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Texte 15 : Justice formelle, C.

Perelman (1912-
1984)

Chaïm Perelman, philosophe belge, juriste et logicien de


formation, dénonce ici le formalisme de la loi qui respecte
apparemment l’égalité, mais peut, en fait, servir à justi-
fier l’inégalité.
Un acte est formellement juste s’il observe une règle
énonçant l’obligation de traiter d’une certaine manière
tous les êtres d’une catégorie déterminée. Remarquons
que la règle elle-même n’est soumise à aucun critère mo-
ral ; la seule condition qu’elle doit remplir est d’une nature
purement logique (…).
On peut se demander, et non sans raison, si cette indé-
termination sur le contenu même de la règle ne peut ame-
ner des esprits retors à échapper à toute accusation
d’injustice formelle, tout en leur laissant une liberté
d’action presque complète, en leur permettant l’arbitraire
le plus entier. Rien n’empêche en effet, quand on désire ne
pas traiter selon la règle un être d’une certaine catégorie
essentielle, de modifier la règle par une condition supplé-
mentaire qui ferait apparaître deux catégories là où il n’y
en avait qu’une seule auparavant : cette subdivision per-
mettrait, du coup, de traiter autrement des êtres qui fe-
raient dorénavant partie de deux catégories différentes. La
modification peut être quelconque : elle peut aussi bien
consister en une restriction se rapportant à des conditions
de temps ou d’espace qu’en une limitation affectant
n’importe quelle propriété de membres de la catégorie. Au

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lieu de dire « Tous les M doivent être P », on dira, par
exemple, « tous les M nés avant 1500 doivent être P » ou
« tous les M nés en dehors de l’Europe doivent être P » ou
en général « tous les M affectés de la qualité A doivent être
P » (…).
Au lieu d’agir d’une façon formellement injuste, en
traitant de manière inégale deux êtres faisant partie de la
même catégorie essentielle, on préférera modifier la règle
de façon que, formellement, l’action soit juste et irrépro-
chable.
Chaïm Perelman, Justice et Raison, Éd. de l’Université
de Bruxelles, 1972, pp. 62-63.
Pour mieux comprendre le texte
« La loi peut faire plusieurs classes de citoyens, assi-
gner même les qualités qui donneront droit à ces classes,
mais elle ne peut nommer tels ou tels pour y être admis »,
note Rousseau (texte 13). Là encore, la loi doit être géné-
rale. Elle vise la forme – le principe selon lequel on éta-
blit des distinctions, et non le contenu : les personnes
concrètes qui en bénéficient. C’est ce formalisme de la
loi que Perelman souligne ici. Comme Aristote, il ne remet
pas en question le principe de la généralité de la loi, mais
il montre comment ce principe peut être perverti, c’est-
à-dire servir une toute autre fin que celle qu’il cherche à
atteindre.
Pour cela, il suffit de définir les « qualités » donnant
droit à un avantage de telle sorte que, par avance, on se
donne les moyens d’en exclure tel ou tel. Au lieu de dire,

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par exemple, « tous les chômeurs ont droit à une indemni-
té », on dira « tous les chômeurs au chômage depuis
moins de deux ans ont droit à une indemnité ».
La loi, à elle seule, ne garantit donc pas la justice. Elle
en est la condition nécessaire, mais non suffisante. En
aval, on l’a vu (texte 14), elle doit être interprétée. En
amont, elle doit être établie selon des principes qui ne
soient pas seulement formels, mais qui engagent des choix
politiques et moraux.

