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Zouagui - Thèse L'esthètique Barrouque
Zouagui - Thèse L'esthètique Barrouque
Zouagui - Thèse L'esthètique Barrouque
Sylvie Gomez
THÈSE
pour obtenir le grade de
docteur ès lettres de l'Université Bordeaux III
TOME 1
Jury :
Mme Martine MATHIEU-JOB
M. Jeanyves GUÉRIN
M. Michel JARRETY
M. Dominique RABATÉ, directeur
REMERCIEMENTS
Je remercie Dominique Rabaté pour les conseils efficaces et concis, les exigences
motivées par un perfectionnisme qui conduit au meilleur de soi-même. Les rendez-vous
réguliers, la ponctualité, la fiabilité, la précision pointilleuse des relectures, la lucidité, le
respect discret et sincère du travail en cours et les suggestions pertinentes, justes et congrues
ont agréablement balisé mes recherches perçues dès lors comme passionnantes.
Je remercie tous mes proches qui, dès le début, ont été à mes côtés, confiants, sereins,
efficaces, exigeants aussi. Je remercie également ceux que la vie a éloigné de moi. Dans les
heures d'agréable fatigue liée à un temps d'écriture intense, je griffonnais des remerciements.
J'associais ainsi, dans le silence et la solitude de ce travail ceux qui restent dans l'ombre mais
qui réconfortent par leur patience et leur générosité. Ceux qui m'ont prêté un bureau
silencieux dans des maisons de vacances remplies par les rires des enfants. Celui qui a lu et
relu, qui a tapé, classé, rangé, qui a fait des vérifications, des commandes…
Merci à mon père pour m'avoir transmis le désir insatiable de rechercher une vérité
alors même qu'on sait qu'elle n'existe pas mais que le plaisir est dans la discussion,
l'exploration, les confrontations parfois houleuses et enflammées, toujours ultimes, sans cesse
réitérées.
Merci à ma mère – même si elle n'est plus là pour m'entendre – de m'avoir offert,
incidemment, ce sujet de thèse et de m'avoir légué la patience tranquille, l'opiniâtreté, le goût
du travail bien fait.
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4
PRÉLUDE
5
6
BALISES BIBLIOGRAPHIQUES : ÉDITIONS ET ABRÉVIATIONS
Éditions
L'édition de la Pléiade utilisée est majoritairement l'ancienne édition établie et annotée
par Roger Quilliot. La nouvelle édition de la Pléiade, annotée par Jacqueline Lévi-Valensi,
ponctuellement utilisée, est signalée sous l'appellation Pléiade 2006.
Renvois
Les renvois aux textes sont signalés par les abréviations suivantes :
E Essais, Gallimard, Pléiade, 1965
TRN Théâtre, récits, nouvelles, Gallimard, Pléiade, 1985
Pléiade 2006-1 Œuvres complètes (nouvelle édition) Tome 1, 1931-1944 ;
Pléiade 2006-2 Tome 2, 1944-1948 Gallimard, Pléiade, 2006
CI Carnets I, Gallimard, 1962
C II Carnets II, Gallimard, 1964
C III Carnets III, Gallimard, 1989
Cahiers Albert Camus 3, Fragment d'un Combat, 1938-1940,
Frag
Alger Républicain
Cahiers Albert Camus 6, Albert Camus éditorialiste à
EX
L'Express (mai 1955 - février 1956)
LMH La Mort heureuse, Cahiers Albert Camus 1
LPC Le Premier Camus, Cahiers Albert Camus 2
LPH Le Premier homme, Cahiers Albert Camus 7
Camus à Combat, édition établie, présentée et annotée par
Combat
Jacqueline Lévi-Valensi, Gallimard, 2002.
JV Journaux de voyage, Gallimard, 1978
RLM Revue de Lettres Modernes, série Albert Camus
Italiques
J'ai matérialisé la voix de Camus en lui consacrant, de façon exclusive, l'usage des
italiques.
Dans le chapitre consacré à l'étude comparée du roman Les Possédés de Dostoïevski et
de la transposition scénique camusienne, les citations des deux œuvres sont l'une et l'autre en
italiques.
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8
Préambule : le fil d'Ariane
Je me plonge dans l'affaire judiciaire. Je suis le procès en entendant les voix des
accusés, celle du procureur, celles des avocats et des témoins cités à la barre. Et, dans ce
foisonnement de voix qui accorde une petite place au silence de mon grand-père, je
m'interroge sur le pouvoir de la parole, sur la recherche de la vérité, sur la polysémie du
langage, ses zones d'ombre, sur les ambivalences des hommes, sur la transcription d'une voix,
sur la foi erronée en une vérité unique. La restitution camusienne de ce procès me permet
d'entendre qu'en une voix résonnent des multiplicités d'autres voix.
D'où parle-t-on ? À qui les discours s'adressent-ils ? Quelle croyance obsolète
supposent-ils dans l'unité du sujet parlant et dans la capacité du langage à restituer une unité
originelle ? Y a-t-il jamais eu une unité originelle ? N'est-ce pas là un des grands mythes
alimenté par une approche surannée de la création artistique ? Je relis Bakhtine. Je relis
Camus et Dostoïevski. J'ai la chance de trouver cet ouvrage précieux de Dunwoodie qui met
en parallèle les deux romanciers. Je découvre les influences, les intertextualités. J'entrevois
dès lors ce sur quoi portera ma recherche : la notion de polyphonie et le rapport de l'homme
au langage, à l'unité, à la vérité. Le procès d'Hodent m'y a conduit. Car de quoi s'agit-il d'autre
que de chercher à rétablir une vérité par la reconstitution verbale des événements, par les
croisements de témoignages, les recoupements de voix ?
J'entre dans l'ère du soupçon qui est la marque du XX e siècle. Je lis avec passion
L'anneau de Clarisse de Magris qui retrace les grandes étapes du désenchantement du monde
lié à la mort de Dieu. Nietzsche prend alors toute la place. Il est au centre névralgique de cette
explosion à la fois jubilatoire et dysphorique. Dès lors, la foi naïve dans l'unité du sujet n'est
plus. L'homme est multiple. Il est une myriade d'éclats, il est bigarrures et paradoxes. la
fracture du sujet et la perte des repères et des valeurs d'antan. Entendre le souffle d'autrui,
l'accepter, l'intégrer, en faire la matière même de l'œuvre littéraire est le projet du jeune
Camus. Le récent ouvrage de Jacqueline Lévi-Valensi Albert Camus ou la naissance d'un
romancier2 en témoigne. Ses œuvres de jeunesse montrent son souci de restituer le
bruissement du monde, le brouhaha, la cacophonie. Ses Carnets foisonnent de propos saisis
au détour d'une conversation, dans le tramway, dans les rues, dans les quartiers pauvres,
Belcourt ou Bab-el-Oued. Les titres de ses premières œuvres restituent la position de l'artiste,
2
Jacqueline LÉVI-VALENSI, Albert Camus ou la naissance d'un romancier, Gallimard, 2006
son immersion dans ce monde méditerranéen chatoyant en même temps que le doute,
première figure de l'absurde.3
explore les échos, assourdis, les accents entêtants, les paroles saisies sur le vif. Il en fait sa
matière première et accède à l'universel par le singulier, trouve l'intime au cœur des quartiers
populaires et bigarrés, trouve le kaléidoscope du vivant là où il cherchait l'unité du monde en
même temps que sa cohérence interne.
Faut-il chercher un fil conducteur, une finalité, une unité ? Y a-t-il un fil d'Ariane
menant à une vérité ultime ? Il ne semble pas que Camus se soit jamais imposé cette
contrainte. La lecture des Carnets témoigne, malgré l'évolution programmatique annoncée
très tôt par l'auteur, d'une œuvre qui avance au gré des lectures et des événements, restitue une
pensée vibrante, frémissante, curieuse et avide, toujours en mouvement, toujours à l'affût
d'une nouvelle rencontre, d'un nouvel éblouissement, toujours à l'écoute de cette palpitation
intérieure que ne fait pas taire la clameur du monde.4
Ce paradoxe tensionnel et fécond de l'unité ontologique et de la fracture discursive se
retrouve dans les différentes dimensions de l'œuvre camusienne, dans le rapport à l'histoire de
son temps, dans le désir du chant de l'intime, dans la volonté de restituer l'authenticité de
l'homme dans ce temps qui est le sien, sur cette terre qui est son seul bien.
Pour, à l'instar de Camus, ne renoncer à rien, pour réunir tous les paradoxes et toutes
les tensions, pour faire entendre la multitude des voix, le foisonnement des œuvres, la
diversité des hommages implicites et explicites, j'ai choisi de placer mon parcours sous l'œil
attentif et bienveillant de trois figures tutélaires. J'ose espérer que Camus aurait emprunté, non
sans déplaisir, cette route que j'espère inexplorée, qui n'exclut pas les incursions inattendues,
les chemins de traverse, les explorations imprévues. C'est mon fil d'Ariane dans le labyrinthe
de l'homme, dans les entrelacs de l'œuvre.
4
C'est pourquoi Pasternak émeut Camus. Son personnage, Jivago, traverse les événements effroyables d'un
siècle qui devient fou, où tout se dérègle à force de vouloir imposer un ordre supérieur dans un avenir meilleur
qui suppose la négation radicale du passé et du présent.
l'homme de la Cité, la voix qui se veut efficace. Je distingue trois temps dans cette dimension
de l'œuvre. Le premier temps est un temps de l'engagement dichotomique. Il permet
l'émergence d'une poétique de l'innocence. Camus a la volonté d'édifier un monde équitable. Il
dénonce les injustices. Le jeune homme parcourt des kilomètres sur les routes arides et
désertes des Hauts-Plateaux pour dénoncer les exactions liées à l'argent et au pouvoir. Il
dévoile la lâcheté d'une justice qui s'incline face au pouvoir des possédants et qui n'hésite pas
à emprisonner les innocents. Il s'offusque face à la misère des indigènes dans son reportage
sur la Kabylie. Il fustige les excès outranciers d'une Droite sûre de ses droits en choisissant le
ton acerbe du satiriste. Le verbe engagé prend place sur les planches, trouvant là une autre
tribune pour énoncer son désir d'un monde de justice et dénoncer les vilenies des hommes et
des régimes, des partis, des gouvernements. Il dénonce les tyrannies dans des adaptations
théâtrales – Malraux, Gorki – ou dans des créations collectives – Révolte dans les Asturies.
Plus tard – c'est le deuxième temps, le temps de la parole héroïque – il s'engage avec
Pia dans la grande aventure de Combat. Sa parole est édifiante, son ton, celui de l'épopée. Il
fait entendre la voix de l'honneur, en appelle à la justice des nations. Il inscrit son œuvre dans
une poétique de l'édification. Il dénonce les hypocrisies face à l'Espagne franquiste et défend
la République en exil. Il s'afflige face au silence des occidentaux devant la dictature espagnole
qui s'installe impunément dans une légitimité conférée par l'acceptation du pays de Franco
dans le cadre de l'UNESCO. Il en appelle au patriotisme dans ses éditoriaux de Combat. Il
s'engage dans une polémique très dure avec Mauriac qui en appelle au pardon alors que le
jeune journaliste refuse l'oubli et clame la nécessité du châtiment. Il est un justicier sans faille,
un chevalier des temps modernes. Il s'engage contre l'invasion soviétique en Hongrie. Il
poursuit son engagement journalistique et met en place un théâtre engagé, en Algérie, avec
des moyens de fortune, puis à Paris dans un moment de sa carrière où il a gagné, par ses
romans, ses essais et sa présence à la tribune des journaux, une vraie notoriété.
Puis vient le temps des doutes et des ambiguïtés. Le temps des incertitudes et des
engagements ratés. Le temps du désenchantement où l'être se trouve dans la nécessité du
silence et d'un retour sur soi. Il s'isole et se marginalise. Il fait face à ses paradoxes et aux
apories de l'engagement. Il fait l'expérience des limites de l'efficacité du discours. La poétique
de l'ambiguïté s'installe dans ses choix esthétiques et une nouvelle tonalité journalistique. Il
s'abîme dans la vertigineuse adaptation et mise en scène des Possédés de Dostoïevski. Cette
œuvre magistrale et complexe est le miroir des paradoxes contemporains et d'un climat
délétère de manœuvres et de suspicions, de mensonges et d'hypocrisies. Ses dernières
interventions journalistiques, obtenues par l'habileté et l'opiniâtreté d'un Jean-Jacques Servan-
Schreiber et la médiation de Jean Daniel, témoignent d'un accroissement du doute et du
désenchantement et cultivent l'art du décalage, de la marge, de l'inattendu. Camus déconcerte.
On ne le comprend plus.
Je place donc ces poétiques de l'innocence, de l'édification et de l'ambiguïté sous
l'égide de Salomon car ce personnage biblique recèle en lui les ambitions de l'homme présent
dans sa cité, acteur de son destin et de celui de ses compagnons. Il est un roi de sagesse qui
règne dans un temps de paix. Mais on lui attribue également L'Ecclésiaste qui oriente sa
pensée vers une philosophie liée au temps présent et à la perception aiguë de la précarité.
L'ambivalence non contradictoire entre le temps de l'action et l'évidence de la nécessité de
construire d'une part et la conscience d'un non sens liée à la fugacité de la vie rend compte de
la tension qui impose sa force particulière à cet aspect de l'œuvre de Camus où le
désenchantement n'entraîne pas la désespérance.
Le deuxième est le poète de l'absence, celui qui chante la perte de l'être aimé et charme
tous les êtres vivants. C'est la voix singulière de l'homme qui se fait entendre ici. Non plus
celle qui s'offre à la communauté mais celle qui s'octroie le droit à la singularité. Camus laisse
vibrer la corde sensible du lyrisme, il s'autorise le désir d'harmonie et de fusion au sein d'une
nature flamboyante et généreuse, pleine de promesses. Il révèle la fascination féconde pour la
tension nietzschéenne entre Apollon et Dionysos et l'exploration d'une forme nouvelle de
poésie au plus près de l'homme, une poésie qui n'exclut rien des réalités de l'homme incarné,
de l'homme prosaïque, de cet Ulysse fatigué qui rentre chez lui et que sa nourrice reconnaît à
une blessure qu'il a au pied alors qu'elle les lui lave humblement. La gageure camusienne est
toujours de ne renoncer à rien, de ne rien exclure, de ne pas céder face aux apories de façade.
La lecture du Nietzsche de La Naissance de la Tragédie lui permet de comprendre la tension
féconde entre le beau figé, hiératique, éternel et l'éclatante fulgurance d'une vie qui ne se saisit
que dans l'éclair, le fugace, le transitoire, le désordre, la folie. L'antique alliance de l'apollinien
et du dionysiaque a permis l'émergence de la tragédie. La création, à l'image de la vie, est
marquée par cette « guerre secrète ».5 Cette lucidité ne laisse guère en repos. Elle est exigence
de tous les instants et ne cesse de contraindre le sujet à s'interroger sur sa place dans le
monde, sur l'origine de la parole, sur l'identité de celui qui parle et sur la coïncidence entre ce
qui est senti, ce qui est pensé et ce qui est dit. À moins que le verbe ait valeur d'authenticité du
fait même qu'il est proféré, sorti de soi. Ces questions ne cessent de hanter Camus qui
s'interroge au cœur même de son œuvre, qui fait de ce questionnement une matière poétique.
Il ne cesse de s'interroger également, sans être le seul dans ce siècle de guerres, d'hégémonies
destructrices et de génocides, dans ce monde où la bravoure cède le pas à la lâcheté et à
l'hypocrisie, sur la difficulté de la pertinence d'une parole poétique. Les poètes de ce milieu du
XXe siècle, Jabès, Jaccottet, Bonnefoy, Char bien sûr, l'ami intime, n'ont pas éludé l'horreur de
leur temps. Au contraire, ils l'ont regardée avec la lucidité des artistes et l'ont inscrite au cœur
même de leur œuvre sans renoncer pour autant au réel de la beauté. Camus témoigne de ces
interrogations et de ces exaltations. Il poursuit les mêmes exigences que ses contemporains
sur une voie qui est la sienne, sur une route où il va, solitaire, sombre et solaire, à la croisée
des chemins, dans le clair-obscur des cultures qui se côtoient sans se comprendre. Il va, au
plus près de l'homme et de son siècle, dans la fascination périlleuse du Beau hiératique, dans
la folle tentation de l'éclatement kaléidoscopique, dans la nécessité de ne pas s'éloigner de son
siècle et de demeurer toujours au plus près de lui-même pour être au plus près de tous. Ces
exigences multiples ne sont pas aporétiques. Je les explore en écoutant le son envoûtant de la
flûte de Dionysos. C'est une musique de l'insoumission, une musique non régie par le logos.
Elle s'approche du mystère des origines et de l'effroi de la mort, elle est au plus près des
pulsations intimes, du sang qui bat dans les tempes quand il fait trop chaud ou que l'émotion
est trop intense. Elle est force et douceur, violence et harmonie. Elle nous fait entendre l'aulos
de la Grèce antique. Elle est le souffle de la vitalité première. Elle est l'accord majeur, la
gamme de l'être mi-homme, mi-dieu, du satyre, de Pan. Mais ce souffle ne saurait exister sans
l'intervention d'Apollon. L'homme jaillit de l'informel dionysiaque. Il devient un individu. Il
se saisit du logos. Il chante la beauté du monde accompagné du son mélodieux de sa lyre.
L'instrument à cordes remplace l'instrument à vent. La gamme en accord majeur impose sa
puissance et son unité harmonieuse. Le poète est alors celui qui cherche la vérité et la beauté,
5
J'emprunte cette séduisante expression à Sollers qui a ainsi nommé son dernier ouvrage, publié chez Carnets
Nord en 2007.
l'équilibre et la vérité. Il est celui qui poursuit l'éternité dans le chant de l'Un retrouvé.
Dionysos et Apollon s'équilibrent, ou plus exactement s'offrent l'un à l'autre le pouvoir
d'exister. J'ai ajouté un dernier chant, un peu inattendu à ces deux accords premiers, le mineur
et le majeur, celui que produit l'arc d'Ulysse alors même que le héros retrouve son arme et se
venge des prétendants indignes. Ulysse est présent dans l'œuvre de Camus. Il est l'homme du
nostos, l'homme de la nostalgie et de l'exil. Il est celui qui ne renonce jamais. Il est ce héros à
la fois brave et faible, invincible et vulnérable, fidèle et infidèle. Il est celui qui a renoncé à
l'immortalité que lui offrait Calypso pour retrouver sa femme, son fils, son royaume. Il fait le
choix de la précarité. Il est un homme. Il est, dans la métaphore musicale, l'accord dissonant
dont parle Clément Rosset, cet accord qui, au contact de l'accord parfait permet la fugace
révélation de l'harmonie perdue.
La troisième figure emblématique est celle d'Adam, celle du premier homme. La voix
de Salomon est celle de l'homme de la Cité. Elle implique la dimension politique, la
responsabilité du citoyen. Elle a une double finalité, dresser un état des lieux, témoigner sur
l'état du monde mais aussi tenter d'agir sur le monde. Elle s'inscrit dans le constatif et le
performatif. La voix d'Orphée est écriture de soi, elle concerne l'intime. Elle accède au
métaphysique. Elle fait le choix du singulier pour accéder, non pas tant à la communauté mais
à l'universel. Elle est chant et désenchantement, unité et dispersion, précarité et éternité,
innocence et faute. Cependant, la culpabilité ne trouve pas un terrain propice dans le lyrisme.
Orphée n'est pas rongé par la faute de s'être retourné. Il est dans la nostalgie de l'être aimé.
Adam est l'homme de la faute originelle. Il est l'homme dans toutes ses dimensions
paradoxales, l'être placé sous le signe d'une temporalité inexorable, l'ancêtre de Caïn, le
premier meurtrier, le premier errant. Il rappelle le poids du réel et de l'irrémédiable. Il m'a
semblé, à ce point précis de ma réflexion, que le roman était le domaine privilégié pour
l'expression de la faute. L'ontologique s'inscrit dans le temporel, le précaire, l'incertain. Dans
le même temps, je retrouve les mêmes tensions, le même cheminement qui conduit de
l'innocence à l'édification et au désenchantement – c'est le parcours que j'ai suivi sous l'égide
de Salomon. Je retrouve le désordre fusionnel dionysiaque qui prend ici la forme de la
carnavalisation bakthinienne, le goût de l'unité dans la tentation épique, et le désir intact de se
maintenir au plus près de l'humaine condition déjà appréhendé avec Ulysse. Les tensions sont
les mêmes et s'entrecroisent ou plus exactement nous entraînent dans un mouvement
sinusoïdal vers un intime qui conduit à l'universel. L'art du roman inscrit l'homme dans un
temps linéaire. Ce temps, dans notre tradition judéo-chrétienne, commence avec la faute
originelle qui conduit Dieu à chasser Adam et Ève du paradis où le temps ni la mort
n'existent.
La matière fictionnelle peut être un succédané à l'effroi face à la mort et à la
culpabilité. Le jeune Camus est d'abord tenté par une forme d'idéalisme. Ses écrits de jeunesse
sont empreints de symbolisme. Les influences bergsoniennes ou nietzschéennes l'entraînent
dans des récits métaphysiques dont la finalité est de donner une définition à l'art et un sens à
la vie. Tout est placé sous l'égide de l'intuition, de l'incertitude, de l'onirique. L'art doit
justifier la vie, combler un vide que l'auteur perçoit avec effarement. Dans le même temps, il
doit permettre de témoigner, de donner à voir et à entendre la vie dans sa polysémie. Il doit
permettre au réel de trouver une place. Peu à peu, les voix des habitants de Belcourt trouvent
un écho plus puissant. L'écriture s'allège. La phrase se densifie en même temps qu'elle accède
à une plus grande simplicité. La banalité du quotidien devient la matière première de l'œuvre
fictionnelle. Le fait divers devient la source de l'inspiration comme en témoigne, de manière
décalée, comme s'il s'agissait d'un clin d'œil de l'auteur (ou d'une intra-textualité), l'épisode du
Malentendu annoncé sous la forme d'une brève journalistique trouvée par Meursault sous la
paillasse dans sa cellule. La création se déploie dans l'ordinaire et délaisse les marges
oniriques d'une révélation ultime et définitive. Il s'agit dès lors de témoigner, d'ouvrir les yeux
sur le réel de l'homme, sur ses zones d'ombres, ses tentations inavouables. Il faut donc faire le
deuil, non plus esthétique d'une conception symbolique de la littérature, mais le deuil d'une
conception rousseauiste de l'homme et d'un désir d'unité originelle que l'art permettrait de
retrouver. En réalité, ce parcours n'est pas chronologique. Camus aborde la question du mal
dès ses premières œuvres. Dans son Mémoire sur Plotin et saint Augustin, il examine la
conception du mal chez les agnostiques puis exprime pour la première fois l'intérêt qu'il porte
au christianisme qui est la religion qui a intégré la souffrance et la mort dans son dogme.
L'effigie du christianisme est d'ailleurs un corps agonisant. C'est ce moment qui cristallise un
imaginaire lié à la mort du corps, à la souffrance, au sang mais aussi à l'abandon. Le Christ est
celui qui a été délaissé par son Dieu pour connaître l'humaine condition jusque dans la
solitude et dans la mort. Une remise en question de la notion du souverain Bien kantien
entraîne Camus sur les chemins périlleux de l'exploration des zones obscures, des morts
éthiquement inacceptables comme celles des enfants. Il est l'auteur de La Peste mais aussi du
« Renégat », de La Chute. Il est l'auteur du meurtre gratuit, de cet acte inacceptable et
incompréhensible, dans La Mort heureuse et L'Étranger. Il n'élude pas les monstruosités de la
guerre d'Algérie dans Le Premier homme et s'immerge dans les affres slaves, depuis sa mise
en scène des Frères Karamazov dans ses jeunes années, jusqu'à celle des Possédés à la fin de
sa vie. Ce rapide survol montre la permanence de la conscience du mal qui est un élément
central dans l'œuvre de Camus. Mais l'importance de Dostoïevski ne doit pas oblitérer la place
capitale de Tolstoï dans la gestation de l'œuvre. La fréquence des citations de l'auteur de
Guerre et Paix montre la très grande fidélité à cet autre géant de la littérature russe du XIX e
siècle. Ces deux auteurs semblent pourtant antinomiques à bien des égards. Et si l'on
considère avec Sartre qu'« une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du
romancier »,6 il apparaît que les deux romanciers russes n'ont pas une position égale face au
monde ni une conception identique de l'art romanesque ou de la finalité de l'écriture. Le
premier excelle dans la représentation de l'homme dans le monde, sous son double aspect,
familier et héroïque.7 Le deuxième étonne et ravit dans son exploration de l'âme humaine. Le
premier recherche l'ordonnance, l'organisation, l'agencement limpide, la structure. Il obéit au
principe de causalité, de finalité, aux lois déterminant l'organisation, l'évolution du monde
considéré comme la manifestation d'une volonté organisatrice ou comme une propriété de la
matière fidèle à la théorie de Malebranche selon laquelle l'ordre universel et immuable décidé
par Dieu ne peut être changé à tout moment. Il recherche l'équilibre la règle, l'intelligibilité. Il
favorise la raison. Le deuxième cultive le désordre, la débauche, la rupture, le
bouleversement, la confusion, la violence, l'excès, l'incohérence, le trouble. Steiner, dans
l'introduction de son ouvrage consacré aux deux titans russes exprime l'écart qui les sépare en
même temps que ce qui peut nous inciter à entendre leur voix selon une tonalité identique. Il
rappelle que les deux œuvres « impliquent deux interprétations radicalement opposées de la
destinée humaine, de l'avenir historique et du mystère de Dieu. »8 Selon Steiner, Tolstoï
« témoigne de la résurrection du genre épique, de la réapparition dans la littérature de
tonalités, de moyens narratifs et de formes d'articulation que la poétique occidentale ne
6
Cité par STEINER dans Tolstoï et Dostoïevski, Bibliothèques 10/18, 1959, p.12
7
Je reprends ici les notes de Foster cités par Steiner dans le même ouvrage.
8
Ibid. p.17
Ces trois figures emblématiques peuvent sembler arbitraires. Puisées à même l'œuvre
de Camus, elles offrent un parcours heuristique qui permet de montrer, selon trois temps, la
dynamique des tensions qui anime son écriture. C'est pourquoi elles se situent à la frontière du
mythique et d'une lecture personnelle de l'œuvre. Elles épousent l'imaginaire camusien en
proposant des axes nouveaux, des éclairages que j'ose espérer inédits.
9
Ibid., p.15
SALOMON
« Conquérants et artistes […] se proposent […] la même
fin. L'action politique et la création sont les deux faces d'une
même révolte contre les désordres du monde. Dans les deux cas,
on veut donner au monde son unité. » (E, 604)
Camus peut donc être exemplifié par la figure de Salomon. Une grande partie de sa vie
et de son œuvre est consacrée à la construction du Temple. Le Temple, c'est la cité des
hommes, et non celle de Dieu. Salomon, fils de David, est élu roi par une assemblée d'Israël.
Son règne s'accomplit dans un temps de paix. Les terres produisent du blé, de l'orge, de
l'huile, des vins. Le roi bâtit des écuries, des dépôts de vivres, des résidences. Dans la capitale,
à Jérusalem, il fait édifier le Temple, sanctuaire unique d'Israël. L'Arche d'Alliance enchâsse
les Tables de la Loi. Dans sa prière inaugurale, Salomon assigne au Temple une vocation
universelle. Il est l'auteur des Proverbes, du Cantique des cantique et de L'Ecclésiaste. Sa
voix chante l'amour, l'harmonie, la force et l'humilité face au mystère de notre condition.
Camus, sur sa terre d'Algérie, s'engage dans la vie comme ce roi d'Israël avec les mêmes
convictions et une même foi dans le monde. Il est fort de promesses à venir, serein face à
l'univers : « On se croit retranché du monde, mais il suffit qu'un olivier se dresse dans la
poussière dorée, il suffit de quelques plages éblouissantes sous le soleil du matin, pour qu'on
sente en soi fondre cette résistance. Ainsi de moi. Je prends conscience des possibilités dont je
suis responsable. Chaque minute de vie porte en elle sa valeur de miracle et son visage
d'éternelle jeunesse. » (C I, 23)
À l'instar du roi des Hébreux, il nourrit son âme et son corps de paysages
méditerranéens. Il écrit son mémoire pour le diplôme d'Études supérieures sur Plotin et saint
Augustin, se rapprochant ainsi à la fois de la pensée grecque et du mystère évangélique. Il
s'interroge sur la peur devant la mort, sur l'incarnation, sur l'espoir du salut par la rédemption.
Il s'intéresse à la façon dont l'esprit grec, plus sensuel et plus rationnel, peut s'harmoniser avec
le christianisme. Il découvre le concept d'homme méditerranéen qui vit pleinement avec la
conscience de la mesure des choses. Dans un poème de jeunesse sur la Méditerranée, il chante
l'amour comme Salomon dans le Cantique des cantiques. Mais il a aussi conscience des
limites et inscrit sa voix dans celle de L'Ecclésiaste qui rappelle la réalité de notre condition
SALOMON 21
SALOMON
d'homme. Il est impliqué dans le monde des hommes et au moment de la rédaction de son
mémoire sur Plotin et saint Augustin, il s'engage au Parti communiste parce que, dit-il à
Grenier dans une lettre, il a un « fort désir de voir diminuer la somme de malheur et
d'amertume qui empoisonne les hommes. »10 Il est, dit-il encore à son maître, « capable de
résistance – d'énergie – de volonté. »11
Tel Salomon, dans les Proverbes, il appelle les hommes à écouter la voix de la sagesse,
de la droiture et du bon sens.12 La question qui se pose est celle de la justice. « J'ouvre mes
lèvres pour dire des paroles droites » dit Salomon. Il ajoute : « Toutes les paroles de ma
bouche sont justes. En elles rien de faux ni de tortueux. Toutes sont franches pour qui les
comprend, droites pour qui a trouvé le savoir. » (Proverbes, 8, 1-10) Camus se bat sur tous les
fronts avec une foi intègre dans une justice supérieure, relevant d'une transcendance
horizontale. Ce questionnement structure la pensée et l'œuvre de Camus jusqu'à la réplique
controversée énoncée à l'occasion de la remise de son prix Nobel. À un étudiant algérien qui
l'interroge sur sa position par rapport à la guerre d'Algérie, il dit : « Je défendrai ma mère
avant la justice… » (E, 1882) Cette phrase a suscité une polémique demeurée inachevée car
elle repose sur un malentendu lié à la notion de justice qui est chez Camus à la fois centrale et
jamais clairement définie. S'agit-il de la justice des prétoires ? Il semble bien que non puisque
celles-ci est remise en question tant dans les écrits journalistiques que dans les transcriptions
10
Albert Camus – Jean Grenier, Correspondance, 1932-1960, Gallimard, 1981, p.23
11
Ibid., p.19
12
« Deuxième prosopopée de la Sagesse.
La sagesse n'appelle-t-elle pas ?
L'intelligence n'élève-t-elle pas la voix ?
Au sommet des hauteurs qui dominent la route,
Au croisement des chemins, elle se poste ;
Pas des portes, à l'entrée de la cité,
Sur les voies d'accès, elle s'écrie :
"Humains ! C'est vous que j'appelle,
ma voix s'adresse aux enfants des hommes.
Simples ! Apprenez le savoir-faire,
Sots, apprenez le bon sens.
Écoutez, j'ai à vous dire des choses importantes,
J'ouvre mes lèvres pour dire des paroles droites.
C'est la vérité que mon palais proclame,
Car le mal est abominable à mes lèvres.
Toutes les paroles de ma bouche sont justes
En elles rien de faux ni de tortueux.
Toutes sont franches pour qui les comprend,
Droites pour qui a trouvé le savoir." »
Proverbes, 8, 1-10
22 SALOMON
SALOMON
fictionnelles ? S'agit-il d'une justice idéologique ? La pièce nommée fort à propos ici Les
Justes semble indiquer qu'il n'en est rien. La justice du cœur semble négliger le concept de
Bien collectif.
C'est justement celle du jugement de Salomon. Le Premier Livre des Rois (3,16,28)
raconte le litige opposant deux prostituées qui s'affirment l'une et l'autre mère d'un même
nourrisson. Salomon ordonne que l'enfant soit tranché en deux et qu'une moitié soit donnée à
chacune des deux femmes. La vraie mère renonce alors à l'enfant afin de le sauver. Salomon
l'identifie ainsi comme la mère légitime et lui rend son enfant. Ce jugement a octroyé à
Salomon la figure d'un sage dont la justice est inspirée par Dieu. En-deçà d'une image de la
justice divine, c'est la justice des hommes qui est ici en jeu. Une justice qui dépasse la
violence de l'épée et initie la force de la parole. Son jugement repose sur la force de vie qui a
jailli de la mère dont l'enfant est soudain menacé par la violence d'une mort immédiate. Cette
force de vie est à l'origine d'une justice qui renonce à une vérité transcendante, qui dépasse
l'action violente et s'inscrit au plus près du réel. C'est une justice immanente, « à hauteur
d'homme ».
La justice est examinée ici selon trois modalités éthiques et esthétiques : une poétique
de l'innocence, une poétique de l'édification, une poétique de l'ambiguïté.
POÉTIQUE DE L'INNOCENCE
La « poétique de l'innocence » est une poétique liée à la foi dans l'intégrité, l'unité, le
Bien absolu et universel. Elle implique l'homme dans son discours de façon unilatérale et non
problématique. Camus est un justicier qui ne s'est pas encore véritablement interrogé sur les
ambiguïtés de la notion de justice. Il s'exprime en son nom propre sans s'interroger sur les
implications paradoxales, les possibilités de malentendus, les failles de l'être, les apories de la
pensée. Il dénonce les hypocrisies et les lâchetés d'autrui depuis un ethos placé hors d'atteinte.
Poétique de l'innocence 23
SALOMON
suivra l'affaire El Okbi, puis, en juillet 39, celle des incendiaires d'Auribeau.13 La relation de
Camus à la justice est particulièrement complexe. Pourtant son combat pour la justice se
poursuit tout au long de sa vie d'homme. Mais la justice n'est pas clairement définie, elle est
un idéal à atteindre mais aussi, en tant qu'institution, un dysfonctionnement au service des
puissants. À l'époque d'Alger Républicain, il s'interroge sur la nécessité de servir la justice et
sur la méthode qui convient pour y parvenir. Son implication dans le journalisme est certes
une nécessité vitale pour un jeune homme qui a besoin de gagner sa vie, mais c'est aussi pour
lui l'occasion d'explorer avec plus de minutie objective, le monde complexe de l'Algérie
française. Ses premiers combats sont au service d'une gageure : il s'agit, pour l'homme, de
tendre vers une juste relation entre les hommes et les communautés – c'est une justice idéale,
conceptuelle, détachée des contingences historiques – mais il s'agit également de combattre la
justice injuste des institutions, justice placée sous la bannière du pouvoir et des idéologies.
En 1939, c'est un homme jeune et sûr de ses principes qui prend la plume pour
dénoncer la justice des hommes et se placer au service d'une justice idéale qui est celle du
respect de tous les hommes, qu'il soit pauvre (le magasinier Mas), étranger au service de la
politique métropolitaine (l'ingénieur Hodent) ou arabe (les incendiaires d'Auribeau, El Okbi).
24 Poétique de l'innocence
SALOMON
ont écrit à tous les quotidiens. Seul Alger Républicain a répondu – il faut noter le silence de
tous les autres quotidiens en ce qui concerne ce dossier ; cette affaire périlleuse n'intéresse
personne. Camus et Alger Républicain décident de se saisir du dossier. La campagne de
presse débute le 10 janvier 1939 par une lettre ouverte au gouverneur. Elle se termine le
23 mars par un article dans lequel Camus exprime sa joie devant l'acquittement et sa
perplexité face à cette affaire qui « n'a pas de fond » (Frag, 410), et qui a été fabriquée à partir
d'affirmations affabulatrices.
Dans cette campagne de presse, qui a contribué à la célébrité du jeune journaliste,
Camus inscrit son propos dans un monde dichotomique. Il est la voix de la vérité et de
l'innocence dans un monde partagé en hommes justes et en hommes injustes. Le temps de
Jean-Baptiste Clamence n'est pas encore venu où la plongée dans les profondeurs obscures de
l'être dévoilera un monde trouble où le bien et le mal, dans la conscience intime, sont
inextricablement liés. Camus, la veille de l'ouverture du procès, rappelle la réalité des faits de
façon élémentaire : « […] d'un côté un parti sans décoration et sans titre, sans fortune et sans
ambition, et de l'autre une certaine classe qui n'a d'élite que le nom et dont les titres ne
doivent abuser personne sur sa valeur. » (Frag, 395) Ou encore : « D'un côté, des hommes qui
ont voulu et veulent accomplir le devoir qu'ils se sont tracé ou qu'ils ont accepté, et de l'autre
côté une élite de colons, de caïds et d'administrateurs qui ont décidé de les en empêcher à
partir du moment où l'accomplissement de ce devoir supposait la diminution de leurs
bénéfices. » (Ibid.) Il est vrai que cette bipartition est constitutive des approches judiciaires.
L'affaire est loin d'être aussi simple. Certes les puissants, certains colons et certains
administrateurs dominent la petite société coloniale des Hauts-Plateaux. Certes les petits sont
les victimes sans voix des intérêts des plus gros. Mais qui a mis Hodent en accusation ?
Camus jamais ne le dit. Qui a réellement intérêt à se débarrasser de cet ingénieur responsable
de la S. I. P. ? Encore le silence. Certains colons avaient tout intérêt à défendre l'Office du blé
qui a interrompu les importations de blé des États-Unis et qui a donc permis un meilleur
écoulement de la production locale. En revanche la S. I. P., dont Hodent avait la
responsabilité à Trézel, a interrompu les spéculations de certains gros colons qui désormais
n'avaient plus la possibilité d'acheter à petit prix aux petits agriculteurs, européens ou
algériens, afin de revendre avec profit. Désormais tout le blé est acheté par la S. I. P. à prix
identique pour un produit égal. En outre la situation politique en 38-39, à la veille de la
Poétique de l'innocence 25
SALOMON
26 Poétique de l'innocence
SALOMON
16
Lettres modernes n° 5, 1972, p.54
Poétique de l'innocence 27
SALOMON
Après l'exorde, Camus amorce la narration des événements avec le rappel des
circonstances de l'injustice. Il montre par un examen attentif des faits que ces deux hommes
sont faussement accusés. Il n'hésite pas, dans une prétérition, à affirmer que ces accusations
sont liées aux relations d'amitié et de confiance que M. Hodent entretient avec les fellahs :
« L'homme qui attend aujourd'hui votre décision jouit d'une véritable popularité parmi les
fellahs de la région. Faudra-t-il dire que cela suffit pour que la plus hideuse conspiration se
dresse contre lui ? Nous ne le pensons pas encore. » (Frag, 367) La première de ces trois
phrases comporte deux informations imbriquées. D'une part, l'homme est populaire auprès des
fellahs (information contenue dans la principale), d'autre part il attend la décision du
gouverneur (information contenue dans la relative). La deuxième phrase reprend la première
information dans une progression thématique. Camus choisit la forme interrogative et le futur
simple (précautions oratoires) pour dénoncer l'origine même de ces fausses accusations. La
troisième phrase met en place tardivement la figure de prétérition par une dénégation de ce
qui précède, atténuée par l'adverbe « encore ». Camus se fait très innocemment le chantre de
la vérité. Sa subjectivité s'efface au profit d'une valeur allégorisée. À l'instar d'un homme
d'église, il ne parle pas en son nom mais au nom d'une instance supérieure, la vérité : « Nous
aurons alors la satisfaction d'avoir donné une voix à la vérité et d'avoir fait entendre un cri
authentique et profond. » (Ibid.) Cette voix allégorique aussitôt transformée en cri s'incarne
dans la personne d'Hodent à qui le journaliste offre enfin l'occasion de parler. Il restitue sa
parole au discours direct : « Ce cri, monsieur le gouverneur, nous vous faisons part de sa
vérité : "Je suis abandonné dans une geôle depuis des mois. Dites-moi, je vous en prie, ce que
je dois faire… Je suis perdu, écrasé […]" » (Ibid.) Camus utilise un lieu pathétique, une
topique argumentative qui a trait aux passions : il fait appel à la pitié. La voix de la vérité
devient cri de la victime qui appelle au secours. L'abstraction prend corps. Le cri devient une
figure de la révolte. Camus fait entendre sa voix d'homme en colère contre les injustices.
L'une des injustices, dans sa forme la moins évidente, est le musellement des impuissants, des
muets, des victimes innocentes. Le journaliste « élève la voix » et doit permettre à ceux que la
société ne souhaite pas entendre de prendre la parole. Ainsi la voix du journaliste se double-t-
elle de celle des opprimés silencieux. Camus entend un cri et le restitue : « Il avait écrit
partout, il s'était adressé à tous les grands et à vous-même, monsieur le gouverneur. Mais en
vain. Un jour […], il écrit à un étranger, sans raison, sans grand espoir peut-être, par besoin
28 Poétique de l'innocence
SALOMON
17
MARIVAUX, Journaux et œuvres diverses, Classiques Garnier, 2001, p.309
Poétique de l'innocence 29
SALOMON
de fiction imagine le gouverneur dans son parc, la forme de la taille des arbres ; le poète
s'interroge sur l'identité du sujet et sur le sens que les hommes donnent à leur vie.
Dans cette ouverture en forme de lettre, Camus, maniant l'art rhétorique et jouant des
complexités de la polyphonie, frappe donc les trois coups. La lettre est construite comme un
texte classique, avec un exorde qui suscite la bienveillance des lecteurs, une narration qui
rappelle les faits, une argumentation qui a pour but d'obtenir la libération provisoire des
hommes injustement emprisonnés, une péroraison dans laquelle Camus fait appel à
l'humanisme et à la probité du gouverneur capable de rétablir la justice par une décision
évidente et généreuse, décision par laquelle il sauve huit hommes, lui-même et le monde. Par
ailleurs, une certaine polyphonie journalistique — qui se double dans ce cas précis d'une
polyphonie épistolaire — laisse transparaître une instance énonciative complexe : le "nous"
employé par le jeune Camus permet d'entendre la voix du journaliste qui parle au nom d'une
équipe rédactionnelle mais aussi au nom de tous les lecteurs d'un journal coopératif dont le
programme politique est celui du rassemblement populaire. Ce "nous" est donc celui de
Camus et du peuple de gauche. On y trouve aussi le cri de M. Hodent cité au discours direct et
la voix de Mme Hodent que Camus juge inutile de faire parler pour ne pas situer l'affaire sur
le plan intime mais sur le plan idéologique : « Mme Hodent, seule, sans ressources, attendant
un enfant, m'a écrit aussi. Mais à quoi bon la faire parler ? Il ne s'agit pas de pitié, mais de
justice. » (Frag, 368) Notons cependant que Camus refuse de faire appel à la pitié après avoir
évoqué, dans une nouvelle prétérition, la situation personnelle de l'épouse du principal
inculpé. Il parle au nom de M. Hodent – et de sa femme – au gouverneur, à l'homme qui vit en
deçà, aux lecteurs d'Alger Républicain. Cette maîtrise de la multiplicité des voix évoque une
scénographie discursive laissant apparaître l'homme de théâtre qu'est Albert Camus. La
métaphore d'Abbou suggérant que le jeune journaliste, dans cette lettre, frappe les trois coups
renvoie à la carrière théâtrale de Camus qui, de fait, est déjà maître dans la mise en place des
voix et dans le jeu subtil des éclairages. Le journaliste qui « couvre » les affaires judiciaires
utilise une rhétorique qui s'incarne dans des voix habitées.
Un journaliste porte-voix
Le rôle du journaliste est donc de donner à entendre la parole des autres. Cette
restitution n'est pas toujours aussi impartiale que Camus veut bien le laisser croire. Le jeune
30 Poétique de l'innocence
SALOMON
journaliste ne se contente pas, dans cette affaire, de rendre compte des événements, il a pris
parti : il s'est placé du côté des hommes injustement accusés et fustige une certaine justice
rendue par des hommes iniques ou faibles. Les éclairages varient selon la position, la fonction
et le rôle tenu par celui dont la parole est donnée à entendre.
Poétique de l'innocence 31
SALOMON
18
ABBOU, op.cit., p.60
32 Poétique de l'innocence
SALOMON
Un appel
Au début de la campagne de presse, on entendait la voix du fin rhéteur. La maîtrise du
discours supposait une certaine distance vis-à-vis du sujet traité. Au fil des articles, le
journaliste s'implique davantage, la voix brillante de l'orateur se transforme en cri de révolte.
Les phrases hyperhypotaxiques disparaissent au profit de nombreuses phrases parataxiques
Poétique de l'innocence 33
SALOMON
19
Si on se réfère à l'analyse de DUCROT dans Les Mots du discours (Les Éditions de Minuit, Le sens commun,
1980, cf. pp. 161 et suivantes), Camus emploie « Eh bien ! » pour introduire une proposition qui s'oppose à ce
qui vient d'être dit par un autre interlocuteur. L'exemple donné par Ducrot est le suivant :
« A : Il fait mauvais.
B : Eh bien, sortons quand même. »
« Eh bien ! » ne peut pas être remplacé par « mais » car l'adverbe adversatif est employé pour introduire une
proposition contraire dans une phrase prononcée par le même locuteur :
« A : Quel temps fait-il ?
B : Il fait mauvais ; eh bien sortons quand même.
Il fait mauvais mais sortons quand même. »
« Eh bien ! cela ne se peut pas. », employé par Camus, suit un paragraphe dans lequel il est envisagé de
« sauver les apparences » et de ne pas « désavouer les magistrats ». Camus, derrière le "nous" collectif, se
dresse donc contre ceux qui souhaitent étouffer l'affaire afin d'éviter le scandale judiciaire. Il s'agit bien ici
d'un dialogisme constitutif du genre journalistique. Le journaliste écoute les rumeurs, les propos des uns et
des autres, les intègre dans un discours polyphonique dans lequel il prend position. Par ailleurs, « eh bien »,
comme toute interjection, toujours selon DUCROT, est « le lieu privilégié où se marque l'interaction des
individus. » Le linguiste écrit plus loin : « L'énonciateur peut également se présenter comme agissant sur
autrui en le faisant entrer dans son jeu, en le forçant en quelque sorte à tirer une conclusion qu'il a lui-même
déterminée à l'avance ; c'est le rôle que remplissent les morphèmes interjectifs à valeur argumentative comme
Là !, Tiens, tiens !, Heureusement !, Malheureusement !, Eh bien ! » Ainsi Camus s'oppose à des
interlocuteurs fictifs en refusant le lâche compromis qui consiste à sauver l'honneur des magistrats au
détriment d'hommes injustement accusés. Mais il implique, par l'utilisation de « eh bien ! », le destinataire.
34 Poétique de l'innocence
SALOMON
l'existence d'une vérité et dans le pouvoir des mots à la dévoiler avec force et concision. Il
permet au lecteur d'y voir clair dans la confusion des « affaires politiques ». Le jeune
journaliste a soudain des accents dix-huitiémistes, teintés de morale judéo-chrétienne quand il
déclare : « Un honnête homme qui se trompe répare sa faute. » (Frag, 380) Il habite un monde
encore absolu, dichotomique, permettant les énoncés catégoriques : « Tout ou rien, c'est la
seule formule qui satisfasse l'innocence. » (Frag, 380)
Poétique de l'innocence 35
SALOMON
comme cela apparaît dans ses Carnets dès 1935.20 C'est donc avant tout comme écrivain qu'il
manie la plume. Dans la restitution du procès Hodent, Camus interroge les mots et utilise le
monde réel pour nourrir la matière fictionnelle.
36 Poétique de l'innocence
SALOMON
remercié et il a ajouté : ″ Vous savez, nous avons monté un peu votre affaire. L'été, c'est la
saison creuse pour les journaux. Et il n'y avait que votre histoire et celle du parricide qui
vaillent quelque chose. ″ » (TRN, 1185) Cette double critique permet à Camus de faire
comprendre à son lecteur que sa voix refuse le mensonge, les facilités, la compromission, c'est
une voix qui se veut authentique et personnelle et qui résonne loin de tout modèle. Dans la
restitution du procès de Michel Hodent et dans l'écriture fictionnelle de L'Étranger, nous
assistons à la naissance de cette voix nouvelle dans le décor littéraire de l'avant-guerre.
23
Op.cit., pp.179-187
Poétique de l'innocence 37
SALOMON
dans la pièce. » (Ibid.) Mais l'instance discursive restituant l'atmosphère est la conscience de
l'inculpé, d'où la précision sur les sensations intimement éprouvées : « La salle était pleine à
craquer. Malgré les stores, le soleil s'infiltrait par endroit et l'air était déjà étouffant. » (Frag,
399) À Alger Républicain, le journaliste écrit comme un romancier, sa narration a pour
finalité de faire naître le monde et d'orchestrer les voix. Mais comment restituer les voix
orales, la réalité des faits et la distance inévitable qu'instaurent les mots, comment faire
entendre les voix, comment être fidèle à une vérité quand cette vérité se dérobe à tous,
comment respecter la parole de tous alors qu'on sait très bien que chacun a une perception
subjective des événements et des intérêts spécifiques ? Comment rendre compte de cette scène
où règne une cacophonie linguistique, certains parlant arabe, d'autres espagnol, d'autres
français ? « M. Garcia José parle en espagnol, mais sera interrogé en arabe. » (Frag, 397)
Camus restitue ses paroles en français. La fidélité aux propos est soumise aux aléas de la
traduction qui entraîne bien souvent une certaine trahison. La relation entre la pensée de
M. Garcia (qui se formule en espagnol) et ce qu'il exprime (en arabe) est forcément
problématique. La salle d'audience ressemble parfois à une tour de Babel. « M. Barnabé
Séraphin ne parle qu'espagnol. » (Frag, 398) Il faut rappeler que l'Oranie est peuplée
d'indigènes kabyles et arabes, d'européens français, espagnols ou italiens. Même quand la
langue employée est commune aux interlocuteurs, le désordre s'impose : parfois tous
s'expriment en même temps sans s'écouter : « La défense et la partie civile parlent
ensemble. » (Frag, 398), ou encore : « Le caïd Ferhat affirme, dans une indescriptible
confusion, avoir entendu dire que Hodent et ses aides demandaient des pourboires. » (Frag,
398) Comment s'entendre ? Comment montrer qu'on ne peut pas s'entendre ? Y a-t-il quelque
chose à comprendre ? Le monde recèle-t-il une vérité ? Y a-t-il un fond à cette histoire ?
« Hodent affirme ne rien comprendre à cette accusation. » (Frag, 401) Cette confusion est
également constitutive du procès de Meursault : « Tout ensuite a été un peu confus, du moins
pour moi. » (TRN, 1188) La fin de la phrase souligne la restriction subjective contraire à
l'exigence d'objectivité constitutive du journalisme.
Ce qui compte pour Camus, c'est qu'un procès est une mise en scène de la parole.
Seule la parole permet la recherche de la vérité. « Quant aux brutalités, Hodent remarque que
"ce sont des déclarations ". Le président affirme alors curieusement : "Nous jugeons sur des
déclarations de témoins." » (Frag, 401) Ou encore : « On a pu entendre Hodent résumer au
38 Poétique de l'innocence
SALOMON
cours de l'audience l'impression générale en déclarant : "Si l'on me dit, sans le prouver, que
je suis un voleur, comment puis-je prouver que je ne le suis pas ? " » (Frag, 410) Si les colons
font le procès de la S. I. P. en accusant injustement Hodent, Camus, lui, comme Kurosawa
dans Rashomon qui est également la restitution d'un procès, interroge le langage, les mots, les
voix, l'expression de la vérité ou des vérités. Camus suit le procès, assis au banc des
journalistes. Il écoute, prend des notes et restitue avec précision ce qu'il voit, comprend,
entend. L'instance discursive qui fédère les voix se situe de façon à la fois vague et
conventionnelle dans l'indéfini "on" : « On entend ensuite un colon… » (Frag, 399) Cette
instance doit être neutre. Elle ne l'est pas. Par exemple, les paroles de M. Deshayes Joseph,
partie civile (en réalité à l'origine de cette affaire, mais Camus tait cette information, soit pour
des raisons de prudence, soit pour des raisons stratégiques) sont mises en question par l'usage
d'un segment phrastique entre tirets : « (il) déclare avoir livré les quintaux de blé à la Société
indigène de prévoyance, qu'on ne les a pas pesés devant lui et qu'on lui a dit ensuite qu'il
manquait 245 kg ou 345 – il ne sait pas exactement – et estime que personne n'a pesé son
blé. » (Frag, 397) Plus loin, une expression accusatrice est restituée entre guillemets dans une
phrase au discours indirect : « […] M. Deshayes déclare qu'on fait les choses "à la tête du
client". » (Frag, 397) Mettre entre guillemets met à distance et en évidence les mots
employés.24 C'est essentiellement dans le compte rendu consacré à la partie civile que Camus
emploie le plus souvent cette mise à distance critique de la voix de l'autre par l'emploi des
guillemets. Ici la voix de l'avocat Navarro : « Maître Navarro s'étend sur la voiture d'Hodent
et ironise sur l'aspect singulier de cette auto. » (Frag, 403) L'emploi des verbes s'étendre et
ironiser introduisant le discours indirect péjore l'attitude accusatrice de l'avocat de la partie
civile. « Il évoque la "bienveillance de la justice pour Hodent" et élève la voix de plus en plus
à ce sujet, puis il annonce la façon dont Hodent "a souillé ses adversaires". » (Frag, 403) La
mise à distance des propos sur la bienveillance de la justice à l'égard de M. Hodent est
accentuée par le commentaire sur le ton employé par Navarro qui « élève la voix de plus en
plus » (Ibid.) montrant ainsi sa colère. Mais la bienveillance de la justice était une invention
de l'avocat de la partie civile, ce qui est confirmé par les guillemets prouvant que Camus
n'adhère pas à ce propos ; sa colère feinte est aussitôt discréditée.
24
ABBOU, commentant l'affaire El Okbi, écrit : « Les guillemets immédiatement appliqués, telle une réplique,
soulignent le caractère subjectif et partial de telles estimations. », op.cit., p.69
Poétique de l'innocence 39
SALOMON
De même Camus se désolidarise des propos accusant Hodent d'avoir « souillé » ses
adversaires. Dans la phrase suivante, Camus emploie une double mise à distance du discours
de Navarro. Dans une phrase au discours indirect, il cite un extrait au discours direct (d'où
l'emploi des guillemets) à l'intérieur duquel un mot est lui-même mis entre guillemets ce qui
établit une nouvelle distanciation critique accentuée par l'expression « (sic) » mise entre
parenthèses. « […] Il prétend également que les amis de Hodent n'avaient pas à la défendre,
car « on ne défend ses amis que lorsqu'ils sont "coupables" » (sic). » (Frag, 403) Il est vrai
que l'avocat accuse les amis d'Hodent dans une palinodie proche de l'ineptie. La distanciation
critique établie par l'utilisation sporadique des guillemets mettant en évidence certains mots
peut également être accentuée par un commentaire du journaliste : « Il (il s'agit toujours de
Maître Navarro) lit, à ce propos, une lettre de M. Miette et déclare que M. Miette "n'est pas
étouffé par la modestie". Cette incorrection gratuite étant commise, l'avoué passe à la suite et
accompagne sa lecture de commentaires assez étrangers à la question […] ». (Ibid.) Dans
cette exemplaire imbrication des voix (Camus cite Navarro, qui cite Miette et le commente),
les propos de Navarro sont discrédités par l'adjectif modalisateur « étrangers » qui qualifie les
commentaires de Navarro à propos de la lettre de Miette. De même dans L'Étranger,
l'instance discursive qui rend compte du procès de Meursault jette le discrédit sur certaines
voix. Les propos du procureur — comme ceux de Navarro dans l'affaire Hodent — sont
toujours présentés comme perfides. La tonalité vocalique est dénigrée : « Et le procureur a
noté avec un accent mauvais […] » (TRN, 1188) Les voix sont ainsi hiérarchisées par
l'instance discursive fédératrice. On a vu comment les propos de maître Navarro sont mis à
distance et discrédités par le journaliste. Les propos de Michel Hodent sont introduits de façon
méliorative. La voix positivement qualifiée appelle la sympathie, la bienveillance, la
confiance. « Hodent dit seulement, d'une voix posée :25 "Si c'est les seules preuves qui existent
contre moi […]" » (Frag, 402) En outre, le compte rendu de l'interrogatoire d'Hodent montre
que l'injustice repose sur une utilisation partiale de témoignages. Le juge Garaud avait, lors de
l'enquête, éliminé les témoins gênants qu'il n'avait pas accepté d'entendre, alors qu'il avait mis
en avant ceux de la partie civile, les accusateurs (cf. l'article 7). D'autres voix cependant
restent inaudibles. Camus, si attentif aux pauvres, aux indigènes, ne leur accorde que peu
d'attention. Il a fallu attendre l'article 9 pour que Camus consacre quelques lignes aux six
25
C'est moi qui souligne.
40 Poétique de l'innocence
SALOMON
« Arabes » arrêtés en même temps qu'Hodent . De ces six indigènes, un seul intéresse le jeune
journaliste : M. Djilali Ben Beirhera d'El Ousseukh. Tous ses propos sont retranscrits au style
indirect. Jamais Camus ne laisse sa voix résonner, exister. De même, lors du procès, quand il
est encore question du magasinier Mas, les propos prononcés sont résumés dans une phrase où
l'homme est allégorisé. « C'est le bon sens qui parle. » Non seulement ses propos ne sont
jamais retranscrits mais leur contenu même est comme nivelé par cette phrase emphatique.
Puis les qualités de solidarité et de résistance à l'injustice sont introduites par le verbe
péjoratif « se borner ». Il est vrai que dans l'article 3, les propos du magasinier Mas sont
retranscrits avec plus d'élégance et plus de précision : « M. Mas affirma seulement et avec
beaucoup de modération que ces (sic) contacts fréquents avec M. Hodent lui permettaient
d'affirmer que ce dernier n'avait jamais fait tort d'un grain de blé aux fellahs déposants et
qu'il se portait garant de l'honnêteté de l'accusé. » (Frag, 374) Cependant il est intéressant et
troublant de préciser que Camus n'était pas présent lors de cet interrogatoire qui eut lieu en
août, et qu'il invente donc les propos et le ton ; il est donc ici davantage un romancier qu'un
journaliste objectif et fidèle à la « réalité ». Quant aux « inculpés arabes », leur cas est traité
en quelques lignes. Une seule question leur est posée. On ignore qui la pose. « On leur
demande pourquoi ils ont accepté un sac de blé de Hodent. » (Frag, 402) C'est Hodent lui-
même qui répond, se substituant à eux, ce qui ne suscite aucune intervention du juge ni aucun
commentaire de Camus qui aurait pu s'offusquer devant un tel silence. Lui le justicier, le
porte-parole des muets et des opprimés ne semble même pas entendre ce silence
assourdissant.
La hiérarchisation des voix dépend du type de restitution discursive. Les phrases
mêlent le discours direct, le discours indirect et le style indirect libre. Certains passages, assez
peu nombreux, sont au discours direct : « La défense demande au témoin qui fait les pesées.
"M. Mas" dit le témoin. La défense précise que M. Mas n'a jamais pesé en 1937. » (Frag, 397)
Dans ce passage, nous entendons au style direct le nom "M. Mas" injustement désigné
puisqu'il n'était pas présent lors de l'événement pour lequel il est accusé. Une voix donnée à
entendre au discours direct a une plus grande présence. Un souci de l'objectivité peut inciter le
journaliste à enregistrer et à restituer les propos tels qu'ils ont été prononcés. Il est cependant
paradoxal de noter que l'une des phrases rendues au discours direct est celle prononcée par
Garcia José, qui « parle en espagnol » (Ibid.) mais qui « est interrogé en arabe » (Ibid.)
Poétique de l'innocence 41
SALOMON
Camus note les propos de cet homme au discours direct comme si sa voix avait prononcé
exactement ces mots-là. Or ces mots sont traduits. Pourquoi donc avoir justement choisi de
restituer ce passage inauthentique au discours direct ? Mais le plus souvent, c'est au discours
indirect que les propos nous sont donnés à entendre. Ainsi le jeune journaliste peut garder une
entière maîtrise des propos rapportés, se dire fidèle à l'esprit sans forcément être fidèle à la
lettre. Les verbes introducteurs sont particulièrement nombreux. Ils permettent d'introduire le
discours indirect ou le discours direct. Cependant, on note une plus grande variété dans les
verbes introducteurs du discours indirect. Ils permettent souvent d'indiquer « une
appréciation du locuteur qui rapporte le discours d'autrui. […] Ils évaluent la proposition
qu'ils introduisent » :26 « M. Deshayes déclare […] M. Deshayes reconnaît encore […] »
(Frag, 397) Le passage du verbe « déclarer » au verbe « reconnaître » réitéré, accentué par
l'adverbe « encore » dans la deuxième occurrence, souligne le glissement entre un propos
objectif, neutre, et un propos dans lequel le locuteur est mis en difficulté. Dans un premier
temps, il accuse très violemment Hodent. Il « déclare qu'on fait les choses "à la tête du
client" ». Puis il est contraint de se rétracter à deux reprises « avouant » que « les sacs sont
restés exposés en plein air, au soleil, ce qui peut expliquer un déchet par dessèchement » et
que « le blé en question ne lui appartenait pas mais appartenait à sa mère ». (Ibid.) Maître
Navarro, quant à lui, « fait allusion27 à la campagne de presse d'Alger Républicain en termes
démesurés. » (Frag, 398) Cela donne l'impression que les propos rapportés sont déplacés. En
fait, il s'agit d'une attaque détournée adressée à Alger Républicain. La modalisation est
accentuée par l'emploi de l'adjectif « démesurés ». Ce propos déjà discrédité est encore péjoré
par le terme « incident » qui le résume ironiquement. Camus ajoute en effet : « Le substitut
clôt l'incident. » (Frag, 398)
Ce qui importe à Camus, c'est de toujours garder la direction des instances vocaliques.
C'est lui le chef d'orchestre des voix. Il décide de les faire entendre directement ou
indirectement, use des modalisateurs, et commente, souvent avec un humour corrosif, les
propos des accusateurs. Par exemple, lorsque Maître Navarro, de la partie civile « conclut
qu'on ne peut accuser l'administrateur d'avoir machiné l'affaire » (Frag, 398), Camus note en
employant une métaphore au registre courant, voire familier : « Cette porte ouverte étant
26
Grammaire méthodique du français, PUF, Quadrige, Paris 1994, p.598
27
C'est moi qui souligne.
42 Poétique de l'innocence
SALOMON
Poétique de l'innocence 43
SALOMON
cependant, pour discréditer l'objectivité de l'accusateur, le ton de la voix « avec un tel éclat »
et la qualité du regard « triomphant ». L'adjectif « tel » signifie implicitement que la voix et le
regard sont méchants, mauvais, perfides ; l'adjectif « triomphant » suggère la condamnation
future de Meursault. Cette dysphorie sémantique est confirmée par la proposition
consécutive : « que, pour la première fois depuis longtemps, j'ai eu envie de pleurer parce que
j'ai senti combien j'étais détesté par tous ces gens-là. » Cette phrase présente des similitudes
avec celles employées par Camus dans le procès Hodent (discours direct et discours indirect
en alternance) mais aussi une grande différence constitutive du choix narratif qui fait toute la
complexité et l'étonnante fascination qu'exerce le style de L'Étranger.
Dans cette première affaire, Camus découvre avec effroi que le rituel judiciaire dévoile
une structure absurde et révoltante. Cette révélation est fictionnalisée dans L'Étranger et
conceptualisée dans Le Mythe de Sisyphe.
28
L'Écho d'Alger, les 12, 13, 14, 16, 17, 19, 20, 21, 24 et 25 décembre 1938
44 Poétique de l'innocence
SALOMON
« Claude-Maurice Robert, pèlerin émerveillé de la terre africaine, a visité les Aurès […].
Quel pays pittoresque que l'Aurès, et de toute éternité prédestiné au tourisme ! ».29 Janon
développe un pittoresque plus psychologique que paysager, plus ethnique que pictural. Il
s'intéresse à la spécificité de la race kabyle, à ce qu'il croit identifier comme des traits
caractéristiques de ce peuple, l'attachement excessif à la possession terrienne ou le goût pour
l'usure. Il signale la densité de population. Ces traits expliqueraient l'extrême pauvreté dans
laquelle vit ce peuple et la famine qui le mine. Le reportage de Camus est comme une riposte
à la série d'articles de Janon. Si le thème est identique, la tonalité diverge comme l'indique
d'emblée le titre du reportage choisi par le journaliste d'Alger Républicain. Les lignes
politiques des deux journaux s'opposent. Alger Républicain a été crée à la fin de l'année 1938
pour être l'organe du Front populaire. En 1939, les espoirs politiques sont déjà, pour une
grande part, déçus et l'atmosphère politique, en cette veille de guerre, particulièrement tendue.
L'abandon du projet Blum-Viollette30 notamment a été dans les milieux de gauche une vraie
désillusion dont Camus ne cessera, au cours de sa vie d'homme et de journaliste, de mesurer
les conséquences désastreuses en ce qui concerne la possibilité d'une coexistence entre les
deux communautés, indigène et européenne, sur la terre algérienne. La finalité de son
reportage est complexe : répondre à Janon en imposant une autre voix, à la fois plus juste et
plus passionnée, décrire la réalité sociale et économique de la Kabylie, inspirer de l'intérêt et
de la compassion dans le cœur des lecteurs mais aussi, parlant aux instances politiques,
convaincre de la nécessité de faire cesser cette misère et, à cette fin, proposer des mesures
politiques qui s'inscrivent dans une mouvance de gauche afin de donner de la vigueur à un
mouvement politique qui s'est fourvoyé. En outre, ce voyage en pays kabyle réveille les
aspirations lyriques du jeune écrivain qui trouve la justesse de sa voix dans l'évocation de la
splendeur des paysages méditerranéens. Mais quelle place octroyer au chant des beautés
telluriques et cosmiques quand elle coexiste avec une misère humaine que permet ou que
favorise le système colonial ?
29
Ibid., le 15 décembre 1935
30
Le projet Blum-Viollette date de décembre 1936 et fait partie des propositions du Front populaire. Il propose
de donner la citoyenneté à un certain nombre d'indigènes : ce projet aurait concerné 21 000 personnes (sur six
millions d'indigènes) titulaires de certains diplômes, de certains grades ou distinctions militaires ou qui sont
déjà investies d'un certain nombre de responsabilités politiques ou sociales. Il a suscité une vive opposition de
la part des maires d'Algérie appartenant en grande majorité à des mouvances de droite et d'extrême-droite qui
accusent le Front populaire d'être responsable de l'agitation politique en Algérie. En janvier 1938, il est
ajourné en raison de difficultés financières et internationales et surtout de dissensions au sein d'un Front
populaire qui a déjà perdu la partie face aux poussées fascistes européennes.
Poétique de l'innocence 45
SALOMON
Un reportage en contrechant
31
Plus précisément, il résiste à la tentation lyrique sans vraiment parvenir à y renoncer totalement comme nous
allons le voir plus loin.
46 Poétique de l'innocence
SALOMON
j'évoque […] » (Ibid.) Par là même, il dénonce un journalisme de « cartes postales », vain,
futile, menteur, hypocrite et superficiel, un journalisme qui nie toute culpabilité et qui cultive
même la bonne conscience. Camus inscrit son propos en s'opposant implicitement à la tonalité
des reportages antérieurs. Il refuse deux dérives idéologiques et stylistiques, le pittoresque et
la bonne conscience gagnée par quelques actions charitables. La charité ne peut se substituer à
une politique honnête et clairvoyante. Le journaliste avait déjà abordé cette question quelques
mois auparavant dans un article antérieur intitulé : « Le couscous du nouvel an a été offert par
Mme Chapouton aux Meskines d'Alger. » (Frag, 239-242) Le même jour, un article de L'Écho
d'Alger intitulé « Tradition et charité », vantait la générosité des occidentaux et l'abondance
des dons : « Un plantureux couscous aux indigents musulmans. Six cents kilos de couscous
assaisonnés de quatre-vingts kilos d'excellent beurre de France […], telles sont les
pantagruéliques victuailles qui furent distribuées […]. Le cortège retraversa les cours où plus
de cinq cents indigents dégustaient le succulent couscous […] » (Frag, 239) Le journaliste
énumère les quantités avec une très grande précision, il insiste sur l'origine française de
certains ingrédients, sur la qualité gustative des mets distribués et sur la joie des musulmans.
Le ton employé par Camus dans son article est très différent. Celui-ci insiste sur la misère des
musulmans et sur l'inacceptable caractère sporadique de tels dons : « Pendant ce temps, le
couscous était amené aux miséreux. Et dans le cimetière lui-même, parmi les tombes blanches
en forme de berceaux, sous les figuiers pleins de soleil, c'était un singulier et amer spectacle
que de voir plusieurs centaines d'êtres humains en loques manger avec avidité […] » (Frag,
241) Pour le journaliste de L'Écho d'Alger, les indigents « dégustent » tandis que pour celui
d'Alger Républicain, les miséreux « mangent avec avidité ». Et si Camus, lui aussi, rappelle
les quantités distribuées avec précision, c'est pour souligner l'inanité et l'hypocrisie de telles
actions : « 300 kg de couscous, 10 moutons, 300 kg de figues et 40 kg de beurre auront servi à
calmer la faim de centaines de miséreux pour un jour seulement. » (Ibid.) Ce n'est pas non
plus avec des bonnes paroles qu'on absout les insuffisances. Camus écrit, dans son reportage
sur la Kabylie : « Dire qu'on aime ce peuple ne suffit pas. » Le pronom indéfini généralise la
mise en garde et peut inclure le locuteur lui-même qui se méfie de ses bons sentiments. Il
critique également les « gargarismes officiels » (Frag, 281) Pour caractériser sa parole, il
recourt à Bernanos qu'il cite de mémoire : « Nous dirons notre sentiment à cet égard et nous
le dirons sans réserves. Car, si l'on en croit Bernanos, le scandale, ce n'est pas de cacher la
Poétique de l'innocence 47
SALOMON
vérité mais de ne pas la dire tout entière. » (Frag, 282) En réalité la citation exacte est la
suivante : « Le scandale n'est pas de dire la vérité, c'est de ne pas la dire tout entière. » (Ibid.)
Ainsi Camus fait appel à la voix de Bernanos pour dénoncer d'autres voix qui, dans les
reportages antérieurs ont, non pas dit une partie de la réalité comme le laisserait entendre la
citation exacte de Bernanos, mais masqué cette même réalité comme le laisse transparaître
Camus dans ce que l'on pourrait lire comme un lapsus. On peut relever au fil des articles des
phrases métalinguistiques par lesquelles le journaliste réitère sa déontologie : « […] je ne
saurai passer sous silence […] » Il n'accepte pas que sa parole soit remise en question : « Si
l'on croit que j'exagère, je demande qu'on se rende sur place […] » (Frag, 281) Ce sont
parfois les arguments des autres journalistes, tels Janon ou Frison-Roche qui eux-mêmes
véhiculent les idées les plus répandues, que fustige Camus, notamment l'argument de la
« singularité kabyle », argument qui repose sur la seule responsabilité des Kabyles : « C'est
pour cela qu'avant de passer à d'autres aspects de la malheureuse Kabylie, je voudrais faire
justice de certains arguments que nous connaissons bien en Algérie et qui s'appuient sur la
" mentalité " kabyle pour trouver des excuses à la situation actuelle. » (Frag, 294) Dans ce
passage Camus emploie tout d'abord le pronom personnel de la première personne du
singulier par lequel il s'engage entièrement et en son nom propre ; il emploie également le
pronom personnel de la première personne du pluriel par lequel il s'inclut dans un
communauté de laquelle il se sent solidaire, il semble ici que cette communauté, au-delà de
l'équipe d'Alger Républicain, soit la communauté des européens d'Algérie comme l'indique le
circonstanciel « en Algérie ». Faisant mine de jeter un regard critique sur son travail de
journaliste, il manie l'ironie, pour fustiger une nouvelle fois ses prédécesseurs : « Je ne sais si
je dois m'excuser pour finir, écrit-il à la fin du premier article, de ne rien rapporter sur le
tourisme et sur la grandeur de ce pays inégalable. » (Frag, 282) Dans cette interrogative,
Camus manie l'ironie au sens strict, conforme au sens grec du terme eirôneia,
« interrogation » : seul l'auteur est clairement conscient de ce qu'il dit, le lecteur doit
s'interroger sur le sens. Plus précisément, Camus fait allusion à Janon ou à tout autre
journaliste de même acabit. Les lecteurs d'Alger Républicain entendent et approuvent la
dénonciation implicite de la tonalité superficielle et vaine d'un journal d'un bord politique
opposé. Il semble évident que Camus n'a jamais éprouvé la nécessité de se faire pardonner de
n'avoir pas été futile. Le terme « tourisme » paraît bien déplacé dans le contexte économique
48 Poétique de l'innocence
SALOMON
et social particulièrement difficile. Cela ne signifie pas qu'il ne voit pas la beauté de la
Kabylie. Il la voit mais ne peut accepter qu'elle existe en même temps que la pauvreté et la
famine. Cette coïncidence est une figure de l'absurde et fait naître sa révolte.
Un journalisme polémique
32
ARISTOTE, Rhétorique, I, II, 1355b, cité par J. GARDÈS-TAMINE, La Rhétorique, Armand Colin, Cursus, 2002, p.8
Poétique de l'innocence 49
SALOMON
parle devant une foule, sur une place publique. Camus journaliste offre un public à la parole
kabyle à laquelle personne ne prête attention. Outre le cynisme désabusé, ces quelques mots
suscitent deux des quatorze émotions répertoriées par Aristote : l'indignation et la pitié. Le
lecteur est confronté d'emblée à la présence, par la voix de l'autre, de la misère impudique. Il
est, par le talent de l'orateur, mis en présence de cette misère, comme Candide rencontrant le
nègre de Surinam, en haillons, expliquant que c'est à ce prix-là qu'on mange du sucre en
Occident. N'est-ce pas le même thème que Camus aborde deux siècles plus tard devant cette
misère qui côtoie et peut-être même participe à une certaine richesse des colonies ? Les deux
figures du pathétique utilisés dans le titre par Camus sont à nouveau exploitées dans l'article.
La comparaison avec la Grèce permet une ouverture lyrique qui sert de contrepoint à la
véritable introduction du thème de l'enquête, la misère. Camus, poète, pose un décor idyllique
qui entre en résonance avec sa sensibilité et celle du lecteur : « Quand on aborde les
premières pentes de la Kabylie, à voir ces petits villages groupés autour de points naturels,
ces hommes drapés de laine blanche, ces chemins bordés d'oliviers, de figuiers et de cactus,
cette simplicité enfin de la vie et du paysage comme cet accord entre l'homme et la terre, on
ne peut s'empêcher de songer à la Grèce. » (Frag, 279) Le paragraphe suivant est introduit par
l'adversatif « mais ». Comme pour l'ensemble de l'enquête, le monde ne peut être loué selon le
mode lyrique : quelle valeur accorder à la beauté de la nature quand elle est l'écrin de la
famine et que signifierait transmuer cette beauté en chant poétique ? Si Camus a laissé
échapper cette apologie de la nature, c'est pour dénoncer avec un plus grand impact la misère
de ce pays. Il souligne, par le jeu sur les genres discursifs, la brutalité du passage entre
l'admiration et l'effroi : « Mais je dois dire tout de suite que l'analogie s'arrête là. Car la
Grèce évoque irrésistiblement une certaine gloire du corps et de ses prestiges. Et dans aucun
pays que je connais, le corps ne m'a paru plus humilié que dans la Kabylie. Il faut l'écrire
sans tarder : la misère de ce pays est effroyable. » (Ibid.) Le pathétique lié à la voix du
misérable est derechef utilisé dans l'article : la parole en exergue est reprise en clausule, elle
clôt une série d'autres paroles de Kabyles qui toutes ont pour finalité de susciter la pitié.
L'exorde a donc une tonalité pathétique.
Camus fait ensuite un tableau de la Kabylie. Certains articles présentent une
dominante descriptive et objective, conformément aux exigences liées au genre de l'enquête.
Le journaliste s'intéresse aux modes alimentaires, aux salaires, au logement, aux soins
50 Poétique de l'innocence
SALOMON
33
Cf. La Rhétorique, GARDÈS-TAMINE, pages 69 et suivantes.
Poétique de l'innocence 51
SALOMON
jacent qui côtoie une générosité vraisemblablement authentique. Cette gageure éthique
annonce les tensions morales contradictoires qui est une des clés du déchiffrage de la voix
camusienne et la raison d'un certain nombre de malentendus futurs.
Captatio benevolentiae
Camus journaliste est avant tout un orateur. Il écrit comme si son texte était destiné à
être lu à voix haute et entendu par une foule. Perelman et Olbrechts-Tyteca, dans leur ouvrage
sur la rhétorique, écrivent : « L'objet de la rhétorique des Anciens était, avant tout, l'art de
parler en public de façon persuasive : elle concernait donc l'usage du langage parlé, du
discours, devant une foule réunie sur la place publique, dans le but d'obtenir l'adhésion de
celle-ci à une thèse qu'on lui présentait. »34 Le souci liminaire d'un orateur est de retenir
l'attention du public, il doit capter sa sympathie, sa docilité, c'est la captatio benevolentiae.
L'orateur classique, à la différence des exercices d'école des logiciens-philosophes qui passent
leur temps à disséquer d'arides questions intellectuelles, s'adresse à des néophytes, des
amateurs, des hommes qui ne sont pas des érudits. C'est pourquoi l'éloquence repose sur les
passions et les mœurs. Pour intéresser le public, il faut le toucher, l'émouvoir.35 Le discours de
l'orateur est entendu avec confiance si celui-ci a pris soin de son ethos. Camus, d'emblée,
rappelle au public trois des principales qualités d'un orateur : la compétence, la bienveillance,
la modestie. Il commence par énoncer la magnanimité de ses intentions : « Que du moins l'on
sache que nous ne sommes inspirés par aucun ressentiment […]. Je n'attaque ici personne. Je
suis allé en Kabylie avec l'intention de parler de ce qui était bien. » (Frag, 280) La modestie
est liée au thème du reportage, à la nécessité d'être lucide devant cette misère inacceptable.
Elle prend la forme de questions oratoires par lesquelles l'orateur s'interroge sur
l'immobilisme politique, sur l'indifférence généralisée d'un Occident à la fois conquérant et
inconséquent. Il insiste enfin sur ses compétences personnelles, tant dans le domaine de
l'information et de la documentation que dans la justesse du propos — il n'hésite pas, par la
même occasion, à fustiger le jargon politique : « C'est de cette misère que je parlerai. Tout en
vient et tout y revient. […] Mais ce problème donne naissance à une infinité d'autres
34
PERELMAN et OLBRECHTS-TYTECA, Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique, Éditions de l'Université de
Bruxelles, 1976 (original 1970), p.7
35
Cf. Michèle AQUIEN et Georges MOLINIÉ, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Le Livre de Poche, La
Pochothèque, pp.147-149
52 Poétique de l'innocence
SALOMON
questions criantes. C'est cela qu'il faut comprendre et cesser alors les gargarismes officiels et
le recours à la charité. Mais rien ne vaut les chiffres, les faits et l'évidence des cris. » (Frag,
281) Suit alors la présentation précise et exhaustive des thèmes qui seront ultérieurement
traités.
La complexité du discours résulte de l'imbrication entre l'ethos de l'orateur, ce dont il
parle et les personnes à qui il s'adresse. Ainsi l'éloquence peut parfois prendre le ton de la
fermeté, de la rudesse ou de la colère. Dans l'article 3, « Le dénuement », Camus laisse
transparaître son indignation : « Mais qu'on agisse si on les trouve révoltants. » (Frag, 291) Il
se montre familier pour être plus percutant : « Distribuer 12 litres de grains tous les deux ou
trois mois à des familles de 4 à 5 enfants, c'est très exactement cracher dans l'eau pour faire
des ronds. » (Ibid.) Ce ressentiment est lié à la relation entre l'ampleur de la misère qu'il
découvre et les déficiences politiques. Dans le même article, le journaliste justifie ses écarts
de langage : « Il n'y a pas de mot assez dur pour qualifier pareille cruauté. » (Frag, 293) Puis
il laisse éclater sa colère en incluant dans son propos des termes appartenant au registre
familier. Après avoir partiellement accepté les chantiers de charité, il les dénonce quand ceux-
ci ne permettent pas à ceux qui en bénéficient de survivre : « Mais s'ils ont pour effet de faire
travailler en continuant à crever de faim des gens qui jusqu'ici crevaient de faim sans
travailler, ils constituent une exploitation intolérable du malheur. » (Ibid.) Camus s'adresse là
plus particulièrement aux hommes de pouvoir, espérant, par sa colère, les influencer afin qu'ils
prennent des décisions plus favorables à la population kabyle. La cible politique de la parole
indignée est parfois explicite. Dans l'article 7 consacré à l'enseignement, Camus écrit : « Je
regrette de prendre ce ton pour la première fois depuis le début de cette enquête, mais rien ne
me paraît plus condamnable qu'une pareille politique. » (Frag, 313) Pour impliquer
l'interlocuteur, auditeur virtuel, journaliste de mouvance adverse ou politique, pour amener
cette foule à prendre position à ses côtés, Camus utilise très fréquemment l'interrogation
oratoire. Dès l'article 1, il se demande ce qui a été fait pour la Kabylie. La succession des
interrogatives pose une problématique politique et ontologique que le journaliste entreprend
de traiter par la suite : « Qu'avons-nous fait pour elle ? Qu'avons-nous fait pour que ce pays
reprenne son vrai visage ? Qu'avons-nous fait, nous tous qui écrivons, qui parlons ou qui
légiférons et qui rentrés chez nous, oublions la misère des autres ? » (Frag, 280-281) Le
pronom personnel "nous" est explicité par la succession des relatives désignant écrivains,
Poétique de l'innocence 53
SALOMON
journalistes (allusion implicite à ceux qui ont publiés des reportages antérieurs sur la
Kabylie), politiques (rappel amer des premières désillusions liées à l'immobilisme, voire aux
lâchetés du Front populaire). De même, le journaliste scande ses articles avec des phrases plus
courtes qui, bien souvent, succèdent à des phrases longues, créant ainsi un effet de contraste et
favorisant l'écoute. Ces phrases peuvent rappeler le thème traité de façon très incisive :
« C'est de cette misère que je parlerai » (Frag, 281) Le journaliste, dans un souci de clarté,
souligne ses intentions: « Nous dirons notre sentiment et nous le dirons sans réserves. » (Frag,
282) Quand il décrit de façon inaugurale la détresse des kabyles, il pose sa voix de façon
paradoxale : « Dans ce qui va suivre, je sais bien qu'il faudrait être mesuré pour donner plus
de force à l'indignation que nous voulons faire sentir. Mais je ne suis pas sûr d'être capable
de cette mesure. » (Frag, 279) Il justifie cette tension entre une voix modérée et une voix
passionnée dans un développement qui inclut la figure de l'anaphore avec gradation et
variation syntaxique du parangon initial. Il dit tout d'abord : « Je ne peux pas oublier… », puis
réitère la formule. Il amorce le paragraphe suivant par cette variation syntaxique : « Et
comment l'oublierai-je… » et termine la période, en utilisant le même lexème dans une
nouvelle variation syntaxique : « Ces spectacles ne s'oublient que quand on veut les oublier. »
(Frag, 280) Il s'agit là d'un isolexisme36 dont le but est de fixer l'information dans la mémoire
de l'auditeur.
36
Un isolexisme est « dans les limites de la phrase, le retour, mais dans des conditions différentes, d'un lexème
déjà énoncé. », B. DUPRIEZ, Gradus, les procédés littéraires, 1984, p.266
54 Poétique de l'innocence
SALOMON
passions. […] tout au long de la tradition rhétorique, elle restera un ressort important de
l'argumentation. »37 Jouer sur les passions de l'auditoire suppose que l'orateur garde une
parfaite maîtrise de ses propres émotions. C'est peut-être la raison pour laquelle Camus
reconnaît dans son premier article qu'il serait judicieux et habile de garder toujours un ton
modéré, « pour donner plus de force » (Frag, 279) Mais il avoue, instituant de la sorte une
rhétorique nouvelle, n'être « pas sûr d'être capable de cette mesure. » (Ibid.) Les passions que
le journaliste sollicite et suscite dans le cœur du public sont la colère, la honte, la pitié,
l'indignation, parfois même le mépris. La honte est liée au sentiment de responsabilité et de
culpabilité d'un peuple dominant face à la misère d'un peuple dominé. Dans une accumulation
d'interrogatives oratoires, il dénonce l'irresponsabilité et l'égoïsme des races de conquérants.
Le mépris est dirigé à l'encontre des journalistes inconséquents, des hommes indifférents, des
politiques hypocrites.
La pitié est certainement le ressort le plus important dans l'ensemble de l'enquête. Pour
susciter la compassion, le procédé stylistique le plus utilisé est l'utilisation d'adjectifs
qualificatifs non relationnels le plus souvent appositifs c'est-à-dire explicatifs ou descriptifs et
non pas déterminatifs : « Je ne peux pas oublier la réception que me firent, à Maillot, treize
enfants kabyles, qui nous demandaient à manger, leurs mains décharnées tendues à travers
des haillons. Je ne peux pas oublier cet habitant de la cité indigène de Bordj-Menaïel qui me
montrait le visage émouvant de sa petite fille étique et loqueteuse… » (Frag, 279) Dans les
groupes nominaux : « les mains décharnées », « la petite fille étique et loqueteuse », les
adjectifs appositifs suscitent la pitié par leur sème appartenant à l'isotopie d'une maigreur
suggérant la famine et la mort. L'adjectif non classifiant ou subjectif, « prendra volontiers une
valeur subjective, propre à traduire l'appréciation ou l'affectivité de l'énonciateur. »38 Il s'agit
dans cette même phrase de l'adjectif « émouvant » se rattachant aux sentiments éprouvés par
le locuteur, sentiment qu'il souhaite faire naître dans le cœur de ses auditeurs. Les phrases
contenant des énumérations accentuent encore cette misère et contribuent à générer la
compassion et l'indignation. Camus sait qu'il a suscité la pitié par ses descriptions, il le
rappelle explicitement : « […] la pitié qu'elle peut éveiller ne doit pas être dispersée. » (Frag,
319) Puis il rédige des phrases anaphoriques et emphatiques, reposant sur la réitération
37
Joëlle GARDÈS-TAMINE, La Rhétorique, op.cit., p.53
38
Delphine DENIS et Anne SANCIER-CHÂTEAU, Grammaire du français, Paris, Le Livre de Poche, Les usuels de
poche, 1994, p.13
Poétique de l'innocence 55
SALOMON
énumérative des symptômes de la misère : « Ce qui est important, c'est que des hommes
meurent de faim et que des enfants soient sous-alimentés. Ce qui est important, ce sont les
égouts, le salaire à bas prix, les paupières malades et les femmes sans soins. » (Ibid.) Le désir
d'un rhéteur est de constater la réalité des effets obtenus par le discours.
Camus construit chacun de ses articles comme il a construit l'ensemble de son
reportage. Les grandes lignes de la composition classique sont respectées. Dans l'article 1,
après un exorde lyrique et l'exposé de l'ethos, il fait la narration de la détresse qu'il qualifie,
dans une prétérition, d'« indicible ». L'argumentation repose sur la nécessité de parler pour
changer le monde, pour faire cesser les injustices, pour remédier à cette misère dont chacun
doit se sentir responsable. La péroraison renoue avec le lyrisme inaugural rendu impossible
par la réalité de la misère : « Jamais la Kabylie ne m'avait paru plus belle qu'au milieu de ce
printemps hâtif et désordonné. Mais je n'ai pas le cœur à l'évoquer ici. » (Frag, 282) Camus
fait appel aux sentiments de ses interlocuteurs, à leur sensibilité, à leur cœur : « Je laisse à
l'imagination de chacun de le faire et de placer dans le décor de ces montagnes couvertes de
fleurs, de ce ciel sans une ride et de ces soirs magnifiques derrière le visage rongé d'ulcères
et les yeux pleins de pus d'un misérable mendiant kabyle. » (Ibid.) Il utilise une alliance
d'idées de sens contraire qui est une figure élargie de l'antithèse. Parmi les arguments les plus
couramment utilisés dans le discours oratoire, on peut en relever un certain nombre
fréquemment utilisés par le journaliste dans ses développements : la définition (ou la
description), l'énumération des parties, la cause et l'effet, l'antécédent et le conséquent, la
comparaison, les opposés.39 Nous avons déjà rencontré la comparaison et les opposés dans
l'analyse de l'exorde de l'article 1 dans lequel le journaliste engage son propos par une
comparaison lyrique avec la Grèce qui sert de support à la figure de l'opposition puisque cette
comparaison est aussitôt niée et rejetée. La définition ou la description occupe une large place
dans la première partie de l'enquête appartenant au genre démonstratif. Dès le premier article
Camus consacre des paragraphes entiers à la peinture de la misère. Le passage, introduit par le
verbe "voir", est d'emblée placé sous le signe de l'hypotypose. Les éléments de la scène sont
évoqués d'une manière si vive et si énergique, qu'ils sont en quelque sorte disposés sous les
yeux du lecteur :40 « Mais il fallait pour cela avoir vu dans les villages les plus reculés de la
39
Cf. Joëlle GARDÈS-TAMINE, La Rhétorique, op.cit., p.76
40
Cf. Bernard DUPRIEZ, Gradus, Les procédés littéraires, 10/18, 1984, p.240
56 Poétique de l'innocence
SALOMON
montagne ces nuées d'enfants pataugeant dans la boue des égouts, ces écoliers dont les
instituteurs me disaient qu'ils s'évanouissent de faim pendant les classes, ces vieilles femmes
exténuées faisant des kilomètres pour aller chercher quelques litres de blé donnés par charité
dans des centres éloignés, et ces mendiants enfin montrant leurs côtes défoncées à travers les
trous de leurs vêtements. » (Frag, 280) Il s'agit bien d'une hypotypose rhétorique et non
ornementale dans la mesure où Camus utilise ce procédé pour choquer le lecteur tout en
introduisant, dans ce passage liminaire, les thèmes qui seront très minutieusement développés
tout au long de l'enquête. L'argumentation s'appuie sur la recherche des causes de la misère
kabyle. Camus, dans un souci de clarté du discours, précise ses intentions : « […] je voudrais
dire quelques mots sur les raisons économiques de cette misère. Elles tiennent en une ligne. »
(Frag, 283) Puis il présente, dans deux propositions coordonnées évoquant des faits qui
coexistent tout en étant inconciliables, cette contradiction comme la source de la misère :
« […] la Kabylie est un pays surpeuplé et elle consomme plus qu'elle ne produit. » (Ibid.) La
conjonction de coordination a ici une valeur d'opposition. On pourrait la remplacer par « or ».
La proposition introduite par « et » peut être considérée comme la mineure dans un
syllogisme qui est donc un enthymème destiné à préciser l'origine de la misère dans une
approche logico-argumentative sans lourdeur stylistique. Le désir de concision avait d'ailleurs
été préalablement été énoncé de manière explicite.
Poésie et rhétorique
Camus, dans cette enquête, montre ses qualités de journaliste, sa compétence, son
souci de la précision, son respect de la vérité, sa recherche de l'objectivité, sa connaissance du
contexte politique et économique, sa volonté de maîtriser les enjeux de pouvoir liés à la
parole. Il sait riposter à des voix divergentes avec discrétion et fermeté, imposer sa vision de
la réalité. Il a le souci du respect des quatre qualités prônées par Théophraste : la clarté, la
correction, l'ornement, la convenance. Comment, dès lors, distinguer rhétorique et littérature ?
Si la rhétorique est la grande sœur de l'art dramatique, quelle relation entretient-elle avec la
poésie ou le récit ? Il est certes arbitraire de distinguer la voix du rhéteur et celle de l'écrivain.
La littérature accorde une large place aux principes de la rhétorique qui est d'ailleurs associée
Poétique de l'innocence 57
SALOMON
au genre démonstratif qu'Hermogène appelle panégyrique. Dès lors comment être à la fois
rhéteur, poète et romancier ? Les finalités « convaincre », « faire vivre », « chanter » peuvent-
elles coexister ? Camus tente d'atténuer voire d'annuler les divergences catégorielles et
l'annonce : « Mais rien ne vaut les chiffres, les faits et l'évidence des cris. Nous les mettrons
sur cette misère ; Il faudra bien alors qu'on la sente vivante. » (Frag, 281) Le zeugme de la
première phrase dans laquelle sont juxtaposés des termes concrets « chiffres » et dans une
moindre mesure « faits » et des termes abstraits « l'évidence des cris », ainsi que l'hypallage
contenue dans ce même groupe nominal, exemplifient la complexité des intentions de
l'auteur. La dernière phrase, programmatique, montre les intentions poétiques du journaliste
dont la finalité n'est pas seulement d'être précis, objectif et persuasif mais qui souhaite
également donner vie à ce qu'il voit et à ce qu'il entend. C'est là une ambition de créateur,
d'écrivain. Le journalisme est le creuset de la matière fictionnelle.
La tentation lyrique
Pour « rendre vivant », il faut avant tout poser le cadre. Camus le fait mais dans une
sorte de prétérition puisqu'il ne s'autorise pas le chant lyrique qui seul pourrait restituer la
grandeur et la beauté de ce pays. C'est donc par des dénégations successives que le
journaliste-poète s'octroie le droit de louer les attraits, les charmes au sens étymologique de
cette terre. Dans la péroraison de l'article inaugural, il énonce qu'il s'excuse « de ne rien
rapporter […] sur la grandeur de ce pays inégalable » (Frag, 282) Suit alors paradoxalement
une peinture relativement précise des paysages kabyles. Pour parfaire la prétérition, il clôt la
description en avouant n'avoir pas « le cœur à l'évoquer ici. » (Ibid.) Il ajoute : « Je laisse à
chacun le soin de le faire et de placer le décor de ces montagnes… » (Ibid.) Suit une nouvelle
incantation donnant vie à ce paysage. Les passages lyriques sont comme une infraction à la
déontologie posée par le journaliste. Ils n'en ont que plus de force et plus d'attrait. La voix
lyrique chante un monde transfiguré par le regard du poète. L'ensemble du passage est placé
sous le signe du regard « J'ai vu… ». La richesse et la splendeur sont évoquées par le choix de
phrases énumératives : « J'ai vu […] la Kabylie ruisselante d'un printemps tardif, les petites
matins sur les pentes où les nuages de coquelicots mettent des traînées de sang » (Ibid.)
L'hypallage métaphorise la Kabylie qui devient « ruisselante d'un printemps tardif ». Le
58 Poétique de l'innocence
SALOMON
zeugme associant la Kabylie et les matins permet une approche globalisante du temps et de
l'espace. La métaphore « les nuages de coquelicots » produit le même effet d'harmonisation
spatio-temporelle, tandis que la métaphore « les traînées de sang » met un accent tragique au
tableau en même temps qu'elle permet une meilleure visualisation par la touche de couleur.
Suit alors une évocation du ciel habité par les cigognes, les corbeaux et les charognards. La
phrase est également énumérative : chaque groupe nominal désignant les oiseaux est en
position de complémentarité du verbe « éclairait » : « Le soleil, ces jours-là, éclairait
obliquement des vols de cigognes bientôt remplacés, à mesure qu'on montait, par des
passages bruyants de corbeaux et des cercles pesants de charognards au-dessus des oueds. »
(Ibid.) Les deux hypallages suggèrent un déplacement de sens des adjectifs « bruyants » et
« pesants » et instillent de l'inquiétude dans le tableau placé sous le signe d'un soleil qui
éclaire « obliquement » un monde de beauté et d'effroi. Ce paysage suggère également une
rude harmonie entre les éléments, le feu exemplifié par le soleil, l'air par le ciel et l'eau par les
oueds. Au « printemps tardif » du début du passage répond, en clausule, le « printemps
hâtif ». Cette homéotéleute — malgré la distance relative qui sépare les deux expressions —
rapproche la prose du chant. La description se termine par une nouvelle énumération
suggérant la richesse, la beauté et l'harmonie des éléments. Ce même passage se termine par
une nouvelle métaphore qui place l'ensemble de l'enquête sous le signe de la théâtralité : « Je
laisse à l'imagination de chacun le soin de le faire et de placer le décor de ces montagnes
couvertes de fleurs […] » (Ibid.) La clausule de cette dernière phrase hyperhypotaxique met
en place la figure du contraste et renoue de la sorte avec la langue du rhéteur dont le souci est
d'ordre pragmatique : « […], de ce ciel sans une ride et de ces soirs magnifiques derrière le
visage rongé d'ulcères et les yeux pleins de pus d'un misérable mendiant kabyle. » (Ibid.) Cet
effroi terminal était annoncé par la présence du lexème « charognards » qui suggère une
menace, qui énonce un message fatal, non pas symboliquement mais dans le monde de la
réalité la plus immédiate et la plus inacceptable. Cet écho thématique qui fait résonner la voix
lyrique et la voix rhétorique désigne une aporie du langage, une indécence des mots.
Énumération accumulative exemplifiant la profusion, hypallages et métaphores
suggérant que tout est dans tout, homéotéleutes jouant sur les sonorités pour évoquer des
harmonies invisibles, métaphore de la théâtralité : tel apparaît le langage poétique, plus proche
de la confusion babélienne que de la clarté du langage académique des rhéteurs. La tension
Poétique de l'innocence 59
SALOMON
entre asianisme et atticisme est le révélateur d'un antagonisme dans la conception du monde.
Mais Camus, loin de choisir son camp, joue sur les différents registres, parle plusieurs
langues. La péroraison de l'article 2, destinée à émouvoir, est construite comme un passage
narratif teinté de ce même lyrisme prohibé. Camus raconte un moment de promenade, de
communion et de grâce contemplative avec un ami kabyle : « […] au retour d'une visite à la
" tribu " de Tizi-Ouzou, j'étais monté avec un ami kabyle sur les hauteurs qui dominent la
ville. Là nous regardions la nuit tomber. » (Frag, 288) Les précisions spatio-temporelles ainsi
posées, l'utilisation des temps narratifs du passé — passé antérieur et imparfait — favorisent
« l'effet de réel ». Le journaliste peut ensuite amorcer un changement de tonalité découlant du
topos de la contemplation depuis une hauteur à l'heure du crépuscule. Le lyrisme est plus
intériorisé que dans l'extrait de l'article inaugural placé sous le double signe ambigu de la
splendeur et de l'horreur. Ici ce sont les sentiments intimes qui intéressent Camus : « Et à
cette heure où l'ombre qui descend des montagnes sur cette terre splendide apporte une
détente au cœur de l'homme le plus endurci, je savais pourtant qu'il n'y avait pas de paix pour
ceux qui, de l'autre côté de la vallée, se réunissaient autour d'une galette de mauvais orge. »
(Ibid.) Derechef le lyrisme fait contraste avec l'expression d'une réalité immédiate et
inacceptable. Le lyrisme pur, celui qui ne serait que chant du monde ou expression de soi ne
peut s'épanouir. La phrase suivante reprend la figure du contraste et inscrit le lyrisme dans un
souci rhétorique : « Je savais aussi qu'il y aurait eu de la douceur à s'abandonner à ce soir si
surprenant et si grandiose, mais que cette misère dont les feux rougeoyaient en face de nous
mettaient (sic) comme un interdit sur la beauté du monde. » (Ibid.) Dans une figure de
l'amplification, ce n'est plus seulement l'expression de la beauté du monde qui apparaît
comme répréhensible mais bien la beauté elle-même. Le passage se clôt par une phrase au
discours direct qui s'inscrit dans le discours narratif : « "Descendons, voulez-vous ?" me dit
mon compagnon. » (Ibid.)
