Lehmann Paysage Anglais
Lehmann Paysage Anglais
Lehmann Paysage Anglais
du jardin à la campagne
Gilly LEHMANN*
Le touriste qui débarque en Angleterre dans un des Le style anglais à son apogée
ports de la côte sud traverse la campagne avant d'arriver Le rapprochement du jardin et du paysage est l'élément
à Londres. Une de ses premières surprises est de constater
marquant du style anglais qui remodela les grands jardins
l'aspect différent présenté par le paysage quand il le et parcs du 18' siècle. Un bref aperçu historique nous
compare à celui de l'autre côté de la Manche. Aux vastes montrera ce rattachement, dont furent parfaitement
champs du Nord de la France se substitue un paysage en conscients les observateurs contemporains. Dans son Essai
parcelles, où petites pâtures et vergers s'entourent de haies sur l'art des jardins modernes, paru en 1780, Horace
et où de nombreux bosquets brisent encore la perspective
en passant, le voyageur aperçoit des jardins soigneusement Walpole attribua la paternité du jardin paysager à William
Kent, « qui franchit la clôture et vit que toute la nature
entretenus. Telle est l'image de l'Angleterre présentée par est jardin ». Pour ce qui est de la genèse de ce type de
les cartes postales et les brochures touristiques ; cette
jardin, Walpole n'avait pas vraiment raison : avant Kent,
image est aussi, souvent, une représentation de la réalité. d'autres, théoriciens et praticiens comme Stephen Switzer
D'où vient ce contraste entre campagnes anglaise et ou Charles Bridgeman, avaient déjà posé les premiers
française ?
jalons de cette ouverture du jardin sur la nature. Où
Le paysage européen est, depuis fort longtemps, un Walpole avait entièrement raison, c'est dans sa description
saisissante de l'essence même du style anglais. Créer un
paysage dominé par l'homme, mais c'est la campagne
anglaise qui porte le plus les marques d'une tentative pour jardin, c'était écarter la symétrie du jardin à la française
créer un paysage idéal. L'idéal a subi de nombreuses au profit de lignes sinueuses ; l'illusion ainsi créée était
transformations au cours des siècles, mais chaque époque celle d'un paysage « naturel » qui en fait était entièrement
a laissé des traces, sur le terrain et dans l'idée que nous façonné par la main de l'homme. L'ingrédient premier
nous faisons aujourd'hui de ce que doit être la campagne. du nouveau style était le haha, fossé large et profond qui
C'est au 18' siècle que l'on a remodelé de vastes empêchait les animaux d'entrer dans le jardin. L'emploi
étendues, et ce travail est en grande partie visible du haha permettait d'éliminer toute clôture, et le regard
aujourd'hui. Mais il n'est plus visible sous son aspect passait sans obstacle du jardin au parc et, au-delà, à la
d'origine : les jardins ont atteint, voire dépassé, la pleine campagne environnante. Dès lors, l'interpénétration du
maturité : les arbres meurent, les lacs n'ont plus de berges jardin et du paysage amena non seulement le rejet du
bien définies, les temples et les ruines se fondent dans la jardin régulier près de la maison, mais l'amélioration du
végétation. Et tout ceci contribue à nous faire croire paysage plus loin, hors des limites du jardin. Toute une
classe se mit avec enthousiasme à cette oeuvre
aujourd'hui que ce qui était jardin est en fait un paysage
« naturel », exception faite des « fabriques », bien d'embellissement de son domaine.
entendu.
* Université de Franche-Comté,
Besançon.
Pourquoi le jardin paysager est-il né en Angleterre ?
Maints ouvrages ont souligné l'impulsion littéraire et
picturale qui stimula ces créations (le jardin de Stourhead,
par exemple, offre au visiteur une reproduction
symbolique du périple d'Enée, et les scènes de temples
dans la verdure s'inspirent des tableaux de Claude
Lorrain). D'autres critiques mettent l'accent sur
l'inspiration politique qui rejeta le jardin à la française,
symbole de la monarchie absolue, pour créer un style
empreint de la liberté anglo-saxonne. Mais d'autres
éléments, certains plus terre à terre, sont à mettre en
lumière et, d'abord, les données matérielles. Le jardin
paysager fait partie d'un mouvement plus vaste
d'amélioration des domaines. Les nouvelles techniques
agricoles et les enclosures (appropriation des communaux
et des friches), qui avaient commencé bien plus tôt,
contribuèrent à transformer la campagne en paysage
« civilisé », cultivé, fécond et, surtout, régulier. Et si c'est
ce type de paysage que l'on aimait contempler au début
du 18e siècle, car l'on y retrouve l'idéal classique, cette 1. Vue générale du parc de Petworth (Sussex)
transformation de la campagne suscita une réaction contre Source : The National Trust Photographic Library
Cliché Jeremy Whitaker (Agency)
la régularité l'on se mit à rechercher l'irrégularité de la
Nature. Autre aspect important, le coût. Le jardin régulier Le parc de Petworth : un paysage naturel, en réalité dessiné et construit par
à la française était cher à installer et à entretenir ; le jardin Capability Brown.
paysager à l'anglaise était à la portée de plus de bourses.
