Cours - SLAHDJI Dalil - Etude de Textes Littéraires
Cours - SLAHDJI Dalil - Etude de Textes Littéraires
Cours - SLAHDJI Dalil - Etude de Textes Littéraires
Département de Français
3ème année LMD
Enseignant : M. Dalil SLAHDJI (M.C.B)
Polycopié
Étude de textes littéraires
Présentation du module
Extraits choisis
Introduction
1. La critique littéraire : généralité et définitions
2. L’auteur et l’œuvre
2.1 La critique biographique
2.2 Contre Sainte-Beuve
2.3 La critique de l’imaginaire
2.4 La psychanalytique
2.4.1 Sigmund Freud
2.4.2 Jean Bellemin-Noël
2.5 La psychocritique
3. Le texte et la société
3.1 La critique sociologique marxiste
3.2 La conception esthétique de Lucien Goldmann
3.3 La sociocritique d’Henri Mitterand
4. Le texte comme objet
4.1 Le structuralisme
4.2 Le formalisme russe
Bibliographie
Introduction
Il est admis que la critique littéraire et née en même temps que la notion de
littérature ou plutôt a toujours existé dans le sillage de celle-ci. Elle tire son origine de
cette pratique ancienne qui accompagnait la vie des lettres.
Du grec krinein, « juger », le terme critique désigne l’étude faite d’une œuvre
littéraire. Elle peut s’appuyer sur des jugements positifs ou négatifs. Elle est une
évaluation et une interprétation de l’œuvre littéraire, mais elle est aussi le lieu où
coexistent deux plaisirs : celui de la lecture et celui de l’écriture pour reprendre une
idée de Roland Barthes.
De manière globale, on peut distinguer trois grandes formes de critique : la
critique journalistique qui informe et juge (tranche sur le bon et le mauvais) ; la
critique d’auteur, qui juge et interprète (même sensibilité artistique qui permet de
mettre au jour le génie de l’autre) ; et enfin, la critique universitaire, qui oscille entre
recherche et interprétation (décrit et analyse). Indissociable donc de l’activité de
commentaire et d’interprétation, la critique littéraire connaîtra des orientations diverses
et se cherchera systématiquement des règles et des méthodes. En effet, de la méthode
biographique, qui entendait déduire de la vie de l’auteur le sens de son œuvre, aux
méthodes qui convoquent les outils des sciences humaines (psychanalyse, sociologie,
linguistique…) pour comprendre et définir le processus de création et pour également
étudier l’œuvre en elle-même avant de procéder à une interprétation, la critique
littéraire devient finalement avec le temps une discipline à part entière, qui possède
son objet d’étude et qui varie et diversifie ses méthodes pour comme l’écrivait Roland
Barthes « mettre du sens dans le monde, mais non pas un sens »1 et se met, de ce fait,
en quête de la « littérarité » qui semble toujours insaisissable.
En tout état de cause, la critique littéraire et la littérature forment un couple. La
critique est, dans une certaine mesure, un art, un acte de création. Elle participe à faire
connaître et à faire reconnaître les textes littéraires. Et inversement, la critique littéraire
se renouvelle constamment en multipliant les commentaires et les interprétations, car
elle se confronte à des textes protéiformes et complexes, car « il n’y a pas de vrai sens
d’un texte »2 disait Paul Valéry.
1
Roland, BARTHES. Essais critiques, 1964, p. 256.
2
Paul, VALERY. Au sujet du Cimetière marin [1933], Œ, I, 1507.
1. La critique littéraire : généralités et définitions :
- Texte support : L’œil vivant. Jean Starobinski
(Consigne de lecteur : comment Jean Starobinski conçoit-il la critique littéraire ?)
À la vérité, l’exigence du regard critique tend vers deux possibilités opposées, dont
aucune n’est pleinement réalisable. La première l’invite à se perdre dans l’intimité de cette
conscience originale que l’œuvre lui fait entrevoir : la compréhension serait alors la poursuite
progressive d’une complicité totale avec la subjectivité créatrice, la participation passionnée à
l’expérience sensible et intellectuelle qui se déploie à travers l’œuvre. Mais si loin qu’il aille
dans cette direction, le critique ne parviendra pas à étouffer en lui-même la conviction de son
identité séparée, la certitude tenace et banale de n’être pas la conscience avec laquelle il
souhaite se confondre. À supposer toutefois qu’il réussisse véritablement à s’y absorber, alors,
paradoxalement, sa propre parole lui serait dérobée, il ne pourrait que se taire, et le parfait
discours critique, à force de sympathie et de mimétisme, donnerait l’impression du parfait
silence. À moins de rompre en quelque façon le pacte de solidarité qui lie à l’œuvre, le
critique n’est capable que de paraphraser ou de pasticher : on doit trahir l’idéal
d’identification pour acquérir le pouvoir de parler de cette expérience et de décrire, dans un
langage qui n’est pas celui de l’œuvre, la vie commune qu’on a connue avec elle, en elle.
Ainsi, malgré notre désir de nous abîmer dans la profondeur vivante de l’œuvre, nous sommes
contraints de nous distancer d’elle pour pouvoir en parler. Pourquoi alors ne pas établir
délibérément une distance qui nous révélerait, dans une perspective panoramique, les
alentours avec lesquels l’œuvre est organiquement liée ? Nous chercherions à percevoir
certaines correspondances significatives qui n’ont pas été aperçues par l’écrivain ; à
interpréter ses mobiles inconscients ; à lire les relations complexes qui unissent une destinée
et une œuvre à leur milieu historique et social. Cette seconde possibilité de la lecture critique
peut être définie comme celle du regard surplombant ; l’œil ne veut rien laisser échapper de
toutes les configurations que la mise à distance permet d’apercevoir. Dans l’espace élargi que
le regard parcourt, l’œuvre est certes un objet privilégié, mais elle n’est pas le seul objet qui
s’impose à la vue. Elle se définit par ce qui l’avoisine, elle n’a de sens que par rapport à
l’ensemble de son contexte. Or voici l’écueil : le contexte est si vaste, les relations si
nombreuses que le regard se sent saisi d’un secret désespoir ; jamais il ne rassemblera tous les
éléments de cette totalité qui s’annonce à lui. Au surplus, dès l’instant où l’on s’oblige à situer
une œuvre dans ses coordonnées historiques, seule une décision arbitraire nous autorise à
limiter l’enquête. Celle-ci, par principe, pourrait aller jusqu’au point où l’œuvre littéraire,
cessant d’être l’objet privilégié qu’elle était d’abord, n’est plus que l’une des innombrables
manifestations d’une époque, d’une culture, d’une « vision du monde ». L’œuvre s’évanouit à
mesure que le regard prétend embrasser, dans le monde social ou dans la vie de l’auteur,
davantage de faits corrélatifs.
La critique complète n’est peut-être ni celle qui vise à la totalité (comme fait le regard
surplombant) ni celle qui vise à l’intimité (comme fait l’intuition identifiante) ; c’est un regard
qui sait exiger tour à tour le surplomb et l’intimité.
Il s’agit de montrer ici le rapport établi, par plusieurs théories et méthodes critiques,
entre l’auteur et son œuvre, où l’interprétation du texte littéraire est assujettie à la
connaissance préalable de son auteur pour Sainte-Beuve, où l’analyse du texte permet
de mieux connaître l’homme pour Gaston Bachelard ou encore Charles Mauron.
Cours introductif :
Poète, écrivain mais surtout critique littéraire, Charles-Augustin Sainte-Beuve (1840-
1869) a marqué de son emprunte le XIXe siècle en jetant les bases d’une véritable
critique littéraire. Son travail est une vue sur la littérature et une enquête sur les
auteurs, et fera de lui un véritable historien de la littérature française.
La méthode de Sainte-Beuve, née dans le sillage des sciences naturelles et humaines,
se focalise sur la recherche de l’homme qui s’exprime par et derrière le texte, plus que
sur la recherche des techniques et des secrets d’une écriture. Critique biographique par
excellence, Sainte-Beuve mêle l’homme et l’écrivain et éclaire l’un par l’autre. Il écrit
d’ailleurs à ce sujet que « la vraie critique, […] consiste plus que je jamais à étudier
chaque être, chaque talent, selon les conditions de sa nature, à en faire une vive et
fidèle description, à charge toutefois de la classer ensuite et de le mettre à sa place
dans l’ordre de l’Art »3. Partant de ce principe, Sainte-Beuve commence ordinairement
par résumer la jeunesse de l’auteur : il y montre la première apparition des traits de
nature qui se marqueront fortement plus tard dans ses ouvrages.
Cet objectif assigné à la critique le fait dériver presque naturellement vers l’enquête
biographique et ignore peu à peu le texte littéraire et c’est ce que Gustave Lanson lui
reproche en écrivant qu’il « en est venu à faire de la biographie presque le tout de la
critique »4. On peut, certes, admettre aisément que le caractère, la vie intime et la
3
Sainte-Beuve, Lundis, XII, in Pour la critique, p.191.
4
Gustave Lanson, « Avant-propos », dans Hommes et livres : études morales et littéraires, Paris, Lecène Oudin
et Ci", coll. « Nouvelle bibliothèque littéraire », 1895, p. 7.
carrière de l’écrivain déterminent le contenu et le langage de son œuvre mais le peu
d’attention accordée au texte lui-même l’empêche de reconnaître le génie de certains
de ces contemporains à l’image d’un Balzac, d’un Stendhal, d’un Nerval, ou d’un
Baudelaire.
En vérité, tout se passe comme si l’entreprise de Sainte-Beuve subissait elle-même
l’influence du développement et du succès public des sciences médicales et de
l’histoire naturelle, et plus généralement, des tendances positivistes de l’époque. Image
significative, Sainte-Beuve prétend reconstituer une « histoire naturelle des esprits »
avec les mêmes méthodes que l’homme de science : classer les écrivains, expliquer,
déterminer, dégager des lois et des groupes pour constituer ce qu’il appelle
« des familles d’esprits ».
