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LPM - 013 - 0148 Transe Soufie D'alep Elisabeth Cestor PDF

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TRANSE SOUFIE D'ALEP

Élisabeth Cestor

Actes sud | La pensée de midi

2004/3 - N° 13
pages 148 à 150

ISSN 1621-5338
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Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2004-3-page-148.htm
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Pour citer cet article :


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Cestor Élisabeth, « Transe soufie d'Alep »,
La pensée de midi, 2004/3 N° 13, p. 148-150.
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LES MUSICALES

Transe soufie d’Alep


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ELISABETH CESTOR

Imaginez-vous à Alep, dans le nord de la Syrie. Orient, Julien Weiss a consigné, enregistré et dif-
Après avoir déambulé dans les souks, vous voilà face fusé tout un patrimoine musical en perdition. La
à un petit palais du XIVe siècle, d’architecture mame- Syrie reste l’une des dernières régions arabes où la
louk. Par la porte entrouverte, une musique orien- pratique des répertoires savants demeure la plus
tale vous attire. D’autres personnes entrent, sans présente dans le quotidien de ses habitants.
doute des curieux, des habitués, voire des visiteurs Le travail entrepris par Julien Weiss occupe un rôle
venus de l’étranger. Les suivre ? Le flot vous porte. indéniable dans la reconnaissance de ce corpus
Vous êtes introduit dans une pièce aux mille décors musical, aussi bien en Orient qu’en Occident. Il est
venus de multiples pays arabes. Vous levez les yeux, devenu une personnalité dans la transmission et la
une fascinante architecture vous surprend : une cou- reconnaissance de toute la richesse des savoirs
pole haute de dix-sept mètres et un balcon intérieur. musicaux arabes – ce qui l’autorise à faire évoluer
Une centaine de personnes peuvent y être ac- leur interprétation. Ainsi, après de longues études
cueillies. Au fond de la pièce, plusieurs musiciens, sur les “intervalles”, c’est-à-dire sur l’aspect micro-
en habit traditionnel, approchent de la transe mys- tonal de la musique orientale, il décide de se faire
tique. L’un d’entre eux, le propriétaire de ce petit fabriquer un qanun particulier, avec cent deux
palais, est de type germanique : vous êtes chez Julien cordes au lieu des soixante-dix-huit habituelles,
Weiss, français d’origine suisse et alsacienne, alépin afin de pouvoir reproduire chacune des intonations
depuis neuf ans, et l’un des plus grands spécialistes présentes dans les différents genres de la musique
de la musique savante arabe. arabe et perceptibles dans le jeu des chanteurs.
Cette scène n’est pas issue du légendaire imaginaire Pour constituer ses connaissances musicales,
romantique tel que le milieu littéraire du XIXe siècle Julien Weiss a travaillé sur les traités musicaux
a aimé en inventer. L’esprit oriental que recherche d’Aristoxène de Tarante, de Pythagore, sur les théo-
ce passionné soufiste n’est pas une transcription riciens et philosophes byzantins, ottomans, occi-
superficielle, issue d’une vision post-colonialiste, dentaux ou arabo-persans comme Al-Farabî,
telle qu’Edward W. Saïd a pu la définir dans sa Avicenne ou Al-Kîndi, ce dernier jouant un rôle
recherche de référence sur L’Orientalisme1. En effet, important pour lui, puisqu’il a repris son nom pour
après vingt-sept ans de travail assidu (six heures sa propre formation musicale.
d’étude quotidiennes) et la fréquentation régulière Vingt ans après la création de son ensemble, Julien
des plus grands musiciens et chanteurs du Moyen- Weiss s’est livré à des expérimentations, la plus

