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EBOOK Calixthe Beyala - Le Roman de Pauline PDF

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des matières
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Table des matières

Page de copyright

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16
Chapitre 17
DU MÊME AUTEUR
© Éditions Albin Michel, 2009
9782226199669
1
J’allais sur mes huit ans lorsque Fabien, de deux ans mon aîné, me brisa la
mâchoire d’un coup de poing. Je pleurai beaucoup, saignai autant. Mais maman
qui savait que la vie avait plus d’un mauvais tour dans son sac, me dit : « C’est
pas grave, Pauline. Sois forte. » Une fois la douleur passée, ma gencive
cicatrisée, elle ne se soucia pas de savoir si les difficultés que j’éprouvais à
mastiquer les aliments allaient avoir des conséquences sur ma santé. Ce n’était
pas bien grave du moment que je pouvais me nourrir convenablement.
J’évoluais dans un monde où rien n’était grave. Les étés succédaient aux
hivers et Sarkozy rêvait d’anéantir toute opposition en France. Il y avait tant de
fils barbelés autour de notre amour filial qu’à la maison il était aussi dangereux
de se dire « je t’aime », que de se jeter du haut d’un immeuble de douze étages.
Mais ce n’était pas grave du moment que l’on continuait à vivre ensemble, bof !
À douze ans, j’ai remarqué que j’avais une jambe plus longue que l’autre, je
n’en parlai à personne, consciente que toute faiblesse me mènerait à ma perte. Je
cachais mon handicap en traînant les pieds, en m’appuyant aux portes, aux murs,
pour ne jamais me tenir droite. Cette manière de me déplacer agaçait maman :
– Mais qu’est-ce que t’as à te tenir comme une pute ? me demandait-elle,
furieuse.
– Je me tiens comme je veux, rétorquais-je. Où est le problème, hein ?
Et ce n’était pas un problème, juste un balancement très sensuel des hanches
que les autres filles m’enviaient. Il poussa Nicolas à vomir son cœur et à le
déposer à mes pieds.
– Je te jure qu’en dehors de huit ou neuf autres filles avant toi, je n’ai jamais
dit à personne d’autre que je l’aime. Je t’aime, m’aimes-tu ?
De son côté, mon frère Fabien serra les dents lorsque, de la lame d’un
couteau, je lui fis une vilaine balafre dans la paume de la main. Il saigna
beaucoup mais, une fois le pansement mis, il s’assit devant la télévision, regarda
de grosses bagnoles appartenant à des chanteurs-gangsters qui friment, parce
qu’autour d’eux des putes en bikini dansent.
Mais ce matin, alors que nous petit-déjeunions, mon frère s’est mis à chercher
des raisons qui expliquent que notre famille n’est pas aussi parfaite que celle de
La Petite Maison dans la prairie. La biscotte que j’avais trempée dans le chocolat
s’est affaissée sur la table. Je l’ai ramassée avec mes doigts.
– T’es dégoûtante, m’a dit Fabien en retroussant les lèvres.
– Et toi, t’es appétissant, ai-je rétorqué en fixant les gros boutons sur son
visage.
– Ne me cherche pas, a-t-il dit, menaçant.
– Si ça ne dépendait que de moi, tu ne serais pas né. De là à te chercher…
– Silence ! a grésillé la voix enfumée de maman. J’ai besoin de repos, vu ?
J’ai murmuré à l’oreille de Fabien que c’était la faute de maman si nous
avions des problèmes familiaux, qu’elle a un vice caché qui l’a empêchée de
nous transmettre des gènes qui stimulent l’épanouissement de l’être, l’envie
d’aimer la vie et d’aimer sa famille. Mais Fabien a dit que c’est grand-mère la
responsable, qu’elle avait tant méprisé maman, qu’elle l’avait tant maltraitée,
que celle-ci n’a pas eu d’autre choix que de détester la terre entière pour
survivre.
– De toute façon, ils sont tous tarés dans cette famille, ai-je dit.
– C’est pas systématique l’hérédité, a fait mon frère. Paraît que ça peut sauter
deux ou trois générations. Quand on est conscient d’où elle vient, on ne peut
qu’admirer notre mère.
– Tu serais pas amoureux de la vieille, toi ? Tu perds ta logique lorsqu’il s’agit
d’elle. Tu ferais mieux de te faire psychanalyser, mon vieux.
La famille de ma mère ne compte ni général dans sa lignée ni ministre. Il n’y a
aucun médecin de campagne dont on peut vanter l’action humanitaire, ni
d’avocat qui aurait sauvé de la prison un sans-papiers payant pourtant ses impôts
depuis trente ans. À moins de se rabattre sur papa qui vient du Mali où l’on peut
raconter qu’on est le descendant d’un roi mandingue, notre arbre généalogique
n’a rien de reluisant. De père en fils, on habite Fort-Mardyck, une petite
bourgade du nord de la France. Les femmes cultivent des bouts de terrain et
élèvent des poules ; les hommes travaillent chez Usinor, se saoulent au bar du
coin et rouspètent contre la pollution engendrée par leur gagne-pain. On y vote
communiste parce qu’on déteste les riches et on joue au Loto, au tiercé quinté
plus, parce qu’on aspire à devenir riche. Et, comme il n’y a rien à faire, on
conçoit des enfants sans affection.
– Malgré tout ce que tu dis pour la défendre, maman est coupable à mes yeux
et sur toute la ligne, ai-je insisté. Qu’est-ce qu’elle avait à choisir des nases
comme compagnons, hein ? Il y a des tas d’hommes riches, beaux et prévenants
à travers le monde qu’elle aurait pu épouser.
– Notre père était un grand avocat qui a réussi ses études de droit à une
époque où les Noirs de France étaient tous balayeurs, a protesté Fabien. Maman
a été formidable avec lui. C’est elle qui a payé ses études, tu sais ?
– De mieux en mieux, payer ses études à un mec, et quoi encore ! Un de ses
problèmes c’est qu’elle a toujours eu des hommes qui bouffaient son salaire.
C’est pas normal.
– C’est normal. Elle avait dix ans de plus que lui, et puis, elle l’aimait, ils
s’aimaient…
Les yeux de mon frère ont divagué vers le mur. Dans ces moments-là, je me
tais et on change de conversation. J’avais un an à la mort de papa et je ne peux
pas dire que je m’en souvienne. Fabien a toujours les yeux qui débordent de
larmes lorsqu’on aborde le sujet. C’était un Africain qui venait du Mali. Maman
le rencontra un soir qu’elle prenait le métro à la gare du Nord. Elle lui proposa
de l’héberger et Fabien naquit six ans plus tard. Notre père mourut d’une
hépatite un an après ma naissance. Il paraît que dans sa famille les hommes
meurent jeunes et les femmes portent le veuvage en jetant des cauris, en buvant
du thé entre copines et en faisant d’autres enfants. Il m’a peu manqué, à Fabien
beaucoup, je crois. Il se souvenait bien de lui et, parfois, il se réfugiait dans sa
chambre et sanglotait. Dans ces moments-là, je préférais disparaître et le laisser
avec ses fantômes.
Je suis entrée dans la salle de bains où se trouve déjà maman. Toute debout
devant la glace, elle contemple ses fesses, elle soupèse ses seins. Elle semble très
satisfaite de son image, ce qui m’étonne, car ses chairs qui débordent n’ont rien
d’attrayant. Je me suis brossé les dents sans lui adresser la parole, puis je suis
retournée dans la cuisine en faisant résonner mes Adidas.
– Une femme doit garder son argent pour élever ses enfants, j’ai lancé à mon
frère. À partir de là, moi je dis que maman est une irresponsable.
– Mais qu’est-ce qui te prend ce matin, Pauline ? a demandé Fabien, furieux.
Maman a été victime des circonstances atténuantes de la vie.
– Tu veux me dire qu’elle a inconsciemment abandonné nos trois frères à
l’Assistance publique ?
– Elle n’a jamais voulu abandonner personne, Pauline. C’est l’État qui a
décidé de la soulager, c’est tout.
– Tu veux me dire qu’une femme qui est capable de faire cinq enfants à cinq
hommes différents ne sait pas ce qu’elle fait ?
– À quatre hommes seulement, dit-il. Nous avons le même père, nous.
Comme nous sommes devenus trop vieux pour régler ce différend par une
belle bagarre, j’ai revêtu mon anorak et nous sommes allés consulter Jamot,
l’assistante sociale.
Nous avons traversé l’avenue Jean-Lolive juste à l’endroit où se situait le
premier salon de beauté de maman, à l’intérieur d’un atelier de confection. Je me
souviens que la cabine était si petite qu’il y avait juste un portemanteau et un
fauteuil. Ses premières clientes furent deux putes arabes qu’on retrouva noyées
dans la Seine. Maman leur avait conseillé d’être prudentes avec leur maquereau,
M. Hachim, dont l’épouse était également la propriétaire de l’atelier. Elles
avaient cru bon de le menacer : « On va te dénoncer à la police si tu persistes à
nous prendre la moitié de ce qu’on gagne ! » Maman n’eut plus qu’à assister à
leur enterrement.
Mme Jamot n’était pas d’humeur à écouter nos récriminations.
– Mais qu’est-ce que ça peut faire, qui est responsable de quoi ! s’est-elle
exclamée. L’important, c’est votre avenir, mes enfants. Mais pourquoi êtes-vous
là ? Il y a école aujourd’hui.
– Ah oui ? a demandé Fabien, moqueur.
– Cela fait trois semaines que l’école a commencé. Vous n’allez pas me dire
que vous n’y avez pas encore mis les pieds
– Qu’est-ce que ça peut vous faire du moment qu’on est inscrits jusqu’à seize
ans révolus ? a demandé Fabien. Qu’on y aille ou qu’on y aille pas, ça change
pas grand-chose. Puis, c’est la troisième fois que je fais ma quatrième, j’en ai ma
claque.
– Venez, a dit Mme Jamot. Je vous accompagne à l’école.
– C’est sans moi, a dit Fabien. J’irai l’année prochaine.
J’ai mis ma main sur ma bouche pour ne pas éclater de rire. L’assistante
sociale m’a regardée, agacée.
– Qu’est-ce qu’il y a de si drôle, Pauline ? Je peux le savoir ?
– C’est parce que vous ne comprenez rien, a dit mon frère.
– Alors, expliquez-moi.
On ne lui avait jamais parlé de certaines choses. Des choses décousues, oui.
C’était étrange de penser que nous étions sous sa responsabilité mais qu’elle
ignorait tant de choses. Elle pouvait écrire au juge pour enfants, nous faire
quitter notre maman, sans vraiment savoir ce que nous vivions. J’étais certaine
que si quelqu’un savait tout sur nous, de l’époque où nous étions tout petits
jusqu’à aujourd’hui, alors peut-être nous pourrions expliquer. Mais expliquer
quoi ? Ça n’avait plus vraiment de sens. J’allais avoir quatorze ans. Ce n’est plus
l’âge où l’on se raconte des histoires.
– Il n’y a rien à dire, madame, a fait mon frère.
– Allez ouste, a-t-elle dit en ramassant son sac. Tout le monde à l’école.
– Attendez…, ai-je balbutié. J’ai des maux d’estomac. Je ne suis pas en état de
suivre des cours.
– Est-ce que tu sais qu’il y a un âge pour croire à ses mensonges, Pauline ? Tu
l’as dépassé depuis belle lurette.
– Il n’y a pas de mensonges, madame. Il n’y a que des arrangements avec la
vie.
– Fin de la partie, a-t-elle dit. Maintenant, à l’école.
Mon frère nous a faussé compagnie dès la sortie du bureau et j’ai attendu
Mme Jamot parce que j’avais pitié d’elle. Qu’est-ce qu’elle avait à vouloir
toujours réparer les autres ? J’ai regardé les poils décolorés autour de ses lèvres
roses et ses cheveux blonds aux racines noires. J’ai essayé d’imaginer les bras
d’un homme autour de son maigre corps, mais je n’y suis pas arrivée. Pour
s’occuper des autres, il faut sans doute ne pas avoir une vie personnelle.
Je l’ai suivie, non sans appréhension. Cela faisait si longtemps que je n’avais
pas mis les pieds dans un établissement scolaire. J’ai tenté de lui faire
comprendre que cette école était sinistre, mais elle m’a assuré que plus on
avance dans la connaissance, plus on aime la connaissance, qu’elle aussi
détestait l’école, mais qu’à partir du lycée, le programme change, les études
deviennent passionnantes. Elle m’a parlé des dissertations historiques, des
dissertations philosophiques, des dissertations littéraires.
– Tu verras, Pauline. Tu ne t’ennuieras pas.
J’ai compté mentalement le nombre d’années qu’il me restait avant la
seconde. J’ai pensé que je n’aurais pas la patience d’attendre quatre ans. J’ai du
mal à croire que ces années de collège, durant lesquelles je suis obligée
d’ingurgiter tout et n’importe quoi, pourraient déboucher sur quelque chose de
bon pour moi et m’apporter la liberté, le bien-être et la passion nécessaires à
mon épanouissement.
2
Quand je suis venue au monde, à Paris, la porte de Pantin était déjà ce qu’elle
est encore aujourd’hui, un endroit où les ambitions, comme les illuminations de
Noël, tiennent dans une main. Par temps de pluie, ses rues semblent endormies.
Son église en briques est si délabrée qu’elle penche vers la place du Marché et le
marché lui-même est silencieux : des colonies de chats s’y déplacent sans
émettre le moindre bruit ; des hommes y font des messes basses et seuls les
mouvements de leurs bouches donnent à penser qu’ils bavardent. Il y fait le
même temps qu’à Paris, et curieusement, on ne s’y presse pas pour fuir les vents
froids. Ses habitants relèvent leur col, c’est tout. Il y a bien sûr trois magasins
spécialisés dans l’habillement, mais à force de voir les mêmes vêtements portés
par les mêmes mannequins efflanqués, on n’y traîne pas pour faire du lèche-
vitrines. Les étés y sont chauds, mais on ne transpire pas vraiment. Des fleurs
poussent le long de la chaussée sans réussir à sortir les gens de la nostalgie, car à
Pantin, les vrais héros n’existent pas. Les people dont on utilise les gueules pour
nous faire acheter des choses dont on n’a pas besoin y sont plus crédibles que les
politiques, parce qu’on se désintéresse de leurs plans banlieues et autres
décisions qu’ils prennent sans nous consulter pour se faire élire. Pas de héros
sans espoir ou l’inverse, je n’en sais rien. Pourtant, le prix de l’immobilier ne
cesse d’y grimper et on murmure dans les cafés qu’un jour, nous deviendrons le
vingt et unième arrondissement de Paris. Cette idée nous laisse perplexes.
Je cheminais à côté de mon assistante sociale, j’en étais fière, c’était une
fraction de la République rien que pour moi, quelqu’un payé juste pour
s’occuper de moi, c’était aussi jouissif que de posséder un jet personnel ou de
gifler une bourgeoise habillée en Chanel.
C’est alors qu’on a vu venir en sens inverse ma mère, avec ses bourrelets
jusqu’au menton, ses cheveux blonds qu’elle a rejetés dans son dos, et dans le
soleil levant sa peau paraissait translucide. J’ai senti un vent glacial souffler dans
notre direction tandis qu’elle s’approchait. Heureusement, l’odeur de la spéciale
dinde que dégageait le restaurant À la perle noire chicken-chikka, en a détourné
les effets négatifs.
– Bonjour, madame Moundimbé, s’est hasardée l’assistante sociale en
esquissant un sourire.
– Bonjour ? a demandé maman en s’arrêtant pile devant Mme Jamot.
Comment voulez-vous que j’aie des bonnes journées quand vous vous immiscez
dans ma vie et m’empêchez d’éduquer correctement mes enfants ?
– Mais…
– Oh, fermez-la ! Je me tue à longueur de journée pour les nourrir, les habiller,
les loger et, malgré ça, vous leur mettez des idées pourries dans la tête. Vous me
faites convoquer par le juge pour enfants pour consigner juridiquement que je
suis une mauvaise mère.
– Mais…
– Mais quoi ? Vous faites votre métier, hein, pouffiasse, c’est ce que vous
voulez dire ? Que voulez-vous démontrer aujourd’hui ? Que je suis incapable
d’amener ma propre fille à l’école ? Salope, va ! Je vous le dis, moi : si mes
enfants ratent leur vie, c’est de votre faute.
– Viens, Pauline, m’a dit l’assistante sociale. Tu vas être drôlement en retard.
– Elle n’est pas méchante, ai-je dit en la suivant.
– Je sais.
– Elle a eu trop de tracasseries dans la vie. N’importe qui aurait pété les
plombs à sa place. C’est pas facile les familles recomposées, vous comprenez ?
J’ai toujours défendu ma mère auprès des étrangers. Je n’autorise personne à
la critiquer. Il m’appartient à moi, et à moi seule, de faire des réflexions sur sa
conduite. Mme Jamot sait que pour gagner ma confiance, donc justifier son pain,
il ne faut pas qu’elle dise un mot de trop sur maman. Nous avons cheminé en
silence et Pantin portait son visage mou des jours ordinaires. Arrivées à la
hauteur de l’école, nous avons ralenti et elle m’a expliqué longuement qu’à
cause de notre comportement délictueux, elle avait rencontré beaucoup de
difficultés pour nous faire accepter par le collège du quartier, que pendant les
cours je devais me taire pour ne pas perturber la classe, ni commettre des actes
qui pourraient conduire le principal à me renvoyer.
– Ma mère…
– Laisse ta mère là où elle est, Pauline, et pense à toi. Ce n’est ni en
t’opposant à elle ni en voulant la défendre que tu t’en sortiras… Et si t’as le
moindre problème, passe me voir.



Dès que je suis entrée dans ma classe, des cris de joie m’ont accueillie. La
prof de français m’a regardée avec appréhension, puis elle m’a suivie des yeux
jusqu’à ce que je m’asseye.
Mademoiselle Mathilde a vingt-huit ans, de beaux cheveux roux et les joues
aussi roses que ses ongles. Ce jour-là, elle portait des chaussures noires à talons
hauts et une robe en jersey qui moulait ses fesses. Elle a l’air et l’odeur d’une
orchidée blanche, mais des yeux de tiers-mondiste. Elle croit que les femmes
devraient être présidentes de la République sans se poser la question de savoir
pourquoi c’est un homme et non une femme qui a découvert la pénicilline, ou
pourquoi c’est un homme et non une femme qui le premier a marché sur la Lune.
Elle habite Pantin porte de Paris au-dessus de la pharmacie, un deux-pièces
qu’elle loue à Mme Maris. Tout se sait à Pantin, surtout quand un étranger s’y
installe, qui plus est une rousse qui fait tourner la tête aux mâles du quartier.
Fabien, après l’avoir vue pour la première fois, a fantasmé sur elle des nuits
entières, puis, comme les grands rêves tout autant que les énormes chagrins
s’oublient vite, il l’a oubliée.
Mademoiselle Mathilde était en train de demander si nous avions apporté les
Contes de Perrault et si nous les avions lus. Tout le monde savait de quoi il
retournait, car la plupart des élèves redoublaient.
Elle m’a désignée pour lire à haute voix, sans doute parce que j’avais l’air
bien élevée. Il y avait des mots compliqués que je tentais de déchiffrer, mais ma
langue trébuchait. Un mince sillon s’est creusé entre ses sourcils. Elle m’a
interrompue et m’a considérée avec une réelle animosité.
– Pauline, il me semble qu’on n’est pas au CP, je me trompe ? Comment as-tu
fait pour te retrouver en sixième sans maîtriser la lecture ?
– C’est grâce au système, madame. Tout le monde peut aller jusqu’en
troisième sans en foutre une ramée.
– Ah oui ? Pas dans mes cours. Il n’est pas question que j’accepte dans ma
classe une élève qui ne sait pas lire. Je veux rencontrer tes parents.
– Mon père est mort.
– Et ta mère ? Que fait-elle ? Elle pourrait tout de même t’apprendre à lire !
– Elle ? Elle ne m’a jamais rien enseigné, mademoiselle. Elle n’a pas le temps.
Le soir, elle est si fatiguée qu’elle a juste la force d’avaler un Findus devant la
télévision.
– Dans ce cas, je te mettrai en contact avec l’association « Lecture pour
tous ». Ils t’aideront.
– Mais il n’y a pas de honte à ne pas savoir lire, mademoiselle, ai-je dit,
humiliée. On n’a pas besoin de savoir cultiver le shit pour fumer du hasch.
– Mais tu es en échec scolaire, Pauline, a dit la prof, outrée.
– L’échec n’est pas mortel… Et c’est peut-être même pas une maladie, alors !
La classe s’est esclaffée et certains ont battu des pieds pour acclamer mon bon
sens. Mademoiselle Mathilde était si stupéfaite qu’elle n’a pas ouvert la bouche.
On se serait mis à chanter « Allons au pénis pénis au pénitencier pour voir le cul
le cul le curé du village », si la silhouette de Mme Moineau ne s’était encadrée
dans la porte. Elle est CPE dans ce collège depuis des lustres et connaît chacun
par son prénom. Elle a mis ses mains sur ses énormes hanches et a calmé le
tintamarre.
– Mais qu’est-ce que c’est ce bordel ? Si j’entends encore le moindre bruit,
toute la classe sera collée. Mademoiselle, ayez un peu plus d’autorité sur vos
élèves !
Heureusement que mademoiselle Mathilde n’a pas eu à vérifier plus avant
combien d’entre nous savaient lire. La sonnerie de la fin des cours a retenti. Elle
nous a regardés sortir en nous bousculant, a rangé ses livres dans un cartable,
puis s’est laissée tomber sur sa chaise. Des larmes ont roulé sur ses joues. Si elle
avait été plus gentille avec moi, je lui aurais expliqué que, confrontés aux
contingences quotidiennes, la plupart d’entre nous étaient allergiques à la
littérature. Mais tant pis ! Elle a l’année scolaire pour s’en rendre compte.
Lou, une fille de la classe, est revenue sur ses pas. Rien qu’à son visage, on
voit qu’elle vit dans une maison bien rangée, qu’elle joue à portée de voix de sa
mère et qu’elle en a assez d’une telle privation de liberté. Ses jeans sont toujours
repassés et ses ongles manucurés. Sa mère est peut-être convaincue que sa fille
travaillera vêtue d’un tailleur rose dans un bureau de poste. Elle veut en une
génération d’immigrés faire concurrence aux vieilles familles françaises qui
éduquent leurs filles depuis des siècles à être des superbes putes pour mâles de la
haute finance. Lou a trois ans de moins que moi, mais elle a déjà lu tant de livres
qu’elle fait tout de travers. Elle parle comme une bibliothèque et un jour elle a
déconcerté les élèves en arrivant en classe vêtue d’une djellaba et enrubannée
comme un khalife. Elle a expliqué que les Arabes sont les meilleurs
mathématiciens et les plus grands physiciens du monde, qu’en s’habillant
comme eux toutes leurs connaissances s’accumuleront dans son crâne. Je lui ai
rétorqué que si c’était vrai, les Arabes seraient les plus forts du monde, qu’ils
auraient décrété les droits universels de l’homme arabe et auraient colonisé les
autres peuples. Elle m’a répondu qu’ils avaient découvert plus de choses que les
Blancs, qu’ils avaient inventé le chiffre zéro, l’algèbre, l’astronomie et écrit les
Mille et Une Nuits. « Que serait devenu le monde sans eux, Pauline ? Dans quel
état vivrions-nous ? » Puis, elle a ajouté : « Il faut se débarrasser de ses préjugés
pour avancer dans la vie. »
Lou a posé une main sur l’épaule de mademoiselle Mathilde.
– Ne vous inquiétez pas, mademoiselle… Ils jouent aux durs mais ils ne sont
pas bien méchants. Et puis je suis là… J’aime bien la littérature, moi.
Quelle lèche-cul, ai-je pensé tandis que des couleurs revenaient sur le visage
de mademoiselle Mathilde. Elle lui a souri :
– T’es quelqu’un de bien, Lou. Merci.



Pendant la récréation, les élèves se sont rassemblés autour de moi. Ils étaient
interloqués de me voir à l’école après une si longue absence, d’autant que je
n’avais fourni aucun justicatif ou certificat médical.
– C’est parce que t’as peur qu’on mette ta mère en prison ? m’a demandé
Mina, une négresse aussi noire que l’on peut l’être, avec des reflets cuivrés et un
nez d’Indienne, tout droit. Il paraît que c’est ce que fait le gouvernement dans le
cas où les parents ne veillent pas à la scolarité de leurs enfants.
– C’est des conneries, ai-je dit. On a été convoqués plusieurs fois chez le juge.
Il nous a menacés et il s’en est tenu là.
– Pourquoi ?
– Quelle question stupide ! a dit Michel Karsfeld. Pauline est une Moundimbé.
À Pantin, on vit comme dans un village. On s’espionne réciproquement
derrière les fenêtres, si bien qu’on ne s’étonne jamais des comportements des
uns et des autres. On a des idées arrêtées et des affirmations définitives sur
chaque famille. On sait que les Renaud fourguent du haschich mais qu’ils ne
sont pas assez cons pour en consommer ; qu’il faut surveiller son sac lorsqu’un
Moussa approche ; on n’accepte jamais de faire crédit aux Pernot, cette bande de
poivrots dont le père boit le salaire avant qu’il ne tombe ; que si Mohamed est
homosexuel, c’est parce qu’un de ses oncles l’a été avant lui, qu’ils ont la
dépravation dans leurs gènes. Quant à ma famille, on affirme qu’on est des
psychopathes et qu’un de ces jours on va assassiner Dieu seul sait qui. Mais au
fil du temps, j’ai refusé cette théorie, préférant adopter celle de Mme Jamot. Elle
ne croit pas à l’hérédité et prétend qu'on trouve de bons grains même dans un sac
de maïs pourri.
– C’est parce que le juge n’a plus envie d’envoyer des gens en prison, ai-je
dit. Il paraît que les magistrats deviennent fous, à force. Les fantômes des
prisonniers viennent les hanter. Ils ne peuvent plus dormir sans faire de
cauchemars. Tu vois le tableau ?
– T’es sûre que c’est pas parce qu’il a peur de ta famille, Pauline ? a insisté
Mina.
Je sais que Mina est une fille enceinte, mais respectable, qui ne veut aucun
problème avec personne. Tout ce qu’elle cherche au monde, c’est à trouver des
terrains d’entente parfaite. Elle ne parle que des belles choses comme l’amour.
« Ah, l’amour, le grand amour, qu’est-ce que ça peut faire mal ! » a-t-elle
coutume de s’écrier. Mais là, j’ai peur que sa réflexion ne me rende vulnérable,
alors j’ai dit :
– Répète ce que tu viens de dire et je te fais sortir ton bébé par le nez. Nous ne
sommes pas des sauvages, vu ?
– Ne te fâche pas, Pauline, a dit précipitamment Michel Karsfeld. Mina est
une gentille fille. Elle croit tout simplement que, dans certains cas, les juges
pensent qu’il vaut mieux faire une entorse à la loi. Dans le cas de ma famille, on
nous a supprimé les allocs. J’ai été bien obligé de revenir à l’école.
– Ma mère ne se laisserait pas faire, ai-je dit.
– Tu vois que j’avais raison.
– Et qu’est-ce qu’on fait de ses journées quand on ne va pas en classe ? a
demandé Lou. Parce que moi, tu vois, j’aurais peur de m’ennuyer, si je n’étais
pas en classe.
– Des tas des choses, ai-je répondu, mystérieuse.
– Quoi par exemple ?
– Rien qui puisse intéresser une lèche-bottes comme toi, ai-je fait, les poings
serrés.
J’ai marché sur elle pour la chasser, la frapper, lui tirer les cheveux, mais
Karsfeld a attrapé ma main.
– Gaspille pas ton énergie avec cette mauviette. Viens, on va se griller une
clope.



Nous sommes allés dans le jardin qui jouxte l’école. Il semble si calme que
tout étranger qui traverse ses allées bordées de plantes croit que les événements
qui détraquent le monde se sont arrêtés à la porte de Pantin. Des oiseaux nichent
dans les arbres et attendent un signal invisible pour chanter en chœur. Des
feuilles frémissent sous la brise. Des enfants habillés de délicates couleurs pastel
jouent dans des bacs à sable sous les regards attentifs de leurs mamans. Je n’ai
jamais compris pourquoi les femmes de Pantin se tartinent de fond de teint mais
ne se rougissent pas les lèvres. Tout au plus portent-elles un brillant et un vernis
naturel sur les ongles. Elles sont sagement assises sur des bancs et leurs visages
éclairés d’un sourire donnent à croire qu’elles ont trouvé le bonheur.
Nous sommes passés entre les frondaisons sans faire de bruit et nous nous
sommes dirigés vers notre refuge au fond du jardin. D’autres collégiens se
roulaient déjà des joints et s’il vous prend de demander à ces gosses : « Que
comptez-vous faire l’année prochaine ? » ils vous répondent : « Arrêter de
fumer. » Fabien et Nicolas étaient assis au pied d’un arbre, laissant une douce
torpeur les envahir.
Mon fiancé Nicolas n’est pas tout à fait comme les autres Noirs, mais
s’acharne à le devenir. Il a grandi trop vite et à dix-sept ans, il se demande
toujours à quoi servent les racines carrées. Il a la taille d’un joueur de basket-ball
et porte hiver comme été un jean large aux bas enflés. Il est si mal dégrossi qu’il
répond aux petites annonces du style : « Devenez milliardaire grâce à l’amulette
porte your life » ou : « Attirez la chance grâce à la potion magique du Dr
Mamadou. » Il croit que la compagnie de mon frère le débarrassera de ce qu’il
nomme « la vulnérabilité de l’homme noir ». Il dit à qui veut l’entendre qu’un
Noir doit être dur, inflexible, ruser et damer le pion à tout le monde pour voir un
peu clair dans sa vie. Il voue une telle admiration à mon frère que cet été il m’a
demandé de l’épouser rien que pour s’en rapprocher. Il s’était agenouillé devant
moi et s’était exprimé en ces termes :
– Veux-tu devenir ma femme, Pauline, supporter mes infidélités et mes sautes
d’humeur comme une digne épouse, jusqu’à ce que la mort nous sépare ?
– Je t’aime, je t’aime, Nicolas, avais-je entendu quelqu’un crier, mais c’était
moi.
Il m’avait embrassée sur la joue, puis dit d’un ton débonnaire :
– Je suppose que ta réponse, c’est oui.
– Absolument.
Depuis, il est habilité à me négliger, à m’insulter ou à me coincer dans des
postures impossibles sur des canapés, des banquettes de Macdo, dans tous ces
endroits tachés de bouffe et de sperme, jusqu’au jour où il m’a coincée dans sa
chambre, coincée pour de bon.
– Pourquoi continuer d’attendre le mariage, m’a-t-il dit. C’est sûr qu’on va se
marier, pas vrai ?
J’ai essayé tous les stratagèmes pour qu’il me dise à nouveau « je t’aime ».
Sans succès. Je m’en suis ouverte à Fabien qui m’a confié que les sentiments
d’un homme sont quelque part bloqués dans ses glandes sudoripares ou sur un
pétale de ses iris. C’est pour cela qu’il lui est plus facile de gifler une nana que
de lui dire je t’aime, plus facile de la violer que de lui dire je t’aime, plus facile
d’aller lui cueillir des étoiles que de lui dire je t’aime. Que la seule chose
importante pour une femme, c’est qu’après le travail son mari lui claque les
fesses en demandant : « Qu’est-ce qu’on mange ce soir, bébé ? »
J’ai remercié Fabien de m’avoir donné quelques éclaircissements sur
l’expression sentimentale d’un homme et j’ai abandonné l’idée de passer des
moments tendres avec Nicolas. De toute manière, il préfère mon frère. Tous deux
s’imaginent qu’après avoir dépouillé les jeunes de leurs portables, arraché leurs
sacs à des mamies, chipé les portefeuilles de quelques hommes d’affaires, ils
vont se dorer le cul au soleil en passant à travers les mailles du système.
« Bosser jusqu’à soixante ans pour des couillons qui vous expédient à la retraite
pour que vous mouriez sans gêner personne, jamais ! » ont-ils coutume de dire.
Ils gaspillent leurs journées à faire des projets pour gagner beaucoup d’argent. Ils
leur arrive quelquefois de demander mon aide. Mais je me tiens à l’écart de leurs
plans les plus tordus, je ne veux pas finir à Fleury-Mérogis.



