Phoir 035 0079
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DE MICHEL ONFRAY
Charles Boyer
Vrin | « Le Philosophoire »
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C
omme on le sait, on doit à Michel Onfray deux essais
complémentaires sur (et contre) Freud et la psychanalyse
(freudienne). En ce qui concerne le premier, Le crépuscule d’une
idole, précisons d’emblée qu’il n’est guère possible de rendre compte en
totalité d’un ouvrage de 600 pages, quoique l’auteur répète inlassablement
les mêmes griefs à l’égard de Freud – personnage fort peu sympathique
à ses yeux, c’est le moins que l’on puisse dire. Nous n’insisterons pas
sur ce point puisqu’Onfray reprend à son compte Le livre noir de la
psychanalyse – en particulier les articles de Mikkel Borch-Jacobsen
lequel a été, dit‑il, « le déclencheur de ma lucidité » (Le crépuscule
d’une idole, p. 587). Dans ces conditions, nous nous contenterons de
mettre l’accent sur un certain nombre de contradictions qui parcourent
son ouvrage – sans prétendre, bien sûr, à l’exhaustivité – et qui le rendent
fort problématique – beaucoup plus problématique que Le livre noir,
qui lui, au moins, soulevait un véritable problème, à savoir celui du
. Le livre noir de la psychanalyse. Vivre, penser et aller mieux sans Freud (2005), Paris,
10/18, 2007.
. Sur ce Livre noir, nous nous permettons de renvoyer à notre article Que faire de Freud ?,
Philosophoire, n° 34, Automne 2010.
. Sur le sens de cette étiquette, cf. par exemple son essai Physiologie de Georges Palante.
Pour un nietzschéisme de gauche (2002), Paris, Librairie Générale Française, 2005.
. Ce que le psychanalyste Jacques-Alain Miller a, lui-aussi, pointé : « Vous êtes une
créature étrange, un nietzschéen positiviste, qui rend un culte aux soi-disant “faits”, à ce
que Nietzsche appelait “l’histoire antiquaire”. La psychanalyse apprend à ne pas céder à
cette illusion », Philosophie magazine, n° 36, Février 2010.
. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. fr. P. Klossowski, Folio Gallimard, 1985, rééd. 2003,
Livre V.
. Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. fr. P. Wotling, Paris, Librairie Générale
Française, 2000, rééd. 2007.
* En français dans le texte.
et par là, nie « nôtre » monde. Dit autrement, il affirme « que Dieu est la
vérité et que la vérité est divine… ». C’est pourquoi, poursuit Nietzsche,
« À partir du moment où l’on nie la croyance au Dieu de l’idéal ascé‑
tique, il existe également un problème nouveau : celui de la valeur de
la vérité ». Ensuite, au § 25, il reprend le lien étroit entre la science et
l’idéal ascétique car les deux surestiment la vérité et supposent « un
certain appauvrissement de la vie ». Par conséquent, les victoires de la
science ont fortifié l’idéal ascétique : c’est ainsi que depuis Copernic
« l’autorapetissement de l’homme, sa volonté d’autorapetissement » est
en continuel progrès. « Depuis Copernic, l’homme semble se retrouver
sur un plan incliné – il s’éloigne désormais de son centre en roulant
toujours plus vite – pour aller où ? Au néant ? au “sentiment taraudant de
son néant” ? … Très bien ! Voilà qui serait justement le chemin menant
pour lui reprocher ensuite de n’être pas « philosophe des Lumières autrement
dit désireux d’une souveraineté populaire démocratiquement incarnée, mais
penseur de l’antiphilosophie associant le pouvoir à la figure unique de l’homme
qui le personnifie – hier le roi, aujourd’hui, du moins dans l’aujourd’hui de
Freud… le dictateur ». Comme quoi, Freud annexerait « le surhomme [de
Nietzsche] à sa propre cause – un tropisme courant dans les milieux fascistes
et autoritaires à cette époque » ; surhomme freudien coïncidant avec le chef
de la horde primitive de Totem et tabou. Ainsi, selon Onfray, le chancelier
Dollfuss, le Duce et le Führer incarneraient le « schéma idéal freudien »
(p. 544). Il lui reproche ensuite de se faire des illusions sur Mussolini voire
sur le nazisme et que le III e Reich n’a pas interdit la psychanalyse en tant
que telle, pour en déduire que « la psychanalyse n’était pas par essence
l’ennemie du national-socialisme » (p. 549) ; preuve l’exclusion de Wilhelm
Reich en juillet 1933.