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LES MUSICALES

récente étant l’accompagnement instrumental arabisante pour ne pas avoir à interpréter des pièces
d’une cérémonie soufie, limité habituellement à instrumentales composées par des Turcs. Il existe en
des percussions, aux qanun, oud, nay et riqq. Com- effet une grande différence stylistique entre musiques
ment en est-il arrivé à une telle innovation ? ottomane et arabe. Outre les problèmes de chauvinisme
“Le travail sur les répertoires est souvent lié à la person- interethniques, il y a vraiment des incompatibilités
nalité du chanteur avec lequel je collabore, explique esthétiques, même si ces musiques sont très similaires.
Julien Weiss2. Dans le programme “Salon de la Ensuite, avec le sheikh Habboush et la confrérie soufie
musique d’Alep”3, le grand chanteur Sabri Moudallal d’Alep5, c’est encore une autre expérience : l’introduc-
avait presque quatre-vingt-dix ans. On a travaillé sur tion d’instruments mélodiques dans un chant qui est
un répertoire qu’il connaissait déjà, il était inutile de normalement a cappella et dans lequel il est prohibé
lui demander d’apprendre quelque chose de nouveau : d’introduire des instruments (à l’exception de quelques
il maîtrise tout un savoir extraordinaire. J’ai réussi à percussions). Le sheikh Habboush est l’un des princi-
lui faire donner le meilleur de lui-même. Avec l’âge, il paux maîtres spirituels d’Alep. Il était tellement doué
avait perdu la virtuosité facile, les fioritures inutiles, il pour le chant qu’il est devenu également, ce qui est
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était totalement dans le vrai, avec un timbre d’une lar- assez rare, un mounshid professionnel depuis l’âge de

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geur, d’une espèce d’épaisseur vibratoire totalement vingt ans, c’est-à-dire le chef d’une chorale qui chante
incroyable. Et puis il avait une inspiration soutenue pour les fêtes religieuses, pour l’Aïd, le ramadan… et à
par soixante-dix ans d’expérience de chanteur. l’occasion des fêtes de mariage et de fêtes diverses. J’ai
Avec Omar Sarmini4, plus jeune, j’ai pu me livrer à des sorti ce chanteur de ce contexte complètement tradi-
interprétations plus expérimentales. Nous avons tra- tionnel pour le faire monter sur scène il y a deux ans au
vaillé sur un répertoire que j’ai créé à partir de formes Théâtre de la Ville à Paris, à Bruxelles, à Amsterdam,
vocales anciennes, des suites instrumentales qui servent à Baalbek et à Fez.
de préludes à des suites vocales. Il y a de l’imaginaire là- Cette année 2004, pour fêter les vingt ans de l’ensemble,
dedans, de l’anachronisme aussi, et il y a la réalité il revient avec nous à Paris pour interpréter un réper-
objective des textes poétiques sélectionnés par des uni- toire qu’il chante normalement dans sa mosquée, avec
versitaires, des poèmes du XIe siècle d’Ibn Al-Qaysa- des artisans, des gens simples qui viennent des souks et
rani, d’Abou Al-Mouzaffar Al-Abiouardi de Bagdad, et qui entrent en transe avec lui. Ensemble, nous avons
surtout du prince syrien Ousama Ibn Al-Mounqidh, en introduit les instruments d’une façon respectueuse, à
même temps ambassadeur et diplomate, qui a fré- l’instar de l’art musical de l’aristocratie ottomane – car,
quenté les croisés et qui a écrit des dîwans, des poèmes. dans la tradition des derviches tourneurs, la musique a
Il y avait là tout un travail à fournir. On demande au un rôle très important pour les Ottomans. Les instru-
chanteur qu’il chante dans son style d’improvisation ments de musique furent ainsi introduits alors qu’ils
traditionnelle, sur des poèmes qu’il ne connaît pas, qui
touchent à diverses thématiques.
J’ai choisi ensuite un répertoire avec Shaykh Hamza 1 Edward W. Said, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, traduit
Shakkûr sur la liturgie de la grande mosquée omeyyade de l’américain par Catherine Malamoud, éd. Seuil, 1994. (nda. –
Toutes les notes sont de l’auteur.)
de Damas. On ne l’a pas harmonisé, puisqu’il n’y a pas
2 Entretien réalisé à Paris en février 2004, à l’occasion de la venue
d’accords dans notre musique, mais orchestré avec de Julien Weiss et de son ensemble au Théâtre de la Ville pour fêter
notre ensemble. J’ai introduit des préludes instrumen- les vingt ans de l’ensemble.
3 Sabri Moudallal, Omar Sarmini et l’ensemble Al-Kîndi, “Le Salon
taux qui sortaient un peu de l’ordinaire, parce qu’il y a de la musique d’Alep : l’art du muwashshah, chant classique arabe”,
une forme de décadence dans l’Orient, à savoir une uti- 1998 (2 CD + booklet, Le Chant du Monde/Harmonia Mundi).
4 Omar Sarmini et l’ensemble Al-Kîndi, “Les Croisades sous le
lisation quasi systématique de deux ou trois préludes regard de l’Orient : musique arabe et poésie du temps des croisades.
instrumentaux, toujours les mêmes, proposés depuis les Hommage au prince syrien Ousäma Ibn Mounqidh”, 2001 (2 CD +
booklet, Le Chant du Monde/Harmonia Mundi).
années 1950, alors qu’il existe un répertoire beaucoup 5 Sheikh Habboush et l’ensemble Al-Kîndi, “Transe soufie d’Alep”,
plus riche. J’ai retrouvé des compositeurs d’obédience 2003 (2 CD + booklet (Le Chant du Monde/Harmonia Mundi).

