8, 499. so6, sas, 6oS, 6n-6I3·
Angerl, 41, s•.
z88. BEN HELBO, zn.
A.NGtLRAM de Mel%, 6o. BENOÎT d'Aniane, 313·
AASEGISB, lJ!)-341• BENoiT de Nursie, n. 74. 141-142, t67, z6I, 263, 271,
ANSEI.Y:E du Bec, t45, x6s, t7o-t72, 175, 187, t88. 3o6, 308, 314-324, .u6, 48o, pB, 528, 543-510, 552,
ANSELME de Laon, 10j•II40 J7j·I77, 186, 188, 192, 3491 j61, )66.
Hl· BENoiT le Uvite, 3 39·
636 Le Moyen Age et la Bible

BERENGAUD, 109, 157• ELlEZER. BEN NATHAN, 249·


BÉllBNGEit. de Tours, 104,. Ioh 168, 169. ELIEZER BEN SAMUEL, 257. 258, 259·
BERNARD de Clairvaux, so, 145. 167, 190, 199, 2.09, 210, ELIEZER le Grand, zn.
21], .uo, P7, ;z.z., 3Z4, 3H• H9• 406, 407, 498, soo, ELOI de Noyon, 481.
soh so6, po, szo-s2.x, 523, 527-52.9, 534, s6;, s66, Erj11r1, 41, 51•
)7!-)76, 617- Ermites de Saint-Augustin, 3S·J6.
BERNARD Gur, 6o;, 6n. ERMOLD le Noir, 15, 389, 390·
BERNARD !TIElt, 48. ETIENNE de Bourbon, 6oz-6os.
BERNAl\D du Mont-Cassin, ;o6. ETIENNE de Grandmont, jOB, 3"· ll7, s67, s69-
BERNARD de Parme, 376. ETIENNE HARDING, 68, 73·74, 404-
BERNARDIN de Sienne, sxs, szo, 522, 52;. ETIENNE LANGTON, 8s, 86, 90, uo, II7, 194•196, 2.02,
Bogomiks, 443-447. 203·
Bologne, 199·201, 214, 347, 371, 377· EnENNE de Touma.i, ; 78.
BoNAVENTURE, 1]1 203 1 206, 2Il, 217,2.201 519, 522., 531, EUCHEJ\ de Lyon, 152, 159·
s69, 6o9. EunES de Châteauroux, 2os, j 2o,
BoNNET de Clermont, 467-468. EuGIPPE, 459, 474·
BosroN de Bury, l4· EULALIE, 493·
Bourgts, 424•4%6. EVRARD de Frioul, 49·
BRIGITTE de Suède, 20.
BRUNO le Chartreux, xos, 172·11'• Farfa, 320.
Bnçy-/e-Long, 6oo. Flca111p, 39, 46.
BuRCHARD de Worms, n6, H-4l 345. ;n. ;64, ;66, 372, FERRÉOL, 308·312, ;z;.
377· j83, )70. FIACRE de Meaux, 263, 290.2.97·
Bury-Saint-EJmllfllil, ;4, 71. Flagellants, 587-589.
Fle11f7-rur-Loire, 64, 336.
CADOC, 482. FitJrm&e, 61;.
CAED><ON de Whitby, us-u6. FLORUS de Lyon, 148, ISJ-Ij7, 393·
Calonymides, 145-•46, •s6·•l9· FoRTUNAT, 386-387.
Cantorbéry, ;1, so, 71, 134, ;zt. FoY d'Agen, 49l·
CAssxoooRE, 33, ;4, 6o, 6;, 6s, 149, 152, 441, sn. HS· FRANCESCO da Camerino, 613.
Cathares, 446, 591, 59•, l97-J98- Franciscains, 40, 50, 137, 200, 202·205, 2.25. 2..2.8, z;t,
CATHERINE de Sienne, 4}6~4n. 470-471, 475, 480, 55:.. 308, JI6·jl9, JZI, 39Z, jOj, jlj, j20, 569, !76, j86,
CroLPRID, 6o. 592, ~. 6n, Gu.
CÉsAIRE d'Arles, ;o1, ;o8-;n, 323,518. FRANÇOIS d'ASSISE, 216, Z26, JI7, 455, 46Z, 466, 471,476,
CHARLEMAGNE, 16, 57 ~6 5 , 147~151, 158, 28;, H1, 389, lll· J68-569, 592, 6o9, 6n, 618.
391, 399. 402., H2, 615· FMNCON de Liège, 72.