Ainsi, Sainte-Beuve s’efforce systématiquement de mettre au jour une caractéristique
signifiante d’un écrivain et irréductible a priori à un modèle formel comme le montre
l’extrait suivant : « Chaque écrivain a son mot de prédilection, qui revient
fréquemment dans le discours et qui trahit par mégarde, chez celui qui l’emploie, un
vœu secret ou un faible. On a remarqué que madame de Staël prodiguait la vie […].
Tel grand poète épanche sans relâche l’harmonie et les flots […]. La devise de Nodier,
que je n’ai pas vérifiée pourrait être Grâce, fantaisie, multiplicité ; celle de Senancour
est assurément Permanence. Cette expression résume sa nature. »5
5
Sainte-Beuve, « M. de Senancour », Portraits contemporains, 1832, dans Pour la critique, p. 276.
6
Auteur grec
7
Allusion aux travaux de Taine.
comme pour les animaux ou pour les plantes ; l’homme moral est plus complexe ; il a ce
qu’on nomme liberté et qui, dans tous les cas, suppose une grande mobilité de combinaisons
possibles. Quoi qu’il en soit, on arrivera avec le temps, j’imagine, à constituer plus largement
la science du moraliste ; elle en est aujourd’hui au point où la botanique en était avant
Jussieu8, et l’anatomie comparée avant Cuvier9, à l’état, pour ainsi dire, anecdotique. Nous
faisons pour notre compte de simples monographies, nous amassons des observations de
détail ; mais j’entrevois des liens, des rapports, et un esprit plus étendu, plus lumineux, et resté
fin dans le détail, pourra découvrir un jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux
familles d’esprits.
Mais, même quand la science des esprits serait organisée comme on peut de loin le
concevoir, elle serait toujours si délicate et si mobile qu’elle n’existerait que pour ceux qui ont
une vocation naturelle et un talent d’observer : ce serait toujours un art qui demanderait un
artiste habile, comme la médecine exige le tact médical dans celui qui l’exerce, comme la
philosophie devrait exiger le tact philosophique chez ceux qui se prétendent philosophes,
comme la poésie ne veut être touchée que par poète.
[…] On ne saurait s’y prendre de trop de façon et par trop de bouts pour connaître un
homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un
auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour-soi seul
et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient le
plus étrangères à la nature de ses écrits : — Comment se comportait-il sur l’article des
femmes ? Sur l’article de l’argent ? — Était-il riche, était-il pauvre ? — Quel était son régime,
quelle était sa manière journalière de vivre ? etc. — Enfin, quel était son vice ou son faible ?
Tout homme en a un. Aucune des réponses à ces questions n’est indifférente pour juger
l’auteur d’un livre et le livre lui-même, si ce livre n’est pas un traité de géométrie pure, si
c’est surtout un ouvrage littéraire, c’est-à-dire où il entre de tout.
Très souvent un auteur, en écrivant, se jette dans l’excès ou dans l’affectation opposés
à son vice, à son penchant secret, pour le dissimuler et le couvrir ; c’en est encore là un effet
sensible et reconnaissable, quoiqu’indirect et masqué. Il est trop aisé de prendre le contre-pied
en toute chose : on ne fait que retourner son défaut. Rien ne ressemble à un creux comme une
bouffissure.
Quoi de plus ordinaire en public que la profession et l’affiche de tous les sentiments
nobles, généreux, élevés, désintéressés, chrétiens, philanthropiques ? Est-ce à dire que je vais
prendre au pied de la lettre et louer pour leur générosité, comme je vois qu’on le fait tous les
jours, les plumes de cygnes ou les langues dorées qui me prodiguent et me versent ces
merveilles morales et sonores ? J’écoute, et je ne suis pas ému. Je ne sais quel faste ou quelle
froideur m’avertit ; la sincérité ne se fait pas sentir. Ils ont des talents royaux, j’en conviens ;
mais là-dessous, au lieu de ces âmes pleines et entières comme les voudrait Montaigne, est-ce
ma faute si j’entends raisonner des âmes vaines ? — Vous le savez bien, vous qui, en écrivant,
dites poliment le contraire ; et quand nous causons d’eux entre nous, vous en pensez tout
comme moi.
8
Fondateur de la botanique moderne.
9
Zoologiste et paléontologue.
On n’évite pas certains mots dans une définition exacte des esprits et des talents ; on
peut tourner autour, vouloir éluder, périphraser, les mots qu’on chassait et qui nomment
reviennent toujours. Tel, quoi qu’il fasse d’excellent ou de spécieux en divers genres, est et
restera toujours un rhéteur. Tel, quoi qu’il veuille conquérir ou peindre, gardera toujours de la
chaire, de l’école et du professeur. Tel autre, poète, historien, orateur, quelque forme brillante
ou enchantée qu’il revête, ne sera jamais que ce que la nature l’a fait en le créant, un
improvisateur de génie. Ces appellations vraies et nécessaires, ces qualifications décisives ne
sont cependant pas toujours si aisées à trouver, et bien souvent elles ne se présentent d’elles-
mêmes qu’à un moment plus ou moins avancé de l’étude. Chateaubriand s’est défini un jour à
mes yeux « un épicurien qui avait l’imagination catholique », et je ne crois pas m’être trompé.
Tâchons de trouver ce nom caractéristique d’un chacun et qu’il porte gravé moitié au front,
moitié au-dedans du cœur, mais ne nous hâtons pas de le lui donner.
Cours introductif :
Dans son Contre Sainte-Beuve, (ouvrage posthume publié en 1954 et composé de
fragments) Marcel Proust (1871-1922) se montre extrêmement critique et sévère
envers la méthode de Sainte-Beuve. En effet, il lui reproche essentiellement de n’avoir
pas vu « l’abîme qui sépare l’écrivain de l’homme du monde », de ne pas avoir
compris « que le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres, et qu’il ne montre
aux hommes du monde […] qu’un homme du monde comme eux »10 c’est-à-dire de
confondre le profil d’une carrière, le parcours d’une vie et l’univers d’une œuvre ; de
parler de tout autre chose que de l’œuvre elle-même, d’évoquer à propos de ses
contemporains tels Flaubert, Baudelaire, les Goncourt uniquement l’amitié qui les lie,
de faire une trop grande place à des auteurs mineurs et de méconnaître les meilleurs
écrivains du XIXe siècle à commencer par Balzac. Autrement dit, d’être dans la
meilleure des hypothèses un biographe intelligent, mais nullement un critique.
Pour Marcel Proust l’activité de lecture revendiquée et celle qui se fasse avec le cœur
et non avec l’intelligence. La critique présuppose donc une descente en soi-même, une
recherche de soi, car il s’agit ici de déchiffrer les traces que l’œuvre d’art a gravées en
nous puisque comme il l’écrit lui-même : « Un ouvrage est encore pour moi un tout
vivant, avec qui je fais connaissance dès la première ligne, que j’écoute avec
déférence, à qui je donne raison tant que je suis avec lui sans choisir et sans discuter
[…]Le seul progrès que j’aie pu faire à ce point de vue depuis mon enfance, et le seul
point par où, si l’on veut, je me distingue de M. de Guermantes, c’est que ce monde
inchangeable, ce bloc dont on ne peut rien distraire, cette réalité donnée, j’en ai un
peu plus étendu les bornes, ce n’est plus pour moi un seul livre, c’est l’œuvre d’un
auteur. »11
De ce point de vue, la réalité telle que perçue par Proust est un rapport entre la
sensation qu’offre le monde extérieur et les aspirations que nous portons en nous. Par
conséquent la réalité est une jonction entre un réel et un imaginaire. Cette jonction
revient à l’écrivain de l’établir à travers une écriture qui réunit les deux sensations.
C’est pourquoi, le procédé métaphorique est tout indiqué pour articuler cette jonction,
car dit-il dans son article sur Flaubert « la métaphore seule peut donner une sorte
d’éternité au style » et c’est d’ailleurs ce que Proust réalise dans son roman A la
recherche du temps perdu. En effet, il s’emploie à dire ce qui se passe dans l’esprit
plutôt qu’à raconter les agissements des hommes. La perception de l’univers sensible,
la perception de l’espace et du temps deviennent le sujet de l’œuvre. Le temps par
exemple dans A la recherche du temps, n’est pas un écoulement continu, c’est une
succession de moments isolés inscrits dans un espace qui ne se réduit pas à celui du
référent. Les personnages n’évoluent pas en tant qu’entité psychologique, l’art étant un
retour à soi, un retour qui est loin d’être un divertissement.
Pour conclure, nous pouvons dire que, comprendre les attaques contre Sainte-Beuve,
c’est comprendre la revendication proustienne d’un autre espace critique, qui répond
aux contestations des écrivains eux-mêmes à l’égard de la critique tel qu’elle s’exerçait
jusque là comme en témoigne la lettre de Flaubert adressée à Georges Sand où il se
10
Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, chap. II, p.165.
11
Contre Sainte-Beuve, chap. II, pp. 233-234.
demandait à quand une critique immanente, « insciente » qui tienne exclusivement
compte du texte.
12
Hippolyte-Adolophe Taine (1828-1893) critique qui s’est efforcé de découvrir les causes et les lois de la
création littéraire en fonction de trois facteurs déterminants, la race, le milieu et le moment.
13
Paul Bourget (1852-1935) a subi l’influence de Taine et s’est imposé comme critique par ses essais de
psychologie contemporaine.
14
Phrase restée inachevée dans cette œuvre non publiée par l’auteur.
15
Écrivain et ami de Stendhal
16
Écrivain et historien de la littérature (1800-1864), fils du physicien.