Nicolas et Fabien sont assis au pied d’un arbre. On voit à leur mine qu’ils ne
sont pas tout antennes, tout yeux, tout oreilles tant ils ont fumé de chanvre. Mon
fiancé m’a jeté un regard, puis l’a détourné, ce qui signifie qu’il est satisfait de
mon look : mon jean ne moule pas trop mes fesses et mon décolleté ne laisse pas
entrevoir mes seins. Il s’est levé avec une canette de Coca dans sa main, l’a
écrasée petit à petit. J’ai pensé qu’il faisait très mâle ainsi et j’ai eu un frisson
dans le dos.
Il m’a embrassée sur le front parce que c’est un endroit trop public pour
m’embrasser sur la bouche. Puis il m’a demandé :
– Ça va baby ? afin que d’éventuels passants pensent qu’il est américain.
Alors, tu vas maintenant à l’école ? a-t-il ajouté en riant.
– Oui, oui !
– T’es vraiment positive, toi… Tu serais capable d’investir en Palestine ! T’es
tellement optimiste que tu mérites une ovulation… Ouais… ouais…
Franchement.
Avec mon frère, ils se sont tchéqué les mains en éclatant de rire et s’il est une
chose qui fiche en l’air la sensualité, c’est bien un gloussement. Après tout,
certaines choses sont sacrées, sinon on ne leur aurait pas donné des noms aussi
sophistiqués.
– Qu’est-ce qui vous fait marrer ainsi ? leur ai-je demandé d’un air innocent.
– Rien… vraiment…, a dit mon frère en gloussant de plus belle.
C’est à ce moment-là que j’ai compris que Fabien et moi nous nous éloignions
définitivement l’un de l’autre.
– Tu peux me dire ce qui les amuse ? ai-je demandé à Michel.
– J’en sais rien, moi ! C’est des histoires de mecs, ma Pauline. Cherche pas à
comprendre.
– Mais pourquoi il a parlé d’ovulation ?
– Peut-être qu’il voulait dire « ovation » ? Tu sais comme moi que ton
amoureux n’est pas très en avance question vocabulaire.
Je suis demeurée perplexe car j’ignorais qu’un jour j’aurais à méditer sur le
mot ovulation dans un jardin, entre les cris des gosses, les gazouillis des oiseaux
et les crottes de chiens. J’y aurais réfléchi un jour, certes, mais après le mariage
et dans un lit avec baldaquin et tendu de soie.
Finalement, ce vocable a fait son chemin dans mon esprit et une espèce de
somnolence a commencé à s’infiltrer en moi. Je cambre mes reins, entortille mes
cheveux autour de mes doigts. Je suis du regard un homme sur le trottoir d’en
face. Il s’arrête, fouille ses poches, les yeux écarquillés. Ah, ça y est, il a
retrouvé ses clefs. Béni soit le ciel ! Il ne dormira pas sur son paillasson, ouf ! Il
inspire un bol d’air frais, allume une clope tout en marchant. Il tamponne une
négresse. Sa cigarette voltige, puis s’écrase sur des feuilles mortes. « Je
m’excuse, monsieur », dit la femme, et rien qu’à son accent on devine qu’elle
travaille pour des vieux Blancs qui s’émerveillent souvent de ses tresses –
« comment faites-vous ça ? C’est magnifique ! » – et se moquent de son français.
– On se la grille cette clope, oui ou non ? a demandé Michel. Faudra bientôt
retourner en classe.
– Tu sais ce que je ne comprends pas ? C’est pourquoi les hommes sont
excités par de jolies choses et qu’ils en font de pas belles du tout, si tu vois de
quoi je veux parler.
– Parce que la méchanceté les empêche d’espérer, l’espoir mine. Le désespoir
est tellement plus facile. Alors cette clope… ça vient ?
Il m’a fait signe de lui en filer une, j’ai haussé les épaules. Je ne voulais pas
me montrer contrariante devant mon fiancé. En présence de Nicolas, je deviens
tout autre, j’adopte des manières de fille de bonne famille, distante, patiente,
pleine de bons sentiments. Je lui laisse croire que j’ai un certain retard culturel,
que je crois aux anges gardiens, que je suis convaincue que Dieu s’occupe avec
passion et compassion de chaque minuscule vie terrestre, ce qui est une
impossibilité statistique. Je veux paraître de la bonne terre à ses yeux. Aucun
fleuriste ne vend la rose avec la racine boueuse, n’est-ce pas ?
– Alors ? a souligné Michel.
– Chut ! ai-je dit en lui désignant Nicolas d’un mouvement de tête.
– Ah, les meufs, vous ne cesserez jamais de me surprendre.
– Qu’est-ce qu’elles ont fait les femmes ? a demandé Lou en apparaissant
traîtreusement dans mon dos.
S’il est une chose au monde qui a un pouvoir destructeur potentiellement
supérieur au vice, c’est bien la vertu. Cette fille en est l’incarnation. Je me suis
mise à flipper pour finalement avoir froid à cause du vent qui commençait à
souffler. Michel a murmuré quelque chose à son oreille. Elle m’a regardée,
ahurie.
– Un homme ne mérite pas qu’on sacrifie ses idéaux pour lui ! s’est-elle
exclamée. Ils ne valent pas un Tampax usagé.
– Comment peux-tu parler des hommes, toi ? lui ai-je demandé. T’en as
jamais vu un de près.
– Ma mère m’a tout expliqué.
– Ta daronne ? Elle ne sait rien faire ta mère en dehors de racler la saleté avec
le couteau à fromage.
– Je t’interdis d’utiliser certains vocables lorsque tu parles de ma mère,
sinon…
– Sinon quoi ? est intervenu Nicolas, volant à mon secours.
Il a poussé Lou si violemment qu’elle est tombée.
– Arrête Nicolas, ai-je dit. Tu ne vas pas te salir les mains avec Lou qui ne dit
que des bêtises. C’est la reine des conneries.
– C’est pas des conneries, Pauline, a souligné Lou. Maman m’a expliqué qu’il
y avait trois actes dans les relations entre les hommes et les femmes. D’abord, un
homme vous déclare qu’il vous aime, parce qu’il veut que vous acceptiez d'avoir
des rapports sexuels avec lui. Dès que vous y consentez, il dit qu'il couche avec
vous, parce qu'il veut vous aider à supporter le lourd fardeau de la vie. Enfin, il
vous baise parce qu’il a pitié de vous, tu piges ?
Nicolas était tellement furieux qu’il l’a attrapée par les cheveux et l’a tirée si
violemment qu’elle est tombée.
– T’approche plus de ma fiancée, t’entends ? Salope !
Puis il l’a relâchée avec la même violence. Lou est restée hagarde comme
quelqu’un qui a trop bu. Je l’ai aidée à se relever, à enlever les feuilles mortes
sur ses vêtements. Ses yeux se sont embués de larmes.
– Pourquoi personne ne m’aime, Pauline ? a-t-elle gémi. Ils ne font que
m’enquiquiner, pourquoi ?
Que c’est joli ça, « enquiquiner », ai-je pensé. C’est vraiment chou comme
tout. « Enquiquiner ». Il faudrait que j’utilise ce mot. « Faire chier » est vulgaire,
grossier, ça fait langage de rue, mais « enquiquiner » est imagé, distingué,
élégant, on se croirait dans un téléfilm en costumes.
– Pourquoi personne ne m’aime, Pauline ? a-t-elle répété.
– Parce qu’on te respecte, dis-je. On ne peut pas aimer ce qu’on respecte.
C’est le cas de Dieu.
– T’en es sûre, Pauline ? Il y a peut-être bien autre chose.
Je n’ai pas envie de lui expliquer qu’il y a en banlieue une manière de se
comporter et de parler qui donne son sens à la couleur de sa peau, à sa condition
sociale, en deux comme en dix, je ne veux pas lui fournir les codes nécessaires
pour qu’elle soit intégrée et considérée comme une des nôtres : une vraie Noire.
3
Les élèves dorment, leurs têtes posées sur les tables. Ceux qui sont éveillés
bavardent ou expédient des rires qui crépitent entre les mots de notre professeur
de mathématiques. Mais M. Denisot en a vu d’autres. Il a toujours les cheveux
en bataille et des vestes chiffonnées qui lui donnent le courage de persévérer. Il
enseigne dans notre collège depuis de longues années et, face aux élèves qui ne
veulent pas étudier, il a fini par trouver dix synonymes au mot « fatalité ». Et
comme l’humanité doit aller de l’avant, il continue d’enseigner, d’expliquer les
fractions, les nombres entiers et autres périmètres qui n’intéressent que lui.
Une fine pluie s’est mise à bateler le sol. Je regarde par la fenêtre cette pluie
dont les gouttelettes glissent sur la vitre. Mes lèvres sont desséchées, elles
tiraillent tant que j’ai des morceaux de peau qui s’en détachent. J’aimerais bien
sautiller sous la pluie, laisser l’eau dégouliner le long de mon corps, m’imbiber
jusqu’à ce que tout devienne liquide et doux. J’ai sorti de mes poches des
factures froissées de Macdo, des Kleenex usagés, des morceaux de chewing-gum
ratatinés et quelques bâtons de rouge à lèvres sans capuchon que j’ai déposés sur
mon pupitre. Je choisis un Labello, puis à tâtons je me repeins les lèvres.
– C’est un véritable scandale, hurle M. Denisot.
Il a crié si fort que les élèves endormis se sont réveillés en sursaut : « Qui a
baisé qui, mon gars ? En pleine classe ? » Des types se lèvent et commencent à
regarder dans les recoins pour dénicher le couple scandaleux qui dérespecte un
lieu public.
– Pauline, hurle M. Denisot, nous ne sommes pas dans un salon de beauté. Si
vous voulez vous maquiller, vous n’avez qu’à sortir.
– Mes lèvres sont desséchées, alors…
– Votre comportement empêche ceux qui ont envie de travailler de le faire
dans la sérénité. Dehors.
– Moi ? Pourquoi moi ? J’ai pas dit un seul mot depuis que nous sommes
entrés. Alors que les autres n’arrêtent pas de foutre le bordel. Vous ne m’aimez
pas, n’est-ce pas ?
– Mes sentiments personnels n’ont rien à voir ici. Tout le monde bavarde,
certes, mais personne ne s’est permis jusqu’à présent de se maquiller en plein
cours.
– C’est quoi ce délire ?
– Ce délire signifie, très chère mademoiselle, que je dois traiter tous mes
élèves de la même façon.
– Et si vous aviez tort monsieur ? a demandé Lou. Et si notre système était
injustement juste ?
– Que voulez-vous dire, Lou ?
– Je veux dire que vous êtes injuste, car vous venez de nous faire perdre un
temps précieux en essayant de ramener Pauline à l’ordre alors qu’elle est
allergique au système. Vous feriez mieux de continuer d’enseigner à ceux qui
sont là pour apprendre.
– Mais c’est mon devoir de m’adresser à tous.
– Je sais, monsieur… Mais dans certains cas, il convient de faire une entorse
au devoir. C’est ma mère qui me l’a dit. Elle affirme que les hommes ne naissent
pas égaux. Que certains sont plus intelligents que d’autres. Que certains naissent
avec de la chance, d’autres pas. Que certains sont riches et d’autres pauvres. Que
certains sont doués de leurs mains et d’autres de véritables manchots, etc. La
vraie égalité signifierait qu’on respecte les inégalités de la nature.
La classe a ovationné. Moi aussi, j’ai applaudi, même si je n’ai rien compris à
son discours. Ces mots qu’elle a prononcés ont sonné agréablement à mes
oreilles, c’est tout. Je me suis dit que cette gonzesse est comme Sarkozy, qu’elle
ferait une bonne politique, qu’on est heureux de l’écouter même lorsqu’elle
débite des bêtises.
Les épaules de M. Denisot ont ondulé. Il a ôté ses lunettes, les a essuyées avec
un pan de sa veste avant de les rechausser. Lou a réussi à l’atteindre durement,
mais j’ignore où. Il s’est assis, la tête baissée, et je n’ai pas pu voir ses yeux
bleus très pâles. Je l’ai fixé entre les sourcils, là où les femmes hindoues ont une
tache. Il a ouvert son livre de mathématiques et d’une voix très basse nous a
demandé de faire les exercices de la page 43 pour le lendemain.
On n’a pas pas eu le temps de protester, des sirènes de police ont retenti, on
s’est tous levés et on a vu Fabien et Nicolas emmenés par les flics, menottes aux
poignets.



La rue miroitait comme un ruban d’huile. Il pleuvait. Je me suis dirigée vers le
commissariat, j’aurais pu m’y rendre les yeux fermés tant j’ai l’habitude d’y
aller faire des dépositions bidon et des faux témoignages pour sauver mon frère.
Les policiers écoutent souvent mes mensonges sans protester, car ils sont
conscients qu’il faut rechercher la vérité, mais qu’elle est une lame à double
tranchant, donc pas forcément bonne à trouver. Des femmes ramenaient leurs
petits à la maison pour le déjeuner ; des camions de livraison stationnaient où
bon leur semblait ; des bus chargeaient et déchargeaient leur flot de passagers.
Des adolescents au baggy presque aux chevilles s’interpellaient. Au feu rouge,
des piétons traversaient l’avenue, j’ai fait comme eux et j’ai buté sur Mina au
milieu de la chaussée.
– Je te croyais en classe ? ai-je dit en pouffant.
– Je suis fatiguée. J’ai besoin de repos. Et toi, où vas-tu ?
– Sauver mes hommes de la prison.
L’espace d’un cillement, j’ai vu dans ses yeux une lumière équivoque. Elle
m’a accompagnée, parce que avoir dans sa vie un gangster est aussi prestigieux
que d’entrer au Rotary Club. Mina n’a jamais eu cette chance. Elle n’a rencontré
au cours de son existence que des futurs domestiques qui économiseront toute
leur vie pour se payer un pavillon dont on les expropriera avant qu’ils aient
liquidé leur crédit. Elle voulait profiter de cette opportunité pour vivre par
procuration une aventure aussi dangereuse et fascinante que celle de la fille de la
série américaine qui côtoie l’infâme serial killer.
Le commissariat se trouve rue du 8-Mai-1945. Je trouve absurde que l’on
donne des dates comme noms de rues. Quelquefois, je m’imagine m’appeler
27 novembre 1994, jour de ma naissance. C'est ridicule, vraiment !
C’est une bâtisse rectangulaire flanquée d’une porte en verre qui vous donne
illico la migraine. Des flics assis derrière leur comptoir notent le désarroi des
gens. Ceux assis sur un long banc vert attendent leur tour pour déposer leur
plainte ou tout simplement pour répondre aux convocations.
– Tu n’entres pas ? m’a demandé Mina en me voyant hésiter.
– J’en ai assez, ai-je dit soudain découragée, sans bien comprendre pourquoi.
Je suis restée sur le trottoir malgré la pluie. Des voitures de police passaient ;
d’autres arrivaient en pétaradant. Des flics en descendaient en tirant des
malfaiteurs à leur suite. Mina a posé ses mains sur mes épaules.
– De toute façon, ils vont s’en sortir, ai-je dit. Les flics ne peuvent rien jusqu’à
leurs dix-huit ans révolus. C’est la loi. Et toi ?
– Moi quoi ?
– Tu penses cacher longtemps à tes parents que t’es enceinte ?
– Que veux-tu qu’ils fassent ? Certaine que ma maman le sait depuis toujours,
elle l’a toujours su.
– Et une bonne musulmane comme elle ne t’a pas encore fichue à la porte ?
T’es sûre que tu ne te trompes pas, et si elle ignorait tout ?
– Certaine qu’elle sait. Elle m’a dit l’autre jour alors que je l’aidais à faire le
ménage : « Va te reposer, ma fille. Tu auras besoin de toutes tes forces. »
– C’est tout ?
– Une autre fois, alors que nous étions à table et que la vue de la sauce
ngombo me donnait envie de vomir, elle m’a dit : « T’inquiète pas, c’est normal
d’avoir des nausées dans certaines circonstances. Va te reposer. » De toute
manière si ça tourne vinaigre, j’irai vivre dans un foyer pour jeunes mamans.
– T’aurais pu te faire avorter. Moi, j’aurais pas envie de m’encombrer avec un
enfant.
– Je ne m’encombre pas, Pauline, je me construis. Il faut bien faire quelque
chose de sa vie. Un enfant, c’est la vie.
– Tu n’as pas fait exprès de tomber enceinte tout de même ?
– Personne ne fait exprès, ça vient ou ça vient pas, c’est tout.
– Qu’en dit Jacob ? T’as demandé son avis avant de te laisser cloquer ?
– Il m’a dit qu’il n’est pas prêt, mais qu’on verra plus tard. Puis je m’en fous,
il y a des assistantes sociales pour se soucier à notre place, parce qu’elles savent
que ces enfants vont payer leur retraite.
Je commençais à grelotter. Je pensais à Nicolas et je grelottais. Je l’aime, je
l’aime tant ! Je me sentais cernée par la marée de mes sentiments. Je n’osais
imaginer un événement qui pourrait conduire à notre séparation. Il m’obsédait.
C’était mon amour. Je nous imaginais vieillissant côte à côte au coin d’un feu de
bois, racontant à nos petits-enfants émerveillés ses expériences de gangster.
C’était si doux que j’ai eu envie d’être très vieille tout de suite, avec ma canne et
mon arthrite, mes chèques vieillesse et mes bottines fourrées.
C’est alors qu’ils sont sortis du commissariat. Je me suis précipitée vers
Nicolas. Il s’est dégagé si violemment que son baggy est tombé sur ses cuisses.
– Tu te crois dans un film porno, toi ?
J’étais rassurée : il m’aimait. Derrière la violence des hommes se cache leur
tendresse.
4
Je suis arrivée devant notre immeuble, rue Lakanal, aussi trempée qu’une
nouille. À travers les fenêtres, j’ai vu des lumières allumées et un curieux
sentiment d’isolement m’a saisie. J’ai senti monter en moi une angoisse
irrationnelle, l’étrange impression d’évoluer dans une dimension qui me portait
inéluctablement vers l’horreur. Comme d’habitude, cela n’a duré qu’une
seconde, j’ai respiré une fois en haut, une fois en bas, puis je me suis engouffrée
dans le hall.
Mme Boudois, la concierge de notre immeuble, est aussi consciencieuse que
méchante. Fabien et moi la haïssons. À chaque fois qu’elle nous voit passer, elle
nous jette un regard à nous fendre le crâne et clame que nous sommes de futurs
taulards, des alcooliques sur liste d'attente et des pédophiles en devenir. À
maintes reprises, j’ai tenté d’établir avec elle des relations de bon voisinage :
« Bonjour, madame Boudois. » Elle me foudroyait du regard. « On n’a pas élevé
les cochons ensemble, petite peste, sale vérole ! » Puis elle expédiait un long
filet de salive sur le sol.
Mme Boudois plisse ses paupières.
– T’es pas encore en maison de correction, petite traînée ? a-t-elle crié. Je vais
de ce pas téléphoner à l’assistante sociale.
– Mais… je n’ai rien fait.
– Arrête de mentir, sale petite perverse. Avec une maman comme la tienne,
une fille ne peut faire que des abominations.
– C’est ça. Faites part et allez vous faire voir.
– Espèce de petite vérole. T’es plus mal élevée que la fille d’une femme de
Pigalle.
Je me suis éloignée, poursuivie par ses anathèmes. Ma famille est moralement
dégénérée ! Il faut nous enfermer dans un asile psychiatrique ! Nous sommes
une plaie sociale ! Des psychopathes refoulés et bien d’autres choses encore que
la décence m’oblige à taire.
Écœurée par ce flot d’insultes, je préfère affronter l’escalier sombre que
d’attendre l’ascenseur. Je me mets à chanter « Crazy in Love », de Beyonce pour
me revigorer. Je suis comme tout le monde, j’ai plus besoin de bénédictions que
d’injures. Non pas qu’il y ait une grande différence entre les deux, puisque les
deux surgissent de l’esprit humain. En réalité, je chante, alors que j’ai envie de
faire pipi. Je ne pourrai pas atteindre le troisième étage sans pisser. Je me suis
arrêtée entre deux étages et je me suis accroupie quand une voix au-dessus de ma
tête m’a fait sursauter :
– T’as bu du thé, Pauline ? Le thé me fait toujours cet effet-là.
C’est le docteur Benssoussian, un homme maigre à la peau basanée, fragile et
cassante comme un branche séchée, qui donne l’impression de n’avoir plus un
gramme de graisse dans le corps. Il s’est au fil du temps rabougri dans ses
fringues. Sa chemise en coton beige pendouille sur ses épaules, son pantalon
tombe en accordéon sur ses chevilles et ses chaussures sont étrangement
disproportionnés à moins qu’elles ne soient de deux pointures supérieures pour
lui donner une meilleure aisance. Il est le seul médecin au monde à ne pas me
terroriser, sans doute parce qu’il m'explique clairement pourquoi je tousse,
pourquoi j'ai mal à la tête et quel traitement j'allais suivre. Il n'utilise pas les
mots compliqués des docteurs. Ces mots sont aussi limpides et clairs que l'eau du
robinet. Le flot des malades se déverse dans son cabinet dès l’aube et
quelquefois jusque tard dans la nuit. Il raconte des blagues à ses patients pour les
distraire. « Toute souffrance est relative », a-t-il coutume de dire.
– Que faites-vous assis dans l’obscurité, docteur ? je lui demande. Laissez-
moi deviner : vous avez un chagrin d’amour ou un problème d’argent. Quand on
est triste, c’est forcément à cause de l’une de ces deux choses.
– Je ne savais pas que tu philosophais.
– Moi, j’opte pour l’hypothèse un, car l’argent ne vous intéresse pas. C’est
votre épouse qui vous a engueulé, n'est-ce pas docteur ?
Le docteur a haussé les sourcils et ses yeux bleus ont pailleté dans le noir.
– Tu n’aimes pas trop ma femme, hein, Pauline ?
Je me suis assise à côté de lui. Il sent un mélange de désinfectant et de
quelque chose d’agréablement sucré.
– Je la vois depuis ma naissance et depuis quatorze ans, elle ne m’a dit qu’une
phrase : « Ferme ta gueule, Pauline ! »
– Elle bougonne tout le temps, je le reconnais, mais elle n’est pas méchante.
– Alors, qu’est-ce que vous faites là, au lieu d’être chez vous ?
– Tu veux me psychanalyser ? demande-t-il en riant.
– Pas besoin aujourd’hui de chercher trop loin pour comprendre, docteur. Et
puis, vous êtes marié depuis si longtemps que vous devez avoir le blues.
– C’est pas faux ce que tu racontes, ma petite Pauline. Mais on a trop banalisé
le sexe, vois-tu… On sait plein de choses sur l’excitation, mais on a oublié le
désir. Autrefois, les femmes mettaient des tas d’ornements, des jupons, des
corsets et d’autres choses difficiles à défaire pour obliger les hommes à les
imaginer, à les fantasmer, à les sublimer avant tout. Mais aujourd’hui, c’est vite
consommé, vite terminé. On a oublié la sublimation.
– C’est ce que je dois dire à ma mère. Elle est convaincue que c’est de ma
faute si Dieudonné s’est barré. Elle ne me l’a jamais pardonné, docteur. Elle
m’en veut terriblement.
– C’est à elle-même qu’elle en veut, fillette. Pour l’instant, elle souffre et, un
jour, elle va guérir. Les roses poussent en même temps que leurs épines. Les
épines piquent et les feuilles des rosiers calment la douleur.
– Vous voulez dire que pour que ma mère guérisse, il faut que son type
revienne, c’est ça ?
– Bonheur et souffrance vont ensemble, jeune fille. Elle tombera de nouveau
amoureuse. Elle oubliera son chagrin.
– Si elle pouvait l’être de vous, docteur ! Maman vous aime bien. Puis ça
serait chouette de vous avoir pour beau-père.
– Je suis marié et père, ma Pauline.
– Votre fils est grand et vous n’aimez pas votre femme.
– Qu’est-ce qui te fait dire ça, petite ?
Je regarde le plafond bas et épais comme un toit de prison. Comment lui
avouer qu’à maintes reprises, en l’absence de sa femme, je l’ai surpris en train de
faire entrer des filles chez lui ? C’est compliqué à faire ce genre de confidence,
mais l’ingénuité des hommes me sidère. Quelle question tout de même ! Il n’est
pas si difficile pour un vivant d’imaginer la vie d’un autre vivant, d’autant que
nous vivons collés les uns aux autres dans ces boîtes à sardines.
– C’est mon petit doigt qui me l’a dit, docteur.
– Il ferait mieux ton petit doigt de te conseiller d’aller à l’école. T’auras de
sérieux problèmes, si tu continues à glander comme tu le fais. Tu veux devenir
une femme respectable, oui ou non ?
– Je n’y tiens pas particulièrement. D’ailleurs, je ne comprends pas grand-
chose au monde. On parle de réussite, mais qu’est-ce que ça change que l’on
réussisse ou que l’on rate ? Ça change pas le monde, docteur. On finit tous au
cimetière.
– Sais-tu pourquoi l’homme a plus de grandeur que l’univers, Pauline ? C’est
parce qu’il sait qu’il va mourir et c’est pour cette raison qu’il cherche à le
dominer. Essaye de ne pas te laisser aller à la fatalité. Bon, il faut que je monte
me reposer, dit le docteur en poussant un soupir désespéré. L’après-midi ne sera
pas de tout repos.
Je grimpe les escaliers à sa suite, mais en réalité je me sens un peu morveuse.
J’ai regardé beaucoup de séries télévisées comme Sister sister, où l’une des
jumelles est si cancre qu’à la voir on a des crampes d’estomac. Ses échecs la
conduisent à encore plus d’échecs, si bien qu’elle réagit de manière épidermique
à toute suggestion de réussite. Ce personnage, entre autres, s’est immiscé en moi
ou entre moi et mon double. Je l’assume.
Nous nous sommes séparés sur le palier. Il a fouillé dans ses poches et en a
sorti des Kleenex.
– Je pense que j’ai oublié mes clefs, a-t-il murmuré.
Ses doigts ont hésité avant d’appuyer sur la sonnette. La porte s’est ouverte
sur la silhouette de sa femme. Elle est en robe de chambre mais je jurerais
qu’elle a un corset en dessous.
– J’attends des explications…, commence-t-elle. Je veux savoir comment tu as
fait pour dormir dans un lit sans le défaire et sans froisser les draps.
– C’est pas le moment ni l’endroit pour me faire une scène, Sarah. J’ai du
travail.
Le bruit de la porte qu’on claque s’est confondu avec la voix de son épouse :
– J’en ai marre, tu m’entends ? Depuis notre mariage, je suis la risée de tout le
quartier, tant je suis cocue ! Parfaitement, oui ! Cocue !
– T’es vulgaire, ma chère. Je ne fais que baiser. C’est bon pour le cœur et tu le
sais parfaitement.
– Tu devrais avoir honte à ton âge de courir les petites filles. Je divorce.
– Ton chantage ne changera rien à la situation, a répondu le docteur d’un ton
négligé. T’en es responsable. Tu ne vas pas m’entraîner avec toi dans la
vieillesse.
Puis ils se sont éloignés de la porte et mes oreilles ont perdu leurs traces.



Ma mère est issue d’une famille d’ouvriers qui considèrent le travail comme
une qualité, mais ce qui est étonnant c’est qu’elle ne fait presque jamais le
ménage. Notre appartement est un cataclysme. Les objets restent là où les lois de
la physique les projettent. Les assiettes s’empilent dans l’évier et quand il n’y a
en plus de propres, elle en rachète en carton. Sa chambre a l’air d’un musée
rangé selon un rituel apocalyptique : des draps sales jonchent la tête du lit à
baldaquin. Des feuilles d’imposition, des factures des années préhistoriques et
autres paperasses jaunies s’entassent à l’autre versant. Au chevet, une lampe
diffuse une lumière rouge comme dans un bordel. Il y a une vieille armoire en
mûrier, mais ma maman utilise des sacs en plastique pour son rangement. Il y en
a des verts remplis de robes, des petits bleus bourrés de slips, des moyens
ballonnés de soutiens. Elle les installe çà et là, le long du couloir, sur le canapé et
même dans la salle de bains. Un jour, j’ai eu la mauvaise idée de repasser ses
habits et de les ranger. Puis, assise à l’ombre du travail accompli, j’ai attendu son
retour. Elle a regardé autour d’elle comme si elle s’était perdue. « Où sont mes
habits ? » a-t-elle demandé, surprise. D’une main tremblante, j’ai pris la sienne
et l’ai entraînée dans sa chambre. « Voilà tes habits maman », ai-je dit, en
ouvrant l’armoire.
Elle est restée silencieuse un moment, puis elle est allée dans la cuisine, a
ressorti des sacs en plastique et y a rangé ses vêtements. C’est tout.



J’ai tiré les rideaux et collé mon nez sur la vitre. De là où je suis, j’ai une vue
paranomique sur la maison d’en face. Comme d’habitude, je suis frappée par ses
proportions. Il y a une vaste pièce blanche avec une bibliothèque aux rayonnages
rouges. Un feu brûle dans l’âtre et les bûches fraîchement attisées crépitent. La
maîtresse de maison a levé la tête, peut-être m’a-t-elle vue ? Je pense qu’il n’est
pas juste d’avoir à la fois une belle maison, un mari et des enfants. Elle a tiré les
rideaux.
Je me suis fait un peu de place sur le canapé plein de taches au milieu des
fringues de ma mère et une sorte de contentement me tombe dessus. Je plane. Je
suis heureuse. Je me sens rassurée comme si je venais de rencontrer le bonheur.
C’est vraiment une sensation agréable. Parce que, si ma mère mourait, c’est moi
qui hériterais de ses fringues. Je les plierais. Je les rangerais dans des placards
selon la couleur et la forme : les pulls en haut, les tee-shirts et les slips en bas, les
jupes et les pantalons suspendus à des tringles. Tout serait en ordre et je n’aurais
qu’un geste à faire pour m’habiller comme je voudrais. À moins que la vache
n’aille donner ses reliques à l’Armée du Salut, où des grandes bringues sèches de
cœur se fendent d’un sourire pour mieux vous dépouiller. « Merci de votre
générosité, madame. Ah, si tout le monde pouvait être comme vous ! » Tu
parles.
J’ai allumé la télévision et à l’écran est apparu un homme noir à la tête de
syndicaliste. Il parle en levant les bras au ciel, hurle comme si cela lui permettait
de mieux se faire comprendre. Il raconte qu’après quatre siècles d’esclavage, de
colonialisme et de néo-colonialisme, l’État français doit des réparations aux
peuples bafoués. Il dit que nos arrière-arrière-grands-parents ont connu le pire
des crimes commis par les Occidentaux, que l’heure des comptes a sonné. En
face de lui, un Blanc aux lunettes cerclées d’or lui rétorque que pour qu’il y ait
un acheteur, il faut qu’il existe un vendeur. Il accuse les Africains d'avoir eux-
mêmes participé à la traite ! Qu’ils ont vendu leurs propres frères ! Qu’ils en ont
profité ! Qu’il faudrait aussi demander aux Arabes de payer parce qu’ils ont été
les premiers à faire subir des horreurs aux Africains. Le Noir le regarde avec
hostilité. Il lui jette au visage qu’à force de ne pas vouloir reconnaître ces
atrocités et les commémorer dignement, les jeunes des banlieues vont se rebeller.
Qu’ils se transformeront en flammes meurtrières ! En tornades destructrices ! En
Dieu vengeur ou justicier selon leur bon vouloir ! Je n’ai rien compris à ce que la
fine fleur de la racaille banlieusarde venait faire là-dedans, mais j’en ai éprouvé
une joie hargneuse, même si je n’en avais rien à branler. J’ai changé de chaîne.
Sur MTV, tout est clair au moins. Il y a là ce dont j’ai besoin, le profit, le
prestige, tout ce qui amène les autres à nous envier, à renoncer à Dieu seul sait
quelle partie de leur âme pour nous ressembler. Fifty Cent rappe dans une grosse
bagnole avec des filles siliconées. C’est si chouette que j’en viens à penser que si
le monde ressemblait à l’univers du rappeur, ça serait vraiment le paradis sur
terre. J’aspire les clips. Je suis en harmonie parfaite avec moi-même, ce qui est
un miracle, puisque dans la vraie vie on n’est pas censé être en harmonie.
Un bruit de clef dans la serrure annonce l’arrivée de mon frère, je sais que
c’est lui, parce que ouvrir une porte est un acte personnel et que les membres
d’une même famille le font de manière différente. Je me précipite dans la salle
de bains, je me peigne et me passe du rouge sur les lèvres, on ne sait jamais, au
cas où Nicolas serait en sa compagnie. « Être fiancée » est une lourde
responsabilité, un vrai boulot exténuant et pas même récompensé. Il faut
toujours être disponible, avoir l’air heureuse, être propre sur soi, ne pas tousser,
ni cracher, ni renifler. Je me mouche bruyamment pour m’assurer que mes
conduits nasaux ne me joueront pas un mauvais tour, je souris à l’image que
m’expédie le miroir. Pas mal du tout, je dirais même adorable, oui, tout
bonnement adorable. J’ai un assez beau visage, même s’il manque un peu de
cohésion à cause de mon nez qui bifurque vers la droite. Mes dents sont
magnifiques. Les garçons complimentent souvent mes yeux en amande et j’ai
une bouche aux lèvres si charnues qu’elles paraissent toujours prêtes à exploser.
Les deux hommes de ma vie sont affalés devant la télévision. Ils suivent un
match de football les pieds posés sur la table basse. Ils boivent du Coca, lancent
des cacahuètes en l’air qui échouent dans leurs bouches. Ils ponctuent chacune
de leurs mastications par des « Super ! Génial ! T’as vu cette passe, gars ? Non,
vraiment fortiche, ce… Il mérite d’être Ballon d’or ! » C’est des grands
supporters du Paris-Saint-Germain et un jour que j’ai perturbé leur
concentration, Fabien m’a secouée comme un prunier avant de me gifler.
Je me suis assise en face d’eux, les deux genoux rapprochés, les mains
croisées sous mes seins, pâle de sollicitude. Un chercheur aurait pu se servir de
ma posture pour écrire sur l’esthétique de la dévotion. Nicolas ne me regarde pas
et je suis convaincue que moins il se soucie de ma personne, plus il m’aime.
Maman est revenue de son travail, harassée, pliant sous le poids des
provisions qu’elle traîne. Le frigo déborde encore de sachets de jambon, de
viande, de légumes congelés et toutes ces victuailles entassées se décomposent
sans que personne songe à les cuisiner. Elle peut effectivement affirmer aux
assistantes sociales qu’elle est une bonne mère. Qu’elle est prête à se faire
supplicier pour nous. Que nous sommes juste remontés les uns contre les autres
et qu’elle en ignore la raison. Je me propose de l’aider à ranger les provisions.
Elle me repousse et parle toute seule :
– Qu’aurait-elle fait de sa vie si je ne l’avais pas ramassée dans le métro ? Elle
est bien bonne, celle-là. Madame veut que j’augmente son salaire. Et pourquoi
pas lui donner la gestion complète du salon et même le titre de propriété, hein ?
Quelle ingratitude !
De près, maman fait penser à une actrice qui joue dans une pièce de Racine,
mais dirigée par le metteur en scène de Hair. Je suis heureuse qu’elle s’en prenne
à Maïmouna, son associée depuis vingt ans, dont elle se préoccupe plus que de
moi. Elle embrasse Fabien, qu’est-ce qu’ils se ressemblent, le même front
proéminent orné d’épais sourcils, des yeux tragiques en harmonie avec le nez
aquilin, et il n’est pas difficile d’imaginer qu’en vieillissant mon frère aura le
même embonpoint.
– On y va ? dit mon frère à Nicolas.
Le regard de mon fiancé s’attarde sur mes lèvres avant de se perdre le long de
mes jambes. Je comprends qu’il a des urgences à satisfaire.
Je lui emboîte le pas vers la chambre de mon frère. Dans la semi-obscurité, je
caresse ses cheveux cotonneux, me perds dans la profondeur de ses yeux
liquides, tandis que ses grandes mains arrachent mon pantalon. Il me visite,
m’écorche, me pétrit jusqu’à me transformer en une chose argileuse.
– C’est bon, hein, dis ? T’aimes ça, hein ?
Il veut que je lui rende grâce à n’en plus finir. Il souhaite que je gémisse. J'y
suis bien obligée pour qu’il atteigne l’extase. Je feins le plaisir pour qu'il pense
qu’il est un mâle. Je ne lui dis pas que ses caresses m’obligent ensuite à prendre
un bain vaginal.