CHARLES le Bon, 4!7•4j8, 463. Fraticelles, 6oS? 6u-6t;.
CHARLES le Chauve, 2.8, 64, 390, 391, 394, 395· FRÉDÉGISE de Tours, 6I-6J, Il9·
CHARLES MARTEL, ;88. FaiiDtRic 11, 5s6.
CHARLES V de France, 1. s Fribosrg (Suisse), 6os.
Chartres, 39, 96-97, 190, 199, 42.4-426, 441, 564. FRUC'IUEUX, 323·
Chartreux, 308-318, 52.3, 543· FULBERT de Chartres, 16, 17, 518.
C/Jellu, 61, 278, 463, 471. F111da, 27, 33, 32.4.
CHRÉTIEN de Troyes, 436, 437· Fllrrlenfeld, 48.
CHRISTIAN de Stavelot, 156, 157, 160.
CHRODBGANG, 306-3 I 1. GAUTIER d'Arras, x;, s13.
Cisterciens, 21, ;s, 43-47, 66, 73, 74. 108, ;o7, 315, 322, GAUTIER de Cllâtillon, 559·
J%7, 4I7, 499, j04-j06, j2I, J4), 563, J75• GAUTIER de Saint-Victor, 535·
CLAUDE de Turin, 149, IH, 154-1n, 159, 395· GAunER de Thérouanne, 45 7, 461, 463.
Ounisiens, 40, 42, sa, 51, 143. ;oJ, 319""3ZI, 518, 54-4. GAUZLIN de Aeury, 16, 17.
574. 611- GÉLASE, l54· 429·
CologtU, 204, 6oo. Ge111blottx, 72.
CoLOMBAN de Luxeuil, 143, 307-;og, 311, 466. GEOPPilOY d'Auxerre, j2I.
Constance, 43· GEOFFROY BABION, 177•
Corbie, 41, 59, 403. GEOPfllOY de Bléneau, 203.
Cortb111, 2.35, 24z, 243· Gw:PPllOY de La Chapelle, 290-291.
Corto,, 589. GÉRARD 1er de Cambni, 104.
COP6nlry, 6o8. G:é.R.AUD d'Aurillac, 461,
463.
CuTHBERT, 29, ;os. GERBERT d'Aurillac, 144•
CYRILLE et MtTHODE, 2 7. GERHOCH de Reicbersberg, tG;, 355, s67.
GERSHOM de Metz, 247, 2~7·
DAGOBERT, 387, GERTRUDE de Nivelles, 15.
DANTE, 4J6. GILBERT de Hoyland, 521.
DI!NYS (Pseudo-), 40, 18 5. GILBERT de La Porrée, 8o, 85, n;, 187, 190-192, 194,
DEUSDEDIT, 345• 201.
DmiBR de Vienne, 15. GIL:BERT runiversel, 107-to8.
DoLCINO (Fra), 6Io, 6n. GILDAS, 124, 387.
Dominicains, 34, 37, 78, 92, 116-uz, 2oo-2o4. 215, uo- GILLES de Lessines, !73·
221, 231, 317, ;.z1, 377, 500, sos, 506, su. 576, s86, GILLES de Paris, 14.
589, 6o3-6o4, 617. GIRARD d'Angers, 263, 2.88-290,
DoNASK BEN LAsaAT, 2;6. GIRARD de Roussillon, 472.
DRaGON de Paris, 10}. GoNTRAN, 387.
DUNSTAN de Cantorbéry, 72, 1,0, Gor'C_e, 47·
DHUODA, 396. GoTTSCHALK d•orbais, 16, 148, 159·
DIITham, 40, 42, 45, 48, 50. GozZECHIN de Liège, 144.
GRATIEN, 53. 327-367, 371-380, J3I, ~70, 57•·
EBBON, 403· GaÉGOIRB le Gand, 16, 33, 42, 50, sz, 103, 124. 14z,
EcKHART, 224, 507? 517, 618. 143, 148, 149. 154, 16o, 173, do, zot, uo, 262, 2.67,
EGINHARD, 16, 17, I49· 29z, JOI, jo6, 5ZO, Jlj, 544, J4j, j!J, J59, j88, J97>
ELDRIC d'Auxerre, 144· 417,456,492, 499, jOJ, SJO? J:U, SJO, ~61-~62, 564.
Index des noms propres 637

GRÉGOIRE VII, 399. 4)8, 460, 46I, 47•. 479. 545. j67. jEAN de Galles, 204, pz.
