Stévance. Duchamp, Compositeur PDF
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68
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À François
1
Paris, Bordas, 1976, p. 230.
2
Science de la musique, ibidem
3
Cf. Pierre Albert Castanet, Quand le sonore cherche noise – Pour une philosophie du
bruit, Paris, Michel de Maule, 2008, p. 132.
4
Cf. Pierre Albert Castanet, Quand le sonore cherche noise – Pour une philosophie du
bruit, op. cit., chapitre 1.
Si, à propos de l’art,
Licence accordée Marcel
à ESTAY Duchamp
STANGE parle aisément d’«
Veronica veronicaestay@hotmail.com une anesthésie
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1
Avec qui il jouait souvent aux échecs. Pour mémoire, lire : Daniel Charles, « Cage et
Duchamp », Gloses sur John Cage, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
2
John Cage, Silence, Paris, Denoël, 1970, p. 51-52.
3
Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.
4
Cf. Peter Occhiogrosso, Zappa par Zappa, Paris, L’Archipel, 2001.
Avec la vogue
Licence et le
accordée retentissement
à ESTAY du veronicaestay@hotmail.com
STANGE Veronica futurisme et du surréalisme (et leurs
- ip:78.109.86.68
1
Daniel Charles, « Musique et an-archie », Gloses sur John Cage, Paris, Ed. UGE, coll.
10/18, 1978, p. 100.
2
Marcel Duchamp, Duchamp du signe suivi de Notes, Paris, Flammarion, 2008, p. 180.
3
Francis Bayer, De Schönberg à Cage – Essai sur la notion d’espace sonore dans la
musique contemporaine, Paris, Klincksieck, 1981, p. 183.
4
Cf. Revue VHS 101, 1970-1971.
dans ceLicence
domaine
accordéefigure
à ESTAYbien cette
STANGE dialectique
Veronica séculaire qui
veronicaestay@hotmail.com existe entre les
- ip:78.109.86.68
1
Cf. Pierre Albert Castanet, Tout est bruit pour qui a peur – Pour une histoire sociale du
son sale, Paris, Michel de Maule, 1999, chapitre 3.
2
Cf. Pierre Albert Castanet, Quand le sonore cherche noise – Pour une philosophie du
bruit, op. cit., chapitre 3.
3
Cf. John Blacking, How Musical is Man ?, London, Faber and Faber, 1976 (cf. Le Sens
musical, Paris, Minuit, 1980).
principes
Licence sociologiques de Veronica
accordée à ESTAY STANGE la déviance, autant -de
veronicaestay@hotmail.com la coupure
ip:78.109.86.68
1
Cf. Harold Rosenberg, Le Dé-définition de l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1991.
2
Pour ne rien vous cacher, nous pensons que Duchamp va rester cet « étant d’art » qui flotte
à jamais sur l’esprit de la modernité.
3
Cf. Philippe Sers, Duchamp confisqué, Marcel retrouvé, Paris, Hazan, 2009, p. 74.
4
Karel Teige, Liquidation de l’art, Paris, Allia, 2009, p. 59.
1 à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
de contingence
Licence accordée ou de connivence, les rencontres multimédia, mixed-
media ou intermédia (désormais chez vous ou ailleurs)...
A coup sûr, ce livre va étonner plus d’un lecteur. Il devrait faire réfléchir
ceux qui se piquent d’être amateurs éclairés en « histoire de la musique »
et ceux professionnels qui pensent avoir déjà scruté tous les atours
d’Euterpe. Chacun sait que la lumière peut naître de l’obscurité. Etienne
Gilson mettait en garde : « Peut-être, philosophes, devrions-nous réfléchir
au désordre que nos propos, parfois trop peu considérés, peuvent créer
dans les esprits des autres. Les artistes ont heureusement une saine
réaction de défense qui est, ne reconnaissant rien de ce qu’eux-mêmes
nomment art dans ce que nous en disons, de cesser simplement de nous
écouter 2». Or l’analyse avertie de Sophie Stévance se fonde sur un
appareil critique judicieux aux éléments irréprochables, tout en
progressant posément avec une mesure de propos à l’aisance on ne peut
plus remarquable.
1
Cf. Richard Kostelanetz, Conversing with Cage, New York, Limelight, 1988, p. 60.
2
Etienne Gilson, Introduction aux arts du beau – Qu’est-ce que philosopher sur l’art ?,
Paris, Vrin, 1998, p. 188.
Introduction
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
1
J’informe le lecteur que je conserve le titre originel du ready-made Fountain (1917) donné
en anglais par Duchamp. Dans ce texte, Fountain sera également désigné par « l’urinoir ».
2
BECKER, Howard S., Outsiders : études de sociologie de la déviance (1963), Paris,
Métailié, 1985.
3
DUCHAMP, Marcel, Duchamp du signe, du signe [1975], écrits réunis et présentés par
Michel Sanouillet, nouvelle édition revue et augmentée avec la collaboration de Elmer
Peterson, Paris, Flammarion, 1994, p. 247. Ci-après mentionné DDS.
7
esthétique.
Licence Duchamp vaSTANGE
accordée à ESTAY alors Veronica
bâtir une entreprise de déconstruction
veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68 des
paradigmes essentialistes et structuralistes de l’œuvre musicale. Par quels
moyens et jusqu’à quel point ?
Concrètement, Duchamp nous laisse deux partitions musicales –
Erratum Musical et La Mariée mise à nu par ses célibataires
même./Erratum Musical. D’apparence, elles sont assez proches des
partitions traditionnelles mais s’en distinguent par leur contenu duquel
dépend l’hypothèse de ce travail.
En effet, ces partitions sont à la fois le programme et la
représentation graphique d’un mode de création de musique machinique
qui remettent en cause l’organisation formelle et structurelle de chaque
paramètre du son, en plus de la main du compositeur, de la médiation de
l’interprète et des exigences de l’auditeur. Cette musique n’est le fruit que
de l’indifférence esthétique : contre toute attente, elle n’est pas
véritablement destinée à être écoutée ni même à être exécutée, ce qui
n’enlève pour autant rien à sa capacité d’être musique. Qu’apporte-t-elle
alors à la discipline ?
Ce qui pourrait passer pour un paradoxe n’est, en fait, qu’un
stratagème d’une forme particulière de logique permettant à Duchamp de
comprendre que la « vérité » de la musique pourrait ne plus dépendre de
sa dimension acoustique. De cette musique, on ne peut rien en faire d’un
point de vue esthétique. Par contre, d’un point de vue épistémologique,
c’est bien l’objet et la nature mêmes de la musique qui sont ici remis en
question.
C’est de ce constat que les textes de Duchamp sont importants :
certains dévoilent un questionnement profond sur la discipline, proposant
même des anticipations de ses destinées. D’eux, j’en arrive à penser que
la musique peut rester à l’état d’écrits, se présenter sous la forme de
partitions ou d’énoncés et ainsi se couper de l’ensemble des médiateurs
habituels. C’est l’hypothèse qui sera ici posée.
En cherchant à minimiser le pouvoir du spectateur dans la réussite de
l’œuvre, Duchamp anticipe alors clairement la domination sans cesse
croissante des sociétés artistiques, qui allaient vite abandonner le public
tout au bout de la chaîne de réception. Ces mêmes sociétés allaient
également offrir la postérité à son œuvre musicale.
Cette nouvelle forme de musique-limite tient également sa
consistance de l’intérêt que les musiciens et artistes lui portent depuis les
années 1950 : Georges Ribemont-Dessaignes, La Monte Young et les
musiciens Fluxus, Petr Kotik, Dj Spooky (alias Paul D.Miller), Stéphane
Ginsburgh, Christian Marclay, Marnie Stern ou John Zorn et surtout John
8
Cage1.Licence
Cetteaccordée
portée sur toute
à ESTAY STANGEune génération
Veronica d’artistes légitime
veronicaestay@hotmail.com le fait de
- ip:78.109.86.68
1
Concernant l’influence de Duchamp et de son œuvre sur les musiciens, tous horizons
confondus, voir STÉVANCE, Sophie, Impacts et échos de la sonosphère de Marcel
Duchamp, Th. : Musicologie, Université de Rouen, 2 vol., 2005.
2
ANONYME, ‘‘ ‘Fountain’ most influential piece of modern art’’, The Independant,
Londres, 2 décembre 2004 ; The Daily Telegraph, ‘‘ ‘Shocking’ urinal better than Picasso
because they say so’’, 2 décembre 2004 ; The Guardian, ‘‘Work of art that inspired a
movement… a urinal’’, 2 décembre 2004 ; BAILLARGEON, Stéphane, LAMARCHE,
Bernard, « L’oeuvre d’art du siècle. Devant Matisse et Picasso, 500 professionnels des arts
ont choisi Fontaine, de Marcel Duchamp, comme emblème du XXe siècle », Le Devoir,
Montréal, 3 décembre 2004, ou encore la revue de presse du Courrier International, 2
décembre 2004, et Le Monde, « Goût de chiottes ? », 10 décembre 2004.
9
Il Licence
ne s’agit
accordéepas de savoir
à ESTAY STANGE s’il fautveronicaestay@hotmail.com
Veronica ou non se réjouir- ip:78.109.86.68
de ces succès :
m’intéressent essentiellement le déplacement et la logique de
l’incorporation dans le savoir et son étude au sein de la musicologie. Pour
y parvenir, j’adopte la posture de celui qui croit à la présence du sens
dans ce qui n’apparaît que comme subversion ou comme absence a
priori ; c’est la position de Didi-Huberman qui sera avant tout retenue1.
Se constituent ensuite les faits, puisque cette aventure entre Duchamp et
la musique est aussi un témoignage qui participe de l’histoire de la
musique (Satie, Cage, Fluxus), de la littérature (Brisset, Roussel,
Pawlowski), de l’art (symbolisme, dadaïsme, surréalisme), de la
philosophie analytique de l’art (Genette, Goodman, Danto), de la
sociologie de l’art (Bourdieu, Heinich, Hennion) et des réflexions sur les
déviances (Deleuze, Foucault, Becker).
Écouter ces musiciens et relire ces textes, c’est constater la présence
et toute l’importance de la pensée de Duchamp sur la plupart des
orientations artistiques au XXe siècle et au-delà, notamment celles qui
explorent les limites et les transgressent. La musique de Duchamp est une
exemplification de ces questionnements et radicalisations, et au même
titre que son art est une déviance, elle « n’est pas un art d’expression
d’une intériorité, c’est un art du jeu avec les frontières »2. Cette phrase de
Nathalie Heinich confirme le choix de la méthode.
Ma réflexion sur l’œuvre et la pensée de ce personnage complexe
m’amène à penser que son projet musical est un nouvel objet pour la
sociologie : il installe un monde d’idées où interviennent musiciens et
publics, institutions et sociétés. Sa musique est aussi un objet de
recherche interdisciplinaire puisque Duchamp passe de la peinture à la
sculpture, de la musique aux échecs, des ready-mades aux jeux de mots,
souvent en les combinant au sein d’une même création. Mon sujet impose
donc un regard sociologique à partir de l’interdisciplinarité artistique,
mais c’est aussi un objet anti-disciplinaire en raison des perspectives
duchampiennes « qui composent, à la limite »3, renversant ainsi les
productions et les représentations obligées. C’est « leur manière de les
utiliser à des fins et en fonction de références étrangères au système »4.
Depuis leur découverte, pour la plupart en 1934, les œuvres
musicales de Duchamp donnent des résultats qui se modifient sans cesse
par de nouvelles dispositions, de nouvelles compréhensions, utilisations
1
DIDI-HUBERMAN, Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit,
1992.
2
HEINICH, Nathalie, Le Triple jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, 1998, p. 258.
3
CERTEAU, Michel (de), L’Invention du quotidien – Arts de faire, Paris, UGE, 1980,
Tome I, p. 12.
4
Ibid.
10
et expériences.
Licence accordéeÀ travers
à ESTAY elles
STANGE se dévoile
Veronica un monde- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com concret peuplé
d’objets capables de durer, de se mouvoir, de fusionner avec d’autres
sources et de se modifier au gré des générations et des perceptions. Ce
riche éventail de possibilités d’écoutes et de relations à la musique
convainc leurs interprètes de les regarder pour les faire grandir et
s’étendre. Rien d’étonnant alors à ce que la méthode ici appliquée soit
empruntée à la sociologie de l’art et à la sociologie de la musique
(approche compréhensive, théorie institutionnelle et des médiations) : ces
disciplines prennent en compte et interrogent les protagonistes venus de
tous les horizons artistiques et courtisant les marges.
Pour ce sujet, il s’agit de regarder comment les acteurs s’entendent
sur la musique de Duchamp à partir des objets qu’elle déploie et qui se
renforcent à chacune de leurs investigations. Ce livre est donc une étude,
puis une mise en perspective des compositions musicales de Duchamp. Il
est ici question d’une réflexion concernant à la fois « la musique de
Duchamp » et « Duchamp et la musique » : je pars de l’analyse d’une
pratique musicale de laquelle je trace un plan de connaissance. Que me
dit cette pratique ?
Duchamp est un acteur qui observe l’impact de la société et ses
garants sur la création. Analyste, il interroge la fonction et la nature de
l’art. En mettant en exergue les grands principes de son travail et en
portant une attention particulière à ses idées réunies dans ses ouvrages,
j’extraie des propositions synthétiques sur la musique que je tente de
conceptualiser. Le constat est le suivant :
La musique de Duchamp se présente sous la forme de partitions et de
propositions qui ne sont subordonnées à aucun présupposé empirique,
pratique et esthétique. Présentées dans le contexte de l’art, elles
apparaissent comme des commentaires analytiques sur l’art et, de
surcroît, en expriment de nouvelles définitions. Ainsi, Duchamp remet en
cause les convictions et les fondements mêmes de la musique en la
dispensant de sa dimension acoustique et, par conséquent, de ses
instances intermédiaires. Des observations montrent comment l’artiste s’y
prend pour penser formellement ces bouleversements et comment les
musiciens qui s’en inspirent tentent d’en résoudre les problèmes, tout en
en occasionnant d’autres. Autrement dit, Duchamp met en œuvre une
logique sur la musique qui rompt avec un certain système de références,
mais la distance opérée vis-à-vis des valeurs usuelles propres à la notion
de musique engendre une modification de ces valeurs et en imposent, en
retour, de nouvelles ; l’itinéraire du ready-made nous le confirme.
Des disciplines connexes à la musicologie m’aideront à suivre ce
parcours musical et artistique atypique. Se demander ce que fait Duchamp
en musique, c’est regarder ce qu’il fait en art. À cet effet, ses coordonnées
11
sont celles de l’indifférence
Licence accordée à ESTAY STANGEpar rapport
Veronica au goût, de -l’introduction
veronicaestay@hotmail.com ip:78.109.86.68 du
hasard pour ne pas avoir à recourir à sa main, l’amenant à ne faire appel
qu’à son intellect pour que l’art naisse des idées plutôt que de valeurs
arbitraires du milieu des arts. D’elles, Duchamp parvient à s’extraire en
valorisant l’idée sur la production manuelle de l’objet d’art et en se
séparant du goût du public attentiste. Cette pratique fait de lui un
conceptualiste et je pense qu’il applique ces grands principes à la
musique.
C’est donc le plan de connaissance que je trace. Je parlerai alors
d’une « musique conceptuelle », donc du « conceptualisme en musique »,
qui met en jeu des théories et lignes de fuite similaires. À cause de sa
nature propre, une analyse traditionnelle de ses partitions ne saurait être
effectuée ; il faudra alors appliquer la méthode analytique qui s’impose à
partir des composantes que j’identifie au sein de la musique conceptuelle.
1
DUCHAMP, Marcel, Notes [sic : Marcel Duchamp, Notes], présentation et traduction de
Paul Matisse, préface de Pontus Hulten, Paris, Centre national d’art et de culture Georges
Pompidou, 1980, n°181 ; 2/ avant-propos de Paul Matisse, préface de Pontus Hulten , Paris,
Flammarion, coll. « Champs », 1999. L’avant-propos de 1999 diffère de la présentation de
1980. J’avertis le lecteur que les références aux « Notes » de Duchamp seront dans ce texte
mentionnées Notes, suivi du numéro de la note telle qu’elle est répertoriée dans l’ouvrage de
1980, par ailleurs non paginé.
12
médiateurs et d’utilisateurs.
Licence accordée Un
à ESTAY STANGE jugement
Veronica d’ordre esthétique
veronicaestay@hotmail.com est autant
- ip:78.109.86.68
1
SUPIČIČ, Ivo, Musiques et sociétés. Perspectives pour une sociologie de la musique,
Zagreb, Institut de Musicologie – Académie de Musique, 1971, p. 13 et p. 24-25.
2
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux,
Paris, Minuit, 1980, passim.
13
reconnaître, et tout
Licence accordée ce que
à ESTAY la Veronica
STANGE musicologie dans laquelle
veronicaestay@hotmail.com s’inscrit mon
- ip:78.109.86.68
1
DDS, p. 188.
14
Par laLicence
contradiction
accordée à ESTAYlogique
STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
15
toujours enaccordée
Licence vue d’un
à ESTAYélargissement des convictions entretenues
STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68 par la
1
Il s’agit de faire l’expérience de la composition sans convention, de composer « sur les
frontières ». Par « musique expérimentale », je me réfère aux réflexions de Cage exposées
dans “Experimental music: Doctrine” (Silence, Lectures and Writings by John Cage,
Middletown: Wesleyan University Press, 1961, p. 13-17) : “Where, on the other hand,
attention moves towards the observation and audition of many things at once, including
those that are environmental – becomes, that is, inclusive rather than exclusive – no question
of making, in the sense of forming understandable structures, can arise [...], and here the
word experimental is apt, providing it is understood not as descriptive of an act to be later
judged in terms of success and failure, but simply as of an act the outcome of which is
unknown”. Je traduis : « Dans le cas où l’attention se porte sur l’observation et l’écoute de
beaucoup de choses ensemble, y compris celles issues de l’environnement – c’est-à-dire
lorsque l’attention devient inclusive plutôt qu’exclusive – il n’est plus question de faire, au
sens de former des structures compréhensibles [...], et le mot “expérimental” est ici
16
est toutefois possible
Licence accordée de franchir
à ESTAY STANGE ce dilemme en -construisant
Veronica veronicaestay@hotmail.com ip:78.109.86.68 des
passerelles pour relier ces familles musicales ; l’imposent la diversité des
pratiques d’aujourd’hui et le fourmillement des marges qui sortent de plus
en plus la tête hors de l’eau ; l’imposent également les musiciens de la
tradition « savante » qui interprètent les compositions musicales de
Duchamp et le prennent comme modèle. Ma démarche permet ainsi de
poser le problème pour le dépasser en regardant ce que font les acteurs
dans leur utilisation de cette musique.
Observer les conceptions musicales de Duchamp d’un point de vue
de musicologue, c’est interroger un monde musical différent de celui
auquel ma discipline est habituée. Dans leur inconsistance apparente, les
attitudes des uns, parce qu’elles poussent l’investigateur dans ses plus
lointains retranchements, peuvent également nous apprendre sur la
musique. C’est alors que les valeurs de Duchamp laissent entrevoir un
ailleurs à la « vérité » intrinsèque et/ou extrinsèque de la musique
façonnée par les usages, montrant de la musique un nouveau visage,
pluriel, et poussant sa logique à l’extrême, jusqu’à l’impensable même.
Le mot « croyance »1 prend ici tout son sens.
En effet, des travaux anthropologiques sur la musique, on retient que
la musique, parce qu’elle s’inscrit dans une culture spécifique, s’étudie à
partir de comportements particuliers selon les systèmes de valeurs et de
croyances de chacun. Des sociologues comme Bourdieu partent du
principe selon lequel si « l’art est un objet de croyance »2, « l’univers de
l’art est un univers de croyance, croyance dans le don, dans l’unicité du
créateur incréé [...] »3. S’en remettre à la croyance de Duchamp en
matière de musique permet de procéder à une musicologie
« descriptive des valeurs »4 et des faits, ajouterais-je, lesquels
interagissent à travers les œuvres, sans pratiquer une musicologie
(analytique, théorique, herméneutique) qui cherche à déceler à travers
l’œuvre, vue comme objet de dévotion et de délectation, les intentions
cachées du créateur sur la base d’une série d’opinions plus ou moins
subjectives et probables.
approprié, stipulant qu’il doit être interprété non pas comme évocateur d’un acte destiné à
être ultérieurement jugé en termes de succès ou d’échecs, mais simplement comme un acte
dont l’issue est inconnue ».
1
BOURDIEU, Pierre, « La production de la croyance : contribution à une économie des
biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n°13, 1977, p. 3-43.
2
BOURDIEU, Pierre, « Questions sur l’art pour et avec les élèves d’une école d’art mise en
question », Penser l’art à l’école, Arles, Actes Sud, 2001, p. 25.
3
BOURDIEU, Pierre, Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 207.
4
HEINICH, Nathalie, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit., p. 183.
17
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Or la musicologie est souvent accordée sur l’esthétique des œuvres :
comment pourrait-il en être autrement compte tenu de ce qu’elle prend
pour objet ? La musique, dont l’objet sans objet se dissimule au regard,
n’est-elle pas traditionnellement conçue comme un propos concernant à la
fois l’expression des sentiments du créateur, la stimulation des émotions
de l’auditeur tout autant que l’application de problèmes de composition ?
Ces grands principes n’empêchent pas une interrogation sur les acteurs
les plus déviants ni sur la musique conceptuelle, désormais soumise au
champ de la réflexion musicologique.
L’œuvre musicale conceptuelle circule dans le monde et se déploie
dans le temps. C’est donc dans ses alentours que l’on pourra en chercher
l’intérêt ou comprendre la nouvelle valeur musicale que Duchamp impose
à la musique (l’indifférence esthétique). Des éléments de réponse se
trouvent dans les médiations institutionnelles, réduisant ainsi le
compositeur qui se présente comme tel au jugement de ses pairs – et de la
même façon avec la figure de Duchamp qui, sans se présenter comme
compositeur, peut néanmoins être sujet à une telle reconnaissance du
simple fait que ses œuvres musicales font l’objet d’interprétations par des
artistes reconnus. Ainsi, ce n’est pas le compositeur qui fait l’œuvre mais
c’est par l’œuvre et la portée de celle-ci que le compositeur pourra être
identifié par les institutions musicales ; elles lui accorderont son statut
juridique. Autrement dit, en étant candidat à une telle élection, le
compositeur aura dû préalablement prouver le potentiel de diffusion de
son œuvre auprès de la SACEM, pour prendre un exemple français. Ces
observations montrent l’intérêt d’utiliser les instruments de la théorie
institutionnelle de l’art.
Par ailleurs, considérant la contradiction non dualiste inhérente à
l’œuvre musicale de Duchamp, on s’ouvre ici à l’existence de perceptions
différentes d’une même chose. Il y a deux versants aux conceptions
musicales duchampiennes : si cette musique peut fonctionner en régime
conceptuel, il faudra alors regarder pourquoi elle ne le pourrait pas. Il en
est de même en ce qui concerne l’identité musicale de son concepteur :
j’examinerai si Duchamp peut être reconnu comme compositeur par
rapport à ce qui semble empêcher toute identification de ce genre.
J’interroge alors les choses et leur contraire et tente de rationaliser les
aspects multiples et complexes de la musique conceptuelle en incluant ses
contradictions logiques, ses mouvements, les éléments qui la composent
et font d’elle une totalité. Je pose donc les notions relatives à la
construction de la musique, celle de l’œuvre musicale et du compositeur
pour regarder leurs déplacements et établir les limites de ces notions ;
celles-ci décrivent l’identité et la pratique musicale de Duchamp.
18
Ma position
Licence accordée àthéorique estVeronica
ESTAY STANGE la suivante : je pense - ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com que la musique
conceptuelle, née en 1913, engage à une importante dé-définition de
l’objet musique et du monde qui y gravite. Ceci nécessite, dès lors, la
prise en compte de Duchamp dans le domaine musical, à plus forte raison
musicologique, ne serait-ce que parce qu’il est une autorité exerçant une
influence aussi bien d’ordre intellectuel que musical, plus largement
artistique. Ma situation épistémologique, qui pose en même temps la
problématique de cette étude, n’est donc pas « neutre » du point de vue de
ma discipline et de son sujet d’étude. Ce qui m’amène à chercher une
définition, sinon à pointer les spécificités d’un certain nombre de notions
qui la touchent : en premier lieu, celles relatives à la musique ; en
deuxième lieu, celles de ce qui me semble être la limite de celle-ci (la
musique conceptuelle) ; enfin, en troisième lieu, celles de celui qui la dé-
définit et celles de ceux qui s’en inspirent. Comment s’articule la
problématique ?
Les faits concernent l’activité musicale de Duchamp : je les
présenterai et les étudierai à partir des œuvres et des écrits de l’artiste. De
là, il sera possible d’établir le caractère général de sa pratique autour d’un
système rationnel (la musique conceptuelle) duquel je déduirai des
hypothèses qui seront analysées. Par « analyse » des travaux musicaux de
Duchamp, j’entends observer leur mode de fonctionnement, leur
déplacement au sein de la discipline sans me positionner sur les critères
esthétiques qu’ils savent ou non appliquer. Partant de cette explicitation
des opérations internes des objets et des compositions musicales, il s’agit
ensuite de décrire ce qu’ils imposent à la notion de musique et à ses
objets. De là, je tenterai conséquemment de comprendre la conduite
musicale de leur concepteur et de ce que ses activités musicales, qui font
régulièrement l’objet d’interprétations, produisent sur son identité
d’artiste et, incidemment, sur sa place dans l’histoire de la musique. Tel
est le positionnement théorique de ma recherche. Je procède tout d’abord
à une reconstruction des éléments musicaux sur lesquels Duchamp
réfléchit.
Ce premier chapitre offre une présentation générale de l’objet de mon
travail. C’est une présentation qui appellera à des examens ultérieurs au
fil des chapitres subséquents, où j’examinerai les facettes de ces objets
regroupés sous la catégorie « musique conceptuelle ». J’ajoute à ce
chapitre une version de la seconde partition de Duchamp qui n’a,
jusqu’ici, jamais été publiée en notes de musique – uniquement en
chiffres, donc telle quelle. La partition originale de La Mariée mise à nu
par ses célibataires même./Erratum Musical fait partie de la Collection
19
1
John Cage, situéeà ESTAY
Licence accordée à Northwestern University
STANGE Veronica Music Library
veronicaestay@hotmail.com ; elle est
- ip:78.109.86.68
1
<http://www.library.northwestern.edu/music/archival-collections/Cage-Series2-Notations-
200804.pdf> La Mariée mise à nu par ses célibataires même – Erratum Musical est
également reproduite dans MARCLAY, Christian, The Bell and The Glass, Philadelphia
Museum of Art and Relâche, Inc., 2003.
2
COLLINWOOD, Robin George, The Principles of Art (1938), New York: Oxford
University Press, 1958, p. 139.
20
l’activité totale
Licence »1à ESTAY
accordée de l’artiste, recréée
STANGE Veronica par le regardeur- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com idoine, serait la
véritable œuvre d’art, donc la véritable musique. Si l’on tient compte des
considérations habituelles faites sur la musique, on observe, d’une part,
que la musique existe déjà et avant tout sur la partition (conception
intrinsèque), et, d’autre part, qu’elle n’existe que par sa dimension sonore
(conception extrinsèque). Duchamp va plus loin et montre, à l’instar de
Bergson dans La Pensée et le mouvant2, que la musique, c’est avant tout
l’idée. Mais Duchamp ajoute que ce n’est rien que l’idée parce que la
musique n’a pas besoin d’autre chose. Cette radicalisation sera
démontrée.
Les œuvres n’ont pas pour seul mode d’existence et de manifestation le fait de
« consister » en un objet. Elles en ont au moins un autre, qui est de transcender
cette « consistance », soit parce qu’elles « s’incarnent » en plusieurs objets, soit
parce que leur réception peut s’étendre bien au-delà de la présence de ce (ou
ces) objet(s), et d’une certaine manière survivre à sa (ou leur) disparition.3
1
« Imaginary experience of total activity », ibid., p. 149-151 (je traduis).
2
BERGSON, Henri, « La pensée et le mouvant », Œuvres, Paris, PUF, 1963, p. 1263.
3
GENETTE, Gérard, L’Oeuvre de L’art – Immanence et transcendance, Tome I, Paris,
Seuil, 1994, p. 16-17.
21
l’énoncé – l’objet
Licence accordée à–ESTAY
est porteur de sa matérialisation,
STANGE Veronica communiquant
veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68 ainsi
22
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
J’aborderai alors l’évaluation du compositeur (ce qu’il fait ou ce qu’il
doit faire pour être reconnu comme tel) à travers le prisme de l’analyse
institutionnelle française, puisque Duchamp compose ses partitions et
énoncés sur le son en France. Les organismes d’observation des
mouvements de la société et de gestion des droits d’auteurs fourniront des
éléments de départ pour regarder comment Duchamp et sa musique se
meuvent parmi les déterminations officielles. Il faudra alors rechercher le
type de société qui gère les droits d’auteur de la musique duchampienne :
musicale ou visuelle ? Enfin, le fait d’avoir composé de la musique et
d’être joué par des musiciens reconnus permet-il au créateur Duchamp de
revêtir l’habit de compositeur ? Si l’hypothèse se confirme, je serais alors
amenée à penser que, tout en élargissant la notion d’artiste, Duchamp
pourrait avoir étendu la « fonction » (au sens foucaldien) de compositeur.
Celle-ci serait liée à ce qu’il instaure de nouveau dans le champ de la
création musicale.
Ces analyses montreront un Duchamp érudit qui a su profiter de ses
nombreuses lectures et se projeter vers l’avant pour faire du neuf,
constamment. Rien d’étonnant alors à ce qu’il porte une attention
particulière aux prouesses techniques offertes par la société industrielle,
sur le même élan que ses contemporains. Le quatrième chapitre propose
ainsi une enquête concernant le contexte dans lequel il élabore et construit
le Grand Verre (1915-1923), avec, comme supports, les différents écrits
sur la musique qui accompagnent cette pièce majeure de son échiquier.
Alors qu’elle ne ressemble à rien de ce qui se faisait jusque-là en art,
on y découvre pourtant des similitudes fabuleuses avec les livres qui
parsèment la bibliothèque de Duchamp, de de Vinci à Pawlowski en
passant par Jarry et Valéry. Cet univers est donc singulier et
imprévisible : c’est là toute sa force. On suit également ses rapports avec
les musiciens de son temps, comme Russolo, Satie, Varèse et bien sûr
Cage, tout comme l’inscription de son œuvre musicale dans des
perspectives similaires. Duchamp construit, en effet, des bruiteurs et des
machines sonores silencieuses, une musique d’ameublement inerte et
répétitive à ne pas exécuter ni même écouter ou même des instruments
imaginaires pourtant bien réels. Il apparaît comme un homme de son
temps préoccupé par les orientations sociales et culturelles d’alors. Son
œuvre musicale en est le reflet et le situe dans l’histoire de la musique.
Ce dernier chapitre remontera donc le temps en dévoilant que son
histoire, celle de la marge (toujours en voie d’institutionnalisation), est un
pur produit de la société qui refuse la déviance pour des raisons évidentes.
La musique conceptuelle et la pensée de Duchamp ont une portée qui
continuent à faire du bruit à travers l’histoire de l’art, et aujourd’hui la
musique.
23
Duchamp dansàl’histoire
Licence accordée deVeronica
ESTAY STANGE la musique
veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
1
VEYNE, Paul, Comment construire l’histoire ?, Paris, Seuil, 1971.
24
vite été dépassé
Licence par STANGE
accordée à ESTAY une société sur laquelle il restait,
Veronica veronicaestay@hotmail.com toutefois,
- ip:78.109.86.68
1
MEYER, Leonard B., Emotion and Meaning in Music, Chicago: University of Chicago
Press, 1956.
2
BARTHES, Roland, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 11.
25
l’expliciter). […]à ESTAY
Licence accordée La plupart
STANGE des notes
Veronica sont volontairement
veronicaestay@hotmail.com sibyllines,
- ip:78.109.86.68
elles ont des quantités de sens divers, des niveaux de lecture différents »1.
Partant, j’accepterai d’autant mieux la forme de folie subtile qui est la
sienne.
Le mode conceptuel appliqué à la musique est une étrangeté. Sans
être un objet matériel, la musique traditionnellement conçue par certains
théoriciens, musicologues et ethnologues n’est, pour autant, pas
seulement un concept : elle existe physiquement, acoustiquement par la
réunion de ses médiateurs. Le choix de la méthode permet alors de penser
que cette étude pourrait apporter des réponses importantes à la
compréhension du mouvement complexe de l’histoire de la musique et
aux interrogations des chercheurs d’aujourd’hui, mais aussi celles des
musiciens et des publics ; la dynamique de l’œuvre musicale
duchampienne, qui insiste auprès de certains compositeurs et interprètes
depuis le second XXe siècle, nous le confirme. La relation entre
Duchamp et la musique est donc un objet pour la musicologie actuelle,
alors tournée vers des pratiques concrètes de natures fort diverses.
Ni belle ni laide, ni forte ni faible, ni nécessaire ni même
véritablement inutile, cette autre forme de musique m’incite à faire le pari
qu’il est possible de se passer de tout critère sur les lois naturelles, les
décisions sociales ou théoriques à propos de la musique, pour ne compter
que sur les modes de recherche auxquels elle donne accès afin de la
construire malgré la fuite constante de son objet. Apparaît un mode
conceptuel et concret en même temps. Il donne ses propres lois à partir
d’une logique non dualiste.
Les discussions sur la nature de l’art, qui continuent d’alimenter
maints ouvrages, se sont focalisées sur le scandale qu’ont représenté les
objets issus du monde industriel exposés par Duchamp dans le contexte
de l’art (notons qu’il n’a pas été le seul à en prendre la décision). Si l’art
moderne en est, de ce fait, marqué au fer rouge à cause de cette rupture
infligée par le banal au monde de l’art qui le transfigure, n’oublions pas
que la musique et la musicologie, celle-ci étudiant les manifestations de
celle-là, ont baigné dans cette banalité et que leur premier combat est de
trouver les voies de leur renouvellement. Entre les pistes explorées se
trouve la musique conceptuelle de Duchamp. Quel espace s’ouvre alors ?
1
Michel Sanouillet à propos de Duchamp, cité par CHÂTEAU, Dominique, VANPEENE,
Michel, « Entretien avec Michel Sanouillet », Étant Donné Marcel Duchamp, n°2, Paris,
second semestre 1999, p. 14. J’avertis le lecteur que la mention ici faite aux « notes » de
Duchamp concerne les notes de Duchamp publiées dans ses écrits, non des notes de
musique disposées sur une portée.
26
CHAPITRE PREMIER
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
1
CAGE, John, A Year From Monday, Lectures and Writings, Middletown: Wesleyan
University Press, 1963, p. 70.
2
LAFORGUE, Jules, « Sieste éternelle », La Revue blanche, vol.9, n°52, Paris, août 1895,
p. 110. Voir encore LAFORGUE, Jules, Œuvres complètes, Tome III (œuvres et fragments
posthumes), Lausanne, L’Âge d’Homme, 2000, p. 364. On s’attardera aussi sur
LAFORGUE, Jules, « La Complainte des pianos », Les Complaintes (1885), Paris,
Flammarion, 1997.
3
Selon l’expression de LEBEL, Robert, Sur Marcel Duchamp, Paris & Londres, Trianon,
1959, p. 39.
4
Également intitulée La Mariée Mise à Nu par ses Célibataires, même, la Boîte Verte
constitue un fac-similé de notes qui accompagnent le Grand Verre et les photographies
d’œuvres inhérentes à l’ouvrage (Paris, 1934). Toutefois, certaines notes de Duchamp ont
été publiées avant 1934, dans un numéro spécial de la revue surréaliste This Quarter par
André Breton. Celui-ci déclarait que ces écrits représenteraient une « valeur considérable
pour des surréalistes » (BRETON, André, “Marcel Duchamp: The Bride Stripped Bare by
Her Own Bachelors”, This Quarter, vol. 5, n°1, « Surrealist Number », sept. 1932, p. 189-
191). Puis en mai 1933, Breton publie à nouveau ces quelques notes dans Le Surréalisme au
service de la révolution (n°5, mai 1933, p. 1-2), en proclamant inlassablement leur « valeur
considérable » pour la « lumière toute nouvelle qu’elles projettent sur les préoccupations de
leur auteur ».
27
voix Licence
– l’une des
accordée premières
à ESTAY pièces
STANGE Veronica aléatoires composée
veronicaestay@hotmail.com en 1913
- ip:78.109.86.68
1
DDS, p. 47. La Sculpture musicale fait partie des archives de Cage à The Northwestern
University Music Library d’Evanston.
2
<http://www.library.northwestern.edu/music/archival-collections/Cage-Series2-Notations-
200804.pdf>
3
HARNONCOURT, Anne (d’), MC SHINE, Kynaston (ed), “Marcel Duchamp, The
Musical of Modern Art”, Marcel Duchamp, A Retrospective Exhibition, Philadelphia: The
Museum of Modern Art, 1973, p. 264-265.
4
DUCHAMP, Marcel, Notes and Projects for the Large Glass, Arturo Schwarz (ed), New
York: Harry N. Abrams, 1969.
28
Erratum
LicenceMusical
accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
1
Pour une reproduction de l’œuvre, voir l’hyperlien déjà cité : http://www.toutfait.com/
issues/issue_1/Music/erratum.html
2
DDS, p. 53.
3
Dans la version Marcel Duchamp/The Creative Act (Sub Rosa, 1994), les interprètes (Jean-
Luc Plouvier, Marcel ; Marianne Pousseur, Yvonne ; Lucy Grauman, Magdeleine),
s’exécutent simultanément. Celle de l’ensemble SEM de Petr Kotik (The Entire Musical
Works of Marcel Duchamp, CD, Sub Rosa, 1993), propose une première version où chaque
voix est énoncée séparément, l’une à la suite de l’autre (Marcel, Magdeleine et Yvonne),
puis une seconde où les trois voix sont synchronisées.
29
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30
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33
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34
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35
La Mariée mise
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à ESTAY parVeronica
STANGE ses célibataires même.
veronicaestay@hotmail.com / Erratum
- ip:78.109.86.68
musical
La seconde composition de Duchamp est désignée par John Cage
comme un « train de marchandises en mouvement »1. Son dispositif est
autrement plus complexe et détaillé que ne l’est celui d’EM1 : c’est
pourquoi cette pièce mérite plus d’explications que la première. Le
manuscrit de Duchamp appartient à la série de notes et projets que
Duchamp commencent en 1912. Ces notes dont il est question n’ont pas
été publiées du vivant de l’artiste. Le manuscrit d’EM2 a été découvert
dans les dossiers de Cage, en 1960 :
L’une des dernières œuvres qui me soient parvenues est un projet musical de
Marcel Duchamp. Il m’a été donné par Tenny Duchamp et part de
l’hypothèse d’un train de marchandises dont plusieurs wagons passent sous
un tunnel ; le train ne reçoit pas de fret, ou de liquide, mais des notes. Cela
permet une distribution de notes sur différentes octaves, et la production de
gammes nouvelles de sons musicaux.2
1
“A moving freight train”, CAGE, John, « Music and Art », John Cage, Writer: Previously
Uncollected Pieces, Richard Kostelanetz (ed.), New York: Limelight Editions, 1993, p. 163.
Toujours dans l’idée du « déchargement ferroviaire du matériau musical », voir
CASTANET, Pierre Albert, Quand le sonore cherche noise – pour une philosophie du bruit,
Paris, Michel de Maule, 2008, p. 98.
2
CAGE, John, Pour les oiseaux, Entretiens avec Daniel Charles, 1/ Paris, Belfond, 1976, 2/
Paris, L’Herne, 2002, p. 195.
3
DDS, p. 47.
36
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Le titre se trouve sur la première page. Quant à la deuxième, on
trouve, en bas de page, quelques notes de musique rédigées par Duchamp.
Il pourrait ici s’agir d’une tentative inaboutie de transcrire sa partition,
faite initialement de lettres et de chiffres, en notes musicales. On
découvre également quatre autres pages de portées musicales entièrement
vierges.
1
DUCHAMP, Marcel, La Mariée mise à nu par ses célibataires même – Erratum Musical
(1913), in DDS, p. 52-53. Voir également SCHWARZ, Arturo, The Complete Works of
Marcel Duchamp, nouv. éd. rev. et aug., New York: Delano Greenidge, 1997, p. 592-593.
37
JeLicence
relève avant
accordée toutSTANGE
à ESTAY une distinction qui aura son importance
Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68dans ce
Partition d’EM2
Dans cette composition, les (ou l’) instruments choisis peuvent être
des instruments mécaniques « précis » (le piano ou l’orgue). Ou
inversement : ils (ou il) peuvent être inventés (pourvu qu’ils éliminent la
virtuosité) et ne sont pas strictement identifiables. Chaque objet a une
fonction sonore particulière : il doit, par exemple, y avoir une bille pour
chaque son que peut produire l’instrument choisi – ou chaque hauteur,
« ou plus ¼ de ton », explique Duchamp.
Pour construire son petit train, l’artiste requiert les 85 notes d’un
piano d’époque ; aujourd’hui, l’instrument possède généralement 88
touches, soit sept octaves et demie. Le choix de 85 notes nécessite
l’utilisation de 85 billes qui tomberont au hasard dans les wagonnets
depuis l’entonnoir (dit « Vase »). Mais qu’advient-il des billes qui
1
Notes, n°181, je souligne.
38
pourraient
Licencechoir
accordéeentre lesSTANGE
à ESTAY réceptacles si leur écoulement- est
Veronica veronicaestay@hotmail.com continu ? De
ip:78.109.86.68
39
wagon,Licence
plusaccordée
le temps
à ESTAY accordé à chaque
STANGE Veronica note à l’intérieur
veronicaestay@hotmail.com de chaque
- ip:78.109.86.68
1
DUCHAMP, Marcel, La Mariée mise à nu par ses célibataires même – Erratum Musical
(1913), DDS, p. 52-53.
2
KOTIK, Petr, SEM Ensemble de Buffalo, The Entire Musical Work of Marcel Duchamp,
Milano, LP, Multiphia Records, 1976 (Petr Kotik, flûte alto ; James Kasprowicz, trombone ;
William Lyon Lee, célesta ; John Bondler, glockenspiel) ; The Entire Musical Work of
Marcel Duchamp, CD, René Block Edition, 1987.
3
En 1987, Kotik enregistre à nouveau l’œuvre de Duchamp, en ajoutant entre autres une
performance (un mésostiche) récité par John Cage et intitulée Sculpture musicale (en
référence à l’énoncé duchampien). Duchamp – The Entire Musical Work, John Cage (voix),
Xavier van Wersch (électronique), Ben Neill (trompette). S.E.M. Ensemble, dirigé par
Kotik. Enregistré à New York City et Buffalo en 1987, et reproduit sur CD en 2000, Dog
W/A Bone DWAB01. On sait également qu’en 1980, Toshi Ichiyanagi, Aka Takahashi
(piano), Hiroshi Koizumi (flûte) et Yasunori Yamaguchi (percussion) ont réalisé au Seibu
Museum (Japon) une performance de la partition de Duchamp (SCHWARZ, Arturo, The
Complete Works of Marcel Duchamp, op. cit., p. 593).
40
supplémentaires,
Licence accordée du trèsSTANGE
à ESTAY grave Veronica
au suraigu (donc l’ensemble
veronicaestay@hotmail.com des notes du
- ip:78.109.86.68
41
mesure, il envisage
Licence à la clef
accordée à ESTAY de Veronica
STANGE sol (main droite au piano)- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com un tirage au sort
entre une gamme de numéros situés entre 1 et 9.
Pour la clef de fa (main gauche), il propose un tirage compris entre
les numéros 50 et 59. On note les dizaines annotées par Duchamp : le
chiffre « 1 » au-dessus de la main droite et « 50 » pour la main gauche.
Il procède de cette façon pour tous les fragments subséquents : le
deuxième fragment de la clef de sol est composé d’une série limitée entre
10 et 19 (ce dernier n’apparaît pas) et la clef de fa propose une sélection
comprise entre 60 et 69 ; les numéros de la troisième section se situent
entre 20 et 29 pour la clef de sol, 70 et 79 pour la clef de fa ; pour la
quatrième, on note 30 et 39 à la clef de sol, 80 et 89 à la clef de fa ; enfin
le cinquième fragment, entre 40 et 49 pour la clef de sol et une main
gauche laissée vacante.
Les sections IV, VII et VIII suivent le même schéma que la
formation III. Aux lettres F, I, J, K, L, M, O, Q, il n’est plus question de
« polyphonie » mais de parties séparées. Duchamp sélectionne les
numéros requis pour les différentes lettres dans l’ordre croissant : par
exemple pour les quatorze numéros de la lettre F, il choisit, dans une
fourchette située entre 1 et 9, les chiffres 2, 3, 4, et 5 ; puis les numéros
12, 15, 17 et 19, i.e. une gamme comprise entre 10 et 19, etc. Pour autre
exemple, avec les douze numéros de la lettre L : 2, 5, 8, 20, 26, 27, 62,
67, 72, 75 et 83. On relève dans cette série trois numéros situés entre 1 et
9 ; trois rangés entre 20 et 29 ; deux entre 60 et 69 ; deux entre 70-79 ; et
un numéro compris entre 80 et 85.
On peut donc dire, en prenant appui sur la partition et les écrits de
Duchamp concernant EM2, qu’il contrôle l’apparition du hasard – ou, du
moins, en limite-t-il considérablement les effets en utilisant, par exemple,
les 85 notes du piano de dizaine en dizaine aux sections III, IV, V, VI,
VII et VIII. La première section semble, quant à elle, ne pas être le
résultat du hasard : Duchamp sélectionne les 85 notes et ne retire que les
chiffres 10 et 35 : si Duchamp avait fonctionné avec le hasard, il ne serait
jamais parvenu à une telle progression ; c’est tout l’intérêt de la
transcription de la partition originale en notes de musique. La deuxième
section présente les véritables conclusions d’une sélection aléatoire de la
suite de numéros compris entre 1 et 85.
Les autres formations sont, elles aussi, sélectionnées au hasard mais
le nombre d’objets à saisir en est considérablement réduit selon les
mesures (section III, lettre E : 1-9; 10-19 ; 20-29 ; 30-39 ; 40-49 ; 50-59 ;
60-69 ; 70-79 ; 80-85). Les sections I et II pourraient être considérées
comme les véritables mises en application du système musical de
Duchamp. Et les parties consécutives, comme des « variations » du
processus initial où le processus aléatoire est contrôlé.
42
Ainsi, EM2 à est
Licence accordée laSTANGE
ESTAY construction d’un appareil musical.
Veronica veronicaestay@hotmail.com Celui-ci
- ip:78.109.86.68
43
Partition d’EM2
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
44
Section
Licence I, Lettre
accordée B, 30
à ESTAY numéros,
STANGE [moins]
Veronica numéro 10 et- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com numéro 35 :
45
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
46
Section
Licence accordée à ESTAY III,Veronica
STANGE Lettre veronicaestay@hotmail.com
E, 69 numéros : - ip:78.109.86.68
47
Section
Licence accordée III,STANGE
à ESTAY LettreVeronica
G, 28veronicaestay@hotmail.com
numéros, 2 premiers :
- ip:78.109.86.68
48
Section
Licence accordée IV,STANGE
à ESTAY LettreVeronica
i, 44 numéros, 12 premiers
veronicaestay@hotmail.com :
- ip:78.109.86.68
49
Section
Licence accordée à ESTAY VI,Veronica
STANGE Lettre veronicaestay@hotmail.com
L, 12 numéros : - ip:78.109.86.68
50
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
51
Section
Licence accordée à ESTAY VI,Veronica
STANGE Lettreveronicaestay@hotmail.com
P, 75 numéros : - ip:78.109.86.68
52
NotesLicence
sur accordée
le sonà ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Les réflexions de Duchamp qui portent sur le son doivent également
être convoquées. Elles sont présentées dans ses écrits, DDS et Notes, sous
la forme de notes inscrites et dispersées sur des bouts de papier et même
sur des portées musicales. Duchamp nomme ses réflexions Morceaux
Moisis qui correspondent à une sélection de vingt-cinq calembours issus
de Rrose Sélavy (Paris, GLM, 1939), notés sur feuille de papier musique
et reproduits dans La Boîte en valise (1941)1.