17
Botaniste et grand voyageur (1801- 1832), il a laissé des lettres à Stendhal, son ami (publiées 1833)
critique de juger plus exactement d’un livre, a jugé Stendhal de la façon suivante : « Je viens
de relire, ou d’essayer, les romans de Stendhal ; ils sont franchement détestables »18
« Mes [ces] philosophes qui n’ont pas su trouver ce qu’il y a de réel et d’indépendant
de toute science dans l’art sont obligés de s’imaginer l’art, la critique, etc., comme des
sciences, où le prédécesseur est forcément moins avancé que celui qui suit. Or, en art,
il n’y a pas (au moins dans le sens scientifique) d’initiateur, le précurseur. […]
Chaque individu recommence pour son compte, la tentative artistique ou littéraire ; et
les œuvres de ses prédécesseurs ne constituent pas, comme dans la science, une vérité
acquise dont profite celui qui suit »).
Cours introductif :
Proust et Valéry mettaient en doute la validité critique de l’étude biographique, et
notamment de cette sorte de biographie qui se contente d’énumérer les péripéties les
plus visibles, les plus anecdotiques, les plus extérieures, de la vie de l’écrivain pour
éclairer un tant soit peu une œuvre littéraire.
La critique thématique s’est développée en réaction contre cet aspect de l’histoire
littéraire. Elle va directement à l’œuvre même. Et c’est par la lecture approfondie de
l’œuvre qu’elle tente de mieux connaître l’homme, la biographie intérieure et le
psychisme de l’écrivain – non-l’inverse- Il s’agit d’établir, écrit Roland Barthes « un
rapport entre toute l’œuvre et tout l’auteur, une correspondance homologique et non
une somme d’analogies parcellaires ».
18
Causeries du lundi, t. IX, p.262.
Les thèmes, les corrélations thématiques, les images, les motifs de compositions, les
correspondances de vocabulaire, autrement dit le contenu et le langage de l’œuvre sont
pris ici comme un système de signes à déchiffrer. Ces signes renvoient à une structure
psychique, à un monde de la sensibilité, de la rêverie, de l’imagination, à une manière
d’être au monde, qui définissent soit des caractéristiques constantes et universelles de
l’humanité, soit la psyché personnelle de l’écrivain.
On comprend aisément que la critique thématique fasse appel à la psychologie – et
même plus précisément à l’infrapsychologie- et aussi à l’anthropologie. Un des
fondateurs de la critique thématique, Gaston Bachelard, est un philosophe. Freud a
inspiré la psychocritique, variante de l’analyse thématique.
Dans ses livres, Gaston Bachelard (1884-1962) a dressé l’inventaire des matières
favorites de la rêverie poétique, L’eau et les rêves (1942) décrit les valeurs imaginaires
de l’eau. Eau des marais, eau des fleuves, eau des rivières, limpide ou glauque, tiède
ou glacée, jaillissante ou dormante : autant de motifs, autant de thèmes qui suscitent
l’invention de lieux, de personnages, d’images, d’associations où s’expriment les
prédilections d’un poète.
La psychanalyse du feu (1938) étudie les valeurs et les images du feu sous toutes ses
formes. La Terre et les rêveries du repos (1948) est consacré à l’imaginaire tellurique
à la rêverie du sol, des racines, du souterrain, des profondeurs.
L’Air et les songes (1942) symétriquement, énumère les archétypes du ciel, du nuage,
de la lumière, du vent.
Ainsi s’établit une symbolique des quatre éléments naturels : l’air, la terre, l’eau et le
feu propre à guider l’exploration de toute œuvre littéraire. On voit par exemple ce que
Germinal, de Zola, doit aux fantasmes du souterrain, de l’enfouissement sous terre :
l’engloutissement final, dans l’inondation de la mine valorise les puissances
cataclysmiques de l’eau.
On estime si forte la concentration substantielle de l’alcool dans les chairs que l’on ose
parler d’incendie spontané de sorte que l’ivrogne n’a même pas besoin d’une allumette pour
s’enflammer. En 1766, l’abbé Poncelet, un émule de Buffon, dit encore : « La chaleur,
comme principe de vie, commence et maintient le jeu de l’organisation animal, mais
lorsqu’elle est portée jusqu’ai degré de feu, elle cause d’étranges ravages. N’a-t-on pas vu des
ivrognes, dont les corps étaient surabondamment imprégnés d’esprits ardents, par la boisson
habituelle et excessive de liqueurs fortes, qui ont tout à coup pris feu d’eux-mêmes et ont été
consumés par des incendies spontanés ? » Ainsi l’incendie par l’alcoolisme n’est qu’un cas
particulier d’une concentration anormale de calorique.
Certains auteurs vont jusqu’à parler de déflagration. Un distillateur ingénieux, auteur
d’une Chimie de Goût et de l’Odorat, signale en ces termes les dangers de l’alcool : « L’alcool
n’épargne ni muscle, ni nerf, ni lymphe, ni sang, qu’il allume au point de faire périr par
déflagration surprenante et momentanée, ceux qui osent porter l’excès jusqu’à sa dernière
période. »
Au XIXe siècle, ces incendies spontanés, terribles punition de l’alcoolisme, cessent
presque complètement. Ils deviennent peu à peu métaphoriques et donnent lieu à des
plaisanteries faciles sur les mines allumées des ivrognes, sur le nez rubicond qu’une allumette
enflammerait. Ces plaisanteries sont d’ailleurs immédiatement comprises, ce qui prouve que
la pensée préscientifique traîne longtemps dans le langage. Elle traîne aussi dans la littérature.
Balzac a la prudence d’en citer la référence par la bouche d’une mégère. Dans Le cousin Pons
Mme Cibot, la belle écaillère, dit encore, en son langage incorrect : « C’te femme, pour lors,
n’a pas réussi, rapport à son homme qui buvait tout et qui est mort d’une imbustion
spontanée. »
Émile Zola, dans un de ses livres les plus « savant », dans Le Docteur Pascal, relate
tout au long une combustion humaine spontanée : « Par le trou de l’étoffe, large déjà comme
une pièce de cent sous, on voyait la cuisse nue, une cuisse rouge, d’où sortait une petite
flamme bleue. D’abord Félicité crut que c’était du linge, le caleçon, la chemise qui brûlait.
Mais le doute n’était pas permis, elle voyait bien la chair à nu, et la petite flamme bleue s’en
échappait, légère, dansante telle qu’une flamme errante, à la surface d’un vase d’alcool
enflammé. Elle n’était guère plus haute qu’une flamme de veilleuse, d’une douceur muette, si
instable, que le moindre frisson de l’air la déplaçait. » De toute évidence, ce que Zola
transporte dans le règne des faits, c’est sa rêverie devant son bol de punch, son complexe de
Hoffmann. Alors s’étalent, dans toute leur ingénuité, les intuitions substantialistes que nous
avons caractérisées dans les pages précédentes : « Félicité comprit que l’oncle s’allumait là,
comme une éponge imbibée d’eau-de-vie. Lui-même en était saturé depuis des ans, de la plus
forte, de la plus inflammable. Il flamberait sans doute tout à l’heure des pieds à la tête. »
Comme on le voit, la chair vivante n’a garde de perdre les verres de trois-six absorbés dans
les années précédentes. On imagine plus agréablement que l’assimilation alimentaire est une
concentration soigneuse, une capitalisation avaricieuse de la substance choyée…
Le lendemain, quand le docteur Pascal vient voir l’oncle Macquart, il ne trouve plus,
comme dans les récits préscientifiques que nous avons relatés, qu’une poignée de cendre fine,
devant la chaise à peine noircie. Zola force la note : « Rien ne restait de lui, pas un os, pas une
dent, pas un ongle, rien que ce tas de poussière grise, que le courant d’air de la porte menaçait
de balayer. » Et finalement voici apparaître le secret désir de l’apothéose par le feu ; Zola
entend l’appel du bûcher intime ; il laisse deviner dans son inconscient de romancier les
indices très clairs de complexe d’Empédocle : l’oncle Macquart était donc mort « royalement,
comme le prince des ivrognes, flambant de lui-même, se consumant dans le bûcher embrasé
de son propre corps… s’allumer soi-même comme un feu de Saint-Jean ! » Où Zola a-t-il vu
des feux de la Saint-Jean qui s’allumaient d’eux-mêmes, comme des passions ardentes ?
Comment mieux avouer que le sens des métaphores objectives est inversé que c’est dans
l’inconscient le plus intime qu’on trouve l’inspiration des flammes ardentes qui peuvent, du
dedans, consumer un corps vivant ?
Un tel récit, imaginé de toutes pièces, est particulièrement grave sous la plume d’un
écrivain naturaliste qui disait modestement : « Je ne suis qu’un savant. » Il donne à penser que
Zola a construit son image de la science avec ses rêveries les plus naïves et que ses théories de
l’hérédité obéissent à la simple intuition d’un passé qui s’inscrit dans une matière sous une
forme sans doute aussi pauvrement substantialiste, aussi platement réaliste que la
concentration d’un alcool dans une chair, du feu dans un cœur en fièvre.
Ainsi conteurs, médecin, physiciens, romanciers, tous rêveurs, partent des mêmes
images et vont aux mêmes pensées. Le complexe de Hoffmann les noue sur une image
première, sur un souvenir d’enfance. Suivant leur tempérament, obéissant à leur « fantôme »
personnel, ils enrichissent le côté subjectif ou le côté objectif de l’objet contemplé. Des
flammes qui sortent du brûlot, ils font des hommes de feu ou des jets substantiels. Dans tous
les cas, ils valorisent ; ils apportent toutes leurs passions pour expliquer un trait de flamme, ils
donnent leur cœur entier pour « communier » avec un spectacle qui les émerveille et qui, pas
conséquent, les trompe.
Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu. Paris, Gallimard, 1949. pp. 107-109.
Synthèse :
Le Docteur Pascal, est d’abord un savant scrupuleux qui remet en cause sans
complaisances ses théories, tant sur l’injection hypodermique que sur l’hérédité. Il est
aussi le membre d’une famille qui conditionne son identité et son destin.