Camus, une nouvelle fois, mélange les registres : le narratif, le lyrique, le rhétorique en
élaborant une langue nouvelle. Le lieu commun de la contemplation partagée avec un
compagnon ressurgit dans l'œuvre romanesque. Dans La Peste, Rieux et Tarrou se retrouvent
dans une situation de contemplation depuis un point de vue élevé quand les deux hommes ont
rendu visite au vieil asthmatique acariâtre et enfermé dans ses pensées stéréotypées qui les
envoie sur la terrasse en leur disant : « Oui, dit le vieux, montez donc. Là-haut, c'est le bon
60 Poétique de l'innocence
SALOMON
air. » (TRN, 1419) En effet Rieux et son compagnon découvrent là un horizon favorisant la
réflexion par la distance et l'élévation spatiale : « D'un côté, aussi loin que la vue pouvait
s'étendre, on n'apercevait que des terrasses qui finissaient par s'adosser à une masse obscure
et pierreuse où ils reconnurent la première colline. De l'autre côté, par-dessus quelques rues
et le port invisible, le regard plongeait sur un horizon où le ciel et la mer se mêlaient dans
une palpitation indistincte. » (Ibid.) Ce passage évoque le premier moment de complicité, de
confidence et de paix. Il est comparable à la situation du jeune journaliste dominant les
paysages kabyles avec son compagnon puisque, dans les deux cas, la quiétude empreinte de
beauté ne parvient pas à effacer la réalité effroyable, la misère exemplifiée dans le roman par
la peste. Le même topos de la contemplation panoramique apparaît dans la dernière partie de
l'enquête, dans l'article 9. Cet article est le premier qui envisage l'avenir après avoir dressé un
état des lieux du pays kabyle. Camus s'appuie sur l'exemple d'une expérience politique
positive, la mise en place des douars-communes. Le journaliste est allé visiter le douar des
Oumalous. Il y a rencontré M. Hadjerès avec lequel il a partagé beaucoup d'informations et
d'émotion. Dans la péroraison Camus se retrouve avec son compagnon sur une hauteur
favorisant la confiance et le partage : « Nous étions allés jusqu'à une trouée d'où l'on
découvrait l'immensité d'un douar qui s'étendait jusqu'à l'horizon. Et mon compagnon me
nommait les villages, m'expliquait leur vie, comment le village imposait à chacun sa
solidarité […] » (Frag, 324) Pour la première fois Camus, innocenté par le témoignage d'une
expérience politique positive, et confiant dans l'avenir, libère sa voix lyrique : « Devant cet
immense paysage où la lumière du matin bondissait, au-dessus de ce trou vertigineux où les
arbres paraissaient des fumées et dont la terre fumait sous le soleil, je comprenais quel lien
pouvait unir ces hommes entre eux et quel accord les liait à leur terre. Je comprenais aussi
combien peu leur eût été nécessaire pour vivre aussi en accord avec eux-mêmes. » (Frag,
324-325) La première phrase, hyperhypotaxique, juxtapose les compléments circonstanciels
de lieu qui tous sont accompagnés d'une proposition relative. La principale, postposée,
introduit deux nouvelles propositions complétives précisant la qualité des enseignements dont
le jeune journaliste bénéficie. Si ces complétives, sémantiquement importantes, sont rejetées
en apodose, si la protase est essentiellement constituée de précisions spatiales, c'est que
l'espace est la source de la connaissance. Seule la contemplation d'un paysage peut conduire à
la compréhension des arcanes du monde. Cette approche esthétique et existentielle de l'espace
Poétique de l'innocence 61
SALOMON
Le lyrisme impossible
Il semble bien, dans l'examen de tels passages, que nous assistions à l'émergence ou à
la résurgence de la voix lyrique. Par ailleurs il paraît difficile de distinguer, dans les premiers
écrits de Camus, le lyrique et le narratif. Souvent le jeune auteur chante le monde en racontant
des histoires. Dans le cas particulier des articles journalistiques, la visée polémique teinte
l'ensemble complexe des registres imbriqués. La voix du journaliste résonne dans la voix du
romancier comme celle du rhéteur transparaît dans celle du chroniqueur. Cette polyphonie
générique se retrouve dans les différentes strates scripturales camusiennes. Elle est le creuset
62 Poétique de l'innocence
SALOMON
d'une polyphonie vocale qui fait retentir les voix, qui les fait s'élever jusqu'à la dissonance ou
jusqu'à l'harmonie. L'harmonie peut s'épanouir dans un monde juste où chaque individu peut
vivre décemment, s'exprimer, apprendre, manger, aimer, contempler. La disharmonie règne
quand certains imposent leur loi par la force permettant ainsi à une société inique de se
développer. Le système colonial est difficilement justifiable. Comment chanter le monde
quand on appartient à une civilisation qui opprime des individus souffrant de malnutrition,
privés de prophylaxie, de culture dans l'indifférence généralisée ? Et pourtant, ce monde de
beautés éclatantes et exubérantes s'offre au regard du jeune poète et dans son âme lyrique le
chant émerge et prend forme. Quelle est sa légitimité ? Quelle est la légitimité de la
domination de l'Occident ? Quelle est la légitimité de notre présence au monde et de notre
désir de la chanter ? Dans ce lyrisme impossible qui ne peut s'exprimer que par des
prétéritions se révèle l'un des paradoxes de la création camusienne : le désir d'un royaume, la
vérité d'un exil.
Poétique de l'innocence 63
SALOMON
l'horreur. Satire et ironie sont originellement liées, Ironia ancilla satirae, l'ironie était en effet
un procédé de la satire. Mais la satire a une dimension corrective, réformatrice, morale. Elle
dessine, en transparence, l'image d'un monde parfait. Cette composante axiologique et
pragmatique fonde son existence. L'ironie, qui a été un outil de la satire, est aujourd'hui le
signe, ou le vecteur, d'une pensée de l'ambiguïté, de l'impossible vérité, de l'absurde et de la
fragmentation de l'être et du monde. Être ironique, c'est se libérer d'une relation univoque
entre le signifiant et le signifié, c'est laisser entendre que le langage ne peut exprimer une
seule vérité et que toute vérité est illusion. L'ironie n'est pas tant expression du contraire que
réflexivité du langage et révélation de l'émiettement de toute éthique.
Camus, journaliste à Alger Républicain, est-il satirique ou ironique ? La finalité de son
engagement politique est-elle de construire un monde nouveau en dénonçant les travers d'une
société corrompue ou d'annoncer le désenchantement devant ce monde dont Hermann Broch
disait, après la Première Guerre mondiale : « un monde qui se fait sauter lui-même ne permet
plus qu'on en fasse le portrait ».41 Ses articles, au-delà du titre satirique moqueur, au-delà de
la dénonciation ponctuelle, laissent-ils surgir une utopie ou décrivent-ils une dystopie ?42 C'est
la dialectique de l'écriture satirique en équilibre instable entre espoir et lassitude, entre foi et
cynisme, entre rire et effroi.
64 Poétique de l'innocence
SALOMON
satiriste met en place une stratégie rhétorique de la persuasion : pour rabaisser sa cible, il en
déforme la représentation par le biais du comique et la condamne en s'appuyant sur une norme
morale […]. Les trois ethe peuvent être attribués à une instance énonciatrice dont se couvre le
satiriste, la persona. »43
Pour un journaliste, l'une des façons les plus immédiates de revêtir un masque est
d'utiliser différentes signatures. André Abbou, dans son article « Variations du discours
polémique »44 explique qu'il ne s'agit pas pour Camus de se dérober car on retrouverait
aisément le véritable auteur de tel ou tel article mais peut-être de faire croire à l'existence
réelle de ces nombreux journalistes pour masquer la pauvreté du journal et pour « se prémunir
contre toutes les pressions et les intimidations, d'où qu'elles viennent. De la mairie, du
gouvernement général, des organismes patronaux… ».45 Ces raisons n'excluent pas le choix
délibéré du satiriste qui revêt un masque et joue avec des identités fictives. Camus signe Zaks,
Demos, Petrone, Irénée, Jean Mersault. Il publie des lettres sous le nom d'un certain Vincent
Capable, primeuriste. De toute évidence, il s'amuse, choisit l'étrangeté sonore et graphique
avec « Zaks », joue avec l'étymologie de demos qui signifie « peuple », fait intervenir le
personnage romanesque de La Mort heureuse « Mersault » qui deviendra « Meursault » dans
L'Étranger. Il fait une allusion littéraire avec « Petrone » qui évoque le nom de l'auteur
célèbre du Satiricon. « Irénée » est le nom d'un théologien dont les formules
« évolutionnistes » demeurent encore inexpliquées et qui a combattu le gnosticisme. Sa
pensée, qui annonce celle de Teilhard de Chardin, a trouvé beaucoup d'écho dans la pensée
catholique du XXe siècle. Peut-être Camus a-t-il voulu marquer implicitement une certaine
démarcation par rapport à une église archaïque en choisissant comme pseudonyme le nom de
ce théologien du IIe siècle ? Quant au nom de « Vincent Capable », il s'agit certainement d'un
jeu de mots sur l'audace du journaliste et le courage simple et humble du primeuriste.
Camus, revêtu de ses masques, devient implicitement étrange, populaire ou juif (Zaks
comme Sachs), (Demos), satirique et cynique (Petrone), évolutionniste (Irénée). Ce jeu de la
diversité identitaire se retrouve dans la mise en scène de personnages fictifs. Le journaliste, à
la façon d'un Marivaux dans Le Spectateur français, donne la parole à des personnages fictifs.
Ainsi prête-t-il sa voix à un primeuriste (Vincent Capable), un maître d'école, un syndicaliste.
43
Ibid., p.184
44
La Revue des Lettres modernes, numéros 315-322-1972, pp.107-126
45
Ibid., p.109
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66 Poétique de l'innocence
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68 Poétique de l'innocence
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une force qui est tout le contraire du fonctionnement démocratique. Les deux hommes ne
peuvent se comprendre ; ceci est posé initialement, puis cette incompréhension, cette
incommunicabilité fondatrice ou destructrice croît dans un incessant décalage sémantique
entre les deux interlocuteurs. « J'ai fait là mon devoir » dit le président (Frag, 235) L'employé
répond : « Vous commencez donc à comprendre, monsieur le président du Conseil. » (Ibid.)
Le président insiste : « Je ferai encore tout mon devoir. » (Ibid.) L'employé rétorque : « Vous
comprenez de mieux en mieux, monsieur le président du Conseil. Et moi aussi. Votre devoir,
c'est d'abord la distribution des grenades aux troupes. Votre devoir, c'est ensuite le
licenciement, la fermeture des usines, la suppression de mes 1200 francs et… » (Ibid.) Le
président, ne supportant pas le dévoilement aussi violent de la vérité, interrompt l'employé
pour se justifier. C'est le mot « devoir » qui dans cet échange verbal est l'arme à double
tranchant, un Janus sémantique par lequel le président exprime sa bonne conscience et par
lequel l'employé révèle la faiblesse et l'injustice d'une politique inique. C'est le journaliste qui
manipule les protagonistes et c'est lui le véritable satiriste ironique, libre et lucide, qui par la
bouche de l'employé tord les mots du président et leur fait lâcher toute leur sordide vérité.
C'est à ce même employé que le journaliste donne le pouvoir par la domination du discours.
L'espace papier vient ainsi compenser la véritable injustice qui consiste à faire taire les
hommes que le système soumet et exploite. L'article se termine en effet par une sorte de
grande tirade aux accents tragiques : « Un moment, monsieur le Président, ne faites pas
appeler la garde mobile, il me reste peu de choses à vous dire. » (Frag, 236) La pointe finale
est teintée d'amertume : « Allons, monsieur le président du Conseil, soyez vous-même. Ne me
tendez pas la main et faites entrer les gardes mobiles. » (Frag, 237)
L'employé est ici le porte-voix du journaliste dont le rôle dans une société corrompue
est de dénoncer les injustices et de revendiquer non seulement l'autonomie de la pensée, la
lucidité, mais aussi le cœur et la générosité. Ce chant à deux voix présente de façon très
théâtrale l'abîme qui sépare le monde du pouvoir politique et celui du peuple. Il nous montre
de façon paradoxale l'impossibilité du dialogue au moment même où le dialogue est mis en
scène. La volonté de Camus, qui est l'une des clés de voûte de son œuvre, est de faire entendre
les accents de vérité de la voix des opprimés avec, en contre-chant, la voix empreinte d'une
dualité mensongère de certains hommes politiques. La parole dissimulée du président permet
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70 Poétique de l'innocence
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Le slogan est discrédité avant même d'être lu. Il écrit par exemple : « Ne dites pas : "L'impôt
se dévore lui-même", car cela déplaît fort à notre ministre qui s'y connaît. » (Frag, 685) La
raison pour laquelle il ne faut pas le dire est futile et décalée par rapport au contenu
sémantique de la parole taxée d'interdit et la relative qualifiant le ministre est évidemment
ironique : on doit donc entendre que le ministre est un homme capricieux et incompétent. Le
journaliste poursuit son travail de retranscription : « … mais répétez selon son désir : "plus je
paie d'impôts et plus je suis un veinard car j'échappe à l'inflation" » (Ibid.) Le verbe
« répétez » accentue une conception panurgesque de la population. La parole lucide est
ironiquement dévaluée en signalant une « mentalité de révolutionnaire perverti » (Ibid.) ou
« un mauvais goût, évidemment inspiré par une propagande subversive. » (Ibid.) Ici l'ironie
est, comme l'explique Ducrot dans Le dire et le dit,46 polyphonique dans la mesure où les
termes de « révolutionnaire perverti » et de « propagande subversive » sont empruntés aux
détracteurs d'une politique de gauche. Ainsi Camus utilise la figure de la prétérition pour oser
dire sa pensée. Chaque prétérition introduite par « Ne dites pas » est suivie d'une formule
formatée qui impose un prêt-à-penser préalablement dénoncé par l'ironie corrosive sapant les
fondements idéologiques et moraux en révélant les incohérences, les inepties, les hypocrisies,
les mensonges et les incompétences des hommes au pouvoir en 1939, et plus particulièrement
de M. Paul Reynaud.
Pourquoi tous ces masques, pourquoi toutes ces voix qui se moquent et
dénoncent, qui font sourire et qui effraient ? Pourquoi le satiriste a-t-il besoin de se dissimuler,
tel l'eirôn antique, pour dénoncer ? La multiplicité des personnes qui diffracte la voix
accusatrice s'éloigne d'une conception univoque et absolue de la vérité. Si le satiriste n'usait
que d'une seule voix, il serait aussitôt victime de cela même qu'il dénonce, l'étroitesse d'esprit,
la radicalité de la vérité. Le satiriste revêt plusieurs masques et met en place un jeu de miroirs.
Le monde devient kaléidoscopique, la vérité morcelée. Le satiriste démasque le mensonge,
fustige les excès et exige de la part du récepteur un esprit critique et autonome. Les paroles
diffusées par le journal, les voix fictives proférées par un journaliste caméléonesque
permettent d'entendre, et de comprendre qu'il est difficile de s'entendre et de se comprendre.
46
O. DUCROT, Le Dire et le dit, Les Éditions de Minuit, 1984, pp.210-213
Poétique de l'innocence 71
SALOMON
Eirôn et alazôn
Camus revêt des masques, multiplie les voix, varie les tons et les registres. Cependant,
il est une figure récurrente, celle de l'homme naïf, ne comprenant rien à la situation à l'instar
de son double Vincent Capable, primeuriste. Il est ainsi une sorte d'eirôn moderne qui par son
ignorance feinte permet à la vérité de voir le jour. Le mot « ironie » se rattache
étymologiquement à eirôneia. L'eirôn serait originellement « celui qui interroge, demande, se
demande ».47 C'est un personnage qui se cache, se dissimule. Il s'oppose à l'alazôn qui est un
vantard. Pour se dissimuler, l'eirôn revêt un masque, son identité véritable est cachée derrière
l'apparence de son discours. L'ironie prend place dans cette dissociation. L'ironie est plus une
attitude face à une situation qu'une figure de style.
Le personnage de Vincent Capable, plus qu'un simple masque identitaire, peut être
assimilé à celui de l'eirôn. Il est l'ignorant qui pose innocemment des questions essentielles.
En exergue de la quatrième lettre, il cite la parole d'un homme qui a prétendument réagi aux
lettres précédentes : « Parmi les réponses qu'on fait à mes lettres, une question revient
souvent : "Croyez-vous que la défense de la démocratie vaille qu'on prépare et qu'on fasse la
guerre ?" » (Frag, 693) Cette imbrication de voix fictives crée un effet de miroirs
réfléchissant les paroles à l'infini et dénonçant l'impossibilité d'avoir, face à ce type
d'interrogations, des réponses univoques, simples et efficaces. Camus est bien trop lucide et
subtil pour se montrer aussi naïf en posant de telles questions ou en y répondant. C'est
pourquoi il imagine cette scénographie discursive qui lui permet de dire, sous couvert de la
voix d'un homme simple : « Je suis un pauvre homme, » répond le primeuriste après avoir
restitué la question sur la légitimité de la guerre, « naturellement » (cet adverbe est un indice
de l'ironie du discours) « et je ne suis pas à la mesure d'un problème si complexe. » (Ibid.)
Les dénonciations seront d'autant plus percutantes qu'elles proviennent d'un homme simple,
innocent, naïf, une sorte d'étranger, nouvel Usbek des Lettres persanes. Le journaliste n'hésite
pas à accentuer ce trait par la voix même du primeuriste : « Qu'on me comprenne bien : ces
contradictions m'étonnent et je ne vois pas plus loin. Je suis un homme calme. Je vis seul
entre mes tomates, mes chiens et la mer toute proche. Je n'ai pas d'ambition. / Je demande
peu au monde et moins encore à mes semblables, mais je leur demande la paix et le silence.
Et justement, si après m'être tu toute ma vie, j'ai pris, à cinquante ans, l'initiative de parler le
47
Pierre SCHOENTJES, Poétique de l'ironie, Éditions du Seuil, Points Essais, Série Lettres, 2001, p.35
72 Poétique de l'innocence
SALOMON
plus haut possible, c'est qu'on m'enlève la paix et qu'on me prive de mon silence par toutes
ces contradictions qui m'irritent maintenant et tueront mes semblables dans quelques mois. »
(Frag, 695) Cette prétendue simplicité est la marque de l'eirôn socratique. Faisant mine de ne
rien savoir, d'être un homme simple et n'être pas en mesure d'aborder les questions ardues de
la politique internationale, il affirme des vérités effroyables et pose les bonnes questions dans
un discours qui devient dialogique : « J'entends donc poser le problème sous cette forme :
"Faut-il converser avec Hitler ou non ?". C'est exactement comme cela qu'il ne faut pas le
poser. Remarquez que je serais plutôt pour les conversations, à condition qu'elles ne
s'arrêtent jamais. » (Frag, 694) La parole à la fois dénonciatrice, percutante et incisive, est
aussi le gage de la paix. Si la parole règne, la guerre s'éloigne : « Pendant que ces messieurs
parlent, nos avons la paix dans tous les sens du mot. » (Ibid.) L'allusion aux accords de
Munich signés entre Chamberlain, Daladier, Mussolini et Hitler est explicite dans les lignes
qui suivent. Camus-Capable dénonce l'hypocrisie d'un accord qui n'a pas empêché les
différents signataires de continuer à s'armer. Quel crédit accorder à une parole qui promet la
paix quand elle coïncide avec les mesures d'armement accéléré ? C'est la question que pose
innocemment le primeuriste.
Autre figure de l'eirôn innocent et ignorant, le journaliste lui-même dans son compte
rendu des élections sénatoriales. Cette figure de l'innocence est associée à la jeunesse et
permet la mise en place d'un contraste dénonciateur avec la sénilité des sénateurs qui se
présentent aux élections.48 Camus joue avec l'idée que l'apparence donne des indices sur la
fonction, le rang social ou la famille politique. Il mime l'humilité et l'orgueil en racontant
comment il a été reconnu d'emblée comme différent : « À l'entrée de la Préfecture, un "Où
allez-vous, Monsieur ? " m'apprend que je n'ai pas la tête d'un délégué sénatorial. Si modeste
qu'on soit, il y a des constatations qui font plaisir. » (Frag, 155) Cette jeunesse reconnue,
affichée, involontairement stigmatisée par la question posée par un cerbère de service, est
utilisée par le journaliste comme un faire-valoir inversé qui aurait pour fonction, non pas de
révéler la beauté des autres (comme la coutume des princesses accompagnées de personnages
contrefaits qui par jeu contrastif soulignaient leur beauté), mais la sénilité des sénateurs. La
voix ironique du jeune journaliste constate, confirme et valide la moyenne d'âge par la
récupération des voix du collectif qui se fait entendre dans des phrases à la tournure
48
« Le Point de vue de ceux qui n'ont pas voté », publié le 24 octobre 1938, pp.155-157
Poétique de l'innocence 73
SALOMON
impersonnelle. « Il est entendu que le Sénat est grave, et qu'un sénateur ne se conçoit point
sans barbe. Il est avéré qu'en cas d'égalité au troisième tour, c'est le candidat le plus âgé
(privilège ahurissant) qui est élu. C'est enfin une coutume constante que le candidat sénateur
ait plus de quarante ans, afin de présenter selon les termes de la loi "toute la gravité
souhaitable" » (Frag, 155-156) La voix du collectif restitue et se soumet à la voix d'un
pouvoir obsolète : « il est entendu », « c'est une coutume », « selon les termes de la loi ».
Mais Camus se révolte et dénonce la servilité anonyme par une peinture non pas digne mais
corrosive de ces sénateurs candidats. En effet, il poursuit : « Mais on a pu voir hier des
électeurs soutenus par deux huissiers, portés jusqu'à la salle de vote, incapables de mettre un
bulletin dans son enveloppe et cherchant l'urne dans l'isoloir jusqu'à ce qu'on vienne à leur
secours et qu'on les mène à la table du scrutin. » (Frag, 156) L'âge respectable est donc, selon
Camus, âge de la dégénérescence et de la décrépitude. La suite de l'article porte l'empreinte de
cet amer constat puisque ce sont ces hommes vieillissants qui se présentent comme
respectables et qui « soulèvent le cœur de qui veut rester propre ». (Ibid.)
Face à l'eirôn se situe originellement l'alazôn, sorte de Matamore critique souvent
associé au paon. Autant le premier fait semblant de tout ignorer et d'être un innocent jeune et
candide, autant le second est une sorte de vantard ridicule qui expose publiquement sa force,
sa fortune et son savoir. Cet alazôn est, dans le schéma de la satire,49 l'une des cibles
possibles. En effet, la satire dénonce traditionnellement les abus de pouvoir, les excès, les
ridicules. « Que ces cibles soient des imposteurs ou des chimériques, elle les ravale à leur
véritable niveau : elle donne ainsi la version comique de l'hybris tragique. » (Frag, 184) Un
très grand nombre d'articles d'Alger Républicain relève du débat polémique considéré par
Abbou et Lévi-Valensi dans leur ouvrage Fragments d'un combat, 1938-1940, Alger
Républicain comme « une mise en cause de l'individu et, à travers lui, les diverses
appartenances dont il se réclame ou qu'il représente. » (Frag, 663)
La mise en cause de l'individu est la conséquence des abus de pouvoir d'hommes
dangereux. Les modèles « polémiques camusiens, écrivent encore Abbou et Lévi-Valensi,
qu'ils prennent les formes, selon les cas et selon les besoins, du portrait-charge, de la parodie
ou de la satire [sont] les héros […] de l'actualité : Chamberlain, Rozis, Daladier et Paul
Reynaud. » (Frag, 662) Rozis est l'homme constamment attaqué, moqué, décrié, dénoncé. Il
49
Sophie DUVAL, Marc MARTINEZ, La Satire, Armand Colin, Collection U, série Lettres, p.184
74 Poétique de l'innocence
SALOMON
est, dans Alger Républicain, un homme grossier, violent, injuste, cruel et imbécile. Il est un
alazôn dans le genre de Matamore, mais il n'a ni la démesure sans grandeur de la tragédie ni
la folle fantaisie de la comédie. Il appartient à la réalité et peut donc être appréhendé selon les
règles de la satire. Les différents articles qui rendent compte de ses actions politiques, de ses
décisions, de sa gestion de la ville, de son attitude à l'égard des syndiqués, de son mépris des
indigènes dressent un portrait conforme aux principes rhétorique de la satire : la bigarrure, le
grossissement, la réduction. Rozis est avant tout présenté comme un esprit fruste et confus.
Dans l'article au titre humoristique : « M. Rozis fait de la température. » (Frag, 679-680), daté
du 1er janvier 1939, Camus file la métaphore inaugurale : « […] s'il lui a été possible
d'expectorer quelques grossièretés qui lui sont d'ailleurs naturelles […] » (Frag, 679) puis il
dénonce ses insuffisances par une série syntagmatique fédérée par une principale de forme
négative : « […] il n'a pu produire à l'appui de son attitude de magistrat municipal, de ses
coups de force à l'égard de son personnel, et de la gabegie où il a fait sombrer les affaires de
la ville, le moindre argument digne d'être pris en considération. » (Frag, 679-680) Son
autorité est fondée non pas sur la dignité mais sur la force. Son esprit est caractérisé par la
grossièreté, ses talents de gestionnaire plonge la ville dans le désordre. L'emploi du mot
« gabegie » suggère l'idée de gaspillage, défaillance politique déjà dénoncée dans l'article sur
le vote du budget : « Un conseil municipal pittoresque. » qui mettait également en scène la
confusion. Le désordre naît aussi d'une incohérence intellectuelle générant des inepties
discursives et des injustices politiques. Camus présente l'affaire de deux auxiliaires
municipaux, MM. Capue et Pastor « coupables d'être arrivés en retard ». L'ironie domine le
compte rendu des faits : «En toute impartialité, les amis de M. Rozis infligeaient deux mois de
suspension sans solde à M. Pastor, pour un retard de deux heures, M. Capue, n'ayant eu un
retard que de vingt minutes, bénéficiait d'une indulgence toute spéciale : il était révoqué
purement et simplement. » (Frag, 682) L'ironie est ici employée dans son acception la plus
courante : les mots « impartialité » et « indulgence » laissent entendre que le conseil de
discipline s'est montré au contraire partial et sévère. Plus loin, le jugement de M. Rozis est
qualifié de « cohérent ». Or ce sont bien l'incohérence et la confusion que révèlent ces
palinodies. Loin d'être le garant de la justice, de l'humanité et de la grandeur, il fonctionne en
cercle vicieux, dévoilant le népotisme et l'ineptie. Camus utilise ici la triplication du groupe
lexical « les amis de M. Rozis », syntagme qui se transforme en « les désirs de M. Rozis »
Poétique de l'innocence 75
SALOMON
(Ibid.) Dans ce dernier paragraphe très court « M. Rozis » est répété pas moins de six fois.
Cette grandiloquence ridicule est soumise à la figure de la réduction par la réduplication de
l'adjectif « petit » : « Ainsi encore, M. Rozis peut se dire à bon droit petit représentant sur une
petite portion du globe de cette justice divine que l'Ancien Testament nous dit être fondé sur
la haine et l'esprit de vengeance. » (Frag, 682-683) La péroraison fustige, au passage, la
religion judéo-chrétienne par laquelle les iniquités du maire d'Alger peuvent se trouver
légitimées. En effet, ce dernier est implicitement associé à un monarque de droit divin qui
rend la justice sans autre principe que l'autorité absolue et la force. Le désir de toute-puissance
est dénoncé dans la péroraison de l'article consacré à l'affaire Zittel du 10 novembre 1938,
dans lequel Rozis est comparé à Hitler : « M. Rozis, parce qu'il a démontré aux municipaux
qu'il était capable de manquer à sa parole, a cru qu'il était capable du même coup de force
du dictateur. » (Frag, 170) On remarque la liaison logique ironiquement dénoncée entre le
concept de trahison et l'autorité dictatoriale. Cette comparaison avec Hitler permet une
analyse des conditions qui permettent à un régime totalitaire de s'imposer. En effet, Camus
ajoute : « La réussite d'une dictature suppose, en même temps que la mauvaise foi, la division
des forces de liberté. » (Ibid.) Ce qui lui permet, de façon très optimiste, d'affirmer la force du
syndicalisme qu'il compare à un mur uni faisant opposition aux excès du pouvoir de Rozis. Le
journaliste termine son article par une pointe finale qui renverse la situation : « Il avait rêvé
d'être dictateur. Et il s'est réveillé adjudant. » (Ibid.)
D'autres figures d'alazôns sont la cible du satiriste : le colonel de la Roque, Daladier,
Hitler, Chamberlain. Chacun d'eux représente le pouvoir, rêve d'autorité absolue. Chacun est
tour à tour discrédité par la plume satirique du journaliste. Les portraits sont outrés. L'effet
produit est la ridiculisation de ces politiciens dangereux. Dans La Gazette de Renaudot,
Camus signe un article intitulé « Petit portrait dans le goût du temps ».50 Il s'agit d'un portrait
de Daladier. La première phrase met en place une intertextualité sarcastique : « Le fils du
boulanger est brutal, énergique, volontaire et réaliste. » (Frag, 668) Le journaliste, en effet,
fait allusion au film de Pagnol, « La Femme du boulanger » réalisé d'après un épisode du récit
autobiographique de Giono, Jean le Bleu dans lequel joue Raimu.51 L'énumération des
50
Article publié le 18 décembre 1938.
51
Camus utilise de façon moqueuse le modèle de virilité primaire qui est proposé. Peut-être aussi critique-t-il le
conformisme panurgesque des villageois et le modèle de société qui exclut l'étranger, exemplifié par le berger
qui est l'amant de la femme du boulanger et qui justement n'est pas du village. Tout le film est une volonté
commune de retour à l'ordre — la population est menée de façon très militaire par le marquis qui commence
76 Poétique de l'innocence
SALOMON
adjectifs dénonce la violence du président. Le journaliste décrypte les pulsions véritables qui
prennent l'apparence positive de la volonté et de la détermination. L'opportunisme suppose le
bâillonnement des voix adverses. Le thème de la censure est récurrent dans l'œuvre
journalistique et théâtrale du Camus des années 1938-1939. On se souvient de l'expérience
douloureuse de l'interdiction de Révolte dans les Asturies par le maire d'Alger Rozis. On sait
aussi à quel point Alger Républicain puis Soir Républicain ont été censurés — Camus en fait
état avec un humour noir dans un article du 18 décembre 1939 « Petrone et les ciseaux ».
(Frag, 708-710) On peut noter par ailleurs que dans cet article sur la censure, Camus réitère,
comme en un leitmotiv sarcastique, une phrase dans laquelle il mime, railleur, la voix de
Raimu : « Comme dit Raimu, vous ″ reuflechissez ″ ! » (Frag, 709) qui se transforme, à la fin
de l'article en : « Comme dit Raimu : ″ Plus besoin de reuflechir ″. » (Ibid.) Ainsi Camus, dans
le Petit portrait dans le goût du temps, dénonce, chez Daladier, sa pratique de la censure :
« …il milite pour l'impartialité de la radio, mais pour l'empêcher de faire entendre des voix
partisanes, il la bâillonne jusqu'à l'étouffer. » (Frag, 668) Il reprend les thèmes, « à la mode »
– d'où l'allusion critique au goût du temps – de l'ordre que Camus associe à l'obstination. Il
dénonce l'hypocrisie ; avec humour, il dévoile les faux paradoxes qui caractérisent Daladier.
Camus utilise l'isotopie de la justice pour dénoncer les abus de pouvoir : l'amour apparent de
la démocratie amène le président du Conseil à l'étrangler mais il est considéré comme un
« meurtrier par amour » (Frag, 669) et peut donc à ce titre bénéficier de l'acquittement.
D'autres qualités apparentes révèlent des vilenies : l'humilité cache l'orgueil et le narcissisme,
la fidélité se trouve « transfigurée » (Ibid.) Les mots désignant des vertus ou des valeurs
sociales et existentielles sont distordus ; la réalité perd en clarté et l'homme du peuple est
abusé. L'ensemble de ce portrait repose sur une critique implicite des valeurs humaines et
politiques véhiculées par le film de Pagnol. En effet, ce boulanger, joué par Raimu, est un
homme intransigeant et sectaire. Les villageois sont comme une armée docile prête à lyncher
l'étranger pour permettre le retour de l'ordre et pour pouvoir manger du pain. Camus utile un
humour qui s'élabore en palimpseste pour attirer l'attention sur les dérives comportementales
de la classe politique dirigeante et sur l'ensemble de la population. Daladier, à l'instar de son
ses recherches par un véritable cri de guerre « Commençons dès aujourd'hui notre croisade pour la belle
boulangère » ce qui suppose l'exclusion de l'autre. On peut supposer que ce film qui date de 1938 n'ait pas été
particulièrement apprécié par Camus dans la mesure où il propose un modèle de société identique à celui qu'il
fustige dans son très ironique Manifeste de conformisme publié quelques mois plus tard (octobre 1939).
Poétique de l'innocence 77
SALOMON
double Raimu, est bien, dans cet article un alazôn Qui fait taire les autres pour mieux faire
entendre sa voix : « Lâché en liberté, le fils du boulanger parle volontiers. Il laisse des temps
entre ses phrases, il dit ″je″ et voulant dire ″nous″ il prononce ″moi″. » (Frag, 669)
52
« - Y a-t-il dans votre œuvre un thème, selon vous important, que vous estimez négligé par vos
commentateurs ? - L'humour. », TRN, p.1922
53
Cf. article « Satire » de Roger ZUBER, dans l'Encyclopaedia Universalis.
54
L'Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, traduit par
Andrée ROBEL, Paris, Gallimard, Tel, 1970
55
Ibid., p.10
78 Poétique de l'innocence
SALOMON
titre, le lecteur prend connaissance de l'atmosphère agitée par l'emploi des mots « confusion »
et « tumulte ». Les responsables Rozis et Leclerc doivent donner l'illusion d'un budget
équilibré. Camus fait appel à l'esprit critique du lecteur dès ces premières lignes en forme de
prologue, comme pour donner le ton et mettre en garde. « Dépenses sous-estimées, recettes
surestimées, c'est ce que MM. Rozis et Leclerc appellent un équilibre ». (Frag, 161) Pour
imposer et faire accepter une gestion discutable, Rozis se montre désagréable avec les
indigènes en leur « répondant d'un air excédé » (Ibid.) Il permet de stratégiques accélérations
pour faire passer, dans la précipitation et la distraction de tous des vœux ou des dispositions
« votées au pas de course ». (Ibid.) Cette précipitation est ironiquement comparée à « un vent
de jeunesse » (Ibid.) En ce qui concerne le vote du budget, la stratégie se poursuit par
l'attitude totalement dispersée des membres du conseil au moment de la lecture du rapport sur
le budget : « Pendant que M. Leclerc entame son préambule, M. Dumord dessine avec
application, M. Salles signe à tour de bras dans un grand registre dont il fait tourner les
pages à une allure vertigineuse, M. Bernard pétrit et sculpte des morceaux de papier et M.
Rozis fait de la télégraphie avec quelqu'un au fond de la salle. » (Frag, 161) Cette atmosphère
de classe inattentive et agitée est accentuée dans les lignes suivantes. Certains dessinent,
comme des élèves qui s'ennuient en classe. « M. Peisson […] se met à croquer avec
conscience une originale tête d'autruche. » (Frag, 162) On se moque bien que cette tête
d'autruche soit originale ou on, et on ne peut que constater l'ironie du circonstanciel « avec
conscience » qui ne devrait certes pas qualifier le goût de M. Peisson pour le dessin mais ses
compétences d'homme politique, membre d'un conseil municipal d'une ville importante.
« Beaucoup papotent, plusieurs bâillent, un autre essaie de comprendre. » (Ibid.) Le
journaliste ne résiste pas à la tentation de stigmatiser les membres du conseil en dénonçant
subrepticement et avec une certaine condescendance hypocrite leur incompétence qui relève
de la bêtise et qui la révèle. Les politiques présents ce jour-là sont des élèves agités et
dissipés, de sales garnements incapables d'écouter, de comprendre, de respecter la parole de
l'autre ou le silence. Ils prouvent ainsi leur veule soumission à des décisions prises en dehors
de leur instance et leur incapacité à respecter un débat qui n'a plus rien de démocratique. Ainsi
« M. Leclerc […] continue son rapport dans les conversations montantes. » (Frag, 162) On lit
également: « les conversations montent, ondulent, s'arrêtent et reprennent, formant un fond
de basse à la voix monocorde de M. Leclerc. » (Frag, 161) L'infantilisation sarcastique se
Poétique de l'innocence 79
SALOMON
poursuit avec une intervention de M. Rozis qui rappelle à l'ordre l'un des membres du
conseil : « M. Salles fait de plus en plus de bruit avec les feuilles de son énorme registre. M.
Rozis le rappelle à l'ordre. Et M. Salles, vexé, ne signe plus. » (Frag, 162) Cette cacophonie
désordonnée est présentée comme une mise en scène stratégique de la part de l'ensemble du
conseil pour imposer un budget litigieux. La seule parole qui s'impose dans ce vacarme est la
mise en accusation du Front populaire rendu responsable des difficultés économiques de la
municipalité. Les quelques voix qui tentent de s'opposer à un tel jugement de valeur sont
étouffées par des rires moqueurs qui sont à la fois une marque de mépris amusé et
condescendant et un signe de non-recevoir. Quand un indigène tente de prendre la parole, M.
Rozis lève la séance. La phrase juxtapose les propositions et dénonce les coïncidences des
faits. « M. Rozis, le vote acquis, dans un dernier sourire, donne le signal du départ pendant
qu'un conseille indigène parle. Tumultes. Le sourire demeure. » (Frag, 163) La brièveté des
phrases souligne la radicalité de l'attitude présomptueuse et suffisante du maire.
De même, dans l'article « Le point de vue de ceux qui n'ont pas voté » (Frag,
155), le jeune journaliste pose un parallélisme carnavalesque en associant, ironiquement, une
scène d'élections sénatoriales à une scène de foire. Le jeune journaliste, jouant, comme on l'a
vu, son rôle de candide, observe avec étonnement une altercation entre un conseiller général,
le délégué impotent surveillé dans l'isoloir par M. Ricci, ce que dénonce M. Mallarmé, ancien
ministre et candidat aux élections sénatoriales. On trouve là le goût pour la narration qui
caractérise la plume journalistique du jeune Camus, comme si la restitution du réel était avant
tout pour lui une possibilité d'exercer ses qualités de raconteur d'histoires. L'extrait porte un
titre sarcastique : « La foire » (Frag, 157) D'emblée la scène est décalée. On a vu comment
Camus s'était amusé à transformer le vote du budget en salle de classe remplis de garnements
dissipés. Dans cet article consacré aux élections sénatoriales, il évoque l'image d'une foire
agricole où règne la loi du plus malin, voire du plus fort. Après un dialogue constitué de
répliques très courtes restituant le début de l'altercation entre les différents protagonistes,
Camus s'interroge avec une ironie sarcastique : « Les voix montent. Est-ce un marchandage ?
Va-t-on vendre un bœuf ou acheter du foin ? » (Ibid.) Après avoir ainsi créé le décalage, il
revient à la simple réalité : « Non, c'est M. Mallarmé qui réclame le droit de représenter
quelques milliers de français. » (Ibid.) Il reprend l'évocation de la foire : « On attend la
bagarre » (Ibid.), puis renoue avec le réel : « Mais nous sommes entre gens du monde. Le
80 Poétique de l'innocence
SALOMON
calme revient. » (Ibid.) Camus juxtapose en permanence les deux niveaux de la scène, un
niveau immédiat qui adhère au réel, celui des élections, et un niveau métaphorique, celui de la
foire. Ce principe d'écriture permet de constater que ces deux mondes, traditionnellement
disjoints et étanches sont en fait identiques. Les élections sont une véritable foire agricole.
Dans ce même article, les candidats sont ridiculisés. L'âge qui est
traditionnellement un gage de respectabilité est ici associé à la dégénérescence. Le grand âge
n'est pas un gage de respectabilité mais un signe de décrépitude ridicule et grotesque. « […]
on a pu voir hier des électeurs soutenus par deux huissiers, portés jusqu'à la salle du vote,
incapables de mettre un bulletin dans son enveloppe et cherchant l'urne dans l'isoloir jusqu'à
ce qu'on vienne à leur secours et qu'on les mène à la table de scrutin. (Frag, 156) Cette
sénilité va de pair avec une infantilisation lorsque le futur sénateur est associé à un « candidat
au bachot, qui attend ses résultats » (Ibid.) La salle se transforme alors sous le regard
sarcastique du journaliste en salle d'examen, et ce paradoxe se clôt par un oxymore : « et cela
confère une sorte de sénile jeunesse à cette assemblée » (Ibid.), complété par une relative qui
élimine toute connotation positive au lexème « jeunesse » associé négativement à l'absence de
nouveauté ou de générosité, c'est-à-dire au conservatisme et à l'égoïsme : « où rien de neuf et
de généreux ne se fait jour. » (Ibid.) Plus avant dans l'article, ce grand âge soi-disant
respectable mais en réalité avilissant, se teinte d'une propension à la fourberie : l'un des
candidats impotents a été aperçu par M. Ricci qui « déclare à ses amis après le vote : "C'est
drôle, je viens de voir le délégué impotent dévaler l'escalier comme un lapin." » (Frag, 158)
Ce propos, retranscrit au style direct, est suivi d'un « (sic) » grâce auquel le journaliste
confirme l'authenticité du propos et attire donc notre attention sur la dénonciation de la
tromperie et du mensonge. En outre la familiarité de l'expression dévalue l'importance que
l'on pourrait accorder à ces candidats.
Poétique de l'innocence 81
SALOMON
présente les élections comme un comédie théâtrale. Dès l'exorde, il établit un parallélisme
implicite entre l'élection sénatoriale et un spectacle. Les concurrents « ont fait des efforts
méritoires pour être réjouissants » (Ibid.) ; ainsi l'objectif de chacun des candidats n'est pas
d'être élu mais de distraire. Camus, dans une pointe satirique, rappelle cependant que « s'ils y
sont arrivés, c'est toujours à leur insu » (Ibid.) Au théâtre, on peut acheter le programme. Sur
le chemin de la préfecture, une brochure est mise en vente dans laquelle un des deux candidats
dénonce les malversations de l'autre. Ce fascicule est jugé trop onéreux par le jeune
journaliste qui ponctue sa narration d'une nouvelle pointe satirique en signalant que ce
candidat accusé « nous a déjà coûté assez cher » (Ibid.) L'article se poursuit par une narration
assez détaillée de l'atmosphère et des agissements particuliers des uns et des autres. Il est
rythmé par des allusions explicites à l'univers théâtral : Camus amorce l'évocation du candidat
Mallarmé par l'expression « étrange spectacle ». (Frag, 156) La clausule narrative file la
métaphore : « Le rideau tombe sur la comédie ». (Frag, 158) La scène politique devient
monde du spectacle le plus trivial. La métaphore utilisée en clausule de l'article n'est plus celle
du theatrum mundi mais celle du cinéma. Camus utilise le terme « entr'acte » et évoque les
« marchands de pochette surprise » pour exemplifier le départ d'un homme néfaste, M.
Duroux, et l'arrivée d'un ancien ministre sénile, M. Mallarmé : « C'est toujours à l'entracte
que, dans les cinémas, les marchands de pochettes-surprises font le mieux leurs affaires. »
(Frag, 159) Le rire et le rabaissement sont ici les deux outils utilisés par le jeune journaliste
pour dénoncer les faux-semblants et les malversations du monde politique. La satire suppose
donc souvent un décalage, une distance ironique entre ce qui est dénoncé et la façon dont cela
est dénoncé. La confusion et l'illusion sont évoquées par les métaphores filées de la classe
agitée ou le topos du theatrum mundi.
La parodie peut également dénoncer une cible en jouant sur différents niveaux
d'interprétation sémantique. Dans l'article « un reportage inédit : Quand M. Rozis joue les
conspirateurs. » (Frag, 675), le journaliste parodie à la fois la presse à scandales, une presse
aux titres racoleurs et une littérature d'aventure dont le parangon explicitement cité est Ponson
du Terrail, auteur extrêmement fécond de romans-feuilletons aux intrigues échevelées et
extravagantes. Le journaliste reproduit un billet dans lequel M. Rozis convoque les membres
du Conseil municipal, et écrit : « Voici, au reste, le texte de la convocation, dont le style
s'inspire du regretté Ponson du Terrail . » (p. 676) M. Rozis se trouve dont implicitement
82 Poétique de l'innocence
SALOMON
associé au célèbre héros Rocambole. Encore une fois la politique n'apparaît pas, sous la plume
ironique du journaliste, comme une activité sérieuse mais comme un univers d'intrigues
troubles, de complots ourdis dans « les coulisses du monde » pour reprendre le titre du roman
qui fit la célébrité de Ponson du Terrail. L'article est écrit dans un style narratif alerte qui
rappelle celui de romans-feuilletons à suspens. Un certain nombre de topos du genre sont
utilisés : la nécessité du mot de passe pour avoir le droit de participer à la réunion. Ce mot de
passe est d'ailleurs « Maurras » et Rozis de justifier son maurrassisme par une phrase de
Matamore hypocrite : « J'ai embrassé Maurras, dit-il, c'est vrai. Mais j'embrase tous les
nationaux ; je veux les réconcilier sous mes baisers. » (Frag, 677) L'emphase ridicule se
transforme dans la réplique suivante en ton « foudroyant et digne de l'antique : " Si, il est
national, puisqu'il le dit." » (Ibid.) Péripéties et altercations s'enchaînent : « Un nouvel
incident éclata […], huit municipaux quittèrent la séance avec éclat. » (Ibid.)Camus dénonce
ainsi, dans sa parodie du roman feuilleton, le goût de l'intrigue mais également les confusions,
« les contradictions, les illégalités, l'indigence de pensé et l'absence de scrupules. » (Frag,
678) qui pourraient qualifier aussi bien Rocambole que Rozis. La parodie est également
utilisée pour fustiger Chamberlain, Hitler et Mussolini dans un article pseudo-scientifique.
Camus imagine un congrès de phrénologistes de Londres. Le journaliste définit ce « corps de
savants » : « les phrénologues ne sont pas, comme on pourrait le croire, une classe
zoologique, mais un corps de savant qui nous regarde le crâne et en déduit votre caractère. »
(Frag, 670) Le premier spécimen étudié est le ministre anglais sur lequel les savants ont noté
« Type d'homme d'affaires de grande classe, manque de la vision nécessaire à un homme
d'État » (Ibid.) Et Camus de souligner l'inadéquation sémantique entre les deux propositions
sémantiques. Le crâne d'Hitler révèle sa cruauté, son nombrilisme, mais aussi son « goût pour
le sexe opposé » (Ibid.), expression qu'il cite entre guillemets suggérant ainsi qu'il s'agit de
paroles rapportées dont il n'est pas responsable. Le journaliste surenchérit en rappelant que le
dictateur allemand a exécuté nombre de femmes. Il propose donc de le qualifier de
« bourreau, mais de bon cœur » tournant en dérision le commentaire fictif du savant.
Dans un article de La gazette de Renaudot, « La Bible aryenne » (Frag, 686-687), le
journaliste rend compte d'un ouvrage allemand fictif élaboré par un institut tout aussi fictif. Le
paradoxe initial consiste à supprimer tout lien entre la Bible et la judéité. Il s'agit ensuite de
transposer l'aventure mystique en pays aryen, de changer les noms afin de les germaniser. Les
Poétique de l'innocence 83
SALOMON
vertus théologales sont inversées : la foi, l'espérance et la charité laissent place à l'esprit de
vengeance et de violence. Le sermon sur la montagne est censuré, « épuré » dit le journaliste
en employant un terme qui prendra une lourde signification dans les années suivantes. On
suppose que cette censure est le résultat du refus du doute et de la faiblesse tout humaine dont
Jésus fait preuve dans ce sermon. Camus, dans le compte rendu d'une réécriture imaginaire de
la Bible par un institut nazi, multiplie les distances critiques et ironiques en fictionnalisant les
niveaux d'écriture et en doublant sa voix de journaliste engagé et sérieux par celle d'un
invraisemblable critique littéraire. La satire repose ici sur l'ironie puisque jamais le scripteur
n'émet un jugement négatif sur cette entreprise. Mais ce qui, en creux, est dénoncé, c'est bien
l'hégémonie allemande, l'antisémitisme, la violence, la répression. Mais aussi l'exaltation de la
virilité et de la force exemplifiée par l'allusion à Siegfried devenant géniteur de Jésus à la
place du Saint-Esprit.
À la dénonciation implicite née du rire succède une dénonciation explicite. Le
jugement de Camus ne se dissimule plus derrière des voix fictives ou ironiques, il parle
directement, sans voile ni fard. Certes, il faut rire, cela est salutaire et permet la nécessaire
distance critique. Mais il faut aussi « parler net », comme le dit Camus lui-même dans ses
articles. Le rire distanciateur permet le grossissement ou la réduction des traits, le
renversement des valeurs et par là même, la vindicte. «Parler net » réduit la distance entre le
scripteur et la cible et permet de se réajuster avec le réel. Cela permet de rappeler aux lecteurs
que le rire n'est pas exclusif de la lucidité et du sérieux, que la situation politique est grave.
Ainsi le journaliste systématise cette construction en deux temps de ses articles : il commence
par une mise à distance du réel par le portrait-charge, l'allégorie, la parodie. Puis il change de
ton et de registre en énonçant explicitement que le temps de la moquerie n'est plus et qu'il faut
renouer avec un « parler vrai », comme dirait Marivaux dans ses journaux. À la fin de l'article
«Le point de vue de ceux qui n'ont pas voté », l'eirôn dépose son masque et montre ses cartes.
« Et ici peut-être faut-il cesser de rire et parler net. » (Frag, 159) Il a joué le candide, il a fait
rire, mais sa finalité est d'ouvrir les yeux des lecteurs, de les conduire sur les chemins de la
lucidité et de l'honnêteté. Il regrette la naïveté qui serait celle d'un monde juste. « Certes
personne n'est assez naïf pour croire que l'ambition puisse être servie par la probité. » (Ibid.)
Ce constat négatif est plus un souhait qu'un amer regret car Camus a foi dans l'humanité : « Et
c'est une constatation peut-être platonique de penser que par un homme parmi nous
84 Poétique de l'innocence
SALOMON
n'accepterait de serrer ces mains entre lesquelles tant de pouvoirs sont rassemblés. » (Ibid.)
Cette nostalgie de la naïveté originelle et probe, cette foi dans l'intégrité d'une communauté de
pensée à laquelle il pense appartenir montre l'innocence du jeune Camus. Le moraliste
souhaite un monde d'honnêteté, d'intelligence et d'humilité ; il désire voir s'épanouir la
générosité, l'enthousiasme, la tolérance. Mais il est plongé dans un monde aux inégalités
grandissantes. Ces injustices sont exemplifiées par le maire d'Alger, M. Rozis. Dans « Un
conseil municipal pittoresque », après, comme on l'a vu, avoir comparé le conseil municipal à
une classe agitée, il fait preuve d'une certaine lucidité et met des mots « durs » sur la réalité de
la situation. Ces hommes élus ne sont plus comme des enfants rêveurs ou indisciplinés, mais
des hommes veules et dangereux. L'insouciance fantaisiste se transforme en lâcheté hypocrite
et néfaste. Camus associe à sa voix d'homme juste la population musulmane et ouvrière pour
oser juger ou dénoncer les conséquences d'un conseil municipal qui va grever lourde ment la
fiscalité des plus pauvres. L'article est entièrement écrit sur ce ton léger d'ironie sarcastique
qui se moque avec humour. Cependant, comme dans presque tous les articles satiriques,
Camus change brusquement de ton. Le contraste met en valeur l'accusation. La conclusion
annoncée par le constat d'une amertume donne le signal du changement de ton. M. Leclerc,
dans un discours prononcé la veille, avait regretté que l'opposition fasse preuve d'exagération
et d'amertume. Camus réplique, tissant ainsi le discours complexe par un chevauchement des
voix dans l'espace et dans le temps : « […] nous serions les premiers à nous réjouir de savoir
nos craintes exagérées. Et quant à l'amertume, elle nous fournira la conclusion de cette
histoire de fées. » (Frag, 163) Il revendique à l'endroit des membres du conseil le droit
« d'être sévère » (Frag, 164) et l'associe au constat qu'il fait, lui, qu'ils ne le sont pas. L'ironie
légère disparaît et la satire durcit la parole, la rend violente, directement accusatrice. Le vote
du budget est qualifié de « meurtrier » (Ibid.) M. Rozis est une personne « qui ne représente
qu'elle-même et ce n'est pas beaucoup » (Ibid.) L'attitude des conseillers municipaux n'est
plus associée à une amusante distraction poétique d'élèves rêveurs mais à « une certaine
attitude d'esprit faite de veulerie, d'insouciance et précisément de fantaisie déplacée » (Ibid.)
À l'amertume se substitue une lucidité revendiquée par le journaliste qui, associant sa voix à
celle de la population musulmane et ouvrière, rêve d'un monde juste dans lequel la poésie
aurait sa place.
Poétique de l'innocence 85
SALOMON
86 Poétique de l'innocence
SALOMON
laquelle les réalités se superposent sans s'opposer ; en outre, ils ne sont pas exempts d'une
autodérision qui est comme une leçon donnée à ceux qui ne portent jamais de regard critique
sur eux-mêmes. A contrario, dans « Le Manifeste », le signataire privilégie les tournures
énumératives. D'un côté une pensée subtile et complexe, de l'autre, une naïveté grossière.
Camus pose ce contraste de façon brutale et comique en choisissant un titre réducteur,
catégorique et ridicule: « Oui ! Oui ! » (Ibid.) Cet incipit ne laisse guère de place à la nuance,
à la discussion, à la tolérance. Le texte est une parodie de discours polémique. La rhétorique
est outrée, le discours, loin d'être convaincant, devient comique. Les énumérations, trop
longues, donnent une sensation d'épuisement et sont une source de confusion. Dans la phrase
suivante : « Au-dessus de tous les désagréments et tourments qu'elles57 pourraient nous
causer – et au-dessus également de toutes les facilités, satisfactions et rémunérations variées,
morales, matérielles, honorifiques, pécuniaires et autres que peut parfois rapporter, à
certains d'entre nous, l'attitude à laquelle nous nous rangeons –, au-dessus de tout, nous
plaçons notre conscience. » (Frag, 697) La rhétorique est maladroite. La phrase mime la
gradation avec un rythme ternaire scandé par la préposition « au-dessus » mais l'ensemble est
déséquilibré, la clausule est trop brève par rapport à ce qui précède et éloignée du propos par
une double série d'énumérations, énumération de substantifs « facilités, satisfactions et
rémunérations » qui entraîne une énumération d'adjectifs « variées, morales, matérielles… »
(Ibid.) La phrase enfle jusqu'à l'explosion, jusqu'au non-sens. Camus s'amuse en amassant les
mots, en rapprochant des termes qui par là même dénoncent l'incohérence, le mensonge et
l'hypocrisie. Il associe par exemple « l'ambition, les intérêts, la gloriole, ou la célébrité, la
sécurité ou les affections ». (Frag, 698) Toutes les motivations sont possibles, et plus rien n'a
de sens. Cette écriture parodique conduit le journaliste à systématiser de façon outrancière la
question oratoire. Le conformiste donne l'impression d'un discours dialogique mais jamais il
ne peut entendre une autre voix que la sienne. Camus fait dire aux conformistes conscients et
résolus : « Est-ce que dans la bataille il est permis de se désolidariser de ses camarades, de
ses parents ? » (Frag, 700) La réponse univoque arrive aussitôt : « Non » (Ibid.)La négation
péremptoire est suivie d'une phrase longue utilisant une nouvelle fois une énumération de
façon extrêmement maladroite dans ses rythmes et les équilibres syntaxiques, puisque ce sont
les substantifs qui s'enchaînent après l'emploi d'un adjectif qui semble fédérateur : « Ce serait
57
Il s'agit de sanctions envisagées pour ceux qui s'opposeraient au pouvoir.
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88 Poétique de l'innocence
SALOMON
suppose le goût de l'affrontement. Elle suppose qu'on accepte des visions contradictoires du
monde ou de la cité, et qu'on cherche une entente par la parole. Les mots signalent et
cristallisent les conflits en même temps qu'ils permettent de les dépasser. Convaincre est le
contraire de contraindre. La conformiste, par son refus de la discussion, condamne la
démocratie et la liberté. L'effroi naît devant cette population qui se soumet aux extrémismes,
qui nie toute altérité. Il croît devant ce refus de l'esprit d'analyse et de l'autonomie, cette peur
de la différence, de l'étranger et cette apologie d'un patriotisme étriqué et violent qui légitime
le meurtre. Ces thèmes sont ceux que Camus va développer dans L'Homme révolté. Le
Manifeste du Conformisme appelle, en creux, non par une révolte purement philosophique,
comme dans Le Mythe de Sisyphe dans lequel le héros éponyme est seul avec son rocher, mais
une révolte contre d'autres hommes. Roger Grenier, dans son chapitre sur L'Homme révolté,
introduit le jugement de Blanchot sur Camus : « L'homme révolté n'est pas seul, puisqu'il se
révolte contre d'autres hommes, contre tous ceux qui ont décidé de réduire leurs semblables
en esclavage. "L'esclave, écrit Maurice Blanchot, […] est l'homme qui a déjà réussi – progrès
infini – à rencontrer un maître…" Il y a quelqu'un contre qui se révolter. »58 En effet, les
lecteurs de Soir-républicain peuvent décrypter l'ironie et se révolter contre cette autorité
unique, quasi-dictatoriale selon Camus, celle de Daladier, mais aussi, par association, refuser
tous les régimes autoritaires qui sévissent en 39 : Hitler, Mussolini, Franco. Le journaliste
utilise l'humour et l'ironie pour appeler à la révolte, mais il n'a pas encore pris la mesure des
effets pervers de cette même révolte qui instaure une nouvelle ère d'injustice par de nouveaux
excès répréhensibles. Mais ce qu'il revendique déjà, c'est le droit et même la nécessité d'une
pensée multiple, d'une voix dialogique, d'une appréhension complexe, d'une vérité
diffractée.59
58
Roger GRENIER, Albert Camus, soleil et ombre, Gallimard, Folio, 1987, pp.237-238
59
La patrie de Camus, ce sont les pensées multiples et contradictoires. En 1943, il écrit dans ses Carnets : « […]
Il y a du vrai dans toute théorie et […] aucun des grandes expériences de l'humanité, même si apparemment
elles sont très opposées, même si elles se nomment Socrate et Empédocle, Pascal et Sade, n'est a priori
insignifiante […]. Et finalement l'expérience de Nietzsche ajoutée à la nôtre, comme celle de Pascal ajoutée à
celle de Darwin, Calliclès à Platon, restitue tout le registre humain et nous rend à notre patrie. » (C II, 78-79)
Poétique de l'innocence 89
SALOMON
90 Poétique de l'innocence
SALOMON
devant les richesses. Aveuglement. – D'une théorie politique sur la Méditerranée. ″Je parle de ce que je
connais.″ », Ibid., p.50
62
On retrouve certainement ici l'influence de Jean GRENIER qui s'est toujours intéressé aux philosophies
orientales comme en témoigne sa nouvelle « L'Inde imaginaire » publiée dans le recueil Les Îles.
Poétique de l'innocence 91
SALOMON
Maintenant encore, les matches du dimanche, dans un stade plein à craquer, et le théâtre, que
j'ai aimé avec une passion sans égale, sont les seuls endroits où je me sente innocent. ».63
Camus confie encore qu'en compagnie de ceux qu'il appelle les intellectuels, il a le sentiment
d'avoir toujours quelque chose à se faire pardonner, tandis qu'avec une troupe, sur un plateau,
il se sent naturel et donc plus proche de lui-même.64
Cette innocence intime et initiale, cette candeur des coulisses se retrouvent de l'autre
côté du rideau, sur la scène, dans la matière dramatique qui, précisément, épouse cette double
finalité : dénoncer les injustices et permettre l'émergence d'un monde nouveau. L'art – et en
particulier le théâtre – doit « sortir de sa tour d'ivoire ».65 L'art plonge dans le réel, s'en nourrit
mais ne se substitue pas à lui. Camus n'a jamais cessé d'avoir, en ligne de mire, le destin de
l'homme dans la cité, la conscience de ses responsabilités et le dégoût de ses faiblesses. L'art
se nourrit du réel et tente d'influer sur le cours des événements. C'est la gageure camusienne,
peut-être une impasse. Camus songe à créer « un théâtre populaire et politique ».66 Dans la
ligne idéologique du temps, « le théâtre n'est pas un simple divertissement d'oisifs, mais […]
une arme puissante dans la lutte des classes ».67 C'est ainsi que fut créé le Théâtre du Travail.
Mais l'art est aussi une mise à distance du réel, une tension entre le séculier et l'intemporel. Le
recours aux mythes antiques ou bibliques permet de se dégager d'une emprise du réel pour
accéder à des questionnements existentiels. Ainsi, le théâtre camusien oscille entre l'attrait de
63
Roger GRENIER, Albert Camus, soleil et ombre¸Gallimard, Folio, 1987, p.35
64
Camus explique à un journaliste de la télévision, pour l'émission « Gros plan », diffusée le 12 mai 1959 dont
le Bulletin de liaison de la Comédie de l'Est a publié des extraits, sa relation au théâtre « Ce que je voulais
dire, c'est que je préfère la compagnie des gens de théâtre, vertueux ou pas, à celle des intellectuels mes
frères. Pas seulement parce qu'il est connu que les intellectuels qui sont rarement aimables, n'arrivent pas à
s'aimer entre eux. Mais voilà, dans la société intellectuelle, je ne sais pourquoi, j'ai toujours l'impression
d'avoir quelque chose à me faire pardonner. J'ai sans cesse l'impression d'avoir enfreint une des règles du
clan ; Cela m'enlève du naturel, bien sûr et, privé de naturel, je m'ennuie moi-même. Sur un plateau de
théâtre, au contraire, je suis naturel, c'est-à-dire que je ne pense pas à l'être ou à ne l'être pas et je ne partage
avec mes collaborateurs que les ennuis et les joies d'une action commune. Cela s'appelle, je crois, la
camaraderie, qui a été une des grandes joies de ma vie, que j'ai perdue à l'époque où j'ai quitté un journal
que nous avions fait en équipe, et que j'ai retrouvée dès que je suis revenu au théâtre. », TRN, pp.1722-1723
Il est intéressant de relever le rapprochement que Camus établit entre le théâtre et le journalisme considérés
l'un et l'autre comme des univers de création collective. La voix de l'homme seul est à la fois moins
réjouissante et moins puissante.
65
Sur le tract qui annonce la première représentation du Théâtre de Travail, on peut lire que les buts étaient de
« faire prendre conscience de la valeur artistique propre à toute littérature de masse, et de démontrer que
l'art peut parfois sortir de sa tour d'ivoire. Le sens de la beauté étant inséparable d'un certain sens de
l'humanité. » Cité par Jacqueline Lévi-Valensi, « L'engagement culturel », La Revue des Lettres modernes,
1972, p.88
66
Charles PONCET, « Camus à Alger », Simoun, n° 32, p.3, cité par J. Lévi-Valensi, op.cit., p.88
67
Voir Monde, 1er mars 1935, cité par J. LÉVI-VALENSI, op.cit., p.88 On reconnaît également l'influence de
PISCATOR pour qui l'art en général et le théâtre en particulier doivent poursuivre une finalité politique.
92 Poétique de l'innocence
SALOMON
l'engagement politique et le désir d'aller au plus profond de l'être, dans les zones plus intimes
où l'innocence se frange d'opacités.
Poétique de l'innocence 93
SALOMON
« Vladimir Ilich [sic] a profondément aimé le peuple. »70 Poncet restitue l'atmosphère
enthousiaste et fervente de la salle et nous permet de comprendre cette parole collective, ces
voix à l'unisson qui s'enflamment contre un ennemi commun : « …l'ennemi à la croix
gammée que combattait farouchement Kassner, c'était aussi celui de chaque spectateur. Cette
confrontation héroïque au mal absolu, d'un homme seul, puisant sa force dans la solidarité
humaine et le sentiment de la fraternité […] passait comme un souffle épique sur cette foule
tendue qui voyait sur la scène se dérouler son propre combat contre l'esprit dégradant du
fascisme. »71 L'allusion à « l'épique » dévoile l'enthousiasme innocent des civilisations dans
les périodes de lutte. Rien n'est plus fédérateur qu'un ennemi commun identifié au mal absolu,
rien n'est plus à même de favoriser les actes héroïques et leur restitution dans un art engagé.
Camus est dans cette foi porteuse de tous les espoirs, il met en scène le courage, l'abnégation
et l'orgueil de cette lutte absolue pour la justice et la dignité. Il se bat sur tous les fronts : il
contribue largement au choix du répertoire du Théâtre du Travail, il retranscrit, met en scène
et joue. Il a reçu un avis favorable de Malraux qui lui écrit ce mot à la fois amical et
laconique : « Joue. A.M. »72
Quand la troupe décide de monter Les Bas-Fonds de Gorki,73 elle se place plus encore
sous la bannière du théâtre de Piscator.74 À l'instar du dramaturge berlinois, Camus considère
70
Cité par LOTTMAN, op.cit., p.111
71
Jean NÉGRONI, op.cit., p.344
72
Ibid., p.343
73
La même année, 1936, en France métropolitaine, le cinéaste Jean Renoir tourna le film Les Bas-Fonds,
également inspiré de l'œuvre de l'auteur russe et reçut en 1937 le prix Louis-Delluc. Son adaptation mêle
l'atmosphère de la Russie des tsars à celle de la France des années 30 pour analyser, en plein Front populaire,
le mécanisme d'exploitation sociale. Cela tend à montrer l'importance d'une idéologie culturelle et politique
qui se développe de Paris à Alger en passant par Berlin et Moscou. Une Europe culturelle parlait à l'unisson
pour dénoncer les abus sociaux et les tyrannies, pour espérer l'avènement d'une société de justice.
74
Le théoricien et dramaturge berlinois a connu le choc de la Première Guerre mondiale. Sur le champ de
bataille, ne parvenant pas à s'enterrer pour se protéger des tirs d'obus, un sergent demande à Erwin Piscator
son métier : « Acteur. » répond le jeune homme qui relate en quoi cette expérience favorisa l'émergence d'une
certaine conception de l'art. Il écrit en effet : « Au milieu des obus qui explosaient de toutes parts, il me
sembla, à l'instant où je prononçais le mot ″acteur″, que ce métier pour lequel pourtant, j'avais combattu
jusqu'à la limite de mes forces, que cet art que je mettais au-dessus de tout, était si apprêté, si bête, si ridicule,
si menteur aussi, bref si peu adapté à la situation réelle de cette époque et de ce monde, que j'avais, quand tout
est dit, encore moins peur devant les obus qu'à la seule pensée honteuse de ce pauvre métier. Un seul petit
épisode, mais significatif pour moi de cette époque, et à jamais. L'art, l'art réel, l'art absolu doit montrer qu'il
est à la hauteur de toutes les situations et capable de faire ses preuves devant chacune d'elles. » E. PISCATOR, Le
Théâtre politique, L'Arche, 1962, p.16 Cette exigence de placer l'art à la hauteur de toutes les situations
réelles s'accompagne de la nécessaire lutte des classes liée à l'essor du Communisme russe qui fut en 1917, au
plus profond du gouffre de la guerre, un espoir de paix à la hauteur du désarroi des hommes. L'art apparaît
alors logiquement comme « un moyen en vue d'une fin. Un moyen politique. Un instrument de propagande.
D'éducation. […] Nous avions un programme plus radical que celui du groupe rassemblé autour de
Léonhard. Moins d'art, davantage de politique : culture prolétarienne et agitation prenant racine dans tous
94 Poétique de l'innocence
SALOMON
le théâtre comme une arme politique. Le choix de la pièce de Gorki marque l'allégeance à
l'idéologie communiste. La pièce évoque la misère sociale des vagabonds et des déclassés
russes de la fin du XIXe siècle. Elle s'inscrit dans la lignée des œuvres naturalistes dont l'une
des finalités est de montrer les conséquences humaines de la révolution industrielle. Mais le
drame de Gorki est aussi un drame humain et intemporel qui plonge l'homme dans les abîmes
de la déchéance pour révéler la foi dans l'humanité et la possibilité d'un bonheur immédiat. À
ce titre, il est plus ménippéen qu'édifiant et c'est la raison pour laquelle il intéresse Camus.
Piscator, dans son adaptation de la pièce de Gorki, avait modifié, contre la volonté de l'auteur,
les limites de l'action. La pièce de Gorki met en scène dix malheureux individus confinés dans
une cave. Le dramaturge berlinois, dans son ouvrage sur le théâtre politique, confie : « […] ce
qu'il fallait, c'était penser à l'échelle gigantesque des bas-quartiers de la grande ville. Élargir
les dimensions de la pièce pour y englober le concept de sous-prolétariat alors contesté. »75 La
schématisation résultant d'une transformation de l'individu complexe et contradictoire en type
social est un appauvrissement et Piscator en a conscience puisqu'il écrit par ailleurs : « De par
son caractère uniforme, l'ouvrier moderne produit sur scène un effet déconcertant, presque
pénible : nous voyons le radical, le sceptique, le révolutionnaire, et non l'homme avec toutes
ses faiblesses, ses vertus et ses contradictions. Mais peut-être faut-il chercher la raison de cet
échec dans le fait que l'ouvrier moyen ne s'est pas encore éveillé à une vie personnelle, qu'il
vit aujourd'hui sa vie comme une parcelle de la vie de la masse, et ne développera pleinement
son individualité que lorsque cette masse aura achevé la grande œuvre commune : la lutte de
libération. »76 Ainsi Piscator fait le constat d'un échec artistique résultant d'une typification de
l'ouvrier, mais justifie cet échec par un nouveau constat pour le moins étonnant : cette
typification de l'ouvrier résulte du fait que ce dernier n'a pas encore accédé au statut d'homme
complet, complexe et contradictoire, ce statut est projeté dans un futur incertain, soumis à la
nécessité de la « lutte de libération. » Le paradis n'est pas dans une vie après la mort mais
dans un avenir soumis à la condition d'une révolution totale.77 En revanche, pour Camus, le
paradis est dans l'incarnation de notre vie terrestre et dans l'acceptation d'une existence faite
de rires et de larmes, de grandeur et de déchéance, de générosité et de lâcheté égoïste. Cette
les éléments prolétariens. » Ibid., p.27
75
PISCATOR, op.cit., p. 82
76
Ibid., p.58
77
PISCATOR semble influencé ici par les nihilistes russes, tels Netchaïev ou Bakounine pour lesquels le peuple
peut être asservi encore davantage, instrumentalisé, puisqu'il s'agit de préparer un avenir meilleur.
Poétique de l'innocence 95
SALOMON
incarnation et le bonheur qui lui est inhérent sont immédiats. La rupture de Camus avec le
communisme est peut-être le refus de cette conception d'un bonheur toujours projeté dans un
avenir lointain, bonheur futur qui, en outre, justifie la violence et le meurtre – on reconnaît les
thèmes de L'Homme révolté. Le communisme sécularise l'espoir d'un épanouissement
éternellement différé. Camus se bat pour un bonheur hic et nunc, malgré (ou avec) les
inégalités sociales et les zones d'ombre de la conscience. Ce qui intéresse Camus, dans la
pièce de Gorki, c'est plus la dignité humaine que la condition ouvrière. Le jeune algérois, sans
se départir d'un authentique souci politique et civique, tente d'accéder à l'universel et à
l'intemporel de la condition humaine. Déjà le théâtre est appréhendé selon les exigences de
l'art tragique qui seront théorisées et exposées dans la conférence d'Athènes en 1955.78
96 Poétique de l'innocence
SALOMON
reprend la figure de Prométhée dans L'Homme révolté pour dénoncer les déviances possibles
de ceux qui luttent contre les tyrannies pour, finalement, se substituer aux tyrans : « Ici
s'achève l'itinéraire surprenant de Prométhée. Clamant sa haine des dieux et son amour de
l'homme, il se détourne avec mépris de Zeus et vient vers les mortels pour les mener à l'assaut
du ciel. Mais les hommes sont faibles ou lâches ; il faut les organiser. Ils aiment le plaisir et
le bonheur immédiat ; il faut leur apprendre à refuser, pour se grandir, le miel des jours.
Ainsi, Prométhée, à son tour devient un maître qui enseigne d'abord et commande ensuite. La
lutte se prolonge encore et devient épuisante. Les hommes doutent d'aborder à la cité du
soleil et si cette cité existe. Il faut les sauver d'eux-mêmes. Le héros leur dit alors qu'il connaît
la cité, et qu'il est le seul à la connaître. Ceux qui en doutent seront jetés au désert, cloués à
un rocher, offerts en pâture aux oiseaux cruels. Les autres marcheront désormais dans les
ténèbres, derrière le maître pensif et solitaire. Prométhée, seul, est devenu dieu et règne sur la
solitude des hommes. Mais de Zeus, il n'a conquis que la solitude et la cruauté ; il n'est plus
Prométhée, il est César. Le vrai, l'éternel Prométhée a pris la figure d'une de ses victimes. Le
même cri, venu du fond des âges retentit toujours au fond du désert de Scythie. » (E, 647)
Le choix du Don Juan de Pouchkine peut également être considéré comme une volonté
de dire son opposition à toutes les formes de pouvoir. Camus, on le sait par la lecture des
Carnets, a toujours été fasciné par le mythe de Don Juan. Il semble même qu'il projetait d'en
écrire une version mais aucun document n'a été retrouvé. La pièce de Pouchkine est intitulée
Le Convive de pierre. L'auteur russe met donc l'accent sur le commandeur alors que Camus
fait du personnage de Don Juan un héros éponyme suggérant ainsi ses préférences. Il ne s'agit
pas pour lui d'un drame moral et édifiant. Le héros exemplifie la révolte tout comme le
commandeur exemplifie la tyrannie. La lecture du chapitre sur le donjuanisme dans Le Mythe
de Sisyphe corrobore cette approche : « Que signifie d'autre ce commandeur de pierre, cette
froide statue mise en branle pour punir le sang et la courage qui ont osé pensé ? Tous les
pouvoirs de la Raison éternelle, de l'ordre, de la morale universelle, toute la grandeur
étrangère d'un Dieu accessible à la colère, se résument en lui. Cette pièce gigantesque et sans
âme symbolise seulement les puissances que pour toujours Don Juan a niées. » (E, 156) Don
Juan possède des qualités essentielles pour Camus : la gaieté, le sens du bonheur immédiat,
l'honneur humain : « À la colère divine, il n'a qu'une réponse et c'est l'honneur humain. » (E,
153) Dans son essai philosophique, il donne la parole au héros, en homme de théâtre, il fait
Poétique de l'innocence 97
SALOMON
80
Évangile selon saint Matthieu, 13-15
98 Poétique de l'innocence
SALOMON
l'Évangile, le plus important est de fêter ce retour qui suppose également la victoire de l'ordre
patriarcal sur les désordres filiaux. Ce que le père célèbre, c'est la défaite du désir de liberté
du fils, l'impasse du chemin choisi par le puîné. Gide ne se satisfait pas de ce chant de victoire
de l'ordre contre le désordre et met en scène un troisième frère. Dans la voix du plus jeune
résonnent les accents lyriques et passionnés des Nourritures terrestres qui ont marqué la
sensibilité du jeune Camus. Dans une scène entre le prodigue et le plus jeune des trois frères,
celui-ci rêve des rêves éveillés, voit d'autres royaumes et des terres sans roi. Comme le
narrateur parlant au jeune Nathanaël, le jeune frère chante la soif d'une grenade sauvage et
amère, désire les chemins du désert qui avivent cette soif. Il veut partir à son tour et demande
à son frère de partir avec lui. Et le prodigue de répondre : « Laisse-moi ! Laisse-moi ! je reste
à consoler notre mère. Sans moi tu seras plus vaillant. Il est temps à présent. Le ciel pâlit.
Pars sans bruit. Allons ! embrasse-moi, mon jeune frère : tu emportes tous mes espoirs. Sois
fort ; oublie-nous ; oublie-moi. Puisses-tu ne pas revenir… »81 La clausule inattendue de ce
poème « provoqua de vives réactions tant de Francis Jammes que de Charles-Louis Philippe
et peut-être aussi de Paul Claudel, bien qu'enveloppées, de ce côté-ci, dans d'indulgentes et
précautionneuses formules. »82 Ce qui déplut, c'est le non-respect du texte évangélique et le
mauvais traitement subi par le prodigue qui devient, dans l'œuvre de Gide, un lâche alors que,
écrit Jammes dans une lettre au poète : « Il était autre, celui-là dont N.-S. nous parle. Ce
n'était point un être sans volonté. ″Il faisait sa force de la conscience de sa faiblesse.″ »83
Gide et Camus, choisissant cette œuvre, refusent cette philosophie de la faiblesse et de la
soumission, cette morale du renoncement qui caractérisent les évangiles. En se perdant dans le
désert, on trouve le goût de la vérité et de la lucidité dans un appétit pour les plaisirs
immédiats. Ce chemin suppose de l'orgueil mais cet orgueil vaut plus que la soumission à
l'autorité. C'est la position revendiquée par Camus dans le choix des œuvres dramatiques
représentées. Toujours le refus de toute tyrannie et la foi dans l'homme, dans son libre-arbitre
et dans son aptitude au bonheur incarné. C'est aussi ce qu'il revendique, dans Le Mythe de
Sisyphe, quand il écrit : « Le spectacle de l'orgueil humain est inégalable. Toutes les
dépréciations n'y feront rien. Cette discipline que l'esprit se dicte à lui-même, cette volonté
81
André GIDE, Le Retour de l'enfant prodigue, Romans, récits et soties, œuvres lyriques, NRF, Bibliothèque de
la Pléiade, 1958, p.491
82
C'est ce que dit Jean-Jacques THIERRY dans son introduction à la pièce lyrique dans l'édition déjà citée, p.1539
83
Ibid.
Poétique de l'innocence 99
SALOMON
84
Cette pièce est montée par la troupe du Théâtre de l'Équipe en juin 1938, d'après COPEAU et CROUÉ.
85
DOSTOÏEVSKI, Les Frères Karamazov, Folio classique, pp.808-809
l'influence dans un texte intitulé « Copeau, seul maître ».86 Camus admire le refus de la
soumission de l'art dramatique à la loi de l'argent et aux attentes de la bourgeoisie. Il apprécie
également le respect du texte qui suppose de l'humilité chez l'acteur et le metteur en scène. Il
estime le souci de susciter dans le public une harmonie : « Copeau plaçait avant toute chose
le texte, le style, la beauté ; il prétendait en même temps qu'une œuvre dramatique devait
réunir, et non diviser, dans une même émotion ou un même rire les spectateurs présents. » (E,
1699) Cette allégeance à Copeau rappelle le respect du public dont Camus a toujours fait
preuve, cette volonté de l'émouvoir en lui donnant à voir et à entendre des pièces qui, le plus
souvent, mêlent la dimension politique et les implications existentielles sans jamais faire de
concessions aux exigences de la beauté qui seules permettent d'accéder à l'universel. Pour
inaugurer le nouveau théâtre, Camus rédige un manifeste intitulé « Pour un Théâtre jeune »87
qui paraît dans la revue « Rivages » créée par Charlot, de Fréminville, Clot, Heurgon, Hytier.
En exergue, Camus choisit une citation de Copeau : « De théâtres, dont le mot d'ordre est
travail, recherche, audace, on peut dire qu'ils n'ont pas été fondés pour prospérer mais pour
durer sans s'asservir. »88 Jeunesse et liberté sont les deux valeurs dominantes de ce court
manifeste. La rupture récente avec le communisme donne une plus grande liberté au jeune
artiste tant dans le choix des thèmes que dans celui des œuvres. Ainsi il renoue avec l'essentiel
de l'art dramatique : « Le Théâtre de l'Équipe […] demandera aux œuvres la vérité et la
simplicité, la violence dans les sentiments et la cruauté dans l'action. »89 L'Art poétique
d'Aristote est donc réactualisé. Cette réconciliation avec la civilisation attique explique le
choix d'une partie du répertoire. Le Théâtre de l'Équipe désire « se tourner vers les époques
où l'amour de la vie se mêlait au désespoir de vivre : la Grèce antique (Eschyle,
Aristophane), l'Angleterre élizabéthaine [sic] (Forster, Marlowe, Shakespeare), l'Espagne
(Fernando de Rojas, Calderón, Cervantès), l'Amérique (Faulkner, Caldwell), notre littérature
contemporaine (Claudel, Malraux). »90 Cet appétit d'action, de création, de représentations
rappelle celui de Don Juan pour les femmes ou pour la connaissance. Il ne coïncide pas avec
une recherche de la gloire ou de reconnaissance puisque la plupart des interventions ne sont
pas individuellement revendiquées mais insérées dans une action collective. Le manifeste met
86
Ce texte dont on ignore la date est publié dans TRN, pp.1699-1700
87
Le texte est publié intégralement dans la revue d'histoire du théâtre, op.cit., pp.346-347
88
Ibid.
89
Ibid.
90
Ibid.
également l'accent sur les aspects techniques rappelant que « le théâtre est un art de chair qui
donne à des corps vibrants le soin de traduire ses leçons, un art en même temps grossier et
subtil, une entente exceptionnelle des mouvements de la voix et des lumières. »91 Le théâtre de
Copeau a le souci de s'émanciper des contraintes du théâtre traditionnel. Il permet d'affirmer
un désir de liberté par rapport à toutes les règles considérées comme stérilisantes et
avilissantes.
L'analyse du répertoire et le double choix de Piscator puis de Copeau illustrent
l'évolution de Camus, d'un engagement purement politique vers un questionnement existentiel
plus personnel et plus libre. Cependant, un thème récurrent permet de lier les thèmes
dramaturgiques et les choix de mise en scène, il s'agit du refus de toutes les figures d'autorité.
91
Ibid.
92
Lettre citée par Jean NÉGRONI dans son article « Albert Camus et le Théâtre de l'Équipe », op.cit. p.345
93
Ibid.
accord avec sa doctrine politique qu'il croyait être le communisme… »94 Dans son
introduction à la pièce dans l'édition de la Pléiade, Roger Quilliot écrit : « s'il est malaisé de
fixer la part de Camus dans cet ″essai de création collective″ (pour sa part, il n'avait qu'une
certitude, celle d'avoir rédigé les chœurs. Personnellement, j'incline à penser que
l'introduction, la scène III de l'acte IV sont aussi de sa main), en revanche les objectifs sont
clairement définis par les coauteurs. » (TRN, 1852-1853) Jacqueline Lévi-Valensi est plus
précise encore : « en dehors des textes de radio, de la scène de l'interrogatoire (acte IV), et
celle du Conseil des Ministres, presque tout le reste serait de Camus, notamment les scènes 2
et 3 de l'acte I ; 1, 2 et 3 de l'acte II. »95 Dans sa thèse, Gay-Crosier rapporte un échange
verbal entre de Fréminville et Camus. Le premier demande à son ami : « Enfin, cette Révolte
dans les Asturies, Charlot vient de la publier sans aucun nom d'auteur. Or il suffit d'en lire
deux lignes pour reconnaître non seulement ton style, mais jusqu'à ta façon de parler.
Pourquoi cette coquetterie de l'anonymat ? » Et Camus de répondre : « Quelle coquetterie ?
Nous nous sommes mis à plusieurs pour écrire Révolte dans les Asturies. (Un silence. ) Après
tout, il serait peut-être temps de revenir à la supériorité de l'œuvre sur l'artisan. »96
L'anonymat est donc explicitement revendiqué comme une position idéologique précise.
L'effacement de la personnalité du créateur s'inscrit dans une ère collectiviste qui met à
distance l'individualisme. En outre, la pièce doit posséder une valeur intrinsèque qu'une
signature d'artiste viendrait modifier ou ombrager : l'art est aux mains de tous et au service de
tous. Nous sommes au cœur du théâtre politique. Le thème choisi par la jeune troupe s'inscrit
en effet dans la mouvance communiste : en octobre 1934, à l'aube de la guerre civile, dans les
Asturies, des mineurs se soulèvent et mettent en place un Gouvernement provisoire. La
révolte est sévèrement réprimée par le pouvoir qui fait appel aux troupes marocaines et à la
légion étrangère. Jacqueline Lévi-Valensi a découvert que la pièce s'inspire d'un article intitulé
« Oviedo, la honte du gouvernement espagnol », écrit par André Ribard et publié en
novembre 34 dans un numéro spécial consacré à l'Espagne de Monde, la revue d'Henri
Barbusse. Certains détails comme le dynamitage du mur proviennent de cet article.
Lévi-Valensi cite le passage de l'article de Ribard qui aurait servi de support à l'écriture de la
scène 1 de l'acte II : « Pour forcer ces murs inexpugnables qui ont résisté à huit jours de siège,
94
Ibid.
95
J. LÉVI-VALENSI, « L'engagement culturel », RLM n° 5, p.105
96
FRÉMINVILLE, article dans Simoun, n° 31, 1960, p.55
97
LÉVI-VALENSI, op.cit., p.92
98
Un sergent s'adresse au prisonnier dans l'acte IV : « Encore un anarchiste… Eh bien, tu vois ce que ça t'a
rapporté, couillon ! Tu pouvais pas rester tranquille. Enfin, maintenant… (Des curieux s'attroupent
graduellement. ) Tu veux une cigarette avant qu'ils t'expédient ou un verre de vin ? », (TRN, 434)
dans les Asturies est une pièce politique qui s'inscrit dans la mouvance communiste. Dans ce
même contexte, le metteur en scène devait faire preuve d'innovation tant pour revendiquer le
goût pour la liberté que dans un souci d'efficacité. La révolution politique suppose donc une
audace chez l'artiste. Cette liberté donnée aux acteurs est à rapprocher de l'engagement
politique et de l'élaboration collective. Tous participent à la création. Chaque acteur apporte la
légitimité de son implication. Ce théâtre est un théâtre libre, impliqué et vivant. Comme la
vie, il véhicule la force de l'engagement, l'authenticité d'une voix unique et la réalité de la
précarité ontologique. C'est pourquoi le théâtre doit être représenté sur scène, il doit être joué,
vu, entendu. Camus écrit, dans la préface à l'édition livresque : « Le théâtre ne s'écrit pas, ou
c'est alors un pis-aller. » (TRN, 399) Et plus loin de préciser : « Mais que le lecteur ne juge
pas. Qu'il s'attache plutôt à traduire en formes, en mouvements et en lumière ce qui n'est ici
que suggéré. À ce prix seulement, il remettra à sa vraie place cet essai. » (Ibid.) Les
didascalies inaugurales donnent également de précieux renseignements sur l'innovation en
matière de mise en scène. Ces indications scéniques sont très vraisemblablement écrites par
Camus. On lit : « Le décor entoure et presse le spectateur, le contraint d'entrer dans une
action que des préjugés classiques lui feraient voir de l'extérieur.99 Il n'est pas devant la
capitale des Asturies mais dans Oviedo, et tout tourne autour de lui qui demeure le centre de
la tragédie. Le décor est conçu pour l'empêcher de se défendre. De chaque côté des
spectateurs, deux longues rues d'Oviedo : devant eux une place publique sur laquelle donne
une taverne vue en coupe. Au milieu de la salle, la table du Conseil des ministres surmontée
d'un gigantesque haut-parleur figurant Radio Barcelone. Et l'action se déroule sur ces divers
plans autour du spectateur contraint de voir et de participer suivant sa géométrie
personnelle. Dans l'idéal, le fauteuil 156 voit les choses autrement que le fauteuil 157. »
(TRN, 401) La mise en scène construite à partir du point idéal appelé « l'œil du roi » est
remplacée par une mise en scène fondée sur le principe de la relativité et de la singularité. Ce
théâtre, proche de la vie, implique le spectateur qui devient le centre de la tension tragique.
Plongé de force dans le décor, il est sommé de participer à l'action et, de ce fait, de prendre
position, de s'engager. Sur la scène se juxtaposent les différents ingrédients de la pièce : les
rues peuplées de la ville, le Conseil des ministres représentant le pouvoir inique, la radio qui
n'est qu'appendice du pouvoir, un organe à la langue muselée, codifiée, orientée. Cette
99
On est à l'opposé du théâtre brechtien.
présence simultanée des différents participants de l'action rappelle la mise en scène des tragi-
comédies de l'époque baroque.100 En ce qui concerne ce que l'on peut appeler, avec
Larthomas, le décor sonore, on observe que la pièce commence par un chant populaire,
interprété, avec grand talent selon son propre jugement, par Bourgeois. Il s'agit d'une copla
dont on a pu penser qu'elle était attribuée à Camus mais qui, vraisemblablement, vient d'un
recueil écrit par un certain Barbès.101 Cette copla donne une couleur locale à la pièce, elle
rappelle l'attachement de Camus à l'Espagne. En outre, elle crée un contraste tragique avec le
message politique et l'issue fatale de l'action. Ce lyrisme liminaire est un axe de la tension
honneur-passion qui est l'une des préoccupations de Camus.
Un théâtre polyphonique
Cette pièce collective fait entendre plusieurs voix qui s'entremêlent. Jamais un
personnage n'est désigné comme porteur de la bonne parole, comme détenteur d'une vérité
unilatérale. Le spectateur est appelé à voir, à entendre et à participer en se forgeant
éventuellement son propre jugement. Camus et ses amis ne nous permettent pas de distinguer
aisément quelle est la bonne position, la bonne attitude face aux abus d'un pouvoir inique. Car
si la révolte des mineurs semble parfaitement légitime, la violence de cette révolte les
rapproche de ce pouvoir qu'ils contestent. La cause est juste mais le choix des moyens pose
problème. Ce paradoxe est développé dans L'Homme révolté. Ainsi, ce théâtre donne à
entendre les voix des uns et des autres en concomitance. Le monde est une juxtaposition de
voix et d'actions, le théâtre peut, constitutivement restituer cette simultanéité vocalique.
100
Peut-être y a-t-il une relation entre cette mise en scène et le désir de Bourgeois de s'inspirer de Fuenteovejuna
de Lope de Vega. Cf. LOTTMAN, op.cit., p.115
101
GAY-CROZIER raconte que l'on avait attribué à Camus la parution d'un recueil de 333 coplas précédées d'une
préface qui en expliquait l'origine et l'identité profonde. Or, il s'est avéré, par témoignage direct, que ces
coplas ont été traduites par M. Barbès. En revanche, le groupe Albert Camus, Max-Pol Fouchet, Claude de
Fréminville, tous réunis autour de Charlot, fréquentaient M. Barbès qui leur a certainement fait partager ses
recherches sur les chants populaires espagnols. Celles-ci devaient être publiées chez Charlot, sans nom
d'auteur, conformément à la tradition des coplas, mais Charlot eut des problèmes familiaux qui entravèrent la
réalisation du projet. C'est donc Camus et Fréminville qui entreprirent avec de très faibles moyens d'éditer ces
petits poèmes populaires espagnols. C'est ainsi que serait née la maison d'édition CAFRE (Camus –
Fréminville). Cette anecdote présente deux intérêts : elle prouve l'hispanophilie de Camus et indique la source
de la copla qui ouvre la pièce. Pour les références de l'article de GAY-CROZIER, voir RLM 7, « Une fausse
attribution. Petite clef pour Révolte dans les Asturies », pp.71 à 76
102
LARTHOMAS, Le Langage dramatique, Quadrige, PUF, 1980, p.108
103
Ibid.
104
C'était déjà le cas dans la représentation du Temps du Mépris lorsque Marie Dobrenn criait, depuis la salle :
« Vladimir Ilitch a profondément aimé le peuple ».
Dieu. » (TRN, 402), il semble bien qu'elle s'exprime comme une oranaise influencée par la
langue espagnole puisque l'expression « vaya con Dios » est plus courante en espagnol qu'en
français. Après la première scène qui est comme une plongée dans l'univers du peuple, la
scène suivante individualise les personnages. On voit apparaître Pèpe, le jeune coiffeur qui a
une relation amoureuse avec Pilar, la tenancière du bar, femme plus âgée évoquant une figure
maternelle. Apparaissent également le vieil idiot appelé « le vieux » ou « le père éternel », les
bourgeois du village, le pharmacien et l'épicier qui sont du côté des possédants. Une radio
diffuse les informations relatives aux élections.
Les « bourgeois » ont une langue qui véhicule des clichés.105 Ils ont une vision figée de
la société et n'ont qu'un seul désir, c'est que rien ne change : « L'ordre… enfin l'ordre … enfin
la discipline » (TRN, 408) dit l'épicier avec un réel manque d'imagination dans le domaine
lexical et une lenteur de la pensée suggérée par la réitération des points de suspension. Le
pharmacien donne son avis sur la place des femmes dans la société : « C'est comme ces
femmes qu'on fait voter. Leur place est à la maison à raccommoder les chaussettes de leur
mari. Ah ! le monde a bien changé. » (TRN, 407) L'épicier présente le souvenir qu'il a de sa
soumission à son père comme une valeur positive : « Moi, jusqu'à l'âge de 25 ans, quand
j'allais voter, mon père m'accompagnait et m'indiquait le bon candidat, et comme ça, au
moins, il y avait des traditions qui ne se perdaient pas. » (Ibid.) On sent, dans ces deux
répliques, un excès qui marque la distance ironique et critique du dramaturge.106 Pèpe, lui,
exprime, dans un langage simple et direct, son refus de ce monde sénescent : « Tu me
dégoûtes » (Ibid.) dit-il à l'épicier et de justifier, à l'intention du pharmacien, sa condamnation
par un propos péremptoire : « […] c'est parce qu'il est gros. C'est aussi parce qu'il est bête. »
(Ibid.) Le dramaturge ne fait pas l'économie d'une certaine grossièreté qu'il met dans la
bouche du jeune coiffeur qui se montre provocateur à l'égard de l'épicier pour qui il n'éprouve
105
Nous sommes ici dans une vision archétypale de la société divisée en tranches sociales clairement identifiée et
dont les référents socio-culturels ne varient guère. Le pharmacien et l'épicier représentent l'ordre bourgeois,
les ouvriers sont des révoltés.
106
Il est intéressant de noter par ailleurs que les bourgeois n'ont pas l'exclusivité de l'expression figée, miroir
d'une pensée sclérosée. Les mineurs eux aussi tiennent des propos qui prouvent un cloisonnement rigide dans
leur conception de la société. C'est le cas par exemple de Santiago qui, dans la scène 1 de l'acte II, dit à Pilar
quand celle-ci annonce, de façon prémonitoire, la peine de ceux qui restent et qui portent le deuil de l'espoir et
de la disparition des êtres chers : « Oui, mais je vais te dire une bonne chose : chez moi, quand les femmes
pleurent, elles pleurent seules. » Pour contrer ce jugement ségrégatif caractéristique d'une société machiste,
Camus met dans la bouche de la femme une réplique dans laquelle elle tient tête, refusant par là même cette
société fermée : « Et l'amour, elles le font seules ? »
que du mépris : « Et c'est comme ça que tu es aussi con. » (Ibid.) Le même poursuit ses
injures en le traitant d'« ordure » avant d'exprimer son désir de rejoindre les mineurs en grève
expliquant à Pilar qu'il est temps pour lui de partir parce qu'« il y a trop longtemps que ça
dure. Il fallait que ça crève. » (TRN, 409) L'acte II est consacré à la préparation de
l'insurrection. Le décor représente, toujours dans les rues d'Oviedo, les mineurs « assis un peu
partout » en train de « casser la croûte. Un d'eux debout boit à la régalade. » (TRN, 411) Là
encore, on constate le souci d'authenticité dans la restitution du cadre jusqu'au détail de cette
façon particulière qu'ont les Espagnols de boire.
LA VOIX DU POUVOIR
Le pouvoir s'exprime, dans la pièce, par l'intermédiaire d'une radio présente sur le
plateau dès la première scène. Les exégètes attribuent à Poignant la rédaction des
communiqués radiophoniques. Ces messages ont au moins deux fonctions. Ils ont une
fonction dramatique : ils permettent aux personnages et aux spectateurs de prendre
connaissance de l'évolution des événements. Ils permettent également une critique virulente
d'un certain système médiatique au service du pouvoir en place. La voix radiophonique
véhicule une vision partielle et partiale de l'Espagne qu'elle présente comme une vérité
absolue. Ainsi la victoire des partis de droite est annoncée comme une confirmation des
prévisions de « TOUS LES ESPAGNOLS SINCÈRES ». (TRN, 409)107 Ceux qui ont pu oser penser
différemment sont donc considérés comme hypocrites, menteurs, dissimulateurs, fourbes. La
politique des partis de droite est qualifiée de « PONDÉRÉE, SAGE ET DÉMOCRATIQUE », (Ibid.) celle
des partis de gauche est « EXTRÉMISTE » et « NÉFASTE ». (Ibid.) Ici aussi la langue véhicule des
formules stéréotypées qui montrent l'archaïsme de la pensée : « […] L'ESPAGNE ENTIÈRE DONNE LA
GARANTIE QUE NOTRE GRANDE TRADITION CIVILISATRICE, DÉMOCRATIQUE ET SOCIALE CONTINUERA À FLEURIR. »
(TRN, 410) Même si ces messages ont été écrits par Poignant, ils ne peuvent pas ne pas
évoquer Le Manifeste du Conformisme.108 On trouve dans l'un et l'autre texte la même critique
sous-jacente d'un discours étroit et figé. La dimension ironique peut être identifiée, dans les
deux cas, par le contexte non ambigu : un journal de gauche et une troupe d'obédience
communiste. Ainsi l'usage d'adjectifs laudatifs et les constructions canoniques en rythme
107
La voix radiophonique se distingue, dans la version publiée, par le choix des majuscules. Cela permet de
repérer dans le texte très aisément les propos médiatiques.
108
Cf. chapitre « Entre satire et ironie ».
ternaire apparaissent de façon systématique et outrée : « DON ALEXANDRE LEROUX, RECEVEZ AU NOM
DE L'ESPAGNE RÉELLE ET AU NOM DE TOUS LES VRAIS ESPAGNOLS, L'HOMMAGE DE NOTRE CONFIANCE, DE NOTRE
RECONNAISSANCE ET DE NOTRE ADMIRATION. » (Ibid.) Les concepts ineptes d'« Espagne réelle » et de
« vrais Espagnols » dévoilent l'ironie du discours, c'est-à-dire la double voix, celle qui
transmet le message et qui est à comprendre au premier degré et celle qui écrit le texte, celle
du créateur qui, par les outrances et les imprécisions sémantiques, discrédite l'ensemble du
discours. Ce sont les procédés que Camus a très largement utilisés dans le journalisme
satirique.
Les hommes du peuple, les commerçants, les mineurs emploient tous un langage
stéréotypé et figé. Chacun apparaît enfermé dans un discours prédéterminé, constitutif de sa
condition sociale. D'autres, comme Sanchez, le chef des insurgés préfère l'action à la parole et
n'hésite pas à mettre un terme aux discussions : « Assez causé » (TRN, 412) dit-il à ses
hommes quand ceux-ci parlent trop. Il s'agit de savoir s'il est possible de parler une langue
nouvelle, unique, authentique, une langue qui ne serait pas le miroir d'une condition sociale ni
l'expression des beaux mensonges fleuris de médias corrompus. Pilar, le vieux et Alonso
parlent, de façon sporadique cette langue tour à tour unique, vraie, incisive, visionnaire.
qu'il est un autre amour que celui, rigide, implacable et plein de sang pour la Révolution : « À
certaines heures, pourtant, je me demande si l'amour n'est pas autre chose, s'il peut cesser
d'être un monologue, et s'il n'y a pas une réponse quelquefois. J'imagine cela vois-tu : le
soleil brille, les têtes se courbent doucement, le cœur quitte sa fierté, les bras s'ouvrent. Ah !