Maman est attablée dans la cuisine, dans sa robe de chambre mauve, les
coudes posés sur la table, les doigts entrecroisés. Ses cheveux paillasson
s’échappent de son chignon et son visage semble s’être affaissé sur lui-même
comme une maison abandonnée effondrée dans la cave. Le bouilloire sifflote et
son couvercle tressaute sous la pression de la vapeur.
– Tu vas bien maman ? je lui demande perfidement. Tu as passé une bonne
journée ?
– Quel type de journée veux-tu que je passe après ce que tu m’as fait ?
Maintenant, il en a épousé une autre. C’est ce que tu voulais, n’est-ce pas ?
Sa voix s’étrangle, ses doigts attrapent une photo froissée qu’elle regarde et
des larmes coulent sur ses joues.
– Dieudonné s’est marié.
Dieudonné est l’ex-amant de maman. Il a vécu avec nous plusieurs années
avant de disparaître dans la nature. C'était à l'époque où la police et les
assistantes sociales ont décrété que maman était une mère indigne et qu’il avait
une part de responsabilité dans la dislocation de notre identité ou quelque chose
de ce genre. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai senti ses yeux de myope
loucher vers moi. Ses mains aussi larges qu’épaisses s’agitaient lorsqu’il nous
disait que nous n’étions que des ingrats, que nous n’avions aucune
reconnaissance envers notre mère qui se tuait au travail pour nous nourrir, nous
loger et nous blanchir. « Des méchants gosses ! hurlait-il. Vous êtes une vraie
malchance pour une maman ! » Il passait son temps à nous obliger à aller à
l’école alors qu'on détestait les études. Il traversait le quartier de long en large.
« Avez-vous vu Pauline et Fabien ? » demandait-il à nos copains. Dès qu'il nous
trouvait, il hurlait : « À la maison ! Vite ! Allez ! » Nous protestions,
mécontents. Maman prenait sa défense, par facilité ou parce que,
inconsciemment, elle souhaitait être une bonne mère.
Maman est triste parce qu’elle n’a jamais su garder un homme. Elle dit à qui
veut l’entendre que c’est elle qui se lasse, tu parles ! Tout le monde sait qu’elle
n’a jamais su comment garder un début d’homme, même pas son ombre. On se
moque d’elle, on ricane dès qu’elle tourne le dos. C’est pourquoi maman est
triste. Dieudonné a bien épousé une autre femme et cela démontre que c’est
maman qui ne sait pas garder un homme. Elle est triste à en crever, mais comme
chacun le sait, la tristesse s’enroule simplement autour des bonheurs passés.
Mais comme ma maman ne sait pas étouffer les choses, elle se laisse étouffer par
ses larmes. Je les regarde dégouliner le long de son visage où s’inscrivent
cruellement des rides profondes comme les crevasses du Mali. Je m’assois en
face d’elle, la bouilloire sifflote toujours et je pense à mon père mort treize ans
plus tôt et je pleure aussi, parce que finalement, ma mère n’est pas comme les
autres, elle ne peut pas s’empêcher de tout me dire, afin de m’éviter un chagrin.
– Pourquoi tu pleures, toi ? demande brusquement maman. Ne me fais pas
croire que tu as de la compassion pour moi, que tu partages mon chagrin. Ah ça,
c’est le comble ! Tu fous ma vie par terre et tu pleures ? Tiens, tiens… À moins
que ce ne soit la joie qui te fait pleurer. Tu dois être heureuse maintenant que je
suis définitivement malheureuse. Avoue.
– Mais non. Je t’aime. J’aimerais que tu sois heureuse.
– Tu mens ! T’as pas de cœur ! Hors de ma vue ! Allez, ouste… Dehors !
– Je fais ce que je veux, vu ? Je fais ce qui me plaît. Tu peux plus m’obliger à
rien maintenant.
Elle me fixe de ses yeux verts aux éclats jaunes qui autrefois me fascinaient.
Quand elle entrait, l’appartement entier était suspendu à sa respiration, aux
cillements d’autorité de ses paupières et même la salle de bains portait l’odeur de
sa souveraineté. Été comme hiver, elle se réveillait vers les cinq heures du matin,
elle prenait la chatte dans ses bras et conversait avec elle d’une voix étouffée.
Ensuite, elle préparait le café et du pain perdu qu’elle nous servait. Elle restait
accoudée au rebord de la fenêtre jusqu’au moment où elle nous accompagnait à
l’école. Puis, je ne sais pas pourquoi, elle a abandonné ces bonnes habitudes.
Peut-être sous l’effet d’un cataclysme moral ou d’un chagrin d’amour ou d’un
excès de passion pour Dieudonné ? Elle a viré à cent quatre-vingts degrés. Elle a
reporté toute son affection sur son travail, ne s’est plus occupée de nous et nous
a aimés à distance.
Pour la première fois, je soutiens son regard avec intensité pour lui faire
comprendre que ses cheveux ont blanchi, qu’elle est devenue plus petite que
nous, que d’une gifle, je pourrais lui briser les dents. Ses épaules se voûtent et
elle baisse la tête. Ses paupières se gonflent à nouveau de larmes. Je lui tends
une main qu’elle refuse de prendre.
– Je sors, dis-je.
– Prends tout ton temps. C’est cela… Ta vraie place est dans la rue.
– Telle mère, telle fille.
À ces mots, le visage de ma mère s’est élargi et sa peau est devenue toute
rouge.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? Que tu me ressembles ? Ah, la belle blague que
voilà ! Mais tu ne me ressembles pas du tout. Ton frère, oui, pauvre diablesse.
Mais regarde-toi, sale noiraude. Tu crois me ressembler ou tu veux me
ressembler ? Je comprends enfin pourquoi tu m’as toujours tout piqué, mes sous-
vêtements, mes bijoux, mes chaussures et même mon mec. Ah, ne joue pas les
innocentes. Je t’ai bien vue cette nuit-là sur les cuisses de Dieudonné.
– Ce nase ? Tu crois que moi et ce bande-mou nous… nous… Mais t’es folle !
La gifle est partie et ma joue brûle. Des braises flambent dans mes yeux.
J’attrape les deux mains de ma mère, la secoue, la secoue, la secoue.
– Noiraude, moi ? C’est moi que tu traites de noiraude ? Est-ce que tu l’aimais
seulement mon père, hein, dis ?
Puis je la lâche. Elle titube, reprend sa place lourdement. La bouilloire siffle
toujours et je pense que ma mère ressemble à un vieil éléphant qui cherche
l’ombre d’un arbre pour reposer ses vertèbres. Je me penche vers elle, mes mains
à plat sur la table.
– Je ne suis pas une mauvaise fille, maman. Je veux que tu t’enfonces ça
définitivement dans le crâne. Ou que tu le croies. Je ne suis pas une sainte non
plus, loin s’en faut. Mais la prochaine fois qu’il te prendra l’envie de me frapper,
je ne te laisserai peut-être pas faire. Je suis ta fille, mais il se pourrait que je ne te
laisse plus me corriger. Quant à ce connard de Dieudo, il serait le seul homme
sur terre que je n’en voudrais pas.
5
Ma tête bourdonne et je ressens encore dans mes mains les démangeaisons qui
m’ont donné envie de foutre mon poing sur la figure de ma mère avec toute
l’ardeur dont je suis capable. Alors que je descends l’avenue Jean-Lolive. Je me
sens vertueuse, n’est-ce pas ainsi que doit se comporter une fille digne de ce
nom ? Se retenir. Contenir ses émotions. C’est bizarre, me dis-je en regardant les
quelques étoiles qui pointent dans le ciel, où a-t-elle trouvé que je voulais faire
l’amour avec Dieudonné ? Non, mais… C’est impossible. Quel sentiment doit
éprouver une mère envers sa fille si elle pense que… hein ? Pourquoi, bordel,
m’a-t-elle dit une chose pareille ?
Je m’aperçois que je marche en marmonnant et que les gens me regardent. Où
peut bien être Mina ? J’ai envie de voir la seule personne au monde qui me
prenne au sérieux. Ses yeux brillent lorsqu’elle écoute mes paroles et sa langue
sait interpréter les bruits de mon cœur.
Au café Le Départ M. Massaoui me hèle. « Ça va, ma Pauline ? » me
demande-t-il en clignant ses yeux rouges qu’il croit aphrodisiaques. Il est
convaincu que les femmes ne demandent qu’à faire la danse du ventre pour
exciter les hommes, faire la danse du ventre jusqu’à ce qu’une flamme les
embrase tel un feu de brousse, faire la danse du ventre pour finir dans leur lit.
« Kahba, laïchtriii ! » murmurent ses clients. De l’autre côté de la rue,
Mlle Goupandié tient son bar clandestin à même le trottoir. Elle va-vient, sert
des bières made in Cameroun à des nègres assis en grappes sur des tabourets.
Mais bon Dieu, où peut bien se trouver Mina ? Je ne vais quand même pas aller
chez elle me coltiner sa famille de barges. Son père prie toute la sainte journée
pour gagner au tiercé quinté plus ; son frère se prend pour Bob Marley et chante
des nuits entières en agitant ses tresses tel un damné. Quant à sa mère, elle a une
langue aussi affilée qu’un couteau de boucher, une langue capable d’un coup de
vous laminer une réputation. À part ça, c’est une mère comme on les aime,
possessive avec son fils et courbée sous le poids des travaux domestiques. Elle
pense être la légataire de la sagesse universelle. Plus tard, à la naissance de son
petit-fils, elle dira : « Je viens d'avoir un fils à cinquante-sept ans. Vous vous
rendez compte ? C'est un miracle véritablement miraculeux. » Si Mina n’est pas
là, j’irai voir Fouzia. Elle est un peu timbrée elle aussi, mais assez rigolote. Un
homme joue du coude pour me dépasser, puis se retourne.
– Pourriez-vous m’indiquer…
– Attention, gars, dis-je d’une voix menaçante.
– Oh, oh, dit-il en poursuivant sa route, apeuré, et je comprends qu’il n’est pas
de Pantin, parce qu’à Pantin, on n’a pas peur, on s’inquiète.
Tout à mon désir de retrouver Mina, je tamponne une femme venant en sens
inverse.
– Pardon, dis-je instinctivement.
– Pauline ! s’exclame mademoiselle Mathilde. Mais que fais-tu dans la rue à
cette heure ? demande-t-elle en regardant sa montre.
– Ma mère m’a envoyée faire des courses.
– Je vois, dit-elle, sceptique. Il faut que je te donne l’adresse de l’association
« Lecture pour tous ». Attends un instant.
Pendant qu’elle fouille dans son sac à la recherche d’un stylo, son parfum
chatouille mes narines. Elle a l’odeur d’un monde bien ordonné dans lequel on
se refile des adresses de psys, d’acupuncteurs et spécialistes des troubles du
comportement en tout genre.
– Tu me promets d’y aller ?
Je lui promets tout ce qu’elle veut. Que deviendrais-je si j’acceptais
d’apprendre à lire ? Ces écrivains se prennent pour Dieu. Ils recréent le monde et
veulent nous faire croire qu’on peut y trouver notre place, après on n’est plus
pareil, on s’est fait avoir par leur bourrage de crâne. C’est contradictoire avec la
vraie vie, ce qu’ils proposent. Mademoiselle Mathilde est dépressive, j’en suis
convaincue. Seuls les dépressifs aiment s’occuper de la merde des autres parce
que ça les empêche de penser qu’ils y sont jusqu’au cou.
Au restaurant À la perle noire, je vois Mina de dos, du moins ses petites
tresses. D’autres filles du quartier sont là aussi à s’empiffrer de chicken-chikka
tout en regardant la télévision.
– Hé, Mina, t’es planquée là alors que je te cherche…
– Chut !!!
Elle me fait signe de m’asseoir. Il me faut quelques minutes pour comprendre
qu’un jeune Noir de six ans a été tué par balle. Il n’y a pas doute quant à
l’identité du tueur, un flic blanc – quant au motif, une bavure policière.
Le temps que le journaliste passe à un autre sujet d’actualité, La Perle noire
s’ébroue. Les corbeaux de la colère s’élèvent et tournoient au-dessus de nos
têtes :
– Connerie, connerie ! C’est pas une bavure, mais de l’élimination planifiée !
Ces gens-là sont en quête de la race pure. Bavure, mon cul, oui ! C’est une
stratégie fignolée par les Renseignements généraux pour détruire les Noirs.
Accident, mes fesses, ouais ! C’est pas un accident. Il ne leur suffit pas qu’en
Afrique ils nous arrachent nos matières premières, qu’ils aient mis en place des
régimes sanguinaires, qu’ils nous persécutent avec leurs contrôles policiers, ils
veulent maintenant nous faire disparaître de la surface de la terre.
– On va pas me dire que la balle a été téléguidée pour atteindre le petit assis
tranquillement chez lui à regarder la télé, ai-je essayé de raisonner. C’est pas
logique. Pas logique du tout.
– T’es d’une naïveté, ma Pauline, dit Mina. Comment tu peux te poser une
telle question alors que ces gens sont capables de fabriquer des missiles
téléguidés ? Une balle téléguidée, c’est encore plus facile à fabriquer. Certain
qu’ils l’ont déjà inventée.
– Qu’est-ce qu’on fait ? demande Fouzia. On va pas rester là les bras croisés
et les regarder nous exterminer ? Ce flic risque de ne rien prendre du tout comme
taule, c’est moi qui vous le dis.
– Tu proposes quoi, toi ? dit Mina. Qu’on prenne l’Élysée d’assaut ?
– Et pourquoi pas ? crâne-t-elle.
– Faut avoir du courage pour poser un tel acte, ma chère. Les trouillardes, y en
a à la pelle par ici.
– Tu veux dire quoi ? Que je n’ai pas le courage ? Que je suis une trouillarde,
moi ?
– T’étais pas présente lorsque les filles du 93 devaient putscher le 94. Tu
disparais à chaque fois qu’il y a une expédition punitive.
On s’excite, on devient méchant, vraiment très mauvais. Chacun soupçonne
chacun de ne pas être prêt à tout pour sauver l’honneur des Noirs.
– Si vous n’arrêtez pas de vous engueuler, menace le propriétaire de La Perle
noire, je flanque tout le monde dehors. Je veux pas de bagarre.
– OK, gars, lui dis-je en le regardant dans les yeux, parce que les yeux
n’oublient pas, ne mentent pas, qu’ils rappellent des souvenirs plus vrais que
nature.
Il comprend, c’est un homme sensible et intelligent. Il traficote mais n’a
jamais volé la femme de quelqu’un. Il ne fait pas d’histoires, ne cafte pas aux
flics pour s’attirer leur sympathie. Il ferme les yeux sur nos tractations. Nous le
tenons, il le sait, nous le savons. Dans le feu des conversations, on a oublié qu’il
est indécent de s’asseoir avec les mâles. Les garçons ont rejoint les filles. Même
Nicolas est là. Il fait semblant de ne pas me voir, parce qu’il m’aime
éperdument. On cause des humiliations qu’on a cru subir en renforçant nos
témoignages des humiliations dont on croit avoir été témoins. On rit à gorge
déployé des ruses inventées, des tons d’innocence adoptés et des marathons
courus pour préserver nos vies ou ce qu’il en reste. On rit tous, sauf le
propriétaire de La Perle noire qui nous écoute, penché en avant sur son comptoir,
la bouche béante comme un idiot.