Toutes les Notes correspondent aux parties du Grand Verre
consacrées au sonore, et aident, en plus, à mieux comprendre les
intentions qui anime le projet musical duchampien, notamment ses deux
compositions.
1
D’après Arturo Schwarz, Duchamp n’a donné ce titre qu’en juillet 1964 (SCHWARZ,
Arturo, The Complete Works of Marcel Duchamp, op. cit., p. 759).
2
DUCHAMP, Marcel, Ingénieur du temps perdu. Entretiens avec Pierre Cabanne, nouvelle
édition augmentée, Paris, Belfond, 1977 [1re édition : CABANNE, Pierre, Entretiens avec
Marcel Duchamp, Paris, Belfond, coll. « Entretiens », 1967] ; édition mise à jour, Paris,
Somogy, 1995, p. 73. Ci-après mentionné : Entretiens, suivi de la page.
53
même Licence
avec accordée
le quatrième énoncé
à ESTAY STANGE de mon
Veronica classement qui,
veronicaestay@hotmail.com lui, entre tout
- ip:78.109.86.68
Mémoire auditive :
Jeux de mots :
54
Asymétrie perceptive
Licence accordée :
à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
8. voir
On peut regarder voir ;
On ne peut pas entendre entendre. (DDS, p. 37)
10. baser toute une série de choses à voir d’un seul œil (gauche ou
droit) [pour] trouver une série de choses à entendre (ou écouter)
d’une seule oreille. (DDS, p. 108)
Sculpture sonore :
1
Il y aurait encore : « Avez-vous remarqué [...] que je puis vous voir regarder, vous voir
voir, mais que je ne puis pas vous entendre entendre, ni vous goûter goûtant, et ainsi de
suite ? » Marcel Duchamp, cité par ROUGEMONT, Denis (de), « Marcel mine de rien »,
Preuves, 18ème année, n°204, février 1968, p. 43.
55
15. Une
Licence briseà ESTAY
accordée légère, un moteur
STANGE Veronica électrique, ou les deux
veronicaestay@hotmail.com réunis sous la
- ip:78.109.86.68
1
Cet énoncé peut également être classé dans la catégorie « asymétrie perceptive ».
56
Musique
Licencealéatoire : STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
accordée à ESTAY
57
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
L’ensemble de ces thèmes rassemblant les notes de Duchamp
témoigne d’une unité dans laquelle des formes de musique s’affirment
soit par une « définition »1, tel l’énoncé d’Erratum musical, soit par une
« exécution », comme la seconde version pour clavier. Les premières
problématiques qui me semblent devoir être ici posées réfèrent à la
dématérialisation de l’objet au profit de l’idée. Concernant la musique,
cela amène à questionner l’acte compositionnel de Duchamp sous sa
dimension conceptuelle.
En effet, EM1 est une pièce de musique aléatoire et, au même titre
qu’EM2, elle se présente sous la forme de partitions et d’énoncés. Dans le
cas d’EM2, l’exécution n’est pas essentielle. Il semble en être de même
en ce qui concerne ses écrits portant sur le sonore, regroupés en plusieurs
catégories. Ces éléments réunis me permettent de parler d’un « musique
conceptuelle » pour décrire le fonctionnement général de la pensée
musicale de Duchamp.
Il faut à présent expliquer ce à quoi je fais référence lorsque je parle
des « énoncés » de Duchamp. Un énoncé est un ensemble de données
portant sur un sujet. Celles-ci sont exprimées oralement ou par écrit sans
plus d’explication ou de développement que ce soit. Un énoncé n’a pas de
valeur de vérité : il est considéré pour son contenu et se présente sous la
forme d’« injonctions, maximes, dictons, devises, slogans, etc. […]
D’ailleurs, la logique s’occupe aussi des énoncés au point de vue de leur
modalité (certitude, absurdité, plausibilité, etc.) » et prend en compte leur
« signification laissée intentionnellement “variables” »2. Pour autant, je
ne porterai mon attention ni sur leur exactitude, ni sur leur inexactitude,
encore moins sur leur construction syntaxique ; Duchamp a noté sa
pensée précipitamment, sur des bouts de papier qui lui tombaient sous la
main. C’est pourquoi je regarderai ce qui a été fait à partir d’eux et ce
qu’il est possible d’en faire en musique. Ceci dit, j’entre dans un système
qui dépasse de loin le cadre de la logique aristotélicienne : par ses
énoncés, Duchamp oblige à ne pas regarder le langage ni sa construction,
à ne pas suivre son goût ni les règles de la pensée dualiste.
J’envisage donc les différents écrits de Duchamp sur la musique, qui
mènent de DDS aux Notes, comme des énoncés – des propositions, des
formules, des idées qui ne sont ni vraies ni fausses, ou vraies et fausses à
la fois. Ces énoncés doivent être analysés en raison de leur importance
pour la compréhension du Grand Verre, lui-même étant une partie de La
Mariée mise à nu par ses célibataires même.
1
GENETTE, Gérard, L’Oeuvre de l’art. Immanence et transcendance, Tome I, op. cit., p.
164.
2
BOLL, Marcel, REINHART, Jacques, Histoire de la logique, Paris, PUF, coll. « Que sais-
je ? », nº225, 1965, p. 60.
58
Qu’est-ce queà ESTAY
Licence accordée La Mariée mise àveronicaestay@hotmail.com
STANGE Veronica nu par ses célibataires même (ci-
- ip:78.109.86.68
Un point important aussi que vous avez senti très exactement porte sur l’idée
que le verre enfin de compte n'est pas fait pour être regardé (avec des yeux
« esthétiques ») ; il devait être accompagné d’un texte de « littérature » aussi
amorphe que possible qui ne prit jamais forme ; et les deux éléments verre
pour les yeux, texte pour l’oreille et l'entendement devaient se compléter et
surtout s’empêcher l’un l’autre de prendre une forme esthético-plastique ou
littéraire.2
1
Entretiens, p. 70.
2
SUQUET, Jean, Miroir de la mariée, Paris, Flammarion, 1974, p. 247.
59
musique ? La
Licence musique
accordée à ESTAYexisterait-elle
STANGE Veronica par la seule forme de
veronicaestay@hotmail.com la partition, en
- ip:78.109.86.68
1
Dictionnaire de l’Académie Française, 9e édition, entrée « musique ».
60
CHAPITRE II
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
La musique conceptuelle
1
Cette idée est résumée dans l’ouvrage d’Irving Sandler, Le Triomphe de l’art américain,
Tome II, « les années soixante », Paris, Carré, 1990, p. 367. On la retrouve dans L’œuvre de
l’art. Immanence et transcendance de Gérard Genette, Tome I, op. cit., p. 154-176, ou Les
Célibataires de l’art de Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p. 34.
2
DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal. Une philosophie de l’art, Paris, Seuil,
1989.
3
GENETTE, Gérard, L’Oeuvre de l’art. Immanence et transcendance, op. cit., p. 163.
61
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Ces problèmes posés par Duchamp n’ont, jusqu’ici, pas été soulevés
en musique puisque l’intérêt que l’artiste a très vite manifesté à l’égard de
la discipline reste encore ignoré d’une large majorité du public et des
spécialistes. Pourtant, l’iconoclaste a introduit dès 1913 des suites
d’objets disparates dans la composition musicale, plus précisément des
notes de musique distribuées au hasard sur des portées musicales. Pour
Duchamp, les différentes composantes de la musique sont prises à l’état
brut et assemblées de manière aléatoire. Il étend, par ailleurs, le champ de
la composition en accompagnant ses partitions d’explications plus ou
moins détaillées, ce qui permet de les considérer comme une nouvelle
manière de diffuser les idées musicales, un peu à l’image des partitions
verbales qui commençaient à se développer à l’époque où Duchamp a
pensé à la musique.
La partition est souvent perçue comme la représentation codée du
phénomène sonore ou comme une suite de directives destinées à
l’interprète en charge de la rendre effective. Quoi qu’il en soit, la partition
est une donnée symbolique qui entraîne une phase acoustique supposée
nécessaire par la tradition occidentale. Or, selon Duchamp, le support
véhiculant les images musicales pourrait ne plus tendre à une exécution
au bénéfice de l’idée qui prévaut sur la réalisation. Il invite ainsi à
considérer la musique au stade de la réflexion dont le mode de production
est plus important que la production elle-même. On note ici un lien
évident avec le processus de sélection du ready-made, devenu parangon
de l’art conceptuel où la pensée prime sur l’acte. Cette analyse permet de
dégager le système qui sous-tend l’ensemble du corpus musical de
Duchamp comme s’apparentant à ce que j’appellerai désormais : la
musique conceptuelle.
À travers ce concept, je tenterai de montrer comment Duchamp a fait
en sorte que la musique ne soit plus reliée à la phase acoustique qui
semble lui être essentielle pour la faire exister en dehors de toute
exécution, sans la participation de ses utilisateurs. Le problème ici posé
est donc adjoint à l’existence de la partition qui permet de penser que son
concepteur considère que l’écrit est déjà la manifestation de la musique ;
celle-ci existerait sans avoir été entendue, se signifiant ainsi elle-même.
Duchamp pourrait ici rejoindre les théories linguistiques
structuraliste et générative qui tentent de comprendre le langage humain
par la création d’un système susceptible de le leur permettre. Pour ce qui
est de la linguistique structuraliste, Saussure pose le système de la langue
comme degré supérieur à la parole. Cette thèse a constitué un point de
départ aux études de Chomsky1 où la compétence, conçue comme savoir
1
CHOMSKY, Noam, Aspects de la théorie syntaxique, Paris, Seuil, 1971.
62
linguistique implicite
Licence accordée du locuteur-auditeur,
à ESTAY STANGE est supérieure
Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68 à la
performance, qui est l’utilisation effective de la langue dans des
conditions réelles. Dans les deux théories, la syntaxe prime, en effet, sur
l’énonciation des phrases, mais si toutes deux séparent les fonctions et les
différents niveaux de la structure musicale en les hiérarchisant dans une
visée analytique paradigmatique (Ruwet)1, Duchamp ne fait pas que
séparer les opérations : il en élimine définitivement certaines.
La raison de l’exécution non obligatoire de la musique est sans doute
à comprendre par rapport à ce qu’Apollinaire disait de Duchamp qui,
alors « dégagé de préoccupations esthétiques »2, préférait la création par
la « pensée froide »3. On comprend ici pourquoi l’initiateur du ready-
made s’intéresse aux données constitutives de l’objet musical et s’y fixe
plutôt qu’à la réalisation matérielle de ces données. Seule semble compter
la nouvelle algèbre musicale qui ne dépend pas de l’expérience. Alors
pourquoi en faire des partitions ? Pourquoi en formuler des énoncés eux-
mêmes notés sur portées ? La partition est-elle déjà pour Duchamp une
forme d’exécution de ses conceptions, marquant le passage du mental à
l’écrit, et cela s’arrête là ?
La partition duchampienne est conçue comme un modèle théorique
de mises en série de données acoustiques. Elle est la mise en mots ou en
symboles de la pensée de l’artiste dont l’objet est de ne pas s’accomplir
autrement que par l’idée qu’elle véhicule. Elle se présente sous une forme
très sommaire limitant les interventions de la main de l’artiste et ne donne
pas nécessairement lieu à la réalisation acoustique de cette idée.
Autrement dit, l’œuvre musicale existe par le fait même d’avoir été
formulée par l’artiste, non par une illustration sonore.
Si l’on perçoit l’idée de la musique, on peut la reconstituer
mentalement. La partition tient seul lieu de création et n’endosse pas ce
rôle plus ou moins secondaire qui l’enchaîne à l’effectuation matérielle.
Les partitions et énoncés musicaux de Duchamp sont donc des
considérations théoriques sans la pratique ; même si l’exécution n’est pas
défendue, elle est tout simplement inutile. On a donc là une opposition
entre la substance musicale et l’expression de cette substance, pourtant
tributaires l’une de l’autre, même si l’une préexiste à l’autre et que
« l’unique raison d’être du second est de représenter le premier »4.
1
RUWET, Nicolas, Langage, musique, poésie, Paris, Seuil, 1972.
2
APOLLINAIRE, Guillaume, Marcel Duchamp 1910-1918, Caen, L’Échoppe, 1994, p. 18.
3
Notes, n°181.
4
SAUSSURE, Ferdinand (de), Cours de linguistique générale (1915), Paris, Payot, 1985, p.
45. Voir aussi RUWET, Nicolas, Introduction à la grammaire générative, Paris, Plon, 1967,
p. 8 : « En principe, il ne devrait pas être nécessaire de justifier la distinction entre
compétence et performance, ni la priorité logique accordée à l’étude de la grammaire ».
63
Duchamp considère
Licence accordée que laVeronica
à ESTAY STANGE musique existe en dehors
veronicaestay@hotmail.com de ces rapports
- ip:78.109.86.68
1
NATTIEZ, Jean-Jacques, Musicologie générale et sémiologie, Paris, Bourgois, 1987, p.
98-99.
2
NATTIEZ, Jean-Jacques, Fondements d'une sémiologie de la musique, Paris, UGE, 1975,
p. 110.
64
Tout accordée
Licence art (après Duchamp)
à ESTAY est conceptuel
STANGE Veronica (par sa nature),
veronicaestay@hotmail.com parce que
- ip:78.109.86.68 l’art
n’existe que conceptuellement.1
La structure qu’il donne à son œuvre est une force et une forme
mentale qui n’a pas besoin d’être perçue ni observée physiquement pour
exister ; elle se suffit à elle-même. Duchamp s’intéresse ainsi au premier
stade de la création où prime l’idée sur l’effectuation de l’idée. Il s’agit
alors de savoir si la musique peut exister à ce stade de la création, sans
être actualisée, sans être sonore.
Dans ses partitions ou ses énoncés, Duchamp cherche des effets
d’opposition et de discorde, des signes symboliques dont le
rapprochement prend un sens insolite. La règle à adopter pour y parvenir
est d’abord le hasard. Si l’on s’arrête sur les conséquences d’une telle
prise de position et des actes qui l’accompagnent (notamment du point de
vue du rôle du compositeur qui, par l’introduction du hasard, a tôt été
désacralisé, voire effacé) et si l’on observe ses répercussions sur Cage et
consorts, avant eux les procédés dadaïstes imaginés par Tzara ou
Ribemont-Dessaignes2, on doit pouvoir en extraire des énoncés par
l’analyse des règles et des rapports formels entre les pièces et les
réflexions sur la musique.
Cette étude permet d’avancer toutes les caractéristiques relatives au
projet d’un art fait pour l’esprit plutôt qu’un art qui s’adresserait au
regard, encore moins aux émotions ; on ne peut, d’ailleurs, pas vraiment
dire que le travail de Duchamp s’adresse à autrui puisque ne l’intéresse
que le stade conceptuel et ne voit incidemment en l’exécution qu’une
tâche mineure. Il va ainsi à l’encontre d’une définition sociologique de
l’art qui, avant tout, saisit de cette activité une fonction de communication
par l’objet3.
Avec Duchamp, c’est bien le projet avant la lettre de l’art conceptuel,
mais aussi celui d’une redéfinition de la musique qui existe par ce que la
partition dit et donc par ce qui échappe à toute observation physique. Sa
musique se situe au-delà des trois positions courantes adoptées vis-à-vis
de son objet – expressionniste, référentialiste et formaliste4 ; domine,
dans les deux premières, la prise en compte des impressions sensorielles
évoquées pour l’une et imitées pour l’autre par la musique (c’est
1
KOSUTH, Joseph, L’Art après la philosophie (1969), in HARISSON, Charles et WOOD,
Paul, Art en théorie : une anthologie, Paris, Hazan, 1997, p. 921.
2
RICHTER, Hans, Dada, Art and Anti-art, Bruxelles, Éditions de la Connaissance, 1965, p.
50-67.
3
JAUSS, Hans-Robert, Pour une esthétique de la réception, 1/ Paris, Gallimard, 1978, 2/
1990. Voir aussi les travaux de Nathalie Heinich dans le domaine de la sociologie de l’art.
4
DEBELLIS, Mark, “Music”, The Aesthetics, The Routledge Companion to Aesthetics,
GAUT, Berys and MCIVER LOPES, New York: Dominic eds., 2005, p. 669-682.
65
l’approche extrinsèque),
Licence accordée alors
à ESTAY STANGE queveronicaestay@hotmail.com
Veronica la troisième s’appuie - ip:78.109.86.68sur la
1
GENETTE, Gérard, L’Oeuvre de l’art. Immanence et transcendance, op. cit., p. 175.
66
existence
Licencequi intéresse
accordée Duchamp,
à ESTAY STANGE Veronicamoins celle de son- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com fonctionnement
sonore – encore qu’elle puisse se réaliser sous une autre forme : dans
l’esprit de celui qui l’imagine. L’artiste élargit alors les zones
d’« écoute » de la musique et sa réalisation.
L’un des problèmes posés par la pratique musicale de Duchamp
retenu dans ce présent chapitre est lié à l’importance qu’il accorde aux
modalités de conception de l’œuvre musicale plutôt qu’à sa
matérialisation. Pour EM1, il n’est pas inutile de le rappeler, il écrit : « À
répéter 3 fois par 3 personnes, sur 3 partitions différentes composées de
notes tirées au sort dans un chapeau »1. Il en est de même pour l’ensemble
de ses Notes portant sur le fait sonore et musical. En matière de musique,
est-il possible de parler d’une œuvre musicale conceptuelle dont l’objet
d’immanence est son concept même ?
Une œuvre musicale conceptuelle fonctionne en une seule phrase et
produit une partition que des musiciens exécuteront ou n’exécuteront pas.
C’est le principe même qui sous-tend l’idée de l’exécution bien inutile
d’EM2.
Pour ce qui est des Notes de Duchamp dont il est ici question, elles
n’ont pas toutes été réalisées par leur auteur dans La Mariée mise à nu
par ses célibataires, même (ou MMN) (puisqu’elles accompagnent
l’œuvre), mais ont été interprétées (au sens d’exécution musicale) par des
musiciens. Certaines d’entre elles ne sont pas non plus réalisables : elles
correspondent à des œuvres conceptuelles et fonctionnent à deux
niveaux :
1/ celui où l’idée prévaut sur l’objet et l’emporte sur toute
considération d’ordre esthétique ;
2/ celui où la musique s’exécute dans l’imagination, par l’écoute
intérieure où seule la mémoire semble pouvoir la réaliser.
Cela reviendrait alors à dire que l’idée de la musique conceptuelle
réside dans le fait qu’elle ne soit pas exécutée ou à exécuter ouvertement :
elle peut l’être intérieurement et ainsi ne pas être entendue de tous,
corroborant ainsi la thèse de Boucourechliev selon laquelle : « le sonore
est manifesté explicitement, acoustiquement, dans la plupart des cas.
Mais il peut être manifesté aussi sans passer par le médium qui le rend
audible : on peut “entendre” une œuvre avec l’oreille intérieure, en la
lisant (comme on lit un livre) ; le cas est réservé aux professionnels »2.
1
DDS, p. 53, déjà cité.
2
BOUCOURECHLIEV, André, Le Langage musical, Paris, Fayard, 1993, p. 23.
67
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Il est clair que le projet duchampien vise à rendre la musique
accessible à tous, sinon au plus grand nombre, mais autrement que par la
flatterie des sens ou l’assouvissement des émotions esthétiques de
l’auditeur. Duchamp travaille à d’autres niveaux. À partir d’une lecture
sociale de l’art particulièrement lucide pour l’époque, il cherche à
renverser l’idée du génie créateur et celle de l’œuvre exemplaire, l’idée
du « beau » culturel, du goût collectif ou celle de l’art comme source de
plaisir esthétique. Sa méthode fait en sorte que n’importe qui puisse faire
de l’art. Par là même, il s’agit de montrer que « la musique n’est pas une
expression supérieure de l’individu »1. C’est alors qu’il applique une
méthode spécifique pour composer une (forme de) musique sans
l’émission de son médium (le son), sans l’écriture de ses prescriptions (la
partition) et, par voie de conséquence, sans exécution, sans interprète :
bref, une musique coupée de l’ensemble de ses médiations ainsi que de
ses effets expressifs ou mimétiques immédiats sur l’auditeur.
1
DUCHAMP, Marcel, « Entretien avec Otto Hahn », VH 101, n°3, 1970, p. 57.
2
<http://www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnCode?code=CPROINTL.rcv>
3
Loi n°94-361 du 10 mai 1994 art. 1 Journal Officiel du 11 mai 1994.
68
l’artiste de vouloir
Licence créer STANGE
accordée à ESTAY une œuvre
Veronica« veronicaestay@hotmail.com
dont la mise en œuvre est fixée par
- ip:78.109.86.68
1
Article 98 A de l’annexe III du Codé Général des Impôts donne la définition des biens
considérés comme œuvres d’art (inséré par Décret n°95-172 du 17 février 1995 art. 1-4
Journal Officiel du 18 février 1985). Voir le site de l’ADAGP, <http://www.adagp.fr/
FR/static_index. php>
69
qu’accentuer les à ESTAY
Licence accordée aspects physiques
STANGE de l’œuvre. Tout
Veronica veronicaestay@hotmail.com ce qui attire
- ip:78.109.86.68
1
“Color, surface, texture, and shape only emphasize the physical aspects of the work.
Anything that calls attention in this physicality is a deterrent to our understanding of the
idea and is used as an expressive device”, LEWITT, Sol, “Paragraphs on Conceptual Art”,
Artforum, Vol. 5, n°10, June 1967, p. 80-83 (je traduis).
2
DDS, p. 187-190.
3
Ibid., p. 191.
70
L’intérêt de àla
Licence accordée musique
ESTAY conceptuelle
STANGE Veronica réside donc,
veronicaestay@hotmail.com à l’instar du
- ip:78.109.86.68
Mémoire et oubli
Duchamp envisage une forme de musique renvoyée à un exercice
d’imagination. Par la primauté qu’elle accorde à l’idée plus qu’à sa
matérialisation, la musique conceptuelle répercute un mode d’écoute qui
ne peut se faire qu’intérieurement, à partir d’opérations de l’esprit. Est-ce
à dire que l’ensemble de l’art conceptuel est réalisé par le fait même de
faire penser à l’idée musicale ? Ce serait une nouvelle forme d’exécution
qui agirait sur la mémoire que l’auditeur a des sons pour les entendre dans
la tête. La musique conceptuelle est donc réalisable en pensée : si l’on
imagine l’idée à propos de la musique telle qu’énoncée par l’artiste, cela
suffit à faire de la musique. La réalisation sonore relève donc du domaine
privé ; les sons seront intériorisés, entendus en pensée. Cela aurait alors à
voir avec la mémoire et l’imagination.
L’énoncé de la Musique en creux pour sourds décrit une forme de
musique dépourvue d’expressivité musicale où les sons doivent être
entendus mentalement par simple réactivation de la mémoire. Il pourrait
d’abord ici s’agir de l’« audition mentale », faisant référence au lecteur
expérimenté qui lit la musique mentalement, qui se la représente dans la
tête ; on en revient aux propos de Boucourechliev. La musique lue est
également une méthode d’apprentissage de la partition complémentaire à
la pratique : Glenn Gould ne s’asseyait devant le piano qu’au dernier
moment, histoire de se mettre en doigts et formuler à l’instrument ce qu’il
avait déjà lu, analysé et découvert mentalement des heures durant. Au
contraire, on sait, depuis sa révélation en 1997 qui en a scandalisé plus
d’un, que Luciano Pavarotti ne savait pas lire la musique, ce qui ne l’a
pas empêché d’accéder à une virtuosité peut-être encore inégalée.
En ce qui concerne la référence possible de Duchamp à la mémoire,
il pourrait encore s’agir d’inviter l’auditeur à explorer d’autres territoires
de l’écoute, en en cherchant un qui soit fondé sur une indifférence
sensorielle totale, une émotivité neutre faisant appel à la mémoire
71
auditive : « accordée
Licence à hauteà ESTAY
voix STANGE
ou à voix basse
Veronica (surtout énoncé -mentalement)
veronicaestay@hotmail.com ip:78.109.86.68 »1.
La mémoire auditive est le versant sonore de la mémoire visuelle. Alors
que celle-ci repose sur le fait de convoquer dans sa tête les images
mémorisées, la mémoire auditive consiste à se rejouer ou à se redire à
haute voix les séquences sonores entendues. C’est aussi ce qui l’a motivé
dans les suites de notes survenues au hasard pour les deux Erratum
Musical : l’idée est de ne pas pouvoir se souvenir de la succession des
notes. Une fois ces séries exécutées, l’œuvre musicale conceptuelle
fonctionne sur le mode de l’oubli : la mémoire efface les données aussitôt
après leur traitement.
Pour comprendre la dimension musicale intérieure des compositions
conceptuelles de Duchamp, il faut faire appel aux Notes énoncées dans
l’introduction, regroupées sous la catégorie « Mémoire auditive »2.
Mais le sourd de naissance ne pourra bénéficier de cette mémoire
qui, comme l’indique son nom, est un rappel des sons déjà entendus au
cours de l’existence, alors que le sujet devenu sourd possède déjà une
représentation mentale de la musique.
On sait que la mère de Duchamp a souffert d’une perte progressive
de l’audition3, jusqu’à devenir complètement sourde à la naissance de
Marcel. Celui-ci a donc pu en arriver à s’interroger sur le sens des
comportements liés à des fonctions symptomatiques de l’écoute en
souvenir de l’infirmité de sa mère : « on peut voir regarder. Peut-on
entendre écouter, sentir humer, etc…? »4. « Avez-vous remarqué [...] que
je puis vous voir regarder, vous voir voir, mais que je ne puis pas vous
entendre entendre, ni vous goûter goûtant, et ainsi de suite ? »5. Il en
déduit que si l’on « peut regarder voir ; on ne peut pas entendre
entendre »6.
Duchamp prévoit également de « baser toute une série de choses à
voir d’un seul œil (gauche ou droit) [pour] trouver une série de choses à
entendre (ou écouter) d’une seule oreille »7. Cet énoncé favorise un
organe par rapport à l’autre. Si l’on admet plus facilement ses
implications sur l’œil, peut-il en être question pour l’oreille ?
1
Notes, n°41.
2
Ibid., n°181 ; n°183 ; n°253 ; et DDS, p. 47.
3
Cf. TOMKINS, Calvin, Duchamp: A Biography, Duchamp: A biography, New York:
Henry Holt, 1996, p. 19.
4
DUCHAMP, Marcel, « SENS2 », Da costa : le memento universel, fascicule I, 1948, p. 15.
5
Duchamp, cité par ROUGEMONT, Denis (de), « Marcel mine de rien », Preuves, n°204,
février 1968, p. 43.
6
DDS, p. 37. Déjà cité.
7
Ibid., p. 108.
72
Les découvertes
Licence de STANGE
accordée à ESTAY Paul Broca
Veronicaen 1865, qui affirmait
veronicaestay@hotmail.com la dominance
- ip:78.109.86.68
1
MONOD-BROCA, Philippe, Paul Broca : un géant du XIXe siècle, Paris, Vuibert, 2005.
2
Voir FRITSCH, Vilma, La droite et la gauche : vérités et illusions du miroir, Paris,
Flammarion, 1967.
3
LHERMITTE, Jean, « Les fondements anatomiques de la latéralité », in KOURILSKY,
Raoul Georges et GRAPIN, Pierre (dir.), Main droite et Main gauche : norme et latéralité,
Paris, PUF, 1968, p. 20.
4
Voir CHOUARD, Claude-Henri, L’Oreille musicienne : les chemins de la musique de
l’oreille au cerveau, Paris, Gallimard, 2001.
73
Duchamp s’est
Licence accordée intéressé
à ESTAY STANGEà Veronica
ce quiveronicaestay@hotmail.com
ne saute pas directement aux yeux
- ip:78.109.86.68
et aux oreilles, ou plutôt à ce qui échappe aux sens : n’est-ce pas la limite
de notre perception visuelle qu’il a tenté de montrer avec le Nu
descendant un escalier (1913) ? Il étire le temps en traitant un sujet
classique à la manière cinématographique : il représente les phases
successives d’un corps mis en mouvement dans un environnement fixe,
organisant ainsi une séquence de variations, des superpositions de
vitesses et de perceptions sur un même dessin décomposé en un temps
linéaire ; le compositeur français Bruno Ducol, avec Nu descendant un
escalier, étude sur des superpositions de vitesses d’après Marcel
Duchamp (1997)1, travaillera précisément sur ces éléments que ni notre
œil ni notre oreille ne distinguent.
Que ce soit du point de vue du son que de celui du dessin, Duchamp
montre que nos facultés sensorielles ne perçoivent pas entièrement toutes
les formes qui nous sont données. C’est aussi le Nu qui bouleversa sa
façon de concevoir l’art : « Avant le Nu mes peintures étaient visuelles.
Après quoi elles sont devenues mentales »2. Rien n’interdit alors de
penser que Duchamp s’est penché sur les travaux sur la neurologie
publiés à la fin du XIXe siècle ; il était employé à la bibliothèque Sainte-
Geneviève à Paris entre 1912 et 1914 et pouvait y consulter à loisir de
nombreux ouvrages portant sur les disciplines qui allaient lui permettre de
développer MMN.
Dans son énoncé, Duchamp pense effectivement à une écoute
différentielle de l’oreille droite et de l’oreille gauche, peut-être même à la
variation latérale existante entre les deux oreilles d’un sujet « sain »
lorsqu’elles sont stimulées par un signal sonore de fréquence et
d’intensité égales3. Suite à de nombreuses expériences concernant le
contrôle audio-phonatoire, les scientifiques supposent la possibilité d’une
oreille jouant un rôle directionnel et fonctionnant sur le même mode que
l’œil directeur. Il est donc tout à fait possible de considérer qu’un
individu puisse avoir la préférence d’un œil sur l’autre et d’une oreille sur
l’autre, tout comme il peut le faire avec sa main gauche s’il est droitier, et
vice-versa.
1
DUCOL, Bruno, « Nu Descendant un escalier, étude sur des superpositions de vitesses
d’après Marcel Duchamp », 1997, Vibrations chromatiques, opus 26, 2e cahier d’études
rythmiques pour deux pianos, Paris, Alphonse Leduc/ Editions Notissimo.
2
“Before the Nude my paintings were visual. After that they were ideatic”, Marcel
Duchamp, cité par ROBERTS, Francis, “Interview with Marcel Duchamp : ‘I propose to
Strain the Laws of Physics’ ”, Art News, vol. 67, n°8, dec. 1968, p. 46 (je traduis).
3
HUTCHISON, Michael, Megabrain: New Tools and Techniques for Brain Growth and
Mind Expansion, Hyperion, 1/ 1986, 2/ 1994.
74
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Il y aurait donc une musique pour écouter de l’oreille gauche et une
musique pour écouter de l’oreille droite. Duchamp n’aurait donc pas eu
tort de supposer une dissymétrie entre hémisphères et l’inversion de la
réception physique du son. La technologie a également développé des
appareils et des systèmes permettant la réception du son d’une seule
oreille, l’oreille gauche ou l’oreille droite, comme le micro-casque
monaural.
Pour revenir à la musique en creux pour sourds, que la référence de
Duchamp à la surdité soit de naissance ou survenue plus tard, le rapport
au son sera radicalement différent dans les deux cas. Les recherches
« vibrotactiles » du Professeur Petar Guberina1 ont montré que le sourd
de naissance pour encore percevoir les vibrations sonores par un canal
autre que celui de l’oreille : à travers la résonance de la boîte crânienne
ou d’une autre partie du corps. Ainsi, le corps est un récepteur pour la
perception vibratoire au-delà des capacités innées du système auditif.
D’un autre côté, la musique en creux pour sourds peut également
renvoyer à une forme d’asonie (ou surdité musicale)2 correspondant à une
affection permanente qui empêche certains individus de développer des
aptitudes musicales de base. Des recherches en neuropsychologie ont été
menées à l’Université de Montréal en septembre 2006 sur ce sujet : elles
tentaient de comprendre le fonctionnement neuropsychologique des
processus auditifs et de la mémoire auditive et comment la musique est
structurée dans le cerveau3.
Il existe plusieurs formes de surdité musicale. L’une d’entre elles
évoque une atrophie du goût où le sujet atteint ne supporte physiquement
pas la musique qui déclenche chez lui nausées et maux de têtes4. En
déclarant mal supporter le côté boyau-de-chat de la musique qui lui fait
alors horreur, Duchamp serait-il atteint de cette forme de surdité
musicale ? Bien que cela soit peu probable (je suppose, en effet, que
Duchamp n’aimait tout simplement pas la musique, même s’il lui arrivait
1
GUBERINA, Petar, Case Studies in the Use of Restricted Bands of Frequencies in
Auditory Rehabilitation of the Deaf, Zagreb : Institute of Phonetics, Faculty of Arts, 1972.
2
Aussi connue sous le nom d’« asonie », « amusie sensorielle » ou « congénitale ». Cf.
BERUBE, Louise, Terminologie de neuropsychologie et de neurologie du comportement,
Montréal, Les Éditions de la Chenelière Inc., 1991, p. 51.
3
Laboratoire international de recherche sur le cerveau, la musique et le son (BRAMS),
collaboration entre l’Université de Montréal, l’Institut neurologique de Montréal et
l’Université McGill, 26 septembre 2006.
4
HYDE, Krista L, PERETZ, Isabelle, PATEL, Aniruddh, Dissociation entre le traitement
prosodique et musical dans un cas d'amusie congénitale, Dixième Journée Scientifique du
GRENE (Groupe de Recherche En Neuropsychologie Expérimentale), Orford (Canada), 30-
31 mars 2001.
75
1
d’en écouter à de àmultiples
Licence accordée occasions
ESTAY STANGE ), cela n’a pas empêché
Veronica veronicaestay@hotmail.com l’artiste de
- ip:78.109.86.68
1
On sait que les sœurs de Duchamp jouaient de la musique dans la maison familiale de
Duchamp (cf. le tableau Sonate de 1911). On sait encore qu’il a assisté, comme le tout-
Paris, à la création du Sacre du Printemps de Stravinsky en 1913, ou que Louise Arensberg,
son amie et mécène new-yorkaise, interprétait, lors de rencontres qui eurent lieu entre 1915
et 1918, des pièces de musique moderne. Duchamp assistait donc aux auditions des Six
petites pièces pour piano, opus 19 (1911) de Schoenberg. Voir à ce sujet WATSON, Steven,
Strange Bedfellows, The First American Avant-Garde, New York: Abbeville Press
Publishers, 1999, p. 279.
2
DUCHAMP, Marcel, « Entretien avec Otto Hahn », VH 101, n°3, op. cit., p. 57.
3
Notes, n°16.
4
Ibid., n°10.
76
pourraLicence
lire accordée
et relire, que
à ESTAY l’auditeur
STANGE pourra écouter et- ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com réécouter, donc
mémoriser avec l’entraînement de l’oreille. C’est sans doute ce que vise
Duchamp à travers ses partitions et ses énoncés : ceux-ci jouent un rôle
historique. Ils témoignent d’une œuvre musicale formulée sommairement
sous la forme d’une idée à propos de la musique, limitant, par ailleurs,
l’intervention de l’artiste sur l’objet et de son goût. Le phénomène de
l’oubli est donc ici primordial : à chacun des rendez-vous pris avec le
hasard, Duchamp souhaite faire l’expérience en pensée d’une musique
éphémère, effaçable et ineffable, telle une performance musicale qui se
vit ici et maintenant, en présence d’un auditoire ou non.
Cependant, la volonté de sauvegarder l’empreinte de ses applications
sur le hasard n’est pas à exclure de son projet. C’est là une contradiction
qu’il importe de mentionner étant donné ma réflexion ultérieure sur les
fondements paradoxaux de la musique conceptuelle (voir chapitre III).
Dans le cadre de ses travaux préparatoires relatifs à MMN, Duchamp
invente les Trois stoppages étalons qu’il décrit comme du « hasard en
conserve »1 : « cette expérience fut faite en 1913 pour emprisonner et
conserver des formes obtenues par le hasard, par mon hasard »2. Ses
partitions musicales font ainsi foi de son engagement en ce sens, même si
l’idée prime toujours sur son exécution : « tout devenait conceptuel, c’est-
à-dire que cela dépendait d’autres choses que de la rétine »3, donc du
jugement esthétique qui n’a plus lieu d’être avec Duchamp.
La musique conceptuelle met donc à l’épreuve l’ensemble des
conventions du genre musical, depuis son aspect purement formel,
symbolique et sonore jusqu’à sa faculté de (ne plus) solliciter les sens de
l’auditeur, de (ne plus) créer d’émotions esthétiques ou de les imiter.
1
DDS, p.50.
2
Ibid., p. 225.
3
Entretiens, p. 66.
77
des images acoustiques.
Licence accordée Il s’agit
à ESTAY STANGE ici veronicaestay@hotmail.com
Veronica de décrire la musique telle qu’elle
- ip:78.109.86.68
1
INGARDEN, Roman, Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ?, Paris, Bourgois, 1989.
78
initier Licence
de nouveaux, dépassant
accordée à ESTAY les veronicaestay@hotmail.com
STANGE Veronica cadres rigides par un travail de
- ip:78.109.86.68
1
BINKLEY, Timothy, « Pièce Contre l’esthétique », in GENETTE, Gérard (dir.),
Esthétique et Poétique, Paris, Seuil, 1992, p. 42.
2
“The idea itself, even if not made visual, is as much a work of art as any finished product.
All intervening steps – scribbles, sketches, drawings, failed works, models, studies,
thoughts, conversations – are of interest. Those that show the thought process of the artist
are sometimes more interesting than the final product”, LEWITT, Sol, “Paragraphs on
Conceptual Art”, op. cit., p. 82 (je traduis).
3
SCHAEFFER, Jean-Marie, Les Célibataires de l'art, pour une esthétique sans mythes,
Paris, Gallimard, 1996, p. 366.
79
que l’on songe
Licence à àceux
accordée ESTAYde Yôko
STANGE Ono veronicaestay@hotmail.com
Veronica : « Stone Piece : saisir les sons du
- ip:78.109.86.68
1
MIEREANU, Costin, Fuite et conquête du champ musical, Paris, Méridiens Klincksieck,
1995, p. 25.
2
DDS, p. 170.
3
Ibid., p. 191.
4
Ibid., p. 65.
80
Ainsi, un conceptualiste
Licence accordée à ESTAY STANGE explore et fabrique des -pensées
Veronica veronicaestay@hotmail.com qu’il va
ip:78.109.86.68
Une œuvre musicale moderne quelque peu compliquée ne saurait, sans les
ressources de notre notation musicale, ni être produite ni être transmise ni
être reproduite : sans cette notation, elle ne peut absolument pas exister en
1
GOODMAN, Nelson, Langages de l’art (1968), Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990.
81
quelque
Licence lieuà ESTAY
accordée et de STANGE
quelqueVeronica
manière que ce soit, pas -même
veronicaestay@hotmail.com comme
ip:78.109.86.68 une
possession interne de son créateur.1
1
WEBER, Max, Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la
musique (1924), Paris, Métaillé, 1998, p. 117-118.
2
DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, op. cit., p. 223.
82
qu’elleLicence
ait accordée
d’abord étéSTANGE
à ESTAY classée correctement
Veronica comme- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com appartenant au
domaine de la musique »1. Il s’agit donc, avant tout, de savoir si l’œuvre
de Duchamp peut entrer dans la catégorie « musique » malgré son titre et
l’intention générale de son auteur d’en faire de la musique.
1
Ibid.
2
On a vu que la partition que Duchamp réalise n’a pas de valeur matérielle mais fonctionne
à titre d’exemple d’un résultat possible.
3
Marcel Duchamp, in LEBEL, Robert, « Maintenant et ici. Dialogue avec Robert Lebel »,
L’œil, n°149, Paris, mai 1967, p. 19.
83
Les artsaccordée
Licence d’exécution présentent
à ESTAY STANGE uneveronicaestay@hotmail.com
Veronica grande affinité avec- ip:78.109.86.68
la politique. Les
artistes qui se produisent – danseurs, acteurs de théâtre, musiciens et autres –
ont besoin d’une audience pour faire montre de leur virtuosité, tout comme
les hommes qui agissent ont besoin de la présence d’autres hommes devant
lesquels ils puissent apparaître ; les deux ont besoin, pour leur « œuvre »,
d’un espace publiquement organisé, et les deux dépendent d’autrui pour
l’« exécution » elle-même.1
1
ARENDT, Hannah, « Qu’est-ce que la liberté ? », La Crise de la culture, Paris, Gallimard,
1972, p. 200.
2
Jean-Marie Schaeffer, préface à DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, op. cit., p.
16-17.
84
LaLicence
listeaccordée
qui àpourrait êtreVeronica
ESTAY STANGE réalisée à partir d’une - ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com définition de la
musique serait, sans être exhaustive, abondante et disparate, peut-être
même inutile si l’on se fie à ce que présume Danto à propos d’une
tentative de définition de l’art. À mon avis, ni l’art ni la musique ne
peuvent aujourd’hui bénéficier d’une identification efficace, collective et
définitive en raison de leur nature spécifique dont les conditions
nécessaires à leur validité sont constamment remises en question. C’est
tant mieux puisque ce processus de remise en question constant participe
au dynamisme de ces disciplines.
Mais des définitions ouvertes sont toutefois possibles. En ce qui
concerne l’art, la définition ontologique de Danto affirme qu’une œuvre
d’art produite par l’artiste est forcément à propos de quelque chose. Les
objets deviennent des œuvres d’art « par leurs propriétés
représentationnelles »1, donc s’ils véhiculent une représentation de
l’esprit à propos du contenu présenté. L’œuvre d’art porte donc un
message : elle révèle toujours une idée à propos de sa propre composition.
Ainsi, « toute analyse complète de l’œuvre devra tenir compte de cette
dualité de la représentation et de l’expression »2. Mais à la différence de
l’objet d’art qui peut être conceptuel et dont les critères sont mouvants, la
musique semble, quant à elle, exiger une condition essentielle à son
existence relativement stable et générale.
Les réflexions des ethnologues indiquent que : « sera dit musique
tout événement sonore, ne pouvant se réduire au langage […] et
présentant un certain degré d’organisation rythmique ou mélodique »3.
Pour des raisons méthodologiques, il est important de partir de ce sur quoi
les analystes semblent s’entendre : la dimension sonore de la musique,
conçue comme « système de différences qui structure le temps sous la
catégorie du sonore »4. Il faut donc avant tout envisager la musique
comme une construction à partir des paramètres du son (hauteur, timbre,
durée, intensité). Ce n’est pas là une conception formaliste de la musique
qui ne concevrait l’objet que pour ses propriétés structurelles, mais bien
une opinion commune, préscientifique, et un point de départ pour la
compréhension de mon objet. Entre les trois positions communément
adoptées au fil de l’histoire au sujet de la musique5, sa dimension sonore
n’a pas variée ni même jamais été remise en question.
1
DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, ibid., p. 145.
2
Ibid., p. 236.
3
ROUGET, Gilbert, La Musique et la transe, Paris, Gallimard, 1980, p. 103-104.
4
BOUCOURECHLIEV, André, Le Langage musical, Paris, Fayard, 1993, p. 21.
5
DEBELLIS, Mark, “Music”, The Aesthetics, The Routledge Companion to Aesthetics, op.
cit., p. 669-682.
85
Après
Licence l’approche
accordée à ESTAYformaliste, deux
STANGE Veronica autres, expressive
veronicaestay@hotmail.com et mimétique
- ip:78.109.86.68
1
INGARDEN, Roman, Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ?, op. cit., p. 24.
2
Entretiens, p. 64.
3
WAGNER, Richard, « Du métier de virtuose », in Dix écrits de Richard Wagner, Paris,
Fischbacher, 1898, p. 43.
4
INGARDEN, Roman, « L’identité de l’œuvre musicale », Qu’est-ce qu’une œuvre
musicale ?, op. cit., p. 163-184.
5
Jean-Marie Schaeffer, préface à DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, op. cit., p.
16-17.
86
lorsqu’il estaccordée
Licence question d’art,
à ESTAY le Veronica
STANGE publicveronicaestay@hotmail.com
n’est pas un public lambda, placé
- ip:78.109.86.68
1
WEINGARTEN, Gene, “Pearls Before Breakfast”, The Washington Post , April 8, 2007,
<http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2007/04/04/AR2007040401721.
html>
87
Que l’on
Licence songe
accordée une STANGE
à ESTAY fois encore
Veronica àveronicaestay@hotmail.com
Gould : le fait qu’il ait rapidement
- ip:78.109.86.68
1
Marcel Duchamp, in DDS, p. 247.
2
HEINICH, Nathalie, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit.
3
HENNION, Antoine, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailé,
1993, p. 11.
4
« La musique, c’est tout ce que l’on écoute avec l’intention d’écouter de la musique »,
BERIO, Luciano, Entretiens avec Rossana Delmonte, Paris, Jean-Claude Lattès, 1983, p.
21 ; « La “musique” pourrait aussi être définie comme n’importe quelle chose que l’on
écoute » (“ ‘Music’ might also be defined as anything one listens to”), La Monte Young,
cité par STRICKLAND, Edward, Minimalism: Origins, Bloomington & Indianapolis:
Indiana University Press, 1993, p. 138 (je traduis).
5
MOLES, Abraham, « L’art des sons : création et synthèse », Art et ordinateur, Paris,
Blusson, nouvelle éd. rev. et aug, 1990, p. 209-239. Consulter également DENIZEAU,
Gérard, « Perception et analyse de la manifestation musicale et picturale », Le Visuel et le
sonore – Peinture et musique au XXème siècle, pour une approche épistémologique, Paris,
Honoré Champion, 1998, p. 9.
6
ROUSSEAU, Jean-Jacques, Dictionnaire de musique (article « Musique »), Œuvres
complètes, Paris, Dalibon, 1826, vol. 13, p. 62-63.
88
des règles
Licence(variables selon
accordée à ESTAY les lieux
STANGE etveronicaestay@hotmail.com
Veronica les époques), d’organiser une durée
- ip:78.109.86.68
avec des éléments sonores »1. Serait alors musique tout son organisé.
Ainsi, prenant l’exemple singulier de l’activité de Cage,
Boucourechliev affine le commentaire et propose de ne pas considérer
l’Américain comme musicien vu sa production sonore (non musicale,
devait-il préciser) non ordonnée à un système musical grammatical
différenciant ou même personnel. Il rappelle également que Cage lui-
même ne se prévalait pas « du titre de compositeur »2 : « Cage est-il
musicien ? Si l’on considère que la musique est un réseau de rapports, de
relations, il se place d’emblée en dehors d’elle. Car la “clé” de la
conception cagienne est la suspension de toute relation entre phénomènes
sonores »3. L’analyste peut donc avancer la définition suivante : la
musique représente « un système de différences qui structure le temps
sous la catégorie du sonore »4, une distribution déterminée d’unités
sonores qui se combinent selon une syntaxe.
