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L'atelier Selon Kiefer
L'atelier Selon Kiefer
L'atelier Selon Kiefer
Anne Chalard-Fillaudeau
UNIVERSITÉ DE PARIS 8
I L est une œuvre, à part entière, d'Anselm Kiefer dont on n'a qu'une
approche fragmentaire, qui s'expose mais n'est pas exposée dans les
musées, qui s'impose mais ne dispose d'aucun relais de diffusion en dehors
de la photographie : c'est l'atelier ; ou plutôt : ce sont des ateliers évolutifs
qui abritent la présence et la trace d'œuvres artistiques dont Kiefer dit, dans
certaines interviews, qu'elles sont politiques et même activistes. Or l'atelier,
qui est par excellence un lieu d'intimité, l'espace privatif où l'artiste vient à
lui-même, devient chez Kiefer une scène d'action et d'exposition, l'espace où
il met « en scène » les entrailles de sa création. De Hornbach à la Ribaute,
l'atelier fait en effet l'objet de transformations architecturales, d'extensions et
d'interventions, de décisions esthétiques et organisationnelles, de mutations
spatiales et d'élaborations incessantes qui sont autant de témoignages
suggestifs des intentions artistiques de Kiefer. Mais si ces intentions ont
partie liée avec le politique, comme l'artiste le dit lui-même, l'atelier théâtre
de l'intimité peut-il, doit-il être interprété comme une forme d'orchestration du
politique ? L'atelier de Kiefer, à la fois matrice, motif et métonymie de sa
création, peut-il encore être, alors, un espace intime ? Quels sont dès lors
les rapports entre l'intime et le politique : des rapports de tension, de
corrélation, de cohésion, de définition mutuelle ?
Nous souhaitons, dès lors, préciser ces articulations en prenant appui sur
une documentation visuelle et ressaisir, ce faisant, les nécessités de la
création chez cet artiste fascinant qu'est Anselm Kiefer.
À cet égard, nous procéderons en deux temps afin de souligner le fait que
l'atelier est à double titre un espace politique :
– d'une part, parce que Kiefer y déploie une politique de la création, une
idéologie de la mise en situation des œuvres et du processus de création ;
– d'autre part, parce qu'il y orchestre son rapport au politique, qui se spécifie
en grande partie dans le travail esthétique sur l'histoire, dans le travail sur
les replis et zones d'ombre de la mémoire et de la conscience des hommes.
Je place des matériaux dans un autre espace de temps, ce par quoi ils se
transforment. C'est un métabolisme, un changement de substance, au
cours duquel émerge souvent quelque chose d'autre que ce qu'on avait
escompté. [3]
Arrivés en cette fin de première partie, l'on serait sans doute tenté de parler
d'une dialectique entre l'idée de clôture et d'intimité, généralement associée
à l'atelier, et cette vision de l'art in situ qui connote vers l'extension et le
dépassement. Mais s'agit-il vraiment, au juste, d'un atelier au sens
traditionnel du terme dès lors qu'il ouvre sur l'extérieur et se fond dans la
nature environnante ? L'atelier de Kiefer défie à n'en pas douter l'idée que
l'on se fait de l'atelier : il abrite le moment intime de la création tout en
répercutant une politique esthétique de la métabolisation du matériau, de la
mise en situation de l'œuvre et de la mise en condition du spectateur. Du
reste, cette appellation de « Babel de production », forgée par José Alvarez,
le commissaire de Monumenta 2007 au Grand Palais, pour désigner Barjac
et depuis largement reprise, montre bien qu'on outrepasse ici les catégories
génériques et qu'on entre dans une sphère grandiose où l'intime se ressaisit
au prisme d'une politique singulière de la création et entretient, en même
temps, une sorte de collusion avec le politique au sens d'action politique. Et
c'est là le second aspect de notre réflexion autour des rapports entre l'intime
et la/le politique, celui qu'il nous appartient d'expliciter à présent.
Et c'est précisément cette interrogation sur l'histoire qui confère une tonalité
politique à l'œuvre de Kiefer : la réflexion sur notre passé et notre devenir en
tant que légataires d'une histoire débouche sur une réflexion seconde, à
savoir une réflexion sur notre présent et notre positionnement en tant que
citoyens du monde. Quelles leçons tirer du passé ? Comment être à soi et à
nous dans les circonstances que nous héritons de l'histoire ? Et comment,
dès lors, avancer vers l'avenir ? Quelles que puissent être les réponses, le
seul fait de poser ces questions représente déjà, un acte civique et, partant,
un acte politique. C'est là renouer avec la conception de la politique selon
Hannah Arendt, et plus spécifiquement de l'agir politique comme étant l'agir
dans la cité, la prise d'un risque en direction d'un « nous », la capacité à
proposer quelque chose qui ne se présentait pas comme tel, à repenser,
réfléchir et imaginer le « vivre ensemble » dont la construction est l'essence
même de la politique.