Mais l'impulsion la plus puissante est peut-être celle Les premiers jardins paysagers étaient d'inspiration
donnée par l'urbanisation galopante en Angleterre au 18' classique mais, au cours du 18' siècle, la vision que l'on
siècle. En 1700, 13% de la population était citadine ; en avait de la nature subit une transformation profonde. A
1800, 25% avait quitté la campagne, et l'Angleterre était, l'idéal classique d'un paysage cultivé et dominé par
à l'exception des Pays-Bas, le pays le plus urbanisé l'homme se substitua progressivement l'idéal romantique
d'Europe. L'extension considérable de Londres et la d'un paysage sauvage, où rochers et ruines remplaçaient
déruralisation des villes, d'où disparurent progressivement les temples « antiques ». L'heureux propriétaire
jardins et vergers, ont encouragé une vision nostalgique d'authentiques ruines les utilisa comme point de mire de
de la campagne. Ce n'est sans doute pas un accident si son jardin. Ainsi, en 1768, William Aislabie incorpora au
les premiers créateurs de jardins paysagers, Bridgeman et jardin commencé par son père dans le Yorkshire les ruines
Kent, ont travaillé principalement autour de Londres. de l'abbaye de Fountains détruite à la suite de la Réforme
au 16e siècle. D'autres propriétaires se firent construire
La première phase du jardin paysager ouvrit le jardin des ruines factices la première est probablement la tour
sur la campagne, et l'on cherchait à reconstituer un « médiévale » dans le parc de Hagley (Worcestershire),
paysage d'inspiration classique, orné de temples qui construite vers 1745. Souvent, le château en ruines qui,
attiraient le regard du visiteur. Pour parfaire le tableau du sommet de sa colline, attire le regard du promeneur
que constituait le paysage environnant, l'on n'hésitait pas moderne, n'est autre qu'une fabrique placée dans un parc
à éliminer une colline qui gênait le regard, ou à détruire du 18' siècle. Ces ruines authentiques ou factices sont,
un village pour le reconstruire éventuellement sous forme
pour la plupart, de style gothique, ce qui marque bien le
de village modèle ailleurs, comme à Wimpole
changement de sensibilité qui s'est produit à cette époque.
(Cambridgeshire) ou à Milton Abbas (Dorset). Le paysage Certes, il arrive que l'on voit des jardins où temples
était entré dans le jardin ; et le jardin (si l'on peut étendre classiques et ruines gothiques se côtoient, mais la tendance
le sens du mot pour désigner tout espace remodelé) entra générale va bien dans ce sens.
ensuite dans le paysage. La différence entre eux disparaît,
et les parcs du plus célèbre paysagiste anglais, Lancelot, Nous nous sommes attardés sur le jardin paysager du
dit « Capability », Brown, sont faits de telle sorte que le 18' siècle car son développement et, surtout, son
paysage semble arriver jusqu'aux murs de la maison. C'est inspiration relèvent de deux idées de ce que doit être la
Brown qui est l'auteur de ces parcs où bosquets, lacs et campagne, idées qui dominent encore aujourd'hui la
cours d'eau trompent le visiteur moderne qui croit voir vision que l'on a des choses. Il y a attirance d'un côté pour
un paysage « naturel ». Et si ces paysages sont encore l'idéal classique, que l'on retrouve dans un paysage cultivé
visibles de nos jours, c'est parce que les parcs de Brown et bien ordonnancé, et de l'autre pour l'idéal romantique
incorporaient bois et pâturages, qui fournissent encore des d'un paysage dominé par la nature plutôt que par
revenus. l'homme. Depuis le 18' siècle, la société industrielle
à ce que le jardin soit devant la maison, car le jardinage
était considéré comme une activité éminemment morale.
Le passant qui apercevait ces jardins y voyait un signe
rassurant d'ordre moral et de stabilité sociale. Le jardin
qui s'offre au regard du passant aujourd'hui (et les
maisons modernes ont en général un tel espace entre la
rue et la maison) est l'héritier de cette tradition.
La plupart de ces jardins contiennent des fabriques ; l'on peut voir de bons
exemples de hahas à Chilham (3) et à Petworth (7), de ruines authentiques à
Rievaulx (8) et à Studley Royal (14).
Villages modèles
17) Belton
18) Blaise Hamlet
19) Milton Abbas
Jardins du l9esiède
20) Ascott (NT)
21) Biddulph Grange
22) Cragside (NT)
3. Localisation des jardins 23) Harewood House
24) Tatton Park (NT)
petits enclos remplis de fleurs «traditionnelles », quelques
ouvertures permettent d'apercevoir la campagne au loin. Jardins du 2Oe siècle
Synthèse des idées du passé (les petits enclos reprennent 25) Great Dixter
le modèle médiéval, les ouvertures sur la campagne 26) Hunting Lodge, Odiham
rattachent le jardin au parc paysager), ces jardins offrent 27) Hidcote Manor (NT)
une image de la sensibilité moderne, qui cherche à 28) Sissinghurst Castle (NT)
préserver la campagne du passé. 29) Tintinhull House (NT)
Références bibliographiques