Le texte de Zola est traversé par un registre d’images : celui de la chaleur et du feu. La
campagne autour de la maison de la Souleiade est brûlée par l’été et même les notes de
Pascal vont être réduites en cendre sans oublier bien évidemment la combustion
spontanée de Macquart. Tout ce feu, c’est celui de l’énergie accumulée et dispersée
par une famille qui se détruit, mais aussi s’invente et se renouvelle dans le sang et les
larmes.
Cours introductif :
La textanalyse qui trouve ses origines dans la pratique critique de Freud opère dans les
années 70 un renversement au sein de la critique psychanalytique. En effet, Jean
Bellemin-Noël reproche à la psychanalyse littéraire de laisser croire « qu’il existerait
une réalité autonome ‘‘sous’’ le texte, que la lecture ferait surgir, alors que par le fait
cette lecture doit constituer un réseau de sens ‘‘avec’’ les mots du texte ». C’est en cela
que la notion de textanalyse est déterminante puisqu’elle consiste à recueillir « grâce à
une écoute entre les lignes », « une sorte de fermentation, le fantasmatique en liberté
du désir sans sujet ». Cette nouvelle approche se propose d’« interpeller les œuvres
comme si elles étaient elles-mêmes des sujets ». La textanalyse considère le texte dans
son sens étymologique, à savoir le tissu, et l’explore de l’intérieur en se concentrant
sur son matériel verbal. Bellemin-Noël affirme en effet, que la critique littérataire au
lieu de s’intéresser à l’âme secrète de l’auteur ne doit « prendre en considération que
l’auteur devenu texte »19.
Cette conception de la critique évince d’emblée l’auteur et en fait un principe de
base et met en place quelques notions opératoires : à « l’inconscient du texte », notre
théoricien préférera l’expression de « travail inconscient du texte ». C’est ce qui fait
dire à Bellemin-Noël que son « premier souci n’est pas de ‘‘diagnostiquer’’, de repérer
la présence (gratifiante ou dérangeante) d’une formation inconsciente, - c’est-à-dire
d’un fantasme, originaire (appartenant à tous les humains) ou singulier (fruit d’une
histoire unique) […]. L’essentiel est de saisir comment cela ‘‘se fait texte’’ ; comment
cela s’est fait d’abord objet d’art, comment cela devient ensuite foyer permanent
d’émotions affectives autant qu’esthétiques. »20. La démarche préconisée consiste non
pas à démontrer le fantasme qui anime un texte mais de rendre compte de ses effets en
décryptant l’activité fantasmatique du lecteur à travers l’organisation inconsciente du
texte. Néanmoins, il faut préciser que l’inconscient du texte ne se confond pas avec
celui de l’écrivain.
L’idée première de Bellemin-Noël est de mettre en perspective le dynamisme lié à
l’inconscient qu’il faut considérer comme étant quelque chose qui travaille : « il n’est
qu’un travail, une force de déformation, une omniprésente transférence - que chacun
rêve sur le mot »21. L’inconscient est à l’œuvre et produit un travail qui configure le
texte. Et les éléments qui le constituent se placent en réseaux (sons, couleurs, thèmes
et motifs) ; or les pensées inconscientes sont figurées par des images.
Comme on vient de le suggérer, la textanalyse prévoit clairement la participation du
lecteur au processus de déchiffrage de l’inconscient du texte. Dans cette perspective
l’activité de lecture devient un acte de création. En effet, le lecteur, et surtout le lecteur
spécialisé, « co-écrit » le texte de l’écrivain en se mettant « à l’écoute » du texte. Le
texte est un lieu de transférence entre « l’inconscient (aboli) de l’écrivain » et de
« l’inconscient énonciataire (du lecteur) ». Il s’agit donc de reconstruire un discours
qui est en réalité le discours du désir (un noyau de fantasme et cela « sans référence ni
à ce que l’on sait par ailleurs de l’auteur, ni à ce que nous apportent ses autres
œuvres ». Tout se passe comme si un « autotransfert » surgissait entre le texte et le
lecteur : « on perçoit ou on recrée en soi, on revit peu à peu des fantasmes, des stades,
des figures ». Faire la critique d’un texte, l’interpréter, c’est « s’entremettre » ou
« s’entre-préter », c’est se mettre entre le texte et le lecteur.
19
Psychanalyse et littérature, 1978, p. 96.
20
« Textanalyse et psychanalyse », Interlignes, dans Essais de textanalyse, Presse universitaire de Lille, 1988,
p. 50.
21
Vers l’inconscient du texte, 1979
Parmi les nombreuses explorations menées par J. Bellemin-Noël, on peut citer celle
qu’il a en 1990 à consacrer aux Trois contes de Flaubert et qui porte le titre de Le
Quatrième conte de Gustave Flaubert.
L’hypothèse de travail de Bellemin-Noël est que les trois contes mettent en place la
fable du sujet désirant, en le faisant passer par les trois stades canoniques de la
sensibilité inconsciente, la triade oralité, analité, génitalité.
L’œuvre est analysée à une double échelle : lecture, d’abord, séparée des trois contes,
et ensuite, lecture de l’ensemble qu’ils forment. L’affirmation de départ est que « le
quatrième conte de Flaubert, c’est celui que rêvent les autres, celui que rêve aussi
Trois contes. » J. Bellemin-Noël commence par reconnaître une couleur spécifique à
chacun des contes : Un cœur simple est d’un brun terreux, venu moins du référent
normand que d’une dominante anale qui a pour effet le plus constant de fixer le
personnage de Félicité à un stade donné du développement psychosexuel. La légende
de saint Julien l’Hospitalier, elle, porte la couleur violet profond de la mystique et de
la jouissance conjuguées, Hérodias, l’orange ardent qui convient à l’éros spectaculaire
(scène du festin qui fascine le regard).
L’attribution d’une coloration résulte d’une sensibilité globale aux textes, néanmoins,
elle s’appuie également sur des indices précis. Dans Un cœur simple, la vie asexuée de
Félicité est conditionnée par le défaut du père. Il y a chez cette héroïne une sorte de
mutilation de son propre désir ce qui la condamne aux deuils successifs. Dans La
Légende de saint Julien l’Hospitalier, le triangle œdipien père-mère-fils est posé dès la
première page. Dans Hérodias, l’oralité et le besoin d’incorporation sont visibles dans
la scène du festin d’anniversaire.
En conclusion, on peut dire que le choix de la méthode de Bellemin-Noël reste
sensible non seulement au sens mais aussi aux sons et à la musicalité du texte. Il est
question ici d’une écoute « flottante » qui néanmoins s’appuie sur un certain nombre
de données objectives.
Attentif aux sons, comme nous l’avons signalé dans le cours introductif, Bellemin-
Noël en souligne d’abord la musicalité du texte, son harmonie générale. Puis, se
concentre sur les détails du texte qui prennent ici une signification importante. En
effet, l’analyste met au jour le complexe d’Œdipe qui se matérialise justement dans
cette lecture du détail : le mousse placé dans la vigie (on ne peut confier à un
adolescent cette responsabilité), la date du 3 mars, la description de la montagne, de la
mer et de la lune, le poison (moyen de suicide plutôt privilégié par les femmes), le
portrait d’Octave mort et enfin la destinée des deux femmes, l’épouse vierge, et sa
mère, privée de mari et devenue religieuse.
2.5 La psychocritique
- Lecture préalable : Molière, Le Misanthrope & Dom Juam
- Bibliographie sélective :
• Charles MAURON, Des métaphores obsédantes au mythe personnel :
introduction à la psychocritique, Paris, José Corti, 1963.
• « La psychocritique et sa méthode ». Article paru dans Théories et problèmes,
Contribution à la méthodologie littéraire, Librairie Munksgaard, Copenhague,
1958.
• L’évolution créatrice de Molière », in Des métaphores obsédantes au mythe
personnel, 1962, pp.290-292.
Cours introductif :
Charles Mauron, dans son livre intitulé Des métaphores obsédantes au mythe
personnel (1963), propose une autre sorte d’analyse thématique. S’inspirant de la
psychanalyse freudienne, il recherche dans l’œuvre littéraire les images ou les
évocations récurrentes, obsédantes. Il en reconstitue le réseau en dégageant les
associations qui les relient entre elles. Le contenu affectif vers lequel elles convergent,
ou qui leur est commun, révèlent un « complexe », un « mythe personnel ». De même
qu’en psychanalyse on distingue un contenu manifeste du rêve et un contenu latent qui
constitue sa signification profonde, de même le contenu latent d’un texte peut
s’identifier sous son langage manifeste.
Dans les poésies de Mallarmé, par exemple, le réseau associatif constitué entre la
chevelure, les flammes, le soleil couchant, le triomphe amoureux, la mort, révèle que
pour le poète, toute idée de victoire érotique s’accompagne d’un sentiment de
déchéance, d’une hantise de la mort. L’association de la glace, du givre, de la
blancheur, de l’immobilité, de l’emprisonnement, renvoie à un fantasme d’immobilité
fascinée et stérile.
Pour expliquer le mythe personnel latent dans l’œuvre, l’analyste remonte à l’enfance
de l’écrivain, et cherche à retrouver sa personnalité inconsciente. Charles Mauron croit
ainsi pouvoir mettre en évidence chez Mallarmé les répercussions profondes et
lointaines du double traumatisme qu’il a subi lors de la mort de sa mère (quand il avait
cinq ans) et de sa sœur Maria (lorsqu’il en avait treize). De là, une fixation maternelle,
une obsession à la fois interdite et constamment évoquée par le rêve qui accompagne
la création poétique. Hérodiade, par exemple exprimerait un amour interdit, œdipien,
donc châtré ; l’horreur accompagnant la violation d’un tabou, et par voie de
conséquence l’obsession de la mort.