Nous quittons La Perle noire en traînant des pieds parce qu’on n’a rien à faire,
qu’il fait nuit, qu’on ne sait pas comment exterminer ces salauds de racistes, que
je ne veux pas affronter ma mère et porter le fardeau de ses sous-entendus trop
lourd pour mes épaules. Rien de ce qui s’est passé n’est de ma responsabilité et
je ne veux pas avoir à exister en fonction de ce qu’elle a dit. En dehors du fait
qu’il nous obligeait à aller à l’école ou à rentrer à la maison alors qu’on n’y était
pas disposés, Dieudonné a été plus qu’un père, un peu plus qu’un père… Il me
chatouillait là, au-dessus du nombril, lorsque j’étais triste et j’éclatais de rire, où
est le mal ? Il m’a offert ma première idiote de Barbie, ainsi que des vêtements à
la mode, où est le mal ? Quelquefois, alors que nous étions seuls à la maison, il
me prenait sur ses genoux, me caressait, là, là et là, où est le mal ? Un soir, une
fulgurance m’a traversée et je me suis dit que s’il n’avait pas été le mari de ma
mère, je l’aurais volontiers épousé, quel mal y a-t-il ?
– T’avais pas quelque chose d’urgent à me dire, toi ? me demande soudain
Mina.
– Rien d’important. Je m’ennuyais, voilà.
– Rien que ça ?
– Ça et le fait que j’ai un peu secoué ma mère aujourd’hui.
– Ça c’est une nouvelle. Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?
– La même chose, ses vieilles histoires. Elle pense que c’est de ma faute si
Dieudonné l’a quittée. Que j’ai séduit son type, rien de très reluisant.
– Et toi, tu penses quoi ?
– Je n’ai rien fait de mal, sauf d’aller à la police raconter qu’il se passait des
choses bizarres chez nous. Je n’ai jamais demandé qu’il quitte le domicile
familial.
– Peut-être qu’elle a mal pris que t’ailles à la police ?
– Peut-être que oui, peut-être que non.
– Vous êtes vraiment une drôle de famille. Tout le monde adore taper sur
l’autre. C’est curieux, vraiment.
– C’est notre façon de nous aimer.
– Très drôle, miss.
– Alors, pourquoi tu ne ris pas ?
– J’en ris au-dedans. Parce que moi aussi, des fois, j’ai envie de frapper mon
père lorsqu’il frappe ma mère, mais je sais que c’est pas musulman de frapper
ses parents.
– Moi, je l’ai presque fait ce soir. Mon frère l’a déjà fait, mais il n’était pas
fier après.
– N’y pense plus.
– C’est difficile. Il y a des choses que ma mère me dit et qui m’agressent.
– Oublie-les. Ne t’en pourris pas les tripes, miss. Nous sommes tous dans la
même barque. On dirait qu’il y a comme un virus qui attaque les familles
d’immigrés et les oblige à s’en prendre les uns aux autres, à se faire du mal, sans
même comprendre pourquoi. Il faut que tu l’acceptes et si tu ne peux pas
l’accepter, oublie.
– Mais maman est bien blanche et bien française.
– Ouais. Mais à force de nous fréquenter, le virus l’a peut-être attrapée.
– Elle est jalouse de moi, parce que Dieudonné s’occupait de moi. Il
m’amenait au cinéma, au parc, à l’école, alors qu’elle voulait l’avoir pour elle
toute seule. Elle a commencé à me traiter comme une rivale.
– Laisse-moi réfléchir.
Mina ferme les yeux et pose une main sur son menton, elle devient sérieuse et
son visage prend l’expression figée d’une adulte.
– Je n’en sais rien, Pauline. Mais quoi qu’il en soit, n’y pense plus.
Nous avons traversé quelques rues mal éclairées jusqu’au Sanctuaire, une
boîte de nuit clandestine tenue par Ousmane, un nègre charnu dont le talent à
violer n’importe quel logiciel a contribué à asseoir sa réputation d’homme
capable de désarçonner un taureau. C’est bien sûr une légende. Ce qui est
certain, c’est que cet endroit bien à nous a remplacé les politiques, les
professeurs, les éducateurs et les parents. Nous pouvons y laisser libre cours à
nos élans schizophrènes, à nos louvoiements pervers et à nos désirs fissurés, sans
que les adultes viennent nous conjurer d’être de braves toutous qui deviendront
de bons citoyens bien intégrés.
Nicolas a laissé ses amis entrer et il m’a attendue. Mina ne s’est pas fait prier
pour nous laisser en tête à tête. Il m’a attrapée par mon col de chemise, m’a tirée
brutalement vers lui. J’ai fait comme la blonde des séries, je me suis
abandonnée, le dos cassé de telle sorte que mes cheveux flottent dans le vent.
Il me saisit la gorge, il serre fort, fort, fort, je sens la mort battre sous mes
tempes. Il pointe un doigt sous mon sein gauche.
– Si tu te conduis comme une salope devant tout le monde, je te bute.
Puis, aussi brusque qu’un changement de temps, il me donne un baiser sur la
joue.
– T’inquiète, mon amour, je sais me tenir.
Il n’a pas à s’inquiéter parce que je l’ai aimé sans me demander est-ce qu’il
est beau, est-ce qu’il est gentil, est-ce qu’il m’aime, est-ce qu’il est intelligent,
est-ce qu’il est un bon coup, est-ce qu’il va me faire du bien à moi, rien de tout
cela parce qu’il est Nicolas, un mâle capable de prendre possession d’une femme
sans demander la permission à personne. Je la prends, je l’empoigne, je la bats,
je la retourne, je la bats, je l’embrasse, je la casse, je la laboure, je l’ensemence,
je la construis, je la détruis. Est-ce que vous comprenez ?
Sa colère est tombée, mais il a une violente érection. Il a saisi ses bourses
entre ses mains.
– C’est pas le moment, a-t-il bégayé.
Il s’est écarté de moi. C’est à cet instant que j’ai entendu des pas de course
venant à main droite. « Au voleur ! Au voleur ! » crie une voix de femme dans
les ténèbres. Et voilà le chapardeur habillé en fille, boudiné dans un corsage
transparent, qui passe. « Au voleur ! au voleur ! » Et voilà la détroussée qui
passe, courant sur ses hautalons, se tordant les pieds sur le macadam. « Au
voleur ! Au voleur ! » Je reconnais mademoiselle Mathilde qui, malgré sa
mésaventure, ne manque pas de grandeur. Sa robe en jersey virevolte autour de
ses mollets, sa chevelure tourbillonne avec panache dans le vent.
– Il y a un voleur ! je crie, avant de me lancer moi aussi à la poursuite du
malfaiteur.
« Au voleur ! Au voleur ! » Nous rions, parce qu’on sait que courir derrière un
voleur est une perte de temps, ça ne s’attrape jamais. Mademoiselle Mathilde
s’est arrêtée, surprise sans doute de nous voir venir à son secours. Ses joues,
pâles d’ordinaire, le paraissent davantage. Des larmes ont laissé des traces sur
ses pommettes livides.
– Que fais-tu là, Pauline ? Demain, il y a école.
– Je prenais un peu l’air, mademoiselle. Mais vous feriez peut-être bien de
penser à vous. Qui vous a volé quoi ?
– Oui, qui vous a volée, mademoiselle ? demande Mina.
– Une femme. Elle a arraché mon sac et elle a filé par là, dit-elle en nous
montrant un dédale sombre.
L’instant d’après, une dizaine de jeunes forment une sinistre haie d’honneur
autour de ma professeur. Des têtes de nègres, des têtes tressées de Blancs, des
têtes d’Arabes boursouflées de locks parce que, lorsqu’on est perdu, il n’y a plus
de notion de race, de « au nom du Christ », de « Terres saintes à sauver ».
Mohamed peut bien aller se promener le cul en l’air, on n’a plus rien à perdre.
Alors on laisse les adultes palabrer sur des sujets épineux, palabrer et violer,
palabrer et tuer, palabrer et s’enfermer chacun dans le cercueil de sa foi.
– C’est dangereux de poursuivre un cambrioleur dans la nuit, mademoiselle,
dit quelqu’un dans la foule.
– Ouais, je dis. Il pourrait vous arriver des malheurs. Vous feriez mieux de
rentrer chez vous.
– Mais il y avait mes clefs dans mon sac. Je ne peux pas rentrer chez moi à
moins de casser ma porte.
– Il y avait de l’argent dans votre sac ? demande Nicolas.
– Quelques euros.
– Il y a vraiment des tarés dans ce monde ! s’exclame mon fiancé. Arracher le
sac d’une femme dans la rue, ça manque de classe, vraiment.
C’est alors que la maigre silhouette de Moussa est apparue magiquement
devant nous, battant ses immenses cils et demandant d’une voix gentillette :
– Vous pourriez le reconnaître, je veux dire l’identifier ?
– Non, dit mademoiselle Mathilde. Ça s’est passé tellement vite.
– De toute façon, ça n’aurait servi à rien, fait Moussa. Les flics attrapent les
délinquants, font leur cinéma, puis les relâchent. Il faut vraiment être un timbré
pour l’ignorer. Vous feriez mieux de rentrer chez vous et d’oublier.
– Mais je n’ai pas mes clefs.
– Bon sang de bonsoir, Moussa ! dis-je en le tirant tout contre moi et en
l’entraînant dans une valse tels des pingouins qui veulent se tenir chaud. Je lui
murmure à l’oreille pour que les autres ne m’entendent pas : On ne fait pas ce
genre de coup aux habitants du quartier. Maintenant rends-moi ces clefs.
Sinon…
Sans laisser à Nicolas le temps de se fâcher, je suis revenue sur mes pas.
– Ça serait pas vos clefs, par hasard ? je demande en secouant un trousseau
sous le nez de mademoiselle Mathilde.
– Où l’as-tu trouvé ?
– Par terre.
– Merci, Pauline. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi.
– Maintenant, rentrez chez vous.
Nicolas me regarde, il y a dans ses yeux un amour et une tendresse inouïs. Il a
levé la main, je crois qu’il va me caresser, mais il me gifle.
– Comment oses-tu te mêler des affaires de mecs ? demande-t-il, furieux. Que
je ne t’y reprenne pas.
J’ai couru derrière mademoiselle Mathilde en frottant ma joue tuméfiée. Mais
qu’est-ce qui lui prend ?
– Reviens ici, sale petite pute de négresse ! crie Nicolas.
– Non ! J’en ai assez ! Puis je ne suis pas ta pute.
Une voiture de police a ralenti à notre niveau, Nicolas n’a pas crié : « bande
de nœuds » ou « enculée de ta mère ». Il n’est pas assez fou pour les provoquer
et se faire coffrer. J’ai eu un peu pitié de ces flics qui, malgré d’excellentes
mesures de prévention, rentrent souvent à la caserne sans un délinquant à se
mettre sous la dent.
– Qu’est-ce que tu fais là, Pauline ? me répète mademoiselle Mathilde en me
voyant marcher à ses côtés.
– Je vous raccompagne chez vous, mademoiselle. Dans la nuit tous les chats
sont gris et c’est ça le vrai danger.
6
– C’est qui ce garçon qui t’a traitée de négresse ? demande mademoiselle
Mathilde.
– C’est mon fiancé. Nous allons bientôt nous marier et avoir un enfant.
– À ton âge, Pauline ? Mais tu es bien jeune !
– C’est pas une question d’âge, mademoiselle ! L’important c’est d’avoir des
réponses à deux questions essentielles. La première, c’est de savoir si c’est le
bon moment. Cette première question renvoie à une seconde qui donne la
véritable réponse : est-ce que je veux que cet homme soit le père de mes
enfants ? Il n’y a pas que dans les livres qu’on apprend des choses.
– Oui, mais ils donnent des repères. Moi, je ne te conseille pas d’avoir des
enfants avant trente ans. Avant la trentaine, on ne sait pas répondre aux vraies
questions.
– C’est quoi pour vous les vraies questions ?
– C’est par exemple : est-ce que je veux que cet homme soit auprès de moi et
m’accompagne dans les moments importants de ma vie ? Est-ce que je suis
capable de m’allonger à côté de lui, des nuits et des nuits, les yeux grands
ouverts, à le regarder dormir ? Tu me suis ?
– Je comprends.
On a continué à marcher dans un silence juste heurté par les bruits de la nuit,
une portière de voiture qu’on referme ou le battant d’une boîte aux lettres que le
vent frappe. Mademoiselle Mathilde regarde le ciel. Des nuages s’accumulent
au-dessus de nos têtes, annonçant une pluie imminente. Devant la pharmacie,
mademoiselle Mathilde a composé son code secret, celui qui conduit à son
intimité, l’endroit où soudain elle n’est plus mademoiselle, là où elle peut roter,
péter, mettre un bonnet et des pantoufles.
– Je suis arrivée, me dit-elle, alors qu’un aveugle aurait vu qu’elle était
arrivée. Merci de m’avoir accompagnée.
Je n’ai pas bougé, parce que je me sens bien à ses côtés, oui, les sensations
sont bonnes, elle me transmet des vibrations positives. Je la regarde en me
demandant laquelle de ses oreilles est la plus sensible. Et ses seins, ses seins sont
si ronds que j’ai l’impression de n’en avoir jamais rencontré de plus féminins.
Son épaisse chevelure que rien ne retient donne envie d’y passer la main, mais
c’est la sienne qu’elle me tend.
– Monte, monte donc quelques minutes.
Je m’engouffre dans son appartement, m’assois dans un fauteuil rembourré en
disant merci, c’est très beau chez vous, vraiment très joli, en pensant que tout est
bien rangé, mais que c’est encombré et sombre, que le linoléum beige foncé tue
la lumière. Il y a une table en chêne qui a l’air d’avoir été achetée dans un
magasin de meubles d’occasion, quatre lourdes chaises de salle à manger, un
canapé marron et une commode disgracieuse où trônent les photos de ses
parents, les photos de mademoiselle Mathilde enfant, les photos de
mademoiselle Mathilde souriante dans les bras d’un beau Slave aux dents
d’Omo, très joli, vraiment exquis. Je pense que le plancher dégage une odeur de
propre, ça sent l’abeille, il n’y a pas de fleurs dans la pièce au papier peint vieux
rose. Je trouve encore que son amoureux est cloche parce qu’il ne lui offre pas
de fleurs, que c’est un goujat qui ne mérite pas la fiente d’un chat.
Elle s’est assise en face de moi et je la regarde dans le blanc des yeux.
– Je suis morte de faim, dis-je. Auriez-vous quelque chose à grignoter ?
Elle se dirige vers la cuisine et revient quelques minutes plus tard avec les
restes d’un bœuf bourguignon sur un joli plateau. Rien qu’à regarder la
nourriture, je tressaille de plaisir. Je mange, c’est délicieux, moelleux, ça fond
voluptueusement sur la langue, c’est infiniment doux sur mon palais. Je mange,
je mange, elle me regarde manger, trop abasourdie pour parler, mais quand, tout
en essuyant d’une main la sauce qui dégouline sur mon menton, je lui demande :
« Je peux rester dormir ? » la question est si traître que mademoiselle Mathilde
en est étourdie. Puis elle émerge, se dégourdit d’abord les épaules, ensuite les
pieds, se frotte la nuque.
– Il faut que tu rentres chez toi, Pauline. Ta mère doit être inquiète. Ou au
moins il faut l’informer que tu es ici. Qu’elle t’autorise à rester chez moi, tu
comprends ?
Par des sentiers de brousse, je lui raconte que ma mère s’en fiche de savoir où
je suis. Que c’est de sa faute si je vis dans cette jungle qu’est la rue, qu’elle
risque de pourrir en prison pour non-assistance à personne en danger. Une
mauvaise mère, voilà ce qu’elle est. Même les chuchotements du quartier
l’affirment. Elle ne s’occupe pas de moi, alors que je suis encore trop jeune pour
me défendre toute seule. C’est une hérésie ma maman. Qu’est-ce que vous en
dites, hein, mademoiselle ? Conseillez-moi. Mais je ne veux pas qu’elle aille en
prison, sa place serait plutôt chez les fous, tous les fous de France, en
internement psychiatrique, qu’en pensez-vous ? C’est elle qui a semé un escargot
dans ma tête le jour de ma naissance, puisque je suis restée cinq minutes sans
respirer. Est-ce que mademoiselle Mathilde connaît l’humiliation d’un enfant du
CM2 qui suit sa scolarité avec ceux du CE1 ? Il y a un escargot dans mon
cerveau, oui, oui, on aurait dû me faire une transplantation de cerveau. J’en ai
plus que ma tasse des gens qui chantent l’amour maternel, ça n’existe pas
l’amour maternel, c’est un conte à dormir debout pour vieilles timbrées, vieilles
connes, vieilles vaches radoteuses.
J’ai parlé, parlé, parlé des bons moments si rares, mais surtout des moments
difficiles où prédomine la figure de ma mère. Quand je cesse de parler, le bout
de la langue de mademoiselle Mathilde pointe entre ses lèvres bordées de
minuscules poils oxygénés.
Elle s’est levée, comme médusée. On dirait qu’elle a honte, mais de quoi ?
Que vas-tu pouvoir faire, hein, mademoiselle ? Existe-t-il une possibilité, un
espoir ? Elle est allée dans sa chambre et elle en a ramené une couverture et un
livre qu’elle m’a donnés.
– Tu peux rester dormir, Pauline. Demain, on avisera.
– C’est pour me raccommoder que vous me donnez cet ouvrage,
mademoiselle ? je demande en faisant la grimace.
Je lis le titre en détachant parfaitement les syllabes :
– AL-BERT CO-HEN, LE LI-VRE DE MA MÈ-RE.
– Si l’on veut, Pauline. Il n’y a que les morts qu’on ne puisse ressusciter. Pour
le reste, tout est possible.
– Quand quelque chose est cassé…
– D’abord, t’es pas une chose. Tu es un être humain.
Elle m’a donné un baiser sur le front : « Bonne nuit, Pauline. » Je l’ai suivie
des yeux jusqu’à ce que claque la porte de sa chambre. Alors, j’ai ouvert le livre.
C’était écrit en petits caractères et une peur inouïe s’est emparée de moi. Ma
respiration est devenue saccadée. Un bourdonnement sourd a résonné dans mes
oreilles et mes mains sont devenues moites. C’était la première fois que j’avais
la frousse. J’avais l’impression que cette frayeur venait de tous les côtés à la fois
et qu’elle me cernait. J’ignorais jusqu’à présent qu’un livre puisse donner une
telle trouille. C’est de la littérature pour les savants, me suis-je dit. C’est
excellent pour ceux qui ont du génie et devant qui on s’exclame : « Que vous
êtes beau, monsieur, que vous êtes intelligent, monsieur, que vous êtes charmant,
monsieur. »
Peu à peu, mes tremblements ont cessé. « Chaque homme est seul et tous se
fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. » C’est la première phrase du
livre. Je l’ai lue plusieurs fois pour comprendre un début de quelque chose,
ensuite les lignes suivantes. Mais ce soir-là, ça n’a rien donné, juste un cafouillis
de lettres et de parasites qui ont brouillé la configuration de mon esprit.
Je me suis allongée et j’ai tiré la couverture sur mon menton. De la lumière
filtre de la chambre de mademoiselle Mathilde. Elle doit lire jusqu’à ce que ses
yeux s’épuisent, ai-je pensé. Ses babouches doivent être soigneusement rangées
au pied de son lit. Mais pourquoi son amoureux n’est-il pas avec elle ? Ça doit
être une de ces femmes-moi-je-sais-tout qui font peur aux hommes, ai-je conclu
avant de m’endormir.
Les lampadaires de la rue éclairent l’appartement comme une lune sur son
déclin. J’ai une absence, je ne sais plus où je suis ni ce que je fais dans ce salon.
Il me faut quelques secondes pour me le remémorer. Je frappe à petits coups à la
porte de la chambre et entre.
– Qu’est-ce qui se passe ? demande mademoiselle Mathilde d’une voix
ensommeillée.
– J’ai fait un cauchemar. Je peux dormir avec vous ?
Sans attendre sa réponse, je me mets dans le lit.
– Ça t’arrive souvent de faire des cauchemars ?
– Toutes les nuits. Notre maison doit être hantée.
– Je ne comprends pas pourquoi l’Assistance publique ne t’a pas placée dans
un foyer.
– C’est parce que je souffre d’inadhérence, m’a dit Mme Jamot. Je n’accroche
à aucun système. Je glisse sur tout, quoi. Et vous, pourquoi dormez-vous seule ?
Êtes-vous fâchée avec votre fiancé ?
– Je ne suis pas fiancée et je n’ai pas forcément envie de me marier.
– Et comment allez-vous faire si vous n’êtes pas mariée ?
– Je ne comprends pas.
– Ben, nous autres femmes sommes si petites… Je ne veux pas dire par la
taille, mais petites parce que nous sommes réduites à la petitesse, vous
comprenez ?… On peut vivre dans une grande ou une minuscule maison, ça
nous comprime quand même. Il faut quelqu’un qui nous touche ou quelqu’un qui
nous montre qu’il a bien envie de nous toucher pour nous faire sentir qu’on est
bien vivantes, sinon on rapetisse jusqu’à disparaître.
– T’es vraiment une étrange jeune fille, Pauline. Tu n’es vraiment pas comme
tout le monde.
– Je ne suis pas comme les gens qu’on trouve dans votre univers
mademoiselle. Mais dans le mien, je ressemble à tout le monde.
– Je ne vois pas de différence. Une adolescente a les mêmes problèmes
partout, qu’elle soit riche ou pauvre, blanche ou noire.
– Est-ce que dans votre monde les jeunes filles prennent la pilule pour
grossir ?
– Pour ne pas tomber enceintes, oui.
– Vous n’avez pas remarqué que beaucoup de filles à Pantin sont grosses ?
Certaine que vous vous êtes dit qu’elles grossissent parce qu’elles mangent mal,
n’est-ce pas ? Mais vous savez, c’est pas vrai, pas vrai du tout. Nous prenons la
pilule pour grossir, n’importe quelle pilule pourvu qu’elle nous donne plus de
seins et de fesses. Ainsi, on se sent moins petites, moins écrasées et nos gars ont
plus de quoi faire dans un lit, vous comprenez ? Vous voyez qu’on ne ressemble
pas aux adolescentes de votre monde.
– Toi aussi, tu prends la pilule, Pauline ?
– Oui, mademoiselle.
– Pour grossir ?
– Parfaitement, mademoiselle.
– Est-ce que tu sais que tu mets ta santé en jeu ? Aucun homme ne mérite un
tel sacrifice.
– C’est ce que Lou raconte, mais ce sont des propos que l’on tient quand on a
des gens pour qui on compte vraiment, je ne parle pas des gens qui ont de
l’intérêt pour nous, mais des gens pour qui on compte vraiment. Nos mecs du 9-
3 veulent que nous soyons grosses, sinon ils ne nous regardent pas. Bien sûr que
nos gars ne conviennent pas aux femmes comme vous qui, petites, pensaient que
leurs parents avaient commandé leurs petits frères par la poste, qui n’ont jamais
eu besoin d’amis parce que leur famille les aime, mais ces hommes-là, c’est tout
ce qu’on a.
– Qu’en sais-tu ? Je ne t’ai rien dit de moi.
– Je sais, c’est tout.
– T’as des dons de voyance à ce que je vois, sourit-elle.
– Oh non, mademoiselle. Il suffit de regarder vos yeux. Il y a du soleil dedans
même lorsqu’il fait nuit.
– Tu m’étonnes, Pauline. Bonne nuit.
Elle s’est tournée face au mur. Quelques minutes plus tard, je l’entends qui
respire longuement avant de s’endormir. Elle m’emporte avec elle, j’en suis
certaine. Les gens heureux aiment écouter des histoires épouvantables pour se
donner l’illusion qu’eux aussi ont des raisons de faire des cauchemars.
7
Ce matin, notre maison est toute dansante, les tables, les tabourets, les
fauteuils, tout bouge, même l’air criblé de lumière. C’est maman qui, dans une
espèce d’exaltation, déplace les objets, les essuie, récure, nettoie. Elle recouvre
les fauteuils sales avec ces tissus colorés et gais dont les Africaines
confectionnent leurs boubous. Elle pose là un bouquet de fleurs. Sa robe de
chambre de lainage bleu virevolte, ses cheveux négligemment noués s’affolent
aussi. « Où est le Monsieur Propre ? Et l’eau de Javel ? S’il te plaît, passe-moi
l’éponge sous l’évier. » Plus qu’un pressentiment, j’ai une certitude : un mot de
travers ou un geste inapproprié briserait cet élan. Alors je l’aide, oui, j’aide ma
maman. Je savonne le carrelage, tords la serpillière, tout en écoutant une
musique métallique dont l’écho me met la larme à l’œil. Fabien, ennuyé par ce
remue-ménage, change de pièce en fonction de l’endroit que nous nettoyons.
Puis on vaporise du sent-bon.
À la fin, l’appartement brille et flamboie telle une fête foraine. Les boutons
blancs des roses sur la table donnent même l’impression qu’on vit dans une
maison accueillante, oui, un lieu où l’espérance est si vaste qu’il peut à peine la
contenir. Mais qu’as-tu maman ? Qu’est-ce qui te prend ? Ça ne fait rien, ne
réponds pas, car c’est la première fois que je vois quelque chose de bon dans
cette baraque. Qu’importe pourquoi ou pour qui tu t’es décidée, rien n’a plus
d’importance, les choses changent, il n’y a plus une minute à perdre. Mais je t’en
supplie. Laisse plus jamais notre porte ouverte aux intempéries, laisse toute
chose telle qu’elle est sous mes yeux. C’est joli, joli, si beau, si cocoon. Je la
regarde tandis qu’elle se lave les mains penchée au-dessus de l’évier. J’observe
sa figure ronde et tombante, son dur regard vert, ses cheveux en désordre, et
tristes comme un jardin abandonné. J’ai envie de remettre en place une mèche
rebelle sur son front. Je reste immobile et je respire fort, car mon esprit frôle
quelque chose de vivant : un homme. Oui, maman a un nouvel amour dans sa
vie, bien sûr. Qui lui a promis… mais quoi ? Le mariage ? Pourquoi les vieux se
marient-ils ? Pour ne pas mourir seuls, bien sûr. L’aime-t-elle ? A-t-il des
enfants ? Je souris, tandis qu’elle allume le four, y introduit un gigot d’agneau,
me disant qu’elle a enfin compris qu’il faut créer une atmosphère langoureuse
pour donner à un homme l’envie de mener toute une vie à deux, ou une demi-
vie, ou un quart de vie avec elle. Je pense que si maman amorçait un véritable
changement, je saurais l’aider, rester à ses côtés, courageuse et invisible, et que
ce à quoi elle aspirait et qu’elle ne pouvait atteindre, à deux, on l’atteindrait…
peut-être.
– Tu m’aides à mettre la table, Pauline ? me demande-t-elle en regardant sa
montre, fébrile. Nous serons quatre. Il faut que j’aille me préparer.
– Bien sûr.
– Peux-tu faire l’effort d’être polie pendant trois heures pour ne pas me faire
honte devant notre invitée ?
– Tu peux compter sur moi.
– Vraiment ? demande-t-elle, sceptique.
Je soutiens la froideur de son regard et mon cœur se serre à la vue de la haine
qu’il exprime. Je lui souris, elle aussi me sourit par stimulation ou par solidarité,
je ne saurais le dire. Je demi-tourne, ramène mon corps vers ma chambre, enfile
un jean propre, des baskets, et l’interphone résonne. J’ai à peine ouvert la porte
qu’une vieille dame sur le palier crie :
– Pauline, ma petite Pauline, que tu as grandi !
– Grand-mère, je crie à mon tour en me précipitant dans ses bras. J’ignorais
que tu venais. Je suis si contente de te revoir. Ça fait si longtemps ! Vraiment.
Elle me serre dans ses bras, m’impose son parfum épais et lourd, s’écarte pour
me contempler
– C’est vous qui m’aviez abandonnée, fillette. Vous n’êtes plus jamais revenus
me voir, ton frère et toi.
– C’était pas drôle d’aller chez toi, grand-mère. Tu nous demandais de nous
cacher quand tes voisins te rendaient visite, t’en souviens-tu ?
– Je croyais que vous trouviez la situation drôle, moi !
– Nous croyions que tu avais honte de nous, parce qu’on est noirs.
– Honte de vous ? dit-elle en éclatant de rire et en m’ébouriffant les cheveux.
Vous êtes de magnifiques petits-enfants. Les plus beaux de mes petits-enfants.
Que tu es jolie !
– T’es pas mal non plus, grand-mère, dis-je, sincèrement émue.
Grand-mère est belle comme le sont les vieilles choses. Ses cheveux teints
sont ramassés en un lourd chignon sur sa nuque. Son faux tailleur Chanel met en
valeur ses pommettes hautes et sa peau laiteuse presque translucide. Seules les
rides sur son visage et ses mains racontent qu’elle a survécu à la Seconde
Guerre, survécu à de Gaulle, survécu à Mitterrand et même à grand-père qui, sa
vie durant, lui a fait désirer ce que lui désirait et qui est mort d’une crise
cardiaque en regardant la finale des Chiffres et des lettres à la télévision. Grand-
mère a pleuré sept jours, a glissé comme une ombre sur tout ce qui venait à sa
rencontre pendant trois mois, puis, un matin, elle a étiré ses vertèbres, s’est
outrageusement maquillée comme le font toujours les vieux et, les pieds
fringants, elle s’est mise à fréquenter les dîners organisés pour le troisième âge,
les bals où l’on danse le tango argentin et où des vieilles fripouilles espèrent
encore dégoter une moins décatie en vue d’un voyage vers le septième ciel.
Je ramasse sa valise et m’engage dans le couloir.
– Et c’était comment ton voyage, grand-mère ?
– Un peu bref, dit-elle sans bouger. J’ai même pas eu le loisir de profiter du
paysage. Quelle idée de faire des trains si rapides !
– Quelque chose ne va pas ? je demande, inquiète de son immobilité.
– Tout va très bien, Pauline. Il faut que tu m’aides. Donne-moi ton bras. Je
suis aveugle.
– Aveugle ?
C’est alors que je remarque les lunettes noires que porte grand-mère telle une
star de cinéma qui veut garder l’anonymat.
– Qui est aveugle ? demande maman en apparaissant brusquement devant moi
et en collant deux bisous distraits sur les joues de grand-mère.
– Oui, c’est qui l’aveugle ? demande Fabien.
– C’est grand-mère, dis-je.
– Ah oui ? fait Fabien, tout émoustillé. Comment est-ce arrivé ?
Il ôte les lunettes de grand-mère et ausculte ses yeux.
– Mais il n’y a aucune trace de violence autour de tes yeux, grand-mère, dit
Fabien. Pas de bleus, pas d’ecchymoses. Pour être aveugle, il faut avoir été
tabassé. Comment est-ce arrivé ?
– Ça n’a pas d’importance, dit grand-mère. Je suis aveugle, c’est tout.
Durant le repas, grand-mère parle, parle, la bouche pleine. Maman sourit,
approuve de la tête, sans la regarder, lance une phrase et fixe la pendule. C’est
curieux combien les vieux radotent. Et de raconter comment grand-père et elle se
sont rencontrés, un 14 Juillet. Comment ils se sont trouvés pris au milieu d’une
foule en liesse, les poussant et pressant de tous côtés. Comment elle est tombée,
comment il l’a aidée à se relever et ne lui a plus lâché la main jusqu’à ce que
mort s’ensuive. Comment elle a eu ses quatre enfants, accidentellement, mais
elle ne regrette rien, car la vie de sa descendance n’est que débauche de lumière,
feux d’artifice. Mon oncle Samuel, qui est contremaître dans un chantier à Laval,
a deux mômes dont l’aîné est à l’université ; mon oncle Didier le plombier est si
beau qu’on pourrait le prendre pour un de ces mannequins qui bombent le torse
dans des magazines de mode. Quant à ma tante Mathilde, c’est la factrice la plus
célèbre de Fort-Mardyck. Il y a quelque chose d’heureux sur le visage de grand-
mère lorsqu’elle évoque ses souvenirs.
– Que demander de plus à la vie, hein ? J’ai eu des enfants honnêtes,
travailleurs, droits. Ils n’ont jamais volé, tué, ou même simplement été
adultérins. Même mon Didier qui je l’espère se mariera un jour a toujours
préféré les femmes libres, et quand j’y pense, il n’a aucun vrai péché sur la
conscience.
– Qu’en sais-tu ? l’interrompt maman.
– Je sais de quelle pâte vous êtes faits, non ? C’est moi qui ai accouché.
– Ils ne se sont jamais drogués ? demande Fabien. T’en es sûre, grand-mère ?
Même pas fumé un pétard ?
– Jamais !
– Moi, à ta place…
– Quoi ? Je dois douter de mes enfants ? Mais il n’y a aucune raison, fiston.
Regardez votre mère. Elle s’en est sortie. J’étais certaine qu’elle s’en sortirait.
– C’est pas grâce à toi, que je sache, dit ma mère violemment. Je serais restée
à la maison que je serais devenue folle.
– Folle, folle, mais que de grands mots, ma chérie. Je t’ai bien éduquée, c’est
tout.
– Tu me frappais et tu appelles ça de l’éducation ? Tu m’obligeais à faire le
ménage à ta place et tu appelles ça de l’éducation, maman ? Je n’avais pas le
droit d’aller jouer tant que je n’avais pas nettoyé la maison et nourri les poules,
et tu appelles ça de l’éducation ? M’envoyer travailler chez les gens alors que je
n’avais que quatorze ans, c’est de l’éducation ?
– Oui, oui et oui ! Si ta maison est bien tenue, si tes enfants sont bien élevés et
que t’aimes travailler, c’est grâce à moi. Tu vas quand même pas me dire que tu
voulais faire des études, Thérèse ? T’en étais pas capable et tu le sais.
– Oh, ferme-la maman.
– Mais c’est la vérité. Ton père a vite compris que…
– Laisse mon père où il est, maman. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi
tu en parles. Il n’a pas arrêté de te tromper de son vivant, de te traiter comme une
moins-que-rien, de te frapper.
– Mais il ne m’a pas quittée, au moins, lance-t-elle méchamment. Et toutes les
femmes ne peuvent pas se vanter de n’avoir jamais été abandonnées.
– À t’entendre, il faudrait te décerner la médaille à la fois de la femme battue
et de la cocue la plus heureuse du monde.
Elles demeurent un instant bouillantes de colère, effarées presque, comme si
elles se découvraient cette haine réciproque qui couve depuis tant d’années.
– Qu’as-tu à me reprocher, Thérèse ?
– Je n’avais pas de temps pour moi. Thérèse, fais, prends, donne, va nourrir
les poules. C’est pour ça que je suis partie… Pour m’épanouir, enfin.
– Quand on voit le résultat, c’est réussi.
– Qu’insinues-tu ?
– Rien, ma fille. Mais cette mise en scène. C’est triste, vraiment.
– Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
Grand-mère se lève, regarde autour d’elle. Une horloge sonne quelque part et,
par la fenêtre, je vois un clébard s’envoyer une petite chienne. Le bonheur est
simple, me dis-je. Il suffit de se contenter des petites joies, c’est tout.
– Assez de cette comédie, ma fille. Il n’y a aucune photo de famille sur les
murs, même pas celles de tes enfants sur la commode. Ça se voit que le sol vient
d’être nettoyé, ça pue la javel. Si ton objectif était de m’épater, c’est raté.
– Tu n’es plus aveugle, grand-mère ? demande Fabien.
Comme grand-mère fait semblant de ne pas l’entendre, il ajoute :
– Tu es sourde aussi ?
Grand-mère pivote sur ses talons à la manière des bourgeoises.
– Sache, mon petit, qu’il y a tant d’horreurs dans la vie qu’il vaut mieux de
temps à autre se décréter aveugle pour ne pas les voir…
Je croise mes mains sur ma poitrine pour ne pas éclater de rire. Maman est si
furieuse que ses yeux sortent de sa tête. Les veines de son cou enflent et, bien
avant qu’elle n’articule un son, son index montre la porte.
– Sors immédiatement de ma maison, hurle-t-elle.
J’embrasse ma grand-mère qui allie friponnerie et féerie, ma grand-mère, si
difficile à tromper. Je trouve ses pitreries et ses plaisanteries profondes et
édifiantes. Sans un mot, je débarrasse, fais la vaisselle et les images de ce
déjeuner catastrophique défilent sous mes yeux. Je n’en suis pas dégoûtée, tout
au contraire. J’ai un désir encore plus passionné de ces rencontres familiales où
l’on s’expédie des mangues pourries à la tête. « Seigneur », je prie, debout
devant la fenêtre sans rideaux de la cuisine où, rougi par le soleil, le ciel semble
peser sur la terre, « Seigneur, si vous existez, faites que ces engueulades ne nous
empêchent pas de revoir grand-mère, faites que maman soit dans les mêmes
dispositions d’esprit que ce matin, qu’elle continue de nettoyer la maison et de
faire la cuisine. Seigneur, si vous existez, aidez-moi à être une fille attentive. »
Mes espoirs se sont envolés lorsque je suis revenue au salon, disparus comme
la salve d’un feu d’artifice. Il n’y a plus de jolis tissus-pagnes sur le canapé, et çà
et là, maman a replacé ses sacs en plastique remplis de ses vêtements.
8
Mademoiselle Mathilde a écrit quelque chose au tableau, la classe a frissonné.
Elle a écrit cette abjection de son écriture penchée vers la droite, c’est si bien
écrit que, de loin, on voit l’accent sur le e. Il y a là de quoi se faire sauter la
cervelle. J’en suis si estomaquée que je respire l’air que mon voisin de classe
expire. J’ai l’impression qu’un de mes yeux regarde le professeur et de l’autre
cette horreur écrite noir sur blanc juste au-dessus de sa tête. Elle s’est tournée
vers nous, laissant le soleil illuminer cette ignominie.
– Effacez ça, tout de suite ! a ordonné Karsfeld. C’est une insulte originelle,
ça. C’est pas acceptable, du tout, du tout !
– Vous devez l’effacer et présenter aux Africains de la classe des excuses en
bonne et due forme, a dit quelqu’un d’autre, furieux. Sinon, on fout le bordel.
L’écœurement est si énorme que les Noirs ont éclaté de rire. Ils ne sourient
pas, ils rient aux éclats, comme si ce rire était un pic à glace qui ferait surgir d’en
dessous de leur peau les miasmes des colères refoulées, des frustrations vécues,
des avilissements orchestrés dont leurs parents leur ont transmis la mémoire.
– Pourquoi devrais-je effacer ce mot et vous présenter des excuses ? a
demandé mademoiselle Mathilde d’une voix melliflue. Vous l’utilisez bien,
vous, a-t-elle ajouté en le soulignant d’un trait rouge.
– C’est pas pareil du tout du tout, a dit Karsfeld. Entre nègres, on peut
s’appeler « nègres ». Mais qu’un Blanc le dise ou l’écrive, c’est une autre
histoire. C’est de l’injure raciale au premier degré.
– Karsfeld a raison ! ont clamé les Africains de la classe. Ce mot est réservé
aux Noirs exclusivement. Nous, on a le droit de s’appeler entre nous « nègres »,
pas vous.
– Un mot est universel, a rétorqué mademoiselle Mathilde. Ou tout le monde
l’utilise ou d’un commun accord on décide que ce mot est négatif et on le
supprime du vocabulaire français. Je tiens à attirer votre attention là-dessus. Noir
ou Blanc, on n’a pas le droit d’employer certains termes qui peuvent blesser. Me
suis-je bien fait comprendre ?
Un long silence s’est abattu sur la classe et on a fait le gros dos. Je feuillette
Le Livre de ma mère que m’a offert mademoiselle Mathilde. J’ignore beaucoup
de choses, mais je ne suis pas bête, alors j’ai mis ma langue dans ma poche,
m’escrimant malgré tout à trouver une pensée cohérente, si difficile à isoler dans
cette étrange atmosphère. C’est alors que la voix de Lou s’est élevée comme une
feuille devant la giboulée :
– Vous avez tort, mademoiselle.
Mademoiselle Mathilde a froncé les sourcils, son cœur a dû essayer de fuir de
sa poitrine puisqu’elle l’a comprimée violemment.
– Pourquoi, ma petite Lou ?
– Parce qu’on ne peut pas ne pas utiliser ce mot. Il renferme la notion même
de la culture des peuples venus d’Afrique. On parle d’« art nègre », de « culture
nègre », d’« identité nègre », c’est ma mère qui me l’a certifié.
– C’est un point de vue, Lou. Mais ce mot est péjoratif.
– Ma maman dit le contraire, mademoiselle. La négritude est…
– Ça suffit, Lou. Ouvrez votre livre de grammaire page 87. Nous allons revoir
l’accord du participé passé avec l’auxiliaire.
– Il en va toujours ainsi, m’a soufflé Lou.
– Pourquoi tu dis ça ?
– Les Blancs… ils réfutent nos arguments les plus valables pour nous
soumettre à leur suprématie intellectuelle.
– Hum, hum, ai-je dit, comme toujours lorsqu’on me parle de politique.
La politique telle qu’on la perçoit, telle qu’elle est perçue dans les banlieues,
m’ennuie et les problèmes raciaux m’ennuient encore plus. Je me demande ce
qu’on serait devenus à Pantin, où nous en serions si nous n’avions pas la
possibilité de ressasser les insultes, les violences, les sournoiseries et les
complots dont nous sommes convaincus d’avoir été les dignes victimes. Ils
excusent toutes nos faiblesses. Ils justifient qu’on ait des arriérés de loyer, ils
expliquent que nos enfants soient déscolarisés et excusent la violence de nos
jeunes qui peuvent se constitutuer en gangs sans être inquiétés. C’est de la faute
de l’esclavage ou de la colonisation. Toute cette bouillie a un responsable, le
Blanc, je le sais, mais ce constat ne m’empêche nullement de penser qu’on ne
cherche pas à s’en sortir.



À l’heure du déjeuner, Lou s’est mise à me sourire benoîtement. J’ignore ce
qui se passe dans sa tête. Elle me dit tout d’un coup :
– Viens déjeuner à la maison. Ma mère fait la meilleure cuisine du monde.
– Mais elle ne me connaît pas.
– C’est une vraie Africaine. Elle sera heureuse d’avoir une bouche de plus à
nourrir.
– Personne n’aime avoir une bouche de plus à nourrir.
– Les nègres, si. Ils aiment avoir plusieurs bouches à nourrir car cette manière
d’être inconsciemment généreux les maintient dans une situation de pauvreté
chronique, autrement, ils ne seraient plus tout à fait des Africains, tu piges ?
Je n’ai rien compris, mais je sais qu’il faut se méfier des gens prompts à vous
rendre service, parce que le moindre petit service a un prix.
– Non, merci, dis-je en me grattant le dos de la main.
Mon regard parcourt les toits des maisons au loin. Un oiseau perché sur une
branche soudain s’envole. J’aimerais tellement voler, partir au loin, rencontrer
d’autres visages, me refaire une nouvelle vie, tisser des liens avec des gens
ordinaires qui me demanderaient : « Ça va, Pauline ? Ta maman va bien ? Et ton
frère ? » Des gens qui m’inviteraient dans leur cuisine et me serviraient une
menthe à l’eau. J’aime bien la menthe à l’eau, elle a la couleur de l’espoir.
Lorsque Lou a passé le portail, j’ai senti des gargouillis dans mon ventre et toute
ma sagesse s’est évanouie sans laisser de trace. Je lui crie :
– Hé, si ton invitation tient toujours, je suis partante.
– Est-ce que tu sais que sauter un repas, c’est mauvais pour la santé ? Je parie
que tu n’as pas pris ton petit-déjeuner ce matin.
– J’ai petit-déj chez mademoiselle Mathilde, fais-je fièrement. De toute façon,
je n’ai pas besoin de manger. Je suis déjà bien assez grosse… Mais j’aime être
grosse, j’ajoute en me déhanchant plus que nécessaire.
Je vois à ses yeux que je viens de l’impressionner, d’autant plus fortement que
des garçons ne cessent de me faire des clins d’œil ou de me lancer des « Bonjour
Pauline ». Timothée, un négrillon aux yeux verts, s’est rapproché
dangereusement. C’est un dealer et il a beaucoup de succès auprès des filles
parce qu’il gagne très bien sa vie, qu’il peut les emmener danser, leur acheter du
Coca-Cola ou leur offrir des bijoux chez Zara.
– Tu viens avec moi au Quick ce soir, Pauline ? me demande-t-il en s’infiltrant
entre nous. Je t’invite.
Je ne réponds pas.
– Tu me la présentes, ton amie ?
Je ne réponds pas.
– Ne me dis pas que tu en pinces encore pour Nicolas, parce qu’il kiffe pas
mal Adélaïde.
Je suis si affectée que je suis obligée de répondre :
– Nicolas et moi, c’est autre chose, Timothée. Tu ne peux pas comprendre.
– C’est purement platonique alors vous deux ?
– C’est pas ton problème.
– OK, Pauline. C’était en tout bien, tout déshonneur.
J’ai mal, si mal, mais je me dis que j’ai tort d’être jalouse, qu’une femme ne
devrait pas éprouver des sentiments sots capables de foutre un mariage en l’air,
qu’il en a toujours été ainsi de mes relations avec Nicolas : des heures
d’engueulades, d’insultes, d’humiliations sciemment infligées en échange de
furtives caresses, de baises au vol, pour certifier que lui et moi, c’est à la vie à la
mort, surtout à la mort puisqu’il faut bien qu’un jour je meure de quelque chose,
alors pourquoi pas d’un coup de poignard magistralement administré par mon
amoureux ?
– Tu en connais du monde bizarre toi, dit soudain Lou en m’extirpant de ma
tristesse.
– Et comment !
Je me mets à fanfaronner sur mes connaissances qui traversent Pantin et se
perdent aux confins de Bobigny. Je prends un malin plaisir à lui expliquer que
Timothée traficote avec les réseaux chinois et qu’il est amoureux de moi ; que
Bonny a cassé la gueule à Tcherankeu à cause de mes beaux yeux, que, que et
que… Sans m’en rendre compte, je creuse les fondations de notre relation. Tant
que durera notre amitié, je partagerai avec elle des fausses histoires intimes, j’en
inventerai, juste pour lui faire croire que je suis un sex symbol, une dont tous les
garçons raffolent, une dont l’éclatante réussite amoureuse est une belle revanche
sur son échec social. C’est ainsi que je compenserai mon manque de culture face
à cet ovni d’intelligence.
– Tu les envoies paître, j’espère ? me dit-elle.
– Pourquoi ? Ça fait du bien de savoir que tous les mecs fantasment sur toi,
non ?
– Peut-être bien… Mais c’est ce qui se passe après qui me dégoûte.
– Comment ça après ? Après quoi ?
– Ils se touchent en pensant à toi, c’est ma mère qui me l’a dit.
– C’est pas pour de vrai, alors qu’est-ce que ça peut bien faire ? Et même si
c’était pour de vrai, on est à l’époque de la pilule.
Lou est presque déjà une bonne amie. Je sens qu’on peut lui exposer ses
entrailles et même lui faire pénétrer les égouts de ses cauchemars, sans que sa
vie privée fasse la une des conversations dans les squats.
La concierge est dans la rue, à traîner les poubelles. Ses doigts agrippent les
sacs d’ordures avec une telle rage que ses phalanges en sont blanches. Je ne
m’étonne pas lorsqu’elle se tourne vers moi dans un élan de colère spontanée.
– Espèce de traînée ! Que je ne te revoie plus dans mes pattes. Et quoi encore,
hein ? Je ne peux pas travailler en paix sans que…
– Mais je n’ai rien fait de mal !
– Tu fais toujours quelque chose de mal, sale hypocrite !
– Ce sont des préjugés, dit Lou. C’est pas parce que Pauline traîne un peu par-
ci par-là que c’est une mauvaise fille.
– Ne me contredis pas, toi, d’accord ? dit-elle en pointant son doigt tordu par
l’arthrose vers Lou. D’abord, qu’est-ce que tu fous en compagnie de cette moins-
que-rien ? Certaine que ta mère ne le sait pas.
– Je sors de l’école.
– Peut-être bien, mais j’avertirai ta maman. Elle te chauffera les oreilles
lorsqu’elle saura que tu fréquentes la pire racaille.
– Laisse tomber, me dit Lou. Ce n’est qu’une vieille dame qui n’a plus toute
sa tête.