Le problème, c’est que dans la première partie, Symptomatologie. Déni
soit qui mal y pense. Thèse n° 1 : La psychanalyse dénie la philosophie,
mais elle est elle-même une philosophie, Onfray fait de la psychanalyse
une philosophie voire un nietzschéisme. Une philosophie c’est-à‑dire « une
vision du monde privée à prétention universelle » comme « le spinozisme,
d’école et les surveillants, amenés à cela par les facilités qui leur sont
offertes ». Il conclut ce passage en écrivant : « Ces rapports curieux entre
les différentes variations sexuelles, qui peuvent former une série allant
de l’état normal à la maladie mentale, sont en vérité pleins d’enseigne‑
ments » (je souligne). À savoir que si celui qui est considéré « comme
anormal au point de vue social et moral […] est toujours anormal dans
sa vie sexuelle », la réciproque n’est pas vraie car il existe « beaucoup
d’anormaux sexuels » qui sont normaux socialement et moralement
parlant. Plus loin, à propos des perversions, il explique qu’on ne peut les
considérer « comme des symptômes de maladie ou de dégénérescence »,
car ces déviations se rapportant au but sexuel, « au moins quand il s’agit
des cas les moins graves, sont rarement absentes dans la vie sexuelle
des sujets normaux… ». C’est pourquoi, Freud va conclure ce premier
essai en affirmant que nous sommes « amenés, devant cette fréquence
de la perversion, à admettre que la disposition à la perversion n’est pas
quelque chose de rare et d’exceptionnel, mais est partie intégrante de la
constitution normale ». Et si « dans toutes les perversions, il y a en effet
un facteur congénital, […] ce facteur se retrouve chez tous les hommes,
qu’il peut en tant que disposition varier dans son intensité, et que pour
se manifester il a besoin d’impressions venues de l’extérieur ». Ainsi ce
11. S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, 1. Les aberrations sexuelles, trad. fr.
B. Reverchon-Jouve, Paris, Gallimard, 1980.
que « nous appelons une vie sexuelle normale » se situe entre les deux
extrêmes que sont les dispositions innées et les symptômes morbides
dus à un refoulement insuffisant. Reste que c’est chez l’enfant qu’on
va trouver en germe toutes les perversions, et plus exactement que c’est
l’évolution de la sexualité infantile qui aboutira « soit à la perversion,
soit à la névrose, soit enfin à la vie sexuelle normale ».