De toutes ces approches, la dimension sonore de la musique est
communément spécifiée : elle lui est comme associée et indissociable.
Pour parvenir à son accomplissement, toute musique doit alors être jouée,
parce que « si une œuvre est écrite dans une langue, c’est sans doute une
œuvre littéraire, si elle fait entendre des sons instrumentaux, ce doit être
de la musique, etc. »5. En conséquence, « la partition n’est pas l’œuvre »6
et, pour exister, la musique nécessite une exécution publique dans un
espace de diffusion reconnu.
N’y a-t-il pas, dès lors, une contradiction dans mon énoncé de
l’œuvre musicale conceptuelle ? Car si celle-ci venait à être réalisée, elle
deviendrait une œuvre musicale au sens classique du terme, avec tout ce
que cela implique en terme d’exécution sonore, non plus une œuvre
conceptuelle fonctionnant dans l’esprit de celui qui l’imagine.
Si, pour être musicale, toute œuvre doit être sonore, il ne saurait y
avoir d’œuvre musicale conceptuelle gisant sous la forme d’écrits ou de
partitions – si tant est que la partition n’est qu’un « fondement » dont
l’origine est « l’acte créateur du musicien »7, ce qui lui donne tout de
même une certaine forme d’existence mais au-delà de son exécution
sonore ou du simple fait que l’on y porte attention ou non : la partition est
1
Le Nouveau Petit Robert de langue française, Josette Rey-Debove et Alain Rey (dir.),
Paris, Le Robert, 2007, p. 1661.
2
BOUCOURECHLIEV, André, Le Langage musical, Paris, Fayard, 1993, p. 21.
3
BOUCOURECHLIEV, André , Dire la musique, Paris, Minerve, 1995, p. 186.
4
BOUCOURECHLIEV, André, Le Langage musical, op. cit., p. 21.
5
GENETTE, Gérard, L’Oeuvre de l’art. La Relation esthétique, Tome II, Paris, Seuil, 1997,
p. 205.
6
SCHAEFFER, Jean-Marie, Les Célibataires de l’art, op. cit., p. 95.
7
INGARDEN, Roman, Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ?, op. cit., p. 28.
89
là. LesLicence
compositions EM1
accordée à ESTAY et EM2
STANGE plusveronicaestay@hotmail.com
Veronica spécifiquement, ne demandent pas
- ip:78.109.86.68
à être exécutées. Elles seraient alors non pas des œuvres musicales
appartenant à la discipline « musique », mais des œuvres sonores
appartenant, pourquoi pas, au domaine de l’art plastique.
Même si Duchamp indique que l’exécution de ses pièces est inutile,
il laisse encore derrière lui des partitions dont l’écriture, entièrement
traditionnelle pour EM1 et utilisant la plupart des codes symboliques pour
EM2, permet leur exécution, donc en assure l’existence durable ; si
Duchamp avait véritablement refusé leur diffusion, il les aurait tout
bonnement détruites ou n’aurait pas mis tant d’ardeur à les voir publier.
Cela implique que ces partitions, en tant que structures de codes
spécifiques impulsées par une pensée et un acte créateurs, laissent
finalement le choix quant à l’attitude que devront adopter face à
elles l’analyste, le musicien ou celui qui décidera de les exécuter. Dans
tous les cas, ces partitions et Notes portant sur le son existeront d’une
certaine manière, indépendamment d’une interprétation sonore.
C’est ainsi que la musique conceptuelle, en se présentant sous la
forme de partitions ou d’énoncés eux-mêmes transcrits sur du papier
musique, possède une réalité matérielle au-delà de l’idée qu’elle véhicule.
Partant de l’étude qui peut être faite des compositions duchampiennes, on
peut alors établir les conditions de reconnaissance d’une forme
particulière de musique qui perdrait sa dimension sonore obligée dans la
conception traditionnelle de l’objet musique pour exister dans la tête
pensante, ou exister par le simple fait d’être là, par le simple fait d’avoir
été envisagée par un artiste. L’œuvre musicale conceptuelle est donc une
intention musicale, au sens de Danto.
Mais peut-on sérieusement parler de la « réalité » (indiquant le
caractère effectif de toute chose) de la musique conceptuelle, dont le
point de départ et d’arrivée est pourtant une idée qui n’a pas, de fait, de
matérialité, sans craindre le paradoxe ? Par réalité, il faudrait alors
entendre existence, ou plutôt possibilité d’existence, donc une existence
en puissance ; l’œuvre musicale conceptuelle étant un concept en
faisceau, elle n’impose pas que toutes les conditions requises soient
remplies pour sa réalisation, mais un nombre suffisant d’entre elles : par
exemple, le fait d’être imaginée ou que l’on pense à elle d’une façon ou
d’une autre. On peut donc considérer que la musique conceptuelle est
réalisable à deux niveaux :
1/ en pensée, car si l’on imagine l’idée musicale ou l’idée à propos de
la musique formulée sous la forme d’énoncés par l’artiste, cela suffit à
exécuter la musique ; la réalisation est intérieure, le son peut être imaginé.
90
2/Licence
Maisaccordée
en même temps,
à ESTAY neVeronica
STANGE rien en faire n’empêche- pas
veronicaestay@hotmail.com à la musique
ip:78.109.86.68
conceptuelle d’exister en tant que telle : elle est là par le simple fait
d’avoir été voulue par Duchamp, artiste doté d’intentions.
Reviendrait alors, dans ce contexte, à être musique tout ce que le
compositeur a souhaité intentionnellement et tenu pour telle ; cela suffit à
provoquer une écoute artistique. « La musique, c’est tout ce que l’on
écoute avec l’intention d’écouter de la musique »1.
Ambigu et sans doute contradictoire, l’art conceptuel déstabilise
encore plus les notions d’œuvre d’art et de musique par le fait même de
son immatérialité apparente, sous la forme traditionnelle d’objet. Mais la
musique conceptuelle peut posséder, ainsi que nous le montre les deux
Erratum, une partition : elle a donc une réalité matérielle puisque la
partition est un objet concret ne serait-ce que par ses feuilles. Ensuite, la
partition peut rester inanimée, ce qui n’entravera en rien, selon Duchamp,
l’existence de la musique (contrairement à Ingarden qui voit dans la
partition une phase importante, mais non définitive). La musique peut
alors, on l’a vu, ne plus fonctionner selon les deux régimes établis par
Goodman et Souriau2, puis discutés par Genette.
Avec la catégorie originale d’œuvre musicale conceptuelle, on
parviendrait alors à un système de notation dénué d’effectuation, ce qui
est nouveau au moment où Duchamp compose sa première pièce, en
1913. Par ailleurs, l’introduction du hasard dans la composition musicale
détourne les sons de leur capacité supposée évocatrice de sentiments, de
représentations ou d’autres pensées plus ou moins structurées.
Avec Duchamp, la musique devient une idée, une réflexion sur son
propre objet et dont l’exécution des sons aléatoires qu’elle pourra
convoquer la prive de toute énergie psychique. En raison de l’exécution
sonore qui semble imposée par l’usage pour faire œuvre musicale, force
est d’admettre que Duchamp a ouvert la possibilité d’une sorte de
musique renvoyée à son concept même ou à un exercice d’imagination,
tout en ayant à sa disposition une trace de l’acte du compositeur, une
forme minimaliste donnée par la partition, une prescription : « la
représentation matérielle ne sera qu’un exemple de chacune de ces formes
principales libres. (Un exemple sans valeur représentative, mais
permettant le plus ou le moins) »3. La partition devient alors l’« occasion
de la présentation de l’objet en question »4, alors que l’opération mentale
1
BERIO, Luciano, Entretiens avec Rossana Delmonte, Paris, Jean-Claude Lattès, 1983, p.
21.
2
SOURIAU, Étienne, La Correspondance des arts, Paris, Flammarion, 1947.
3
DDS, p. 67 et 120.
4
SCHAEFFER, Jean-Marie, Les Célibataires de l’art, op. cit., p. 34.
91
de la Licence
musique
accordée àconceptuelle est son
ESTAY STANGE Veronica objet d’immanence
veronicaestay@hotmail.com (du latin
- ip:78.109.86.68
1
AYER, Alfred Jules, Language, Truth and Logic (1936), New York: Dover Publications,
1952, p. 94.
2
GENETTE, Gérard, L’Oeuvre de l’art. Immanence et transcendance, op. cit., p. 167.
3
DDS, p. 105.
92
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Ces questionnements en induiraient alors d’autres : peut-on composer
avec le hasard une musique sans musique, une musique non plus destinée
à être exécutée, donc écoutée, mais à être imaginée ou avec laquelle il
s’agit de ne rien faire ? Toujours selon le principe de sélection du ready-
made, peut-on composer une musique qui ne soit ni belle ni laide, qui ne
tienne pas compte des vécus psychiques des consciences qui
l’appréhendent au contact de l’exécution sonore, de laquelle elle semble
essentiellement dépendre ? En conséquence, si l’urinoir peut être
considéré comme « le comble de l’art »1, l’œuvre musicale conceptuelle
de Duchamp est, quant à elle, le comble de la musique en bouleversant les
trois modes de compréhension standards face à l’objet musique.
Une œuvre musicale conceptuelle ne peut pas être considérée de la
même façon qu’une œuvre musicale traditionnelle : ni mimétique ni
expressive, ni formaliste ni même symbolique, elle marque une « coupure
épistémologique »2 majeure dans les idées que l’homme se faisait d’elle,
du monde et de lui-même.
Il convient à présent d’analyser les règles et les fondements d’une
nouvelle forme de musique qui présente à la fois « l’éclatement total de
toutes les frontières jusqu’à présent imposées à la musique » et, en même
temps, « une limitation au minimum indispensable pour transmettre une
certaine dose d’informations »3. On a pu observer que l’intérêt de la
musique conceptuelle réside, à l’instar du courant dont elle partage les
principes, dans l’intention de la proposer comme une idée à propos de la
musique (notion de l’aboutness) plutôt que par un objet – qui serait
sonore : quels sont les éléments constitutifs de la musique conceptuelle ?
Quel est son terrain d’étude ?
Si l’on avance des perspectives d’analyse, on observe d’abord que
l’idée de la musique conceptuelle pourrait avoir été motivée par les
recherches entreprises par Duchamp sur les facultés sensorielles,
l’asymétrie perceptive et la mémoire auditive. On découvre ensuite que la
musique conceptuelle trouve son explication sous le primat de l’abolition
relative de la dimension sonore de la musique par un déplacement
inesthétique : c’est l’iconoclastie en musique, avec une certaine dose de
conventions – tout de même.
1
HEINICH, Nathalie, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit., p. 70.
2
BACHELARD, Gaston, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une
psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938.
3
RAHN, Eckart, « Musique sans musique », Musique en Jeu, n°1, op. cit., p. 27.
93
Indifférence esthétique
Licence accordée et conséquences
à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
1
DDS, p. 84.
2
Ibid., p. 145.
3
GOLDIN, Amy, KUSHNER, Robert, « Conceptual Art as Opera », Art News, April 1970,
p. 40.
4
Sol LeWitt, « Alinéas sur l’art conceptuel », in HARISSON, Charles et WOOD, Paul, Art
en théorie : une anthologie, op. cit., p. 910.
5
Ibid.
6
“The idea becomes a machine that makes the art”, LEWITT, Sol, “Paragraphs on
Conceptual Art”, op. cit., p. 80 (je traduis).
7
DDS, p. 47.
94
1
l’espritLicence
», revendiquera
accordée à ESTAY plus tard
STANGE Duchamp
Veronica . Autant dire- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com qu’il a appliqué
les mêmes principes à la musique.
[John Cage et moi] sommes très copains. Il vient toutes les semaines jouer
aux échecs. Je l’ai rencontré en 1941, à New York, chez Max Ernst et
Peggy Guggenheim. Il devait avoir vingt-cinq ans. Si les gens aiment bien
nous mettre ensemble, c’est surtout à cause d’un rapport d’esprit, d’une
similitude pour envisager les choses. Il a un côté extraordinaire, une
facilité constante d’être. Il pense gai. Pas élaboré : des choses à base
d’humour. Il a une perpétuelle invention du langage et il n’explique pas.
Ce n’est pas un professeur ni un pion. Il s’est dégagé du côté ennuyeux de
la musique. Cela ne l’a pas empêché de jouer la Sonate de Huit Heures, de
Satie, qui n’a jamais été, je crois, donnée en France.2
1
Marcel Duchamp, cité par TOMKINS, Calvin, Duchamp et son temps, 1887-1968,
Amsterdam, Time Life, 1979, p. 9.
2
DUCHAMP, Marcel, « Entretien avec Otto Hahn », VH 101, n°3, op. cit., p. 116.
3
À la différence près que Satie ne renonce pas à l’exécution.
4
Entretiens, p. 188.
5
Ibid., p. 74.
95
permettrait au spectateur
Licence accordée de s’aventurer
à ESTAY STANGE vers des dimensions
Veronica veronicaestay@hotmail.com supérieures
- ip:78.109.86.68
1
Ibid., p. 24.
2
Breton, cité par DUROZOI, Gérard, Le Surréalisme, théories, thèmes, techniques, Paris,
Larousse, 1972, p. 195.
3
Notes, n°181.
4
Duchamp, cité dans CHARBONNIER, Georges, Entretiens avec Marcel Duchamp,
Marseille, André Dimanche Éditeur, 1994, p. 13.
96
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Sous une trop forte pression de la quête du Beau en art et de la
puissance du regardeur à faire de la simple toile une œuvre d’art,
Duchamp fait en sorte que l’appréciation de l’art et de la musique soit
dissociée du jugement esthétique. Mais sans affects, comment concevoir
qu’il puisse y avoir œuvre d’art ? Comment l’œuvre musicale peut-elle
s’accomplir autrement que par la sollicitation sensorielle de part et
d’autre de la création ?
L’art n’est pas qu’une affaire personnelle et privée : c’est une activité
qui doit être rendue publique. Pour être d’art, toute œuvre doit sortir du
contexte particulier de l’artiste et s’adresser à autrui. Pour parvenir à son
accomplissement, l’œuvre doit viser à la communication avec le public.
Partant de ce postulat (c’est le regardeur qui fait le tableau), le fait que
Duchamp cherche à se débarrasser de l’esthétisation, du beau et du laid,
du goût socialement rectifié par l’émotivité neutre, c’est, d’une part,
laisser poindre l’ennui, considéré comme le contrecoup de l’indifférence
esthétique, et c’est, d’autre part, prendre le risque de perdre le public en
cours de route (ou même avant) en raison d’une production qui ne
convoque plus ni la rétine ni l’oreille ni rien de tout cela. Or avec
Duchamp comme en art conceptuel, il s’agit également d’enrayer l’art
comme source de distraction : « la capacité de l’art à exister dépendra
[…] du fait qu’il ne s’acquitte pas d’un service – comme divertissement,
comme expérience visuelle (ou autre) ou comme décoration […] »1.
Duchamp voulait encore affaiblir le pouvoir décisionnel du regardeur sur
ce qui est d’art et sur ce qui ne l’est pas et, pourquoi pas, rééduquer sa
faculté de juger : « avec l’entraînement de l’oreille de l’écouteur »2, lui
faire « Perdre la possibilité de reconnaître » ce à quoi il est habitué.
La question qui apparaît ici en filigrane serait alors la suivante : la
création artistique est-elle d’abord une entreprise de charme du public par
la sollicitation de ses sens ? Dans le cas de Duchamp, on peut affirmer
qu’il était motivé par une non-séduction du public. Or substituer au goût
l’ennui revient à introduire une autre impression, en négatif cette fois,
parce que n’engendrant ni l’étonnement ni la surprise (qui est éveil des
sens, de sensation nouvelle et subite), tuant dans l’œuf tout processus
d’échange passionnel entre le créateur et le public par l’œuvre.
Ainsi, de tout temps, les artistes ont constamment cherché à éviter de
provoquer l’ennui dans leurs œuvres vu son impuissance, son incapacité à
transmettre une impression morale autant que celle de stimuler les
émotions fortes. Dans leurs différences, les artistes sont tous plus ou
1
KOSUTH, Joseph, L’Art après la philosophie (1969), in HARISSON, Charles et WOOD,
Paul, Art en théorie : une anthologie, op. cit., p. 926.
2
Notes, n°183.
97
moins Licence
confrontés
accordée ààESTAY
un enjeu similaire
STANGE : proposer un rendez-vous,
Veronica veronicaestay@hotmail.com produire
- ip:78.109.86.68
1
Marcel Duchamp, lettre à Hans Richter, 10 novembre 1962, cité par RICHTER, Hans,
Dada, Art et Anti-art, op. cit., p.196.
98
Duchamp pourrait
Licence accordée aussi Veronica
à ESTAY STANGE avoir veronicaestay@hotmail.com
proposé un art ennuyeux comme
- ip:78.109.86.68
1
DDS, p. 188. Déjà cité.
2
Entretiens, p. 189-190.
3
DDS, p. 269.
99
des qualités esthétiques
Licence accordée qu’il Veronica
à ESTAY STANGE avait veronicaestay@hotmail.com
pourtant tenté d’éviter. L’arroseur
- ip:78.109.86.68
1
Marcel Duchamp, cité par JOUFFROY, Alain, « Conversations avec Marcel Duchamp »,
Une révolution du regard – À propos de quelques peintres et sculpteurs contemporains,
Paris, Gallimard, 1964, p. 107-124.
2
Marcel Duchamp, cité par HAHN, Otto, « Entretien avec Marcel Duchamp », Paris-
Express, n°684, 23 juillet 1964.
3
DDS, p. 180.
4
Ibid.
100
l’omniprésence deà ESTAY
Licence accordée la « STANGE
théorieVeronica
spéculative de l’Art »1 :- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com la conceptualité
permet d’avoir accès à l’œuvre d’art indépendamment du langage. Il
s’agit, pour Duchamp, d’échapper à la tyrannie du goût en lui opposant le
concept de la liberté face à celui de la beauté (comme jugement imposé
par la société). Duchamp déteste la « physicalité » de la peinture attirante
et flatteuse pour laquelle il n’a que mépris. Il cherche à « remettre la
peinture au service de l’esprit »2. « Voilà la direction que doit prendre
l’art : l’expression intellectuelle, plutôt que l’expression animale »3.
Cette volonté s’impose rapidement comme nécessité et mènera à la
conception du ready-made par lequel il tente précisément d’échapper à
son propre goût : « le choix de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par
quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction
d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de
bon ou mauvais goût... en fait une anesthésie complète »4. Entre la
« beauté d’indifférence »5 et la « liberté d’indifférence » selon Descartes,
Duchamp forge le principe d’indifférence esthétique pour contester les
critères esthétiques traditionnels et ainsi leur opposer une nouvelle notion
qui pourra à son tour être dépassée.
La démarche de Duchamp est iconoclaste : il refuse définitivement
de se soumettre à son propre goût, à la notion même de beauté – ce qu’il
nomme, avec un mépris à peine dissimulé, la stimulation « rétinienne »
aux « conséquences sensorielles »6 – néfastes, de son point de vue. Il
s’agit de rejoindre le cérébral, l’état conceptuel et de faire de l’œuvre
d’art une aventure de l’esprit. Aussi le ready-made Fountain incarne-t-il
cette « fonction déviante »7 de l’art par laquelle son concepteur serait
parvenu à faire un choix libre. On parle ici de liberté d’indifférence à
travers laquelle il s’agit d’agir librement selon sa faculté à pouvoir juger
en tout état de cause entre plusieurs alternatives en présence sans en
appeler à son désir, ses pulsions : « L’indifférence me semble signifier
proprement l’état dans lequel se trouve la volonté lorsqu’elle n’est pas
poussée d’un côté plutôt que de l’autre par la perception du vrai ou du
bien »8. La logique de la « beauté d’indifférence » serait donc d’affirmer
que tout équivaut à tout. Or le « Anything goes » ne tient pas avec
1
SCHAEFFER, Jean-Marie, L’Art de l’âge moderne. L’Esthétique et la philosophie de l’art
du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992.
2
DDS, p. 172.
3
Ibid., p.174
4
Ibid., p. 191.
5
Ibid., p. 46.
6
Ibid., p. 99.
7
RESTANY, Pierre, L’Autre face de l’art, passim. Pour une analyse sociologique de la
déviance, voir OGIEN, Albert, Sociologie de la déviance, Paris, Armand Colin, 1999.
8
DESCARTES, René, Lettre au Père Mesland, 9 février 1645, in Œuvres philosophiques,
Paris, Garnier, 1989, Tome III, p. 551.
101
Duchamp
Licencecar affirmer
accordée la somme
à ESTAY STANGE Veronicades possibles ne revient
veronicaestay@hotmail.com pas à en
- ip:78.109.86.68
manifester un. Avec Duchamp, il n’y a pas de contingence. Ses choix sont
calculés, pesés, mesurés d’une certaine manière, selon des critères de
déviance, non de beauté ou de laideur. Le choix de ses ready-mades
montre que l’ensemble des possibles est distingué de ces objets-là.
Fountain n’est-il pas un acte de défiance ? Le choix d’un urinoir n’a-
t-il pas été guidé par un mobile (mesurer l’ouverture d’esprit de ses
collaborateurs à la Society of Independants Artists) et la volonté pour y
parvenir (choquer en choisissant un objet qui pourrait remplir cette
fonction) ? C’est toute la difficulté de l’art déviant de Duchamp. En effet,
même avec le ready-made, « au bout de quinze jours vous arrivez à
l’aimer ou à le détester. Il faut parvenir à quelque chose d’une
indifférence telle que vous n’ayez pas d’émotion esthétique »1. Mais
Fountain, qui a rapidement été admiré pour des qualités esthétiques que
les spécialistes de l’art lui ont reconnues, reste un cas limite de ready-
made. En parlant d’indifférence esthétique, on considère alors que « le
cadre de la déviance généralisée est en place »2.
« L’autre face de l’art est par la force des choses la fonction déviante
[...] Par rapport à l’esthétique de la beauté, l’autre face doit assumer
l’éthique de l’indifférence : il n’y a de beauté différente que dans la
beauté d’indifférence »3. L’attitude artistique générale de Duchamp est
ainsi orientée vers cette quête d’une esthétique sèche pour ne s’en
remettre qu’aux idées. Dans le domaine de la musique, il brouille les
règles du jeu : tout artiste qu’il est, il se met à composer une musique en
tirant au hasard dans un chapeau des cartes sur lesquelles sont inscrites
les notes de la gamme d’ut majeur qu’il va possiblement détacher de
l’accomplissement spécifique à l’œuvre musicale généralement conçue. Il
pose ainsi le problème d’un changement paradigmatique en musique,
répondant à des facteurs éclatés plutôt qu’à des modèles unitaires.
1
Entretiens, p. 83-84.
2
RESTANY, Pierre, L’autre face de l’art, op. cit., p. 147.
3
Ibid., p. 16. Surligné dans le texte.
4
SCHAEFFER, Jean-Marie, L’Art de l’âge moderne, op. cit., p. 87-88.
102
LaLicence
musique
accordéeconceptuelle
à ESTAY STANGEétudie
Veronica donc les valeurs du- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com Beau et du Laid
avec qui elle entend rompre. Plus de monopole du goût pour faire place
nette à l’indifférence esthétique. Qu’implique alors la notion
d’indifférence esthétique en musique ?
Compte tenu du régime de (1) « singularité » et (2) d’« objectivité »1
qu’il est parvenu à installer avec l’avènement du ready-made –
notamment Fountain (1/ paraphe, notoriété et pseudonyme ; 2/ niveau
d’identification sociale de l’objet après avoir rempli les procédures de
reconnaissance) –, Duchamp a bien le droit de voir de l’art partout ! Avec
le ready-made, il ouvre ainsi à une nouvelle tradition où l’inesthétisme
devient une valeur sûre à partir de laquelle il est possible d’établir une
structure artistique oblique. Mais sans systèmes, expression ou style
spécifiques, l’analyse, la compréhension, le jugement ou l’affirmation
semblent difficiles.
Il faut donc tenir compte des symptômes socio-historiques que ces
agencements musicaux nouveaux développent dans une sphère donnée,
ainsi que de la personnalité de l’artiste qui avance pareilles remises en
cause, et, finalement, les fait intégrer, non sans ironie, par les spécialistes
de la création.
Duchamp étant un iconoclaste qui s’oppose à toute tradition et à tous
les principes établis, il n’a de cesse d’affirmer sa volonté d’« aller plus
loin »2, de dépasser les tentatives d’hier toujours présentes dans une sorte
de révolution permanente. N’est-il pas à la recherche d’une quatrième
dimension ? De plus, l’artiste n’aspire à aucune satisfaction esthétique. Il
s’engage plutôt dans l’art qui s’adresse au cerveau, un art où « c’est
l’imagination du mouvement ou du geste qui fait la beauté […] C’est
complètement dans la matière grise »3.
À ce sujet, la théorie de l’art selon Danto recherche précisément une
appréciation non plus d’ordre esthétique mais d’ordre intellectuel et
conceptuel. Il s’agit d’une sorte de « relativisme sous contrainte de
rigueur »4 qui rend inconcevable la thèse tentante du « n’importe quoi »
apparent du ready-made ou de l’œuvre musicale conceptuelle imaginée
par Duchamp, et poursuivie, entre autres, par Fluxus.
Mais tout ceci reste très conventionnel. Ce qui fera dire à Deliège
que « Duchamp et Cage ont été des exemples extrêmes mais un certain
niveau de convention ne leur a-t-il pas été nécessaire ? Pour accréditer ses
1
HEINICH, Nathalie, Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, 2000.
2
DDS, p. 170.
3
Entretiens, p. 24.
4
Nelson Goodman, cité par MICHAUD, Yves, Critères esthétiques et jugement de goût,
Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999, p. 24.
103
ready-mades Duchamp
Licence accordée a eu besoin
à ESTAY STANGE du musée ; Cage,- ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com des instruments
traditionnels, d’un pianiste prestigieux et du rite du concert »1. Deliège se
fonde sur la pensée de Strawson qui, dans Logico-Linguistic Papers2 où
lui-même s’appuie sur les observations d’Austin relatives à la convention
dans l’intention de l’acte de langage, souligne la dimension de la
convention pour le locuteur. Celui-ci ne dispose d’aucun pouvoir quant à
l’issue de son acte communicationnel ni de son impact sur l’auditeur.
Considérant l’assujettissement du locuteur (l’artiste) face aux
conventions en vigueur, Strawson imagine un état limite où plus aucun
protocole ne « conditionnerait » l’intention du locuteur3 ; celui-ci
demeurerait à jamais soumis aux réactions de l’assistance. Deliège en
conclut que « pour Duchamp [...] sans la convention de l’outil ou de la
pissotière, il ne pouvait banaliser l’événement et provoquer le choc, et
pour Cage, [...] la gamme chromatique ou un banal emploi de l’électro-
acoustique au moins le rapprochaient de ses collègues dont il tentait de
piéger amicalement le langage »4. Là se situerait alors la limite de
Duchamp, parce que l’art – son art – ne sort finalement pas de l’espace
muséologique ou musical. Mais il en dé-définit les règles en usant de ses
propres « armes qu’il retourne contre l’opinion, pour mieux la vaincre
avec des armes éprouvées »5.
Duchamp cherchait à se jouer de ces lieux d’exposition publique.
Son geste intentionnel, et à bien des égards conventionnel, n’est-il pas le
meilleur moyen d’y parvenir ? Exposer l’objet manufacturé dans un lieu
institutionnel et le transcender en un ready-made lui permet de se jouer de
la galerie.
De même, par leur intitulé, leur construction et leur contenu, ses
compositions musicales proposent une remise en question de certains des
fondements constitutionnels de la musique. Elles mentionnent, en effet,
dès le titre, une « erreur ». Quant à leurs contenus, ils avancent une
correction, pourquoi pas une amélioration, voire une régénération par un
protocole de réalisation nouveau ne reposant sur aucun des critères
esthétiques et n’obligeant en aucune façon à une exécution publique.
1
DELIÈGE, Célestin, « De la substance à l’apparence de l’oeuvre musicale, essai de
stylistique », développement d’une communication au colloque Épistémologie de la
musique, Université de Tel Aviv, 1992, Les Cahiers de Philosophie, n°20, « La loi
musicale », Lille, 1996, p. 145-183.
2
STRAWSON, Peter Frederick, Logico-Linguistic Papers, Paris, Seuil, 1977.
3
Cf. ibid., p. 193 (je souligne).
4
DELIÈGE, Célestin, « De la substance à l’apparence de l’œuvre musicale, essai de
stylistique », Les Cahiers de Philosophie, op. cit.
5
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Minuit, 1991,
p. 192.
104
Sans leaccordée
Licence concours desSTANGE
à ESTAY codesVeronica
musicaux conventionnels
veronicaestay@hotmail.com – incluant titre,
- ip:78.109.86.68
notes, clefs, portées, altérations musicales, etc. –, il n’y aurait pas eu acte
de remise en question, ni même simple provocation de la tradition
sonore : on peut alors parler d’une convention de la désorganisation à
travers laquelle il ne s’agit pas de détruire pour détruire, mais de dé-
définir pour « emporter l’esprit du spectateur vers d’autres régions plus
verbales »1.
Cage tirait parti du hasard ou usait de différentes techniques pour retenir tel
son plutôt que tel autre, intégrait un passage de Beethoven ou simplement le
bruit d’une porte qui se ferme. Mais il n’empêche qu’il s’agissait bien là
encore de réaliser un concert, c’était seulement un concert d’un genre
différent.2
1
DDS, p. 191.
2
KAPROW, Allan, « Entretien avec Jacques Donguy », Hors Limites, l’Art et la vie 1952-
1994, Paris, catalogue du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, 1994,
ouvrage publié à l’occasion de l’exposition présentée du 9 novembre 1994 au 23 janvier
1995, p. 65.
3
Entretiens, p. 22.
4
DUCHAMP, Marcel, « Entretien avec Otto Hahn », VH 101, n°3, op. cit., p. 54.
5
Entretiens, p. 78.
105
Du ready-made
Licence aux
accordée à ESTAY compositions
STANGE musicales écrites
Veronica veronicaestay@hotmail.com en 1913,
- ip:78.109.86.68
1
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie. L’anti-Œdipe, Paris,
Minuit, 1972, p. 162.
2
Ibid., p. 306-307.
3
Schaeffer, Jean-Marie, préface à DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, op. cit. p.
16.
4
Étant Donnés : 1° la Chute d’eau, 2° le Gaz d’éclairage (1946-1966), la porte percée de deux
trous à travers lesquels on aperçoit la scène. Montage avec vieille porte en bois, briques, velours,
bois, cuir tiré sur une trame en métal, branchages, aluminium, verre, plexiglas, linoléum, coton,
lampe à gaz, moteur… 242.5 x 117.8 x 124.5 cm, Collection Louise et Walter Arensberg,
Philadelphia Museum of Art. Nous informons le lecteur que cette œuvre sera désormais citée Étant
Donnés, qu’il ne faudra pas confondre avec le titre de la revue du même nom, mais orthographiée
différemment : Étant Donné.
106
L’œuvre d’art,à ESTAY
Licence accordée dans STANGE
son mouvement « d’autonomisation
Veronica veronicaestay@hotmail.com » demande un
- ip:78.109.86.68
discours qui la reconnaisse telle, c’est-à-dire comme œuvre d’art, comme si
l’autosuffisance de l’œuvre ne pouvait effectivement s’accomplir, se réaliser
sans un discours qui l’affirmât, ne serait-ce que par son expression même.1
1
MARIN, Louis, Détruire la peinture, Paris, Champs/Flammarion, 1997, p. 32.
2
KOSUTH, Joseph, L’Art après la philosophie (1969), in HARISSON, Charles et WOOD,
Paul, Art en théorie : une anthologie, op. cit., p. 923.
3
“I always admired [his] work, and once I got involved with chance operations, I realized
he had been involved with them, not only in art but also in music, fifty years before I was”,
John Cage, cité par ROTH, Moira, “John Cage on Marcel Duchamp: an interview”,
Difference/Indifference: Musings on Postmodernism, Marcel Duchamp and John Cage,
New York: Routledge, 1998 (je traduis).
107
chose ; et
Licence c’estàbien
accordée ESTAYlaSTANGE
définition de laveronicaestay@hotmail.com
Veronica notation musicale, n’est-ce pas ? C’est
- ip:78.109.86.68
donc une œuvre musicale ; parce que, quand on la suit, on produit des
sons…1
1
John Cage, cité par BOSSEUR, Jean-Yves, John Cage, Paris, Minerve, 1993, p. 172.
2
JANIS, Harriet, JANIS, Sidney, « Marcel Duchamp: Anti-Artist », trad. Laurence Murphy,
Étant Donné Marcel Duchamp, n°4, 2002, p. 101-105.
3
Notes, n°185.
108
dont les préceptes
Licence sontSTANGE
accordée à ESTAY non Veronica
seulement bouleversés, -mais
veronicaestay@hotmail.com affecteront
ip:78.109.86.68
Au début des années 70, j’ai donné des séminaires sur Duchamp […] je
ressentais le besoin de passer quelque temps avec Duchamp. […] Cela m’a
été bien sûr très précieux. Dans les années 1910-1912, Duchamp s’est
détourné de la peinture de son temps, il est allé voir du côté de la littérature
et des autres arts afin de trouver des idées nouvelles. […]1
1
Gavin Bryars, cité par LELONG, Stéphane, Nouvelle Musique, à la découverte de 24
compositeurs, Paris, Balland, 1996, p. 75-76.
2
HENNION, Antoine, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, op. cit., p. 14.
3
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux, op.
cit., p. 13.
109
non-sens d’une
Licence musique
accordée d’un tout
à ESTAY STANGE autre
Veronica genre, d’une tout- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com autre logique et
d’une tout autre esthétique.
Avant lui, l’œuvre musicale possède une existence hétéronome : son
accomplissement dépend d’une exécution sonore en présence d’autrui. En
posant la question essentielle de la dimension sonore de la musique par le
geste de l’interprète à des fins de communication avec le public,
Duchamp remet en cause la nature même de la musique, qui est d’être
sonore, ainsi que sa fonction : il la définit sans l’identifier aux affects
qu’elle saura évoquer ou imiter – à moins que ces affects ne soient
négatifs et ne s’apparentent à l’ennui. Il cherche à comprendre sa
signification loin des effets qu’elle peut susciter, indiquant que l’on doit
pouvoir penser la musique en dehors des critères du goût socialement
institués.
Duchamp déconstruit la définition de la musique à partir de principes
spécifiques où la contradiction, qui semble par ailleurs animer l’ensemble
de son projet artistique, est logiquement admise par les mœurs, les
comportements et les usages, tout en apportant une dimension
supplémentaire et non triviale à la catégorie « musique ».
110
CHAPITRE III
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
1
Cf. JOUFFROY, Alain, « L’idée de jugement devrait disparaître – Interview avec Marcel
Duchamp », Arts, n°491, Paris, 24-30 nov. 1954, p. 13.
111
de manière systématique
Licence accordée par Sextus
à ESTAY STANGE VeronicaEmpiricus (200-250- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com ap. J.-C.) : c’est
« la faculté d’opposer les apparences (ou phénomènes) et les concepts de
toutes les manières possibles ; de là, nous en arriverons, à cause de la
force égale des choses et des raisons opposées d’abord à la retenue du
jugement puis à l’ataraxie »1. Cette théorie se caractérise par le
détachement et la maîtrise de soi. Douter de tout pour une indifférence
complète. Les opinions sont toutes relatives, parce que l’esprit humain
n’est pas construit pour concevoir la vérité absolue.
Telles sont les valeurs véhiculées par Duchamp à travers son sens de
la relativité, son renoncement à toutes conventions. Duchamp travaille
autour de ce qu’il nomme la « cointelligence des contraires »2. À l’instar
de Pyrrhon, il fait du doute son principe, de l’indifférence sa méthode, de
l’art son instrument.
En posant le problème de ses propositions musicales, j’ai remarqué
être en présence d’une musique conceptuelle dont la charpente, constituée
de partitions musicales, verbales, graphiques, numériques, transgresse les
codes traditionnels de la musique savante de tradition classique par
l’introduction de nouvelles données. Or ces données sont contradictoires
– l’œuvre musicale conceptuelle recélant, en effet, plusieurs qualités qui
s’opposent. Quelles sont-elles ?
En ce qui concerne les deux Erratum musical, est-ce l’œuvre d’un
compositeur ou d’une machine ? Ces pièces sont-elles tonales ou
atonales ? Sont-elles des œuvres musicales ou des « erreurs » musicales ?
Des canulars ou des œuvres d’art ? Des œuvres musicales ou d’art
plastique ? Doivent-elles être exécutées ou laissées inertes sur le papier ?
Cette question reviendrait ainsi à interroger le projet de l’art conceptuel
plus généralement, qui ne s’est pas coupé de la production de l’objet
artistique, considérant que la pertinence d’une idée n’est pas purement
formelle. Ensuite, doivent-elles être écoutées ou imaginées ? Est-ce un
tout ou une partie d’un tout (MMN) ? Quant aux propositions analytiques
de Duchamp musique, des partitions musicales en tant que telles, des
textes qui accompagnent une partition à concrétiser, ou la partition elle-
même se présentant sous la forme d’une partition verbale ? Sont-elles
encore des directives pour construire de nouveaux instruments ou de
simples idées jetées çà et là sur des bouts de papiers ? Sont-elles
réalisables ou irrationnelles ? Visionnaires ou inconsistantes ? Autant de
questions que suggèrent cette autre forme de musique, cet autre genre
artistique multigraphique menant, finalement, à « des conclusions
1
Sextus Empiricus, cité dans Atlas de la Philosophie, Encyclopédies d’aujourd’hui, Paris,
Le Livre de Poche, 1993.
2
Notes, n°185.
112
inaccessibles à laà ESTAY
Licence accordée logique »1 élaborées
STANGE par un artiste qui
Veronica veronicaestay@hotmail.com cherche à se
- ip:78.109.86.68
1
“They leap to conclusions that logic cannot reach”, LEWITT, Sol, “Sentences on
Conceptual Art”, Art-language, vol. 1, n°1, May 1969, p. 11-13 (je traduis).
2
SCHWARZ, Arturo, Duchamp, Paris, Odège Presse S.A, 1969, p. 32.
113
constitue pour
Licence moià ESTAY
accordée une grille
STANGEde lecture
Veronica de la musique conceptuelle
veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68 : elle
sera « paraconsistante ».
Est dite paraconsistante la logique qui admet un principe
contradictoire sans pour autant accepter l’aspect rebattu dérivant de cette
contradiction. Elle permet alors d’intégrer au sein d’un même énoncé des
éléments contraires, là où la logique classique ne le permet pas1.
Duchamp intègre volontairement dans sa pensée un « Principe de
contradiction définit seulement par ces 3 mots : c.à.d. Cointelligence des
Contraires [abstraits], abroger toute sanction établissant la preuve de ceci
par rapport à son contraire abstrait […] ainsi entendu le principe de
contradiction [permet] exige, l’incertitude abstraite l’opposition
immédiate, au concept A, de son contraire B »2. Il entreprend d’ailleurs
des recherches « sur son sens, et sa définition (scholastiques, grecs -Par
simplification grammaticale, on entend ordinairement par principe de
contradiction, exactement : principe de non contradiction »3. Le
philosophe François Raymond y a ici reconnu la logique paraconsistante4.
Il s’agit pour moi de comprendre si cette logique peut s’appliquer à la
musique conceptuelle telle que développée par l’artiste, et la façon dont
elle s’organise.
Par conséquent, il faut regarder les notions logiques de contradiction
et d’inconsistance, puis de non-trivialité et de non-contradiction que la
paraconsistance engage et refuse. Ensuite, il faudra se demander si la
paraconsistance est la seule forme logique non classique susceptible
d’être reconnue dans la pensée musicale duchampienne : je pense qu’il
pourrait y avoir bien plus.
Paraconsistance
Il est possible de trouver de la paraconsistance dans l’œuvre musicale
conceptuelle. Cette notion consiste à inclure, parmi toutes les affirmations
retenues, la contradiction. Elle s’oppose ainsi à l’idée de trivialité qui tend
à considérer n’importe quel énoncé comme acceptable si peu que celui-ci
soit modelé à partir des seules règles du langage. De ce point de vue, si
tout est axiome, cela revient alors à infirmer la notion même d’axiome.
La musique conceptuelle est donc inconsistante sans être triviale : elle
admet en son sein des notions contradictoires mais non contraires, sans
pour autant tout accepter. C’est le code de la paraconsistance ainsi définie
1
VOLKEN, Henri, « Ex contradictione quodlibet », Revue européenne des sciences
sociales, t. 35, 1997, n°107, p. 73 sqq.
2
Notes, n°185.
3
Ibid.
4
RAYMOND, François, Marcel Duchamp et le multiple dans l’art moderne, Th.:
Philosophie, Université de Montréal, 1999, p. 196.
114
par daLicence
Costa comme
accordée la possibilité
à ESTAY STANGE pour un système
Veronica veronicaestay@hotmail.com formel d’être
- ip:78.109.86.68
1
DA COSTA, Newton C. A., Logiques classiques et non classiques, essai sur les
fondements de la logique, Paris, Masson, 1997.
2
Aristote, Γ3, 1005b 23-32, cité in LUKASIEWICZ, Jan, Du principe de contradiction chez
Aristote, Paris, L’Éclat, 2000, p. 49.
3
ARISTOTE, Métaphysique, 1005 b 19-20.
115
Aristote réfute
Licence accordée la thèse
à ESTAY selon
STANGE laquelle
Veronica tout peut à la- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com fois être vrai et
faux. Or ses trois modes de raisonnement correspondent à un principe
dialogique empêchant de considérer la contradiction du monde, donc
l’homme dans sa totalité. Par acquis de conscience, le philosophe n’a
donc pu se résigner à admettre la contradiction logique, alors qu’Héraclite
et les sophistes, conscients de la non-existence d’une vérité unique, ont su
dépasser ce dualisme en introduisant des logiques alternatives et non
triviales : « Nous descendons et nous ne descendons pas dans le même
fleuve ; nous sommes et nous ne sommes pas »1. Ce fragment 49a
d’Héraclite est typiquement contradictoire : il affirme et nie
simultanément pour exprimer le devenir dans un monde où rien n’est
définitivement figé. On existe dans le temps et le changement de l’être
s’effectue depuis un contraire jusqu’à l’autre. Partant de là, le fragment
décrit la lutte des opposés qui font le devenir.
Duchamp pratique une forme de logique qu’il décrit comme un
« Possible sans le moindre grain d’éthique d’esthétique et de
métaphysique »2. Si la logique aristotélicienne repose sur un principe
bivalent n’admettant pas la contradiction (A ou Non-A), on parvient,
depuis Héraclite, à une logique trivalente qui admet la contradiction (A ;
Non-A ; A et Non-A). Cette forme de logique contradictoire, qui tient
compte des logiques affectives (ou logique des sentiments) structurant
l’esprit humain et la complexité de l’être, a donné lieu à de nombreuses
recherches. L’expression « logique paraconsistante » a été forgée en 1976
par le philosophe péruvien Francisco Miró Quesada, mais elle prend
encore les noms de logique dialethique [dialethic logic], logique
antinomique [antinomic logic] ou logique de contradiction [logic of
contradiction]. Toutefois, le mot paraconsistance est généralement
admis3.
Qu’en est-il, à présent, de l’interprétation artistique de la
paraconsistance dans le champ précis de la musique conceptuelle ? Elle
est annoncée en filigrane dans le projet artistique de Sol LeWitt : « La
logique peut être utilisée pour masquer l’intention réelle de l’artiste, pour
laisser croire au spectateur qu’il comprend l’œuvre, ou pour induire une
situation paradoxale (telle que logique contre illogique). Certaines idées
sont logiques dans leur conception et illogiques dans leur perception »4. Il
1
Les penseurs grecs avant Socrate – de Thalès de Milet à Prodicos, Paris, Garnier
Flammarion, 1964, p. 77.
2
Notes, n°82.
3
PRIEST, Graham, ROUTLEY, Richard, NORMAN, Jean, Paraconsistent Logic: Essays
On the Inconsistent, Hamden: Philosophia Verlag, 1989, p. 100.
4
“Logic may be used to camouflage the real intent of the artist, to lull the viewer into the
belief that he understands the work, or to infer a paradoxical situation (such as logic vs.
illogic). Some ideas are logical in conception and illogical perceptually”, LEWITT, Sol,
“Paragraphs on Conceptual Art”, op. cit. (je traduis et souligne).
116
y a deLicence
la contradiction dans l’idée
accordée à ESTAY STANGE Veronica même de la musique
veronicaestay@hotmail.com conceptuelle.
- ip:78.109.86.68
1
Entretiens, p. 81.
117
non-A.Licence
On accordée
parleà ESTAY
alors STANGE
d’uneVeronica
autre veronicaestay@hotmail.com
forme logique non classique : la
- ip:78.109.86.68
paracomplétude [paracompleteness]1.
Paracomplétude
La logique non classique (dite aussi intuitionniste) admet deux
systèmes de négation : la paraconsistance et la paracomplétude. Les
propriétés paraconsistantes peuvent toutes deux être vraies (la formule : A
et non-A est vraie) et les propriétés paracomplètes peuvent toutes deux
être fausses (la formule A et non-A est fausse). On peut donc résumer :
toute proposition est soit vraie soit fausse, dit le logicien classique
bivalent. Toute proposition est vraie et fausse à la fois, dit le logicien
intuitionniste paraconsistant. Toute proposition n’est ni vraie ni fausse, dit
le logicien intuitionniste paracomplet.
La pensée de Duchamp revêt ces deux dernières formes de logique :
l’usage veut que la musique ne puisse se passer de son exécution sonore,
dit la musique selon les usages. La musique est pour la musique
conceptuelle, « chose mentale » (cosa mentale) puisque l’idée prime sur
la matérialisation sonore, permettant ainsi à l’œuvre musicale d’être
imaginée, intériorisée, ou simplement d’exister en tant que telle par le fait
même d’avoir été énoncée par l’artiste. La musique conceptuelle est donc
réalisable en pensée ou elle ne l’est pas, ou elle l’est et ne l’est pas à la
fois – elle l’est donc sans l’être.
La musique conceptuelle est une musique sans musique. Duchamp
cherche tout à la fois une forme de musique qui fonctionnerait sur la
mémoire auditive ou sur le mode de l’oubli immédiat, et sur ces deux
modes à la fois. Mais il n’est pas non plus exclu que Duchamp ne cherche
rien ou qu’il cherche à en faire une musique exécutable, puisque la
mention « bien inutile d’ailleurs » n’est pas une interdiction formelle ; du
reste, la postérité de son œuvre musicale confirme la possibilité de sa
concrétisation acoustique. On est donc en présence de quatre situations ou
modes de fonctionnement tous recevables malgré leurs contradictions.
Dans le premier cas, il s’agit d’une représentation intérieure de la
musique, de son rendu sonore. Dans le deuxième, il s’agit d’une idée
musicale, d’une idée à propos de la musique. Dans ces deux situations, la
musique existe parce qu’elle a été énoncée et voulue comme telle par
l’artiste. Nous sommes alors ici face à un énoncé performatif par lequel
dire quelque chose, c’est forcément le faire : « énoncer la phrase [...], ce
n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je suis en train de faire
1
DA COSTA, Newton, A Note On Paracomplete Logic, Rendiconti Acc. Naz. dei Lincei,
1986, p. 504–509 ; DA COSTA, Newton, Paraconsistent and Paracomplete Logics,
Rendiconti Acc. Naz. dei Lincei, 1989.