6•7· JEAN de GR!Iande, I8.
GRÉGOIRE de Tours, 334. 386-387, 431, 432, 451. }EAN de Goae, 262.
GRÉGOIRE d'Utrecht, 463. }EAN de Jean, 178.
GRIMLAIC, jo6-ji8. jEAN de La Rochelle, 2.021 Z03·
GUERRIC d'Igny, 524-52·7· jEAN de Neuilly-Saint-Front, 49·
GUI!.RiliC de Saint-Quentin, z.o2, 203, 213. jEAN QUIDORT, 22.8.
GuYARD de Cressonessart, 6ro, 611. }EAN de Reomé, 462, 466.
GutARD de Laon, 504. jEAN de Rupescissa, 6n, 613.
Guua.T de Moulins, 414. jEAN de Salisbury, 563, 572, 576.
GUIBERT de Tournai, s23. ]:EAN de San Giminisno, szo, 523.
GuiDO DE BAYSIO, 377· JEAN ScoT Eltlcbœ, zo, 149, 156, 159-t61, I73, 175, 562.
Gumo TERRBNI, ;So, 381. JEAN de Ségovie, 379·
GuiLLAUME d' Altona, 204. jEAN le Teutonique, n6, 382..
GUILLAUllEd'Auvergne, z.oz, ZI4. jEAN de Tunecremata, 380-;82.
GuiLLAUME d'Auxerre, 202, nz. S78. }EHUDA BEN HAYYUJ, 2j6.
GUILLAUME de Champeaux, ro6, q8. }EHUDAD BEN BALAAM, 2J7·
GUILLAUME de Conches, 96, 97 · }EHUDAD BEN BARZILLAI, 242, 259·
GUILLAUME FtRMAT, 320. jÉRÔME, IJ, 42 1 47 1 48, 64, 68, 75, 86, 1101 127, 1391 149,
GUILLAUME d'HntSAU, 168, 170. 1 51, 153, t 59, 17~ 201, 209, 306, nB, 344. 34h 353.
GUILLAUME de LA MARE, 19, z. 14. 359. 364, 376. 478, 494-491· no, n•. 577·
GUILLAUME de Meliton, 204. }ESSELIN de Cassagnes, J78, 379·
GutLLAUYE. d'Ockbam, 2.26, 217, 379, 38o. jOACHIM de flore, 586, 6o8-613,
GUILLAUME P:D.AuLT, szo, 563. jONAH bN }ANAH, 236.
GUILLAUME de Saint--Catilef, 70. JoNAS de Bobbio, 462, 466, 480.
GuiLLAUME de Saint-Thierry, 50~, 57h 584. jONAS d'Orléans, ~00, 39~-394, 562.
jOSEPH BEXHOR SHOR, 2J4•25J.
HAIMON d~Auxerre, 103, 144, 155-157, 173, 175, 192, jOSEPH KARA, 249. 253·
498, jOj. }ULIEN PowÈan, 306, 359·
HANANEL, 241, 248, 249. :Z55· Juum de Tolède, 154, 158.
HELGAUD de Fleury, 17. ]UNILIUS, I52·
liEN RI JI Plantagenêt, 484, 55 9·
HENRI IV, 399. 458-468. Kéraltes, 2j8.
HENat, fils de Louis VI, 108. KIMHI, 239. 2#·
HENRI de Hesse. 2.2 5. Kloslernetlbllf'g, 50, 51•
HENRI de Kirkstede, 4Z· Knmtmiintler, 41.
HENRI de Lausanne, 6oo.
HERvÉ du Bourg-Dieu, I70. LAMBER'l' d'Ardres, 16.
HILDEMAR1 320, 32.1. LAMBERT le Bègue, 591.
HINcu.AB. de Reims, ISJ, 367, 392-397. 492, s6z, 582. LANFRANC, 72, 73, IOJ, 145, 1~, 563.
HoNORIUS AuGUSTODUNENSIS, I86, 435, po, 533· l.ANGLAND, Ij6, j66.
HuGuES le Chartreux, 5.2.. LanlboiiJ, 50·
HuGUES de Croydon, 1 I9. Laon, 4h 47, 61, Io4-to7, 175-177. 188-199·
HuGUES de Lincoln, 71. Latran III, 572, 599·
HuGUES de Saint-Amand, 49· Latran IV, 89, 112., I93. 519, 572, sS6.
HuGUES de Saint-Cher, 19, 20, u6~ 2.02-203, 22.5, 377, Laudesi (Mouvement des-), 591.