Yanek, si l'on pouvait oublier, ne fût-ce qu'une heure, l'atroce misère de ce monde et se laisser
aller enfin. Une seule petite heure d'égoïsme, peux-tu penser à cela ? » (TRN, 351) Mais
Dora n'est pas que « tendresse et égoïsme »,109 elle est aussi, comme Cassandre dans La
guerre de Troie n'aura pas lieu de Giraudoux, une femme qui pressent l'avenir.110 Elle sait que
des hommes vont mourir, elle sait qu'elle va perdre son amant et dit aux hommes, au moment
des ultimes préparatifs pour la Révolution : « […] c'est pas ceux qui s'en vont, les plus
malheureux, c'est ceux qui restent. » (TRN, 411) Et Pèpe, qui ne voulait rien entendre, tout
entier tendu vers ce besoin d'action, de se rappeler les propos de Pilar. Devenu voix sans
corps, il parle d'outre-tombe : « Je suis Pèpe, et Pilar me disait souvent : ″Les plus
malheureux, c'est pas ceux qui s'en vont, mais c'est ceux qui restent. ″ Peut-être que j'aurais
aimé rester. Parce qu'il y a le soleil et les fleurs du jardin sur la place, et puis aussi Pilar-
mais d'elle je ne peux rien dire. J'aimais les bals de quartiers et on me disait : ″Pèpe, tu n'es
pas sérieux. ″ » (TRN, 437)111 « Le soleil et les fleurs » rappellent le désir ardent de Dora de
faire coïncider le bonheur personnel et les éléments naturels.
Une autre voix semble s'éloigner de tout déterminisme et échapper au conformisme
social et idéologique, c'est celle d'Alonso. La scène 3 de l'acte II est construite comme une
musique polyphonique qui fait entendre plusieurs voix en même temps. Mais ces voix ne
chantent pas à l'unisson. L'un est celle de la radio qui diffuse des messages annonçant les
victoires des révolutionnaires, victoires pleines de violence et de sang. L'autre est celle
d'Alonso, l'un des révolutionnaires qui évoque, dans une langue lyrique, les souvenirs
109
Dans la même scène, Dora demande à Kaliayev : «M'aimes-tu dans la solitude, avec tendresse, avec
égoïsme ? » (TRN, 352)
110
La Guerre de Troie n'aura pas lieu a été représentée pour la première fois à Paris le 21 novembre 1935 et
publiée la même année.
111
En effet, Camus a osé donner la parole à ceux qui sont morts au combat. Chacun des protagonistes s'exprime à
tour de rôle. Chacun n'est devenu qu'une voix. La mission de l'artiste est de donner un écho à ces voix, de
permettre le souvenir, d'éloigner l'oubli. L'oubli, c'est l'absurde. La neige qui recouvre les corps est une figure
du néant. « La neige » avait été un des titres envisagés pour la pièce. Neige qui exemplifie l'oubli et l'absurde
et qui clôt la pièce : « Qui se souviendra » dit une voix . « Bientôt les neiges » dit une autre voix. La dernière
réplique nous ramène au monde des vivants : une femme constate l'arrivée du froid, un homme lui répond :
« Oui, bientôt les premières neiges. » Par ce propos qui annonce l'oubli, le monde des vivant fait écho au
monde des morts. Mais l'art restitue les voix des uns et des autres, permettant ainsi de contrer l'oubli prédit.
d'ivresse liée à une fusion avec les éléments. On peut imaginer que ces deux voix sont
énoncées tour à tour. On peut également imaginer une mise en scène qui fait se mêler ces
deux voix antagonistes, créant ainsi une cacophonie insupportable.112 Ces voix s'opposent et se
répondent et se dénoncent. Lorsque la radio annonce : « LE COUVENT DES PÈRES DU CARMEL A ÉTÉ
ASSIÉGÉ. LE SUPÉRIEUR. LE R. PÈRE EUFRASIO DEL NIÑO JESUS, QUI EN S'ÉCHAPPANT S'ÉTAIT DÉMIS LA HANCHE
ET AVAIT ÉTÉ TRANSPORTÉ À L'HÔPITAL PAR DES ÂMES CHARITABLES, A ÉTÉ ARRACHÉ DE SON LIT ET FUSILLÉ
PAR DES RÉVOLUTIONNAIRES. » (TRN, 417), Alonso raconte : « Quand j'avais fini je disais : c'est
pour dire. Alors bien sûr : Notre père qui êtes aux cieux, que votre règne arrive, que votre
volonté soit faite sur la terre comme aux cieux. » (Ibid.) Cette coïncidence des voix suggère
l'absurde. La violence des révolutionnaires est discréditée par ses excès. Poursuivant une
finalité de justice et d'équité, elle inaugure son règne par des actes de violence. Alonso chante
un monde d'osmose avec la nature dans une tonalité lyrique proche de Noces.113 Il est un
visionnaire fou, comme le vieux Janet qui « déparle » dans Colline de Giono.114 Sa voix fait
renaître le monde oublié d'un passé originel mythique. Porcuna devient le support d'un
imaginaire lyrique, un lieu de fusion avec les éléments. Alonso possède la magie du Verbe
poétique qui fait surgir du néant un monde d'odeurs et de couleurs. Sa parole fait appel à
l'invention visionnaire : « Alors t'as bien vu les chaînes de piments autour des fenêtres et les
112
Il faut rappeler cependant que la pièce n'a jamais été jouée. Aucune mise en scène n'a donc été réalisée. En
outre, cette scène a été ajoutée par Camus pour la version éditée. LOTTMAN raconte dans quelles circonstances :
« Camus et Bourgeois se rencontrèrent dans un café et, en dix minutes, Camus ajouta au texte, sous l'œil
admiratif de Bourgeois, ce qu'il appelait la poésie, en particulier les réminiscences et fantasmes sans suite
d'Alonso au second acte. Bourgeois supposa que Camus avait subi l'influence des îles Baléares, berceau de sa
famille maternelle, de même que lui, Bourgeois, avait fourni le nom de Porcuna qui n'avait rien à voir avec les
Asturies ; c'était tout simplement un village andalou qui l'avait séduit, avec sa calle Carlos-Marx et ses
villageois en pantalon blanc et grand chapeau. » op.cit., p.118
113
La création de Révolte dans les Asturies date du début de l'année 1936. Roger Quilliot précise : « Signalons
encore que […] la rédaction en était terminée avant Pâques 1936, puisque c'est peu avant les vacances de
Pâques qu'elle aurait dû être représentée ; et qu'elle fut publiée peu après, à quelques centaines d'exemplaires,
par Charlot. Un extrait de la pièce fut joué en 1937 sous le titre Espagne 1934. » (TRN, 1853) Louis FAUCON,
dans sa présentation de Noces tente d'élucider les problèmes de date de création. En effet, Camus, dans la
préface de l'édition de 1945, date la rédaction de certains textes du recueil de 1936 et 1937. L'exégète, quant à
lui, pense que la création est légèrement postérieure. Elle daterait des années 1937 et 1938. Quoiqu'il en soit,
une communauté d'inspiration est à l'œuvre dans les deux textes.
114
Le roman de GIONO, Colline, est publié en 1929. Il met en scène un vieil homme, Janet, touché par la paralysie
et qui va mourir. Couché près de l'âtre, il mange, boit, chique et parle. Quand sa voix véhicule ses
hallucinations, ses proches disent qu'il « déparle ». Janet est un visionnaire et sa vieille bouche usée et
édentée laisse passer des paroles obscures. Giono écrit : « Et il parle. Sans arrêt, comme une fontaine ;
comme une de ces fontaines où débouchent les longs ruisseaux souterrains qui viennent du fin fond de la
montagne », Colline, Romans et essais, Livre de Poche, Classiques modernes, 1992, p.52 Mais les visions de
Janet sont plutôt inquiétantes, alors que celles d'Alonso sont remplies de soleil et de bonheur simple et
innocent.
tomates qui sèchent sur le toit. » (TRN, 416) La vue laisse place aux sensations du corps. Le
Verbe semble s'incarner dans la matière, prendre vie dans les mouvements d'un lézard qui
s'enfuit, dans les mains écorchées de l'enfant qui tente de le rattraper dans les pierres sèches.
Puis les odeurs, dans ce monde totalement aride, s'imposent, plus enivrantes que n'importe
quelle autre sensation ou n'importe quelle autre vision : « Alors j'allais sur les petites
montagnes. » (TRN, 417) On a l'impression d'entendre une version méditerranéenne des
Illuminations de Rimbaud mais aussi, bien sûr, certaines pages de Noces. L'odeur des
absinthes évoquée par Alonso évoque l'incipit de « Noces à Tipasa » : «Au printemps, Tipasa
est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer
cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros
bouillons dans les amas de pierres. » (E, 55)115 Le révolutionnaire visionnaire dans son cri fait
naître ce monde minéral plein de soleil et d'odeurs : « Pas un arbre, pas un arbre. Avec la
chaleur qui écorche la gorge, et l'odeur des absinthes qui vous donne l'envie. » (TRN, 417)
Dans « Noces à Tipasa » Camus évoque de façon identique les effets de la chaleur au plus
intime du corps : « L'odeur volumineuse des plantes aromatiques racle la gorge et suffoque
dans la chaleur énorme. » (E, 55) Cependant, dans les répliques d'Alonso une présence est
réitérée, absente de Noces mais effective dans L'Envers et l'Endroit et dans les Carnets116 de
ces années-là, c'est la mère. Alonso, à la fin de chaque réplique retranscrit la parole de la
mère : « Ma mère y me disait : Au revoir et merci […] », « Alonso, y me disait ma mère,
laisse les lézards, c'est le bien du bon dieu… ». (TRN, 416) Dans cette évocation lapidaire
d'un monde idyllique, la mère et le fils communiquent puisqu'Alonso suggère, sans les
retranscrire, ses propres paroles à sa mère : « Mais moi, avant de la faire, je lui disais… »
(TRN, 417) Cette mère aimante, attentive, fidèle à un dieu dont elle n'imagine pas de remettre
en question l'existence, fait pendant, dans la pièce, au personnage de Pilar. Mais dans les deux
cas, la figure maternelle est mise à distance. Pilar est avant tout une femme plus âgée et non
pas une véritable mère. La mère d'Alonso n'existe que dans le souvenir de son fils et ses
paroles ne sont entendues qu'à travers la mémoire et la voix d'Alonso.
115
E, p.55
116
La façon dont Alonso évoque sa mère rappelle ce qu'écrit Camus dans ses Carnets, en mai 1935 : « Dans ce
cas particulier, le sentiment bizarre que le fils porte à sa mère constitue toute sa sensibilité. Les
manifestations de cette sensibilité dans les domaines les plus divers s'expliquent suffisamment par le souvenir
latent, matériel de son enfance (une glu qui s'accroche à l'âme). » L'éditeur note en bas de page : « Ce texte
où apparaît le thème de la mère […] est sans doute la première formulation de l'essai intitulé Entre oui et non
dans L'Envers et l'Endroit. » (C I, 15)
VOIX ANTAGONISTES
La gageure camusienne consiste à faire entendre, dans un même temps, les voix
antagonistes, celles qui appellent à l'amour et celles qui appellent à l'action, celles qui
expriment un désir d'épanouissement personnel et celles qui aspirent à l'honneur dans la lutte
pour le bien collectif. La vérité n'est ni dans l'amour ni dans la justice, mais dans l'immobilité
d'une tension dialectique irréductible.117 Dans « Retour à Tipasa », Camus écrit : « À l'heure
où j'écris que puis-je désirer d'autre que de ne rien exclure et d'apprendre à tresser de fil
blanc et de fil noir une même corde tendue à se rompre ? […] Il y a ainsi une volonté de vivre
sans rien refuser de la vie qui est la vertu que j'honore le plus de ce monde. […] J'aimerais,
justement ne rien éluder et garder exacte une double mémoire. Oui, il y a la beauté et il y a
les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l'entreprise, je voudrais n'être jamais
infidèle ni à l'une ni à l'autre. » (E, 874-875)
À la différence des adaptations, la création collective Révolte dans les Asturies, au-
delà des aspects archétypaux constitutifs de l'époque, marque l'émergence de figures
dramatiques camusiennes. L'homme, Pèpe ou Kaliayev dans Les Justes, est dans l'action. La
femme, Pilar ou Dora, appelle au bonheur immédiat, à l'amour terrestre, à la tendresse
promise. Révolte dans les Asturies est une pièce politique mais aussi une ébauche du
questionnement sur les aspirations contradictoires qu'il s'agit de concilier. Le théâtre, dans sa
capacité à faire entendre les voix antagonistes, est certainement un lieu privilégié. Et si Camus
le vivait, paradoxalement, comme un lieu d'innocence, c'est peut-être parce qu'il pouvait
légitimement exprimer – en tant que créateur – et expérimenter – en tant qu'acteur – les
aspirations contradictoires de son être.
117
Cf. CLAYTON, « L'impossibilité d'aimer » in RLM 7 p.18-19
POÉTIQUE DE L'ÉDIFICATION
J'appelle « poétique de l'édification », une poétique liée à une foi dichotomique dans
les valeurs tranchées du bien et du mal. L'édification est liée à l'éthique et au désir de
construire une pensée, une œuvre, une cité. Elle repose sur la volonté d'inscrire une voix forte
dans une cité en danger. C'est un appel à la vertu collective, une exhortation à la nécessité du
sacrifice de soi pour le bien de tous.
écriture édifiante dans la mesure où elle tend vers la restauration du bien et l'éloignement des
forces obscures du nazisme. L'édification suppose la construction, l'information et l'élévation.
L'écriture journalistique, telle que la conçoit Camus en 1944, doit favoriser la construction
d'un monde nouveau. Elle informe le public sur les événements, les orientations idéologiques,
la politique intérieure et extérieure. Elle tend à l'exhaustivité et à l'objectivité sans s'interdire
de penser de façon personnelle. Morvan Lebesque écrit : « […] la France eut rarement un
journal comparable au Combat de cette époque pour la tenue, le style, la valeur des
informations et le respect du lecteur. »122 Elle doit permettre l'élévation de l'âme par
l'intelligence du cœur et la compassion. Elle doit aviver le courage de ceux qui luttent,
susciter le désir de s'impliquer chez ceux qui demeurent passifs en rappelant que tout le
monde est concerné. Après la Libération, le journaliste accorde une large place au devoir de
mémoire et de fidélité. Il rappelle les horreurs de ce temps du mépris dans des articles
évoquant la torture, la violence, le mensonge et les hypocrisies, les lâchetés inévitables. La
compassion, la vigilance et l'exigence remplacent la révolte face à l'oppresseur. Le journaliste
rappelle les silences imposés, prudents, stratégiques des résistants, les silences hypocrites et
inacceptables, comme ceux de l'Église. Il fait résonner, dans les mémoires, les voix
chevrotantes des traîtres, celle de Laval et de Pétain. Le temps de la Libération est aussi une
libération de la parole. Lutter, informer, construire, compatir et se révolter sont les défis du
journal.123 Ces actions reposent sur les paroles d'autrui qui sont citées, interprétées,
commentées, agrées, réfutées ou simplement utilisées comme prétexte à des développements
réflexifs. Dans les éditoriaux, on entend les voix d'hommes politiques, de journalistes ou
d'hommes de lettres. Le journaliste édifie un monde nouveau avec les voix des autres qui
forment avec la sienne propre une construction complexe. Se pose également la difficile
question de la légitimité de ces voix puisque ceux qui seraient les plus légitimes pour parler
sont ceux-là même qui sont morts en combattant l'ennemi. La finalité des journalistes de
Combat est de rappeler leur action, comme celle de l'ami Leynaud, mort fusillé. Il s'agit de
122
Morvan LEBESQUE, Camus, Éditions du Seuil 1963, Écrivains de toujours, p.67
123
LOTTMAN écrit : « Au mieux, ce journal clandestin n'était qu'une goutte d'eau dans la mer. Réalisé dans le
danger, avec le risque constant d'être arrêté, emprisonné, torturé ou exécuté, il ne pouvait guère servir qu'à
remonter un peu le moral ; il ne pouvait changer le cours de la guerre. Mais pouvait-il contribuer à
transformer le monde après la guerre ? Car les militants de la Résistance tels que les membres du mouvement
Combat ne visaient pas seulement à débarrasser leur pays des troupes ennemies et d'un gouvernement de
collaboration ; s'ils se sacrifiaient à la France libre, c'était aussi qu'ils espéraient construire une France
meilleure après la Libération. », op.cit., p.319
faire vivre toutes ces voix dans une écriture journalistique dialogique, polyphonique et parfois
polémique, comme c'est le cas dans les articles qui ont opposé Camus à Mauriac dans le
difficile débat sur l'épuration.
124
Dans un des premiers articles du temps de la libération, Camus confie : « Notre désir, d'autant plus profond
qu'il était muet, était de libérer les journaux de l'argent et de leur donner un ton et une vérité qui mettent le
public à la hauteur de ce qu'il y a de meilleur en lui. » (Combat, 160)
125
« Qu'un Aragon pût vivre à Lyon et y recevoir des visiteurs célèbres ou du moins voyants, qu'il pût être édité à
Paris par Gallimard, que Tavernier pût se rendre de Lyon à Paris pour les affaires du CNE (Comité national
des écrivains, groupe de résistance des intellectuels qui comptait des gens influents comme Mauriac et des
gens de la NRF comme Paulhan et Blanzat), tout cela peut sembler assez difficile à comprendre […]. En fait,
la Gestapo laissait largement tranquilles les personnalités les plus en vue ; en un certain sens, cela faisait
partie du marché conclu avec la NRF. Le lieutenant Heller, qui connaissait tous les auteurs français, de
Mauriac à Jouhandeau, et l'ambassadeur de Ribbentrop, Otto Abetz, porte-parole de l'idéologie collaboratrice
à Paris, étaient tous deux réputés pour leur influence ″modératrice″. Si les Allemands s'étaient montrés aussi
durs avec les écrivains français prestigieux qu'avec les citoyens ordinaires et anonymes, il n'aurait pu exister
aucun CNE, la relative liberté dont jouissaient les revues littéraires n'aurait pas été concevable, et un Malraux
n'aurait pas survécu à son engagement. Alors que certains Français — les Juifs en particulier — devaient
traverser la ligne de démarcation pour échapper aux Nazis, un Sartre et une Simone de Beauvoir pouvaient se
faufiler le temps d'un congé, puis s'en revenir comme ils étaient partis. » LOTTMAN, op. cit,. p.296-297
de la Résistance. Il ne participe à aucune lutte armée, ses seules armes sont les mots.126 Le
journaliste a foi dans le pouvoir de sa parole à éveiller les consciences endormies, à faire
naître la révolte, à informer et dénoncer. Utilisant les ressorts de l'art oratoire, il juge le passé
dans des discours judiciaires, il tente de persuader ou de dissuader dans des discours
délibératifs, le plus souvent, il emploie le discours épidictique pour louer et blâmer ou encore
instruire le public. Pendant le temps de l'Occupation, il s'agit essentiellement de fustiger les
actes et les paroles des Nazis et des collaborateurs.
Propagande et vérité
Dans un article de Combat clandestin, de mars 1944, il évoque et analyse les
mécanismes de la propagande mensongère. Après une ouverture aphoristique empreinte
d'amère ironie : « On ne ment jamais inutilement » (Combat, 121), Camus cite, au style direct,
une parole de propagande énoncée par une instance indéfinie : « On dit aux Français : ″Nous
tuons et nous détruisons des bandits qui vous tueraient si nous n'étions par là. Vous n'avez
rien de commun avec eux. ″ » (Combat, 122) Cet énoncé ne peut être parole de vérité ; le
journaliste doit rappeler aux Français qu'il existe une seule France qui se doit d'être unie sans
se laisser subvertir par les paroles insidieuses des « collabos ». Il lance un appel à la solidarité
et à la responsabilité. Dans un souci d'efficacité, il reproduit la voix du Français timoré et
replié sur lui-même : « cela ne me concerne pas » (Ibid.) Camus réitère cette parole, toujours
au style direct, en lui faisant subir des variations dont les finalités sont de désigner et
d'impliquer le plus grand nombre de personnes et de montrer que tous sont concernés : « Cela
ne me concerne pas. Je vis à la campagne, et la fin de la guerre me trouvera dans la paix où
j'étais déjà au début de la tragédie. » (Combat, 123) Ou encore : « Cela ne me concerne pas ;
je suis chez moi avec ma famille, j'écoute tous les soirs la radio et je lis mon journal. » (Ibid.)
Le journaliste s'adresse directement à ses lecteurs. De nombreuses phrases sont de type
injonctif : il emploie des négatives : « Vous ne pouvez pas dire… » (Combat, 122), ou des
phases à l'impératif comme : « Ne dites pas… » (Combat, 123) Il se présente ainsi
126
Camus n'était pas hostile à un engagement physique. Il proposa de faire passer clandestinement des articles
destinés à être publiés dans une revue qui aurait servi de supplément plus analytique et plus complet à la
simple feuille du journal Combat, La Revue noire. Quand il se rendit chez le dépositaire des précieux articles,
Maximilien Vox (de son vrai nom Monod), il avait oublié le mot de passe. Son allure de jeune homme miteux,
vêtu d'un vieil imperméable, inquiéta le résistant qui brûla tous les documents. Cette anecdote tragi-comique
montre que si Camus ne manquait pas de courage, il était certainement plus doué pour les joutes oratoires que
les actions concrètes.
ouvertement comme un moraliste. La bonne parole prend la forme d'un énoncé axiomatique
qui s'oppose aux mensonges des instances collaboratrices. Sa foi dans le pouvoir des mots
s'exprime clairement : « Mais si le mensonge tiré à des millions d'exemplaires garde un
certain pouvoir, il suffit du moins que la vérité soit dite pour que le mensonge recule. »
(Combat, 122) Le même thème est abordé dans un article consacré à la Milice. Le journaliste
dénonce l'hypocrisie du langage. Il se demande et demande à son lecteur : « Qu'est-ce que la
Milice ? »127 (Combat, 126) Citant, au style indirect, les propos de la presse parisienne, il
explique qu'elle est « la plus grande espérance, la dernière chance » de la France et que
« cette dernière chance ne doit pas être déçue. » (Ibid.) Encore une fois, il s'agit d'un discours
de propagande qui tend à manipuler les esprits pour les inciter à garder un respectueux
silence. Le journaliste, pour définir la Milice, n'hésite pas à s'exprimer avec rudesse : « Elle
défend la peau et les intérêts, la honte et les calculs d'une petite fraction de Français dressés
contre la France […]. Elle met le crime au service de la lâcheté. » (Ibid.) Ainsi, dans un
premier paragraphe très incisif, Camus met en relief les oppositions sémantiques avec, d'un
côté, un système isotopique axiologiquement élevé mais en réalité empreint d'hypocrisie, et de
l'autre, un langage familier et des termes qui désignent une monde d'exactions,de corruptions
et de concussions. La Milice est désignée plus loin comme « une troupe de mercenaires
assassins résolus à prêter main-forte à l'ennemi de la France contre la France elle-même. »
(Combat, 127) Cette double référence contradictoire se poursuit tout au long de l'article.
Ainsi, les actions de la Milice se font sous couvert d'héroïsme, elles montrent des qualités de
style et de raffinement. Camus rappelle que les miliciens se désignent comme des
« défenseurs de la loi ». Il retrace leurs actions dans une économie de langage qui n'est pas
exempte de dénonciation outragée : « On s'annonce comme des défenseurs de la loi, et l'on
fait passer devant un tribunal de bandits des patriotes qu'on fusille quelques instants après
une parodie de jugement. » (Ibid.) Il dénonce la façon dont on désigne le chef de la Milice,
Darnand. Cet homme est un des héros des commandos de la guerre 14-18. Entre les deux
guerres, il milite dans des mouvements d'extrême-droite, il est un des premiers collaborateurs.
C'est lui qui crée le service d'ordre légionnaire et la Milice dont l'objectif est de combattre la
Résistance. Il est appelé « héros des deux guerres » (Ibid.) Camus emploie les guillemets pour
127
L'exorde sous la forme d'une interrogative, le système des répétitions et l'alliance de l'ironie et de la gravité,
tous ces particularismes stylistiques incitent Jacqueline LÉVI-VALENSI à attribuer cet article à Camus, à
l'encontre du témoignage de Jacqueline Bernard.
signaler à ses lecteurs que l'expression n'est pas de lui, qu'il s'agit d'une citation non
cautionnée. La présence des guillemets et la technique de réitération de l'appellation tout au
long de l'article montrent la dimension critique et ironique de la langue. En effet, les prédicats
associés au sujet sémantiquement noble détruisent l'illusion créant un effet de rupture
sémantique. Dans un cas il « accepte de traîner ses décorations dans la besogne policière la
plus lâche et la plus dégradante. » (Ibid.) Dans l'autre il « prétend continuer une admirable
tradition française. » (Ibid.) Ici la valeur dépréciative du verbe prétendre annule tout le crédit
que l'on pourrait lui octroyer. Le mot « tradition » est donc lui aussi à entendre de façon
ironique. L'emploi de l'adjectif laudatif « admirable » accentue la critique. À la fin de l'article,
le journaliste utilise, avec une finalité didactique, une paronomase : « Pour M. Darnand, il ne
s'agit pas d'une tradition mais d'une trahison. » (Combat, 128) Darnand est, à nouveau, la
cible du journaliste dans l'article de juillet 1944, paru dans le Combat clandestin n°58. Camus
rapporte au discours indirect les menaces que le chef de la milice adresse à ceux qui
n'obéiraient pas aux mots d'ordre du gouvernement de Pétain. Il discrédite aussitôt ces propos
en précisant, dès l'entame de l'article, qu'ils recouvrent les murs des urinoirs. Il s'étonne, dans
une phrase exclamative à intention ironique, qu'il y ait des défaillants parmi les miliciens. Ce
temps de mensonge est un temps carnavalesque d'inversion des valeurs éthiques. Face au
silence des prisonniers, les miliciens tentent d'imposer, par la brutalité oratoire ou par la
torture, l'idée que la dignité, la lucidité et la maîtrise du destin sont non seulement des leurres
mais des mensonges. Le silence de résistants étant insupportable, il s'agit au moins de faire
surgir de ces bouches « un cri de souffrance, un aveu, un reniement. » (Combat, 133) Les
voix chevrotantes des traîtres, Laval et Pétain, font écho aux mensonges de la Milice. Camus
souligne, a contrario, la volonté des résistants d'utiliser un langage clair. L'incipit de
l'article « Vous serez jugés sur vos actes » restitue des bribes du discours des deux dirigeants
du gouvernement de Vichy en suggérant tout d'abord, puis en dénonçant l'hypocrisie du
langage : « Laval a parlé de l'Allemagne, tandis que Pétain faisait mine de parler de la
France. Mais à la vérité, ils parlaient tous les deux de trahison. » (Combat, 135) Les voix
sont dites « désaccordées » alors qu'elles abordent les mêmes thèmes. La « différence de ton »
s'estompe pour laisser place à un accord dès lors qu'il est question de trahison. Dans cet
article, Camus instaure une déontologie linguistique qui doit fédérer les résistants et le peuple
des Français : « […] il suffit de parler net. Nous sommes dans un temps où il n'est pas d'autre
habileté que le courage et le langage clair. Et comme toujours, c'est la Résistance française
qui dit les paroles où la France se reconnaît. » (Ibid.) Dans un des premiers articles du
Combat légitime qui parut après la libération de Paris,128 Camus aborde derechef la question
de l'honnêteté dans le discours. Le temps de l'Occupation est aussi temps de la parole vraie,
authentique et efficace, c'est la parole des Résistants. Les mots sont les garants d'un
engagement moral. Camus restitue la voix de la Résistance : « La Résistance vous dit que
nous sommes dans un temps où toutes les paroles comptent, où toutes engagent, et plus
encore, que ce sont ces paroles qui ratifient l'exécution de nos frères, qui insultent à notre
courage, et qui livrent la chair même de la France au plus implacable des ennemis. »
(Combat, 136) Précédemment, il avait écrit : « Et puisque l'heure est aux appels, la
Résistance lance, elle aussi, un suprême appel au peuple français. Elle lui dit qu'il n'y a plus
à réfléchir, à peser ou à évaluer. […] Le temps vient où les hommes de ce pays ne seront plus
jugés sur leurs intentions, mais sur leurs actes et sur les actes que leurs paroles ont
engagés. » (Combat, 135-136) La finalité du journaliste, dans ce temps de mensonge, de
compromission et de propagande, est d'opposer une parole de vérité aux hypocrisies
langagières du gouvernement de Vichy et de permettre au peuple français de s'approprier cette
parole, de s'identifier à cette voix et de se fédérer autour de cette exigence honnête et
courageuse. Il se montre incisif et percutant quand il annonce, dans une phrase courte,
constituée de deux propositions sémantiquement opposées : « Mais quand le compromis
règne, il suffit de parler net. » (Combat, 135)
128
Il s'agit d'un article paru le 31 août intitulé : « Critique de la nouvelle presse ». Jacqueline LÉVI-VALENSI
explique qu'il est le premier article signé d'une série sur la presse qui sera continuée les 1 er septembre, 8
septembre et le 22 novembre 1944. Il est repris dans Actuelles, avec son titre, dans le chapitre « Le
journalisme critique ». Elle précise également que, dès lors qu'un article est signé, le journaliste s'exprime à la
première personne du singulier. Ces détails montrent l'importance que Camus pouvait accorder à cette
question d'un langage honnête, indépendant et courageux.
inacceptable : « Pendant des années, des hommes, en Europe, ont attendu que les grandes
voix de l'esprit s'élevassent pour condamner ce qui était à condamner. Mais, pendant des
années, les grandes voix sont restées muettes. » (Combat, 191) Cet article ne fustige pas la
religion, Camus la respecte,129 mais certains membres du clergé qui font carrière sans souci
d'exigence morale, cédant ainsi à la loi d'un lâche silence. Il rend hommage à Bernanos, qui,
pendant la guerre d'Espagne, a condamné l'attitude de l'Église. Camus fait allusion aux
Grands cimetières sous la lune : « En 1936, la crise devint même assez grave pour qu'une
grande voix, celle de Bernanos, fût obligée de s'élever et de dénoncer cet assoupissement de
l'Église. » (Combat, 191) L'ouvrage de Bernanos, publié en 1938, est une sorte de pamphlet
violent, ironique et corrosif contre le général Franco, Henri Massis ou encore Paul Claudel. Il
s'attaque également à la cour de Rome, aux démocrates chrétiens, aux prêtres républicains
français et aux prêtres phalangistes espagnols. Ce qu'il dénonce dans la collusion des
Catholiques et l'aventure franquiste, c'est une nouvelle rupture entre l'Église de Dieu et les
pauvres. Cette question est reprise par Camus dans son éditorial : il juge grave la position de
l'Église dans la mesure où il lui était facile d'avoir des martyrs pour qui la mort n'est qu'une
étape alors que, pour les incroyants, le sacrifice de la vie est un don total. La dimension
existentielle ne doit pas oblitérer les implications politiques qui sont graves : « […] l'exemple
de l'Espagne, où l'Église s'est séparée du peuple, devrait le prouver. » (Combat, 193) Camus
et Bernanos parlent d'une même voix lorsqu'il s'agit d'avoir foi en l'homme. Pour les deux
auteurs, malgré leurs divergences évidentes, seul l'homme concret importe et ses
contradictions internes, signe de son humanité, doivent l'emporter sur la rigueur étroite et
univoque des systèmes politiques et idéologiques. C'est le message final des Grands
cimetières sous la lune. C'est aussi l'un des points importants développés dans L'Homme
révolté. Un mois plus tard, Combat reproduit un article que Bernanos avait écrit en janvier 41
lorsque Laval est rappelé par Pétain avec l'assentiment de l'archevêque Suhard. Jacqueline
Lévi-Valensi émet l'hypothèse que le texte de présentation est de Camus. Le journaliste
reprend la question de la position de l'Église pendant l'Occupation et rend hommage à
Bernanos avec des accents très camusiens : « Nous laissons donc à la plus grande des voix
catholiques le soin de donner sa vraie dimension à ce conflit de la conscience catholique. »
129
Il se souvient très certainement de son ami chrétien Leynaud, fusillé pendant l'Occupation quand il écrit :
« Nous pouvons dire que pendant quatre ans nos camarades chrétiens ont prouvé que leur foi était vivante. »
(Combat, 192)
Dans son article, Bernanos fustige derechef les totalitarismes et énonce l'inadéquation entre le
pouvoir absolu des dictateurs et la liberté existentielle. Il inscrit la liberté dans une temporalité
immédiate : « l'indépendance temporelle [du] pays [est] gage de sa liberté spirituelle ». On y
retrouve les thèmes des Grands cimetières sous la lune dans lequel il regrettait une
dégradation du concept d'ordre. L'ordre est dénaturé par ceux qui se servent de la religion
pour donner une bonne conscience à leur haine sociale, ceux qu'il appelle les ″Machiavels
gâteux″, les ″charmants petits mufles de la génération réaliste″.130 Les hommes d'église qui
raisonnent en politiques avides de pouvoir sont des imposteurs qui oublient la grâce et l'amour
surnaturel au profit de la gloire immédiate. Ces thèmes et les accents empreints d'amertume et
de foi ardente rappellent les préoccupations de Camus, ses colères et ses espoirs.
semblent naître de la bouche d'un aède. Ils reflètent la jeunesse et l'espoir des jeunes
civilisations. Les valeurs dominantes sont l'action, la liberté de l'individu et sa conscience
pure et passionnelle. Cette période est une période d'insurrection, de guerre civile. L'armistice
n'est pas la paix, il implique la continuation de l'état de guerre. Le titre du premier article paru
après la Libération résonne d'ailleurs comme un appel à la révolte, comme une menace : « Le
combat continue » (Combat, 139) Les valeurs bellicistes sont largement présentes dans tous
les éditoriaux de cette période et contrastent avec l'engagement pacifiste des années
antérieures.132 L'isotopie guerrière domine le discours avec les termes de « lutte »,
« conquérir », « combattre » ainsi que les allusions aux « armées hitlériennes » et la notion de
« territoire français ». Ces valeurs liées à l'action armée s'accompagnent d'une nécessaire
liberté du héros contemporain, parangon d'une épopée des temps modernes. Camus a une
conception précise et exigeante du concept de liberté. Elle n'est pas un dû, mais le résultat
d'une lutte personnelle et collective : « La liberté se mérite et se conquiert. » (Combat, 140)
La notion de valeur liée à l'individu et à ses actions est constitutive du modèle épique. Le
journaliste veut faire entendre les mots dans leur portée morale et existentielle et dans leur
valeur sociale et politique. C'est pourquoi il note le mot en lettres capitales, comme Éluard
avait noté le mot « liberté » dans un poème écrit pendant l'Occupation. « La libération de
Paris ne constitue qu'une étape dans la libération de la France, – et il faut prendre ici le mot
LIBÉRATION dans son acception la plus large. » (Combat, 140) Le mot « libération » entre
en résonance avec le mot « révolution » dans l'article « De la Résistance à la Révolution ».
(Combat, 141) Le mot « Révolution » fédère de multiples valeurs épiques clairement
énoncées. Il est associé aux notions d'« énergie », d'« honneur », d'« intelligence » et de
«cœur ».133 Le journaliste appelle le peuple à développer des qualités de « foi » et de
« courage » pour permettre à une société nouvelle de naître et de durer. En clausule, les
termes d'« honneur » et de «fidélité » viennent se substituer aux lâchetés et aux mensonges.
132
Camus est soucieux de justifier ce changement, à la fois dans les éditoriaux et dans les Lettres à un ami
allemand. Il rappelle, dans un article de Combat : « Ce n'est pas nous qui avons choisi de tuer. » C'est l'un des
thèmes majeurs des Lettres. Dans l'éditorial du 24 août, intitulé « Le sang de la liberté », il réitère la
justification de la lutte armée : « Le temps témoignera que les hommes de France ne voulaient pas tuer, et
qu'ils sont entrés les mains pures dans une guerre qu'ils n'avaient pas choisie. » (Combat, 149)
133
« C'est dans les jours qui viendront, par nos articles successifs comme par nos actes, que nous définirons le
contenu de ce mot Révolution. Mais pour le moment il donne son sens à notre goût de l'énergie et de
l'honneur, à notre décision d'en finir avec l'esprit de médiocrité des puissances d'argent, avec un état social
où la classe dirigeante a trahi tous les devoirs et a manqué à la fois d'intelligence et de cœur. » (Combat, 143)
134
La nécessité du bonheur est un souci permanent dans la pensée et dans l'œuvre de Camus. Elle est ici associée
et comme justifiée par des valeurs morales. Il faut noter cependant que cet appétit de bonheur n'appartient pas
à l'univers épique.
135
La notion de « race » apparaît pourtant dans l'article : « […] nous ne sommes pas d'une race à nous mettre à
genoux ». (Combat, 48) Camus semble victime ici d'un poncif qui associe les valeurs épiques à la race.
Pourtant il est assez peu cohérent de valoriser le « peuple » et d'évoquer la « race », le peuple étant le plus
souvent le résultat d'un métissage. Le terme « race » est certainement à comprendre au figuré ou comme un
substitut du mot « nation ». On connaît également le goût de Camus pour l'utopie du sang espagnol mais il est
étonnant qu'après les excès du nazisme en ce qui concerne la race aryenne, on ose encore faire appel à ce
concept. Cependant la fin de l'article rétablit les valeurs essentielles de l'éthique camusienne : la responsabilité
et la lucidité tant dans les temps de victoire que dans les périodes d'humiliation : « Quoiqu'on veuille encore
nous en faire douter, nous savons aussi que nous sommes une nation majeure. Et une nation majeure prend
toutes ses destinées en main, dans l'orgueil comme dans la honte. » (Ibid.)
136
Cet éditorial est le premier texte repris dans Actuelles. Il ne porte pas de titre. Il est placé sous la rubrique « La
Libération de Paris ».
137
« Tandis que les balles de la liberté sifflent encore dans la ville, les canons de la libération franchissent les
portes de Paris, au milieu des cris et des fleurs. » (Combat, 151)
138
« Dans la plus belle et la plus chaude des nuits d'août, le ciel de Paris mêle aux étoiles de toujours les balles
traçantes, la fumée des incendies et les fusées multicolores de la joie populaire. » (Ibid.)
139
Allusion à la voix du général de Gaulle, Combat du 26 août, cité par Roger QUILLIOT dans la notice critique de
l'édition de La Pléiade, op.cit., p.1493
mille voix des pestiférés, il était arrêté par l'idée qu'il n'y avait pas une de ses souffrances qui
ne fût en même temps celle des autres, et que dans un monde où la douleur est si souvent
solitaire, cela était un avantage. Décidément, il devait parler pour tous. » (TRN, 1469) Les
réflexions de Rieux sur la nécessité de parler au nom de tous, mais aussi sur l'obligation de
taire une certaine intimité, peuvent exemplifier le statut du Camus journaliste qui se vit
certainement, à l'instar du héros de La Peste, comme un chroniqueur pudique : « Pour être un
témoin fidèle, il devait rapporter surtout les actes, les documents et les rumeurs. Mais ce que,
personnellement, il avait à dire, son attente, ses épreuves, il devait les taire. » (TRN, 1470)
Les bouches sont dites « bouleversées » (Ibid.) Le peuple se trouve soudain réuni dans un seul
cri de joie, dans une seule voix : « Et c'est ainsi que le jour de la liberté est celui d'un cri sans
cesse répété par des millions de voix. » (Combat, 492) La libération de la parole fait rejaillir la
tonalité lyrique. C'est ainsi qu'aux voix unifiées des hommes libérés viennent s'ajouter les
forces vives de la nature : « Aux quatre coins de la ville, les eaux des fontaines, soudain
revenues après tant d'années, bondissaient hier vers le ciel doré de chaleur. » (Ibid.)140 La
Libération et la paix se reflètent dans l'harmonie et la force retrouvées des éléments
primordiaux.
INTERTEXTUALITÉS
Chacun, dans un monde nouveau, de justice et de respect, doit pouvoir s'exprimer
librement. Camus a revendiqué cette position dans tous les temps de censure, qu'il s'agisse
d'une censure d'extrême-droite de l'époque de la municipalité Rozis ou de la censure militaire
du temps de l'Occupation.141 Penser, parler, écrire supposent toujours, chez Camus, la prise en
considération de la voix d'autrui. De très nombreux articles et éditoriaux ont pour incipit la
citation d'un propos tenu lors d'un meeting ou une voix entendue, diffusée, reproduite dans un
autre quotidien. Sa voix se double de multiples autres voix. Parfois ses articles se nourrissent
d'intertextualité explicite. Parfois ils présentent des aspects dialogiques, lorsque les voix
140
Notons que l'on s'éloigne ici du ton neutre et objectif du chroniqueur évoqué par Rieux.
141
Signalons que, dans un article de Combat écrit bien après la Libération, Camus s'offusquera, une nouvelle
fois, contre les effets néfastes d'une censure très insidieuse émanant des autorités militaires.
d'autrui sont utilisées comme support de joutes oratoires, ou polyphoniques, lorsque les voix
sont absorbées par celle du jeune journaliste.
Camus joue de l'intertextualité lorsque ce procédé enrichit son propos et l'inscrit dans
une famille de pensée. Dans l'article du 30 août 1944, c'est tout naturellement qu'il reprend
l'œuvre de Malraux intitulée Le Temps du mépris. On se souvient que la jeune troupe algéroise
avait choisi de monter cette pièce après la visite de Malraux à Alger et que le jeune auteur
avait reçu un accord à la fois lapidaire et encourageant du romancier. Il est intéressant de
noter également que Camus a déjà écrit un article dans Soir Républicain portant le même
titre.142 Il semble donc que cette expression trouve un tel écho dans l'esprit de Camus qu'il l'ait
adoptée, intégrée à son œuvre et à sa pensée. Il l'a assimilée. Mais son honnêteté et sa fidélité
l'amènent à se référer explicitement à Malraux : « En 1933 a commencé une époque qu'un des
plus grands parmi nous a justement appelée le temps du mépris. » (Combat, 157) De même,
dans l'article « La nuit de la vérité » édité le 25 août 1944, Camus évoque les journées de lutte
et de liesse populaire de la libération de Paris. Il rappelle le courage de ceux qui ont combattu
pendant l'Occupation et évoque « la grande fraternité virile de ces années ». (Combat, 153)
Cette expression est employée par André Malraux dans la préface de son roman Le temps du
mépris.
Dans l'éditorial du 4 novembre 1944, Camus cite un article que Guéhenno a fait
paraître dans Le Figaro. Il retranscrit les propos au style indirect et de façon succincte : « Il y
parlait de pureté : le sujet est difficile. » (Combat, 311) Camus rappelle que l'article du
directeur de la revue Europe est une réponse à un autre article publié par un jeune journaliste
dans lequel celui-ci « lui faisait reproche d'une pureté morale dont il craignait qu'elle se
confondît avec le détachement intellectuel. » (Ibid.)143 Camus place sa réflexion dans cette
imbrication de voix et les résonances sont proches de l'intertextualité. Quand Guéhenno écrit :
« La grande pureté, c'est d'être pur parmi les impurs […] »,144 on pourrait penser que cette
phrase a été écrite par Camus. Le souci de trouver une voie de pureté dans un monde
d'imperfection, « au milieu du monde, écrit Guéhenno, à la direction d'un grand journal, à la
tribune d'une assemblée, c'est d'affronter les hommes, les sectes, les partis, de concevoir à
142
Fragments d'un combat, II, pp.756-757
143
Dans un article intitulé « Sur la pureté », paru dans Le Figaro du 2 novembre, Guéhenno répond aux
reproches du journaliste communiste Gilbert Mury qui l'avait attaqué sur sa « belle âme », sa « pureté », son
« goût pour l'éternité. »
144
Le Figaro du 2 novembre 1944
chaque instant tout le possible et de l'entreprendre, et de garder quand même la droite voie.
Et cette pureté-là […] n'est ni efficace ni inutile. Non décidément, tous les moyens ne sont pas
bons. » (Ibid.) Ces thèmes sont ceux qui préoccupent Camus et qu'il développe dans
L'Homme révolté ou dans Les Justes. C'est aussi ce qu'il reprend dans son article sur
Guéhenno quand il écrit : « Car il s'agit de faire en effet, le salut de l'homme par des moyens
qui restent dignes au milieu d'une histoire qui ne l'est pas. » (Combat, 312) Dans de
nombreux articles, ce sont les œuvres mêmes de Camus qui entrent en résonance. Dans un
article du 30 décembre 1944 consacré à René Hardy,145 et intitulé « Ne jugez pas », Camus
fait appel à la clémence devant les faiblesses et les lâchetés dont les hommes, même les plus
courageux, peuvent faire preuve : « Un combattant, après des années de services
irréprochables, cède une seconde à la douleur ou à l'angoisse. […] Pendant de longs mois, il
a vécu avec son acte et la pensée de ceux qui payaient de longues souffrances ce court instant
où il avait cédé. » (Combat, 417) Dans Carnets II, à propos de la préparation de son roman La
Peste, Camus note : « J'essaie de me tenir prêt. Mais il y a toujours une heure de la journée
ou de la nuit où l'homme est lâche. C'est de cette heure que j'ai peur. » (C II, 118) Et dans La
Peste, ces propos sont repris, insérés dans les carnets de Tarrou. (TRN, 1450) Ainsi la voix de
Tarrou, préparée en amont dans les notes personnelles, résonne dans celle de Camus
journaliste pour craindre la lâcheté de l'homme et revendiquer la clémence.
Parmi les finalités de l'intertextualité, on peut relever le désir de rendre hommage à un
auteur, d'assimiler une pensée, de la faire vive dans le temps et dans l'espace, de relier les
hommes et les événements. Ce qui a été dit et vécu par un homme à un moment précis de
l'histoire et dans un lieu particulier perdure dans une autre voix, dans un espace et un temps
différents. C'est la richesse et la complexité de l'art des mots.
Un grand nombre d'articles commence par la citation d'une parole prononcée lors d'un
discours ou écrite dans un journal. La réflexion ainsi amorcée aboutit à une réfutation ou à
une confirmation de la parole rapportée. Ainsi, le 2 septembre 1944, Camus restitue les
paroles prononcées par le secrétaire général du parti socialiste au cours d'un entretien avec le
général de Gaulle. Le 1er septembre, le journal Le Populaire retrace cette entrevue. Camus
145
René Hardy est un ingénieur de la S.N.C.F. Entré dans la Résistance, il est en contact avec Frenay et avec le
mouvement « Combat ». Il fut arrêté lors de la célèbre réunion de Caluire le 21 juin 1943, au cours de laquelle
Jean Moulin fut lui-même arrêté et mourut peu après des conséquences de la torture. Hardy reparut quelques
temps après. Il dit s'être échappé. Cet événement fut sans suites jusqu'à son arrestation en novembre 44 par la
Sécurité militaire. Camus écrit cet article à la veille du procès pour défendre cet homme.
puise dans cette source qu'il cite explicitement : « Nos camarades du Populaire rendent
compte d'une entrevue entre le général de Gaulle et le secrétaire général du parti socialiste. »
(Combat, 166-167) Il restitue, avec prudence, les paroles de Daniel Mayer, secrétaire général
du parti socialiste : « Ce dernier aurait préconisé la formation d'un gouvernement constitué
par ″un brassage d'hommes anciens assurant la continuité de la République et la solidarité
doctrinale du régime avec la démocratie d'hier, et d'hommes nouveaux dont la présence dans
le gouvernement assure le rajeunissement manifestement réclamé par le pays. ″ » (Ibid.) Cette
amorce dialogique lui permet de développer sa position politique et sa conception de l'ordre.
L'éditorial de Mayer était consacré à ce thème. Camus se montre plus précis et plus exigeant.
Il critique l'ordre préconisé par Mayer, à la fois timoré et non exempt de compromis, et donne
toute son importance à la place que doit occuper le peuple dans l'élaboration de l'ordre
nouveau dans une démocratie authentique.
Si parfois les voix citées forment une harmonie, il arrive aussi qu'elles soient
divergentes. Le 8 septembre 1944, Camus cite les paroles que M. d'Ormesson146 prononça à la
suite d'un discours du pape. Nous sommes ici face à un enchaînement de paroles qui n'est que
prétexte à une nouvelle réflexion sur la notion de justice. Dans un article du 7 septembre, le
journaliste de Figaro affirme que seul le christianisme peut permettre la conciliation entre la
liberté individuelle et l'organisation sociale. Comme à son habitude, Camus cite explicitement
ses sources : l'article débute ainsi : « Dans Le Figaro d'hier, M. d'Ormesson commentait le
discours du pape. Ce discours appelait déjà beaucoup d'observations. Mais le commentaire
de M. d'Ormesson a du moins le mérite de poser très clairement le problème qui se présente
aujourd'hui à l'Europe. » (Combat, 176-177) À plusieurs reprises, dans l'article, il cite
d'Ormesson : « M. d'Ormesson est d'avis, cependant que le christianisme a fourni cette
solution. » (Combat, 178) ou encore : « M. d'Ormesson a raison de penser que le chrétien
peut la soutenir (il s'agit de la constance dans l'effort vers la justice), grâce à l'amour du
prochain. » (Combat, 179) L'intention polémique est clairement affichée. Le journaliste
défend une position intellectuelle capitale pour lui : la possibilité d'une justice séculière, d'une
charité laïque, d'un amour terrestre et la conciliation des contraires : « […] la dure et
merveilleuse tâche de ce siècle est de construire la justice dans le plus injuste des mondes et
146
D'Ormesson fut ambassadeur de France au Vatican de mai à octobre 1940. Au moment de la Libération il est,
avec Mauriac, éditorialiste au Figaro.
de sauver la liberté de ces âmes vouées à la servitude dès leur principe. » (Combat, 178)
Ainsi la pensée de Camus se construit en s'étayant sur la pensée et la parole d'autrui. Il lui est
aisé d'assimiler des pensées étrangères à la sienne, de les citer, de les commenter, de les
critiquer, de les mettre à distance ou de s'en nourrir, lui qui élabore sa réflexion dans l'attrait
du paradoxe. Il est intéressant de noter que la réaction de d'Ormesson fut extrêmement
positive. L'éditorialiste du Figaro rend hommage à son confrère dans un article du
11septembre : « Le journal Combat – dont les éditoriaux sont d'une si belle tenue – vient de
reprendre l'article où je commentais le récent discours du pape. Il a élevé des objections à la
thèse que je développais, objections exprimées de façon si intéressante qu'il ne me paraît pas
inutile de poursuivre la discussion. Qu'il est réconfortant, d'ailleurs, de pouvoir reprendre
enfin de courtoises controverses ! Qu'il est merveilleux d'écrire ce que l'on pense et d'éveiller
de vives critiques ! » On retrouve, dans ces propos enthousiastes, ce plaisir de la libre parole
qui peut enfin s'épanouir. Plaisir et parfois même nécessité car la parole polémique se
substitue aux armes qui tuent. Camus, dans un article du 29 décembre 1944, constate, à
propos des interminables débats à la Consultative : « On y a beaucoup parlé. C'est un
reproche qu'on fait généralement aux démocraties. Mais nous n'y souscrirons pas sans
quelques nuances. Il faut quelquefois beaucoup parler pour que se révèlent les deux ou trois
principes communs qui rendent une action possible. Les dictatures peuvent déclencher cette
action plus rapidement, il est vrai, mais il arrive que cela coûte plus cher. Il faut choisir entre
l'économie du sang ou celle des paroles. » (Combat, 412)
citer personne, mais faisant part de ce fait comme d'un anachronisme, que certains lancent un
appel à : « retourner à la presse clandestine. » Cette réflexion sur la nécessité d'une presse
juste et libre est liée à la réflexion sur l'épuration. La polémique qui va s'enflammer avec
François Mauriac prend naissance dans un article daté du 11 octobre 1944 dans lequel Camus
rappelle les dissensions sur la conception de la presse.147 Camus annonce de façon
péremptoire que le journalisme est le « seul domaine où l'épuration soit totale, parce que
nous avons effectué, dans l'insurrection, un renouvellement complet du personnel. » (Combat,
245)148 Les notions d'insurrection et d'épuration sont étroitement liées. Dès 1942, le 1er mars,
de Gaulle avait dit : « La libération nationale est inséparable de l'insurrection nationale. »
L'insurrection fut à son apogée en août et septembre 1944, au moment de la libération de
Paris. L'épuration qui avait déjà été demandée en mars 1944 par le Conseil National de la
Résistance lui succède. Le 18 novembre 1944, une ordonnance crée une Haute Cour de justice
chargée de juger les hommes qui avaient assumé les plus hautes charges pendant la période du
gouvernement de Vichy. Le 26 décembre 1944, une nouvelle ordonnance crée les chambres
civiques chargées de juger « tout Français qui, même sans enfreindre une règle pénale
existante, s'était rendu coupable d'une activité antinationale caractérisée. »149 C'est dans ce
contexte que prend place la polémique entre Camus et Mauriac. La nécessité de l'épuration est
vécue de façon très divergente : certains, comme c'est le cas pour Camus, l'associent à une
exigence de justice, d'autres la considèrent comme une fureur vindicative, une volonté
effrénée de punir, d'autres enfin comme un acte révolutionnaire. La collaboration
intellectuelle est sanctionnée plus sévèrement que la collaboration économique.150 Si les
147
Il fait très certainement allusion au premier sujet de litige avec Mauriac quand il écrit : « La situation de la
presse pose des problèmes. Ces problèmes ont été discutés justement par la presse. Et le public a essayé de
comprendre, quelquefois impatient et quelquefois inquiet. Apparemment, cela faisait un peu querelle de
famille […]. » (Combat, 244)
148
On retrouve le souci récurrent de Camus sur le renouvellement des personnels dans le domaine de la presse et
dans celui du pouvoir politique. On se souvient que cette exigence l'opposa à Daniel Mayer, secrétaire général
du parti socialiste. Dans l'éditorial du 2 septembre 1944, Camus écrivait déjà : « Nous sommes perplexes sur
ces hommes anciens dont la politique, pour finir, n'a pas été si brillante qu'il faille aujourd'hui marquer notre
solidarité avec elle. Beaucoup d'entre eux ont trahi la France, par volonté ou par faiblesse. D'autres, qui ne
l'ont pas trahie, ne l'ont pas bien servie. Ils n'ont plus rien à faire parmi nous. » (Combat, 167)
149
Les informations historiques sont extraites des articles d'Armel MARIN dans l'Encyclopaedia Universalis,
articles « L'épuration » et « Le Comité national de Libération ».
150
Camus dénonce dans de nombreux articles la collaboration économique et approuve les mesures de répression
prises par le gouvernement : les éditoriaux des 26, 27 et 28 septembre 1944 sont consacrés à la condamnation
des usines Renault. En effet, une ordonnance communiquée à ce moment-là accélère les poursuites en
indignité nationale et organise la confiscation des biens des accusés reconnus coupables. M. Lacoste, ministre
de la Production, a annoncé les mesures prises pour l'épuration des entreprises industrielles, et le
gouvernement a approuvé la réquisition des usines Renault et la nationalisation des Houillères du Nord et du
industriels sont punis par la confiscation ou la nationalisation de leurs biens, les intellectuels
et les journalistes payent de leur vie : Georges Suarez,151 Robert Brasillach, Henri Béraud,
Jean Luchaire, Lucien Rebatet sont condamnés à mort, Charles Maurras est condamné à la
réclusion perpétuelle.152 Dans ce climat de règlement de compte, de haine et de vengeance,
Mauriac, dès le 13 octobre 1944, appelle à la prudence, voire à la clémence. Il écrit, dans un
article du Figaro intitulé « Révolution et Révolution » : « […] nous exigeons le châtiment des
coupables – non celui des suspects ; et nous ne faisons pas bon marché de la vie ni de la
liberté des innocents. […] Si le pays veut l'apaisement, s'il l'exige, le Gouvernement devra
s'arrêter dans la voie de l'épuration. […] Que nos Jacobins alors se consolent, en se
rappelant que beaucoup de nos martyrs ont prononcé en mourant des paroles de pardon qui,
à travers les bourreaux, atteignaient leurs frères égarés. » Le 15 octobre, de Gaulle, appelant
à l'union nationale, avait dit : « […] beaucoup ont pu se tromper à tel moment ou à tel autre
[…] Qui n'a jamais commis d'erreur ? » Dans un article du 17 octobre, Mauriac l'a totalement
approuvé. Camus prend position, le 18 octobre 1944, dans un éditorial de Combat. L'article
est clairement présenté comme une réponse. Le journaliste fait référence, de façon allusive et
respectueuse, à son confrère de Figaro ainsi qu'à tous ceux qui accréditent la parole du
général de Gaulle : « Quelques Français désireraient qu'on en restât là et, s'ils pensent cela,
ce n'est pas toujours pour des raisons impures. Mais la seule réponse à faire est que, pour en
rester là, il faut avoir tout fait. » (Combat, 264) À la fin de l'article, il se réfère au discours du
général : « Lorsque le général de Gaulle demande l'indulgence pour ceux qui se sont trompés,
il a raison dans les principes. Mais il faut examiner les applications. » Il reprend le terme
« erreur » employé par le général, signale qu'il ne peut s'appliquer à toutes les situations et
que le mot « crime » est parfois le seul mot qui convient. Le ton est encore courtois et la
Pas-de-Calais, ainsi que la confiscation des profits illicites. Les articles de Camus font écho à ces décisions
gouvernementales. Il revient sur ce sujet le 16 novembre, dans un éditorial dans lequel il rend compte de la
décision prise par le Gouvernement de confisquer les biens de la Société anonyme Renault. Le 24 décembre,
les usines Renault deviendront la « Régie nationale ».
151
Camus fait allusion à cette condamnation dans l'éditorial du 25 octobre : « Lundi, la première condamnation
capitale a été prononcé dans Paris. C'est devant ce terrible exemple que nous devons prendre position.
Approuverons-nous ou n'approuverons-nous pas cette condamnation ? Voilà tout le problème et il est
affreux. » (Combat, 288) Georges Suarez était membre du Parti populaire français, le parti fasciste de Doriot
et directeur du journal collaborateur Aujourd'hui. Dans ses éditoriaux, on pouvait lire des phrases comme :
« La condamnation est un devoir ». Il est exécuté le 9 novembre 1944. Dans Le Figaro, W. D'ORMESSON
écrira : « Nous avons vu tomber sans trouble un Georges Suarez. » Camus se contentera d'écrire : « Il est
possible de faire allusion à M. Stéphane Lauzanne puisqu'il n'a pas été condamné à mort. Il était difficile, au
contraire, de faire autre chose que le silence sur le cas de M. Suarez. » (Combat, 297)
152
En 1944, 40 000 Français sont tués par d'autres Français, 400 000 sont incarcérés.
intérieure : « Notre conviction est qu'il y a des temps où il faut savoir parler contre soi-même
et renoncer du même coup à la paix du cœur. Notre temps est de ceux-là et sa terrible loi,
qu'il est vain de discuter, est de nous contraindre à détruire une part encore vivante de ce
pays pour sauver son âme elle-même. » (Combat, 273)153 Malgré la proclamation assez
inattendue de l'inutilité de la discussion, Mauriac répond dans un article de 22-23 octobre en
exprimant tout son étonnement devant une telle violence. Il se montre particulièrement habile
en mêlant naïveté, maturité et ironie. Il joue le candide quand il fait mine d'être affecté par les
propos de son confrère : « Pas un mot qui ne me blesse. » Il prône la clémence et la bonté et
renvoie Camus à ses apories éthiques : « Que les doux ne privent pas ce monde de leur
douceur ! » Il rappelle son droit d'aînesse, sa sagesse et son expérience d'autres événements
historiques : « Ma naïveté vous fait peut-être sourire ? Que voulez-vous ! Les hommes de ma
génération ont grandi dans une Europe frémissante et divisée parce qu'un officier juif expiait
au bagne le crime d'un autre. » Enfin, il souligne, avec beaucoup d'ironie, les paradoxes
éthiques de Camus qui emploie une terminologie religieuse en émettant le souhait de « sauver
l'âme » du pays. Il reprend textuellement le propos de son jeune confrère : « Mon jeune
confrère est plus spiritualiste que je n'imaginais — plus que moi-même en tout cas. » et
renvoie son interlocuteur à son collectif anonyme : « Il reste des bribes de christianisme mal
éliminé chez les jeunes maîtres de Combat. » L'aîné s'est assurément montré supérieur dans
cette joute journalistique en donnant une leçon stylistique et existentielle à son jeune confrère
qui s'était emporté avec fougue et confusion. Camus accepte et reconnaît les imprécisions et
les facilités qui ont terni l'éditorial du 20 octobre. Il fait amende honorable : « L'éditorial que
Le Figaro met en question, nous l'avons écrit dans l'impatience. Les accusations de François
Mauriac contre la presse de la Résistance nous avaient blessées parce que nous les trouvions
profondément injustes. Là est le vrai dissentiment. » (Combat, 287) Avec habileté, il renverse
les accusations et rappelle à son confrère qu'il ne s'agit pas de s'opposer sur des points de
détail mais sur les questions essentielles, notamment la question de la justice. Il reprend donc,
avec un nouvel interlocuteur, le débat amorcé avec d'Ormesson le 5 septembre 1944 et
réamorce sa réflexion. L'éditorial est présenté comme un dialogue. Camus fait progresser son
153
L'intolérance et le refus du dialogue ne sont pas en accord avec l'éthique camusienne. Cette attitude surprend
et laisse peut-être imaginer dans quel climat de confusion et de déréliction se trouvait la France et le peuple
français dans ces années-là. Peut-être aussi que la plus grande maturité de Mauriac et son expérience des
déchirements antérieurs de la France lui permettent de montrer plus de recul et plus de tolérance. Cependant,
Camus reprend et affine sa réflexion dans l'éditorial du 25 octobre. Voir supra.
crois ni à l'une ni à l'autre, au sens absolu. Je m'interroge et cela m'ennuierait beaucoup que l'on me force à
choisir absolument entre saint Augustin et Hegel. J'ai l'impression qu'il doit y avoir une vérité supportable
entre les deux. » (E, 1427-1428) C'est aussi la gageure de Rieux dans La Peste.
continuent de se faire entendre. Pense-t-il à Mauriac quand il écrit : « Et d'autres, qui ne sont
pas dignes, parlent de cet honneur qu'il avait fait sien, comme d'autres, qui ne sont pas sûrs,
parlent au nom du Dieu qu'il avait choisi ». (Combat, 293) Dans la dernière phrase de
l'éditorial Mauriac, à tort ou à raison, se sent visé : « […] la mort d'un tel homme est un prix
trop cher pour le droit redonné à d'autres hommes d'oublier dans leurs actes et dans leurs
écrits ce qu'ont valu pendant quatre ans le courage et le sacrifice de quelques Français. »
(Combat, 293-294) Et malgré ce qu'annonce Camus dans son hommage, « Qu'on ne craigne
rien, nous ne nous servirons pas de lui qui ne s'est jamais servi de personne. » (Combat, 293),
Mauriac, dans une « Mise au point » publiée le 29 octobre accuse son jeune confrère de « se
servir d'un jeune mort contre un vieux vivant. » Les deux hommes pourtant continuent de
s'estimer car ils sont conscients, l'un et l'autre d'être exigeants et lucides. Avec Guéhenno, ils
connaissent la difficulté de tendre vers la pureté dans un monde impur. Le 7 novembre, dans
Le Figaro Mauriac écrit un article intitulé « La politique impure ». Il revient sur le thème de
la pureté et sur la volonté illusoire de vouloir l'introduire dans la politique : « […] introduire
la pureté dans ce qu'il y a de plus impur au monde : la politique, se ramène à une lutte sans
espoir contre de vieux mensonges ». Il regrette le règne de la ruse et de la duperie et précise :
« C'est cela qui finit par écarter de la politique les esprits accoutumés aux libres discussions
d'idées (comme nous en eûmes ici avec Combat). » Dans sa péroraison, le journaliste du
Figaro rappelle le mot de Lacordaire, affirmant que l'on finit par ne plus s'intéresser qu'aux
âmes.155 Camus, dans son éditorial du 8 novembre cite son confrère : « L'Assemblée
consultative ouvre sa séance le jour même où François Mauriac dit sa lassitude de toute
politique et son désir de ne plus s'adresser qu'aux âmes. Cette coïncidence est enseignante,
parce qu'elle est amère. » (Combat, 320) Et, comme son confrère, Camus conclut son article
par une citation. Mais il ne s'agit pas, bien sûr, de se référer à un penseur chrétien mais à « un
des plus purs amants de la liberté », Saint-Just, auquel il consacrera un long développement
dans L'Homme révolté.156 Les propos de Saint-Just, empreints d'amertume, sont cités comme
une menace si les hommes d'aujourd'hui ne tiennent pas compte des leçons du passé. Dans ces
155
Citant Lacordaire, MAURIAC se rattache à une conception de la religion qui est née avec Lamennais, maître
spirituel de Lacordaire et d'un certain nombre de romantiques catholiques. Il suggère ainsi son désir de voir
l'Église s'impliquer dans les affaires du monde, au côté du peuple, et en prônant des idées libérales.
156
La citation de Saint-Just est la suivante : « Tout le monde veut bien de la République, personne ne veut de la
pauvreté ni de la vertu. » Cette phrase est tirée de son « Discours du 29 novembre 1792 sur l'accaparement
des denrées. »
différents articles, tant ceux de Mauriac que ceux de Camus, mais aussi ceux de Guéhenno ou
de Wladimir d'Ormesson, la pensée se construit et s'exprime en interaction permanente avec
les voix contemporaines et avec celles du passé.
La polémique se poursuit et se durcit à l'occasion de la réforme de la presse menée par
le ministre de l'Information, Teitgen. Jusqu'alors, Camus a toujours été favorable à cet ancien
Résistant.157 Mais l'arrêté du ministère qui réduit de vingt-cinq pour cent le tirage des journaux
parisiens entraîne la colère de Camus et réactive la polémique avec Mauriac. Camus déplore
le manque de vigilance en matière d'autorisation de parution de nouveaux journaux, comme
Le Monde dont le premier numéro paraît le 19 décembre 1944. Il craint des financements peu
clairs qui soumettraient de nouveau la presse aux puissances financières, ce contre quoi il s'est
toujours insurgé.158 Il défend la presse issue de la Résistance, la considérant comme la seule
capable de poursuivre le combat et de parler au nom du peuple. Son ton se durcit. Le
1er décembre, il parle d'« offensive contre la Résistance ». (Combat, 366) Peut-être fait-il
allusion à Mauriac quand il écrit, dans le même article : « […] nous ne sommes pas si avides
de destructions qu'on le dit dans certains milieux. » (Combat, 368) Dans l'éditorial du 5
décembre, il se montre plus explicite : Et d'approuver cette réalité : « Bien entendu, nous n'y
voyons que des avantages. […] nous avons tous à y gagner. » (Ibid.) Dans Le Figaro des 3-4
décembre, intitulé « La vocation de la Résistance », Mauriac cite l'éditorial de Camus du
1er décembre et revient sur la notion d'« offensive contre la Résistance ». Il défend la politique
de Teitgen en évoquant ses actions dans la Résistance et appelle à la confiance dans les
membres du gouvernement. Camus reprend méthodiquement les données de la polémique :
« M. Mauriac nous reproche de déclarer qu'une offensive contre la Résistance se dessine et
de considérer en même temps que les mesures prises par deux de nos ministres font partie de
cette offensive. » (Combat, 373) Camus continue en citant Mauriac qui commente Camus :
157
Dans l'éditorial du 10 septembre 1944, Camus commente favorablement la constitution du nouveau
gouvernement en précisant, dans un trait satirique, que « jusqu'ici, les hommes politiques prenaient les
ministères et on essayait ensuite de les persuader de prendre leurs responsabilités. Mais voici des hommes qui
ont pris des responsabilités avant de prendre des ministères […] » (Combat, 183) Et de faire une allusion aux
prouesses de ces hommes durant le temps de la lutte clandestine : « C'est ainsi que la France peut citer parmi
ses titres de fierté un ministre qui vient à peine de quitter le maquis breton et un autre qui n'est à son poste
que parce qu'il s'est enfui, par le toit d'un wagon, du train qui le déportait en Allemagne. » (Ibid.) Cet homme
n'est autre que Pierre-Henri Teitgen.
158
Dans un éditorial du 16 décembre, signé AC, Camus écrit : « […] ce que nous attendons depuis déjà
longtemps, c'est que le gouvernement (en l'occurrence le ministère de l'Information) donne à la presse un
statut qui, par le jeu de deux ou trois dispositions essentielles, la garantisse contre la domination de
l'argent. » (Combat, 391-392)
« Selon lui, nous ne devrions pas critiquer les ministres issus de la Résistance. » (Ibid.) Il
émet son jugement personnel : « Nous pensons, au contraire que nous devons le faire. »
(Ibid.) Puis il poursuit en s'opposant de nouveau aux propos employés par son confrère :
« Car il s'agit seulement de critiques et non, comme le dit M. Mauriac, d'accusations. » (Ibid.)
La suite de l'éditorial s'adresse à Mauriac : « M. Mauriac ne doit pas ignorer que les
ministères sont encore encombrés d'hommes qui n'ont de républicain que l'emploi. » (Ibid.) Il
stigmatise son opposition : « En somme, ce qui nous sépare de M. Mauriac, c'est qu'il trouve
que le gouvernement a fait assez en politique intérieure, et que nous ne le pensons pas. »
(Combat, 374) Il amène Mauriac à penser comme lui, anticipant sur ses positions et sa parole
future : « M. Mauriac y verrait comme nous-mêmes un avantage. » (Ibid.) Il s'agit d'accréditer
l'idée qu'une politique exigeante pourrait éviter une nouvelle Commune. Puis il en appelle à la
compréhension de son confrère, souhaitant l'amener à partager son point de vue sur les
hommes de la Résistance. Il affirme « que tous les résistants ne sont pas des héros et des
saints » (Combat, 375), feint de s'interroger : « Est-ce une raison pour condamner tout ce
qu'ils ont fait et concevoir un sentiment excessif de leurs tares et de leurs maladresses ? »
(Ibid.) et anticipe une nouvelle fois sur l'assentiment supposé de son interlocuteur indirect :
« Nous savons que M. Mauriac ne le pensera pas. » (Ibid.) Après la dialectique, il fait appel
au cœur ; il utilise la voix de Mauriac, cette fois pour l'accréditer, mais en lui donnant une
finalité différente : « Ce jeune visage de la France, dont M. Mauriac a parlé avec tant de
juste émotion, qu'il ne doute pas que nous le connaissions aussi. C'est, au contraire, pour le
maintenir au-dessus du chaos, pour le préserver des blessures inguérissables que nous lui
souhaitons, aujourd'hui, la sévérité intelligente qui le rendra pour longtemps respectable. »
(Ibid.) Le 5 janvier 1945, le débat sur l'épuration reprend avec plus d'amertume et de
désillusion. Camus tente d'expliquer sa position sur la notion d'une « justice rapide ». L'aporie
de Camus est d'avoir souhaité une justice humaine, fondée sur la conscience et indépendante
de la loi. Il justifie cette position en expliquant que les hommes qui ont trahi n'ont pas désobéi
à la loi. Pour les punir, on ne peut donc recourir à la loi existante. Il fallait en créer une autre,
rétroactive et limitée dans le temps. Cela seul aurait permis de débarrasser « la France d'une
honte qui dure encore. » (Combat, 432) Camus appelle cette loi une « loi d'honneur ». On
devine les dérives possibles de ces lois d'exception. On sait aussi les dérives qu'a connues
l'épuration et que Camus déplore en exorde dans ce même éditorial. Le ton général est
désabusé : « On s'habitue à tout, même à la honte et à la bêtise. » (Combat, 433) L'heure est
au constat d'échec : « Maintenant, il est trop tard. » (Combat, 432) Le trait final rappelle, de
façon ironique, condescendante et amère, la position de Mauriac qui est présentée ici comme
un pis-aller : « M. Mauriac a raison, nous allons avoir besoin de la charité. » (Combat, 433)
Il fait ainsi allusion, sans esprit de nuance, à un article du Figaro publié le 14 décembre 1944,
dans lequel Mauriac écrivait : « Heureux ceux qui croient qu'au-dessus de l'ordre de la
politique règne l'ordre de la charité. » Mauriac réagit vivement à ce trait désabusé dans lequel
il se trouve impliqué. Il écrit un article intitulé « Le mépris de la charité » publié les 7-8
janvier dans lequel il retrouve le ton critique et moqueur qui avait caractérisé les échanges
polémiques à la fin du mois d'octobre 44 : 159 « Quel dommage que notre jeune maître, qui a
des clartés sur tout, n'ait pas daigné nous en fournir aucune sur cette loi faute de laquelle,
nous dit-il, "nous allons avoir besoin de dérisoires consolations". Et il ajoute, avec le sourire
supérieur que l'on devine : "On voit bien que M. Mauriac a raison : nous allons avoir besoin
de la charité." »160 Ainsi, Mauriac cite sa propre phrase, en l'empruntant à un article de Camus
qui l'avait lui-même citée. La volonté de clarté et d'exigence, de lucidité, d'objectivité et de
respect est en butte à la confusion et au désarroi. Les voix perdent de leur clarté en même
temps que les esprits sont assaillis par la complexité des temps.
Ce désenchantement s'accentue dans le dernier article de cette longue et complexe
polémique.161 En effet, Camus répond à Mauriac, le 11 janvier, dans un article encadré, doté
d'un titre et signé Albert Camus.162 Cette présentation inhabituelle laisse supposer l'importance
que le journaliste et l'équipe de Combat lui accordent. C'est avec franchise que Camus
commence son article : « M. Mauriac vient de publier sur le mépris de la charité un article
que je ne trouve ni juste ni charitable. » (Combat, 438) Il regrette le ton moqueur de Mauriac,
sans se souvenir, semble-t-il, que lui-même avait usé d'un ton condescendant en faisant appel
159
Cf. supra pp.20 et suivantes.
160
Dans ce même article, MAURIAC prend la défense de Duhamel que Camus avait très violemment critiqué, dans
un billet satirique, signé Suétone, intitulé « Le treizième César », en date de 1er janvier 1945.
161
Camus constate que « les meilleurs et les pires d'entre nous ont parlé pendant des mois, sans que rien fût
éclairci qui nous importe vraiment. » (Combat, 438-439) Il ajoute : « Je n'aurais pas répondu si je n'avais pas
le sentiment que cette discussion, dont le sujet est notre vie même, commence à tourner à la confusion. »
(Ibid.)
162
Le fait est suffisamment rare pour qu'il mérite d'être signalé : Camus signe son article de son nom et insiste
sur cette exceptionnelle appropriation du discours : « Et puisque je suis visé personnellement, je voudrais,
avant d'en finir, (Camus, malade, va interrompre se activités journalistiques pendant plusieurs mois, ce qui
met un terme à la polémique avec son confrère du Figaro) parler en mon nom et essayer une dernière fois de
rendre clair ce que j'ai voulu dire. » (Combat, 439)
à l'inévitable charité comme seul recours face aux exactions sauvages qui ensanglantent la
France. Cet article est une ultime mise au point. Camus encore une fois n'hésite pas à anticiper
sur la pensée et la parole de son contradicteur en lui faisant employer un mot que ce dernier
n'a jamais encore prononcé dans cette longue joute verbale. Camus précise qu'il s'autorise
cette licence : « Pour tout dire j'attends qu'il dise ouvertement qu'il y a une justice nécessaire.
En vérité, je ne crois pas qu'il le fera : c'est une responsabilité qu'il ne prendra pas. M.
Mauriac qui a écrit que notre République saurait être dure, médite d'écrire bientôt un mot
qu'il n'a pas encore prononcé et qui est celui de pardon. » (Combat, 440) Le pardon n'est pas,
pour Camus, une position acceptable dans son engagement citoyen. Une société ne peut se
construire, selon lui, que dans l'indispensable justice humaine qui nécessite que les hommes
payent, sur cette terre, les fautes qu'ils ont commises. Il réitère son respect du christianisme et
sa réalité existentielle de ne pas appartenir à cette race d'homme sauvée par la mort du Christ :
« […] nous sommes quelques-uns dans ce monde persécuté à avoir le sentiment que si le
Christ est mort pour certains, il n'est pas mort pour nous. » (Combat, 441) Sans espoir de
justice ni de charité divine, l'homme est seul maître de son destin.163 En clausule, Camus se
montre tranchant et péremptoire. Il s'adresse à Mauriac pour stigmatiser le différend : « […]
je puis dire à M. Mauriac que nous ne nous découragerons pas et que nous refuserons
jusqu'au dernier moment une charité divine qui frustrerait les hommes de leur justice. »
(Combat, 442) Le litige peut donc se résumer à cette tension, appréhendée par les deux
hommes comme contradictoire, entre la justice et la charité. L'âge respectif des deux hommes
et leur expérience personnelle de l'Histoire peuvent expliquer, partiellement, leur différence
de position. Jeanyves Guérin explique le point de vue de Mauriac en rappelant que cette
génération a été marquée par l'affaire Dreyfus : « L'idée qu'un innocent puisse souffrir d'une
erreur judiciaire hante le lecteur du dreyfusard Péguy. »164 Il souligne aussi une probable
incompréhension de Camus face à la stratégie argumentative de Mauriac. En effet, si ce
dernier s'appuie sur des métaphores évangéliques ou sur des figures de saints, il n'en est pas
moins soucieux du bien des hommes dans l'immédiateté réelle du siècle. Camus s'est peut-être
laissé abuser par une langue nourrie de culture chrétienne, par cette voix qui fait entendre la
voix du Christ, celle de sainte Thérèse d'Avila, celle de Pascal ou de Bossuet. Camus se
163
Cette position de Camus à l'égard du christianisme, respect et sentiment d'exclusion, se retrouve dans ses
œuvres de fiction, La Peste ou La Chute par exemple.
164
Jeanyves GUÉRIN, Camus, portrait de l'artiste en citoyen, Éditions François Bourin, 1993, p.47
construit en s'opposant et refuse d'entendre, derrière l'apparat nourri de religiosité, la voix d'un
homme soucieux d'éviter « une épuration incontrôlée »165 et qui « refuse toute issue
révolutionnaire à la Libération. Les maximalistes sont à ses yeux des fauteurs de guerre
civile. »166 Le 30 août 1945, indépendamment de toute polémique, Camus écrit sèchement :
« On nous excusera de commencer aujourd'hui par une vérité première : il est certain que
l'épuration en France est non seulement manquée, mais encore déconsidérée. Le mot
d'épuration était déjà assez pénible en lui-même. La chose est devenue odieuse. » (Combat,
594) L'article annonce le désenchantement face aux incohérences de la justice qui condamne à
huit années de travaux forcés René Gérin, auteur pacifiste, alors qu'elle ne sanctionne
Albertini, recruteur de la Légion des Volontaires contre le bolchevisme, qu'à cinq années de la
même peine. La justice ne fut ni ferme ni équitable. Les intellectuels ont payé bien plus cher
que les industriels mieux protégés. Les politiques « retournent leur veste ». Ces apories de
l'Histoire amènent Camus à nuancer sa volonté de voir s'instaurer une justice prompte et
efficace. En janvier 45, il signe, aux côtés de Mauriac, la pétition qui demande la grâce de
Brasillach. Le 5 décembre 1946, il adresse au Garde des Sceaux une lettre dans laquelle il
prend la défense de deux journalistes condamnés à mort alors même qu'il les juge
coupables.167 Il explique : « J'ai longtemps cru que ce pays ne pouvait pas se passer de
justice. Mais je ne vous offenserai pas, ni personne autour de vous, en disant que la justice
depuis la Libération s'est révélée assez difficile pour que nous ne sentions pas maintenant que
toute justice humaine a ses limites et que ce pays, finalement peut aussi avoir besoin de
pitié. » (E, 1887) Ainsi, si la polémique avec Mauriac a fini par entrer dans le silence, la
réflexion a continué dans l'esprit de Camus, qui, peu à peu, se rapproche de son aîné. En 1948,
le journaliste de Combat prononce un exposé au couvent des dominicains de Latour-
Maubourg. Cet exposé est jugé important par Camus lui-même puisqu'il l'inclut dans
Actuelles I sous le titre : « L'incroyant et les chrétiens. » Il évoque clairement la polémique
qu'il eut avec Mauriac et revient sur ses positions : « […] il y a trois ans, une controverse m'a
165
Ibid. p.51
166
Ibid.
167
« Mon intention n'est pas de diminuer la faute de Rebatet et de son compagnon. Si je puis me permettre une
allusion personnelle, vous m'avez rencontré à un moment où nous tenions ces journalistes pour des ennemis
mortels qui, sans aucun doute, n'auraient pas ménagé nos propres vies. Vous savez donc que rien, ni dans ces
écrivains ni dans ces hommes, n'a jamais fait naître en moi quoi que ce soit qui ressemble à de l'indulgence.
Pour tout dire, comme vous et comme la Cour de Justice, je les juge coupables. », adresse au Garde des
Sceaux, Réflexions sur la guillotine, commentaires. (E, 1886-1887)
opposé à l'un de vous et non des moindres. La fièvre de ces années, le souvenir difficile de
deux ou trois amis assassinés, m'avaient donné cette prétention (d'être en possession de la
vérité). Je puis témoigner cependant que, malgré quelques excès de langage venus de
François Mauriac, je n'ai jamais cessé de méditer ce qu'il disait. Au bout de cette réflexion,
[…] j'en suis venu à reconnaître en moi-même, et publiquement ici, que, pour le fond, et sur
le point précis de notre controverse, M. François Mauriac avait raison contre moi. » (E,
371-372)
Ainsi, l'effervescence liée à la Libération a entraîné une salve de voix entremêlées dont
Camus se fit l'écho en même temps qu'il y participe, dans cette période dense et complexe de
notre histoire. Ces imbrications de voix, cette riche polyphonie, les effets dialogiques qui
permettent de prendre en considération le point de vue de l'autre, les intertextualités qui
intègrent l'œuvre d'un confrère ou la sienne propre quand il s'agit d'intertextualité interne, tout
ceci a été comme absorbé par le doute et la confusion. Dans un premier temps, les tout
premiers mois après la libération de Paris, Camus, porte-parole de la voix du peuple, a voulu
un nouveau langage pour une nouvelle presse dans un nouveau monde. Ce sont les temps
épiques d'une société qui renaît de ses cendres et qui ne peut que relever le défi de se rebâtir
dans la force, la beauté et la vérité. Il rend compte de la complexité de ce nouveau monde en
gestation en inscrivant sa voix dans celles des autres, politiques, écrivains, journalistes.
Désirant l'ouverture et l'échange, prônant la richesse du dialogue, il finit pourtant par glisser
dans une parole parfois polémique, souvent péremptoire et même prédicative. Il a pourtant
perçu le danger de ce passage insidieux du moraliste au moralisateur : « À vouloir le mieux,
on se voue à juger le pire et quelque fois aussi ce qui est moins bien. Bref, on peut prendre
l'attitude systématique du juge, de l'instituteur ou du professeur de morale. De ce métier à la
prétention ou à la sottise, il n'y a qu'un pas. » écrit-il dans un article du 22 novembre 1944.
(Combat, 344-345) Il a fait l'amère expérience d'une pensée marginale sur la question
algérienne : « Persuadons-nous bien qu'en Afrique du Nord comme ailleurs, on ne sauvera
rien de français sans sauver la justice. Ce langage, nous l'avons bien vu, ne plaira pas à tout
le monde. Il ne triomphera pas si aisément des préjugés et des aveuglements. » (Combat, 551)
Il ne comprend pas les hypocrisies politiques sur la réalité de l'Espagne franquiste. Il s'afflige
168
Cf. article « Images de l'Allemagne occupée » publié dans Combat magazine du 30 juin - 1er juillet 1945 : « Il
y avait là deux mondes que je ne pouvais raccrocher l'un à l'autre et j'y voyais l'image des déchirements de
cette malheureuse Europe, partagée entre ses victimes et ses bourreaux, à la recherche d'une justice pour
toujours incompatible avec sa douleur. » constate-t-il à l'occasion d'un voyage en pays rhénan. (Combat, 560)
169
Tous les journalistes ont fait preuve d'un véritable aveuglement devant l'ampleur de l'événement, fascinés par
les seuls aspects techniques. MAURIAC a eu l'intuition d'une « angoisse universelle » et a dénoncé le « génie de
la destruction ». (Le Figaro du 10 août 45) Camus, plus incisif écrit, le 8 août 1945 : « Nous nous résumerons
en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir
choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des
conquêtes scientifiques. » (Combat, 569)
170
En août 1951, il déclare dans un entretien accordé à Caliban sur la presse en général et sur Combat en
particulier : « La profession de journaliste est une des plus belles que je connaisse, justement parce qu'elle
vous force à vous juger vous-même. » (E, 1565)
171
Sa mère, née Sintès, est d'origine espagnole.
allocution.172 Cette conférence, prononcée le 22 janvier 1958, est reproduite par Preuves, sous
le titre : « Ce que je dois à l'Espagne. »
Cette dette envers l'Espagne s'est tissée tout au long de sa vie d'homme et d'artiste. En
1936, déjà, il écrit « Amour de vivre » publié dans le recueil L'Envers et l'Endroit. (E, 41-45)
Il évoque là un voyage aux Baléares qui lui a permis d'entrer en contact avec le peuple
espagnol, sa fougue, ses excès, sa sensualité et son goût du paradoxe. Ces traits sont, tout au
moins, ce que le jeune auteur décrypte dans cet univers hispanique. En 1937, dans une
conférence inaugurale à la Maison de la culture, il intègre l'Espagne dans l'ensemble plus
vaste des pays méditerranéens. Sa finalité est de montrer l'importance et l'originalité des pays
méditerranéens dans l'équilibre politique du monde et dans le domaine de l'art. Par ailleurs, il
écrit des articles journalistiques, d'abord à Alger Républicain en 1938, puis à Combat entre
1944 et 1948, enfin à L'Express en 1955, dans lesquels il dénonce le régime franquiste. Il
préface un recueil collectif intitulé L'Espagne libre. (E, 1604) Il justifie, à l'attention de
Gabriel Marcel, son choix d'avoir situé L'État de Siège en Espagne et non dans un pays de
l'Est.173 En 1949, il intervient en faveur de Marcos et, en octobre 1956, en faveur de Comerora
condamné à mort par les tribunaux franquistes. Il rend hommage à Madariaga (E,
1802-1809)174 et, avant lui, à Ortega y Gasset,175 à Unamuno176 et aux grands noms de
172
Camus justifie sa présence à cette conférence en faisant allusion à ses origines : « […] parce qu'il y a parmi
vous des hommes de mon sang. » ( E, 1905)
173
Camus à Combat, op.cit., pp.681-689
174
Salvador MADARIAGA est né à La Corogne en 1886. Il fait ses études à Madrid puis à Paris. Revenu en Espagne
où il reste jusqu'en 1916, il collabore à la presse nationale puis il se rend à Londres et collabore au Times.
Déjà se profile une carrière internationale qui l'oblige, dès 1921, à transférer sa résidence à Genève où il est
président de la Commission du désarmement de la Société des Nations. Pendant la guerre civile espagnole, il
occupe les ambassades de Washington et de Paris. Il assure la représentation de l'Espagne à la Société des
Nations. Contraint à l'exil après la défaite de la République, il se consacre à l'enseignement, à la recherche
historique, au journalisme, à la littérature. Européen convaincu, il est, à la fin de la Deuxième Guerre
mondiale, élu président du Collège de l'Europe de Bruges. Ingénieur, journaliste, diplomate, professeur, il fut
aussi écrivain. Sa vocation littéraire lui permit de s'essayer à tous les genres. Poète, romancier et dramaturge,
il a écrit en français, en espagnol, en anglais. Humaniste convaincu dans un monde en crise, il fut l'un des
précurseurs de la nécessité de construire l'Europe. À la mort de Camus, Madariaga participe à l'hommage
rendu à l'écrivain disparu en écrivant un article publié par La Nouvelle Revue Française, le 1er mars 1960,
pp.539-544
175
José ORTEGA Y GASSET est, aux côtés des hommes célèbres de sa génération, le seul qui ait fait profession et
œuvre de philosophe. À la fois professeur, essayiste, journaliste et conférencier, auteur d'une œuvre
considérable, Ortega fut considéré, en son temps comme l'un des chefs de file de l'intelligentsia de son pays.
De 1931 à 1933, il est député aux Cortes constituantes, au service de la République dont il se proposait
d'« organiser l'allégresse ». Vite déçu, il se retire de la vie politique. Il ne prend pas part à la guerre civile et
réside successivement en France, en Hollande, en Argentine, au Portugal. Il revient en Espagne en 1945, sans
y accepter de poste officiel, à l'écart du régime franquiste.
176
Miguel de UNAMUNO (1864-1936) est, parmi les écrivains qui composent ce que l'on appelle en Espagne la
« Génération de 98 », l'un des plus ardents. Cultivant le doute, il recherche, dans une lutte permanente contre
180
Jeanyves GUÉRIN écrit à ce propos : « Il ne lui est jamais venu à l'idée de s'instituer le porte parole de
l'intelligentsia française, le héraut du peuple empêché ni le guide du prolétariat bâillonné. Il parle en son nom
propre. Ses prises de position n'ont jamais engagé que sa personne, sauf pendant la brève période où, à
Combat, le "nous" exprime les espoirs impatients d'une petite équipe. Quand il dit "je", il affirme son
indépendance par rapport aux organisations existantes, mais aussi […] sa dépendance affective par rapport à
ses origines. » Camus, portrait de l'artiste en citoyen, Éditions François Bourin, 1993
181
Cité par Camus. (C II, 162)
182
Camus confie dans une interview donnée à Paris-Théâtre, en 1958 : « […] J'ai d'abord voulu faire du théâtre
d'agitation… » (TRN, 1715)
apparaît alors comme un problème majeur dans une Europe divisée entre les totalitarismes
montants et les démocraties déliquescentes. Le coup d'État manqué du 18 juillet 1936 fomenté
par les militaires prend place dans une République affaiblie par des actions violentes
commanditées par les groupes d'extrême-droite, les communistes ou les anarchistes. En 1934,
la révolte dans les Asturies est inspirée par le leader socialiste Francisco Largo Caballero. Elle
est une tentative de subversion du pouvoir issu des urnes par ceux-là même qui se réclament
du peuple et de la démocratie. Née dans la facilité et l'enthousiasme de 1931, la République
est moribonde depuis octobre 1934. En 1936, la gauche l'emporte aux élections. Le nouveau
cabinet ne comporte que des ministres de la coalition du Front populaire et dépend de l'appui
des partis ouvriers qui réclament l'application du programme de la gauche unie, notamment
l'amnistie des prisonniers politiques incarcérés depuis l'affaire des Asturies. Manuel Azaña
devient, le 10 mai 1936, président de la République. Il charge le progressiste modéré Santiago
Casarès Quiroga de diriger le gouvernement.183 Celui-ci considère le pays « en état de guerre
[…] contre le fascisme ». La lutte entre la gauche et la droite se durcit et un climat de
terrorisme s'installe. Après le putsch des militaires, la guerre civile s'installe dans toute
l'Espagne. Contre toute attente, la France du Front populaire soutient activement la non-
intervention. Avec le Royaume-Uni, elle joue un jeu de blocus partiel que ne respectent pas
l'Allemagne, l'Italie ou l'URSS. En 1937, la France reconnaît le gouvernement de Burgos et,
avec les Britanniques et Français, vote un projet de retrait des volontaires étrangers. En avril
1938, il est prévu d'évacuer à la fois un corps expéditionnaire italien et les Brigades
internationales. Les républicains sont floués car les alliés des nationaux ne respectent pas les
accords tandis que Français et Britanniques font évacuer les Brigades internationales. Cette
affaire est relatée dans un article, publié à Alger Républicain, le 19 novembre 1938. Camus
inscrit en creux dans sa voix les propos d'un journaliste de La Dépêche algérienne. L'article
est donc largement dialogique. Le "nous" de l'équipe rédactionnelle d'Alger Républicain
répond à un individu désigné par le journaliste sous les initiales M.B. avec lesquelles le
183
Santiago Casarès Quiroga est le père de Maria Casarès, l'actrice que Camus rencontra à Paris pendant
l'occupation. Lottman retrace brièvement son parcours : « Maria n'était qu'une frêle enfant de treize ans quand
avait commencé la guerre civile espagnole. Elle demanda aussitôt l'autorisation de participer à la défense de
l'Espagne républicaine et, avec l'approbation de son père qui avait été Premier ministre de la Guerre, elle
s'engagea comme bénévole dans un hôpital. Mais comme elle s'y évanouissait parfois et, comme la guerre se
rapprochait de Madrid, son père l'envoya avec sa mère en France, où il les rejoignit après la victoire de
Franco. […] L'année suivante, Maria fréquenta le conservatoire, encouragée par sa mère qui adorait le
théâtre. » op.cit., p.330
journaliste de La Dépêche signe son article. Camus, lui, signe son article de son vrai nom et
s'adresse à un journaliste anonyme qui ponctue son texte d'interjections modalisatrices. Les
deux journalistes rendent compte du retour des Brigades internationales à Alger, rapatriés le
17 novembre 1938. Le 18, la Dépêche fait paraître un article cynique et méprisant à l'égard de
ces combattants volontaires. Ces hommes sont présentés comme des Rouges humiliés, comme
des hommes usés, misérables, des perdants encore arrogants puisqu'ils brandissent toujours la
« petite banderole aux couleurs de la République espagnole » et saluent « du poing levé leurs
parents et amis qui les attendaient. » (Frag, 605) L'existence de ces Brigades est remise en
question par une incise insidieuse dans une phrase qui décrit l'accueil des proches : « Sur
l'esplanade de la gare maritime, mères, femmes, enfants, fiancées qu'ils avaient laissés dans
l'angoisse durant deux ans – et pourquoi ? – leur firent fête et les fleurirent. » (Ibid.) Il note
l'absence des dirigeants des partis de gauche, qualifie de « fausse » et de « criminelle »
l'idéologie qui les a conduits à donner deux ans de leur vie et rend hommage au service
d'ordre qui a permis à ces retrouvailles de se dérouler dans le calme. En clausule d'une phrase,
il précise que ces hommes sont rapatriés d'Espagne aux frais du gouvernement français. Ce
ton moqueur et critique est le catalyseur d'un article qui est comme une mise au point
idéologique, intellectuelle et stylistique. Camus reprend chaque propos de son homologue
pour en démontrer l'hypocrisie mensongère. L'ouverture en forme de dénégation : « Malgré
notre désir d'éviter les polémiques inutiles… » (Frag, 603) donne le ton. L'ironie domine. La
Dépêche est présentée, dans une phrase oxymorique, comme un parangon d'« élégance du
sentiment » et « de la noblesse de cœur ». (Frag, 604) Ces sentiments prestigieux apparaissent
comme la conséquence immédiate et logique de « l'esprit de la haine de parti » (Ibid.) Camus
reprend et contredit systématiquement les différents points abordés par son confrère. Il
énumère quatre mensonges proférés par le journal de droite, et commence chacun des
paragraphes de façon identique. « La Dépêche algérienne doit savoir que / La Dépêche
algérienne ne peut ignorer que / La Dépêche algérienne ajoute un troisième mensonge / La
Dépêche algérienne ne regarde pas à un quatrième mensonge. » (Frag, 604-605) L'effet
stylistique produit est un discrédit total jeté sur la probité du confrère. L'accusation de
malhonnêteté est soulignée de façon ironique dans une phrase antithétique : « […] nous
reconnaissons à La Dépêche algérienne le droit de défendre par des mensonges une opinion
qu'elle ne peut fonder sur des vérités ». (Frag, 604) L'ironie moqueuse de Camus cède la place
184
Camus à Combat, op.cit., p.174 Le 27 mais 1945, il reformule cette position : « […] disons que notre victoire
ne sera pas entière tant que l'Espagne restera esclave. » (Combat, 540)
185
Ibid. Le 7 août 1945, Camus reprend, en clausule d'un article dans lequel il rend compte de l'attitude sournoise
de Franco qui, exclu des conférences internationales, annonce qu'il ne désire pas être convié, cette vision
idéalisée d'une Espagne épique : « […] Ce pays […] a conquis sa place dans les démocraties internationales.
Il y apportera la voix de l'honneur et de cette justice pour laquelle il a versé tant de sang. » (Ibid., p.568)
la défaite » (Combat, 174), « peuple farouche ». (Combat, 175) Désormais, ce que Camus
appelle « le peuple espagnol » est l'Espagne républicaine constituée de 500 000 exilés,186
déchirée par de multiples dissensions internes entre les courants socialiste, communiste et
anarchiste. Camus rend compte de cette instabilité avec l'espoir d'une entente proche, et
regrette qu'aucune voix républicaine, de ce fait, ne soit légitime : « les républicains espagnols
parlent au nom de tous. » (Combat, 342)
Associant le destin des Républicains espagnols à celui du peuple français pendant
l'Occupation, il souhaite partager les fruits de la Libération avec ses frères d'Espagne. Ce
partage des souffrances, cette foi dans une entraide nécessaire et inéluctable dictent sa pensée
pendant plusieurs mois. Ainsi, en octobre 1944, il écrit : « Nous pensons toujours que notre
lutte est la leur et que nous ne pouvons être ni heureux ni libres, tant que l'Espagne sera
meurtrie et asservie. » (Combat, 231) Mais déjà le "nous" du journaliste s'individualise quand
il écrit : « Si nous parlons des Espagnols, c'est que nous les connaissons bien. » Dans cet
article, Camus rappelle le sort des « réfugiés » espagnols entre 1939 et 1944, et remarque avec
amertume comment un substantif cristallise la déréliction,187 comment le gouvernement de
Vichy s'est montré lâche, comment ces hommes venus d'Espagne ont été placés dans des
camps, envoyés en Allemagne ou reconduits à la frontière. Camus retrouve la force de
l'indignation collective, en citant le film de Malraux, Sierra de Teruel, auquel il assiste avec
quelques privilégiés. Il retrouve alors sa vocation qui est de « dire aussi hautement que
possible » l'humiliation des réfugiés et d'opposer les valeurs de cœur aux réalités des
règlements administratifs. Il poursuit son dessein de faire accepter l'idée d'un destin commun,
d'une vision plus large de l'Europe à construire : « L'affaire d'Espagne ne nous intéresse pas
seulement parce que nous avons contracté une dette infinie envers la République espagnole.
Elle nous intéresse aussi parce que l'effort de la France en guerre risque d'être compromis
par la politique franquiste. » (Combat, 285) Cette inquiétude tient au fait que la guerre n'est
pas terminée. L'Allemagne n'a pas capitulé et peut utiliser l'Espagne franquiste comme base
arrière. L'intérêt pour les Républicains et l'opposition à Franco participent donc d'une lutte
globale contre le fascisme et d'un espoir de construction européenne dans le respect de la
dignité et de la liberté.
186
Mouvements migratoires entre la France et l'étranger, Paris, Imprimerie nationale, 1943, pp.104-105
187
« […] ceux pour qui nous avons trouvé ce mot de réfugiés, dont nous ne savions pas encore qu'il allait
prendre pour nous un sens si écrasant […] » (Combat, 232)
Le "je" désenchanté
Peu à peu le journaliste fait le constat amer des ambiguïtés de la politique
internationale. La chute définitive de Hitler aurait dû faire sonner le glas du régime
franquiste. Or, note Camus, les Alliés « entretiennent des relations diplomatiques avec
l'Espagne ».188 En effet, le régime franquiste est d'abord condamné lors de la première
assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies, le 9 février 1946. Le 1er mars, la
France ferme ses frontières et réprouve, conjointement avec la Grande-Bretagne et les États-
Unis, la dictature de Franco. Mais la guerre froide profite au régime franquiste. En mai 1947,
les États-Unis renoncent aux sanctions économiques contre l'Espagne. Le 4 février 1948, ils
envoient un émissaire en signe de réconciliation. Six jours plus tard, les Français rouvrent
leurs frontières. Le 17 novembre 1952, l'Espagne est admise à l'UNESCO. Le 26 novembre
1953, des accords militaires et économiques hispano-américains sont signés. En 1955,
l'Espagne devient membre de l'ONU. Le gouvernement républicain en exil devient un
gouvernement fantoche, réunissant dans le lointain Mexique des nostalgiques fidèles à un
idéal et soucieux de mourir dans l'honneur.