118
en parlant
Licence ainsi,
accordée àni affirmer
ESTAY STANGEque je veronicaestay@hotmail.com
Veronica le fais : c’est le faire »1. Dans le
- ip:78.109.86.68
1
AUSTIN, John Langshaw, How to Do Things with Words (1962), trad. fr. Quand dire,
c’est faire, Paris, Seuil, 1970, p. 41. Austin ajoute, en note de bas de page : « Encore moins
ce que j’ai déjà fait, ou ce qu’il me faudra faire plus tard ».
2
Hans Heinz Stückenschmidt, cité par RAHN, Eckart, « Musique sans Musique », op. cit.,
p. 26-33 (je traduis).
119
pas paraconsistante carSTANGE
Licence accordée à ESTAY elle Veronica
n’est veronicaestay@hotmail.com
pas toujours vraie. Ainsi, « la
- ip:78.109.86.68
1
“Paraconsistency corresponds to a game where both players can win, by contrast to
paracompletness which corresponds to a game where both players can loose.”, BÉZIAU,
Jean-Yves, “The Future of Paraconsistent Logic”, Logical Studies Journal, n°2, Special
Issue on “Paraconsistent Logic and Paraconsistency », 1999, p. 12 (je traduis).
2
Entretiens, p. 81.
120
Qui plus
Licence està ESTAY
accordée la réalisation de veronicaestay@hotmail.com
STANGE Veronica l’œuvre conceptuelle : serait-elle
- ip:78.109.86.68
effective par le simple fait d’être imaginée ? On est donc ici en présence
d’une sorte de musique qui n’appelle à aucune interprétation musicale
manifeste. Elle existe par le seul fait d’être là, par le seul fait d’avoir été
inventée par l’artiste, et il ne faudrait rien en attendre ni rien en faire ?
Est-il possible que l’œuvre musicale conceptuelle puisse être ni
exécutable (donc non sonore) ni non exécutable (donc sonore) de
concert ? Pourrait-elle être à imaginer et à ne pas imaginer, à entendre ou
écouter et à ne pas entendre ou à ne pas écouter, même intérieurement, et
tout cela en même temps ? Cette dernière possibilité est autrement plus
complexe puisque l’on parle d’une logique paracomplète ou d’une
« incertitude abstraite » du principe de contradiction.
D’après Duchamp, ce principe « oppose encore 2 contraires. Par
essence, il peut se contredire lui-même et exiger : 1e ou un retour à une
suite logique non contradictoire (Platon...) ; 2e ou de la propre
contradiction, du principe de contr., à l’énoncé A., opposer B non plus
contraire de A, mais différent (le nb. des B. est infini, analogue »1.
Duchamp y a donc pensé. Ce qui me donne, dorénavant :
1
Notes, n°185.
121
LaLicence
musique
accordéeconceptuelle
à ESTAY STANGEest comparable
Veronica à un « état -»ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com résultant, selon
Genette, « d’une opération mentale (consciente ou non) qui consiste à
réduire l’objet ou l’événement, sous les espèces duquel se présente
l’œuvre, à l’acte de présenter cet objet ou cet événement comme une
œuvre »1. Et enfin, elle n’aboutit jamais : une grande partie des objets
sonores de Duchamp sont, d’ailleurs, laissés dans un état d’inachèvement
avancé, sans plus d’explication de sa part. Une fois de plus, seule compte
l’existence desdits objets. Les formules : A et non-A sont vraies
(paraconsistance) et A et non-A sont fausses (paracomplètude) sont
acceptables. Duchamp dépasse le système binaire et se donne rendez-
vous dans un système doublement trivalent en épousant tout à la fois une
logique paraconsistante et une logique paracomplète2.
L’œuvre musicale conceptuelle réfère à une musique composée de
notes aléatoires ou d’énoncés. Sa caractéristique est de ne pas être
nécessairement sonore ; son essence réside dans le fait même d’avoir été
pensée par l’artiste. Elle est musique sans être sonore : c’est une musique
conceptuelle. Quant à ses objets, ils sont mentaux et concrets. On peut
alors relever une contradiction inhérente au projet de l’art conceptuel : si
l’idée prime sur l’objet – qui n’a alors pas à être concrétisé –, jamais les
artistes de ce courant ne se sont pour autant passés de la matérialisation
de ladite idée…
Dans ses formes logiques paraconsistante et paracomplète, la
musique conceptuelle semble se contredire dans sa nature propre et fuir
hors elle-même. Elle est toutefois recevable en tant que musique, bien que
d’un tout autre genre. Si une formule et sa négation peuvent
concurremment être valables, on entre alors dans une logique
paraconsistante.
Ensuite, la même formule peut se contredire dans sa contradiction
même, et plutôt que d’admettre sa dimension sonore et non sonore à la
fois, elle admet une dimension qui n’est ni sonore ni non sonore. Elle
appartient à une musique dont les affirmations, écrit Duchamp, « n’ont
pas de valeur musicale, c.à.d. ne tirent pas leur signification d’ensemble
de leur succession ni du son de leurs lettres. On peut donc les énoncer ou
les écrire dans un ordre quelconque ; le reproducteur à chaque
reproduction, expose (comme à chaque audition musicale d’une même
œuvre) de nouveau, sans interprétation, l’ensemble des mots et n’exprime
enfin plus une œuvre d’art (poème, peinture, ou musique) »3.
1
GENETTE, Gérard, L’œuvre de l’art. Immanence et transcendance, op. cit., p. 170.
2
PRIEST, Graham, ROUTLEY, Richard, NORMAN, Jean, Paraconsistent Logic: Essays
On the Inconsistent, op. cit., p. 360-362.
3
Notes, n°186.
122
D’autres objets
Licence accordée sonores
à ESTAY décrits
STANGE Veronicapar le conceptualiste
veronicaestay@hotmail.com sont tout aussi
- ip:78.109.86.68
1
DDS, p. 196.
2
Voir DARBON, Nicolas, Les Musiques du Chaos, Paris, L’Harmattan, 2006.
3
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Qu’est-ce que la philosophie, op. cit., p. 189.
4
DDS, p. 272.
123
en tousLicence
sens,accordée
intensités
à ESTAYlibres ouVeronica
STANGE singularités nomades, particules
veronicaestay@hotmail.com folles ou
- ip:78.109.86.68
transitoires »1. C’est bien un chaos organisé dans lequel Duchamp est
consistant dans son inconsistance et complet dans sa paracomplétude en
intégrant toutes les formes envisageables, sans en rejeter aucune. Mais le
chaos de cette autre forme de musique n’interdit pas, justement, la
musique : elle la rend non indispensable et acceptable si et seulement si
elle est le résultat d’opérations fondées sur l’indifférence esthétique. La
musique conceptuelle selon Duchamp est donc théoriquement pensable
même si « le fond de l’esprit est délire, ou, ce qui revient au même à
d’autres points de vue, hasard, indifférence »2.
Il est donc tout à fait possible d’admettre l’irrationalité de Duchamp
sans trop rapidement l’opposer à la rationalité ou à une forme de démence
non rationnelle qui substitue à l’acte son caractère intentionnel. Un être
rationnel est seul susceptible d’être irrationnel :
1
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux, op.
cit., p. 54.
2
DELEUZE, Gilles, Empirisme et subjectivité, Paris, PUF, 1953, p. 4.
3
DAVIDSON, Donald, Paradoxes de l’irrationalité, Paris, L’Éclat, 1991, p. 40.
4
DELEUZE, Gilles, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 292.
124
LeLicence
type accordée
d’irrationalité qui pose
à ESTAY STANGE un problème
Veronica conceptuel - ne
veronicaestay@hotmail.com tient pas à une
ip:78.109.86.68
incapacité qu’aurait quelqu’un à croire ou à éprouver ce que nous réputons
raisonnable, mais plutôt à une absence, chez une même personne, de
cohérence ou de non-contradiction dans la structure de ses croyances, de ses
attitudes, de ses émotions, de ses intentions et de ses actions.1
1
DAVIDSON, Donald, Paradoxes de l’irrationalité, op. cit., p. 23.
2
LE LIONNAIS, François, Marcel Duchamp joueur d’échecs, Caen, L’Échoppe, 1997.
3
Notes, n°185.
4
JOUFFROY, Alain, « Conversations avec Marcel Duchamp », op. cit., p. 107-124.
5
DELEUZE, Gilles, Le Pli, Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 188.
125
Tenter de définir
Licence accordée le chaosmos
à ESTAY STANGE revient alors «- ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com à en suggérer
l’ambiguïté fondamentale »1. On peut toutefois se référer à la formule de
Deleuze qui définit le chaos « moins par son désordre que par la vitesse
infinie avec laquelle se dissipe toute forme qui s’y ébauche. C’est un vide
qui n’est pas un néant, mais un virtuel, contenant toutes les particules
possibles et tirant toutes les formes possibles qui surgissent pour
disparaître aussitôt, sans consistance ni référence, sans conséquence.
C’est une vitesse infinie de naissance et d’évanouissement »2. Or si le
chaos est virtuel, que représente le virtuel dans le système musical
duchampien ?
Probablement l’inconsistance due à l’incertitude de ses formes qui
font appel à des couples d’opposés, tous décrivant, par ailleurs, la même
chose. Pourtant, nous avons vu que la musique conceptuelle possède une
formalisation spécifique en admettant un raisonnement paraconsistant et
paracomplet ; elle n’est nullement inexistante et n’est pas vide de sens.
Bien au contraire, la musique conceptuelle, parce qu’exécutée par ses
héritiers mais aussi par Duchamp lui-même (c’est, du moins, une
possibilité que l’on n’écartera pas), est un mode de création virtuel, une
réalité particulière qui n’existe pas encore en tant que fait actuel au
moment où Duchamp la conçoit, mais en tant qu’essence générant un
processus de transformation d’une conception musicale à une autre. Elle
fait corps avec l’organisation chaotique du monde : c’est un chaosmos où
se meut le virtuel.
Dans Différence et répétition, Deleuze explique que le virtuel n’est
pas le contraire du réel mais bien de l’« actuel », c’est-à-dire de ce qui est
matériel, de ce qui est action, alors que le réel se distingue, quant à lui, du
« possible » : « le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel
[…] Le virtuel doit même être défini comme une stricte partie de l’objet
réel »3. L’actuel est donc ce qui existe en acte alors que le virtuel est ce
qui existe en puissance. L’exemple souvent cité pour expliquer cette
nuance est celui de l’arbre virtuellement présent dans la graine : « Un
chêne porte en puissance, par tous ses glands, une forêt entière »4. Une
graine est donc un arbre en devenir parce qu’elle a le potentiel de se
transformer en arbre : elle est virtuellement porteuse de sa propre
réalisation ; elle existe en puissance. Cette virtualité non encore
réalisée s’oppose ainsi à l’acte, à l’actualité (et non à la réalité qui est une
autre manière d’être au monde).
1
ECO, Umberto, L’Oeuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965, p. 60.
2
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Qu’est-ce que la philosophie, op. cit., p. 111.
3
DELEUZE, Gilles, Différence et répétition, op. cit., p. 269.
4
PLANTEFOL, Lucien, Cours de botanique et de biologie végétale, vol. 1, Paris, Eugène
Belin, 1930, p. 550.
126
L’étymologie latineSTANGE
Licence accordée à ESTAY nous Veronica
apprend également que - ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com le terme virtuel
vient de virtus, ou vertu, et signifie force, vigueur. Dans sa forme littérale,
le virtuel est la propriété d’une chose dont les valeurs réunissent les
conditions essentielles propres à sa réalisation. Être virtuel, c’est avoir la
force (physique ou morale) de parvenir à quelque chose. Pour Deleuze, et
dans le prolongement de la philosophie scolastique, est virtuel ce qui
existe non de fait et sans portée immédiate. Le virtuel tend ainsi à
s’actualiser sans être toutefois matériel ou formel.
La musique conceptuelle devient virtuelle pour deux raisons :
d’abord, si elle fait l’objet d’une actualisation (relation de cause
à effet : l’acte infère sa propre virtualité avant qu’il ne soit réalisé). La
musique conceptuelle de Duchamp existe sous la forme de partitions et
d’énoncés ; ceux-ci portant sur le sonore et ayant fait l’objet d’une
exécution, ils peuvent être compris comme des objets musicaux en
puissance. La musique conceptuelle est donc virtuelle car elle supporte
son propre potentiel d’actualisation, transformant la possibilité d’une
conception ou d’un projet en action.
ensuite, la musique conceptuelle, qui se présente ici sous la
forme d’énoncés et de partitions, est virtuelle au même titre que tout écrit
musical jusqu’à sa matérialisation sonore (qui, la plupart du temps, a
lieu). La musique de Duchamp est donc avant tout conceptuelle, mais
l’idée qu’elle sous-tend peut mener au mode virtuel : les héritiers de
Duchamp nous le disent en actualisant ses objets sonores ; il en est de
même de la théorie du courant artistique auquel elle se rattache. Or, si
actualisation il y a, cela montre la possibilité d’actualisation – donc la
virtualité. Ce qui a été actualisé engage dorénavant ce qui était musique à
l’état de concept (donc lorsque l’idée fait musique, au-delà de toute
préoccupation formelle) vers la virtualité.
Si l’on part du principe que toute œuvre conceptuelle doit
théoriquement rester à l’état d’idée, la musique conceptuelle perdrait-elle
de sa conceptualité et de sa virtualité au moment de son exécution ?
Deviendrait-elle « musique » au sens traditionnel du terme ?
L’enjeu de la musique conceptuelle est de pouvoir fonctionner sur les
deux états, ou entre deux états – le mode exécutif et/ou le mode
conceptuel. Ce qui fait la spécificité de la musique conceptuelle par
rapport à la musique traditionnellement conçue (donc celle destinée au
monde sonore), est que la première peut ne pas être exécutée. Duchamp
nous montre ainsi que la musique peut à présent fonctionner sur un autre
niveau de perception – donc sur tous. C’est en ce sens qu’elle est
inclusive. En plus, ce qui fait que les deux Erratum sont conceptuels, au-
delà du fait qu’EM2 ne requiert pas nécessairement d’exécution, consiste
127
en desLicence
opérations aléatoires
accordée à ESTAY qui donnent
STANGE Veronica une idée de
veronicaestay@hotmail.com la réalité, en
- ip:78.109.86.68
1
DELEUZE, Gilles, « La conception de la différence chez Bergson », in Les Études
bergsoniennes, Paris, Albin Michel, 1956, p. 100.
2
DELEUZE, Gilles, Différence et répétition, op. cit., p. 273.
3
LÉVY, Pierre, Cyberculture, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 56. Mais dans ce contexte, je ne
parle pas du monde virtuel de l’Internet, qui ne réfère pas à la même chose : nous avons ici
une autre signification. L’espace virtuel est réalisé dans sa virtualité.
4
SCHAEFFER, Jean-Marie, Les Célibataires de l’art, op. cit., p. 95.
128
donc àLicence
l’externe.
accordée àLa musique
ESTAY STANGE de Duchamp
Veronica fonctionne selon
veronicaestay@hotmail.com trois modes
- ip:78.109.86.68
De la communication
La définition de la musique conceptuelle contient donc une
opposition entre l’idée d’une forme de musique et la partition – qui reste
l’un des objets spécifiques de la musique. Pour Duchamp, la partition
n’est pas comprise comme l’ensemble des données acoustiques qui
devront être interprétées par un instrumentiste : elle est une trace d’un
moment – un moment qui pourrait relever d’une forme de rituel dans le
principe même du tirage au sort ; Duchamp aura pris soin de le noter à
l’aide de signes musicaux prolongés par des écrits explicatifs. La partition
selon Duchamp a donc plus à voir avec une partie formant un tout… dans
129
un tout, vu que
Licence la àmusique
accordée conceptuelle
ESTAY STANGE s’inscrit dans le -projet
Veronica veronicaestay@hotmail.com général de
ip:78.109.86.68
MMN.
Aujourd’hui, l’ensemble des objets sonores duchampiens a été
réalisé. La musique conceptuelle est donc forcément virtuelle. Mais ne
possédait-elle pas, dès l’origine, l’énergie nécessaire pour se
matérialiser ? N’était-elle pas, dès sa conception, et au même titre que
toute partition de musique, virtuelle ? N’existait-elle pas en puissance en
attendant de l’être en acte ?
En art conceptuel, s’il n’y a pas d’énoncé, il n’y a pas d’objet. Par
contre, en art « perceptuel » (c’est-à-dire l’art « essentiellement destiné la
vue » ou à tout autre sens)1, s’il y a un objet, il peut ne pas y avoir
d’énoncé (et souvent, il n’y en a pas – tout au plus un titre). L’art
conceptuel nous donne alors accès à l’art à deux niveaux : 1/ par le
truchement de l’idée qui, grâce à la force de son énoncé (ou « des
chiffres, des photographies, des mots »)2, fait que l’on peut se représenter
l’objet matériel ; et 2/ par le passage de la conscience à la
communication, c’est-à-dire lorsque l’idée est communiquée.
Au premier niveau, si l’idée a un intérêt mental, donc si l’idée est
forte dans ce qu’elle dit (plutôt que dans son objet, donc dans ce qu’elle
est), elle se suffit à elle-même. Son exécution est « superficielle »3 dans la
mesure où l’idée fait sens pour celui qui la reçoit. Ainsi, l’objet est déjà
mentalement représenté. C’est le cas pour les deux Erratum qui
« s’entendent » à la seule lecture par quiconque connaît la musique, ou
encore pour la Roue de Bicyclette (1913) ; l’objet en question exposé est
donc secondaire, au contraire des ready-mades In Advance of the Broken
Arm (1914) ou Apolinère Enameled (1914) qui appellent, quant à eux, à
être vus, tandis que Fountain crée la surprise.
Superficiel ne veut donc pas dire inutile, superflu. D’où le second
niveau. En effet, pour qu’il y ait art, il faut que l’idée soit communiquée,
donc que la chaîne de réception soit respectée : « Toutes les idées sont de
l’art si elles concernent l’art et entrent dans les conventions artistiques »4.
Dans le cas de la musique conceptuelle, Duchamp communique l’œuvre
via les partitions ou ses propositions analytiques qu’il s’est efforcé de
publier ; elles forment la base matérielle de la musique et affirment son
existence : elles portent leur réalisation.
1
Sol LeWitt, « Alinéas sur l’art conceptuel », in HARISSON, Charles et WOOD, Paul, Art
en théorie : une anthologie, op. cit., p. 911.
2
Ibid., p. 912.
3
Ibid., p. 910.
4
Sol LeWitt, « Positions », in HARISSON, Charles et WOOD, Paul, Art en théorie : une
anthologie, Ibid., p. 914.
130
Ainsi,
Licence en musique
accordée conceptuelle,
à ESTAY STANGE la partition fait la
Veronica veronicaestay@hotmail.com musique. Ceci
- ip:78.109.86.68
1
DELEUZE, Gilles, Le Pli, Leibniz et le baroque, op. cit., p. 188
2
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Qu’est-ce que la philosophie, op. cit., p. 190.
3
STÉVANCE, Sophie, « La Dream House ou l’idée de la musique universelle », Circuit –
musiques contemporaines, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, Volume 17, n°3,
2007, p. 87-92.
4
DDS, p. 47.
131
Le concept duchampien
Licence accordée de la musique
à ESTAY STANGE éternelle pourrait- ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com également avoir
inspiré les actions musicales des artistes minimalistes où une note, une
ligne, doivent être tenues pendant une durée indéterminée, et où le temps,
par là même, est suspendu. Pensons à la Composition 1960 #10 to Bob
Morris : “Draw a straight line and follow it” médite La Monte Young, ou
encore la Composition 1960 #7, qui prévoit de tenir une quinte (si-fa#)
pendant un certain laps de temps : “To be held for a long time”. Cette
même quinte tourmente Rrose Sélavy (1975), l’alter ego féminin créé par
Duchamp, où Juan Hidalgo1 (du groupe ZAJ) tire au sort cinq notes pour
chacun des trois mouvements qui composent cette pièce (Rrose Sélavy,
Eau de Voilette, L.H.O.O.Q.).
Ce genre de compositions s’étire à l’intérieur d’un processus dont la
fin n’est pas indiquée. C’est aussi l’idée de la musique conceptuelle où
« la simplicité de la forme ne signifie pas nécessairement la simplicité de
l’expérience »2. Dans ce contexte, je ne saurais ne pas évoquer les
« boîtes »3 de Duchamp contenant un objet sonore ou même de l’air
ambiant. En 1919, Duchamp achète, en guise de cadeau pour ses amis et
mécènes Louise et Walter Arensberg, une ampoule de verre dans une
pharmacie parisienne. Il la baptise Air de Paris ; l’artiste Ulf Linde
réalisera une réplique de ce ready-made en chantant un air de Jacques
Offenbach pour « [conférer] à l’œuvre un air parisien unique »4.
Duchamp a donc fait en sorte que sa « tirelire » « enfermant quelque
chose irreconnaissable au son »5 soit aussi un moyen de se souvenir de
l’instant, une « conserve », dit-il, une mémoire (même s’il pense en même
temps à l’oubli). C’est aussi À Bruit Secret. « L’air est au son ce que le
son est à la musique, sa substance »6, donnant ainsi aux Fluxboxes de
Fluxus, I BOX et The Box with the Sound of Its Own Making (1961) de
Robert Morris, aux Boxes for Meaningless Work de Walter de Maria ou à
la Urmusik de Nam June Paik une filiation duchampienne.
Ce sont ses exégètes qui ont dé-conceptualiser la musique de
Duchamp, lui qui avait compris la portée de l’acte conceptuel, même s’il
donne l’impression de penser ses objets sonores et partitions musicales de
manière impulsive, notamment en vertu de leur rédaction empressée.
1
HIDALGO, Juan, Rrose Sélavy, LP, Cramps Record, Milano, 1977.
2
Robert Morris, cité in WHEELER, Daniel, L’art du XXème siècle, de 1945 à nos jours,
Paris, Flammarion, 1992, p. 221.
3
STÉVANCE, Sophie, “Marcel Duchamp’s Musical Secret Boxed in the Tradition of the
Real: A New Instrumental Paradigm”, Perspectives of New Music, Vol.45, Issue 2, Summer
2007, Seattle, University of Washington, p. 150-170.
4
Ulf Linde, cité in NAUMANN, Francis M., Marcel Duchamp, L’Art à l’ère de la
reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999, p. 224.
5
DDS, p. 49.
6
PECQUET, Frank, « L’espace du son », L’Espace : Musique / Philosophie, Jean-Marc
Chouvel et Makis Solomos (dir.), Paris, L’Harmattan, 1998, p. 187.
132
Duchamp
Licenceexplore les territoires
accordée à ESTAY de l’incertain
STANGE Veronica pour en - tirer
veronicaestay@hotmail.com des formes
ip:78.109.86.68
1
Marcel Duchamp, cité par NEYENS, Jean, « Will go underground », interview de Marcel
Duchamp à la R.T.B.F., 1965, Tout-fait, The Marcel Duchamp Studies OnLine Journal,
« Interviews », Vol 2/ Issue 4, Janvier 2002.
2
GUATTARI, Félix, « Combattre le chaos », op. cit.
3
GUATTARI, Félix, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992.
4
Félix Guattari, propos recueillis en décembre 1991 par Emmanuel Videcoq et Jean-Yves
Sparel, Chimères, n°28, Les Arts de l’Éco, Printemps-été 1996.
133
avec leLicence
public, il à admettait
accordée enVeronica
ESTAY STANGE mêmeveronicaestay@hotmail.com
temps l’importance de ce dernier
- ip:78.109.86.68
1
DDS, p. 190.
2
Ibid., p. 188.
3
Ibid., p. 190.
4
Ibid., p. 189.
5
GUATTARI, Félix, Chaosmose, op. cit., p. 56.
6
“If a mere bit of paint can be of the Passion of the Lord, why on earth not a state of our
brain?”, DANTO, Arthur, The Body/body Problem: Selected Essays, Berkeley & Los
Angeles: University of California Press, 1999, p. 30 (je traduis).
134
intéresse et accordée
Licence captive. Mais
à ESTAY indépendamment
STANGE de cette impression
Veronica veronicaestay@hotmail.com de nager
- ip:78.109.86.68
en plein chaos, nous sommes bel et bien dans une situation musicale, et
peu importe laquelle a priori car cette curieuse sorte d’expérience à
laquelle Duchamp nous convie est devenue un terrain fertile pour des
héritiers venus de tous les horizons artistiques. C’est pourquoi il fallait
tenter d’appréhender les contradictions apparentes (entre la musique et sa
définition originelle, l’acte de composition et le hasard, l’artiste et
l’auditeur, la partition et l’exécution, et bientôt entre l’artiste et son
identité de compositeur) au cœur de cette sorte de musique.
Mon idée était de déplacer la problématique à un autre niveau de
sens, en faisant abstraction de ce qui trouble et décourage de prime abord,
afin de dégager un possible processus créatif de formes musicales encore
indéfinies : ce modèle sera conceptuel et virtuel et organisera ses
éléments logiquement en fonction du principe de la « Cointelligence des
contraires ». C’est l’idée de la chaosmose ou l’exploration de
l’hétérogène musical à travers lequel apparaissent des foyers de
complexité d’une nature différente par rapport au sens commun, un peu à
l’image de l’étrangeté du Grand Verre où s’organise une concaténation
d’énoncés chaotiques et ordonnés neutralisant ainsi toutes les oppositions
binaires, et laissant lecteurs, regardeurs et auditeurs pantois.
Certains exégètes de Duchamp relient sa pensée à certaines
philosophies orientales. Octavio Paz1 songe à l’école philosophique
hindouiste moniste de l’Advaïta védanta de la non-dualité. John Cage
explique, quant à lui, avoir été amené au taoïsme et au Zen par Duchamp
qui pratiquait détachement et non-vouloir2. La musique selon Duchamp
pourrait-elle s’apparenter aux traditions orientales du Tao et du Zen dans
lesquelles les états de contradiction simultanés sont l’expression d’une
expérience de vie quotidienne ? La musique aléatoire de Cage repose sur
ce principe philosophique.
Dès 1951, avec Music of Changes dont les méthodes s’inspirent du
livre chinois des mutations (I-ching), l’Américain compose avec le hasard
pour rendre précisément à la musique son caractère originel, naturel, pris
à l’état naturel dans l’environnement sonore quotidien. Si la logique de la
musique conceptuelle et virtuelle de Duchamp pourrait être rapprochée de
l’esprit taoïste, c’est parce qu’elle représente « un univers en croissance
dans sa totalité » qui « exclut la possibilité de savoir comment il croît par
les moyens de la pensée et du langage, et il ne viendrait jamais à l’esprit
d’un taoïste de chercher si le Tao sait comment il crée l’univers, car il
opère spontanément et non pas selon un plan établi »3. Duchamp, et après
1
PAZ, Octavio, Marcel Duchamp L’apparence mise à nu..., Paris, Gallimard, 1977.
2
CAGE, John, M : Writings '67-'72 (1973), Paris, Boyars, 1998, p. 129.
3
WATTS, Alan Wilson, Le Bouddhisme Zen, Paris, Payot, 1982, p. 30.
135
lui Cage, développent
Licence accordée à ESTAYalors une
STANGE activité
Veronica musicale en interaction
veronicaestay@hotmail.com avec le
- ip:78.109.86.68
136
question desaccordée
Licence critères quiSTANGE
à ESTAY permettent
Veronicade définir ce qu’est- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com une œuvre d’art
menant à des contradictions qui n’ont de cesse de se renouveler sans que
la notion d’œuvre elle-même ne le soit par conséquent. Ainsi, la
paraconsistance n’invalide ni la production ni la diffusion des œuvres, ni
même l’intention de l’artiste ou la réception de l’auditeur.
Tout tend à être constamment réinterrogé sans que la définition de
l’art ne disparaisse pour autant, ce qui fait d’ailleurs dire à Danto que
même sans que nous puissions parvenir à définir ce qu’est l’art, il n’en
demeure pas moins que nous savons ce qu’il est et ce qu’il n’est pas – du
moins, tant que l’on ne se pose pas la question explicitement1. On sait
donc lorsque nous sommes en présence d’une œuvre d’art ou non : cela
relève du sens commun, sinon du bon sens.
Bientôt qualifié par les autorités artistiques au titre d’œuvre d’art, le
ready-made a mis fin à la confusion entre art et esthétique. Dickie nomme
cette redistribution des valeurs la « théorie institutionnelle »2, et Heinich
y voit là une sociologie de la médiation qui s’attarde sur le processus
d’assimilation par l’appréciation sociale des outrages des artistes. Ainsi,
« Une œuvre d’art dans le sens classificatoire est (1) un artefact (2) dont
un ensemble d’aspects a reçu le statut de candidat à l’appréciation par
quelqu’un ou quelques-unes des personnes qui agissent pour le compte
d’une certaine institution sociale (le monde de l’art) »3. Danto refuse la
thèse selon laquelle la reconnaissance institutionnelle, tout comme les
qualités intrinsèques de l’objet ou le geste intentionnel de l’artiste,
permettrait de distinguer un simple objet d’une œuvre d’art. La différence
qui s’opère entre les deux entités concerne la théorie qui sera faite autour
de l’objet pour parvenir à la « transfiguration du banal » en art. C’est
donc l’interprétation d’un objet ordinaire qui va lui conférer le statut
d’objet d’art :
On ne peut voir quelque chose comme une œuvre d’art que dans
l’atmosphère d’une théorie artistique et d’un savoir concernant l’histoire
de l’art. L’art, dans son existence même, dépend toujours d’une théorie ;
sans une théorie de l’art, une tache de peinture noire est simplement une
tache de peinture noire et rien de plus.4
1
DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, op. cit., p. 110 et p. 113.
2
DICKIE, George, Art and the Aesthetic. An Institutional Analysis, London: Cornell
University Press, 1974.
3
BOURDIEU, Pierre, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 34.
4
DANTO, Arthur, La Transfiguration du banal, op. cit., p. 217-218.
137
présentée auaccordée
Licence public aprèsSTANGE
à ESTAY avoir Veronica
été jugée par des spécialistes
veronicaestay@hotmail.com travaillant au
- ip:78.109.86.68
On devrait ajouter que ces spécialistes ont été formés pour pouvoir
juger de ce qui est ou doit être de l’art. Mais si l’on ne saurait passer sous
silence les paramètres économiques et les passe-droits qui existent entre
certaines institutions, spécialistes et artistes, il ne faut pas non plus
oublier – au risque de se rapprocher d’une théorie ontologique de l’art ou
de relancer le débat entre l’inné et l’acquis – que l’artiste, virtuose, reste
un être d’« exception » : il est celui qui parvient à révéler au commun des
mortels ce qu’un homme est capable de faire mais que lui et une poignée
d’autres sont seuls aptes à réaliser.
On touche ici à la notion de génie (du latin ingenium : puissance
créatrice) dont la capacité à défier la nature et à dépasser ses propres
limites fascine et force l’admiration collective ; cela ne veut pas dire que
les artistes sont tous, et forcément, des virtuoses, mais que certains le sont
plus que d’autres. Il y a donc des degrés au talent, ce qui n’enlève pas aux
moins doués le qualificatif d’« artiste » puisque le premier niveau de
qualification artistique est l’intention avec laquelle le producteur confère
à sa création le statut d’œuvre d’art. Or reste encore au producteur à
obtenir la reconnaissance de son statut et de son acte esthétique
intentionnel.
Ainsi, pour être reconnu, le virtuose doit bénéficier de certaines
conditions de félicité : « une énergie soutenue, une application décidée à
des fins particulières, un grand courage personnel, puis la chance d’une
éducation qui a de bonne heure offert les meilleurs maîtres, modèles,
méthodes »2, à quoi s’ajoute une visibilité et une identification de la part
des spécialistes qui sauront voir, sinon deviner l’importance de ce génie
1
DICKIE, George, Art and the Aesthetic. An Institutional Analysis, op. cit., p. 23.
2
NIETZSCHE, Friedrich, Humain, trop humain (1878), Paris, Robert Laffont, 1993, p. 536.
138
inventif, « propre
Licence accordée àde
ESTAY »1, etVeronica
l’artSTANGE lui fournir les moyens de
veronicaestay@hotmail.com diffuser son art
- ip:78.109.86.68
1
BARBIER, Patrick, « Mazarin et l’apparition des castrats en France », La maison des
Italiens, Paris, Grasset, 1999, p. 8-9.
2
BOWNESS, Alan, The Conditions of Success. How the Modern Artist Rises to Fame,
London: Thames and Hudson, 1989.
3
HEINICH, Nathalie, La Sociologie de l’art, Paris, La Découverte, 2001, p. 71.
4
GOODMAN, Nelson, « Quand y a-t-il art ? » (1978), Philosophie analytique et esthétique,
Paris, Klincksieck, 2004, p. 199-210.
5
HEINICH, Nathalie, « Esthétique, déception et mise en énigme : la beauté contre l’art
contemporain », Art Présence, oct.-nov.-déc.1995, n°16, p. 12-19.
6
VEYNE, Paul, Comment on écrit l’histoire ?, op. cit., p. 47.
139
Duchamp està ESTAY
Licence accordée le premier
STANGE a avoirveronicaestay@hotmail.com
Veronica mis le doigt sur- ip:78.109.86.68
l’importance de
l’institution dans la reconnaissance de ce qui deviendra art ; il est aussi un
modèle idéal de la double exigence du régime de la « montée en
singularité » couplée à la « montée en objectivité »1. Le parangon de cette
idée est bien Fountain : ce ready-made n’a-t-il pas été reconnu par le
gotha du monde de l’art contemporain comme « la » réalisation
emblématique de l’art du XXe siècle ? On ne parle pas ici des critères de
beauté de cet urinoir qui aura influencé les artistes, mais bien de la
défiance de Duchamp face à ce monde de l’art, acteurs confondus, pour
parvenir à lui faire croire en son urinoir. On parle de la liberté artistique
que cet acte véhicule depuis la prise de conscience de son importance.
En bouleversant le concept d’art, Duchamp a, en effet, permis aux
artistes de se libérer de normes persistantes en intégrant à leur pratique de
nouveaux matériaux issus de la réalité, même la plus prosaïque, pour
dissoudre les barrières entre l’art et la vie. Mais cette liberté pourrait-elle
être devenue une illusion ? L’artiste contemporain, à toujours vouloir
(devoir ?) aller plus loin dans la création, donc dans la transgression des
frontières de l’art, ne s’est-il pas, finalement, rendu prisonnier d’une sorte
d’obligation de contradiction, d’une sorte de surenchère incessante de la
subversion menant à la réaction puis inévitablement à son intégration2 ?
L’artiste contemporain agit en termes logiques de paraconsistance
dans un environnement artistique qui autorise et encourage même la
transgression de l’art. La logique paraconsistante de l’art contemporain se
rapproche ainsi du « paradoxe permissif »3 qui s’effectue entre le
conservateur et l’artiste. Cette forme contradictoire se retrouve dans le
livre de Pierre-Michel Menger, Le paradoxe du musicien4 : le sociologue
y relate les effets souvent pervers des formes d’administration de
l’appareil musical créateur menant à une création réalisée par des
« assistés sociaux ». Le principe des commandes publiques est seul à
permettre à la musique contemporaine de poursuivre son développement.
Mais au-delà du pessimisme ambiant, pourrait-on voir, au travers de
ces institutionnalisations, une plus grande facilité dans la diffusion des
idées ? La complicité de l’État et de l’artiste est-elle un moyen pour
encourager la diffusion des formes les plus nouvelles, des structures et
musiques auprès d’un large public, tout à la fois réticent et volontaire ?
1
HEINICH, Nathalie, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Minuit, 1998 ; et du même
auteur Être écrivain. Création et identité, op. cit.
2
HEINICH, Nathalie, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit., p. 19 sqq.
3
Ibid., p. 338-350.
4
MENGER, Pierre-Michel, Le paradoxe du musicien : le compositeur, le mélomane et
l’État dans la société contemporaine, Paris, L’Harmattan, 2001.
140
Mais Rochlitz n’yà ESTAY
Licence accordée verraSTANGE
là queVeronica
supercherie : « le public
veronicaestay@hotmail.com a l’impression
- ip:78.109.86.68
1
ROCHLITZ, Rainer, Subversion ou subvention. Art contemporain et argumentation
esthétique, Paris, Gallimard, 1994, p. 187.
2
Paul Veyne, cité par HEINICH, Nathalie, Ce que l’art fait à la sociologie, op. cit., p. 50.
3
MEYER, Leonard B., Music, the Arts and Ideas, Patterns and Predictions in Twentieth-
Century Culture, Chicago: University of Chicago Press, 1967.
141
Incidences plurielles
Licence accordée de la musique
à ESTAY STANGE conceptuelle - ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com
1
STÉVANCE, Sophie, « L’œuvre musicale de Duchamp sous les platines de DJ Spooky :
quelques éléments pour une analyse de la culture mixte », Conférence au Musée des Beaux-
Arts de Rouen dans le cadre du projet « Duchamp » en collaboration avec le Denver Art
Museum et le Dallas Museum of Art, jeudi 14 juin 2007.
2
“Even though the Large Glass is one of the most important works of art from the last
century, it is full of pop culture references”, MARCLAY, Christian, The Bell and The Glass,
op. cit., p. 49 (je traduis).
3
“One should keep in mind that the Duchamp effect is not only limited to the visual arts. He
has inspired many works of literature, and – starting with John Cage – many minds of the
music world (among them Merce Cunningham, David Bowie, Bryan Ferry, Grant Hart,
R.E.M, Beck, and Björk”, GIRST, Thomas, “(Ab)Using Marcel Duchamp : The Concept of
the Readymade in Post-War and Contemporary American Art”, Tout-fait, The Marcel
Duchamp Studies OnLine Journal, « Articles », Vol. 2, Issue 5, April 2003,
<http://www.toutfait.com /issues/volume2/issue_5/articles/girst2/girst1.html.> (je traduis).
142
Ces différents
Licence groupes,
accordée à ESTAY artistes
STANGE Veronica et chanteurs embrassent
veronicaestay@hotmail.com des modes
- ip:78.109.86.68
1
FERRY, Bryan, The Bride Stripped Bare, 1978 (enregistrement), CD, Virgin Records,
2000 ; du même auteur “Carrickfergus”, The Bride Stripped Bare, piste 3, CD, Virgin
Records, 2000.
143
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
1
FERRY, Bryan, « Tracks », Arte-TV, France, émission du 29 octobre 1999.
144
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
On retrouve d’autres interprétations de ces œuvres par Paul D.
Miller, plus connu sous le surnom de Dj Spooky that Subliminal Kid.
Auteur et artiste conceptuel diplômé du Bowdoin College, Paul D. Miller
est aussi l’auteur de Rythm Science, publié au MIT Press en 2004. En tant
que musicien et performer, son travail est reconnu à travers le monde
(Tate Modern, Guggenheim ou le théâtre de l’Acropole en Grèce). C’est
peut-être cette jeune figure incontournable de la scène musicale new-
yorkaise qui a su prolonger le geste musical de Duchamp avec les moyens
technologiques d’aujourd’hui : « dans Rebirth of a Nation, j’en appelle à
un monde “parallèle” où le film de Griffith serait le creuset d’une vision
autre d’une Amérique différente. Une vision éclairée […] par les travaux
de Marcel Duchamp […] Considérer le film de Griffith comme un “objet
trouvé” revisité par un regard démultiplié où convergent art et musique,
multimédia et cinéma »1.
Le nom de l’artiste est emprunté au romancier William S. Burroughs
dans Nova Express (1964) : un « gamin » collecte, par la technique du
cut-up (découpage) et du fold-in (pliage) les sons de l’environnement
urbain, les conversations des gens accoudés aux comptoirs des bars. Les
interférences des radios peuvent aussi être « mixées » avec d’autres bruits
enregistrés au hasard dans d’autres circonstances pour créer une narration
alternative au lavage de cerveau qu’il voyait autour de lui. La société ici
décrite est une société fictive, de haute technologie et de négation de
l’être humain.
Les plus récentes initiatives sonores de Dj Spooky re-mixent les
compositions duchampiennes et semblent actualiser l’énoncé de la
« Sculpture Musicale », un peu à la suite de la récitation de John Cage sur
la Sculpture musicale en 1985, présentée dans The Entire Musical Work
of Marcel Duchamp.
Créé pour le Musée d’Art Contemporain de Los Angeles le 28
novembre 2002, Errata Erratum correspond à un remix des œuvres
musicales de Duchamp. Le musicien mixe trois pièces selon la technique
du DJ qui, alors attablé à la console de diffusion, retravaille des
séquences sonores pré-enregistrées et fixées sur un support, disque vinyle
ou compact. La première pièce, Dubmix, reprend la version d’EM2 de
Kotik (1974) qui présentait une première version où chaque voix était
énoncée séparément, l’une à la suite de l’autre (Marcel, Magdeleine,
Yvonne), et une seconde où les trois voix étaient synchronisées2. La
deuxième, Duchamp Ambientmix, réinterprète EM1 mais en version
1
SPOOKY, DJ, Rebirth of the Nation, performance conçue et réalisée par DJ Spooky au
théâtre du Châtelet à Paris, le 25 novembre 2004, programme du 33e Festival d’Automne
(13 septembre-19 décembre 2004).
2
The Entire Musical Works of Marcel Duchamp, CD, Sub Rosa, 1993.
145
instrumentale. Quant
Licence accordée à ESTAYàSTANGE
la troisième, Feedbackmix, elle
Veronica veronicaestay@hotmail.com s’inspire de
- ip:78.109.86.68
Les interprétations musicales des pièces pour voix, piano, flûte alto, célesta,
trombone et glockenspiel ont de façon saisissante un caractère sec, lent, et
doux qui rappelle les compositions sonores d’Erik Satie ou Morton Feldman,
mais sont basées sur l’interaction des spectateurs avec les Rotoreliefs que
Duchamp a tant rendu célèbres au cours des ans. Autrement dit, c’est de l’art
que vous pouvez télécharger. Pensez-le comme un « sublime
téléchargeable » ou quelque chose comme ça. J’imaginais Errata Erratum
comme des « objet-trouvés » du dj-ing, tout comme je mixerais les disques
qui compose habituellement ma palette sonore.2
1
<www.djspooky.com> et <http://www.moca.org/museum/digital_gallery/pmiller/opener
.html>
2
“The musical interpretations of compositions intended for voice, player piano, alto flute,
celesta, trombone and glockenspiel are of a strikingly spare, slow, and soft character that
brings to mind the sound compositions of Erik Satie or Morton Feldman but are based on
the interaction of the viewers with the rotorelief pieces that Duchamp so famously handed
out over the years. In short, it’s art you can download. Think of it as ‘downloadable
sublime’, or something like that. I wanted to think of ‘Errata Erratum’ as dj-ing ‘found
objects’ just like I would mix the records that normally compose my sonic palette”, DJ
SPOOKY, “On The Record : Notes for the ‘Errata Erratum’ Duchamp Remix Project at The
Museum of Contemporary Art, Los Angeles”, site Internet cité (je traduis). Le site de
l’artiste propose une traduction française de son article. Celle-ci comportant des erreurs,
nous y avons apporté certaines modifications.
3
“It’s generally noted that Duchamp went through a ‘musical phase’ between 1912 and
1915. Errata Erratum incorporates aspects of almost all of the pieces he wrote during that
time and makes them become digital vectors of the same intentions, but updated, 21st-
century style”, Dj Spooky, “On The Record : Notes for the ‘Errata Erratum’ Duchamp
Remix Project at The Museum of Contemporary Art, Los Angeles”, ibid. (je traduis).
146
LeLicence
deuxième Erratum
accordée à ESTAY « pour
STANGE Veronicainstruments de musique
veronicaestay@hotmail.com précis » est
- ip:78.109.86.68
1
“For Errata Erratum I wanted to streamline that process and give people a sense of
improvisation – like Duchamp, the pieces also indicate the instruments on which it should
be performed – but they are icons made of digital code”, ibid. (je traduis).
2
“Today, almost all pianos have 88 notes, and most computers have about 77 keys if they’re
based on the classic ‘QWERTY’ system. Since you have some kind of device to interpret
your finger movements, I thought it’d be cool to have that aspect made into a function based
on how you play with the rotation of the Rotoreliefs. In the original piece, the balls fall
through the funnel into the cars passing underneath at various speeds. When the funnel was
empty, a musical period was completed. When things get digital, we can assign all of those
aspects to gestures made with a mouse or touch pad, and basically, that’s what makes this
fun. Think of the screen as a blank canvas and that’s just the beginning”, ibid. (je traduis).
3
Notes, n°77.
147
une même celluleà ESTAY
Licence accordée peut STANGE
se prolonger plusieurs minutes- ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com durant avant de
laisser place à un autre rythme, une autre mélodie pour finalement
réapparaître et s’imposer toujours plus. On comprend alors le rapport
entre la musique et les Rotoreliefs de Duchamp totalement intégrés à
l’œuvre de Dj Spooky. Hypnotique, la musique semble parfaitement
épouser l’image virtuelle. « Je pense qu’on pourrait l’appeler “M.C.
Duchamp” parce que, en accord avec les standards hip-hop, il a un bon
“flow” »1.
Par ses jeux de platines, Dj Spooky dévoile un univers acoustique
abstrait et audacieux qui fait écho à ses multiples influences dont la plus
remarquable est celle de Duchamp, lui qui permet ce chaos hétérogène
pour la création musicale. En avril 2007, Dj Spooky a reçu commande
d’une nouvelle pièce par le musée des Beaux-Arts de Rouen, le Dallas
Museum of Art et le Denver Art Museum à l’occasion de l’événement
majeur autour de Duchamp. Dj Spooky a composé une œuvre vidéo
intitulée Drawn At Random: A Studio Sound Project2 qui consiste en un
mixage des interprétations d’EM1 enregistrées sous le label Sub Rosa
Records. Cette création sonore s’inscrit ainsi dans le courant de son
disque Optometry présentant des remix de disques de nombreux artistes
allant de Steve Reich au rapper américain Killah Priest (alias Walter Reed
du groupe Wu-Tang Clan) en passant par Yoko Ono ou encore Bob
Marley.
1
“I guess you could call him ‘M.C. Duchamp’ because, by hip-hop standards, he has good
‘flow’”, ibid. (je traduis).
2
STÉVANCE, Sophie, « L’œuvre musicale de Duchamp sous les platines de Dj Spooky :
quelques éléments pour une analyse de la culture mixte », conférence citée.
3
Dj Spooky, dossier de Presse du Musée des Beaux-Arts de Rouen, <http://www.ac-
rouen.fr/pedagogie/equipes/ eculturel/dossier_mbar/ marcel_duchamp/dp_duchamp.pdf>
148
d’éléments composites
Licence accordée à ESTAY sur sesVeronica
STANGE vinyles. Son objectif est
veronicaestay@hotmail.com de modifier le
- ip:78.109.86.68
1
DUCHAMP, Marcel, La Mariée mise à nu par ses célibataires même – Erratum Musical,
1913, Northwestern University Music Library, John Cage Notations’, in MARCLAY,
Christian, The Bell and The Glass, op. cit.
2
Notes, n°238.
149
populaires consacrées
Licence accordée à la Cloche,
à ESTAY STANGE Veronicacomme la célèbre marche
veronicaestay@hotmail.com de John Philip
- ip:78.109.86.68
Sousa.1
1
“I am still experimenting with the idea of [Duchamp’s] voice being replaced by the
sampled sound of the Bell, and the ring changing pitch according to his speech. The words
lose their meaning and are only triggers for a different sound. I am also going to quote from
Duchamp’s score titled The Bride Stripped Bare by Her Bachelors Even: Musical Erratum
as well as popular songs based on the Bell, like the famous John Philip Sousa’s march”,
ibid., p. 47 (je traduis).
2
Cette conversation s’est déroulée à New York le 20 décembre 2002. Cf. ibid., p. 44-53.