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Texte 21 : Les deux principes de justice, J. Rawls
(né en 1921)

Le philosophe américain John Rawls s’efforce ici de mon-


trer sur quelles bases pourrait se construire une société
dont les règles de justice respecteraient à la fois la liberté
des individus et l’exigence d’égalité.
Dans la théorie de la justice comme équité, les institu-
tions de la structure de base sont considérées comme
justes dès lors qu’elles satisfont aux principes que des per-
sonnes morales, libres et égales, et placées dans une situa-

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tion équitable, adopteraient dans le but de gouverner cette
structure. Les deux principes les plus importants
s’énoncent comme suit :
1. Chaque personne a un droit égal au système le plus
étendu de libertés de base égales pour tous qui soit com-
patible avec un même système de libertés pour tous.
2. Les inégalités sociales et économiques sont autorisées à
condition (a) qu’elles soient au plus grand avantage du
plus mal loti ; et (b) qu’elles soient attachées à des posi-
tions et à des fonctions ouvertes à tous, dans des condi-
tions de juste égalité des chances.
Examinons de quelle façon le rôle spécial de la struc-
ture de base affecte les conditions de l’accord initial et
exige que cet accord soit compris comme étant hypothé-
tique et non historique. Par définition, la structure de base
est le système social global qui détermine la justice du
contexte social. (…) Ainsi, en premier lieu, toute situation
équitable à l’égard d’individus conçus comme des per-
sonnes morales, libres et égales, doit être telle qu’elle ré-
duise de façon satisfaisante les inégalités dues à l’influence
des contingences au sein de ce système. Les accords réels
conclus alors que les gens connaissent leur place dans le
cours de la vie sociale sont influencés par des contin-
gences, naturelles et sociales, de toutes sortes. Les prin-
cipes adoptés dépendent du cours réel des événements qui
ont lieu au sein de la structure institutionnelle de cette
société. Nous ne pouvons pas, par des accords réels, dé-
passer les événements fortuits ni trouver un critère suffi-
samment indépendant.

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On comprend aussi pourquoi, si nous concevons les
partenaires comme des personnes morales, libres et
égales, ils doivent savoir très peu de chose sur eux-mêmes
(je renvoie ici aux restrictions du voile d’ignorance). Car
procéder autrement permettrait à des effets contingents et
disparates d’influencer les principes destinés à gouverner
leurs relations sociales en tant que personnes morales.
John Rawls, « La structure de base comme objet », in
Justice et Démocratie, trad. C. Audard, coll. « La couleur
des idées », Ed. du Seuil, 1993, pp. 51-53.
Pour mieux comprendre le texte
Le premier principe de justice est celui de l’égalité des
droits, entendus comme libertés. Les libertés de base
sont la liberté de pensée et de conscience, la liberté poli-
tique, la liberté d’association, etc. Si ce principe est posé
en priorité, c’est qu’il ne peut être sacrifié à aucun autre
principe. On ne peut, sans injustice, refuser ces droits à
quiconque.
Le second principe est celui des inégalités sociales et
économiques. La question est alors : comment rendre ces
inégalités compatibles avec l’idée de justice ? La réponse
est qu’elles doivent profiter aux plus défavorisés, d’une
part, et être attachées à des positions ouvertes à tous,
d’autre part, c’est-à-dire respecter l’égalité des
chances*. Il faut remarquer que l’idée d’égalité des
chances est ambiguë. Elle peut signifier qu’aucun privilège
de naissance ou de richesse ne doit être pris en compte.
Elle peut aussi signifier que les conditions dans lesquelles
sont placées les individus sont égales : mêmes capacités,

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égale possibilité de développer ces capacités, ce que dé-
ment la première partie de la réponse : il y a des « mal
lotis ». C’est donc bien le premier sens – absence de privi-
lège de naissance – qui doit être retenu.
Toutefois, l’idée d’égalité des chances joue un rôle, et
cette fois dans son deuxième sens, dans la suite du texte.
Rawls précise en effet que pour se mettre d’accord sur
ces règles de justice, il faut supposer que les individus
ignorent le sort qui leur est effectivement réservé
par le hasard de leur histoire. C’est ce que Rawls ap-
pelle le « voile d’ignorance ». Cette situation hypothétique
et non historique s’apparente à l’« état de nature » des
théories du contrat. C’est d’ailleurs bien d’un contrat qu’il
s’agit : ne sachant pas s’ils feront ou non partie des mal
lotis, les hommes acceptent l’inégalité, si elle tourne à
l’avantage des plus défavorisés. Rawls entend ainsi mon-
trer comment le libéralisme social et économique peut être
rendu compatible, en toute rigueur, avec l’exigence de
justice sociale.

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