52%. LÉGER. d'Autun, 451, 458, 461, 493·
HuGuES de Saint-Victor, 14-20, 34, 42, 96, IJ8-t87, 192, UoN le Grand, ;54, no.
I94. zo2, uo, H9. 355. s6,. LéoPOLD rn d'Autriche, so.
HUMBERT de Romans, 39. sos, S3S, n6. Libre-Esprit, 593, 598.
Humiliés, 584, 59'· Limoges, 48, 492.
Hus, Hussites, 228, 379, 6o6-6o8. Lobbes, 45·
Lollards, IJ7·IJ8, 140, 6o6-6o8.
IBN EzRA, 237-239· 242·243· LoRENZO V ALLA, 229.
IBN SARUQ, 249. 250. LoUIS le Pieux, llo 339, ~89, ~93-396.
INNOCENT Jer, 354· Louis IX, llo 83, 88, 89, 455·
INNOCENT lli, 28, 377-379, 4)4, 564. 583, 586, 591, 592, LouP de Ferrières, t6, 390.
604. LoiiiJain, ;8.
INNoCENT IV, 573· Lucrus ill, 59cr6oo·
Itmo, u;. LM&qtUI, 34. 2.45. 2S1. zs6.
ISAAC l'Aveugle, 260. LUTHER, 51, tq, 379·
IsiDORE de Séville, 1;, 20, 53 1 64, 68, 96, lJZ-118, t8o, Lyon, 441, 519, 598.
;o6, 344. l59o 374, 375, ;86, 452, 46o, 562.
ISIDORE MERCATOR, 342, 366. MAiEuL de Cluny, 14, so, ~21.
Iuenhtim, 191. MAhlONIDE, Z42·241·
MajortpU, 6n.
]ACQua de LA MARCHE, 12o, 531-534· Marchiennes, 319.
jACQUES de Lausanne, 2ZJ. MARSILE de Padoue, 380.
}AcQUa de Vitry, 472, soz, 120, 523, s6;. MARTIN de Tours, 32.3, 452., 470, 471.
jACQtJ:ES de Voragine, 432, 435, 472, 520. MARTIN SCOT1 149·
]F.AN xxn, 379-;8>, 569, 6n, 6t;. MAUllDR.Al4NR de Corbie, 59, 151.
}BAN d'Abbeville, 202. MAURICE de Sully, 496. 498. SOI, 5041 50J, so8-so9. ,II,
}BAN BELBTH, tj. 119, J29~s;o, B3•
jEAN CALDERINI, 378. MaJentt, 247, 248, 492.
}BAN CAssiEN, 316, s61. Mtaux, 295, 572.
jEAN de Cirey, ll· Mit.ITON (Pseudo-), Ij2, 422.
jEAN de Darlington, n9. MENAHEM' BBN HEL:BO, 24-8-249. 2 J 3.
jEAN de Fécamp, 262. MBNAHEM BBN SARUQ, 2;6.
]BAN de Ford, szt. MeJt, z8, 6o, 403, 584. 591, 6o4.
jEAN de Fribourg, 383. MICHEL de CisÈNE, 38o.
6 38 Le Moyen Age et la Bible

Milan, H· jO, 149, j84. Prlim, 49·


MILON CRISPIN, 72, 7J· l'uRVEY, John, IJ7, 139•
MoisE Jtx:ATILLA, 236. PNJ (Le), 3l·
MJJissat, ~65.
Mokltnie, 444· RABAN MAua, 17, so, ss, III~ 147, I49, 1s2, I54-In,
Mondset, 48. 2.46, 300, j62.
Moni-Cauin, 68, HO• RADEGONDE, 463, 471.
Morign,y, 14. R...ANtn.PHE d'Homblières, }OI.
Mllri, 18. RAoUL AaoENT, szo.
RAOUL GLABER, 14.
NAHMANIDE, z6o. RAouL de Laon, 1o6, Io7, 172., 176.
.l\farbonne, z39, 240, 149· RA.sHt, 182, 225, 2.48-zs; .
NATHAN de Rome, 248, :zso. Ralùbomu, 33, 36, 37, 321.
NATR.ONAi BEN ZABINA1, 235· R.ATR.AMNE de Corbie, 159·
Ni<ée II, 3l4· RAYl!OND de Capoue, 456-4!7, 470.
NICOLAS Ier, 354• RAYMoND de Peiiafott, 383.
NrcoLAS rn, 382. Reading, 3!.