J’aimerais décrire la maman de Lou comme un écrivain, avoir cet art de
l’imagination qui nomme exactement les choses. Je pourrais dire qu’elle
ressemble à. Mais à quoi donc ? Ça ressemble à quoi une Africaine qui a été à
l’université ? Ça ressemble à quoi une mère si cultivée qu’elle est capable
d’élever sa fille seule ? Ça ressemble à quoi une Noire intelligente qui est
responsable du rayon fromages chez Casino ? Ça ressemble à quel désespoir
lorsqu’elle s’est rendu compte qu’aucun des hommes qu’elle espérait épouser ne
voulait d’elle parce qu’elle était trop ambitieuse ? Ça ressemble à quoi in fine
lorsqu’une négresse rouge érable est obligée de se faire féconder par le premier
Blanc venu pour ne pas crever sans enfant ?
À part ça, elle a déménagé ce qui lui restait d’ambition et l’a emménagé chez
sa fille. À part ça, ses seins en torpille sous son chandail rose flottant font le
désespoir du vocabulaire ; à part ça, sa taille minuscule ne peut éblouir qu’un
étranger aux normes en vigueur à Pantin ; à part ça, ses cheveux crêpelés ont été
aplatis par les chocs sismiques du défrisant Skin Success. Leurs pointes rouges
comme un cul de guenon frisottent autour de son cou. Sa petite maison est si
propre qu’on a envie de se laver dix fois les pieds avant de fouler son plancher.
Un canapé en cuir rouge, une table basse qui ressemble à s’y méprendre à un
bloc d’acier compact, des journaux et des bouquins : Comment se soigner grâce
à l’acupuncture, Vos plantes et vous. Le long de la baie vitrée, des fougères, des
palmiers miniatures, un cactus géant, des chrysanthèmes au cœur rouge ou blanc.
L’ambiance est si feutrée que l’on peut imaginer assises au rebord de la fenêtre,
des vierges brodant des napperons tout en se murmurant des confidences et des
secrets.
Sa maison est bien rangée parce qu’elle veut mettre mal à l’aise les gens
comme moi, me dis-je, des gens qui ont raté leur vie avant de la commencer. Ses
yeux sombres regardent droit à travers ma personne comme si j’étais invisible.
Je tente un sourire pour être vue. Elle m’observe enfin, mais comme si j’étais un
alien revêtu d’une peau humaine. Elle m’étudie longtemps sans prononcer une
parole. J’ai froid comme si un vent polaire s’était levé dans la pièce.
– Tu viens, Pauline ? me demande Lou.
Je la suis tandis qu’elle ôte son manteau, qu’elle le jette sur une chaise, qu’elle
s’assied pour le repas, que sa maman lui demande d’aller se laver les mains, puis
comment se sont déroulés ses cours ce matin. J’ai un instant d’angoisse : est-ce
ainsi que vit une famille ordinaire ?
De sa voix de quelqu’un qui est trop bien partout, la maman de Lou me fait
subir un interrogatoire. Tu es très jolie, ma fille… Qui est ton père ? Quel métier
exercent tes parents ? Tu es bien grande pour une fille de douze ans. Je suis si
fière d’être grande que je ne peux m’empêcher de lui dire que je vais sur mes
quinze ans. Elle fronce les sourcils, se demande pourquoi je suis en sixième alors
que j’aurais dû intégrer la seconde.
– Tu as peut-être été malade, ma fille ?
– Non, madame. L’école me faisait chier.
– On dit « l’école m’ennuyait », m’interrompt-elle. « Chier » est un mot
vulgaire, surtout venant de la bouche d’une aussi jolie fille que toi.
– Excusez-moi, madame. Je n’y allais pas parce que je me réveillais pas le
matin, car je souffre d’insomnie.
– Chaque matin, je secoue Lou pour qu’elle se réveille. Ta mère pourrait faire
de même.
– Ma mère n’a pas le temps. Elle a trop de chats à fouetter. D’ailleurs, elle dit
toujours qu’une fois qu’un enfant est né, il faut mettre sa ceinture de sécurité
parce qu’on se sent si démuni face à lui qu’on risque de tomber dans le vide.
Le mère de Lou a ouvert grand sa bouche aux dents parfaites. J’ai vu sa
langue rose onduler telle une queue de margouillat. Des filets de salive s’y
agglutinent, elle les ravale et fait « tss, tss » comme un chat noir face à une
vipère.
– Mais maintenant, j’ai décidé que le désordre est derrière moi, dis-je. C’est à
moi de prendre mon destin en main.
– Il faut prier, ma fille. Dieu te donnera la force.
– Prier ? Mais je n’ai jamais prié, madame. Je pense que se parler à soi-même
est un signe évident de folie.
De la tête, Lou me fait signe de me taire. J’ai rempli mon assiette tout en
continuant de m’entretenir avec sa mère sur un ton responsable. Elle semble
impressionnée par mon exposé sur le placement des jeunes dans les foyers et sur
les conditions de détention des enfants mineurs. J’en connais un rayon là-dessus
et j’aurais sans doute avoué que j’ai déjà été interrogée plusieurs fois par la
police, et même gardée au poste vingt-quatre heures, si soudain je ne m’étais pas
aperçue qu’elles avaient cessé de manger et me fixaient étrangement.
– Et la fourchette, on n’utilise pas de fourchettes chez toi ? me demande la
mère de Lou.
De la sauce dégouline le long de mes mains. J’ai des élancements dans ma
jambe, celle qui est plus courte que l’autre. Je calme la douleur en frottant mes
pieds l’un contre l’autre, je lèche mes mains.
– Une fourchette pour manger du riz avec du poulet sauce arachides ? Mais
c’est bien meilleur avec les doigts.
– À table, on utilise une fourchette, jeune demoiselle.
– Tu peux venir un instant, maman ? demande Lou.
Le ton de Lou est calme. Sa mère me sourit, mais les ridules autour de ses
yeux n’annoncent rien qui vaille. De là où je suis, leurs voix me parviennent
assourdies par les cloisons :
– Pauline est mon invitée, maman. Tu n’as pas à la critiquer. Si elle veut
manger avec ses pieds, tu n’as rien à dire.
– Je t’interdis de me parler ainsi. C’est chez moi et si tu veux que je respecte
tes invités, tu n’as qu’à ne pas ramener une délinquante à la maison.
– Tu mangeais bien avec tes doigts en Afrique, non ?
La mère de Lou a dû lui mettre une bonne claque car j’entends Lou lui dire
qu’elle ne perd rien pour attendre, qu’un jour, quand elle aura le dos tourné, elle
se suicidera en buvant de l’eau de Javel, qu’elle regrettera alors ce qu’elle lui a
fait. En plus, ajoute-t-elle, à cause d’elle, elle a toujours des problèmes avec les
jeunes de son âge : elle l’éduque bizarrement et tout est de sa faute.
– Arrête de dire des conneries. Je t’apprends les bonnes manières. Mais sache
que les gens n’aiment pas que quelqu’un se vante d’en savoir plus qu’eux. C’est
ton comportement général qui te pose des problèmes.
Quand elles reviennent dans la salle à manger, Lou a les yeux rouges. Sa mère
me sourit, j’aurais préféré qu’elle me chasse, ç’aurait été plus franc. À me
sourire ainsi, elle ressemble à une affiche de publicité pour de la mayonnaise.
– Mange, ma fille, me dit-elle, mange.
Je ramasse la fourchette et tente de porter les aliments à ma bouche, mais le
cœur n’y est plus. Découragée, je repousse le plat, l’âme pleine de ressentiment.
– Je n’ai plus faim. Excusez-moi, madame, j’ai pas l’habitude de fréquenter
des gens comme vous.
– Mais je n’ai rien de spécial, Pauline, et j’aime que les gens se sentent à l’aise
chez moi.
– Alléluia, dit Lou en regardant sa montre.
Au moment de partir, Lou s’est tournée et a vu le décolleté de sa mère. Elle y
a enfoui sa tête, écoutant les petits bruits qui traversent l’épais lainage.
– Ton estomac glougloute encore maman.
– J’ai quelques difficultés à digérer ces derniers temps.
– Tu ferais mieux de prendre de l’Alka-Seltzer. Tu en as encore ? Tu veux que
je t’en achète à la pharmacie ?
– T’inquiète pas, ma chérie. Ça va aller.
Je suis soulagée de m’éloigner de cette Africaine hypocrite avec ses grands
airs, qui me la joue supérieur, je n’ai pas été élevée dans une porcherie. Je suis
soulagée de fuir cette maman que sa fille serre dans ses bras parce qu’elle se sent
mal. Je sais que lorsque sa mère mourra, Lou fera sienne cette phrase que j’ai lue
dans le livre d’Albert Cohen : « Souriant et faible devant ma glace où je cherche
ma mère, ma glace qui me tient froidement compagnie, et dans laquelle je sais,
souriant, que je suis perdu, perdu sans ma mère. »
9
Nicolas hante mon sommeil, il n’a pas répondu à mes appels. Aux nuits
pluvieuses de novembre succèdent des journées ensoleillées. À l'aube tout est
aussi calme et serein que le visage de mon frère qui dort, nullement préoccupé
par le naufrage familial. Il laisse le destin nous ronger et ne désire rien changer,
ne serait-ce que pour son propre bien.
Une tristesse insurmontable s’est abattue sur moi. J’ai envie de ne sais quoi au
juste. Peut-être de ne pas vivre à notre époque, à moins que ce ne soit de ne pas
être née, de naître plus tard, quand maman aura toute sa tête.
Je suis sortie. Le ciel est haut, les arbres brillent. Je n’ai pas fait ma toilette et
la concierge me hèle, moqueuse :
– Il n’est pas un peu tard pour l’école, Pauline ?
Elle me montre l’horloge accrochée dans sa loge comme une terrible pièce à
conviction.
– Occupe-toi de tes fesses, dis-je.
Je traverse le jardin, sans cesser de penser à Nicolas. Ce n’est pas en
m’engueulant avec la concierge que je réussirai à endiguer mes angoisses. J’ai
besoin pour cela de manger.
La Perle noire est vide. Le patron est assis à une table, les yeux brillants, les
coudes largement écartés. Il découpe un bifteck, plante sa fourchette dans un
morceau. Il mange vite, en buvant de la bière. Tantôt il s'essuie la bouche, tantôt
il se penche sur son assiette où la viande semble crier à l'aide sous la lame.
– Les cuisines sont encore fermées, Pauline. Qu’est-ce que tu veux ?
– J’ai faim.
– T’en veux un morceau ?
Sans attendre ma réponse, il découpe de la viande qu’il pousse vers moi, me
donne des couverts. « Mange, mange », dit-il la bouche pleine. Ses lèvres bavent
quand il mastique.
– Ça te dit un Coca ?
– Si tu en as.
Il a ouvert une canette et, le temps que la boisson m’entraîne vers les sommets
du bien-être, il a fouillé dans son pantalon et me dit :
– Regarde.
– Quoi ?
– Ça.
– Ça quoi ?
– Ça là. C’est pour toi. T’en veux ?
– Quoi ?
Ses yeux se sont révulsés. Il a sorti un mouchoir de sa poche et s’est essuyé.
– T’es vraiment une chouette fille.
Il a fumé une cigarette le regard fixé au plafond, silencieux, attendant quoi ?
Que je lui dise que ce qui venait de se passer m’avait fait mouiller ? Que pendant
qu’il se chatouillait, je pensais à Nicolas, que je l’avais dans la peau, qu’il était
tout pour moi ?
Un soleil se cache derrière la branche d’un arbre dont je ne connais pas le
nom. Je ne me sens ni bien ni mal. J’ai ouvert Le Livre de ma mère, j’ai
recommencé à lire. Le restaurant est toujours vide, alors que les aiguilles de
l'horloge sont presque à la moitié. Je lisse mes cheveux dépeignés tout en me
concentrant du mieux que je peux sur la page devant moi. Il y a plein de mots
difficiles. Je sais que la maman de l'écrivain est morte, ce qui explique qu’il
écrive ces mots compliqués. Il y a comme un cirque dans ma tête, je souris.
– Qu’est-ce qui te rend si heureuse, Pauline ? demande le propriétaire de La
Perle noire.
– C’est ce livre. Le type parle de sa mère qui est morte, il la décrit comme si
elle était vivante, c’est vraiment bizarre, bizarre vraiment.
– Une mère, c’est très important, Pauline. Depuis que la mienne est partie, je
suis plus le même. Est-ce que tu vas m’aimer un jour, hein, ma petite Pauline ?
Autant qu’elle, je veux dire.
Peut-être a-t-il rougi quand il s’est aperçu que sa question était stupide. Son
dos s’est voûté. L’accablement a rendu plus ténébreux son visage sombre et la
pétrification de ses traits a quelque chose d’effrayant.
– C’est pas ce que je voulais dire…
– C’est pas grave, mon pote, on dit tous des choses qu’on ne pense pas.
Et ce n’était pas grave, même si à la télévision, M. Sarkozy ne cesse de
rouspéter contre les Noirs, contre la repentance, contre la commémoration de
l’esclavage. Je le trouve génial très souvent, con parfois parce que demander
pardon à l’autre n’est pas en soi de la repentance, c’est juste reconnaître son
humanité, c’est Lou qui me l’a dit.
Le vent souffle, des feuilles mortes volettent comme de la cendre. Des jeunes
gens écoutent de la musique avec leur MP3 en dansant. D’autres jouent des
coudes afin de démontrer qu’ils sont les chefs d’une bande aux objectifs
incertains. Quelques filles se pomponnent à coups de rouge à lèvres, de poudre
compacte et de blush. Penchés aux balcons des immeubles, des gamins de sept
ou dix ans étudient les gestes de leurs aînés, parce qu’ils savent instinctivement
qu’ils en feront usage plus tard.
Je mets le capuchon de mon anorak sur ma tête pour ne pas me faire
remarquer, comme si, l’espace d’un moment, je ne voulais plus appartenir à cet
univers de la rue. J’ai cru voir Nicolas venant en sens inverse et tenant par la
main Adélaïde. Mon cœur a eu un raté, mais le couple a disparu de mon champ
de vision.



Le salon de coiffure de maman se trouve à l’angle de la rue Hoche et de
l’avenue Jean-Lolive. Il y a toujours pas mal de circulation à cette heure-là.
Quelques candidats au massacre traversent la cité à vive allure, brûlant des feux
rouges, parce qu’ils croient que nul avec toute sa tête ne peut y habiter, que c’est
un lieu de transit. M. Deputiel, un retraité de chez Renault au teint très pâle et
aux yeux noirs, relève le numéro des contrevenants puis téléphone à la police.
Les gens le regardent faire, gênés, parce qu’il s’adonne publiquement à la
délation alors qu’eux le font cachés derrière leurs volets.
– Alors, monsieur Deputiel, je lui demande, vous en avez piégé combien
aujourd’hui ?
– Des dizaines, me répond-il fièrement. Je vais donner leur numéro
d’immatriculation à M. Kleim du service des contredanses. Bientôt, je
m’attaquerai aux dealers. Tu ferais mieux de dire à tes amis d’arrêter leurs
activités illicites, sinon…
– Je ne suis pas dans ce genre de plans, monsieur Deputiel. Je ne touche pas à
la drogue.
– Tu t’en approches assez pour en sentir l’odeur, fait-il en me reniflant.
– Oh, oh, je dis en m’éloignant.
– C’est mieux de fuir, Pauline, dit-il le plus sérieusement du monde.



Le salon de maman pue tout ce que l’univers a déjecté de toxique. L’espoir
des laiderons de Pantin d’être transformées en bombes sexuelles les oblige à
accepter d’être empoisonnées, convaincues qu’elles ressembleront aux
mannequins frigides des magazines de mode. À main gauche, des femmes
bigouditées mijotent sous des casques et téléphonent à tue-tête ; à main droite,
des femmes encore, lisant des journaux à scandale pour oublier les brûlures du
défrisant Skin Success. Une jeune fille pleurniche sous la morsure atroce de son
premier défrisage.
– Il faut me laver les cheveux, gémit-elle. Ça fait trop mal.
– La beauté ne fait pas mal, rétorquent les autres candidates à la
métamorphose, qui se mordent les lèvres pour ne pas laisser transparaître leur
douleur. Supporte, ensuite tu seras belle.
Maïmouna, l’associée de maman, se tue au travail et maman la méprise.
Quand son prénom résonne dans la pièce, Maïmouna sait qu’elle va subir
l’humiliation d’une mise en plis mal faite, le camouflet d’une coupe ratée ou une
belle engueulade suite à l’échec d’un défrisage. Elle se tord les mains, c’est tout,
car Maïmouna est une bonne fille très laide, qui visiblement a décidé d’être la
meilleure des coiffeuses en enfer. Malgré les mauvaises conditions de travail,
son visage de chimpanzé est toujours illuminé d’un sourire bienveillant.
– Ma petite Pauline, mais que je suis heureuse de te voir ! Thérèse, regarde
qui est là, fait-elle à maman, comme si j’étais un gâteau d’anniversaire.
Mais Thérèse ne tourne pas la tête vers moi, trop occupée à plumer une
négresse aux tresses incurvées sur ses épaules. Elle décroche sur l’étagère des
faux cheveux qu’elle colle sur la tempe de sa cliente.
– Ces mèches vont bien à votre carnation.
– Assieds-toi, Pauline, dit Maïmouna. Veux-tu boire quelque chose ?
Je me dirige d’un pas lent vers maman et, au fur et à mesure que je
m’approche d’elle, son visage blanc devient écarlate. Je la regarde dans les yeux
en pensant que cette femme m’a nourrie de ses seins, qu’elle a nettoyé mon
vomi, qu’elle a mis son doigt dans ma bouche pour apaiser mes gencives, qu’elle
m’aime malgré ses nerfs qui la tracassent. J’ai envie de lui dire, je t’aime
maman, mais je demande :
– Dis, maman, il t’arrive encore de rêver de papa ?
Sa langue rouge s’agite par-dessus ses caries, puis elle dit :
– Tu veux les interpréter ?
– Je veux savoir, c’est tout.
– En dehors d’avoir raconté à la police que je vous maltraitais, à ce jour, tu ne
m’as jamais demandé si j’étais fatiguée ou triste, si j’avais besoin d’un verre
d’eau ou que quelqu’un me masse les épaules. D’où tiens-tu le droit de connaître
mes rêves, hein ?
– Ne me réponds pas, maman. C’est pas grave.
Je sors en courant presque, bousculant des clients sur mon passage. Quand je
me retourne, je vois à la lueur du crépuscule que ses épaules se sont affaissées,
que ses mains tombent mollement le long de son corps, que ses yeux sont
gonflés de larmes.
Au métro Hoche, une ambulance s’éloigne en hurlant. Des badauds se
dispersent lentement comme si ce qu’ils venaient de vivre n’était qu’un film.
Une femme agite les mains et lance d’une voix passionnée :
– Il faut créer un comité de soutien aux parents. Ce sont des monstres et ils
sont plus nombreux que nous. Un gamin de quatorze ans vient de poignarder son
père sous nos yeux… Il faut faire quelque chose… Je vous en prie.
Elle attrape des gens au passage pour les inciter à épouser sa cause :
– Écoutez-moi, écoutez-moi… On ne va pas se laisser massacrer par nos
gosses, non ?
– Il faut prier pour qu’ils grandissent vite, qu’ils deviennent des adultes et
nous serons débarrassés d’eux, lui répond une femme au visage constellé de
taches de rousseur. Quand ils seront eux-mêmes devenus des parents, que leurs
enfants les menaceront…, ajoute-t-elle avec un large sourire, savourant une
victoire anticipée.
Je suis mécontente, malheureuse presque : les choses ne vont pas comme je le
souhaite. Devant moi, marche une vieille dame en compagnie de son petit-fils.
Elle parle d’enterrement, demande si les pompes funèbres respecteront ses
dernières volontés, combien coûterait la cérémonie et s'il ne serait pas judicieux
qu'elle profite de ses derniers jours pour faire le tour du monde. Je ferme les
yeux. À travers mes paupières closes, je retrouve la lumière pourpre du soleil,
une turbulence de points incandescents qui s’ordonnent et se désagrègent. C’est
alors que je me souviens. Du moins, je crois me souvenir. Peut-être l’ai-je rêvé ?
L’image de Dieudonné caressant les seins de maman s’est construite puis s’est
brisée et, dans la déchirure, une autre image s’est superposée. J’ai vu la même
chambre avec son chevet rouge bordel, la chambre de maman. Je suis allongée
nue, Dieudonné est en train de sucer les seins de ma mère et c’est moi qui
ressens ces sensations agréables. Mais alors ? Alors quoi ? J’ai surpris ma mère
se faisant tripoter par son compagnon, quel mal y a-t-il ? Des enfants
surprennent parfois leurs parents dans des postures indécentes, il n’y a aucun
mal à ressentir de l’excitation devant ces images érotiques, n’est-ce pas ? Je me
suis remise à marcher, remarquant à peine les gens qui se bousculent. Je tente de
mieux discerner l’image, mais je n’y parviens pas. Puis j’entends des cris que je
peux associer à l’image. Quelqu’un que je ne vois pas est debout dans
l’entrebâillement de la porte et hurle : « Salaud ! Salaud ! Je ne te suffis pas,
hein ? » Dieudonné baisse la tête et dit : « C’est pas ce que tu crois, Thérèse. »
10
L’angoisse m’oppresse la poitrine, lorsque je me réveille le lendemain. C’est
cet Albert Cohen que je ne connais pas qui me perturbe, me dis-je. À quoi
t’attends-tu, hein, pauvre conne ? Que ta mère te prenne dans ses bras, qu’elle te
laisse enfouir ta tête entre ses seins ou je ne sais quoi ? Pourquoi cette belle
espérance ? Je suis si mal dans ma peau que j’ai envie de passer les heures
suivantes avec lenteur et sentimentalité, si possible. Alors, je décide d’aller à
l’école, mais je suis très pessimiste sur mon courage à continuer d’y aller.
Je ne comprends pas pourquoi on enseigne l’histoire de l’Égypte aux jeunes à
une époque où les bombes d’obédience américaine fracassent les maisons
irakiennes afin de dissuader les Arabes de profiter de leur pétrole. Je me suis
assise à côté de Mina. Elle ne me jette pas un regard, trop occupée à faire sa
comptabilité de future mère célibataire.

Je la regarde en me disant que si mon amie est en train de rater ses études, elle
ne ratera pas sa vie. Elle est à un tel niveau de prévoyance, qu'elle trouvera bien
un homme avec qui elle concubinera, je suis certaine qu'elle finira son séjour
terrestre entre Pantin et La Courneuve dans un F3 avec papiers à fleurs et
meubles néo-rustiques de chez Conforama.
– À quoi penses-tu ? me demande soudain Mina.
– Je n’arrive pas à me souvenir du moment exact où les choses ont vraiment
changé chez moi.
– Tu veux dire la date exacte à laquelle ta mère ne s’est plus occupée de
vous ? Le jour J où elle a commencé à faire comme si vous n’existiez pas ?
– Oui, la date, mais aussi les indices, les cicatrices, les taches, si tu veux. Là-
dessus, j’ai un blanc.
– Ton frère s’en souvient peut-être.
– Non, il a oublié. Peut-être que nous l’avons fait exprès ? Tout ce que je sais,
c’est que lorsque Dieudonné est parti, les choses ont empiré.
– Un chagrin d’amour. Voilà qui l’excuse de vous avoir fait passer
précocement à l’âge adulte.
– Mesdemoiselles, a crié le professeur d’histoire, pouvez-vous parler à haute
voix afin de nous faire profiter de vos connaissances ?
– Il n’y a pas de scoop, a rétorqué Karsfeld d’un ton las. Tout le monde sait
que Pauline est d’une famille à problèmes.
– Être issu d’une famille totalement barge est une chance, dit Lou. Les enfants
déglingués ont une sensibilité à fleur de peau. Ils trinquent tant que leurs nerfs
sont plus fragiles que ceux des autres. Pauline pourrait devenir actrice ou
écrivain, peintre ou chanteuse d’opéra, qui sait ?
– Tu la boucles, pétasse, ou je te ratisse les cheveux, je la menace.
– Pourquoi es-tu fâchée ? demande Lou en tournant vers moi un regard plein
de tendresse. Je te donne des pistes à explorer pour ton avenir. C’est quand
même mieux d’être adulée par des milliers de fans que de mourir alcoolique et
pauvre, non ?
– Mais qu’est-ce que t’en sais, de mon avenir ? T’es pas le Bon Dieu, que je
sache.
– C’est pas compliqué. Ma mère dit que les filles de ton espèce finissent avec
des taulards dans le pire des cas et, dans le meilleur, épousent des ploucs qui
postulent à L’Île de la tentation.
Il y a des moments où les nerfs sont à bout, où on ne peut plus développer des
trésors de patience. Je l’ai giflée si violemment qu’elle a dû voir des anges. Puis
j’ai écrasé sa gueule sur son pupitre. Elle est tout de travers et les élèves rient,
applaudissent, m’encouragent :
– Ouais, Pauline, vas-y ! Bousille-la ! Tue-la !
Ils sont heureux de ce moment de distraction qui leur permet d’échapper à
l’ennui. Quelqu’un m’a attrapée par le collet, je ne sais qui, puis m’a saisie à
ceinture et m’a envoyée choir. C’était le professeur. Il est furieux parce que j’ai
frappé Lou, la chouchoute, celle qui donne l’impression aux enseignants de
servir à quelque chose. Déjà, il la serre dans ses bras, la console, puis il dit au
travers d’une colère sèche :
– Sortez de ma classe, Pauline.
– Je ne voulais pas être méchante avec toi, Pauline, dit Lou. Je blaguais.



Je ne me suis pas fait prier pour me jeter dans la rue et marcher comme un
jeune qui n’a plus rien à perdre ou un vieillard qui hésite à faire le grand saut. Un
soleil guimauve chauffait les fenêtres des immeubles. J’ai remonté l’avenue
Jean-Lolive pour aller rue Benjamin-Delessert. Je suis si désemparée que j’ai
envie de voir Nicolas. Je veux qu’il me rassure. Qu’il me dise je t’aime, te
quiero, ma ding woa. Je suis prête à n’importe quoi pour entendre ces mots. Je
suis disposée à lui clamer qu’il est mon cheik yéménite, mon imam saoudien,
que j’accepte d’être sa septième épouse, de revêtir le voile, qu’aucun autre ne
verra plus la couleur de mes yeux, pourvu qu’il me prenne par la main et me
console.
Mon cœur tremble comme un petit oiseau lorsque je sonne. Le père de Nicolas
m’ouvre. C’est un gros et de prime abord, il est gentil comme les gros. Puis on
se dit que derrière sa gentillesse se cache sûrement une grande violence. Des
poils dépassent de son tee-shirt. Je dois avoir grincé des dents puisque son visage
d’ancien acnéique s’est rembruni. Il m’a fait une espèce de sourire vite évanoui
et a mis son bras en travers de la porte.
– Nicolas n’est pas là, me dit-il précipitamment.
Je continue à le dévisager, j’espère, j’attends je ne sais quoi. Un nuage est
passé devant le soleil et Nicolas est apparu en tenant Adélaïde par la main. On
dirait qu’ils sont éternels, que leur bonheur n’en finit pas, qu’ils n’en finissent
pas d’être heureux.
– Qu’est-ce que tu fais là, toi ? me demande Nicolas.
– On est fiancés, Nicolas. L’as-tu oublié ?
– Parce que tu penses sincèrement que je vais épouser une fille qui n’est
même plus vierge ?
– Tu m’as promis qu’en dehors de huit ou neuf autres, tu n’aimes que moi, je
rétorque, pathétique.
– Parce que tu y as cru ? T’es vraiment débile.
– Quoi ? Tu oses m’insulter ? Viens, viens ici que je te casse la gueule !
Il y a un sourire étrange sur le visage de son père lorsqu’il me ceinture pour
m’empêcher de m’approcher du couple.
– Calme-toi. Ça ne sert à rien de se battre.
La chienne de la voisine s’est mise à aboyer, elle a sauté par-dessus la grille.
La vieille dame est sortie en peignoir sur sa véranda.
– Lulu, reviens ici immédiatement !
La chienne a regardé dans sa direction puis, comme affolée, a traversé la rue,
j’ai entendu un crissement de pneus.
– Il a écrasé ma Lulu !
Elle se précipite dans la rue.
– Ma Lulu, que vais-je devenir sans toi ? Mais qu’attendez-vous pour appeler
une ambulance ? gronde-t-elle. Ma Lulu est blessée.
– Que doit faire une femme lorsque l’homme qu’elle aime en aime une autre ?
je demande au père de Nicolas, tandis que le couple s’éloigne.
– Attendre qu’il se lasse de sa nouvelle conquête et lui revienne… Peut-être.
– Alors, j’ai tout mon temps.
Une sensation de flottement me gagne, je marche lentement, mes bras pendent
le long de mon corps. Je renonce volontairement à toute activité cérébrale,
j’abdique toute énergie, jusqu’à ce que mon bel amour me revienne. Je t’aime, te
quiero mi amor, ti amo. J'essaie de ne pas songer à cette douleur dans mes tripes,
provoquée par la lame d'un couteau invisible qui charcute la confiance que j’ai
en l’amour. Tenir bon et raide. Je traverse la rue avec lenteur. Je m’arrête au bord
du trottoir, je regarde le restaurant À la perle noire, puis je m’avance. À l’abri
d’un arbuste, je baisse mon pantalon et relâche mon corps. Je pisse longuement.
Et là, dans ce jardin, au milieu des gazouillis d’oiseaux qui chantent Dieu seul
sait quoi, je sens une honte irrépressible chatouiller mon esprit. Comment ai-je
pu tolérer que Nicolas me traite comme le souvenir des dernières règles de sa
grand-mère ? Je suis blessée et je trouve cette souffrance curieuse. Je m’aperçois
qu’on a beau avoir quinze ans, pâtir du désamour de sa mère, être orpheline de
père, être habituée aux saloperies du monde, on a encore mal, très mal. C’est un
salaud, me dis-je, un assassin des émotions, mais que veux-tu ? Je l’aime.
Pendant que je ressasse cette marmelade de sentiments, une main s’est
délicatement posée sur mes épaules. Je regarde ces mains fortes et délicates. Ce
sont les mains d’un homme, celles du père de Nicolas. Ses yeux marron sont
remplis d’une pitié si vaste qu’elle me fait éclater en sanglots. Il me prend dans
ses bras, je sens l’odeur de son after-shave et la douceur de sa peau contre la
mienne.
Nous sommes restés collés l’un à l’autre jusqu’à ce que la première étoile
apparaisse dans le ciel, que la nuit arrive, grouillante de ses bruits si particuliers.
– Être une femme, Pauline, c’est apprendre à contrôler ses émotions, tu
comprends ?
– De quelle femme parlez-vous ? Noire ou blanche ? De la banlieue ou de
Paris ?
– Il n’y a aucune différence, Pauline, que la femme soit blanche ou noire.
Elles portent pareillement les péchés du monde. Ce que je voulais te donner,
c’est une leçon de biologie, un point, c’est tout.
– Peut-être… Mais selon qu’on est blanche ou noire, qu’on vit à Paris ou en
banlieue, c’est pas pareil, pas vrai ?
– Ouais. Mais le cœur reste pareil. Il y a le même kilo de sang et il réagit
pareil, tu comprends ? Ça saigne pareil. C’est toujours une leçon de biologie, tu
comprends ? Et chez les femmes, le cœur est encore plus fragile et doit supporter
tous les coups qu’un mec va lui donner. Infidélité, trahison et peut-être
bastonnade.
– Et si je me transformais en œuf pour ne plus souffrir, hein ?
– Ça serait bien dommage. Tout le monde va t’exploser avec seulement la
main. Le mieux, c’est encore d’être une femme.
J’éclate de rire. J’étais assise dans ce jardin, pleurnichant, prête à me mettre en
boule pour crever, et voilà que maintenant je m’étrangle de rire, la tête penchée
en arrière, me tapant les cuisses des deux mains. C’est peut-être à cet instant
précis que j’ai accepté de devenir la maîtresse de ce vieillard de seize ans mon
aîné, qui a un nom à coucher dehors : Pégase.



On a marché vers sa maison aussi silencieux que deux tombes, chacun plongé
dans l’agitation de ses pensées. Des mères ravies des fossettes de leur bébé font
des guili-guili. Une jeune fille entalonnée déambule aux côtés d’un grand roux
barbu. « Merde, ma femme », chuchote-t-il en s’écartant de la jeune fille qui
s’éloigne en riant. Un vieux debout sur son balcon ôte un thermomètre de sa
bouche et regarde avidement les traits gradués.
La voisine est en train d’enterrer sa chienne sur une musique de Mozart ou
quelqu’un de ce genre. « Alléluia, alléluia, alléluia, alléluia ! » Ça jette tant de
décibels que le chant couvre presque le bruit de la pluie qui s’est mise à lessiver
le mur. Elle lève vers nous des yeux assoiffés de réconfort, mais comme je n’ai
pas la force de laisser mes émotions aller dans une direction imprévue, je
l’ignore. Je demande d’une voix neutre :
– Où est Nicolas ?
Pégase répond :
– Il est sorti. Pour toute la nuit peut-être.
– Ah !
Dans le silence de la chambre, les pieds enfoncés dans la moquette bleue
tachetée, nous nous tenons l’un en face de l’autre, nous observant pendant que
nous ôtons nos vêtements. Mon jean. Son pull et son pantalon. Mon col roulé et
mes chaussettes. Son maillot et son caleçon. Mon soutien-gorge. Jusqu’à ce qu’il
n’y ait plus rien à enlever, que nous soyons aussi nus que les paumes de nos
mains, un homme et une femme, le mâle quelque peu vieillot et la femelle un
brin encore immature dans sa constitution. On ne cherche pas à s’épater l’un
l’autre. Mon désir pour lui est aussi limpide que les raisons pour lesquelles j’ai
aimé son fils sont obscures. Je ne veux pas qu’il soit mon ami. Je n’attends rien,
n’espère rien. Je veux juste me pelotonner contre la douceur de sa peau,
m’enrouler autour d’un fugace plaisir… Et rendre Nicolas jaloux.
Je le laisse m’emporter dans une bourrasque de vent chaud. Je flotte hors du
temps, me libère de la peur, de l’angoisse. Je ne veux pas revenir à la réalité de
cet univers froid où mon avenir est si incertain, si grelottant.
Un peu plus tard, il a allumé deux cigarettes, en a accroché une entre mes
lèvres et m’a demandé :
– C’est la première fois que tu fais l’amour avec un vrai homme ?
– Pas vraiment.
Il a un petit rire, passe sa langue rose sur mes tétons, puis sur la toison noire
de mes poils pubiens et ordonne :
– Raconte.
– Quoi ?
– Les autres. Comment c’était ? Imaginer des rapports sexuels dégradants
m’excite. Tu dois tout me raconter si tu dois devenir une habitude. Tu
comprends ?
– Non.
Mes yeux sont exorbités. Je m’agrippe aux draps tandis que mes pensées
s’emmêlent et grondent. Je saute du lit, furieuse. Il est responsable du nouveau
péché que je viens de commettre. À quinze ans, j’ai à mon actif la gamme
complète des péchés à l’exception de tuer et jusqu’à ce jour je n’avais jamais
commis l’adultère. Comment a-t-il pu se montrer aussi irresponsable ? C’est fini,
me dis-je. C’est terminé… Je ne le reverrai plus.
– Dois-je comprendre que tout est fini entre nous ? me demande-t-il en me
voyant revêtir mes vêtements.
– Non, dis-je. Mais il faut que j’y réfléchisse.
Je me dirige vers la porte. Dehors, j’espère pouvoir fondre en larmes, vomir
ou m’éclater la tête en la cognant contre un mur.
Il m’a fait un baiser depuis la fenêtre de la chambre, « Je t’aime », a-t-il lancé.
Je n’ai pas réagi, il n’a pas besoin de ma compassion. Il n’a pas perdu son
innocence. Lui.
11
Je suis allée au bord du canal. Assise sur ce quai, j’ai fumé plusieurs
cigarettes, le regard posé sur la ville endormie. J’ai attendu que le soleil se lève,
alors j’ai continué à lire Le Livre de ma mère, jusqu’à ce que Pantin se réveille,
que ses habitants petit-déjeunent, se douchent, s’engouffrent dans le métro pour
aller travailler ou mendier place de Clichy.
C’est possible de quitter cet endroit, me dis-je. La maman de Nicolas l’a bien
fait, elle. Elle a largué mari et enfant pour épouser un Blanc riche et puissant.
Elle vit dans un bel appartement à Paris, organise des fêtes somptueuses sur une
magnifique terrasse, part en vacances dans un bateau mouillé à Cannes. Si
certains croupissent ici, c’est parce qu’ils ne rêvent pas.
Puis j’aperçois mademoiselle Mathilde qui court dans ma direction. Ses
cheveux volent dans le vent. On dirait de minuscules mille-pattes. Des chauves-
souris s’affolent dans mon crâne. Je ne veux pas voir cette femme qui sait vivre
avec ses pareils, qui sait quelle est sa place dans la société, qui est si bien dans sa
peau qu’elle peut se permettre de faire son sport en jogging rose, avec des
baskets roses et un bandeau rose sur son front. Qui veut me raccommoder. Qui
ignore que lorsqu’une chaise est cassée, on a beau la réparer, elle ne forme plus
une totalité. Que son équilibre est brisé. Ou du moins je ne veux pas qu’elle me
voie dans les mêmes vêtements tristes que je porte depuis trois jours. Qu’elle
contemple ma misère. Qu’elle fixe mes cheveux en broussaille qui n’ont pas vu
l’ombre d’un peigne depuis des jours. Je tente de me dissimuler, mais elle me
fait des signes de la main.
– Pauline ! Pauline !
Elle s’approche, l’humeur badine, et même plutôt sans-gêne. Sûr que si j’avais
été une totale inconnue, elle se serait détournée ou aurait eu peur, ou au mieux
m’aurait regardée avec curiosité. Mais là, rien de tout cela, rien que de la
perverse bienveillance.
– Tu es bien matinale, Pauline.
– C’est pas difficile dans mon cas, j’ai pas dormi.
– Est-ce que tu sais que ne pas dormir, c’est mauvais pour la santé ?
– J’aime pas ma maison. Elle me fait peur.
– Mais qu’est-ce qui se passerait si le pire arrivait ?
– J’en sais rien, merde. En outre, c’est pas votre problème.
– Faut bien que tu t’en sortes. Comment comptes-tu t’y prendre ?
– Je veux devenir célèbre.
– Mais dans quel domaine ?
– Célèbre.
– Dans le cinéma, la chanson ?
– Célèbre.
– Mais comment feras-tu ?
– Je serai célèbre, c’est tout. Je vais amasser assez de fric pour vivre comme je
veux et me faire respecter.
– C’est bien de rêver, Pauline. Mais en attendant que tu deviennes célèbre, tu
viens avec moi prendre un petit-déjeuner et te doucher.
– Vous voulez vous emmerder à me prendre en charge ?
– Je suis masochiste. Cela vient de mon enfance.
On a commencé à marcher. J’ai un peu mal à ma jambe, celle qui est plus
longue que l’autre. Je boitille, elle me demande :
– Tu as mal ?
– C’est la fatigue. Un peu de repos et ça n’y paraîtra plus. Et votre enfance ?
– Quoi mon enfance ?
– Je croyais que vous vouliez m’en parler. L’écoute fait partie de mon attirail
de survie, mademoiselle.
On a éclaté de rire. Le long des trottoirs, des poubelles renversées déversent
des bouteilles de lait, des coquilles d’œufs et des papiers d’emballage puants.
Des matelas éventrés étalent leur obscénité au soleil. Des chaises cassées et des
frigos démontés jonchent la chaussée.
– Comment faire prendre conscience aux gens qu’ils ne doivent pas déposer
leurs détritus n’importe où et n’importe quand ? interroge mademoiselle
Mathilde.
Elle envoie un long crachat sur le sol.
– Oh, nous on est habitués. Vous allez vous y faire, mademoiselle.
– Je ne crois pas. Moi aussi j’ai grandi dans un quartier pas très folichon.
– Vous ?
– Mon père était O.S. chez Peugeot et ma mère s’occupait de la maison, de
mes deux frères et de moi. Tu sais, Pauline, il n’y a pas de prédestination dans la
vie.
– C’est pas ça. C’est à cause de cette photo de vous enfant que j’ai vue sur
votre commode. Votre visage est légèrement détourné de l’objectif et penché
vers la droite : on dirait que vous vous demandez quel est le nom de la capitale
du Congo. Il n’y a que des enfants de bourges pour avoir cet air-là.
– Curieux ton raisonnement, vraiment curieux.
Elle me raconte sa petite enfance à Bondy dans la cité. Elle parle de son père
qui a abandonné sa mère pour une femme plus jeune, classique salaud et
classique imbécile parmi des milliards d’autres. Je décèle un brin de mépris et de
compassion dans sa voix lorsqu’elle l’évoque. Elle me parle de ses deux frères
qui ont abandonné leurs études, elle espère qu’ils vont se ressaisir, autrement,
elle craint le pire. Sa tendresse pour eux m’émeut, son inquiétude aussi. Plaisir et
souffrance s’entremêlent lorsqu’elle parle de sa mère, qui a consacré sa vie à les
éduquer, et à laquelle elle verse une petite pension pour qu’elle survive. Quand
je lui prends la main, elle ne me repousse pas.
– Vous êtes une fille épatante, lui dis-je. Et courageuse.
– Toi aussi, Pauline. Tu t’en sortiras, j’en suis certaine.