3
“After listening to the interview I thought it would be interesting to transcribe his voice into
music. I did this with the help of the computer and a musician with good ears who could do
the transcription. The Relâche Ensemble will be following the various pitches of Duchamp’s
voice”, ibid., p. 47 (je traduis).
150
Au-delà de l’importance
Licence accordée duVeronica
à ESTAY STANGE ready-made pour l’art du
veronicaestay@hotmail.com XXe siècle, on
- ip:78.109.86.68
1
CHARLES, Daniel, « Alla ricerca del silenzion perduto – Notes sur le 'Train de John
Cage', 26-28 juin 1978 », Revue d’Esthétique, n°13-14-15, Toulouse, éd. Privat, 1998, p.
112.
2
HAROUEL, Jean-Louis, Culture et contre-culture, Paris, PUF, 1994, p. 7-8.
151
Que l’on
Licence songe
accordée auxSTANGE
à ESTAY musiques
Veronicade Cage : ne présentent-elles
veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68pas ce
1
HEINICH, Nathalie, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit., p.126, sqq.
2
Voir ibid.
152
représentations religieuses
Licence accordée ou politiques
à ESTAY STANGE et aux contraintes
Veronica veronicaestay@hotmail.com des pouvoirs
- ip:78.109.86.68
temporels »1.
La volonté non contradictoire est moderne ; aujourd’hui, l’art
contemporain recherche la contradiction plutôt qu’à tuer l’art à tout prix ;
une fois n’est pas coutume. Parce qu’il admet la cointelligence des
contraires, donc l’ambivalence dans son système musical conceptuel
entraînant alors la création vers une ouverture sur tous les horizons,
Duchamp serait le « pivot et prophète de toute cette histoire de la fin de
l’art »2. Cette fin de l’art peut également être comprise comme positive,
ouvrant sur un avenir de la création multiple, pluraliste et contradictoire
où coexistent logiquement des formes hétérogènes. Selon Danto, elle « se
définit par une structure historique objective qui se caractérise par le fait
que tout est possible ». En réalité, « l’art peut être tout ce que les artistes
et les mécènes désirent qu’il soit »3. Et Duchamp, suivant son instinct sur
ce qui pouvait se faire de pire en art, fait alors « le plus grand usage de
cette puissance positive […] tout en voyant le meilleur. Si nous suivons le
parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus
facilement ; mais si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage
de cette puissance positive »4.
C’est la liberté d’indifférence de Duchamp qui s’exprime avant tout
par le ready-made. De son impact sur les artistes, toutes générations et
disciplines confondues, découle l’histoire de la fin de l’art où l’art dans
tous ses états ne cesse de se contredire. Mais il s’agit plus de
paraconsistance artistique que de la fin de l’art en tant que telle : elle
n’aura pas lieu tant qu’il y aura création originale et possibilité de
communication. La non-contradiction énoncée par Aristote n’est donc
plus la seule façon de décrire ce qui se fait ou doit se faire dans l’art. Exit
le plat dualisme.
Étant donné les recherches de Duchamp sur le principe de
contradiction, il est évident que l’artiste fonctionne selon une logique
plurivalente qui lui permet de s’ouvrir à une infinité de logiques, même
floues a priori. Cette logique, on l’a vu, est dite paraconsistante et
paracomplète et s’applique à ses conceptions musicales. On peut donc
dire que le ready-made est aux arts plastiques ce que les deux Erratum
musical et les énoncés duchampiens sont à la musique : une virtualité
musicale mentale, inclusive et machinique qui accueille des éléments
1
BOURDIEU, Pierre, Les Règles de l’art : Genèse et structures du champ littéraire, Paris,
Seuil, 1992, p. 360.
2
COMPAGNON, Antoine, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 112.
3
DANTO, Arthur, L’Art contemporain et la clôture de l’histoire, Seuil, 2000, p. 71.
Consulter également DANTO, Arthur, Après la fin de l’art, Paris, Seuil, 1996.
4
DESCARTES, René, Lettre au Père Mesland, 9 février 1645, op. cit., p. 552.
153
disparates
Licenceformant un chaosmos
accordée à ESTAY par lequel
STANGE Veronica s’organisent d’autres
veronicaestay@hotmail.com lignes de
- ip:78.109.86.68
154
CHAPITRE IV
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Duchamp et la « fonction-compositeur »
155
interprètes, les institutions
Licence accordée et ses
à ESTAY STANGE décideurs,
Veronica ou Duchamp- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com lui-même ? Mes
documents de travail sont les discours de ces différents protagonistes –
biographies, entretiens, correspondances, écrits – à travers lesquels
j’observe une ambiguïté prégnante sur la trajectoire professionnelle de
Duchamp. Ces instruments méthodologiques m’ouvrent ainsi à un
questionnement plus large sur son identité de créateur et me fournissent
des informations et éléments d’analyse pour saisir ce profil potentiel de
compositeur.
À l’image de la description faite par Foucault sur la figure de
l’auteur, celle du compositeur semble devoir s’effectuer à partir de
conventions sociales et historiques fondées sur des faits réels. Pour que
l’on puisse parler de compositeur, l’individu qui compose doit pouvoir
assumer une fonction-compositeur « telle qu’il la reçoit de son époque, ou
telle qu’à son tour il la modifie »1 ; son projet de création devra en être le
reflet (ainsi que l’expression de son « moi ») pour ainsi faire œuvre.
L’individu-scripteur construit son entité rationnelle en marquant son
projet de création dans un jeu de règles qu’il s’impose à lui-même et qui
lui a été imposé par l’histoire de sa discipline. L’œuvre est donc relative à
l’auteur-sujet auquel on l’attribue. La fonction-auteur montre que l’œuvre
dépend du sujet porteur de sens et est examinée « comme un ensemble de
signes »2 par l’interprète – le récepteur plus généralement.
Si Duchamp a tôt constaté l’importance du public dans la
construction de la valeur des œuvres et de la renommée de l’artiste,
aujourd’hui, sous les coups de la mondialisation économique et
technologique3, dont les transformations ont un impact considérable sur la
création et les modes de consommation de la musique, cette importance
s’accentue par la multiplication des intermédiaires. Bourdieu en parle en
terme d’autonomisation des champs artistiques4 incarnés par des
microcosmes sociaux fonctionnant selon des régimes, exigences et
logiques propres pour l’évaluation des œuvres et l’identification de
l’artiste. On peut donc dire que l’époque où Duchamp déclarait en toute
lucidité que le regardeur fait le tableau est révolue : de nos jours, c’est un
pouvoir exclusif exercé par le monde de l’art qui évalue les œuvres des
artistes et décide de les consacrer, offrant en retour au créateur un statut
social particulier. On n’a pas d’autre choix que de chercher une définition
idéale de l’artiste en référant aux critères retenus par les instances
légalement autorisées à les imposer. On reconnaît ici la mise en place
d’un réseau médiatique constitué d’experts-décideurs qui affirment ou
1
FOUCAULT, Michel, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 31.
2
Ibid., p. 49.
3
MOULIN, Raymonde, Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies,
Paris, Flammarion, 2003.
4
BOURDIEU, Pierre, Les Règles de l’art, op. cit.
156
infirment
Licenceune étiquette
accordée spécifique
à ESTAY STANGE Veronicaetveronicaestay@hotmail.com
classificatoire de- ip:78.109.86.68
créateur par le
mode d’expression et de gestion sociale de son œuvre.
Les obstacles rencontrés pour la reconnaissance du créateur dans la
société contemporaine représentent un défi de taille que s’est proposée de
relever la sociologie en examinant le champ et le marché de l’art –
puisque c’est là où se constituent, se mesurent et se fixent les valeurs
artistiques, esthétiques, statutaires et monétaires. Ainsi, pour pouvoir
affirmer en toute objectivité qu’untel est artiste et déterminer à quelle
catégorie il se rattache, l’enquête sociologique examine les conditions
techniques et économiques d’accès à la carrière en tenant compte
essentiellement des régimes de vocation ou de profession1 :
1
MENGER, Pierre-Michel, Le paradoxe du musicien, op. cit. ; HEINICH, Nathalie, Être
écrivain, création et identité, op. cit.
2
FRIEDSON, Eliot, « Les professions artistiques comme défi à l’analyse sociologique »,
Revue Française de Sociologie, XXVII, 1986, p. 432.
3
On retiendra notamment celle en France de Pierre-Michel Menger dans Le paradoxe du
musicien, op. cit.
157
des discours »1 selon
Licence accordée à ESTAY les critères
STANGE Veronica d’admission au sein
veronicaestay@hotmail.com des sociétés
- ip:78.109.86.68
La fonction-auteur
Duchamp transforme en art tout ce qu’il touche. L’époque le permet :
c’est celle où la notion d’auteur devient « le moment fort de
l’individualisation dans l’histoire des idées, des connaissances, des
littératures, dans l’histoire de la philosophie aussi, et celle des sciences »3.
S’opère alors un déplacement de la valeur artistique, non plus à la lumière
de l’évaluation de l’œuvre mais à celle de la personnalisation de l’artiste.
Et Duchamp, dandy de l’art moderne, en est le parangon. De cette
entreprise qui voit l’auteur comme un être éclairant son œuvre parce qu’il
en est à l’origine et même le prétexte, Foucault lui appose la fonction-
auteur : par elle, il montre que l’exégète parcourant le texte a une lecture
orientée en fonction de ce qu’il sait de l’auteur et des interprétations dont
celui-ci a fait l’objet. Ainsi, en amont, l’individu-scripteur, pour devenir
auteur, aura alors dû assumer un certain projet dans lequel se dessine, par
un jeu de sélection, l’esquisse d’une œuvre, et une fonction socialement et
historiquement déterminée ; s’ajoute alors un rapport d’« appropriation »
où l’œuvre est encadrée par un régime pénal. On peut aborder la fonction-
compositeur à partir de la fonction-auteur définissant « l’unité et la
cohérence d’une œuvre (ou d’un ensemble d’œuvres) à l’identité d’un
sujet construit »4.
Au sujet de l’identité de l’auteur, Foucault explique qu’elle est « une
construction »5 de la société qui, par des procédures complexes, parvient à
1
FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur » (1969), Dits et Écrits, 1954-1988, Paris,
Gallimard, 1994, Tome I : 1954-1969, p. 803.
2
HEINICH, Nathalie, Être artiste : les transformations du statut des peintres et des
sculpteurs, Paris, Klincksieck, 1996, p. 59-60.
3
FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur » (1969), op. cit., p. 792.
4
CHARTIER, Roger, « Figures de l’auteur », Culture écrite et société, Paris, Albin Michel,
1996, p. 49.
5
FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur » (1969), op. cit., p. 792.
158
faire relier
Licence un nom
accordée à unSTANGE
à ESTAY écrit, Veronica
à ériger « un certain être- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com de raison qu’on
appelle l’auteur »1 et à lui donner une fonction systématique qui le
distingue du parapheur écrivant ordinaire. De ce fait, « le nom de l’auteur
n’est pas situé dans l’état civil des hommes, il n’est pas non plus situé
dans la fiction de l’œuvre : il est situé dans la rupture qui instaure un
certain groupe de discours et son mode d’être singulier »2. La fonction-
auteur, qui ne s’exerce pas de manière uniforme et de la même façon
selon les époques, tend ainsi à relativiser ce qui n’est que fabrication : elle
montre la singularité de l’auteur qui jaillit en s’écartant des discours
communs et en présentant de nouvelles visions susceptibles d’influencer
l’art de son temps, peut-être même au-delà. Foucault prophétise alors la
perte de la fonction-auteur pour qu’un jour les textes puissent librement
circuler, sans référence aucune ni à l’individualité, ni à l’expression de
leur auteur. Or il se pourrait que l’œuvre de Duchamp, visuelle et
musicale, par l’anonymat qu’elle instaure et l’indifférence par rapport au
sujet-créateur, ait accompli l’aspiration du philosophe.
Si la notion d’auteur est une fonction « classificatoire » argumentée
selon plusieurs modalités, des éléments montrent que celle du
compositeur l’est de la même manière. Ce constat me permet de regarder
comment s’établit la fonction-compositeur de Duchamp ? Réfléchir sur
les critères qui pourraient, ou non, établir la fonction-compositeur de cet
artiste, c’est donc se demander, au même titre que Foucault répondait à
« Qu’est-ce qu’un auteur ? » : qu’est-ce qu’un compositeur ? Dans cette
perspective, on tentera de déterminer les circonstances à partir desquelles
un individu devient compositeur et pourra se percevoir comme tel, en
rassemblant les divers éléments qui justifient de sa fonction. Une partie
de son œuvre étant musicale, Duchamp est-il pour autant compositeur ou
cela suffit-il à faire de lui un compositeur ?
« Une œuvre, n’est-ce pas ce qu’a écrit celui qui est un auteur ? »,
pose Foucault3. Le philosophe émet immédiatement le constat que tout
écrivant n’est pas forcément un auteur en raison du monde qui les sépare :
l’un produira un document, l’autre un monument, faisant de l’auteur une
valeur sûre, une autorité qui ne sombrera pas dans l’anonymat. Mais
comment s’effectue cette distinction, puis la reconnaissance de l’auteur ?
Partant des usages plus ou moins stables pour consacrer l’œuvre et son
compositeur, l’idée de la fonction-auteur montre que la figure du
compositeur est, tout comme celle de l’auteur, (quasiment) fabriquée de
toutes pièces par les instances autorisées pour répondre à des besoins
spécifiques, soit sociaux (INSEE, UNESCO), soit juridiques (SACEM,
1
Ibid., p. 800-801.
2
Ibid., p. 798.
3
Ibid., p. 794.
159
CDMC). L’apparition
Licence deSTANGE
accordée à ESTAY l’édition et veronicaestay@hotmail.com
Veronica du droit de reproduction aura donc
- ip:78.109.86.68
[c’est un] tableau de pensée plus que la réalité historique ni surtout la réalité
« authentique », il sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait
ordonner la réalité à titre exemplaire. Il n’a d’autre signification qu’un
concept limite purement idéal, auquel on mesure la réalité pour clarifier le
contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on
la compare.1
1
WEBER, Max, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 180.
160
certains musiciens
Licence revendiquent
accordée à ESTAY toutefois
STANGE Veronica leur entière autonomie,
veronicaestay@hotmail.com comme
- ip:78.109.86.68
1
Voir STÉVANCE, Sophie, Musique actuelle, à paraître aux PUM.
2
FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur » (1969), op. cit., p. 839.
161
et de son comportement
Licence ont seuls
accordée à ESTAY STANGE fait veronicaestay@hotmail.com
Veronica en sorte que l’on a,- ip:78.109.86.68
au fil du temps,
opiné d’un côté plutôt que de l’autre.
Dans un premier temps, on doit donc lire la zone d’activité artistique
de Duchamp en fonction de ce que l’on sait de lui, de ce qu’il nous laisse
pour aborder son œuvre, mais également de ce que les sociétés qui en
gèrent les droits nous apprennent. Dans un second temps, on observera
alors ce que ses interprètes en ont fait : ils révèlent un Duchamp
compositeur qui vient compliquer cette notion et son processus de
reconnaissance. Ainsi, « il n’y a pas de sujet absolu »1. L’œuvre de
Duchamp est puissante parce que son créateur lui-même est une autorité
et a fait de son personnage une œuvre d’art, avec la complicité de la
société. C’est précisément dans ces conditions qu’il est possible de
remarquer pourquoi son œuvre musicale a pu marquer autant de
musiciens. Mais pas seulement, car au-delà de son charisme, Duchamp se
place dans une situation « transdiscursive »2 en témoignant d’une capacité
créatrice à formuler de nouveaux rapports en musique sans pour autant
recevoir le « nom propre »3 de compositeur. Il bouleverse alors la
définition en l’ouvrant à la relativité. De là, il l’étend et permet
d’imaginer « une culture où les discours circuleraient et seraient reçus
sans que la fonction-auteur apparaisse jamais »4.
Nous avons vu que Duchamp privilégie l’idée musicale sur son
accomplissement sonore. Par conséquent, si le mot artiste est réservé aux
créateurs de la main, si le mot compositeur est destiné à ceux qui,
également de leur main, agencent, dans un parfait équilibre entre les
règles du passé et celles qu’eux-mêmes proposent, des idées sur le son en
vue d’une unité qui sera rendue sonore, Duchamp, qui tente précisément
d’« oublier la main »5, ne gagnerait-il pas à être nommé autrement, avec
un nom propre lui reconnaissant sa singularité de créateur tout comme
celle de son œuvre portant sur le son ? Car même si tout ce qu’il fait (ou
choisi) est de l’art parce qu’il est artiste, ses compositions risquent de ne
pas être reconnues comme musicales tant qu’il n’aura pas reçu le statut de
compositeur. Quelle serait alors l’épreuve de cette qualification ?
1
Ibid., p. 818.
2
Ibid., p. 804.
3
Ibid., p. 796.
4
Ibid., p. 811.
5
Entretiens, p. 81.
162
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Comment certains créateurs d’un certain type d’œuvres musicales
peuvent-ils être dotés d’une fonction-compositeur alors que d’autres ne le
peuvent pas ? Lorsque des musiciens actualisent les compositions
musicales de Duchamp, ceux-ci influencent-ils en même temps sa
fonction artistique ? Quels sont les critères qui permettraient d’opiner à
cette éventualité avant de regarder de nouvelles hypothèses ?
Plus tôt dans cette étude, les œuvres musicales de l’artiste ont été
analysées dans le jeu de leurs rapports internes pour constater la voie
qu’elles frayent aux musiciens depuis le second XXe siècle. On doit à
présent observer leur mode de fonctionnement : procèdent-elles comme
des œuvres de musique générées par un compositeur ou comme des
œuvres d’art (moderne) conçues par un artiste, plus largement un
plasticien dont la volonté créatrice syncrétique ne se met aucune limite
quant au matériau élaboré ? C’est donc l’œuvre dans ses rapports avec
l’image de son auteur qui doit ici être interrogée.
La musique conceptuelle offrirait alors d’autres états de compositeur.
Si l’analyse des propos de Duchamp ou ce que l’on en rapporte ou
comprend est importante pour les décrire, ils seront considérés avec
prudence étant donné la mise en place par Duchamp d’une structure
conceptuelle et interprétative dont les véritables intentions restent
finalement muettes. « Parmi les millions de traces laissées par quelqu’un
après sa mort, comment peut-on définir une œuvre ? »1. Il faut donc tenter
de reconnaître les opérations qui permettent de comprendre ce que
Duchamp fait avec et de la musique, et ce qu’il occasionne sur la notion
de compositeur ; ce nom propre ne ressort pas indemne de l’irruption de
Duchamp dans la sphère musicale. Réciproquement, son statut de créateur
se modifie du fait de son aventure musicale. Les stratégies discursives
dans lesquelles sont tenus les compositeurs d’aujourd’hui, désireux
d’obtenir ce statut, doivent alors être prises à témoin.
Je procède ainsi à une étude des « discours non plus seulement dans
leur valeur expressive ou leurs transformations formelles, mais dans les
modalités de leur existence : les modes de circulation, de valorisation,
d’attribution, d’appropriation des discours varient avec chaque culture et
se modifient à l’intérieur de chacune »2. Il s’agit alors moins de
comprendre les œuvres musicales de Duchamp d’un point de vue
structurel et de leurs lois internes que d’observer leurs façons d’agir sur le
monde et ce que leurs mouvements, interprétations et déplacements
imposent, en retour, au statut artistique de leur auteur. C’est pourquoi le
corpus biographique et épistolaire de Duchamp, qui éclairera certains
1
FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur » (1969), op. cit., p. 794.
2
Ibid., p. 838.
163
points,Licence
sera accordée
ensuite mis STANGE
à ESTAY de côtéVeronica
: cetteveronicaestay@hotmail.com
démarche devrait- ip:78.109.86.68
me permettre de
me placer comme « ce quelqu’un qui tient rassemblées dans un même
champ toutes les traces dont est constitué l’écrit »1. Sans jamais
disparaître complètement, l’auteur est donc une autorité dont l’œuvre est
protégée par un système institutionnel extrêmement codifié. Dans le cas
de la musique, c’est la SACEM qui tient ce rôle.
Conditions institutionnelles
Pourquoi partir des critères de la SACEM ? Dépositaire des œuvres,
elle est actuellement la plus influente et la plus puissante dans le
processus de valorisation de la musique sur le plan national et
international. Elle offre à ses membres la protection juridique de leurs
droits patrimoniaux et moraux, la gestion et la répartition des bénéfices
issus de l’utilisation des œuvres par autrui. Si son règlement statutaire
s’est modifié au fil du temps2, une obligation, logique, demeure : que le
prétendant souhaite vivre de son œuvre musicale ; il entreprend alors de
contrôler la diffusion publique de sa propriété en l’incorporant dans une
entreprise spécialisée dans la gestion de ses droits.
Dans le cas de l’œuvre musicale de Duchamp, pourquoi me référer à
la SACEM attendu que l’artiste n’y a pas adhéré (il n’a, du reste, souhaité
adhérer à aucun organisme de ce genre) ? On pourrait se demander, du
fait d’un tirage limité et du petit nombre de lecteurs y ayant eu accès, si
son œuvre musicale nécessitât une protection particulière à l’époque de sa
publication, en 1934 dans la Boîte Verte. Or il y a eu publication, donc
diffusion au public d’une œuvre, et peu importe que ce public soit
restreint (car averti). Ce renvoi à ces critères d’admission n’est pas anodin
si l’on considère la postérité de l’œuvre musicale de Duchamp : elle
donne non seulement lieu à un bouleversement des règles de composition,
mais aussi à une remise en cause de l’identité du compositeur, en grande
partie définie par une reconnaissance institutionnelle. Par conséquent, le
problème de la reconnaissance de Duchamp en tant que compositeur ne se
serait peut-être pas posé (ou se serait posé différemment) si sa musique
n’avait pas rencontré pareille descendance – descendance qui devait, en
même temps, révéler son existence dans les archives de Cage notamment.
Si la SACEM détient le monopole sur le territoire français à cause
des conventions qu’elle a conclues avec les sociétés d’auteurs de pays
étrangers, il est tout aussi intéressant, pour le compositeur qui devient
professionnel ou qui souhaite le devenir, d’adhérer au Centre de
1
BARTHES, Roland, « La Mort de l’Auteur » (1968), Le Bruissement de la langue, Paris,
Seuil, 1984, p. 67.
2
Voir les assemblées générales de la SACEM des 11 mars 1889 à aujourd’hui.
164
documentation deà ESTAY
Licence accordée la musique contemporaine.
STANGE Veronica Vu sa responsabilité
veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68 de
bibliothèque, le CDMC collecte les œuvres et s’engage à les diffuser au
plus grand nombre en facilitant l’accès à son catalogue et en favorisant
les contacts entre interprètes, distributeurs et compositeurs. L’avantage de
l’adhésion du compositeur à de tels organismes se situe au niveau des
modalités de son admission. L’accent est mis sur la capacité à produire et
à diffuser son œuvre, plus que tout autre chose (comme le bagage
académique du musicien). Ces conditions sont particulièrement
intéressantes dans le cadre de mon sujet, puisque Duchamp a composé
des œuvres musicales marquantes sans avoir, au préalable, reçu de
formation musicale conventionnelle.
De tous les faits objectivables qui peuvent participer à la constitution
de l’identification du compositeur – à plus forte raison celle de
Duchamp –, je pense que le critère le plus décisif reste probablement le
jugement de l’œuvre et la reconnaissance du compositeur par un essaim
de pairs. Ceux-ci sont cautionnés par la société musicale qui a reconnu
leur aptitude à l’évaluation : on les appelle les spécialistes.
On entend par artiste : toute personne qui crée ou participe par son
interprétation à la création ou à la recréation d’œuvres d’art, qui considère sa
création artistique comme un élément essentiel de sa vie, qui ainsi contribue
au développement de l’art et de la culture, et qui est reconnue ou cherche a
être reconnue en tant qu’artiste, qu’elle soit liée ou non par une relation de
travail ou d’association quelconque.3
1
MOULIN, Raymonde, L’Artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 1992.
2
MENGER, Pierre-Michel, Le Paradoxe du musicien, op. cit., p. 32.
3
Recommandation relative à la condition de l’artiste adoptée par la Conférence générale de
l’UNESCO en date du 27 octobre 1980. Source <http://unesdoc.unesco.org/images/0011/
001114/111428mo.pdf>
165
finalement, une identité
Licence accordée et un Veronica
à ESTAY STANGE statut veronicaestay@hotmail.com
de compositeur sous le couvert de
- ip:78.109.86.68
1
FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), op. cit., p. 802.
166
pratique musicale
Licence conceptuelle
accordée à ESTAY de veronicaestay@hotmail.com
STANGE Veronica Duchamp engage- ip:78.109.86.68
sur son statut
d’artiste par une analyse construite à partir des données sociales
objectives ; celles-ci contribuent à l’identification de la fonction-
compositeur. Les réponses qui pourront ici être dégagées permettront,
dans le dernier chapitre de ce livre, de regarder en quoi Duchamp est un
membre à part entière de l’histoire de la musique occidentale.
Je tente de réfléchir avant tout sur un profil idéal de compositeur en
tenant compte des critères d’affiliation d’un tel artiste dans les institutions
françaises. La tâche qui m’incombe est de regarder non pas ce qu’est la
profession de compositeur pour le simple plaisir de l’enquête, mais
d’observer si Duchamp, à partir de ses conceptions et productions
musicales conceptuelles, peut revêtir ce statut, donc cet accord objectif ;
je rappelle que je cherche à saisir ce qu’il fait (objectivement) et pourquoi
il le fait (subjectivement). Le fait de composer représente-t-il pour lui : 1/
un simple jeu dont il établirait les règles, ou 2/ une véritable démarche de
création répondant à un appel intérieur ?
Nous avons vu que les institutions déterminent le statut d’un artiste.
Or qu’advient-il du statut d’un créateur qui compose si celui-ci ne
s’identifie pas, ne s’auto-déclare pas compositeur et s’il ne vit pas non
plus de sa production musicale ? Des études en sociologie permettent de
répondre à la question à partir d’une distinction entre l’art comme
vocation, l’art comme profession et l’art comme loisir, l’artiste
professionnel et l’artiste amateur, et même l’artiste et l’artisan.
Mais Duchamp soulevait déjà le problème :
1
Entretiens, p. 19-20.
167
de laquelle il n’aà ESTAY
Licence accordée jamais voulu
STANGE dépendre
Veronica matériellement
veronicaestay@hotmail.com pour pouvoir
- ip:78.109.86.68
1
HEINICH, Nathalie, Être écrivain, création et identité, op. cit., p. 19.
2
Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (dir.), Paris, Le
Robert, 1992, Tome I, p. 460.
3
Le Nouveau Petit Robert de langue française, op. cit., p. 487.
168
Une autre
Licence définition
accordée est avancée
à ESTAY STANGE dans le rapport 2003
Veronica veronicaestay@hotmail.com de l’Institut
- ip:78.109.86.68
« il suffit d’avoir composé au moins une œuvre, qu’elle ait été interprétée ou
diffusée une fois en public, et justifier de son exploitation en fournissant,
avec [le] dossier d’admission, soit un enregistrement commercialisé de
l’œuvre, soit une attestation de diffusion établie à votre demande par
1
Source INSEE <http://www.insee.fr/FR/nom_def_met/nomenclatures/PCS/htm/P03_354b.
HTM> 17 février 2007.
169
l’organisateur
Licence accordée àdu concert,
ESTAY STANGElaVeronica
radio, veronicaestay@hotmail.com
la chaîne de télévision... qui a utilisé
- ip:78.109.86.68
[l’]œuvre. [Il faut joindre] également la partition complète de [l’]œuvre. Pour
la musique électroacoustique en raison des difficultés à la transcrire, un
support sonore suffit » 1.
1
Source : site Internet de la SACEM <http://www.sacem.fr/portailSacem/> 20/01/07.
2
De même, le règlement du Centre de musique canadienne (CMC) explique que, pour
pouvoir s’imposer comme compositeur, il faut avoir suivi une formation de base en
composition et avoir exercé son métier pendant une période suffisante. Il faut également
avoir composé plusieurs œuvres et que celles-ci aient été présentées ou radiodiffusées par
des interprètes professionnels ou des organismes officiels. Le CMC n’est pas un organisme
de gestion des droits des compositeurs : il s’attache à promouvoir à travers le monde les
œuvres de ses compositeurs affiliés (<http://www.centremusique.ca/media/downloads/fr/
abo-bec-1.pdf>)
3
“Duchamp had in mind a visual rendering of a musical theme”, TOMKINS, Calvin,
Duchamp: A biography, op. cit., p. 47 (je traduis).
4
MENGER, Pierre-Michel, Le Paradoxe du musicien, op. cit., p. 43-46.
5
Ibid., p. 43.
6
Pour la distinction entre les deux régimes, voir HEINICH, Nathalie, Être écrivain, op. cit.
170
Même en s’exprimant
Licence accordée trèsVeronica
à ESTAY STANGE peu sur son enfance (qui
veronicaestay@hotmail.com fut, cependant,
- ip:78.109.86.68
très heureuse), on sait que ses relations avec sa mère étaient distantes,
quasi inexistantes. Duchamp la décrivait comme une personne « placide
et indifférente »1 à tout ce qui pouvait l’entourer – ses deux plus jeunes
filles exceptées, Yvonne et Magdeleine, qui retenaient toute son attention.
Duchamp a affirmé avoir « excessivement détesté sa mère tout comme
ses deux frères aînés qui ressentaient la même chose pour elle »2, faisant
dire à Robert Lebel que « Marcel se remémore [...] de sa mère, surtout la
placidité, voire l’indifférence qui paraîtrait l’avoir blessé avant qu’il ne se
fût fixé pour but d’y atteindre à son tour »3. Si Lucie Nicolle Duchamp
n’a pas mis son jeune fils sur les rails de la composition musicale, peut-
être l’a-t-elle incité à ne pas vraiment aimer la musique et à chercher un
moyen de ruiner cet art ? Duchamp a-t-il été affecté par ce détachement
maternel ? S’il éprouve quelque amertume que ce soit, ce sentiment
pourrait-il, même sensiblement, avoir accéléré son appétence pour un
comportement détaché, plus loin la subversion de l’art ?
Si la musique semble avoir dicté certains des loisirs du foyer, rien ne
dit que Duchamp l’ait apprise sérieusement, de manière approfondie et
durable. Le problème de la formation académique de l’artiste pourrait
néanmoins se poser si l’on tient compte de son état de peintre dans lequel
tout analyste aura tendance à le classer plus facilement – ou plus
rapidement vu l’éclectisme de l’artiste : Duchamp n’a pourtant pas fait les
Beaux-Arts, tout comme Klee d’ailleurs, et cela ne semble pas affecter
leur identité respective de peintres ; c’est d’ailleurs l’ADAGP qui gère les
droits de Duchamp, sur le même principe que la SACEM. N’intéresse
l’organisme que le dossier du candidat qui répertorie ses activités
artistiques, son catalogue, sa liste de ou des exposition(s) et/ou
bibliographie. Sortir de la prestigieuse École des Beaux-Arts – ou même
le Conservatoire de Musique – n’est donc pas un critère retenu pour être
identifié en tant que peintre, sculpteur ou compositeur ; considérer ces
éléments reviendrait à oublier que bien des artistes qui ont marqué leur art
ne sont pas diplômés de ces remarquables institutions. De même, c’est
bien connu, Wagner s’est lui-même réalisé en tant que compositeur et
librettiste, et d’aucun niera l’identité artistique de ce grand musicien.
Mais dans pareilles conditions, on pourra objecter qu’il était plus
pratique, pour quelqu’un comme Duchamp, de briller par des objets qu’il
n’a pas lui-même sculptés : or Warhol, Pollock, Christo ou même César,
Beuys et Tinguely, avec leurs bulldozers, ont chacun ciré les bancs d’une
1
“Placid and indifferent”, TOMKINS, Calvin, Duchamp : A biography, op. cit., p. 19 (je
traduis).
2
“He had intensely disliked his mother and that his two older brothers had felt the same way
about her”, ibid. (je traduis).
3
LEBEL, Robert, Sur Marcel Duchamp, op. cit., p. 2-3.
171
école des Beaux-Arts
Licence ouSTANGE
accordée à ESTAY d’un département universitaire -d’arts
Veronica veronicaestay@hotmail.com plastiques,
ip:78.109.86.68
1
TROGER, Vincent, « La formation des artistes contemporains », Sciences Humaines,
n°37, « L’art », Juin/Juillet/Août 2002, p. 66-69.
2
Les Artistes. Essai de morphologie sociale, Ministère de la Culture et Documentation
française, 1985.
3
Entretiens, p. 28.
172
marchandisation
Licence accordée où il faut
à ESTAY pouvoir
STANGE Veronicaprouver le potentiel- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com de diffusion de
son œuvre pour devenir sociétaire. Ceci explique également la hiérarchie
qui rythme la vie de ces sociétés de gestion, avec les gros bénéficiaires et
les autres, tout en montrant que si tout le monde peut être candidat à cette
élection, tout le monde ne peut pas être élu du fait de la recrudescence du
nombre d’artistes à laquelle on assiste depuis quelques années en France
et ailleurs (comme au Québec, par exemple).
Ces conditions d’admission tendent à affirmer que c’est l’œuvre qui
fait le compositeur plutôt que l’inverse, corroborant ainsi la thèse de
Boucourechliev selon laquelle « l’artiste […] s’est construit dans et par sa
musique »1. Or, pour qu’il y ait œuvre, celle-ci aura (forcément) été
proposée par le compositeur et surtout : elle aura été acceptée par les
instances habilitées à le faire. Si « c’est l’intention esthétique qui fait
l’œuvre d’art », ainsi que le pense Bourdieu2, elle est plus, à mon avis, un
prélude à l’admission du compositeur par la communauté de ses pairs
entérinant ou non sa candidature à l’élection musicale. Mais celle-ci devra
être régulièrement produite par un interprète professionnel dans une salle
de concert homologuée.
On distingue alors deux premières exigences à l’identification de qui
est compositeur ?, comprise à la lumière de l’œuvre et de son évaluation :
1/ une application pragmatique3, par la présentation de l’œuvre
musicale et sa réussite ; 2/ une portée institutionnelle, par le succès
durable de l’œuvre musicale grâce à qui de droit conférant ainsi au
créateur de ladite œuvre son statut de compositeur.
Ces clauses déposées par la SACEM se rapprochent ainsi de la
théorie institutionnelle de Dickie où la reconnaissance de l’artiste passe
par la validation de son œuvre auprès des autorités compétentes,
l’éloignant ainsi de la simple intention de vouloir composer de la musique
pour pouvoir se dire et être dit compositeur. L’identité du compositeur, au
même titre que l’œuvre d’art établie à partir de l’analyse institutionnelle,
repose donc sur un consensus officiel plus ou moins explicite entre les
différentes instances artistiques. Menger a noté cette « médiation »4
essentielle des différents contextes de développement d’une œuvre de
musique, préférablement à une analyse de son contenu soumise à
l’ensemble des intermédiaires (incluant public, critique, etc.) pour
pouvoir saisir l’identité de son créateur. Ainsi, les Statuts 2008 de la
SACEM concernant les auteurs et compositeurs précisent, à l’Article 4
1
BOUCOURECHLIEV, André, Essai sur Beethoven, Arles, Actes Sud, 1993, p. 151.
2
Cité par HENNION, Antoine, La Passion musicale. Une sociologie de la médiation, op.
cit., p. 89, note 5.
3
Par « pragmatique », j’entends l’œuvre mise en situation d’être évaluée.
4
MENGER, Pierre-Michel, Le Paradoxe du musicien, op. cit., p. 18.
173
(p.27)1Licence
, queaccordée
la composition d’un
à ESTAY STANGE minimum
Veronica de cinq œuvres
veronicaestay@hotmail.com devra avoir
- ip:78.109.86.68
1
Les Statuts 2008 de la SACEM sont téléchargeables sur le site de la SACEM <
http://www.sacem.fr/portailSacem/jsp/ep/home.do?tabId=4> rubrique « Statuts » (p. 27).
174
pages,Licence
on apprend
accordée à que l’évaluation
ESTAY deveronicaestay@hotmail.com
STANGE Veronica la qualité de certaines œuvres et du
- ip:78.109.86.68
Enquête
Duchamp ne s’est pas explicitement positionné comme compositeur ;
il l’a fait implicitement par ses partitions et sa postérité involontaire. Ceci
pose le problème de la représentation de sa production musicale par les
organismes de gestion des droits des auteurs. Nous avons vu que c’est
l’ADAGP qui représente Duchamp, mais on pourrait légitimement se
demander auprès de quelle société les musiciens souhaitant interpréter ses
œuvres musicales doivent s’adresser : les sociétés de droits d’auteurs dans
les arts visuels, comme l’ADAGP ou sa consoeur new-yorkaise l’ARS
(Artists Rights Society) ? Une société de gestion des œuvres musicales,
comme la SACEM et ses consoeurs à l’étranger (étant donné les
nationalités diverses des interprètes de l’œuvre musicale duchampienne),
175
telles Licence
que les Canadiennes
accordée Veronica1 veronicaestay@hotmail.com
SOCAN
à ESTAY STANGE et SODRAC2, ou- ip:78.109.86.68
encore la Belge
3
SABAM ?
Pour obtenir des réponses, je me suis d’abord adressée à l’ADAGP, à
Paris, qui m’a aussitôt demandé de me tourner vers la SODRAC vu mon
statut de résidente permanente au Canada. Dans le catalogue de la
SODRAC qui contrôle la fixation des œuvres sur support audio ou
audiovisuel, j’ai constaté qu’Erratum Musical est répertorié sous le
numéro « 565963 ». Seulement, Duchamp y reçoit un rôle d’« auteur »,
non de « compositeur », alors tenu par Juan Allende Blin qui a enregistré
l’œuvre en 19724. Duchamp n’est pas non plus un ayant droit de la
SODRAC. Par ailleurs, la gestion du département de musique de la
Société indique que cet artiste est « non-sociétaire », impliquant qu’elle
ne saurait licencier la reproduction de ses œuvres musicales : « les œuvres
musicales de Marcel Duchamp ne sont pas représentées par la SODRAC.
Le droit de reproduction de ses œuvres appartient donc
vraisemblablement à l’éditeur de chacune des œuvres (l’éditeur n’est pas
le même sur toutes les œuvres) »5. L’Erratum Musical est donc répertorié
mais non représenté, et les « éditeurs » auxquels mon interlocuteur fait
référence sont l’ayant droit pour la Succession Marcel Duchamp,
Jacqueline Matisse-Monnier, et l’ADAGP.
Paul B. Franklin, directeur de la revue Étant Donné Marcel Duchamp
qui se consacre à l’étude de l’œuvre de Duchamp, me le confirme.
Répondant, par ailleurs, à ma demande pour obtenir les droits de
reproduction des partitions musicales de l’artiste pour ce présent livre,
celui-ci me conseille d’adresser ma demande auprès de l’ADAGP, à
Paris : « si vous avez besoin des images des deux partitions, vous pouvez
adresser une demande à la réunion des musées nationaux (pour la version
au centre Pompidou) et au Northwestern University Music Library (pour
l’autre) »6. Cette dernière faisant partie des Archives de John Cage1, j’ai
1
Société canadienne des auteurs compositeurs et éditeurs de musique, fonctionnant sur le
même principe que la SACEM.
2
Société du droit de reproduction des auteurs compositeurs et éditeurs du Canada Inc.,
investie dans les arts visuels et la musique. Elle négocie des accords au nom de ses membres
(auteurs compositeurs et éditeurs de musique) pour la reproduction mécanique de leurs
œuvres musicales. Le mandat de la SODRAC est donc d’émettre des licences pour la
reproduction d’œuvres (soit artistiques ou musicales).
3
Société Belge des Auteurs Compositeurs et Éditeurs.
4
Erratum musical de/pour/sur Marcel Duchamp (1972), in : Vokale Kammermusik :
Sprachkomposition. Musik in Deutschland 1950-2000: Konzertmusik, piste 4, WDR
Rundfunkchor Koln, dirigé par Manfred Schreier, RCA Red Seal, CD 21-677, BMG
Classics, 2001.
5
Stéphane Alexiandre, Agent, Licences audio, producteurs indépendants, courriel du 4
octobre 2007.
6
Courriel de Paul B. Franklin, lundi 24 décembre 2007.
176
également
Licencecontacté David
accordée à ESTAY J. Hoek
STANGE deveronicaestay@hotmail.com
Veronica la Northwestern University
- ip:78.109.86.68 Music
1
Je rappelle l’hyperlien : <http://www.library.northwestern.edu/music/archival-collections/
Cage-Series2-Notations-200804.pdf>
2
Courriel de Guy Marc Hinant, mardi 9 octobre 2007.
3
Courriel de Stéphane Ginsburgh, lundi 8 octobre 2007.
177
et l’œuvre
Licence: accordée
« Je n’ai pasSTANGE
à ESTAY dit queVeronica
le mode opératoire n’était
veronicaestay@hotmail.com pas une œuvre
- ip:78.109.86.68
[…] mais que l’œuvre qui naît d’un mode opératoire n’est pas l’œuvre
qu’est le mode opératoire »…
Depuis cet échange épistolaire, j’apprenais, lors de sa conférence
présentée à l’occasion de la Journée d’études sur « Marcel Duchamp et la
musique » (13 mars 2009, OICCM, faculté de musique, Université de
Montréal), qu’il ignorait jusqu’à l’existence même des partitions et des
écrits de Duchamp ! Par conséquent, on est en droit de se demander si les
choix du pianiste, au moment de l’enregistrement de l’œuvre musicale de
Duchamp, auraient été les mêmes s’il avait pris connaissance des
partitions des EM1 et EM2… Si ce travail de recherche avait été effectué,
« l’œuvre qu’[il] a jouée » aurait alors pu être considérée par lui comme
étant « à proprement parler une œuvre », ce qui est bien plus qu’un simple
« modus operandi » : c’est un opus operatum. La musique selon
Duchamp marque à la fois une action de composer et ce qui est composé.
Y aurait-il alors deux formes d’œuvres au sein d’une même œuvre ou
deux processus de création menant à une œuvre définitive ? Mais peut-on
considérer que cette série d’opérations décrites par Duchamp sous forme
textuelle et/ou visuelle puisse représenter une création, ou la forme est-
elle nécessaire à la concrétisation de l’œuvre ? Dans quel cas, alors, les
droits d’auteurs s’appliquent-ils si « est originale toute création qui n’est
pas la simple reproduction d’une œuvre existante et qui exprime le goût,
l’intelligence et le savoir-faire de son auteur, en d’autres termes, sa
personnalité dans la composition et l’expression »1 ? Dans quelle mesure
la musique conceptuelle, au même titre que le mouvement artistique
auquel elle est reliée, peut-elle se rapprocher dans le même temps où elle
s’en sépare, voire les dénonce, des sommations de forme originale et
matérielle imposées par la jurisprudence en matière de protection des
œuvres et par la conception traditionnelle de la création artistique ? Si le
droit d’auteur ne protège (en principe) que la matérialisation d’une
création nouvelle et authentique, et non l’idée qui l’a engendrée,
comment la musique selon Duchamp, dont le principal intérêt repose sur
le concept qu’elle véhicule, pourrait être représentée par des sociétés de
gestion et générer des droits de reproduction au créateur ?
Rappelons-le : ne tombent pas sous le joug de la protection du droit
d’auteur les œuvres de l’esprit purement conceptuelles telles qu’une idée,
un concept, un mot du langage courant, ou une méthode… D’où la
distinction très nette de Stéphane Ginsburgh entre l’œuvre et le « modus
operandi » (mais c’est sans connaître l’existence des partitions de
Duchamp...). Victor Ginsburgh, célèbre économiste de la culture, a
1
DESBOIS, Henri, Le droit d’auteur en France. Propriété littéraire et artistique, Paris,
Dalloz, 1/ 1950, 2/ 1966, 3/ 1978, p. 23 (je souligne).
178
d’ailleurs publié
Licence accordéede nombreuses
à ESTAY enquêtes
STANGE Veronica sur le sujet où- ilip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com dénonce, entre
autre, le monopole de ces sociétés dont le projet autocratique est « néfaste
aux artistes et au marché »1.
Outre l’identité de son concepteur qui n’est plus supposé donner
forme à ses idées (or l’art conceptuel n’a jamais véritablement écarté
l’objet), la musique conceptuelle désarçonne les mécanismes de
protection de l’œuvre, au même titre que le ready-made. Dès l’année
1913, Duchamp aurait-il tenté d’échapper au classement de sa création
autant qu’à celui de son identité en tant qu’artiste ? Le fait qu’il ne se soit
jamais opposé aux nombreuses sollicitations de reproduction du Grand
Verre et des ready-mades, qu’il ait lui-même utilisé un objet tout-fait
appartenant à la propriété industrielle, qu’il ait encore acheté dans le
commerce une chromolithographie de la Joconde à laquelle il a ajouté
une barbiche et des moustaches, ou qu’il ait proposé de se servir d’un
Rembrandt comme planche à repasser, montre que la protection de
« son » œuvre, au sens juridique du terme, ne le préoccupait guère – ou le
préoccupait tellement qu’il a mis en place un mécanisme cinglant pour
pourfendre les organismes de protection des œuvres qui en tirent profit
(pécuniaire) en valorisant le droit exclusif de propriété du créateur sur son
œuvre et en réglementant les droits de reproduction. « Que les gens
fassent donc ce qu’ils veulent manuellement ou mécaniquement »2 :
J’ai acquiescé à ces premières copies dès que j’en ai entendu parler. Elles
devaient donc correspondre à ce que j’attendais. Ayant toujours été gêné par
le caractère d’unicité décerné aux œuvres d’art peintes, j’ai vu là une solution
proposée par d’autres à mon besoin de sortir de cette impasse et de rendre
aux ready-made la liberté de répétition qu’ils avaient perdue.3
1
GINSBURGH, Victor Alexandre, “The Economics of Legal Disputes Over The Ownership
of Works of Art and Other Collectibles”, in : Essays in the Economics of the Arts, V. A.
Ginsburgh & P.-M. Menger, eds., Elsevier Science, 1996 ; voir aussi « Le droit de suite est
néfaste aux artistes et au marché », Le Journal des Arts 26, juin 1996 ; et « Droits
d’auteurs : Ces lois qui tuent la créativité et dont les créateurs ne veulent pas », La Libre
Belgique, 27 février 2002 : <http://www.ecare.ulb.ac.be/ecare/people/members/ginsburgh/
ginsburgh.html %20>
2
Marcel Duchamp, in LEBEL, Robert, « Maintenant et ici. Dialogue avec Robert Lebel »,
L’œil, op. cit., p. 21.
3
Ibid., p. 22.
4
Entretiens, p. 132.
179
nouvelle forme
Licence d’institutionnalisation
accordée « main basse »1
de l’art qui, faisant- ip:78.109.86.68
à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com
sur la musique et les œuvres, étaient, par l’œuvre conceptuelle livrée sans
forme, rendues invalides ?
En autorisant la duplication du ready-made et d’un mécanisme
compositionnel qui efface toute application manuelle, formelle et
sensorielle du musicien, est également questionnée la rareté de l’acte
unique, singulier, authentique et original par rapport à son
imitation devenue extrêmement codifiée : « Quant à distinguer le vrai du
faux, l’imité de la copie, ce sont là des questions techniques d’une
imbécillité folle »2. Duchamp fait ici mention de l’exemplarité de l’œuvre
inhérente au prestige de la signature de l’artiste qu’il dénonce en jouant à
outrance le jeu de la duplication illégale de l’œuvre : de sa main d’artiste
dont le nom est devenu nom propre, il s’est mis à signer des « gestes »3 :
« La signature de Marcel à elle seule vaut bien plus que les 500 F
demandés »4. Duchamp pointe ainsi le fétichisme relié à la renommée de
l’artiste.