NICOLAS V, 39· 229· REGINON de Prüm, n6, 344·
NrcoLAs de Gorna, 204, P+ Rei'&henall, 33, 41, 47·
NICOLAS de Lyre, 19, 37, 43, 103, 139, 146, zzs, 418. Reinu, 70, 104, 105, I74. 199. 179, 339, 392, 403.
NICOLAS MA.NJACORIA, 74· RÉMI d'Auxerre~ 154-156, 192.
NICOLAS de Tournai, 205. RicHARD F:r:sHACRE, zos.
NICOLAS TREVET, 2.25· RicHARD de Fournival, 4I.
NoRBERT de Prémontré, 322, soo. RICHARD ROLLE, 136, 139, 618.
NOTKER de Saint-Gall, IJ3, 154, 392. RICHARD de Saint-Victor, I4o 184-185, 35S. 530, 533
R.:r:CHARD de Stavensby, 118, I zo.
Otknbeim, 4l. RICHER de Reims, I8.
OmwN de Cluny, 398, j 19, 617. R.Nvalllx, 41.
ÜDON de Guny, 314, 461, 463, 519, s6z. RoBERT de Boron. 437-438.
ÛLIVIER MAILLARD, 515, 520. ROBERT GROSSETESTE, 139, z.os, 2.19.
ÛLP.BRT de Gembloux, 72. ROB.ERT HOLCOT, 139, zzs.
Orléans, 64, 2.52.. RoBERl' de Lecce, 520, sz~.
Oaw:, moine, 134-135. RoBERT de Melun, 17, 18, 187.
0rLOH de Ratisbonne, so, 143, 144, 168. ROBERT de Sorbon, 22%, 223.
ÛTrON I, 390. 398. R«htsltr, 70.
ÛTrON III, 391· ROGER BACON, 76-78, 8t, 90, 93· 184, zos, 2.18-2.21, 2.2.5.
ÛTroN de Freising, 15, 18. RoLAND de Crémone, 201, 214.
OuEN, 4 55, 48o. Rome, ;;, p, 149, 239, .145, 248, ;n, 367, 372, 403,
Oxford, 92, 137-139, 199-203,205, 214, 215~ 219~ 228, 6o6. ll7 et s., !!1, H 9• j68, 176, 187.
ROSCELIN, 168.
Patht~~, 39, 46, 199, 441, l93· Ro.wn, ,- 1, 590·
Palerme, n~ 38. RUPERT de Deutz, 16, 163, 3!5, 163, j6j, !7!·
Parù, 76-93, 96, toc, 104-113, tt6-tz2~ 178, 192, 194- RuSTICULE, 46I, 47S. 482.
196, 199-%.05, 221, 229, 252., 297. 32.1, 371, ;?2, 317·
380, 441, soz, 506, 523, 534. J58, nz, n6, 590· SAADIYAH, 23s et s.
PASCHASE. RADBERT, 16, 18, 148, 149, 1Sf-lj6, 159, 246, Saint-Amand-lu-Eaux, 4j, 494·
39•· Sani'AppiQftO in Vakltlsa, j8>.
PAUL, diacre, 58. Saint-&nigt~~ de Dijon, 410, 412.
PAUL et EnENNB, 310, 311. Soinl-&rlin, 4I.
Pat~ie, 40, 572. SainJ-Denir, 40, 149, 403·
Pénitents, 584 et s. Saint-&re-/Jt-Totd, 39·
PÉPIN III, 388. Saint-Gall, 35, 40, 42·
PÉPIN d'Aquitaine, 393• Saint-Gilt.s-t!o-Gard, 171.
Plrowe, j87, 189. Saint-Médard de Soissons, 403.
PHILIPPE le Chancelier, 85, 202, 214, 5zz. Saini-Paul-horr-le.r-Mtlf'r, 403.
PHILTPPE de Harvc:ngt, 17, 14S. 322~ n6. Saùti-Pon.r de Tomièrcs, 42.
PIERRE d'Ailly, 22.So Saini-RiqRiu, 35, 41, 4l·
PtERilE l'Archidiacre, 1s8. Saini-Thi.,-,y, 410.
Pnm.aB AuatOLE, .2.25, zz8. SIIÎIII-Vaa.rt d'Arras, 33, 41, 69, 70.
PIERRE de Bruys, 6oo. Saini-Vietur de Paris, 108, 109, ISZ, 178-186~ 201, 219,
PtBRRE de Capoue, 196. zsz. 507, 522.,
PIERRE de Celle, 109. Saini-WanJriUe, 14.