La politique des Alliés discrédite les discours de ceux-là mêmes qui ont œuvré pour la
lutte contre le nazisme. « Il n'est pas une ligne des discours prononcés au cours de cette
guerre par les chefs alliés qui ne reçoive un démenti par l'existence même du régime
franquiste » (Combat, 540) écrit le journaliste dans son éditorial du 29 mai 1945.189 Camus
cède à la désillusion face au contrat d'un certain consensus de silence qui se forme autour de
l'Espagne franquiste. Il remarque que les diplomates « malgré tant de destructions, n'ont rien
changé à leurs usages ». (Ibid.) Et dans une phrase axiomatique, il ajoute « Apparemment, il
est un langage qui les trouvera toujours sourds » (Ibid.) Camus parle encore au nom d'une
collectivité désignée ici par la notion imprécise de « peuples » : « Les peuples sont fatigués de
la diplomatie secrète. Ils demandent que le dernier gouvernement hitlérien de l'Europe
188
Ibid., p.342 De même, dans un éditorial du 27 mai 1945, on peut lire : « Personne ne doit ignorer que si
Franco est encore au pouvoir, c'est que les Alliés le veulent bien. Si les pays vainqueurs supprimaient
purement et simplement leurs rapports avec l'Espagne franquiste, le régime phalangiste aurait quelques jours
à vivre. Ce n'est pas un mystère que ce régime dépend des Alliés dans son économie. Si donc il dure, c'est
qu'on ne fait pas ce qu'il faut pour qu'il meure. » Ibid., p.539
189
Cet éditorial est jugé probable dans l'édition de J. LÉVI-VALENSI. Il est en effet très proche de celui du 21
novembre 1944, qui, lui, est authentifié.
disparaisse ou que les Alliés disent clairement et nettement les raisons de leur indulgence et
de leurs oublis. » (Combat, 540-541)
Le découragement se teinte de cynisme quand Camus, lors du meeting de protestation
organisé salle Wagram, rend compte de l'entrée de l'Espagne à l'UNESCO. 190 Il fustige le
gouvernement de Pinay et rappelle quelques vérités gênantes tout en justifiant la légitimité de
sa parole critique : « Quand on sait qu'à Madrid le ministre actuel de l'information,
collaborateur désormais direct de l'UNESCO, est celui-là même qui fit la propagande des
nazis pendant le règne de Hitler, quand on sait que le gouvernement qui vient de décorer
Paul Claudel est celui-là qui décora de l'ordre des Flèches Rouges Himmler, organisateur des
crématoires, on est fondé à dire, en effet, que ce n'est pas Calderón ni Lope de Vega que les
démocrates viennent d'accueillir dans leur société d'éducation mais Joseph Goebbels. » (E,
781) La violence satirique du propos remplace la triste désillusion.
Après un énoncé paradoxal qui présente le mot « dégoût » comme un mot « faible »,
créant ainsi un effet d'amplification,191 il poursuit par une dénégation pour faire part de son
indignation. « […] il me paraît désormais inutile de dire une fois de plus notre indignation. »
(E, 782) Notons le glissement subreptice de l'instance énonciative de la première personne du
singulier à la première personne du pluriel. Il poursuit, ironiquement, par une phrase
injonctive dans laquelle il appelle au « réalisme » et revient, avec une objectivité feinte, sur la
politique de non-intervention. Pour mieux convaincre, à la façon d'un Voltaire du XXe siècle,
il écrit une parabole dans laquelle il évoque la situation d'un homme qui se trouve être le
voisin d'un ivrogne qui bat sa femme et donne du Calvados à ses enfants. Pour impliquer son
auditoire, et parce qu'il s'agit d'une conférence prononcée devant un auditoire, le rhéteur
emploie la deuxième personne du pluriel. « Vous n'y pouvez rien, c'est entendu. La correction
qu'il mérite, vous l'avez au bout des doigts, mais vous mettez vos mains dans vos poches
parce que ce n'est pas vos affaires. » (E, 783) Le réalisme est dénoncé. En effet, Camus, après
une question oratoire, propose, non sans provocation, une définition de la politique réaliste :
« Une politique qui met tant d'hommes libres dans cette impasse peut-elle s'appeler une
190
Cette conférence est prononcée en compagnie de Salvador de Madariaga, de l'ancien président colombien
Eduardo Santos, de Jean Cassou. Elle est organisée par les organisations de la gauche non communiste, et
placée sous le patronage des amis de l'Espagne républicaine. L'Espagne avait en effet été admise à
l'UNESCO, en partie grâce au gouvernement français dont Antoine Pinay était alors président du Conseil. Le
texte du discours a été publié par Alianza U.G.T.-C.N.T. (Mexico) puis par Preuves ; il est inséré dans
Actuelles II¸ dans la troisième partie intitulée « Créations et Liberté ».
191
« Le mot dégoût serait ici un mot bien faible. » (E, 782)
politique réaliste ? Elle est seulement une politique criminelle puisque, consolidant le crime,
elle ne tend qu'à désespérer tous ceux, Espagnols et autres, qui refusent le crime d'où qu'il
vienne. »192 Dans la préface à « L'Espagne libre » en 1946, il avait déjà montré une certaine
amertume en évoquant les réalistes qui « nous disent que cela ne nous regarde pas, qu'il faut
laisser les gens à leurs affaires et qu'enfin nous ne nous sommes pas battus pour l'Espagne,
mais contre l'Allemagne. La démocratie, à ce qu'il paraît, c'est de ne pas s'occuper des
autres. » (E, 1608) Un autre argument avancé par les gouvernements occidentaux pour
accepter l'Espagne franquiste est la nécessité de lutter contre le communisme. Camus joue le
naïf pour contrer cet argument : « Quant à la valeur stratégique de l'Espagne, je n'ai pas
qualité pour en parler, étant un éternel débutant dans l'art militaire. » (E, 785) Le journaliste,
dans la participiale apposée, revendique une innocence dans le domaine de la stratégie de
guerre. Nonobstant, il s'autorise une projection géopolitique : « Mais je ne donnerai pas cher
de la plate-forme ibérique le jour où les parlements français et italiens compteront quelques
centaines de députés communistes nouveaux. » (Ibid.) Poursuivant son anticipation fictive, il
utilise la voix des Alliés pour montrer comment ceux-ci, dans ce futur probable où l'Europe
tombe sous l'influence communiste, justifieraient la guerre : « […] l'Espagne sera
communisée […] et de cette plate-forme stratégique partiront alors des arguments qui
convaincront enfin les penseurs de Washington. "Nous ferons donc la guerre" diront ces
derniers. » (Ibid.) Pour annihiler cette affirmation hypocrite et péremptoire qui caractérise la
guerre froide et montrer comment l'Espagne est réhabilitée grâce à l'opposition des deux blocs
Est/Ouest, Camus fait entendre la voix de Goya. Là encore, pour imposer cette parole, c'est en
son nom propre qu'il parle et ce n'est pas si courant dans le contexte des articles
journalistiques et des conférences : « Mais je pense à Goya et à ses cadavres mutilés. » Dans
une adresse directe de forme interrogative, il introduit la citation, en espagnol, puis la traduit :
« Savez-vous ce qu'il dit ? "Grande hazana, con muertos, grande prouesse, contre des
morts." » (Ibid.) Lucidité et découragement sont liés et Camus, pour dire cette noirceur de
l'histoire, ne peut plus employer la première personne du pluriel, il prend à son compte cette
lucidité devant les hypocrisies sordides des gouvernements : « Ce sont là pourtant les
misérables arguments qui justifient aujourd'hui le scandale qui nous a réunis. Je n'ai pas
192
Ibid., p.784 Camus vient d'achever L'Homme révolté, ce qui explique qu'on en retrouve des accents dans cette
conférence.
voulu faire mine de croire, en effet, qu'il pouvait s'agir de considérations culturelles. Il ne
s'agit que d'un marchandage derrière le paravent de la culture. » (Ibid.)
Déjà il avait pris à son compte la compassion à l'égard de ce peuple en exil auquel il
s'adresse, en 1951, dans un texte anniversaire intitulé « 19 juillet 1936 ».193 Dans cette funeste
célébration, en clausule, il s'excuse auprès de ceux qu'il appelle « camarades » : « Camarades
espagnols, en disant cela,194 je n'oublie pas, croyez-le bien, que, si quinze années sont peu de
choses au regard de l'histoire, les quinze années que nous venons de passer ont pesé d'un
terrible poids sur beaucoup d'entre vous, dans le silence de l'exil. Il y a quelque chose dont je
ne sais plus parler, pour l'avoir trop dit, et c'est le désir passionné qui est le mien de vous voir
retrouver la seule terre qui soit à votre mesure. » (E, 1796) Le ton épique des lignes
précédentes, les injonctions, les exclamatives, les appels au courage et à la révolte laissent
place à l'expression singulière de la compassion devant une souffrance humaine ; l'utilisation
ici de la première personne du singulier laisse même transparaître des accents lyriques avec la
relative complément du substantif « terre ». De même, dans son hommage à Madariaga, il
prend à son compte le désenchantement teinté d'amertume qu'il partage avec l'intellectuel
espagnol. Ce discours est l'occasion pour Camus de faire le point sur les aléas de l'histoire et
les mensonges des idéologies de gauche et de droite.
Nous sommes en octobre 1956. Il évoque, dans une prétérition, le délitement
politique : « Je ne parle même pas de l'affaiblissement général du caractère et de
l'intelligence parmi ceux dont la fonction était de nous gouverner ou de nous représenter. »
(E, 1804)
195
« Nos frères d'Espagne », éditorial du 7 septembre 1944. (Combat, 174-179)
l'intellectuel. » (E, 1806) Ainsi, après une implication directe dans la situation d'énonciation :
« Oui, cher don Salvador […] » et « […] lorsqu'on m'a demandé de m'adresser à vous
aujourd'hui, […] » (Ibid.) il généralise le propos en effaçant toute marque d'ancrage
énonciatif. Les pronoms "je" et "vous" se sont transformés en « ceux qui » et « tous ceux
qui ». Le cas singulier ouvre sur la généralisation aphoristique. Camus, dans sa lutte contre la
dysphorie, s'appuie sur une pensée sombre de Madariaga. « Et vous pouviez ajouter alors :
" Nous en sommes réduits à chercher notre espoir dans notre désespoir même. L'humanité est
tombée si bas qu'elle ne peut que remonter." » (E, 1807) Il démontre alors en quoi la vie de
l'intellectuel espagnol est un parangon de courage et d'honnêteté, refusant toute « trêve au
combat de l'homme pour la lumière et la liberté. » (E, 1808)
Cette image d'une lumière née de la nuit, de l'espoir et de la force qui jaillissent du
plus profond évoque cette pensée de Nietzsche que Camus cite en réponse à Jean-Claude
Brisville qui en 1959 lui demandait quel souhait il formulerait à cette étape de sa vie. Camus
répond : « "En une surabondance de forces vivifiantes et réparatrices, les malheurs mêmes
ont un éclat solaire et engendrent leur propre consolation", dit Nietzsche. C'est vrai, je le
sais, je l'ai éprouvé. Et je demande seulement que cette force et cette surabondance me soient
de nouveau données, de loin en loin, au moins… » (E, 1924)196 Dans ce même hommage à
Madariaga, Camus s'associe à son aîné pour s'offusquer de l'invasion russe en Hongrie : « Je
sais […] quelle est aujourd'hui votre émotion devant l'héroïque et bouleversante insurrection
des étudiants et des ouvriers de Hongrie. » (E, 1807) Il poursuit l'exposé de sa pensée en
prenant appui sur la parole de son auditeur : « […] je sais aussi que vous avez dû rire en
apprenant que le général Franco protestait, en souvenir sans doute de Guernica, contre
l'appel à une armée étrangère pour écraser un peuple en armes. » (Ibid.) Ainsi, Camus
s'efface derrière Madariaga pour dénoncer à la fois l'invasion russe en Hongrie et la
condamnation de cet événement par Franco. Il utilise, avec ironie, une incise qui rappelle
l'horreur de Guernica et les hypocrisies des gouvernants qui jugent différemment selon leur
position et le camp auquel ils appartiennent. Nous sommes en pleine guerre froide et Camus,
toujours citant son aîné hispanique, rappelle non seulement « le déclin de l'indignation »
(Ibid.) mais aussi le fait que les « protestataires sont devenus hémiplégiques » (Ibid.) Il
196
Rappelons qu'en exorde de cet hommage à l'écrivain espagnol, Camus cite Nietzsche : « Tu choisiras l'exil
pour pouvoir dire la vérité. » (E, 1802-1803)
rappelle aussi le cynisme du compte rendu du ministre des Affaires étrangères Chepilov en
citant son propos directement : « La terre tourne toujours. » (E, 1808) Cet apogée de l'horreur
ne peut, selon Camus, que permettre à tous les hommes d'ouvrir les yeux : « la vérité
longtemps obscurcie commence de nous éclairer. » (E, 1808)
L'identification à Madariaga se transforme en fusion avec une humanité vague et le ton
se fait épique pour dire le goût pour cette liberté qui « marche, à nouveau, et des millions
d'hommes savent, de nouveau, qu'elle est le seul levain de l'histoire, leur seule raison de
vivre, et le seul pain dont on ne se rassasie pas. » (Ibid.) En clausule, Camus s'ancre de
nouveau dans la situation d'énonciation. À l'écrivain espagnol et aux auditeurs de cette
conférence, Républicains exilés, il déclare : « Si cet espoir aujourd'hui renaît, si l'honneur de
vivre nous revient enfin, sachez que nous le devons à des hommes comme vous, comme
beaucoup de ceux qui sont ici. » (Ibid.) Camus retrouve le "nous" enthousiaste et plein de foi
pour honorer ces hommes en exil : « Nous avons besoin de vous pour continuer ce que nous
avons commencé. » (E, 1809) La chute de la conférence reprend, dans une alternance de
pronoms personnels de première et deuxième personnes du pluriel, le concept d'union des
communautés, des destins et des valeurs : « Nous avons participé à vos angoisses et à votre
espoir, nos défaites ont été les vôtres, comme la libération que nous tous attendons, nous la
devrons à votre exemple et à votre action, qui continue, pour notre honneur commun. » (Ibid.)
Camus, luttant contre la tentation de l'amertume et du cynisme, transforme la dysphorie en
véritable euphorie, sans ici trouver la juste mesure dont il énonce les vertus dans sa
philosophie. Il est vrai que cet article est un hommage rendu à un vieil écrivain espagnol en
exil, et que le ton est déterminé pour une part par les poncifs du genre.
Figures paradoxales
de son aîné – ce qu'il s'efforce de respecter dans sa propre création – c'est « l'effort inlassable
vers la vérité, la démarche prudente et hardie de l'esprit qui refuse de se payer de mots, qui
dénonce tous les conforts intellectuels et ne veut se rendre qu'à la seule évidence. » (E, 1803)
Rendant compte du contenu des ouvrages de l'écrivain espagnol, il ajoute : « […] lorsqu'il
nous propose une idée ou une solution, on peut être sûr qu'il n'est pas allé en demander la
recette, préalablement, à un parti ou à une église. » (Ibid.) La démarche morale de
l'intellectuel espagnol est qualifiée de façon oxymorique à l'aide des adjectifs antithétiques
« prudente » et « hardie ». Cet oxymore exemplifie le goût du paradoxe que l'on retrouve
développé de façon explicite lorsque Camus relève, dans l'œuvre de Madariaga ou dans sa
posture éthique, la définition de concepts comme la liberté, les privilèges, la hiérarchie, le
nivellement, le pouvoir, l'anarchie ou la tyrannie. Comme chez les moralistes du XVIIIe
siècle, le trait se nourrit de paradoxes, suggérant ainsi que l'appréhension de la vérité suppose
l'emprunt d'une route sinueuse ou la capacité d'allier des entités opposées.197 Ainsi « la liberté
[n'est] rien sans l'autorité, mais […] l'autorité sans la liberté [n'est] qu'un rêve de tyran. » (E,
1806) Camus reconnaît « qu'il n'y [a] pas de société sans hiérarchie et que le nivellement [est]
le contraire de la vraie justice. » (E, 1807) Il met en garde contre les nationalismes en
soulignant la nécessité, pour la société internationale, de s'appuyer sur les nations et souligne
l'aporie du suffrage universel qui peut seul légitimer le pouvoir mais qui est aussi « un
ferment d'anarchie ou de tyrannie » (Ibid.) Cet éloge du paradoxe est une figure de la pensée
de midi analysée dans la partie finale de L'Homme révolté. Dans le dernier chapitre intitulé
« Au-delà du nihilisme », Camus présente une théorie de la mesure qui est poétiquement
contenue dans l'image de Char que cite le philosophe : « L'obsession de la moisson et
l'indifférence à l'histoire sont les deux extrémités de mon arc. » (E, 705) Ainsi,
« l'interminable tension et la sérénité crispée dont parle le poète » permettent
l'accomplissement de ceux qui font avancer l'histoire et « qui savent, au moment voulu, se
révolter contre elle. » (Ibid.) La notion d'indifférence à l'histoire est peu prégnante dans
197
Camus, dans son introduction aux Maximes de CHAMFORT publiée dans la collection Incidences à Monaco en
1944 (E. 1099-1109) distingue LA ROCHEFOUCAULD et CHAMFORT. Le premier affectionne la maxime qui est,
selon Camus, « une équation où les signes du premier terme se retrouvent exactement dans le second, mais
avec un ordre différent. C'est pour cela que la maxime idéale peut toujours être retrouvée. Toute sa vérité est
en elle-même, et pas plus que la algébrique, elle n'a de correspondant dans l'expérience. » (E, 1100) À la
maxime il oppose les traits qui sont comme des « remarques qui pourraient aussi bien entrer dans le cours
d'un récit ». (Ibid., p.1101) Ceux-ci sont définis comme « des coups de sonde, des éclairages brusques, ce ne
sont pas des lois. » (Ibid.)
l'œuvre de Camus, mais la tentation qu'il confesse et qu'il revendique est celle d'une juste
mesure entre l'histoire conceptuelle, considérée comme un but en soi, substitut de Dieu et la
nature, le monde de la chair, des sens et de l'amour exemplifiés par la moisson de l'univers
poétique de Char. Le mal réside dans le désir d'unité, dans la recherche de l'absolu. Il suppose
une projection vers l'avenir, cet avenir radieux des chrétiens ou des marxistes qui justifie les
souffrances et les vilenies présentes. « La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout
donner au présent. » (E, 707) La révolte n'a pas pour ambition de tout résoudre, elle accepte
les contradictions inhérentes à la vie elle-même. La plongée dans le présent, « la misère des
banlieues », « la justice quotidienne » sauvent l'homme des extrémismes politiques. Ces
considérations ancrées dans l'immédiateté de l'homme sont proches de ce que Camus admire
dans l'œuvre de Madariaga. L'absolu est refusé : « Au midi de la pensée, le révolté refuse […]
la divinité pour partager les luttes et le destin commun. » (E, 708)
L'exil et le royaume
Il est pourtant une tentation d'avenir radieux à laquelle Camus semble céder sur les
questions de la politique espagnole : il s'agit de la promesse de la victoire des Républicains. Il
développe une conception idéalisée du peuple espagnol et, à l'instar des républicains eux-
mêmes, présente la République des Cortes comme un parangon de république idéale. Ce
gouvernement, qui n'a aucune reconnaissance internationale et aucune implication dans le
contingent, est appréhendé comme une perfection face aux vilenies franquistes et aux
hypocrisies internationales. La République des Cortes réfugiée au Mexique devient, depuis
l'exil, la promesse d'un royaume. Camus se bat d'abord sur le terrain politique pour la
reconnaissance de ce gouvernement qui, seul, est légitime. Il rappelle qu'à la différence de la
France de Vichy, le gouvernement espagnol n'a pas abdiqué : « La République espagnole n'a
jamais cessé d'exister en droit. Elle a été expulsée par la force, mais pour les esprits
démocratiques, son existence légale s'est toujours maintenue. » (Combat, 380)
Il se montre ferme et péremptoire : « Il ne doit exister pour nous qu'un seul
gouvernement espagnol, issu du vote populaire […] », et espère encore une attitude honorable
des Alliés : « Le jour où tous les Alliés reconnaîtront à la face du monde que le gouvernement
républicain espagnol est le seul qui représente l'Espagne, ce jour-là bien des malaises seront
dissipés et la libération de notre voisine accomplie à moitié. » (Combat, 381) Non seulement
cette reconnaissance ne se fait pas, mais le gouvernement de Franco est de plus en plus
légitimé. Camus alors maintient, aux côtés des espagnols en exil, le rêve de la victoire et la foi
dans la valeur de ce peuple unique. Les martyrs condamnés, tels Companys, ou Ortega y
Gasset, deviennent des héros. Ils cristallisent la lutte : « Mais la mort d'Ortega y Gasset a
rappelé aux étudiants que ce grand philosophe a placé la liberté, ses droits et ses devoirs, au
centre de sa pensée. » (E, 1802) L'échec du factuel permet un glissement subreptice vers
l'éternel. Dans un fragment que Roger Quilliot, dans son éditorial de la Pléiade, ne date pas,
Camus s'adresse directement au gouvernement républicain après avoir été admis dans son
ordre de Libération.198 L'auteur revendique une fraternité qui participe à la construction de son
propre mythe originel. Il évoque poétiquement « la lumière de la fraternité » (E, 1991) « les
épreuves partagées » et « la fidélité ». Il parle avec emphase et idéalisme d'une Espagne
utopique : « [La fidélité] est fondée sur l'admiration et la gratitude que je garde à l'Espagne
de toujours, celle que vous représentez et qui m'a aidé à donner au mot liberté son contenu
éternel et à y voir cette force irréductible qui niera toujours les prisons et les camps,
l'oppression physique et morale… » (Ibid.) Le mythe naît avec des compléments adverbiaux :
« l'Espagne de toujours », des adjectifs : « éternel », « irréductible », des superlatifs :
« Pendant quinze ans, l'une des causes le plus justes qu'on puisse rencontrer dans une vie
d'homme […] » (E, 1792) Le peuple est considéré comme « une source de vie généreuse
[…] » (E, 1796) dans sa pensée « la justice et la liberté [se rencontrent] dans une unité
charnelle » (Ibid.) L'Europe des peuples se nourrit de cette Espagne caractérisée par le
« génie libertaire » (Ibid.) « Ils sont ceux qui ne reçoivent d'ordre que de l'esprit de la
liberté. » (E, 1801) Camus, aux côtés des exilés, attend la victoire de la République comme
une délivrance. Ces hommes sont présentés comme les garants de l'honneur juste et Camus,
dans un article publié dans la revue Esprit en avril 1952, associe sa voix à tous ceux que cette
situation révolte.
Témoignant sur la guerre d'Espagne, se révoltant contre la victoire franquiste et la
lente mais sûre légitimation du régime phalangiste, Camus joue sur une polyphonie
198
LOTTMAN retrace l'événement : « Le 2 février 1949, le gouvernement espagnol en exil admit Camus dans
l'ordre de la Libération (Orden de la Liberación), lors d'une cérémonie qui se déroula dans les locaux du
gouvernement en exil, sis avenue Foch, en présence du Président de la République espagnole et de son
Premier ministre, Fernando Valera, grand chancelier de l'Ordre et ministre de la justice en exil. Soulignons
que Camus n'aimait guère les décorations, mais qu'il avait accepté celle-ci car elle était synonyme de sacrifice
et non de vanité. » Valera remercia Camus de son action en faveur de la libération de l'Espagne, et Camus, son
tour, remercia « le seul gouvernement légal de l'Espagne ». op.cit., p.466
énonciative qui, pour une grande part, varie avec la situation d'énonciation. L'impatience
pleine d'espoirs des temps de la Libération cède la place au désenchantement et à la tentation
du cynisme puis à une nouvelle osmose avec les républicains en exil.
Associé aux exilés de cette République espagnole des Cortes et élaborant une
philosophie éthique et politique de la mesure qui inclut le méandre et le paradoxe, Camus
cède à la tentation de l'utopie. Cette République des Cortes devient un royaume promis à un
peuple lui-même idéalisé, paré de toutes les qualités d'honneur, de fidélité, de bravoure et de
goût pour la liberté et pour la vérité. La notion même de peuple espagnol n'est jamais
problématisée par Camus qui en parle comme d'une entité clairement délimitée.199 Peut-être
est-il, sans le savoir, proche de la conception du mot "peuple" chez Ortega y Gasset. Dans
España invertebrada, l'écrivain espagnol associe la Russie et l'Espagne « dans le fait d'être
des races – "peuples" ; c'est-à-dire, dans le fait de manquer cruellement d'individus éminents.
La nation slave est une énorme masse populaire sur laquelle tremble une tête minuscule […]
Et, pour ce qui est de l'Espagne […], c'est le "peuple" qui a tout fait, et ce que le "peuple" n'a
pas pu faire n'a pas été fait. »200
199
C'est avec la même propension à l'idéalisation que Camus évoque le « peuple arabe ».
200
Cité par J. MAURICE, C. SERRANO dans L'Espagne au XXe siècle, Hachette Livre, Paris, 1995 (1999), p.27
203
Gabriel Marcel avait laissé entendre que le choix de l'Espagne devait être le fait de Barrault.
204
Président de la Généralité de Catalogne en 1934, il se range aux côtés des Républicains en 1936. Après la
guerre civile, il se réfugie en France. Il est livré par le gouvernement de Vichy à Franco, et fusillé à Barcelone
en 1940. Camus a évoqué cette affaire dans un éditorial des 7-8 janvier 1945.
205
Pourtant dans la pièce, ce peuple bien présent, ne fait jamais preuve de bravoure. Il est même, bien souvent,
assez lâche. C'est que le peuple idéalisé est le peuple de l'Espagne républicaine et non celui de toute
l'Espagne.
206
Dans un article de L'Express du 18 novembre 1955, Camus, dénonçant le vote favorable de la France à
l'admission de l'Espagne aux Nations Unies intitule son texte: « Démocrates de tous les pays, couchez-vous. »
Cf. Cahiers Albert Camus n° 6, Albert Camus éditorialiste à L'Express (mai 1955-février 1956), NRF,
Gallimard, 1989, p.101
207
L'Église est ensuite accusée de lâcheté. Quand toutes les portes se ferment devant les tentatives de fuite du
peuple terrorisé, une voix dit : « Prêtre, ne me quitte pas, je suis ton pauvre. » (TRN, p. 226) Dans les
didascalies, on apprend que le prêtre s'enfuit. Le pauvre lance un appel apitoyant: « Garde-moi près de toi
C'est ton rôle de l'occuper de moi ! Si je te perds, alors j'ai tout perdu ! » (Ibid.) Le pauvre tombe et crie :
« Chrétiens d'Espagne, vous êtes abandonnés ! » Camus précisera que sa critique ne concerne pas tout le
christianisme ou les chrétiens à qui il rendra hommage dans certains de ses éditoriaux, notamment dans
l'évocation de la disparition de son ami Leynaud, mais seulement cette Église d'Espagne qui a favorisé la
victoire franquiste.
Ce silence imposé est la première victoire de la dictature qui peut enfin faire entendre
une seule et unique voix : celle du dirigeant. Ainsi la première partie s'achève-t-elle
logiquement par un assez long monologue de la Peste dans laquelle elle définit son régime.
(TRN, 228-230) Elle commence par affirmer sa toute puissance arbitraire. « Moi, je règne,
c'est un fait, c'est donc un droit. Mais c'est un droit qu'on ne discute pas : vous devez vous
adapter. » En clausule, trois substantifs résument la dictature : « Je vous apporte le silence,
l'ordre et l'absolue justice. » Ce passage de la polyphonie à la parole univoque, monocorde et
péremptoire est, pour Camus, l'un des signes des régimes totalitaires.208
Le malheur du siècle réside dans le développement des idéologies totalitaires qui ne
voient le salut du monde que dans la domination d'autrui. Or cette puissance se construit sur
« la stérilité, le silence ou la mort » de l'autre. (E, 401) Il poursuit en réaffirmant : « Il n'y a
pas de vie sans dialogue. Et sur la plus grande partie du monde, le dialogue est remplacé
aujourd'hui par la polémique. […] Des milliers de voix, jour et nuit, poursuivent chacune de
son côté un tumultueux monologue, déversent sur les peuples un torrent de paroles
mystificatrices, attaques, défenses, exaltations. » L'absence de persuasion, le règne du silence
et de la terreur et les paroles mystificatrices sont mises en scène dans L'État de siège. Les
paroles du curé, de l'astrologue et de la sorcière tentent, tour à tour, de donner un sens à
l'événement encore inexpliqué de l'apparition de la comète. Chacun est sûr de son
interprétation et n'est jamais en mesure de la remettre en question. Le régime totalitaire
s'impose par la violence. Le gouverneur, refusant d'obtempérer au coup d'État, tente de
résister, mais la Peste, aidée de sa secrétaire, agit avec grande simplicité. Les didascalies
décrivent : « Il tend le bras vers un des gardes. La secrétaire raye ostensiblement quelque
chose sur son bloc-notes. Le coup mat retentit. Le garde tombe. La secrétaire l'examine. »
208
Dans Ni Victimes, ni bourreaux, Camus lance un cri d'alerte contre la légitimation du meurtre et l'installation
du règne de la terreur, Cette série de huit articles publiée en novembre 46 est très proche de La Peste et de
L'État de siège. L'auteur dénonce les méfaits du régime soviétique et la « conspiration du silence » qui
s'impose et règne. Son article liminaire affirme : « Aujourd'hui, personne ne parle plus (sauf ceux qui se
répètent), parce que le monde nous paraît mené par des forces aveugles et sourdes qui n'entendront pas les
cris d'avertissement, ni les conseils, ni les supplications. » (Combat, p. 609) Il poursuit en faisant le constat
que « le long dialogue des hommes vient de s'arrêter. Et bien entendu, un homme qu'on ne peut pas persuader
est un homme qui fait peur. » (Combat, p. 610) Il est donc cohérent de lire, dans le dernier article : « Oui, ce
qu'il faut combattre aujourd'hui, c'est la peur et le silence, et avec eux la séparation des esprits et des âmes
qu'ils entraînent. Ce qu'il faut défendre, c'est le dialogue et la communication universelle des hommes entre
eux. » (Combat, p.642) Il reprend cette même affirmation dans une allocution prononcée salle Pleyel en
novembre 1948, lors d'un meeting international d'écrivains, organisé par le R.D.R. avec la participation de
Rousset, Sartre, Breton, Plinier, Lévi, Wright et Camus. Cette allocution, publiée par La Gauche, le 20
décembre 1948, est reprise dans Actuelles I.
(TRN, 217) La voix de la secrétaire confirme la prise de pouvoir par la force : « Tout est en
ordre, votre Honneur. Les trois marques sont là. (Aux autres, aimablement. ) Une marque, et
vous êtes suspect. Deux, vous voilà contaminé. Trois, la radiation est prononcée. Rien n'est
plus simple. » (TRN, 218) L'absence de dialogue comme symptôme de civilisation
déliquescente est revendiquée par Nada, personnage nihiliste qui a épousé la cause de la
Peste. Il explique à une femme qui avoue ne rien comprendre au langage abscons d'une
administration stérile et inepte: « Je n'ai jamais rien entendu à ce langage. Le diable parle
ainsi et personne ne le comprend ! » (TRN, 249) Nada répond: « Ce n'est pas un hasard,
femme. Il s'agit ici de faire en sorte que personne ne se comprenne, tout en parlant la même
langue. Et je puis bien te dire que nous approchons de l'instant parfait où tout le monde
parlera sans jamais trouver d'écho, et où les deux langages qui s'affrontent dans cette ville se
détruiront l'un l'autre avec une telle obstination qu'il faudra bien que tout s'achemine vers
l'accomplissement dernier qui est le silence et la mort. » (Ibid.) Et de crier « Vive rien !
Personne ne se comprend plus : nous sommes dans l'instant parfait ! » (TRN, 248) Quelle est
la place de l'individu dans ces temps de parole imposée par une instance unique exemplifiée
par la cité omnipotente ou son ersatz contemporain, le système totalitaire ?
Tensions tragiques
Le tragique naît d'une tension entre une loi et un individu ou une force qui
s'oppose à cette loi. Dans Antigone de Sophocle, la jeune fille, par sa parole et par sa volonté
d'agir, s'oppose à la loi de la cité représentée par Créon. Dans L'État de siège, ce courage de la
parole est porteur d'un tragique moderne. La loi du silence, imposée dès le début de la pièce
par le gouverneur lâche, puis légitimée par le dictateur, n'est pas respectée quand « une femme
» s'écrie : « Là ! Là ! On cache un mort. Il ne faut pas le laisser. Il va tout pourrir. Honte des
hommes ! Il faut le porter en terre. » (TRN, 214) Les didascalies nous apprennent que cette
parole provoque du désordre et que « deux hommes s'en vont entraînant la femme » (Ibid.)
Cette femme du peuple est un avatar moderne de l'Antigone antique dont le destin est d'offrir
une sépulture à son frère.
Cette tension tragique se déploie dans le duel sans issue de la voix masculine et de la
voix féminine. Hegel explique : « Le tragique, originairement, consiste en ce que, dans le
cercle d'un pareil conflit, les deux partis opposés, pris en eux-mêmes, ont chacun la justice
pour eux. »209 Cet « affrontement vibrant et ininterrompu » met face à face, dans L'État de
siège, un homme à la recherche de la justice et une femme qui appelle à l'immédiateté de la
vie et de l'amour. L'appel de la « grandeur » et celui de la chair créent une tension tragique
qui ne peut se résoudre que dans la mort. Les héros masculins du théâtre camusien renoncent
à l'amour. Ils choisissent le devoir, la justice. La construction d'une cité idéale l'emporte sur
l'épanouissement personnel. C'est aussi ce que dit Rambert dans La Peste : il y a « de la honte
à être heureux tout seul. » (TRN, 1378) Cet élan de l'homme vers un destin collectif est dicté
par l'histoire. Il y eut un temps de bonheur innocent. Dans « Retour à Tipasa », Camus
regrette ce temps de l'innocence et de l'ancienne beauté.210 À ce temps a succédé le temps des
charniers, de la guerre, des totalitarismes. L'homme ne peut que refuser le bonheur individuel.
Tel Jan, dans Le Malentendu, il part à la recherche d'une réalisation qui se situe dans l'avenir.
Il se projette. Ainsi, il nie l'attrait et les joies du présent et bâtit son destin sur la promesse
d'une complétude à venir, sur le projet de la construction de la cité des hommes. C'est ainsi
que Kaliayev dans Les Justes justifie son action: « […] l'amour est impossible. » (TRN, 354)
Mais ce renoncement au présent est rendu possible par l'évocation du futur: « Je tuerai le
grand-duc, et il y aura alors une paix, pour toi comme pour moi […] La Russie sera belle. »
(TRN, 354) Dans L'État de siège, la première rencontre entre Diego et Victoria, inspirée du
Cantique des cantiques par ses accents lyriques, est une scène d'amour et de promesse de
bonheur immédiat. La deuxième rencontre est déjà marquée par la séparation et par la
dialectique du devoir et de la chair. Diego, confronté à l'hégémonie de la Peste, s'est engagé
dans la lutte. Il « porte le masque des médecins de la peste. » (TRN, 212) Victoria « recule,
poussant un cri. » (Ibid.) Elle lui demande de retirer « ce masque de tourment et de maladie :
« Quitte- le, quitte-le je t'en prie et prends-moi contre toi ! » (Ibid.) Ce masque exemplifie une
dépersonnalisation, une fracture de l'être qui n'est plus simple ni innocent, mais double,
meurtri déjà par le malheur de l'histoire. Cet homme n'est plus le même. Il ne peut plus
désormais parler le « langage fou » de l'amour. (TRN, 200) Avant, dans le temps de
209
HEGEL, Esthétique, textes choisis, Presses Universitaires de France, 1953, p.143 Ce point est repris par
Camus : « La tragédie diffère du drame ou du mélodrame. Voici quelle me paraît être la différence : les forces
qui s'affrontent dans la tragédie sont également légitimes, également armées en raison. Dans le mélodrame
ou le drame, au contraire, l'une seulement est légitime. Autrement dit, la tragédie est ambiguë, le drame
simpliste […] la formule tragique (serait) "Tous sont justifiables, personne n'est juste."» (TRN, 1705)
210
« Élevé d'abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse, j'avais commencé par la plénitude.
Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte. Il
avait fallu se mettre en règle avec la nuit : la beauté du jour n'était qu'un souvenir. » (E, 870)
l'innocence, il pouvait écouter le sang battre dans ses veines et croire à la promesse du
bonheur. Il pouvait chanter l'amour : « Moi, je n'étais ni sourd ni aveugle. Ma joie était
soudain sans impatience. Ô cité de lumière, voici qu'on t'a remise à moi pour la vie, jusqu'à
l'heure où la terre nous appellera. Demain, nous partirons ensemble et nous monterons la
même selle. » (TRN, 199) Ce chant à l'unisson – « Que tu es belle » dit Diego. « Que tu es
fort ! » répond Victoria (TRN, 200) – est brisé par l'arrivée de la Peste. Diego désormais
répond à l'appel des malades « Il faut que j'y aille. » (TRN, 213) Il parcourt le chemin semé
d'obstacles, de tentations, de lassitude, de découragement qui le mène vers l'honneur dans la
dépossession et le renoncement. Réfugié dans la maison du juge, contaminé par la Peste,
abattu, il confie à Victoria : « Ah, si du moins je pouvais me lier à toi et, mes membres noués
aux tiens, couler au fond d'un sommeil sans fin ! » (TRN, 259) Il est, comme le dit Grenier,
« un héros à mi-hauteur ».211 Diego est au carrefour d'une décision engageant son destin. Il est
un être déroutant, contradictoire, coupable et innocent, lucide et aveugle. Les péripéties
montrent l'histoire de ses actions parfois contradictoires ou incompréhensibles. Il commence
par lutter contre la Peste, puis il est tenté par la fuite, le renoncement. Il est sur le point de
commettre une action indécente quand il veut contaminer le jeune frère de Victoria, il insulte
son amante, refusant de mourir en la laissant dans le monde des vivants. « Ah ! Je hais ta
beauté, puisqu'elle doit me survivre ! Maudite qui servira à d'autres ! […] Que m'importe ton
amour s'il ne pourrit pas avec moi ? » (TRN, 260) Ainsi la tragédie porte-t-elle en elle une
interrogation : quels sont les rapports de l'homme avec ses actes ? Dans quelle mesure est-il
réellement la source de ce qu'il fait ? Si Diego choisit de sacrifier son bonheur, c'est par
empathie : « Je suis dans le même malheur, ils ont besoin de moi. »212 et il stigmatise la
rupture avec le monde des femmes en disant à Victoria : « Tu es de l'autre côté, avec ceux qui
vivent ! » (Ibid.) Après ce renoncement douloureux, Diego peut affronter la secrétaire de la
Peste, dire sa répugnance et son refus. C'est le temps de la révolte, du courage, de
l'accomplissement viril. Sa parole devient dominante. Une longue tirade prouve la prise du
211
« J'aime beaucoup que vous mettiez en contraste la grandeur et la "mi-hauteur", que vous fassiez ressortir la
seconde aux dépens de la première. Vous avez su admirablement faire parler les deux voix. » Correspondance
Albert Camus - Jean Grenier (1932-1960), Gallimard, 1981, p.154
212
Camus note : « […] Et que chacun la porte sur soi, la peste, parce que personne au monde n'en est intact. »
(op.cit. p.181) De même, Tarrou, dans une longue confession qui reprend les grandes lignes de Ni victimes, ni
bourreaux, confie à Rivière : « J'ai compris alors que moi, du moins, je n'avais jamais cessé d'être un
pestiféré pendant toutes ces longues années où pourtant, de toute mon âme, je croyais lutter justement contre
la peste. » (TRN, 1424)
pouvoir. Il chante un chant de résistance et revendique cette force dans l'homme, cette « folie
claire, mêlée de peur et de courage, ignorante et victorieuse à tout jamais […] cette force qui
va se lever » (TRN, 271-272) et qui va prouver que la Peste n'est qu'« une ombre jetée sur la
terre et qu'en une seconde un vent furieux va dissiper ». (TRN, 271) Il peut alors très
simplement dire qu'il est le plus fort et qu'il n'a pas peur. (TRN, 273) Après avoir vaincu la
secrétaire de la Peste, il doit encore surmonter de nouvelles épreuves, la peur de voir Victoria
mourir et la tentation d'avoir avec elle la vie sauve s'il abandonne le combat. Il résiste,
renonce à l'amour et dit à Victoria « je suis content » (TRN, 297), « je me suis mis en règle
avec la mort, c'est là ma force. Mais c'est une force qui dévore tout, le bonheur n'y a pas sa
place. »213 Comme le laisse présager le port du masque de la première partie, Diego, dans son
combat, est victorieux car il a entravé le développement effroyable de la Peste mais il a perdu
la vie. Il avoue : « Je me suis desséché dans ce combat. Je ne suis plus un homme et il est
juste que je meure. » Son dernier cri n'est pas le chant d'un homme victorieux mais un constat
amer sur la force des hommes et leur destin d'honneur, de courage et de renoncement: « Ce
monde a besoin de toi, dit-il à Victoria. Il a besoin de nos femmes pour apprendre à vivre.
Nous n'avons jamais été capables que de mourir. » (TRN, 297)
Diego semble bien construit comme un héros tragique. Il est cet homme d'aujourd'hui
qui crie sa révolte en sachant que cette révolte a des limites, qui exige la liberté et subit la
nécessité, cet homme contradictoire, déchiré, désormais conscient de l'ambiguïté de l'homme
et de son histoire, celui que Camus dans sa conférence sur l'avenir de la tragédie appelle
« l'homme tragique par excellence ». (TRN, 1709) Il est un héros tragique, il n'est pas un
modèle comme le héros épique de la poésie lyrique. Il se rapproche du langage des hommes,
il peut éprouver la nostalgie, la peur et le découragement. Son cheminement le conduit à la
hauteur d'un destin tragique, qui suppose une acceptation de l'équilibre de forces antagonistes
et le renoncement à l'individualisme égoïste. Comme dans le théâtre de Brecht, le personnage
n'est pas une substance immuable, un caractère. Il est rarement accordé avec lui-même, il
213
Dans ses Carnets, Camus précise : « Il n'y a qu'une liberté, se mettre en règle avec la mort. » (Carnets p. 192)
De même, dans sa réflexion sur la révolte, il oppose comme des forces égales la liberté du meurtre et la liberté
de mourir: « Révolte. Liberté à l'égard de la mort. Il n'y a plus d'autre liberté possible en face de la liberté du
meurtre que la liberté de mourir, c'est-à-dire la suppression de la crainte de la mort et la remise en place de
cet accident dans l'ordre des choses naturelles. » (C II, 196) Cette dialectique crée la tension tragique. Camus
rappelle, dans sa conférence sur l'avenir de la tragédie qu'Œdipe, à la fin de la pièce, les yeux crevés, dit :
« Tout est bien. » (TRN, 1708) « La seule purification, explique l'orateur, revient à accepter […] le mystère de
l'existence, la limite de l'homme, et cet ordre enfin où l'on sait sans savoir. » (Ibid.) Peut-être ce mystère de
l'existence transparaît-il parfois dans la voix de la femme.
prend place au sein d'une configuration, d'une société en devenir qui le divise et l'oblige à
résister ou à se soumettre. Au héros classique, Camus, à l'instar de son aîné munichois,
substitue des figures complexes et parfois même compromises.214
À cette voix masculine, dans laquelle résonnent l'honneur et l'incapacité du bonheur
immédiat, s'oppose la voix de la femme qui appelle à l'épanouissement de l'être dans un
bonheur charnel immédiat. Car « si tout se réduit vraiment à l'homme et à l'histoire, je
demande où est la place : de la nature - de l'amour - de la musique - de l'art » écrit Camus
dans ses Carnets. (C II, 189) Clayton, dans un article intitulé « L'impossibilité d'aimer »,
écrit : « À cet activisme (il s'agit "d'un projet audacieux ou périlleux […] irrésistible" qui
inscrit l'homme dans son destin) s'oppose toujours la voix féminine qui rappelle au séparé
volontaire les douceurs de la commune présence, de l'union sentimentale et physique. […]
Derrière l'échafaudage idéologique de ces pièces se déroule un même drame, celui de
l'Homme et de la Femme évoluant selon des valeurs antithétiques, l'un hanté par le rêve d'une
action généreuse (et toujours fatale), l'autre attachée à l'instant et à l'amour. »215 L'homme n'est
pas exempt de ce goût pour l'abandon, pour le « sommeil sans fin » (TRN, 259) auquel Diego
aspire dans un moment de lassitude, comme nous l'avons vu. L'appel de la chair, l'appétit
d'amour, « le parfum fugitif de la rose sauvage, la vallée d'oliviers…» (C II, 194) sont liés au
temps de l'innocence, un temps qui précède les fléaux de l'histoire où ils sont dévolus à
l'univers féminin. La hantise de Camus est de voir « l'histoire (recouvrir) peu à peu le
sentiment de la nature dans le cœur des hommes […] et tout cela par un mouvement si
puissant et irrésistible qu'on peut envisager le jour où la silencieuse création naturelle sera
tout entière remplacée par la création humaine, hideuse et fulgurante, retentissante des
clameurs révolutionnaires et guerrières […]. » (C II, 193) Cependant, dans ses œuvres
dramatiques, la voix de la femme véhicule ces valeurs développées dans « L'exil d'Hélène » et
crée ainsi une dialectique tragique.216
214
Camus notait dans ses Carnets : « Intellectuel ? Oui. Et ne jamais renier. Intellectuel = celui qui se dédouble.
Ça me plaît. Je suis content d'être les deux. ″Si ça peut s'unir ?″ Question pratique. Il faut s'y mettre. ″Je
méprise l'intelligence″ signifie en réalité : ″je ne peux supporter mes doutes.″ / Je préfère tenir le yeux
ouverts. » (C I, 41)
215
RLM, n° 7, p.21
216
Marie, dans Le Malentendu, pose la dualité quand elle dit à Jan: « Non, les hommes ne savent jamais comment
il faut aimer. Rien ne les contente. Tout ce qu'ils savent, c'est rêver, imaginer de nouveaux devoirs, chercher
de nouveaux pays et de nouvelles demeures. Tandis que nous, nous savons qu'il faut se dépêcher d'aimer,
partager le même lit, se donner la main, craindre l'absence. Quand on aime, on ne rêve à rien. » (TRN, 127)
Dans Les Justes, Dora oppose l'amour pour l'humanité, amour rigide et abstrait, à l'amour tendre qui unit un
Victoria tente de rappeler Diego à l'amour humain. Comme Maria, elle oppose le
destin des hommes, qu'elle juge stérile, et la vie des femmes, dans la vie et la vérité simple
des corps. « J'ai trop à faire pour porter mon amour ! Je ne vais plus encore me charger de la
douleur du monde ! C'est une tâche d'homme, cela, une de ces tâches vaines, stériles,
entêtées, que vous entreprenez pour vous détourner du seul combat qui serait vraiment
difficile, de la seule victoire dont vous pourriez être fiers. » (TRN, 262-263) La femme écoute
la voix du cœur : « Laisse- moi libre de chercher en toi l'ancienne tendresse. Et mon cœur
parlera de nouveau. » (TRN, 260) « Et mon cœur n'est pas craintif. Il brûle d'une seule
flamme, claire et haute […]. Il t'appelle, lui aussi… » (TRN, 263) Elle parle le langage du
corps, et le verbe devient cri : « Embrasse-moi pour étouffer ce cri qui monte du profond de
mon corps, qui va sortir, qui sort… Ah ! » (TRN, 261) L'amour et la mort ne sont plus
séparés. « Si tu devais mourir, j'envierais jusqu'à la terre qui épouserait ton corps. » (TRN,
261)
Dans la scène finale, quand Diego meurt, victime consentante, martyr et bouc
émissaire, Victoria refuse cet ordre. « Il fallait me choisir contre le ciel lui-même. Il fallait me
préférer à la terre entière. » (TRN, 297) lui dit-elle. Au dernier mot d'amour de Diego, « je
t'ai aimée de toute mon âme », Victoria répond : « Ce n'était pas assez. Oh, non ! Ce n'était
pas encore assez ! Qu'avais- je à faire de ton âme seule ? » (TRN, 298) Le chœur des femmes
fait écho à la voix de la femme et clame : « Malheur sur lui ! Malheur sur tous ceux qui
désertent nos corps ! […] apprenons […] à préserver la maison de l'amour ! Vienne la peste,
vienne la guerre et, toutes portes closes, vous à côté de nous, nous défendrons jusqu'à la fin.
Alors, au lieu de cette mort solitaire, peuplée d'idées, nourrie de mots, vous connaîtrez la
mort ensemble, vous et nous confondus dans le terrible embrasement de l'amour ! » (TRN,
298) Le chœur des femmes affirme que les hommes sont dans l'idée, qu'ils sont des
« chasseurs d'ombres », des « chanteurs solitaires », qu'ils marchent « de solitude en solitude,
vers l'isolement dernier, la mort en plein désert. » (TRN, 298) Cette parole paraît
contradictoire avec la morale de la pièce exemplifiée par la secrétaire qui affirme : « Nous
triompherons de tout, sauf de la fierté. » (TRN, 296) Ce premier dénouement fait de L'État de
homme et une femme : « À certaines heures pourtant je me demande si l'amour n'est pas autre chose, s'il peut
cesser d'être un monologue, et s'il n'y a pas eu une réponse, quelquefois. J'imagine cela, vois-tu : le soleil
brille, les têtes se courbent doucement, le cœur quitte sa fierté, les bras s'ouvrent. Ah ! Yanek, si l'on pouvait
oublier, ne fût-ce qu'une heure, l'atroce misère de ce monde et se laisser aller enfin. Une seule petite heure
d'égoïsme, peux-tu penser à cela ? » (TRN, 351)
siège une pièce politique, didactique, édifiante. Le chœur des femmes est comme un
contrechant paradoxal qui place Camus, non pas auprès des moralisateurs simplistes mais
auprès des hommes qui ont pensé, vécu, et écrit les fractures de l'être, les pulsions contraires,
les impasses existentielles que la guerre a largement favorisées. La voix de Victoria est donc,
dans le dénouement, reprise en écho par le chœur.
Chœur polyphonique
Dans la tragédie grecque, le chœur, constitué d'un collège de citoyens, a pour fonction
d'exprimer des sentiments proches de la sagesse populaire. Sa présence crée un dédoublement
entre la voix du héros et le murmure collectif. Le langage n'est plus simple mais porteur
d'ambiguïtés. Les mêmes mots prennent dans la bouche des différents personnages des
significations contraires ; les mêmes phrases ont un sens pour qui les prononce, un autre pour
le chœur, un autre encore pour les spectateurs. La tragédie n'a pas pour fonction de proclamer
une vérité, mais de mettre en scène, par le jeu des voix multiples, les ambiguïtés des êtres, les
dissensions internes, les interrogations. Le héros tragique n'est pas un homme univoque,
chantant l'émergence d'une cité forte. Il est un être complexe. Il doit vaincre ses faiblesses et
toutes les voix de la pièce contribuent à poser la question de la relation entre une action, noble
ou vile, et une identité.
Dans la conférence prononcée à Athènes, Camus explique: « L'homme d'aujourd'hui
qui crie sa révolte en sachant que cette révolte a des limites, qui exige la liberté et subit la
nécessité, cet homme contradictoire, déchiré, désormais conscient de l'ambiguïté de l'homme
et de son histoire, cet homme est l'homme tragique par excellence. » (TRN, 1709)
La tragédie polyphonique fait écho aux ambivalences irréductibles :
« Qui a raison et qui a tort ?
Songe
Que tout ici-bas est mensonge.
Il n'est rien de vrai que la mort. » (TRN, 214)
L'ambiguïté existentielle exemplifiée par l'affrontement entre Victoria et Diego est
reprise par la voix du chœur affirme que rien ne se résout avant le terme fatal. Le chœur peut
être un écho aux déchirements du héros. Il peut aussi être un contre-chant. On a vu comment,
dans le dénouement, il venait démentir la loi de l'honneur et nuancer la fonction morale de la
pièce. À la fin du prologue, il est déjà contre-chant quand il chante, dans des cris d'allégresse,
la beauté et l'abondance de l'été.
En effet, le chœur entame son chant par une dénégation positive et future : « Il ne se
passe rien, il ne se passera jamais rien. »217 Le lyrisme du chœur s'épanouit paradoxalement
dans la négation du malheur imminent et dans l'acceptation de ne pas en parler, de le nier.
L'été, ses richesses et ses effluves, sont alors évoqués, dans des accents gidiens : « À peine si
le printemps s'achève et déjà l'orange dorée de l'été lancée à toute vitesse à travers le ciel se
hisse au sommet de la saison et crève au-dessus de l'Espagne dans un ruissellement de miel
[…]. » (TRN, 199) L'abondance chantée crée un contraste avec l'annonce du malheur et la
misère du peuple. Camus utilise ici la voix du chœur pour montrer la coexistence,
incompréhensible pour l'homme, entre la beauté de la nature et la misère de l'homme. Déjà,
dans son reportage Misère de la Kabylie, Camus s'était trouvé confronté à cette dichotomie
insupportable. Le chœur est souvent un simple écho de la dernière voix qui s'est fait entendre,
ou de la plus puissante. Il la dédouble conférant ainsi à la parole jusque-là unique, une valeur
moindre, décalée, nuancée, niée dans son univocité par un effet d'ironie.
Le gouverneur exige l'ordre : « En attendant, que rien ne bouge ! Je suis le roi de
l'immunité », (TRN, 204) le chœur chante la sagesse des astres et leur « tranquille géométrie »
qui « condamne ces étoiles folles et déréglées qui incendient les prairies du ciel de leur
chevelure enflammée ». (TRN, 205) Par la parole des alcades, la métaphore est filée. « Si le
ciel a des habitudes, remerciez-en le gouverneur puisqu'il est roi de l'habitude. Lui non plus
n'aime pas les chevaux fous. Tout son royaume est bien peigné ! » (Ibid.) La polyphonie
permet ici l'émergence du discours ironique. Une affirmation éclate dans des voix multiples et
les mots réitérés par des bouches différentes perdent leur valeur de référent unique. Le chœur
peut également exprimer la multiplicité des référents éthiques. Ainsi il nie l'unicité et permet,
par l'expression de vérités plurielles, le maintien d'une certaine forme de liberté. En effet, la
liberté suppose la fin de l'adoration d'un seul Dieu, le respect d'une société unique ou d'une
nature à reproduire. C'est ce que dit Camus dans ses Carnets à propos de Grenier :
217
TRN, p.199 Cette dénégation est reprise plus loin. « Rien n'est changé ! Il ne se passe rien, il ne s'est rien
passé. » (TRN, 205) Elle fait écho à la voix d'un homme du peuple qui, s'adressant au gouverneur, dans un
discours ironique, lui dit: « Non, gouverneur, rien n'est vraiment changé, nous autres, pauvres, pouvons te
l'assurer. » (TRN, 204) et l'homme misérable de rappeler sa condition et les inégalités sociales du monde dans
lequel il vit.
« Grenier. Du bon usage de la liberté. "L'homme moderne ne croit plus qu'il y ait un
Dieu auquel obéir (hébreu et chrétien), une nature à suivre (grec et romain)."
Id. « Celui qui aime fortement une valeur est par là même ennemi de la liberté. » (C II,
209)218
Lorsque chez lui, le juge commence la lecture du psaume XCI :219 « Le Seigneur est
mon refuge et ma citadelle… », (TRN, 211) le chœur, à l'église, poursuit :
« Tu n'auras à craindre
Ni les terreurs de la nuit
Ni les flèches qui volent dans le jour.
Ni la peste qui chemine dans l'ombre
Ni l'épidémie qui rampe en plein midi. » (Ibid.)
Une voix soumise exprime son respect de l'unicité divine : « Oh ! le grand et terrible
Dieu ! » (Ibid.) Cette crainte et ce respect, comme l'exemplifie la citadelle, apparaissent bien
comme une figure de l'enfermement. Mais, à ce moment-là, sur la place le peuple déambule
« sur le rythme d'une copla » (Ibid.) :
« Tu as signé dans le sable
Tu as écrit sur la mer
Il ne reste que la peine. » (TRN, 211-212)
La référence laïque fait écho à la référence biblique. La mise en scène qui fait
coexister les différents décors, la maison du juge, l'église, la place, permet aussi une
représentation simultanée des différentes voix porteuses de vérités divergentes. Le chœur
commence, dédouble, décale et, par la figure de l'ironie, favorise l'éclatement des valeurs
figées.
tragédie « marquent […] une transition entre les formes de pensée cosmique, toutes
imprégnées par la notion du divin et du sacré et d'autres formes animées au contraire par la
réflexion individuelle et rationaliste. Le mouvement qui va d'Eschyle à Euripide est en gros
celui qui va des grands présocratiques à Socrate lui-même. De même, de Shakespeare à
Corneille, nous allons du monde des forces obscures et mystérieuses, qui est encore celui du
Moyen Âge à l'univers des valeurs individuelles, affirmées et maintenues par la volonté
humaine et la raison. » (TRN, 1702) L'ouverture musicale de la pièce fait entendre une sirène
d'alarme et s'accompagne de l'apparition mystérieuse d'une comète. Une voix anonyme dit
« C'est la comète du mal. » (TRN, 189) Le peuple qui fait entendre des voix dispersées fait
une lecture sacrée : « C'est un signe […]. Il n'y a pas de signes pour rien. » (TRN, 191),
« C'est un sort sur la cité. » (TRN, 190), « Oh ! le grand et terrible Dieu ! » (Ibid.) L'époque
transitionnelle marquée par le passage entre le mystère et la raison est soulignée par le propos
énoncé par une voix : « À notre époque, on ne croit plus aux signes, […]. On est trop
intelligent, heureusement. » (Ibid.) Mais ce signe empreint de mystère prend la figure
symbolique de la Peste puis de l'homme, parangon du dictateur. La lutte de Diego n'a pas la
même dimension tragique dès lors qu'elle s'inscrit dans une allégorie de l'époque
contemporaine. Diego accède au statut d'individu qui, au sein d'un peuple figuré par un
murmure collectif, par des voix anonymes ou par le chœur tantôt prudent tantôt timoré,
souvent lâche, fait face au mystère et l'anéantit par son courage. Si l'émergence de l'individu
des forces cosmiques s'apparente à la tragédie, le parcours de Diego figure le passage de la
tragédie au drame. Le personnage inscrit son action dans une histoire dichotomique divisée en
deux camps, celui du bien – qui est celui de la résistance, celui du mal – qui est le camp de la
domination par la force et la terreur. Le mal, c'est-à-dire la dictature, est une négation de
l'individu. Toute la deuxième partie de la pièce est consacrée à la description caricaturale de
cette forme d'État qui étouffe l'homme dans des labyrinthes administratifs, le pousse à la
délation et à l'humiliation et nie toute forme de liberté et de bonheur intime.
Ainsi la tragédie coexiste avec le drame.220 Si, dans la tragédie, les deux forces qui
s'affrontent sont également légitimes, ce n'est pas le cas dans le drame. La lutte de Diego
contre la Peste est une lutte du bien contre le mal et sa victoire, née de sa capacité à surmonter
220
Camus, définissant le drame, écrit : « […] le drame idéal, comme le drame romantique, est d'abord
mouvement et action puisqu'il figure la lutte du bien contre le mal et les péripéties de cette lutte. » (TRN,
1705)
sa peur, est une victoire qui appartient à l'univers dramatique puisqu'elle annule la tension et
l'équilibre qui seuls permettent une lecture tragique de l'univers. De même, l'affrontement
violent entre le juge et sa femme, et de façon parallèle dans la deuxième partie, s'inscrit dans
un univers dramatique. Le juge représente le monde figé qui refuse le mouvement, le
changement, l'ouverture, le doute, la liberté pour maintenir intact son pouvoir sur les autres. Il
est la loi inique capable de légitimer le crime. Il dit à Diego : « Si le crime devient la loi, il
cesse d'être crime. » (TRN, 251) Les thèmes du crime légitimé par le pouvoir, de la terreur
muselant la foule et annihilant sa capacité à s'opposer221 sont développés par le juge. À
Victoria cette fois, il annonce que Diego trahira : « Tout le monde trahit parce que tout le
monde a peur. Tout le monde a peur parce que personne n'est pur. », (TRN, 252) et il avoue
que la loi est déterminée par la haine. Le conflit entre le juge et sa femme, provoqué par
l'arrivée de Diego dans la maison du juge, est extrêmement violent. Le dramatique se teinte de
pathétique quand Diego menace de contaminer le jeune frère de Victoria. Le juge et la sœur
aînée laissent alors éclater leur haine à l'égard de cet enfant adultérin. Le secret honteux est
dévoilé. La mère clame son mépris de l'ordre établi et du règne des hommes avec des accents
qui rappellent les pièces de Lorca. « Je crache sur ta loi. J'ai pour moi le droit, le droit de
ceux qui aiment à ne pas être séparés, le droit des coupables à être pardonnés et des repentis
à être honorés ! Oui, je crache sur ta loi. » (TRN, 255) Elle fait confession de sa faute et
s'inscrit dans la loi de l'amour. « Et un seul cheveu de cet enfant m'est plus précieux que le
ciel lui-même. » (Ibid.) Elle revendique la réalité la chair : « Oui ! Car elles ont un ventre
pour jouir et pour engendrer » (TRN, 256) faisant ainsi écho à Camus qui écrit: « Les vrais
artistes […] sont les témoins de la chair, non de la loi. »222 Le juge et sa fille aînée l'insultent,
la traitent de chienne. (TRN, 256-257) Mais enfin elle peut parler et sa voix fait éclater le
silence imposé par tant d'années. « Non […] je ne me tairai pas. Je me suis tue pendant toutes
ces années […], je ne me tairai pas. » (TRN, 255) Elle faisait écho à la femme du peuple qui
répliquait à Nada en demandant une justice élémentaire : « la justice est que 1es enfants
mangent à leur faim et n'aient pas froid. La justice est que mes petits vivent. » (TRN, 247) La
femme du juge définit un droit qui n'est pas celui du juge : « Et je dirai au moins à celui-ci
qu'il n'a jamais eu le droit de son côté car le droit, tu entends Casado, est du côté de ceux qui
221
On aura reconnu les thèmes de Ni victimes, ni bourreaux, et de L'Homme révolté.
222
« Le témoin de la liberté », Actuelles I, (E, 406)
souffrent, gémissent, espèrent. Il n'est pas, non, il ne peut pas être avec ceux qui calculent et
qui entassent. » (TRN, 255-256)
Une autre opposition dramatique exemplifie la lutte du bien contre le mal, c'est celle
qui met face à face Diego et la secrétaire de la Peste. C'est en effet au cours de cette
confrontation que l'action s'accélère puisque le courage de Diego fait reculer la progression de
la Peste. La secrétaire explique le fonctionnement du système, de « la machine », le carnet, la
liste des condamnés, les hommes qui se croient libres, ceux qui ont été oubliés et qui sont
toujours rattrapés. Diego dénonce la duplicité de son langage et laisse éclater d'abord sa
répugnance puis sa révolte. Il dénonce le mensonge de la fausse justice : l'individu naît dans
cet affrontement. Diego dit à la secrétaire : « […] un homme seul, c'est plus gênant, ça crie sa
joie ou son agonie. Et moi vivant, je continuerai à déranger votre bel ordre […]. Je vous
refuse, je vous refuse de tout mon être ! » (TRN, 271) Puis il réinscrit son individualité dans la
nature et dans le collectif : « …dans votre belle nomenclature, vous avez oublié la rose
sauvage, les signes dans le ciel, les visages d'été, la grande voix de la mer, les instants du
déchirement et de la colère des hommes ! » (Ibid.) La révolte de l'individu se concrétise par un
geste de violence et par la délivrance des hommes muselés. Dans les didascalies, Camus
indique : « Elle (la secrétaire) rit. Il la gifle et dans le même temps, les hommes du chœur
arrachent leurs bâillons et poussent un long cri de joie. » (TRN, 272)
Après cette joute verbale et gestuelle qui signale la naissance de l'individu par la
révolte, Diego doit convaincre le peuple de la nécessité de lutter. Dans la tragédie classique, le
chœur ne prend jamais part à l'action. Il se contente de commenter. Dans la troisième partie,
Camus met en scène un dialogue entre le héros et le chœur. Diego appelle à la révolte:
« N'ayez plus peur, c'est la condition. Debout, ceux qui le peuvent ! Pourquoi reculez- vous ?
Relevez le front, voici l'heure de la fierté ! Jetez votre bâillon et criez avec moi que vous
n'avez plus peur. » (TRN, 275) Le rôle du chœur est alors d'exprimer le doute et la faiblesse:
« La vieille crainte n'a pas encore quitté nos cœurs […]. Si peu que nous ayons, nous avons
peur de tout perdre avec la vie. » (TRN, 276) et plus loin « nous avons toujours tout payé en
monnaie de misère. Faut- il vraiment payer avec la monnaie de notre sang ? » (Ibid.) En
contre-chant, le chœur des femmes fait écho : « Encore une affaire d'hommes ! » (Ibid.) et
rappelle « l'instant qui s'abandonne, l'œillet des jours, la laine noire des brebis, l'odeur de
l'Espagne enfin » (Ibid.) Les femmes aussi avouent leur faiblesse et appellent au bonheur
incarné. Diego peut alors répondre d'abord aux hommes, puis aux femmes, et développer une
argumentation persuasive. Il dit l'importance de la lutte pour la survie élémentaire, il convainc
les femmes que la Peste est aussi responsable de la séparation des amants. À la différence de
la tragédie dans laquelle s'opposent « les pôles d'un nihilisme extrême et d'un espoir illimité
[…] le héros nie l'ordre qui le frappe et l'ordre divin frappe parce qu'il est nié. » (TRN, 1707)
Ici l'espoir illimité l'emporte sur la force qui le brime : l'équilibre tragique disparaît. Diego
exemplifie un espoir qui n'est pas vain car il donne une voix aux hommes muselés et libère les
forces de la nature. « Le désespoir est un bâillon. Et c'est le tonnerre de l'espoir, la
fulguration du bonheur qui déchirent le silence de cette ville assiégée. » (TRN, 277) Et le
chœur de reprendre, à l'unisson « L'espoir est notre seule richesse, comment nous en
priverions-nous ? Frères, nous jetons tous ces bâillons ! (Grand cri de délivrance) Ah ! sur la
terre sèche, dans les crevasses de la chaleur, voici la première pluie ! Voici l'automne où tout
reverdit, le vent frais de la mer. L'espoir nous soulève comme une vague. » (lbid. ) La force
antagoniste n'est pas une fatalité. Elle est vaincue par le courage de Diego et sa force de
persuasion. De ce point de vue, la pièce s'inscrit dans le code dramatique : l'action conduit
l'homme, dans un monde dichotomique, au rétablissement du bien, à la victoire contre le mal -
même s'il doit payer cette victoire de sa vie. Il est responsable de sa vie. Il décide pour ce qui
le concerne. Le dernier combat dialectique oppose Diego à la Peste quand celui-ci offre à
Diego et Victoria la vie sauve en échange de la ville. Diego affirme son individualité et se
distingue des citoyens de Cadix auxquels pourtant il est intimement lié. « L'amour de cette
femme, c'est mon royaume à moi. Je peux en faire ce que je veux. Mais la liberté de ces
hommes leur appartient. Je ne puis en disposer » (TRN, 289) dit Diego à la Peste, puis il
ajoute : « Si j'étais seul, tout serait facile. Mais de gré ou de force, ils sont avec moi. » (TRN,
290) Le monde moderne prend naissance avec l'émergence de l'individu et du peuple.
L'homme contemporain, à l'instar de Diego, est inscrit dans son temps. Il est aux côtés des
hommes brimés, soumis à un pouvoir inique. « Je vis pour ma cité et pour mon temps. »
(Ibid.) Il est un homme conscient de ses faiblesses et de son impureté. Quand la Peste exprime
son mépris des hommes « petits, besogneux, toujours à mi- hauteur », (TRN, 291) Diego
reprend dans une phrase clivée qui joue, par l'emphase, sur l'extraction du complément
circonstanciel « à mi- hauteur » : « C'est à mi hauteur que je tiens à eux. Et si je ne suis pas
fidèle à la pauvre vérité que je partage avec eux, comment le serais-je à ce que j'ai de plus
223
Traditionnellement, l'auto sacramental est une pièce jouée à l'occasion de la fête du Saint Sacrement, la
fête-dieu, en Espagne, à la cour des « rois catholiques » à la fin du XVIe et dans le courant du XVIIe siècles.
Le thème est lié à l'eucharistie. Le succès est assuré par les nombreuses commandes des municipalités des
grandes villes qui, voulant rivaliser de splendeur dans la célébration de la Fête-Dieu, se disputent les meilleurs
poètes des autos. Cela permet ainsi aux troupes de monter des comédies profanes. Ce sont donc les mêmes
troupes qui créent et jouent les célèbres comedias et les autos. Et la tentation est grande de transformer
certaines comedias en autos par une modification du dénouement. Les poètes manient un monde
d'abstractions dont le catéchisme enseignait les noms et qu'ils vont pouvoir personnifier. Il s'agit des vertus,
des vices, des ennemis de l'âme, des facultés spirituelles : la raison, la mémoire et la volonté. Même les quatre
éléments résumant le monde matériel, terre, eau, air, feu ainsi que les saisons, peuvent devenir personnages de
drame. Lope de Vega, puis Calderón, sont les deux représentants les plus célèbres des autos. Camus admirait
le théâtre classique espagnol. Désormais le genre de l'auto sacramental sera désigné par l'expression en
italiques auto.
En effet, auto et comedia sont les deux faces, sacrée et profane, du théâtre espagnol du
siècle d'or auquel Camus se réfère bien souvent. Leur origine est la même, seule la commande
diffère mais les techniques et la dimension éthique sont proches. Ainsi Camus inscrit sa pièce
dans une dimension allégorique qui suppose - en amont - un refus de la psychologie. Il ne
s'agit donc pas tant de comprendre les motivations intérieures de tel ou tel personnage que de
les inscrire dans des schémas codés. La secrétaire exemplifie la mort qui cède ici, non sans
humour (noir), à la tentation de l'administration abusive, inepte et aveugle. Elle évoque les
Moires, ces trois sœurs que les Latins nomment les Parques et qui sont comme autant de
visages, de facette ou de saisons d'une unique Moïra : Clôthô, Lachésis et Atropo, la Fileuse,
la Destinée (ce qui est envoyé par le sort) et l'Inflexible. Pour chaque mortel, elles accordent
une mesure de vie, dont elles règlent la durée, la première en filant, la seconde en enroulant le
fil, la troisième en le coupant. La secrétaire, lorsqu'elle entre en scène, porte un uniforme avec
un col et des manchettes blancs, comme l'indiquent les didascalies. À la fin de la pièce, elle
change d'apparence. C'est une vieille femme au masque de mort. Elle imprime des marques
sur le corps de ses victimes. Ces marques sont au nombre de trois : la première rend l'homme
suspect, la deuxième le condamne, la troisième le radie. Elle possède un carnet sur lequel elle
tient le compte des vies et des morts, explique et montre son pouvoir absolu en rayant des
noms, provoquant ainsi la mort immédiate de l'élu. Elle explique qu'auparavant elle était
associée avec le hasard224 alors que désormais elle est sous tutelle. En effet, cette figure
emblématique d'Atropos se double de la représentation cynique d'une administration inepte.
De même, la Peste, allégorie de la tyrannie, se présente comme un sort funeste qui
s'abat sur une terre. Elle évoque le pays dévasté et rendu stérile des mythes médiévaux qui ne
peut retrouver sa fécondité que si un Perceval innocent accomplit son destin. Dans la seconde
partie, la Peste réclame le silence et annonce, péremptoire, le sortilège de la stérilité de la
terre : « Je suis celui qui aigrit le vin et qui dessèche les fruits. Je tue le sarment s'il veut
donner des raisins, je le verdis s'il doit nourrir du feu. » (TRN, 284) Il proclame la loi de la
violence, de l'enfermement et du silence. Mais la victoire de Diego, Perceval moderne, est
annoncée par le chœur qui chante la fécondité : « […] L'homme triomphe ! Et la victoire alors
a le corps de nos femmes sous la pluie de l'amour. Voici la chair heureuse, luisante et chaude,
224
« J'étais libre avant vous, dit la secrétaire à la Peste, et associée avec le hasard. Personne ne me détestait
alors. J'étais celle qui termine tout, qui fixe les amours, qui donne leur forme à tous les destins. J'étais la
stable. » (TRN, 293-294)
grappe de septembre où le frelon grésille. Sur l'aire du ventre s'abattent les moissons de la
vigne. Les vendanges flambent au sommet des seins ivres. Ô mon amour, le désir crève
comme un fruit mûr, la gloire des corps ruisselle enfin. » (TRN, 285) La tyrannie
contemporaine est ainsi associée aux fatalités mystérieuses des temps immémoriaux. Diego
est, à l'instar de Perceval, d'abord silencieux, dépassé par les événements qu'il ne comprend
pas. Dans le roman de Chrétien de Troyes, on sait qu'il aurait suffi à Perceval de demander
une explication quand il assiste, chez le roi Pêcheur, au cortège du Graal, pour que la
prospérité de la Terre Gaste qui entoure le château du Graal revienne et pour que le roi
Méhaigné guérisse.
Dans L'État de siège, Diego, après le silence de la lâcheté, affronte sa peur. Il ose
parler et brise aussitôt le sortilège. C'est le moment de la révolte. À la fin de la deuxième
partie, au moment même où il allait fuir avec le batelier, il défie la secrétaire. Il exprime son
mépris, son dégoût. Puis, après une longue tirade qui marque l'ascendance de sa volonté, il la
nie : « Je vous refuse, je vous refuse de tout mon être ». (TRN, 271) Au début de la pièce,
Diego confiait à Victoria : « Je ne me reconnais plus. Un homme ne m'a jamais fait peur, mais
ceci me dépasse, l'honneur ne me sert de rien et je sens que je m'abandonne […] je suis
étranglé de stupeur […] Mes mains tremblent d'horreur et la pitié bouche mes yeux. » (TRN,
213) À la secrétaire, il dit enfin, au moment de sa victoire sur lui-même, à la fin de la
deuxième partie : « Oui ! J'ai bien compris votre système. » (TRN, 271) En effet, Diego
parcourt le chemin christique des héros des autos. Il peut évoquer Sigismond, héros d'un auto
que Calderón a tiré de La vie est un songe.225 On a déjà évoqué le cheminement de Diego.
L'état paradisiaque est représenté par le chant à deux voix dans lequel les amants, au début de
la pièce, échangent les paroles d'amour et de désir qui évoquent Le Cantique des cantiques.
Le héros est promis au bonheur parfait. La comète du mal apparaît dans le ciel, Un homme
meurt. Diego est alors saisi par la peur. Il éloigne de lui celle qu'il aime. Honteux, il sent le
mal gagner en lui. Malade, poursuivi par les sbires de la Peste, il se réfugie chez le juge et,
pour obtenir qu'on ne le livre pas, menace de contaminer le plus jeune fils : « Regarde,
homme de la loi ! dit-il au juge, Si tu fais un seul geste, j'écraserai la bouche de ton fils sur le
signe de la peste. » (TRN, 253) Et, lorsque Victoria lui dit : « Diego, ceci est lâche » (Ibid.), il
225
Sigismond s'inscrit dans une symbolique chrétienne qui conduit l'homme d'un état paradisiaque à la chute puis
à la rédemption.
rétorque : « Rien n'est lâche dans la cité des lâches. » (Ibid.) Quand la secrétaire frappe Diego
à l'aisselle et le marque pour la deuxième fois, le contaminant, celui-ci éprouve de l'horreur
face à ce signe et, pris de folie, exprime à Victoria des sentiments de haine : « Ah ! Je hais ta
beauté, puisqu'elle doit me survivre ! Maudite qui servira à d'autres ! » (TRN, 260) Et, après
avoir voulu contaminer le jeune frère pour obtenir qu'on ne le livre point, c'est avec son aimée
qu'il veut partager le mal : les didascalies nous indiquent qu'il l'écrase contre lui et dit: « Là !
Je ne serai pas seul! Que m'importe ton amour s'il ne pourrit pas avec moi ! » (Ibid.) La
promesse d'amour généreux se transforme en haine égoïste. La terreur a fait chuter l'homme.
Après ces vilenies, il tente de fuir, négociant son passage avec le batelier mais il est retenu par
la secrétaire qui lui refuse ce libre-arbitre. C'est alors, pour Diego, l'heure de la rédemption.
Haine et dégoût laissent place à une juste révolte qui éloigne la peur et enlève ses pouvoirs à
la secrétaire. Diego désormais n'a plus de moment de faiblesse. Son parcours christique le
conduit jusqu'au sacrifice de sa vie. Tel Jésus, il offre sa vie pour sauver les péchés du monde,
résiste à la tentation d'un amour égoïste que la Peste lui promet contre l'abandon de la cité.
Diego se sacrifie pour sauver les hommes. Il est le christ laïc d'un monde profane. Son
sacrifice est la promesse d'une cité de justice humaine, de bonheur terrestre. C'est aussi ce
qu'Ilona Coombs, dans Camus, homme de théâtre, exprime: « Ce qui fait la grandeur du
théâtre de Camus, c'est que seul parmi les dramaturges contemporains, à l'exception de
Claudel, il a tâché d'inventer des mythes nouveaux qui puissent refléter les immenses
bouleversements du monde moderne. En outre, dans ce théâtre qui aspire à être universel,
comme le théâtre antique, se jouera ce qu'on pourrait appeler une "passion" puisqu'à un
ordre imparfait va succéder un désordre destructeur qui, après le sacrifice d'une victime
expiatoire, sera remplacé par un renouveau d'ordre libérateur transcendant. »226
La dimension christique du héros s'inscrit dans un monde incarné, un monde d'odeurs
et de saveurs, de plaisir et de douleur. Camus, à l'instar des créateurs d'autos, personnifie les
éléments. Ils ont un rôle dans l'action. Dès le début de la pièce, le monde naturel occupe une
place prépondérante. L'apparition de la comète dans le crépuscule du matin ouvre l'action.
L'établissement de la dictature s'accompagne de l'apparition d'une brume épaisse. « Des
brumes affreuses commencent à s'épaissir aux quatre coins de la ville, dissipent peu à peu
l'odeur des fruits et des roses, ternissent la gloire de la saison, étouffent la jubilation de
226
Ilona COOMBS, Camus, homme de théâtre, Nizet, 1968, p.99
l'été. » (TRN, 223) Alors le peuple attend le vent comme la seule force qui puisse les libérer
du mal qui les opprime et les tue. Le vent est d'abord perçu comme une nostalgie d'un passé
de gloire sensuelle, d'harmonie du monde : « Ah ! Cadix, cité marine ! Hier encore, et par-
dessus le détroit, le vent du désert, plus épais d'avoir passé sur les jardins africains, venait
alanguir nos filles. Mais le vent est tombé, lui seul pouvait purifier la ville. » (Ibid.) Plus loin,
le chœur chante encore « les vents sont en panne et le ciel est vide. » (TRN, 227) Une cité
minérale, sans arbres ni fleurs, devient l'arène des meurtres légitimés par la dictature. Le salut
doit venir de la mer et du vent « […] le seul refuge est la mer dont ces murs nous séparent.
Que le vent se lève et nous pourrons enfin respirer. » (TRN, 250) Quand Diego a vaincu sa
peur et, par là même, la secrétaire, il enlève le bâillon de la bouche du pêcheur qui « levant
les yeux au ciel », (TRN, 274) demande à son sauveur « Qu'est cela ? » Et Diego doit
répondre « le vent de la mer… » La libération du peuple coïncide avec le moment où le vent
se lève. Le dénouement, par la voix du même pêcheur, donne la suprématie aux éléments
naturels sur le monde des hommes. La mer engloutit la cité des hommes. Ce combat entre la
nature et le monde des hommes est repris par Camus dans « L'Exil d'Hélène ». L'essayiste
écrit : « Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de la beauté. Nos misérables
tragédies traînent une odeur de bureau et le sang dont elles ruissellent a couleur d'encre
grasse […] Nous vivons ainsi le temps des grandes villes. Délibérément, le monde a été
amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation du soir. » (E,
854-855) C'est bien à ce combat que nous assistons dans L'État de siège et la victoire, non pas
d'un individu, dont l'action est niée par le chœur des femmes, mais des forces de la nature.
Ainsi l'action se dégage de l'histoire événementielle et accède au mythe. Or la superposition
entre l'histoire et le mythe pourrait être harmonieuse dans une réécriture légendaire mais
Camus n'est pas Homère ni Ossian. Il ne chante pas la naissance d'un État et, conséquemment,
peut difficilement intégrer l'histoire dans le mythe. La vision dysphorique de l'histoire
contemporaine explique d'ailleurs l'étiolement et la disparition de l'épopée qui s'enracinait
dans un terroir où se mêlaient histoire et légende. Si les éléments naturels confèrent à la pièce
une dimension mythique qui nie l'histoire, qu'en est-il donc de sa finalité politique ?227
227
Cf. notamment Le Légendaire au XIXe siècle, Claude MILLET, PUF, Paris, 1997
« Aïe, fils de ta mère ! Regarde mes cheveux blancs. » (Ibid.) Des vendeurs font l'éloge de
leurs produits. Une voix reprend l'exorde de la première grande tirade lyrique du chœur qui
chante l'abondance : « Il ne se passe rien, il ne se passera rien. À la fraîche, à la fraîche »
(TRN, 203) tandis que d'autres vendent du poisson, des sardines frites, des tomates « lisses
comme ton cœur », de la dentelle et du linge de noces.228 Sur la place du marché, les
comédiens font leur apparition. Le théâtre dans le théâtre est un poncif, il évoque le theatrum
mundi. Mais ici, cette scène remplit une fonction plus réaliste. Elle parachève la peinture de la
vie du peuple. Elle rappelle les origines profanes de la comedia et renoue avec une conception
populaire de ce spectacle vivant. Les comédiens annoncent la représentation d'une pièce de
Pedro de Lariba, Les Esprits.229 Les acteurs font la présentation de leur spectacle : « Ouvrez
vos beaux yeux, gracieuses dames et vous seigneurs, prêtez l'oreille ! Les acteurs que voici,
les plus grands et les plus réputés du royaume d'Espagne […] vont jouer, pour vous
complaire, un acte sacré de l'immortel Pedro de Lariba : Les Esprits […] » (TRN, 202) Au
même moment, un arracheur de dents propose ses services.
Les voix du peuple laissent également transparaître la peur, la lâcheté et la
superstition. Quand la comète apparaît, les hommes ont peur. Ils craignent la fin de l'Espagne,
la fin du monde, la colère divine. C'est avec cynisme qu'un des hommes du peuple rappelle ce
qu'on fait d'eux en temps de guerre : « Oui, et c'est ainsi qu'on se fait casser la tête. Bête
comme cochon, voilà ce qu'on est. Et les cochons, on les saigne ! » (TRN, 191) La voix des
femmes, péjorativement associée à un bruit de caquet, véhicule les peurs collectives quasi
fantasmatiques. Les femmes font naître des monstres évoquant les tableaux de Bosch.
« Il avait à la gorge une énorme bête qui lui pompait le sang
– C'était une araignée, une grosse araignée noire
– Verte, elle était verte !
228
Dans La Paix, Trygée demande à la paix qu'il a délivrée le retour de l'abondance sur les marchés : « Fais que
notre marché soit bondé de bonnes choses : de Mégare aulx, concombres précoces, coings, grenades, petits
mantelets pour esclaves ; de chez les Béotiens que l'on voie affluer les gens portant oies, canards, ramiers,
pluviers, et que, serrés autour d'elle pour faire nos provisions, nous bousculions Morychos, Téléas, Glaucétès
et bien d'autres gourmands. » ARISTOPHANE, La Paix, V. 999-1009, p. 141, ARISTOPHANE, Tome II, Les Guêpes –
La Paix, texte établi par Victor COULON et traduit par Hilaire VAN DAELE, Paris, Société d'édition « Les Belles
Lettres », 1980.
229
Cette œuvre sera mise en scène par Camus et jouée en 1953 au Festival d'art dramatique d'Angers et le
dramaturge, dans son avant-propos, écrit: « L'adaptation qui est présentée ici avait été faite en 1940 et
représentée en 1946, en Algérie, pour les mouvements de culture et d'éducation populaires. » (TRN, 443) Il
paraît alors vraisemblable que Camus, par le choix de cette pièce dans L'État de siège, établisse un lien avec
l'expérience du théâtre populaire et collectif qu'il eut à Alger.
Nada évoque Diogène de Sinope, le cynique. Comme lui, il montre une rage à se faire
connaître, voire reconnaître. Il tire profit des avantages que lui offre la dictature tout en
dénonçant la vie civique comme un mal inévitable, il ne croit pas à la raison qui n'est que
prévarication et mystification. L'État de siège est une farce cynique qui parodie les
philosophes nihilistes. Nada, « Rien », incarnation du nihilisme, est le premier personnage
identifié à prendre la parole, dénonçant l'armée avec cynisme : quand l'officier conseille aux
hommes du peuple de rentrer chez eux, « la guerre est notre affaire, non la vôtre. », (TRN,
191) Nada réplique « Aïe Si tu disais vrai ! Mais non, les officiers meurent dans leur lit et
l'estocade, elle est pour nous ! » (Ibid.) Il prononce un discours d'adieu, avant la parole finale
accordée au pêcheur, homme humble, proche des forces de la matière. « Adieu, braves gens,
vous apprendrez cela un soir qu'on ne peut pas bien vivre en sachant que l'homme n'est rien
et que la face de Dieu est hideuse. » (TRN, 300) C'est la face d'ombre de Nietzsche. En effet
le philosophe porte sur le nihilisme un jugement ambivalent, il peut être force de destruction,
née de l'amertume et de la déception, mais aussi énergie motrice, puissance de création. Le
nihilisme naît du ressentiment qui est spiritualisé puis qui dégénère vers le dégoût de la vie
caractérisé par une immense lassitude, une fascination du néant et un désir de mort. Le
nihilisme est également lucidité douloureuse. Dans son discours final, Nada décrit le monde
futur avec tout le pessimisme, voire le cynisme, qui est la zone d'ombre de Camus.230 Diego a
rendu la voix aux hommes bâillonnés.231 Mais Nada annonce un malheur plus pernicieux :
« Nous étions muets, nous allons devenir sourds. » Le son de la fanfare accompagne ces
paroles comme pour exemplifier les techniques pour assujettir le peuple. Les cérémonies de
l'après-guerre ressurgissent de la voix de Nada : « […] le sang de ceux que vous appelez les
justes illumine encore les murs du monde, et que font-ils, ils se décorent ! Réjouissez-vous,
vous allez avoir vos discours de prix. » (TRN, 299) On entend, à travers la voix de Nada,
l'amertume de Camus et sa tentation pour le pessimisme et le suicide. Dans ses Carnets, le
dramaturge écrit, donnant la parole à un anonyme désigné sous la lettre X : « X. "Je suis un
homme qui ne croit à rien et qui n'aime personne, du moins originellement. Il y a en moi un
230
Camus écrit : « Ma tentation la plus constante, celle contre laquelle je n'ai jamais cessé de mener un
exténuant combat : le cynisme. » (C II, 317) et aussi : « Imaginons un penseur qui dit : "Voilà, je sais que cela
est vrai, mais finalement, les conséquences m'en répugnent et je recule. La vérité est inacceptable même pour
celui qui la trouve." On aura ainsi le penseur absurde et son perpétuel malaise. » (C II, 82)
231
À la fin de la deuxième partie, après sa victoire contre la secrétaire, les didascalies nous donnent des
indications sur l'action de Diego : « Il va, au milieu du silence, vers un malade bâillonné. Scène muette. Diego
avance la main vers le bâillon et le dénoue. C'est le pêcheur. Ils se regardent en silence. » (TRN, 274)
vide, un désert effrayant… !" » (op.cit. 274) Toujours par le truchement d'un autre, il laisse
émerger la face obscure de sa conscience et cède à la tentation de tout dire. Dans Carnets II,
on peut lire : « On ne dit pas le quart de ce qu'on sait ; Sinon, tout croulerait. Le peu qu'on
dit, et les voilà qui hurlent. » (Ibid.) Nada, tout au long de la pièce, clame son nihilisme. Il nie
l'honneur : « L'honneur est un phénomène sidéral passé ou à venir. Supprimons. » (TRN,
196), l'amour, les enfants, la nature, Dieu, « Plus on supprime et mieux vont les choses. Et si
on supprime tout, voici le paradis Les amoureux, tenez ! J'ai horreur de ça ! Quand ils
passent devant moi, je crache dessus. […] Et les enfants, cette sale engeance ! Les fleurs avec
leur air bête, les rivières incapables de changer d'idée ! Ah! Supprimons, supprimons ! […]
Dieu nie le monde et moi je nie Dieu ! Vive rien puisque c'est la seule chose qui existe. »
(TRN, 237) Il est ainsi l'allié passif-actif de toutes les formes de tyrannie. La secrétaire qui
apprend de Nada que son nom signifie « rien » constate : « Avec un nom pareil, nous avons
tout à faire ensemble ! Passe de ce côté-ci. Tu seras fonctionnaire de notre royaume. » (TRN,
238)232
La mort de Nada est évoquée par la parole finale du pêcheur : « Il est tombé. Les flots
emportés le frappent et l'étouffent dans leurs crinières. Cette bouche menteuse s'emplit de sel
et va se taire enfin. » (TRN, 300)233 Nada, dans son suicide, est comme vaincu par le vent qui
souffle en tempête et par la mer qui l'engloutit. Le pêcheur confirme la victoire des éléments :
« Regardez la mer furieuse a la couleur des anémones. Elle nous venge. Sa colère est la
nôtre. Elle crie le ralliement de tous les hommes de la mer, la réunion des solitaires. Ô vague,
ô mer, patrie des insurgés, voici ton peuple qui ne cédera jamais. La grande lame de fond,
nourrie de l'amertume des eaux, emportera vos cités horribles. » (TRN, 300)
À cet être nihiliste, cynique, ivrogne, valet des dictatures, docte bavard réduit au
silence, comme le renégat par le sel de la mer qui lui emplit la bouche, s'opposent les hommes
de la joie, du plaisir immédiat. L'État de siège n'est pas une pièce sombre qui se complaît dans
la peinture sordide d'une humanité soit faible – victime – soit cruelle – bourreaux. « Ni peur,
ni haine, c'est là notre victoire ! » dit Diego (TRN, 284) faisant ainsi écho au titre
232
Nada peut être considéré comme un « possédé » à l'instar de Pisarev, Bakounine et Netchaiev sur lesquels
Camus appuie sa réflexion dans L'Homme révolté, dévoilant les liens unissant le nihilisme au totalitarisme.
Prônant la destruction, Nada exige l'humiliation et favorise la violence. Ainsi la révolte nihiliste s'auto-détruit
dans sa démesure. « Tous ceux qui ont dépassé la mesure seront impitoyablement détruits » écrit Camus. (C II,
198)
233
Camus reprendra cette image dans la phrase conclusive du « Rénégat » : « Une poignée de sel emplit la
bouche de l'esclave bavard. » (TRN, 1593)
234
La paix, chez ARISTOPHANE, permet de s'abandonner aux plaisirs de la vie rurale, le travail dans les champs,
l'abondance dans les campagnes et les beautés de la nature. « Allons, rappelez-vous, hommes, l'ancienne vie
que la déesse nous dispensait jadis, ces briques de figues sèches, et les figues fraîches, et les myrtes, et le vin
doux, et la bande de violettes près du puits et les olives que nous regrettons tant. » (op.cit. V. 574-581, p.123)
C'est aussi la paix dans le foyer. « Ce que j'aime, chante le choeur, ce ne sont pas les combats, mais, assis au
coin du feu, de boire à qui mieux mieux avec des camarades après avoir allumé le plus sec de mon bois, les
souches arrachées en été ; de griller des pois chiches, de rôtir des glands de hêtres, tout en baisant la
Thratta, pendant que ma femme se lave. » (op.cit. v. 1128-1139, p.147)
(Ibid.) Aristophane chante les joies de l'amour dans l'hymen final.235 Plus loin, le chœur
proclame l'immobilité et dans cet équilibre cosmique, la force inaltérable du bonheur (TRN,
205) et lorsque la Peste a établi son régime de terreur, il exprime la nostalgie d'un passé
serein : « Nos femmes n'ont plus le visage de fleur qui nous faisait souffler de désir, l'Espagne
a disparu » (TRN, 248) […] « dans le silence des roseaux dans le soir, des bras frais de nos
femmes. » (TRN, 249)236 Les hommes simples, les paysans proches de la terre confient leur
sens du bonheur : « L'olive et le pain donnent du goût à la vie » (TRN, 276) et Diego les
incite à la révolte : « Si vous voulez garder le pain de l'espoir, détruisez vos certificats, crevez
les vitres des bureaux, quittez les files de la peur, criez la liberté aux quatre coins du ciel ! »
(TRN, 277) Quand Diego meurt parce qu'il s'est desséché dans ce combat, il confie le monde
à Victoria : « […] ce monde a besoin de toi. Il a besoin de nos femmes pour apprendre à
vivre. » (TRN, 297)
La guerre, associée à la mort, est une affaire d'homme. Le temps de l'amour, de la
fécondité, de l'abondance, en un mot, le monde de la paix, est confié, par la voix de Diego, à
la responsabilité des femmes. La paix est en effet un état d'équilibre, d'innocence dans la
mesure où elle permet à l'homme de jouir de tous les bonheurs que lui offre la vie tandis que
la guerre le place dans un dilemme déchirant où s'opposent le goût naturel pour la jouissance
égoïste et les valeurs héroïques de renoncement à soi, de sacrifice aux impératifs de la cité. La
guerre, c'est la fin de la transparence entre soi et le monde. « On ne peut pas jouir du cri des
oiseaux et de la fraîcheur du soir – du monde tel qu'il est. Car il est recouvert maintenant
d'une couche épaissie d'histoire que son langage doit traverser pour nous atteindre. Il en est
déformé. Rien de lui n'est senti pour lui-même parce qu'à chaque moment du monde s'attache
toute une série d'images de mort ou de désespoir. Il n'y a plus de matin sans agonies, plus de
soir sans prisons et plus de midi sans carnages épouvantables. » (C II, 118) La paix, c'est
235
La Paix se termine par l'hymen entre Trygée et Opôra, femme qui accompagnait la paix lorsque Trygée la
libéra et qu'Hermès destinait au vigneron athénien. Celui-ci appelle les hommes à goûter les bonheurs de la
vie et de l'amour. « Qu'on se recueille, qu'on fasse sortir ici l'épousée, qu'on porte les torches, que le peuple
entier s'associe à notre joie et à nos acclamations », (v. Il 17-1119) Le Coryphée reprend : « Oh, trois fois
heureux ! comme tu mérites les biens qu'à présent tu possèdes ! Hymen, hyménée ! Oh ! » Et le chœur lui fait
écho. (v. 1334-1336)
236
L'allusion aux cieux séparés fait écho au roman La Peste d'abord intitulé par Camus Les Séparés comme en
témoignent les nombreuses notes des Carnets où il écrit notamment: « Ce qui me semble caractériser le
mieux cette époque, il s'agit du temps de la guerre, c'est la séparation. Tous furent séparés du reste du monde,
de ceux qu'ils aimaient ou de leurs habitudes. » (C II, 90) ou encore « Les Séparés. Id. Tout au bout du temps
de la peste, ils n'imaginaient plus cette intimité qui avait été la leur et comment avait pu vivre près d'eux un
être sur lequel, à tout moment, ils pouvaient porter la main. » (Ibid., 91)
l'innocence, associée dans la pensée de l'auteur au temps de sa jeunesse : « J'ai vécu toute ma
jeunesse avec l'idée de mon innocence, c'est-à-dire avec pas d'idée du tout. » (C II, 154)
POÉTIQUE DE L'AMBIGUÏTÉ
La poétique de l'ambiguïté est marquée par le doute, par la faille, l'éparpillement. Elle
se signale par l'émergence de la fracture discursive, déjà apparente dans l'engagement auprès
du peuple espagnol. Camus prend conscience d'un positionnement difficile à cerner. Il avance
sur un chemin de grande solitude alors même qu'il n'a cessé de lutter pour faire entendre la
voix de tous à travers la sienne propre, alors même qu'il a voulu s'unir à ceux au nom desquels
il parlait.
nécessaire est rendu caduc par l'imminence de la guerre. Les titres des journaux algérois
épousent l'actualité internationale dénonçant le pacte germano-soviétique. Camus porte
également son intérêt sur les aléas de l'histoire, s'interroge sur la validité d'un dialogue avec
Hitler, critique le gouvernement Daladier et se passionne pour l'Espagne républicaine. Le 3
septembre 1939, le Royaume-Uni et la France déclarent la guerre à l'Allemagne, et le jeune
artiste, dans l'intimité de ses notes personnelles, de constater : « La guerre a éclaté. Où est la
guerre ? En dehors des nouvelles qu'il faut croire et des affiches qu'il faut lire, où trouver les
signes de l'absurde événement ? Elle n'est pas dans le ciel bleu sur la mer bleue, dans ces
crissements de cigales, dans les cyprès des collines. Ce n'est pas ce jeune bondissement de
lumière dans les rues d'Alger. » (C I, 165) Le monde se déchire, la guerre vient fissurer
l'innocence originelle, impose sa loi, transforme les hommes. « Nous savons qu'à une certaine
extrémité du désespoir, l'indifférence surgit et avec elle le sens et le goût de la fatalité. »237
(Loin de toute indifférence, Camus s'engage, mais, à l'instar de Pia, il s'engage en se
marginalisant. Il refuse tous les régimes européens « pas seulement le nazisme, le fascisme, le
franquisme ».238 Il refuse d'adhérer à un quelconque parti, critique toute soumission à une
ligne de conduite déterminée par une instance supérieure et lointaine. Il se fait des ennemis.
Soir Républicain qui a remplacé Alger Républicain est soumis à la censure. Il entre en conflit
avec les autorités et bientôt cesse ses activités. Pia regagne la métropole. Quelques mois plus
tard, Camus le suit. Il quitte un pays en guerre où chantent les cigales sous le ciel bleu et pur
et connaît son premier véritable exil. L'Algérie n'avait-elle plus de place pour lui ? A-t-il cédé
à l'attrait de Paris ? Pia a favorisé ce changement. Camus désormais est un exilé, un étranger
dans son pays, un homme dont le cœur se tourne vers le sud tandis que son métier de
journaliste et d'artiste l'ancre dans la capitale. Cette séparation imposée favorise l'émergence
de la nostalgie. L'Algérie est la terre d'une jeunesse innocente que la guerre est venue
brutalement réduire à néant. Le monde a perdu son évidence, il est brisé, marqué par des
limites qui, loin de cette métaphore, prennent l'aspect de barbelés. Camus fait allusion à ces
barbelés de « Retour à Tipasa ». Après l'évocation éblouie d'un passé gorgé de splendeurs
237
Éditorial de Soir Républicain publié le lendemain de l'encerclement de Varsovie par les Allemands, cité par
TODD, op.cit., p.284
238
Ibid., p.293
innocentes,239 il évoque la réalité d'un présent cloisonné.240 Cette expérience sert de support à
une exemplification : « Élevé d'abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule
richesse, j'avais commencé par la plénitude. Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire
les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte. Il avait fallu se mettre en règle
avec la nuit : la beauté du jour n'était qu'un souvenir. » (E, 870)
La Seconde Guerre mondiale accentue le déclin des anciennes puissances dominantes.
La France capitule, elle est occupée par les forces ennemies, humiliée. Elle cède à plus fort
qu'elle. Elle plie face à une nouvelle hégémonie. Le prestige qu'elle a pu conserver auprès des
colonisés s'émousse, se fissure. En outre, une certaine élite politique musulmane, lasse de
promesses jamais tenues, abandonne le désir d'être « assimilée » et œuvre désormais pour
l'indépendance ou une république autonome fédérée. Messali Hadj et Ferhat Abbas s'unissent
pour former les Amis du Manifeste de la Liberté (AML).