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n’étaient pas tolérés dans la confrérie de qadériya à péenne par un Occidental surprend toujours
laquelle appartient le sheikh Habboush. plus que son contraire. Les plus suspicieux s’in-
Je me suis fondé sur cette influence ottomane, qu’on terrogent sur ses intentions. “Je pense avoir déjà
retrouve néanmoins dans le monde arabe dans cer- dépassé cette problématique”, considère cet ana-
taines formes de chants religieux accompagnés par des chronique personnage. Plutôt que de s’évertuer à
instruments, mais jamais dans le dhikr, qui est la par- justifier constamment sa pratique, il préfère
tie de transe la plus intense, où il y a un ostinato consacrer son esprit sensible à la musique et son
continu et dans laquelle les membres de la confrérie – intellect à l’étude de l’astrophysique, de l’astrono-
les derviches – répètent et scandent régulièrement les mie, de la biologie et de l’épistémologie.
noms de Dieu avec différentes techniques pour entrer en L’éthique de Julien Weiss rappelle ces quelques
transe. Le dhikr m’a servi de basse continue, tel un vers du poète libanais Ounsi El Hage6 :
ostinato – un peu à la manière du chant byzantin
mais différemment. L’intérêt est qu’à la différence du “Je transforme ta maison en puits entouré d’oubli
chant byzantin, il y a une élévation par paliers de plus [et de mémoire
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en plus haut, de plus en plus vite, qui arrive à une Du rêve au rêve

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extase – j’allais dire à un orgasme cosmique, un état de Et de plus en plus dans le monde.”
transe, de complète plénitude –, et puis ça repart sur NB : Pour aller plus loin, vous pouvez consulter le
une autre suite. Donc, dans notre dernier disque, qui site Internet officiel de l’ensemble Al-Kîndi à
est pour moi l’ultime travail dans la pratique soufie, l’adresse www.alkindi.org ; ainsi que deux ouvrages
c’est ce qui est vraiment passionnant.” de référence sur la musique, le soufisme et la
La représentation sur une scène de spectacle transe : Jean During, Musique et Extase : l’audition
d’une cérémonie d’ordre sacré peut laisser dubi- mystique dans la tradition soufie (Albin Michel,
tatif, en particulier lorsqu’il s’agit d’une obé- 1988) ; Gilbert Rouget, La Musique et la transe :
dience soufie, puisque la relation d’apprentissage esquisse d’une théorie générale des relations de la
entre un maître et un disciple est au centre de musique et de la possession (Gallimard, 1980).
cette pratique religieuse. “Ne joue-t-on pas des gos-
pels, un magnificat de Bach ou un stabat mater de
Pergolèse en dehors des églises ?” rétorque Julien
Weiss. L’adoption d’une culture extra-euro- 6 Eternité volante, Ounsi El Hage, Actes Sud, 1997.

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