La méthode de lecture des textes de Charles Mauron ne s’adresse qu’en dernier ressort
à la biographie de l’auteur. Elle « superpose » des fragments d’un même auteur pour
faire apparaître des groupements d’images, des réseaux associatifs, dont la récurrence
est obsédante, paradigmatique (mais invisible lors de la lecture normale,
« syntagmatique »). Si « chaque figure est consciente, la pensée qui les noue l’est
beaucoup moins ». Ainsi, la superposition – lecture flottante, anormale, brouillage des
textes – permet-elle le passage du manifeste au latent. On doit alors chercher comment
se répètent et se modifient les associations dramatiques dont les figures et l’évolution
forment ce que Mauron appelle le « mythe personnel » de l’auteur : inconscient à celui
qu’il hante, « fantasme persistant », le mythe personnel représente l’affleurement du
moi profond dans le texte. C’est seulement au terme de cette enquête que les résultats
acquis par la lecture psychocritique contrôlés et vérifiés par la comparaison du « moi
créateur », désormais éclairé et investi avec le « moi social », biographique puisque les
deux instances communient à travers le fantasme et que « l’existence et la création
d’un écrivain communiquent par des voies largement conscientes »
Des structures verbales objectives mises en série, les « réseaux obsédants » autorisent
donc un accès sûr et contrôlable aux matières inconscientes dont les insistantes
pressions fondent la singularité d’une œuvre.
- Texte support 1 : La psychocritique et sa méthode. Charles Mauron
(Consigne de lecture : Expliquez les quatre étapes qui constituent la méthode
psychocritique de Charles Mauron.)
Ce que j’ai nommé la psychocritique m’apparaît comme une science en formation, et
qui recherche sa méthode. Disons-le d’ailleurs clairement : un phénomène aussi complexe et
aussi obscur que la création littéraire exige plusieurs modes d’approche. Loin de s’exclure, ils
se complètent. Toute méthode me semble valable, pourvu qu’elle s’appuie sur des faits et des
textes et nous renseigne davantage sur l’auteur que sur la critique. La psychocritique vise à
discerner, dans la création, la part des sources inconscientes ; mais, comme on va le voir, sa
méthode même l’entraîne à chercher une synthèse où les résultats acquis par ailleurs
s’intègrent naturellement.
[…] Je partirai d’abord d’une définition empirique. En bref, une étude psychocritique
comporte quatre opérations :
- Diverses œuvres d’un auteur (et dans le meilleur cas, toutes ses œuvres) sont
superposées comme des photographies de Galton, de façon à en accuser les traits structurels
obsédants.
- Ce qui est ainsi révélé (et accepté tel quel) fait l’objet d’une étude qu’on
pourrait dire « musicale » : étude des thèmes, de leurs groupements et de leurs
métamorphoses.
- Le matériel ainsi ordonné est interprété sous l’angle de la pensée
psychanalytique : on aboutit ainsi à une certaine image de la personnalité inconsciente, avec
sa structure et ses dynamismes.
- À titre de contre-épreuve, on vérifie, dans la biographie de l’écrivain,
l’exactitude de cette image (la personnalité inconsciente étant évidemment commune à
l’homme et à l’écrivain).
Notons aussitôt que, dans cette méthode, la primauté est nettement donnée à l’œuvre
sur la vie. Résolument littéraire, la psychocritique se distingue ainsi d’une investigation
médicale. Elle adopte, par fidélité expérimentale, l’attitude du créateur lui-même, qui voit
dans l’œuvre un but, non un symptôme. Par là se trouvent écartées certaines objections de
principe : par exemple on ne peut parler de bonne foi d’une explication réductrice, ignorant
les valeurs ou les niant. Philosophiquement fondées, au moins à premier examen, ces
objections ont, il faut le dire, souvent servi de simple couverture à des résistances
irrationnelles. Ces dernières sont en partie levées si l’on se place sur le terrain familier de
l’œuvre. C’est ce que fait la première opération ci-dessus. L’analyse musicale qui la suit – les
thèmes et leurs métamorphoses – surprend nos habitudes plus qu’elle ne les heurte.
Accoutumée à penser en formes définies, notre intelligence se méfie d’une fluidité qui est
pourtant bien celle de la réalité psychologique. Elle voudrait que les images d’Agrippine et de
Roxane fussent aussi distinctes dans Racine que leurs originaux dans la réalité historique ; elle
s’étonnera, criera peut-être au coup de pouce si, les superposant, nous les confondons presque
comme variations d’un thème unique. Pourtant, lorsque ces glissements s’autorisent des
textes, l’accord doit se faire assez aisément sur des ressemblances objectives ; les
rapprochements à l’intérieur d’une œuvre ne soulèvent pas plus de problèmes qu’entre une
œuvre et ses sources.
Voilà pourquoi, si notre méthode se limitait à ses deux premières opérations, et
s’abstenait de toute terminologie psychanalytique, elle gagnerait en audience. Par contre, elle
perdrait, à mon avis, presque toutes ses chances de nous mener à une vérité de quelque poids.
L’observation clinique nous a appris trop de choses sur la vie affective et imaginative des
hommes (normaux ou anormaux) pour qu’on puisse négliger ses résultats dans n’importe quel
problème psychologique, fût-ce celui de la création littéraire. Même si la liberté créatrice
échappait à des déterminations inférieures, elle n’en serait pas moins circonscrite par elles,
comme une eau prend la forme de l’ouverture d’où elle jaillit. La structure inconsciente
révélée dans l’œuvre pourrait fort bien être la fatalité d’où elle cherche à s’évader. Une fois
achevée l’analyse des thèmes obsédants, une interprétation s’impose donc. La biographie de
l’écrivain doit la confirmer, ou apparaître au moins compatible avec elle.
Article paru dans Théories et problèmes, Contribution à la méthodologie littéraire, Librairie
Munksgaard, Copenhague, 1958.
Récapitulatif :
Les quatre étapes qui constituent la méthode psychocritique sont : D’abord, la
superposition. Appliquée sur les textes de Baudelaire, Charles Mauron détecte un
réseau de sens qui n’est pas immédiatement visible. Un lien imaginaire réunit la
chevelure luxuriante de la Belle Dorothée (Petits poèmes en prose), tel monstre
embarrassé de sa chevelure apparaissant dans un récit de rêve. Un véritable « entrelacs
d’associations apparaissent et conduisent de l’accablement au guignon.
La deuxième étape, quant à elle, consiste à chercher le dessin plus général qui ordonne
les figures et les « situations dramatiques », car comme le note C. Mauron
« l’inconscient écrit ses équations ». Ainsi, on peut voir qu’une série de personnages
(Dorothée, l’admirable prostituée) se dégagent clairement et souvent frappés par
l’angoisse d’agression et d’abandon.
La troisième étape décrit la structure et les dynamiques de la personnalité inconsciente
de l’auteur. À propos de Baudelaire, C. Mauron relève, deux séries d’images : la
première est dominée par une identification à la mère (aimante, objet de nostalgie, ou
torturante comme la chimère pétrifiée). La deuxième série est reliée au père, avec
l’amour de soi et l’agressivité apparaissant dans la figure du dandy ou du critique. La
prostituée, d’une part, le prince et le comédien d’autre part, peuvent symboliser ces
deux ensembles et composent la « personnalité profonde » de Baudelaire. Leur
jonction donne lieu à plusieurs situations dramatiques (extase contemplative, duels
sadomasochistes, guerre intérieure) ce qui nous rapproche du « mythe personnel ».
La dernière étape sert uniquement à convoquer quelques éléments biographiques pour
une simple vérification puisque la personnalité inconsciente est commune à l’homme
et à l’écrivain.
Disons donc que Molière anime Célimène, par une transfusion sans doute
inconsciente, en lui prêtant son propre don de jouer, son plaisir, sa puissance, ses faiblesses.
La vie de Molière indique assez déjà que son plus grand amour fut le théâtre. René Bray a
bien fondé sa critique de l’œuvre sur une idée de ce genre, mais il en néglige trop l’aspect
affectif au profit du détail technique, concret, valable mais second. Dès la fondation de
l’Illustre-Théâtre, Molière mêle l’aventure amoureuse et l’aventure théâtrale.
Psychologiquement, sa vocation a tous les caractères d’une perversion : elle tend
passionnément à un plaisir distinct sans considération aucune pour les freins familiaux,
sociaux ou moraux. Daniel Mornet a insisté sur le scandale d’une telle vocation à cette époque
dans une famille bourgeoise. Molière a accepté le scandale, la prison pour dettes, la honte et
les difficultés de tous ordres pour la satisfaction de son goût propre. Dans ce rêve originel,
comment faire la part de la création, celle de soucis humains (la gloire, l’argent, l’amour des
femmes), celle enfin des défenses contre l’angoisse ? En tout cas, il y eut investissement
massif. Vingt ans plus tard, les goûts et les possibilités réelles se sont sûrement précisés. Mais
l’orientation n’a pas changé, et les obstacles sont, mutatis mutandis, du même ordre –
religieux, moraux, sociaux, financiers. La Critique de L’École des femmes nous présente
quelques-uns d’entre eux. Les interdictions religieuses et morales sont caricaturées en
pruderie, les marquis représentent la puissance sociale – frivole, incompétente et dure – le
poète, un méchant surmoi professionnel (« Tu ne seras jamais qu’un bas farceur »). À ces
ennemis de son bon plaisir, à ces avocats de son propre masochisme, qu’oppose Molière ? Sa
raison, avec Dorante, mais plus subtilement raillerie, avec Élise, c’est-à-dire avec Célimène.
Célimène, à son tour, deviendra Dom Juan. Ils ont en commun l’esprit, l’intelligence,
la mobilité, la virtuosité dans le mensonge, l’art et le plaisir de séduire, l’immoralité. Mais il
faut laisser cette comparaison pour nous limiter aux grands traits structurels. La perversité de
Célimène, comme celle de Dom Juan, est à peu près avouée. La jeune se contente de plaire, à
l’instant même où elle prend son plaisir. Elle compte sur sa séduction et son esprit. Dans son
conflit avec les impératifs sociaux ou religieux, elle sauve juste les apparences et méprise le
masque de la tartuferie. Mais tout dépend des circonstances : comme Dom Juan menacé
devient Tartuffe, Célimène pourrait devenir Arsinoé. Arsinoé est donc un double de
Célimène. Celle-ci le démasque et le rejette. Elles ont pourtant le même but : dominer,
posséder Alceste. La farce pourrait se passer entre Arsinoé et un Alceste domestiqué. Nous
nous rapprocherions alors de Tartuffe.