Les événements de Sétif sonnent le glas des fastes d'un Empire tout-puissant. En 1954,
des attentats dans les Aurès marquent, pour les historiens, le début de ce qui est finalement
appelé « la guerre d'Algérie ». Camus, qui n'a cessé d'intervenir, de faire entendre son
jugement sur sa terre natale, s'investit de nouveau dans le journalisme, dans un nouveau
combat bien plus ambigu et périlleux que ceux qu'il a menés jusqu'alors. Ce n'est plus le jeune
homme enthousiaste et caustique, libre-penseur plein d'avenir d'Alger Républicain, ce n'est
plus le moraliste de Combat, prophète d'un monde de liberté, c'est un homme las et blessé, un
homme qui a osé emprunter des chemins en dehors des idéologies dominantes.241 Érodé par
les attaques de gauche et de droite, il décide pourtant encore une fois de faire entendre sa voix
239
« La nuit, parfois, je dormais les yeux ouverts, ruisselant d'étoiles. Je vivais alors. » (E, 870)
240
« Quinze ans après je revenais, je retrouvais mes ruines, à quelques pas des premières vagues, je suivais les
rues de la cité oubliée à travers des champs couverts d'arbres amers, et, sur les coteaux qui dominent la baie,
je caressais encore les colonnes couleur de pain. Mais les ruines étaient maintenant couvertes de barbelés
[…] » (E, 870)
241
Jeanyves GUÉRIN dans Portrait de l'artiste en citoyen, oppose l'engagement sartrien et l'engagement camusien :
« L'engagement préconisé par Sartre s'apparente pour Camus à une sorte de ″service militaire obligatoire″ (E,
1079) C'est pourquoi il écrit : ″Le seul artiste engagé est celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du
moins de rejoindre les formations régulières, je veux dire le franc-tireur.″ (E, 1092) Lui seul est assuré de
sauvegarder sa liberté d'esprit […]. S'engager dans une organisation ou pour une cause, ce n'est pas, pour
Camus, entrer en religion. Le politique, c'est le contingent, l'empirique, ce n'est pas l'absolu, comme l'ont cru
certains maîtres penseurs. Il n'a pas pour sa part rejeté une religion pour se jeter dans un ersatz de religion. »,
op.cit., p.30
justice sociale mais aussi un pamphlétaire caustique dénonçant les hypocrisies, les lâchetés,
les insuffisances et les malversations politiques. Il défend les innocents, fustige Rozis le maire
de droite d'Alger.
244
O. TODD, op.cit., p.1080
douceur du cheikh. (Frag. 431) Plus loin, il restitue l'élogieux témoignage d'un certain
Raymond Benichou, qui a l'impression que la religion est le centre de la vie spirituelle du
cheikh.245 Ce que Camus dénonce encore une fois, c'est le fonctionnement de la justice qui
favorise les puissants au détriment des plus faibles. C'était le cas lors du procès Hodent qui
mettait aux prises de riches propriétaires terriens à un simple ingénieur envoyé en Algérie
pour appliquer les mesures généreuses du Front populaire. Ici, lors du procès du cheikh El
Okbi, l'injustice se teinte de racisme puisque la puissance est identifiée au système colonial et
la justice est au service de cette même puissance. Ainsi, le journaliste démonté les fausses
accusations et dénonce par la restitution de déposition de la partie mise en accusation les
méthodes employées : « Dans un mélange assez bizarre de français et d'arabe, Boukheir
explique dans quelles conditions il a avoué. Pieds et poings attachés, il a été frappé et
cravaché de 10h15 à 1h du matin. » (Frag, 427)
Cette affaire annonce l'émergence du sentiment national au sein de la population
indigène. Le cheikh explique sa démarche politique et sa volonté, en créant la Société des
Oulémas, de donner aux musulmans le sens de la dignité. Camus restitue sa parole au discours
direct libre : « Il précise que cette société se proposait d'unir les musulmans […]. Ces bus
concrets, l'humanité devait s'en enorgueillir. Mais ils allaient contre les intérêts particuliers
qu'on a essayé de confondre avec ceux de la France. […] Les Oulémas ne se proposent même
pas de combattre les marabouts, mais de faire cesser les haines de religion et de race. »
(Frag, 434) Il est possible que Camus ait minimisé l'importance de ces événements qui
marquent une évolution des musulmans vers un désir d'identité qui peu à peu se transforme en
désir d'autonomie politique. El Okbi était certainement, à l'instar de Ferhat Abbas, encore
proche des Français et enclin à trouver des compromis. Ce n'est qu'ultérieurement que les
déceptions s'enchaînent (abandon du projet Blum-Viollette, revendications ignorées, élections
truquées) entraînant le durcissement des positions respectives. L'implication de Camus dans
cette affaire nous apprend sa réelle connaissance des partis politiques, son intimité réelle avec
la population musulmane et son empathie avec les revendications musulmanes. À cette
époque, dans l'esprit du jeune journaliste, le colonialisme est à combattre car il est une
245
« Il a l'impression, rapporte le journaliste, que la religion est le centre de la vie spirituelle du cheikh et qu'il
s'est proposé une sorte d'idéal de pureté qu'il veut communiquer à ses auditeurs. Il a eu le sentiment d'avoir
devant lui une sorte d'Occidental. » (Frag, 459) Notons le paradoxe entre la religiosité du cheikh et son aspect
d'homme occidental et ce que cela révèle dans le domaine de la volonté illusoire d'assimilation.
manifestation de la loi du plus fort. Plus tard, son discours semblera avoir radicalement
changé. Pourtant il sera encore du côté des plus faibles en demandant le maintien des
populations occidentales en Algérie.
mouvement contradictoire dans les colonies françaises et notamment en Algérie : d'une part
une perte de prestige auprès des populations indigènes et d'autre part un désir plus grand de
répression comme pour affirmer la permanence d'une force qui ne saurait être remise en
question. Il évoque également l'hostilité regrettable que les colons ont toujours manifestée à
l'égard de tout changement : rappelant en filigrane ses combats menés à Alger Républicain, il
écrit : « Ce qu'on appelle là-bas, à tort ou à raison, l'esprit colon, s'est toujours dressé contre
toute innovation, même demandée par la justice la plus élémentaire ». (Combat, 252) Cette
clairvoyance suppose une maturité que le temps de la guerre et de l'exil a donnée au
journaliste. Évoquant la question coloniale, il se met à distance. Conformément à sa pratique
d'éditorialiste à Combat, il emploie le "nous" d'une équipe de rédaction, d'une famille
idéologique de laquelle il se sent solidaire. Face à ce "nous", le « ils » des colons de « là-bas »
paraît plus lointain encore. Par ce "nous" de Combat, Camus s'adresse en connaissance de
cause aux Français métropolitains pour attirer leur attention sur les réalités coloniales.
Pourtant ces Français à qui ils s'adressent sont partiellement mis à l'écart quand il évoque leur
attitude : « Pour ceux d'entre nous qui connaissaient la politique coloniale, l'ignorance et
l'indifférence des Français à l'égard de leur Empire avait quelque chose de proprement
consternant. » (Combat, 251) Il se peut que l'emploi dans cette phrase de l'imparfait situe le
"nous" dans le passé d'Alger Républicain. Dans sa clausule, Camus retrouve l'identité
nouvelle de l'éditorialiste parisien et il éloigne les populations des colonies : « Nous ne
trouverons d'appui réel de nos colonies qu'à partir du moment où nous les aurons
convaincues que leurs intérêts sont les nôtres et que nous n'avons pas deux politiques : l'une
qui donnerait la justice au peuple et l'autre qui consacrerait l'injustice à l'égard de
l'Empire. » (Combat, 253) Déjà donc, Camus, malgré un ton qui donne l'impression de ne
guère laisser de place au doute signale, par son emploi des pronoms et par ses infimes
variations dans la cible énonciative, une faille qui ne fera que s'accentuer avec les années et
l'évolution tragique des événements. Camus n'est en osmose, ni avec les Français de
métropole, ni avec les populations occidentales des colonies. Il a quitté l'Algérie et ne peut
désormais plus connaître, avec la même acuité, l'évolution du climat politique, des tensions
qui se développent. Bien sûr, il en a l'intuition car, par son implication journalistique en
territoire algérien est composé de groupes ethniques très divers — mais on peut aussi, contextuellement,
apprécier une démarche laudative de respect et de considération, même si elle n'est pas exempte d'une certaine
idéalisation.
L'ensemble de ces six articles se caractérise par une certaine méconnaissance des faits. Camus
n'a pas accès à la réalité des événements et entame sa série par une mise en perspective à la
fois modérée et lucide.251 Il retrouve la même tonalité que lors de son reportage sur la Kabylie,
s'effrayant quant au niveau de vie des populations musulmanes. Il emploie d'ailleurs le terme
« enquête » (Combat, 498) et revendique une objectivité dans son entreprise. Il se présente
comme un témoin privilégié de la situation algérienne en précisant qu'il revient d'un séjour de
trois semaines en Algérie. Il a donc entrepris une investigation de la situation du pays en le
parcourant depuis la côte jusqu'à l'intérieur. On sait par des lettres qu'il a adressées à sa
femme qu'il est arrivé en Algérie le 18 avril et qu'il est rentré à Paris le 7 ou le 8 mai. Dans
cette correspondance, il évoque ses déplacements dans le Sud constantinois, sur les Hauts-
Plateaux ou en Kabylie.252 On retrouve cette tension inacceptable entre la beauté et la misère
qui caractérisait son enquête de 1939 en Kabylie : « Dans cet admirable pays qu'un printemps
sans égal couvre en ce moment de ses fleurs et de sa lumière, des hommes souffrent de faim et
demandent la justice. » (Combat, 501) Dans l'article suivant il dénonce le manque d'eau et
cède à l'attrait de la beauté des mots et des images incompatible avec la réalité évoquée :
« Ces terres démesurées sont couvertes d'un blé à tête légère qui ne dépasse pas les
coquelicots que l'on aperçoit jusqu'à l'horizon » (Combat, 504) ou encore « Comprend-on
bien que, dans ce pays où le ciel et la terre invitent au bonheur, des millions d'hommes
souffrent de la faim ? » (Combat, 506) Mais les contingences matérielles s'imposent avec
force. Ce que d'aucuns ont reproché à Camus, c'est d'avoir le plus souvent considéré que les
problèmes en Algérie étaient liés à la situation économique et d'avoir ainsi minimisé la
dimension politique. C'est ce qu'il annonce clairement dans son article du 15 mai : « La crise
la plus grave dont souffre l'Algérie est d'ordre économique. » (Combat, 502) Il dénonce la
famine, avance des chiffres, fidèle en cela à son souci de précision et d'objectivité. Il dénonce
le marché noir (Combat, 307) et les injustices de la distribution de blé venu de la métropole
entre l'indigène et l'Européen. Il amorce ainsi la dimension politique en soulignant que la
conjonction entre les injustices et la famine favorise l'émergence d'un climat d'instabilité dont
les événements de Sétif sont une des manifestations.
respective des deux communautés.253 Camus conclut avec une simplicité proche de la naïveté
en regrettant que l'administration française n'ait pas rendu « accessible » l'assimilation qui a
été rejetée par la suite car elle ne pouvait être réalisée. Il attribue donc le durcissement de la
situation à une certaine surdité de la part de ceux qui détiennent les rênes du pouvoir et estime
que le risque à ne pas vouloir partager est de devoir céder. Dans cet éditorial du 20-21 mai
1945, Camus évoque le personnage d'Aziz Kessous, alors rédacteur en chef du journal des
Amis du Manifeste Égalité.
Dix ans plus tard, membre de la S. F. I. O., Kessous tente de rassembler les libéraux
français et algériens même après 1954 en créant le journal Communauté algérienne. Conçu en
juin 1955, ce journal, faute de lecteurs et en raison de l'hostilité du gouvernement général, ne
dura pas longtemps. Sa finalité était pourtant d'aider à la constitution d'une communauté
vraiment libre. Dans le premier numéro du journal, paru le 1er octobre 1955, une lettre de
Camus à Kessous est publiée sous le titre lettre à un militant algérien. Cette lettre est reprise
dans Actuelles III. Elle est contemporaine de l'engagement politique et journalistique de
Camus à L'Express. Dans cette lettre, Camus s'adresse à un ami algérien et énonce avec
beaucoup de conviction la réalité du lien qui unit les deux hommes. Le "nous" est d'emblée
présenté comme la conjonction d'un « vous » et d'un « moi ». Il réalise une osmose culturelle
et véhicule l'espoir : « […] vous et moi, qui nous ressemblons tant, de même culture,
partageant le même espoir, fraternels depuis si longtemps, unis dans l'amour que nous
portons à cette terre, nous savons que nous ne sommes pas des ennemis et que nous pourrions
vivre heureusement ensemble sur cette terre qui est la nôtre. » (E, 963) Camus reprend
positivement une parole de Kessous qui pourtant pourrait être lue de façon moins optimiste.
Le militant algérien dit : « Nous sommes condamnés à vivre ensemble. » (E, 963) Le "nous"
n'est pas une promesse de bonheur mais une condamnation inéluctable qu'il s'agit dès lors de
vivre avec respect et honneur. Camus reprend cette notion de condamnation et, l'inscrivant
dans l'univers tragique de la guerre, déplore la tentation de la mort : « Forcés de vivre
ensemble, et incapables de s'unit, ils décident au moins de mourir ensemble. » (E, 964) C'est
avec des accents épiques qu'il conclut : « Je veux croire, à toute force que la paix se lèvera
sur nos champs, sur nos montagnes, sur nos rivages et qu'alors enfin, Arabes et Français,
réconciliés dans la liberté et la justice, feront l'effort d'oublier le sang qui les sépare
253
Les proportions sont de un et neuf dixièmes.
aujourd'hui. Ce jour-là, nous qui sommes ensemble exilés dans la haine et le désespoir,
retrouverons ensemble une patrie. » (E, 965-966)
Camus revendique une union qui suppose une alliance de deux communautés
étrangères l'une à l'autre et que la guerre dresse l'une contre l'autre, entraînant même le
divorce des modérés, les exilant eux-mêmes dans la haine et le désespoir. Déjà en 1945, on
observait une imprécision de l'instance énonciative. Ici aussi ce « nous » imposé force le trait
et la pensée. Camus est aveuglé par sa passion pour cette terre d'Algérie, et au-delà des
objections qu'il met en scène de façon dialogique,254 dans une même phrase prédisant l'avenir,
il se montre à la fois lucide et aveuglé : « Mais vous et moi savons que cette guerre sera sans
vainqueurs réels et qu'après comme avant elle, il nous faudra encore, et toujours, vivre
ensemble, sur la même terre. » (Ibid.) Malgré les erreurs d'un jugement altéré par la passion,
cette lettre nous montre un Camus revendiquant avec sincérité et conviction une appartenance
à une culture commune avec les « Arabes ». Il ne parlait pas leur langue mais était proche
d'eux, comme le prouve son implication politique des années d'avant-guerre, son engagement
pour la défense du cheikh El Okbi et sa dénonciation du système colonial jugé injuste et
obsolète. Revendiquer son amour pour la terre d'Algérie ne suppose pas, pour Camus, de
bâillonner les Arabes : « […] il n'y a pas de raison […] pour que neuf millions d'Arabes
vivent sur leur terre comme des hommes oubliés : le rêve d'une masse arabe annulée à
jamais, silencieuse et asservie, est […] délirant. » (E, 964)
la forme la plus agréable pour moi de l'engagement. » Sa motivation est, avec en toile de fond
la tragédie algérienne, de faire revenir Mendès France au pouvoir. Or nous avons souligné le
lien organique entre L'Express et PMF. Cette participation poursuit donc un objectif simple,
mais elle se situe dans un contexte personnel et politique particulièrement dysphorique. C'est
avec des accents qui sonnent justes qu'il écrit à Kessous, dans sa lettre : « […] j'ai mal à
l'Algérie, en ce moment, comme d'autres ont mal aux poumons. » (E, 963) Camus cède aux
sollicitations de Jean Daniel. Il peut, de nouveau faire entendre clairement sa position à
l'égard de l'Algérie. La tonalité de ses articles diffère de celle d'Alger Républicain ou de celle
de Combat. Il n'a plus cette causticité pleine de fougue qui caractérisait son écriture dans le
quotidien algérois. Il n'a plus ce professionnalisme précis et confiant de l'engagement collectif
dans l'équipe de Combat.
Le temps du doute est venu, annoncé par les premières déceptions de l'évolution
politique de l'après-guerre, par les querelles mesquines pour le pouvoir, par l'accueil fait à
L'Homme révolté et les obscurs règlements de compte que l'ouvrage a entraînés avec les
surréalistes et surtout avec Sartre, Jeanson et Beauvoir. Camus est las, désenchanté. Il traduit
cette dysphorie dans une évolution nouvelle données à son œuvre en publiant La Chute ou
L'Exil et le Royaume. Dans le domaine journalistique, ses éditoriaux de L'Express ne sont pas
pour autant totalement désespérés. S'il n'avait pas un infime espoir de voir la situation
s'améliorer, il ne se prêterait pas au jeu ; on ne peut le soupçonner de vouloir, par cette
démarche, briller, séduire, être sur le devant de la scène. On ne peut l'accuser de se payer de
mots car jamais il n'a cessé d'agir, d'intervenir auprès des populations arabes et des opprimés
en général : en 1947, à Combat, il dénonce la torture ; en 1951, il fait une déposition à Blida
pour défendre cinquante-six militants M. T. L. D. En juillet 1953, dans Le Monde, il dénonce
l'attitude de la police parisienne à la suite d'une manifestation de Nord-Africains. Il intervient
auprès du président Coty en 1954 pour défendre sept Tunisiens qu'on avait torturé pour les
faire avouer. Au moment de son intervention, trois d'entre eux étaient déjà exécutés, mais
Camus l'ignorait. Dans le premier numéro de Libérons les condamnés d'outre-mer, en juillet
1954, il s'inquiète de la montée de la violence. Après sa contribution à L'Express, on lui
reproche de s'enfermer, voire de se réfugier dans le silence. Il est vrai qu'il affirme
ouvertement ne plus vouloir faire entendre sa voix, mais il continue d'agir et de tenter de
sauver des vies.256
Sa participation à L'Express n'est qu'une des tentatives de Camus pour agir sur le
monde, faire entendre raison à des hommes plongés dans une violence toujours accrue. Le
temps du désenchantement n'exclut pas la réalité de l'urgence. La guerre en Algérie, même si
elle n'est pas encore, en 55, considérée comme telle, s'installe pour un long temps.
Quinze articles cependant sur les trente-cinq diffusés concernent l'Algérie.257 Un
certain nombre de caractéristiques stylistiques et thématiques se retrouvent dans tous ces
articles assez proches les uns des autres dans le temps. Ce n'est pas à L'Express le même type
d'engagement que vit Camus. Il participe, de loin d'ailleurs, à un projet qui n'est pas le sien
mais auquel il adhère partiellement. Il est comme un franc-tireur à qui on a donnée toute
liberté d'écriture. C'est l'homme Albert Camus qui s'exprime, et il le fait en son nom, comme
le prouvent les multiples occurrences des tournures personnelles.258 Camus ne se présente pas
comme le détenteur de la bonne parole. En aucun cas il n'est prophète, et, sur l'Algérie, il a
256
En janvier 1957, il intervient en faveur de Debbache Moktar ; en juillet en faveur de Badeche Ben Hamidi
accusé d'avoir assassiné Amédée Froger ; le 26 septembre en faveur de Mezzi, Brick, Amar, Harfouchi
Mohamed, Mohammed Haddadi et quelques autres auprès du président Coty. Le 28 octobre, il écrit à Guy
Mollet pour lui demander de suspendre les exécutions. En décembre, il adresse une lettre au président de la
cour d'assises pour défendre Ben Saddok accusé du meurtre d'Ali Chekkal. En janvier 1959, il témoigne en
faveur d'Amar Ouzegane ; le 13 février 59, il demande la mise en liberté pour Kaci Abdallah et Arous Ahmed,
puis le 11 mars pour Messaoui Ahmed et Mimouni Abd el Kader ; en mai 59, il intervient pour aider Daniel
Liddi interné au camp de Lodi. En août 1959, il demande la grâce pour Bouyaed Radhid, Berkouk Areski,
Sahnounn Hamed.
257
9 juillet 1955 : « Terrorisme et répression » ; 23 juillet 1955 : « L'avenir algérien » ; 16 octobre 1955 :
« L'absente » ; 18 octobre 1955 : « La table ronde » ; 21 octobre 1955 : « La vraie démission » ; 28 octobre
1955 : « Les raisons de l'adversaire » ; 1er novembre 1955 : « Premier novembre » ; 4 novembre 1955 : « La
charte de janvier » ; 29 novembre 1955 : « La loi du mépris » ; 16 décembre 1955 : « La trêve du sang » ; 27
décembre 1955 : « La grande entreprise » ; 30 décembre 1955 : « Explication de vote » -- où il est
partiellement question de l'Algérie, des choix politiques et des conséquences de ces choix, mais il y est aussi
question de l'immobilisme social, de la paix, etc., la finalité de cet article étant d'appeler à voter pour le Front
républicain et les candidats patronnés par Mendès France ; 10 janvier 1956 : « Trêve pour les civils » ; 17
janvier 1956 : « Le parti de la trêve » ; 26 janvier 1956 : « Un pas en avant ».
258
« Je suis de ceux […] », « pour moi », « je me sens plus près » (EX, 39), « je parlerai donc ici comme je le
puis, m'adressant d'abord aux miens » (EX, 40), « C'est pourquoi je traiterai en plusieurs articles des
simplifications dont j'ai parlé » (EX, 71), « j'essaierai de montrer », « ceux qui pensent ainsi doivent d'abord
le dire et ensuite, alors, aller s'exposer eux-mêmes en victimes expiatoires » (EX, 73-74) La formule « selon
moi » revient souvent, marquant la singularisation de la prise de parole et aussi une certaine humilité du point
de vue. « Je suis de ceux […] », « pour moi », « je me sens plus près » (EX, 39), « je parlerai donc ici comme
je le puis, m'adressant d'abord aux miens » (EX, 40), « C'est pourquoi je traiterai en plusieurs articles des
simplifications dont j'ai parlé » (EX, 71), « j'essaierai de montrer », « ceux qui pensent ainsi doivent d'abord
le dire et ensuite, alors, aller s'exposer eux-mêmes en victimes expiatoires » (EX, 73-74) La formule « selon
moi » revient souvent, marquant la singularisation de la prise de parole et aussi une certaine humilité du point
de vue.
conscience que sa position lui confère à la fois plus de connaissances et moins de lucidité. La
difficulté de Camus est de ne pouvoir se positionner clairement – c'est aussi ce qui rend
aujourd'hui sa parole intéressante. Après avoir accepté d'écrire pour L'Express, il confie à Jean
Grenier : « Je suis embarrassé. Je ne sais plus que dire. »259 Sa seule conviction est
l'impossibilité pour les Français d'Algérie de quitter cette terre qui est la leur. Au même Jean
Grenier, en effet, il dit encore : « De toute façon, il faut qu'Arabes et Français trouvent le
moyen de vivre ensemble. »260 Camus ainsi ne prend pas la défense des colons occidentaux
qu'il a toujours critiqués et dont il a déploré, du temps d'Alger Républicain, l'immobilisme
politique et la frilosité des possédants, il se sent plus proche des humbles, des pauvres, qu'ils
soient « Arabes », Français ou Espagnols. La nécessité pour lui de parvenir à un modus
vivendi suppose le respect des deux communautés coexistantes, la communauté musulmane et
la communauté européenne. Camus dénonce le racisme sous toutes ses formes. Au temps
d'Alger Républicain, il admirait dans le cheikh El Okbi sa tolérance et son humanité. Il
dénonce l'entreprise coloniale, refuse la mainmise d'un peuple sur un autre. Le Temps du
colonialisme est révolu et dès son premier article, il rappelle, de façon didactique, les grandes
étapes qui ont jalonné l'échec d'une politique respectueuse en Algérie. Il reconnaît l'identité
culturelle arabe et accepte qu'elle ne puisse être réductible à l'identité française. L'expression
« la personnalité arabe » (EX, 77, 81) revient à plusieurs reprises. Camus demande le respect
de l'identité arabe, de la culture islamique et considère que ce respect est la condition sine qua
non d'un partage du territoire. « En bref, Arabes et Français doivent vivre libres et égaux sur
la terre algérienne […] » (EX, 87) Il considère même que cette union est féconde : « la
culture française et la culture arabe ont été des contributions complémentaires à une
civilisation plus vaste, dans le temps et dans l'espace […]. Dans cette patrie commune, dont
la Méditerranée est le cœur toujours vivant, la fusion de l'Orient et de l'Occident s'est
plusieurs fois réalisée à l'occasion de synthèses créatrices. » (EX. 51) Certainement se
souvient-il de saint Augustin auquel il s'est intéressé pour son diplôme d'Études supérieures.
Déjà en 1937, dans la conférence prononcée à l'occasion de la Maison de la Culture d'Alger,
Camus fait l'éloge d'une culture méditerranéenne composée de toute la diversité des pays
baignés par cette mer : « Il y a une mer Méditerranée, un bassin qui relie une dizaine de pays.
259
O. TODD, op.cit., p.818
260
Ibid.
Les hommes qui hurlent dans les cafés chantants d'Espagne, ceux qui errent dans le port de
Gênes, sur les quais de Marseille, la race curieuse et forte qui vit sur nos côtes, sont sortis de
la même famille. » (E, 1322) Il ajoute : « Ce goût triomphant de la vie, ce sens de
l'écrasement et de l'ennui, les places désertes à midi en Espagne, la sieste, voilà la vraie
Méditerranée et c'est de l'Orient qu'elle se rapproche. Non de l'Occident latin. L'Afrique du
Nord est un des seuls pays où l'Orient et l'Occident cohabitent. Et à ce confluent, il n'y a pas
de différence entre la façon dont vit un Espagnol ou un Italien des quais d'Alger, et les Arabes
qui les entourent. » (E, 1325) Ses sentiments n'ont certainement guère changé mais les
événements l'ont éloigné de ces côtes baignées de soleil où il était heureux, et la marche de
l'histoire ne conduit pas à l'harmonie des cultures mais au conflit meurtrier. Pourtant Camus
reprend les mêmes termes que ce qu'il employait en 1937 : le 23 juillet 1955, il écrit : « il y a
une vocation française, à la fois historique et culturelle, à rassembler l'Orient et l'Occident,
et donc à fédérer les territoires d'outre-mer avec la métropole. » (EX, 51) Cette volonté de
rendre possible une union des deux communautés est centrale. Jeanyves Guérin, dans son
article sur la contribution de Camus à L'Express, analyse l'expression la « communauté
franco-arabe » employée par Camus (EX, 47, 50), et précise : « La formule est générale et
floue. On voit bien pourtant ce qu'elle signifie : que les deux peuples puissent vivre ensemble.
Là est sans doute le fil conducteur des treize articles, la clé de voûte de leur architecture
conceptuelle. »261 Cette volonté de vivre ensemble rend essentielle et vitale la question d'un
dialogue possible. Le thème est également récurrent dans les articles de L'Express. Dès son
premier article sur l'Algérie (3 juillet 1955), il dénonce l'enchaînement des violences
abominables et propose « la convocation immédiate, à Paris, d'une conférence réunissant les
représentants du gouvernement, ceux de la colonisation, et ceux des mouvements arabes
(U.D.M.A, Ulémas, et les deux tendances du M.T.L.D. )262 Cette conférence, où chacun devra
prendre ses responsabilités, aura pour seul et unique objet d'arrêter l'effusion de sang. » (EX,
45-46) Il revient sur ce projet dans l'article suivant, intitulé « l'avenir algérien » et explique
que cela permettrait de « donner un avenir à l'association franco-arabe » (EX, 47) Il espère
261
« Sur les treize articles algériens de Camus à L'Express », in La Plume dans la plaie, les écrivains journalistes
et la guerre d'Algérie. Édition préparée par Philippe BAUDORRE, Presses universitaires de Bordeaux, 2003,
p.121. Je compte deux articles de plus sur l'Algérie.
262
L'U.D.M.A. est l'Union Démocratique du Manifeste Algérien de Fehrat Abbas ; le M.T.L.D. est le
Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques de Messali Hadj.
qu'« un dialogue fécond » permette aux Arabes et aux Français de vivre « libres et égaux sur
la terre algérienne ». (EX, 87)
L'éditorial du 18 octobre 1955, « La table ronde », permet à Camus de développer
l'idée d'une libre confrontation des parties concernées par la guerre, avec un égal respect pour
les uns et les autres. Il reprend cette idée jusqu'en janvier 1956, date à laquelle se concrétise la
nécessité du dialogue par le truchement de sa proposition d'une trêve civile et par son
déplacement à Alger. Charles Poncet, dans un article pour le Magazine littéraire d'avril 1990
rappelle les violences exercées de part et d'autre et le fossé qui ne cesse de grandir entre les
deux communautés. Il pense que, malgré ses voyages fréquents en Algérie, Camus a, en 1955,
perdu le contact, écrit sur une Algérie révolue et n'a pas pris la mesure de la montée du
nationalisme. Les conditions de sa conférence le confrontent durement à la réalité de la
violence et de l'incompréhension qui se sont développées entre les deux camps. Poncet
raconte : « Il serait trop long de décrire l'atmosphère enfiévrée qui régnait dans les dernières
journées, et toutes les difficultés rencontrées. Qu'il me suffise de dire qu'en raison des
menaces précises de troubles violents, nous fûmes contraints d'organiser notre manifestation
au Cercle du progrès, siège de l'Association des Ulémas, et d'accepter l'offre de nos camarades
musulmans d'organiser, avec leurs « amis », un service d'ordre efficace. En fait, nous allions
vraisemblablement nous trouver sous la protection du FLN. […] Mais avec une salle arabe, en
bordure d'un quartier arabe, et un service d'ordre arabe, c'était nous retrouver frappés, aux
yeux des Européens d'Algérie, d'une triple opprobre. »263 D'aucuns ont affirmé que Camus
avait été manipulé du fait de la présence de fellaghas du FLN, futurs membres du premier
gouvernement algérien.264 Mais on peut, a contrario, penser que la présence du FLN à cette
conférence prouve qu'ils prenaient en considération cette proposition de trêve civile. Dans la
salle, les deux communautés sont présentes. Sur l'estrade, Roblès préside avec à ses côtés
Maisonseul et Ouzegane. Un père blanc représente l'église catholique, un pasteur l'église
réformée, le docteur Khaldi était là en tant que musulman. Ferhat Abbas siège aux côtés de
Roblès. À l'extérieur, des Français conspuent Camus et Mendès France, considérant que les
deux hommes n'ont qu'un seul désir : la disparition de l'Algérie française. Ainsi Camus
appelle à la confiance et à la compréhension au milieu d'un déchaînement de haine et de
263
« L'impossible trêve civile » in Magazine littéraire, avril 1990, pp.28-29
264
Ouzegane confie en 1975 dans une lettre à Poncet que le FLN a utilisé cette proposition de trêve dans la
mesure où elle s'accordait à ses objectifs.
violence. Poncet fait le constat de l'effroi de Camus et de son étonnement face à tant
d'incompréhension. Il écrit : « Je lui avais bien décrit en septembre 1955 la gravité d'une
situation qui empirait sans cesse. Mais même pour lui, Paris était à mille six cents kilomètres
d'Alger. »265
Dans son appel pour une trêve civile en Algérie, Camus reprend les grandes lignes des
articles de L'Express. Il le publie dans Actuelles III. Il justifie sa démarche par sa foi dans
l'efficacité du dialogue. Il s'agit, pour lui, de « rassembler la plupart des Algériens, français
ou arabes, sans qu'ils aient rien à abandonner de leurs convictions ». (E, 991) Il dénonce le
terrorisme et la répression, s'adressant ainsi en même temps aux deux communautés. Il réitère
sa conviction d'une vie possible ensemble, du partage de la terre dans le respect des identités
respectives. Il rappelle incessamment les périls de l'échec de la communication : « Il n'y a
plus de discussion possible, voilà le cri qui stérilise tout avenir et toute chance de vie » (E,
995) Il annonce la recrudescence de la violence si le dialogue cesse et, employant un futur
prophétique, il dépeint l'avenir : « Ceux de nos amis arabes qui se tiennent aujourd'hui
courageusement auprès de nous, de ce 'no man's land' où l'on est menacé des deux côtés et
qui, déchirés eux-mêmes, ont déjà tant de difficultés à résister aux surenchères, seront forcés
d'y céder et s'abandonneront à une fatalité qui écrasera toute possibilité de dialogue […], ils
entreront dans la lutte ». (E, 996-997) En ce qui concerne les Français, il prédit les
événements qui auront lieu : « […] ces Français auront la bouche fermée […] Au lieu de
cette large communauté dont ils rêvent, ils seront renvoyés alors à la seule communauté
vivante qui les justifie, je veux dire la France. » (E, 997) et poursuit en annonçant : « Ainsi,
[…] nos deux peuples se sépareront définitivement et l'Algérie deviendra pour longtemps un
champ de ruines alors que le simple effort de la réflexion pourrait aujourd'hui changer la
face des choses et éviter le pire. » (E, 998) Le jeu des temps dénonce le pessimisme de
Camus. Le futur simple de l'indicatif pose l'avenir sombre tandis qu'un conditionnel ose
suggérer une autre voie que celle du pire. Dans son dernier éditorial sur l'Algérie dans
L'Express, publié quatre jours après son intervention à Alger, Camus est conscient des faibles
chances de réussite de son projet. Là encore l'emploi des temps est significatif. Le glissement
du présent à l'imparfait semble signaler l'éloignement des chances de réussite de sa
proposition. « La trêve civile est un des moyens justement d'éviter le pire. Elle présente
265
Ibid., p.30
l'avantage provisoire de réunir au lieu de diviser. Tel était en tout cas le but de la réunion qui
s'est tenue dimanche à Alger. » (EX, 169) Camus est amer devant les manifestations de
violence dont il a été victime de la part de la communauté européenne. L'imparfait signale
l'émergence d'un découragement qui se concrétisera par le choix d'un silence public. Camus
appelle les lecteurs à constater le durcissement des positions. La volonté de « faciliter le
dialogue » est désormais annoncée comme un « objectif limité ». (EX, 171) La nécessité du
dialogue était déjà la clé de voûte dans « ni victimes, ni bourreaux : « Le long dialogue des
hommes vient de s'arrêter. Et bien entendu, un homme qu'on ne peut persuader est un homme
qui fait peur. » (Combat, 610) Mais ce dialogue que Camus préconise, revendique et met en
application sous différentes formes est à la fois menacé et marqué par de nombreuses
imprécisions énonciatives dans le discours même de celui qui en fait l'éloge.
En 1955, dès le premier article intitulé « Terrorisme et répression » dans lequel Camus
dénonce l'engrenage de la violence, les instances énonciatives ne sont pas stables, et
contribuent à instiller un léger flou dans la position par ailleurs claire et convaincante du
locuteur. Dans un exorde empreint de pathos « Si l'Algérie doit mourir, elle mourra de
résignation généralisée » (EX, 39), le journaliste annonce explicitement le pire, la mort d'un
pays, et implicitement le moyen de l'éviter : refuser l'indifférence et le découragement. C'est
ainsi qu'il justifie sa périlleuse entreprise de reprendre une plume qu'il trempe dans « la plaie
de l'histoire » pour reprendre le titre des articles recueillis par Philippe Baudorre.266 Il semble
parler en son nom, franc-tireur de l'intelligentsia parisienne comme nous l'avons déjà
remarqué. Cependant, au début de l'article, il associe ce "je" à la communauté des Français
d'Algérie en expliquant « la communauté franco-arabe […] existe déjà pour moi comme pour
beaucoup de Français d'Algérie. » (EX, 39) Cette identification à la communauté des
Français d'Algérie entraîne aussitôt la revendication d'une identification à l'indigène : « Si je
me sens plus près […] d'un paysan arabe, d'un berger kabyle, que d'un commerçant de nos
villes du Nord, c'est qu'un même ciel, une nature impérieuse, la communauté des destins ont
été les plus forts, pour beaucoup d'entre nous, que les barrières naturelles ou les fossés
artificiels entretenus par la colonisation. » (EX, 39) On notera, dans cette phrase, l'utilisation
de deux pronoms de la première personne du pluriel qui ne renvoient pas aux mêmes
référents : « nos » dans « nos villes du Nord » associe le "je" du journaliste aux
266
La Plume dans la plaie, op.cit.
métropolitains, tandis que le "nous" de « beaucoup d'entre nous » renvoie aux Français
d'Algérie. Il poursuit en désignant ses interlocuteurs : « je parlerai donc ici comme je le puis,
m'adressant d'abord aux miens, Français et Arabes ». (EX, 40) Ici encore il s'inclut dans une
communauté plus vaste que celle des Français d'Algérie correspondant en réalité à l'ensemble
des habitants du pays. Puis, dans un souci pédagogique, il rappelle les erreurs politiques du
passé, notamment l'échec du projet Blum-Viollette, et change subrepticement d'interlocuteurs.
Il s'adresse là aux métropolitains, rejetant les Français d'Algérie dans une troisième personne
du pluriel qui les transforme en « absents » du discours : « La réaction des Français d'Algérie
fut alors si puissante que le projet […] » (EX, 41) Il "nous" enjoint alors de comprendre la
dialectique négative qui se met en place : « Nous devons comprendre l'origine et le mortel
mécanisme si nous voulons lui échapper ». (EX, 42) On peut considérer que ce "nous" est le
plus large possible. Quelques lignes plus loin, les Français métropolitains sont de nouveau
désignés à la troisième personne du pluriel : « Les Français sont peut-être prêts à perdre dans
l'indifférence ce qu'ils reçurent autrefois dans la distraction. » (EX, 43) On retrouve le "nous"
du journaliste engagé : « La responsabilité collective, nous sommes payés pour le savoir, est
un principe totalitaire. » (EX, 44) Il partage la responsabilité de la répression de mai 1945 à
Sétif et Guelma, fustigeant la répression, sur le ton de la confession, il avoue : « Nous l'avons
fait dans le Constantinois, pour notre honte, en 1945 » (EX, 45) Finalement, dans cet article,
comme dans beaucoup d'autres, nous ne pouvons octroyer à Camus d'identité énonciative
précise. Le journaliste est en effet à la fois éditorialiste parisien indépendant et franc-tireur,
Français métropolitain, Français d'Algérie, paysan arabe ou berger kabyle. De même, il
annonce clairement qu'il s'adresse aux siens, habitants de l'Algérie, Français et Arabes, et les
exclut du discours en changeant brusquement d'interlocuteurs. Son propos est simple : le
terrorisme et la répression sont à bannir. Les erreurs politiques du passé sont lourdes de
conséquences et l'avenir est incertain. Mais ce qui est incertain également, c'est le lieu d'où
parle Camus qui fluctue sans cesse. Le sujet, s'il est exilé, perd ses limites énonciatives. Le
lieu auquel il se rattache désespérément lui semble également avoir perdu ses limites :
« L'Algérie n'est pas la France, elle n'est même pas l'Algérie, elle est cette terre ignorée,
perdue au loin, avec ses indigènes incompréhensible, ses soldats gênants et ses Français
exotiques, dans un brouillard de sang. Elle est l'absente… » (EX, 67) C'est avec beaucoup de
pathétique que s'exprime ici l'éditorialiste, un pathos qui éloigne du souci de clarté objective
spécifique à l'écriture journalistique. D'où Camus parle-t-il quand il qualifie les indigènes
d'« incompréhensibles », lui qui précédemment s'identifiait aux bergers kabyles ? Qui
considère que les soldats sont une gêne et les Français d'Algérie des êtres « exotiques » ? Sa
voix restitue ici une sorte d'inconscient collectif des années 50 dans la métropole. Elle se fait
polyphonique et dénonce les lieux communs. Ainsi paraît-il essentiel à Camus de rappeler au
lecteur métropolitain que « les Français d'Algérie ne sont pas tous des brutes assoiffées de
sang ni tous les Arabes des massacreurs maniaques. » (EX, 69) Il réajuste également les
jugements sur les Français métropolitains qui ne sont pas tous « démissionnaires », de même
que les officiers ne sont pas tous « nostalgiques » (Ibid.) Dans un autre article, c'est dans un
style plus imagé et plus incisif qu'il dénonce le topos du colon esclavagiste : « À lire une
certaine presse, il semblerait vraiment que l'Algérie soit peuplée d'un million de colons à
cravache et à cigare, montés sur Cadillac. » (EX, 72)267
Cette dénonciation implicite des jugements hâtifs permet au journaliste d'attirer notre
attention sur le danger des mots et sur la nécessité de parler : « Mais qu'importe après tout
que les mots manquent ou trébuchent, s'ils parviennent fugitivement au moins, à ramener
parmi nous l'Algérie exilée […] » (EX, 68) D'une certaine façon, Camus peut être appréhendé
dans ces articles comme un médiateur. Il ne cesse de prôner la nécessité du dialogue entre
différents camps qui s'affrontent ou s'ignorent : les métropolitains, les Français d'Algérie, les
Arabes. Tantôt il s'adresse aux uns, tantôt aux autres, rappelant sans cesse les différentes
parties à la nécessité d'une vraie rencontre. Ainsi dans l'article « La vraie démission » il
s'adresse aux Français d'Algérie rappelant les erreurs passées, les jugements faussés, les
impasses politiques. Sa finalité ici est de les convaincre d'accepter les réformes sans
considérer que cette attitude est une démission mais, au contraire, qu'elle est essentielle pour
maintenir l'espoir de la continuation d'une vie commune sur la même terre. Le 28 octobre
1955, il s'adresse aux militants arabes.268 S'il communique respectueusement avec les camps
267
Camus se souvient de ses origines modestes, lui le fils d'une femme de ménage de Belcourt est bien placé
pour rappeler que « 80% des Français d'Algérie ne sont pas des colons, mais des salariés ou des
commerçants. Le niveau de vie des salariés, bien que supérieur à celui des Arabes, est inférieur à celui de la
métropole. » (Ibid.) Pour les évoquer, il a certainement à l'esprit l'image de sa mère, de sa grand-mère, de son
frère ou de son oncle tonnelier. Il parle de « petites gens », de « Français laborieux, isolés dans leur bled et
leurs villages […] offerts aux massacres pour expier les immenses péchés de la France colonisatrice. » (EX,
73) Il souhaite que ceux qui pensent qu'il faut expier les péchés d'une France coupable parce que colonisatrice
doivent « d'abord le dire et ensuite […] aller s'exposer eux-mêmes en victimes expiatoires. » (EX, 73-74)
268
« Avant d'en venir, sinon aux solutions du problème algérien, du moins à la méthode qui les rendrait
possibles, il me reste à m'adresser aux militants arabes. » (EX, 99)
opposés, c'est qu'il vit intimement la légitimité de l'un et de l'autre.269 Et cela permet, comme
le dit Guérin,270 de lire le vocable « tragédie », souvent employé pour désigner la guerre
d'Algérie (EX, 48, 158) dans son acception originelle d'affrontement de deux forces légitimes.
C'est justement en 1955 que Camus prononce à Athènes une conférence sur l'avenir de la
tragédie. La concomitance des événements nous permet de faire une lecture croisée de cette
allocution sur l'histoire littéraire et de ses éditoriaux dans L'Express. D'une certaine façon,
chez Camus, tout est lié. Jamais la littérature n'est éloignée de l'histoire. En 1955, à Athènes, il
dit « nous vivons une époque tragique. » puis il rappelle que « les grandes périodes de l'art
tragique se placent, dans l'histoire, à des siècles charnières, à des moments où la vie des
peuples est lourde à la fois de gloire et de menaces, où l'avenir est incertain et le présent
dramatique. » (TRN, 1701) On peut aisément penser que les événements d'Algérie sont
présents à son esprit. Tout son engagement, dans les éditoriaux de L'express, dans les lettres
ou les conférences, illustre la conception de la tragédie développée dans cette allocution
prononcée à Athènes. « Les forces qui s'affrontent dans la tragédie sont également légitimes,
également armées en raison […] la formule tragique par excellence : Tous sont justifiables,
personne n'est juste. » (TRN, 1705) Et c'est bien ce message que Camus, loin de tout esprit de
parti ou de propagande, veut faire entendre. Ni les Français d'Algérie ni les nationalistes
algériens, ni les métropolitains hostiles ou indifférents ne sont justes. Tous peuvent être
justifiables, peuvent être entendus ; c'est pourquoi le rôle que joue Camus est celui du
choreute qui commente les événements et tente de faire entendre avec le plus d'honnêteté
intellectuelle et de qualité d'empathie les uns et les autres. Il va même jusqu'à « mettre en
scène » la tragédie dans son allocution prononcée à Alger en janvier 1956 qui peut, d'une
certaine façon, être considérée comme le pendant politique de la conférence d'Athènes.
269
Mais il y a bien plus que l'un et l'autre… Au moins trois groupes, chacun morcelé et divisé profondément.
Voilà, pour une part, l'origine du drame.
270
« À plusieurs reprises, Camus voit dans la guerre d'Algérie une "tragédie". On peut y voir un cliché
journalistique. Comment ne pas évoquer néanmoins un texte qui précède de peu les premiers articles et où les
mots-clefs sont les mêmes, la conférence d'Athènes ? La tragédie y est caractérisée par l'affrontement de deux
forces également légitimes. « Antigone a raison, mais Créon n'a pas tort. » (TRN, 1705) Les deux adversaires
sont justifiables, sinon justes. Chacun, dans un premier temps, entend monopoliser le droit et ignorer celui de
l'autre. Personne n'ayant absolument raison, il est cependant une limite à ne jamais franchir. Celui qui, par
aveuglement ou par passion, ignore cette limite, court à la catastrophe pour faire triompher un droit qu'il croit
avoir seul. Le partage des droits ne rend pas pourtant l'affrontement tragique inexpiable. C'est pourquoi le
chœur prône la prudence. Quand le journaliste préconise inlassablement le dialogue, l'apaisement, la
reconnaissance de l'autre, il s'inscrit dans le sillage des poètes grecs – on pense à Œdipe à Colone ou à
Iphigénie en Tauride. » Jeanyves GUÉRIN, « Sur les treize articles algériens de Camus à L'Express », in La
Plume dans la plaie, op.cit. pp.123-124
Silences
« J'ai décidé de me taire en ce qui concerne l'Algérie
afin de n'ajouter ni à son malheur, ni aux bêtises que l'on écrit à
son propos. » (E, 1843)
271
On peut aussi considérer que cette fluctuation des cibles du discours est une caractéristique du genre de
l'éditorial. En réalité, il parle à tout le monde, à tous ceux qui le lisent, à l'« opinion publique » en se donnant
l'attitude, pour développer ses arguments, de s'adresser à telle ou telle fraction de cette opinion. C'est un jeu
rhétorique.
conférence pour la trêve civile, plus de violence et plus de passion. Il invite les colons à
reconnaître une identité algérienne. Il suscite des manifestations des Français d'Algérie
hostiles à cette démarche de conciliation dans un climat déjà haineux. Il déçoit ses
compatriotes et ne satisfait pas les Algériens puisqu'il ne veut pas entendre leur revendication
nationale. Déçu par les antagonismes multiples, de retour à Paris, il écrit son dernier article
sur l'Algérie : « Un pas en avant ». (E, 169) Ce titre rappelle le mot attribué à Hocine Aït
Ahmed qui, lors d'un conférence, a dit : « Nous étions au bord du gouffre, depuis nous avons
fait un grand pas en avant. » C'est un peu ce que Camus peut ressentir à son retour d'Alger.
Les confidences de Charles Poncet dévoilent le désarroi de Camus : « Roblès avait
raccompagné Camus à son hôtel. De retour chez lui, il appelait pour me dire l'angoisse de
notre ami, sa hantise au long de la réunion, que sa tentative d'humanisation du conflit et de
rapprochement des communautés ne dégénère en une confrontation sanglante entre elles. Les
jeunes musulmans qui constituaient notre service d'ordre mis en place sur la place du
gouvernement étaient plus nombreux que les contre-manifestants. S'ils étaient armés, la
moindre maladresse pouvait mettre le feu aux poudres. Devant le tour dramatique pris par
cette journée, Camus se sentait piégé : venu en médiateur, il se découvrait apprenti-sorcier
apportant involontairement sa caution à l'un des camps. Bref, selon Roblès, Camus était fort
mécontent. »272 Ainsi, il fait la douloureuse découverte que ce qu'il dit ne peut être entendu et
peut servir la passion meurtrière des deux camps. En mars 1956, il dit à Roblès : « Si un
terroriste jette une grenade au marché de Belcourt que fréquente ma mère et s'il la tue, je
serais responsable dans le cas où, pour défendre la justice, j'aurais également défendu le
terrorisme. J'aime la justice mais j'aime aussi ma mère. »273 À Mouloud Feraoun, lors d'un
voyage à Alger en mars-avril 58 où il revoit sa mère, son frère Lucien, Emmanuel Roblès, il
confie : « Lorsque deux de nos frères se livrent un combat sans merci, c'est folie criminelle
que d'exciter l'un ou l'autre. Entre la sagesse réduite au mutisme et la folie qui s'égosille, je
préfère les vertus du silence. Oui, quand la parole parvient à disposer sans remords de
l'existence d'autrui, se taire n'est pas une attitude négative. »274 Camus se tait parce que sa
lutte prend place dans un monde où plus personne n'est ni juste ni innocent. Philippe
Baudorre, dans son introduction à La Plume dans la plaie, les écrivains journalistes et la
272
Charles PONCET, « L'impossible trêve civile », Magazine littéraire, op.cit., p.30
273
Cité par Roger QUILLIOT. (E, 1843)
274
Cité par SMETS. (EX, 203)
guerre d'Algérie, cite un propos de Jean Daniel extrait de Esprit, écrire contre la guerre
d'Algérie qui illustre le désarroi de Camus et son origine : « Au fond, le drame, avec l'Algérie,
c'est qu'elle ne puisse pas être notre guerre d'Espagne. Et comme on a souhaité qu'elle le fût !
[…] Toute une génération continue aujourd'hui encore d'essayer de retrouver dans le conflit
algérien tout ce qui avait fait la ferveur unitaire et la tension rassurante de la guerre d'Espagne
pour les Malraux, Koestler, Hemingway, etc. De ce qu'elle avait été aussi pour les autres, les
Sartre et Camus qui n'en avaient jamais fini avec leur nostalgie de la pureté espagnole. C'est la
recherche de l'innocence. »275 Il semble que Camus a fait le deuil de cette nostalgie de
l'innocence. Il prend la mesure du danger de la recherche d'une « absolue pureté ». En février
1958, dans son avant-propos aux Chroniques algériennes, il constate : « Les uns veulent que
leur pays s'identifie totalement à la justice et ils ont raison. Mais peut-on rester justes et
libres dans une nation morte ou asservie ? Et l'absolue pureté ne coïncide-t-elle pas, pour une
nation, avec la mort historique ? » (E, 896)
L'expérience de l'engagement dans le conflit algérien modifie sa perception du langage
provoquant d'une part une crise de confiance dans la valeur des mots et corrélativement une
volonté de leur conférer une plus grande précision. La volonté de parler clairement est un
leitmotiv du Camus journaliste. Depuis Alger Républicain jusqu'à L'Express, il réitère la
nécessité d'une langue droite, claire, limpide, honnête. Mais le doute s'insinue quant à
l'efficacité et à la valeur de l'engagement par les mots. Le désir de l'apaisement n'est pas un
appel à la démission. Comment, au milieu du vacarme de l'histoire faire entendre la
souffrance des peuples ? « L'intellectuel parlera, d'une voix hésitante, et ce sera en vain. Ce
n'est pas une réponse qui viendra vers lui, mais l'imprécation, et l'imbécile polémique. Selon
ce qu'il dira et son sujet, et son humeur, il aidera indirectement les marchands, il favorisera
sans le vouloir les policiers. Il aura ainsi desservi ceux qu'il aime et il lui faudra, pour tout
salaire, supporter, contre sa nature même, d'avoir des ennemis. À tant de malheurs, ne faut-il
pas préférer le silence, et cette ironie qui aide à vivre ? Ainsi le galeux se retourne sur son lit,
grattant ses plaies. » (EX 59-60)
Il tente pourtant de restituer une situation de communication tronquée, déséquilibrée et
même manipulée. Le journaliste dénonce, en Algérie, une absence de communication qui
résulte du bâillonnement des Algériens. Dans une forme dialogique signalée par l'emploi des
275
Cité par BAUDORRE in La Plume dans la plaie, op.cit., p.19
caractères en italiques, Camus reproduit une affirmation simple : « Car il faut, en effet, à la
France des interlocuteurs arabes ». (EX, 49) Il développe les conditions d'un échange
équilibré : « Une personne ne se définit pas seulement pas ce qu'elle exprime ; elle doit
encore se faire écouter. » (Ibid.) et rappelle les raisons de l'échec : « Le peuple arabe s'est
exprimé comme il l'a pu : la dizaine de soulèvements qui jalonnent les cent ans de
colonisation prouvent qu'il avait quelque chose à dire. Mais on ne l'a pas écouté, on ne lui a
même pas parlé. Et aujourd'hui, pour retarder toute réforme, le grand argument consiste à
plaider l'absence d'interlocuteurs. S'il n'y en a pas, en vérité, c'est qu'on les a supprimés »
(Ibid.) Cette dénonciation entraîne une volonté de restituer la voix des « Arabes » ; c'est ce
que le journaliste entreprend, même s'il est partiellement aveuglé par sa passion de la terre
algérienne et son sentiment d'appartenance à ce pays. Il s'engage auprès d'eux, fait connaître
aux lecteurs français la complexité du monde arabe et de leurs revendications et se rend
compte que cette démarche pourtant juste peut légitimer le crime et tuer sa mère. C'est alors
qu'il ne peut que se taire et expliquer son silence en publiant les Chroniques algériennes.
Préfaçant son ouvrage, il écrit : « Quand le destin des hommes et des femmes de son propre
sang se trouve lié, directement ou non, à ces articles qu'on écrit si facilement dans le confort
du bureau, on a le devoir d'hésiter et de peser le pour et le contre ». (E, 892) Il définit le rôle
de l'intellectuel qui, dans cette « casuistique du sang » où chacun justifie ses exactions par les
crimes de l'autre par la nécessité de « travailler dans le sens de l'apaisement ». (E, 895) On
fait subir au langage des contorsions, à gauche, on excuse le terrorisme, à droite on entérine la
torture. Les Français d'Algérie deviennent de la part des Français métropolitains objet de
mépris. : « Quand un partisan français du FLN ose écrire que les Français d'Algérie ont
toujours considéré la France comme une prostituée à exploiter, il faut rappeler à cet
irresponsable qu'il parle d'hommes et de femmes dont les grands-parents, par exemple, ont
opté pour la France en 1871 et quitté leur terre d'Alsace pour l'Algérie, dont les pères sont
morts en masse dans l'Est de la France en 1914 et qui eux-mêmes, deux fois mobilisés dans la
dernière guerre, n'ont cessé, avec des centaines de milliers de musulmans, de se battre sur
tous les fronts pour cette prostituée. » (E, 879) Camus est las de cette violence, de ce mépris,
de ces mensonges. Il doute de l'impact de son engagement journalistique et craint le
malentendu. Trop impliqué, trop passionné, trop déchiré, il est du côté de ceux que l'on fait
passer pour des « souteneurs », des « exploiteurs » alors qu'il appartient au peuple des
déshérités, des pauvres, des sans-voix. C'est ce qu'il rappelle à cet « irresponsable partisan du
FLN » en précisant : « Je résume ici l'histoire des hommes de ma famille qui, de surcroît,
étant pauvres et sans haine, n'ont jamais exploité ni opprimé personne » (Ibid.) et d'ajouter
que « les trois quarts des Français d'Algérie leur ressemblent » (Ibid.)
Truchements décalés
Le dégoût, la peur du malentendu fatal, la crainte de justifier le règne de la terreur
imposent le silence à Camus. Mais dans ce silence résonne encore la voix de l'engagement et
de la passion pour l'Algérie. Camus décale, semble parler d'autre chose, retourne à la fiction
mais ne cesse d'inscrire des mots au cœur de l'Algérie, terre méditerranéenne, et de retrouver,
par d'autres truchements, ses convictions profondes.
ARGOS
En 1955, on l'a rappelé, il prononce à Athènes une conférence sur l'avenir de la
tragédie ; sa lecture de l'histoire est étroitement liée à l'histoire des peuples, des conflits, des
tensions politiques. Ce n'est pas le choix d'un artiste engagé, c'est le constat d'un homme
plongé dans une époque de tourments politiques. À l'instar du sage oriental qu'il cite en
exorde, Camus aurait certainement préféré naître sous des cieux plus cléments. En homme
responsable, il fait face, il assume, il engage sa personne. Car, dit-il, il préfère les hommes
engagés que les littératures engagées. Cependant cet engagement n'est pas toujours direct, il
peut être médiatisé, décalé, comme métaphorisé. Ainsi, le choix thématique du premier
éditorial de Camus à L'Express peut surprendre. C'est depuis la Grèce, où il est en voyage,
qu'il envoie son premier article « Le métier d'homme » (EX, 25) consacré au métier
d'archéologue. Lottman écrit à ce sujet : « En lisant cet article, Servan-Schreiber prit Daniel à
témoin : "Qui va s'intéresser à cela ?" Et Daniel répondit : "Si vous ne le publiez pas, vous
n'aurez pas Camus." Servan-Schreiber le publia évidemment (dans le numéro du 14 mai
1955), et il télégraphia à Camus que son texte était magnifique. »276 Jean Roudaut, en janvier
1968, a montré que cet éditorial reprenait des thèmes déjà développés par Camus : la
fraternité des gens de métier, la dignité du travail librement accepté, le monde conçu comme
276
LOTTMAN, op.cit., p. 559
un royaume à explorer, le bonheur du soir et du silence. 277 Le décalage paraît grand entre les
attentes de l'équipe de L'Express, le contexte politique et le thème choisi par Camus. La note
qui précède l'éditorial semble vouloir atténuer l'effet de surprise, voire de déception, des
lecteurs en rappelant le passé prestigieux du célèbre rédacteur en chef de Combat.278 Camus
semble s'éloigner de l'histoire événementielle, de l'instant immédiat de tourmentes politiques,
de conflits déchirants, pour renouer avec une autre histoire à la fois plus intime et plus
universelle. Tout d'abord il fait l'éloge d'un métier où les hommes travaillent en équipe et sont
heureux, apaisés, joyeux, se sentent utiles et en harmonie – c'est tout cela qui lui fait aimer le
théâtre, ou le football – mais c'est essentiellement le lien entre l'Algérie et la Grèce, entre
Orléansville et Argos qui est, dans cet éditorial, le plus intéressant. On peut lire cette
identification comme une nouvelle approche de la culture méditerranéenne. Il compare le
peuple grec et le peuple arabe : « Quant aux deux peuples, la pauvreté et une commune fierté
les font ressemblants. La même lumière plus lourde en Algérie, plus nue en Grèce, les aide un
peu à vivre. » (EX, 26) Nous pouvons considérer ce texte comme une approche métaphorique
de la situation algérienne sur laquelle Camus, on l'a vu, craint de s'engager.279 Son entrée en
matière passe donc par une allégorie qui s'inscrit dans une terre bien réelle, une terre de
Méditerranée – comme l'Algérie. Dans cet éditorial, il est en effet question de guerres passées
qui ont tout détruit et d'hommes dont le métier est de retrouver les vestiges du passé et de
reconstituer ce qui fut. Les guerres ne durent pas toujours, ni les civilisations, mais les
hommes sont là, toujours et reconstruisent sans fin, avec constance et innocence. Camus
semble s'abandonner au lyrisme : « La forteresse […] couronnées de milliers de coquelicots
rouge sombre […]. Cette plaine, que les oliviers couvent de cendre grise à perte de vue […] »
(EX, 27-28) Pourtant, c'est aussi l'Algérie en guerre qu'il évoque dans ces images teintées de
sang et de mort – cendre grise des oliviers – rouge sombre des coquelicots – et cette forteresse
277
Jean ROUDAUT, Preuves, Janvier 1968, pp.42-47
278
« Un grand nom a surgi dans les lettres françaises depuis dix ans : celui d'Albert Camus. L'Express est
heureux et fier d'accueillir, cette semaine, le premier article écrit par l'auteur de La Peste depuis de longues
années. Cet article marque sa rentrée dans le journalisme actif qu'il avait abandonné après avoir quitté la
direction du premier Combat, celui des deux années qui suivirent la Libération. C'est de Grèce où il voyage en
ce moment, qu'Albert Camus inaugure sa collaboration à L'Express. » (EX, 25)
279
Il confiait à Charles PONCET dans une lettre : « Je suis bien angoissé devant les affaires d'Algérie. J'ai ce pays
en travers de la gorge et ne puis penser à rien d'autre. De plus, l'idée que dans une quinzaine de jours, je vais
recommencer à écrire des articles dans L'Express qui devient quotidien, qu'il faudra donc que je parle de
l'Afrique du Nord et dans le malaise, puisque la gauche et la droite m'irritent également sur ce sujet,
empoisonne mes journées. » Camus et la politique, actes du colloque de Nanterre, 5-7 juin 1985, sous la
direction de J. GUÉRIN. L'Harmattan, p.199
est celle du crime des Atrides qui « régnaient ici en même temps sur une poignée d'arbres et
sur un monde ». (EX, 28) Or le destin tragique des Atrides commença par la haine d'Atrée
pour son frère Thyeste, exemplification du conflit qui déchire Arabes et Français d'Algérie. Si
Camus ne peut encore écrire sur la guerre d'Algérie qui le blesse, l'oppresse, l'empoisonne. Il
propose aux lecteurs, pour son retour dans le "journalisme actif" ce beau texte d'espoir dans
lequel il confie l'essentiel de ce qu'il est et de ce qu'il pense : son amour pour la Méditerranée,
le conflit entre l'Histoire et la beauté du monde, l'apaisement du crépuscule, la force
harmonieuse d'un travail utile – on retrouve là son attachement à la pensée de Simone Weil –
mais aussi le sanglant conflit qui oppose deux frères qui pourraient, à l'instar de ces jeunes
archéologues, vivre « en amitié profonde avec le peuple qui les entoure ». (EX, 26) Ce voyage
en Grèce est si important qu'il écrit à Char le 11 mai : « J'y ai trouvé ce que je suis venu
chercher et plus encore. Je rentre debout. »280 Cette métaphore désigne un homme qui a
retrouvé sa force physique et sa dignité. Ce voyage le réconcilie avec lui-même en lui rendant
une Méditerranée qui le justifie et qui justifie tous ses combats passés et à venir.
MOZART
Si le premier éditorial étonne la direction, la rédaction et les lecteurs par le choix du
sujet et le ton adopté, il en est de même pour le dernier que le journaliste consacre à Mozart.
Le 22 janvier, Camus est à Alger, au cœur des événements, au cœur de l'action, dans un effort
ultime pour croire à l'efficacité de la parole. Car, comme il l'a dit dans l'éditorial du 8 octobre
1955 « Sous le signe de la liberté », « un écrivain doit collaborer à la chose publique : il ne
peut pas se séparer ». (EX, 60) Cette action est sa justification d'être au monde, elle lui
octroie une « dignité plus grande », lui donne « l'honneur de vivre ». (EX, 61) Il concrétise la
volonté « d'éclaircir les limites de l'homme, et [d'] y maîtriser sans cesse la démesure de
l'oppression » (EX, 61) par son déplacement à Alger. Il n'est plus dans le confort de son
bureau, il ose affronter le réel et sa complexité, et l'expérience est certainement plus difficile
encore que ce à quoi il s'attendait. Il connaît l'inquiétude, le doute, l'appréhension de parler en
public, il fait face à une salle agitée, à une foule en colère et agressive. « Cette haine atteignait
Camus de plein fouet » raconte Charles Poncet. « Des pierres venaient frapper les fenêtres et
280
Cité par LOTTMAN, op.cit., p.558
il fallut en hâte rabattre les volets. »281 Il prêche l'apaisement, le respect, la fin de la violence
et déclenche la haine des siens. Le projet de trêve civile n'est pas abandonné pour autant et les
libéraux d'Alger continuent de se battre dans ce climat de tension extrême. Camus rentre à
Paris et les amis d'Alger ont hâte de lire l'éditorial de L'Express. Charles Poncet raconte : « Le
2 février, nous prîmes connaissance de son article de L'Express "Remerciement à Mozart".
L'auteur à la fois journaliste et moraliste prend de la hauteur et s'éloigne, en célébrant le génie
éternel de Mozart, des bassesses et des turpitudes de nos temps. Mais en lisant cette
méditation, nous nous demandions si elle n'était pas en même temps un adieu au combat que
nous menions avec lui. »282 C'est bien le dernier éditorial de Camus à l'Express. Le temps d'un
silence public est venu pour lui mais non pas le temps du renoncement. Jean Daniel qualifie
ce dernier article de « méditation étrange et inspirée, […] comme pour se reposer de ses écrits
politiques. Une méditation qui est un des plus beaux exemples de chronique, dans la véritable
tradition du journalisme le plus noble. »283 On a l'impression, à lire cet éditorial, de retrouver
le point initial d'un cercle virtuel qui figurerait la courte et vaine participation de Camus à
l'Express. Camus inaugure son retour au journalisme actif et engagé par un article sur la mort
des civilisations, la grandeur des paysages méditerranéens et l'émouvante humilité du travail
de reconstruction de quelques hommes jeunes, heureux, généreux et apaisés. Il met un point
final à sa participation par cet hommage rendu à Mozart pour célébrer le 200e anniversaire de
sa naissance. À la différence du premier éditorial, Camus ici se justifie par une mise en scène
dialogique des réactions offusquées de son lectorat : « Eh quoi ! Mozart au milieu de l'histoire
la plus folle et la plus pressante, Mozart devant l'Algérie de la haine, la France de la
démission ? » (EX, 174) À la différence de son chant méditerranéen du 14 mai 1955, ici
Camus revendique clairement le choix du décalage et rappelle l'importance de la création.
C'est l'occasion pour lui de renouer avec sa subtilité d'artiste, de rappeler à tous qu'il est une
voix plus profonde, intime, puissante qui donne corps au monde : « Après deux siècles, dans
l'Europe démente, un homme fragile, un peu fantasque, qui a su avec une apparente et libre
aisance donner une voix à la sensualité comme à la tendresse, à la joie innocente et au
mystère mortel, vient encore consoler et réunir. » (EX, 175)
281
Charles PONCET, L'impossible trêve civile, op.cit., p.30
282
Ibid.
283
Cité par Paul-F. SMETS, Cahiers Albert Camus 6, p.174
m'arrivait, de savoir que ma mère en était heureuse. »284 Il s'inscrit dans ce temps d'une
histoire devenue « démentielle, perdu, comme tous les hommes de mon âge, dans les
convictions du temps » (E, 1072) et refuse la démission, le renoncement, le découragement, le
cynisme, le nihilisme qui tous justifient les tyrannies. Il se sent, humblement, solidaire d'une
génération dont l'unique vocation est d' « empêcher que le monde ne se défasse ». Il se sent
« riche de ses seuls doutes et d'une œuvre encore en chantier ». (E, 1071) Il continue d'écrire
une œuvre qui s'enracine dans la terre d'Algérie, œuvre pleine d'ombre, de doutes et de
découragements dans L'Exil et le Royaume, œuvre baignée par la lumière de son enfance dans
Le Premier homme que la mort accidentelle laissera inachevée.
284
SMETS, op.cit., p.199
285
Rappelons la lettre adressée, à Kessous, le militant socialiste algérien, après le prix Nobel : « Vous savez tout
ce que ce moment peut avoir aussi de douloureux pour moi et que je vous retrouve dans une même peine. Je
pars après-demain en Algérie. À mon retour peut-être ferais-je encore une tentative, si j'apprends là-bas
qu'une chance existe d'être utile. Mais dans tout cela vous êtes le seul avec qui j'aie senti mon accord total et
à qui je veuille dire ma pensée fraternelle. » Cité par SMETS, (EX, 199)
« On sent, dit Hamed, une distance quand il évoque le reste des Algériens. Il dit "le peuple
arabe'', "les Arabes'' – la formule d'ailleurs n'est pas péjorative ; pour ma part, je me
revendique comme Arabe, non comme Kabyle. »286 Est-ce une insulte ou une reconnaissance ?
On le lui reproche puis on s'en enorgueillit. Il y a là, me semble-t-il, un réel paradoxe. Et il me
paraît également bien injuste de lui reprocher, comme le fait encore Aït Ahmed « une
ignorance des réalités algériennes »287 et de reconnaître aussitôt sa dénonciation de la situation
en Kabylie en 1939, sa connaissance de Ferhat Abbas, son implication à l'Étoile Nord-
Africaine.
Ce n'est pas ce que dit Amar Ouzegane, ce militant algérien de la première heure, un
des fondateurs du Parti communiste, dirigeant du FLN et qui connaissait Camus depuis 1935.
À l'occasion d'un film anniversaire réalisé par Antenne 2, Ouzegane, en 1980, affirme que
Camus a « contribué à l'essor du mouvement national, surtout à une époque où les
intellectuels formés par l'école française considéraient qu'il n'y avait pas d'autre solution que
la naturalisation et l'assimilation à la France. Lui, à l'époque, était beaucoup plus lucide,
beaucoup plus révolutionnaire qu'eux, et il a contribué à ce que la personnalité algérienne soit
affirmée et soit reconnue. »288 Ce que l'on peut admettre, avec Aït Ahmed, c'est que Camus,
après la guerre, n'a jamais voulu prendre en considération la revendication d'une nation
algérienne. Cependant, historiquement, Aït Ahmed est dans l'erreur quand il dit que « la
nation algérienne existait avant 1830. »289 De même, Camus, aveuglé par sa passion, n'a pas
perçu l'émergence de cette nation algérienne revendiquant, non plus l'assimilation, ni même le
fédéralisme, mais tout simplement l'indépendance. Il croyait avec franchise et honnêteté à la
légitimité de la présence de la population française sur le sol algérien. Bien sûr le sens de
l'histoire lui a donné tort, mais le cours des événements édicte des vérités qui par la suite
paraissent éternelles. Le monde se construit par d'incessantes migrations. Le nombre donne la
puissance et la légitimité. On décide que cela est juste. Camus était piégé. Mais il était l'ami
de certains Algériens qui, quoique indépendantistes, ont salué la publication des Chroniques
algériennes. Mouloud Feraoun, l'auteur kabyle assassiné en 1962 par l'OAS,290 lui écrit :
286
Intervention de Hocine Aït Ahmed, Camus et la politique, actes du colloque de Nanterre, 5-7 juin 1985, sous
la direction de Jeanyves GUÉRIN, Harmattan, p.191
287
Ibid., 192
288
Cité par SMETS, (EX, 203)
289
Intervention de Aït Ahmed, op.cit.
290
Voir la préface de ROBLÈS à son roman Terre et sang.
« Non seulement vous dîtes ce que vous pensez de ce que l'on a décidé d'appeler le problème
algérien mais vous pensez juste et vous dîtes bien. Et cette pensée juste vous a conduit
précisément à refuser d'approuver les vôtres et de condamner les miens. Voilà pourquoi […]
de cette Algérie qui souffre, que vous aimez bien, vous du moins, je vous adresse un salut
amical, avec toute l'admiration que l'on doit à un esprit lucide, à un homme courageux. »291
Camus est désavoué par les siens et par les Algériens parce qu'il était trop ou pas assez
patriote comme il le dit lui-même, et pour expliquer son amour de l'Algérie, il avoue l'aimer
comme un Français et ajoute : « Ce que trop d'Arabes ne comprennent pas, c'est que je l'aime
comme un Français qui aime les Arabes, et veut qu'ils soient chez eux en Algérie, sans pour
cela s'y sentir lui-même un étranger. »292
Homme passionné quand il s'abandonne à sa nature orphique, il se veut un homme de
raison quand il est Salomon, quand il bâtit la cité des hommes. Il ne comprend pas que la
plupart des autres ne veulent pas distinguer leurs passions de leur raison et ont pour raison
d'être en politique fidèles à leurs passions, légitimes ou non. Mais on ne dialogue pas avec les
passionnés, on ne leur fait pas « entendre raison ». Pour l'avoir cru, il a désenchanté son
monde.
souche autochtones » et prétend que « ces Musulmans et ces Juifs nord-africains sentaient
qu'à sa façon Camus lui-même incarnait et exprimait une certaine communauté d'existence. »
Audisio évoque l'Algérie comme un pays « torrentiel », où la démesure règne dans le climat
physique comme dans les esprits, provoquant les hommes, ou du moins les meilleurs, à un
effort constant de domination sur soi et sur les éléments. » Suivant Camus sur le chemin de sa
vie, observant et analysant certains aspects de l'œuvre, on est sans cesse ramené vers cette
Algérie solaire et méditerranéenne où il a été enfant avant d'être un homme impliqué dans
tous les combats. Il y a connu l'incarnation heureuse, le refus du confort matériel, du destin
sans surprise. Il s'est engagé au parti communiste, a défendu les Algériens. Il s'est battu avec
fougue. Sa plume de journaliste suppose en amont une certaine innocence non dénuée de
lucidité et d'alacrité.
Cette innocence prend la figure du jeune roi Salomon, qui a dans le temps de la paix
construit dans la promesse de l'abondance et la joie de l'alliance. Camus est fort de cette
énergie qu'il déploie dans les plaisirs erratiques d'une jeunesse baignée de soleil et dans les
luttes pour la justice sociale et politique. L'œuvre en gestation ne renonce à rien, inclut plaisirs
et engagements, sens des responsabilités et refus du conformisme. Camus est jeune, innocent
sans être naïf, confiant sans aveuglement. Il se passionne pour les affaires judiciaires,
s'indigne devant la famine des autochtones, exerce son esprit critique face aux exactions
locales. Il a foi dans la possibilité d'œuvrer pour un mode meilleur, dénonce les dominations
politiques iniques dans un théâtre engagé, écrit des articles, des lettres, donne des conférences,
voyage. Le sang espagnol et l'appartenance fière au peuple de Méditerranée confère à sa voix
une pointe d'orgueil. Cet honneur est, à l'époque de Combat, mis au service de l'avenir d'une
France forte dans une Europe juste. Camus tourne le regard vers d'autres horizons que les
rivages baignés de soleil et la Méditerranée. Il s'enflamme pour la justice du monde qu'il s'agit
dès lors de rétablir après une guerre humiliante et meurtrière. Le temps de la démocratie doit
succéder aux méfaits des dictatures. Moralisateur sans être moraliste, il place sa foi dans la
capacité de l'homme à œuvrer pour le bien du plus grand nombre. L'innocence de sa jeunesse
se conceptualise et se place dans un discours plus ample, plus universaliste. Mais des failles
apparaissent, des doutes, des déceptions.
En 1948, à la salle Pleyel, il prononce une allocution devant des hommes de différents
horizons. Il tente de définir la position et le rôle de l'artiste dans ce siècle de tourmentes. Il
s'efforce de croire les hommes capables de construire un monde qui a du sens : « Voila
pourquoi je trouve, par-dessus nos différences qui peuvent être grandes, que la réunion de ces
hommes, ce soir, a du sens. Au-delà des frontières, quelques fois, sans le savoir, ils travaillent
ensemble aux mille visages d'une même œuvre qui s'élèvera face à la création totalitaire. » (E,
405) Car unité et totalité sont, dans l'univers camusien, antinomiques. La totalité est la
négation des différences, la loi du plus fort, le règne du maître, du tyran, du dictateur. La
suprématie de la parole unique devient slogan, propagande. Camus construit son œuvre et
œuvre pour la construction d'un monde de diversité, d'acceptation des différences fécondes. Il
veut réconcilier les communautés et réinscrire le destin de l'homme dans la beauté du monde.
En 1957, à Stockholm, il définit la position de l'artiste: « Car l'artiste se forge dans cet aller-
retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la
communauté à laquelle il ne peut s'arracher ». (E, 1702) Sa vocation d'écrivain le conduit à
affronter les tempêtes et à « porter, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et
l'espérance […] » (E, 1703) Cette communauté revendiquée, cette solidarité avec les victimes
du siècle n'est pourtant pas clairement définissable et, comme on l'a vu, Camus n'a jamais
cessé de rechercher sa place dans une communauté : les hommes de gauche, les pauvres, les
gens du théâtre, les Républicains espagnols, les Résistants, les Français d'Algérie, les Arabes,
et toujours il est exclu ou s'exclut lui-même de tous ces groupes d'hommes, avec la
permanence du sentiment que l'homme seul ne peut rien mais que l'artiste, pourtant, est
essentiellement seul. La formule paronomastique souvent réutilisé par Camus, « solitaire et
solidaire » cristallise cette dialectique indépassable.
Blessé, déçu, désabusé, inquiet et tourmenté par les trahisons et les luttes fratricides
qui ensanglantent son pays, sa fougue et son enthousiasme faiblissent, sa foi en l'homme
s'érode. L'unité rêvée de l'homme, du monde, des communautés vole en éclats. Camus vit
avec amertume les revers de fortune, constate avec indignation les hypocrisies politiques des
années d'après-guerre. Le 1er novembre 1954 marque une nouvelle étape dans le délitement
intérieur. La cohérence politique, l'intégrité morale, la recherche de l'harmonie de l'homme
dans le monde se heurtent avec brutalité à la violence des « événements ». L'intégrité de la
voix se brise.
Camus dans ses prises de position sur la guerre d'Algérie se fragilise. Son discours est
plus répétitif, moins percutant, moins incisif car la position du scripteur est soumise à une
instabilité liée à l'impossibilité de faire un choix. Le pays dont il parle n'a plus, sous sa plume,
de frontières ni d'identité. Ses interlocuteurs sont difficilement identifiables et toujours
changeants. Quand il s'adresse aux Français d'Algérie ou aux Français métropolitains, il ne
peut dans les deux cas s'agir d'une entité simple et unifiée. De même, quand il s'adresse aux
Arabes, cette communauté n'existe pas en tant que telle et Camus le sait bien. Alors pourquoi
ces simplifications ? Pourquoi un homme qui a montré, dans d'autres domaines, une vraie
lucidité apparaît-il ici aveuglé, sourd et d'une certaine façon inaudible ? On ne peut gère se
prononcer sur sa position politique, si ce n'est la volonté de maintenir un dialogue et la
nécessité d'une trêve que le cours de l'histoire a balayé d'une pichenette.
La voix brisée vole en éclats discursifs et n'atteint plus aucune cible ou provoque des
malentendus. Le constat de l'inefficacité de son discours ou du danger d'une utilisation
outrancière de ses paroles l'incitent à choisir un silence qui lui sera beaucoup reproché.
Le temple de Salomon est détruit. À la mort du roi, une assemblée réunie à Sichem se
clôt sur le schisme de dix tribus ralliées à Jéroboam. Roboam, le fils de Salomon, ne conserve
que Juda avec Jérusalem pour capitale. Deux royaumes hébreux remplacent celui de
Salomon : Israël au nord, Juda au sud. Nabuchodonosor détruit le temple en -586. L'unité
devient un mythe, le temple, un vestige d'une splendeur passée. L'unité est comme enfouie
dans une conception séculaire voire mythique de l'histoire. Cela explique peut-être la
fascination de Camus pour les ruines des temples grecs et pour le métier d'archéologue, dont il
fait l'apologie au moment même où il renoue avec le journalisme en 1955. Cette année-là, il
fait un voyage en Grèce. Dans sa conférence sur l'avenir de la tragédie, il assimile l'histoire de
son temps à une tragédie qui conduit l'homme, non pas à l'élévation résultant d'un destin
maîtrisé, mais à une déchéance, à une usure des cœurs, des espoirs. Face à cette civilisation de
bâtisseurs de temple, il s'émerveille avec effroi, fait le terrifiant constat que l'humanité s'enlise
dans la laideur et dans la destruction. Les guerres du XXe siècle, les silences hypocrites de
l'Occupation, la désillusion des temps de la Libération, le développement des dictatures, les
erreurs de la politique coloniale et les égoïsmes de tous bords, ont bien fini par mettre l'espoir
en berne. Il ne s'agit plus dès lors d'œuvrer pour la construction d'un monde meilleur, mais
d'oser faire front toujours et de contribuer, par une action humble, à entraver l'érosion de ce
temple laïc qu'est la cité des hommes.
enthousiasme juvénile : « Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans
mesure. » (E, 57)
À Tipasa, il revendique la fierté d'être homme contre les sceptiques et les peureux :
« On me l'a souvent dit : il n'y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer,
mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l'immense décor où la
tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C'est à conquérir cela qu'il me
faut appliquer ma force et mes ressources. » (E, 58) À Athènes, dix-huit ans plus tard, la vie
n'apparaît plus comme une conquête heureuse, la sagesse se teinte d'amertume : « On se
défend ici contre l'idée que la perfection a été atteinte et que depuis le monde n'a cessé de
décliner. Mais cette idée finit par broyer le cœur. Il faut encore et toujours se défendre contre
elle. Nous voulons vivre et croire cela c'est mourir ». (C III¸157) Résister à la tentation du
désespoir et de la mort est une nouvelle forme de conquête. Quand il visite le musée national,
il découvre les caves du bâtiment dans lesquelles, depuis la guerre, on a placé les corés295
« pour les protéger de l'invasion et des destructions pendant la guerre ». (C III, 158) On peut
lire le récit de la découverte de cette beauté désormais cloîtrée comme une métaphore du
ravage des guerres. L'homme descend dans les profondeurs des caves et, à l'instar de
l'allégorie de la caverne, il ne peut avoir désormais qu'un reflet de la beauté du monde qui,
dans l'expérience camusienne, correspond au souvenir d'une splendeur passée à laquelle le
temps de l'histoire l'a contraint de renoncer.
Pourtant les paysages de Grèce, dans leur ressemblance avec ceux de l'Algérie,
donnent à Camus une force tellurique et solaire qui l'éloigne de l'amertume en lui offrant ce
bout d'immédiate éternité. Camus ose dire : « Après cela le reste n'a plus d'importance ». (C
III, 165) C'est dans l'écriture intime des Carnets qu'il ose confier son enthousiasme devant le
monde. Il se sent « ivre de lumière, la tête pleine d'éclats et de cris silencieux, avec dans
l'astre du cœur, une joie énorme, un rire interminable […] » (C III, 163) La dichotomie, la
fracture entre la beauté du monde et la monstruosité de l'histoire est comme résorbée dans ce
cri silencieux, ce rire interminable qui est celui de Dionysos.
295
Coré (ou koré) désigne une statue de jeune fille debout, typique de l'art grec archaïque.
ORPHÉE
OUVERTURE
Asphodèles et barbelés
La poésie contemporaine ne s'inscrit plus dans la sereine succession hugolienne des
temps primitifs, épiques et dramatiques mais dans leur juxtaposition douloureuse et
inextricable. Peut-on encore s'abandonner à la beauté du monde, sans une distance critique
dysphorique mais avec un bonheur innocent et jubilatoire ? Peut-on se faire l'écho de la
nature, faire chanter cette musique que tout homme porte en lui ?296 Camus a grandi dans les
printemps de Tipasa, baigné par « le soleil et l'odeur des absinthes ». (E, 55) Abandonné et
exalté, il chante l'innocence, esquisse sa figure d'homme et de poète, fait crisser sa plume dans
le silence assourdissant. Il se trouve en se perdant, fait l'expérience initiatrice du
« saisissement extatique devant les choses »,297 traduit ce tremblement face à l'immédiateté et
la proximité d'un présent précaire. L'histoire des hommes envahit l'espace édénique où le
chant originel résonne en échos infinis. En 1939, les barbelés encerclent Tipasa et figurent une
ellipse qui éloigne le sujet de lui-même et du monde. Camus doit faire un voyage en Grèce.
La déclaration de guerre met un terme brutal à ce projet. Dans la nouvelle « Prométhée en
enfer », cet échec devient une exemplification de la tension entre la nature et l'histoire, entre
le chant orphique et le fracas des armes, entre le paradis originel et le présent devenu enfer.298
Il fait entendre le désenchantement de Chateaubriand qui confie à Ampère partant en Grèce :
« Vous n'aurez retrouvé ni une feuille des oliviers ni un grain des raisins que j'ai vus dans
l'Attique. Je regrette jusqu'à l'herbe de mon temps. Je n'ai pas eu la force de faire vivre une
bruyère. » (E, 842) et construit la nouvelle sur la dichotomie entre le temps de l'histoire et
296
Au tout début de sa préface aux Voix intérieures, HUGO écrit : « La Porcia de Shakespeare parle quelque part
de cette musique que tout homme a en soi. — Malheur, dit-elle, à qui ne l'entend pas ! – Cette musique, la
nature aussi l'a en elle. Si le livre qu'on va lire est quelque chose, il est l'écho, bien confus et bien affaibli sans
doute, mais fidèle […] de ce chant qui répond en nous au chant que nous entendons hors de nous. » Victor
HUGO, Œuvres complètes, Le Club Français du Livre, 1967, tome cinquième, p.557
297
Maria ZAMBRANO, philosophie et poésie, José Corti, En lisant en écrivant, 2003, p.19
298
« L'année de la guerre, je devais m'embarquer pour refaire le périple d'Ulysse. À cette époque, même un
jeune homme pauvre pouvait former le projet somptueux de traverser une mer à la rencontre de la lumière.
Mais j'ai fait alors comme chacun. Je ne me suis pas embarqué. J'ai pris ma place dans la foule qui piétinait
devant la porte ouverte de l'enfer. Peu à peu, nous y sommes entrés. Et au premier cri de l'innocence
assassinée, la porte a claqué derrière nous. » (E, 842)
Ouverture 235
ORPHÉE
celui du chant. Homme responsable, citoyen engagé, intellectuel lucide, il ne peut ni ne veut
tourner le dos à l'histoire. Mais cette nécessité de faire face à une éthique de l'engagement ne
doit pas inciter l'homme à oublier ni même à nier la couleur d'un soir de Provence, l'odeur du
sel, le chant du grillon et la folle bruyère. Il doit affronter l'histoire sans en devenir l'esclave.
C'est le message transmis par le dieu éponyme. Camus fait entendre sa voix dans un dialogue
conflictuel avec Hermès : « Je vous promets la réforme et la réparation, ô, mortels […]. Ô
justice, ô ma mère, […] tu vois ce qu'on me fait souffrir. » (E, 843) Prométhée ne renie pas la
justice mais il demande aux hommes de faire preuve de force, de courage, d'habileté et de
vertu pour lui donner une forme humaine et non pas celle, monstrueuse, qui naît d'une
soumission servile à une histoire aveugle et désincarnée. L'homme doit être maître de son
destin. Il ne doit pas s'abandonner à ce temps de l'histoire qui stérilise la terre, où la bruyère
ne pousse pas, où les grillons ne chantent pas. Cela suppose qu'on ne sépare pas le bonheur de
la beauté. Cette double nécessité est allégorisée par le besoin vital de pain et de bruyère.
Camus revivifie le mythe prométhéen en appelant les hommes à plus d'exigence en désirant
ne rien séparer. Ainsi, « le cœur douloureux des hommes et les printemps du monde » (E, 844)
seront réconciliés.
Peut-on être fidèle à l'histoire et chanter la beauté harmonieuse de la nature ? Quelle
est, pour le créateur, la posture la plus juste face aux dérèglements de l'histoire, aux atrocités
de la guerre, à la cruauté, à la lâcheté, aux millions de morts et de suppliciés ? Le silence est-il
le seul choix digne, ou la littérature engagée, militante, responsable et clairvoyante est-elle
seule justifiable ? À l'époque de la jeunesse du lyrisme, poésie et histoire allaient l'amble. Sur
le ton de l'évidence, Hugo explique, dans la préface des Voix intérieures : « Si l'homme a sa
voix, si la nature a la sienne, les événements ont aussi la leur. L'auteur a toujours pensé que
la mission du poète était de fondre dans un même groupe de chants cette triple parole qui
renferme un triple enseignement, car la première s'adresse plus particulièrement au cœur, la
seconde à l'âme, la troisième à l'esprit. » Et de citer L'Énéide pour légitimer son propos :
« Tres radios ».299 Au XIXe siècle, histoire et lyrisme peuvent coexister par l'émergence de la
subjectivité du poète. Le poète créateur projette son moi intime dans le monde et propose, par
un mouvement ascendant du langage, une réécriture de l'histoire à partir d'une expérience
299
Victor HUGO, op.cit., p.558 La citation de L'Énéide est extraite du chant VIII, vers 429. « Tres imbris radios »,
(trois rayons de pluie tordue). Hugo avait traduit le passage en 1817 et il a déjà utilisé la citation latine dans la
Préface de Cromwell en 1827.
236 Ouverture
ORPHÉE
intime. « C'est ainsi qu'en partant de ce qu'il y a de plus individuel, il peut prétendre à
l'universel et retrouver autour de lui, à partir de lui, un monde plein et sans lacune. »300 Dans
la Préface de Cromwell, Hugo revendique cette alliance du poétique et de l'historique en
faisant du poète l'éclaireur d'un monde nouveau. Il s'agit, écrit-il, « d'élever, lorsqu'ils le
méritent, les événements politiques à la dignité d'événements historiques. » Pour cela, il doit
« se maintenir, au-dessus du tumulte, inébranlable, austère et bienveillant. »301 La dysphorie
naît du développement de l'ère industrielle et de l'accroissement des cités urbaines au sein
desquelles, à l'instar de Baudelaire, le poète ne connaît plus que désenchantement et
amertume. L'angoisse spleenétique a remplacé l'effroi romantique. Si le poète est témoin de
son temps, c'est pour en délivrer les facettes menues, éclats kaléidoscopiques de la vie
moderne des Tableaux parisiens ou du Spleen de Paris. La tendance est alors, comme en
témoigne l'œuvre de Mallarmé, à l'enfermement dans l'espace littéraire d'une création
détachée des contingences matérielles, politiques, historiques. Puis vient le marcheur des
Ardennes, ce mage, ce faune, ce prophète ailé qui se sent paysan : « Moi ! Moi qui me suis dit
mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la
réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! »302 Pour Rimbaud, le poète est un voleur de feu. À la
fois Faust et Prométhée, il s'inscrit dans cette foi du XIXe siècle en une science qui va enfin
retrouver l'unité originelle du monde. Il est proche des développements de Renan dans
L'avenir de la science ou de Hugo qui, dans son William Shakespeare, décrit l'homme dressé
sur le promontoire de la pensée, d'où l'on aperçoit les ténèbres, s'obstinant à sonder
l'inexploré, l'impalpable. Au siècle suivant, le poète qui voit une Deuxième Guerre mondiale
succéder à la première, plus horrible encore, plus insidieuse dans la cruauté, plus
ignominieuse dans la mégalomanie meurtrière, n'est plus voyant mais témoin lucide et
impuissant d'un nouveau désastre. Face à cette histoire qui est folie et destruction, lâcheté et
crime universalisé, des poètes n'ont pas renoncé aux accords subtils et mystérieux de la lyre.303
Ainsi que l'explique Ferrage, « ces poètes font en quelque sorte le pari de maintenir coûte que
coûte un lien avec l'originel, avec la forme immémoriale du monde, […]. S'ils se détournent
300
Hervé FERRAGE, « Lyrisme et histoire » in Camus et le lyrisme, textes réunis par Jacqueline LÉVI-VALENSI et
Agnès SPIQUEL, actes du colloque de Beauvais, 31 mai - 1er juin 1996 organisé par la Société des Études
Camusiennes et le Centre d'Études du Roman et du Romanesque, Sedes, 1997, p.10
301
Victor HUGO, Ibid.
302
Arthur RIMBAUD, Œuvres poétiques, Garnier-Flammarion, 1964, p.140
303
On peut évoquer JACCOTTET, BONNEFOY ou CHAR.
Ouverture 237
ORPHÉE
de l'histoire, ce n'est pas pour s'isoler dans la langage ou se perdre dans la subjectivité, mais
pour mieux faire entendre la voix de ce qui, dans le monde, échappe au temps linéaire,
historique, et peut redonner un sens à notre vie en lui indiquant un centre, un ordre qui la
dépasse mais dans lequel elle serait comprise, ordre qui correspond assez exactement à ce que
les Grecs appellent le cosmos. »304
Cette tension entre « la voix des événements » et celle de la nature ouvre une brèche
dans la complexité de la relation au temps. En 1937, dans ses Carnets, Camus dénonce
l'inanité d'une perception figée et linéaire du temps305 et souligne la coïncidence du bonheur et
de l'absence du sens historique chez les Grecs qui vivent dans un temps mythique.306 Il oppose
l'âme grecque à l'intelligence romaine et situe dans le passage entre l'Hellène et le Romain la
fin de la culture au profit de la civilisation.307 Dans une formule concise, il recentre sa
recherche : « Toute la question : l'antithèse de l'histoire et de la nature ». (C I, 101) Dans
« Révolte et art », il explore à nouveau cette tension : l'homme doit prendre sa place dans
l'histoire sans renoncer à la beauté du monde.308 Selon la terminologie de Ricœur, il s'agit
donc, pour l'artiste, de trouver une connexion entre le temps vécu et le temps cosmique, et de
caractériser, de délimiter, de maîtriser ou de comprendre l'élaboration d'un tiers-temps qui est
le temps proprement historique.309 Comme l'attestent de nombreuses annotations dans les
Carnets, la substitution du temps historique au temps mythique est vécue, chez Camus,
304
Hervé FERRAGE, op.cit., p.15
305
« C'étaient le Allemands qui inventèrent les horloges mécaniques, effrayants symboles du temps qui s'écoule,
dont les coups sonores, retentissant jour et nuit des tours innombrables par-dessus l'Europe Occidentale, sont
peut-être l'expression la plus gigantesque, dont soit jamais capable un sentiment historique de l'univers.
Hommes de culture européo-occidentale, doués de sens historique, nous sommes une exception, non la
règle. » (C I, 100)
306
« Absence de sens historique chez les Grecs. ″L'histoire, de l'Antiquité jusqu'aux guerres persiques, est le
produit d'une pensée essentiellement mythique. ″[…] / La colonne égyptienne était dans le début une colonne
en pierre, la colonne dorique était une colonne en bois. L'âme attique exprimait par là sa profonde hostilité à
la durée. ″La culture égyptienne, incarnation du souci″ Les Grecs, peuple heureux, n'ont pas d'histoire. » (C I,
100)
307
On se souvient que, chez Camus, la notion de civilisation est associée à l'idée d'une décadence des valeurs
originelles d'un peuple vivant en harmonie avec la nature. Évoquant les fastes de la ville de Vienne, il écrit par
exemple : « Vienne – civilisation – Luxe amoncelé et jardins protecteurs. Détresse intime qui se cache dans
les plis de cette soie. » (C I, 56) Peu de temps auparavant, il écrivait : « La civilisation contre la culture. /
Impérialisme est civilisation pure. Cf. Cecil RHODES. ″ L'expansion est tout ″ - les civilisations sont des îlots
– La civilisation comme aboutissement fatal de la culture. (Cf. SPENGLER) / Culture : cri des hommes devant
leur destin. / Civilisation, sa décadence : désir de l'homme devant les richesses. Aveuglement. » (C I, 50)
308
« L'art, du moins, nous apprend que l'homme ne se résume pas seulement à l'histoire et qu'il trouve aussi une
raison d'être dans l'ordre de la nature. Le grand Pan, pour lui, n'est pas mort. Sa révolte la plus instinctive,
en même temps qu'elle affirme la valeur, la dignité commune à tous, revendique obstinément, pour en
assouvir sa faim d'unité, une part intacte du réel dont le nom est la beauté. » (E, 679)
309
Paul RICŒUR, Temps et récit, tome 3, Le temps raconté, Éditions du Seuil, Essais, 1985, p181
238 Ouverture
ORPHÉE
comme une régression.310 Dans sa relation particulière à la totalité, le temps du mythe favorise
l'avènement d'une parole poétique.311 En revanche, le temps historique, temps de la civilisation
s'inscrit dans le goût de la richesse matérielle et, conséquemment, du désir de conquête et
d'hégémonie. Le poète est justement celui qui maintient l'arc tendu, celui qui, à l'instar de
Char « aux prises avec l'histoire la plus enchevêtrée, n'a pas craint d'y maintenir et d'y
exalter la beauté dont l'histoire justement nous donnait une soif désespérée. » (E, 1165)
Camus, préfaçant les œuvres de Char pour une édition allemande, donne à entendre la voix du
poète : « Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la
beauté. » (Ibid.) La poésie n'est pas chant isolé ou décalé, elle est l'essence même de la vie.
Elle rassemble et justifie le combat.312
Maulpoix, dans Adieux au poème, oriente la tension vers un autre horizon : « À la
question souvent posée : "comment écrire après Auschwitz ?", je continue d'entendre la
réponse apportée par Edmond Jabès : Mes chants ont la friabilité des os sous la terre. J'ai
célébré autrefois la sève et le fruit. J'accordais peu d'importance au vent. / Le ciel ferré de
l'automne est notre lourd firmament. (Edmond Jabès, Livre de Yukel, éd. Gallimard, p. 206)
Cette réponse prend la forme d'une brève poétique qui vient confirmer le mot de Paul Celan :
"Il y a encore des chants à chanter au-delà des hommes." […] Il s'agit de considérer
l'invisible, qu'il soit d'un souffle ou d'une mémoire enfouie. Marquer sa fidélité, en une parole
discontinue et fragmentaire, à ce qui a été et qui a disparu. Prendre soin de la finitude comme
on prend soin des morts. En veiller la trace, en entretenir la mémoire. Demeurer le présent
souci d'une souffrance passée. »313 D'un côté, des poètes comme Char, mais aussi Jaccottet ou
Bonnefoy façonnent leur art dans l'horreur du désastre en resserrant le lien avec l'originel, le
310
Le temps mythique est au temps historique ce que la culture est à la civilisation.
311
« […] le temps mythique nous reporte […] en un point de la problématique du temps où celui-ci embrasse
encore la totalité de ce que nous désignons d'une part comme monde,d'autre part comme existence humaine.