J’ai pris une douche chez mademoiselle Mathilde. Lorsque je sors de la salle
de bains, elle boit du café assise sur son gros canapé marron.
– Tu te sens mieux ? me demande-t-elle.
– C’est un luxe que je ne peux pas me payer, mademoiselle. J’ai toujours vécu
en improvisant ma vie et en me fiant à mon instinct.
– Thé, café ?
– Chocolat, s’il vous plaît.
– Tiens, enfile ça en attendant, dit-elle en m’envoyant un jogging vert que
j’attrape au vol.
Les coutures craquent sous les aisselles dès que je l’enfile. Je suis à l’étroit
dans ses vêtements. J’ai l’air d’un boudin sur pattes.
– Ben, dites donc, vous avez vraiment la taille d’une petite fille,
mademoiselle.
– C’est peut-être toi qui grandis trop vite, Pauline.
J’ai commencé à dévorer mon repas avec appétit, mais, après quelques
minutes de mastication, j’ai éprouvé une gêne. J’ai cessé de manger et,
m’appuyant au dossier de la chaise, j’ai demandé :
– Qu’est-ce qui vous prend de vouloir m’aider ?
– Peut-être parce que je me reconnais un peu en toi.
– Je ne suis pas digne de confiance, vous savez ? Je pourrais vous voler si
vous me laissiez seule ici. Je vous conseille d’ailleurs de cacher vos biens les
plus précieux.
– Je n’en ai pas. Un salaire de prof ne va pas chercher loin. En réalité, je me
méfie de toi.
– Alors, pourquoi voulez-vous que je reste ?
L’astuce consiste à l’obliger à répondre aux questions qu’elle se serait posées
dans l'intimité de son cœur. C’est le meilleur moyen pour moi d’anticiper, de
contrôler la situation : maintenir mademoiselle Mathilde en déséquilibre, lui
donner l’impression que je lis dans sa tête.
– Il est l’heure pour moi d’aller travailler, Pauline, dit-elle en regardant sa
montre. Tu peux rester te reposer. Ensuite, on avisera.
– Ça signifie quoi, au juste ?
– Je veux que tu me promettes de reprendre une scolarité normale.
– Je ne suis pas débile, vous savez ? Je suis tout à fait capable d’aller à l’école,
d’avoir mon brevet, voire plus, si affinités.
– Très bien. Je t’apporterai des vêtements en rentrant.
– Vous voulez faire mes courses ?
– Ça te gêne ?
– Oh, que non, bien sûr.
Je l’embrasse et la couvre de cette mélasse écœurante de mots en saccharose.
Elle va voir, je vais me surmener, je ne la décevrai pas. En réalité, ce qui
m’intéresse, c’est prendre mon petit-déjeuner peinarde, dormir du sommeil des
braves et oublier les circonstances qui m’ont amenée à la situation
catastrophique dans laquelle je me trouve. Mademoiselle Mathilde n’est qu’un
moyen comme un autre de poser un peu mes bagages, de reposer mes vertèbres,
de réfléchir loin du stress familial, de me désembrouiller le cerveau, ensuite
chacune reprendra sa route et à la revoyure.
J’ai fait la vaisselle. J’ai rangé sa chambre, puis je me suis allongée sur le
canapé-lit et je me suis endormie sans l’ombre d’un cauchemar. Je me suis
réveillée désorientée, la gorge sèche, l’estomac noué. J’ai entrouvert la porte de
l’appartement pour sortir. J’avais envie de revoir Nicolas, de me jeter dans ses
bras et de lui dire que je lui pardonnais ses infidélités et ses insultes. Sur le palier
du second, une voix de femme a retenti :
– Dieu va te punir, Alexis. Son jour viendra, je te le jure.
Je me suis mise à hurler dans ma tête, comme si, en faisant un pas de plus, je
risquais de tomber dans une trappe. Je dois être là quand mademoiselle Mathilde
va revenir, me suis-je dit. C’est quelqu’un de sympathique, la seule personne qui
s’intéresse à moi et, pour l’instant, mieux vaut ne rien tenter d’autre.
J’ai allumé la télévision pour endiguer cette envie de sortir. Dans la cuisine,
j’ai découpé des tomates, des oignons et ils ont grésillé dans l’huile, expédiant
dans les limbes la voix du vent qui tintait à mes oreilles. Je veux affecter une
stabilité et une générosité capables de gommer les a priori de mademoiselle
Mathilde. Finalement, tout se réduit à une question de mise en scène et je n’ai
qu’à jouer mon rôle d’héroïne sauvée des eaux.
Quand elle revient de l’école, je suis assise à même le sol, regardant la série
de l’après-midi. Je lui désigne l’écran, lui dis qu’il serait vraiment magnifique
d’être immortel, comme l'acteur principal, qu’on aurait ainsi le temps devant
nous pour réparer nos erreurs.
Elle vrille sur elle-même, contemple la table bien mise et ne me répond pas.
Elle drape ses émotions dans une grande sobriété, me fait le sourire de la Dame
de cœur.
– Chapeau, Pauline, me dit-elle simplement.
– C’est rien, mademoiselle, dis-je, tel un homme que son amante vient de
complimenter sur la longueur de son sexe.
Je suis la transe chaotique et jubilatoire d’une musique techno lorsque nous
passons à table. Chaque bouchée lui arrache des soupirs de plaisir à damner le
diable et ses cornes. Je trouve des mots qui la flattent, la taquinent ou la font rire.
Je suis dans une exhibition consciente, un tourbillon de bouffonneries que je
dédie à ma bienfaitrice. Mon but est de l’empêcher de penser que je lui coûte
cher.
– As-tu terminé Le Livre de ma mère ? me demande-t-elle soudain en
reposant ses couverts.
– La question est : pourquoi m’avez-vous donné ce livre ?
– Pourquoi pas ?
– Parce qu’il est triste.
– Mais riche d’enseignements. Il nous apprend qu’une mère est la colonne
vertébrale de toute individualité. Toi, par exemple, tu aimes ta mère, même si tu
refuses de te l’avouer.
Furieuse qu’elle touche du doigt le problème qui me hante, j’ai débarrassé la
table et fait la vaisselle. Mademoiselle Mathilde s’est mise à corriger des copies.
Il y a de la tristesse dans ses hochements de tête lorsque ses mains dessinent des
mauvaises notes. La lumière de l’ampoule jette des reflets or sur ses cheveux.
Qu’elle est belle, me dis-je. Je reste sans bouger comme si le moindre battement
de mes cils avait le pouvoir de la faire disparaître, me laissant un souvenir, rien
de plus, une chose dont je parlerais avec émerveillement quand je serais vieille,
mais ça je ne le veux pas.
– J’ai parlé avec ta maman aujourd’hui, me dit-elle brusquement en levant les
yeux dans ma direction. Elle prétend que c’est toi qui veux vivre dans la rue.
– Et vous la croyez ? Quel culot ! C’est pas moi qui hurle des obscénités et
fais claquer les portes parce que je crois que ma fille a couché avec mon mec.
– Elle prétend que tu as continué à le voir alors que le juge a interdit qu’il
t’approche, c’est vrai ?
J’ai rencontré Dieudonné par-ci par-là, suite à un coup de fil. Je lui ai
demandé de revenir à la maison. Je voulais que maman retrouve le sourire, ce
sourire qu’elle avait lorsqu’il la prenait dans ses bras et qu’elle frémissait comme
Scarlett O’Hara. Il me répondait qu’il y avait des fosses qu’il valait mieux ne pas
remuer, qu’il avait trop souffert, qu’il préférait se trouver une jeunette moins que
rien, qui l’empêcherait de finir sa vie dans un asile pour troisième âge.
– Vois-tu toujours ton ex-beau-père ? a insisté mademoiselle Mathilde.
– En lisant ce livre d’Albert Cohen, je me suis aperçue que finalement la mort
est peut-être la meilleure des solutions, dis-je, évitant ainsi de répondre à sa
question. Si mon père était vivant, si c’était un salaud ou un gangster, vous
imaginez le drame ?
– Pourquoi continues-tu à voir ton beau-père ? Il t’a causé beaucoup de tort.
– À moi ? Pas du tout, du tout. Mais à maman, oui. Il lui a montré les portes
du paradis, mais il a oublié de lui en donner les clefs.
On s’est regardées et on a éclaté de rire. Et c’est ainsi que ma vie de fille
ordinaire a commencé, ce quotidien si banal qu’il ne contient rien d’intéressant
qui puisse inspirer un poète.
12
Mon changement a fait l’effet d’une bombe sur les gens de Pantin. Ils m’ont
d’abord regardée en silence, pleins de retenue, de langueur admirative « Oh,
oh », et puis, les premiers jours de stupeur passés, leurs voix se sont élevées dans
un charivari de mots, enflant, tonitruant et débordant : « T’as vu ça ? – Quoi ? –
La Pauline… » Les adultes se donnaient l’accolade d’allégresse. J'avais été leur
rose de Damas, leur épée de Damoclès. Dorénavant ils n’avaient plus à craindre
que j’influence négativement leurs enfants. Les voyous s’inquiétaient. Que
deviendrait le monde si tous les délinquants décidaient de devenir de braves
citoyens ? Ils n’osaient pas imaginer la platitude de l’univers sans vols, viols et
meurtres. « Ah, sacrée belle pute de France ! s’exclamaient-ils. Elle finit
toujours par baiser tout le monde, même les plus rebelles. » À l’école, c’était
plus qu’une métamorphose à laquelle assistaient mes camarades. Ils dilataient
leurs pupilles devant mes pantalons honnêtes et mes pulls près du cou.
– T’es sûre que t’as pas besoin d’un arrêt maladie ? m’a demandé Lou durant
le cours de maths en triturant sa narine gauche.
– Pourquoi ?
– Parce que c’est pas toi, m’a-t-elle répondu, et elle a essuyé sa morve sur sa
chemise.
– Et c’est pas bien ?
Elle a haussé les épaules
– Sais pas.
Elle a passé sa langue sur ses lèvres roses.
– C’est curieux.
Elle a tiraillé ses cheveux bouchonnés.
– C’est comme si mademoiselle Mathilde avait fécondé un nouveau toi, et ça,
c’est pas physiquement possible, ni génétiquement d’ailleurs.
– Elle a réussi, pourtant.
– Ouais. Ouais. Mais ma mère dit toujours qu’on ne peut pas remplacer le vice
par la vertu, mais un vice par un autre, tu comprends ? On peut remplacer la
délinquance par la prostitution, l’alcool par la drogue, la cigarette par la
nervosité. Qu’as-tu choisi ?
– Mais où vas-tu chercher des idées pareilles !
– Silence ! a hurlé M. Denisot en tapant du poing sur sa table, et nous avons
été bien obligées de nous taire.
Ma modification a tellement bouleversé mon assistante sociale qu’elle est
devenue hystérique. « Pauline a changé ! » ne cessait-elle de s’étonner comme si
elle était face à une femme stérile et qui tombe enceinte à la ménopause. Elle
téléphonait à mademoiselle Mathilde, fébrile et impatiente. Sa voix grésillait
dans l’appareil :
– Comment ç’a été aujourd’hui ?
– Bien, bien, répondait ma bienfaitrice, comme on l’aurait dit d’un malade
dont tous craignent une rechute. Elle est allée à l’école. Elle n’est pas sortie. Elle
a travaillé.
– Grâce au ciel ! disait Mme Jamot. Pauline n’est pas une mauvaise fille. Vous
serez convoquée chez le juge pour officialiser le fait qu’elle habite chez vous.
Maintenant, il est clairement établi que…
…Que maman est la cause de ma disjonction comportementale. D’ailleurs,
nos voisins ne répondent plus à son gentil bonjour et le boucher la sert
maintenant à contrecœur. « Chassez le naturel et il revient au galop », lance-t-
elle en guise d’allez-vous-faire-foutre. Hier, alors que mademoiselle Mathilde et
moi faisions des courses chez Casino, j’ai vu venir en sens inverse une Rubens
tremblotante et rose avec des seins qui ballottaient dans un chandail vert fluo.
C’était ma mère. Elle semblait solide et rayonnante. Elle a regardé mademoiselle
Mathilde fixement, les mains posées sur ses larges hanches, puis elle lui a dit :
– Quelle belle farce !
– …
– Je vous assure, mademoiselle, chassez le naturel et il revient au galop.
Pauline n’est qu’une sale hypocrite.
– …
– Vous prenez un véritable risque à l’accueillir chez vous. C’est un danger
public.
– …
Puis elle s’est éloignée en riant, disant qu’elle était heureuse de me savoir
ailleurs, qu’elle respirait enfin depuis que je n’étais plus à la maison pour
perturber sa vie.
J’ai eu soudain envie d’aller aux toilettes, de me laver les mains, tant je me
sentais nerveuse. Je me suis mise à mettre n’importe quoi dans le caddie,
rouleaux de papier-toilette, serviettes-éponges, rouges à lèvres, paquets de
biscuits, que mademoiselle Mathilde replaçait dans les rayons
– Calme-toi, Pauline. Je suis là et j’ai confiance en toi.
Quand ça lui a paru suffisant, elle a pris ma main et m’a entraînée loin de cette
apparition funeste en me disant qu’il fallait que je m’en détache.



Mademoiselle Mathilde veut me faire changer d’univers, enlever les toiles
d’araignées qu’il y a dans ma tête, me faire oublier les blessures de l’enfance. Ce
soir, elle m’a emmenée dans une soirée intellectuelle où les hommes en chemise
blanche fument des cigares cubains, emploient des mots profonds comme « le
moi et l’inconscient, l’irréalité de l’être, l’en-deçà de la bêtise »… et où les
femmes portent des vestes Dior et des sacs Prada.
Je me suis assise sur une chaise, vêtue de ce tailleur bleu marine que m’a
offert mademoiselle Mathilde, avec mes rêves et mes cauchemars emmêlés à
mes cheveux. Je les entends parler, je ne comprends rien à ce qu’ils racontent,
mais je me sens doucement heureuse, habitée par l’orgueil prémonitoire
d’appartenir à la cohorte des grands hommes de notre si petit univers. De temps
à autre, je souris à ce que je suis, une délinquante en rupture d’emmerdements.
Mais, l’ambiance vanité, assurance, supériorité a fini par me vriller les tempes.
Mes amis me manquent. Où est donc Mina ? Le fantôme de Nicolas s’immisce
dans ma conscience, tandis que celui de son père et son visage de phacochère
tentent une intrusion que je repousse. J’ai envie de… Pas ça, me dis-je, ça va
s’effacer.
Les amis de mademoiselle Mathilde ont enfin daigné abaisser la pointe aiguë
de leur savoir sur ma personne.
– Alors, comment va ta jeune protégée, Mathilde ?
Mademoiselle Mathilde a eu une petite rosée sur les joues comme si on venait
d’accrocher une médaille sur sa poitrine.
– Bien, très bien, a-t-elle répondu.
Lorsqu’ils ont eu fini de sonder les limbes de la connaissance, que tous les
cigares se sont écroulés au bout de leurs doigts jaunis, nous sommes rentrées.
Une soupe et au lit.



La bonne volonté est une belle idée, mais elle peut nous dénaturer. L’obsédant
désir de revoir mes amis commence à me mettre dans une colère sèche. Il hante
mes pensées, me persécute jusque dans mon sommeil. J’ai beau essayer de
regarder la télévision jusqu’à des heures tardives, m’abîmer dans un sommeil
paradoxal, fuguer avec la première image qui passe par là, celle de DiCaprio, il
ne me lâche pas. Et comme je n’arrive plus à me dépêtrer de cette dévorante
passion, j’ai attendu que Mademoiselle Mathilde s’endorme et je suis sortie de
l’appartement sur la pointe des pieds.
J’ai marché dans la nuit en me disant que je déteste la terre entière, moi en
tête, que j’ai envie de me suicider, mais qu’avant de m’envoler au pays des astres
morts, je veux une dernière fois me retrouver au Sanctuaire, là où on n’entend
pas le mugissement du vent, là où l’air sent le moisi, là où les tabourets et les
bancs ramassés dans les poubelles pantinoises accueillent nos fesses en
formation jubilatoire.
Le Sanctuaire est bien ambiancé lorsque j’y pénètre. Des lampions de diverses
couleurs suspendus à des fils électriques vous donnent l’impression d’être dans
une fête foraine, mais on n’est pas chez les ploucs. Des gars boivent, rient, se
frappent dans les mains en expédiant dans les airs des exhalaisons de hasch.
D’autres dansent sur une musique de Beyonce et, comme les filles ne sont pas
encore siliconées, ils se donnent un mal de chien pour s’exciter. Derrière un
rideau rouge, des mecs s’offrent les services d’une gonzesse légèrement
tapineuse qui accepte d’être baisée en échange de quelques euros qu’Ousmane,
le propriétaire du Sanctuaire, encaisse.
– Allez-y doucement, a supplié la demi-tapineuse.
Je me suis assise à côté de Mina en regardant ailleurs, je n’ai pas besoin d’une
perte d’enfance supplémentaire. Un garçon, un sourire irrésistible aux lèvres, a
dodeliné de la tête devant ses cuisses écartées.
– T’aimes, ne mens pas, t’aimes, pas vrai ?
On a allumé des clopes qu’on a portées maladroitement à nos lèvres
– S’il vous plaît, s’il vous plaît, a dit encore la fille, mais un autre type lui a
répondu :
– Continue à supplier, c’est plus excitant.
Ousmane a regardé dans notre direction. Il y a dans son regard quelque chose
de haché comme une prière muette. On dirait qu'il quémande au ciel de lui
envoyer quelqu’un qui l’aime.
– Pitié, a murmuré encore la fille.
Un garçon sort de derrière le rideau, ses doigts fouillent on ne sait quoi. Ce
n’est que sa braguette qu’il referme. Il glisse un billet de dix euros au corbeau et
s’exclame tout en nous fixant dans le blanc des yeux.
– Extra, mec ! Elle baise comme un garçon, elle m’a tout pris.
C’est alors que Lou est entrée. Pour l’occasion, elle a voulu paraître aussi
envoûtante qu’une actrice porno. Sa robe excessivement courte découvre ses
cuisses de grenouille habituées à être moulées dans des jeans. Elle s’est
enflammé les paupières avec le rouge à lèvres de sa mère et ressemble à Cruella
dans Les 101 dalmatiens.
– C’est carnaval aujourd’hui ? je demande en m’avançant vers elle, furieuse
devant sa fragile innocence.
– Pourquoi ? Tu ne me trouves pas mystérieuse et énigmatique ?
– C’est pas ta place ici.
– Où alors ? À l’école ? J’en ai marre, moi, de l’école.
– Oh, que non ! lui rétorque Mina en nous rejoignant. Tu vas continuer à
mener ta vie peinarde, à fleurer bon le sous-bois et l’eau de Cologne, sinon, je te
casse tes pattes de sauterelle.
– Pourquoi ? J’ai rien fait de mal, moi. J’en ai ras le bol d’être toujours à la
maison. J’ai le droit de vivre, moi aussi.
– Non, lui dit à nouveau Mina. Tu vas pas devenir comme nous, pas vrai ? Et
si tu devenais comme nous, qu’est-ce qu’on deviendrait, nous ? Tu vas pas nous
ressembler.
– Oui, qu’est-ce qu’on va devenir s’il n’y a plus que des voyous à Pantin ? je
lui demande.
– On a besoin de médecins pour nous accoucher.
– D’avocats pour nous défendre.
– De politiques pour corrompre l’État en notre faveur.
– D’historiens pour fabriquer notre histoire.
– De mathématiciens pour enseigner des choses à nos enfants.
– Qu’est-ce qu’on va devenir si tu deviens comme nous ?
– Je comprends, gémit Lou. Mais Pauline, je ne peux pas devenir tout ça à la
fois. Et puis, j’ai aussi besoin qu’un garçon m’aime.
– Deviens au moins quelqu’un de bien. Quant à l’amour, oublie. Il ne mène
nulle part. Il suffit de nous regarder. Tu es une fille intelligente et tu as l’art de le
faire savoir. Tu pourras un jour comme Sarkozy influencer des foules entières en
leur racontant des bobards. Continue de travailler, d’affûter ton savoir et comme
une flèche de le décocher aux connards. Je te prédis un grand avenir si tu
contrôles tes pulsions.
On a raccompagné Lou chez elle en la culpabilisant. On lui a dit que sa
maman devait la chercher. Qu’elle ne méritait pas cette tachycardie. Qu’elle lui
avait permis d’avoir une enfance de rêve. Qu’il valait mieux pour nous qu’elle
continue à avoir des lectures et des soupirs. Qu’elle continue à germer
intellectuellement… et que c’est tant mieux pour notre futur. Il y a eu un sourire
sur mes lèvres lorsqu’elle a enjambé la terrasse et refermé la fenêtre derrière elle.
Je suis restée dans le noir à sourire encore, pensant que cette fille était du genre à
éprouver des sentiments violents, à chercher le drame, mais que sa mère était
capable de l’empêcher de foutre sa vie en l’air, alors que moi…
Cette nostalgie imbécile a réveillé en moi ce besoin d’enfance que j’ai
découvert sur le tard : je suis rentrée me pelotonner sur le canapé de
mademoiselle Mathilde.
13
Croix de fer, croix de mort, je vais retourner chez la psy sous la pression de
mademoiselle Mathilde qui l’exige pour ma prompte guérison. Je déteste cette
vieille peau et, jusqu’à présent, mon absentéisme répété à ses séances a eu raison
de son obstination thérapeutique. Aujourd’hui, je suis obligée de me présenter
devant elle, avec mes rêves, mes merdes cachées et mes boyaux à l’air à fin
d’autopsie. Maman, coupable confirmée, est priée de m’y retrouver.
J’y vais donc en traînant les pieds, en m’assurant auparavant que mon esprit
est en sécurité, que les voies qui conduisent vers mon intérieur sont bien
fermées, qu’aucun recoin de ma personne ne va moucharder.
Le bureau de ma psy est situé rue Lépine dans un bâtiment carré et sombre.
Son toit très pentu semble conçu pour permettre aux biles déversées par les
patients de s’écouler. Une femme aux cheveux rouges pleurniche sur un banc. Je
lui donne un Kleenex sans la regarder.
– Merci, me dit-elle.
Elle fouille dans son sac à la recherche de pastilles mentholées, trouve de
vieux billets de Loto cochés. « Merde ! Merde ! » dit-elle en reniflant de plus
belle. Elle pleure d’avance à l’idée de balayer devant sa porte. J’ai envie de
remonter la rue et de me perdre dans les sous-bois du jardin de Romainville, si
difficiles d’accès.
C’est alors que la porte du bureau s’ouvre. Ma psy apparaît, souriante,
montrant ses dents très écartées mais si blanches qu’elles réverbèrent le peu de
lumière de la salle d’attente.
– Pauline ! dit-elle comme d’une bonne surprise. Entre, entre donc…
Puis elle se tourne vers la femme aux cheveux rouges en faisant tintinnabuler
ses bracelets.
– Excusez-moi, madame Moreau. Je n’en ai pas pour longtemps.
Mes yeux restent fixés sur son pantalon beige bouffant à la taille et étriqué aux
jambes. C’est curieux, mais le niveau culturel et le goût n’ont rien à voir. Ses
muscles fins témoignent qu’elle ne mange que de la nourriture biologique,
qu’elle fait du sport, a sans doute une maison dont chaque pièce est décorée
selon un thème, et où les livres dans la bibliothèque sont si serrés qu’on ne peut
pas les sortir. Elle peut se le permettre. Se faire payer rien que pour voir la crotte
des gens, c’est pas bien fatigant.
J’ai pris place sur le divan et elle s’est assise sur une chaise, prête à me
disséquer. Elle caresse la fourrure de sa chatte angora allongée sur ses cuisses et
envoie paître ses longs cheveux dans son dos.
– Comme te sens-tu, Pauline ?
– Bien, bien, dis-je, et je pense : Tu m’auras pas.
– Je t’écoute…
Elle veut que je lui raconte ma métamorphose, que je lui décrive mes rêves,
mes émotions, ces petits détails confidentiels qui expliqueraient mon
inadaptation et le moyen de l’enrayer. Ce n’est qu’ainsi, a-t-elle coutume de dire,
qu’elle pourra m’aider à me remettre sur les rails, à renouer avec le désir de
vivre et de m’en sortir. Son nez en frémit de plaisir. J’ai l’impression d’être face
à un vautour qui tournoie dans le ciel en attendant que je crève pour déchiqueter
mes entrailles. Alors je dis :
– Mademoiselle Mathilde est gentille et douce. Je veux qu’elle m’adopte.
– Mais elle n’est pas ta mère, Pauline. Elle ne la remplacera jamais. Les liens
du sang, tu comprends ? Personne n’y peut rien.
Mon visage s’est assombri. Je suis indignée et choquée qu’elle m’impose la
loi de la nature qui n’est qu’un immense cauchemar.
– Ne me dis pas que tu y songes sérieusement…
Je regarde mes pieds, parce que je me sens au bord de l’explosion nerveuse. Je
tends mes oreilles aux bruits extérieurs, une musique cubaine dans le cœur du
jour, les aboiements d’un chien ou les pleurs d’un enfant capricieux.
– Tu ne vas pas guérir si…
– Je ne suis pas malade. Et même si c’était le cas, je n’ai pas envie de guérir.
– Pauline, regarde-moi. Les dix premières années de la vie d’un enfant sont
déterminantes pour son avenir. Les expériences vécues sont capitales pour sa
construction en tant qu’être humain.Tu comprends ?
– C’est si important que ça ?
– C’est vital. Dis-toi que tu n’es pas coupable. Tu es plutôt une victime. C’est
ton beau-père, Dieudonné, qui est responsable de tes souffrances.
– Il ne m’a jamais fait de mal, vu ? C’est ma mère qui raconte n’importe quoi,
vraiment, pour se justifier.
– Tu en es certaine, Pauline ?
Dieudonné m’a-t-il violée ? Je ne veux plus le savoir. Alors je me mets à lui
dire n’importe quoi, du style : J’ai dérivé dans un clip de Michael Jackson et j’ai
vu les six euros que maman dépose chaque jour au coin de la table pour nous
sustenter, l’instant d’après, je me suis retrouvée dans la magnifique résidence de
Madonna, j’ai uriné longuement dans sa piscine olympique et j’ai entendu ma
mère crier : « Ça ne peut plus durer ! » Elle menace de nous frapper et de nous
tuer avant de se suicider ou inversement de nous tuer et de marcher sur nos
cadavres ensuite, mais c’est Madonna que j’ai vue, d’ailleurs, cette chipie a
monté Fabien contre moi. « C’est la faute de Pauline, c’est elle qui a cassé ton
jouet », lequel m’a secouée comme un prunier. Puis je ne sais comment, je me
suis retrouvée dans le château de Beyonce qui s’en est prise à Hadja, ma chatte.
Elle a mis une casserole d’eau sur le feu : « Je vais l’ébouillanter, cette chatte de
merde ! » Puis, juste avant que j’aie la nausée, j’ai vu maman. Elle était abattue ;
ses mains ont serré ses épaules comme si elle cherchait à se protéger de notre
tyrannie. « Qu’ai-je fait pour mériter ça, Seigneur ? » Elle a titubé vers sa
chambre, elle s’est allongée sur ses draps froissés et elle a dit qu’elle nous aime,
que ses nerfs la tracassent, que nous devrions l’aider, c’est si difficile d’élever
des enfants seule, puis, bercée par ses propres jérémiades, elle s’est endormie en
pleurant. Nous l’avons bordée et, avant de quitter la pièce, nous lui avons volé sa
recette de la journée.
– Très bien, Pauline, dit madame Freud en me dévisageant avec sympathie,
parce qu’elle est convaincue que, grâce à son naturel extralucide, elle a réussi à
extraire de mes propos incohérents un trait de vérité subaiguë. Il faut absolument
que tu continues à suivre ta thérapie.
– D’accord, dis-je, impatiente de me débarrasser d’elle. Je peux m’en aller
maintenant, madame ?
Quelqu’un frappe à la porte du bureau et, comme je ne dérive plus, je me suis
mise à vibrer, mon cœur s’est emballé. C’est ma mère qui fait son entrée, aussi
éblouissante qu’une star de porno dans son chandail rouge et sa jupe à mille plis
qui ondoie. Il y a le chaos sous sa langue, je ne veux pas qu’elle l’ouvre, alors
j’attaque :
– Maman ?
– Quoi ?
– Pourquoi ne m’aimes-tu pas ?
– Et toi ? Pourquoi me détestes-tu ? T’avais à peine sept ans lorsque t’as été
raconter des mensonges à la police. Tu as failli m’envoyer en prison pour rien.
– Ce n’était pas des mensonges, maman. Tu nous frappais souvent. Et puis,
c’est normal que je ne t’aime pas. Mais une mère qui n’aime pas son enfant,
c’est pas normal.
– Quel toupet ! Tu fous ma vie en l’air ainsi que celle de ton frère et…
– J’ai rien fait de mal à mon frère.
– C’est à cause de toi s’il traîne.
– Moi ? Mais je suis plus jeune que lui ! Tu l’as oublié ? Fabien est mon aîné.
– Jeune, toi ? Laisse-moi rire…
Ma mère glousse déraisonnablement. Elle commence une phrase par
« Seigneur », mais ne juge pas utile d’aller jusqu’au bout de sa logique et ravale
une marmelade de mots inintelligibles. Madame Freud bois du petit-lait. Des
angelots tournoient au-dessus de sa tête. Elle écoute les yeux vagues le couple
mère-fille dans toute son horreur, de quoi donner du grain à moudre à tous les
docteurs du tourment humain pendant des décennies.
– C’est de ma faute si t’as abandonné tes trois premiers enfants à l’Assistance
publique, maman ? Comment s’appellent-ils déjà ? T’en souviens-tu seulement ?
Le visage de maman s’est congestionné. Sa colère est descendue de ses
sourcils teints en blond jusqu’aux ailes de son nez. Ses yeux se sont étrécis et ses
lèvres ont pris un accent très pessimiste. Ses trois premiers enfants ? Trois
accidents dans son parcours de femme. Elle était jeune, mais après, elle nous a
vraiment désirés. Elle était prête à aller cueillir le soleil pour nous, mais nous ne
l’avons pas vraiment aidée. Des enfants sans cœur, toujours à lui faire du tort.
Qu’est-ce qu’on voulait ? Sa mort ? Mais elle était déjà morte, désespérée,
épuisée, mentalement au fond du trou.
Je nous trouve soudain aussi indécentes que des amants qui se touchent les
organes sexuels en plein carrefour et se murmurent des « oh oui, oh non » au
milieu de la chaussée. Je sors en courant comme une folle, de l’eau dans les
yeux. La femme aux cheveux rouges renifle toujours lorsque je passe devant
elle.
– Bon courage, je lui lance avant de m’enfuir de cet endroit pour ne jamais y
revenir.