Les grands traits structurels du Misanthrope me paraissent ainsi fixés. Du point de vue
psychocritique, c’est-à-dire dans le mythe personnel de Molière, ils correspondent à
l’opposition de deux figures principales : le bourgeois « possessif » (identification au père) et
le libre comédien (mécanisme de défense du moi).
Récapitulatif :
Comme on peut le voir dans cet extrait, Charles Mauron se focalise sur l’inconscient
de l’auteur. Il souligne le comportement pervers de Molière dans la vie réelle (passion
absolue du théâtre). En effet, Molière accorde une très grande priorité à son désir, plus
que le respect de la Loi.
La méthode mise en œuvre est bien évidemment la superposition. C. Mauron
superpose ici deux textes de Molière, Le Misanthrope et Dom Juan qu’il ne s’agit pas
de comparer à proprement parler mais l’intérêt est de faire apparaître des réseaux
d’associations ou d’images.
Dès lors, l’opération consiste à rapprocher le comportement de Célimène de celui de
Dom Juan. Ce qui permet de dégager un type de situation : la raillerie ; l’ironie en
opposition aux « ennemis du bon plaisir ». Le trait essentiel de Molière est saisi et
défini : « le bon plaisir à la fois libéré de toute morale et incapable d’attachement
réel ».
La réflexion sur le « mythe personnel » qui est à la base de toute création artistique est
ici résumée en une image représentant une opposition entre « le Père » et le moi, et ses
défenses.
En dernier lieu, le critique convoque la vie de l’écrivain pour vérifier et valider sa
lecture (René Bray et Daniel Mornet).
- Bibliographie sélective :
• Pierre BARBERIS, Balzac et le mal du siècle, Paris, Gallimard, 1970.
• Lucien GOLDMANN, Le Dieu caché, Paris, Gallimard, 1959.
• « Littérature, société, idéologie », Littérature, n° 1, février 1971, Paris, Seuil.
• Louis ALTHUSER, « idéologie et appareils idéologiques d’État », Positions,
Éditions Sociales, 1976.
Introduction :
À propos des écrivains et des artistes, la critique emploie volontiers la notion de
« vision du monde ». Qu’on lise A vau-l’eau de J.K Huysmans : on y trouvera une
« vision du monde » pessimiste, nauséeuse, désespérée. Celle de Flaubert est dominée
par l’ironie, le sentiment de la bêtise universelle.
Les historiens, pour leur part, utilisent le terme de « mentalité » : la mentalité courtoise
au Moyen-Âge, la mentalité rationaliste et agnostique des Lumières, la mentalité
puritaine de l’époque victorienne, la mentalité catholique par opposition à la mentalité
protestante, etc. Lucien Goldmann, quant, à lui, emploie, par exemple, l’expression de
« structure mentale »
En tout état de cause, il s’agit dans tout cela, de la façon dont un individu, ou un
groupe social, se représente le monde, les lois fondamentales qui en gouvernent
l’évolution et son propre rapport au monde. Karl Marx dans L’idéologie allemande
(1845-1946) a montré que ces représentations, qu’il appelle idéologies, dépendaient
pour l’essentiel de la situation de l’individu ou du groupe au sein des structures
économiques et sociales.
À la suite de Karl Marx, une longue tradition philosophique et critique a approfondi
l’analyse des idéologies. On s’intéresse non seulement à l’idéologie affichée, explicite,
présupposée, celle qui nourrit les récits romanesques, les discours apparemment
scientifiques, ou pseudo-scientifiques, les images poétiques aussi bien que le
vocabulaire conceptuel, les gestes et les attitudes rituelles, les codes mondains, les
clichés et stéréotypes de la communication quotidienne, etc. De plus, beaucoup
admettent que l’idéologie, en dernière analyse, a une fonction politique : imposer à une
collectivité entière, subrepticement, et par répétition insidieuse, les conceptions d’un
groupe dominant.
C’est le philosophe Louis Althusser qui propose la théorie la plus cohérente de
l’idéologie. Cette théorie peut servir à la critique littéraire, pour l’interprétation des
structures narratives, symboliques, mythiques, des œuvres littéraires de tous niveaux.
Il est assez facile de montrer par exemple que le roman populaire à la Guy des cars,
par ses systèmes de personnages et de situations, véhicule une idéologie conservatrice,
voire raciste.
Trois modes d’approche marxiste de la littérature peuvent être signalés : la théorie du
reflet, la théorie de la vision du monde, la théorie de l’idéologie. Leur point commun
est d’envisager l’œuvre littéraire à partir de son bord social. Et ce que nous pouvons
appeler la sociologie de la création littéraire repose sur le postulat d’un lien
indissociable entre la littérature et son contexte, entre le texte et la société.
Cours introductif
L’analyse sociale, ou sociologique, ou sociocritique, de l’œuvre littéraire est
particulièrement attentive, depuis Marx, à la façon dont l’écrivain représente ou
évoque la société dans ses composantes, ses structures, ses rapports internes, ses
conflits, les lois de son évolution.
Par-delà Marx, cette lecture remonte à Hegel, à Goethe, à l’esthétique des Lumières
(XVIIIe siècle), et même au courant classique issu d’Aristote : l’œuvre d’art a pour
objet la vérité, la vérité générale et typique. Faire vrai exige qu’on fournisse une
représentation exacte et complète des rapports sociaux sans rien en masquer. Pour la
critique marxiste, l’observation et la mise en scène – la mise en texte – des rapports de
production qui gouvernent la société capitaliste, de la lutte des classes qui en résulte,
est un critère essentiel de vérité. De là son adhésion à l’esthétique réaliste.
Engels, ami et collaborateur de Marx, a mis l’accent sur ce critère, à propos de La
Comédie humaine, de Balzac : « Que Balzac ait été forcé d’aller à l’encontre de ses
propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu’il ait vu l’inéluctabilité
de la fin de ses aristocrates chéris et qu’il ait défini comme ne méritant pas un meilleur
sort ; qu’il ait vu les vrais hommes de l’avenir que là seulement où l’on pouvait les
trouver à l’époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du
réalisme et l’une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac »
Théoricien des genres, Georg Lukacs publie un livre intitulé Théorie du roman. Il
s’agissait de décrire un certain nombre d’essences atemporelles, de « formes », qui
correspondent à l’expression d’attitudes humaines. La première partie de son ouvrage
examine l’idée que le roman descend de l’épopée : « Le roman est l’épopée d’un
monde sans dieux, la psychologie du héros romanesque est démoniaque, l’objectivité
du roman, la virile et pure contestation que jamais le sens ne saurait pénétrer de part en
part… »
Dans la seconde partie de livre, Lukacs expose un « essai de typologie de la forme
romanesque » qui est guidé par l’idée « d’inadéquation entre l’âme et l’œuvre, entre
l’intériorité et l’aventure et en arrive à distinguer trois grands types de personnages :
Le premier type est celui de l’idéalisme abstrait représenté par le Don Quichotte de
Cervantes : l’âme du héros, qui passe à côté du réel, est plus étroite que le monde.
Le second type se réalise dans L’Éducation sentimentale de Flaubert : le romantisme
de la désillusion. La conscience du héros est trop large et échoue à s’objectiver dans
les structures de la vie sociale.
Le dernier type, analysé comme la synthèse des deux précédents, est représenté par le
Wilhelm Meister de Goethe, roman d’éducation et d’« accommodement avec la
société ». Dans ce cas, l’écart entre l’idéal et la réalité objective est reconnu, mais avec
un « assentiment ironique à la réalité ».
Cette typologie s’accorde à la nature dialectique du roman, genre mixte lui-même :
entre le oui au monde de l’épopée et le non de la tragédie, il est « la forme de la
solitude dans la communauté de l’espoir sans avenir, de la présence dans l’absence ».
Balzac révèle les grandes forces sociales de l’évolution historique, les fondements
économiques de cette évolution. Mais il ne fait jamais cela directement. Les forces sociales
n’apparaissent jamais chez Balzac comme des monstres romantiques et fantastiques, comme
des symboles surhumains, tels que Zola les représentera. Au contraire, Balzac décompose
toute institution sociale en un réseau de luttes personnelles d’intérêts, d’oppositions concrètes
entre des personnes, d’intrigues, etc. Chez Balzac, par exemple, jamais la juridiction, le
tribunal ne sont représentés comme une institution placée au-dessus de la société et
indépendante d’elle. Les tribunaux évoqués par Balzac sont toujours composés de juges dont
il nous décrit précisément l’origine sociale et les perspectives de carrière. Toute personne
participant à un jugement est dès lors mêlée aux luttes d’intérêts. (Que l’on songe aux
intrigues judiciaires dans Splendeurs et misères des courtisanes). C’est seulement sur cette
base que Balzac fait apparaître de manière plastique l’activité des grandes forces sociales. Car
chaque personnage qui participe à de tels conflits d’intérêts est, tout en défendant ses intérêts
personnels, le représentant d’une classe précise. Dans ses intérêts personnels, et inséparables
de ceux-ci, s’exprime le fondement social, le fondement de classes de ces intérêts. En
dépouillant les institutions sociales de leur objectivité apparente et en semblant les réduire à
des rapports personnels, Balzac exprime précisément ce qu’il y a en elles d’objectivité réelle,
de nécessité sociale réelle : la fonction apparaît comme le support et le levier des intérêts de
classe. […]
Cette élaboration des principales déterminations de la vie sociale dans son processus
d’évolution historique leur peinture selon leur manifestation chez les différents individus,
voilà la loi fondamentale à laquelle Balzac soumet son travail de créateur. C’est pourquoi il
peut montrer concrètement dans un épisode quelconque des événements sociaux les grandes
forces qui régissent l’évolution sociale. Dans ce roman22 il décrit la lutte pour la parcellisation
d’une grande propriété et ne dépasse pas à ce sujet les limites étroites du domaine et de la
petite ville de province située à proximité. Mais, tandis qu’il dépeint chez les personnes et les
groupes luttant pour la parcellisation les déterminations socialement prépondérantes, les
aspects essentiels du développement capitaliste à la campagne, Balzac montre dans ce cadre
étroit la genèse du capitalisme français dans la période postérieure à la révolution puis à
nouveau réduite en servitude, la tragédie de la parcelle. Balzac ne voit pas la perspective de
cette évolution, et nous avons montré qu’il ne pouvait pas la voir et pourquoi il ne pouvait pas
la voir. La mise en scène du prolétariat révolutionnaire est en dehors de ses possibilités de
représentation. De ce fait Balzac peut uniquement montrer le désespoir des paysans et ne peut
indiquer la seule issue possible pour échapper à ce désespoir.