[…] Il nous faut […] remonter au-delà de la fragmentation entre temps mortel, temps historique, temps
cosmique, […], pour évoquer avec le mythe un ″grand temps″ qui enveloppe, selon le mot préservé par
ARISTOTE dans sa Physique, toute réalité. » Ibid., p.190
312
« Au milieu de nos citadelles démantelées, voici que, par la vertu d'un art secret et généreux, la femme existe,
la paix et la dure liberté. Et loin de nous détourner du combat, nous apprenons que ces richesses retrouvées
sont les seules qui justifient qu'on se batte. Char fait plus alors que nous exprimer : il est aussi le poète de
nos lendemains. Il rassemble, quoique solitaire, et à l'admiration qu'il suscite se mêle cette grande chaleur
fraternelle où les hommes portent leur meilleur fruit. » (E, 1165-1166) Le poète est ici considéré comme un
médiateur, un traducteur d'une pensée collective que Camus suggère par l'emploi du pronom ″nous″, ce qui le
rapproche des poètes romantiques qui ont la double faculté d'entendre la voix de la nature et celle des
hommes, autrement dit de s'inscrire dans un temps à la fois humain et cosmique. « Le singulier a valeur
d'universel » écrit Camus. (C I, 51)
313
Jean-Michel MAULPOIX, Adieux au poème, José Corti, En lisant en écrivant, 2005, p.17
Ouverture 239
ORPHÉE
mystère des temps mythiques, avec une nature héraclitéenne. De l'autre des poètes comme
Jabès et Celan qui, avec effroi et lucidité, ont inscrit dans certaines de leurs œuvres, une
transmutation des horreurs de la guerre.314 Le rapport au temps est un point essentiel dans
l'appréhension de la création, littéraire et plus particulièrement poétique, mais également de
toute autre forme d'art. Le poète, enfermé dans « le tunnel » de l'époque,315 peut ainsi, par
l'écriture, distribuer une nouvelle donne, inventer ses propres règles, distendre le présent, faire
revivre le passé ou donner forme au futur : « Il est un être au regard double, tourné vers la
nature qui demeure et vers le présent qui s'enfuit, vers les semblables et vers les dieux, vers le
réel et vers l'irréel… En cela même, il tend et tord la langue où se nouent les
contradictions. »316
314
Voir « Chanson de l'année tragique », dans le recueil Chansons pour le repas de l'ogre écrit par Edmond JABÈS
entre 1943 et 1945, Le Seuil - Le Sable, Gallimard, Poésie, 1990, p.48
315
Dans une réflexion sur la notion de ″contemporain″, MAULPOIX rappelle l'inquiétude de MALLARMÉ d'appartenir
au ″quotidien néant″, ou de s'enfoncer dans ce qu'il nomme le ″tunnel″ de l'époque. Il signale que ce motif est
repris par Dominique FOURCADE dans Xbo : « La surface est le grand thème de notre époque / Et le tunnel sa
grande réalité. », Adieux au poème, op.cit., p.55
316
MAULPOIX, Adieux au poème, op.cit., pp.59-60
317
« Vivre, bien sûr, c'est un peu le contraire d'exprimer. » (E, 79)
318
« Il s'agit bien vraiment de pittoresque, d'épisode, de nuances ou d'être ému. Il s'agit bien de poésie. Ce qui
compte, c'est la vérité. Et j'appelle vérité tout ce qui continue. » (E, 79)
319
Dominique RABATÉ, Poésie et autobiographie, rencontres de Marseille, 17-18 novembre 2000, cipM, 2004,
p.10
240 Ouverture
ORPHÉE
caractériser son lyrisme, il saisit le monde, se saisit, se délimite et se limite dans la crainte
d'un pathos déplacé, d'une langue qui, par l'excès n'atteint pas la cible. Que poursuit le poète
dans « le silence, la flamme et l'immobilité » ? « Témoigner » dit Camus, donner à voir, à
entendre, partager une émotion, une respiration, une épiphanie. Mais également « exprimer
peu », comme si la concision était le gage de l'intensité. Ce sont une éthique et une esthétique
dont Camus poursuit les miroitements vibratoires, incertains et labiles qui se déploient dans
ces quelques pages, prolégomènes d'une vie et d'une œuvre. Et c'est avec une lucidité mêlée
d'intuition que l'auteur s'interroge sur la source de la parole : « Mais cette leçon, la dois-je à
l'Italie ou l'ai-je tirée de mon cœur ? » (E, 87) D'où naît la parole ? Quel est le lieu de
surgissement d'une voix qui se dit et s'inscrit dans le monde ? Quelle relation le poète
entretient-il avec la parole poétique, quelle est la distance au monde, à soi, au langage,
favorable à son épanouissement ?320 Maria Zambrano retrace, dans son ouvrage Philosophie
et poésie, le moment inaugural de la naissance du logos qui est nécessité de s'abandonner ou
de résister à un saisissement extatique originel. Le poète, homme des possibles, possède ce
qui s'offre à ces yeux, regarde, touche, écoute, et mêle à ses perceptions extérieures des
visions intérieures formant ainsi un monde ouvert. Le philosophe se fait violence pour se
libérer de cette extase originelle vécue comme la menace d'un ravissement identitaire, comme
l'abandon périlleux à l'illusion. « La philosophie, écrit la condisciple d'Ortega y Gasset, est
une extase qu'un déchirement fait échouer. »321 Cette dualité première stigmatisée par la
philosophie platonicienne est l'origine d'une fracture entre la recherche d'une unité rationnelle,
d'une vérité éternelle dégagée des contingences et l'abandon confiant à une diffraction féconde
dont l'énergie créatrice peut également conduire à l'unité : « Celui qui parle, fût-ce des
apparences, n'est pas entièrement esclave ; celui qui parle, fût-ce de la multiplicité la plus
bigarrée, vient d'atteindre une sorte d'unité, car pris dans le pur saisissement, dans ce qui
change et s'écoule, il ne réussirait à rien proférer, pas même un chant. »322 La musique, forme
liminaire du lyrisme, est source d'unité, car elle fait naître l'harmonie de la diversité. La
320
L'une des finalité du colloque de Marseille organisé par Dominique RABATÉ et Éric AUDINET en novembre 2000
est précisément d'appréhender la relation autobiographie-poésie en termes de distance : « Donc essayer
d'élucider comment la poésie travaille la matière à la fois de la langue et de la vie, et peut-être reprendre ce
que nous indiquions dans le texte de présentation, que ce soit une question de distance – à tous les sens du
mot –, distance entre les pratiques scripturales, entre les positions théoriques, distance entre le sujet et soi-
même, distance entre le sujet et la langue. », op.cit., p.17
321
Maria ZAMBRANO, op.cit., p.19
322
Ibid., p.27
Ouverture 241
ORPHÉE
323
Claudio MAGRIS, L'anneau de Clarisse, Grand style et nihilisme dans la littérature moderne, L'Esprit des
Péninsules, 2003
324
Claudio MAGRIS, op.cit., p.13
325
Claudio MAGRIS, op.cit., p.13
242 Ouverture
ORPHÉE
326
Jean-Michel MAULPOIX, Du Lyrisme, José Corti, En lisant en écrivant, 2000, p.375
327
JACCOTTET, le 22 avril 1954, rend compte de L'Été dans sa « Chronique littéraire », publiée à la Nouvelle Revue
de Lausanne. Il fait part de sa gêne puis de son admiration : « Mais qu'y avait-il dans Noces, qu'y a-t-il
aujourd'hui dans L'Été qui me gêne (alors que je voudrais admirer sans réserve), sinon précisément, peut-être,
non pas sur le plan des idées, mais dans le langage même, une perpétuelle nostalgie du langage poétique ?
Comme si Camus, entraîné par un mouvement exactement contraire à celui de sa pensée, ou du moins de ses
affirmations les plus évidentes, essayait de s'exprimer en poète, ou plutôt comme si la phrase courait après la
poésie, et encore malheureusement, dans ce que la poésie a de plus évident, d'un peu trop avoué : les beaux
rythmes (envolées et balancements), les grands mots, les adjectifs nobles […] D'où l'hypothèse que j'avance
ici sous toutes réserves, que Camus ait la nostalgie d'une littérature absolument ″dégagée″, qu'une sorte
d'hésitation entre la Justice et la Beauté provoque cette tension, cette emphase parfois, et finalement le
malaise du lecteur. L'Été m'apparaît comme […] la plainte sans faiblesse d'un prince que l'ombre fait souffrir,
et dont la voix vibre parce qu'elle cherche quelque chose qu'elle n'atteint pas. » Plus loin dans le même article,
il reconnaît l'authenticité et la force de la tentation poétique chez Camus : « Un homme qui a senti cela,
l'énigme de la lumière, ce que nous dit, ou semble nous dire le monde, l'encourageante, la merveilleuse leçon
des choses ou des moments, un homme qui éprouve cela profondément comme il semble que ce soit le cas
pour Camus, ne peut qu'être tenté, même inconsciemment, par la poésie, dont l'affaire semble ne pas être autre
chose que de laisser passer, ou de faire passer, cette voix du monde jusqu'à nous. » Chroniques 1951-1970,
Gallimard, 1994, pp.65-68
Ouverture 243
ORPHÉE
244 Ouverture
ORPHÉE
est la puissance, il englobe le multiple, efface le partage traumatisant entre les dieux et le
hommes. Il intègre et réconcilie les contraires, il est une force primordiale qui permet
d'unifier. On se souvient que Dionysos est un dieu qui signifie l'ailleurs, il désigne l'autre. Il
n'est pas un dieu de la cité. Il est la force sauvage de la nature, le refus du politique et des
valeurs de la vie socialisée. Bêtes et hommes se confondent dans cet élan puissant vers une
unité organique.
Dans La Naissance de la tragédie, Nietzsche fait coïncider l'évolution de l'art à
l'opposition entre l'apollinisme et le dionysisme. La tragédie attique est le lieu d'une présence
simultanée, heureuse et productive des deux mouvements. L'esprit dionysiaque est, pour
Nietzsche, l'esprit des mystères, l'irrationnel capiteux, délirant, enivrant, sensuel, équivoque.
Il est terreur et ravissement. Il conduit l'homme vers ce lieu où il retrouve un lien avec la
nature, même celle qui est devenue étrangère ou hostile. Par cette union, il retrouve, avec
ivresse, une indifférenciation, un état non individué que seule la musique peut traduire :
« Dans cet évangile de l'harmonie universelle, non seulement chacun se sent uni, réconcilié,
fondu avec son prochain, mais il se sent identique à lui, comme si le voile de Maïa se
déchirait et ne flottait plus qu'en lambeaux autour du mystère de l'unité originelle. Par ses
chants et ses danses l'homme montre qu'il est membre d'une communauté supérieure, il a
oublié la marche et la parole, il est sur le point de s'envoler dans les airs. »330 L'apollinisme
désigne l'attrait positif de la beauté des apparences. Apollon est dieu du sculptural, du rêve qui
se donne à voir. « C'est en rêve, d'après Lucrèce, que les formes magnifiques des dieux sont
d'abord présentées à l'âme des hommes ; c'est en rêve que le grand sculpteur a aperçu la
stature ravissante des êtres surhumains. […] Cette nécessité heureuse du rêve, les Grecs l'ont
en quelque sorte personnifiée dans leur Apollon. »331 Apollon est le « Brillant », dieu de la
lumière, de l'intellect ; dieu de la prédiction, il se projette vers l'en-avant, il porte au loin son
regard, c'est pourquoi il se plaît sur les hauteurs. Il guérit, préside à la fondation des cités,
conseille les sages et les législateurs. Aux poètes, il préconise la mesure, l'harmonisation des
330
NIETZSCHE, La Naissance de la Tragédie, op.cit., p.26
331
Ibid., p.23 À propos de la sculpture, Camus énonce des réserves sur les notions de perfection et de grand style
qu'elle suppose : « Le plus grand art et le plus ambitieux de tous les arts, la sculpture, s'acharne à fixer dans
les trois dimensions la figure fuyante de l'homme, à ramener le désordre des gestes à l'unité du grand style. »
(E, 660) En novembre 1936, il écrit dans ses Carnets : « Voir la Grèce. Esprit et sentiment, goût de
l'expression comme preuves de décadence. La sculpture grecque déchoit quand apparaissent le sourire et le
regard. La peinture italienne aussi, avec le XVIe siècle des ″coloristes″. Paradoxe du Grec grand artiste
malgré lui. Les Apollon doriques admirables parce que sans expression. Seulement l'expression était donnée
par la peinture (regrettable) – Mais la peinture partie, le chef-d'œuvre demeure. » (C I, 42)
Ouverture 245
ORPHÉE
contraires. Les sept cordes de sa lyre sont en rapport avec les sept lettres de l'alphabet
auxquelles on donnait une signification mystique. Il élève l'art vers la sublimité. La création
suppose, non plus une fusion orgiaque avec la nature, comme pour Dionysos, mais une
distance. Le poète ne se confond pas avec les images, il les voit défiler devant lui. Son art est
celui de la mimésis, de l'imitation du réel.332 Apollon est, dans la philosophie nietzschéenne, le
dieu de l'individuation : « Apollon nous apparaît derechef comme la divinisation du principe
d'individuation dans lequel seul se réalise la fin éternellement accomplie de l'Unité primitive,
sa rédemption par l'apparence ; il nous montre d'un geste sublime que le monde de la douleur
est tout entier nécessaire afin que l'individu poussé par elle enfante la vision rédemptrice et,
plongé dans cette contemplation, demeure paisible dans sa barque oscillante en pleine
mer. »333 Cette approche de l'individuation ne correspond pas à la conception contemporaine
de l'individu dont les prémices apparaissent à l'époque moderne, quand l'homme désire
« posséder en ce monde tout ce qui avait été renvoyé dans l'autre. »334 L'individuation est un
être intégral qui se réalise par la contemplation335 puis, à l'époque chrétienne, par la
rédemption. Cependant, indifférenciation dionysiaque et individuation apollinienne révèlent
des cheminements antinomiques. Apollon exige la mesure, c'est-à-dire, selon la pensée
grecque, la connaissance de soi.
Cette dualité tensionnelle esquisse les contours d'un lyrisme camusien, lui confère une
couleur, une tessiture. D'autres dyades complémentaires ou décalées se superposent à cette
approche mythologisante. Dionysos est à Apollon ce que le temps cosmique est au tiers-
temps, ce que l'intuition est à la raison. D'un côté le lyrique, tel que Hugo le définit dans sa
préface de Cromwell,336 de l'autre l'émergence des temps épiques de l'homme dans la cité.337
332
On se souvient de la condamnation platonicienne de la mimésis en raison de l'éloignement de la vérité qu'elle
suppose. Voir, à ce sujet, le chapitre de MAULPOIX, « Lyrisme, mimésis et modèles » dans Du Lyrisme, op.cit.,
pp.43-78
333
NIETZSCHE, La Naissance de la Tragédie, op.cit., p.37
334
Maria ZAMBRANO, Philosophie et poésie, op.cit., p.102
335
Cette approche est reprise par PLATON.
336
« Aux temps primitifs, quand l'homme s'éveille dans un monde qui vient de naître, la poésie s'éveille avec lui.
En présence des merveilles qui l'éblouissent et qui l'enivrent, sa première parole n'est qu'un hymne. Il touche
encore de si près à Dieu que toutes ses méditations sont des extases […]. Il s'épanche, il chante comme il
respire. Sa lyre n'a que trois cordes, Dieu, l'âme, la création ; mais ce triple mystère enveloppe tout, mais cette
triple idée comprend tout. », Le Club français du livre, 1967, p.45
337
« Peu à peu cependant cette adolescence du monde s'en va. Toutes les sphères s'agrandissent ; la famille
devient tribu, la tribu devient nation. […] L'instinct social succède à l'instinct nomade. Le camp fait place à la
cité, la tente au palais, l'arche au temple. Les chefs de ces naissants états sont bien encore pasteurs, mais
pasteur de peuples ; leur bâton pastoral a déjà la forme de sceptre. Tout s'arrête et se fixe ; les rites règlent la
prière ; le dogme vient encadrer le culte. Cependant les nations commencent à être trop serrées sur le globe.
246 Ouverture
ORPHÉE
Elles se gênent et se froissent ; de là les chocs d'empire, la guerre. […] La poésie reflète ces grands
événements. » HUGO, pour illustrer ce temps poétique cite PINDARE, HOMÈRE mais aussi toute la tragédie
grecque avec une attention particulière accordée au chœur qu'il considère comme « le poète complétant son
épopée », Victor HUGO, Œuvres complètes, tome troisième, Ibid., pp.45-46
338
« Les Grecs […] n'ont jamais divinisé l'homme. C'est nous qui après coup, interdits devant le rayonnement,
avons divinisé le visage grec. Mais l'homme grec n'a connu cette réussite que parce qu'il refusait la divinité
sans pour autant s'enivrer d'une négation désespérée. Le monde n'a jamais cessé d'être son premier amour. »
(E, 1661)
339
Denis SALAS, Albert Camus, La juste révolte, Éditions Michalon, 2002, p. 118
340
Ibid., p. 117
Ouverture 247
ORPHÉE
monde. Jacques Comery revient sur la tombe de son père,341 Ulysse retrouve son fils et sa
femme à Ithaque. Camus, dans une version préparatoire à l'écriture de « La pensée de midi »,
retrace le parcours d'Ulysse que rien ni personne ne pouvait retenir de prendre la mer, de se
mesurer à l'espace sans bornes. Il cite un extrait de la Divine Comédie dans lequel Dante fait
parler Ulysse : « Ni la tendresse pour mon fils, ni la compassion pour mon vieux père ne
purent triompher de l'ardeur qui me possédait. » (Divine Comédie, 26, 94, 97) » (E, 1661) Il
poursuit en le comparant à Faust, celui qui veut la science et la gloire. Abandonné par Athéna,
il erre et connaît toutes les limites. Au centre de l'œuvre et de l'expérience, Ulysse est
confronté au choix définitif : Calypso lui offre l'immortalité, « mais Ulysse regarde au loin de
l'autre côté des eaux. Le goût de la terre, les souvenirs de sa chère Ithaque remplissent alors
sa bouche. Il refuse l'immortalité […]. Il choisit, contre la divinité, la patrie de chair, le lit
d'une femme, le regard intimidant d'un fils ; Ulysse revient vers la terre où l'on meurt. » (E,
1662) Cette émergence de la conscience par le choix, l'acceptation de la finitude, de
l'incomplétude et de la mort, l'acceptation de la vie prosaïque, esquissent une nouvelle
poétique, fait entendre une voix dans laquelle se tend, comme l'arc d'Ulysse, la vérité labile
d'un cœur d'homme, le goût de la beauté et la réalité immédiate et concrète du monde. Magris
rappelle en quoi le XIXe a été fatal à ceux qui, à l'instar de Werther qui se suicide, n'ont pas su
concilier le monde chaotique et disloqué, les contingences du quotidien, le développement
d'une société industrielle qui éloigne l'homme de la nature et de sa dignité et l'exigence de
beauté. Est-il possible, sans se suicider comme l'a fait Werther, de concilier « la poésie du
cœur et la prose du monde » ?342 Nouvelle tension emblématisée par l'arc tendu, celui d'Ulysse
dont les cordes chantent quand il le tend dans l'instant fatal de la vengeance. On se souvient
que le dernier chapitre de L'Homme révolté est placé sous le signe de Némésis qui personnifie
la vengeance divine, celle justement qui s'abat sur les humains trop heureux et qui, à l'instar
des prétendants, se réjouissent de l'être. Elle est la gardienne des conditions et se charge de
rappeler à chacun sa place dans un ordre de l'univers que toute démesure (hybris) met en
péril. Elle est la sagesse inculquée par la vie, composée de l'intermittence du bonheur, du
cycle des destins humains. Ce lyrisme de la tension, de la mesure, dans l'acception grecque du
341
« Il n'y avait plus sous cette dalle que cendres et poussières. Mais pour lui, son père était de nouveau vivant
d'une étrange vie taciturne et il lui semblait qu'il allait le délaisser de nouveau, le laisser poursuivre cette
nuit encore l'interminable solitude où on l'avait jeté puis abandonné. » (LPH, 32)
342
Claudio MAGRIS, L'anneau de Clarisse, op.cit., p.34
248 Ouverture
ORPHÉE
LA FLÛTE DE DIONYSOS
345
Dans l'ébauche d'un synopsis dont on trouve trace dans les Carnets, Camus imagine deux Dionysos, le
premier est dieu de la terre, dieu noir, dieu viril, Iacchos, « un cri personnifié » Iacchos est le violent cri de
joie poussé par les bacchanales. Le deuxième est « l'Asiate décadent : vin et volupté, bavardage. » (C III, 48)
Cette dichotomie esquisse l'ambivalence camusienne, la tension qui l'anime avec, d'un côté un attrait pour
l'extase lucide, la démence tragique, le rire nietzschéen, de l'autre une méfiance pour toutes les formes d'excès
et la volonté de maintenir intactes les facultés d'une raison socratique. D'un côté Nietzsche, la folie, l'ivresse,
la dissonance tragique, de l'autre Socrate, le respect de la raison et de la cité, Camus est un homme écartelé.
346
NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op.cit., p.25-26
347
Ibid., p.26
348
« Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la
mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les
amas de pierres. » (E, 55)
349
MAULPOIX, Du Lyrisme, op.cit., p.326
ouverture, dévoilement et non comme rapport logique. La nature originelle, dans sa parure
d'harmonie, est dénudée, comme l'aube rimbaldienne. Le voile de Maïa aboli. Un fragment de
l'œuvre d'Anaximandre, extrait unique de l'ouvrage De la nature, contient l'essence de cette
pensée dont Nietzsche, Heidegger et Chestov se sont inspirés : « Ce d'où tous les étants tirent
leur existence est aussi ce à quoi ils retournent à leur destruction selon l'ordre de la Nécessité.
Ces étants se rendent justice et réparation les uns aux autres de leur injustice selon l'ordre du
temps. »350 L'existence est ici considérée comme une dégénérescence, une perte, un
éloignement de la perfection originelle, de l'un indifférencié. Les choses et les êtres, en
naissant, se détachent de l'unité primitive. Le temps est donc ce tout au long de quoi expie
l'ex-sistence sortie de l'être, le Multiple naît de la chute dans l'individualité ; l'étant, dira
Heidegger, se voue à l'errance vis-à-vis de l'être qui en fonde pourtant la présence. Le principe
des choses est l'Indéfini, l'Indifférencié, assimilé par Anaximandre au divin, à l'immortel, à
l'impérissable. Cet Apeiron est ce d'où l'on vient et ce vers quoi on retourne lors de la
dissolution finale. L'entre-deux, qui est le temps de notre vie, n'est qu'errance imparfaite. Le
poète est celui qui a la révélation de ces vérités et les inscrit dans la langue imparfaite des
hommes.
Le Verbe dionysiaque célèbre la vitalité, le désordre, chante l'obscur et la sauvage,
suggère une unité primitive englobante, suppose un mépris des conventions de la Cité et des
morales ontologiques. Il donne vie à une poétique du débordement et du contradictoire, une
poétique de la dissidence. Une écriture pleine, sensuelle, baroque naît d'un monde de sérénité
et d'ivresse, d'unification et de dislocation. La vibration miroitante du logos dionysiaque nous
permet de voir surgir le visage effaré et effroyable, terrifiant et fascinant de l'homme sauvage,
hagard et visionnaire.
Fusion-dispersion
Le jeune Camus, nourri de lectures nietzschéennes, chante une nature dans laquelle
miroitent les éclats épars et éclatants de la philosophie présocratique. À l'âge de la maturité,
préfaçant le œuvres de René Char, il ne renie rien de cet héritage : « Char revendique avec
raison l'optimisme tragique de la Grèce présocratique. D'Empédocle à Nietzsche, un secret
s'est transmis de sommet en sommet, dont Char reprend, après une longue éclipse, la dure et
350
Jean BRUN, L'Europe philosophe, 25 siècles de pensée occidentale, Stock, Clefs de l'Histoire, p.28
rare tradition. » (E, 1163) Dans Noces, la forte présence des éléments premiers, la tentation
de l'indifférencié dans la fusion, la conception de l'existence comme errance imparfaite et de
la nature comme le réceptacle sacré d'une connaissance diffuse signalent l'attrait de la
philosophie présocratique de l'Un originel.351
L'eau est dans de nombreuses cosmogonies à l'origine du monde. Elle donne la vie,
purifie et permet à l'homme de s'assembler, de retrouver une plénitude du corps par une
heureuse confusion des éléments premiers. Dans l'œuvre de Camus, l'eau est une source de
plaisir, une tentation constante, un apaisement, une réconciliation : « Il me faut être nu et puis
plonger dans la mer, encore tout parfumé des essences de la terre, laver celles-ci dans celles-
là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps
la terre et la mer. » (E, 57) La terre et la mer se mêlent, puis le corps avec le soleil et l'eau
retrouvant ainsi, dans un tumulte des sens, une pesanteur sans horizon. Les récits de baignades
sont nombreux dans l'œuvre, depuis les récits de jeunesse jusqu'au Premier homme. Dans
L'Étranger, les rares moments de plénitude vécus par Meursault sont liés à la présence de
l'eau et au plaisir simple de la baignade. La rencontre avec Marie a lieu à l'établissement de
bains du port. À l'opposé des phrases hyperhypotaxiques de Noces, le style de L'Étranger se
caractérise par l'utilisation de phrases courtes dénuées de modalisations. Meursault semble
détaché des événements. Le lyrisme change de nature. « Là où il était à penser en termes de
déploiement harmonieux et heureux, il faut à présent l'envisager en termes de rétention et de
contrôle. Autant les essais paraissaient avoir été dictés par un premier jet, autant l'auteur de
L'Étranger semble s'être donné pour mot d'ordre de retenir ce lyrisme, de le tenir à distance,
voire de le refuser. »352 Par là même Meursault apparaît comme un héros anti-lyrique dans la
mesure où l'on considère le lyrisme comme le déploiement d'une écriture jaillissante restituant
une expérience fusionnelle avec le monde. Pourtant il s'agit bien, dans cette œuvre, de la voix
d'un sujet qui retrace des expériences intimes et un bonheur simple d'être au monde. Faut-il
donc, pour être lyrique, construire des phrases amples, riches de déterminations et de
qualifications ? L'évocation laconique, succincte et dépouillée d'une sensation d'harmonie
351
ANAXIMANDRE de Milet (611-545) considère que l'air est l'élément premier. C'est l'air ou le souffle qui
enveloppe le monde entier, notre âme est elle-même un souffle qui nous soutient. HÉRACLITE d'Ephèse (vers
500) voit dans le feu ce à partir de quoi peuvent être expliqués les différents phénomènes de l'univers. Le
monde se consumera, non pour disparaître mais pour retrouver, dans cet incendie, le principe qui le fera
renaître de ses cendres. THALÈS de Milet (624-548) accorde à l'eau le principe fondateur et ordonnateur du
monde. Cette eau qui fait croître la végétation et désaltère l'homme est le moteur du cosmos tout entier.
352
Camilla GJØRVEN, « L'absence de lyrisme dans L'Étranger », in Camus et le lyrisme, op.cit., p.147
avec le monde peut-elle être encore lyrique ? La fréquence des phrases brèves, le goût d'une
restitution plate de la sensation caractérise l'écriture de L'Étranger. Il n'en demeure pas moins
que Meursault savoure les instants de plénitude et que sa voix se situe en un lieu imprécis qui
esquisse l'idée d'un monde antérieur au logos : « J'étais encore dans l'eau quand elle était
déjà à plat ventre sur la bouée. Elle s'est retournée vers moi. Elle avait les cheveux dans les
yeux et elle riait. Je me suis hissé à côté d'elle sur la bouée. Il faisait bon et comme en
plaisantant, j'ai laissé aller ma tête en arrière et je l'ai posée sur son ventre. Elle n'a rien dit
et je suis resté ainsi. J'avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré. Sous ma nuque,
je sentais le ventre de Marie battre doucement. […] Quand le soleil est devenu trop fort, elle
a plongé et je l'ai suivie. Je l'ai rattrapée, j'ai passé ma main autour de sa taille et nous avons
nagé ensemble. » (TRN, 1138-1139)
Camus, proche de la Grèce antique, arpentant inlassablement les terres désertiques du
sud de l'Algérie balayées par le vent se laisse emporter, modeler par cette force divine. L'air,
c'est le vent du désert, celui qui souffle à Djemila et qui balaye les Hauts-Plateaux. Une
expérience fusionnelle avec le vent confère au sujet une perte des limites favorisant l'osmose
avec le minéral ou le végétal : « Comme le galet verni par les marées, j'étais poli par le vent,
usé jusqu'à l'âme. J'étais un peu de cette force selon laquelle je flottais, puis beaucoup, puis
elle enfin, confondant les battements de mon sang et les grands coups sonores de ce cœur
partout présent de la nature. Le vent me façonnait à l'image de l'ardente nudité qui
m'entourait. Et sa fugitive étreinte me donnait, pierre parmi les pierres, la solitude d'une
colonne ou d'un olivier dans le ciel d'été. » (E, 62) Le vent accélère un processus d'étrange
métamorphose qui révèle un état de l'homme antérieur à l'individuation, où la chair même se
dessèche, où la peau devient comme un parchemin sur lequel on ne peut plus lire l'histoire du
monde comme si le vent en avait effacé la mémoire, comme si l'homme était redevenu une
chose muette dans le silence du monde.353 Ce que racontent les ruines, Tipasa ou Djemila,
c'est bien cette négation de l'humanité ou de l'histoire. Les vestiges des civilisations du passé,
les marques de la domination de l'homme sont balayés par le vent, recouverts par la force
353
« Je me sentais claquer au vent comme une mâture. Creusé par le milieu, les yeux brûlés, les lèvres
craquantes, ma peau se desséchait jusqu'à n'être plus mienne. Par elle auparavant, je déchiffrais l'écriture du
monde. Il y traçait des lignes de sa tendresse ou de sa colère, la réchauffant de son souffle d'été ou la mordant
de ses dents de givre. Mais si longuement frotté au vent, secoué depuis plus d'une heure, étourdi de résistance,
je perdais conscience du dessin que traçait mon corps. » (E, 63)
354
Dans Le silence dans l'œuvre d'Albert Camus, Hiroshi MINO écrit : « Si les vestiges d'une ville antique
rappellent que l'homme veut se rendre maître de l'histoire en érigeant des monuments dont la nature lui fournit
le matériau, ils attestent plus encore la victoire, à long terme, de la nature sur l'histoire. […] Une ville que
l'homme cesse d'entretenir sort de l'histoire et rentre dans la nature, où elle se décompose. On croit que
l'histoire est une force qui soutient des choses qui tombent. Mais le spectacle des ruines enseigne que ″le
monde finit toujours par vaincre l'histoire″. (65) Camus, dans Noces, se détache de l'histoire, il accepte de se
livrer à la chute des choses. », José Corti, 1987, p.45
355
« Bientôt, répandu aux quatre coins du monde, oublieux, oublié de moi-même, je suis ce vent et dans ce vent,
ces colonnes et cet arc, ces dalles qui sentent chaud et ces montagnes pâles autour de la ville déserte. Et je
n'ai jamais senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde. » (E, 63)
356
« […] je m'emplissais d'une vie odorante et je mordais dans le fruit déjà doré du monde, bouleversé de sentir
son jus sucré et fort couler le long de mes lèvres. Non, ce n'était pas moi qui comptais, ni le monde, mais
seulement l'accord et le silence qui de lui à moi faisait naître l'amour. » (E, 60)
Le satyre
Dans ce monde luxuriant se laissent parfois deviner les jeux d'un satyre et d'une
naïade.357 Ainsi, dans La Mort heureuse, Patrice a les attributs de force sauvage et de beauté
virile d'un jeune faune fougueux, plein d'ardeur sauvage: « Patrice se taisait aussi, tout entier
intégré à la montagne avec sa chevelure rase ébouriffée de colchiques, aux sources glacées, à
l'ombre et au soleil, à son corps qui consentait puis qui refusait. […] La sueur coulait sur ses
épaules où le soleil avait soulevé des épluchures de peau. Bientôt un bruit de sources les
accueillit et dans un renfoncement un jaillissement de fraîcheur et d'ombre. Ils s'aspergèrent
mutuellement, burent un peu, et Catherine se coucha sur l'herbe, pendant que Patrice, les
cheveux bouclés sur le front, clignait des yeux devant le paysage couvert de ruines, de routes
357
« La nature encore vierge de connaissance, et qui n'a pas encore poussé les verrous de la porte qui mène à la
civilisation, voilà ce que les Grecs apercevaient chez le satyre […]. C'était le type original de l'homme,
l'expression de ses émotions les plus élevées et les plus fortes, l'enthousiasme extasié par la force du dieu, le
compagnon compatissant en qui se répètent les souffrances de ce dieu, l'inspiré dont la sagesse jaillit du sein
même de la nature que le Grec considère avec une respectueuse admiration. », NIETZSCHE, La Naissance de la
tragédie, op.cit., pp.57-58
luisantes et d'éclats de soleil. » (LMH, 177) Faune ou satyre, Patrice évoque cette divinité
antique, adjointe au cortège de Dionysos lors de ses fêtes. La chevelure abondante, noire et
bouclée, le torse nu sur lequel les desquamations suggèrent l'animalité, les jeux avec l'eau près
de la source, la forte suggestion de désir sexuel dans l'image du jaillissement et l'alternance de
l'abandon et du refus dans une tension du corps, tout suggère une scène primitive d'un satyre
exerçant son désir et son plaisir sur une naïade, au sein d'une nature ardente et luxuriante. Une
contre-figure de faune apparaît dans le personnage du mari de la femme adultère, ce « petit »
voyageur de commerce dont la sensibilité est aussi subtile, légère, aérienne et fougueuse que
son implantation de cheveux raides et grisonnants sur un front serré, dont l'absence de grâce
se lit dans la bouche irrégulière, le nez large, la nuque solide ou le large poignet dépassant du
costume de flanelle grise. Le narrateur le qualifie ironiquement de « faune boudeur » (TRN,
1559), lui qui plus loin est aussi comparé à « une femme qui veut plaire et qui n'est pas sûre
d'elle ». (TRN, 1567) Ce portrait paradoxal prépare, par contraste, le lecteur à l'éclatement
cosmique des forces du désir. Marcel est l'exemplification de la dégénérescence d'une
farouche, indomptable et inquiétante vitalité originelle. L'abondance, c'est aussi la fécondité,
la célébration des noces de l'homme avec la terre.358 « Le soir après la pluie, la terre entière,
son ventre mouillé d'une semence au parfum d'amande amère, repose pour s'être donnée tout
l'été au soleil. » (E, 76)
Les corps sur les plages d'Alger évoquent l'heureuse et insolente nudité des statues
grecques que le christianisme, dans son acception culpabilisante de la chair, a tenté d'habiller.
La vie à Alger renoue avec l'antique naïveté : « Aujourd'hui et par-dessus cette histoire, la
course des jeunes gens sur les plages de la Méditerranée rejoint les gestes magnifiques des
athlètes de Délos. » (E, 69) Dans ses Carnets, en juillet 1937, Camus revendique la simplicité
d'un désir satisfait et critique à la fois le christianisme mortifiant et l'attitude intellectuelle de
Gide qui « demande à l'homme de retenir son désir ». (C I, 54) Il réitère sa position dans une
note de « L'Été à Alger », nouvelle de Noces essentiellement consacrée à la célébration des
plaisirs incarnés, des corps qui halent au soleil, des rendez-vous avec les filles derrière le mur
du cimetière, des bains, de tout ce qu'il appelle des « joies simples ». (E, 68) Le désir gidien,
358
« À la même époque pourtant, les caroubiers mettent une odeur d'amour sur toute l'Algérie. […] Et voici qu'à
nouveau cette odeur consacre les noces de l'homme et de la terre, et fait lever en nous le seul amour vraiment
viril en ce monde : périssable et généreux. » (E, 76)
exacerbé par l'attente,359 qualifié par Camus d'intellectuel, est condamné sans appel et oppose
à ce « compliqué », ce « cérébral », le cas de son ami Vincent : il « boit quand il a soif, s'il
désire une femme cherche à coucher avec, et l'épouserait s'il l'aimait (ça n'est pas encore
arrivé). Ensuite, il dit toujours : "ça va mieux" ». (E, 69) Un personnage identique est évoqué
dans les Carnets, Étienne, qualifié de « physique », qui aime la pastèque et « rit de plaisir
quand ce qu'il mange est bon ». (C I, 124) Nous sommes proches de la figure de Meursault
qui aime le café au lait, fumer sur son balcon, s'allonger sur une plage ensoleillée après un
bain, caresser les seins de Marie ou manger des œufs « à même le plat ». (E, 1139) Quel lien
relie encore ces postures existentielles et leur retranscription atones au lyrisme qui est
musique enivrante célébrant l'harmonie universelle ? Peut-être justement cette absence de
distance déjà évoquée est-elle l'une des écritures d'un certain lyrisme débarrassé
d'excroissances métaphoriques, d'effets de style, d'une certaine préciosité dont Camus se
méfiait mais pratiquait abondamment. Il est, à cet égard, proche de Flaubert qui s'est
incessamment astreint à une plus grande concision dans l'écriture mais qui avait également le
goût d'un lyrisme effréné, proche de la jouissance.360 Le dénuement, la concision, l'absence de
distance entre le sujet et le monde, entre la représentation qui est proposée et le lecteur
figurent un lyrisme étranger à tout épanchement subjectif.
métaphysique que nous laisse […] toute tragédie vraie, ce sentiment que la vie, si l'on va au
fond des choses, malgré la variété des apparences, est d'une puissance et d'une volonté
indestructible […] ».362 L'extase dionysiaque nie les réalités du quotidien et permet d'accéder,
par une léthargie de la personnalité, par une négation du passé personnellement vécu, à une
réalité qui dépossède, enivre et éblouit. La nouvelle « La femme adultère » consacre ses
premières pages à l'évocation dysphorique d'un quotidien à la fois morne et hostile. Janine,
mariée à Marcel, est « mal à l'aise » dans sa vie et dans son corps. Son existence, depuis son
mariage avec ce jeune étudiant en droit, n'est que désenchantement. Par le monologue
narrativisé, on accède à l'intériorité du personnage, on partage sa peine et son désarroi face à
un destin qu'elle avait imaginé autre : « Non, rien ne se passait comme elle l'avait cru. »
(TRN, 1561) L'univers semble se refermer sur le trois pièces occupé par le couple vieillissant
et sans enfant. Peur de l'autre et fantasmes se déploient dans la fragile lassitude du corps
alourdi par les années mais encore séduisant. Janine se trouble et rougit sous le regard aux
yeux clairs d'un soldat français à la face tannée, longue et pointue comme celle d'un chacal,
« long et mince, si mince, avec sa vareuse ajustée, qu'il paraissait bâti dans une matière
sèche et friable, un mélange de sable et d'os. » (TRN, 1561) Les éléments descriptifs
éloignent l'homme d'une réalité individualisée et le rapproche d'une évocation implicite du
désert, annonçant ainsi, par une métaphore cataphorique, la suite de la nouvelle. L'étroitesse
de la vie est suggérée par la multiplication des petites contrariétés sans importance, la panne
du bus dans le désert, le froid et le vent, l'inconfort de la chambre d'hôtel, la mauvaise qualité
d'un repas trop lourd et trop gras. Janine a le souffle court, le moindre mouvement la fatigue et
l'étouffe. Cette femme fatiguée alourdie par les années et la lassitude, dans cet univers
lugubre, froid et hostile, va faire l'expérience d'une fusion dionysiaque avec le monde. L'air se
fait de plus en plus limpide, l'horizon semble s'ouvrir sur une infinie liberté, sur un royaume
auquel l'expérience extatique va permettre d'accéder, dans un temps situé hors du temps, dans
un instant où l'individu cesse d'être lui-même, devient autre, devient le monde. Janine, dans
une première étape vers l'abandon de l'individuation, sent que le « nœud que les années,
l'habitude et l'ennui avaient serré, se dénouait lentement ». (TRN, 1570) Les oripeaux de
l'identité oppressante tombent. Dans ce corps dénudé offert à la splendeur de l'horizon
désertique où la terre touche le ciel, une voix autre se fait entendre : « En tous lieux,
362
Ibid.
désormais, la vie était suspendue, sauf dans son cœur où, au même moment, quelqu'un
pleurait de peine et d'émerveillement. » (TRN, 1570) Sa bouche n'émet plus aucun son, son
corps est devenu le réceptacle de la parole sacrée d'un univers qui ignore l'homme. Elle
s'éveille et s'affranchit de la léthargie d'une vie consacrée à nier la mort et à la craindre dans
l'obscurité des nuits partagées. Une voix l'appelle alors qu'elle ne perçoit que l'aboiement
enroué des chiens du désert. Puis elle se « jett[e] dans la nuit », (TRN, 1573) et participe
alors à la splendeur de l'univers. Éveillée, elle peut voir cette « vérité qui jaillit du cœur de
l'univers. »363 Elle vit « le naufrage de l'individu et son absorption dans l'Être originel. »364
Janine désormais fait corps avec l'univers.365 L'expérience fusionnelle figure un acte d'amour
avec le ciel. Le corps de la femme sent une chaleur l'envahir et s'ouvre « un peu plus à la
nuit » (TRN, 1574) et la nuit se répand en flots dans ce corps qui gémit. La violence de cette
union sacrée, de ce rite orgiaque a renversé la femme qui s'est abandonnée à l'étreinte des
constellations.366 Les rites dionysiaques, la célébration de l'instinct qui, selon Nietzsche est le
« vouloir vivre » des Grecs, transparaissent dans cette expérience au cours de laquelle la
femme renoue avec « l'affirmation triomphante de la vie par-delà la mort et la métamorphose ;
la vraie vie consistant, poursuit Nietzsche, dans la survie collective due à la génération
humaine, grâce aux mystères de la sexualité. C'est pourquoi le symbole sexuel était pour les
Grecs le symbole vénérable par excellence, la pensée profonde de toute la piété antique. »367
La retranscription narrative du dionysisme dans « La femme adultère » naît peut-être d'un
regard oblique vers la scène primitive d'où surgit l'individuation. Le trouble de notre
conception « se redouble en ce que la sélection qu'opère la mort ne peut être dissociée de la
succession généalogique d'individus qui ne puisent la possibilité d'être ″individués″ qu'à partir
de la reproduction sexuée hasardeuse. Aussi la reproduction sexuée aléatoire, la sélection par
la mort imprévisible et la conscience individuelle périodique (que le rêve restaure et fluidifie,
363
NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op.cit., p.63
364
NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op.cit., p.62
365
« Dans les épaisseurs de la nuit sèche et froide, des milliers d'étoiles se formaient sans trêve et leurs glaçons
étincelants, aussitôt détachés, commençaient à glisser insensiblement vers l'horizon. Janine ne pouvait
s'arracher à la contemplation de ces feux à la dérive. Elle tournait avec eux et le même cheminement
immobile la réunissait peu à peu à son être le plus profond […] » (TRN, 1574)
366
« Alors, avec une douceur insupportable, l'eau de la nuit commença d'emplir Janine, submergea le froid,
monta peu à peu du centre obscur de son être et déborda en flots ininterrompus jusqu'à sa bouche pleine de
gémissements. L'instant d'après, le ciel entier s'étendait au-dessus d'elle, renversée sur la terre froide. »
(TRN, 1575)
367
NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op.cit., p.184
que l'organisation du langage réorganise et enténèbre) sont une seule et même chose regardée
en même temps. Or, cette ″chose regardée en même temps″, nous ne pouvons en aucun cas la
voir. »368 Par le choix de la fiction, Camus met à distance l'évocation de l'événement
fondateur, cette ″fascination″ devant ce que soudain les yeux voient et qui ne peut être
regardé. Si la musique dionysiaque, selon Nietzsche, éveille la terreur et l'effroi, si elle
favorise le dualisme des émotions en mêlant le plaisir et les cris de douleur, c'est parce que
l'homme se lamente sur une irrémédiable perte, un ″manque″ dirait Quignard : « L'homme est
celui à qui une image manque. »369 L'homme dionysiaque est celui qui, abolissant le monde
des apparences, saisit soudain, d'un regard lucide, l'essence des choses. Il a connu ce qu'il en
est, l'action désormais lui répugne car elle ne peut rien modifier.370 Ce n'est pas la réflexion,
non, c'est la connaissance vraie, la vue exacte de l'effroyable réalité qui l'emporte sur tous les
motifs d'action. S'approcher de cette image manquante, de cette vérité primitive est source
d'effroi. L'homme, comme pétrifié, tombe dans une sorte de léthargie. Le rêve, le langage, l'art
domptent, organisent et enténèbrent cette terreur des origines.
Horizontalité
mouvement supposent une menace implicite, une rupture d'harmonie : c'est à l'instant où
Meursault s'avance vers l'Arabe que la fatalité du meurtre s'inscrit dans le destin et que
l'équilibre du monde est rompu.371 André Abbou, lors d'une intervention au colloque de
Beauvais consacré au lyrisme de Camus, relie la récurrence de la posture horizontale au
souvenir de la mère, et plus précisément au souvenir d'un épisode retracé dans la nouvelle
« Entre oui et non » extraite de L'Envers et l'Endroit. Un soir, la mère subit une agression. Le
médecin conseille alors au fils de rester auprès de la pauvre femme traumatisée. « Il
s'allongea sur le lit, à côté d'elle, à même les couvertures. […] Ce n'est que plus tard qu'il
éprouva combien ils avaient été seuls en cette nuit. Seuls contre tous. Les ″autres″ dormaient
à l'heure où tous deux respiraient la fièvre. […] Il ne restait plus qu'un jardin de silence où
croissaient parfois les gémissements de la malade. […] Il avait fini par s'endormir. Non
cependant sans emporter l'image désespérante et tendre d'une solitude à deux. » (E, 27) Cette
scène, selon Abbou, « doit être regardée comme initiatique, quasi originelle ».372 La posture
horizontale, le sommeil, l'abandon, la sensation d'être « dépaysé » (E, 27), étranger aux autres
et à soi-même, tous ces éléments entrent dans la composition de l'excipit de L'Étranger où
Meursault justement repense à sa mère : « Je crois que j'ai dormi […]. Des bruits de
campagne montaient jusqu'à moi. Des odeurs de nuit, de terre373 et de sel rafraîchissaient mes
tempes. […] À ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient
des départs pour un monde qui maintenant m'était à jamais indifférent. Pour la première fois
depuis longtemps, j'ai pensé à maman. » (TRN, 1221) Le refus de la verticalité, de l'agitation
et même de la parole est un retour à cette unité fusionnelle avec la mère que l'enfant ou le
jeune homme ressent comme un lieu d'abandon et de « tendre indifférence ». (TRN, 1221)
« Les personnages de Camus, écrit Abbou, issus de la matrice maternelle, n'en finissent pas de
prendre la pose immobile des corps abandonnés, exempts de pensée et tournés vers le ciel
[…]. L'image maternelle ainsi forgée, se trouve placée en blason aux quatre coins de l'œuvre,
371
« J'ai fait quelques pas vers la source. […] À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait
un pas en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un
pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il
m'a présenté dans le soleil. » (TRN, 1168)
372
André ABBOU, « Du goût de l'innocence à l'attente du supplice » in Camus et le lyrisme, Actes du colloque de
Beauvais, 31 mai-1er juin 1996, organisé par la Société d'Études Camusiennes et le Centre d'Études du Roman
et du Romanesque, Sedes, 1997, p.55
373
Dans la nouvelle « Entre oui et non », le narrateur évoque également la présence de la terre et le monde est
perçu depuis une fenêtre qui cloisonne l'espace : « Et toujours le même soupir de la terre. […] Le triangle de
ciel que je vois de ma place est dépouillé des nuages du jour. » (E, 27)
Minéralisation
« Priez votre Dieu qu'il vous fasse semblable à la pierre. C'est le bonheur qu'il prend
pour lui, c'est le seul vrai bonheur. Faites comme lui, rendez-vous sourde à tous les cris,
rejoignez la pierre pendant qu'il est temps. » (TRN, 179) lance Martha, dans un cri de
souffrance lucide. Le rêve de pétrification est une tentation ultime et désespérée de dissolution
de l'être dans le grand corps de la nature. L'homme entend « le cri de la pierre » et contemple
la réalité de sa précarité et d'une mort imminente. Il se livre tout entier à la force des éléments,
à la violence d'un vent qui le polit, redessine ses contours, l'érode et le pétrifie. La pierre, c'est
l'émergence d'une vérité qui nie l'esprit. À Djemila, face aux pierres et au silence, le poète
contemple un monde qui nie l'homme. La tentation est, par l'abandon de la lutte, le désir de
minéralité. Dans « Le Minotaure », décrivant Oran comme une cité minérale, « une ville au
visage de pierre » dans un paysage « irréel à force d'être minéral » (TRN, 819), le poète
s'exclame : « Capitale de l'ennui, assiégée par l'innocence et la beauté, l'armée qui l'enserre
a autant de soldats que de pierres. Dans la ville, et à certaines heures, pourtant, quelle
tentation de passer à l'ennemi ! quelle tentation de s'identifier à ces pierres, de se confondre
avec cet univers brûlant et impassible qui défie l'histoire et ses agitations ! » (TRN, 830) Le
désir est alors, ni de créer, ni de détruire mais de « ne ressembler à rien » (Ibid.) L'excipit de
La Mort heureuse annonce la force de ce désir : « Et pierre parmi les pierres, il (Patrice)
retourna dans la joie de son cœur à la vérité des mondes immobiles. » (LMH, 204) Cette
pierre figure ici la mort heureuse vécue comme un retour à la paix et au silence. Le
personnage de Meursault peut, lui aussi, évoquer l'aspiration vers la minéralité par son goût de
l'immobilité, son aspiration à se fondre dans le monde. Ce silence de Meursault375 est celui de
374
André ABBOU, « Du goût de l'innocence à l'attente du supplice » in Camus et le lyrisme, op.cit., p.57
375
SARTRE, dans son explication de L'Étranger remarquait que la première partie du roman aurait pu s'intituler
″Traduit du silence″, Explication de L'Étranger, in Situations I, Gallimard, 1947, p.103 Roland Barthes
qualifie l'écriture dans L'Étranger comme une « absence idéale de style, […] la façon d'exister d'un silence. »,
Roland BARTHES, Le degré zéro de l'écriture, Éditions du Seuil, 1972, p.56
la pétrification, c'est-à-dire d'un état antérieur au logos, d'un état de joie simple, d'union avec
la nature, de noces muettes avec le monde.376 Mais la pierre peut également se laisser saisir,
elle est « douce comme un asphodèle. » (E, 831) La porosité du minéral et du végétal permet
un dépassement de la tentation stérile de la néantisation minérale. L'homme devient Atlas
portant le monde. Il retrouve l'appétence de mouvement face à un horizon immense et ouvert
à toutes les promesses. L'identification métaphorique de la montagne et d'un navire, le rêve
d'un départ vers d'autres horizons est antinomique de la tentation de pétrification et rapproche
le poète de la figure d'Ulysse que rien ne peut retenir.
Le sauvage
« Que croyez-vous que les critiques français aient
négligé dans votre œuvre ?
– La part obscure, ce qu'il y a d'aveugle et d'instinctif en
moi. » (E, 1925)
Lors de son voyage en Amérique du Sud, Camus découvre l'exubérance d'un peuple
proche d'une nature luxuriante. Dans une interview accordée à un journal local, il ose une
comparaison entre Paris et Rio : « Paris est une composition artistique et Rio est une création
de la nature. C'est la différence qui existe entre un séduisant mannequin et une paysanne
pleine de grâce naturelle. » (Diario de Pernambuco, 21-07-49).377 Entre deux conférences,
l'auteur, les sens exacerbés par une recrudescence de sa maladie, fait quelques excursions dans
le pays. Il est frappé par la « mince armature moderne plaquée sur cet immense continent
grouillant de forces naturelles et primitives » (JV, 109) et émet l'hypothèse d'un possible
avenir de la culture dans ce continent préservé de « la bêtise mécanique ». (JV, 92) En
compagnie d'un acteur noir, il parcourt le pays, assiste à une macumba, mélange rituel de
danses et de chants où les pratiques religieuses locales sont imprégnées de catholicisme. Dieu
doit descendre en chacun des participants. On demande à Camus de décroiser ses bras pour
permettre à l'esprit divin de pénétrer son corps. La danse devient violente, les jeunes filles en
376
« L'amour de Meursault pour le silence peut être interprété dans le même sens : la recherche de l'union avec la
nature. L'homme est séparé de la terre et des autres animaux, parce qu'il est doué du logos. Comme le langage
est un phénomène humain et que Meursault veut retourner à la terre, il n'y a qu'à supprimer le langage ou le
réduire au minimum. », Pierre NGUYEN-VAN-HUY, La métaphysique du bonheur chez Albert Camus,
Baconnière, 1968, p.166
377
Cité par F. BARTFELD, Albert Camus, voyageur et conférencier, le voyage en Amérique du Sud, Lettres
modernes, Archives des Lettres Modernes, 1995, p.9
transe, tombent sur le sol. L'auteur est très impressionné par ce spectacle et y consacre de très
nombreuses pages dans son journal. Il se lance quelques jours plus tard dans une nouvelle
excursion à Iguape qui lui permet de mieux comprendre les coutumes d'un pays « où les
sangs sont mélangés à tel point que l'âme en a perdu ses limites » et où règnent
« l'indifférence et [les] sautes de sang ». (JV, 128) La route pour accéder à Iguape est longue
et difficile. L'expédition traverse trois fleuves sur des bacs de fortune, roule de nuit sur des
chemins défoncés et parvient à destination en pleine nuit. Le lendemain, Camus assiste à une
procession. En tête du cortège, des hommes portent la statue du Christ. Des pèlerins de toutes
races et de toutes couleurs les accompagnent.
L'auteur dans une nouvelle du recueil L'Exil et le Royaume, « La pierre qui pousse »,
retranscrit cette plongée dans le monde sauvage de la nature et des rites ancestraux. Le voyage
nocturne évoque un retour vers des temps anciens, vers un monde où l'homme n'a pas sa
place. La nébulosité dans laquelle se déroule le voyage favorise l'émergence d'une atmosphère
inquiétante. L'isotopie de l'obscurité prédomine dans l'incipit de la nouvelle, plongeant ainsi le
lecteur dans l'étrangeté.378 L'eau est présente sous la forme d'un fleuve deviné dans la nuit par
« un large mouvement d'obscurité, piqué d'écailles brillantes ». (TRN, 1657) L'apposition
métaphorique identifie le fleuve à un serpent. Un certain animisme domine la scène où chaque
élément semble doué d'une vie propre, les étoiles tremblent, la nuit, à la façon d'un animal
sauvage, est « farouche »… Inversement, les hommes se fondent dans le grand corps confus
de la nature, dans le brouillard, dans les ombres de la nuit. La végétation envahit l'espace. Les
forces de la nature, le surgissement puissant du fleuve, l'action des hommes proviennent d'une
énergie commune. Ainsi, les passeurs, sur le bac, tendent leurs muscles pour élever la perche
au-dessus de leur tête et la plonger dans la profondeur du fleuve et la vibration qui affleure sur
la surface de leur corps crispé par l'effort semble provenir du fleuve.379 La confusion des
éléments génère une impossibilité d'identifier la source d'une sensation. La mer, présente sous
la forme du fleuve qui s'élargit infiniment, se mêle à la forêt elle-même identifiée, par une
catachrèse, à un océan puissant et envahissant.380 Les effluves oppriment l'espace, le saturent
378
« La zone d'ombre », « un large mouvement d'obscurité », « une nuit plus dense et figée », « La voiture et
l'homme disparurent dans la nuit. », « les masses sombres de la forêt », « le ciel noir », « des ombres
confuses », « l'obscurité de la forêt », « profondeurs de la nuit ». (TRN, 1657-1661)
379
« Les grands nègres s'immobilisèrent, les mains au-dessus de leur tête, agrippées à l'extrémité des perches à
peine enfoncées, mais les muscles tendus et parcourus d'un frémissement qui semblait venir de l'eau elle-
même […]. » (TRN, 1659)
380
« Entre cet océan tout proche et cette mer végétale […]. » (TRN, 1660)
et favorisent la confusion par une impossibilité d'en cerner l'origine : « Une odeur fade, venue
de l'eau ou du ciel spongieux, flottait. […] La voiture roulait […] au milieu d'une odeur molle
et sucrée. » (TRN, 1660-1661) Les eaux et la nuit se font lourdes, « immenses et farouches. »
(TRN, 1660) La présence des animaux sauvages est furtive et menaçante, tels ces « oiseaux
aux yeux rouges » qui apparaissent brusquement dans le halo des phares ou le « feulement
étrange [qui] leur parvenait des profondeurs de la nuit. » (TRN, 1661) La poussière rouge
d'une terre aride remplace la végétation tropicale. Le jour se lève sur un monde stérile et
hostile où l'homme, peu à peu, se laisse pénétrer par les éléments qui l'envahissent, par le goût
tenace de la poussière rouge dans la bouche.381
un chapeau de chasseresse (et qui tient) à la main un arc vert et jaune, muni de sa flèche, au
bout de laquelle (est) embroché un oiseau multicolore. » (TRN, 1677) La jeune fille, par son
cri, devient oiseau. La cérémonie est rythmée par une musique incessante et enivrante,
entêtante et captivante. La dépossession de l'être, le retour inouï à une animalité muselée,
étouffée, niée dans nos sociétés modernes,382 l'abandon extatique aux rythmes d'une musique
frénétique, tout évoque le dithyrambe dionysiaque tel que l'évoque Nietzsche : « Dans le
dithyrambe dionysiaque, l'homme est porté au paroxysme de ses facultés symboliques ;
l'émotion inouïe qui exige de s'exprimer, c'est l'abolition du voile de Maïa, l'identification au
génie de l'espèce, voire à la nature elle-même. À présent il faut exprimer en symboles l'être
même de la nature ; un nouveau monde en symboles est requis, un symbolisme qui met en
mouvement le corps entier, non pas le symbolisme des lèvres, du visage, de la parole, mais la
danse totale qui agite de son rythme tous les membres. Aussi les autres forces symboliques de
la musique, rythmique, dynamique et harmonie, croissent soudain avec impétuosité. Pour
saisir ce déchaînement total de toutes les forces symboliques, il faut que l'homme soit parvenu
à ce haut degré de dépouillement de soi qui cherche à s'exprimer symboliquement par ces
forces. »383 L'effet produit sur D'Arrast est un mélange de lassitude et de répulsion et de
retenue384 tant il est difficile et périlleux de supporter le renoncement aux limites d'un ego
cloisonné par l'histoire, la politique, la philosophie. Plus tard, son désir de fuite se fera même
382
Dans ses journaux, Camus consacre de longues pages à la restitution minutieuse de sa participation à une
macumba à laquelle il a été convié. On y trouve déjà, notées de façon plus abrupte, plus directe, des allusions
à la violence et à l'animalité. La femme aux allures de chien, dans la nouvelle, est noire ; elle est, dans les
journaux, « une Blanche épaisse, au visage animal ». Elle « aboie sans arrêt, remuant la tête de droite à
gauche. » La transe est telle qu'elle évoque de la manière la plus violente l'expérience d'un renoncement à la
vérité de l'union du corps et de l'esprit qui constitue notre être au monde. La métaphore de la décapitation se
retrouve dans les deux versions dans une phrase à peine remaniée : « La tête, elle, s'agite d'avant en arrière,
littéralement décapitée. » (Journaux, 90) Dans la nouvelle, Camus écrit : « littéralement séparée d'un corps
décapité. » (TRN, 1676) insistant donc davantage sur l'effet que sur le fait. On peut noter l'étrange insistance
de l'emploi a contrario de l'adverbe littéralement puisqu'il s'agit de l'emploi d'une métaphore. L'auteur donne
à voir un événement qui se situe dans un au-delà de la raison où le mot métaphorique est le plus apte à
restituer cette étrange réalité à laquelle il lui a été donné d'assister comme par hasard.
383
NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op.cit., p.30
384
Dans l'analyse du récit de CONRAD, Heart of Darkness, Dominique RABATÉ développe le concept de ″retenue″ :
« Et cette retenue est sans doute ce qui fait notre humanité. Marlow affirme en effet à propos des hommes des
premiers âges : ″Non, ils n'étaient pas inhumains. Voyez-vous, c'était là le pire, le soupçon qu'on avait qu'ils
n'étaient pas inhumains″. (p.156) C'est là le déplacement radical qu'accomplit Conrad, précédant la révolution
freudienne : la frontière même de la barbarie passe au centre de l'homme ; la barbarie est l'essence de
l'homme… à condition que la ″retenue″ s'y ajoute. », Dominique RABATÉ, Poétiques de la voix, José Corti, Les
Essais, 1999, p.191
plus intense.385 Mais il s'agit bien pour lui de s'abandonner, de suivre de chemin vers l'inconnu
qui figure une mystérieuse initiation. À la rationalité du technicien se substitue une approche
mystérieuse et insolite d'un monde où intériorité et extériorité sont perméables. Dès les
premiers contacts, il pressent l'étrangeté de son voyage, la nécessaire et fatale confrontation,
« dans ce monde sans âge » (TRN, 1680), avec un au-delà de lui-même qui n'est autre que lui-
même. « Il attendait, dans la chaleur rouge des jours humides, sous le étoiles menues de la
nuit, malgré les tâches qui étaient les siennes, les digues à bâtir, les routes à ouvrir, comme si
le travail qu'il était venu faire n'était qu'un prétexte, l'occasion d'une surprise ou d'une
rencontre qu'il n'imaginait même pas, mais qui l'aurait attendu, patiemment, au bout du
monde. » (TRN, 1668) Aux questions naïves de Socrate,386 l'initiateur noir de l'ingénieur,
celui-ci comprend l'inanité du monde occidental et la raison profonde pour laquelle il est parti
n'y trouvant pas sa place. Il sait aussi que sa « retenue » le sépare de cette sauvagerie
intérieure, qu'il ne peut s'abandonner, qu'il ne sait pas danser.
Procession et initiation
Pourtant l'expérience initiatrice va bien avoir lieu. Elle est annoncée par une écrasante
chaleur et un soleil dysphorique, celui qui aveugle Meursault au moment du meurtre de
l'Arabe, celui qui fait fondre le goudron le jour de l'enterrement de sa mère.387 D'abord
spectateur muet et pétrifié du brusque ébranlement de la procession bruyante et bigarrée, il
devient acteur, renouant, par la force irrépressible d'un mouvement compassionnel, avec une
puissance insoupçonnée. Lors de la procession, un homme appelé le coq parce qu'il est
cuisinier sur un bateau, doit réaliser la promesse de porter une pierre de cinquante kilos pour
remercier Jésus de l'avoir sauvé lors d'un naufrage. D'autres sont morts et lui a survécu. La
souffrance d'un corps lesté d'une lourde charge est une expiation, non qu'il ait commis une
faute mais pour la seule raison qu'il est vivant. D'Arrast, à cet instant, fait une allusion vague à
un événement qui aurait pu également nécessiter une expiation.388 Du haut du balcon où il
385
« La rue vide, aux maisons désertes, l'attirait et l'écoeurait à la fois. Il voulait fuir ce pays, il pensait en même
temps à cette pierre énorme, il aurait voulu que cette épreuve fût finie » (TRN, 1682)
386
La démarche maïeutique est clairement suggérée par le choix du nom. Cependant la raison socratique est ici
paradoxalement mise au service du sauvage et de l'irrationnel.
387
« Une chaleur humide écrasait la ville et la forêt immobile. », « Le ciel, d'un bleu presque franc pesait au ras
des premiers toits éteints. », « Des urubus jaunâtres dormaient, figés par la chaleur […]. », « La chaleur
tombait verticalement et D'Arrast cherchait un coin d'ombre pour s'abriter. », « le soleil massif ». (TRN,
1678-1680)
388
« Et toi, n'as-tu jamais appelé, fait une promesse ?
La part obscure
Camus, c'est l'homme du soleil et de l'ombre. Les deux substantifs sont choisis par
Roger Grenier pour intituler sa monographie sur Camus.390 Si l'ombre c'est, dans une place de
taureaux, le côté des nantis et de l'injustice sociale, c'est aussi la part obscure, la folie, le sol
qui se dérobe sous les pieds, les peurs innommables, les pulsions incoercibles. Dans ses
Carnets, l'auteur applique trois adjectifs à la vie de l'auteur des Essais : « Montaigne : une vie
glissante, sombre et muette. » (C II, 25) Le sombre, l'obscurité, c'est le royaume des morts où
se rend Orphée à la recherche d'Eurydice. « Le chant surprend et suspend la mort », il ranime
« la foule du limon noir et du roseau flétri ».391 Il est la vie face à la mort des autres, il
annonce, dans une vibration, la beauté terrifiante d'une incarnation promise à la disparition, à
la dissolution, à la décomposition. Le lyrisme fait l'expérience de la fascination de la finitude
et du vide en comblant la béance par l'atemporalité conceptuelle du logos. « La poésie lyrique
est par excellence, écrit Maulpoix, le lieu où l'individu articule le plus directement le
sentiment de sa finitude. Elle exprime l'être-là de l'homme, elle dit sa condition précaire, ses
affections, ses désirs, ses angoisses. Entendu comme emportement, mouvement et gonflement
inspiré de la parole, le lyrisme réplique à quelque urgence ou signal angoissant ; il trahit le
souci qui dévore la créature de prendre de vitesse sa propre mort dans le langage, voire de
combler le double abîme toujours béant en aval et en amont de son existence. »392 L'homme
prend place entre le mystère de la scène originelle et celui de la mort. Le verbe remplit la
vacuité fatale d'une disparition inéluctable. Les pages se noircissent, les phrases s'allongent
indéfiniment dans la terreur du point final. Le verbe poétique poursuit l'illusion d'un flot
ininterrompu, perpétuel, incessant, éternel. Le lyrisme camusien a peur du vide. Pas de pages
blanches marquées par quelques infimes stigmates. Des pages pleines, des lignes serrées, une
écriture petite et nerveuse.393
Camus, malade des poumons, fumeur, sujet à des étouffements, transfère à l'écriture
les pouvoirs magiques d'un verbe puissant, d'une respiration harmonieuse.394 Le verbe
poétique, c'est le désir d'exorciser la mort dans une relation médiatisée par les mots. Je chante,
j'écris, je trace sur la feuille blanche ces marques d'encre qui me sont consubstantielles, donc
j'existe, je vis dans cette respiration silencieuse, juste et ample. Paradoxalement, c'est en
proclamant l'innocence d'une relation simple, limpide et silencieuse avec la mort que je
m'approche d'une vérité qui me fascine et me terrifie. Comment dire l'indicible, comment faire
face à l'impensable de la mort ? Camus affronte très tôt ces questions sans subir la menace
stérile du silence, sans s'abandonner au fragmentaire, au laconique, à la brisure existentielle et
391
MAULPOIX, Du Lyrisme, op.cit., p.317
392
MAULPOIX, Du Lyrisme, op cit., pp.317-318
393
Voir fac-similé page suivante.
394
« Le style d'un artiste, explique Camus, c'est une respiration qui n'apporte pas seulement la quantité d'air
nécessaire aux poumons. C'est celle qui l'apporte d'une certaine manière, pour que l'air soit le plus
profitable, le plus agréable. […] Je n'ai qu'un certitude : mon besoin d'être ému pour bien écrire. », « Présent
à la vie, étranger à la mort (Pages de Journal) », in Hommage à Albert Camus, op.cit, p.440
esthétique. Il continue de remplir des pages de phrases longues qui célèbrent innocemment les
vertus du silence. Le paradoxe de communiquer l'incommunicable, de chanter, dans un
lyrisme généreux, la vérité des pierres muettes ne constitue pas un obstacle. Il répond à une
urgence, fait la difficile expérience des limites ; il respire dans un souffle intérieur, il écrit et
seul le crissement de la plume frémit dans la palpitation fragile de la vie fugace.
395
Roger GRENIER, Albert Camus, soleil et ombre, Gallimard, Folio, 1987, pp.25-26
396
« Et ce mouvement aveugle en lui, qui n'avait jamais cessé, qu'il éprouvait encore maintenant, feu noir enfoui
en lui comme un de ces feux de tourbe éteints à la surface mais dont la combustion reste à l'intérieur,
déplaçant les fissures extérieures de la tourbe et ces grossiers remous végétaux, de sorte que la surface
boueuse a les mêmes mouvements que la tourbe des marais, et de ces ondulations épaisses et insensibles
naissaient encore en lui, jour après jour, les plus violents et les plus terribles de ses désirs comme ses
angoisses désertiques, ses nostalgies le plus fécondes, ses brusques exigences de nudité et de sobriété, son
aspiration à n'être rien aussi, […] » (LPH, 258-259) La période se poursuit sur trois pages enchaînant
l'intériorité obscure de l'être, la terre vraie d'Algérie et la présence menaçante des Arabes dans une même unité
phrastique.
de son enfance : « […] oui ce mouvement obscur à travers toutes ces années s'accordait à cet
immense pays autour de lui dont, tout enfant, il avait senti la pesée avec l'immense mer
devant lui, et derrière lui cet espace interminable de montagnes, de plateaux et de désert
qu'on appelait l'intérieur […]. » (LPH, 257) Les mouvements invisibles d'une intériorité
d'abord exemplifiée par les profondeurs terrestres se résorbent dans la réalité de la terre
algérienne qui, à son tour devient une métaphore, par la toponymie, de l'intériorité. Dans la
même unité phrastique, l'obscurité prend la figure de l'Arabe, « danger permanent ». (LPH,
257) L'autre, l'autochtone, apparaît comme un ennemi, celui dont on se méfie, celui dont on a
peur. Alors, on se calfeutre à l'instar de la tante qui « passait au moment du coucher pour voir
si on avait bien tiré les énormes verrous sur les volets de bois plein et épais […]. » (Ibid.)
Mais, dans le même temps, cet étranger est admiré, comme un noble seigneur dans un pays
« où la loi de la force régnait encore et où la justice était faite pour châtier impitoyablement
ce que les mœurs n'avaient pu prévenir […]. » (Ibid.) L'obscur n'est ici pas tant le
renversement des valeurs que l'ambivalence, la coexistence de sentiments antithétiques. Ce
peuple est « attirant et inquiétant, proche et séparé. » (Ibid.) La peur est liée à la multitude,
les Arabes apparaissent nombreux, concentrés.397 L'opposition se concrétise dans le récit d'une
bagarre avec un de ces arabes en bleu de chauffe qui fait surgir l'image de la victime de
Meursault. L'obscur, c'est le désir informulé de tuer l'autre, l'étranger, celui qui est différent de
soi, qu'on admire et dont on a peur, qui est le frère et le pire ennemi.
Les « désirs obscurs » (LPH, 259) sont intimement liés au corps, aux sensations
olfactives qui éveillent l'animalité tapie au fond de l'être, garrottée par la morale et la
bienséance. Aux fragrances enivrantes du jasmin, du chèvrefeuille ou de l'eau de Cologne se
mêlent « l'odeur surie des cabinets […], celle des grandes salles de classe froides […] »,
(Ibid.) celle, plus troublante encore, des camarades, l'effluve de la chair, le relent de la laine
ou d'un vêtement mouillé, l'exhalaison d'un rouge à lèvres. Les appétences s'animent,
débordent, emportent l'enfant dans une tourmente incoercible, une fulgurance soudaine des
sens. Une ardeur affamée l'identifie aux « chiens qui entrent dans une maison où a passé une
femelle en chasse » (Ibid.) L'homme devient un cri brutal, une transpiration âcre dans la
poussière, il défaille au contact d'une main, d'une épaule dans l'ivresse infinie du désir
397
« […] ils étaient si nombreux dans les quartiers où ils étaient concentrés, si nombreux que par leur seul
nombre, bien que résignés et fatigués, ils faisaient planer une menace invisible qu'on reniflait dans l'air des
rues certains soirs […] » (LPH, 257-258)
inconnu de confondre les chairs, de prendre, de posséder, de pénétrer. Surgit alors la figure
maternelle, la femme que l'on désire et que l'on ne peut toucher et la satisfaction maladroite de
désirs confus, dans les odeurs les plus fortes et les plus animales ou auprès « du chien Brillant
quand il s'allongeait contre lui au soleil et qu'il respirait sa forte odeur de poils ». (LPH, 260)
Dans cette obscurité caverneuse, l'auteur recherche, comme à tâtons, l'intime trouble, puissant,
lointain et immédiatement présent. Il poursuit inlassablement, les yeux bandés comme pour
mieux les retourner vers l'intime, sa force et sa vérité identitaires dans la nébulosité du
souvenir et les lumineuses ténèbres de la métaphore. Il cherche la source des instincts vitaux,
de l'avidité face à la vie, de la soif inextinguible. Le lyrisme dionysiaque de l'obscurité, tourné
vers l'apologie de la vie généreuse, inlassable, jaillissante se révèle, par l'ironie du sort,
testament posthume.398
L'obscurité des profondeurs est magma en feu, désirs inexprimables, instincts de vie et
pulsions de mort, elle est le centre, la source, l'origine, l'indifférenciation primitive, la latence
animale. Elle est le Minotaure dans le labyrinthe mythique. En Grèce, Zeus a coutume de se
métamorphoser en taureau pour séduire les mortelles. Minos, le roi légendaire de Crète, est le
fils de Zeus taureau et d'Europe. Sa femme Parsiphaé se donne à un taureau issu des vagues,
des profondeurs de l'inconscient, d'un royaume à connotation maternelle.399 Le Minotaure est
le fils de Parsiphaé. Thésée, dans un parcours initiatique au cœur des méandres du labyrinthe,
tue le monstre dévoreur de jeunes gens et de jeunes filles. Le labyrinthe figure l'unité
primordiale éclatée. En son centre, le Minotaure est la force vitale intacte, la sauvagerie
originelle. Thésée, avec l'aide d'Ariane, est la victoire de la conscience humaine sur la férocité
bestiale. Les villes labyrinthiques dans l'œuvre de Camus exemplifient la diffraction
dysphorique, l'éclatement, la brisure kaléidoscopique, mais aussi le dévoilement par éclats
lumineux de vérités intérieures, de plaisirs authentiques et primaires.
398
Camus meurt brutalement comme on le sait après avoir écrit ces ultimes mots : « […] lui comme une lame
solitaire et toujours vibrante destinée à être brisée d'un coup et à jamais, une pure passion de vivre affrontée
à une mort totale, sentait aujourd'hui la vie, la jeunesse, les être lui échapper, sans pouvoir les sauver en rien,
et abandonné seulement à l'espoir aveugle que cette force obscure qui pendant tant d'années l'avait soulevé
au-dessus des jours, nourri sans mesure, égale aux plus dures des circonstances, lui fournirait aussi, et de la
même générosité inlassable qu'elle lui avait donné des raisons de vivre, des raisons de vieillir et de mourir
sans révolte. » (LPH, 261)
399
On renoue avec les plus antiques synopsis de souveraineté où le roi taureau doit s'accoupler avec le principe
féminin et représente les idées primordiales de fertilité, de mort et de renaissance.
sa mort, citait Nietzsche : « "En une surabondance de forces vivifiantes et réparatrices, les
malheurs même ont un éclat solaire et engendrent leur propre consolation", dit Nietzsche.
C'est vrai, je le sais, je l'ai éprouvé. » (E, 1924) Caligula et Don Juan exemplifient, dans
l'œuvre de Camus, cette énergie jubilatoire et menaçante, cette vitalité qui se délite, chez Don
Juan, dans un corps dépravé, usé, jamais rédimé.
406
La pièce est examinée dans ses deux versions, celle de jeunesse, non datée, et celle remaniée en 1958.
407
En janvier 1937, Camus intitule sa pièce : Caligula ou le sens de la mort, (C I, 43) En juillet de la même
année, il note dans ses Carnets un court dialogue dans lequel Caligula confie l'amère suprématie de la mort :
« Révolution, gloire, amour et mort. Que me fait cela au prix de ce quelque chose en moi, si grave et si vrai ?
- Et quoi ? - Ce lourd cheminement de larmes, dit-il, qui fait tout mon goût de la mort. » (C I, 58) Ce goût de
mort dans la bouche est repris dans la scène 11 de l'acte I : « Oh, Caesonia, je savais qu'on pouvait être
désespéré, mais j'ignorais ce que ce mot voulait dire. Je croyais comme tout le monde que c'était une maladie
de l'âme. Mais non, c'est le corps qui souffre. Ma peau me fait mal, ma poitrine, mes membres. J'ai la tête
creuse et le cœur soulevé. Et le plus affreux, c'est ce goût dans la bouche. Ni sang, ni mort, ni fièvre, mais tout
cela à la fois. Il suffit que je remue la langue pour que tout redevienne noir et que les êtres me répugnent. »
(TRN, 26) L'expérience de la maladie a certainement donné à ces propos une vérité intime.
408
Dans les premières versions de sa pièce, Camus accorde une place plus importante à la double évocation du
bonheur sensuel et fusionnel partagé avec Drusilla et à la fascination de la décomposition : « Ce qu'il me faut,
c'est un corps, une femme avec des bras et des odeurs d'amour. […] Et pourtant voici le plus douloureux : de
ce soir-là, c'est tout ce qui me reste : le souvenir et sa pourriture. » (TRN, 1759)
absolue. »409 « La cruauté est avant tout lucide » écrit Artaud. « C'est une sorte de direction
rigide, la soumission à une nécessité. Pas de cruauté sans conscience, sans une sorte de
conscience appliquée. C'est la conscience qui donne à l'exercice de tout acte de vie sa couleur
de sang, sa nuance cruelle, puisqu'il est entendu que la vie, c'est toujours la mort de
quelqu'un. »410 Camus considère Caligula comme « un tyran intelligent, dont les mobiles
semblaient à la fois singuliers et profonds. » (TRN, 1750) Il inquiète, au sens étymologique
du terme. Il refuse les compromis, les mensonges, les petits arrangements avec la vie : « Très
peu pour toi » (TRN, 1754) fait-il dire à son personnage en stigmatisant, par l'apostrophe, le
dédoublement emblématisé par le miroir, non pas signe de la contemplation narcissique mais
indice de l'éveil de la conscience. Alors qu'il portait le cadavre de la femme aimée sur son
dos, l'homme qui a vécu dans l'innocence du bonheur et dans la jouissance infinie est mort
d'avoir compris que les hommes mouraient sans être heureux.411 À ce constat absurde,
Caligula oppose des postures d'exigence et de vérité, d'indépendance et de lucidité qui se
heurtent au principe de réalité, et plus particulièrement à la vie et au bonheur d'autrui.
L'application implacable d'un raisonnement à la fois logique et monstrueux plonge l'empereur
dans cette cruauté évoquée par Artaud : « Au demeurant, moi, j'ai décidé d'être logique et
puisque j'ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique va vous coûter. J'exterminerai les
contradicteurs et les contradictions. » (TRN, 22-23) Nietzschéen, Caligula goûte les plaisirs
vertigineux d'une épouvantable liberté et conquiert « la divine clairvoyance du solitaire. »
(TRN, 106)
409
Antonin ARTAUD, Le Théâtre et son double, Gallimard, Folio essais, 1964, p.156
410
Ibid., p.159
411
« J'ai couru, tu sais. Je reviens de loin ! Je la portais sur mon dos. Elle vivante, loin de son cadavre au visage
d'étrangère. Elle était lourde et tiède. C'était un corps, sa vérité chaude et souple. Elle était encore à moi et
elle m'aimait sur cette terre. — Mais j'ai beaucoup à faire. Il faut encore que je l'emmène loin, dans cette
campagne qu'elle aimait. » (TRN, 1754) Cet homme cheminant avec un cadavre sur le dos évoque la figure
de Zarathoustra, qui, juste avant son existence prédicative, a également mené, sur son dos, le cadavre d'un
funambule, mort d'une chute provoquée par la violence d'un grand gars bariolé qui avait l'air d'un paillasse et
qui agresse verbalement le saltimbanque. Zarathoustra voit l'homme lâcher la corde et tomber dans le vide. Il
promets à l'agonisant, non pas la résurrection, mais la paix d'une sépulture naturelle. Il dépose l'homme dans
un arbre creux, à l'abri des loups et comprends qu'il doit désormais tendre à son but, poursuivre sa route,
parler, non plus au peuple mais aux solitaires. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, in Œuvres, Flammarion,
Mille & Une pages, 2000, pp.335-340 Caligula, lui aussi, esquisse un chemin existentiel, ébauche une posture
à l'instant précis où le corps refroidi place l'homme devant l'inacceptable et la nécessité d'une réaction.
Éros, Thanatos
« Tout ce qui est dans l'amour, dans le crime, dans la guerre, ou dans la folie, il faut
que le théâtre nous le rende, s'il veut retrouver sa nécessité. […] En un mot, nous croyons qu'il
y a, dans ce qu'on appelle la poésie, des forces vives, et que l'image d'un crime présentée dans
les conditions théâtrales requises est pour l'esprit quelque chose d'infiniment plus redoutable
que ce même crime réalisé. » Artaud explique que la représentation théâtrale d'un crime, par
l'effet cathartique, a davantage d'impact sur la sensibilité qu'un crime commis dans la réalité.
Le théâtre de la cruauté doit toucher les sens par une « espèce de morsure concrète ».412 Même
si on a tué sur scène bien avant Camus ou Artaud, le choix de la représentation d'actions
violentes représentées sur la scène s'inscrit dans une esthétique ontologique que l'auteur du
Théâtre de la cruauté conceptualise dans son court essai. Caligula, dans un raisonnement
sophiste, accuse Mereia de boire un contre-poison commettant ainsi un double crime :
soupçonner l'empereur ou s'opposer à la tout puissance de sa volonté. Il décide donc de le
condamner sur le champ à boire un poison. L'homme, saisi par l'effroi devant l'imminence de
sa mort, « se rapetisse », « secoué de sanglots, il refuse de la tête ». Caligula commet, sur la
scène, un acte d'une violence aussi inouïe que subite : « Mereia tente alors de s'enfuir. Mais
Caligula, d'un bond sauvage, l'atteint au milieu de la scène, le jette sur un siège bas et, après
une lutte de quelques instants, lui enfonce la fiole entre les dents et la brise à coups de poing.
Après quelques soubresauts, le visage plein d'eau et de sang, Mereia meurt. » (TRN, 51) À la
fin de la pièce, Caligula étrangle sa maîtresse Caesonia en discourant sur les vertus de la
solitude extrême. Il goûte cyniquement la joie des crimes impunis et constate le règne absolu
du sang et du mépris. Avec une logique implacable, il accompagne ses paroles d'un geste de
strangulation qui tue, lentement, et sous les yeux des spectateurs, la femme qui conservait
pour l'empereur des sentiments d'attachement et de tendresse. Cette même implacable logique,
intimement liée aux exigences du théâtre de la cruauté conduit au meurtre de l'empereur.
Hélicon reçoit les premiers coups de couteau dans le dos. Puis Caligula est frappé, de dos par
un premier patricien, puis de face par Cherea.413 Le bruit des armes, le mouvement furtif des
412
ARTAUD, Le théâtre et son double, op.cit., pp.132-133
413
Roger QUILLIOT observe que Camus a modifié le personnage de Cherea. Chez Suétone, il était tribun d'une
cohorte prétorienne, que Caïus, sans considération pour son âge avancé, avait coutume de stigmatiser par
toutes sortes d'outrages, comme un homme mou et efféminé. Le Cherea de l'histoire blesse Caligula au cou,
par derrière. Camus laisse ce soin au vieux patricien, tandis que son Cherea frappe en pleine figure, avec son
habituelle loyauté. (TRN, 1744) La valorisation de Cherea répond à un souci d'opposer des valeurs
apolliniennes à la démesure dionysiaque de Caligula.
conjurés, les coups de couteaux portés dans l'indifférenciation d'un meurtre collectif entrent
en résonance avec l'action de Caligula qui « se relève, prend un siège bas dans la main et
approche du miroir en soufflant. Il s'observe, simule un bond en avant, et devant le
mouvement symétrique de son double dans la glace, lance son siège à toute volée en hurlant.
[…] Le miroir se brise. » On entend le rire fou de Caligula se transformer en hoquets et
« riant, râlant, [il] hurle : Je suis encore vivant ! » (TRN, 108)
Cette vitalité débordante se manifeste dans les caprices sexuels, qui, loin d'égaler ceux
d'Héliogabale tels que les décrit, reprenant le récit d'Artaud, Michel Onfray dans La Sculpture
de soi, sont le signe d'un abandon aux forces dionysiaques. Certes les excès sexuels de
Caligula sont empruntés à Suétone. Camus n'a rien ajouté et les mœurs romaines ne sont pas
avares d'excentricités, de débordements, de frasques, de bizarreries, de déviances. Suétone
évoque les amours incestueuses de Caligula avec ses sœurs et notamment avec Drusilla : « et
devant tout le monde, à table, il les faisait passer tour à tour au-dessous de lui, tandis que sa
femme se tenait au-dessus. En ce qui concerne Drusilla, on croit qu'il la déflora quand il
portait encore la prétexte… Plus tard, il l'enleva au consulaire Lucius Casius Longinus qui
l'avait épousée, et la traita publiquement comme sa femme légitime. » (TRN, 1741-1742) De
même la femme de Mucius correspond, chez Suétone, à Livia Orestilla, épouse de Pison, dont
Caligula abusa alors qu'il assistait au festin nuptial. Suétone précise : « Parmi les femmes de
condition illustre il n'y en eut guère qu'il respecta : la plupart du temps, il les invitait à dîner
avec leurs maris, puis, lorsqu'elles passaient devant lui, il les examinaient lentement, avec
attention, à la manière des marchands d'esclaves, en leur relevant même la tête avec la main si
elles la baissaient par pudeur ; ensuite, il sortait de la salle à manger autant de fois qu'il lui
plaisait, emmenant celle qui avait ses préférences, et quand il revenait quelque temps après,
avec toutes les marques de la débauche, il louait ou critiquait ouvertement, point par point, ce
qu'il avait trouvé d'agréable ou de défectueux dans la personne de chacune et dans ses
rapports avec lui. » (TRN, 1742) La cruauté de l'action de Caligula qui enlève sa femme à
Mucius pour satisfaire quelque désir naturel est souligné par Cherea qui constate, à l'intention
particulière du mari outragé, qu'il n'est pas de « passion profonde sans quelque cruauté ».
(TRN, 1743) Hélicon renchérit : « Ni d'amour sans un brin de viol ». (TRN, 1744) Le
dialogue stichomythique entre Cherea, Caesonia, les Patriciens est délibérément suggestif. Il y
est question de la vigueur de Caligula et de son besoin de distraction. Camus ajoutait, dans
une version antérieure, qu'il était évident que l'action se passait ailleurs. Le cynisme était plus
prégnant dans les premières versions où, fidèle à son modèle antique, Caligula, au moment où
il rend sa femme à Mucius, précise : « Un point sombre cependant : les reins sont faibles.
Oui, les reins. Ils ne répondent pas en quelque sorte. (Mucius, pâle, s'est levé.) Ah ! tu ne me
crois pas ! Au fait, tu as peut-être raison. J'en ai jugé un peu rapidement. Je vais voir. / Signe.
La femme suit. » (TRN, 1768)414 La satisfaction du désir est, pour le cynique, comme pour
Caligula, l'assurance de la liberté, la certitude de n'être pas asservi. La culpabilité liée à la
pratique du plaisir est largement redevable à la suprématie de la morale judéo-chrétienne. Les
caprices sexuels de Caligula sont le signe dionysiaque d'une nature débordante, d'une vitalité
égale à celle d'un satyre antique, d'un faune des forêts obscures. C'est la part sauvage de
l'empereur qui surgit, dès sa première apparition sur scène. Il a disparu trois jours et trois
nuits, errant dans les forêts profondes et obscures. Quand il réapparaît, il est une résurgence
dionysiaque, il est un faune sauvage et délirant. Il a franchi les limites de la bienséance, de la
mesure, il a traversé des écrans invisibles aux yeux des ignorants, il se situe « par delà le bien
et le mal ».415 La nuit, il continue d'errer dans les couloirs obscurs et labyrinthiques de son
palais tel le minotaure avide de dévorer de jeunes corps graciles.
« Le dispendieux et l'économe »
Caligula, à l'instar de la figure onfrienne du condottiere, est un homme prodigue : « Il
y a un profond amour du désordre chez celui qui préfère la dépense à l'épargne, une volonté
délibérée d'élire Dionysos contre Apollon. Dissiper, consommer et consumer, dilapider,
gaspiller ont à voir avec la démesure, la force qui cherche à déborder, la fête. Le don n'épuise
414
Les pratiques sexuelles de Caligula s'inscrivent dans le cynisme grec. Diogène « satisfaisait ses besoins
sexuels avec la même simplicité que se désirs alimentaires – avec le mêle flegme aussi. Sur la place publique,
se gaussant des effarouchés, quand une partenaire lui faisait défaut, il soignait tout particulièrement son plaisir
solitaire avec les méthodes qu'on sait. Joignant sa parole au geste, il se mettait en frais d'un aphorisme de son
choix : ″Si seulement je pouvais en me frottant le ventre, mettre un terme à ma faim et à mes besoins.″ Sœur
en philosophie des cyniques les plus populaires, Hipparchia n'hésitait pas à mettre en scène sa sexualité […].
Sibyllin, Sextus Empiricus rapporte l'anecdote : ″Les hommes, par exemple, se retirent dans le privé pour
avoir commerce avec leur femme, alors que Cratès le faisait en public avec Hipparchia.″ », Michel ONFRAY,
Cynismes, Éditions Grasset & Fasquelle, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 1990, pp.31-32 Caligula, dans la
pièce, se retire pour satisfaire ses désirs. Dans la réalité historique, il pouvait se retirer en un lieu privé ou
satisfaire ses pulsions publiquement, dans des moments de festins ou d'orgies.
415
À l'apparition de Caligula à la scène 3 de l'acte I, Camus précise dans les didascalies : « Caligula entre
furtivement par la gauche. Il a l'air égaré, il est sale, il a les cheveux pleins d'eau et les jambes souillées. »
On apprend également qu'il semble avoir perdu l'art de l'élocution claire et raisonnable caractéristique de
l'homme civilisé puisque, face au reflet de son visage dans le miroir, il « grommelle des paroles indistinctes
[…] » (TRN, 1413)
pas la richesse qui le permet, car, dans cette logique de l'expansion, en forme de génération
spontanée, la dépense est aussitôt suivie d'une nouvelle disponibilité pour un nouveau don. Le
déploiement et la dissipation instaurent un rapport au temps éminemment singulier : l'instant
suffit à la consumation. »416 L'amer constat que fait Caligula de l'importance accordé au Trésor
public est tourné en dérision et, dans une application aveugle d'une logique implacable, il peut
affirmer : « Si le Trésor a de l'importance, alors la vie humaine n'en a pas. Cela est clair.
Tous ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie pour
rien puisqu'ils tiennent l'argent pour tout. » (TRN, 22) Caligula s'oppose aux hypocrisies
frileuses et lâches des patriciens, il dénonce les pratiques de vol détourné par les taxes, les
politiques meurtrières de conquête hégémonique. Il s'oppose, avec un cynisme destructeur,
aux morales bourgeoises de volonté de conservation, d'immobilisme, de sécurité. Il s'inscrit
dans la mobilité, l'éphémère, le fluide, l'insaisissable. « Il sait n'avoir pour seul capital que sa
vie, qu'elle ne durera pas éternellement, que déjà elle est comptée, dès à présent limitée. »417
Paradoxalement, il instaure la tyrannie la plus inadmissible et annonce le règne de l'anarchie
joyeuse, de l'ivresse, de la jubilation. Force de vie et promesse de destruction s'actualisent
dans le rire cynique.
son goût pour le théâtre, pour le spectacle, où tant de destins lui sont proposés dont il reçoit
la poésie sans en souffrir l'amertume. » (E, 158) Le théâtre est également le lieu du
dévoilement de la nature hybride de l'homme à la fois dieu et satyre. Par le truchement de
l'acteur, l'artiste expose et libère, dans une violence parfois inouïe et incompréhensible, une
authenticité intime, une réalité propre. Nietzsche disait, à propos de Shakespeare : « Je ne
connais aucune œuvre qui déchire le cœur autant que Shakespeare : Faut-il qu'un homme ait
souffert, pour avoir à ce point besoin de faire le bouffon ! – Comprend-on vraiment Hamlet ?
Ce n'est pas le doute, c'est la certitude qui rend fou… Mais on doit être profond, abîme,
philosophe, pour sentir de la sorte. »424 Le masque permet de parler vrai. Il permet au
spectateur, dans l'obscurité de la salle, de quitter, le temps de la représentation, les oripeaux du
paraître et de contempler, avec effroi et jubilation, le jaillissement sauvage de la part maudite.
Si Caligula est avant tout un joueur, c'est aussi parce que la comédie est pour Camus le lieu de
l'expérimentation des potentialités existentielles dont la vie réelle ne permet pas de goûter les
saveurs suaves et amères. Il s'agit d'attraper, non plus la lune, mais, « la conscience du roi »
dit Hamlet à propos du spectacle. C'est ainsi que Camus amorce sa réflexion sur la comédie
dans Le Mythe de Sisyphe : « Attraper est bien dit car la conscience va vite ou se replie. Il
faut la saisir au vol, à ce moment inappréciable où elle jette sur elle-même un regard furtif.
L'homme quotidien n'aime guère s'attarder. Tout le presse au contraire. Mais en même temps,
rien plus que lui-même ne l'intéresse, surtout dans ce qu'il pourrait être. De là son goût pour
le théâtre, pour le spectacle, où tant de destins lui sont proposés dont il reçoit la poésie sans
en souffrir l'amertume. » (E, 158) Le théâtre est également le lieu du dévoilement de la nature
hybride de l'homme à la fois dieu et satyre. Par le truchement de l'acteur, l'artiste expose et
libère, dans une violence parfois inouïe et incompréhensible, une authenticité intime, une
réalité propre. Nietzsche disait, à propos de Shakespeare : « Je ne connais aucune œuvre qui
déchire le cœur autant que Shakespeare : Faut-il qu'un homme ait souffert, pour avoir à ce
point besoin de faire le bouffon ! – Comprend-on vraiment Hamlet ? Ce n'est pas le doute,
c'est la certitude qui rend fou… Mais on doit être profond, abîme, philosophe, pour sentir de
la sorte. »425 Le masque permet de parler vrai. Il permet au spectateur, dans l'obscurité de la
salle, de quitter, le temps de la représentation, les oripeaux du paraître et de contempler, avec
424
NIETZSCHE, Ecce Homo, in Œuvres, op.cit., pp.1228-1229
425
NIETZSCHE, Ecce Homo, in Œuvres, op.cit., pp.1228-1229
426
Je reproduis la prière à Vénus extraite de la gangue de la parodie scénique : « Déesse des douleurs et de la
danse, née des vagues, toute visqueuse et amère dans le sel et l'écume, toi qui es comme un rire et un regret,
une rancune et un élan, enseigne-nous l'indifférence qui fait renaître les amours, instruis-nous de la vérité de
ce monde qui est de n'en point avoir et accorde-nous la force de vivre à la hauteur de cette vérité sans égale,
comble-nous de tes dons, répands sur nos visages ton impartiale cruauté, ta haine toute objective ; ouvre- au-
dessus de nos yeux tes mais pleines de fleurs et de meurtres, accueille tes enfants égarés. Reçois-les dans
l'asile dénudé de ton amour indifférent et douloureux. Donne-nous tes passions sans objet, tes douleurs
privées de raison et tes joies sans avenir. » (TRN, 64)
427
« La prière à Vénus-Caligula est d'un comique grinçant, elle couronne une orgie dionysiaque qui se révèle
véritable conséquence de l'Absurde. Caesonia récite la prière que le chœur (encore une parodie) des patriciens
répète sagement […]. Non seulement la pensée, mais le style même de Nietzsche se trouvent là assez
méchamment parodiés ; qu'on ne relise que quelques lignes d'Ainsi parlait Zarathoustra », Raymond GAY-
CROSIEr, Les Envers d'un échec, Étude sur le théâtre d'Albert Camus, Minard, Lettres modernes, 1967,
pp.74-75
Langage et vérité
Tenir ses promesses, « vivre ses rêves », renoncer à l'« affreux lyrisme », choisir les
« forces vives de la poésie »,428 ce sont là les gageures ontologiques et esthétiques étayant les
choix de Caligula. L'empereur est celui qui, dans une posture zarathoustrienne inaugure une
ère nouvelle d'exigence et de rectitude. « Mais il s'agit maintenant de créer en soi un nouvel
homme. Il s'agit que les hommes d'action soient aussi des hommes d'idéal et les poètes
industriels. Il s'agit de vivre ses rêves – de les agir. Avant, on y renonçait ou s'y perdait. Il ne
faut pas s'y perdre et n'y pas renoncer. » (C I, 99) La volonté de Caligula est de faire coïncider
le langage et le réel. Dans La Sculpture de soi, Onfray stigmatise cette nécessaire authenticité
du logos : « Pas de morale jubilatoire sans la précision de ses intentions, d'une part, et sans la
réalisation de celles-ci, une fois les choses dites, d'autre part. Pour éviter les désagréments et
tâcher de produire le plaisir, l'hédoniste se doit de dire ce qu'il fait et de faire ce qu'il dit. »429
Certes la valeur de cette qualité peut être outrée par la radicalité cynique, cependant, elle
révèle les hypocrisies qui tissent la relation à autrui dans la cité. Ainsi, lorsqu'un patricien
offre sa vie pour sauver celle de Caligula, celui-ci le remercie et le fait exécuter.430
Caligula est un empereur artiste, présenté comme tel avant même son apparition sur
scène par Cherea qui, fidèle à la raison et aux lois de la cité, ne peut que regretter qu'il n'ait
pas le bon goût de rester fonctionnaire comme les autres. Il abhorre les mensonges qu'il
attribue aux littérateurs qui « parlent pour ne pas s'écouter. S'ils s'écoutaient, ils sauraient
qu'ils ne sont rien et ne pourraient plus parler. » (TRN, 24) L'empereur, comme le véritable
poète, est, par « cette divine méchanceté sans laquelle [on ne peut] imaginer la perfection »431
porteur d'une vérité effrayante. « Nous avons tous peur de la vérité »432 écrit Nietzsche.
428
ARTAUD, pour définir la poésie dramatique parle de «forces vives » qu'il relie à la représentation de l'image
d'un crime. Antonin ARTAUD, Le théâtre et son double, op.cit., p.133
429
Michel ONFRAY, La Sculpture de soi, op.cit., p.185
430
À la scène 9 de l'acte IV, Caesonia annonce : « Caligula souffre de l'estomac. Il a vomi du sang. » Un
patricien propose, s'il se rétablit, d'offrir cent mille sesterces au trésor de l'État. Un autre offre sa vie :
« Jupiter, prends ma vie en échange de la sienne. » Caligula apparaît. Cette annonce était un canular.
Cependant, il accepte les généreuses propositions de Lucius et de Cassius : « J'accepte ton offrande, Lucius.
Je te remercie. Mon trésorier se présentera demain chez toi. » À Cassius : « Ah ! ceci est trop, Cassius, et je
n'ai pas mérité tant d'amour. […]Va, ami. Et souviens-toi que Caligula t'a donné son cœur. » Cassius demande
alors où le conduisent les gardes qui s'emparent de lui. « À la mort, voyons, précise simplement Caligula. Tu
as donné ta vie pour la mienne. Moi, je me sens mieux maintenant. » (TRN, 93)
431
NIETZSCHE, Œuvres, op.cit., p.1228
432
Ibid., p.1229
Sublime et nihilisme
Caligula est un monstre sanguinaire, un ange déchu éperdu d'absolu, incapable de
trouver le repos, d'accepter l'illusion, le mensonge, la douceur d'une promesse d'apaisement
par l'effleurement d'une caresse ou par l'ivresse poétique. Pur et saillant, inattendu, surprenant,
inquiétant, effroyablement séduisant, il est notre double obscur, il est l'élan fatal vers le
tragique aveuglant : « Non Caligula n'est pas mort. Il est là, et là. Il est en chacun de vous. Si
le pouvoir vous était donné, si vous aviez du cœur, si vous aimiez la vie, vous le verriez se
déchaîner, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous. Notre époque meurt d'avoir cru
aux valeurs et que les choses pouvaient être belles et cesser d'être absurdes. Adieu, je rentre
dans l'histoire où me tiennent enfermé depuis si longtemps ceux qui craignent de trop aimer. »
(C I, 43) Cette histoire dans laquelle Caligula se tient enfermé est la momification de la vie
évoquée par Nietzsche qui regrette le développement d'un esprit suprahistorique, plein de
dédain pour le temps présent. Le culte de l'histoire remplace le culte de dieu, éloigne l'homme
de tout vouloir créateur, d'une vitalité surabondante qui suppose un abandon à l'instant et une
faculté d'oubli du passé. Caligula est l'homme du présent, rendu plus présent encore par
l'incarnation théâtrale, il est vivant d'une vie qui jusque dans la mort est une succession
d'hapax existentiels, d'éclats quintessenciés de vie, de jouissance, de volonté créatrice et
destructrice. Roger Grenier rapporte les propos de Claude Roy et Anne Philipe sur Gérard
Philipe : « Si Gérard Philipe fut un Caligula déchiré et déchirant, excessif comme seule la
jeunesse sait et peut l'être, dévoré d'un esprit d'absolu désespéré et inextinguible, c'est qu'en
lui il sentait ce Caligula virtuel qui se dissimule dans la pénombre de presque tous les
hommes. »433 Il cite également un étrange témoignage de Gérard Philipe : « Quand je jouais
Caligula, au théâtre Hébertot, je tournais dans la journée L'Idiot, et il y a eu un équilibre
certain à ce moment-là entre cette force du mal pure qu'était Caligula, et cette force du bien
pur qu'était l'Idiot. […] Les deux personnages se complétaient […] : le Prince du Bien et le
Prince du Mal qui, tous deux, se rejoignaient finalement dans une pureté exacerbée. »434 Gay-
Crosier choisit de noter, en exergue de son étude sur Caligula cette pensée de saint François
de Sales : « La pureté ne se trouve qu'en paradis ou en enfer. »435
Ce Prince du Mal est régi par un irrépressible désir de détruire et de tuer. Le nihilisme
est la part mortifère d'un désir de vie quintessenciée qui suppose l'anéantissement préalable de
ce qui existe : « Ma volonté est de le changer. Je ferai à ce siècle le don de l'égalité. Et
lorsque tout sera aplani, l'impossible enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, peut-être,
moi-même je serai transformé et le monde avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas
433
Roger GRENIER, Albert Camus, soleil et ombre, op.cit., p.146
434
Ibid.