Des nuages blancs traversent le ciel et je sens comme une capitulation dans
ma démarche traînante. Un chat saute précipitamment d’un toit et s’écroule sur
le trottoir. Un jeune Blanc me bouscule en voulant me dépasser. Des souvenirs
d’antan se frayent un chemin dans ma mémoire. Il neigeait ce jour-là et un vent
froid dénudait les arbres. C’était peut-être le jour où j’ai blessé Fabien d’un coup
de canif, je ne me rappelle plus. J’avais sept ans, huit peut-être. J’étais si petite
qu’en levant la tête je voyais à peine la figure du policier assis derrière son
comptoir. Des chaussures de flics résonnaient, des voix de flics résonnaient
aussi : « Merde ! Sales cons ! » Je souriais car, d’une certaine façon, ce langage
si familier de la rue désacralisait leurs pistolets et leurs menottes qui les
obligeaient à se déplacer comme des obèses. J'ai pensé que ces flics sont des
enfants de la rue qui partagent leurs clopes, rient à la perspective de coincer
quelqu’un et se lancent en tas dans la bagarre. Puis ils reviennent bredouilles en
se lamentant parce que les gangsters ne les ont pas sagement attendus assis sur le
canapé du salon.
– Je suis venue faire une déposition, dis-je au policier assis derrière le
comptoir.
Il regarda autour de lui comme s’il cherchait quelque chose, puis il continua à
écrire. Une mouche voleta quelque part et se posa sur mon nez, je la chassai d’un
revers.
– Je suis venue faire une déclaration, répétai-je.
Le flic regarda vers la porte, se pencha par-dessus le comptoir. Il neigeait,
j’étais vêtue d’un pyjama blanc à rayures roses, j’étais frigorifiée et nerveuse
– Tu as quel âge, mon enfant ? demanda-t-il en me faisant un sourire de
circonstance.
– Je ne suis pas votre enfant, monsieur, et j’ai bientôt huit ans !
– D’accord… Assieds-toi. On va te recevoir.
Il y avait plein d’affiches glauques avec des numéros verts à appeler en cas de
vol de portable, en cas de violences conjugales, en cas de maltraitance de
l’enfant, en cas de ceci, en cas de cela. Une fatigue animale m’envahit, c’est à
peine si je pouvais tenir ma tête droite, je ne la tenais plus, elle m’échappait.
– Alors, petite, comment tu t’appelles ?
– Pauline, dis-je en fixant la femme accroupie devant moi.
– Il se passe des choses chez toi, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Tu peux m’expliquer… Viens avec moi.
– J’ai pas envie.
– T’as peur ?
– Non. J’ai pas envie, c’est tout.
Je suis repartie, mais ils sont venus à la maison. Ils ont mené une enquête et ils
ont décrété que nous étions des désespérés, qu’il nous fallait une assistante
sociale. Alors que je marche sur notre avenue principale, j’y repense et ma peau
en tremble, mes jambes en tremblent, mon ventre en tremble. Quelle peur j’ai
eue ce jour-là ! Je voudrais la communiquer à quelqu’un. Tiens, voilà deux
prostituées entre deux âges. Et si je leur disais qu’elles sont laides ? Qu’elles
vont crever d’une maladie sexuellement transmissible ? Qu’elles ont des genoux
cagneux qui dépassent de leurs shorts indécents ? Qu’elles deviendront
chauves ? Qu’elles ne devraient plus éclater de rire à cause de leurs caries ?
– Qu’est-ce que tu as à nous dévisager, hein ? me demande l’une d’elles en
avançant ses grosses lèvres peintes d’orange vif.
– Tu veux une photo ? demande l’autre en battant des cils.
– Je fais déjà assez de cauchemars, dis-je. Non, sans façon.
– Répète ce que tu viens de dire, font-elles en s’approchant.
– Oh, rien. Je vous trouvais héroïques, c’est tout.
– Écoutez-moi ça ! Elle nous trouve héroïques. Et pourquoi donc ?
– Parce que vous permettez aux mecs de moins cafarder, c’est héroïque, je
trouve.
– Fiche le camp, petite conne, crient-elles. Remue ton sale cul ! Bouge ton
putain de derrière. Héroïque ! Héroïque !
J’ai continué mon chemin en me demandant pourquoi mademoiselle Mathilde
m’aidait, pourquoi ces putes m’agressaient. Ah, si seulement j’étais écrivain, je
me ferais vivre dans une famille de lord anglais. Maman et moi donnerions des
ordres aux domestiques et mon frère soufflerait la fumée de son cigare dans les
yeux de ses associés en buvant du Johnnie Walker. Les histoires qui fermentent
dans mon cerveau deviendraient vraies et il n’y aurait aucune discordance avec
la réalité.
Au détour d’une allée, je vois le docteur Benssoussian assis sous un saule
pleureur. De dos, on dirait un vieux cheval fourbu qui attend qu’un passant
généreux le récupère. Une valise noire entre ses jambes laisse à penser qu’il
vient de rater un train ou qu’il est en partance pour une destination dont il a
oublié le nom.
– Docteur Benssoussian, que faites-vous là ?
– J’ai quitté ma femme, ma petite Pauline. Je divorce.
– Comment ? je demande en battant des paupières. C’est un gros risque à
votre âge, docteur !
– Ma vie est ratée, ma petite Pauline.
– Vous voulez vous suicider, docteur ? je demande en m’asseyant à ses côtés.
– Tout au contraire, dit-il, un sourire énigmatique aux lèvres.
Et il me tend la rose accrochée à sa boutonnière.
– Sais-tu que j’étais fait pour le cinéma ?
Et il se met à pousser quelques cris semblables à ceux des Indiens d’Amérique
dans les westerns lorsqu’ils scalpent les Blancs. Puis il imite Gabin, Fernandel et
même James Bond : « Je m’appelle Bond, James Bond », le tout avec un accent
de Pantin à couper raide. Puis il attend les ovations.
– Comment tu me trouves ?
– Pas mal, pas mal même, dis-je malgré moi. Mais de là à divorcer, le jeu n’en
vaut pas la chandelle. Bien sûr que vous trouverez toujours une jeune fille
affamée qui sera heureuse de vous aider à manger votre retraite. Mais l’amour…
– Voilà que tu raisonnes comme une adulte, dit-il, l’air déçu.
Alors, il s’est mis à me parler de sa vie et de pourquoi il l’avait ratée. Il
connaissait le désert du Sahara et même celui de l’Arizona où il avait rencontré
des riches aventuriers qui l’avaient entraîné dans leurs croisières jusque dans les
bordels de Shanghai. C’était sa destinée de vivre en liberté et de jouer dans les
grandes productions hollywoodiennes. Il n’arrivait pas à s’adapter à l’esprit
français si petit dans ses aspirations, si terre à terre dans son quotidien.
– Peux-tu me dire comment mon épouse a réussi à anesthésier mes projets, à
annihiler mes ambitions ?
Il a cherché mes yeux sans les trouver. Un silence est tombé et la solitude s’est
installée.
– Voilà six heures que j’ai quitté la maison, dit-il en regardant sa montre.
Crois-tu que ma femme est suffisamment inquiète ?
– Sûr qu’elle doit avoir l’âme de travers.
– Très bien, dit-il, satisfait. Il faut que je rentre.
Il s’est avancé dans l’allée en traînant sa valise, puis s’est tourné vers moi.
– Sais-tu ce qu’il y a de plus fort que l’amour, Pauline ? C’est l’habitude.
14
Pour la première fois, j’ai eu un 15 en mathématiques. M. Denisot a profité de
cette réussite exceptionnelle pour faire la leçon de morale à toute la classe et
mademoiselle Mathilde a été si fière qu’elle m’a ébouriffé les cheveux, « C’est
bien, Pauline. » Puis elle m’a donné dix euros pour m’offrir un Macdo.
Du Macdo où je me trouve, je vois les gens aller et venir. Je me demande ce
qu’ils font dans la vie, sont-ils célibataires, amoureux, pauvres, malheureux ou
pleins de projets ? Sont-ils laveurs de cadavres ou se teignent-ils les poils du
pubis ? Certains s’arrêtent devant la banque, introduisent leur carte bancaire dans
le distributeur, regardent autour d’eux, inquiets, puis composent leur code
secret. Ils tapotent le clavier, le tapotent encore et encore. Il se passe un long
moment, comme un suspense : l’argent jaillit enfin. Leurs mains tremblent
lorsqu’ils glissent les billets dans leur poche. Les pauvres ont une curieuse
relation avec l’argent, je me dis. Ils perdent plus de temps que les riches à le
gagner et plus de temps encore à réfléchir à comment ils doivent le dépenser.
Soudain, deux garçons portant d’énormes lunettes de soleil surgissent dans
mon champ de vision. Ils regardent alentour, puis, l’espace d’un cillement,
fracassent la vitre de la banque d’un coup de masse. J’enfonce les mains dans les
poches de mon anorak et je serre les mâchoires pour ne rien perdre de la scène.
Je veux devenir écrivain, c’est un métier d’observation, a coutume de dire
mademoiselle Mathilde : « Il faut que tu trouves des gens et des situations qui
s’imposent et que tu captes leur éclairage. » Des nuages jouent à saute-mouton
dans le ciel. Un enfant suce un bonbon en tiraillant le manteau de sa mère.
« Qu’est-ce qu’ils font les messieurs, maman ? » demande-t-il. Un groupe de
ménagères déposent leurs sacs de courses entre leurs jambes et regardent le
cambriolage, fascinées. « Quelle bande de couillons ! ne cesse de murmurer un
adolescent aux yeux cernés comme ceux des noceurs. Ils ne gardent plus un radis
dans leurs coffres de banlieue. » Derrière leurs lunettes larges comme deux
mains, je reconnais Fabien et Nicolas.
La vitre de la banque s’est affaissée sur elle-même tel du papier mâché. Des
débris de verre ont voleté sur le trottoir. On a tous regardé avec une sorte
d’horreur mêlée d’émerveillement. D’une certaine manière, tout cela est trop réel
pour être moche. Mais, lorsque Fabien et Nicolas ont achevé leur boulot, qu’ils
n’ont plus rien eu d’autre à faire que sortir de la banque, une négresse aux nattes
entortillées au-dessus de sa tête s’est précipitée sur eux. Elle a souri, a soulevé sa
jupe en montrant l’intérieur de ses cuisses.
– Pour vous les gars, c’est quand vous voulez, où vous voulez, c’est gratos ! a-
t-elle dit.
Nicolas l’a poussée si violemment qu’elle s’est retrouvée les quatre fers en
l’air.
– C’est pas des manières, ça, pour des gentlemen cambrioleurs, rouspète-t-
elle.
Une femme ivre a éclaté de rire. Sa gorge est si encombrée de glaires que son
rire s’est noyé sous un gargouillis.
La police est arrivée en sirénant et avant qu’ils crient « Que personne ne
bouge ! », des gens ont commencé à s’éparpiller : « J’ai rien vu. » Un flic alourdi
de graisse s’est approché de moi en caressant ses cheveux gominés.
– J’ai rien à voir là-dedans, moi, dis-je.
– C’est juste pour un témoignage, rétorque-t-il précipitamment.
– J’ai rien vu.
Je l’ai regardé théâtralement dans les yeux l’espace de quelques secondes,
puis j’ai tendu mes poignets.
– Allez-y, dis-je, embarquez-moi si vous voulez.
Il y a eu un temps mort, puis il a dit avec une certitude qui m’a glacée :
– Vous aurez de mes nouvelles, mademoiselle. Vous pouvez partir.
J’ai continué ma route en songeant à mon frère et à mon ex-amoureux qui sont
passés allègrement des petits larcins aux gros coups, sans entraînement aucun.
Un sentiment d’angoisse mêlée de fierté m’empêche d’avoir du recul, de porter
un jugement sur ce qui vient de se dérouler sous nos yeux. D’ailleurs, les
Pantinois agissent comme si ce cambriolage n’avait pas eu lieu. Ils se penchent à
leurs fenêtres, m’expédient des sourires.
– Tu vas bien, Pauline ? Et l’école ? T’es sage, dis ?
Je réponds en me demandant si c’est l’œil qui prend la décision de capter telle
ou telle image, ou bien si c’est le cerveau en quête d’excitation nerveuse qui lui
en intime l’ordre. Je conclus en pensant que les adultes sont impertinents.
Qu’est-ce que ça leur ferait si je leur demandais : « Alors tata, toujours accro à
ton amant ou tu as enfin décidé de devenir une épouse fidèle ? » Je m’arrête,
hume l’air en imaginant les cris d’orfraie que ma question aurait provoqués. Je
ris au-dedans, j’aurais aimé écrire. J’aurais aimé faire ce métier, je pense, peut-
être qu’alors j’aurais pu répondre à quelques questions qui me tarabustent. Ai-je
déjà vécu ma vie ou est-elle encore à venir ? Mais tout au fond de moi, je ne
veux pas le savoir. J’ai toujours adoré les imprévus, ce qui explique que j’aime la
rue, m’y promener c’est ce que je fais de mieux, alors pourquoi y renoncer si, à
la fin, je constate que, malgré mes efforts pour me soumettre aux desiderata de la
société, j’ai quand même raté ma vie comme le docteur Benssoussian ?
Une voix chevrotante m’interpelle. De la transpiration suinte à la racine de
mes cheveux. Je peux affronter les plus méchants animaux de la forêt, mais pas
cette voix que le destin m’épargne depuis que j’habite chez mademoiselle
Mathilde. Voilà notre concierge qui s’approche. Ses talons retentissent sur le
macadam. Son gros manteau froufroute autour de ses énormes chevilles. Son
corps est surchargé de vêtements et de courses qui tanguent lourdement à droite,
puis à gauche. Elle me sourit jusqu’aux oreilles. Ses poils noirs au-dessus de ses
lèvres se durcissent, le froid sans doute. Elle doit se croire très rafraîchissante,
l’idiote.
– Tu m’aides, ma cocotte ? me demande-t-elle en déposant ses provisions
devant moi.
Je fixe son visage couleur de taie d’oreiller sale, les coins de sa bouche
luisants de salive, les taches de vieillesse qui constellent ses mains noueuses et
ses yeux où percent ses minuscules pupilles noires.
– Tu te décides, oui ou merde !
Bonne femme répugnante, je pense en ramassant ses affaires. Je marche vite.
Sa voix résonne, essoufflée par le rythme imposé par mes pas. Ses énormes seins
semblent presque la tirer en avant.
– Les jeunes d’aujourd’hui ne respectent plus personne. T’as vu, Pauline, ce
gamin m’a bousculée pour passer. Mais, qu’est-ce que t’as à marcher si vite,
hein ? Tu veux me faire crever ?
Mes nerfs se hérissent. Une envie de la gifler ou d’envoyer choir ses courses
me saisit. Je me contrôle pour profiter encore de cette aura d’adolescente
persécutée par une répugnante sorcière.
– Tu ne vas pas m’abandonner ici tout de même ? demande-t-elle, horrifiée,
lorsque je lui tends ses courses devant l’immeuble.
Puis, sans un mot, elle avance, m’obligeant à la suivre avec ses paquets.
Sa loge rose saumon est déprimante. Il y a bien sûr tous les meubles
nécessaires au confort, mais ils ont l’air d’avoir été hérités d’une tante décédée
ou ramassés dans les poubelles. À côté de la cheminée avec son radiateur à gaz,
deux fauteuils en synthétique sont recouverts d’une grande nappe de laine faite
au crochet. Une télévision en noir et blanc des années soixante-dix est posée sur
une commode revêtue d’un velours marron. Au centre de la pièce, quatre chaises
dépareillées entourent une table en Formica couleur moutarde. De chaque côté
de la fenêtre donnant sur la rue, des rayonnages contiennent une quantité
d’objets hétéroclites dits folkloriques, qu’elle a ramenés lors de ses séjours
touristiques à prix cassés. Le long des murs, des photos, encore des photos
jaunies ou en couleur, d’hommes en uniforme ou en cravate, de femmes à
bicyclette ou riant dans des jardins, serrées les unes contre les autres.
– Les voleurs n’ont plus froid aux yeux de nos jours, dit-elle en refermant à
double tour. L’idée qu’ils peuvent se faire coincer et finir en taule doit les exciter.
Elle ouvre la porte d’une cuisine dont la fenêtre est si haute que l’on ne peut
voir que le ciel.
– N’attends pas d’excuses de ma part, Pauline, dit-elle en rangeant
méthodiquement ses courses dans le frigo. Tu es née dans une famille de timbrés
et je n’en démords pas.
– Mais qu’est-ce que ça peut vous faire que ma famille soit timbrée ? C’est
pas vos oignons.
– Tu veux un chocolat ?
– Non, merci.
– Dans ce cas…, dit-elle en se servant un gros morceau de cake.
Elle retourne dans sa loge et s’assoit de manière à m’infliger sa laideur.
– Tu vois, Pauline, commence-t-elle, ta salope de mère a beaucoup de chance.
C’est une vraie fille de pute qui aurait mérité de ne même pas posséder un
paillasson où crever. Au lieu de ça, elle a tout pour être heureuse.
– Pourquoi vous dites ça ? Les hommes n’ont pas été gentils avec elle. Sa
famille n’a jamais été gentille avec elle. Il n’y a pas de quoi pavoiser, madame.
– Ne prends pas sa défense, sinon tu vas le regretter. Je te dis qu’il vaut mieux
voyager dans la vie accompagnée d’un saoulard comme mon regretté Edgard ou
avec deux méchants gosses comme ton frère et toi, ou même avec un chien
éclopé, que seule. Mais cela, ta pauvre conne de mère ne l’a pas compris.
– Si vous le prenez sur ce ton, je préfère m’en aller.
– Rosa aussi m’a dit la veille de sa mort qu’elle préférait s’en aller.
– C’est qui, Rosa ?
– Ma fille. Elle est morte. Une overdose.
– Je suis désolée.
– Garde tes salades pour ceux qui croient que tu as vraiment changé, pauvre
idiote. Connais-tu le sens du vrai courage ?
– Dites toujours.
– On dit : « Je vous écoute, madame. »
– D’accord, madame. Je vous écoute, madame.
– Bien, Pauline.
Elle suçote sa langue, attrape à nouveau une tranche de gâteau qu’elle se met à
mâchonner bruyamment.
– Le vrai courage, me dit-elle la bouche pleine, c’est de mener un combat
jusqu’au bout, même quand on sait qu’on va le perdre. Toi, par exemple, tu sais
que tu vas replonger dans cette vie de merde, pourtant tu fais tout pour te
convaincre que tu as changé. Je te trouve très très courageuse.
– Merci, madame.
– À la mort de Rosa, j’ai cru que je n’allais pas lui survivre, mais me voilà
assise là, à parler tranquillement avec toi. C’est magique, la vie.
– Si vous le dites, madame.
– Et tu le crois, grosse conne ? La vie n’est pas belle. Elle est sale et
dégueulasse. Sais-tu que les guêpes pondent leurs œufs dans le corps des
coccinelles, qu’ensuite la larve grossit en se nourrissant de la coccinelle vivante
et qu’elle la ronge jusqu’à se frayer un chemin pour sortir ?
Elle se lève, décroche la photo d’une jeune fille sur le mur, qu’elle fixe
longuement, puis elle me la tend.
– C’est Rosa. Tu as vu la bouche qu’elle a ? Elle avait une si grande bouche
qu’elle aurait pu accoucher par là-haut, tu ne trouves pas ?
La Rosa avait des beaux traits, des grands cheveux châtains, des yeux marron,
une bouche ample et humide.
– Elle n’avait que dix-huit ans quand elle est morte et par certains aspects, tu
lui ressembles. Elle était très têtue et croyait à la liberté absolue. Mais le
problème, c’est que, lorsqu’on refuse la stabilité d’un travail, d’un foyer, des
enfants, un mari, ce qui est terrible, on finit quand même par se marier à l’alcool,
au tapin ou à la drogue. C’est ce qui est arrivé à ma Rosa quelques mois avant
que mon pauvre Edgard soit étouffé par un os de poulet.
– C’est pas gentil, madame, de parler ainsi d’une morte qui de plus est votre
fille.
– Prends un morceau de cake et tais-toi parce que tu ne connais encore rien de
la vie, me lance-t-elle d’un ton las.
– Non, dis-je. J’en ai plus qu’assez de votre méchanceté.
– Tu crois ? dit-elle en se tournant vers moi.
Des larmes dégoulinent le long de ses joues, elle veut que je m’apitoie sur son
sort, que je constate que derrière la concierge à la langue purulente, il y a une
pauvre femme avec des blessures au cœur.
– Vous n’allez pas me faire croire que vous êtes vraiment en train de pleurer ?
– Si, justement, Pauline. Et profites-en pour me consoler, car tu n’auras plus
l’occasion de me voir dans cet état.
Je la regarde avec sérieux.
– J’ai trop de problèmes à résoudre pour consoler quiconque, madame.
– C’est sain comme démarche, dit-elle en reniflant. Il faut se sauver soi-même
au lieu de tenter de sauver le monde. Tu iras loin, ma Pauline.
J’en ai assez de l’écouter, d’ailleurs je n’ai pas un sens de la déduction assez
aiguisé pour la comprendre entièrement. Elle est pleine de rats crevés dans la tête
et un de ces jours, elle va exploser.
– Je peux m’en aller maintenant, madame ?
– Bien sûr, ma petite Pauline.
15
La chose la plus dure à supporter dans ma nouvelle vie, c’est le rapport
qu’entretient mademoiselle Mathilde avec mon temps. Elle l’a apprivoisé en le
programmant de telle manière qu’elle m’empêche de divaguer, de suivre le cours
de mes envies du moment, d’aller là où je pourrais éventuellement rencontrer un
ours polaire en plein Pantin. 6 heures 45 réveil ; 6 heures 45-7 heures douche ; 7
heures 30-8 heures petit-déjeuner ; 8 heures 05 départ pour l’école, et ainsi de
suite jusqu’à l’heure du coucher.
L’après-midi après avoir pris mon goûter à 16 heures, fait mes devoirs de 16
heures 30 à 18 heures, j’ai une heure de libre. Alors ce soir je suis sortie en
courant de la maison pour rattraper le temps perdu, heureuse de humer l’air de
cette fin de jour humide et âcre. Sur le trottoir, les gens s’empressent de boucler
leur journée. Des bouchers peinent sous les quartiers de viande qu’ils portent sur
leurs épaules. Une bande de jeunes surgit et va dans la direction opposée à la
mienne. « On veut des réparations ! » hurlent-ils. Mais aussi : « À bas
l’esclavage ! » Et encore : « Des Noirs au Sénat ! Des Noirs chefs d’État ! Des
Noirs aux ministères ! Des Noirs… » Ils sont si excités qu’ils ne semblent pas
me voir.
– Qu’est-ce qui se passe ? dis-je à Mina qui les regarde passer.
– T’es pas au courant ? me demande-t-elle, offusquée. Il y a réunion du comité
des réparations. On va enfin les faire payer !
– Payer quoi et à qui ?
– Mais au gouvernement, ma vieille. Les experts ont fait des calculs nets et
précis. Les Blancs nous ont esclavagisés pendant quatre siècles. Tu te rends
compte, quatre siècles ! Cela signifie qu’ils nous doivent tellement d’argent que,
s’ils nous remboursaient, plusieurs générations de Noirs pourraient ne pas
travailler et buller peinards.
– Je n’y comprends rien. L’esclavage a été aboli depuis longtemps, non ?
– Ouais. Mais nos ancêtres ont travaillé, dit Mina. Ils ont construit la France.
Ils doivent payer.
– Mais à qui ?
– Aux nègres, pardi ! dit Lou, qui nous a rejointes avec d’autres filles. En
compensation des horreurs subies. Mais tout ceci est d’un primitif ! Ça fait œil
pour œil.
– Alors, pourquoi tu vas défendre une cause si tu n’y crois pas ?
– Parce que la vraie vie semble toujours se passer ailleurs, loin de moi,
pendant que je travaille, mange, lis et rêve du prince charmant dans ma jolie
chambre rose, tu piges ?
– Oui, dis-je.
– Tu viens avec nous ? me demande Fouzia.
– Non. Mademoiselle Mathilde m’attend. Je ne veux pas qu’elle s’inquiète.
– Ça alors ! s’exclament-elles en éclatant de rire. (Elles reculent pour mieux
m’observer :) Sans blague, t’as vraiment changé.
– J’essaye de me tenir tranquille. Mina, tu ferais mieux aussi, vu ton état. Tu
pourrais accoucher en plein carrefour.
– Ça serait chouette, dit Lou. Ça a plus de gueule d’aller à l’hôpital dans un
camion de pompiers que de prendre le métro.
Elles se mettent à parler des millions qui vont leur tomber dessus,
magiquement. Elles disent qu’elles s’achèteront des jeans Dior, des tee-shirts
Ralph Lauren, des rollers de chez Cerruti. Elles se sont éloignées, illusionnées
par la belle vie qu’elles auront après les réparations. Je me sens étrangement
dissociée de tout ce que je viens d’entendre, comme si un étranger avec qui je
partageais un banc public s’était tourné vers moi et m’avait raconté sa vie intime.
Soudain, le ciel s’obscurcit et des trombes d’eau commencent à se déverser
sur le sol. Les gens courent à la recherche d’un abri et moi aussi je cours. Des
feuilles mortes s’envolent et le vent vibre entre mes jambes. Je vais me réfugier
à La Perle noire et n’ai pas le temps de m’ébrouer que je vois Fabien et Nicolas
attablés. Ils mangent des chicken-chikka et paraissent aussi heureux de vivre que
des gens qui auraient échappé à la guerre de quarante et à Hiroshima.
– T’es belle, frangine, vraiment, dit Fabien en me faisant signe de
m’approcher. Ta nouvelle vie te réussit bien à ce que je vois.
Je déteste son pantalon aux poches déformées, mais j’aime son sourire avec
ses dents aussi éclatantes que des grains de maïs.
– Pour qu’une poule soit savoureuse, il suffit de l’isoler, dit le propriétaire de
La Perle noire en passant sa langue sur ses gencives rouges. Plus longtemps vous
la garderez enfermée, et plus elle aura la chair moelleuse.
– Boucle-la vieux vicelard, dis-je.
– Viens, viens, fait Fabien. Nicolas a quelque chose à te dire.
– Je ne veux rien entendre
– Il t’aime.
– Il n’a qu’à me le dire lui-même… De toute façon, j’en ai plus rien à foutre.
– Allez, gars, dis-lui que tu l’aimes. Vas-y, gars, ça ne tue pas.
– Elle le sait très bien, bredouille Nicolas sans lever la tête de son verre,
comme si le son de sa propre voix l’embarrassait.
– Répète-le, j’ordonne.
– Quoi ?
– Répète-le.
– Pourquoi ?
– Parce qu’une femme n’en a jamais assez qu’on lui dise je t’aime ma
nounous, je t’aime ma biche, je t’aime ma poulette, je t’aime ma cocotte, je
t’aime mon bébé, te quiero, I love you, tu comprends ?
– Je te le répète.
– Quoi ?
– Tu le sais très bien. Je veux qu’on reprenne tous les deux, bredouille-t-il.
Qu’on se marie un jour, qu’on ait trois ou quatre mômes.
– C’est maintenant à moi de répondre, Nicolas. Va chier. J’ai pas envie d’être
l’héroïne d’un documentaire sur les femmes de prisonniers. J’ai pas envie de
fréquenter les parloirs et de me faire sauter dans un coin parce que mon type est
enfermé pour vol à main armée. L’autre jour, je vous ai vus à la banque. J’aurais
une maladie incurable et tu serais le seul médicament capable de me guérir que
je n’en voudrais pas. Mais peut-être qu’il plairait à Adélaïde d’occuper le poste
que tu me proposes.
Des regards scandalisés se sont braqués sur moi. On dirait des pistolets et je
sens les brûlures des balles sur ma peau. Ça fait tache, révolution, qu’une fille
parle ainsi au futur caïd de la drogue, au prochain roi de la prostitution. Mon
frère se lève, me bouscule.
– Tu perds la tête ou quoi, Pauline ? Depuis quand t’as plus de respect pour un
mec, dis ? C’est cette foutue professeur qui t’a mis des choses dans la tête, hein ?
– Ne me touche pas.
Et avant qu’il puisse comprendre de quel côté souffle le vent, je lui ai flanqué
un coup de genou entre les cuisses. Je sors au milieu des bourrasques de vent,
sans jeter un regard aux passants qui courent sous la pluie, à ces amoureux qui
s’abritent devant un restaurant. De l’eau mouille mes chaussures, trempe mon
pantalon, il y a le plaf-plaf-plaf de mes pieds dans des flaques. Je n’en reviens
pas d’avoir osé dire à haute voix ce que nul n’ose dire. Penser oui, c’est permis,
mais à condition que rien ne filtre. Le plus incongru, c’est que j’aime toujours
Nicolas, mais qu’est-ce que je veux donc de la vie ?



Mademoiselle Mathilde sort de la salle de bains, sa chevelure ruisselle sur son
peignoir, une chevelure à présent, un paquet lourd comme du crin de cheval. Je
suis trempée, j’ai froid, mais tout me semble harmonieux.
– Vous êtes très belle, mademoiselle, lui dis-je pendant qu’elle s’essuie les
cheveux. Pourquoi vous ne vous êtes jamais mariée ?
Sans me répondre, elle me lance une serviette.
– Tu ferais mieux de te changer avant d’attraper la crève.
– Je nous prépare quelque chose, mademoiselle ? je demande, revêtue
maintenant d’un pyjama rose. Un thé, par exemple ?
– S’il te plaît, Pauline. Merci.
Je mets de l’eau à bouillir. L’orage est passé. Un petit rayon de soleil apparaît
dans les nuages épars. Les arbres se détachent sur le ciel avec netteté et les
ombres se gravent dans le sol. Mademoiselle Mathilde a mis de la musique, une
musique de vieux, comme une boîte de crayons de couleur, capable de vous faire
croire au rayon vert. Assise en tailleur devant la chaîne stéréo, elle fume, ce que
je ne l’ai jamais vue faire auparavant. Des nuages s’élèvent devant son visage, la
cernent et la rendent impénétrable. Je lui verse son thé et dis :
– Il devait être très beau.
– Qui ?
– Votre prince charmant. Il est mort ?
Elle s’humecte les lèvres, lisse ses cheveux et laisse les bruits du jour
s’éteindre.
– Il devait être idiot ou aveugle pour vous avoir abandonnée.
– Je me le suis souvent demandé. Enfin, il m’a laissé un mot.
– C’est la moindre des choses !
– Ouais. Mais il l’a laissé à côté de l’évier. Quand je suis revenue le soir, la
lettre était trempée, donc illisible.
– Ce qui fait que vous ignorez le nom de celle qui vous l’a volé. Difficile dans
ce cas de faire son deuil.
– Non, Pauline… La vérité, c’est qu’il avait le double de mon âge et qu’à cet
âge-là les hommes pensent responsabilités, devoirs, obligations, habitudes. La
vérité, c’est que je l’ai obsédé pendant quelques mois, qu’il a joui de cette
obsession en se disant que l’été serait bref, que l’hiver viendrait et que, dès qu’il
sentirait sa morsure sur sa peau, il m’oublierait. Voilà la vérité. Et si on dansait ?
On s’est mises à tournoyer dans la pièce au rythme d’une chanson de Claude
François. Oui, amour, tu m’es nécessaire, enveloppe-moi de tes bras, oublie-moi
dans tes profondeurs, je t’aime mon amour, t’es un mauvais garçon, mais je
t’aime, ensemble montons au ciel tandis que la voisine torche son bébé, ramène
le bout de tes doigts sur mes hanches, à quoi penses-tu ? Dis-moi à quoi tu
penses ?
On a dansé jusqu’à ce que les traits de son visage se détendent, jusqu’à ce que
la fatigue m’envahisse et que ma jambe la plus courte me fasse souffrir ; j’y sens
des picotements, pourquoi n’ai-je pas eu l’idée de m’asseoir quelque part au
cours de cette journée pour la masser ?
Dans la douceur nocturne, j’aide mademoiselle Mathilde à préparer le repas.
J’épluche des pommes de terre tandis qu’elle retourne de temps à autre le rôti de
porc pour qu’il ne sèche pas. Le crépitement de l’huile, la bretelle de son
soutien-gorge qui a glissé sur son bras, l’odeur attirante des aubergines grillées
me font penser que cette atmosphère ressemble étrangement à celle du bonheur.
Je cours mettre le couvert quand la sonnerie du téléphone me fait sursauter.
– Décroche ! hurle mademoiselle Mathilde.
– Allô ?
– Pauline ? C’est maman.
– Je n’ai rien à te dire.
– Mais moi, j’ai des choses que je veux que tu comprennes. Ça ne peut pas te
faire de mal de m’écouter.
– Vas-y toujours.
– Je sais que ça n’a pas été facile pour vous depuis un certain temps. Mais
quand je t’expliquerai, ça va aplanir pas mal de choses entre nous. Sûr que j’ai
commis des erreurs.
– Si tu le reconnais.
– Ce que j’ai à te dire est de la plus haute importance.
– À moi d’en juger. Dis toujours.
– Voilà, ton père n’est pas mort. Il est en prison.
– Quoi ?
– Il faut absolument que je rattrape un peu les choses avec Fabien et toi, hein ?
– En ressuscitant papa ?
– Écoute, Pauline. Tu as une drôle d’attitude. Ton frère aussi d’ailleurs. J’ai
fait une grosse bourde en vous racontant que votre père était mort, mais je
pensais sincèrement vous protéger. Tu t’imagines si vos amis le savaient ? Vaut
mieux avoir un père mort qu’un père délinquant, non ?
– J’en sais rien, maman.
– C’est dur, Pauline, pour une femme seule d’éduquer des enfants. Mais on a
tous droit à une seconde chance, pas vrai ?
– J’en sais rien.
– Écoute, ma fille, il y a plein de choses dont tu ne sais rien, il y en a d’autres
que tu ne devrais pas savoir, quoi que tu en penses. T’es encore qu’une gamine.
– Là, je peux te dire que je ne veux plus rien savoir, que je m’en fous.
– Passe-moi mademoiselle Mathilde.
– Elle ne veut pas te parler.
J’ai déposé le combiné sur l’appareil, levé la tête et croisé le regard de
mademoiselle Mathilde.
– Qui était-ce ?
– Personne.
– Quelle que soit la personne, elle ne rappellera plus.
– Je sais.
16
Dès que j’ai été étendue seule sur le canapé-lit, j’ai mordu les draps.
Mademoiselle Mathilde lisait dans sa chambre et je ne voulais pas qu’elle me
voie pleurer. Des heures durant, j’ai pleuré, jusqu’à ce que le liquide lacrymal
sèche sur mes joues en sel pur. Je pleurais parce que j’avais pris le temps de
savourer la viande de porc très chaude, ne l’avalant que lorsque j’avais accumulé
sur ma langue suffisamment de sensations, alors que ma mère venait de
m’annoncer que mon père était un truand ; je pleurais parce que j’avais été
incapable d’éprouver la moindre compassion pour ce géniteur qui croupissait
derrière les barreaux ; je pleurais parce que finalement je n’avais aucun ancêtre
glorieux, rien, nada, nothing, damlesé, yé àquapé.
Demain, je mettrai le tailleur bleu marine, celui que m’a acheté mademoiselle
Mathilde. Je l’accompagnerai dans ces réunions où, regroupés sous la lumière de
la connaissance, des intellectuels refont le monde. Comme d’habitude, ils
parleront des identités mutilées, des révolutions avortées, des malheurs des
peuples opprimés, et moi comme les meubles j’écouterai ces hymnes au savoir
sans rien y comprendre.
J’ai dû m’endormir car je me suis rendu compte que ma cervelle s’est remise à
jacasser, je veux qu’elle se taise enfin, je veux la paix, non seulement en moi,
mais tout autour de moi, une paix générale qu’aucune mère ne viendra briser. Je
sens un poids dans mon cœur, des choses qui veulent me parler, je ne veux pas
les écouter. Je sais qu’elles me liraient un livre avec des rimes écrites par un
génie malveillant, celui qui torture les artères, noue l’estomac et vous oblige à
vomir ; je ne veux pas tomber malade. Je regrette de ne pas croire en Dieu, je me
jetterais au pied du lit, je réciterais des oraisons sans errata, l’Esprit-Saint
m’aiderait à archiver mes doutes et mes angoisses. « Les gens qui ne croient en
rien me font peur », a coutume de dire mademoiselle Mathilde. Elle a raison :
j’ai enfilé mes pantoufles et je suis sortie sans faire de bruit.
Il fait vraiment froid. Noël est passé mais à Pantin, l’après-fête accentue
l’aspect misérable de notre quotidien. On n’est pas sur les Champs-Élysées où
les éclairages sont si abondants que des mois après, on peut oublier son chagrin
rien qu’en les regardant. Chez nous, la mairie accroche aux réverbères des
illuminations et des guirlandes si minuscules que, quiconque passe par ici,
s’aperçoit que nos rêves tiennent dans la paume d’une main. D’ailleurs, depuis
ma naissance, j’ai toujours vu suspendus aux lampadaires les mêmes petits
bonshommes avec leurs paniers qui lancent six étoiles dans le ciel. Au fil du
temps, certaines ampoules ont grillé et les petits bonshommes avec la moitié de
leur corps illuminé, l’autre pas, la moitié des étoiles illuminées, l’autre pas, vous
flanquent une dépression à vous expédier chez les fous. J’ai envie que quelqu’un
me donne la main, me la serre, jusqu’à ce que la chaleur s’infiltre dans mes os.
Oui mon amour, protège-moi, sauve-moi, Nicolas, sois heureux que je vienne
vers toi, enlace-moi sans prononcer mon nom, je t’aime, je t’aime, te quiero, I
love you, je pense à toi. Les stores des magasins sont baissés, il n’y rien à voir,
même pas un de ces enterrements que j’aimais regarder enfant en m’imaginant
que c’était maman qu’on enterrait. Je pleurais en me disant que puisqu’elle était
morte, je m’appliquerais à être une bonne élève pour qu’elle soit fière de moi au
paradis.