PIEaaE le Chantre, 15, 17, 85, no, 194-196, H9· su, 563. SALIMBENE, zo, 587.
PrEau DAMIEN, 7 z, 144. 168, 316, 3::4. 56o, 56 3, 567. Saltbo~~rg, 4!·
PIERRE de jEAN ÛLIVI, 228. SAMUEL BEN MEiR, 2B. 2H-255·
PIERRE LoMBARD, 37, 43, 81, 109, no, I3J, t;6, 187, SAVONAR.OLB, 618.
192-194, 2o1, 2n, 217, 219, .z.u, u6, 372, 373· Sthaffhotm, 4!·
PIERRE le Mangeur, t8, 107-110, 135, 195-196, 201, 355, SEDut.rus SCOTI'Us, 149, ts6·157·
372, JI2. Sens, 14. 406, 4•l. 4z6, 441.
PtERilE de La Palud, zz 5. Servites de Marie, 585.
PlERllE de Pise, 148. Sé:VElt.D'l de Norique, 4S9~ 470, 474·
PIERRE de Poitiers, 196. Sienne, 35. 36, 40, 589.
PIEkR.E RIGA, 14, t8. SILVESTRE Jer, 6oz.
PIERRE de Tarentaise, 204. SMARAGDE de Saint-Mihiel, I48. 154, 16o, 396.
PIERRE le Vén~rablc, 2.62, ;oh ;u, 519· Sorbonne, 43-45, 51, 89. uo, 122-224, 380.
Ponligny, 41. SotJVIGNY, 404-407.
Prémontrés, 316, 317, 3.12, 323, sB;. Spire, 256.
PdvosnN de Crémone, I96. St411tlol, JO.
PRUDENcE de Troyes, 1 s4, 1,- s. Slrarbo11rg, 588.
Priifening, 36, 4z, 4!· SUGER, 40. 567.
Index des noms propres 639

SuLP<CE de Bourges, 474· VAAST, 47!·


SIJLP[CE StvnE, 4jZ, 470, 417. VALDès, '"· j68, !71, !9I, !91 à 6o6.
Vain#,, 491, 6u.
Taborites. 6oS. Vaudois, j98-6o6.
Ta.--1 (Règle de), jOI·jU. VENTURINO de Bergame, sSS.
T<gmuu, l4· Vienne, 519·
Templiers, 307, jOS, '"• 31Z· VINCENT de Beauvais, 34, 432, 455, #lo
THÛ>DÉMAR du Mont-Cassin~ sso. VINCENT FER.RIER, SIS·
THi!oDDUR de Psalmodi, 'll· '!9· VrVIEN de Toun, 63, jij.
THÉODULP d•orlbns, 6z-Bo, 148, tJI, 6xs.
THOMAS .AGNI de Lentini, s22. WAuFatn STRABON, tS4-xs6, 391.
THOMAS d'AQUL"'f, 113, 139. 146, %04•2U, H7· 380, 523, WAMBA, 386.
jjZ, j6j·j6.f, j71, j7j, j78. WANDaiLt.E, 33• 472, 473·
THOW.S BECIŒT, 4l7o 4j8, 483·48j, j76. Wtat'IIIOIIIb- jamJIII, 6o.
THOMAs de Celano, 4ll. 46z, 466, 471, 476, s68. WERNBll de Kflsscobcrg, s63.
Tuo:u:As GAu.us, 11,, 196, 197, zoz. WICBOD de T~vcs. Ij8.
THOMAS MORE, 138, 140. WILFRID d'York, 46!·466.
THOMAS W ALEYS, l34- WintbeJIIr, 70, 71.
Tofltk, z37, 3l4• 386. WD1111.r, 246, 248, 249, zs6, zn
TOIIMrn, so. WVLPJLA, 28.
TotUotu1, 2.8, zoo, 249, 6o3, 6os. Wllf'ttbo~~rg, j4, !39· j4I.
To~~rr, s9, 6o-6s, 104, tos, H-h 403,441,491-493, 519. WYCLJP, 137-140, .u8, 579, SB· 6o6 et s.
Trib~~r, 3l4·
Tro.Jir, 249, zsz, ZB·
TYCHON'IU51 t6o, I8o. YORK, 6t, 124·
YVES de Chartres, I6, Il, 34!•364. 37•. no.
UaBAJN II, 3l4• YvES de Tréguier, zo.
UaBAJN III, l7•·
URBAIN IV, 204· ZACHARIE de Besançon, 324-

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