Récapitulatif :
Il faut noter que Georg Lukacs fait de Balzac le modèle du « grand réalisme
authentique », car il a manifesté dans ses œuvres une compréhension profonde des
mécanismes historiques qui travaillent la société française issue de la Révolution.
D’une part, il donnait à voir, en anticipant les analyses marxistes, les développements
objectifs de l’économie, et d’autre part, on soulignera la précision de la représentation
balzacienne. Dans Les Paysans, notamment, Balzac réussit à mettre en place les
différents camps et leurs antagonismes complexes en créant des « types » humains
concrets. Et c’est cela qui constitue la principale particularité de Balzac : « La
représentation artistique adéquate de l’homme intégral est la question esthétique
centrale du réalisme ». En effet, de son étude, Georg Lukacs définit ce qu’il nomme
« le réalisme critique » ce qui lui permet d’aboutir à une sorte de canon lui accordant la
22
Les paysans
possibilité de distinguer les grands créateurs qui ont en commun « l’enracinement dans
les grands problèmes de leur temps et la représentation impitoyable de l’essence
véritable de la réalité »23
3.2 Conception esthétique de Lucien Goldmann
- Lectures préalables : Andromaque, Iphigénie, Phèdre et Athalie
- Bibliographie sélective :
• Lucien, Goldmann. Le Dieu caché, étude sur la vision tragique dans les
« Pensées » de Pascal et le théâtre de Racine, Gallimard, 1959.
• Lucien, Goldmann. Pour une sociologie du roman, Gallimard, 1964.
Cours introductif
Lucien Goldmann (1913-1970), auteur de Le Dieu caché (1956) et de Pour une
sociologie du roman (1964), s’est efforcé de dépasser ce stade « documentaire de la
sociologie littéraire, et de chercher dans les œuvres, moins une homologie entre leur
structure narrative et une structure économique et sociale, qu’un rapport entre leur
univers fictif et la vision du monde qui caractérise le groupe social au sein duquel elles
sont apparues. » En élaborant cette nouvelle méthode d’étude des œuvres littéraires et
qu’il nomma coup sur coup, « sociologie dialectique de la littérature » puis
« structuralisme génétique », Goldmann tente de réfléchir au type de rapport
qu’entretient l’œuvre littéraire avec le contexte, non pas comme on le lui a souvent
reproché par élucidation d’un simple parallélisme de structure entre l’œuvre et la
situation socio-économique, mais par intégration progressive et dialectique d’une série
de totalités relatives. Il refuse l’image du reflet et répète qu’il veut établir une « liaison
fonctionnelle » qui fasse apparaître une « homologie structurale » entre telles œuvres et
telles tendances de la conscience collective de tel groupe social, car écrit-il « la forme
romanesque nous paraît être en effet la transposition sur le plan littéraire de la vie
quotidienne dans la société individualiste née de la production pour la marché. Il existe
une homologie rigoureuse entre la forme littéraire du roman telle que nous venons de
le définir à la suite de Lukacs et de Girard, et la relation quotidienne des hommes avec
les biens en général, et par extension, des hommes avec les autres hommes, dans une
société productrice pour le marché. »24
Cette homologie envisagée historiquement suivant les phases du développement du
capitalisme débouche dans le travail de L. Goldmann à définir des moments essentiels
dans l’évolution du roman :
Au capitalisme libéral fondé sur l’individualisme correspond le roman de l’individu
problématique, comme on peut le voir chez Balzac, Stendhal, Flaubert ou Goethe.
23
Balzac et le réalisme français, p. 17.
24
Pour une sociologie du roman, p. 36
Le temps du capitalisme de monopole (fin du XIXe siècle et début du XXe)
correspond aux romans de Kafka, Joyce, Musil, Proust, Sartre et Malraux.
Le Nouveau Roman consacre la disparition du héros à l’heure où le capitalisme libéral
est dépassé.
Il définit à ce propos les concepts, essentiels à ses yeux de « maximum de conscience
possible » et de « vision du monde » définie comme « un ensemble d’aspirations, de
sentiments et d’idée qui réunit un groupe (le plus souvent, d’une classe sociale) et les
oppose aux autres groupes » et écrit à ce propos que « les grands écrivains
représentatifs sont ceux qui expriment d’une manière plus au moins cohérente, une
vision du monde qui correspond au maximum de conscience possible d’une classe ».
C’est ce qu’il a fait pour les œuvres de Pascal et de Racine. Il en dégage la structure
tragique en mettant en lumière un modèle simple composé de trois éléments : Dieu,
l’homme et le monde et d’une catégorie fondamentale, celle du « tout ou rien ». Cette
structure est significative d’une vision du monde selon laquelle l’homme ne pouvant
accepter que des valeurs absolues est condamné a refusé radicalement une société
décevante à laquelle il oppose les exigences irréalisables de Dieu pour choisir le
silence, la solitude ou la mort.
Par exemple, la tragédie racinienne s’expliquerait par le statut social et politique et les
conceptions religieuses de la bourgeoisie janséniste.
Récapitulatif :
Racine ne croit pas en l’homme : dès l’instant où la passion envahit un être, il est
perdu. Pas de passions « nobles » : l’amour est un fléau qui ne laisse à ses victimes
aucun répit, aucune liberté, aucun refuge, si ce n’est la déchéance et la mort.
C’est dans la perspective janséniste que le pessimisme racinien prend son sens le plus
profond. Ses héros sont presque tous des réprouvés, prédestinés à la damnation
éternelle et cependant responsable. Cette inspiration janséniste, d’abord implicite,
devient évidente dans Phèdre, puis dans Athalie. Phèdre aspire au bien et succombe au
mal : « c’est une juste à qui la grâce a manqué, comme elle manquera à Joas
conformément à la prédiction d’Athalie. S’il est abandonné de Dieu, l’homme ne peut
rien, par ses propres forces, pour sauver son âme. Racine nous peint la misère de
l’homme sans Dieu, irrémédiablement corrompu depuis la faute originelle, promis au
crime et au désespoir. Le Dieu racinien est un Dieu vengeur, ses héros profanes sont
des êtres qui ne bénéficient pas de la rédemption, son univers sacré, le monde avant la
rédemption ».
D’une manière globale, Goldmann, voit dans le théâtre racinien quatre grands groupes
et qui sont à mettre en corrélation avec l’histoire du Jansénisme (« Mouvement
religieux qui se réfère à la doctrine de la grâce chez saint Augustin, dans la tradition de
Jansénius, évêque d’Ypres ‘1585-1638’. Objet d’hostilité au sein de l’Église, il est
aussi, en France, pris dans un conflit théologique et crée un groupe janséniste contre
lequel le pouvoir agit en force.)25 Et l’évolution des structures sociales sous
Louis XIV. Ce qui donnera la répartition suivante : trois tragédies jansénistes :
exprimant la quête de l’absolu et le refus de la conciliation : Andromaque, Britannicus
et Bérénice un théâtre non tragique acceptant le compromis : Bajazet, Mithridate et
Iphigénie. Un retour tragique avec Phèdre et les drames sacré du "triomphe intra-
mondain" et de la présence de Dieu : Esther et Athalie.
(Activité : Compte rendu du chapitre « Nouveau roman et réalité », dans Pour une
sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964, pp. 279-324.)
25
Paul Aron, Denis Saint-Jacques et Alain Viala, Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Quadrige, 2002, p. 322.
des mineurs du Nord. On peut aller très loin dans ce sens, démontrer avec précision que
Sauvarine renvoie aux nihilistes russes, acteurs réels de l’histoire européenne, ou que la
topographie de Montsou est calquée sur celle d’Anzin. La recherche des sources est
indispensable à qui veut étudier le problème, nullement épuisé, des rapports entre le texte et le
référent, entre le littéraire et l’historique, entre le roman et le réel. Mais cela dit, la définition
même de l’œuvre d’art par Zola oblige à s’interroger sur la manière dont la source réelle est
saisie. Disons pour simplifier qu’elle se trouve soumise à un double filtrage, à une double
réfraction sélective et transformatrice, de nature à la fois idéologique et sémiotique. Zola a vu
les mineurs d’Anzin, dans leurs demeures, et dans la mine ; c’est un fait. Mais, aussi bien, il
les a lus : dans les journaux, les romans d’Yves Guyot ou de Talmeyr, dans les adaptations
françaises de Karl Marx et les propos de Guesde, dans les récits et les descriptions d’un
informateur comme Alfred Giard, dans les gravures de Louis Simonin et dans la toile de Roll,
qui est à lire autant qu’à regarder. La chose vue (le spectacle de l’objet même) et la chose lue
(l’empreinte des discours dominants) se mêlent –selon quels processus ?- pour composer dans
Germinal un nouveau discours sur la classe ouvrière, sur lequel retombent en bloc toutes les
représentations antérieurement accumulées dans la conscience du sujet Zola. Au cours de
cette genèse, qui médiatise la source objective par le « discours préconstruit », surgit, non pas
encore Maheu, mais – si l’on peut dire- l’embryon du mineur romanesque, avec ses attributs
idéologiquement marqués. Et là-dessus, ou plus exactement dans le même processus – dès le
début de la genèse – intervient le travail de la construction romanesque, qui surimpose ses
propres objectifs, ses propres modèles actanciels, ses propres dispositifs, pour donner
naissance au personnage achevé. L’histoire d’Étienne, le haveur, et de Catherine, la
herscheuse, se trouve, d’entrée de jeu, réinterprétée en fonction d’un autre « code, celui des
situations dramatiques. Il en va de même pour les personnages secondaires. La mise en
équivalence de Bonnemort, de Jeanlin et de la Brûlé, qui a pour corollaire la mise en
équivalence de leurs trois meurtres et de leurs trois victimes (Cécile, le petit soldat et
Maigrat), répond à des contraintes mythiques, peut-être peu conscientes chez l’écrivain, mais
qui constituent une structure fortement autonomisée par rapport au référent socio-historique.