Mais le comble est atteint lorsque Michel Onfray se met à analyser
Freud lui-même, c’est-à‑dire lorsqu’il pratique ce qu’on appelle la psy‑
chanalyse « sauvage », contre quoi Freud a mis en garde dans un texte
connu 12. Quoiqu’il en soit, c’est ce qu’il pratique en particulier dans la
deuxième partie, Généalogie. Le crâne de Freud enfant. Thèse n° 2 : la
psychanalyse ne relève pas de la science, mais d’une autobiographie
philosophique. C’est ainsi, par exemple, lorsqu’il écrit que l’analyse des
verselle dans le seul but de vivre moins seul avec elle… ». Par rapport
à sa mère (chapitre II), à propos d’un rêve que Freud rapporte, Onfray
écrit qu’il propose « une interprétation de l’interprétation, non pas comme
une vérité, une lecture se présentant comme vraie, la mienne, contre une
lecture fausse, celle de Freud, je n’ai pas cette présomption, mais, pour le
plaisir de la leçon épistémologique, une lecture hypothétique destinée à
montrer qu’en matière d’interprétation des rêves, il n’y a pas de science
ou de clé universelle… ». Il propose alors « une grille alternative » mais
dont on connait par avance le résultat puisque juste avant ce que nous
venons de citer, il écrivait que Freud « donne les clés de l’énigme, mais
ne veut pas s’en servir par peur, probablement, d’y découvrir le nœud de
vipère le montrant accouplé à sa propre mère ». Et par rapport au père
(chapitre IX), il écrit d’emblée : « Freud va passer sa vie à vouloir tuer
le père dès qu’il le pourra », et d’analyser des ouvrages de Freud pour
le montrer. Puis conclut ce chapitre par ceci : « Mesurons avec effroi
combien l’obsession du meurtre du Père génère chez Freud des prises
de position extravagantes, délirantes, incompréhensibles, antisémites
même, si on ne les met pas en relation avec ces règlements de comptes
libidinaux, ce combat d’une psyché travaillée dans son tréfonds par le
tropisme incestueux. Cette soumission de la théorie psychanalytique
virtuel de Freud qui vit enfermé dans sa bibliothèque, parmi les morts,
il oppose le monde réel ; à la pensée magique, préscientifique de Freud,
la pensée critique des philosophes comme Alain, Jaspers, Sartre, Popper,
Wittgenstein, Deleuze et Guattari, Derrida ; à la thérapie potentielle de
Freud puisqu’il n’a guéri personne, une thérapie existentielle. Sans entrer
dans le détail de ces oppositions, nous ne nous attarderons que ce sur
quoi il met lui-même l’accent.
D’abord, au chapitre 2, sur Nietzsche, bien sûr, pour fonder sa nouvelle
psychologie, puisqu’il fait du début (I, 12) de Par-delà le bien et le mal,
« le texte généalogique d’une psychanalyse non freudienne » (p. 85,
Onfray souligne), ce qui ne l’empêchera, pas au dernier chapitre, de faire
du sophiste Antiphon d’Athènes, l’inventeur de la psychanalyse. Quoiqu’il
en soit, alors que la psychanalyse freudienne « se déploie, écrit‑il, dans
la tradition idéaliste, spiritualiste, dualiste – pour tout dire : judéo-chré‑
tienne », Nietzsche propose une nouvelle psychologie « sous les espèces
d’une morphologie et d’une génétique de la volonté de puissance » ; il
veut « une physio-psychologie » susceptible de devenir « la reine des
sciences ». Et Onfray de se référer alors à Ainsi parlait Zarathoustra,
livre I, Des contempteurs du corps 13, dans lequel Nietzsche récuse le
dualisme âme-corps et écrit : « Je suis corps de part en part, et rien hors
cela ; et l’âme ce n’est qu’un mot pour quelque chose qui appartient au
corps ». Il ajoute que « Le corps est raison, une grande raison », et l’esprit
« ta petite raison », « un outil de ton corps, un petit outil, un petit jouet
de ta grande raison ». C’est pourquoi « Sens et esprit ne sont qu’outils
et jouets : derrière eux il y a encore le soi ». Le « soi » est « un maitre
impérieux, un sage inconnu », qui « habite ton corps, (qui) est ton corps »
et dont Onfray affirme qu’il est à l’origine du « ça » freudien car « Freud
refoule un nietzschéisme du socle de sa propre pensée ».
Or, on doit à Marcel Gauchet 14 une étude visant à replacer la décou‑
verte de l’inconscient dans son contexte, la seconde moitié du XIX e,
en insistant sur un aspect oublié ou méconnu, à savoir l’impact de la
physiologie nerveuse dans son émergence. Il s’agit, écrit‑il, d’intégrer
« l’inconscient cérébral dans la généalogie de l’inconscient tout court »
15. F. Sulloway, Freud biologiste de l’esprit, Paris, Fayard, 1981. Il est un des auteurs du
Livre noir de la psychanalyse.
16. P.-L. Assoun, Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1981.
17. S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste (1986), trad. fr. C. Heim, Paris,
Folio Gallimard, 1993, rééd. 2002, III, 1, E. Difficultés.