L’époque de la valorisation artistique par la signature et
l’intervention unique de l’artiste sur l’œuvre s’est définitivement imposée
depuis le XIXe siècle, alors que la pratique qui avait cours jusque-là dans
les ateliers montrait l’intervention du maître sur l’œuvre pour en donner
les grandes orientations et réaliser les passages délicats requérant
expérience et habileté, tout en laissant à l’apprenti le soin de la
préparation du matériel et, plus directement sur la toile, des fonds. Il est
possible de concevoir que cet usage était répandu sur d’autres arts, mais
le XIXe siècle, puis le XXe siècle, ont mis à l’opprobre la copie au
bénéfice de l’œuvre exceptionnelle. Le premier urinoir consacré par
Duchamp en 1917 a, par ailleurs, tôt été détruit et on n’en expose
aujourd’hui que des copies extrêmement protégées5.
Alors que le ready-made est toujours destiné à l’exposition publique,
Duchamp va plus loin et rompt tous les liens qui unissent l’œuvre à
l’ensemble de ses utilisateurs. La nouvelle rupture qu’il opère aurait donc
pu être radicale si les musiciens s’étaient retenus de toute exécution
sonore. Et c’est sans doute là qu’est déclarée la véritable mort de l’art :
lorsque l’œuvre n’est plus encline au dialogue implicite qu’est supposée
encourager toute œuvre, donc lorsque l’œuvre estompe la technique du
1
INCHAUSPÉ, Irène, GODEAU, Rémi, Main basse sur la musique. Enquête sur la
SACEM, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
2
Marcel Duchamp, in LEBEL, Robert, « Maintenant et ici. Dialogue avec Robert Lebel »,
L’œil, op. cit., p. 22.
3
DDS, p. 185.
4
Ibid., p. 268.
5
Voir le procès de Pinoncelli pour avoir brisé à coups de marteau une copie de l’urinoir
dans un musée.
180
musicien,
Licencecompositeur
accordée à ESTAYet interprète,
STANGE lorsqu’elle demeure
Veronica veronicaestay@hotmail.com à l’état d’idée
- ip:78.109.86.68
sans être pour autant comparable à des travaux préparatoires1 et/ou à l’état
d’inachèvement, tel le Grand Verre… Cette déclaration de la mort de
l’art ne pose donc plus la question de savoir s’il y a encore œuvre d’art
car nous sommes toujours en sa présence : il s’agit, pour Duchamp,
d’élaborer des moyens pour tuer l’art. On pourrait aussi y voir l’occasion
d’une nouvelle évolution – extrême – de la musique. En effet, la musique
conceptuelle me permet de parler d’une création à partir d’un mode
opératoire unique, conçu à la fois comme point de départ et d’arrivée. On
rompt ici avec les trois niveaux habituels de l’œuvre, systématisée à
travers 1/ « l’idée », 2/ « la composition » et 3/ « l’expression »2, et
abritant uniquement les deux dernières phases sous la protection du droit
d’auteur.
Ainsi, l’œuvre conceptuelle est un acte mental de création, mais
selon la jurisprudence, cela n’implique pas que l’acte en question puisse
être protégé par le droit d’auteur. L’art conceptuel n’est conçu que
comme une première étape à la création. On voit donc pourquoi et
comment les interprètes des œuvres musicales de Duchamp peuvent faire
de ce dernier un compositeur : en les actualisant, en donnant forme sonore
à une pensée et des partitions. Ils peuvent, dès lors et finalement,
l’intégrer dans le circuit transactionnel de l’art…
Qu’en est-il, à présent, des énoncés sur le sonore publiés dans les
Notes et DDS ? Ils ne sont pas protégeables s’ils donnent lieu à des
réalisations sonores, mais le sont, en revanche, s’ils sont cités dans
n’importe quelle publication en mentionnant la source éditoriale. Par
exemple, les membres de Fluxus, qui élaboraient des énoncés suggérant
une musique en pensée, ou encore, sur un tout autre mode, Dj Spooky,
qui applique le « scénario de base » de Duchamp conçu comme « un
cadre d’activité donné » à l’intérieur duquel « nous sommes invités à
l’utiliser comme une sorte de “système” jeu »3 :
Il n’y avait pas de pièces achevées et tout dans « Errata Erratum » est à
propos de ce vide entre exécution et intention dans un monde d’incertitude.
Quel que soit le mix que vous en fassiez, cela ne peut être qu’une
supposition – vous devez en faire votre propre version, c’est là l’idée. Avec
ça à l’esprit, je vous demande de penser à ce projet en tant que laboratoire de
1
Mais les Notes de Duchamp correspondent bien à des idées pour la construction du Grand
Verre.
2
« Les idées, comme telles, n’ont pas accès à l’atelier du peintre ou du sculpteur : même s’il
propose d’exprimer une pensée, un sentiment, il doit, tout d’abord, procéder à une mutation,
sous la forme d’une illustration […] L’image, dans l’ordre des Arts, exclut l’idée »,
DESBOIS, Henri, Le droit d’auteur en France. Propriété littéraire et artistique, op. cit.,
1978, p. 11.
3
Source <http://www.djspooky.com/articles/erattaeranFrench.html>
181
mix – un
Licence « open
accordée system
à ESTAY » oùVeronica
STANGE vous pouvez être n’importe
veronicaestay@hotmail.com quelle voix. Les
- ip:78.109.86.68
seules limites sont celles du jeu que vous jouez et la manière dont vous y
jouez.1
1
Ibid.
2
BERGSON, Henri, « La pensée et le mouvant », Œuvres, op. cit., p. 1263.
3
“Basically, a composition does not require a performance in order to exist. Just as an
imagined sound appears real in the mind. The reading of a score is sufficient to prove the
existence of the composition. The mechanical realization of the work of art can thus be
considered superfluous”, SCHENKER, Heinrich, The Art of Performance, New York:
Oxford University Press, 2000, p. 3 (Je traduis).
182
l’urinoir incarne
Licence accordéel’idée du
à ESTAY ready-made
STANGE tout comme le mode
Veronica veronicaestay@hotmail.com opératoire des
- ip:78.109.86.68
183
compositeur. La logique
Licence accordée voudrait
à ESTAY STANGE également
Veronica qu’il ait été
veronicaestay@hotmail.com aspirant à ce
- ip:78.109.86.68
1
Source : Laëtitia Picand, Service documentation du CDMC, 22 mai 2007.
2
« Chez Kant, le jugement esthétique occupe une place singulière parmi les facultés
rationnelles. Il associe un sentiment subjectif à la visée d’un partage nécessaire et
universel », ROCHLITZ, Rainer, « Juger et argumenter : trois sources de la pensée de
l’art », Magazine littéraire, nº414, novembre 2002, p. 32.
184
– Licence
candidature du STANGE
accordée à ESTAY créateur auveronicaestay@hotmail.com
Veronica statut de compositeur avec la
- ip:78.109.86.68
1
Elaborations on Erratum musical of Marcel Duchamp, 1975 ; Marce(ntennia)l Circus
C(age)elebrating Duchamp (1987) ou encore Duchampera (1987), une pièce de théâtre
musical.
2
PALMIERI, Silvio, « Avoir l’apprenti dans le soleil, paraphrase d’après un dessin de
Marcel Duchamp », New Music from Montréal, Vol.2, SNE, 2000.
3
Notamment Covered with Music (1997) et Rrose Selavy (2000), voir WARNABY, John,
“The Music of Nicolaus A. Huber”, Tempo, Vol. 57, n° 224, April 2003, Cambridge
University Press, p. 22-37.
185
1
“One Licence
way to write
accordée music
à ESTAY : study
STANGE Duchamp”
Veronica . Cette remarque
veronicaestay@hotmail.com de Cage,
- ip:78.109.86.68
qu’il n’est pas inutile de rappeler, résonne comme un tribut et souligne les
dispositions nécessaires à la reconnaissance de l’œuvre musicale de
Duchamp : 1/ application pragmatique (diffusion et succès de l’œuvre
musicale) et 2/ portée institutionnelle (succès durable de l’œuvre musicale
et identification de son compositeur).
On doit donc affiner la recherche du statut de compositeur de
Duchamp en précisant que son identité est édifiée parce que son œuvre
est digne d’intérêt pour des musiciens professionnels et parce que sa
valeur a été confirmée par les institutions.
Ses compositions musicales sont le résultat d’un acte singulier qui,
aujourd’hui, est parvenu à un accord ; je souligne aujourd’hui car
l’identification de Duchamp en tant que compositeur, du fait de la
reconnaissance tardive de son œuvre musicale, est posthume : l’artiste ne
peut être dit compositeur au moment précis où il conçoit ses énoncés et
compose les deux Erratum (ceux-ci n’ayant pas encore été joués)2, mais
au moment où ses compositions exercent toute leur influence par des
exécutions dans des lieux agréés ou des interprétations par des musiciens
professionnels.
Duchamp ne s’est pas déclaré, ni même présenté, comme
compositeur : il n’est donc pas candidat à cette reconnaissance statutaire.
Peut-il l’être néanmoins de manière inexprimée, contournée, par le simple
fait d’avoir composé des partitions ? Suffisent-elles à faire de lui un
compositeur, donc à témoigner de son engagement en ce sens ? La
partition fait-elle le compositeur ? Ce pourrait être le cas si Duchamp
avait suivi l’ensemble des étapes nécessaire au métier de compositeur. Or
il compose et crée sans visée professionnelle, sous-entendant
rémunération de son activité exercée quotidiennement et encourageant les
commandes. Ne s’étant pas expressément positionné en tant que tel, il n’a
pas fait (ni même cherché à faire) reconnaître son œuvre comme étant de
musique pour ainsi se mettre en situation de recevoir un statut artistique
approprié par la diffusion et la promotion de celle-ci. À l’inverse, il
semble plutôt avoir créé par vocation, suggérant marginalité, non-
rétribution (de la volonté du créateur qui, logiquement, cherche à ne pas
entrer dans le système) et reconnaissance forcément tardive (dans le
meilleur des cas).
1
CAGE, John, “26 Statements re Duchamp”, A Year From Monday, déjà cité.
2
Les Statuts de la SACEM du début du XXe siècle imposaient déjà cette condition sonore à
l’œuvre.
186
On tendaccordée
Licence alorsà àESTAY
dépasser l’identification
STANGE du statut de- ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com compositeur par
l’appréciation de son œuvre pour saisir une autre grille de lecture, cette
fois axée sur l’appréciation identitaire de l’artiste par lui-même.
La fonction-compositeur
À partir des modalités de fonctionnement qui régissent son activité, à
partir de ses situations vécues, donc de conditions réelles, il est possible
de relever deux nouvelles exigences à l’identification du compositeur. En
effet, les conditions d’admission par les organismes pris en exemple font
apparaître des contradictions relatives à la détermination de l’identité de
Duchamp, obligeant ainsi à consulter les raisons mêmes pour lesquelles
son œuvre musicale est longtemps restée si peu traitée par la musicologie
alors que maints interprètes, toutes sensibilités musicales confondues,
s’en donnent à cœur joie pour la faire vivre et revivre1. Il faut dire que
Duchamp n’a pas l’apparence d’un compositeur au sens traditionnel du
terme ; il ne se dit et ne se présente pas non plus comme tel, ce qui fait
une différence. De plus, son accomplissement existentiel ne dépend en
rien de sa production musicale, pourtant conséquente si l’on tient compte
des nouveaux objets sonores qu’il introduit dans le champ de la
composition, en plus des deux Erratum. Établir son profil d’artiste à partir
d’une étude fondée sur sa propre expérience de l’art pourra donc m’aider
à y voir plus clair, car si le statut du compositeur dépend de l’évaluation
de son œuvre et de situations matérielles concrètes, il est tout autant
constitué de représentations, de pensées et de désirs. C’est pourquoi la
mise en application pragmatique de l’œuvre et sa portée institutionnelle
pour l’édification du statut de compositeur ne saurait faire fi du sens
commun, de l’expérience quotidienne de l’artiste, des valeurs culturelles
et images transmises par la société. C’est la fonction-compositeur.
En d’autres termes, la première étape pour la reconnaissance du
compositeur aspirant à ce statut est qu’il puisse identifier son propre
domaine d’activité en rapport avec ce qui l’entoure (les institutions) et se
comporter comme le ferait tout compositeur : il doit pouvoir se
reconnaître lui-même et constater ce qu’il fait (je compose), tout en
s’affirmant et se conduisant comme tel : je suis compositeur et j’agis
comme tel. On ne peut donc pas entreprendre de faire une carrière
d’artiste contre son gré…
1
Voir STÉVANCE, Sophie, Impacts et échos de la sonosphère de Marcel Duchamp, op.
cit., 2005. Une Journée d’étude a également été consacrée à la question à la faculté de
musique de l’Université de Montréal (13/03/09). Organisé par l’Observatoire international
de la création et des cultures musicales (OICCM), cet événement réunissait, autour de sa
responsable scientifique Sophie Stévance, Pierre Albert Castanet, André Gervais, Stéphane
Ginsburgh et Silvio Palmieri.
187
Ces conditions
Licence relatives
accordée à ESTAY à la veronicaestay@hotmail.com
STANGE Veronica mise en place de l’identité du
- ip:78.109.86.68
1
HEINICH, Nathalie, Être écrivain, création et identité, op. cit., p. 272-273, et 280 ;
HEINICH, Nathalie, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique,
Paris, Gallimard, 2005, p. 177-180.
188
se reconnaît lui-même
Licence accordée à ESTAYet extériorisera
STANGE la perception qu’il
Veronica veronicaestay@hotmail.com a de lui par la
- ip:78.109.86.68
1
BOLTANSKI, Luc, THÉVENOT, Laurent, De la justification. Les économies de la
grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
2
Voir à ce sujet HEINICH, Nathalie, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit.
189
peut-elle objectivement
Licence se rattacher
accordée à ESTAY STANGE Veronica?veronicaestay@hotmail.com
Comment concevait-il sa présence
- ip:78.109.86.68
1
JAMES, William, Philosophie de l’Expérience, Paris, Flammarion, 1910, p. 56.
2
BOUCOURECHLIEV, André, Le Langage musical, op. cit., p. 21.
190
suite àLicence
l’application pragmatique
accordée à ESTAY de son
STANGE Veronica œuvre, non par- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com lui mais par des
musiciens confirmés, obtenir ce statut, qui plus est à titre posthume ? Les
codes de la SACEM affirment cette possibilité, mais uniquement du point
de vue de la portée institutionnelle de sa musique, alors que la grille
d’analyse que j’ai dégagée montre un processus plus ou moins long qui
s’articule en trois temps, mais auxquels Duchamp ne se soumet pas en
totalité : il ne passe pas par les cases d’autoperception ni de
représentation.
À ce stade de l’enquête, on pourrait en déduire que Duchamp ne
serait compositeur que posthumément. D’autres éléments de réponse
pourraient être trouvés si l’on poursuivait avec l’exemple de Cage, en de
nombreux points comparable à l’attitude artistique et sociale de
Duchamp. Celle-ci est, en effet, encline à la marginalité car ne supportant
aucune contrainte hormis celle qu’il s’est lui-même fixée : aller plus loin
pour construire un alphabet musical nouveau. Comparons alors les deux
attitudes.
1
On pourra encore citer l’exemple de Schoenberg, par ailleurs professeur de Cage qui, bien
que peintre à ses heures, est bel et bien reconnu comme compositeur en raison de sa
concentration quotidienne sur son activité de musicien.
191
Cage
Licences’adonnant moins
accordée à ESTAY souvent
STANGE à une activité de -peintre
Veronica veronicaestay@hotmail.com qu’à une
ip:78.109.86.68
Musicien amateur, Marcel Duchamp préfigure ainsi, dès 1913, les tentatives
qui seront menées notamment aux États-Unis au cours des années 1950 à
partir des principes de l’indétermination et du non-contrôle.1
1
BOSSEUR, Jean-Yves, Musique et arts plastiques, interactions au XXème siècle, Paris,
Minerve, 1998, p. 213.
2
“My attitude towards art is that of an atheist towards religion. I’d rather be gunned, kill
myself or somebody else than creating art again”, Marcel Duchamp, cité par STAUFFER,
Serge, Marcel Duchamp, Stuttgart, Cantz, 1992, p. 29 (je traduis : « Mon attitude envers
l’Art est celle d’un athée envers la religion. J’aimerais mieux être abattu, me suicider ou
encore tuer quelqu’un plutôt que de créer à nouveau de l’Art »).
192
et ainsiLicence
créer sansà ESTAY
accordée être soumis aux cadres
STANGE Veronica formels ni aux
veronicaestay@hotmail.com obligations de
- ip:78.109.86.68
[En 1912, dès mon retour de Munich], c’en était fini pour moi du Cubisme et
de ces mouvements qui recourent à la peinture à l’huile, tendance qui s’était
dirigée vers quelque chose dont je voulais me séparer. Après dix années de
peinture, j’en ai eu assez ; en fait, je me suis toujours ennuyé en peignant,
sauf au tout début, lorsque j’ai ressenti le besoin de m’ouvrir les yeux sur
autre chose. Je n’ai jamais éprouvé de sensation particulière dans le fait de
peindre.1
1
“I was finished with Cubism and with movement--at least movement mixed up with oil
paint. The whole trend of painting was something I didn’t care to continue. After ten years
of painting I was bored with it – in fact I was always bored with it when I did paint, except
at the very beginning when there was that feeling of opening the eyes to something new.
There was no essential satisfaction for me in painting ever...”, Marcel Duchamp, cité par
TOMKINS, Calvin, Duchamp: A biography, op. cit., p. 113 (je traduis).
2
Voir HEINICH, Nathalie, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime
démocratique, op. cit.
193
(comme donner
Licence accordéedes leçons
à ESTAY de français)
STANGE : « il fallait bien- ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com vivre », « il faut
bien faire quelque chose pour manger »1, explique-t-il. On observe ici une
attitude particulière par rapport au métier d’artiste : tantôt bohème, tantôt
nécessitant de prendre des activités rémunérées en parallèle de son état
d’artiste pour vivre, tantôt d’entrer en profession lorsque son œuvre
devient son moyen de subsistance, même temporairement, et toujours en
dehors du marché public, néo-académique. Mais cette attitude s’inscrit
plutôt dans une trajectoire de vie que Duchamp suit sans trop se poser de
questions. Interrogé par Cabanne au sujet de sa période montmartroise
durant laquelle sa vocation de peintre était encore en gestation, Duchamp
répond :
Je n’en sais rien. Il n’y avait vraiment pas de programme ou de plan établi en
moi. Je ne me demandais même pas s'il fallait que je vende ma peinture ou
que je ne la vende pas. Il n’y avait pas de substratum théorique. Comprenez-
vous ce que je veux dire ? C’était un peu la bohème de Montmartre ; on vit,
on peint, on est peintre, tout cela ne veut rien dire au fond. Ça existe encore
aujourd’hui certainement. On fait de la peinture parce qu'on veut soi-disant
être libre. On ne veut pas aller au bureau tous les matins.2
On ne sait pas comment on vit. Je n’avais pas « tant par mois » de quelqu’un,
c’était vraiment la vie de bohème, dans un sens, un petit peu dorée, luxueuse,
si vous voulez, mais c’était quand même une vie de bohème. Souvent, on
n’avait pas d’argent mais ça n’avait pas d’importance. Il faut dire aussi que
c’était plus facile à ce moment-là en Amérique que maintenant, la
camaraderie existait énormément, et puis on n’avait pas de frais énormes, on
était logé dans des endroits très bon marché […] Je n’avais nullement
1
Entretiens, p. 108.
2
Ibid., p. 37.
194
l’intention d’exposer
Licence accordée à ESTAY en public
STANGE et deveronicaestay@hotmail.com
Veronica faire œuvre de peintre, d’avoir une vie
- ip:78.109.86.68
de peintre.1
1
Ibid., p. 105-106.
2
Ibid., p. 20.
3
SCHWARZ, Arturo, La Mariée mise à nu chez Marcel Duchamp, même, op. cit., p. 50.
195
renvoyant
Licenceàaccordée
cetteà ESTAY
catégorie d’artistes
STANGE qui exercent dans
Veronica veronicaestay@hotmail.com une discipline
- ip:78.109.86.68
1
« Un non-artiste, et non un anti-artiste » cité par CAGE, John, A Year From Monday, op.
cit., p. 70 (je traduis).
2
Pasadena Art Museum, Marcel Duchamp, 8 octobre – 3 novembre 1963, exposition
organisée par Walter Hopps.
3
Marcel Duchamp, lettre à Robert Lebel, cité par CAUMONT, Jacques, GOUGH-
COOPER, Jennifer, « Ephemerides on and about Marcel Duchamp and Rrose Sélavy, 1887-
1968 », catalogue d’exposition, Palazzo Grassi, Venise, 1993, Marcel Duchamp, 4 avril-18
juillet 1993, exposition organisée par Pontus Hulten, Milan, Bompiani.
4
Michel Sanouillet, cité par CHÂTEAU, Dominique, VANPEENE, Michel, « Entretien
avec Michel Sanouillet », Étant Donné Marcel Duchamp, n°2, op. cit., p. 11.
196
m’avait dit « Vous
Licence accordée y STANGE
à ESTAY croyez Veronica
vraiment ? Ça n’intéressera- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com personne. Ça n’a
aucun intérêt ».1
1
Ibid.
2
“Anyway, from 1912 on I decided to stop being a painter in the professional sense. I tried
to look for another, personal way, and of course I couldn’t expect anyone to be interested in
what I was doing”, Marcel Duchamp, cité par TOMKINS, Calvin, Duchamp: A biography,
op. cit., p. 113 (je traduis).
3
“In 1912 it was a decision for being alone and not knowing where I was going. The artist
should be alone... Everyone for himself, as in a shipwreck”, Marcel Duchamp, ibid., p. 93
(je traduis).
4
“I want to be free, and I want to be free from myself ”, Marcel Duchamp, interview with
Richard Hamilton, 1959, Marcel Duchamp/The Creative Act, CD, Sub Rosa SR57, 1994 (je
traduis).
5
DDS, p. 180.
197
XIXe Licence
siècle.accordée
Et Duchamp déclarait
à ESTAY STANGE Veronica avoir été nourri, entre
veronicaestay@hotmail.com autre, par la
- ip:78.109.86.68
poésie : « je pensais qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois
influencé par un écrivain plutôt que par un autre peintre »1. Mais dans
cette passion littéraire, on retrouve un attrait pour les qualités acoustiques
des mots : « je ne [comprends pas encore complètement Rimbaud, mais],
j’ai beaucoup de plaisir à le lire au point de vue de la sonorité, de la
poésie audible. Ce n’est pas simplement la construction en vers ou la
pensée profonde qui m’attirent »2. Son système d’expression reste donc le
champ visuel et puise en même temps son inspiration dans d’autres
formes d’art.
Un bilan
Ces éléments laissent penser que si Duchamp avait agi comme un
compositeur, il ne l’aurait fait qu’à l’occasion. Pourquoi ? Simplement
parce qu’il ne vit pas de sa musique ni même de sa production artistique.
Et s’il pouvait en vivre, il ne cherchait pas nécessairement à ne subsister
que par elle. On pourrait même dire qu’il cherchait à échapper à la
condition sociale de l’artiste en choisissant – et c’est un luxe que peu
d’artistes peuvent se permettre – ses sources de subsistance. Pour lui, l’art
n’a pas autant de valeur que celle que ses utilisateurs veulent bien lui
trouver : « l’art n’a pas d’excuse biologique. Ce n’est qu’un petit jeu entre
les hommes de tous les temps : ils peignent, regardent, admirent,
critiquent, échangent et changent. Ils trouvent là un exutoire à leur besoin
constant de décider entre le bien et le mal »3. C’est précisément le piège
dans lequel Duchamp refuse de tomber (un jeu qu’il refuse de jouer), ce
qui l’encourage à dissimuler sa production ; Étant Donnés est un exemple
éloquent, de même que sa production musicale conceptuelle qui, malgré
les publications anthumes de la Boîte Verte et Marchand de sel4, reste, à
dessein, discrète.
On oublie, en effet, trop souvent que les notes en question ont été
longtemps ordonnées par Duchamp comme une pile d’objets découpés,
désassemblés. Duchamp les a volontairement éparpillées tout en retardant
leur publication pour contrarier les puissants effets de l’art et de ses
esthètes, protégeant ainsi la radicalité de son œuvre de la validation par
l’histoire de l’art. « Je m’avisai à cette époque que, pour le spectateur plus
encore que pour l’artiste, l’art est une drogue à accoutumance et je
1
Ibid., p. 174.
2
Entretiens, p. 201.
3
DUCHAMP, Marcel, « Maintenant et ici, dialogue avec Robert Lebel », L’œil, n°148, op.
cit., p. 18-23.
4
DUCHAMP, Marcel, Marchand du sel. Écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet,
Paris, Terrain Vague, 1959.
198
voulaisLicence
protéger mes STANGE
accordée à ESTAY ready-made contre une contamination
Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68de ce
1
DDS, p. 192.
2
CASSIRER, Ernst, « L’art », Essai sur l’homme, Paris, Minuit, 1989, p. 236.
3
BECKER, Howard S., Outsiders : études de sociologie de la déviance (1963), Paris,
Métailié, 1985.
199
une valeur
Licence esthétique.
accordée Je leurVeronica
à ESTAY STANGE ai jetéveronicaestay@hotmail.com
le porte-bouteilles et- ip:78.109.86.68
l’urinoir à la tête
comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté esthétique !1
Vous connaissez exactement mon sentiment à l’égard de la photographie.
J’aimerais la voir conduire les gens au mépris de la peinture jusqu’à ce que
quelque chose d’autre rende la photographie insupportable.2
1
Marcel Duchamp, lettre à Hans Richter, 10 novembre 1962, cité par RICHTER, Hans,
Dada, Art et Anti-art, op. cit., p. 196.
2
Marcel Duchamp, lettre de réponse à une enquête menée par Alfred Stieglitz à propos de la
photographie, in Manuscrits, n°4, New York, décembre 1922, p. 2 ; cf. DDS, p. 244.
3
DUCHAMP, Marcel, « Entretien avec Otto Hahn », VH 101, n°3, loc. cit., p. 57.
4
HEINICH, Nathalie, Être artiste : les transformations du statut des peintres et des
sculpteurs, op. cit., p. 62-63.
200
Il Licence
en estaccordée
ainsi àde toutSTANGE
ESTAY ce queVeronica
j’aimeveronicaestay@hotmail.com
: je n’ai jamais voulu me limiter à un
- ip:78.109.86.68
cercle étroit et j’ai toujours essayé d’être aussi universel que possible. C’est
pourquoi par exemple, je me suis mis à jouer aux échecs. […] je l’ai pris très
au sérieux et je m’y suis complu parce que j’ai trouvé des points de
ressemblance entre la peinture et les échecs. En fait, quand vous faites une
partie d’échecs, c’est comme si vous esquissiez quelque chose, ou comme si
vous construisiez la mécanique qui vous fera gagner ou perdre. […] le jeu
lui-même est très, très plastique et c’est probablement ce qui m’a attiré.1
1
DDS, p. 183. Je souligne le mot « universel ».
2
Goncourt, Journal, 1860, p.789.
3
KOSUTH, Joseph, L’Art après la philosophie (1969), in HARISSON, Charles et WOOD,
Paul, Art en théorie : une anthologie, op. cit., p. 920.
4
Ibid., p. 921.
201
conceptuelle ne dépend
Licence accordée pas duVeronica
à ESTAY STANGE médium qu’est le son, ni
veronicaestay@hotmail.com des utilisateurs
- ip:78.109.86.68
L’objet sonore, c’est ce que j’entends ; c’est une existence que je distingue
[...] Comment passe-t-on du sonore au musical ? Sonore, c’est ce que je
perçois ; musical, c’est déjà un jugement de valeur. L’objet est sonore avant
d’être musical : il représente le fragment de perception, mais si je fais un
choix des objets, si j’en isole certains, peut-être pourrais-je accéder au
musical. L’objet musical, ce sera le musical ressaisi à sa source, dans la
fonction des objets qui méritent ce qualificatif, c’est-à-dire en degré presque
zéro de musicalité.1
1
SCHAEFFER, Pierre, « La sévère mission de la musique », Revue d’Esthétique, n°2-3-4,
« Musiques nouvelles », Paris, Klincksieck, 1968, p. 281.
2
STÉVANCE, Sophie, Impacts et échos de la sonosphère de Marcel Duchamp, op. cit.,
2005. Peter Sloterdijk utilise l’expression « sonosphère » dans un tout autre contexte : « Le
liquide amniotique transforme les ondes en vibrations à partir desquelles se constitue la
"sonosphère", qui est […] le principe central du lien social. Après la naissance, l’air respiré
succèdera au liquide amniotique perdu », Sphères : Bulles, Paris, Hachette Littératures,
2003, Tome 1, p. 327.
3
MOLINO, Jean, « Fait musical et sémiologie de la musique », Musique en jeu, n°17, « De
la sémiologie à la sémantique musicale », Paris, Seuil, 1975, p. 35-62.
202
1
) quiaccordée
MaussLicence conçoit la musique
à ESTAY comme
STANGE Veronica données acoustiques
veronicaestay@hotmail.com relevant de
- ip:78.109.86.68
Les faits sociaux que nous avons étudiés sont tous […] des faits sociaux
totaux […] c’est-à-dire qu’ils mettent en branle, dans certains cas, la totalité
de la société et de ses institutions […] Tous ces phénomènes sont à la fois
juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques, morphologiques,
etc.2
1
MAUSS, Marcel, Essai sur le don : Forme et raison de l'échange dans les sociétés
archaïques (1923), Paris, PUF, 1968 ; KARSENTI, Bruno, Marcel Mauss : Le fait social
total, Paris, PUF, 1994.
2
MAUSS, Marcel, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 274.
3
CASTANET, Pierre Albert, Tout est bruit pour qui a peur – pour une histoire sociale du
son sale, Paris, Michel de Maule, 1/ 1999, 2/ 2007.
203
institutions ni des àintermédiaires,
Licence accordée ni même
ESTAY STANGE Veronica des catégories- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com et/ou des statuts
socioprofessionnels de la musique. En cela, elle est plus intégrante que le
« fait musical total ».
Tout artiste qui œuvre au sein de la sonosphère n’est pas forcément
compositeur, précisément à cause de ce à quoi renvoie l’expression : à
une catégorie précise de créateurs jonglant, dans un temps donné, avec
des codes musicaux acquis et les nouveaux qu’ils ont su instaurer pour
parvenir à une dialectique heureuse entre l’ensemble des paramètres
sonores. Même si Duchamp ne se reconnaît pas dans ce type de création,
il possède néanmoins un univers d’application où il médite sur le son sous
des formes variées, possibles et imaginables ; c’est sa sonosphère, alors
que dans l’autre cas, on entre dans le domaine de la musique savante
(elle-même un sous-ensemble de la sonosphère théorique). Duchamp
n’est donc pas compositeur selon les usages : il fonctionne comme un
plasticien se mouvant dans une zone du chaos sonore qu’il a lui-même
choisie et délimitée selon des règles plus ou moins définies. Ces règles
admettent tant le matériel que le conceptuel, le perceptible et le non
perceptible.
Ces éléments montrent qu’il est plus pertinent d’analyser ce que
Duchamp fait, avec ses œuvres musicales, du rôle traditionnellement
conçu du compositeur, plutôt que de chercher à démasquer le compositeur
qu’il est devenu ou qu’il n’a jamais été. Dans une démarche pragmatique,
j’ai donc regardé non pas ce que Duchamp vaut ou vaudrait en tant que
tel mais comment lui-même fonctionne dans le monde de l’art et de la
musique, la manière dont lui-même se perçoit et se (re)présente. Qu’en
est-il du propre rapport de Duchamp à son activité compositionnelle ? Se
déclare-t-il jamais compositeur ?
La réponse (négative) m’a amenée à étudier une autre variété de
construction identitaire construite par un artiste qui refuse de s’affirmer
comme tel tout en produisant des œuvres d’art influentes pour l’art de son
époque, et au-delà. Des éléments de réponse m’ont été fournis par un
regard porté sur sa pratique artistique et sa propre perception en tant
qu’artiste. J’en dégage une posture paradoxale due à son comportement,
mais aussi à ce que ses héritiers ont fait de lui en déballant son œuvre
musicale. En rapprochant leurs initiatives des critères des sociétés de
gestion des droits d’auteurs, j’ai pu observer que ce sont eux qui,
finalement, rendent l’identité musicale de Duchamp floue. Or Duchamp
lui-même fait en sorte que l’on ne puisse pas l’enfermer dans une pratique
artistique spécifique. Il dessine alors une forme d’auto-indétermination
qu’il oriente vers la déviance, notion assez vaste et complexe pour ne pas
être délimitable – juste catégorisable.
204
Dans son
Licence système
accordée constitutif
à ESTAY à l’identité
STANGE Veronica de l’écrivain,
veronicaestay@hotmail.com Heinich admet
- ip:78.109.86.68
des « formes de l’indétermination » et analyse les raisons qui font que tel
individu est voué à se déplacer dans cette zone d’activité non précisément
délimitée, ou confuse, de son propre chef. Selon la sociologue, l’écriture
serait, dans le monde moderne, ce qui permettrait « d’échapper à une
place », plus curieusement ce qui permettrait de construire son identité à
partir de l’exigence d’indétermination. Cette analyse permet ainsi de
remarquer que Duchamp mêle les arts entre eux pour ne pas qu’on le
reconnaisse. Il reste ainsi libre « de respirer » et fait de l’emploi de son
temps sa véritable œuvre d’art.
Le parallèle entre les arts, plus particulièrement entre la musique et
les arts plastiques, montre enfin l’abolition des frontières entre les
disciplines artistiques et les nouvelles pratiques qui résultent de cette
réunion, comme les performances ou les installations sonores. Mais
l’identité du compositeur reste bornée à une pratique artistique
spécifique : peut se dire et être dit compositeur celui qui s’en tient à un
travail localisé au sein de la composition musicale (de tradition classique
ou autre). S’il allie différents médias, il sera dit « plasticien », terme
correspondant à un état idéal adapté aux créateurs « qui ont besoin
d’indétermination »1, tant dans les matériaux qu’ils utilisent que dans leur
pratique ou le comportement qu’ils adoptent dans leur quotidien. De fait,
attribuer à Duchamp une identité de plasticien permet de ne pas
l’enfermer dans une identité trop précise : « ainsi peut-on être artiste – ou
“plasticien” – sans forcément être peintre ou sculpteur »2. De même, avec
Duchamp, on peut être artiste – ou “musicien” – sans forcément être
compositeur ou instrumentiste… Il faudra ajouter que Duchamp a réussi à
se défaire de son état de peintre en regardant ailleurs, devenant
simultanément un inventeur, un joueur d’échecs, un compositeur, un
musicien amateur, un respirateur, bref : un plasticien dont la fonction est
ramenée « à l’infinitif »3 du verbe « faire »4, pour ainsi pratiquer la
déviance, par vocation.
1
HEINICH, Nathalie, Être écrivain, op. cit., p. 82.
2
HEINICH, Nathalie, Le Triple jeu de l’art contemporain, op. cit., p. 109.
3
DUCHAMP, Marcel, A l’infinitif (The White Box), New York: Cordier & Ekstrom, 1966.
4
Entretiens, p. 19.
5
Ibid.
205
créateur ? Duchamp
Licence a bien
accordée à ESTAY une
STANGE fonction
Veronica mais elle n’est
veronicaestay@hotmail.com pas à prendre
- ip:78.109.86.68
206
conceptuelle », à quoi
Licence accordée je STANGE
à ESTAY lui ai opposé les critères officiels
Veronica veronicaestay@hotmail.com de la protection
- ip:78.109.86.68
207
plus rien
Licencede toutà ESTAY
accordée cela.STANGE
Les Veronica
idées veronicaestay@hotmail.com
se heurtent les unes aux autres,
- ip:78.109.86.68
1
HEINICH, Nathalie, « Écrire : entre profession et vocation », Le Statut social des auteurs
de l’écrit, Forum organisé par la Société des Gens de Lettres, jeudi 6 octobre 2005 à l’hôtel
de Massa, disponible sur le site Internet <http://www.sgdl.org/COMMUNICATION/
oct2006/dossier_statut_social/3Statut_social_Profession_vocation.pdf>
2
FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur » (1969), op. cit., p. 804, sqq.
208
décriteLicence
paraccordée
l’analyse
à ESTAYfoucaldienne. La pensée de Duchamp
STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68est un
Je trouve que les lois physiques telles qu’elles sont, telles qu’elles nous sont
enseignées, ne sont pas forcément la vérité. Nous y croyons ou les
expérimentons chaque jour, mais je crois qu’il est possible de considérer
l’existence d’un univers où ces lois seraient étendues, changées […]. Et par
conséquent on obtient immédiatement des résultats extraordinaires et
différents et qui ne sont certainement pas loin de la vérité, parce que, après
tout, tous les cent ans ou tous les deux cents ans un nouveau physicien arrive
[et] change toutes les lois, n’est-ce pas ? Après Newton, il y en a d’autres et
même il y en aura d’autres après Einstein […] il faut s’attendre à ce
changement des lois en question. […] on peut avec l’espoir arriver à obtenir
des résultats parallèles à l’influence, si vous voulez, dans l’art. Et qui donne
des résultats satisfaisants en tout cas... satisfaisants, dans le sens du nouveau
de la chose, qui apparaît comme une chose qui n’a jamais été vue avant. Du
non-déjà-vu.3
1
Ibid., p. 804.
2
Ibid., p. 805.
3
Marcel Duchamp, cité par VIAU, Guy, « Changer De Nom, Simplement », interview de
Marcel Duchamp à la Radio Télévision Canadienne, 17 juillet 1960. Source : Tout-fait, The
Marcel Duchamp Studies OnLine Journal, « Interviews », Vol. 2/ Issue 4, janvier 2002,
<http://www.toutfait.com/issues/volume2/issue_4/interviews/md_guy/md_guy_f.html>
209
Ainsi,
Licence non-compositeur deVeronica
accordée à ESTAY STANGE musique, Duchamp pourrait
veronicaestay@hotmail.com avoir réalisé
- ip:78.109.86.68
1
FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur » (1969), op. cit., p. 802.
210
l’analysent, la jugent
Licence accordée et STANGE
à ESTAY finalement
Veronical’adoptent, permettent
veronicaestay@hotmail.com à sa musique
- ip:78.109.86.68
211
Pour
Licencecomprendre
accordée à ESTAYla musique
STANGE Veronicaconceptuelle, cela -dépend
veronicaestay@hotmail.com alors de
ip:78.109.86.68
1
“Conceptual art is only good when the idea is good”, LEWITT, Sol, “Paragraphs on
Conceptual Art”, op. cit., p. 83 (je traduis).
2
JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 53
212
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Si l’on tient compte des orientations souvent radicales prises par la
création depuis le second XXe siècle, on pourrait penser que l’écart
esthétique véhiculé par son œuvre musicale conceptuelle s’est à présent
resserré. Pourtant, les nouvelles normes qu’elle impose ne sont pas encore
établies : considérer que la musique peut ne plus être une organisation des
paramètres du son peut encore surprendre, et le questionnement que
suscitent toujours les 4’33’’ de Cage confirme les croyances pour
lesquelles ce style de silence n’est pas musique (au sens traditionnel). Il y
aurait donc au moins deux façons de composer de la musique : avant
Duchamp, incluant les règles traditionnelles appliquées à la composition,
l’exécution de la musique et les institutions, et après Duchamp, lorsque la
musique perd de sa dimension acoustique et s’imagine, et lorsque l’art et
le quotidien sont reliés. En tant que faiseur de musique, Duchamp
n’émousse-t-il pas, de fait, l’ancienne figure du compositeur ? En tant
qu’instaurateur de discursivité, n’élimine-t-il pas la fonction-
compositeur ?
L’auteur [...] n’est certes pas celui qui a été identifié par nos institutions ; ce
n’est pas le héros d’une biographie. L’auteur qui vient de son texte et va dans
notre vie n’a pas d’unité ; il est simple et pluriel de « charmes », le lieu de
quelques détails ténus [...] ; ce n’est pas une personne (civile, morale), c’est
un corps. […] Si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se
réduisit, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails,
à quelques goûts, à quelques détails, à quelques réflexions, disons : des
« biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors
de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque
corps futur, promis à la même dispersion.1
1
BARTHES, Roland, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 12.
2
STÉVANCE, Sophie, « Duchamp a-t-il tué la musique ? », revue Esse Arts+Opinions,
Montréal, à paraître.
213
musique comme
Licence accordéeproposition mentale
à ESTAY STANGE Veronica s’ouvre alors aux interprétations.
veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68 En
effet, la musique conceptuelle s’exécute sous de multiples formes qui
n’ont souvent plus rien à voir avec l’idée initiale ; ces formes lui restent
cependant aboutées puisqu’elles en découlent. Autant l’œuvre n’est plus
le prolongement du compositeur, autant ce type de musique ne répond
plus aux attentes de quiconque. Cet écart esthétique engendre alors un
horizon nouveau. Ainsi, la mimesis provoque l’art abstrait, lui-même
engendrant l’hyper-réalisme ; Dada occasionne le surréalisme ; la tonalité
fait place à l’atonalité puis à la microtonalité, la modalité ou à la
pantonalité ; et le bruitisme crée le silence…
Les différentes interprétations de la musique conceptuelle résonnent,
certes, comme des hommages, mais attestent également d’une époque
symptomatique bouleversée socialement et culturellement : c’est ce que
les historiens ont appelé la modernité. Artistiquement, les créateurs, tous
horizons confondus, s’influencent comme jamais auparavant pour nourrir
leur propre sphère d’activité, et ainsi l’enrichir. Même dans son rôle
singulier de compositeur et ce qu’elle implique en terme de « pluralité
d’ego »1 où le sujet se meut dans plusieurs états, Duchamp n’échappe pas
à ce réseau d’informations. Il regarde vers la poésie, l’optique, le
cinétisme ou les nouvelles technologies. La machinerie industrielle,
omniprésente dans cette société nouvelle, a inspiré les procédés
machiniques de la musique conceptuelle et suscité la création de
nouveaux instruments imaginaires.
Instigateur de rupture et de discursivité, Duchamp reste néanmoins
homme son temps et s’inspire de ses contemporains. Sans être
compositeur au sens officiel, il l’est au sens étymologique mais est
surtout un artiste trandiscursif dont l’œuvre musicale, dans ses modes
d’existence et d’influence, l’inscrit dans l’histoire de la musique.
1
FOUCAULT, Michel, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), op. cit., p. 803.
214
CHAPITRE V
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
1
« J’avais été influencé, comme tout le monde. Quand on a 20 ans, on ne peut pas éviter de
l’être, mais dès qu’on a 23 ou 24 ans, je crois qu’à cet âge-là, que j’ai voulu me débarrasser
[...] d’une chose qui s’appelle l’influence et qui peut être néfaste si elle est exagérée »,
Marcel Duchamp, en 26 minutes, film documentaire français réalisé par Philippe Collin,
Lapsus/La Cinquième, La Réunion des Musées Nationaux, 2001, diffusé sur la chaîne T. P.
S./ Mezzo, mardi 5 mars 2002.
2
DDS, p. 174.
3
DÉCIMO, Marc, La Bibliothèque de Marcel Duchamp, peut-être, Dijon, Les presses du
réel, 2002.
4
CLAIR, Jean, Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, Paris, Gallimard, 2000. On pourra
également consulter le site Internet <http://www.toutfait.com/duchamp.jsp?postid=964> où
André Gervais publie une longue bibliographie faisant état des relations de Duchamp avec
la littérature.
5
DDS, p. 237.
215
hélice Licence
? Tuaccordée
pourrais ? »,STANGE
à ESTAY demande-t-il à Fernand Léger- 1ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com . De même, les
expériences cinématographiques et chronophotographiques du
photographe américain d’origine anglaise Edward Muybridge, et les
recherches analogues d’Étienne Jules Marey, médecin et physiologiste
français utilisant les enregistrements graphiques pour étudier des
phénomènes physiologiques, ont elles aussi leur importance, notamment
sur les réflexions de Duchamp sur la décomposition du mouvement : « les
études de chevaux en mouvement et d’escrimeurs en positions
successives comme dans les albums de Muybridge m’étaient bien
connues »2.
Au début du XXe siècle, Duchamp et ses contemporains assistent à
l’explosion de la nouvelle technologie (automobile, radio, aviation). Un
écho transparaît dans la création artistique. Plus qu’une finalité utilitaire,
la machine devient une source d’inspiration, et toute la fin du XIXe siècle
artistique flotte entre deux eaux : d’un côté, la métaphysique du progrès
qui voit dans la science la capacité à répondre aux idéaux des hommes en
route vers l’harmonie universelle – riche source d’expérimentations et
d’inventions plus ou moins fabuleuses, les artistes s’en inspirent ; de
l’autre, la pataphysique du progrès à travers laquelle sont contés les
dangers de cette folle confiance en la machine qui peut en retour détruire
– les artistes la peignent dans leurs écrits par l’absurde et l’ironie,
témoignant ainsi de leurs inquiétudes. Exalté par ces sociétaires de cette
nouvelle modernité, le progrès de l’humanité atteint son paroxysme en
apportant sa sordide contribution au conflit mondial de l’année 1914.
Duchamp se situe à la jonction entre ces deux pôles. Relayé par son
complice Picabia dans la mécanique absurde de son Paroxysme de la
douleur (1915) ou Parade amoureuse (1917) mettant là aussi en cause le
monde moderne, il ne déifie pas cette avancée scientifique comme le
feraient les futuristes. Au contraire, il préfère les tourner en dérision ou
les utilise. Sans s’aveugler devant ses multiples ressources, il en profite
pour trouver de nouvelles voies de création : « Cela m’intéressait
d’introduire le côté exact et précis de la science… Ce n’est pas par amour
de la science que je le faisais, au contraire, c’était plutôt pour la décrier,
d’une manière douce, légère et sans importance. Mais l’ironie était
présente »3. Ainsi, « sans le savoir, j’avais ouvert une fenêtre sur quelque
chose d’autre »4, écrit-il après la réalisation du Moulin à café. Cette
1
“Painting is finished. Who can do anything better than this propeller? Can you?”, Marcel
Duchamp, cité par TOMKINS, Calvin, Duchamp: A Biography, op. cit., p. 137 (je traduis).
2
Marcel Duchamp, cité par SWEENEY, James Johnson, “Eleven Europeans in America”,
The Bulletin of the Museum of Modern Art, op. cit., p. 20.
3
Marcel Duchamp, à propos du Grand Verre, Entretiens, p. 67.
4
Marcel Duchamp, cité par PARTOUCHE, Marc, Marcel Duchamp – J’ai eu une vie
absolument merveilleuse, op. cit., p. 31.
216
œuvreLicence
mécanomorphe date Veronica
accordée à ESTAY STANGE de 1911. C’est une étrange
veronicaestay@hotmail.com machine,
- ip:78.109.86.68
1
Entretiens, p. 50.
2
STIRNER, Max, Der Einziger und sein Eigentum, 1/ Leipzig, Otto Wigand, 1844, 2/ Paris,
Plon, 1899, 3/ Oeuvres complètes : L’Unique et sa propriété et autres écrits, trad. fr. Pierre
Gallissaire et André Sauge, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1972.