435
Raymond GAY-CROSIER, Les Envers d'un échec, Étude sur le théâtre d'Albert Camus, op.cit., p.55
et ils seront heureux. » (TRN, 27) La tragédie se fait palimpseste sur lequel on décrypte les
écrits anarchistes du révolutionnaire russe Michel Bakounine, qui, dans La Commune de
Paris et la notion de l'État, écrit : « Je suis un chercheur passionné de vérité et un ennemi non
moins acharné des fictions malfaisantes dont le parti de l'ordre, ce représentant officiel […]
prétend se servir encore aujourd'hui pour abêtir et asservir le monde. Je suis un amant
fanatique de la liberté […]. Je suis un partisan convaincu de l'égalité économique et sociale,
parce que je sais qu'en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la
moralité et le bien-être des individus ne seront jamais qu'autant de mensonges. »436 Mais, à la
différence des anarchistes, la révolte de l'empereur se situe dans l'intime, dans la relation au
monde d'un homme unique et singulier en même temps que semblable aux autres. Caligula
stigmatise la volonté nietzschéenne d'approuver la vie jusque dans ses problèmes les plus
étranges et les plus ardus, à devenir personnellement, par-delà la crainte et la pitié, l'éternelle
joie du devenir elle-même, cette joie qui comporte celle de l'anéantissement.437
La pièce Caligula participe au cycle de l'absurde. Elle dénonce le dérèglement par
l'excès d'une posture existentielle qui nie l'autre. L'empereur choisit une liberté de détruire qui
ne peut conduire qu'au suicide : « […] si sa vérité est de se révolter contre le destin, son
erreur est de nier les hommes, explique l'auteur dans sa préface à l'édition américaine du
théâtre. On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. » (TRN, 1729) La démesure,
l'hybris tragique sont-ils des causes ou des conséquences du nihilisme ? Le personnage de
Caligula est critiqué, notamment par Jean Grenier, par sa propension au romantisme. Par
ailleurs, il apparaît comme une incarnation des périls de la posture nihiliste. Or, le nihilisme
est une réaction dysphorique aux désillusions du romantisme. Il est la proclamation que la vie
est sans valeur, qu'il est nécessaire de la détruire, par le suicide, l'assassinat. Selon Nietzsche,
l'accomplissement de l'ère nihiliste est la conséquence d'une décadence liée à la puissance
mortifère des médiocres qui exigent l'anesthésie de la conscience roborative et promettent un
bonheur futur, dans le monde profane pour les hégéliens, dans l'au-delà pour les mystiques. Le
dépassement du nihilisme proposé par le chant de Zarathoustra réside dans l'acceptation totale
de ce qui est. Cela suppose le refus des mensonges, des promesses, des fausses justifications
et des rédemptions. L'acceptation confiante de l'absence de finalité, de sens et de la mort de
436
Claude FABER, L'Anarchie, une histoire de révoltes, Éditions Milan, 2002, p.14
437
André SIMHA, Nietzsche, Bordas, 1988, p.149-150
Dieu est la condition même de l'émergence d'une ère nouvelle qu'annonce Zarathoustra. Une
ère placée sous les auspices heureux de la contradiction qui est, comme le dit Nietzsche dans
sa préface à Aurore, le moteur du monde. Le dépassement du nihilisme suppose le rejet du
monde socratique et apollinien, des apparences et de cette foi platonicienne, néo-platonicienne
et chrétienne en une vérité conceptuelle qui se nomme Idée, Un, Dieu. Le dépassement, c'est
l'heureux accueil fait au vide, c'est l'affirmation de « Tout est faux ! Tout est permis ! » car
tout dépendait de l'illusion née de la perspective. Toutes les valeurs sont le résultat d'une lente
élaboration humaine. La découverte de la non-vérité est la condition de la vie. Après avoir
tout nié comme étant faux, la résurgence de l'affirmation réside dans une foi nouvelle placée
dans le pouvoir créateur de l'homme, dans son dionysisme. C'est la vie qui produit les valeurs,
qui génère la décadence et le nihilisme, la transvaluation et la régénération par les forces de la
création artistiques. L'art n'est pas le vecteur d'une vérité éternelle mais l'expression singulière
d'une valeur aussi fondamentale que caduque.
Le nihilisme n'est donc pas la conséquence de la démesure. Il ne naît pas des excès de
Caligula. Il est la conséquence des valeurs bourgeoises imposées par les patriciens ; il est dans
la pratique de l'égoïsme hypocrite, de l'amour pour le Trésor public, du mépris de la vie
d'autrui sous couvert de générosité. La véritable parodie de la pièce consiste à avoir confié
aux vils patriciens les attributs du chœur antique. La démesure pourrait être la voie vers l'ère
nouvelle, vers ce monde des valeurs singulières et labiles si elle ne s'était fourvoyée dans la
négation de la vie. À l'instar d'Héliogabale, auquel Artaud consacra un récit en 1938 et qui
inspire à Onfray un long passage dans La Sculpture de soi, Caligula s'égare dans une
démesure qui suppose, non seulement la négation positive des valeurs hypocrites d'une société
décadente, mais aussi la vie des hommes. Il réfrène l'élan poétique et achève son règne par la
mise à mort de la poésie et des poètes sans distinction, oblitérant ainsi toutes les issues, toutes
les richesses des séduisantes incertitudes du verbe poétique. L'Éternel Retour qui est
incorporation active des erreurs, des passions et de la douleur est rendu impossible par le désir
d'anéantissement de soi. Caligula ne pouvant être un surhomme décide de mourir. Il meurt de
n'avoir pas accepté la nécessité d'une limite. L'ontologique rejoint ici le politique puisque,
Caligula, à l'instar d'Héliogabale ou de Sade « montre l'impossibilité d'un excès sans aucune
limite. À cette aune, tous les dictateurs du siècle ont mesuré leurs actions. Et il n'en résultera
que barbarie… »438 La fascination de la barbarie eut, pendant la guerre, des conséquences
sanglantes. Dans les versions successives de la pièce, Camus a favorisé la dénonciation des
dangers de toute forme de pouvoir dictatorial au détriment d'une périlleuse et troublante
plongée dans la part maudite de l'homme. La guerre est une explosion de cette barbarie qui
habite tout homme. L'art en est une exploration et nous dévoile l'insoupçonné, le terrifiant,
l'effroyable et aveuglante vérité à la faveur de la catharsis. Quilliot note dans La mer et les
prisons : « Caligula est probablement, de toutes les pièces modernes, celle qui répond le plus
exactement aux canons de la tragédie tels qu'on les trouve définis dans La Naissance de la
tragédie : culte dionysien du vouloir vivre et de la liberté porté jusqu'à l'obsession totalitaire
par la découverte du mal. »439 En décembre 1938, dans sa présentation de la revue Rivages,
Camus avoue par ailleurs que « s'il est vrai que la vraie culture ne se sépare pas d'une
certaine barbarie, rien de ce qui est barbare ne peut nous être étranger. » (E, 1330)
L'intrication du poétique et du politique esquisse une voie nouvelle. Caligula exigeait
la coïncidence entre le verbe et la réalité. Le cours de l'histoire a donné un écho puissant à son
exigence. La barbarie a pris les armes et mis le feu à l'Europe. Caligula devient un parangon
de tout dictateur. Nietzsche, le prophète du nazisme. L'exploration de la barbarie et
l'honorable volonté de dépasser le nihilisme décadent ouvrent des brèches vers l'horreur, le
monstrueux non médiat. Si la démesure dionysiaque ne coexiste avec la mesure apollinienne,
elle menace de sombrer dans un hybris fatal.
Hybris tragique
Caligula est détruit par sa démesure. Il est à cet égard un héros tragique qui accepte de
voir son image authentique dans un miroir. Il fait face à un mal qui résulte de nulle
culpabilité. Clément Rosset parle avec justesse de « la responsabilité face au tragique de
l'irresponsable » et fustige ceux qui affirment leur responsabilité, qui « parlent de leurs
péchés, de leur bassesse, [qui] s'accusent de leur faiblesse, [qui] courbent la tête sous un mal
nécessaire et lié à leur misère, un mal mérité dont ils revendiquent avec courage et humilité la
responsabilité. O les paisibles hommes que voilà, ô la belle tranquillité d'âme ! »440 Caligula
n'est pas un homme tranquille. Il est à l'affût, toujours vivant même dans l'instant fatal du
438
Michel ONFRAY, La Sculpture de soi, op.cit., p.118
439
Roger QUILLIOT, La Mer et les Prisons. Essai sur Albert Camus, Paris, Gallimard, 1956, p.63
440
Clément ROSSET, La Philosophie tragique, PUF, Quadrige, 1960, p.47
meurtre. Il est l'homme tragique, celui qui est chevillé à la vie car sans tragique, il n'est pas de
vie possible si ce n'est dans l'aveuglement d'une conscience obscurcie par la morale
chrétienne, par la dichotomie entre le bien et le mal, par les notions de faute et de péché. Il est
un éclat titanesque de la démesure, de la soif inextinguible de plaisirs, de liberté, de
connaissances, de justice, d'indépendance ; il est l'aspiration nietzschéenne vers la
surhumanité à l'instar d'autres figures peuplant l'univers camusien, Don Juan, Faust,
Prométhée.
Don Juan
« Ce qui importe, dit Nietzsche, ce n'est pas la vie
éternelle, c'est l'éternelle vivacité » (E, 162)
Dans le chapitre consacré à la comédie dans Le Mythe de Sisyphe, Camus rapporte
cette pensée nietzschéenne extraite de Opinions et Sentences mêlées, aphorisme 408. C'est le
choix existentiel donjuanesque. À l'instar du comédien évoqué par Camus et de Caligula, Don
Juan est un être à la recherche de la plénitude, du nombre, de la multiplication des expériences
– en cela il est acteur. Son rire résonne dans les plaines d'Espagne jusqu'à la déréliction de la
sénilité. « L'insolence victorieuse du rire, ce bondissement et le goût du théâtre, cela est clair
et joyeux. » (E, 152) Don Juan est nietzschéen dans sa passion pour une vie comblée dans
l'immédiateté, dans sa capacité à s'inscrire dans la force du présent, à oublier le passé, à ne pas
craindre l'avenir. André Simha cite un long passage extrait de la Considération intempestive
intitulé Du profit et du désavantage de l'histoire pour la vie dans lequel Nietzsche développe
sa conception du bonheur lié à une appréhension particulière du temps : « Dans le plus petit
comme dans le plus grand bonheur c'est toujours une seule chose qui fait qu'un bonheur est
toujours un bonheur : la faculté d'oublier ou, pour s'exprimer en termes plus savants, la faculté
de se sentir pour un temps en dehors de l'histoire. L'homme qui est incapable de s'asseoir au
seuil de l'instant en oubliant tous les événements passés, celui qui ne peut pas, sans vertige ou
sans peur, se dresser un instant tout debout, comme une victoire, ne saura jamais ce qu'est un
bonheur, et, ce qui est pire, il ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres. […] Un
homme qui serait incapable de rien oublier et qui serait condamné à ne voir partout qu'un
devenir, celui-là ne croirait pas à son propre être, il ne croirait plus en soi, il verrait tout se
dissoudre en une infinité de points mouvants et finirait par se perdre dans ce torrent du
devenir. »441 Don Juan est cet être du pur présent, toujours debout et riant, toujours victorieux
et vivant comme Caligula, jusqu'à l'heure du trépas.
Il est dionysien dans ses métamorphoses, « il sait revêtir toutes les enveloppes, toutes
les émotions […] ».442 Il est l'être tragique, il est dans « l'affirmation de la vie, même dans ses
problèmes les plus étranges et les plus ardus. » Il est « la volonté de vie, se réjouissant dans le
sacrifice. »443 Sa finalité n'est pas d'inspirer la terreur ou la pitié, ni même de se purifier d'une
passion dangereuse mais de vivre rassasié jusqu'à la joie de l'anéantissement. Camus projetait
d'écrire une pièce sur le « burlador ». Il prend des notes dans ses Carnets tout au long de sa
vie. En avril 1940, il esquisse un dialogue entre un moine et le séducteur. Au père franciscain,
Don Juan confie qu'il croit « au courage, à l'intelligence et aux femmes », il ajoute qu'il refuse
les vertus féminines d'amour et de charité proposées par l'église et leur préfère celles, plus
viriles, de tendresse et de générosité. (C I, 215)444 Un autre projet mêle en un personnage
unique le mythe de Don Juan et celui de Faust.445 « Don Juan, écrit Camus, c'est Faust sans le
pacte. » (C III, 110) Déjà dans Le Mythe de Sisyphe, les deux personnages mythiques sont
associés et opposés : « Le "Burlador" de Molina, aux menaces de l'enfer répond toujours :
"Que tu me donnes un long délai ! "Ce qui vient après la mort est futile et quelle longue suite
de jours pour qui sait être vivant ! Faust réclamait les biens de ce monde : le malheureux
n'avait qu'à tendre la main. C'était déjà vendre son âme que de ne pas savoir la réjouir. La
satiété, Don Juan l'ordonne au contraire. » (E, 153) Faust devient Don Juan quand le diable
lui offre la séduction. (C II, 151) Faust est comme rajeuni en Don Juan. « C'est l'esprit sage et
vieux sur un corps jeune. Mélange détonant. » (C III, 198)
441
SIMHA, Nietzsche, op.cit., p.101
442
NIETZSCHE, Œuvres, op.cit., p.1085
443
Ibid., p.1122
444
Donner la parole à un franciscain n'est pas le fruit du hasard puisque certaines versions de la mort de Don
Juan évoquent le fait que des membres de cette confrérie auraient tué le vil séducteur en le faisant passer pour
foudroyé par le Commandeur. L'auteur confirme cette version dans les Carnets III : « Il consent au stratagème
des franciscains qui le tuent. » (C III, 110)
445
Ce rapprochement entre Don Juan et Faust a déjà fait l'objet de nombreuses tentatives dramatiques. En 1809,
Nikolaus VOGT, dans le drame intitulé La teinturerie ou l'imprimerie de Mayence (Der Farberhof oder die
Buchdruckerei in Mainz). Don Juan, comme Faust est un Titan assoiffé d'infini comme dans la pièce de
Christian Dietrich GRABBE de 1822 intitulée Don Juan et Faust. Cependant Don Juan, chez GRABBE, est moins
puissant que son rival et représente la frivolité méditerranéenne opposée à la sincérité germanique.
Les notions de bien ou de mal n'ont aucune validité dans l'univers tragique. 446
L'acceptation lucide de la réalité de notre état tragique est une démarche existentielle
exigeante et jubilatoire car elle suppose le renoncement à toute tergiversation, l'abandon à
l'immédiat. Le Don Juan camusien est moliéresque et nietzschéen. Il est un libertin au sens
dix-septiémiste du mot : « Il jouit des charmes et des intrigues de la connaissance – qu'il
poursuit jusqu'aux étoiles les plus hautes et le plus lointaines – jusqu'à ce qu'enfin il ne lui
reste plus rien à chasser, si ce n'est ce qu'il y a d'absolument douloureux dans la
connaissance […] C'est pourquoi il finit par désirer l'enfer. C'est la dernière connaissance
qui le séduit. » (C III, 198) Caligula poursuit la même flamme noire, nourrit la même passion
absolue pour la lucidité, la clairvoyance extatique face à la réalité de notre condition tragique
qui est source d'effroi et de jouissance. La précarité de la vie peut nous inciter, à l'instar de
Faust, à passer un accord avec le diable ou bien à jouir avec plus d'intensité et d'heureuse
jubilation des biens de ce monde. Mais sa rencontre avec Hélène, et Euphorion, l'enfant qui
naît de cette union, sont une promesse de résolution des déséquilibres destructeurs et nihilistes
de la démesure.447
Le cours de l'histoire imprime sa marque dans l'évolution d'une esthétique camusienne
qui prend la mesure des responsabilités de l'homme dans la Cité. Avant d'emprunter cette voie
de la sagesse prudente tracée par l'histoire, Camus n'était certes pas un homme sans morale,
mais son appétit de vivre, sa sensualité exacerbée et la rencontre tragique avec la mort rendue
prégnante par un goût de sang dans la bouche et des crises d'étouffement, le conduisent sur
des chemins où le tragique, comme l'explique Clément Rosset n'est pas lié aux notions de bien
et de mal mais à une perception lucide de notre condition d'homme. C'est le « tragique
insurmontable et irresponsable ».448 Le roman non publié de La Mort heureuse commence par
le meurtre d'un personnage nommé Zagreus.449 Nous n'avons aucune trace justifiant
446
« Dans le drame antique, celui qui paie c'est toujours celui qui a raison, Prométhée, Œdipe, Oreste, etc. Mais
cela n'a pas d'importance. De toute façon, ils finissent tous aux enfers, raison ou tort. Il n'y a ni récompense,
ni châtiment. D'où, à nos yeux assombris par des siècles de perversion chrétienne, le caractère gratuit de ces
drames – le pathétique de ces jeux aussi. » (C II, 13-14)
447
L'éthique de la mesure grecque comme maintien positif des tensions contraires est développé dans la partie
exemplifiée par Ulysse.
448
Clément ROSSET, La Philosophie tragique, op.cit., p.81
449
L'ouverture du chapitre deux est consacrée à la vision fugitive d'un accident de travail auquel assiste
Mersault. L'effroi devant le corps inerte et le sang est une figure de l'absurde et fait ressurgir, comme en une
variation musicale, la mort de Zagreus. L'accident, c'est l'irruption brutale du tragique, le rappel insistant de la
mort incontournable. Il ne s'agit pas de culpabilité mais de confrontation avec la fatalité. En 1960, dans un
écrit de jeunesse, Clément ROSSET amorce sa définition du tragique par le récit d'un accident mortel qui est la
première rencontre vraie, brutale, immédiate, incontournable avec le tragique : « Examinons, par exemple, le
cas d'une mort accidentelle : je me promène dans la rue, au pied d'un immeuble en construction ; un maçon
fait un faux pas sur son échafaudage, tombe de vingt mètres et se tue. La nausée me monte à la gorge, mais
tandis qu'on emporte le corps sur une civière et que je contemple la mare de sang sur laquelle on répand du
sable, je m'aperçois que je suis plongé dans une horreur intellectuelle et non sous le coup d'un bouleversement
physiologique. […] j'ai saisi le tragique de la mort, non parce que le maçon s'est écrasé à mes pieds, mais
parce que je l'ai vu, en l'espace d'une seconde, vivant, mourant, puis mort ; parce que le tragique s'est présenté
à moi comme mécanisme, non comme situation. » Le tragique, c'est donc l'idée du passage entre l'état vivant
et l'état mort. Cf. La Philosophie tragique, op.cit., p.8 La Mort heureuse, avec la mise en scène des paradoxes
entre la mort et la joie, le refus d'une morale du bien, est une approche romanesque du tragique.
450
NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op.cit., p.71
451
Ibid., pp.73-74
452
L'importance de l'impersonnalité est attestée par les notes prises dans les Carnets : « Ch. IV : conversation
avec Z. entamée par ″impersonnalité″. » (C I, 104)
Le "je" dionysiaque
Impersonnalité
« Parler de soi, c'est toujours embarrasser la poésie. »
Edmond Jabès, « Portes de secours » in « Les mots tracent »453
« Le sentiment, comme tu le sais, est enfant de la
matière. », René Char, « Le rempart des brindilles »454
Le poète dionysiaque éloigne de son chant l'attrait apollinien du "je" issu du principe
d'individuation considéré comme une décadence voire une déchéance par Nietzsche. Le
lyrisme est une émotion impersonnelle. Tout ce qui est attaché à la personne est soumis aux
stéréotypes, à l'enfermement stérile, à l'illusion, au mensonge. « L'artiste subjectif nous
semble toujours un piètre artiste, écrit l'auteur de La Naissance de la tragédie, et ce que nous
exigeons dans tous les genres et à tous les niveaux de l'art, c'est, avant tout et surtout, qu'on
triomphe du subjectif, qu'on nous délivre du Moi et qu'on impose silence à tout vouloir et à
tout désir individuel, puisque sans objectivité, sans une contemplation pure et désintéressée,
nous ne pourrons jamais croire à la moindre création d'art véritable. »455
Dans un article intitulé « Le sujet lyrique hors de soi », Michel Collot explore les
chemins des poètes qui ont choisi une parole qui est « ek-stase autant qu'exil. »456 Il rappelle
l'aversion de Platon pour une poésie qui suppose la dépossession, l'abandon de la raison, le
mépris de la volonté de maîtriser l'être et le monde, une poésie qui fait le choix de l'ivresse, de
l'aliénation non désespérée au temps, à l'autre, dieu ou être aimé. Le sujet n'est plus à
considérer en tant que substance ou d'identité mais selon une approche phénoménologique. Il
se constitue par sa relation avec le dehors, avec autrui dans une rencontre entre sa chair et
l'opacité du monde, dans un obscur corps à corps qui favorise l'inclusion réciproque, la fusion
en un tout et le juste retour comme en écho d'une voix qui retrace l'expérience. L'homme
trouve ainsi à l'extérieur de lui-même une vérité qui serait vide de sens s'il ne la cherchait que
dans l'intime. « C'est hors de soi qu'il peut la trouver. L'é-motion lyrique ne fait peut-être que
prolonger ou rejouer ce mouvement qui constamment porte et déporte le sujet vers son dehors,
453
Edmond JABÈS, Le Seuil – Le Sable, Gallimard, Poésie, p.157
454
René CHAR, Dans l'atelier du poète, Gallimard, Quarto, 1996, p.677
455
NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op.cit., p.41 NIETZSCHE est ici, dans sa conception de la beauté, encore
kantien.
456
Michel COLLOT, « Le sujet lyrique hors de soi », in Figures du sujet lyrique, op.cit., p.114
et à travers lequel seul il peut ek-sister et s'ex-primer. »457 Ce jaillissement à l'extérieur de soi
est un élan vers le monde incarné, vers soi dans cette incarnation, vers les autres par la voix
portée par la page ou par le chant, vers une justesse du ton, une couleur des mots, un toucher
de la phrase.
Char confiait son bonheur à se sentir exister au moment de l'ordonnancement des
mots. Exister ce n'est pas s'isoler dans l'individuation. Le verbe poétique permet la rencontre
avec l'autre. Le jaillissement de l'émotion liée au spectacle du monde est restitué dans l'acte
d'énonciation et avec impersonnalité. Il concerne tout lecteur désormais maître de ce "je"
fluide et labile, incertain et précaire. Dans le même poème de Char cité en exergue, le poète
écrit : « Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverains en nous impersonnalisant,
nous touchons, grâce au poème, à la plénitude de ce qui n'était qu'esquissé ou déformé par les
vantardises de l'individu. »458 Cette impersonnalisation se réalise dans une rencontre avec la
musique des « choses » qui résonne dans le silence du monde.459 Collot rend hommage à
Ponge qui, dans Le Parti pris des choses parvient à inventer une langue nouvelle qui permet
une révolution copernicienne « par laquelle le sujet, au lieu d'imposer au monde ses valeurs et
des significations préétablies, accepte de se "transférer aux choses", pour découvrir en elles un
million de qualités inédites, qu'il pourra s'approprier, s'il parvient à les formuler. » Ce voyage
vers le monde permet d'ouvrir des « trappes intérieures »,460 « permet au sujet de s'affranchir
des limites de sa personnalité, pour se renouveler en profondeur. »461 Ponge reconstruit son
"je" en y renonçant, en allant à la rencontre des choses et du monde. Le sentiment, « enfant de
la matière », naît de la rugosité ou de la douceur d'un galet. L'attrait pongien pour la
minéralité intéresse Camus qui s'en confesse au poète dans une lettre : « C'est la première
fois, je crois, qu'un livre me fait sentir que l'inanité est une source incomparable d'émotions
pour la sensibilité et l'intelligence (nouvelle coïncidence : j'ai écrit des pages – assez lyriques
malheureusement – sur les pierres […]. En lisant votre livre, je puis dire déjà : si ce sont là
les choses, les choses sont passionnantes ! » Plus loin, il ajoute : « une des fins de la réflexion
absurde est l'indifférence et le renoncement total – celui de la pierre. » (E, 1664-1665)
457
Ibid., p.115
458
René CHAR, « Le rempart des brindilles », in Dans l'atelier du poète, Gallimard, Quarto, 1996, p.677
459
CHAR débute ainsi son poème « Le rempart des brindilles » : « Vers l'arbre-frère / aux jours comptés / Harpe
brève des mélèzes, / Sur l'éperon de mousse et de dalles en germes / Façade des forêts où casse le nuage –, /
Contrepoint du vide auquel je crois. », Ibid.
460
Introduction au Galet, Proêmes, tome premier, Gallimard, p.199
461
Michel COLLOT, « Le sujet lyrique hors de soi », in Figures du sujet lyrique, op.cit., p.120
462
Jean-Marie GLEIZE entrevoit la possibilité d'un « lyrisme de pure immanence », d'un « lyrisme matérialiste »,
A noir, poésie et littérarité, Éditions du Seuil, Fiction & Cie, 1992, p.121
kaléidoscopiques d'une poésie camusienne qui ne s'est pas encore encombrée de cette morale
laïque qui le conduira loin de cette musique première d'un monde d'ivresse et de folie.463
Poésie et folie
Le Verbe poétique est également jaillissement brutal du pessimisme, de la mélancolie,
de l'angoisse. Il signale l'irruption de la mort, le scandale de notre condition, les monstruosités
de nos désirs irrépressibles. Il est l'image en négatif des lumières de la raison. Platon, fidèle
aux enseignements de Socrate, est le grand responsable de cette suspicion à l'égard de la
poésie tragique. Clément Rosset restitue l'importance de ce basculement dans les mentalités
par la prise de pouvoir dictatoriale de la raison et de la morale fondée sur le refus du tragique.
Il qualifie cet acte de « blasphème moral ».464 La poésie tragique résulte d'une tension entre le
bien et le mal. Elle suppose l'acceptation simultanée d'un état et de son contraire. Elle permet
la coexistence des paradoxes, l'épanouissement des apories. Elle est aux antipodes de la
raison, de la morale, de la volonté de bonheur fondée sur la croyance dans le mieux.465 Elle
ignore le malheur qui est « une fuite devant le tragique, comme un moindre mal que choisit
l'homme du bonheur soudain plongé dans la révélation tragique. »466 Elle est l'expression
d'une heureuse vitalité, exaltation, jouissance immédiate et absolue, prééminence de l'instant
porteur d'éternité, force de l'oubli, négation de l'histoire, refus de l'idéal et de toute recherche
de sens. Le monde n'a pas de sens et le désespoir est la condition même de la vitalité
essentielle, de l'immanence. C'est la fin des mensonges et des illusions. Maria Zambrano
rappelle ce schisme culturel provoqué par la suprématie de la philosophie platonicienne à
partir du IVe siècle avant J.-C. : « Platon, dans son effort pour rendre l'homme indépendant,
pour le faire sortir de l'espace de la tragédie, rassembla le contenu humain et le mit sous le
contrôle de la raison. Car, finalement, c'est grâce à la raison que l'homme existait et se libérait
des dieux tyranniques. Le poète était le seul agent de cette tyrannie, le seul dont la voix ne
chantait pas la raison. La seule voix du passé, de l'hier tragique et mélancolique. […] C'est
que la poésie, bien que parole n'était pas raison. Comment ce divorce est-il possible ? »467 En
463
L'évidence de la dépersonnalisation est attestée par certaines notes intimes : « Je suis un écrivain. Ce n'est pas
moi mais la plume qui pense, se souvient ou découvre. » (C III, 275)
464
Clément ROSSET, La Philosophie tragique, op.cit., p.98
465
« Comment le christianisme et le romantisme se représentent-ils le mieux ? Où le placent-ils ? Le mieux, pour
eux, existe avant le temps : le paradis perdu ; et après le temps : le paradis de l'immortalité. », Ibid., p.130
466
Ibid., p.131
467
Maria ZAMBRANO, Philosophie et poésie, op.cit., p.43
effet, la parole poétique est une parole irrationnelle, une parole au service de l'ivresse, une
parole qui ne se soumet pas à la tyrannie d'une raison à la fois sclérosante et stérile. La parole
poétique est l'expression d'une autre tyrannie, celle des ombres, celle du désespoir de celui qui
désire ce désespoir. La raison lutte contre le tragique et l'idée de mort. La poésie s'y
abandonne. À la fois lucide et désespérée, elle célèbre l'instant comme le seul bien véritable.
L'homme est dans la caverne et sait qu'il n'existe rien au dehors, pas de monde lumineux et
éternel, pas d'idéal désincarné. La force que suppose cette acceptation donne à l'homme
tragique la stature d'un héros qui n'a pas de place dans la cité où règne une raison qui impose
un renoncement aux forces vitales et contradictoires de la vie. Si vivre, c'est délirer, si la vie
suppose l'ivresse de l'abandon aux forces obscures, le philosophe, par peur du chaos, instaure
le règne de la raison comme un rempart au feu brûlant du désir, à l'amour de l'éphémère, à la
passion de l'oubli. Le poète, lui, est possédé par la beauté du monde, par la chair précaire et
ses plaisirs fugaces. Ce qu'il n'ignore pas c'est la nécessité de devoir y renoncer. Folie et
sagesse ne s'opposent pas dans le verbe poétique. Les noces du ciel et de la terre, de l'homme
avec le monde, de soi avec soi et avec les autres dans un mouvement de dépersonnalisation
fécond,468 tout ceci est le chant premier et dionysiaque d'un Camus libre de toute entrave
morale, débordant de vitalité, d'un Camus tragique. À la fin de sa vie, il revient à l'évidence
première d'une force originelle en-deçà ou au-delà de la morale. Il note dans ses Carnets, six
mois avant de mourir : « J'ai abandonné le point de vue moral. La morale mène à
l'abstraction et à l'injustice. Elle est mère de fanatisme et d'aveuglement. Qui est vertueux
doit couper les têtes. Mais que dire de qui professe la morale, sans pouvoir vivre à sa hauteur.
La morale coupe en deux, sépare, décharne. Il faut la fuir, accepter d'être jugé et ne plus
juger, dire oui, faire l'unité – et en attendant, souffrir d'agonie. » (C III, 269) Bien loin de la
morale, l'être sent, comme en une vibration douloureuse, l'intensité de l'instant, l'éternité à la
lisière de la durée labile, l'éclair subit d'une illumination. Désormais hors du temps, tout entier
saisi par le martèlement du monde, il s'abandonne à cette explosion de « folie hagarde et
douloureuse ». Camus, à Venise, lors d'une tournée des Possédés, les nerfs tendus par
l'absence de sommeil, l'excès de café et la chaleur étouffante, voit devant lui, avec l'effroi et la
jubilation d'un Néron devant l'incendie de Rome, disparaître la ville de Venise dans un
468
« Jusqu'où ira cette nuit où je ne m'appartiens plus ? » écrit le jeune Camus dans « Entre oui et non ». (E, 27)
flamboiement imaginaire.469 Camus, dans l'intime des Carnets, laisse éclater le fracas
dionysiaque.
La musique
« Sur le chemin, le merveilleux éclat des géraniums
rouges. Le fou a tiré de sa boîte un roseau fendu dans sa
longueur et dont la fente est tapissée d'une peau de caoutchouc.
Il en tire une bizarre musique, plaintive et chaude : "Il pleut sur
la route…" La musique nous poursuit devant les géraniums et
les gros massifs de marguerites, devant cette mer au sourire
imperturbable. » (C I, 33)
De ce fracas silencieux jaillit la musique. Elle seule laisse entendre un chant où le
logos n'est pas entravé par la raison, elle seule peut restituer la splendeur du monde, le
bruissement d'ailes d'un vol de corbeaux dans un ciel crépusculaire, la caresse bruissante de la
vague sur la grève, le silence tumultueux des profondeurs obscures, le battement sourd du
cœur et des tempes. « Soir, silence, corbeaux, comme oiseaux de Lourmarin et la chatte, mes
larmes, musique. » (C III, 144) La musique, à l'origine même du lyrisme autorise la folie et la
sagesse, chante la vie exaltante qui, dans le pli de son étoffe étincelante, laisse apparaître la
couleur du deuil, la rugosité du réel. Elle scintille et explose dans un éclat solaire comme ces
coups de cymbales sur la plage où Meursault tue l'Arabe.470 La dimension synesthésique
permet d'approcher le mystère du verbe poétique qui révèle des liens invisibles, fragiles
résurgences d'une unité perdue. La musique du monde, c'est le rire dionysiaque : « […] ivre
de lumière, écrit Camus lors d'un voyage en Grèce, la tête pleine d'éclats et de cris silencieux,
avec dans l'antre du cœur, une joie énorme, un rire interminable, celui de la connaissance
après lequel tout peut survenir et tout est accepté. » (C III, 163) La musique, dans son rythme,
469
« La ville était vide alors mais la chaleur ne faiblissait pas, ni à cette heure ni à celle du soir, toujours égale,
toujours brûlante et humide, et Venise était toujours cernée pendant que, désespérant d'en sortir jamais, nous
cherchions seulement à respirer […], à durer enfin dans cet étrange temps sans repère ni repos, les nerfs
tendus par le café et l'insomnie, arrachés à la vie. Êtres hors du temps, mais êtres aussi bien que nul ne
désirait, ni rien au monde, que la continuation de cette folie hagarde et immobile, au milieu de l'incendie figé
qui dévorait Venise, heure après heure, inlassablement, et à ce point qu'on attendait l'instant où d'un seul
coup la ville tout à l'heure encore éclatante de couleurs et de beauté s'affaisserait en cendres que le vent
absent n'emporterait même pas. Nous attendions, accrochés les uns aux autres, incapables de nous quitter,
brûlant aussi, mais avec une sorte de joie interminable et étrange, sur ce bûcher de la beauté. » (C III, 270)
470
« Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du
couteau toujours en face de moi. » (TRN, 1168)
c'est le tempo du corps, le flux du sang dans les veines, le balancement de la marche ou de la
danse, la diction d'une langue constituée de brèves et de longues, la singularité du réel,
l'unicité de l'instant d'émission, l'enchantement inscrit dans la matière sonore et issu de corps.
Elle permet la résolution d'un antagonisme entre la raison des philosophes et l'ivresse
désespérée des poètes. Elle permet également d'accepter le mensonge de l'illusion et même
d'en énoncer le besoin vital de nous rattacher aux mondes des apparences et des phénomènes.
Elle s'inscrit dans le flux ininterrompu de la vie, tout entière dans sa phénoménalité, dans
l'actualité de sa facture et de son audition. J'écoute une musique et n'ai rien à chercher ni à
décrypter en deçà ou au-delà des notes dont je perçois, dans un ravissement où le corps et
l'esprit se mêlent, l'harmonie, la force, la douceur, la dissonance inquiétante. La voix elle-
même est musique par le souffle qui en est l'origine.
Nietzsche rappelle les liens étroits qui unissaient la tragédie et la musique, une
musique gaie, légère, joyeuse, le chant dionysiaque de l'aulos.471 L'aulos est un instrument à
vent souvent désigné, à tort selon les puristes, sous le nom de flûte ou de pipeau. C'est un
instrument à anche, de sonorité criarde et de justesse approximative. Il est formé de deux
tuyaux indépendants dont les trous sont réglés chacun par une main, ce qui suppose une
certaine hétérophonie. Dans les danses et les dithyrambes, son emploi s'accompagnait de
percussions variées à base de tambourins et de crotales. Dès l'origine, les instruments à vent
s'opposent aux instruments à cordes, lyre ou cithare. La flûte contre la lyre, c'est le souffle
contre la corde pincée, la vitalité sauvage contre la maîtrise née de la civilisation, c'est une
nouvelle fois Dionysos contre Apollon. La flûte champêtre est liée à la nature primitive, elle
fait danser les Ménades, rythme leurs bacchanales et accompagne leurs délires de chair et de
sang.
On raconte que la flûte est inventée par Athéna qui, mécontente de constater le
gonflement de ses joues, la jette. Un berger, Marsyas, la trouve, enchante le monde de ses
mélodies et suscite la jalousie d'Apollon qui le défie de jouer et chanter en même temps. Le
berger, vaincu, est écorché vif. Le mythe retrace le triomphe de la civilisation sur les
exhalaisons puissantes de la nature primitive. Nietzsche stigmatise cette triste victoire par le
concept récurrent de décadence c'est-à-dire d'appauvrissement et d'épuisement. La décadence
est la marque, selon Nietzsche, de l'art moderne. Le véritable artiste se doit donc avant tout de
471
Initialement, La Naissance de la tragédie était intitulée « Les origines musicales de la tragédie ».
472
NIETZSCHE, Nietzsche contre Wagner,Œuvres, op.cit., p.1325
473
Ibid., p.1307
474
« Le grand style vient à la suite de la grande passion. Il dédaigne de plaire, il oublie de convaincre. Il
commande. Il veut. » (Frag. Posth. XIV, p.231, cité par SIMHA, 158)
475
Dans ses textes divers sur la tragédie, NIETZSCHE décrit avec précision le dithyrambe : « Dans le dithyrambe
printanier des origines, l'homme cherche à s'exprimer non comme un individu mais comme membre de son
espèce. Le fait qu'il cesse d'être un homme individuel s'exprime par le symbolisme visuel, par la musique ; il
s'exprime comme un satyre, comme un être naturel parmi d'autres êtres naturels, au moyen de gestes, et même
d'une mimique renforcée, d'une mimique dansée. Mais au moyen de la musique il exprime les pensées les plus
intimes de la nature ; ce n'est plus seulement le génie de l'espèce, comme dans le geste, c'est le génie de
l'existence elle-même, la volonté de se faire entendre ici sans intermédiaire. Par le geste, il reste à l'intérieur
des limites de l'espèce, donc du monde phénoménal, mais par le son il résout le monde phénoménal en son
unité première, le monde de la Maïa s'évanouit sous son charme », La Naissance de la tragédie, op.cit., p.237
On peut imaginer le chœur couronné, ivre de vin et de dieu, déchaîné comme les Bacchantes,
constitué d'êtres métamorphosés en satyres dans l'attente de la vision du dieu. Platon admettait
le mode phrygien, mode dionysiaque par excellence qui servait dans le dithyrambe.
Cependant il l'associait à la tranquillité patriarcale alors qu'il devient, chez Aristote, le mode
du mouvement passionné et de l'enthousiasme bruyant. Traditionnellement, deux autres
modes étaient perçus comme opposés : le mode hypodorien et le mode dorien. L'hypodorien
possède des qualités d'énergie, mais dans un esprit moins solennel et davantage porté à la joie
que le mode dorien. Le dorien coïncide avec le lydien qui est une suite d'intervalles du grand
système parfait.
L'accord mineur est à l'accord majeur ce que le dionysiaque est à l'apollinien. La
gamme dite naturelle majeure correspond, sur les instruments à claviers à la succession des
touches blanches : do-ré-mi-fa-sol-la-si-do. La gamme mineure, qui peut être montante ou
descendante suit le modèle suivant : la-si-do-ré-mi-fa#-sol#. Ces deux gammes sont dites
diatoniques. Une troisième gamme appelée chromatique est une suite de demi-tons
théoriquement égaux. La gamme mineure est couramment associée au clair-obscur, aux lieux
imprécis et indéfinis, à la tentation des lisières, des marges, des limites, des limbes. C'est l'être
mi-homme, mi-bête, le satyre affublé de cornes de bouc, de pattes de chèvres, figuration de
Pan, exemplification de l'homme sauvage.
« Mon style est une danse, un jeu avec les symétries de toute sorte et une gambade
moqueuse par-dessus ces symétries. Cela se sent jusque dans le choix des voyelles. »476 La
relation entre le logos et la musique esquisse l'ambiguë frontière de l'écriture poétique et de
l'écriture prosaïque. Camus n'a jamais, si ce n'est dans sa tendre jeunesse, écrit de vers dans
une forme traditionnelle, rimée et rythmée. Sa vitalité, son exubérance, son « anarchie
profonde » (E, 1921) le conduisent à la création d'une prose dense. La phrase n'en est pas
moins musicale, faisant résonner comme en échos enivrants des mots récurrents, affectionnant
des rythmes ternaires ou quaternaires. La phrase camusienne, dans Noces notamment, a la
fluidité répétitive477 des vagues méditerranéennes sur la grève solitaire. Elle célèbre « l'accord
de la terre et du pied »478 (TRN, 57) dans une ivresse des mots. Elle chante un chant de
plénitude en comblant tous les blancs de la feuille, en remplissant le vide d'une petite écriture
476
Lettre de NIETZSCHE à RHODES du 22 février 1884, citée par SIMHA, Nietzsche, Bordas, 1988, p.153
477
L'expression est oxymorique, nous y reviendrons en abordant la notion de rythme.
478
Caligula, II, 14
sûre et nerveuse. Elle creuse le silence, modèle l'instant, ébauche un espace. L'extériorité du
monde et l'intériorité de l'auteur entrent en résonance, s'imbriquent, s'emmêlent confusément
dans des accords mineurs.
Le monde est la matière de l'artiste. Le monde dans toute sa complexité, ses
paradoxes, ses fadeurs et ses excès, le monde du transitoire et de l'éternel, du précaire et de
l'idéal, de la joie dans le renoncement à l'espérance vaine illusoire et mensongère, le monde
dans sa folle vitalité. L'enthousiasme, la ferveur, la terreur, le rire, c'est Mozart, le seul
musicien auquel Camus rend hommage à plusieurs reprises. Compositeur dionysiaque, le
génie de Salzbourg « parle le langage de tous, écrit Camus dans un éditorial de L'Express,
[…] et le met au service de nouveaux modes et le fait retentir de façon imprévue. […] il ne se
sépare de rien, embrasse tout le registre humain, de la jouissance à l'effusion, et accepte son
temps sans le bouder. » (EX, 175) À l'instar de Dionysos, le Don Juan mozartien est un
personnage dont l'irréductibilité le rend haïssable aux yeux des sociétés tyranniques. Il est la
victoire de l'individu sur le système, il est la radicalité du refus énoncé dans un éclat de rire,
dans un accord radieux. Il est la résistance joyeuse, le choix de la vie irradiante, de la
jouissance immédiate, le refus de toute tergiversation hypocrite, le dégoût de la mine
chafouine : « Écoutez les mesures triomphantes qui accompagnent les entrées de Don Juan. Il
y a dans le génie cette indépendance irréductible, qui est contagieuse. Elle annonce d'avance
qu'une certaine sorte d'esprits ne se pliera jamais qu'à une solidarité consentie, et à cette
libre obéissance qui seule fait avancer l'histoire. » (EX, 176-177)
Le prix à payer de cette irréductibilité est parfois lourd. Mais il est le gage d'une
écriture exigeante. Camus confesse : « J'ai dit ce qu'il fallait pour réunir, même quand je me
sentais séparé. Et au bout de tout cela ce fut la catastrophe. Maintenant j'erre parmi les
débris, je suis sans loi, écartelé, seul et acceptant de l'être, résigné à ma singularité et à mes
infirmités. Et je dois reconstruire une vérité – après avoir vécu toute ma vie dans une sorte de
mensonge. » (C III, 266) Une nouvelle éthique naît, nietzschéenne et limpide : « Exalter ce
qui doit l'être. Taire le reste. » (C III, 267) Mais le philosophe de Nils montre le cap :
« Nietzsche . "Aucune souffrance n'a pu, ni ne pourra m'induire à porter un faux témoignage
contre la vie, telle que je la connais." […] "Conquérir la liberté et la joie spirituelle, afin de
pouvoir créer et ne pas être tyrannisé par des idéaux étrangers." » (C III, 265)
LA LYRE D'APOLLON
L'individuation
« Qui suis-je et que puis-je faire – sinon entrer dans le
jeu des feuillages et de la lumière. Être ce rayon de soleil où ma
cigarette se consume, cette douceur et cette passion discrète qui
respire dans l'air. Si j'essaie de m'atteindre, c'est tout au fond de
cette lumière. Et si je tente de comprendre et de savourer cette
délicate saveur qui livre les secrets du monde, c'est moi-même
que je trouve au fond de l'univers. » (C I, 21)
Paradoxe de se perdre pour mieux se trouver, de saisir le "je" dans l'instant même de sa
dissolution. Nécessité d'un sauvetage ontologique pour pouvoir créer. L'art suppose la
préhension de soi, l'inscription de la voix dans un espace délimité, la restriction des champs
du possible, le renoncement à la fusion dissolutive, à la jubilation extatique. Il faut réintégrer
son corps dans le carcan du temps, son esprit dans le bornage d'une raison. La finalité de la
vie suit une ligne éthique, s'inscrit dans le cadre de la cité des hommes, dans les exigences de
l'humaine condition. "Je" semble naître de ce saisissement de soi dans l'instant : « Maintenant
je puis parler. Je ne sais pas ce que je pourrais souhaiter de mieux que cette continuelle
présence de moi-même à moi-même. Ce n'est pas seulement d'être heureux que je souhaite
maintenant, mais seulement d'être conscient. » (C I, 23)
L'une des tensions camusiennes réside dans une double postulation simultanée et
contradictoire : l'attrait dionysiaque pour l'indifférencié, le fluide, la vie jaillissante,
l'impersonnalité ; l'attachement apollinien à la beauté figée, à la raison, aux règles de la cité, à
l'individu. Dionysos contre Apollon, mais aussi Nietzsche contre Platon. Camus affectionne
également les deux philosophes. Tension féconde ou aporie créatrice ? L'auteur s'attache à la
recherche de la personne. Il s'interroge sur son identité, sur son lien individualisé avec le
monde, sur la finalité de sa vie, sur les pouvoirs de la raison, sur les vertus de la dialectique,
sur le sens de l'histoire et la place de l'homme dans la cité. Autant de questions qui n'ont guère
de sens dans l'approche dionysiaque et qui s'actualisent dans l'apollinien.
sorte de celui qui les accomplit. Jamais les récits ne se placent dans la perspective du
sujet. »479 Pourtant, sous le soleil grec, la notion de personne émerge lentement. Mais ce n'est
pas dans le monde de la tragédie qu'il faut chercher mais dans l'obscurité des mystères
orphiques, dans la relation de l'homme avec le sacré. Le roi se fait devin. Le mage,
philosophe. La conséquence de l'émergence de la personne des mystères est l'amorce d'une
dichotomie de l'âme et du corps. « L'âme apparaît dans l'homme comme un élément étranger à
la vie terrestre, un être venu d'ailleurs et en exil, apparenté au divin. »480 L'expérience
intérieure donne naissance à l'âme, daïmôn. L'ascèse permet de retrouver l'origine divine de
l'homme. Le corps n'est alors qu'une enveloppe, une prison. La psyché qui, chez Homère était
une fumée inconsistante, un fantôme sans relief et sans force qui s'exhale de l'homme à son
dernier souffle, devient une puissance installée au cœur de l'homme vivant. Elle est une
dimension nouvelle. Elle permet une objectivation du monde intérieur. La première pierre de
l'édifice du moi est posée.
Le moi posé, la cité peut alors jaillir de l'informe et du désordre d'une vie
indifférenciée. La raison fleurit sur ce socle nouveau. Elle s'enroule en volutes sur le thyrse du
mage qui se fait philosophe par le développement du logos. « Par l'intermédiaire de la parole
et de l'écrit, le philosophe s'adresse à toute la cité, à toutes les cités. Il livre ses révélations à
une publicité pleine et entière. En portant le "mystère" sur la place, en plein agora, il fait
l'objet d'un débat public et contradictoire, où l'argumentation dialectique finira par prendre le
pas sur l'illumination surnaturelle. »481 La cité s'élargit, éloignant le sauvage et l'informe, le
désordre, l'obscur et le cruel, créant des règles, des limites, une morale. L'homme s'inscrit
dans une dichotomie du bien et du mal, dirige ses actions pour la prospérité de la cité et
invente la notion de bonheur. Apollon règne.
Le masque
Le mot persona désignait primitivement un masque, un rôle dans une pièce de théâtre,
et par analogie, chez Épictète ou Marc-Aurèle, la fonction assignée par la Providence à
chaque homme dans sa vie. Le masque n'est pas forcément ce qui dissimule, il peut être aussi
ce qui révèle. Les cubistes ont découvert l'art nègre, puis les surréalistes se sont intéressés aux
479
Jean-Pierre VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte Poche, 1996, p.366
480
Ibid. p.368
481
Ibid. p.391
effigies de bois ou de métal aux traits le plus souvent exacerbés, dont "l'inquiétante étrangeté"
et la "beauté convulsive" leur paraissaient puiser aux sources mêmes de la création dévoilant
le mystère des forces primordiales, celles-là même qui commandent la fureur sacrée du poète.
Ils retrouvaient ainsi l'origine du masque dans notre propre culture.
Camus, imprégné de culture grecque, renoue avec la révélation qui surgit du masque.
La beauté du masque, sa justesse, la perfection d'un rôle joué avec exactitude et avec humilité
permet à l'homme d'accéder à une vérité simple, forte et authentique, à une évidence
immédiate. C'est aussi là que réside l'étrange paradoxe de la vérité fictionnelle, le "mentir-
vrai", troublant et évident. Dans « Noces à Tipasa », Camus s'écrie : « J'avais au cœur une
joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience tranquille. Il y a un sentiment que
connaissent les acteurs lorsqu'ils ont conscience d'avoir bien rempli leur rôle, c'est-à-dire, au
sens le plus précis, d'avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu'ils
incarnent, d'être entrés en quelque sorte dans un dessin fait à l'avance et qu'ils ont d'un coup
fait vivre et battre avec leur propre cœur. C'était précisément ce que je ressentais : j'avais
bien joué mon rôle. » (E, 60) Ainsi "je" est le vrai et le faux, l'authentique et le fictif, le même
et le singulier, l'identique et l'altérité. "Je" n'est jamais si juste et troublant que lorsqu'il est
autre.
Ipse-idem
Par le masque, le même se pose sur l'altérité. Ipse et idem entrent dans une interaction
féconde. Le masque du théâtre grec est la marque du héros antique. Son être ne vaut qu'à
travers ses actions. Ses traits figés révèlent le même, permettent la catharsis, suggèrent à
chacun des spectateurs la disponibilité identificatoire.482 Le masque est le miroir de notre
labyrinthe intérieur, figuration épurée des entrailles profondes. On s'y abîme pour retrouver
une identité à la fois trouble et authentique. Ce flux identificatoire vers l'autre comme autre
soi-même permet également la rencontre avec une intimité révélatrice. Par la rencontre du
même, nous nous découvrons dans notre singularité irréductible. Ce voyage par le masque
lève le voile du sommeil de la conscience. Tel Caligula face au miroir, nous pouvons
482
Dominique COMBE écrit : « Commentant un poème de Goethe, Walzel affirme que ″dans le lyrisme pur, le "Je"
n'est pas un "Je" subjectif mais un masque – selon un thème très nietzschéen –, allant même jusqu'à montrer
que le "Je" du lyrisme pur est si peu personnel et subjectif qu'il devient en réalité semblable à un "Il". », « La
référence dédoublée », in Figures du sujet lyrique, op.cit., p.48
contempler avec effroi et jubilation les traits tortueux de notre âme révélée. Le masque, à
l'instar du masque mortuaire posé sur les cadavres pour dissimuler la décomposition et donner
aux traits du visage une permanence, est une ébauche de la singularité. Il n'est plus, comme le
masque de théâtre grec la marque de l'idem mais celle de l'ipse. Ici encore surgit l'individu
qui, dans la force affirmative de sa vérité unique, se distingue de l'autre.
Ces remarques sur le masque, nées de l'approche étymologique du mot "personne",
peuvent s'étendre à la notion d'identité. Ricœur, dans Soi-même comme un autre rappelle la
valeur ambiguë de la notion qu'il décompose en deux termes, idem et ipse. Le premier indique
ce qui dans l'identité nous fait semblable aux autres. Le deuxième signale l'unicité
irréductible, le centre intime, singulier : « Je rappelle les termes de la confrontation : d'un côté
l'identité comme mêmeté (latin : idem ; anglais sameness ; allemand : Gleichheit), de l'autre
l'identité comme ipséité (latin : ipse ; anglais : selfhood ; allemand : Selbstheit). »483 Ricœur
s'interroge sur la permanence du moi et découvre l'importance de la relation à l'autre comme
autre soi-même et comme autre tout court à qui l'on doit rendre compte de la parole donnée.
Dans cet échange avec l'alter ego, le "je" se pose dans une nécessaire permanence.484
C'est dans l'acte de parole que l'être se dissimule et se divulgue dans le même temps. Il
se dit à l'autre et fait naître l'autre en naissant à lui-même. Il se dévoile également en donnant
corps par les mots assemblés à la rugosité du monde, à sa lumineuse clarté, à son opacité
fulgurante. C'est dans le "figural" tel que le définit Jenny que l'être se pose dans la
configuration linguistique de l'événement.485 Prenant comme point de départ la réflexion de
Ricœur qui, dans La Métaphore vive explique que « Tout discours est un événement »,486
Jenny développe la relation entre le sujet parlant et son discours. L'énoncé procède d'un
énonciateur et d'une circonstance ; il est, faisant événement, l'expression de la subjectivité du
483
Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, Paris, 1990
484
MAULPOIX écrit à ce sujet : « La définition de l'identité passe par la relation à autrui. C'est dans le maintien du
rapport à l'autre que se définit le propre. Je ne suis assuré de moi-même que par ma fidélité aux engagements
pris. », Adieux au poème, op.cit., p.207
485
« Appelons donc ″figural″ le processus esthético-sémantique qui conditionne la reconduction du discours à la
puissance de l'actualité. Le ″figural″ plutôt que les ″figures″ qui évoquent les opérations spécifiques, locales
dans un discours, et hétérogènes. […] Une poétique du figural devrait décrire, dans une suite d'élucidations
réciproques, les dispositifs formels et les moments phénoménologiques qu'ils produisent au cours de ces
processus. », Laurent JENNY, La Parole singulière, Belin, 1990, pp.14-15
486
« Tout discours se produit comme un événement, mais se laisse comprendre comme sens. Pour marquer le
caractère d'événement du discours, Émile BENVENISTE forge l'expression d'″instance de discours″, par quoi il
désigne ″les actes discrets et chaque fois uniques par lesquels la langue est actualisée en paroles par un
locuteur″. », Paul RICŒUR, La Métaphore vive, Éditions du Seuil, Points Essais, 1975, p.92
sujet parlant. Il s'organise à partir d'un moment, d'un espace et d'une position particulière du
moi.
Intériorité et extériorité
La singularité du sujet née de l'acte discursif s'appuie sur une référence au monde dans
son irréductibilité. Jenny écrit : « Dans le mouvement pour rejoindre tel ou tel objet du
monde, on a ouvert une "profondeur" qui est aussi une distance. Et aucune accumulation de
mes mots ne pourra jamais la réduire. La multiplication des visées diffractera seulement cette
distance en mille perspectives […]. »487 Cependant ce retrait du monde n'est pas une
séparation absolue. Le discours se nourrit de la matière même du monde, se déploie avec lui.
Le sujet dans ses tentatives de préhension du monde se diffracte, se parcellise à l'infini
dans des jeux de miroir. Il se rassemble dans sa voix. Maulpoix définit la voix poétique
comme « une inflexion particulière, une façon originale de marquer d'un rythme, comme d'y
faire "hésiter" le son et le sens. […] Le sujet lyrique est à la fois une voix singulière (une
articulation, une inflexion, un grain, une tessiture dont il est possible d'évaluer stylistiquement
la singularité) et un résonateur de voix diverses, (un capteur, un enregistreur, une chambre
d'échos). Chambre d'échos et boîte à images, le sujet lyrique tire son profit proprement
poétique de son défaut d'identité. Son œil parle et écoute. Son écriture met son regard en
voix : il reçoit, reproduit et redistribue des figures, tout comme il capte, enregistre et rediffuse
des voix. Visionnaire (Hugo), voyant (Rimbaud), voyeur (Coppée), ou simple regardeur
d'images et d'estampes (Baudelaire), il est capable de voir plus moins, mieux ou autrement
qu'autrui. »488 Le sujet se nourrit d'extériorité. Pourtant il est tout entier tourné vers lui-même
et son discours ne semble pas avoir d'autre finalité que d'accéder à une intériorité singulière, à
une expérience unique. C'est le paradoxe de la "référence dédoublée", expression empruntée à
Jakobson par Ricœur489 et reprise par Dominique Combe dans Le sujet lyrique en question. Le
sujet lyrique pose sa voix dans une intentionnalité de la conscience, il s'inscrit dans une
volonté heuristique de « re-description » du monde. Centré sur lui-même il s'élance vers le
487
Laurent JENNY, La Parole singulière, op.cit., p.19
488
Jean-Michel MAULPOIX, Adieux au poème, op.cit., p.214
489
« À cette conception non référentielle du discours poétique, nous opposons l'idée que la suspension de la
référence latérale est la condition pour que soit libéré un pouvoir de référence du second degré, qui est
proprement la référence poétique. Il ne faut donc pas seulement parler de double sens, mais de ″référence
dédoublée″ », Paul RICŒUR, La Métaphore vive, op.cit., p.11
monde. Effaçant les contours de son être dans une pure contemplation fusionnelle, c'est lui-
même qu'il trouve au point culminant de cette extase : « Au plan phénoménologique, cette
double référence paraît correspondre à une double intentionnalité de la part du sujet, à la fois
tourné vers lui-même et vers le monde, tendu à la fois vers le singulier et vers l'universel. De
sorte que le rapport entre la référentialité autobiographique et la fiction passe par cette double
intentionnalité. »490
Le lyrisme apollinien
J'appelle lyrisme apollinien un lyrisme individué, cadré par la raison, orienté par la
conscience, inscrit dans la cité des hommes. Lyrisme solaire et harmonieux, lyrisme de la
mesure qui se construit à partir d'éléments opposés, équilibre conquis sur le désordre du
monde. Cette poétique, consubstantielle à un logos qui a servi de support à l'émergence de la
pensée rationnelle, s'inscrit dans la lumière solaire, la verticalité édifiante et édificatrice. Elle
affectionne le cadre et l'image, le lisse et le poli, la beauté épurée des statues grecques, le
rythme ternaire et la métaphore, la mise en page qui est aussi mise en cadre, la limite
rassurante, la bordure, la lisière au-delà de laquelle on s'interdit toute incursion. C'est la
victoire du conscient et de la règle, l'émergence d'une créativité dans les règles de l'art et la
difficile gageure de la vie collective.
Illumination
Lumière, soleil, éclat, apparence, reflet, tels sont les esquilles d'un lyrisme de l'image
révélée par la lumière solaire, d'un lyrisme de l'apparence, de la beauté plastique, du toucher,
de l'effleurement de la matière, des formes figées et froides du marbre travaillé et poli. Le
soleil, dans un doux miroitement nous offre l'image du monde dans une lumière mordorée.
Tipasa livre sa beauté sous l'éclat d'un soleil printanier. Mais ce soleil peut aussi être feu et
rappeler à l'homme l'attrait dionysiaque de l'indifférencié du paradoxe et de la violence. Il
apparaît comme une entité première, essentielle, constitutive du monde et de l'homme :
« Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. » (E, 56) Le
soleil révèle la vérité de l'être et la mort inéluctable. 491 Il est lumière et obscurité tant il est vrai
que le rapprochement poétique du lumineux et du ténébreux peut également donner accès à ce
490
Dominique COMBE, « La référence dédoublée », in Figures du sujet lyrique, op.cit., p.63
491
« […] j'aurai conscience d'accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort » (E, 58)
figures liées à la violence des armes sont les mêmes que dans L'Étranger : « Sur les temples
et sur la pierre du sol que le vent semble avoir décapés jusqu'à l'os, la lumière de onze heures
tombe à plein, rebondit, se brise en milliers d'épées blanches et brûlantes. » (C III, 156) Mais
ici, dans une inflation métaphorique, la violence se fait viol : « La lumière fouille les yeux, les
fait pleurer, entre dans le corps avec une rapidité douloureuse, le vide, l'ouvre à une sorte de
viol tout physique, le nettoie en même temps. » (C III, 156) Purification et prise de conscience
de soi émergent sous l'assaut de l'astre éclatant. Les yeux s'ouvrent enfin sur la vérité
existentielle révélée par le classicisme grec. Le soleil est ainsi, à la différence de l'inquiétante
obscurité des profondeurs caverneuses, source de lucidité et facteur d'individuation. Il éclaire
le monde et éclaircit la conscience. « Mais, en même temps, entrait en moi avec je soleil
quelque chose que je saurai mal dire. À cette extrême pointe de l'extrême conscience, tout se
rejoignait et ma vie m'apparaissait comme un bloc à rejeter ou à recevoir. » (E, 39) écrit le
jeune Camus dans « La Mort dans l'âme ».
Le soleil favorise à la fois la connaissance de soi et l'émergence épanouie d'un monde
coloré. L'image chamarrée de l'univers est un vivifiant catalyseur d'une perception intime de
notre être. L'artiste, dès lors, se fait peintre quand se révèlent à lui les correspondances des
teintes, les contrastes. Le paysage prend forme dans un jaillissement de couleurs primaires.
L'univers miroite de coloris chatoyants, rendus plus vifs encore par l'éclat du soleil. Le sang
rouge des hibiscus ou des géraniums se juxtapose au bleu des iris, à la blancheur éblouissante
de la mer « cuirassée d'argent » (E, 55), « qui roule ses chiens blancs » (E, 57), au jaune
« bouton d'or » de l'autobus. (E, 55) Les teintes ne se confondent pas, elles sont trop
tranchées, trop crues, mais forment un tout fédéré par un système de contrastes et de
correspondances. Leur perception exacerbée rapproche la description du paysage de la
peinture des Fauves qui utilisent des peintures vives en touches juxtaposées afin de faire
transparaître toute la violente beauté d'un paysage : « Alors que les cyprès sont d'ordinaire
des tâches sombres dans les ciels de Provence et d'Italie, ici, dans le cimetière d'El Kettar, ce
cyprès ruisselait de lumière, regorgeait des ors du soleil. Il semblait que, venu de son cœur
noir, un jus doré bouillonnât jusqu'aux extrémités de ses courtes branches et coulât en
longues traînées fauves sur le vert du feuillage. » (C I, 155) Dans un souci de restituer les
paysages dans la vérité d'une perception, l'artiste pose des couleurs sur son papier comme le
peintre sur sa toile, avec la même évidence, la même simplicité : « Je décris et je dis : ″Voici
qui est rouge, qui est bleu, qui est vert. Ceci est la mer, la montagne, les fleurs. » (E, 57)
Pourtant, le poète travaille avec des mots et non avec la matière première des pigments
odorants des peintres. La densité de la couleur résulte de la force de l'image. La métaphore,
par son mystère et son pouvoir suggestif, restitue alors, avec bien plus d'efficacité, la force et
le caractère d'un paysage. La métaphore frôle l'oxymore quand le poète tente de saisir « entre
[ses] cils battants l'éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. » (E, 58) La mise en
images du monde, favorisée par la lumière solaire et la lucidité du regard, est le travail même
du poète.495 Celui-ci figure plus qu'il ne donne à voir. Ricœur, analysant Fontanier dans La
Métaphore vive écrit : « Ainsi, la figure est bien ce qui fait paraître le discours en lui donnant,
comme dans les corps, contour, traits forme extérieure. De tous les tropes il faut dire qu'ils
sont, "comme la poésie, enfants de la fiction" ; car la poésie, moins soucieuse de vérité que de
ressemblance, s'attache à "figurer, à colorier son langage, à le mettre en images, en tableaux,
à en faire une peinture animée et parlante". »496
Verticalité
Perceptions colorées et lucidité s'allient étrangement : « Hier. Le soleil sur les quais,
les acrobates arabes et le port bondissant de lumière. On dirait que pour le dernier hiver que
je passe ici, ce pays se prodigue et s'épanouit. Cet hiver unique et tout éclatant de froid. Du
froid bleu. / Lucide ivresse et dénuement souriant […]. » (C I, 29) Lumière éclatante, densité
de la couleur, connaissance de soi née de la paradoxale union de la lucidité et de l'ivresse, tout
converge vers la nécessaire et virile acceptation du désespoir révélé par les stèles grecques.497
La lumière solaire de la conscience naissante favorise la verticalité. Dans la lumière de
l'Acropole, les yeux ouverts sur la beauté révélatrice, Camus aperçoit des visages de corés et
saisit avec effroi la force de la beauté grecque, la violence de l'évidence. 498 À l'horizontalité
minérale célébrée par la poétique dionysiaque, s'oppose la célébration d'une verticalité qui
signale la victoire de l'homme sur les éléments et sur sa périlleuse animalité. Être debout,
495
« On ne pense que par image. » écrit Camus dans ses premiers Carnets. (C I, 23)
496
Paul RICŒUR, La Métaphore vive, op.cit., p.83 Les références entre parenthèses renvoient à l'ouvrage de Pierre
FONTANIER, Les Figures du discours. Introduction par Gérard Genette, Flammarion, 1968.
497
L'intuition exprimée par Camus dans ses premiers Carnets : « […] le désespoir dans la lucide acceptation des
stèles grecques. » (C I, 29) est confirmée dans les années de maturité. Camus, lors de son voyage en Grèce en
1955 retrouve la même évidence : « Les stèles funéraires aussi et cette douleur réprimée. » (C III, 158)
498
Le tout jeune Camus, opposant les concepts de civilisation et de culture, écrivait déjà : « Culture : cri des
hommes devant leur destin. » (C I, 50)
c'est, dans un défi altier, être fier de pouvoir enfin toiser l'altérité trouble, la juguler, la nier.
Les statues grecques illustrent l'importance de la verticalité. Jean-Pierre Vernant retrouve les
sources de cette notion dans l'histoire de la statuaire grecque : « Dans le vocabulaire grec de la
statue, très divers et assez flottant, comme M. E. Benveniste l'a montré, le terme colossos, du
genre animé et d'origine préhellénique se rattache à une racine kol-, qu'on peut rapprocher de
certains noms de lieu en Asie Mineure (Kolossai, Kolophon, Koloura) et qui retient l'idée de
quelque chose d'érigé, de dressé. »499 Il précise qu'à la différence du bretas ou du xoanon qui
sont en quelque sorte des idoles portatives, le colossos se définit par son immobilité et sa
fixation. Érigé en terre, il se dresse dans la lumière du jour et ne bouge plus. Double du
défunt, il véhicule sa psyché. La notion de double est illustrée par l'épisode au cours duquel
Achille rêve de Patrocle et voit son image, comme en songe ou la disparition d'Hélène dont la
présence survit au palais sous la forme d'une image, d'un rêve, d'un double. On rejoint ce que
Nietzsche explique à propos d'Apollon « le "Brillant", « le dieu de la lumière [qui] gouverne
aussi la lueur belle du monde intérieur, de l'imagination. La vérité supérieure, la perfection de
ces états de rêve comparés à la réalité diurne qui n'est intelligible que par fragments, le sens
profond que nous avons de l'action salutaire et secourable de la nature dans le sommeil et dans
le rêve sont l'analogue et le symbole de la faculté prophétique et, en général, de tous les arts
qui font la vie possible et digne d'être vécue. »500 Apollon est bien le prophète, le visionnaire,
celui qui perçoit les images. Pour ne pas sombrer dans la folie de l'informe, il lui faut un sens
de la limite que son art lui impose. Elle est définie par Nietzsche comme « le contour sobre,
l'absence d'impulsions brutales, le calme et la sagesse du dieu sculpteur. Il rappelle ce que
Schopenhauer raconte dans Le Monde comme volonté et comme représentation : l'homme,
plongé dans la tempête, conserve une certaine sérénité en s'accrochant à sa frêle embarcation,
c'est-à-dire au principe d'individuation.
La lumière éclaire le monde, le rêve fait naître l'image, le sens de la limite lui confère
un contour défini. La verticalité surgit avec l'individuation. Le double, corolaire de la psyché,
prend forme dans la sculpture. Le colossos, fixé par la matière, enraciné au sol, permet à la
psyché dont il est le vecteur d'être, non plus mobile et insaisissable, mais localisée,
immobilisée. La colonne dorique s'élève, indifférente au temps, dans le seul désir d'exister à
499
Jean-Pierre VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs, op.cit., p.325
500
NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op.cit., p.24
l'instar des Apollons dont l'absence d'expression révèlent le lien avec l'intemporel né du
passage à la représentation artistique.501 L'aspect lisse, vide, poli de la statuaire grecque inscrit
l'art dans une dimension sacrée, dans une émergence de la notion d'âme. L'ère platonicienne
s'annonce ainsi dans les colossos dressés face à la précarité et dans le perfectionnement de la
sculpture, art apollinien de la révélation d'une âme habitant le corps. Le sacré, en occident, se
fonde sur une nécessaire fracture du corps et de l'esprit.
De la fixation à l'objectivisation
La beauté platonicienne suppose la mise à distance de l'objet, la distinction entre le
spectateur et le monde, entre le créateur et la création. Toute fusion est périlleuse car elle
suppose le renoncement aux limites de l'individu et le deuil de toute conquête.
Paradoxalement, Camus est à la fois dionysiaque et platonicien. Il révèle à plusieurs reprises
dans ses Carnets son attachement à la philosophie de Platon. En janvier 36, il note :
« Prisonnier de la caverne, me voici seul en face de l'ombre du monde. » (C I, 21) Le monde
est apparence : « Partout une pellicule de soleil qui craquerait sous l'ongle mais qui revêt
toute chose d'un éternel sourire. » (Ibid.) Voilà bien posée la dichotomie entre le monde d'ici-
bas dans lequel l'homme est enfermé et ce monde de l'au-delà suggéré à travers un jeu
d'ombres miroitantes rendues parfois scintillantes par le miracle de la révélation poétique.
Dans ce monde platonicien, l'homme, aveugle et prisonnier cherche à se connaître, à se
comprendre, à trouver les limites, à tracer les contours, à inventer sa mythologie.502 Au fond
de ce univers perçu comme un décor, l'homme croit parfois identifier son être et pouvoir
répondre à la terrible question du « Qui suis-je ». (Ibid.) L'émergence de l'ego née de la
philosophie platonicienne et favorisée par l'apollinisme est certainement la condition
nécessaire de la création artistique. La fusion avec le monde, la tentation de la dissolution
totale de l'être dans le néant de la mort ou dans l'indifférenciation d'un cosmos indistinct ne
permet que le cri ou le silence. La naissance de l'individu, la limitation apollinienne et la
distance de l'homme à l'image, inhérente à la philosophie de la caverne, permettent la
naissance d'un art qui se fixe et se codifie. C'est ce que Nietzsche a exprimé dans La
501
« Voir la Grèce. Esprit et sentiment, goût de l'expression comme preuves de décadence. La sculpture grecque
déchoit quand apparaissent le sourire et le regard. La peinture italienne aussi, avec le XVIe siècle des
″coloristes″. / Paradoxe du Grec grand artiste malgré lui. Les Apollon doriques admirables parce que sans
expression. » (C I, 42)
502
« Platon va du non-sens à la raison et de la raison au mythe. Il contient tout. » (C II, 233)
Les paysages
Cette objectivisation permet une perception-retranscription du paysage qui est le
creuset de toute création. L'artiste trouve là son inspiration. Paysage miroir, révélateur de
l'intime, écho de notre présence au monde, indice irréductible de notre appartenance au
vivant, il est aussi promesse de régénérescence par l'éternel retour des saisons, l'éclat
éblouissant de l'éclosion miraculeuse du printemps. L'œil du créateur le transforme en image
quintessenciée d'une beauté éternelle. L'alchimie artistique, tendue dans un désir d'éternité,
transmue le précaire en beauté figée, immuable. Le créateur est saisi par la tentation de ne
voir dans le paysage qu'un reflet de l'idéal. Par sa plume ou son pinceau, il ne reproduit pas
mais recompose, révèle une vision, propose une image et s'inscrit au cœur du monde, se
trouve, se retrouve, se crée, s'invente, dans l'artefact, une vérité intime. « Le paysage lyrique
est plus qu'un état d'âme. Le sujet ne se contente pas de s'y contempler comme en un miroir,
ni d'y déverser ses émotions. Il le choisit et le structure, lui prête les figures les plus
inattendues, le détaille ou le réduit à presque rien, l'invente, le découvre en soi et se découvre
en lui… Il se situe dans l'univers en le recomposant ; son identité est liée à sa localisation »,503
écrit Maulpoix dans Du Lyrisme. La construction de soi par l'identification avec un paysage
est l'un des aspects les plus prégnants de l'écriture camusienne. La prédilection pour les points
de vue élevés ne favorise pas des envolées lyriques à l'instar des Romantiques. Cette position
du corps face à l'ampleur de l'horizon inscrit l'homme dans une vérité identitaire, ébauche une
figure de l'universelle vérité, forme nouvelle du sacré. Dans les essais lyriques, dans les
articles journalistiques, dans les romans, Camus réitère la posture de l'homme debout face à
un vaste horizon qui catalyse l'émergence de l'être au monde, la prise de conscience d'une
irréductibilité à la fois douloureuse et apaisante. La contemplation du monde absorbe l'être et
l'engendre dans le même temps. L'écriture reproduit le paradoxe existentiel, propose un
miroitement et une vibration du monde dans la matière des mots. À l'instar de Baudelaire dans
503
MAULPOIX, Du Lyrisme, op.cit., p.339
« Le Confiteor de l'artiste »,504 Camus est comme absorbé par le paysage et fat l'expérience de
la difficulté d'être au monde, de se perdre, de « noyer son regard dans l'immensité du ciel et de
la mer », d'ignorer d'où jaillit la pensée, si elle naît du paysage ou de l'homme en
contemplation : « […] toutes ces choses pensent par moi ou je pense par elles (car dans la
grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !) ; elles pensent, dis-je, sans arguties, sans
syllogismes, sans déductions. » Tandis que la tension évoquée par Baudelaire entre le monde
et l'artiste se brise en aveu d'impuissance de l'artiste à reproduire la beauté du monde, Camus,
lui, s'abandonne moins à cette culpabilité de l'artiste démiurge, puni de l'orgueil de vouloir
être, à l'instar de Dieu, un créateur. Dès ses premiers écrits, il dévoile un souci de soi, un désir
de se perdre pour mieux se trouver, de goûter l'errance pour savourer l'intime qui fait saillie :
« […] j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur.
Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est et de retrouver sa nature profonde. » (E, 56)
Témoigner suppose, en amont, l'intuition d'une vérité supérieure et entraîne une action
démiurgique, une posture sculpturale : « À Tipasa, je vois équivaut à je crois, et je ne
m'obstine pas à nier ce que ma main peut toucher et mes lèvres caresser. Je n'éprouve pas le
besoin d'en faire une œuvre d'art, mais de raconter ce qui est différent. Tipasa m'apparaît
comme ces personnages qu'on décrit pour signifier indirectement un point de vue sur le
monde. Comme eux elle témoigne, et virilement. Elle est aujourd'hui mon personnage et il me
semble qu'à le caresser et à le décrire, mon ivresse n'aura plus de fin. Il y a un temps pour
vivre et un temps pour témoigner de vivre. Il y a aussi un temps pour créer, ce qui est moins
naturel. Il me suffit de vivre de tout mon corps et de témoigner de tout mon cœur. » (E, 59)
Lyrisme de l'ascendance
La récurrence des descriptions de paysages depuis des points de vue élevés s'inscrit
dans une poétique fidèle à la philosophie platonicienne. La distance favorise la perception du
monde sous la forme d'une image qui est reflet d'une perfection idéelle à laquelle l'art donne
accès. Libéré des entraves déontologiques d'une histoire qui nie les hommes, les humilie ou
les broie, Camus affectionne les panoramas.505 Son écriture prend la mesure de l'horizon, les
504
BAUDELAIRE, Œuvres complètes, T1, op.cit., p.278
505
Dans le chapitre « Misère de la Kabylie », l'attrait pour les visions panoramique a été étudié. Le lyrisme
cependant entrait alors en conflit avec la dimension politique des écrits journalistiques. L'émoi face à la
beauté d'un paysage ou la disponibilité à soi nécessaire à l'épanouissement poétique étaient incessamment
réfrénés par le souci de justice humaine et par le spectacle de la misère d'autrui. Les cigognes volent dans un
phrases s'allongent, les adjectifs se multiplient. L'émoi et l'effroi se mêlent dans la révélation
de ce lien qui nous attache au monde, ce lien que le regard dénoue, que l'écriture annihile.
Prendre de la hauteur, c'est être à la fois démiurge et point infime de l'univers. Les heures
crépusculaires favorisent la trêve, brisent en éclats les tensions, elles sont le catalyseur de la
révélation d'une vérité. En Kabylie, lors de son reportage, Camus restitue un épisode au cours
duquel, avec un autochtone, il contemple le pays depuis une hauteur. L'effusion poétique
transparaît dans une écriture métaphorique, dans l'élaboration de phrases hyperhypotaxiques :
« Devant cet immense paysage où la lumière du matin bondissait, au-dessus de ce trou
vertigineux où les arbres paraissaient des fumées et dont la terre fumait sous le soleil […] »
(Frag, 324) Mais ce qui importe, ce n'est pas l'aisance de la plume libérée par le spectacle
d'une beauté offerte, c'est la révélation d'une authenticité qui lie l'homme au monde. Camus
réitère une formule qu'il affectionne mais ne se galvaude pas dans la mesure où elle révèle
l'essence même de sa poéticité : « Je comprends ici… ». Le paysage, le spectacle soudain et
inattendu de la beauté du monde permet l'accès à une vérité ontologique. « […] je comprenais
quel lien pouvait unir ces hommes entre eux et quel accord les liait à leur terre. Je
comprenais aussi combien peu leur eût été nécessaire pour vivre aussi en accord avec eux-
mêmes. » (Frag, 324-325)
Thalès et Solon
La poétique apollinienne affectionne les limites dans lesquelles l'homme inscrit sa
déontologie et l'art ses règles. La lisière, c'est la ligne tracée qui exemplifie l'émergence de la
cité, qui permet la distinction entre le sauvage et le culturel, l'inconnu et le policé.
L'historien Vernant retrace les affinités entre le poète et le législateur. Il pose les liens
entre un homme comme Thalès et son contemporain d'Athènes, Solon, poète et législateur. Il
rappelle que les deux hommes figurent parmi les Sept Sages qui, aux yeux des Grecs,
incarnent la première forme de sophia, « sagesse toute pénétrée de réflexion morale et de
préoccupations politiques. Cette sagesse tend à définir les fondements d'un nouvel ordre
humain qui substituerait au pouvoir absolu du monarque ou aux prérogatives d'une petite
minorité une loi écrite, publique, commune, égale pour tous. De Solon à Clisthène, la cité
ciel épuré, les coquelicots teintent les champs transformés en mer rougeoyante et ondoyante, mais les enfants
jouent dans la boue des égouts et meurent pour avoir mangé des racines vénéneuses. (Frag, 278-336)
prend ainsi, au cours du VIe siècle, la forme d'un cosmos circulaire, centré sur l'agora, la place
publique, et où chaque citoyen, semblable à tous les autres, tour à tour obéissant et
commandant, devra successivement suivant l'ordre du temps occuper et céder toutes les
positions symétriques qui composent l'espace civique. C'est cette image d'un monde social
réglé par l'isonomie, l'égalité par rapport à la loi, que nous trouvons chez Anaximandre,
projetée sur l'univers physique. Les anciennes théogonies étaient intégrées à des mythes de
souveraineté enracinés dans des rituels royaux. Le nouveau modèle du monde qu'élaborent les
physiciens de Milet est solidaire, dans sa positivité, sa conception d'un ordre égalitaire, son
cadre géométrique, des formes institutionnelles et des structures mentales propres à la
polis. »506 Apollon est au centre de cette organisation, recevant des mains de l'un des sept
sages un talisman. Cette sophia relève d'une éthique de la mesure et de la modération, elle
intègre l'exigence de législation et de sacré. Polis et poétique sont intriqués, poursuivent la
même finalité civilisatrice. Solon, par son œuvre de poète et de législateur, par son intuition
du respect de la personne humaine pose les fondements de la démocratie, communique par de
élégies gnomiques, inscrit l'homme dans la cité, s'adresse à lui depuis l'agora.
506
VERNANT, p.407
étouffe et meurt. » (Ibid.) La voix de Simone Weil résonne dans ces quelques lignes. Les
notions d'enracinement et de justification sous tendent en effet l'œuvre de la philosophe. On se
souvient qu'en 1949, Camus, dirigeant chez Gallimard la collection ″Espoir″, publie
L'enracinement. L'année suivante, il publie La Connaissance surnaturelle, puis La Condition
ouvrière et Lettre à un religieux. En 1953, La Source grecque. Ces publications sont toutes
posthumes, Simone Weil est morte en 1946, à l'âge de 34 ans. Dans une lettre à la mère de la
philosophe, il confie son admiration et sa certitude d'avoir affaire au «seul grand esprit de
notre temps »507 et prend la mesure du retentissement non démenti de cette œuvre marginale,
inclassable et d'une terrible authenticité.
Un autre est mort à 34 ans, fauché par l'histoire et englouti par l'oubli et le silence :
Leynaud, le jeune poète chrétien, à qui Camus rend hommage dans une préface aux ″Poésies
posthumes″. (E, 1471) On y retrouve la même admiration pour un homme simple, sincère,
totalement engagé dans la vie, peu soucieux des honneurs. Il est décrit comme un homme
simple, sans apprêt, le cheveu en désordre, aimant sa femme et son enfant, la boxe et les bains
de mer : « Il aimait la vie physique, l'effort, la terre fraternelle, et tout cela silencieusement,
de la façon même dont il mangeait, avec un bel esprit taciturne. » (E, 1475) L'existence est ici
justifiée par l'adéquation entre une morale et une action. La vie prend sens dans l'ombre, loin
de la vie mondaine des élites parisiennes. Et, plus paradoxalement, Camus, dans cette préface,
rend hommage à la capacité de Leynaud de remettre en question la puissance du langage
poétique et même de tout langage en suggérant qu'il masque la vérité plutôt qu'il ne la
dévoile. Le préfacier cite une lettre de Leynaud : « Je me suis souvent demandé si je ne
m'exerçais pas à la poésie pour me démontrer à moi-même que je n'étais pas poète, ou encore
pour tuer en moi le prestige des mots qui est grand. Déjouer, tromper les mots qui nous
séparent de nous-mêmes et de Dieu… Car il est vrai peut-être que les mots nous cachent
davantage les choses invisibles qu'ils ne nous révèlent les visibles. » (E, 1478) Cet éloge du
silence est l'aveu implicite d'une tentation récurrente chez Camus. C'est pourquoi il extrait des
poèmes de son ami « deux ou trois cris qui suffisent à justifier une œuvre. » (E, 1477)508
507
Simone WEIL, Œuvres, Gallimard, Quarto, 1999, p.91
508
La préface n'est pas exempte de paradoxes puisque précédemment, Camus rapportait une conversation avec
son ami dans laquelle il confiait son « impatience devant le poème court, la notation fugitive pratiqués par
tant de modernes. » (E, 1474) Or, comment le cri peut-il être rendu si ce n'est sous la forme la plus brève qui
soit ?
L'attrait de Camus pour Leynaud est mû par l'identité entre un homme et sa terre
d'origine. L'un des arcanes de l'art s'inscrit dans une réconciliation de l'homme avec le sol qui
l'a vu naître. Ce sont les noces célébrées par le jeune artiste dans l'innocence du premier jet.
Quand, à la fin de sa vie, il rend hommage à l'un des siens, Emmanuel Roblès, Camus
retrouve les traits qui inscrivent une œuvre dans une vérité touchante. Roblès, en effet, selon
Camus, « sait ce qu'il a à dire. Il le sait et le sent aveuglément, dans l'obscurité du sang.
L'homme aux prises avec la femme, l'honneur des humbles, la tragédie du devoir, la passion
jusqu'au sang, et tout cela plongé dans une grande et bonne chaleur populaire, ce sont les
thèmes d'une œuvre que j'ai vu naître et qui a grandi comme une plante vigoureuse sous les
pluies et le soleil africains. » (E, 1918)
On peut souligner que Camus, à travers ses lettres, ses préfaces, ses hommages,
propose une poétique de l'homme incarné, reflet du sacré, de l'homme au service de la cité
dans l'accomplissement humble d'une tâche simple dont parfois, fortuitement, les mots, les
œuvres peuvent rendre compte. Ainsi qu'il le confie dans l'un des derniers entretiens, ce qu'il
déplore dans la littérature contemporaine, c'est la prééminence de la forme sur le fond.
«L'erreur de l'art moderne est presque toujours de faire passer le moyen avant la fin, la forme
avant le fond, la technique avant le sujet. Si les techniques d'art me passionnent et si je
cherche à les posséder toutes c'est que je veux pouvoir m'en servir librement, les réduire au
rang d'outils » (E, 1927) Pour lui ce qui importe dans l'art, c'est le contenu, la matière,
l'incarnation, le chant de la terre et des hommes qui l'habitent dans une histoire qui s'emballe
et qui n'a pas de sens.
Les archéologues d'Argos, Simone Weil, Leynaud sont donc pour Camus des voix
authentiquement émouvantes par la justesse de leur ton. Leur vie est justifiée par la réalisation
de leur pensée, par le goût de la simplicité qui réconcilie avec une terre accueillante. Le seul
métier qui mérite tous les honneurs est le métier d'homme. Il s'agit avant tout de témoigner,
dans le souci de la vérité, de faire entendre une voix qui inscrit dans son vibrato les
souffrances de son temps. Il s'agit aussi de faire écho à une vérité quintessenciée, enracinée,
incarnée et éthérée, une vérité intime qui ne nie pas l'histoire mais la dépasse par la
transmutation de l'art.
étudiée. Les développements fondés sur les citations historiques, sur le conceptuel, cèdent la
place à l'évocation d'un souvenir personnel : « Quand j'habitais à Alger, je patientais toujours
dans l'hiver parce que je savais qu'en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les
amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. » (Ibid.) Dans une
dénégation, Camus refuse de considérer cette évocation comme un symbole. Et il semble bien
qu'en effet il ne s'agisse pas tant d'une image délivrant un message moral qu'une posture face
à l'histoire des hommes. Il ne s'agit pas de nier mais de regarder ailleurs, de garder les yeux
ouverts sur la beauté du monde. Ce fragile point d'équilibre est la gageure camusienne. C'est
la force de son esprit, sa conviction intime. Il retrouve Nietzsche dans une prédication éthique,
rappelle qu'il s'agit de lutter contre l'esprit de lourdeur et n'hésite pas suivre les pas de son aîné
en faisant l'éloge des vertus oubliées : « la force de caractère, le goût, le "monde", le bonheur
classique, la dure fierté, la froide frugalité du sage. » (E, 837) Sa péroraison renoue avec la
promesse de la fleur : « […] qu'on n'oublie pas la force de caractère, […] celle qui résiste à
tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur et de la sève. C'est elle qui, dans l'hiver
du monde, préparera le fruit. » (Ibid.) Le lyrisme est au service d'une déontologie. Le
poétique au service du politique dans le sens grec du terme. Camus propose une foi qui
implique la vertu, la frugalité, le raffinement et fait coïncider la parole et la forme dans une
figure qui éclot en une myriade de fleurs blanches.
Le siècle, dans ses cruels excès, a prolongé la souffrance des hommes exemplifiée par
le supplice de Prométhée. C'est peut-être ce que suggère Camus lors d'un voyage en Italie en
notant : « Au musée de Sienne l'un de ces nombreux jugements derniers (Giovanni di Paolo).
À droite parmi les bienheureux deux amis qui se retrouvent lèvent les bras pour dire leur joie.
À gauche, aux Enfers, Sisyphe et Prométhée dont on a prolongé la peine. » (C III, 181) C'est
cette même pensée dysphorique qui est à l'origine de la nouvelle au titre éponyme :
« Prométhée aux Enfers ». L'auteur qui affirmait en 39 que la guerre ne se voyait pas et qu'elle
n'était rien, confie en 1946 : « Et au premier cri de l'innocence assassinée, la porte a claqué
derrière nous. Nous étions dans l'enfer, nous n'en sommes plus jamais sortis. » (E, 842)
Prométhée aux Enfers, c'est Faust sans Hélène. Il faut choisir une voie médiane, une posture
d'exigence et de justesse. Ce devait être la finalité de l'œuvre à venir placée sous l'égide de
Némésis. Le sort en a décidé autrement. Il nous incombe désormais de saisir, dans les
interstices, dans les demi-teintes et les contre-chants, les promesses non tenues d'une éthique
cause. Ils savent justement qu'il n'est pas de justice aveugle, que l'histoire est sans yeux et
qu'il faut donc rejeter sa justice pour lui substituer, autant qu'il se peut celle que l'esprit
conçoit. C'est ici que Prométhée rentre à nouveau dans notre siècle. » On retrouve le thème
développé dans « Les amandiers ». Le tragique de l'histoire ne doit pas plonger l'homme dans
un désespoir qui génère le cynisme ou le nihilisme. Il doit être affronté et dépassé, dans une
entreprise prométhéenne qui n'a rien d'excessif mais qui au contraire est à la mesure des
hommes. Pour garder grands ouverts les yeux du cœur, maintenir intact le goût pour la beauté,
il est impérieux de considérer l'homme dans son intégrité. S'il est fils de l'histoire, il est aussi
fils de la terre. S'il a besoin de pain, il a également besoin de bruyère. L'homme, à l'instar de
Prométhée est un créateur.511 C'est dans la source jaillissant de la terre qu'il nourrit son
inspiration, qu'il se régénère et se réconcilie. Le poétique est la voie de ces retrouvailles entre
l'homme et le monde, un dépassement des contingences de l'histoire, une révélation que
l'homme est nié s'il ne foule pas l'herbe folle et odorante d'un champ baigné de soleil et
retentissant du chant aveugle des cigales indifférentes : « Au cœur le plus sombre de l'histoire,
les hommes de Prométhée, sans cesser leur métier, garderont un regard sur la terre, et sur
l'herbe inlassable. » Dans l'envolée lyrique de la clausule résonne l'espoir de Camus et sa foi
dans l'homme à la croisée des chemins : « Et cette admirable volonté de ne rien séparer ni
exclure qui a toujours réconcilié et réconciliera encore le cœur douloureux des hommes et les
printemps du monde. » (E, 844)
511
Ce que révèle ESCHYLE, NIETZSCHE nous le rappelle, c'est la créativité de Prométhée que tout artiste désormais
revendique : « L'artiste titanesque trouvait en soi l'orgueilleuse présomption de pouvoir créer les hommes, en
vertu de sa sagesse supérieure, qu'il devait, à vrai dire expier par un martyre éternel ; l'âpre orgueil de l'artiste
– tel est le contenu et l'âme du poème d'Eschyle […] », NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op.cit., p.69
trissant dans un crépuscule de jade. Camus constate que la littérature, depuis le XIXe siècle
avait délaissé le rapport de l'homme à la nature pour ne s'intéresser qu'à l'homme de la ville,
l'homme aux prises avec l'histoire ou enfermé dans les cercles concentriques de sa
conscience : « On cherche en vain les paysages dans la grande littérature européenne depuis
Dostoïevski. » (E, 855) Durant l'été 1947, après avoir relu ses œuvres, il constate dans ses
Carnets : « Ce qui m'a sauté aux yeux : les paysages disparaissent peu à peu. Le cancer
moderne me ronge moi aussi. » (C II, 206) Il établit un parallèle entre la civilisation romaine
et les bouleversements des structures sociales et idéologiques en Occident au XIXe siècle.512
Dans « L'Exil d'Hélène », il réitère sa position : « Nous vivons ainsi le temps des grandes
villes. Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer,
la méditation des soirs. » (E, 855) Le lyrisme est traditionnellement lié au chant de la terre ou
du ciel, il est célébration d'un lien sacré que le poète initié, inspiré, révèle au profane.513 La
gageure camusienne est d'inscrire sa voix dans une culture qui célèbre les noces de l'homme
avec le monde sans nier le temps de l'histoire. Il invente un espace où le temps des horloges,
celui de l'Histoire et celui de ce rapport intime d'un homme avec un effluve, un ramage, une
brûlure, entrent en résonance, s'imbriquent, et, comme des métronomes décalés, entremêlent
leurs rythmes. « L'Exil d'Hélène » est originellement dédié à René Char : « À René Char,
cette Hélène, passion commune, fraternellement. L'Isle-sur-Sorgue, 30 août 1948. » La
dédicace est précédée de ces vers :
« Beauté ma toute droite, par les routes d'étoiles,
À l'étape des lampes et du courage clos,
Dans l'absurde chagrin de vivre sans comprendre
Écroule-moi et sois ma femme de décembre. » (E, 1825)
512
« La civilisation est le destin d'une culture. Ainsi le Romain succède à l'Hellène. Âme grecque et intelligence
romaine. Le passage de la culture à la civilisation s'accomplit dans l'antiquité au IV e siècle, en occident au
XIXe siècle. / Notre littérature et notre musique le sont pour des citadins. / Ainsi faisons-nous de l'Histoire de
la Philosophie l'unique thème sérieux de toute philosophie. / Toute la question : / l'antithèse de l'histoire et de
la nature. » (C I, 101)
513
Camus établit un lien consubstantiel entre la beauté artistique et la beauté de la nature. Il ignore en cela une
large part de l'art qui puise son inspiration dans les paysages urbains ou feint d'ignorer les peintres
impressionnistes, BAUDELAIRE, VERLAINE, APOLLINAIRE et tant d'autres, indifférent par là même à l'émergence de
l'art contemporain. Portant, dans sa préface à l'édition allemande des poésies de René CHAR, il rend hommage
aux poètes de la modernité : « Et je suis heureux que cette édition allemande de mes poèmes préférés me
donnent l'occasion de dire que je tiens René Char pur notre plus grand poète vivant et Fureur et Mystère pour
ce que la poésie a donné de plus surprenant depuis les Illuminations et Alcools. » (E, 1163)
Ce poème, présenté sous une forme versifiée traditionnelle est une exception dans
l'écriture camusienne qui semble ne jamais s'autoriser cette forme d'expression – si ce n'est
dans le temps de la prime jeunesse où la sensibilité trouve là un lieu convenu d'épanchement.
On retrouve cette tentation, sans cesse tenue à distance, dans une note des Carnets.
Camus développe le thème de la nouvelle, l'attache inextricable entre le désespoir, la tragédie
et la beauté comme filtre essentiel. Il ajoute : « Ce que Char veut dire sans doute. Pour les
Grecs, la beauté est au départ. Pour un européen, elle est un but, rarement atteint. Je ne suis
pas un moderne. » (C II, 240)514 Le manuscrit de la nouvelle est conservé dans les archives
personnelles de René Char. Le lien fraternel, la dédicace, le don du manuscrit, la communauté
de pensée des deux hommes donnent à l'œuvre de Camus une résonance lyrique. La voix de
Char se fait entendre, comme en un écho silencieux. Le lyrisme de Camus prend sa source
dans la beauté du monde, dans une certaine innocence de l'homme et du monde. Il ne s'agit
pas pour autant de nier les affres des hommes de la cité, les horreurs des guerres et des
humiliations. Camus, dans la préface à l'édition allemande des œuvres poétiques de René
Char, dénonce les impasses d'une certaine poésie et revient sur les lieux originaux du
jaillissement lyrique : « Après tant d'années où nos poètes, voués d'abord à la fabrication de
″bibelots d'inanité″, n'avaient lâché le luth que pour emboucher le clairon, la poésie devenait
bûcher salubre. Elle flambait, comme ces grands feux d'herbes qui, dans le pays du poète,
parfument le vent et engraissent la terre. Nous respirions enfin. Le mystère naturel, les eaux
vives, la lumière faisaient irruption dans la chambre où la poésie s'enchantait jusqu'alors
d'ombres et d'échos. » (E, 1163) Le style camusien est ici comme un reflet de la poéticité qui
est au cœur de sa réflexion critique mais également au cœur même de sa tentation artistique.
La poésie n'est pas une négation de l'histoire, elle n'oriente pas son regard vers une beauté en
fermant les yeux sur les malheurs des hommes. Elle se nourrit en un autre lieu que celui de
l'actualité précaire. Elle est une quintessence, une présence exigeante. Elle est un fil qui
jamais ne se rompt et qui parcourt au cours des siècles un chemin obscur et lumineux, aride et
luxuriant, toujours sinueux, dans un ailleurs des cimes inaccessibles, dans la vérité éclatante
d'un verbe qui jaillit de la source d'exigence et de vérité. Ainsi, Char peut être un poète
contemporain, il inscrit son œuvre dans la réalité de son histoire en retrouvant la seule
514
Comme en écho, Camus écrit dans la nouvelle : « Les valeurs pour les Grecs étaient préexistantes à toute
action dont elles marquaient précisément les limites. La philosophie moderne place ses valeurs à la fin de
l'action. » (E, 855)
évidence fondamentale des extases transmises par une parole prophétique et poétique qui
résonne en échos. Camus relie Char à Empédocle et à Nietzsche : « D'Empédocle à Nietzsche,
un secret s'est transmis de sommet en sommet, dont Char reprend, après une longue éclipse, la
dure et rare tradition. Le feu de l'Etna couve sous quelques-unes de ses formules
insoutenables, le vent royal de Sils Maria irrigue ses poèmes et les fait retentir d'un bruit
d'eaux fraîches et tumultueuses. Ce que Char appelle "la sagesse aux yeux plein de larmes"
revit ici, à la hauteur-même de nos désastres. » (E, 1163-1164)515
Apollon et Orphée
Mythologie
Apollon, au cours des multiples épisodes de sa vie, semble accéder à une philosophie
de la mesure, de l'harmonie qui s'élabore à partir du chiffre sept correspondant aux notes de la
gamme. La mesure c'est aussi l'acceptation des limites et de l'humilité quand, à la fin de sa
vie, Apollon, puni par Zeus, accepte de se mettre au service d'un roi, ce qu'il fait avec
simplicité et efficacité. Apollon est également un dieu devin. Après avoir tué le serpent
Python, il prend sa place à l'oracle de Delphes et peut ainsi lire dans le passé et l'avenir. Il
instaure la victoire des instruments à cordes sur les instruments à vent au cours d'une joute
avec Marsyas. Il avait en effet proposé à son rival, muni d'une flûte, de jouer et de chanter en
même temps. Apollon, évidemment victorieux, met en pièces Marsyas et proclame la
supériorité des instruments à cordes. Il offre une lyre à Orphée qui possède un certain nombre
des attributs d'Apollon, l'amour de la musique, l'art de la divination, la faculté de tenir tête aux
dieux de l'Olympe et d'imposer des valeurs nouvelles, favorisant ainsi l'émergence de la
civilisation. Avec la lyre offerte par Apollon, Orphée charme les bêtes féroces, les rochers et
les arbres. Sa musique et sa voix ont même triomphé de l'envoûtement du chant des sirènes. Il
s'était en effet embarqué sur le navire Argo, parti à la recherche de la toison d'or. Homère
rapporte succinctement cet épisode dont nous trouvons une autre trace dans Les
Argonautiques d'Apollonios de Rhodes. Jacqueline de Romilly rappelle cet exploit : « Or la
légende nous raconte qu'Orphée résista aux Sirènes. Et comment cela ? En prenant, lors du
danger sa cithare, en jouant de cette cithare, et même très fort, tout en chantant de façon
515
N'oublions pas que cette préface s'adresse aux lecteurs allemands et qu'elle est rédigée en 1958. Les cicatrices
de la guerre sont encore bien vives.
allègre, afin de couvrir la voix tentatrice des Sirènes. Ainsi la voix, que l'on peut dire
humaine, triompha-t-elle de ces êtres surnaturels. »516 Analysant le passage, elle constate
l'importance de la victoire de ce chant humain : « Nous voyons apparaître ainsi, à propos des
Sirènes, cette musique humaine. Or c'est elle que nous allons retrouver dans la phase suivante
quand, après le mythe et les premières légendes, va apparaître le récit en prose – plus ou
moins véridique, encore un peu mêlé de merveilleux, mais s'inscrivant déjà dans l'histoire des
événements humains, dûment authentifiés. »517 Orphée, par la force de son chant victorieux
des puissances surnaturelles, montre la voie de l'émergence de l'histoire. Le mythe s'efface, le
merveilleux s'estompe. Le temps des hommes s'inscrit en surimpression sur le temps des
dieux. Parallèlement, le parcours d'Ulysse retrace, avec plus de force et d'évidence, l'accès au
temps humain.