Je crois que l'art doit endosser une responsabilité, mais il ne devrait pas
renoncer à être de l'art. De nombreux types d'art sont tout à fait efficaces
en tant qu'art. L'art minimal est un bon exemple contemporain. Mais un tel
art 'pur' est dangereux du point de vue du contenu qui doit toujours être
là. Mon contenu peut très bien ne pas être contemporain, mais il est
politique. C'est une sorte d'art activiste. [4]
Il ne s'agit pas là d'un engagement politique à proprement parler, mais d'un
travail sur des contenus historiques et culturels qui génère des implications
politiques. Et de fait, il initie quelque chose de neuf par rapport au donné
historique et culturel et le fait au sein et en vue d'un « nous », c'est-à-dire
d'un monde commun assumé et visé à nouveaux frais. C'est en ce sens que
Kiefer prend soin de préciser dans cette même interview de 2006 pour le
magazine Modern Painters :
Mon travail est politique en bien des sens, mais je ne me suis jamais
directement engagé en politique parce que je n'ai jamais été d'accord
avec aucun des systèmes politiques que j'ai rencontrés. [5]
L'une de ses œuvres les plus connues est son travail de fin d'études à
l'Académie des Beaux-Arts de Karlsruhe, la série de photographies prises en
1969 et regroupées sous l'appellation « Occupations ». On a là affaire à la
retranscription d'une performance qui consiste à faire le salut nazi dans
divers paysages et villes de France, de Suisse et d'Italie, assez souvent
dans une tenue d'allure militaire. Cette œuvre, qui fit scandale et revêtit l'art
kieferien d'une aura longtemps sulfureuse, représente, non pas une marque
d'allégeance à l'idéologie nazie, mais une tentative d'approfondir, à travers
son corps, à même son corps, la réflexion contemporaine sur la question de
la culpabilité collective et individuelle, conformément à cette implication
activiste dont il se réclame. En 1987, il dira à un journaliste américain du Art
News :
[2] « Barjac ist ein Prozess. Wie das Malen eines Bildes », in : Anselm Kiefer.
Objekte, Gemälde und Arbeiten auf Papier aus der Sammlung Grosshaus,
Köln, Verlag der Buchhhandlung Walther König, 2008, p. 158.
[3] « Ich stelle Materialen in einen anderen Zeitraum, und dabei verändern
sie sich. Es ist ein Metabolismus, ein Stoffwechsel, wobei oft etwas anderes
ensteht, als das, was sich man erhofft hatte », in : Ibid., p. 158
[4] « I believe art has to take responsibility, but it should not give up being art.
Many kinds of art are very effective as art. Minimal art is a good
contemporary example. But such a 'pure' art is dangerous to content, which
must always be there. My content may not be contemporary, but it is political.
It is an activist art of sorts », in : Jeanne SIEGEL (ed.): Artwords 2, Art Talk:
the early 80s, New York, N.Y., Da Capo Press, [1990], c1988, p. 86.
[5] « My work is political in many senses, but I never got directly involved in
politics, because I've never agreed with any of the political systems I've
encountered », in : Modern Painters, NY, Champlain, Nov 2006 ; cité in :
Germano CELANT, Anselm Kiefer (note 1), p. 446.
[6] « In diesen frühen Bildern wollte ich mir selbst die Frage stellen: Bin ich
ein Faschist? Das ist sehr wichtig, das kann man nicht so schnell
beantworten. Autorität, Konkurrenz, Überlegenheit [...]. Das sind Facetten
von mir wie von jedem anderen. Man muss die Dinge auf richtige Weise
auswählen. Zu sagen, ich bin das eine oder etwas anderes, ist zu einfach.
Ich wollte die Erfahrung malen und dann die Antwort », in: Steven Henry
MADOFF, « Anselm Kiefer – a Call to Memory », in : Art News, vol. 86, n°8,
Oct. 1987, p. 129.
[8] « Ich möchte etwas machen, zwischen der menschlichen Aggression und
der Transformation von Energie. Ich möchte ein Katalysator sein, eine kleine
Menge, die ein grösseres Ding beeinflusst – und das ist alles, was ein
Künstler hoffen kann zu sein », in: Steven Henry MADOFF, « Anselm Kiefer
– a Call to Memory », in : Art News (note 6), p. 130.