3
Noël Arnaud dans ses « Entretiens sur le surréalisme », in ARNAUD, Noël, PRIGIONI,
Pierre, Dada et Surréalisme, Paris-La Haye, Mouton, 1968, p. 365.
217
et Abel Faivre
Licence ; Willette
accordée étaitVeronica
à ESTAY STANGE l’un des illustrateurs du- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com numéro spécial
publié sur L’Anarchie le 1er mai 1893 par la revue Les Entretiens
Politiques et Littéraires.
Mallarmé et Jarry, également dans l’entourage littéraire de Duchamp,
sont eux aussi reliés à l’anarchisme. Avec Mallarmé, « un grand
personnage », écrit Duchamp1, ce sera sous ses apparences symbolistes en
réaction contre les certitudes positivistes et matérialistes du naturalisme
par ailleurs dénoncées par Duchamp. Et, avec Jarry, les traits de
l’anarchisme seront burlesques, comme la pataphysique qui, plus tard,
inspirera le Collège du même nom (Société de recherches inutiles et
savantes) et auquel Duchamp, praticien de « physique amusante »2,
s’inscrira en 19513. À l’anarchie duchampienne se juxtapose l’humour,
« non nécessairement dérision méprisante »4 mais salvatrice et relativiste
par rapport aux croyances. Cet humour débouche sur l’onirisme, si tant
est que « l’absurdité comique est de même nature que celle des rêves »5.
Duchamp déploie une palette humoristique, un « ironisme
d’affirmation »6 qu’il inflige au matérialisme de la science avec le Grand
Verre ou en en simulant les méthodes avec sa déclinaison d’objets d’art
fabriqués industriellement. On pense encore à ses objets symboliques,
comme la Broyeuse de chocolat aux « rouages lubriques » qui inspireront
les objets surréalistes. Duchamp s’oppose également à la rationalité de la
littérature7 et au sérieux de l’art en général par l’introduction de jeux de
mots qui parent les Rotoreliefs et indiquent les grandes orientations de sa
musique dans une perspective idéelle non plus soumise au temps et à
l’espace, mais rassemblée en « morceaux moisis »8. Ses compositions et
conceptions musicales invitent à décliner les principales sources qui les
ont d’abord déclenchées, puis celles avec lesquelles peut s’établir un
dialogue : elles sont picturales, philosophiques, littéraires, poétiques et
musicales. Son rapport inaccoutumé à la musique nécessite une
interrogation sur les événements et les courants d’idées qui l’ont incité à
développer une rupture aussi radicale avec la tradition pour élaborer de
1
DDS, p. 174.
2
Ibid., p. 72.
3
STÉVANCE, Sophie, « Duchamp, scientifictif du sonore », Les Technologies de
l’imaginaire, Colloque sous la direction de Marc Battier, OMF/MINT, Université De Paris
IV-Sorbonne, Paris, 30 mars 2005.
4
Marcel Duchamp, cité par KUH, Katherine, The Artist’s Voice, New York: Harper & Row,
1962, p. 90, repris par SCHWARZ, Arturo, Duchamp, op. cit., p. 6.
5
BERGSON, Henri, « Le Rire », Œuvres, Paris, PUF, p. 142.
6
DDS, p. 46.
7
« Lits et ratures », Ibid., p. 157.
8
Ibid., p. 159. Les Morceaux Moisis font vraisemblablement référence à la culture
pianistique du XIXe siècle et les recueils des méthodes de piano – les Morceaux Choisis –
que déchiffraient les jeunes filles de bonne famille dans le secret de leur cabinet de travail.
218
nouveaux
Licencemodes de jeu.
accordée à ESTAY Il Veronica
STANGE faudra veronicaestay@hotmail.com
alors comprendre- ip:78.109.86.68
leurs rapports,
dégager leurs perspectives originales, réciproques et singulièrement
fécondes. Ce présent chapitre s’attardera donc sur le contexte qui a vu
naître et se développer la musique conceptuelle.
En raison de ces héritages culturels auxquels MMN ou Étant Donnés
n’échappent pas, comment la sonosphère de Duchamp pourrait-elle se
comprendre indépendamment de ce tissu complexe, multiple et varié qui
se trouvait dans son horizon d’attente ? Je pars alors du constat suivant :
la musique conceptuelle appartient à une tradition littéraire et musicale
immergée dans un contexte politique et social gouverné par une activité
industrielle prégnante et stimulante.
Il faut pouvoir en repérer les origines dans un réseau de
connaissances et d’inventivités dont l’impact est aussi important sur
Duchamp que lui ne l’est en retour sur de nombreux musiciens ; ne pas
regarder l’ambiance dans laquelle l’instaurateur de discursivité en
musique extrait son « énergie » et parvient à complètement se défaire de
toutes « préoccupations esthétiques »1 me laisserait aux prises avec une
conception très particulière de la musique qui pourrait facilement passer
pour arbitraire ou confuse, sinon insignifiante. Or son œuvre comme sa
musique résultent de convictions artistiques et sociales et ne doivent pas
être réduites à de simples aberrations ou excentricités de créateur. Ses
écrits autant que ceux qui garnissent sa bibliothèque me fournissent une
base solide de lecture et d’analyse d’une attitude qui, même dans son
rapport au monde, reste à part.
Un tour d’horizon de ce qui l’a vue naître, et peut-être incitée, doit
être tenté ; il se pourrait même qu’elle vienne se confondre avec les
recherches et créations de musiciens comme Satie, connu pour ses
extravagances en matière de musique, mais non moins respecté et
aujourd’hui accepté par les institutions musicales et leurs gérants. Or
celles de Duchamp restent encore ignorées d’une large majorité. Mais
sans doute plus qu’un rejet volontaire de la part des institutions musicales
ou des études musicologiques, cet « oubli » de la musique n’a pas
échappé aux successeurs de Duchamp, dont Cage, qui laisse une
empreinte indélébile dans la musique du XXe siècle.
1
« Il sera peut-être réservé à un artiste aussi dégagé de préoccupations esthétiques, aussi
préoccupé d’énergie que Marcel Duchamp, de réconcilier l’Art et le Peuple »,
APOLLINAIRE, Guillaume, Méditations esthétiques, Les Peintres Cubistes, Paris, Eugène
Figuière et Cie éditeurs, 1913. Cf. également APOLLINAIRE, Guillaume, Marcel Duchamp
1910-1918, op. cit., 1994, p. 18.
219
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Sur la base de la postérité de cette pensée musicale ainsi que sa non-
reconnaissance par les sociétés de gestion des droits des auteurs, je
propose de regarder les instances médiatrices intellectuelles et sociales,
voulues ou inconscientes, inhérentes à la musique conceptuelle ; elle
prend alors tout son relief. Après avoir identifié la fonction-compositeur
de Duchamp qui a permis de constater ce qu’il instaure et lègue à la
musique, il est à présent possible de présumer de son rôle dans le récit
historique de la musique en soulignant le caractère à la fois singulier et
plus général de ses idées sur le son. En les situant dans le sillage des
préoccupations esthético-sociales du début des années 1900, en rapport
avec les styles et techniques qui pourraient ou qui leur sont associés, une
nouvelle étape peut être ajoutée à l’histoire.
Constater les faits ne revient pas à les obliger : les travaux de
Duchamp appartiennent à un domaine d’applications vaste mais
néanmoins précis à partir duquel se concentrent un certain nombre de ses
contemporains – compositeurs, plasticiens, littérateurs, poètes. Dans cette
perspective, on peut proposer un questionnement : quelles sont les
relations qu’entretient la musique conceptuelle avec une certaine tradition
de la pensée musicale (plus largement sonore) au tournant du XXe
siècle ? Qu’est-ce qui relie la musique de Duchamp et l’inscrit dans cette
période d’intense effervescence de la modernité culturelle ? De quelle
nature sont ces liens ? Musicale, picturale, poétique ? On regardera alors
les principales idées musicales découvertes et/ou développées au moment
où sont conçus les Erratum et les Notes du Grand Verre, et en retour ce
que cette nouvelle forme de musique a apporté à l’histoire des idées.
Pour comprendre la place que Duchamp occupe dans l’histoire de la
musique, je propose d’étudier ces différents sujets en m’appuyant plus
particulièrement sur les thèmes abordés par Duchamp lui-même et en
recherchant des liens avec les tentations et/ou obsessions de ses
contemporains. Adopter ce regard rend la lecture de l’œuvre de Duchamp
plus efficace, tout en offrant une compréhension plus étendue de sa
personnalité. De plus, comment ne pas concevoir son œuvre musicale
autrement que comme un tout correspondant à MMN ? Duchamp n’a pas
extrait sa musique de son corpus, et son œuvre tout entière, avec ses
multiples aspects et embranchements, n’en est finalement qu’une.
Des rapports intéressants peuvent avant tout être établis entre ses
conceptions musicales sur le concrétisme musical ou le bruit « réel »1,
inévitablement reliés au bruitisme de Russolo et aux instruments
mécaniques du futuriste, quant à eux rapprochés des « instruments de
1
Notes, n°190.
220
1
musique deaccordée
Licence précision duchampiens.
à ESTAY»STANGE L’on songe encore
Veronica veronicaestay@hotmail.com à l’« art-
- ip:78.109.86.68
1
DDS, p. 47.
221
Mettre en rapport
Licence accordée cet
à ESTAY ensemble
STANGE Veronicad’idées, c’est, quelque
veronicaestay@hotmail.com part, tenter de
- ip:78.109.86.68
222
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
C’est une fois encore la réception de l’art qui est ici mis à l’index –
ses dominations, ses médiations, ses circuits de diffusion et les
interrelations avec la création et l’exécution. Mais c’est aussi
l’élaboration d’un monde d’idées sur le son où plus aucune règle ne tient
et dont la nouveauté est telle que tout jugement semble sinon impossible,
du moins prématuré, le temps que sa musique fasse l’objet d’une
descendance.
Si Duchamp ne saurait appartenir à aucune école et si l’on ne saurait
pas non plus accoler à sa création une étiquette particulière, sa production
musicale, qui appartient à un ensemble, doit pouvoir se construire dans
les mêmes conditions historiques, sociales et culturelles que celles de ses
contemporains. Les réalités sociales ont donc contribué à la formation des
idées de Duchamp qui, en retour, prend une place essentielle dans
l’histoire des idées. Tout commence en 1913.
L’année 1913
Riche en événements artistiques qui ébranlent le monde entier,
l’année 1913 est marquée au fer rouge par l’histoire1, notamment pour sa
forte odeur de scandales à la veille de la Première Guerre. L’inévitable
Sacre du Printemps de Stravinsky, créé le 29 mai 1913 à Paris, au Théâtre
des Champs-Élysées, ouvre le bal des controverses sélectionnées par le
récit des grands scandales musicaux. Légendes à tout va suscitées le soir
de la création : un Camille Saint-Saëns choqué, claquant la porte du
Théâtre ; un Stravinsky désespéré, sanglotant au Bois de Boulogne : « Les
premières mesures du prélude… tout de suite soulevèrent des rires et des
moqueries. J’en fus révolté. Ces manifestations, d’abord isolées,
devinrent bientôt générales et, provoquant d’autre part des contre-
manifestations, se transformèrent très vite en un vacarme
épouvantable »2. Incompréhension manifeste du public, alors tombé sous
les trombes d’une pulsation ultra-régulière et d’une impérieuse pesanteur
du tempo, un déluge d’ornements, de duolets, triolets, quintolets,
syncopes… Quant à la langueur érotique de l’œuvre, révélée dans toute sa
dimension par la danse effrénée de Nijinski, le public et la critique ne
peuvent tenir le choc.
Cet éclat se dispute la vedette avec le concert de libre tonalité du 31
mars de cette même année, dans la salle du Musikverein de Vienne.
« Comparable seulement avec celui que connut la création du Sacre du
1
BRION-GUERRY, Liliane (dir.), L’année 1913. Les Formes esthétiques de l’oeuvre d’art
à la veille de la première guerre mondiale, 2 vol., Paris, Klincksieck, 1971.
2
Igor Stravinsky, cité par GRIFFITHS, Paul, Brève histoire de la musique moderne, de
Debussy à Boulez, Fayard, 1978, p. 37-38.
223
printemps
Licencede Stravinsky
accordée »1, ce «Veronica
à ESTAY STANGE Skandalkonzert » avait un
veronicaestay@hotmail.com programme de
- ip:78.109.86.68
1
STÜCKENSCHMIDT, Hans Heinz, Arnold Schoenberg, Paris, Fayard, 1993, p. 198-199.
2
Voir à ce sujet BUCH, Esteban, Le Cas Schönberg : naissance de l’avant-garde musicale,
Paris, Gallimard, 2006.
3
Entretiens, p. 124.
224
comprend
Licencepas comment
accordée sa peinture
à ESTAY STANGE Veronica a pu faire autant réagir
veronicaestay@hotmail.com sur la base
- ip:78.109.86.68
1
KANDINSKY, Wassily, Regards sur le passé et autres textes, 1912-1922, Paris, Hermann,
1/ 1974, p. 114, 2/ 1990.
2
RUSSOLO, Luigi, L’Art des Bruits, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1975. Le premier
Manifeste des Musiciens Futuristes est cependant publié en 1911 par Pratella où le musicien
y « [exprime] l’âme musicale des foules, des grands chantiers industriels, des trains, des
225
qui s’étend devant
Licence accordée euxSTANGE
à ESTAY tout Veronica
en ouvrant des perspectives
veronicaestay@hotmail.com de création
- ip:78.109.86.68
Technologies de l’imaginaire
Seront ici convoquées les influences et correspondances littéraires de
Duchamp telles qu’elles transparaissent dans la machine complexe du
Grand Verre et des Notes qui l’accompagnent pour décrire et expliquer
son mécanisme étrange. Nul doute que l’œuvre transparente est marquée
par des lectures scientifiques et parascientifiques, comme le Voyage au
pays de la Quatrième Dimension de Pawlowski1, roman d’anticipation
que Duchamp découvre en 1912. À la jonction entre visions
mathématiques fantaisistes et pensée éthique, l’ouvrage a suscité, dès sa
parution, un réel intérêt : c’était, en effet, l’époque où l’énigme de la
quatrième dimension exaltait les milieux littéraires et artistiques.
La fin du XIXe siècle est marquée par les progrès considérables de la
science, des techniques, par l’arrivage massif des machines et par les
processus de fabrication de plus en plus complexes. L’explosion de la
nouvelle technologie aura d’importantes conséquences sociales,
intellectuelles et culturelles. Les artistes répondent aux transformations
engendrées par l’ère industrielle et se mettent à rêver le futur et aux
conséquences, néfastes ou plus heureuses, liées à l’évolution technique.
C’est aussi le rôle que Duchamp assigne à l’artiste, en qui il voit un
« curieux réservoir de valeurs para-spirituelles en opposition absolue avec
le FONCTIONNALISME quotidien pour lequel la science reçoit
l’hommage d’une aveugle admiration. Je dis aveugle, car je ne crois pas
en l’importance suprême de ces solutions scientifiques qui ne touchent
même pas aux problèmes personnels de l’être humain ». Il poursuit :
Par exemple, les voyages interplanétaires semblent être l’un des tout
premiers pas vers le soi-disant “progrès scientifique” et pourtant en dernière
analyse, il ne s’agit que d’un agrandissement du territoire mis à la disposition
de l’homme. Je ne puis m’empêcher de considérer cela comme une simple
variante du MATERIALISME actuel qui emporte l’individu de plus en plus
transatlantiques, des cuirassés, des automobiles et des aéroplanes [...] [ainsi que] la
glorification de la Machine et le triomphe de l’électricité », mais ses travaux, encore trop
impressionnistes, n’ont guère satisfaits Marinetti qui s’est alors tourné vers Russolo (cf.
MAFFINA, Gianfranco, Futurismo Futurismi, « Russolo e Parigi », Alfabeta/ San Donato
Milanese et la Quinzaine Littéraire, Paris, mai 1986, p. 68-73). Le premier concert de
musique bruitiste de Russolo est organisé au Théâtre Del Verme de Milan, le 21 août 1914.
1
PAWLOWSKI, Gaston (de), Voyage au pays de la Quatrième Dimension, Paris, Fasquelle,
1912.
226
loin de accordée
Licence la quête de STANGE
à ESTAY son moi intérieur.
Veronica Cela nous amène
veronicaestay@hotmail.com à l’importante
- ip:78.109.86.68
préoccupation de l’Artiste d’aujourd'hui qui est, à mon sens, de s’informer et
de se tenir au courant du soi-disant “PROGRÈS MATERIEL
QUOTIDIEN”.1
1
DDS, p. 237. Je respecte la casse de Duchamp.
227
l’indique l’exergue,
Licence une STANGE
accordée à ESTAY « anticipation scientifique », contemporaine
Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68 aux
brevets d’invention du phonographe et du téléphone. Débutée vers 1877
et achevée en 1888, l’œuvre, sans cesse retravaillée par son auteur, a
d’abord fait l’objet de trois publications dans des périodiques, Le Gaulois
(1880), L’Étoile française (1880-1881) et La Vie moderne (1885-1886),
avant d’être finalement rassemblée en un seul volume, en 1886, par
l’éditeur d’art Maurice de Brunhoff qui avait également publié les
programmes des ballets russes de Serge Diaghilev.
Dans cette fiction, Villiers met en scène le savant Edison, personnage
inspiré du réel, qui, dans son laboratoire, s’adonne méthodiquement à
l’aide de moyens scientifiques (mais purement imaginaires, indique
l’auteur dans sa préface), complexes et amplement détaillés par des
formules, des équations en tous genres, opérations et autres calculs
mathématiques, géométriques et physiques, à la fabrication d’une
androïde, nommée Hadaly, femme robot « multiple »1 bientôt
métamorphosée en Alicia Clary à la voix synthétique. Par son intrigue et
la place accordée à l’exposé scientifique, la rêverie, la science et une
douce dérision constituent le fond même du texte. Le héros est d’ailleurs
décrit comme un « ingénieur », un « magicien » et un « sorcier »2.
Ce livre témoigne surtout de la rencontre entre l’esprit positiviste qui
règne alors et son traitement allégorique et métaphorique autour d’une
femme conçue comme symbole électromagnétique dont la destinée n’est
autre qu’inachevée, sinon « inconnue » et « occulte ». Comment ne pas
songer au fonctionnement de la Mariée du Grand Verre et le trajet
imaginaire de son « essence d’amour », soigneusement observés et
disséqués par Duchamp dans ses Notes and Projects for The Large
Glass3 ?
Les notes du Grand Verre procèdent à un véritable discours
scientifique autour de la construction d’un corps mi-homme, mi-machine
en utilisant de la « matière organique pour certaine partie (…) ou un corps
matériel ? », sinon « des situations extraphysiques et des corps moins ou
pas conditionnés chimiquement »4, telle une « machine à 5 cœurs »5. À
1
VILLIERS DE L’ISLE-ADAM, Auguste, « L’Ève future », Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, La Pléiade, 1986, Tome I, p. 862.
2
Ibid., p. 765.
3
DUCHAMP, Marcel, Notes and Projects for the Large Glass, op. cit. Voir également
ADCOCK, Craig E., Marcel Duchamp's Notes from the Large Glass. An N-Dimensional
Analysis, UMI research Press, Ann Arbor, 1983.
4
Notes, n°104.
5
DDS, p. 41.
228
l’image de accordée
Licence l’androïde
à ESTAYvilliérienne,
STANGE Veronica la Mariée est une - «ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com vivante œuvre
d’art »1.
Villiers est un proche ami de Mallarmé2 dont l’œuvre a fortement
influencé Duchamp. On peut supposer que sa poésie fantastique a pu se
retrouver entre les mains du conceptualiste et ainsi favoriser l’inouïe
complexité de MMN. Il n’y a qu’à comparer les descriptions de
l’androïde avec celles de la Mariée pour immédiatement être frappé par la
ressemblance entre ces deux êtres oniriques d’une incroyable vitalité,
presque maladive. Néanmoins, à la différence du poète, Duchamp
accompagne son texte d’une véritable machine qu’il va construire – le
Grand Verre – et laisser dans un état d’inachèvement, pointant ainsi vers
des dimensions imaginaires l’« épanouissement cinématique »3 de cette
« machine célibataire » qui ne vit que d’écriture, comme une créature que
seuls les mots achèvent.
De L’Ève future à MMN se lit le rêve d’une œuvre totale. C’est aussi
l’inscription de la modernité dans ces œuvres quasi irréalisables, et
incompréhensibles. Le roman villiérien est une critique de la science et de
ses ambitions, il part en procès contre cet enthousiasme démesuré envers
certains thèmes de la modernité, ici rejetés par l’imagination débridée.
L’imaginaire est aussi un mode d’expression des appréhensions, des
convictions ou des aspirations d’une société, elle-même révélée dans
l’œuvre des artistes. Villiers dénonce le scientisme par une description
précise et quasi-absurde d’une machine. Ce voyage au cœur du rêve,
narré avec une telle apparence d’exactitude, pourrait annoncer le futur.
Duchamp, du moins dans le cas de MMN, ne cherche pas nécessairement
à mettre à l’index le positivisme, même si son approche de la machine
reste « ironique » : il ressent surtout la présence de la machine et s’en
inspire en décrivant et en construisant une œuvre imaginaire selon son
propre système de calculs et de mesures qui s’extrait, la plupart du temps,
1
VILLIERS DE L’ISLE-ADAM, Auguste, « L’Ève future », Œuvres complètes, op. cit., p.
851, sqq.
2
Mais aussi de Charles Cros, Gustave Flaubert et Richard Wagner.
3
DDS, p. 62.
4
Marcel Duchamp, in VIAU, Guy, « Changer De Nom, Simplement », interview de Marcel
Duchamp, déjà citée.
229
d’une Licence
approche
accordée àde la STANGE
ESTAY réalité,Veronica de la possibilité1- ip:78.109.86.68
non veronicaestay@hotmail.com puisqu’il s’agit
d’« Expliquer un possible » obéissant à ses propres exigences, de décrire
une dialectique « de bas étage ou conséquence alogique d’une volonté
bon plaisir »2. C’est ainsi que MMN incarne une « Mixture, [un] composé
physique des 2 causes (célibataire et désir imaginatif) inanalysable par la
logique »3. Bien qu’en grande partie fictives, ces œuvres restent
visionnaires et correspondent à un mode de représentation mental de cet à
venir. Peu comptent alors leur part de faisabilité, leurs possibilités
d’achèvement matériel au moment où elles sont conçues : « Inventons !
Inventons ! Que m’importe le son de la voix, la bouche qui prononce, le
siècle, la minute ou telle idée s’est révélée [...] », lance Villiers4. Ces
productions artistiques sont pensables et peuvent donner forme en
pensées aux idées que la science ne peut encore, elle aussi, qu’imaginer.
De ces deux créatures parascientifiques, l’imaginaire s’énonce ainsi
sous des apparences plus ou moins structurées, s’appuyant autant sur des
éléments concrets que sur des chimères. C’est ici que l’on mesure toute
l’importance sur le réel de l’imaginaire, dont les anticipations
encouragent les réalisations. L’imaginaire, en concevant l’impossible
possible, joue un rôle précieux dans le développement de la création, et
l’on peut suivre Bruno Latour lorsqu’il distingue entre la création,
l’évolution technologique ou le renouveau des idées, une forte connexion
avec l’imaginaire5. On ne s’étonnera donc pas de l’importance du rêve
chez les intellectuels et sur le développement des grands mouvements
artistiques qui se sont précisément fondés à partir de l’imaginaire (le
romantisme en 1876, le symbolisme en 1886, le cubisme en 1906 ou le
surréalisme en 1924).
Dans un monde moderne déchaîné par le mythe de Prométhée, les
artistes vont imaginer l’avenir et les effets de l’ère industrielle. Ils se
transposent dans le futur et émettent leurs prévisions. Les œuvres
littéraires le montrent avec éloquence et perspicacité, et certains des
thèmes abordés se concrétiseront dans le courant du XXe siècle : l’œuvre
de Verne, par exemple, est prodigieuse dans ses prévisions par
l’imagination, ne serait-ce que par le voyage sur la lune ou celui sous les
1
“My approach to the machine was completely ironic. I made only the hood. It was a
symbolic way of explaining what was really beneath the hood, how it really worked, did not
interest me. I had my own system quit tight as a system, but not organized logically”,
Marcel Duchamp, cité par ADCOCK, Craig E., Marcel Duchamp’s Notes from the Large
Glass, op. cit., p. 16.
2
Notes, n°82.
3
DDS, p. 64.
4
VILLIERS DE L’ISLE-ADAM, Auguste, « L’Ève future », Œuvres complètes, op. cit., p.
776.
5
LATOUR, Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique,
Paris, La découverte, 1/ 1991, 2/ 1997.
230
mers. Licence
Celleaccordée
de Brisset également,
à ESTAY STANGE Veronicainfluente pour les collages
veronicaestay@hotmail.com de mots
- ip:78.109.86.68
1
DDS, p. 173.
2
Marcel Duchamp, cité in SCHWARZ, Arturo, Marcel Duchamp, Paris, Éditions Georges
Fall, 1974, p. 227.
3
DDS, p. 173.
231
m’indiquèrent
Licence accordée àdans sesSTANGE
ESTAY grandes lignesveronicaestay@hotmail.com
Veronica la démarche à adopter […] Après j’ai
- ip:78.109.86.68
lu le texte et j’ai pu associer les deux.1
Entre les aubes et la chaîne s’étendait une sorte de coffre long contenant sans
doute le mystérieux mécanisme appelé à mouvoir l’ensemble. […] On eût dit
quelque muet instrument, plaquant ou arpégeant des accords, tantôt maigres,
tantôt prodigieusement touffus, dont le rythme et l’harmonie se renouvelaient
sans cesse. […] L’appareil entier, remarquable au point de vue agencement
et huilage, fonctionnait avec une perfection silencieuse donnant l’impression
d’une pure merveille mécanique. […] Bedu attira notre attention sur les
lisses, uniquement actionnées par les aubes dont un électro-aimant
transmettait l’influence du coffre au plafond.3
1
Marcel Duchamp, cité par PARTOUCHE, Marc, Marcel Duchamp – J’ai eu une vie
absolument merveilleuse, op. cit., p. 35-36.
2
ROUSSEL, Raymond, Impressions d’Afrique, op. cit., p. 255-259.
3
Ibid., p. 99-103.
232
Dans Locus
Licence accordéeSolus,
à ESTAY Roussel imagine
STANGE Veronica la création artificielle
veronicaestay@hotmail.com de toutes
- ip:78.109.86.68
1
ROUSSEL, Raymond, « La devineresse Félicité », Locus Solus, Paris, Fayard, 1977, p.
138.
2
Notes, n°149.
3
Ibid., n°105.
233
venir deaccordée
Licence A en àB. beaucoup
ESTAY STANGE [sic] trop
Veronica alambiqué. Les ressorts
veronicaestay@hotmail.com x et x1... le
- ip:78.109.86.68
remettent aussitôt après dans sa position initiale (A).1
1
DDS, p. 88-89.
2
Ibid., p. 81.
3
Ibid., p. 88-89.
4
Ibid., p. 64.
5
Cf. CLAIR, Jean, « Thaumaturgus opticus », Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art, op.
cit., p. 63-110.
6
Cf. PINCHARD, Bruno, « Musique, logique et rhétorique dans la Musurgia Universalis de
Kircher », Enciclopedismo in Roma barocca, Athanasius Kircher e il Museo del Collegio
Romano, Marsilio Editori, Venezia, 1986, p. 87-100.
234
activent desaccordée
Licence automates
à ESTAY et fontVeronica
STANGE tourner des cylindres pointés
veronicaestay@hotmail.com jouant des
- ip:78.109.86.68
1
DDS, p. 225.
2
Notes, n°81.
3
“I was fascinated by the sight of the shop window of Gamelin, and The Chocolate Grinder
was the real beginning of the Large Glass. Of course the mechanical side influenced me. At
least it was the point of departure of a new technique. I couldn’t go into the haphazard
drawing or the splashing of the paint. I wanted to go back to a completely dry drawing, to a
dry conception of art. The mechanical drawing, for me, was the best form of that dry form
of art. Accuracy and precision – nothing more”, Marcel Duchamp, cité par SWEENEY,
James J., A Conversation with Marcel Duchamp, interview de Sweeney avec Duchamp au
Philadelphia Museum of Art, en 1955, NELSON, James (ed.), Wisdom: Conversations With
the Elder Wise Men of Our Day, New York: Norton, 1958, p. 92 (je traduis).
4
Notes, n°199.
235
jeux deLicence
mots, il réfléchit
accordée à d’autres
à ESTAY STANGE terrains
Veronica de construction
veronicaestay@hotmail.com de la musique
- ip:78.109.86.68
1
HENDERSON, Linda, Duchamp in Context, Science and Technology in The Large Glass
and Related Works, Princeton University Press, 1998. Les recherches de l’auteur tentent de
déterminer les structures matérielles ou formelles qui ont (ou auraient) inspiré Duchamp.
2
Notes, n°183.
3
Marcel Duchamp, cité par PEILLEX, Georges, « Jean Tinguely et la Métamécanique »,
Style, n°1, Lausanne, 1961, p. 29.
236
à l’écoute et à àlaESTAY
Licence accordée symbiose des sens.
STANGE Veronica Le tout dans- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com une « euphorie
constante »1.
Dérision de la physique
Le spectacle des attractions surréelles de Roussel et la versification
de Brisset ont donc ouvert à Duchamp un espace de création libre où
l’« imagination délirante »2 de machines rêvées dont le système de calculs
et d’opérations volontairement approximatif et en même temps
extrêmement détaillé laisse place à « un corridor d’humour qui ne devait
pas manquer de déboucher sur l’onirisme, par conséquent sur le
surréalisme », écrit Duchamp3. Dans ses jeux littéraires, il utilise
plusieurs allusions verbales, plusieurs genres qu’il entrelace par des
procédés multiples de transformation de mots : anastrophe, consonance,
allitération pour un absurde « comique de mots » d’une charmante
vulgarité. Le « comique de mots » est une forme d’humour envisagée par
Bergson dans Le Rire (1900), par ailleurs présent dans la bibliothèque de
Duchamp : « on obtiendra un mot comique en insérant une idée absurde
dans un moule de phrase consacré »4, écrit-il, précisant plus loin,
rappelons-le, que « l’absurdité comique est de même nature que celle des
rêves »5.
Prenant l’exemple du vaudeville, Bergson y relève trois méthodes de
fabrication du comique de situation : la répétition, l’inversion,
l’interférence des séries6. On retrouve cette procédure en trois temps dans
le système musical duchampien : pour EM1, la répétition opèrera trois
fois et concerne le nombre d’interprètes, de partitions et le total des
exécutions : « Texte à répéter 3 fois par 3 personnes sur 3 partitions
différentes composées de notes tirées au sort dans un chapeau ». Pour
Duchamp, « le chiffre 3 est un chiffre magique »7 : « le chiffre trois a une
importance mais pas du tout du point de vue ésotérique, simplement du
point de vue numération : 1, c’est l’unité ; 2, c’est le double, la dualité ; et
3, c’est le reste. Dès que vous avez approché le chiffre 3, vous auriez 3
millions c’est la même chose que 3 »8.
1
DDS, p. 135.
2
DDS, p. 173.
3
Ibid., p. 248.
4
BERGSON, Henri, « Le Rire », Œuvres, op. cit., p. 421.
5
Ibid., p. 476. Bergson souligne.
6
Ibid., p. 429.
7
DDS, p. 53.
8
Entretiens, p. 81-82. Loc. cit.
237
L’interversion, quant
Licence accordée à ESTAY à elle,
STANGE consiste
Veronica à inverser les
veronicaestay@hotmail.com rôles dans une
- ip:78.109.86.68
« situation qui se retourne contre celui qui la crée »1. Toujours sur
l’exemple d’EM1, c’est le titre qui impose la situation comique inversée :
Erratum est un énoncé indiquant une erreur et venant rectifier une faute
(de frappe, par exemple) survenue dans un écrit antérieur, ce qui explique
le texte choisi par Duchamp à partir de la définition du verbe imprimer.
On a donc une « erreur musicale » que Duchamp nous met trois fois
devant les yeux et demande de répéter à trois reprises comme pour nous
signaler ce qu’il ne faut absolument plus faire en musique. On imagine ici
très bien la situation où un éducateur inflige à un enfant la punition lui
imposant de répéter plusieurs fois une phrase décrivant un acte
réprimandé qu’il s’agira pour lui de ne plus jamais reproduire. Dans le cas
présent, le réprimandé répéterait machinalement : Faire une empreinte
marquer des traits une figure sur une surface imprimer un sceau sur cire,
jusqu’à trois fois.
Cette composition musicale, élaborée à partir de 25 notes, permettrait
un grand nombre de possibilités d’exécution différentes sur un même
texte. 25 exposant 25 possibilités. Autrement dit : 8.88178419700125
23233890533447266e+34 formules. Le tout n’est donc pas réductible à
ses parties, et à partir d’un nombre fini de 25 notes différentes (de noms
mais non de sons, car Duchamp utilise les enharmonies), il est possible de
créer un nombre important de musiques. S’il fallait en explorer toutes les
possibilités, à raison d’une par seconde pour le nombre de secondes dans
une vie de 75 ans, le résultat serait de l’ordre de 37, 551, 937, 244, 212,
972, 786, 187, 440.151897 vies ; pour Duchamp, trois séries assurent
l’existence de toutes les autres. Survient alors l’interversion : lorsqu’un
musicien décide d’interpréter musicalement, et dans les règles de l’art,
Erratum musical pour trois voix, ce qui n’était qu’une mise en garde face
à une erreur musicale pour signifier la situation dans laquelle se fourvoie
la composition musicale traditionnelle méthodique et tonale.
Il s’agissait de prendre note de ce qui n’est que mention de la part de
Duchamp, et de ne surtout pas en faire une musique, ni même y voir là un
mode opératoire fondé sur des règles stochastiques. Or la partition
d’EM1, qui résonne comme une punition (ce qu’il ne faut surtout pas
faire) ayant été plusieurs fois réalisée, qui plus est par des musiciens de
renoms, nous sommes bien dans la situation comique de l’arroseur arrosé.
Simple signalisation d’une erreur survenue au cours de l’impression,
procédure de composition aléatoire ou partition de musique à
interpréter trois fois ou un très grand nombre de fois ? Ici intervient le
troisième effet comique relevé par Bergson : l’interférence des séries.
1
BERGSON, Henri, « Le Rire », Œuvres, loc. cit., p. 432.
238
Véritable
Licencequiproquo, ceSTANGE
accordée à ESTAY procédé humoristique
Veronica qui met
veronicaestay@hotmail.com en scène une
- ip:78.109.86.68
Un grand pouvoir : l’humour était une sorte de sauvetage pour ainsi dire, car
jusque-là l’art était une chose tellement sérieuse, tellement pontificale que
j'étais très heureux quand j’ai découvert que je pouvais y introduire
l’humour. Et ça a été vraiment une époque de découverte. La découverte de
l’humour a été une libération. Et non pas l’humour dans le sens « humoriste
» d’humour, « humor » humoristique d’humour. L’humour est une chose
beaucoup plus profonde et plus sérieuse et plus difficile à définir. Il ne s’agit
pas seulement de rire. Il y a un humour qui est l’humour noir, qui ne rit pas
et qui ne pleure pas non plus. Qui est une chose en soi, qui est un nouveau
sentiment pour ainsi dire, qui découle de toutes sortes de choses que nous ne
pouvons pas analyser par les mots.3
1
Ibid., p. 433.
2
Ibid., p. 435.
3
Marcel Duchamp, cité par VIAU, Guy, « Changer De Nom, Simplement », interview de
Marcel Duchamp, déjà cité.
4
John Cage, cité par KOSTELANETZ, Richard, John Cage, Paris, Éditions des Syrtes,
2000, p. 246.
239
le risible
Licenceet en notant
accordée que l’indétermination
à ESTAY STANGE fait partie
Veronica veronicaestay@hotmail.com intégrante de
- ip:78.109.86.68
1
JARRY, Alfred, « Gestes et opinions du docteur Faustroll Pataphysicien », Œuvres
Complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, Tome I, 1980, p. 110-111.
2
BAUDELAIRE, Charles, « Le peintre de la vie moderne », Œuvres Complètes, Paris,
Gallimard, La Pléiade, Tome II, 1976, p. 695.
3
JARRY, Alfred, Gestes et opinions du docteur Faustroll Pataphysicien, op. cit., p. 668.
4
Entretiens, p. 81.
240
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Bruitisme
Pataphysicien, Duchamp s’amuse et pratique l’art de l’aléatoire, de
l’accidentel, de l’exception et du singulier qu’il va appliquer dès 1913 à la
musique à partir du monde concret. Le hasard est présent dans la pensée
duchampienne et l’amène à intégrer le bruit réel dans ses conceptions sur
le sonore. Bruit involontaire provoqué en agitant un objet inconnu
enfermé dans une boîte soudée (À Bruit Secret)1, bruits aléatoires issus de
l’environnement sonore quotidien : « phares d’auto (réels) tournés vers le
public – en couleurs et très forts – tramway qui tourne (Bruits réel) […]
impression de l’ascenseur qui part »2, ou « Une brise légère, un moteur
électrique, ou les deux réunis sous la forme d’un ventilateur électrique »3.
Le hasard permet encore à Duchamp de « perdre la possibilité de
reconnaître » la provenance et la nature de chaque son, comme pour
entretenir la surprise, susciter le questionnement et considérer le son pour
lui-même, sans jugement qualitatif.
Ce ready-made est une boule de ficelle fixée entre deux places de laiton…et
avant de l’avoir achevé, Arensberg a mis quelque chose à l’intérieur de la
boule, et ne m’a jamais dit ce que c’était, et je n’ai même pas voulu le savoir.
C’était une sorte de secret ; et comme ça fait du bruit, nous avons décidé
d’appeler ce ready-made A bruit secret. Écoutez-le. Je ne saurai jamais si
c’est un diamant ou une pièce de monnaie.4
1
Cf. STÉVANCE, Sophie, “Marcel Duchamp’s Musical Secret Boxed in the Tradition of
the Real: A New Instrumental Paradigm”, Perspectives of New Music, op. cit.
2
Notes, n°190.
3
DDS, p. 196.
4
“This ready-made is a ball of twine between two squares of brass…and before I finished it,
Arensberg put something inside the ball of twine, and never told me what it was, and I
didn’t want to know. It was a sort of secret; and it makes a noise, so we called this
Readymade with a secret noise. Listen to it. I will never know whether it is a diamond or a
coin”, Marcel Duchamp, cité par SWEENEY James Johnson, A Conversation with Marcel
Duchamp, film (National Broadcasting Company Television, January 1956), “Elderly Wise
Men” series (je traduis).
241
de la Licence
machine et àde
accordée sa STANGE
ESTAY présence dans
Veronica nos vies, qu’« il- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com est bon que les
hommes éprouvent des sentiments envers elle. L’art serait bien faible s’il
ne pouvait traiter ce nouveau contenu ». Or Duchamp n’est motivé que
par la construction de ces nouveaux mécanismes auxquels il n’est pas
question d’accorder de valeur humaine. Il s’agit ici d’élargir grâce à la
technologie. C’est ainsi qu’il évoque le bruit du monde industriel, comme
celui du chemin de fer représenté sur la partition d’EM2 par un petit train
« imaginaire »1. Ce n’est aussi peut-être qu’un souvenir d’enfance où le
train-jouet aurait pu faire partie de ses joujoux de petit garçon nanti.
Témoin de l’enfance, le jouet est également le modèle réduit du
monde : il illustre ses explorations, ses découvertes, ses inventions et
divulgue ses événements historiques et politiques. Le train miniature, qui
apparaît dès le XIXe siècle, devient vite le jouet préféré des enfants pour
ses qualités d’animation. Les premiers trains-jouets (« trains à traîner » ou
« trains de plancher ») sont nés de l’ingéniosité des artisans boisseliers.
Fabriqués en bois, ils étaient imaginés pour être tirés par une simple
ficelle et rouler sur le plancher. Des fabrications beaucoup plus
sophistiquées possédaient des rails et des locomotives à ressort qu’il
fallait remonter à intervalle régulier.
Encore plus élaboré, le train miniature à vapeur consistait à chauffer
la vapeur par un brûleur à alcool pour pousser les pistons (un peu selon le
fonctionnement des trains de grandeur nature). Ce n’est qu’après la
Seconde Guerre mondiale que l’électricité est véritablement mise au
service du petit train. Les premières tentatives ont été entreprises autour
des années 1910, période où s’industrialise le produit en France : la
« Samaritaine » proposait en 1912 un chemin de fer mécanique munie
d’un éclairage électrique à pile. Un rhéostat électrique était alors utilisé
avec une lampe « diviseuse » pour limiter la tension (jusqu’à 70 volts
envoyés dans les rails de contact). Elle devait aussi réguler la vitesse pour
éviter les déraillements du train et ses wagonnets de marchandises (des
citernes, des tombereaux, etc.) qui mesuraient entre 12 et 17 centimètres
de longueur.
Duchamp a assisté à cette frénésie ferroviaire. On pourrait même
supposer qu’il a suivi l’évolution du train-jouet et lui-même posséder un
train à ressort : le premier modèle qui consistait à être traîné par une
cordelette (bien que le graphique d’EM2 ne représente aucun signe
distinctif de ce genre) ou encore un train à vapeur avec son brûleur,
crachotant une fois en marche eau et huile particulièrement odorantes.
1
STÉVANCE, Sophie, « Duchamp, scientifictif du sonore », Les Technologies de
l’imaginaire, conférence citée.
242
LeLicence
« vase » dessiné
accordée par Duchamp
à ESTAY STANGE sur le manuscrit- ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com d’EM2 pourrait
symboliser la cheminée du train d’où s’échappe la fumée. Ses instructions
dévoilent encore un artiste tourné vers l’avenir, le progrès. La possibilité
selon laquelle Duchamp aurait pensé à un train électrique peut être
avancée. De même, le rhéostat, cet appareil dont on peut faire varier la
résistance et qui, inséré dans un circuit électrique, permet de régler
l’intensité du courant, a longuement été examiné et utilisé par Duchamp
dans la fabrication, à partir de 1920, de ses empiriques et non moins
visionnaires1 disques rotatifs.
Duchamp a été marqué par le train qui accapare les esprits.
L’apparition de la locomotive à vapeur en 1804 a effectivement incité un
grand nombre d’artistes à travailler sur la dynamique du train et sur les
images sonores que cet engin pourrait évoquer en musique. Dès 1844,
Charles Valentin Alkan lui consacre une brève pièce pour piano (Le
Chemin de fer, opus 27). Deux ans plus tard, Hector Berlioz compose,
pour l’inauguration de la nouvelle gare de Lille en 1846, la cantate
intitulée le Chant des Chemins de fer (opus 19, n°3) sur un texte écrit par
son ami et collègue aux Grotesques de la Musique2 Jules Janin3. En 1864,
Johann Strauss fils écrit, à l’occasion d’un bal donné en l’honneur de
l’Association des Sociétés Industrielles à la « RedoutenSaal »,
Vergnugungszug-Polka, opus 281 (« Train du Plaisir »)4. Cette Polka
rapide, dans laquelle le sifflement de la locomotive est clairement
perceptible, fait référence aux nouveaux services proposés au public en
1860 par les Chemins de fer autrichiens. Il s’agissait d’attirer le plus
grand nombre de voyageurs vers un moyen de transport en plein essor.
Au fil des décennies, l’attraction pour le chemin de fer se poursuit.
On songe immédiatement à la réflexion critique apportée par les futuristes
à la veille de la Grande Guerre, notamment par Russolo qui proclame,
dans son manifeste, un vif intérêt pour l’innombrable variété des sons-
1
Les travaux de Duchamp sur les disques et leurs effets optiques ont effectivement intéressé
quelques scientifiques de l’époque : « grâce à une perspective cavalière, c’est-à-dire vue de
dessous, ou du plafond, on obtient une chose qui, en cercles concentriques, forme l’image
d’un objet réel, comme un œuf à la coque, comme un poisson qui tourne dans un bocal ; on
voit le bocal en trois dimensions. Ce qui m’a le plus intéressé, c’est que c’était un
phénomène scientifique qui existait autrement que comme je l’avais trouvé. J’ai vu un
opticien à ce moment-là, pour redonner la vue aux borgnes, ou du moins l’impression de la
troisième dimension. Car, paraît-il, ils la perdent. À ce moment-là mes expériences
intéressaient un peu les spécialistes. Moi, ça m’amusait », Marcel Duchamp, Entretiens, p.
135-136.
2
BERLIOZ, Hector, Les Grotesques de la Musique, préface de Henry Sauguet, Paris,
Gründ, 1998.
3
Cf. BERLIOZ, Hector, Correspondance Générale, 1842-1850, Tome III, n°776-1367, 1/
Paris, Pierre Citron, 1978, 2/ Paris, Flammarion, 1992.
4
Les « Trains du plaisir » correspondaient à des titres de transport vendus vers des
destinations inconnues à l’achat du billet.
243
bruits Licence
offerte parà ESTAY
accordée le monde
STANGE industriel, sans compter - ip:78.109.86.68
Veronica veronicaestay@hotmail.com les nombreuses
irruptions intempestives du train dans les œuvres picturales des futuristes
en général (Russolo, Train en course dans la nuit, 1910 ; Severini, Le
Train des blessés, 1914, et Train blindé, 1915)1.
Duchamp évoque lui aussi l’impact du chemin de fer dans sa toile
Jeune homme triste dans un train (1911). Cette toile, légendée au
verso : « Marcel Duchamp nu (esquisse), Jeune homme triste dans un
train/ Marcel Duchamp », représente un personnage fixe dans un
environnement mobile. Lorsqu’une cinquantaine d’années plus tard,
Pierre Cabanne demande à l’artiste : « Le Jeune homme triste dans un
train, c’était vous ? », Duchamp répond que : « oui, c’était
autobiographique : un voyage que j’avais fait de Paris à Rouen seul dans
le compartiment »2. C’est donc dans ce contexte qu’il compose EM2.
Mais Duchamp ajoute, ironiquement, dans son manuscrit que sa
composition est, comme toute science des solutions imaginaires,
« inachevable » et que son exécution n’est pas obligatoire. Elle doit alors
rester à mi-chemin entre délire enfantin et vision expérimentale.
EM2 a surtout participé à l’éclosion d’un langage musical nouveau,
ancré dans l’esprit industriel de l’époque et dans cette volonté de dépasser
les règles établies en matière de composition musicale : on songera à
l’aventure aléatoire qui jalonne le XXe siècle, et à Cage qui s’étonnait de
l’ultra avant-gardisme de son ami pour avoir appliqué le hasard dans la
création musicale à une date aussi précoce (en 1913). Duchamp répondra
par une formule amusante : « je suppose que j’étais en avance de
cinquante ans sur mon temps »3.
Cette phrase fait directement écho à celle lancée par Satie, déclarant
dans ses Écrits être venu au monde très jeune dans un monde très vieux,
et illustre la proximité de ces deux compères qui dépasse les seuls traits
d’esprits4. Leur rapprochement pourrait se situer dans une recherche entre
les sens, un prolongement de la perception dans les « creux » dirait
Duchamp, pour développer des facultés d’écoute nouvelles et multiples.
1
Cf. BOCCIONI, Umberto, Le Dynamisme plastique : Peinture et sculpture futuristes,
Lausanne, L’Âge d’Homme, 1975.
2
Entretiens, p. 55.
3
CAGE, John, A Year From Monday, op. cit., p. 71.
4
On consultera notamment VOLTA, Ornella, « Marcel Duchamp et Erik Satie, même »,
Étant Donné Marcel Duchamp, n°4, op. cit., p. 52-59 ; VOLTA, Ornella « Marcel Duchamp
et Erik Satie, même : post-scriptum », Étant Donné, n°6, 2005, p. 192-197.