– Qui est-ce ?
La voix est agressive. Pégase n’ouvre jamais sans connaître l’identité de qui
sonne.
– C’est moi… Pauline.
J’entends les cliquetis annonçant qu’il tire le verrou. J’entre en faisant le dos
rond dans mon pyjama.
– T’as quelque chose à boire ?
– T’es bien pressée, petite. Assieds-toi d’abord et explique-moi ce que tu fais
dehors à cette heure de la nuit.
Je prends place sur le canapé jaune avec des coquelicots. Je ferme les yeux et
pose mes deux mains sur mes paupières pour les accoutumer à la lumière
violente qui descend du plafonnier. Puis je demande :
– T’aurais rien de fort pour moi ?
– Je ne vais pas te servir un gin tonic. T’es trop jeune.
La bouche de Pégase sourit, ses yeux jaunes sourient aussi. On ne s’est pas
vus depuis ce fameux jour où je me sentais aussi brouillée qu’une omelette et où
il m’a mise dans son lit en espérant que… Mais qu’est-ce qui fait croire aux
hommes qu’on aime baiser avec eux ?
– Après ce qui s’est passé entre nous, dis-je, je pensais qu’on pouvait être à
l’aise ensemble, puisqu’on n’a plus à feindre.
– Ouais, mais c’est pas une raison pour te saouler la gueule, ma chère. Je
serais un adulte irresponsable si j’acceptais de te laisser faire tout ce que tu veux.
– Sans blague !
– Une femme est femme à partir du moment qu’elle a ses règles, mais elle
n’est pas femme en totalité, tu comprends ? Il y a des domaines dans lesquels
une fille de quinze ans reste quand même une enfant.
– Impressionnant !
– Tu veux quoi ? Orangina ? Coca ? Je parie que tu penses que ces produits
poussent dans les arbres.
– Juste un Coca, Pégase. Pas de leçon de sciences naturelles. Je déteste.
– Qu’est-ce que t’aimes alors ? La géopolitique ?
– Rien. J’en ai marre de tout. Marre de ce quartier de paumés. Marre de
marcher dans les rues sans arriver nulle part, tu peux comprendre ça ?
– Ouais. C’est un problème de géographie.
– Tu peux arrêter de blaguer ? Je parle sérieusement.
– Je suis sérieux. Mais la géographie ne change rien, tu sais. On transporte ses
misères partout où on va. C’est comme tous les négros qui quittent le bled pour
venir chercher fortune en France. Ils se déplacent géographiquement, mais leur
pauvreté les poursuit néanmoins.
– Mon cas est désespéré alors ?
– Mon propos n’est pas de t’encourager à vivre, mais de t’amener à
comprendre le pourquoi du comment tu vis.
– Comment vivre quand tu crois que ton père est mort et qu’on t’annonce tout
de go qu’il est vivant et en prison ?
– Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Ça veut dire que je suis à cran, tu piges ? J’ai besoin de tuer quelqu’un.
– T’as choisi qui tu veux tuer ? Parce que la première chose à faire, c’est de
choisir sa cible, puis son arme, puis le lieu et l’heure du crime. Ça, c’est une
leçon de stratégie.
– Mon père. Il faut qu’il meure pour de vrai. C’était mieux avant quand je le
croyais mort.
– Ouais. Rien ne t’empêche de le buter, tu sais ?
– C’est impossible. Il est en prison.
– Raison de plus.
– Comment veux-tu que je fasse, hein ? Il y a plein de flics autour de lui. Ils
vont pas me laisser sortir mon arme.
– Je peux t’arranger ça.
– Sérieux ?
– Juré. Juste un instant.
Il a quitté la pièce et a ramené un couteau de cuisine bien affilé, ainsi qu’une
poupée mâle. Ça se voit qu’il s’agit d’un homme à cause d’un os de poulet
planté entre ses jambes. Il me les tend et me dit :
– Tue-le.
– Qui ?
– Ton papa. Bute-le.
Je frotte la cheville de ma jambe plus courte que l’autre et sans savoir ce que
ma main compte faire, je soulève le couteau et je donne des coups et des coups.
Chaque coup m’envoie tourbillonner dans un espace où l’air est plus vivifiant,
où les gens parlent à haute voix et où des gouttelettes d’une pluie chaude
éteignent peu à peu l’incendie dans ma poitrine. Puis je ramasse les morceaux de
la poupée déchiquetée. Je les emporte dans la salle de bains et je les brûle
jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une cendre noire.
– Tu dois maintenant rester fermée à ce passé, Pauline, me dit Pégase. C’est
une leçon de psychologie, cette fois.
– Absolument.
Il s’est mis à me caresser le dos de ses mains chaudes tels des beignets, des
mains sereines et résolues à me mettre à l’abri, à me sécuriser. Je n’ai plus qu’à
m’abandonner à cet homme avec son nom ridicule, cet homme avec à l’extérieur
de la chair et à l’intérieur des sentiments que j’ignore. Il m’entraîne dans sa
chambre en étreignant mon ventre. Nous tombons entre les draps qui puent le
moisi. Le plafond reflète nos corps entrelacés. Je me laisse faire comme un café
dans sa tasse, il devient le maître du temps, de cette obscurité, de cette moiteur
que son fanal perfore. Et mes hum… encore… oui… décuplent son désir de
possession.
– C’est pour toi, souffle-t-il. J’ai rien d’autre à te donner. Ni bijoux, ni argent,
ni château, ni maison à la campagne. Mais mon sexe, tu l’as à vie, c’est pour toi.
Sa masse se soulève, s’abaisse dans un mouvement poussif. C’est le
conquérant noir qui prend possession de mes cuisses, de mes seins et de ma peau
qu’il enveloppe. Puis il s’écroule.
On a dû sommeiller une pinte de minutes, car lorsque j’ouvre les yeux, il est
penché sur moi et me contemple. Je vois dans son regard quelque chose qui
ressemble à des larmes.
– Je savais que tu reviendrais, me susurre-t-il à l’oreille.
– T’as pas une cigarette ?
Pégase ramasse un paquet de Marlboro posé sur le chevet, le secoue, merde, il
est vide. Il extirpe deux mégots d’un couvercle qui lui sert de cendrier, fouille
ses poches à la recherche d’un briquet.
– Voilà. On est bien, dit-il en m’en donnant un, après l’avoir allumé. Je suis
heureux. Je voudrais mourir dans ces moments-là.
– Arrête de frimer, lui dis-je. Personne ne veut mourir, pas même pour un
instant de bonheur.
– Est-ce que tu veux sortir avec moi, Pauline ? Je veux dire te montrer avec
moi, comme des vrais amoureux.
– Pourquoi ?
– C’est important. Ma famille et mes amis doivent savoir avec qui je suis. Je
n’ai plus l’âge de me cacher ou de faire semblant. Il faudrait tirer la situation au
clair avec Nicolas… Je suis certain qu’il comprendra… Je veux que tu
m’accompagnes à des fêtes et au restaurant. (Sa voix s’élève à mesure que l’écho
de ses exigences lui parvient :) Tu dois accepter, Pauline. À moins que tu aies
honte de moi.
Je me contente de grincer des dents, parce que je ne sais pas si je dois enfiler
mes vêtements et partir à toute vitesse ou me redresser et lui cracher au visage.
Tu me vois me promenant dans les rues avec un vieillard de ton espèce, hein ?
Tu me vois allant dans les dîners de vieux où tu parleras pour moi : « Pauline
n’aime que les hamburgers… » Ou encore : « Ma Pauline adore Prison Break. »
Heureusement que j’ai contrôlé la bête qui vit en moi et que le destin arrange
quelquefois les choses, surtout lorsqu’on décide de ne pas réagir.
La porte de la chambre s’est ouverte sur Nicolas. Ses yeux sont en pagaille.
Les veines de son cou enflent tant qu’on croirait qu’elles vont exploser. Il serre
les poings, se mord les lèvres, et j’ai l’impression de ne pas être face à un être
humain, mais à un tas d’indescriptibles pulsions.
– C’est quoi cette merde ! hurle-t-il.
– Calme-toi, dit Pégase. Je t’expliquerai tout.
– Mon propre père baise ma copine. Non mais, tu veux m’expliquer quoi ?
Que t’as une plus belle queue que moi ?
Déjà il baisse son pantalon pour comparer la longueur de leurs sexes
respectifs.
– Dis-lui que t’aimes mieux faire l’amour avec moi ! hurle Nicolas. Dis-lui
que t’aimes mieux sucer cette trique que son petit machin de vieillard.
– Ça suffit Nicolas, dis-je avec un sourire forcé.
Pégase plaque Nicolas, colle ses poings au mur de manière à lui barrer tout
passage.
– C’est pas la dimension de ton sexe qui va rendre une femme heureuse,
fiston. La question est : as-tu assez de tendresse et de générosité pour la
combler ? Est-ce que tu peux te mettre ça dans le crâne ?
– Garde tes réflexions pour toi, bande-mou, dit Nicolas en le repoussant
violemment. T’as aucun conseil à me donner après ce que tu viens de faire.
Ils sont maintenant dressés, pieds contre pieds, tête contre tête, la poitrine nue
de l’un frottant le tee-shirt aux inscriptions révolutionnaires de l’autre. Les
mâchoires de Pégase se crispent tandis que les yeux aux éclats sanguins de
Nicolas lui font perdre un peu de sa confiance d’adulte.
– Ce qui est fait est fait, Nicolas. Pauline et moi on va se marier.
– T’es fou !
– C’est la réalité.
– Tu peux pas l’épouser.
– Ah, oui ? Et pourquoi ? Tu vas peut-être me l’interdire, non ?
Les épaules de Nicolas s’affaissent. Il a soudain l’air aussi vulnérable qu’une
femme qui souffre d’ostéoporose, une à qui on peut aisément casser les os.
– Pauline ?
– Oui.
– Si tu t’approches à nouveau de mon père, je t’arrache la tête, tu piges ?
– Je n’ai plus rien à voir avec ton père ni avec toi, dis-je en me rhabillant.
– C’est-à-dire ? demandent-ils en chœur.
Je leur souris et respire, fourrage dans mes cheveux. Je souris et respire
encore, fourrage dans mes cheveux. J’ai l’esprit suffisamment limpide pour
savoir que ces deux hommes, l’un à la peau claire, l’autre noire comme minuit,
concentrent en eux toute la sauvagerie d’une communauté noire en perdition. Je
ne parle pas ici de la misère ou de la polygamie, mais de l’absence de contrôle
de soi.
– Merci à tous les deux de m’aimer, dis-je en m’éloignant. Je ne vous
oublierai jamais.



J’étais fière d’être disputée par deux hommes, j’en éprouvais une jouissance
qui me rendait la vie plus belle, plus euphorique. J’oscillais entre une griserie
légère et une hébétude totale. J’en oubliais presque mon père qui croupissait
dans une prison. Mais qu’avait-il donc fait ? Était-ce bien à moi Pauline que ce
bonheur d’être aimée advenait ? J’avais envie de m’accrocher aux étoiles. Cet
état se serait sans doute prolongé si mademoiselle Mathilde ne m’avait pas
attendue, enroulée dans un peignoir.
– D’où viens-tu ? Et surtout, depuis combien de temps sors-tu de la maison
sans m’en informer ?
– Le temps, j’en sais rien. Mais j’ai dû pigeonner quatre ou cinq fois pour
prendre un peu l’air.
– Tu ne respectes vraiment rien, n’est-ce pas, Pauline ?
– Je ne vois pas en quoi je vous manque de respect en sortant prendre l’air,
mademoiselle. Il n’y a pas de quoi vous foutre en rogne.
– T’es sûre que tu ne vois pas pourquoi je suis en colère ? Non, ne dis rien.
Vous les petits de la banlieue, vous pensez que tout vous est dû. Que vous
méritez qu’on vous aide au-delà du raisonnable, sans que vous ayez à lever le
petit doigt ni à faire le moindre effort. Vous êtes convaincus que tout le monde
doit se plier à vos désirs, parce que la société a été injuste avec vos parents et
que ce n’est que justice si vous bafouez les règles et emmerdez tout le monde.
Vous niquez tout, crachez sur tout, et c’est normal parce que vous êtes de la
banlieue. Mais détrompe-toi, ma petite Pauline, ce petit chantage ne fonctionne
pas avec moi. Ou tu te plies aux règles de cette maison ou du balai. Suis-je
claire ?
Elle a traversé la pièce, j’ai entendu la porte de sa chambre claquer et je me
suis dit que foutre le camp était la seule solution.
17
Mademoiselle Mathilde n’est pas du genre rancunier, mais avec elle, le
compromis n’existe pas. Au début, nous lui avons donné du fil à retordre, mais
très rapidement elle a su domestiquer les élèves dont peu de professeurs venaient
à bout. « Je refuse d’entrer dans la psychologie de bas étage », a-t-elle coutume
de dire. Elle est contre la révolution de 68 qui selon ses principes vous livre à
vous-même. Elle ne trouve pas de circonstances atténuantes à ses élèves. Le
milieu social ? Foutaises ! La violence qu’on nous sert abondamment à la
télévision ? Foutaises ! Chaque humain a le choix de son propre destin. Il doit le
tenir fermement entre ses dents pour ne pas le perdre. J’ai très vite compris qu’il
conviendrait que je garde les pieds dans mes baskets, juste le temps qu’il faut,
pour décider de ce que je vais bien pouvoir faire de mon existence.
Ce jour-là, elle a invité la classe au Louvre pour nous déshabituer des graffitis.
Il pleut, mais le vent souffle si fort qu’on ne peut utiliser nos parapluies. On s’est
engouffrés dans le métro en riant, en plaisantant, nous donnant des coups dans le
ventre pour faire remonter les spaghettis bolognaise de la cantine. « Tu veux que
je te dise la vérité, Pauline ? » a crié une voix dans mon dos. « T’es qu’une
pute ! » Et avant que je réagisse, sept voyous auprès desquels Nicolas a chanté
ma traîtrise et ma vilenie m’encerclent. Il leur a dit que j’étais une pute, une
briseuse de famille, une avec autant de moralité qu’un caca-poule, parce que j’ai
baisé avec son père. Ils se répandent en injures sur ma tête. Salope ! Traînée !
Prostituée. Ils éructent, convaincus d’être des redresseurs de torts, les gardiens
de la morale brigande en danger. Leur manière de gueuler ou de rouler les
mécaniques en traînant les pieds tels des infirmes me semble de la frime. S’ils
espéraient me transformer en une boule de peur, c’est raté. Mais cette théâtralité
impressionne mademoiselle Mathilde. Son cœur tachycarde, elle s’interpose et
oppose son courage à cette brutalité.
– Qu’est-ce qui vous prend, messieurs ? demande-t-elle, raide sur ses talons à
tiges. Dois-je appeler la police ?
– Oh, oh la gô, on se calme. Personne t’a sonnée. Quant à toi, Pauline, tu
perds rien à attendre.
Et ils s’en vont en sifflotant, les mains dans les poches de leur baggy.
Mademoiselle Mathilde m’interroge :
– Qu’est-ce que cela signifie ?
Il y a un temps d’escargot entre nous. Je fixe le chômeur accroupi à la croisée
des couloirs et condamné au cafard, puis la femme à la queue-de-cheval qui joue
désespérément du violon pour qu’on lui donne un sou. Mais les gens l’enjambent
sans un regard.
Je n’ai pas envie de m’expliquer sur une histoire qui, en ce qui me concerne,
appartient à l’année dernière, même si elle date d’il y a deux semaines.
D’ailleurs, j’ai trop de toiles d’araignées dans mon cerveau. Que faire de ce père
qui surgissait sans crier gare ? Devrais-je en parler à Fabien ? J’ignore encore à
quelle sauce manger cette information.
Le Louvre est un endroit d’une clarté surnaturelle. Les pupilles s’y dilatent et
s’ouvrent telle une chrysalide. La lumière pénètre dans les tréfonds de l’être,
s’immisce dans les grottes les plus secrètes de mes sens. Même mon cerveau en
devient rouge d’excitation. Tant de beaux tableaux accrochés sur les murs juste
pour le plaisir des yeux. Mes cils vibrent devant les Léonard de Vinci, les
Rubens, les Picasso et même des inconnus. Sous l’onde de choc, chacun de nous
réagit à sa manière : Lou pousse des « Oh » et des « Ah, chouette alors » ;
Fouzia sautille, mélange l’arabe et le français : « C’est de la beauté pour les
bourges, ça », ne cesse-t-elle de s’exclamer. D’autres élèves, dépassés par cette
magnificence, en demeurent sur le flanc, bouche ouverte.



J’ai profité de la perturbation mentale générale pour fuguer. Ce qui explique
mon retour à Pantin, seule. C’est une connerie, je le sais, mais je n’ai pas l’envie
ou le courage d’affronter les questions de mademoiselle Mathilde. C’était qui ces
types ? Que voulaient-ils ? Comment lui expliquer cette merde de carence
affective qui m’a poussée à coucher avec Pégase sans réel désir ? Elle ne peut
pas comprendre ces contingences indignes de son intelligence. Je marche vite,
comme si j’étais surveillée par quelques assassins embusqués qui attendent le
moment propice pour me tuer. Je suis affolée, mon ventre cogne, que vais-je bien
pouvoir faire de toute cette liberté ? Sans amour, sans famille, mon avenir bée
comme une maison sans toit livrée aux caprices des éléments. Mais où est donc
Mina ? Plus d’une semaine qu’elle n’est pas venue en classe. Je marche, je
marche, je ne sens pas le sol sous mes pieds, j’ai la sensation d’un malheur, il
faut que je retrouve Mina, elle seule peut me donner assez de force pour me
ressaisir, avant que mademoiselle Mathilde ne fasse fondre ma personnalité
comme un cachet d’aspirine.
Mina habite rue Victor-Hugo, un de ces immeubles où la mairie parque des
familles qui ne participent pas à la grandeur économique de la France. Je grimpe
les escaliers et, à travers les murs en papier carton, j’entends un embrouillamini
de voix, parents qui donnent des ordres aux enfants, enfants qui les contredisent.
Sur le palier, je ferme les yeux et me prépare à mourir.
La maman de Mina a déjà soufflé cinquante-sept bougies. Elle porte toujours
un voile et, quand il est permis de la voir, elle le défait avec un sens
épouvantable du cérémonial. Le temps a mangé la couleur de sa peau en crottant
sur son visage des taches jaunâtres ; des poches sous ses yeux laissent à penser
qu’elle a subi autant de souffrances qu’elle en a infligé. Elle a un sourire à vous
faire fondre, mais une langue capable de vous lapider une réputation à six mille
tours-minute. Elle ouvre en faisant cliquer ses bracelets et ses amulettes. Je lui
dédie un sourire, même une révérence, pour qu’elle ne se montre pas archaïque à
mon encontre.
– Mina est malade, fait-elle.
Elle est sur le point de me demander de m’en aller, de ne pas perturber sa
quiétude, lorsqu’un cri de bébé s’élève. Je la dévisage, l’air un peu égarée.
– Mina a accouché ? je demande, excitée.
– Mina ? interroge-t-elle, surprise. Pour accoucher, Pauline, une femme doit
d’abord tomber enceinte. À ma connaissance, Mina est vierge. Ahmadou est
mon dernier-né.
– Le tout dernier, renchérit le père de Mina, affalé devant la télévision. Je n’en
veux plus. Des enfants à notre âge, c’est épuisant.
Ils vibrent à l’unisson, mentent comme des frères siamois, simulent le miracle
de façon si innocente que j’en ai des migraines. L’espace d’un cillement, j’en
viens à douter d’avoir vu Mina enceinte et exténuée par son état.
– Je peux voir le bébé, madame ? je demande avec un sourire qui fait fondre
sa carapace.
Le bébé est dans un couffin et j’enfonce délicatement un doigt dans son poing
fermé en me disant que ça serait extraordinaire pour la courbe démographique
française, si des femmes ménopausées pouvaient avoir des enfants. Grâce à elles,
la population rajeunirait et les politiques ne se feraient plus de mauvais sang
pour la retraite des soixante-huitards.
Et la maman de Mina, tout émerveillée, chante une berceuse à Ahmadou,
s’extasie sur sa beauté, lui raconte l’histoire du passé pour qu’il sache qu’il
appartient à la grande lignée des Malinké, même si son quotient intellectuel est
encore en germination. Je rejoins Mina, me disant que cette famille possède
l’amour, ça oui, et un sens aigu du camouflage.
La chambre de Mina est blanche. Nue aussi, à part une grande armoire et des
vêtements éparpillés sur le lino. Elle est sereinement allongée et rien qu’à voir
ses mamelles gonflées de lait, on s’aperçoit qu’elle vient de jouer la scène
originelle, les cuisses écartées, qu’elle a connu la poussée héroïque, qu’elle a
souri lorsqu’elle a entendu le baigneur tout sanguinolent brailler, annonçant qu’il
avait bien l’intention de vivre.
– Comment tu te sens ?
– Fatiguée, miss. T’as vu mon petit frère ? Il est beau, n’est-ce pas ? C’est
mieux ainsi, me dit-elle. Ils l’élèveront bien mieux que moi, pas vrai ? Il ne
souffrira pas de carence de soins parentaux. Mes parents me donnent
l’opportunité de me refaire une virginité et de me trouver un bon mari
musulman.
– Si c’est ton choix. Je n’abandonnerai jamais mon enfant.
– Que veux-tu que je fasse ? Je n’ai pas de travail, pas de maison à moi, que
veux-tu que je fasse ?
– T’as raison. Il faut être suicidaire ou con pour braver les préjugés et les
convenances
– Puis on a assez fait de conneries, pas vrai ?
– Mon père n’est pas mort, Mina. Il est en prison, dis-je précipitamment,
comme si en parlant vite, je pouvais ne pas ressentir le poids de l’humiliation.
– Super ! Tu vas aller le voir ?
– Jamais ! Pour lui dire quoi ? Je ne le connais pas.
J’ai regardé par la fenêtre les arbres que l’hiver a dénudés, puis le ciel,
difficile à interroger à cause des nuages.
– Maman n’aurait jamais dû le ressusciter, dis-je. Enfant, je rêvais de lui, je
l’imaginais en avocat des causes perdues, puis il m’a échappé au fil des années,
filé entre les doigts comme du sable, je n’ai jamais voulu en parler, même pas à
la psy, tu comprends ? Et le voilà brusquement vivant, pas mis en lumière mais
en prison, et je ne sais pas quoi en faire. Cette vérité-là a une gueule à faire peur.
Maman aurait dû la garder dans les catacombes de son cœur.
– Et ton frère ? Qu’est-ce qu’il en pense, lui ?
– Je ne sais pas. On n’en a pas encore parlé.
– Ta famille est vraiment très très spéciale, dit-elle en se mettant à rire de
manière inconsidérée.
Et je ris moi aussi, proteste un peu pour la forme, ris encore. Et on décide de
porter un toast à l’amitié, aux bébés qui ont des grands-mères pour mères, aux
pères qui sont morts et puis qui ressuscitent, aux amours qui renaissent. Au
milieu de cette fausse allégresse, mon portable sonne. C’est Nicolas qui doit en
baver, qui veut être sûr d’être aimé ou qui perd la tête, a peur d’être expédié dans
une maison de correction. De quelle couleur est la peur ?
– Pauline ? Mais où es-tu ?
– Comment allez-vous, madame Jamot ?
– Pauline, il y a quelque chose de très grave qui est arrivé. Ton frère. Fabien.
Il a été assassiné.
– Vous… vous devez vous tromper, madame.
– Non, Pauline. Tu ferais mieux d’aller voir ta maman.
Je me tourne vers Mina, je tremble, les battements de mon cœur résonnent
dans ma tête, je suis mal, ça va de plus en plus mal, j’ai un nœud à l’estomac,
une boule dans la gorge.
– Qu’est-ce qu’il y a, Pauline ? me demande Mina.
– Fabien a été tué, mais c’est pas très grave.
Peut-être a-t-elle poussé un cri d’horreur, ça va vraiment très mal, ma vue se
brouille, peut-être que ses parents ont essayé de me calmer, de me donner un
verre d’eau ?
– Fabien est mort, c’est pas très grave.
Je dévale les escaliers, j’ai un vertige et, avant que j’arrive en bas, je dégueule
d’interminables minutes, et cette souillure jaillie de mes entrailles éclabousse
mes baskets. Puis je m’avance jusqu’au trottoir et là, je cours, je cours vers ma
mère, c’est incroyable le fantastique désir que j’ai de la rejoindre, de l’étreindre,
de lui dire combien je tiens à elle.
Maman m’ouvre et se tient immobile, bras croisés. Je me jette dans ses bras,
appuie ma tête sur ses seins, ses seins qui m’ont allaitée, jusqu’à ce que je sente
sa poitrine s’abaisser, se soulever : elle pleure.
– Je n’ai pas été à la police pour me plaindre de toi, maman, dis-je.
Je regarde ses yeux rouges de larmes, il y a à l’intérieur un puits profond
d’amour et, une fraction de seconde, j’ai failli être noyée de lumière. Mais elle
m’a repoussée, m’a tourné le dos. Je me sens si humiliée que je la suis, disant :
– On en avait assez que tu changes de mec tout le temps, maman. Marre de
tous ces types qui s’installaient, bouffaient ton salaire et disparaissaient. Quand
Dieudonné est venu, on l’a aimé parce qu’il jouait avec nous, même s’il nous
engueulait pour qu’on aille à l’école, on voulait bien qu’il soit notre papa. Mais
un jour, alors qu’il n’était pas à la maison, tu as fait venir quelqu’un, maman. Tu
te souviens ? Un grand roux avec des cheveux noués en chignon sur sa nuque. Je
vous ai vus à travers la serrure, ne mens pas. J’ai cru que Dieudonné n’allait pas
revenir et ça m’a foutu le cafard. C’est pour ça que je suis allée à la police, tu
comprends ?
Elle a claqué la porte de sa chambre, comme un acte de désespoir, tant pis
pour la consternation qui se peint sur mon visage. Je comprends qu’elle poursuit
son malheur qui consiste à donner de l’indifférence autour d’elle, c’est une
manière comme une autre d’exister.
Je me dirige lentement vers ma chambre, comme si mes jambes avaient besoin
de réfléchir. Il faut que je lui parle de Fabien, mais je ne peux pas, je n’arrive pas
à y croire, Fabien ne peut pas être mort, c’est mon frère, dix-sept ans n’est pas
un âge pour mourir. Tandis que les Pantinois glacés d’inquiétude se téléphonent
pour avoir des détails sur le meurtre de Fabien, qu’ils se suçotent la langue avec
ce règlement de comptes entre gangsters, je pleure mon frère si jeune, si vite
mort sans laisser une trace, même pas celle d’un enfant en qui j’aurais pu
reconnaître ses traits. Mon frère est mort, je ne suis que chagrin. Des larmes
jaillissent de mes yeux, intarissables, m’inondent jusqu’à l’os, jusqu’au moindre
globule rouge. Des jours et des nuits, je pleure, bois mes larmes, me mouche.
Des souvenirs de nous enfants m’assaillent. Je me souviens de nous jouant à
cache-cache dans la maison ou nous disputant la télécommande. Nous encore
nous éclaboussant dans la salle de bains ou courant dans le jardin en riant. Nous
toujours, ce premier jour d’école, nous serrant l’un contre l’autre, refusant d’être
séparés. Je pleure le Fabien turbulent, agité, violent, mais également mon
protecteur, que j’ai connu, que j’ai aimé. Je pleure l’homme qu’il n’est pas
devenu, celui que je ne connaîtrai jamais. Je pleure. Je n’ai plus de frère. Je suis
seule au monde et je me cogne à son souvenir partout où mon regard se pose. Je
vois ses locks, ses grands yeux qui semblent disséquer les choses et ses doigts
aux ongles très roses. J’ai envie de sortir, de courir, afin que le vent disperse son
souvenir, mais je ne peux pas. J’ai gueulé, insulté le Bon Dieu afin qu’il me le
rende, mais il m’a ri au nez. Alors j’ai pleuré, jusqu’à ne plus savoir pourquoi je
pleure, jusqu’à comprendre qu’il est vraiment doux d’avoir un frère à soi, même
si ce frère est un fou, un assassin ou un dealer. J’ai pleuré jusqu’à penser qu’un
jour je vengerais sa mort, j’ignore dans quelles circonstances ma vengeance
s’exprimera, mais je tuerai ceux qui ont lâchement assassiné mon Fabien. Je
découperai leurs tripes et les donnerai à manger aux chiens pour qu’ils
comprennent qu’on ne tue pas pour une simple histoire d’argent ou de drogue. Je
piétinerai leurs cadavres pour qu’ils désapprennent la violence. Je brûlerai le
reste de leurs corps jusqu’à ce qu’ils se transforment en cendres d’amour. Je les
éparpillerai aux quatre vents afin que tous les garçons du monde les aspirent et
deviennent aussi doux et sucrés qu’un pied de canne. Alors seulement je vivrai le
restant de mes jours tranquille et apaisée, mais ce n’est qu’un projet, difficile à
exécuter.



Au cimetière, nous étions tous très élégants, en noir, et j’essayais de cacher
mes tourments. Fabien me manquait et ce vide m’envahissait. Nos voisins
étaient présents pour nous soutenir ou pour se souvenir des êtres chers qui ci-
gisent. On avait tous l’air très graves. La concierge pleurnichait : « Je l’avais
prédit : qui sème le vent récolte la tempête. » Le docteur Benssoussian, pendu au
bras de sa femme, murmurait des paroles inaudibles. Grand-mère aussi avait fait
le déplacement avec une énorme couronne que mes oncles et tantes s’étaient
cotisés pour acheter « À notre cousin et neveu bien-aimé », tu parles. Même
Dieudonné s’était déplacé pour l’occasion. Il était plus petit que dans mon
souvenir. Il a embrassé maman sur les joues, a frotté mon épaule : « Courage. »
On voyait à ses vêtements, à l’alliance à son doigt, qu’il avait tiré le rideau sur la
déprime et s’était refait une réputation. Les voyous de Pantin s’étaient mêlés à la
foule. Ils étaient si abattus que leur agressivité semblait enfermée dans leurs
corps, cadenassée. Juste un coup de blues, un drame qui ne les décourageait pas,
bien au contraire. Un fantassin était tombé sur le champ d’honneur, il serait
remplacé. Même détermination. Même jusqu’au-boutisme. Même violence
derrière les paupières baissées. Seul Nicolas répétait inlassablement : « Je lui
avais pourtant dit de faire attention à ces types. »
À la fin de l’enterrement, j'étais hagarde, perdue. J’ai glissé ma main dans
celle de maman, elle s’est dégagée.
– C’est pas le moment ni l’endroit, a-t-elle dit.
– Tu n’as jamais fait de conneries, maman ?
– Toutes.
– Alors, pourquoi n’arrives-tu pas à comprendre, à me pardonner, à te
pardonner ? Nous ne sommes plus que toutes les deux. On pourrait se serrer les
coudes et rendre mutuellement nos vies un peu moins dures.
Elle s’est éloignée sans qu’une réponse surgisse de ses lèvres. Mademoiselle
Mathilde s’est postée à mes côtés, ensemble on a regardé maman partir, une
deux, une deux, gauche droite, acceptant des condoléances retardataires,
acceptant une cigarette, forçant un remerciement, un peu molle, respirant moins
bien qu’autrefois, fatiguée déjà de la vie, balançant la graisse de ses hanches
jusqu’à ce que sa silhouette disparaisse derrière un arbre.
Mademoiselle Mathilde m’a pris la main et j’ai pensé qu’il me faudrait du
temps pour écrire le livre de ma mère. Peut-être aurons-nous l’occasion un jour
de nous dire je t’aime, tu me manques, ne prends pas froid, tu as une drôle de
voix, tu es sûre que ça va, tu as faim, je t’aime. Peut-être n’aurai-je pas le temps
tout simplement de coucher sur le papier toute cette tendresse qui manque d’air,
cet amour que nous nous évertuons à enfermer dans nos tripes. Peut-être que je
n’écrirai jamais le livre de ma mère. Alors tant pis.


Pantin, 11 février 2008
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Albin Michel


LE PETIT PRINCE DE BELLEVILLE
MAMAN A UN AMANT, Grand Prix littéraire de l’Afrique noire
ASSÈZE L’AFRICAINE, Prix Tropique – Prix François-Mauriac de
l’Académie française
LES HONNEURS PERDUS, Grand Prix du roman de l’Académie française
LA PETITE FILLE DU RÉVERBÈRE, Grand Prix de l’Unicef
AMOURS SAUVAGES
COMMENT CUISINER SON MARI À L’AFRICAINE
LES ARBRES EN PARLENT ENCORE
FEMME NUE, FEMME NOIRE
LA PLANTATION
L’HOMME QUI M’OFFRAIT LE CIEL
Chez d’autres éditeurs
C’EST LE SOLEIL QUI M’A BRÛLÉE, Stock
TU T’APPELLERAS TANGA, Stock
SEUL LE DIABLE LE SAVAIT, Le Pré-aux-Clercs
LETTRE D’UNE AFRICAINE À SES SŒURS OCCIDENTALES, Spengler
LETTRE D’UNE AFRO-FRANÇAISE À SES COMPATRIOTES, Mango
Table of Contents

Page de titre
Table des matières
Page de copyright
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
DU MÊME AUTEUR
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