Une compétence narrative, héritée, vient heurter de plein fouet une compétence discursive,
également héritée, et le matériau documentaire recueilli par observation directe. De ce
carambolage naît un texte qui n’est rien de moins que (seulement) mimétique.
Récapitulatif :
Cours introductif :
« Le caractère structural du langage à tous les niveaux, écrit Gérard Genette, est assez
universellement admis aujourd’hui pour que l’approche structuraliste de l’expression
littéraire s’impose pour ainsi dire d’elle-même »
Une lecture « structurale » est celle qui laisse de côté l’étude des déterminations
biographiques, ou anecdotiques, ou même historiques de l’œuvre, pour la saisir comme
un objet clos, un « organisme poétique en soi » et l’étudie comme un système de
formes convergentes de rapports naturels, de lignes de force, de correspondances
internes, au plan des thèmes et au plan du langage. Le structuralisme cherche à mettre
en évidence les structures des textes littéraires pour aboutir à des modèles et trouvera
en la linguistique son noyau dur.
Mais les réactions les plus variées et les plus nombreuses se rattachent aux différentes
catégories que nous avons identifiées au sein de la vision.
Le cas le plus simple est celui de l’illusion, ou information fausse, et de son
élimination. On se souvient de l’action habile de Peronnelle qui travestissait la situation
d’adultère en situation d’achat du tonneau. La poétique classique a répertorié l’action
complémentaire de réinterprétation, de découverte de la vérité (une de ses versions tout au
moins), sous le nom de reconnaissance. Voici la formule aristotélicienne : « La
reconnaissance, comme d’ailleurs le nom l’indique, est un passage de l’ignorance à la
connaissance… »26. Il en ressort que la connaissance correspond à deux parties de l’intrigue :
d’abord, un moment d’ignorance’, ensuite, celui de la ‘connaissance’. Dans ces deux
moments – pour nous, ces deux propositions - , c’est le même fait qui est évoqué ; mais la
première fois quelqu’un s’est trompé d’interprétation, ce qui en fait une action secondaire, ou
réaction. Les exemples les plus fréquents concernent l’identité d’un personnage : la première
fois, Iphigénie prend Oreste pour quelqu’un d’autre, la seconde fois, elle l’identifie. Mais on
voit qu’il n’est pas nécessaire de réduire la connaissance à la découverte d’une véritable
identité : toute révélation sur une action, dont on a d’abord donné une fausse interprétation,
égale une ‘reconnaissance’. Le cas n’est pas très différent avec l’ignorance qui implique une
‘réaction’ d’apprentissage.
En disant que le personnage pouvait ‘craindre’ ou ‘espérer’ l’arrivée de tel événement,
nous ne retenions que la valeur temporelle de ces actions ; or, elles impliquent évidemment,
en même temps, un jugement de valeur, une appréciation – qui peut naturellement prendre
d’autres formes que la répartition en ‘bien’ et ‘mal’. Enfin, le simple fait de transposer une
action de son état objectif dans la subjectivité d’un personnage équivaut à l’existence d’une
vision : ‘Peronnelle trompe son mari’ est une action, ‘Le mari pense que Peronnelle le
trompe’, une réaction (mais qui n’a pas lieu dans la nouvelle de Boccace).
Ainsi, tout ce qui pouvait paraître comme un simple procédé de présentation au niveau
du discours se transforme en élément thématique à celui de la fiction.
26
Poétique, 1452 a
Récapitulatif :
Dans son étude des personnages de Boccace, Todorov soutient l’idée que la
transgression d’une loi et la tentative d’en éviter la punition constituent les principes
sur lesquels ces récits sont construits.
De ce fait, Todorov considère que les éléments du récit sont organisés à partir du
personnage, et le personnage est donc à étudier dans ses relations avec les autres
personnages, « action » et « réaction » par exemple. Todorov nomme pour cela le
prédicat comme étant les rapports de base unissant les personnages. Les prédicats sont
regroupés et classés, afin d’établir des catégories qui vont servir à spécifier le prédicat
initial : par exemple que l’action est principale (action) ou secondaire (réaction). Bien
évidemment ces prédicats sont saisis par ce que Todorov appelle la vision ou le point
de vue qu’il subdivise en trois situations : le cas de l’illusion ou information fausse et
son élimination, illusion, par exemple, sur l’identité d’un personnage. Le cas de
l’ignorance. Et enfin le cas de l’appréciation (point de vue de la femme ou celui du
mari lorsqu’on passe du narrateur à la « subjectivité du personnage ».
Récapitulatif :
L’approche proposée par Roland Barthes est une analyse « structurale » fondée sur une
psychanalyse du héros freudien. Il s’agit ici d’étudier le texte en soi.
Écrit dans un style très imagé, Barthes convoque Éros pour expliquer le lien existant
entre Bérénice et Titus (une image, un fantasme nocturne et érotique). Mais, il nous
livre aussi sa propre définition du tragique et du héros tragique. Selon notre théoricien,
le héros tragique est celui qui réunit en lui le pouvoir érotique et le pouvoir politique.
Il rappelle notamment une des armes du héros tragique (le chantage à la mort).
Le groupement des rimes, dans le sonnet cité, est le corollaire de trois lois
dissimilatrices : i° deux rimes plates ne peuvent pas se suivre ; 20 si deux vers contigus
appartiennent à deux rimes différentes, l’une d’elles doit être féminine et l’autre masculine ;
30 à la fin des strophes contiguës, les vers féminins et masculins alternent : ^sédentaires — 8
fierté — ^mystiques. Suivant le canon classique, les rimes dites féminines se terminent
toujours par une syllabe muette et les rimes masculines par une syllabe pleine, mais la
différence entre les deux classes de rimes persiste également dans la prononciation courante
qui supprime l’e caduc de la syllabe finale, la dernière voyelle pleine étant suivie de
consonnes dans toutes les rimes féminines du sonnet (austères - sédentaires, ténèbres -
funèbres, attitudes - solitudes, magiques - mystiques), tandis que toutes ses rimes masculines
finissent en voyelle (saison - maison, volupté - fierté, fin - fin) . Le rapport étroit entre le
classement des rimes et le choix des catégories grammaticales met en relief le rôle important
que jouent la grammaire ainsi que la rime, dans la structure de ce sonnet. Tous les vers
finissent en des noms, soit substantifs (8), soit adjectifs (6). Tous ces substantifs sont au
féminin. Le nom final est au pluriel dans les huit vers à rime féminine, qui tous sont plus
longs, ou bien d’une syllabe dans la norme traditionnelle, ou bien d’une consonne
postvocalique dans la prononciation d’aujourd’hui, tandis que les vers plus brefs, ceux à rime
masculine, se terminent dans les six cas par un nom au singulier. Dans les deux quatrains, les
rimes masculines sont formées par des substantifs et les rimes féminines par des adjectifs, à
l’exception du mot-clé Hénèbres rimant avec 7 funèbres. On reviendra plus loin sur le
problème général du rapport entre les deux vers en question. Quant aux tercets, les trois vers
du premier finissent tous par des substantifs, et ceux du deuxième par des adjectifs. Ainsi, la
rime qui lie les deux tercets, la seule rime homonyme (llsans fin — I3 sable fin), oppose au
substantif du genre féminin un adjectif du genre masculin — et, parmi les rimes masculines
du sonnet, c’est le seul adjectif et l’unique exemple du genre masculin.
Jakobson Roman, Lévi-Strauss Claude. « Les Chats » de Charles Baudelaire. In :
L’Homme, 1962, tome 2 n° 1. pp. 5-21
Récapitulatif :
On voit au début de cet extrait un minutieux travail de description de la métrique et de
l’aspect grammatical du poème de Baudelaire. Ainsi, l’accent est mis sur le rôle que
remplissent la grammaire et la rime dans la structure de ce sonnet. De ce fait, l’étude
menée ici hiérarchise plusieurs niveaux de description : les auteurs dénombrent trois
règles générales de la métrique. Observent que le poème correspond bien aux règles du
sonnet (normalité dans l’écriture du poème). Soulignent l’importance de la structure
grammaticale en rapport avec la structure métrique du poème. Mettent en avant
l’usage fait des catégories du singulier et du pluriel masculin et féminin en rapport
avec les rimes masculines et féminines.
Quant à la fin de l’article, il sera lui consacré à l’interprétation du sonnet. Cette
dernière étape servira à démontrer que les « phénomènes de distribution formelle ont
un fondement sémantique ». En effet, l’étude montre que le poème développe un
« motif de vacillation entre mâle et femelle », « sous-jacent », « où il transparaît sous
des ambiguïtés intentionnelles […] La même ambiguïté est soulignée tout au long du
sonnet par le choix paradoxal de substantifs féminins comme rimes dites masculines ».