244
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
1
DUCHAMP, Marcel, « Entretien avec Otto Hahn », VH101, n°3, op. cit., p. 116.
2
Entr’acte, 1924, film muet, noir et blanc, 20 minutes, réalisé par René Clair, scénario et
décors de Francis Picabia, chorégraphie de Jean Börlin, avec les Ballets suédois de Rolph de
Maré, interprété par Picabia, Satie, Duchamp ou encore Man Ray. Première représentation
par les Ballets Suédois au Théâtre des Champs-Élysées (Paris, 29 novembre 1924). L’une
des séquences (tournée le 24 mai 1924) met en scène Duchamp et Man Ray en train de
disputer une partie d’échecs sur le toit du Théâtre des Champs-Élysées.
3
PICABIA, Francis, Écrits, op. cit., p.181.
4
Notes, n°76.
5
SATIE, Erik, Écrits, op. cit., p. 187.
245
l’esthétique wagnérienne
Licence accordée et de Veronica
à ESTAY STANGE l’impressionnisme ainsi -que
veronicaestay@hotmail.com l’importance
ip:78.109.86.68
1
Ibid., p. 19.
2
Notes, n°214.
3
Erik Satie, cité par BOSSEUR, Jean-Yves, Musique et Arts Plastiques – interactions au
XXe siècle, Paris, Minerve, 1998, p. 167.
4
Notes, n°253.
246
entraînement dès àl’enfance
Licence accordée de l’oreille
ESTAY STANGE ip:78.109.86.68 »1. Il
et plus plusieurs -générations
Veronica veronicaestay@hotmail.com
1
Notes, n°188.
2
Erik Satie s’adresse ici à Fernand Léger, cité par MYERS, Rollo H., Revue Musicale,
n°214, Paris, Richard Masse, juin 1952, p. 137. Cf. également CAGE, John, Silence,
Discours et Écrits, op. cit., p. 37-38 ; REY, Anne, Erik Satie, op. cit., p. 170-171.
3
Cité par BOSSEUR, Jean-Yves, John Cage, op. cit, p. 171.
4
Notes, n°252.
247
“utiles” [or]accordée
Licence l’art ne rentre
à ESTAY pas dans
STANGE ces
Veronica besoins »1. Et ce-mobilier
veronicaestay@hotmail.com musical
ip:78.109.86.68
1
Satie, cité par SHATTUCK, Roger, « De la bohème à l’avant-garde – Erik Satie, scandale,
ennui et musique de placard », Les primitifs de l’avant-garde, op. cit., p. 188.
2
DDS, p. 84.
3
Ibid., p. 196.
248
Comment alors
Licence accordée concevoir
à ESTAY la synthèse
STANGE Veronica artistique - poursuivie
veronicaestay@hotmail.com ip:78.109.86.68 dans
1
Ibid., p. 276.
2
Marcel Duchamp, cité par ROUGEMONT, Denis (de), « Marcel mine de rien », Preuves,
loc. cit., p. 43.
3
DDS, p. 37. Il poursuit : « croyant m’entendre écouter, il m’a demandé de vous demander
si vous saviez qu’il savait que je l’avais vu regarder celui à qui j’ai répondu que je ne
répondais de rien » (Notes, n°252).
4
Ibid., p. 108.
5
Ibid., p. 107.
6
Entretiens, p. 129.
7
SARTRE, Jean-Paul, L’Imaginaire – Psychologie phénoménologique de l’imagination,
Paris, Gallimard, 1940, p. 240.
8
DDS, p.185.
249
L’attrait de Duchamp
Licence accordée pour
à ESTAY STANGE le dessin
Veronica mécanique et- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com les fructueuses
recherches qu’il effectue en ce sens marquent en même temps un retrait
pour échapper à l’« habitude » qu’est le goût conditionné par les normes
sociales ; dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Valéry
(dont l’ouvrage Monsieur Teste figure en bonne place dans la
bibliothèque de Duchamp, ainsi que ceux du peintre italien) parle
également de la perception « émoussée par l’habitude due à la répétition
quotidienne » à tel point que nous ne voyons plus que ce que nous nous
attendons à voir »1. Ne supportant aucune forme d’« habitude »,
Duchamp place consciemment ses technologies imaginaires « en dehors
de toute convention picturale »2 : tout à la fois, elles tracent les visions et
réflexions intellectuelles d’artistes préoccupés par la science et ses
progrès, représentent les nouveaux thèmes de la société moderne et
forcent le public à adopter un nouveau rapport avec l’art en lui en
produisant un qui ne réponde plus ni à ses critères, ni à ses attentes.
La science imaginaire est donc un recours pour fuir l’appel instinctif
des sens, la physicalité de la peinture synonyme de plaisir sensoriel, mais
aussi le virtuosisme3 et le virtuose (EM2) auxquels succombe l’auditeur
hébété ; pour Duchamp, tous sont comparables à des réflexes bestiaux. Il
leur oppose alors la précision du cérébral, l’aspect ennuyeux, presque
« ascétique »4 de la réflexion intellectuelle, la verticalité de l’acte seul de
pensée pour atteindre l’unique état méritant attention et enthousiasme : la
science et le conceptuel.
On comprend à présent l’environnement (social et mental) de ces
constructions musicales fictives du Grand Verre et leur aspect
mécanique, presque machinique : Duchamp commute les contraintes du
langage musical et visuel traditionnel par un langage scientifique et
technique imaginaire à des fins très précises. Et si l’homme n’était plus
un animal ? Et si l’artiste ne répondait plus à ses bas instincts ? Les
mécanismes musicaux insolites et rêveries synesthésiques de ces
créateurs évoquent le défi que s’est lancé l’homme dans sa conquête de la
nature. En injectant à leur art les éléments de la société industrielle sous
des formes réelles ou imagées, ils inventent une langue et des formes
d’expression absolument nouvelles en adéquation avec le monde moderne
qui s’ouvre devant eux. Ils tentent un constant dépassement d’eux-
mêmes, montrant que l’homme moderne doit repousser ses limites et
imaginer, anticiper les procédés à venir.
1
VALÉRY, Paul, Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1960, Tome I, p. 1165 (je
souligne).
2
Entretiens, p. 84.
3
DDS, p. 47.
4
JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 139.
250
Ainsi,
Licencel’univers imaginaire
accordée à ESTAY dans lequel
STANGE Veronica la plupart de- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com ces instruments
sont décrits est aussi important que ne l’est celui des instruments
construits efficacement. « Il ne saurait y avoir de conscience réalisante
sans conscience imageante »1. Une technologie imaginaire n’est donc pas
secondaire à celle déjà matérialisée : l’imaginaire n’est pas inférieur au
réel, il est au cœur du réel, le dépasse même en prévoyant ce qu’il va être.
L’imaginaire anticipe le réel : « Nous sommes à même, à présent, de
comprendre le sens et la valeur de l’imaginaire. Tout imaginaire paraît
“sur fond de monde”, mais réciproquement toute appréhension du réel
comme monde implique un dépassement caché vers l’imaginaire »2. Il
s’agit de devancer la connaissance des choses matérielles, d’exprimer le
changement perpétuel du monde en se transportant vers l’avant.
L’instrument imaginaire ou rendu réel, imaginé ou matérialisé, est
une illustration de la société ainsi qu’une critique des valeurs sur
lesquelles elle s’est tout entière construite. Le progrès technologique
élargit le champ des connaissances, attise les sens et favorise la symbiose
artistique. Les artistes projettent leurs idées sur le futur et se rejoignent
dans l’imaginaire en déployant les facultés nécessaires pour parvenir à la
fusion rêvée entre les arts et le développement de nouveaux sens qui vont,
un jour peut-être, permettre d’écouter et voir et d’écouter-voir
simultanément. Telle est, par ailleurs, la double « condition pour qu’une
conscience puisse imaginer » : « il faut à la fois qu’elle puisse poser le
monde dans sa totalité synthétique et, à la fois, qu’elle puisse poser
l’objet imaginé comme hors d’atteinte par rapport à cet ensemble
synthétique, c’est-à-dire poser le monde comme un néant par rapport à
l’image »3.
Malgré les différences qui animent ces inventeurs, il existe un fond
commun : échapper à l’existence dans une société industrielle en pleine
mutation, pour la dénoncer, la montrer ou la chanter. Les créations
imaginaires de Duchamp agissent comme des bombes (à retardement)
dirigées contre toutes les formes de pensées établies – la sujétion
aliénante du primat esthétique de l’œuvre en ligne de mire. Pour lui, « un
tableau qui ne choque pas n’en vaut pas la peine »4. Mais le choc n’est
pas gratuit : il est stimulé par une démarche scientifique, car l’œuvre
appartient à l’intellect. En même temps, sa musique automatique et ses
mécanismes conceptuels, fictifs ou matériels sont aussi le moyen de vivre
un retrait volontaire et nécessaire du monde. Duchamp s’en est construit
un sur mesures, à partir de principes comme l’indifférence, l’anti-rétinien,
1
SARTRE, Jean-Paul, L’imaginaire – Psychologie phénoménologique de l’imagination, op.
cit., p. 238-239.
2
Ibid., p. 238.
3
Ibid., p. 353.
4
Entretiens, p. 129.
251
le non-engagement, l’imaginaire,
Licence accordée à ESTAY légère
STANGE Veronica dérision de la
veronicaestay@hotmail.com science ou le
- ip:78.109.86.68
252
CONCLUSION
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Relations musicales
Artiste peintre confirmé et plutôt talentueux, la musique ne lui est pas
inconnue, d’abord parce que, plus jeune, il l’a apprise au sein de son
environnement familial, curiosité prolongée en fréquentant les
compositeurs, dont certains seront de fidèles amis. On pense d’emblée à
John Cage, dont on a pu lire les affinités tout au long de ce livre, à travers
253
notamment les déclarations
Licence accordée deVeronica
à ESTAY STANGE ces deux complices sur - l’art
veronicaestay@hotmail.com ou sur leur
ip:78.109.86.68
1
HAHN, Otto, « Entretien avec Marcel Duchamp, Art and Artists, trad. Andrew Rabeneck,
vol. 1, n°4, juillet 1966, p. 7.
2
Entretiens, p. 68.
3
CROSS, Lowell, “Reunion: John Cage, Marcel Duchamp, Electronic Music and Chess”,
Leonardo Music Journal, vol.9, Cambridge: MIT Press, 2000, p. 35-42.
254
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
L’influence de Duchamp sur Cage se prolonge au-delà de la
musique, ainsi qu’en témoignent les Mesostiches (Thirty six Acrostics re
and not re Marcel Duchamp pour voix seule, 1970) et œuvres plastiques
dédiées à Duchamp (Not Wanting To Say Anything About Marcel, 1969).
Cage rompt ainsi la promesse faite un jour à son professeur Schoenberg,
auprès de qui il s’était engagé à consacrer sa vie entière à la musique et
rien qu’à elle. « C’est donc la mort de Marcel Duchamp qui vous a amené
à reprendre votre activité de plasticien ? », lui demandait Jean-Yves
Bosseur. « Oui », répondra Cage1, qui confiait à Joan Retallack juste
avant sa mort : « Je ne pourrais pas m’en sortir sans Duchamp ! Je suis
littéralement convaincu que c’est Duchamp qui nous a permis de vivre
comme nous vivons. Il a utilisé le hasard l’année où je suis né […] Je lui
ai demandé comment il avait pu faire cela au moment où je venais au
monde, puis il a souri et dit “je devais avoir cinquante ans d’avance sur
mon temps”»2. Tandis que le plasticien George Segal observait que
« Marcel Duchamp vit une nouvelle vie à travers John Cage »3. Il n’est
pas non plus exclu de penser que la confidence de Cage faite à propos de
Duchamp se déclarant « en avance » sur ses contemporains n’était, même
avec l’ironie qu’on lui suppose, qu’un sous-entendu au fait de se
percevoir comme compositeur…
De ces amitiés musicales, on a également retrouvé une photo de
Duchamp prise par Arnold Newman en 1967 à Cleveland, posant avec
Igor Stravinsky et publiée dans Bravo Stravinsky4. Le compositeur russe
s’est, par ailleurs, prononcé sur les ready-mades, et bien que cette
déclaration ne comporte aucune information majeure, la mention reste
assez intéressante, en tant qu’elle illustre les liens entre Duchamp et la
sphère musicale, pour être ici reproduite :
- Question : Êtes-vous d’accord avec Duchamp sur le fait qu’un objet peut
être transformé simplement parce qu’il a été choisi et investi d’une pensée et
d’un contexte nouveaux ?
1
BOSSEUR, Jean-Yves, Le Sonore et le visuel, Paris, Dis Voir, 1992, p. 111.
2
“[…] I can’t get along without Duchamp! (laughter) I literally believe that Duchamp made
it possible for us to live as we do. He used chance operation the year I was born […] I asked
him how was it that he did that when I was just being born, and he smiled and said, “I must
have been fifty years ahead of my time.”, CAGE, John, Musicage: Cage Muses on Words
Art Music, Joan Retallack (ed), Hanover, University Press of New England, 1996, p. 110.
Voir également John Cage, Writer: Previously Uncollected Pieces, op. cit, p. 163.
3
“Marcel Duchamp had a revived life through John Cage”, cité in KOTTE, Wouter, Marcel
Duchamp als Zeitmaschine/Marcel Duchamp als tijdmachine, Köln, Verlag der
Buchhandlung Walter König, 1987, p. 86 note 236 (je traduis).
4
CRAFT, Robert, NEWMAN, Arnold, STEEGMULLER, Francis, Bravo Stravinsky,
Cleveland: World Literature Crusade, 1967.
255
- I.S. : Les
Licence objets
accordée de Duchamp
à ESTAY existent
STANGE Veronica surtout grâce à la qualité
veronicaestay@hotmail.com à la fois des
- ip:78.109.86.68
1
“– Question: Do you agree with Duchamp that an object can be transformed merely by
being chosen and invested with a new thought and context? – I.S. : Duchamp’s objects can
be, at any rate, because of the quality both of the choices and new contexts”, cité par
MACONIE, Robin, “Stravinsky’s Final Cadence”, Tempo, n°103, 1972, p. 18-23 (je
traduis).
2
On sait aujourd’hui que Duchamp entretint une relation amoureuse avec la pianiste,
romance, d’abord platonique, débutée en 1912, puis concrétisée vers février 1920, à New
York (voir notamment TOMKINS, Calvin, Duchamp. A Biography, op. cit., p. 225). André
Gervais a attiré mon attention sur cette relation, mais je précise que les amours de Duchamp
seuls ne justifient pas à montrer l’importance de la musique dans son œuvre.
3
Voir BUFFET-PICABIA, Gabrielle, Gabrielle Buffet-Picabia, Rencontres avec Picabia,
Apollinaire, Cravan, Duchamp, Arp, Calder, Paris, Belfond, 1977, p. 17-19.
4
Cf. WATSON, Steven, Strange Bedfellows, The First American Avant-Garde, op. cit., p.
262 et 279. Consulter également TOMKINS, Calvin, Duchamp: A Biography, op. cit., p.
179.
5
“Louise Norton [...] remembered Louise Arensberg playing Schoenberg’s “Six [Little]
Piano Pieces”, which sounded to her “like an intricate shower of loud rain drops”. Looking
back on this moment, she wrote: My ears had pricked up at the sound of my first modern
musical. They were quite ready for my musical future with Varèse », WATSON, Steven,
Strange Bedfellows, op. cit., p. 279 (je traduis).
6
OUELLETTE, Fernand, Edgard Varèse, Paris, Seghers, 1966.
7
SATIE, Erik, Léger comme un œuf, Paris, Louis Broder, 1957.
8
Marcel Duchamp, lettre à Francis Picabia, New York, 20 janvier 1923, cité par
NAUMANN, Francis M., OBALK, Hector., Affectionately Marcel, The Selected
Correspondence of Marcel Duchamp, traduction de Jill Taylor, Gand et Amsterdam, Ludion
Press, 2000, p. 128.
256
National deaccordée
Licence l’Opéra ! Georges
à ESTAY Auric,veronicaestay@hotmail.com
STANGE Veronica Darius Milhaud, -ce sont des gens
ip:78.109.86.68
1
HAHN, Otto, « Entretien avec Marcel Duchamp », Étant Donné Marcel Duchamp, n°3,
op. cit., p. 116-117.
2
Ibid., p. 117.
3
Le goût, « c’est une habitude. Recommencez la même chose assez longtemps et elle
devient un goût. Si vous interrompez votre production artistique après avoir créé une chose,
celle-ci devient une chose en-soi et le demeure. Mais si elle se répète un certain nombre de
fois, elle devient goût », Entretiens, p. 181.
4
VALÉRY, Paul, Œuvres, op. cit., p. 1167.
257
volontéLicence
de se défendre
accordée à ESTAYdu poidsVeronica
STANGE des institutions, où il cherche
veronicaestay@hotmail.com à redéfinir
- ip:78.109.86.68
1
VALÉRY, Paul, Monsieur Teste (1895), Paris, Gallimard, 1946, p. 139.
258
« en refusant au àspectateur
Licence accordée etVeronica
ESTAY STANGE au lecteur l’identification
veronicaestay@hotmail.com attendue avec
- ip:78.109.86.68
1
JAUSS, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 166.
2
BRETON, André, « Phare de la mariée » (1934), Le surréalisme et la peinture, Paris,
Gallimard, 1965, p. 86. Je souligne le mot « négation ».
3
JIMENEZ, Marc, Vers une esthétique négative, Adorno et la modernité, Paris, Le
Sycomore, 1983.
259
intellectuelle, sonà art
Licence accordée estSTANGE
ESTAY hermétique. Or c’est, selon Duchamp,
Veronica veronicaestay@hotmail.com la seule
- ip:78.109.86.68
voie encore permise au créateur pour que son travail ait encore un intérêt
essentiel. De même dans le cas d’Adorno, redresser la création à l’échelle
de l’exigence de l’intellect (qui serait alors une forme de résistance face à
la société industrielle) prend certainement le risque de l’hermétisme, mais
néanmoins sauvera l’œuvre dont le contenu de vérité est source de
jouissance.
L’art soumis au goût du public est devenu une marchandise, à cause
notamment de la culture de masse ; l’esthétique de la négation entend ne
pas subir ses directives sensorielles et exprimer autrement, par l’intellect,
les nouvelles directions de l’art : elle promet un nouveau style, une
nouvelle cohérence.
La dimension critique de l’esthétique négative réfute l’esthétisme,
dénonce la subjectivité du regardeur qui tente d’affaiblir la science du
plus beau (Kallistos en grec veut dire « le plus beau », et Kallos, « le
beau »). Au sujet de cette expression, Hegel, dans son Esthétique, évoque
le néologisme pour lui préférer celui d’« esthétique » qui réfère au beau
en général, non au beau comme création de l’art. Pour Duchamp, cette
science ne se trouve pas dans l’intelligence du créateur mais dans la
démonstration du plaisir sensoriel, comme c’est le cas du virtuose
pratiquant le virtuosisme, c’est-à-dire la virtuosité pure, non justifiée par
des critères majeurs de cohérence et de nécessité et qui se prend elle-
même pour sa fin1.
L’échec de l’entreprise survient lorsque la négation du système se
retrouve intégrée à ce même système, et bientôt érigée en modèle ; on l’a
vu avec le ready-made et les deux Erratum. À quels seuils de la création
aboutit cette poétique négative, qui est celle du renoncement et du refus ?
L’esthétique de l’indifférence ne mène nulle part : la finalité de la
musique conceptuelle est de ne pas avoir de terme, d’où l’utilisation
d’énoncés sur le sonore non obligatoirement réalisables ; d’où le recours
au hasard et à des mises en série dont le seul nombre de possibilités suffit
à donner le vertige. De là, sa finalité sans fin devient ironie, et pour le
Grand Verre, Duchamp confiait à Breton « que cette élaboration portait
plus sur la nécessité consciente d’introduire l’“hilarité” ou au moins
l’humour dans un sujet aussi sérieux »2. Duchamp applique ce même
principe à la musique pour ne pas subir les contraintes ni de la société ni
de son propre goût, qu’il combat sans relâche.
1
Selon Jankélévitch, « le virtuosisme s’adresse à tout ce qui est en nous superficiel, visuel et
frivole ; le virtuosisme est le régime de la poudre aux yeux […] », Liszt et la rhapsodie :
essai sur la virtuosité, Paris, Plon, 1979, p. 124.
2
DDS, p. 235.
260
3/Licence
Par accordée
l’esthétique de l’indifférence
à ESTAY STANGE et de la négation,
Veronica veronicaestay@hotmail.com la musique
- ip:78.109.86.68
Grâce à cette éducation, il possédera les outils adéquats pour s’opposer à cet
état de choses matérialiste par le canal du culte du moi dans un cadre de
valeurs spirituelles. Pour illustrer la situation de l’Artiste dans le monde
économique contemporain, on observera que tout travail ordinaire est
rémunéré plus ou moins selon le nombre d’heures passées à l’accomplir,
alors que dans le cas d’une peinture, le temps consacré à son exécution
n’entre pas en ligne de compte lorsqu’il s’agit de fixer son prix, et que ce
prix varie avec la notoriété de chaque artiste. Les valeurs spirituelles ou
intérieures ci-dessus mentionnées et dont l’Artiste est pour ainsi dire le
dispensateur, ne concernent que l’individu pris séparément, par contraste
avec les valeurs générales qui s’appliquent à l’individu partie de la société.
Et sous l’apparence, je suis tenté de dire sous le déguisement, d’un membre
de la race humaine, l’individu est en fait tout à fait seul et unique et les
caractéristiques communes à tous les individus pris en masse n’ont aucun
rapport avec l’explosion solitaire d’un individu livré à lui-même. Max
1
Ibid., p. 104.
2
SARTRE, Jean-Paul, L’Imaginaire – Psychologie phénoménologique de l’imagination, op.
cit., p. 373.
3
Ibid., p. 238.
261
Stirner, au siècle
Licence accordée dernier,
à ESTAY a très
STANGE clairement
Veronica établi cette distinction
veronicaestay@hotmail.com dans son
- ip:78.109.86.68
remarquable ouvrage Der Einziger und Sein Eigentum, et si une grande
partie de l’éducation s’applique au développement de ces caractéristiques
générales, une autre partie, tout aussi importante, de la formation
universitaire développe les facultés plus profondes de l’individu, l’auto-
analyse et la connaissance de notre héritage spirituel. Telles sont les
importantes qualités que l’Artiste acquiert à l’Université et qui lui permettent
de maintenir vivantes les grandes traditions spirituelles avec lesquelles la
religion elle-même semble avoir perdu le contact. […]. Il va sans dire que
pour accomplir cette mission le plus haut degré d’éducation est
indispensable.1
C’est pourquoi, même sur le plan social, la situation de l’art est aujourd’hui
aporétique. S’il cède de son autonomie, il se livre au mécanisme de la société
existante ; s’il reste strictement pour soi, il ne se laisse pas moins intégrer
comme domaine inoffensif parmi d’autres ; dans cette aporie apparaît la
totalité de la société qui engloutit tout […] Le fait que les œuvres refusent la
communication est une condition nécessaire, mais nullement suffisante, de
leur essence non idéologique. Le critère central, c’est la force de l’expression
dont la tension permet aux œuvres de parler en un geste muet.2
Plus loin dans ses réflexions sur la musique, Duchamp n’exclut pas
définitivement l’auditeur à moins que l’oreille de celui-ci ne subisse un
certain « entraînement », une éducation de plus ou moins longue durée.
On pense d’emblée aux intentions similaires de son ami Varèse, qui
regrettait le retard de l’auditeur pour comprendre sa musique : « tout est
question de point de vue et d’éducation de l’oreille [...] une nouvelle
écoute pour une nouvelle musique, et une nouvelle musique pour une
nouvelle écoute »3.
4/ La musique conceptuelle est sans règle, et son concepteur : un
anarchiste. La mention de Duchamp à Stirner l’indique. Mais s’il est
possible d’« employer le terme “anarchiste” pour Duchamp, c’est
effectivement dans l’acception anti-hégélienne de Max Stirner,
extrêmement large, d’individualiste forcené, rebelle à toute intégration
1
Ibid., p. 238-239.
2
ADORNO, T.W, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 328.
3
VARÈSE, Edgard, Écrits, textes réunis et présentés par Louise Hirbour, Paris, Christian
Bourgois, 1983, p. 32.
262
politique etaccordée
Licence sociale, nonSTANGE
à ESTAY comme synonyme
Veronica de poseur -de
veronicaestay@hotmail.com bombes – du
ip:78.109.86.68
1
Michel Sanouillet, in « Entretien avec Michel Sanouillet », Étant Donné Marcel Duchamp,
n°2, op. cit., p. 20-21.
2
STIRNER, Max, L’Unique et sa propriété et autres écrits, op. cit., passim.
3
Cité par NAUMANN, Francis M., Marcel Duchamp – L’art à l’ère de la reproduction
mécanisée, op. cit., p. 46.
4
“To whom. No subject. No image. No taste. No object. No beauty. No message. No talent.
No technique (no why). No idea. No intention. No art. No feeling. No black. No white [...]”,
Cage, cité par KOSTELANETZ, Richard, John Cage, op. cit., p. 111-112 (je traduis).
5
DDS, p. 46.
6
Ibid., p. 89.
7
DANTO, Arthur, L’Assujettissement philosophique de l’art, Paris, Seuil, 1993, p. 56.
263
Licence accordée à ESTAY STANGE Veronica veronicaestay@hotmail.com - ip:78.109.86.68
Son œuvre entière doit se comprendre de manière holistique parce
qu’elle forme et fonctionne comme un tout : ainsi l’idée de sonosphère.
L’œuvre musicale de Duchamp relève donc plus d’une expérience en
pensée que d’une exécution musicale nécessitant interprètes et récepteurs
réunis dans un espace clos de diffusion publique. Car la question que se
pose sans cesse Duchamp est la suivante : comment faire une œuvre qui
ne soit ni belle ni laide ? Comment faire une œuvre qui ne soit pas d’art ?
Cette réflexion l’a conduit à appliquer le hasard pour l’ensemble de
son œuvre. En musique, cette méthode lui permet une utilisation la plus
sèche possible des sons pour une musique née d’un « sérialisme
irrationnel »1. Il aboutit à un renouvellement en profondeur de tous les
rapports possibles à la musique, depuis son acte de production à celui de
sa réception, incluant sa consommation discographique jusqu’à la
nécessité de rééduquer un certain public dans ses propres relations à
l’objet.
Le ready-made, qui oblige à une pensée nouvelle de l’urinoir, donc
de l’art, fonctionne sur la même dynamique : Danto en parle comme d’un
muttless object, un objet orphelin abandonné par son géniteur, R.Mutt, le
véritable fabricant de l’urinoir, et dépossédé de son utilité pour laquelle il
a été construit. Appliqué à la musique, on aurait ici un assemblage
aléatoire de sons menant à une musique privée de son utilité première
(entrer en communication avec autrui) que l’on va ensuite
recontextualiser (en lui octroyant cette dimension communicative), et une
musique privée de son créateur, de son origine, puisqu’elle surgit du
hasard. L’espace est ainsi ouvert pour redécouvrir tout à la fois les
notions de musique, d’œuvre, d’auditeur, d’interprète et de compositeur.
Duchamp laisse libre cet espace en brouillant la donne.
La référence à l’urinoir n’aura donc pas ici été anodine. En 2004,
Fountain était l’œuvre sacrée souveraine du siècle. La tentative
d’interprétation à partir des artistes conceptuels des années 1960 ne l’aura
pas été non plus : ils ont donné à ce ready-made ses lettres de noblesse
lors de la première grande rétrospective sur Duchamp au Pasadena
Museum of Art de Los Angeles, en 1963. Or à la même époque, des
musiciens professionnels donnaient aux Erratum ce même titre
d’anoblissement en interprétant la partition ou en appliquant des
processus aléatoires selon des directives plus ou moins définies par
Duchamp.
Ce qui n’était alors que conceptuel est devenu, par ces exécutions,
actuel, au sens deleuzien, puisque celles-ci pourraient avoir accompli la
1
Duchamp, in LEBEL, Robert, « Maintenant et ici. Dialogue avec Robert Lebel », L’œil,
déjà cité.
264
seule Licence
ligneaccordée
de conduite quiVeronica
à ESTAY STANGE semble être totalement- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com explicitée par
Duchamp – une idée fixe fondée sur la déviance et l’ironie – en
s’établissant dans la sphère musicale. Si tels sont ses seuls engagements,
la musique conceptuelle – cette musique dont le seul code semble suivre
une exigence de provocation et de contradiction non dualiste et non
triviale – ainsi que les interprétations dont elle fait l’objet, ont dû
considérablement modifier le contexte musical et ses modes de
fabrication en résistant à la domination du goût par la célébration de
l’ennui, en rompant tous liens entre les médiateurs de la musique et leur
objet. La musique conceptuelle correspond donc à « la représentation
d’un monde particulier recréé à l’image d’un homme »1.
Duchamp s’est déterritorialisé pour se reterritorialiser dans une
conception poétique de la musique, sans tenir compte de ses signes mais
de ses images : celles-ci semblent « servir à la fabrication de cet objet,
comme un moule, mais ce moule de la forme n’est pas lui-même un objet,
il est l’image »2. Plasticien, il traite la musique comme un objet pris à
l’état brut dont l’idée musicale véhiculée est constamment réinventée. On
croirait qu’il compose une musique mais il assemble un objet ; il fait de
l’art, fabrique de la musique. Dans cette perspective, sa musique est la
« figuration d’un possible »3 qui fonctionne sans réelle fin ni véritables
règles. L’image que l’on se fait de la musique conceptuelle lui fait
prendre forme dans l’imaginaire.
1
DDS, p. 258.
2
Ibid., p. 120.
3
Ibid., p. 104.
4
SARTRE, Jean-Paul, L’imaginaire – Psychologie phénoménologique de l’imagination, op.
cit., p. 172.
5
FOUCAULT, Michel, Dits et écrits, op. cit., p. 169.
265
On peutaccordée
Licence partir du constat
à ESTAY selon lequel
STANGE Veronica l’artiste, rieur
veronicaestay@hotmail.com dont le besoin
- ip:78.109.86.68
1
BERGSON, Henri, « Le Rire », Œuvres, op. cit., p. 476.
2
Ibid.
3
Ibid.
4
ROSENBERG, Harold, La Dé-définition de l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1991.
266
un mode opératoire
Licence et ainsi
accordée à ESTAY projette
STANGE la limite de son objet
Veronica veronicaestay@hotmail.com : la musique
- ip:78.109.86.68
1
BOUDON, Raymond, Effets pervers et ordre social, Paris, PUF, 1977, p. 10.
267
s’était Licence
remisaccordée
à laà ESTAY
création, neVeronica
STANGE s’est-il pas caché durant
veronicaestay@hotmail.com une vingtaine
- ip:78.109.86.68
1
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Kafka, Pour une littérature mineure, Paris, Minuit,
1975.
2
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux, op.
cit., p. 134.
3
DELEUZE, Gilles, L’Image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Minuit, 1983, p. 11.
4
DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie. Mille plateaux, op.
cit., p. 625.
268
musicologie qui s’y
Licence accordée intéresse
à ESTAY STANGEoffre d’autres
Veronica perspectives- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com aux chercheurs,
peut-être même des références nouvelles dans leur quête du sens de
l’œuvre d’art et de la relecture de l’histoire de la musique occidentale.
Il est donc permis de croire que la capacité de la musicologie des
minorités pourra permettre de renouer un possible contact entre des
factions musicales qui s’opposent ou ne se regardent pas. Il s’agit de
rassembler les points de vue divergents qui, à eux tous, font la vigueur de
la discipline, pour ensuite formuler les questions dans un esprit de
dépassement des oppositions – par ailleurs fondées, elles aussi, sur des
croyances, de part et d’autre.
L’étude de la musique conceptuelle est une exemplification, un
symbole qui donne une illustration concrète de ce qu’il est possible de
faire pour créer du nouveau à partir d’une nouvelle organisation de ce qui
est déjà. C’est là où la musique conceptuelle, multiple et contradictoire
dans ses combinaisons à partir des éléments de la musique, va rapprocher
les définitions consensuelles et leur(s) dé-définition(s), en faisant de sa
nature spécifique une limite et une explicitation de la limite en musique.
La musicologie que j’ai ici souhaité appliquer n’étant pas normative,
j’ai ainsi pu me mouvoir dans ma discipline en la liant à d’autres
spécialités musicales auxquelles elle n’est pas habituée ; celles-ci l’ont
d’ailleurs soumise à faire l’expérience de ses capacités ou de ses
incapacités, de ses propres objets et méthodes, tout en questionnant ses
modes d’existence. En tant que musicologue, j’aurai essayé de regarder,
par le truchement de la musique conceptuelle fabriquée par un artiste
indiscipliné et antidiciplinaire, comment la définition de la musique peut
être remise en cause, à supposer que de nouvelles preuves issues des
conventions musicales seraient amenées à être produites. Dans ce cas, le
rôle des musicologues est aussi de colmater les « oublis » de l’histoire.
Pour voir au cœur de la société, Foucault engage à regarder ce qu’elle
rejette dans ses marges1, et c’est sur cet élan que je me suis proposée de
réfléchir sur cette musique minoritaire et déviante, et sur ce qu’elle
apporte à ce qu’elle défie.
1
« La fin du Moyen Âge, la lèpre disparaît du monde occidental. Dans les marges de la
communauté, aux portes des villes, s’ouvrent comme de grandes plages que le mal a cessé
de hanter, mais qu’il a laissées stériles et pour longtemps inhabitables », FOUCAULT,
Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1991, p. 13.
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CLAIR,Licence
Jean,accordée
215, 234, 272STANGE Veronica
à ESTAY FLUXUS, 79, 81,- ip:78.109.86.68
veronicaestay@hotmail.com 103, 107, 132,
COLLINWOOD, Robin George, 142, 181, 259
20, 272 FOUCAULT, Michel, 10, 156, 157,
COMPAGNON, Antoine, 153 158, 159, 161, 163, 166, 206,
CRAFT, Robert, 255, 272 208, 210, 214, 265, 269, 273
CROSS, Lowell, 272 FRANKLIN, Paul B., 5
CUNNINGHAM, Merce, 142 FRIEDSON, Eliot, 157, 273
FRITSCH, Vilma, 73, 273
D
G
D’HARNONCOURT, Anne, 28,
274 GAINSBOURG, Serge, 142
DA COSTA, Newton, 22, 115, 118, GARRELS, Gary, 273
272 GARRIGUES, Véronique, 5, 177
DANTO, Arthur, 10, 61, 82, 84, 85, GENETTE, Gérard, 10, 21, 58, 61,
86, 90, 103, 106, 134, 136, 137, 66, 79, 89, 91, 92, 122, 136,
153, 263, 264, 272 273, 274
DARBON, Nicolas, 5, 123, 272 GERVAIS, André, 187, 215, 256
DAVIDSON, Donald, 124, 125 GINSBURGH, Stéphane, 5, 8, 142,
DEBELLIS, Mark, 65, 85 144, 177, 178, 179, 185, 187,
DÉCIMO, Marc, 215, 272 279
DELEUZE, Gilles, 10, 13, 104, GINSBURGH, Victor, 179
106, 109, 123, 124, 125, 126, GIRST, Thomas, 142
127, 128, 131, 268, 272 GODEAU, Rémi, 180, 275
DELIÈGE, Célestin, 104 GOLDIN, Amy, 94, 274
DENIZEAU, Gérard, 88 GOODMAN, Nelson, 10, 81, 82,
DESBOIS, Henri, 178, 181, 272 91, 103, 139, 274
DESCARTES, René, 101, 153, 272 GOUGH-COOPER, Jennifer, 196,
DICKIE, George, 137, 138, 173 271
DIDI-HUBERMAN, Georges, 10, GOULD, Glenn, 71, 88
272 GRAPIN, Pierre, 73, 276
DJ SPOOKY, alias Paul D. Miller, GRIFFITHS, Paul, 223, 274
8, 142, 145, 146, 147, 148, 181, GUATTARI, Félix, 13, 104, 106,
182, 185, 278 109, 123, 124, 126, 131, 133,
DREIER, Katherine S., 192, 217 134, 268, 272, 274
DUCHESNEAU, Michel, 5 GUBERINA, Petar, 75, 274
DUCOL, Bruno, 74, 185 GUGGENHEIM, Peggy, 95, 192
DUROZOI, Gérard, 96, 273
H
E
HAHN, Otto, 68, 76, 95, 100, 105,
ECO, Umberto, 126, 273 200, 245, 257, 273
EDISON, Tomas Alva, 227 HAMILTON, Richard, 149
EMPIRICUS, Sextus, 112 HANSLICK, Eduard, 84
HARISSON, Charles, 65, 94, 97,
107, 130, 201, 274
F HAROUEL, Jean-Louis, 151, 274
FERRY, Bryan, 142, 144 HEINICH, Nathalie, 10, 65, 88, 93,
103, 136, 137, 139, 140, 141,
281
152,Licence
157, accordée
158, 168, 170,STANGE
à ESTAY 188, Veronica KOSUTH, Joseph,
veronicaestay@hotmail.com 65, 97, 107,
- ip:78.109.86.68
189, 193, 194, 205, 208, 274, 201, 275
275 KOTIK, Petr, 8, 29, 40, 87, 142,
HENDERSON, Linda, 236, 274 143, 145, 185, 279
HENNION, Antoine, 10, 88, 109, KUENZLI, Rudolf E., 275
173, 275 KUH, Katherine, 218, 275
HENRY, Pierre, 147 KUSHNER, Robert, 94, 274
HIDALGO, Juan, 132, 185, 279
HIGGINS, Dick, 80
HINANT, Guy Marc, 5, 144, 177
L
HOEK, J., David, 5, 177 LACY, Steve, 142
HONEGGER, Arthur, 257 LAFORGUE, Jules, 27
HUBER, Nicolaus A., 185 LATOUR, Bruno, 275
HUTCHISON, Michael, 74, 274 LAUTREAMONT, (comte de), 215
LEBEL, Robert, 27, 83, 171, 179,
I 180, 264, 275
LEGER, Fernand, 216
INCHAUPÉ, Irène, 180, 275 LELONG, Stéphane, 109, 275
INGARDEN, Roman, 78, 86, 89 LEMERT, Edwin M., 275
LEVIN, Thomas Y., 150
LÉVY, Pierre, 128, 275
J LEWITT, Sol, 69, 70, 79, 94, 113,
JAMES, Carol P., 275 116, 130, 212, 276
JAMES, William, 190 LHERMITTE, Jean, 73, 276
JANIN, Jules, 243 LINDE, Ulf, 132
JANIS, Harriet et Sidney, 108, 275 LUKASIEWICZ, Jan, 115, 276
JANKÉLÉVITCH, Vladimir, 260,
275 M
JARRY, Alfred, 215, 218, 221,
226, 240, 275 MACONIE, Robin, 256
JAUSS, Hans Robert, 65, 212, 250, MAFFINA, Gianfranco, 226, 276
259 MALLARME, Stéphane, 215, 218,
JIMENEZ, Marc, 259, 275 229
JOUFFROY, Alain, 100, 111, 125, MARCLAY, Christian, 8, 20, 142,
271, 275 148, 149, 150
MAREY, Jules Etienne, 216
MARIN, Louis, 107, 276
K MATISSE-MONNIER, Jacqueline,
KAFKA, Franz, 268, 275 176
KANDINSKY, Wassily, 225, 275 MAUSS, Marcel, 203, 276
KAPROW, Allan, 105, 275 MC SHINE, Kynaston, 28, 274
KARSENTI, Bruno, 203, 275 MENGER, Pierre-Michel, 140, 157,
KASEMETS, Udo, 185 165, 170, 173, 276
KIRCHER, Athanasius, 234 MERRIAM, Alan Parkurst, 84, 276
KLEE, Paul, 171 MEYER, Leonard B., 25, 141, 276
KOSTELANETZ, Richard, 36, MIEREANU, Costin, 80, 276
239, 263, 271, 275 MILHAUD, Darius, 256
MOLES, Abraham, 88
MOLINO, Jean, 202, 276
282
MONOD-BROCA,
Licence accordée àPhilippe, 73, Veronica
ESTAY STANGE PRIEST, Graham,
veronicaestay@hotmail.com 22, 116, 122,
- ip:78.109.86.68
276 277
MORRIS, Robert, 132 PRIGIONI, Pierre, 217
MOTHERWELL, Robert, 276 PYRRHON, Elis (d’), 111, 112
MOULIN, Raymonde, 156, 165,
276
MOZART, Wolfgang Amadeus,
R
257 RAHN, Eckart, 93, 119, 276
MUYBRIDGE, Edward, 216 RAY, Man, 245
MYERS, Rollo H., 247, 276 RAYMOND, François, 5, 114, 277
REINHART, Jacques, 58, 270
N RESTANY, Pierre, 101, 102
REY, Anne, 247
NATTIEZ, Jean-Jacques, 64 RIBEMONT-DESSAIGNES,
NAUMANN, Francis M., 132, 256, Georges, 8
263, 276 RICHTER, Hans, 65, 98, 200, 277
NELSON, James, 235 RICOEUR, Paul, 277
NEWMAN, Arnold, 255, 272 RIMBAUD, Arthur, 198, 215, 248
NEYENS, Jean, 133 ROBERTS, Francis, 74, 277
NIETZSCHE, Friedrich, 84, 138, ROCHLITZ, Rainer, 141, 184, 277
217, 277 ROSENBERG, Harold, 266, 277
NORMAN, Jean, 116, 122, 277 ROTH, Moira, 107, 277
ROUGEMONT, Denis (de), 55, 72,
249, 277
O ROUGET, Gilbert, 84, 85, 277
OBALK, Hector, 256 ROUSSEAU, Jean-Jacques, 88, 277
OGIEN, Albert, 101, 277 ROUSSEL, Raymond, 10, 215,
ONO, Yoko, 80 221, 226, 231, 232, 233, 237,
OUELLETTE, Fernand, 256, 277 277
ROUTLEY, Richard, 116, 122, 277
RUSSOLO, Luigi, 225, 244, 277
P RUWET, Nicolas, 63, 277
PAIK, Nam June, 132
PALMIERI, Silvio, 185, 187, 279 S
PARTOUCHE, Marc, 216, 232
PAVAROTTI, Luciano, 71 SANOUILLET, Michel, 7, 26, 29,
PAWLOWSKI, Gaston (de), 10, 196, 198, 263, 273
23, 215, 226, 277 SARTRE, Jean-Paul, 249, 251, 261,
PAZ, Octavio, 135, 277 265, 277
PECQUET, Frank, 132 SATIE, Erik, 146, 219, 221, 226,
PICABIA, Francis, 172, 215, 216, 236, 244, 245, 246, 247, 248,
217, 231, 245, 256 249, 256, 257, 273
PINCHARD, Bruno, 234 SAUGUET, Henry, 243, 257, 270
PLANTEFOL, Lucien, 126, 277 SAUSSURE, Ferdinand (de), 63
PLATON, 111 SCHAEFFER, Jean-Marie, 61, 79,
POLLOCK, Jackson, 171 84, 86, 87, 89, 91, 101, 102,
POULENC, Francis, 257 106, 128, 278
SCHAEFFER, Pierre, 147, 202
283
SCHENKER, Heinrich,
Licence accordée 84,STANGE
à ESTAY 182, Veronica V
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278
SCHOENBERG, Arnold, 224, 256 VALÉRY, Paul, 250, 257, 258, 279
SCHWARZ, Arturo, 37, 38, 40, 53, VAN DOOM, Dirk, 5
113, 195, 218, 231, 278 VANPEENE, Michel, 26, 196, 273
SEGAL, George, 255 VARESE, Edgard, 23, 76, 215,
SEVERINI, Gino, 244 256, 257, 262, 277, 279
SHATTUCK, Roger, 248 VEYNE, Paul, 24, 139, 141, 279
SLOTERDIJK, Peter, 202, 278 VIAU, Guy, 209, 229, 239
SOLOMOS, Makis, 132, 271 VILLIERS DE L’ISLE-ADAM,
SOURIAU, Étienne, 91, 278 Auguste (de), 221, 226, 227,
SOUSA, John Philip, 150 228, 229, 230, 279
SQUIRE, Thaddeus A., 150 VOLKEN, Henri, 114
STEEGMULLER, Francis, 255, VOLTA, Ornella, 244, 273
272
STERN, Marnie, 8, 142, 279
STÉVANCE, Sophie, 9, 131, 132, W
142, 148, 161, 187, 202, 213, WAGNER, Richard, 84, 86, 171,
218, 241, 242, 278 229, 248
STIRNER, Max, 105, 217, 262, WALHEER, Frédéric, 144
263, 278 WARHOL, Andy, 136, 171
STOCKHAUSEN, Karlheinz, 257 WARNABY, John, 185
STRAUSS, Johann (fils), 243 WATSON, Steven, 76, 256, 279
STRAWSON, Peter Frederick, 104, WATTS, Alan Wilson, 135
278 WEBER, Max, 82, 160, 279
STRICKLAND, Edward, 88, 278 WEINGARTEN, Gene, 87
STÜCKENSCHMIDT, Hans WHEELER, Daniel, 132
Heinz, 224, 278 WOOD, Paul, 65, 94, 97, 107, 130,
SUPIČIČ, Ivo, 13, 278 201, 274
SUQUET, Jean, 59
SWEENEY, James Johnson, 149,
197, 216, 235, 241 Y
YOUNG, La Monte, 8, 88, 131,
T 132, 142
284
Table des matières
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INTRODUCTION ...................................................................................7
Par l’indifférence esthétique...............................................................12
Par la contradiction logique................................................................15
Duchamp dans l’histoire de la musique .............................................24
CHAPITRE II ........................................................................................61
LA MUSIQUE CONCEPTUELLE
La musique comme œuvre de l’esprit ................................................68
Mémoire et oubli ................................................................................71
La musique conceptuelle comme coupure épistémologique ? ...........77
Indifférence esthétique et conséquences ............................................94
CHAPITRE III.....................................................................................111
LA LOGIQUE DE L’ŒUVRE MUSICALE CONCEPTUELLE
Paraconsistance ................................................................................114
Paracomplétude ................................................................................118
Modes virtuel et actuel .....................................................................124
De la communication .......................................................................129
Logique esthétique de la création contemporaine ............................136
Incidences plurielles de la musique conceptuelle.............................142
Les musiciens héritiers de Duchamp................................................143
CHAPITRE IV.....................................................................................155
DUCHAMP ET LA « FONCTION-COMPOSITEUR »
La fonction-auteur............................................................................158
Conditions institutionnelles..............................................................164
Profil idéal du compositeur ..............................................................168
La fonction-compositeur ..................................................................187
Duchamp et Cage : deux compositeurs ............................................191
Refus de l’art comme profession......................................................195
Du « fait musical total » à la « sonosphère »....................................202
Duchamp, instaurateur de conceptualité en musique .......................206
285
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CHAPITRE V ......................................................................................215
DUCHAMP DANS LA MODERNITE MUSICALE
L’année 1913....................................................................................223
Technologies de l’imaginaire ...........................................................226
Dérision de la physique ....................................................................237
Bruitisme..........................................................................................241
Asymétrie et symbiose des sens .......................................................245
CONCLUSION ....................................................................................253
Relations musicales..........................................................................253
La musique dans ses marges ............................................................258
Une dé-définition de la musique ......................................................265
BIBLIOGRAPHIE ..............................................................................270
DISCOGRAPHIE ................................................................................279
286
CeLicence
livre touche à un aspect méconnu de la pratique artistique de
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