Ainsi la lyre, parce qu'elle autorise le chant, marque l'avènement de la parole. Apollon,
victorieux de Marsyas, Orphée, victorieux du chant des Sirènes, sont à l'origine de la force du
verbe. Ils sont à la source de ce jaillissement qui permet à l'homme d'étendre sa puissance
dans l'espace et dans le temps, de devenir maître de la divination et de l'enthousiasme. De la
musique des dieux à la musique des hommes, du sacré à l'humain, Orphée, par la force de son
chant, consacre le lyrisme.
« Le retournement et l'en-avant »
Apollon et Orphée étaient tous deux liés aux pratiques de la divination. C'est à
Delphes qu'Apollon instaure son centre oraculaire après avoir tué le serpent Python qui y
officiait. Quant à Orphée, il fut mis en morceaux par Dionysos irrité d'entendre Orphée
célébrer son rival Apollon. Sa tête fut transportée dans une caverne. Là elle émettait des
oracles nuit et jour au point qu'Apollon, voyant ses oracles désertés s'écria : « Cesse donc de
te mêler de mes affaires, il y a trop longtemps que je te supporte, toi et tes chants, j'en ai
assez. »518 La tête demeura alors silencieuse. L'épisode le plus célèbre d'Orphée est celui au
cours duquel il descend aux enfers à la recherche d'Eurydice. Par son chant, il vainc la
résistance d'Hadès ainsi que les ombres des morts. Il lui est accordé de ramener Eurydice dans
le monde des vivants, à condition de ne pas se retourner vers elle durant le voyage du retour.
516
Jacqueline DE ROMILLY, De la flûte à la lyre, Éditions Fata Morgana, 2004, p.25
517
Jacqueline DE ROMILLY, De la flûte à la lyre, op.cit., p.27
518
Robert GRAVES, Les mythes grecs, tome I, Fayard, 1967, p.125
Il oublie cette recommandation et Eurydice disparaît à jamais. Cet épisode tardif de la légende
orphique s'inscrit dans une conception du temps qui autorise et sanctionne le retournement.
Orphée retourne vers le passé en retrouvant Eurydice vivante. Il la perd définitivement en se
retournant vers elle. L'en-avant de la divination oraculaire et le retournement ambigu de la
tentative d'Orphée aux Enfers sont deux mouvements essentiels de la démarche poétique.
Maulpoix écrit : « Quiconque ouvre une anthologie de poésie ne peut qu'être frappé par
l'insistance de deux motifs antagonistes : l'en-avant et le retournement. D'un côté une
célébration de l'éveil, du départ et de l'en allée, orientée vers le futur. De l'autre, une
mélancolie crépusculaire, tournée vers la remémoration du passé. Parfois étroitement
conjugués l'un à l'autre, ces deux motifs ont une valeur structurelle forte : ils nous renseignent
sur les enjeux de l'expérience lyrique qui est une affaire de tourne et de tournures, une façon
de tourner (dans) la langue… S'en aller et s'en revenir, ainsi que font les vers (versus), le
tournant des rimes et le tournis des pages… »519
L'enfance, la mort
L'homme est en équilibre précaire entre deux gouffres, deux néants qui l'enserrent et
l'enferment, le nient et délimitent le temps de la vie. Il se penche, sujet au vertige, vers le
temps de l'enfance qui l'a construit et vers le temps de la mort qui est son seul horizon. Le
poète est un funambule qui chante le paradis perdu de l'enfance et l'attrait mortifère d'un oubli
dans la disparition inéluctable. À l'orée de l'œuvre à venir, Camus se retourne vers ce passé
d'ombre et de lumière dans lequel l'enfant a grandi. Paul Viallaneix écrit, dans sa préface aux
écrits de jeunesse : « Le Royaume qu'il oppose à l'Exil appartient au passé. C'est un paradis
perdu. La confidence de L'Été à Alger : "Il est bien connu que la patrie se reconnaît au
moment de la perdre" se change, dans Le Mythe de Sisyphe, en maxime universelle : "La
nostalgie est la marque de l'humain". »520
L'artiste est celui qui se retourne et cherche, dans cette spirale qui l'aspire vers le
passé, une vérité de l'être, une justesse de la vie et de la voix. Maria Zambrano écrit : « Tel est
le poète. Le poète avant et devant tout, est un fils. Le fils d'un père qui ne se manifeste pas
toujours. Il est […] un amant qui confond dans son amour illimité l'amour filial et l'amour tout
519
Jean-Michel MAULPOIX, Adieux au poème, op.cit., p.65
520
Cahiers Albert Camus 2, op.cit., p.15
court. L'amour filial, parce qu'il se tourne vers ses origines, parce qu'il en attend tout et que
pour rien au monde il ne peut se détacher de ce qui l'a engendré. […] Le poète part en arrière ;
il se défait, désexiste, réintègre autant que possible la brume dont il est sorti. »521 Le
retournement vers les origines a le visage de l'enfance ou celui de l'Algérie. Les deux sont en
surimpression. Dès ses écrits de jeunesse, Camus se retourne vers les heures de misère
ensoleillée : « Et me voici rapatrié. Je pense à un enfant qui vécut dans un quartier pauvre.
Ce quartier, cette maison ! Il n'y avait qu'un étage et les escaliers n'étaient pas éclairés.
Maintenant encore, après de longues années, il pourrait y retourner en pleine nuit. Il sait
qu'il grimperait l'escalier à toute vitesse sans trébucher une seule fois. Son corps même est
imprégné de cette maison. Ses jambes conservent en elles la mesure exacte de la longueur des
marches. Sa main, l'horreur instinctive, jamais vaincue, de la rampe d'escalier. Et c'était à
cause des cafards. » (E, 24) En 1953, il revient à Alger et retrace ce voyage dans un nouvelle
au titre évocateur, « Retour à Tipasa ». L'atmosphère étonnamment mouillée de la ville offre
au voyageur une face embrumée de tristesse atone et silencieuse. Le temps se lit sur les
visages des amis du passé.522 Le rendez-vous n'est pas avec des êtres mais avec un lieu
fondateur, un lieu où Camus a été heureux, innocent, enthousiaste, un lieu où il a trouvé les
premiers accents d'un lyrisme qui s'abandonne sans calcul, sans pudeur, sans fard. Il fait
renaître, par le charme évocateur des mots d'où jaillit ce passé englouti par les années, la
guerre, l'éloignement, la cynique maturité : « En ce lieu, en effet, il y a plus de vingt ans, j'ai
passé des matinées entières à errer parmi les ruines, à respirer les absinthes, à me chauffer
contre les pierres, à découvrir les petites roses vite effeuillées, qui survivent au printemps. »
(E, 869) Mais les mots confient également le désarroi, l'échec, l'effroi face à la perte de
l'innocence, face au visage hideux des hommes devenus bourreaux ou victimes, piégés dans le
temps de la guerre. Camus poursuit alors un fantôme du passé, un être baigné dans
l'innocence d'un soleil brûlant. Il s'en rapproche en arpentant les ruines. « Sur le promontoire
que j'aimais autrefois, entre les colonnes mouillées du temple détruit, il me semblait marcher
derrière quelqu'un dont j'entendais encore les pas sur les dalles et les mosaïques, mais que
plus jamais je n'atteindrais. » (E, 871) C'est alors qu'il élabore une esthétique fondée sur une
521
Maria ZAMBRANO, Philosophie et poésie, op.cit., pp.144-145
522
« Le soir, dans les cafés violemment éclairés dans lesquels je me réfugiais, je lisais mon âge sur des visages
que je reconnaissais sans pouvoir les nommer. Je savais seulement que ceux-là avaient été jeunes avec moi et
qu'ils ne l'étaient plus. » (E, 869)
ontologie exigeante, sur la nécessité de tout accepter. Le passé d'innocence sensuelle, le temps
des horreurs de la guerre, des plaies ignobles et encore purulentes, tout se tisse en une voix
qui ne veut rien exclure : « Quand une fois on a eu la chance d'aimer fortement, la vie se
passe à chercher de nouveau cette ardeur et cette lumière. Le renoncement à la beauté et au
bonheur sensuel qui lui est attaché, le service exclusif du malheur, demande (sic) une
grandeur qui me manque. Mais après tout rien n'est vrai qui force à exclure. La beauté isolée
finit par grimacer, la justice solitaire finit par opprimer. » (E, 871) Mais ce fantôme que
Camus surprend sur les pavés glissants des ruines de Tipasa est peut-être aussi ce double de
lui-même qu'il crée au fil de son œuvre. Il s'invente un passé, sent la distance que les mots
instaurent entre l'expérience immédiate, sa retranscription et l'équilibre instable sur lequel il
s'agit de poser un être de mots qui est à la fois suffisamment proche du créateur pour être
crédible et suffisamment distant pour devenir sujet poétique. Les pas glissent, le fantôme
apparaît dans les brumes évanescentes. La voix fait entendre le désarroi face aux incertitudes
du sujet et le désenchantement face à la marque hideuse de l'histoire qui, sous la forme des
barbelés, a la force irrécusable d'un réel indubitable.523
Le déplacement, le mouvement
La marche, l'errance positive, la mission de relier la parole divine et la parole des
hommes, le monde et le poète, les hommes entre eux sont des défis permanents de l'écriture.
Le regard porté au loin, vers les limbes du passé ou les rivages de l'avenir, est favorisé par la
marche, le mouvement, l'errance fructueuse, la bigarrure des possibles, l'horizon chamarré,
l'espace kaléidoscopique.
L'artiste porte son regard vers le passé, vers les « parfums frais comme des chairs
d'enfants, doux comme des hautbois, verts comme les prairies »524 de l'enfance. Il se laisse
emporter par les ondoiements d'un ruisseau, la présence d'un effluve mordoré, par le souvenir
d'un premier baiser, d'un éclat obscur, d'une émotion qui laisse encore sur les joues le stigmate
d'une rougeur invisible. Mais, funambule sur le fil du présent labile, suspendu entre les deux
523
Je m'inspire ici de la tension posée par Dominique RABATÉ pour introduire le colloque consacré à la relation
entre la poésie et l'autobiographie : « Quand cette histoire n'est pas suffisamment la sienne, rien ne (se) passe
– ou juste une forme déjà usée, répétée. Un fétiche textuel. Quand manque l'écart ou la coupure (le jeu de la
langue dans son altérité incompréhensible), c'est de la logorrhée narcissique, de la petite personne en
représentation. », Poésie et Autobiographie, rencontres de Marseille, 17-18 novembre 2000, cipM, farrogo,
2004, p.12
524
BAUDELAIRE, « Correspondances », Les Fleurs du mal.
abîmes du temps, il est aussi celui qui porte son regard au loin, vers un temps à venir, vers un
futur qui tient les promesses du passé. Jacques Réda écrit : « Le désespoir n'existe pas pour un
homme qui marche, à condition qu'il marche et ne se retourne pas sans arrêt. »525 Dès lors, il
regarde vers l'avant et, dans la marche, emprunte les chemins exploratoires. L'avenir et le
passé se mêlent dans une confusion de l'espace et du temps. Le verbe retrace l'expérience de
cette fusion féconde. Paradoxalement, même lorsqu'il chante l'en-avant, il est toujours
anamnestique, résidu d'une estampille du passé. Mais il nous porte, nous emporte en un flot
désordonné et fructueux vers des rives inconnues. Nous voilà transformés en promeneurs,
réveillés du sommeil aveugle et sourd d'un présent figé, inepte, atone, nous voilà tournés vers
un espace ouvert sur l'avenir, devenus lecteurs fureteurs, explorateurs érudits, voyageurs
immobiles,526 toujours à la recherche d'une coïncidence entre le monde, les mots et une image
idéelle d'une quelconque vérité intérieure revêtue des oripeaux enluminés de l'apparente et
illusoire authenticité. La marche rapproche l'homme d'un horizon lointain et éloigne la
tentation de la fusion immobile, de l'extase silencieuse. Elle permet la rencontre avec le visage
du monde, elle offre le spectacle d'une beauté en images. Dans le monde qui s'abandonne au
″marcheur solitaire″, sous les pas qui résonnent dans le silence des heures crépusculaires,
derrière les images de beauté offerte, le poète se trouve, s'invente, se découvre, se révèle à lui-
même et offre au lecteur de le suivre dans cette errance créatrice.
Après les extases fusionnelles et dionysiaques de Noces, Camus, dans « La Mort dans
l'âme », retrace le parcours erratique dans les rues de Prague, souligne la confusion féconde et
terrifiante entre un cheminement spatial et une recherche ontologique toujours incertaine.
Verticalité et mouvement favorisent une exploration identitaire consciente et rationnelle. Dans
les méandres de l'exploration, le chercheur se trouve face à lui-même. Il se découvre dans le
reflet d'un paysage, d'un objet, d'un tableau ; il s'émeut de la beauté d'une ligne, d'un contour,
d'un arbre solitaire ou d'une cour obscure et luxuriante. Camus part explorer ce monde, sans
se lasser, sans ennui, sans béate sérénité non plus. L'Algérie est arpentée par le jeune
journaliste,527 par l'homme de théâtre en tournée, par le vagabond sans amarres, le curieux
insatiable, l'amoureux avide : il parcourt les ruines de Tipasa528 et de Djemila, les plages
525
Cité par Jean-Michel MAULPOIX, Adieux au poème, op.cit., p.63
526
L'expression est de GIONO.
527
Voir notamment le reportage sur la Kabylie dont il a déjà été question.
528
« Noces à Tipasa » dans Noces, « Retour à Tipasa » dans L'Été.
d'Alger,529 il s'enflamme dans les ardeurs sensuelles et innocentes de la ville offerte comme
une fille pleine des promesses d'un amour qui, loin des retenues gidiennes, s'abreuve à la
source du plaisir simple et immédiat. Au cœur de la guerre, à Trouville, en France
métropolitaine, il retrouve des paysages où la douceur charnelle d'une liberté offerte par la
présence de l'eau et la promesse de l'été livrent au promeneur les mêmes leçons existentielles :
« Trouville. Un plateau plein d'asphodèles devant la mer. […] tout laisse imaginer l'été, sa
jeunesse dorée, ses filles et ses garçons bruns, les passions naissantes, les longues heures au
soleil et la douceur subite de ses soirs. Quel autre sens trouver à nos jours que celui-ci et la
leçon de ce plateau : une naissance et une mort, entre les deux la beauté et la mélancolie. »
(C I, 203) Il apprend Oran, découvre avec effarement une ville où règnent le désordre et la
cacophonie, une ville qui, de façon incompréhensible, tourne le dos à la mer. 530 Il parcourt le
désert et réduit à l'état d'un caillou usé par le vent, le sable et le temps, il découvre une vérité
existentielle. Le monde se met à parler. Chaque ride du désert aride est une ligne sur
l'immense parchemin du monde.531 Il contemple, effaré, les vastes étendues des Hauts-
Plateaux : « D'interminables étendues de terre à blé, sans arbres et sans hommes. De loin en
loin un gourbi et une silhouette frileuse qui chemine sur une crête et se découpe sur l'horizon.
Quelques corbeaux et le silence. Rien où se réfugier – rien où accrocher une joie – ou une
mélancolie qui pourrait être féconde. Ce qui s'élève de ces terres, c'est l'angoisse et la
stérilité. » (C I, 149)
Et toujours l'homme marche, poursuit son chemin, explore les méandres des espaces
cachés, les lignes pures des espaces offerts, ouverts, abandonnés. Il voyage en Italie, Florence,
Pise. Il comprend la leçon des maîtres toscans qui nous apprennent à ouvrir les yeux sur ceux
qui nous entourent, sur la poésie qui gît dans la vérité d'un visage, la révélation d'une solitude
irréductible. Il découvre l'Espagne de Palma : « […] à midi […], dans le quartier désert de la
cathédrale, parmi les vieux palais aux cours fraîches, dans les rues aux odeurs d'ombre, c'est
l'idée d'une certaine lenteur qui me frappait. […] Et, marchant le long des maisons,
m'arrêtant dans les cours pleines de plantes vertes et de piliers ronds et gris, je […] n'étais
plus que le son de mes pas, ou ce vol d'oiseaux dont j'apercevais l'ombre sur le haut des murs
529
« Mais Alger, et avec elle maints lieux privilégiés comme les villes sur la mer, s'ouvre dans le ciel comme une
bouche ou une blessure. Ce qu'on peut aimer à Alger, c'est ce dont tout le monde vit : la mer au tournant de
chaque rue, un certain poids de soleil, la beauté de la race. » (E, 67)
530
« Le minotaure » dans L'Été.
531
« Le vent à Djemila » dans Noces.
encore ensoleillé. […] J'étais lucide, et souriant devant ce jeu unique des apparences. » (E,
43) C'est justement à Palma qu'il évoque le souvenir de l'Apollon dorique et perçoit
clairement les liens entre la beauté d'une image idéale qui naît de la contemplation du monde,
la nécessité de l'équilibre, de la mesure et l'irréductibilité des contraintes sociales. La
civilisation émerge de ce creuset. Le poète est celui qui, par le vide né du voyage, par son
amour du Verbe et du Beau, sa passion du monde et des êtres, son attachement aux valeurs
d'harmonie et sa capacité à les outrepasser, ouvre les yeux sur l'infrangible scellé entre l'amour
de vivre et le désespoir de vivre, entre le beau visage du monde, lisse et sans rides, la beauté
de l'instant, la vérité simple et nue de la vie qui nous englobe et nous nie. Il découvre Prague
dans une odeur de concombre et de vinaigre. Il sillonne la ville, marche dans les rues
solitaires, visite les cathédrales, parcourt, furète, feuillette un livre dont les images aux accents
étrangers l'isolent, le confrontent à sa vraie condition d'homme terriblement solitaire : « Je
faisais ma toilette et j'explorais méthodiquement la ville. Je me perdais dans les somptueuses
églises baroques, essayant d'y retrouver une patrie […]. J'errais le long de la Vlata coupée de
barrages bouillonnants. Je passais des heures désespérées dans le quartier du Hradschin,
désert et silencieux. À l'ombre de sa cathédrale et de ses palais, à l'heure où le soleil
déclinait, mon pas solitaire faisait résonner les rues. » (E, 33)
L'errance, l'étrangeté, la disponibilité,532 l'inconfort sont les conditions d'une révélation
du monde et d'une possible retranscription de cette révélation dans la création. Les vertus
apolliniennes d'objectivation permettent, par la nécessité de la distance, la genèse de l'œuvre,
favorisent l'émergence du verbe. La marche participe à cette distance et favorise l'émergence
de l'image, prémisse de la réalisation artistique. La mesure, la limite, permettent d'enserrer les
apparences bigarrées du monde dans le cadre d'une œuvre, dans l'écho d'une voix qui se fige
sur le papier. Lorsqu'il arrive à Paris, il s'abandonne à la perception désenchantée d'une ville
grise aux ciels brouillés, aux toits luisants, avec « cette pluie interminable » confie-t-il dans
ses Carnets en mars 1940. Depuis Montmartre, une vision dysphorique s'offre au regard du
promeneur : « Quand on voit Paris du haut de la Butte, comme une monstrueuse buée sous la
pluie, une enflure informe et grise de la terre, si l'on retourne alors vers le Calvaire de Saint-
532
« Pour moi rien ne me force lorsque je suis ici (et qui suis privé des joies du travailleur traqué puisqu'un
billet à prix réduit me force à rester un certain temps dans la ville de ″mon choix″ ), ma patience à aimer et à
comprendre me semble sans limite ce premier soir où, fatigué et affamé, j'entre dans Pise, accueilli sur
l'avenue de la gare par dix haut-parleurs tonitruants qui déversent un flot de romances sur une foule où
presque tout le monde est jeune. » (E, 81)
Pierre de Montmartre, on sent la parenté d'un pays, d'un art et d'une religion. Toutes les
lignes de ces pierres frémissent, tous les corps crucifiés ou flagellés emplissent l'âme de la
même émotion éperdue et souillée que la ville elle-même. » (C I, 205) Aux antipodes de la
ville froide, brumeuse, embuée, mouillée, visqueuse, sale, Camus découvre, en 1955
seulement, la Grèce. L'éblouissement devant ce pays de soleil et de vérité, ce creuset de notre
civilisation est immédiat et brutal, il jaillit d'un éclat de lumière qui rebondit sur le sang
carminé d'un géranium intempestif se dressant dans un amoncellement de rocailles
brûlantes.533 Le mouvement est aussi celui des flots. Dans « La mer au plus près », il introduit
son propos par l'énoncé d'une vérité paradoxale : « […] la pauvreté m'a été fastueuse […] »
(E, 879) La nouvelle est consacrée à la mer. Elle est une sorte de journal de bord où la parole
est fragmentaire, libérée de toute construction narrative. Dans des prolégomènes où,
paradoxalement, l'ironie et le lyrisme se mêlent,534 l'anadiplose s'ouvre sur un zeugme et
introduit le lecteur dans l'univers irrationnel du poétique : « Depuis, j'attends. J'attends les
navires du retour, la maison des eaux, le jour limpide. » Camus confie dans cette ouverture les
promesses sans fin de l'errance et la vérité du dénuement. Dans le mouvement infini
métaphorisé par l'eau, dans une forme de nomadisme, l'auteur entend les dissonances d'une
voix qui participe aux facéties des convenances sociales et du paraître. Il reprend, comme un
thème musical dans un opéra, l'expression « j'attends » qui semble étayer son discours
introductif. Ce qu'il attend, c'est de pouvoir parler en son nom. Il confie la facilité du
mensonge, la molle aisance du renoncement à sa vérité : « […] ce n'est pas moi qui parle. » Il
révèle l'attachement véritable à une seule image et comprend que la parole vraie jaillit de
l'abandon, du détachement, de l'exil, de l'errance. Le poétique habite un bateau sans ancre,
livré au balancement des flots, à la vastitude de l'horizon, au sel brûlant des embruns : « Ainsi,
moi qui ne possède rien, qui ai donné ma fortune, qui campe auprès de toutes les maisons, je
suis pourtant comblé quand je le veux, j'appareille à toute heure, le désespoir m'ignore. Point
de patrie pour le désespéré et moi, je sais que la mer me précède et me suit, j'ai une folie
toute prête. Ceux qui s'aiment et sont séparés peuvent vivre dans la douleur, mais ce n'est pas
533
Cf. Carnets III, p.165
534
On croit entendre Jean-Baptiste Clamence lorsque Camus évoque son attitude lors des enterrements : « C'est
aux enterrements que je me surpasse. J'excelle, vraiment. Je marche d'un pas lent dans les banlieues fleuries
de ferrailles, j'emprunte de larges allées, plantées d'arbres de ciment, et qui conduisent à des trous de terre
froide. Là, sous le pansement à peine rougi du ciel, je regarde de hardis compagnons inhumer mes amis par
trois mètres de fond. La fleur qu'une main glaiseuse me tend alors, si je la jette, elle ne manque jamais la
fosse. » (E, 879)
le désespoir : ils savent que l'amour existe. Voilà pourquoi je souffre les yeux secs, de l'exil.
J'attends encore. Un jour vient, enfin… » (E, 880) Séparé, Camus l'est de sa propre voix dont
il devine la vérité et la force dans l'illumination du renoncement. Ainsi, livré au mouvement
des flots, à la force de ce lieu mouvant, de cet insaisissable, il s'abandonne à l'irrationnel de la
métaphore. La mer devient « salive des dieux », les flots sont un « pelage de quelque vache
bleue et blanche, bête fourbue ». (E, 880)535 Les éléments sont personnifiés et l'auteur
entretient avec eux une relation privilégiée, intime, fusionnelle. Il épouse la mer car son flux
infini, son mouvement insaisissable, son abandon et ses écarts conviennent à sa vision de
l'amour : « C'est ainsi qu'il faudrait aimer, dit-il, fidèle et fugitif. » Identique et étranger,
stable et fuyant, l'homme camusien, sur l'instabilité berçante des flots, se réduit, pour un
temps, à cette paronomase : « fidèle et fugitif ». Sa stabilité n'a de sens que dans le
mouvement, son regard ne se déploie que dans une distance favorisée par le déplacement et sa
voix s'épanouit, trouve des accents poétiques, des inspirations baudelairiennes pour chanter
l'apaisement des heures nocturnes : « Voici la nuit fidèle, la nuit fraîche que j'appelais dans
les lumières bruyantes, l'alcool, le tumulte du désir. »536 ou encore l'attrait irrépressible d'un
voyage où le fini et l'infini s'intriquent en une entité mouvante, en un reflet de lune qui inscrit
sur la surface des eaux des mots mystérieux : « Nous naviguons sur des espaces si vastes qu'il
nous semble que nous n'en viendrons jamais à bout. »537
Les mots eux-mêmes ont un pouvoir évocateur puissant et suffisent à créer une langue
de l'ailleurs, de la vérité dans le mouvement. Camus se livre à cette incantation toponymique :
« Nous passons les portes d'Hercule, la pointe où mourut Antée. Au-delà, l'Océan est partout,
nous doublons d'un seul bord Horn et Bonne-Espérance, les méridiens épuisent les latitudes,
le Pacifique boit l'Atlantique. Aussitôt le cap sur Vancouver, nous fonçons lentement vers les
routes du Sud. À quelques encâblures, Pâques, la Désolation et les Hébrides défilent en
convoi devant nous. » Et nous voici embarqués, voyageurs immobiles à l'instar de cet enfant
évoqué par Baudelaire dans son poème « Le voyage », « amoureux de cartes et d'estampes »
535
La nouvelle se situe aux pages 880 à 886 du volume des Essais dans la Pléiade.
536
Dans « Recueillement », BAUDELAIRE écrit : « Sois sage, ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille. / Tu
réclamais le Soir ; il descend ; le voici : / Une atmosphère obscure enveloppe la ville, / Aux uns portant la
paix, aux autres le souci. », Œuvres complètes I, op.cit., p.140
537
L'image devient poncif. Baudelaire se plaisait déjà à mettre en relief le rapprochement paradoxal entre le fini
et l'infini favorisé par le rencontre entre l'homme et la mer : « Et nous allons, suivant le rythme de la lame, /
Berçant notre infini sur le fini des mers. », Œuvres complètes I, op.cit., p.129
et qui rêve la vastitude du monde sous la clarté de sa lampe de chevet. Les mots nous invitent
au voyage, le poète est un passeur.
Inspiration, transmission
Apollon est lié à Hermès, il lui est même redevable puisque ce dernier lui a cédé la
lyre dont il est l'inventeur innocent, discret et détaché. Hermès est le messager des dieux, il
assure la transition de leur univers et celui des mortels. En lui se retrouve le thème orphique
du déplacement : aller de par le monde et faire entrer en correspondance (en résonance) des
réalités étrangères. À l'instar d'Apollon, de Dionysos et d'Artémis, il est enfant de Zeus. C'est
lui qui invente la lyre qu'il fabrique à partir d'une carapace de tortue et de boyaux de vache. Il
a dérobé un troupeau de génisses à Apollon qui les faisait paître sur le mont Piéros en
Thessalie. Lorsqu'Apollon veut récupérer son troupeau, il entend une musique. Hermès, avec
sa lyre berce sa mère endormie. Apollon, charmé, demande à Hermès de lui donner
l'instrument de musique. En échange, il lui laisse le troupeau. Hermès accepte puis construit, à
l'aide d'un roseau une flûte qu'Apollon désire posséder. Un nouvel accord s'établit : Hermès
donne la flûte à Apollon qui lui permet, en échange d'aller voir les vieilles nourrices, les
Thries, pour apprendre à prédire l'avenir. Zeus, ébloui par les qualités de son très jeune fils,
fait de lui son messager et lui donne la houlette, un chapeau rond contre la pluie et des
sandales ailées pour le transporter avec la rapidité du vent. Hermès promet à son père de ne
pas mentir mais affirme aussi ne pas pouvoir promettre de dire absolument toute la vérité. Les
attributs du dieu messager sont comme des résurgences du poétique. La source lointaine prend
naissance chez ce dieu précoce et facétieux, aimable, habile et rusé, chez ce fils de Maia, la
Terre, qui fait naître la musique d'éléments naturels et qui les concède sans difficulté.538
538
Il est également le père de Daphnis, l'inventeur de la poésie bucolique à qui Pan a appris à jouer de la flûte et
qu'Apollon appréciait particulièrement. Ce beau jeune homme sicilien enfanté par une nymphe, vit et chante
dans un bosquet de lauriers sur la montagne d'Héra. Il meurt aveugle et son père le change en rocher.
Hermès devient guide de la recherche spirituelle en même temps que de l'alchimie. Par
son action, il cherche à sauver le monde et à faire naître le Filius philosophorum, c'est-à-dire
l'enfant illuminé du soleil de la Sagesse. L'hermétisme n'est donc pas originellement une
théorie de l'obscur, mais une démarche qui présuppose une sagesse cachée. L'herméneutique
est la science du dévoilement et de l'interprétation du sens intrinsèque, mais de prime abord
dérobé, des paroles, des symboles gravés dans l'âme.539 Pour Platon, le nom d'Hermès vient de
hermêneus « celui qui interprète » ce qui renvoie, dans une approche philologique, à
l'herméneutique.540 Une des finalités du poète s'inscrit dans l'herméneutique. Il est celui qui
dévoile les mystères, les archétypes enfouis dans les profondeurs de la terre, du temps, de
l'âme obscure et féconde des hommes. Il est aussi le passeur. Celui qui se situe entre le visible
et l'invisible, entre le connu et l'inconnu. Il figure à la fois à la borne541 et l'ailleurs. Il prend
place aux carrefours sur les chemins des hommes ; mais il est aussi celui à qui Hadès a
demandé de lui amener les morts avec douceur et après les avoir convaincus en posant la
houlette d'or sur leurs yeux. À l'instar d'Apollon ou d'Orphée, il est initié à la divination. Il sait
prédire l'avenir d'après le déplacement des cailloux dans une bassine d'eau. Il est l'inventeur
du jeu des osselets et instaure l'art de la prédiction d'après leur position.
La poésie, « chose légère, ailée, sacrée »,542 naît du mouvement et de la transformation
incessante du réel. Le poète est également fils d'Hermès. Il n'est pas créateur mais traducteur,
décrypteur, dépositaire d'une parole qui a pour mission de transmettre aux hommes ce qui lui
vient de Dieu. Il est celui qui, parce qu'il a la sagesse et la célérité peut voir, communiquer,
relier. On peut le rapprocher des idoles grecques que Vernant analyse dans son ouvrage :
« Mais en cherchant ainsi, à travers des faits de figuration, à jeter comme un pont vers le
divin, l'idole doit en même temps, dans la figure même, marquer la distance par rapport au
monde humain, accuser l'incommensurabilité entre la puissance sacrée et tout ce qui la
manifeste, de façon toujours inadéquate et incomplète, aux yeux des mortels. Établir avec
l'au-delà un contact réel, l'actualiser, le présentifier et, par là, participer intimement au divin
– mais, du même mouvement, souligner ce que ce divin comporte d'inaccessible, de
mystérieux, de fondamentalement autre et étranger, telle est la nécessaire tension que, dans le
539
Encyclopédie des symboles, op.cit., pp.303-304
540
Voir dans Le dictionnaire historique de la langue française d'Alain REY les articles « Hermès »,
« herméneutique », « hermétique », Éditions Le Robert, 1992, pp.956-957
541
Étymologiquement, Hermès peut être rapproché de herma qui est le nom de la borne aux carrefours.
542
Jean-Michel MAULPOIX, Du Lyrisme, op.cit., p.307
cadre de la pensée religieuse, doit instaurer toute forme de figuration. […] Voir l'idole
suppose une qualité religieuse particulière et, en même temps, consacre cette dignité
éminente. La vision, comme celle des mystères, prend valeur d'initiation. En d'autres termes,
la contemplation de l'idole divine apparaît comme « dévoilement » d'une réalité mystérieuse
et redoutable ; le visible, au lieu d'être la donnée première qu'il s'agirait d'imiter par l'image,
prend le sens d'une révélation, précieuse et précaire, d'un invisible qui constitue la réalité
fondamentale. »543
Poésie et vérité
La transmutation du réel ne doit pas pour autant mettre en danger la restitution d'une
certaine forme de vérité. L'approche poétique d'un paysage, d'un visage, d'une intuition ou
d'une sensation n'excluent pas l'exigence de vérité, de droiture morale, de lucidité,
d'authenticité. Pourtant poésie et vérité semblent présupposer des démarches antinomiques.
Camus a déjà abordé la question, on l'a vu, dans sa pièce Caligula.544 Le rapport complexe
entre les deux notions est suggéré dans la source mythologique : Hermès qui dit à son père
Zeus : « Adopte-moi comme messager et je serai responsable de la sécurité de toute propriété
divine, je ne ferai jamais de mensonge, bien que je ne puisse te promettre de dire absolument
toute la vérité. »545 Hermès promet donc de ne pas mentir mais il ne peut promettre de tout
dire. Apollon use des charmes de son chant pour envoûter les animaux, les hommes et la
nature tout entière. La relation complexe à la vérité est posée dans les arcanes mythologiques.
Éthique et poésie, intuition et raison, muthos et logos, sens et conscience, parler et se
taire s'intriquent dans un creuset fécond et profond, souvent hermétique. Dans Adieux au
poème, Maulpoix écrit : « Trois principales pommes de discorde : la question de la vérité (le
poète ment / or il cherche ″la vérité de la parole″), de la morale (centré sur son ″moi″, le poète
trompe / or il cherche une justesse de vie et de voix), du sens (le poète a perdu tout ″bon sens″
or il travaille à réarticuler, à dérégler et à reconfigurer le sens). Il dit le vrai en se livrant à de
″glorieux mensonges″ ; il puise de la clarté à même de quelque ″bouche d'ombre″… »546 Le
poète est suspecté de mentir, d'assombrir le monde dans les nuées de son désespoir ou, au
543
VERNANT, op.cit., p.343
544
Voir le chapitre La flûte de Dionysos.
545
Robert GRAVES, Les mythes grecs, op.cit., p.74
546
Jean-Michel MAULPOIX, Adieux au poème, op.cit., p.135
contraire, de parer l'univers de l'étincellement qui figure sa joie, son enthousiasme, ses
amours, ses succès, son espérance, sa foi dans la vie. Dans Le Mythe de Sisyphe, il écrit : « Je
demande ce qu'entraîne la condition que je reconnais comme mienne, je sais qu'elle implique
l'obscurité et l'ignorance et l'on m'assure que cette ignorance explique tout et que cette nuit
est ma lumière. Mais on ne répond pas ici à mon intention et ce lyrisme exaltant peut me
masquer le paradoxe. » (E, 128) Un peu plus loin, il ajoute : « L'évidence abstraite se retire
devant le lyrisme des formes et des couleurs. » (E, 137)
La poésie est considérée comme mensongère. Elle peut être un exercice stylistique
dénué de toute authenticité ou filtre trouble qui éloigne l'homme de l'exigence de clairvoyance
absolue. Camus est un homme qui revendique une double vérité : vérité sensible d'un discours
qui s'alimente à la source du réel, vérité intellectuelle des yeux ouverts sur notre condition
existentielle. L'exigence de l'authenticité suppose une corrélation juste et intense entre
l'expérience et la transposition poétique. Si Caligula juge bonne la poésie de Scipion, c'est
parce qu'elle prend sa source dans une souffrance dont le jeune poète a fait l'expérience
authentique. Il méprise les figures convenues, les catachrèses suspendues dans le vide d'une
sensibilité apprêtée. Les faux poètes, dans Caligula, sont comme des coquettes qui veulent
plaire mais dont le discours est stérile parce que convenu. Scipion, pour le concours de poésie,
se présente sans tablette. La vérité est inscrite dans le cœur. Pour évoquer la mort, il chante le
bonheur, la pureté, le plaisir incarné dans un monde plein de promesses. Car la mort n'est
autre que le renoncement ou l'arrachement aux lumières resplendissantes, aux fêtes délirantes.
Au début de la nouvelle « Le Désert » dans Noces, Camus pose, avec clarté, sa
méfiance d'une poésie qui présuppose une part de mensonge, d'à peu près, de facilité, de
dextérité stylistique, de vacuité thématique. Il ne s'intéresse pas à un style dont la beauté se
paye au prix d'une certaine ineptie souvent accompagnée d'une vraie outrecuidance. Il craint
et dénonce une forme de lyrisme qui éloigne l'homme de la clarté, de l'évidence, de l'exigence
intellectuelle. Il refuse le pittoresque, l'expression d'une sensibilité banale, commune
ordinaire. À propos des maîtres toscans, il explique : « ils savent bien que la sensibilité d'un
homme n'est rien. Et du cœur, à vrai dire, tout le monde en a. » (E, 79) Ce qui importe, ce sont
« les grands sentiments simples », c'est la restitution, sur la surface plane d'un visage, de la
force intérieure qui bouleverse les hommes. Camus associe la poésie aux notions de
pittoresque, d'événementiel futile ou d'émotion fugace et futile. Il appelle vérité la restitution
exigeante et dense de notre condition, de nos soifs inapaisées, de nos espoirs avivés par le
ruissellement de lumière, de nos affres terrifiantes alimentées par la souffrance et la mort.
Dans cette nouvelle où les mots « poésie » et « vérité » sont toujours associés de manière
problématique, Camus met en place une esthétique personnelle dans laquelle poésie et vérité
ne se nient pas mais s'étayent dans l'élaboration d'un verbe où beauté et vérité ont la même
tessiture : « Mais on comprend aussi que par vérité je veux seulement consacrer une poésie
plus haute : la flamme noire que de Cimabué à Francesca les peintres italiens ont élevée
parmi les paysages toscans comme la protestation lucide de l'homme jeté sur une terre dont
la splendeur et la lumière lui parlent sans relâche d'un Dieu qui n'existe pas. » (E, 80) Poésie
et métaphysique, loin d'être antinomiques, se juxtaposent dans des exigences similaires.
Lyrisme heuristique
Rapport entre la poésie et la réalité de notre condition, la splendeur, la mort. Poésie
exige lucidité. Elle se rapproche alors d'une certaine conception de la philosophie. Frantz
Favre explique : « Si les œuvres des grands peintres toscans de la Renaissance sont, comme
celles de René Char, ″messagères de vérité″ (E, 1166) et atteignent ″une poésie plus haute″
(E, 80) que cet idéalisme complaisant qui n'est qu'un refuge et qu'un refus, n'est-ce point parce
qu'elles élèvent ″la protestation lucide de l'homme, jeté sur une terre dont la splendeur et la
lumière lui parlent sans relâche d'un Dieu qui n'existe pas.″ (E, 80) ? »547
Ce qui importe donc pour Camus, ce ne sont la sincérité, la coïncidence avec le réel ou
avec un vécu personnel, mais une certaine lucidité : « Le grand courage, c'est encore de tenir
les yeux ouverts sur la mort. » (E, 49) La lucidité exige l'utilisation d'une langue concise,
précise, claire. Ces qualités stylistiques apparaissent antinomiques avec la notion de lyrisme
qui, implicitement renvoie à une voix qui s'épanche et s'abandonne à un plaisir de
l'abondance, de l'excès. Il semble que la voix lyrique se plaise à son propre débit insatiable.
Mais tout lyrisme ne suppose pas abandon intempestif à un flux incessant, propension à
l'exubérance verbale. Camus a toujours préconisé une certaine concision stylistique. Dans ses
Carnets, il affirme : « La véritable œuvre d'art est celle qui dit le moins. » (C I, 118)548 Le
lyrisme peut aussi habiter la fulgurance. Il a alors la densité qui annule les oppositions entre
547
Frantz FAVRE, « Poésie et vérité chez Camus », in Camus et le lyrisme, op.cit., p.87
548
Éditorialiste à Combat, il conseille aux jeunes journalistes de s'inspirer plutôt de CHAMFORT que de
CHATEAUBRIAND.
l'obscur et le lumineux. Tel Orphée, autorisé grâce à la force suggestive de son chant, guidé
par sa voix et par sa lyre, s'enfonçant dans les profondeurs de l'enfer, il peut conduire au plus
profond de l'être. Dans la Préface à l'édition allemande des poésies de René Char, Camus
écrit : « […] chaque fois que la poésie de René Char semble obscure c'est par la
condensation furieuse de l'image, un épaississement de cette transparence abstraite que nous
ne réclamons le plus souvent que parce qu'elle n'exige rien de nous […]. Au centre du Poème
pulvérisé par exemple se tient un foyer mystérieux autour duquel tournent inlassablement des
torrents d'images chaleureuses. C'est pourquoi cette poésie nous comble si exactement. » (E,
1164) Le lyrisme a alors une valeur heuristique. Par la densité de l'image, dans cette vision
épiphanique, le poète accède à une vérité intérieure éblouissante et invite le lecteur à
emprunter les mêmes chemins, à reconnaître l'intensité d'une expérience dont la vérité épouse
les formes de l'universalité. Par la fulgurance de l'image, l'homme accède à une vérité qui est
comme un éclair dans la nuit obscure, un éblouissement, une illumination. C'est ce que Camus
appelle, pour définir la poésie de René Char « la condensation furieuse de l'image » qui jaillit
d'une langue en apparence obscure. Les contraires s'annulent dans le dépassement du verbe
poétique. « De même, chaque fois que la poésie de René Char semble obscure, c'est par une
condensation furieuse de l'image, un épaississement de la lumière qui éloigne de cette
transparence abstraite que nous réclamons le plus souvent parce qu'elle n'exige rien de nous.
Mais en même temps, comme dans la plaine ensoleillée, ce point noir solidifie autour de lui
de vastes plages de lumière où les visages se dénudent. » (E, 1164) Camus admire la poésie de
Char. Sa préface, largement épidictique, rend hommage à l'homme à sa bravoure, sa fidélité,
sa droiture et à l'écriture poétique dont il capte et restitue la spécificité fulgurante, la concision
éblouissante. Cependant, l'écriture camusienne présente des caractéristiques diamétralement
antinomiques. La question la plus difficile et la plus intéressante est celle du refus, chez
Camus, de toute écriture spécifiquement poétique alors que, analysant L'œuvre de Char ou
rendant hommage à son ami le poète Leynaud, il montre à la fois de l'admiration et une
véritable acuité critique. Pourquoi ce refus de s'abandonner à une forme poétique reconnue
comme telle ? Pourquoi s'être ainsi interdit cette voie ? Peut-être la forme poétique est-elle
associée à une culture bourgeoise voire aristocratique à laquelle il ne peut ni ne veut
s'identifier. Peut-être aussi craint-il de s'abandonner à une pente dangereuse de sa sensibilité
associée aux excès propres à la jeunesse, à son exubérance, à ses folies irrationnelles et
égotistes. Ainsi, il se tient à des formes prosaïques dans lesquelles se glissent, subrepticement
et comme par infraction, des accents lyriques. Dans tous ses textes, qu'il s'agisse des écrits de
jeunesse, des essais, des nouvelles, des ouvrages philosophiques, des pièces de théâtre et
même des articles journalistiques, des lettres ou des préfaces, des conférences ou des
interviews, l'expression d'une sensibilité portée par un verbe métaphorique occupe une place
prépondérante. Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus utilise abondamment la métaphore et la
comparaison.549 La philosophie emprunte la voix lyrique. Camus brouille les pistes, refuse
l'enfermement dans un genre spécifique. Ainsi, les essais lyriques, Noces, L'Été, se
nourrissent assez largement de thèmes traditionnellement dévolus à la philosophie : la
conscience de la finitude et de la mort, l'interrogation sur le destin, le sens de l'histoire, la
recherche d'une signifiance d'un monde sans Dieu. Ce qui importe assez clairement chez
Camus, ce n'est pas tant le choix d'une forme que le contenu de l'œuvre. Lorsque, dans
L'Homme révolté, il critique le Surréalisme, il n'aborde pas la révolution dans les codes
d'écriture mais dans sa dimension éthique et politique. Cependant, comme le dit Pierre-Louis
Rey, Camus n'est pas assez naïf pour ignorer que « la façon dont un peintre voit le monde
conditionne déjà son style et, quand il écrit un traité, le philosophe ne reflète pas dans son
style une pensée préalable : il travaille et modifie cette pensée par son écriture. »550 Si l'artiste
privilégie le fond, il cède à un réalisme réducteur, s'il privilégie la forme, il s'enferme dans le
formalisme stérile. Cette dernière tentation est celle qui est la plus prégnante au XXe siècle.
Camus la refuse. Dans sa dernière interview, il affirme : « L'erreur de l'art moderne est
presque toujours de faire passer le moyen avant la fin, la forme avant le fond, la technique
avant le sujet. Si les techniques d'art me passionnent et que je cherche à les posséder toutes,
c'est que je veux pouvoir m'en servir librement, les réduire au rang d'outils. » (E, 1927)
Ce qui importe dans le cheminement de l'artiste, c'est l'authenticité de sa recherche. Il
est celui qui emprunte des chemins exigus, des chemins de traverse afin de découvrir des
vérités que le quotidien dissimule, que le tournoiement incessant des jours érode.
Un lyrisme heuristique suppose donc une exigence de vérité existentielle,
d'engagement de l'auteur dans le verbe, et, conséquemment, une relation particulière au
langage. Camus dans la Préface à l'édition allemande des poésies de Char conclut en insistant
549
Marie-Louise AUDIN relève plus de trois cents métaphores et dix comparaisons « La condensation furieuse de
l'image ou le double lyrisme camusien », in Camus et le lyrisme, op.cit., p.27
550
Pierre-Louis REY, Camus, Une morale de la beauté, Sedes, 2000, p.65
sur la nécessaire osmose entre poésie et vérité : « Soyons-en sûrs, c'est à des œuvres comme
celles-ci que nous pourrons demander désormais recours et clairvoyance. Elles sont
messagères de vérité, de cette vérité perdue dont chaque jour désormais nous rapproche, bien
que pendant longtemps nous n'ayons rien pu dire d'elle, sinon qu'elle était notre patrie et que
loin d'elle nous souffrions d'exil. » (E, 1166) Cette vérité fille de la poésie suppose un emploi
juste des mots ou un emploi du mot juste. À propos de Char, il ajoute : « Mais les mots se
forment enfin, la lumière point, la patrie un jour recevra son nom. » (Ibid.) C'est encore une
fois dans l'ouverture camusienne aux œuvres de ses contemporains et l'étonnant travail
critique qui jalonne sa vie qu'apparaît clairement un souci du mot juste, une exigence
stylistique qui ébauche une esthétique. Dans une lettre à Ponge pour rendre compte de son
ouvrage Le Parti pris des choses, il écrit : « Pour vous, trouver le mot juste, c'est pénétrer un
peu plus au cœur des choses. Et si votre recherche est absurde, c'est dans la mesure où vous
ne pouvez trouver que des mots justes et non le mot juste ; comme la recherche absurde
parvient à se saisir de vérités et jamais de la vérité. » (E, 1666) Le lyrisme heuristique
suppose, en amont, une propédeutique. Il s'agit, pour le créateur, de s'interroger sur son outil
de travail, sur la matière première avec laquelle il compose son œuvre.
Langage et vérité
« Si notre langage n'a pas de sens, rien n'a de sens ; si
les sophistes ont raison, le monde est insensé. » (C II, août
1942)
Camus consacre à Brice Parain un long article dans lequel, à partir des œuvres du
philosophe, il développe une réflexion personnelle sue le langage. La question essentielle,
posée dans les prolégomènes, est « de savoir si notre langage est mensonge ou vérité […] »
(E, 1672)551 Cette question est métaphysique, c'est ce qui constitue son originalité et sa portée
existentielle. Si le langage est privé de sens, le monde devient absurde car nous ne
connaissons le monde que par les mots. Camus ajoute, dans une formule lapidaire : « Leur
inefficacité démontrée, c'est notre aveuglement définitif. » L'alternative proposée semble une
aporie puisque, soit les mots renvoient à une réalité supérieure, et ne peuvent donc restituer
551
L'article consacré à Brice PARAIN se situe aux pages 1671 à 1682 du volume des Essais dans La Pléiade. Il est
écrit en 1944 et paraît pour la première fois dans la revue Poésie 44.
l'expérience sensible et mouvante, soit ils traduisent le précaire et ne sont donc pas gage de
certitude et de permanence. L'histoire de la philosophie est appréhendée comme une
recherche sur le langage, sur la quête du mot juste, « du maître-mot qui éclairerait tout […] »
Mais le dilemme entre le mot stable restituant une vérité idéelle et le mot fluctuant donnant
une vision approximative d'un monde sensible, précaire, contradictoire ne semble pas pouvoir
être dépassé. Parain ne souhaite pas s'abandonner à l'idée du mensonge des mots et refuse
donc la voie nietzschéenne. Il exige que l'homme se sente engagé dans sa parole et par sa
parole. Le malheur du monde est amplifié par le mensonge. La seule façon de dépasser le
dilemme du langage, selon Parain, est de suivre le choix de Pascal, c'est-à-dire de se
soumettre au langage traditionnel parce qu'il est d'origine divine, de s'humilier « devant les
mots pour trouver leur véritable inspiration. Il faut choisir entre le miracle et l'absurde, il n'y
a pas de moyen terme. »
Camus ici poursuit seul son chemin. Il fait le constat d'un siècle qui se trouve face à la
nécessité de se repenser, c'est-à-dire de trouver un nouveau langage. Il observe l'importance
d'une littérature de remise en question de la validité des mots : « C'est pourquoi les œuvres les
plus significatives de ces années quarante ne sont peut-être pas celles qu'on imagine, mais
celles qui remettent en question le langage et l'expression. La critique de Jean Paulhan, le
nouveau monde crée par Francis Ponge et la philosophie historique de Parain, me semblent
répondre, sur des plans très différents et avec des oppositions très marquées, à cette
exigence. » Il retrace l'expérience surréaliste, la remise en question du langage et constate que
la tendance n'est plus tant de lâcher la bride aux désordres du monde et de l'homme mais au
contraire de réinventer une tradition qui fait le deuil du support divin. Il prédit le retour à une
forme de classicisme qui accorde une large part à l'intelligence et à la mesure : « Il s'agit
seulement d'une intelligence raisonnable revenue au concret et soucieuse d'honnêteté. C'est
un nouveau classicisme […]. » L'absurde est sauvé par une esthétique ontologique qui donne
sens au monde par une acceptation de notre incarnation originelle, de notre précarité, de notre
instabilité consubstantielle. À partir de cette matière imparfaite, muni des mots et d'une
l'exigence éthique, l'écrivain s'efforce de ne pas mentir – « Mal nommé un objet, c'est ajouter
au malheur du monde ». Sa finalité est de contribuer à la brillance du monde.
Nature et mesure
« Némésis veille, déesse de la mesure, non de la
vengeance. Tous ceux qui dépassent la limite sont, par elle,
impitoyablement châtiés. » (E, 853)
Cette apologie d'une intelligence mesurée prend sa source dans la philosophie
présocratique pour laquelle Camus a toujours montré de l'intérêt. La mesure chez les
présocratiques n'est pas le résultat d'une opération quantifiante mais l'expression d'une
harmonie entre les parties et le tout. Qui dit mesure dit esthétique, éthique et ontologie.
L'harmonie héraclitéenne résulte de la concordance des contraires. C'est ce qui s'observe dans
la nature, c'est ce vers quoi tend l'art. Le logos est au cœur d'une déchirure puisqu'il prend
place à la lisière d'une transcendance qui fait sens et d'une immanence dans laquelle l'homme
se meut et meurt. Le logos est l'expression tragique de la condition de l'homme entre éternité
et précarité, sens et absurde. La poésie habite cette faille, jaillit de cette tension insoutenable
entre le désir d'une vérité stable, idéale, transcendante et le constat d'une réalité mouvante,
fluctuante, aléatoire et inepte. Camus aime dans la poésie de Char « l'optimisme tragique de
la Grèce présocratique » (E, 1163), le lien entre le mystère de l'homme, le sacré et la nature
reconnue dans sa réalité physique.
L'harmonisation, le goût de la mesure et de l'ordre répondent chez Camus à une
nécessité de lutter contre le chaos du monde et le désordre intérieur. L'art suppose ce travail
ordonnateur : « Il y a en moi une anarchie, un désordre affreux. Créer me coûte mille morts,
car il s'agit d'un ordre et que tout mon être se refuse à l'ordre. Mais sans lui je mourrais
éparpillé. » (C II, 303) La création suppose donc la mise en ordre mais peut également
s'étioler dans la camisole de la conscience raisonnable, dans la négation des instincts débridés
et fougueux. On retrouve l'esthétique nietzschéenne développée dans La Naissance de la
tragédie. Dans son approche de la tragédie, le désordre dionysiaque allié à l'ordre apollinien a
donné naissance à la tragédie. Camus élabore une esthétique proche lorsqu'il confie dans ses
Carnets : « Peut-être aussi cette méfiance vise mon anarchie profonde et, par là, reste utile.
Je connais mon désordre, la violence de certains instincts, l'abandon sans grâce où je peux
me jeter. L'œuvre d'art pour être édifiée (je parle au futur) doit se servir de ces forces
incalculables de l'homme. Mais non sans les entourer de barrières. Mes barrières aujourd'hui
sont encore trop fortes. Mais ce qu'elles avaient à contenir l'était aussi. Le jour où l'équilibre
s'établira, ce jour-là, j'essaierai d'écrire l'œuvre dont je rêve. Elle ressemblera à L'Envers et
l'Endroit, c'est-à-dire qu'une certaine forme d'amour y sera mon tuteur. » (C II, 297-298)
C'est le temps de Némésis, suspendu dans l'inachevé, figé dans un ultime silence. C'est le
temps où l'amour retrouve une terre d'origine, un enracinement, le temps d'un retour vers une
lumière solaire. Le temps où la nature n'est plus ni la source ni la finalité mais une réalité à la
fois incontournable et insaisissable.552
L'art apollinien de l'harmonie, du juste milieu s'appuie sur le réel, la phusis grecque.
C'est là que l'homme trouve sa mesure et sa vérité, là qu'il peut vivre ses excès sans être
submergé. Que ce soit dans le domaine politique ou dans la création, l'enracinement dans le
réel est le point d'amarrage, de fixité, à partir duquel l'homme peut agir sans prendre le risque
de s'égarer dans les impasses idéologiques ou les apories artistiques. C'est la pensée solaire
des Grecs où la nature s'équilibre au devenir. L'homme est tragique car il est au centre d'un
déchirement entre des désirs contradictoires, l'immanence et la transcendance, le goût des
moissons et la réalité de l'histoire, le naturel et l'artifice, le vrai le faux, le masque, le nu.
L'homme est dans cette tension rendue fructueuse par une expression artistique qui s'inscrit
dans la voie moyenne, l'acceptation des mouvements contradictoires, la responsabilité face à
son temps et l'indifférence à la vie. Pour conclure L'Homme révolté, c'est encore la voix de
Char que Camus fait entendre : « L'obsession de la moisson et l'indifférence à l'histoire, écrit
admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc. » Camus ajoute que la vraie
vie est présente au cœur de ce déchirement. C'est en cela qu'il est profondément tragique : il
ne choisit pas mais se maintient en équilibre.
Le tragique grec ne se sépare pas de la beauté. C'est le propos développé dans « L'Exil
d'Hélène » : « La Méditerranée a son tragique solaire […]. Certains soirs, sur la mer, au pied
des montagnes, la nuit tombe sur la courbe parfaite d'une petite baie et, des eaux
silencieuses, monte alors une plénitude angoissée. On peut comprendre en ces lieux que si les
Grecs ont touché au désespoir, c'est toujours à travers la beauté, et ce qu'elle a
d'oppressant. » (E, 853) L'art est essentiellement une pulsion vers le beau, un mouvement vers
une harmonie heureuse acquise par la lutte contre l'anarchie du monde et de l'homme. Il
contribue à accroître la brillance du monde. Par le regard de l'homme, par son chant la nature
552
Dans le deuxième tome des Carnets, Camus affirme que le « naturel n'est pas une vertu qu'on a : elle
s'acquiert. » (C II, 15)
devient cosmos c'est-à-dire, en Grec, la parure et l'univers. C'est ce que développe Maulpoix
en s'appuyant sur une étude lexicale. Il observe que le mot latin mundus signifie ce qui est
propre et brillant.553 Jean Beaufret définit le cosmos héraclitéen comme « l'ajointement
antagoniste de toutes choses » et « l'étincellement partout de la merveille d'être ou, si l'on
veut, du diadème de l'être. »554 Maulpoix poursuit : « Cette brillance du monde, à laquelle les
Grecs furent infiniment sensibles, tient au fait que ses éléments les plus infimes portent tous le
témoignage de la mystérieuse unité à la poursuite de laquelle s'engage la poésie. »555 La
beauté est une promesse d'unité vers laquelle tend Camus dans la réalisation de son œuvre
lyrique. L'accord charnel avec le monde, la sensibilité exacerbée aux lumières, aux effluves,
aux enchevêtrements de lignes, aux fluctuations du temps, tout s'harmonise dans l'unité d'un
figure, d'une phrase cadencée, d'un texte. La plume noircit la page, remplit l'espace vide, lutte
contre cette inepte vacuité, poursuit la réalisation d'une forme parfaite. L'art ne corrige pas les
imperfections du monde, il propose un substitut, il est une justification.556 Même si, pour
Camus, le monde ne recèle aucun Dieu, il n'en est pas pour autant vide de sens. Frantz Favre
écrit : « C'est au sein même du devenir et du jeu contradictoire des apparences que l'on peut
entrevoir non le sens mais l'unité et la permanence de l'être. »557
553
Jean-Michel MAULPOIX, Du Lyrisme, op.cit., p.326
554
Jean BEAUFRET, Dialogue avec Heidegger, Éditions de Minuit, Paris, 1973, T. 1, p.25
555
Jean-Michel MAULPOIX, Du Lyrisme, op.cit., p.326
556
« Le monde absurde ne reçoit qu'une justification esthétique. » (C II, 65)
557
Frantz FAVRE, « Poésie et vérité chez Camus », in Camus et le lyrisme, op.cit., p.95
à Hermès. C'est l'ordre contre l'anarchie, l'immobile contre le mobile, le stable et le figé contre
le mouvant et le changeant, la permanence contre l'impermanence, la fidélité contre
l'infidélité, c'est la loi du Commandeur contre les frasques donjuanesques.
558
Claudio MAGRIS, L'Anneau de Clarisse, op.cit., p.13
559
NIETZSCHE, Fragment 14 (117), in Fragments posthumes (1888), in Œuvres philosophiques complètes, tome
XIX, traduction de Jean-Claude HÉMERY, Gallimard, 1977, p.85
560
Ibid.
561
Ibid., p.14
562
EURIPIDE cite ANAXAGORE qui « commence en ces termes : ″Au commencement tout était mêlé ; alors parut
l'Esprit qui y mit bon ordre. ″ » NIETZSCHE poursuit : « EURIPIDE entreprit comme PLATON de montrer au monde
ce qu'est le contraire d'un poète ″déraisonnable″ ; son principe esthétique d'après lequel tout doit être
conscient pour être beau, est, je l'ai dit, le parallèle du principe socratique que tout doit être conscient pour
être bon. Nous pouvons considérer EURIPIDE comme le poète du socratisme esthétique. », La Naissance de la
tragédie, op.cit., p.89
563
« C'est PLATON qui a précisé la notion de ″rythme″, en délimitant dans une acception nouvelle la valeur
traditionnelle de ρυθμός. Il faut citer les principaux textes où se fixe la notion. Dans le Philèbe (17 d), SOCRATE
insiste sur l'importance des intervalles, dont il faut connaître les caractères, les distinctions et les
combinaisons si l'on veut étudier sérieusement la musique. ″Nos devanciers, dit-il, nous ont appris à
dénommer ces combinaisons harmonies″ […]. Dans le Banquet (187 b) : ″L'harmonie est une consonance, la
consonance un accord… C'est de la même façon que le rythme résulte du rapide et du lent, d'abord opposés,
puis accordés. ″– Enfin, dans les Lois (665 a), il enseigne que les jeunes gens sont bouillants et turbulents,
mais qu'un certain ordre, privilège exclusivement humain, apparaît dans leurs mouvements. ″Cet ordre dans le
mouvement a précisément reçu le nom de rythme, tandis qu'on appelle harmonie l'ordre de la voix où l'aigu et
le grave se fondent et que l'union des deux se nomme art choral.″ », BENVENISTE, Problèmes de linguistique
générale, tome 1, Gallimard, 1966, p.334
notion de mesure, de cadence qui finalement s'est imposée. Il appartient plus nettement à la
poésie dionysiaque où rien n'est jamais figé mais au contraire toujours soumis aux
changements incessants. Avant Platon, le rythme, « rhuthmos » était intrinsèquement lié à
l'ethos. Pierre Sauvanet rappelle que « depuis le premier poète ″subjectif″ Archiloque564
(~ 712-648), jusqu'à Marc-Aurèle lui-même (121-170), […] [le] rythme est inséparable d'une
éthique, au sens grec d'un mieux-vivre dans le temps. »565 La notion de rythme est
fondamentale car elle repose sur des notions éthiques antinomiques : d'une part, le rythme
héraclitéen et ionien est une figure du mouvant,566 d'autre part le rythme platonicien et attique
est une volonté d'ordonnancement, il est l'ordre dans le mouvement, la règle dans l'informe.
Platon a sciemment voulu combattre la tendance au mobilisme universel et proposé une
définition du rythme liée à la volonté de mesure. C'est dans le troisième livre de La
République (399 e à 410 d) que Platon aborde la question de la musique en général et du
rythme en particulier. Il préconise de lutter contre toute bigarrure et souligne que l'harmonie
est l'image d'une vie vaillante. La bigarrure est toujours signe de dérèglement. Le choix qui
doit être fait en matière de musique doit répondre à des critères de simplicité et d'unité
répondant en cela au style d'un homme réglé et courageux. Musique et ethos sont liés : la
musique a une finalité mimétique, elle vise à reproduire les qualités humaines. Elle est
composée de trois éléments : le rythme, la mélodie et le chant. Ce dernier, figure du logos,
bénéficie d'une importance primordiale dans la mesure où il est le plus apte à restituer les
valeurs de l'homme raisonnable, de l'homme qui a vaincu sa part animale. Platon refuse donc,
dans la musique tout ce qui serait susceptible de nier le logos, ou de s'en passer. Ainsi, les
fêtes orgiaques, les dithyrambes, les transes sont-elles passées sous silence. Dans sa définition
du rythme, il refuse d'accorder de l'attention aux instruments de percussion caractéristiques
des Dionysies dans la mesure où la musique de percussion peut s'épanouir en-deçà du logos,
qu'elle est donc jugée inepte, vide de sens. Il nie tout ce qui chez l'homme peut évoquer sa
part sauvage. Lorsqu'il s'intéresse aux rythmes, il rattache sa réflexion aux recherches
pythagoriciennes qui s'appuient sur des théories scientifiques qui font appel à la raison, à
564
ARCHILOQUE représente pour NIETZSCHE le premier artiste subjectif, donc méprisable : « […] comment le poète
lyrique peut-il être un artiste, lui qui d'après l'expérience des siècles dit toujours je et nous chante toute la
gamme chromatique de ses passions et de ses convoitises ? ARCHILOQUE justement […] nous effraie par son cri
de haine et de mépris, par les éclats enivrés de sa concupiscence ; lui qui est le premier artiste ″subjectif″,
n'est-il pas de ce fait le contraire d'un artiste ? », La Naissance de la tragédie, op.cit., p.41
565
Pierre SAUVANET, Le rythme grec d'Héraclite à Aristote, PUF, Philosophies, 1999, p.7
566
La racine « rhéo » (couler) évoque philosophiquement le célèbre « panta rhei » héraclitéen (tout s'écoule).
567
Pierre SAUVANET développe la relation entre les notions de rythme, de nombre et de raison. Glaucon, dans La
République propose à Socrate une définition du rythme qui implique une approche mathématique. On constate
que ces « rythmes élémentaires ne sont pas des rhuthmoi mais des logoi, eux-mêmes analogues aux rapports
harmoniques. Le rythme musical conçu comme ″tissu″ de rapports mathématiques, selon l'héritage
pythagoricien, nous renverrait donc ici aux autres conceptions mathématiques de Platon, au premier chef la
cosmogonie du Timée. Le rhuthmos pythagoricien, […] apparaît en tout cas comme un arithmos, un nombre,
une proportion – et c'est bien du reste sous cette forme qu'il passera en latin, où ″rythme″ se dit numerus,
comme dans le De Musica de saint Augustin. », Pierre SAUVANET, Le rythme grec, op.cit., p.68
568
« ″On ne peut se baigner deux fois dans le même fleuve″ (Fgt 91), un disciple faisait même la surenchère en
affirmant que l'on ne s'y baigne jamais une seule fois. Ainsi tout s'écoule et rien ne demeure, ″ ceux qui
descendent dans les mêmes fleuves reçoivent des eaux toujours nouvelles ″ (Fgt 12) Une telle vision du
monde s'appuie sur la transformation incessante des choses qui passent et des êtres qui meurent, car le devenir
est fait de la perpétuelle métamorphose des substances qui se corrompent et se reforment. », Jean BRUN, Les
présocratiques, op.cit., p.50
569
PLOTIN, Ennéades, V, 9, 11, traduction E. BRÉHIER, Les Belles Lettres, 1991, p.170
570
« L'Intelligence est en premier lieu une sorte d'art intuitif qui se réfléchit sur le cristal du monde, comme l'art
du statuaire se devine dans une glaise même ébauchée. » (E, 1276)
571
Étymologiquement celui qui ne parle pas.
572
NIETZSCHE, Nietzsche contre Wagner, Œuvres, op.cit., p.1324
construit dans l'ailleurs pour trouver sa vérité dans le retour, un homme qui traverse les
charmes envoûtants de la musique et qui trouve, dans un acte ultime une seule note en tendant
son arc dans un geste de vérité, Ulysse.
L'ARC D'ULYSSE
573
Traduction de Philippe JACCOTTET, Livre de Poche, 1989, p.53
espace dont en principe nul ne revient. Plus encore qu'un homme des frontières, il est lui-
même un "homme frontière", faisant l'essai – c'est là son aventure – de toutes les limites. Mais
il reste avant tout "rien qu'un homme et tout un homme" : visage même de la "condition
humaine". C'est à ce titre qu'il ne cesse d'être présent dans l'imaginaire occidental. »574
L'expérience de l'exil est décisive dans le chemin parcouru vers l'humaine condition, vers
l'abandon des grands défis et des grandes victoires et l'acceptation d'une réalité d'homme,
d'époux et de père. Il doit reconquérir son royaume, retrouver sa femme vieillissante et
affronter « le regard intimidant d'un fils ». (E, 1662)
Denis Salas termine son étude sur le rapport de Camus à la justice par l'évocation du
retour du fils vers la tombe du père et de l'acceptation de la limite de l'homme, de sa finitude,
de son incomplétude.575 La conception de la figure paternelle réintègre des limites
ontologiques à l'intérieur desquelles s'épanouit, insensiblement, une nouvelle conception de la
justice et une nouvelle conception de l'homme. L'ère du désir de justice absolue, le temps des
figures d'autorité sévères et exigeantes laissent place à une douceur nostalgique. L'abandon
remplace l'effroi et la révolte. Dans le commentaire du retour d'Ulysse à Ithaque qui figurait
dans la première version de L'Homme révolté, Camus retrace le parcours du roi d'Ithaque et
insiste sur la dimension humaine des héros Grecs : « Les Grecs […] n'ont jamais divinisé
l'homme. C'est nous qui après coup, interdits devant le rayonnement, avons divinisé le visage
grec. Mais l'homme grec n'a connu cette réussite que parce qu'il refusait la divinité sans pour
autant s'enivrer d'une négation désespérée. Le monde n'a jamais cessé d'être son premier
amour. » (E, 1661) Le parcours d'Ulysse exemplifie, de façon édifiante, la nécessité du
renoncement aux valeurs de toute puissance, d'éternité et d'absolu au profit d'une humanité
dont le rayonnement émane de l'humilité et de l'acceptation des limites. Dans une lecture
politique, cette Europe qui s'est voulue toute puissante a confondu la lumière qui éclaire et le
feu ravageur qui détruit. Ulysse trace, par son parcours et par ses choix, le chemin d'une
nouvelle sagesse. Camus rappelle le désir de l'ailleurs, l'appel des promesses de l'horizon, le
goût de la conquête et du meurtre, l'attrait de la puissance, la saveur des interdits : « Ulysse,
574
« Ulysse, voyageur malgré lui », François HARTOG, propos recueillis par Aliette ARMEL, Magazine littéraire n°
427, janvier 2004, p.24
575
« Comme Ulysse, Camus (et Jacques Comery) suspend sa révolte prométhéenne pour mieux atteindre une
paix intérieure. Au contact de ces valeurs médiatrices, il oublie un temps l'humanisme combattant. Il vit ce
moment paradoxal où l'histoire sépare les communautés d'Algérie alors qu'il achève son voyage vers la
communauté des origines. Au milieu des ténèbres de l'histoire brille la lumière des images fondatrices. »,
Denis SALAS, Albert Camus, La juste révolte, op.cit., p.119
étouffant dans les limites de son île, quitte sa patrie et prend la mer, ″la haute mer sans
bornes″. ″Ni la tendresse pour mon fils, lui fait dire Dante, ni la compassion pour mon vieux
père ne purent triompher de l'ardeur qui me possédait. ″ (Divine Comédie, 26, 94, 97) Il veut,
comme Faust, la science, la renommée, la gloire. Il se révolte et tue Polyphème, fils des
dieux. »576 Cependant, son appétit sans mesure provoque l'excès et la déréliction : « Il est
toujours vainqueur mais au moment de sa plus grande victoire, acquise sur Troie par un
mensonge, Athéna, sa protectrice, disparaît et il est exilé de la vraie lumière. Il erre alors par
le monde. Mensonge et meurtre, il parvient à toutes les limites. Il court enfin aux enfers et
voit ce que nul homme vivant n'a vu. » Il a tout conquis sauf l'éternité que lui offre Calypso.
C'est alors que le héros se trouve confronté à la seule vraie question existentielle. À quoi
renonce-t-on en acceptant l'éternité et l'amour sans fin ? Quelle est ma condition d'homme.
Que suis-je ? Qui suis-je ? « Ulysse regarde de l'autre côté des eaux. Le goût de la terre, les
souvenirs de la chère Ithaque remplissent alors sa bouche. Il refuse l'immortalité, renonce au
rêve et à l'impossible et prend à nouveau la mer. Il choisit, contre la divinité, la patrie de
chair, le lit d'une femme, le regard intimidant d'un fils ; Ulysse revient vers la terre où l'on
meurt. La pensée frugale et ironique, la générosité de l'homme qui sait, le soutiendront. » (E,
1662)
576
Notons que cette conception d'Ulysse est née ultérieurement. Les Romains ont fait de lui l'homme du voyage.
Plus tard, dans l'Enfer de DANTE, il devient un « expert du monde ». HARTOG explique qu'on est bien loin de
l'Ulysse d'Homère qui n'a « aucune curiosité pour le monde, aucun appétit de découverte. Tout ce qui lui
arrive le contrarie : ce ne sont que des détours, des retards. », « Ulysse, voyageur malgré lui », François
HARTOG, propos recueillis par Aliette ARMEL, Magazine littéraire, op.cit., p.25
Nostos
Nostos577
« […] mais Ulysse
rêvant de voir ne fût-ce que monter une fumée
Du sol natal, voudrait mourir. » (Odyssée, I, 57-59)
Athéna, à l'assemblée des dieux sur l'Olympe, s'adresse à Zeus, roi des hommes et des
dieux pour confier la nostalgie d'Ulysse, sa souffrance dans l'exil, son désir de retrouver sa
terre natale. Elle cherche à émouvoir le dieu de l'Olympe, à éveiller la compassion. Ces
quelques vers fondent culturellement le thème, devenu poncif littéraire, de la nostalgie.578 Le
retour vers la terre natale est déterminant dans le choix d'Ulysse : « Nous choisissons Ithaque
– la terre fidèle, la générosité de l'homme qui sait, la pensée audacieuse et frugale, l'action
lucide ». (E, 708) Camus, de même, a quitté sa terre natale. Il a souffert de l'exil sur les terres
froides et humides de la France métropolitaine. À l'instar d'Ulysse, il ne se lasse jamais de
chanter les beautés de son pays.579 Avant même l'expérience de l'exil prolongé, dès les
premières expériences de voyages, dès les prémices de l'œuvre future, il connaît l'appel de la
terre originelle. Lorsqu'en 1936, il parcourt les rues de Prague, il est saisi par l'effroi et l'attrait
de l'étrangeté et de l'éloignement puis par le souvenir intense des soirs d'été à Alger.
L'évocation jaillit dans le moment du plus grand désarroi existentiel. Le jeune homme a perçu,
accidentellement, allongé sur son lit, le corps inerte de son voisin dans l'hôtel, mort depuis
plusieurs jours peut-être alors que la vie se poursuivait : « Alors je pensai désespérément à
ma ville, au bord de la Méditerranée, aux soirs d'été que j'aime tant, très doux dans la
577
Nostos, c'est la nostalgie dans la culture grecque antique. Jacques LACARRIÈRE écrit dans un article :
« L'Odyssée, poème du nostos, ce désir intense de revoir le pays natal éprouvé depuis toujours par tout marin
expatrié ou exilé. Quand Ulysse va pleurer sur le rivage dans l'île de Calypso, il pleure sous la brusque
emprise du nostos, ce mot qui revient souvent dans l'Odyssée et qui, des siècles plus tard, a donné en français
nostalgie, terme aujourd'hui banal et affadi mais qui, au temps d'HOMÈRE et longtemps par la suite, en fait
jusqu'à nos jours, fut toujours synonyme en Grèce, d'état quasi viscéral de manque, de privation, de
dépossession. », « Le chemin vers Ithaque », Magazine littéraire 427, op.cit., p.36
578
La figure d'Ulysse est reprise dans les sonnets de DU BELLAY, poète élégiaque qui, souffrant de l'exil, fit
résonner la corde nostalgique : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage […] » contribuant ainsi à
attacher la figure du héros grec à la souffrance de l'exil et au désir du retour sur la terre natale.
579
Lorsqu'il se présente aux Phéaciens qui le recueillent dans leur royaume, Ulysse, après avoir rappelé ses
exploits guerriers et son renom qui va jusqu'au ciel, exprime son attachement à Ithaque : « J'habite dans la
claire Ithaque ; une montagne / la domine, le Nérite aux bois tremblants ; des îles / en nombre tout autour se
pressent, qui ont nom / Doulichion, Samé, Zanté la forestière ; / Ithaque est basse, et la dernière dans la mer /
vers les ombres ; les autres au-delà, vers l'orient ; / c'est une île rocheuse, une nourrice de guerriers, / et moi,
je ne connais rien de plus beau que cette terre. », IX, 21-29, op.cit., p.72
lumière verte et pleins de femmes jeunes et belles. » (E, 36) Dans La Mort heureuse, le jeune
héros, Patrice Mersault, après avoir tué Zagreus, décide de parcourir le monde. Comme en
écho aux propos de « La Mort dans l'âme », le jeune héros, parcourt les rues de Prague,
connaît les affres de l'étrangeté, de la solitude et de l'éloignement et laisse jaillir un sentiment
de nostalgie qui est comme une délivrance. Les mots sont les mêmes, dans un
ordonnancement différent, comme dans une variation musicale sur un thème identique : « Il
regarda ses mains et ses doigts, et des désirs d'enfant se levaient dans son cœur. Une ferveur
ardente et secrète se gonflait en lui avec des larmes et c'était une nostalgie de villes pleines
de soleil et de femmes, avec des soirs verts qui ferment les blessures. Les larmes crevèrent. En
lui s'élargissait un grand lac de solitude et de silence sur lequel courait le chant triste de sa
délivrance. » (Pléiade 2006-1, 1146-1147) Finalement, Mersault, à l'instar d'Ulysse revient sur
les terres de son enfance, cède à l'appel de son pays, du soleil et des plages où il fut heureux.
Ces voyages au pays du soleil ne seront pas offerts à Martha dans Le Malentendu, qui, quant à
elle, ne peut que s'abandonner à une évocation née de la force du désir et attisée par les propos
nostalgiques et lyriques de Jan : « MARTHA : On dit que dans ces régions, il y a des plages tout
à fait désertes ? / JAN : c'est vrai. Rien n'y rappelle l'homme. Au petit matin, on trouve sur le
sable les traces laissées par les pattes des oiseaux de mer. Ce sont les seuls signes de vie.
Quant aux soirs […] ils sont bouleversants. […]. Le printemps de là-bas vous prend à la
gorge, les fleurs éclosent par milliers au-dessus des murs blancs. Si vous vous promeniez une
heure sur les collines qui entourent ma ville, vous rapporteriez dans vos vêtements l'odeur du
miel des roses jaunes. » (Pléiade 2006-1, 476-477)
Camus est également philosophe et, comme le dit Viallaneix « ne se laisse prendre
qu'autant qu'il y consent aux illusions de la nostalgie. »580 Il s'efforce de réduire la nostalgie à
une quintessence limpide, sans fard et sans masque. Dans les Carnets, elle prend le visage de
la mère : « Le mère, obligée de fuir l'Algérie finit sa vie en Provence, dans la campagne
achetée pour elle par son fils. Mais elle souffre d'exil. Son mot : ″ C'est bien. Mais il n'y a pas
d'Arabes. ″ C'est là qu'elle meurt et qu'il comprend. » (C III, 182) À la fin de sa vie, Camus
connaît, du fait des événements, une souffrance plus grande encore qu'il exprimera dans un cri
de détresse où la terre d'Algérie est devenue une partie de sa chair : « J'ai mal à l'Algérie »
dira-t-il comme on dit « J'ai mal aux dents » ou « J'ai mal à la tête ». Pourtant la terre
580
VIALLANEIX, CAC 2, op.cit., p.16
originelle est, pour Camus, la source de son inspiration lyrique. Il connaît son goût pour les
phrases longues, rythmées, denses et pleines. Dans « Guide pour des villes sans passé »,
nouvelle de L'Été, écrite en 1947, Camus chante les beautés de son pays. Il refrène son amour,
bride son élocution et s'astreint à un exercice « scolaire » (E, 848), appliqué, méthodique. Il se
sait trop proche de son sujet et connaît les dangers de la passion dans le domaine de la
réalisation artistique : « J'ai ainsi avec l'Algérie une longue liaison qui sans doute n'en finira
jamais, et qui m'empêche d'être tout à fait clairvoyant à son égard. » (E, 848) Il faut de la
distance et de la mesure, de la maîtrise et du discernement. Il confie sa crainte de
s'abandonner à l'exubérance stylistique et son souci de trouver une voix juste : « Après tout, la
meilleure façon de parler de ce qu'on aime est d'en parler légèrement. En ce qui concerne
l'Algérie, j'ai toujours peur d'appuyer sur cette corde intérieure qui lui correspond en moi et
dont je connais le chant aveugle et grave. » (E, 850) Pourtant, dès la phrase suivante, l'auteur
s'abandonne au pathos de la célébration du lien charnel avec une terre et une culture. Il parle
de « vraie patrie », des « fils et des frères » qui la peuplent et que l'auteur reconnaît partout
dans le monde « à ce rire d'amitié qui (le) prend devant eux. » La phrase alors se densifie, la
métaphore s'installe qui, seule, peut rendre compte de la singularité et de la beauté de ces
instants privilégiés, de ces soirs de douceur verte, de crépitement d'oiseaux et du bavardage
heureux d'un peuple riche de dépossession. Les phrases s'ouvrent par des interjections : « Oui,
ce que j'aime dans les villes algériennes ne se sépare pas des hommes qui les peuplent. »,
« Non, décidément, n'allez pas là-bas si vous vous sentez le cœur tiède, si votre âme est une
bête pauvre ! » (E, 850) La dernière phrase de la nouvelle s'abandonne au mouvement lyrique,
rythmé, à la métaphore suggestive, à l'excès, car cette terre n'inspire rien d'autre que la
démesure et le reniement des contraires dans des noces cosmiques : « Mais, pour ceux qui
connaissent les déchirements du oui et du non, du midi et des minuits, de la révolte et de
l'amour, pour ceux enfin qui aiment le bûchers devant la mer, il y a là-bas une flamme qui les
attend. » (Ibid.) La nostalgie est, dans l'œuvre de Camus, la recherche ontologique d'un
paradis perdu, d'un Éden disparu. Dans son mémoire sur Plotin, il évoque déjà le désir de
« retourner dans cette patrie dont le souvenir colore parfois nos inquiétudes d'âme ». (E,
1285) Or il ne s'agit pas là d'une terre mais d'une origine divine où l'homme était Un et vivait
dans une union complète qui ne se réalise dès lors que dans l'expérience extatique. Il faut être
hors de soi pour se retrouver dans une plénitude joyeuse et innocente.581
Mais cette nostalgie n'a pas la teinte douce des sonnets de Du Bellay. Elle ne baigne
pas dans la lumière mordorée d'un passé idéalisé. Elle porte en elle une exigence de vérité qui
suppose une réelle prudence à l'égard de ses propres sentiments et à l'égard des mots.
581
Dans « L'Été à Alger », Camus relie l'Unité plotinienne, la terre d'Algérie et la patrie de l'âme : « […] cette
patrie de l'âme [à laquelle] tout aspire à certaines minutes. "Oui, c'est là-bas qu'il nous faut retourner." Cette
union que souhaitait Plotin, quoi d'étrange à la retrouver sur la terre ? L'unité s'exprime ici en termes de
soleil et de mer. […] être pur, c'est retrouver cette patrie de l'âme où devient sensible la parenté du monde, où
les coups de sang rejoignent les pulsations violentes du soleil de deux heures. Il est bien connu que la patrie
se reconnaît toujours au moment de la perdre. » (E, 75)
pourtant, une humanité se révèle dans sa vérité crue582 et l'être découvre une irréductibilité
existentielle : « J'avais peur d'être malade […]. Plus encore dans ma chambre d'hôtel, sans
argent et sans ardeur, réduit à moi-même et à mes misérables pensées. » (E, 32) La vacuité
permet le déploiement d'une exigence lucide. L'ennui est le creuset où s'éveille une
conscience acérée, affûtée comme une lame : « Tout pays où je ne m'ennuie pas est un pays
qui ne m'apprend rien. » (E, 33) Plus loin, Camus file la métaphore en employant la figure de
la « pointe aiguë » pour évoquer cette naissance douloureuse de la conscience. Il réitère la
métaphore à la fin de la nouvelle : « Mais en même temps entrait en moi avec le soleil
quelque chose que je saurai mal dire. À cette extrême pointe de la conscience, tout se
rejoignait et ma vie m'apparaissait comme un bloc à rejeter ou à recevoir. » (E, 39)583 Dans le
voyage, se perdre c'est aussi se trouver. Cette rencontre inopinée et inattendue avec soi-même
est le plus souvent dysphorique : « Je me perdais dans les somptueuses églises baroques,
essayant d'y retrouver une patrie, mais sortant plus vide et plus désespéré de ce tête à tête
décevant avec moi-même. » (E, 33) Mais le dénuement peut être extatique et l'effroi,
l'étrangeté, la vacuité se métamorphosent alors en un chant. Les mots trouvent leur place, les
périodes surgissent, comblent le vide, remplissent l'espace, chante le monde dans son
étrangeté offerte, dans son innocence cruelle, dans sa disponibilité immédiate. Camus, au
cœur de cet ailleurs angoissant, plongé dans une langue dont il ne comprend ni les sons ni les
caractères, confronté à sa solitude existentielle trouve son salut dans la coïncidence heureuse
entre un moment de grâce et le chant des mots qui en sont la célébration. Il retrace
l'émergence de l'instant de plénitude heureuse : « Une fois pourtant, dans un cloître baroque,
à l'extrémité de la ville, la douceur de l'heure, les cloches qui tintaient lentement, des grappes
de pigeons se détachant de la vieille tour, quelque chose aussi comme un parfum d'herbes et
de néant fit naître en moi un silence tout peuplé de larmes qui me mit à deux doigts de la
délivrance. » (E, 33) Ce témoignage se double d'une seconde voix qui rend compte du même
événement. L'auteur s'autocite. Il restitue un texte qu'il a écrit le soir de la visite dans le
cloître : « Et rentré le soir, j'écrivis d'un trait ce qui suit et que je transcris avec fidélité, parce
582
« Mais je pense à autre chose, à rien plutôt, fixant la bouche grasse et rieuse de la femme qui me fait face.
Croit-elle à une invite ? Elle est déjà près de moi, se fait collante. Un geste machinal de moi la retient. » (E,
32) On voit ici la conscience lucide émerger comme par accident, au cœur même d'un néant qui favorise la
disponibilité.
583
Dans La Mort heureuse, Mersault, bouleversé par la vue d'un cadavre ensanglanté dans les rues de Prague,
rentre précipitamment dans son hôtel : « Une pointe aiguë lui brûlait la tempe. Le cœur vide et le ventre serré,
sa révolte éclatait. » (Pléiade 2006-1, 1146)
que je trouve dans son emphase même la complexité de ce qu'alors je ressentais : ″ Et quel
autre profit vouloir tirer du voyage ? Me voici sans parure. Ville dont je ne sais pas lire les
enseignes, caractères étranges où rien de familier ne s'accroche, sans amis à qui parler, sans
divertissement enfin. » (E, 33-34) L'événement nous est donné à entendre dans un chant à
deux voix différées. Le premier est empreint de beauté née de la dissonance : « Et c'est
pourtant là que le voyage l'illumine. Un grand désaccord se fait entre lui et les choses. Dans
ce cœur moins solide, la musique du monde entre plus aisément. Dans ce grand dénuement
enfin, le moindre arbre isolé devient la plus tendre et la plus fragile des images. » (E, 34)
Camus révèle les arcanes de sa création. Il livre l'ébauche en même temps que le texte
définitif, nous permettant de nous rapprocher de la source de la voix qui jaillit de l'instant
d'émotion puis il décale, par une voix en contre-chant qui met en doute la création : « Mais ai-
je besoin d'avouer que, tout cela, c'étaient des histoires pour m'endormir. » (E, 34) Ce que le
contre-chant nous donne à entendre est une réalité plus crue, c'est l'odeur des concombres et la
mélodie lancinante de l'accordéoniste.
Dans La Mort heureuse, Camus réécrit cette scène fondatrice. Derechef, le passage est
dominé par l'odeur aigrelette du concombre : « Une étrange odeur venait à lui du fond de la
nuit. Puissante, aigrelette, elle réveillait en lui toutes ses puissances d'angoisse. » (Pléiade
2006-1, 1141) Dans l'auberge où l'on retrouve la mélopée de l'accordéoniste, l'odeur ressurgit
et permet une cristallisation d'où jaillit une conscience douloureuse : « Elle emplit d'un coup
le caveau sombre, mêlée à la mélodie mystérieuse de l'accordéon, gonflant la bulle de salive
sur l'allumette de l'homme, rendant les conversations soudain plus significatives, comme si
des limites de la nuit qui dormait su Prague tout le sens d'un vieux monde méchant et
douloureux était venu se réfugier dans la chaleur de cette salle et de ces hommes. Mersault
qui mangeait une marmelade trop sucrée, projeté soudain tout au bout de lui-même, sentit
que la fêlure qu'il portait en lui craquait et l'ouvrait plus grand à l'angoisse et à la fièvre. »
(Pléiade 2006-1, 1142-1443)
Camus ne veut pas se laisser abuser par les mots. Il tente d'approcher une vérité
complexe qui suppose la contemplation effarée de notre condition d'homme et donc de notre
précarité. Ce voyage à Prague est restitué parce que Camus a vécu la rencontre inopinée avec
un cadavre d'homme dans la chambre voisine de la sienne. Cet événement seul justifie le
travail d'écriture. La réflexion sur la vacuité féconde naît du dépaysement, la mise en question
de l'authenticité d'une retranscription verbale des événements. La suite du voyage est marquée
par l'image du corps lourd et inerte allongé sur le lit et gardé par un policier. Verticalité et
horizontalité se croisent douloureusement. La mort et la vie se juxtaposent de façon
incompréhensible et la seule vérité est qu'il nous faut continuer à vivre avec la conscience
douloureuse de cette réalité insupportable. L'art jaillit de l'acceptation de cette juxtaposition :
« J'avais besoin d'une grandeur. Je la trouvais dans la confrontation de mon désespoir
profond et de l'indifférence du monde. J'y puisais la force d'être courageux et conscient à la
fois. » (E, 39) Dans La Mort heureuse, la déréliction est le point de cristallisation de la
découverte d'une certaine vérité de soi et du monde. Plus encore que dans la nouvelle, Camus
s'abandonne aux métaphores dysphoriques pour évoquer la solitude, l'abandon existentiel,
l'éloignement terrifiant : « À se sentir si loin de tout et même de sa fièvre, à éprouver si
clairement ce qu'il y a d'absurde et de misérable au fond des vies les mieux préparées, dans
cette chambre, se levait devant lui le visage honteux et secret d'une sorte de liberté qui naît du
douteux et de l'interlope. Autour de lui des heures flasques et molles et le temps tout entier
clapotait comme de la vase. » (Pléiade 2006-1, 1139) C'est par cette « fêlure profonde qui
l'ouvrait à la vie » (Pléiade 2006-1, 1140), par une porosité favorisée par la déréliction et
l'élasticité du temps que Mersault se laisse pénétrer par toutes les voix du monde, voix des
quartiers pauvres de Prague, voix qui fourmillent, s'enflent et donnent à entendre, comme
dans une chanson populaire, les joies, les peines, les souffrances, les espoirs, les désarrois, les
attentes d'hommes et de femmes libres et vivants mais également prisonniers de l'absurde
règle du jeu de l'existence fugace.
Le voyage permet donc, par l'étrangeté, la vacuité et l'effroi, la disponibilité, la
rencontre avec une réalité du monde ; il favorise la créativité. Seuls les mots qui viennent
rendre compte d'un événement, d'une sensation, d'une émotion donnent sens. Ce chant ne
vient pas de la nature indistincte ni des dieux. Il n'est pas la cristallisation d'une essence
supérieure. Il naît de la rencontre brutale entre un être nu et solitaire et la rugosité d'un monde
hostile ou apaisant. Il se déploie dans l'acceptation de la réalité sordide de la mort dans les
effluves aigres de concombre et de la beauté provocante de la lumière de Vénétie. Il jaillit de
l'errance et de la faiblesse née d'une course sans fin et d'une confrontation trop dense avec soi-
même. Camus, à propos de Mersault, écrit dans La Mort heureuse : « La longue nuit seul
devant soi, avec tout son temps pour former les gestes d'une vie future, la lutte patiente avec
l'idée qui s'échappe au tournant d'une gare, se laisse ressaisir et poursuivre, rejoint ses
conséquences, et fuit encore devant la danse des fils luisant de pluie et de lumières. Mersault
cherchait le mot, la phrase qui formulerait l'espoir de son cœur, où se clorait son
inquiétude. » (Pléiade 20006, I, 1148)
La conscience est acérée par l'errance, le voyage, l'odyssée sur les routes du monde.
Elle s'éveille à la rencontre de soi et des autres dans des lieux d'étrangeté, elle se modèle aux
instants de surprise où l'esprit est saisi par une image, par une musique, par une odeur. Elle est
la condition sine qua non de la retranscription verbale, de la création artistique qui donne à
l'errance une épaisseur, une signification. C'est par le récit de l'errance que l'homme se
construit un destin, une identité, qu'il renonce à se faire appeler personne pour devenir une
personne, un homme. Ulysse d'ailleurs naît à lui-même au moment où il se raconte aux
Phéaciens. Il demande tout d'abord à un aède aveugle de conter l'épisode du cheval de Troie.
Hartog explique : « Aveugle, l'aède ne voit pas avec ses yeux de chair, mais à travers la vision
que lui inspire la muse. Il n'a jamais quitté son île mais chante l'entrée du cheval dans Troie
d'une manière si précise qu'Ulysse retrouve ce qu'il a vécu. Il se met à pleurer et ces larmes
d'Ulysse sont intrigantes. Sans doute pleure-t-il parce que pour la première fois, après des
années d'errance dans des espaces pleins de monstres, alors qu'il n'est plus à Troie et qu'il n'est
pas encore à Ithaque, il se retrouve face à l'Ulysse du passé. Il n'a pas de mots pour réunir le
héros de Troie et l'homme misérable du présent. Il ne dispose pas d'une catégorie du passé
clairement constituée, lui permettant de dire : c'était moi hier, c'est moi aujourd'hui. Et il est
submergé par l'émotion et les larmes en entendant son histoire racontée à la troisième
personne, comme s'il était mort. Il entend ce que normalement un vivant n'entend pas. C'est
juste après ce moment dramatique qu'il va pouvoir enfin répondre à la question que le roi lui a
déjà posée : "Quel est ton nom, dis-nous qui es-tu ?". Il peut affirmer : "Je suis Ulysse" et
raconter ce qui lui est advenu depuis son départ de Troie. Il retrouve son identité et la
construit par le récit lui-même. »584 L'identité naît des mots pour se dire. Ces mots s'inscrivent
dans une prise de conscience de la distance de soi à soi dont Ulysse fait l'expérience, distance
entre celui du passé et celui du présent. Réduire cette distance par l'élaboration du discours
signe l'émergence de l'historicité dans la tradition occidentale.585 L'écriture tend à vaincre
584
« Ulysse, voyageur malgré lui », François HARTOG, propos recueillis par Aliette ARMEL, Magazine littéraire,
p.25
585
Cf. HARTOG, article cité supra.
l'étrangeté, l'écart entre soi et le monde, entre soi et soi. Cet écart, cette distance trouble
Camus et habite son écriture. Nguyen-Van-Huy constate dans La Métaphysique du bonheur
chez Albert Camus : « L'homme camusien se sent séparé non seulement d'avec le monde
physique, le monde social et le monde métaphysique mais aussi d'avec son propre moi. À
l'intérieur et vis-à-vis de lui-même, il se sent divisé, à la fois étranger et familier. »586 Le
critique cite alors ce passage du Mythe de Sisyphe : « De même l'étranger qui, à certaines
secondes, vient à notre rencontre dans une glace, le frère familier et pourtant inquiétant que
nous retrouvons dans nos propres photographies, c'est encore l'absurde. » (E, 108) C'est
pourquoi, toujours dans Le Mythe de Sisyphe, Camus énonce la nécessité, pour le créateur
d'une pensée à la fois lucide, exigeante et incarnée. « À un certain point où la pensée revient
sur elle-même, ils (les créateurs) dressent les images de leurs œuvres comme les symboles
évidents d'une pensée limitée, mortelle et révoltée. » (E, 191) L'homme, par son œuvre,
ébauche les contours incertains et labiles d'une identité mouvante, vivante, tourmentée,
fluctuante. L'écriture dense et serrée de Camus, au propre comme au figuré, cherche le point
de concentration, le point de fusion, le lieu mythique d'une unité qui, dans un éclatement
fécond, a éclaté en myriades bigarrées. Le multiple est né, l'être trouve là une nouvelle
mesure, une nécessaire limite. La création naît de cette prise de conscience. Elle s'inscrit dans
la diversité. Elle est une ouverture aux chatoiements infinis du monde des hommes et du
monde naturel. Le créateur, à l'instar des héros tragiques, à l'instar d'Ulysse est un homme qui
a la capacité de donner une forme à son destin. Écrire permet donc, par la matérialisation de
destins qui se réalisent, le modelage du destin du créateur. 587 De même vivre, c'est être le
créateur de sa vie. Ce qui entrave, paralyse, obscurcit, ce qui est source de confusion,
d'illusion ou de mensonges, c'est l'espoir d'un au-delà, d'une entité éthérée supérieure. Le
danger c'est la conceptualisation qui est la forme intellectuelle du désir d'immortalité. C'est
justement ce à quoi Ulysse renonce en quittant la grotte merveilleuse de Calypso. 588
586
Pierre NGUYEN-VAN-HUY, La métaphysique du bonheur chez Albert Camus, Éditions de la Baconnière,
Neuchâtel, 1968, p.45
587
Dans Villa Amalia, Pascal QUIGNARD écrit : « On dit que la toile selon son étendue, sa forme, sa solidité, ses
leurres, sa beauté, au tout dernier moment tisse l'araignée qui lui est nécessaire. / Les œuvres inventent
l'auteur qu'il leur faut et construisent la biographie qui convient. », Gallimard, 2006, p.274
588
Dans la très belle traduction de JACCOTTET, on peut relire les paroles d'Ulysse à Calypso : « Pardonne-moi,
royale nymphe ! Je sais moi aussi / tout cela ; je sais que la très sage Pénélope / n'offre aux regards ni ta
beauté ni ta stature : / elle est mortelle, tu ignores l'âge et la mort. / Et néanmoins, j'espère, je désire à tout
moment / me retrouver chez moi et vivre l'heure du retour. / Si quelque dieu veut m'engloutir dans l'abîme
vineux, / j'affronterai cela encor ; mon âme est formée au malheur : / j'ai déjà tant souffert, j'ai déjà si
longtemps peiné / à la guerre et sur l'eau, que je suis prêt à ce surcroît ! », HOMÈRE, Odyssée, traduction de
Philippe JACCOTTET, Le Livre de Poche, 1989, p.53
589
L'expression est de DOUBROVSKI, dans son ouvrage sur Corneille et la dialectique du héros, Gallimard, 1963,
p.29
surenchère infinie qui prend appui sur la philosophie hégélienne.590 Doubrovski explique que,
chez Corneille, comme chez Sartre, la quête de la toute-puissance finit par un constat
d'impuissance. Le projet héroïque suppose la négation de la spontanéité passionnelle, refuse la
temporalité, arrache l'homme à sa condition. « Le théâtre de la liberté est, par excellence le
théâtre de la mauvaise foi, fort moral, au demeurant, car celle-ci y est démasquée et
confondue par la véracité du dramaturge. Si donc il y a un échec constant de l'héroïsme pour
s'accomplir dans sa plénitude, c'est qu'il y a, au départ, maldonne. Le héros peut bien, face aux
autres hommes, en mettant sa vie en jeu, s'assurer une prise sur autrui : il peut ainsi dépasser
la nature, il ne peut en rien la transformer. […] L'homme s'élève au-dessus de son animalité,
mais laisse celle-ci intacte en dessous. »591 Le héros classique pense accéder à un statut qui
l'élève au-dessus des autres hommes, il a la certitude d'avoir une maîtrise absolue de sa
conscience, un contrôle total du Moi. Il « tend à se concentrer sur l'arrachement brutal à la
nature, l'attention à se détourner des conditions historiques pour chercher le salut dans
l'affirmation d'un Moi souverain. »592 L'échec du héros cornélien n'est pas conjoncturel mais
consubstantiel à la nature de l'homme, à son incapacité de maîtriser sa nature pour dominer à
la fois son être et l'Histoire. Corneille, précurseur de Descartes et de Marx, annonçant un
chemin philosophique qui va de Hegel à Nietzsche, veut offrir à l'homme une toute-puissance
qui s'exerce dans l'Histoire. Cependant les moyens divergent. Chez Corneille ou chez Hegel,
l'existence supérieure se réalise par un arrachement à la vie, une négation de l'humaine
condition. Chez Nietzsche, en revanche, elle suppose un abandon total aux forces vitales et
telluriques, à l'animalité, à la fusion exubérante. C'est dans la sauvagerie que le destin du
Maître s'accomplit. Sens ou conscience, l'homme, pour accéder au statut de héros, pour
dominer son destin et le destin de l'humanité, doit faire un choix. La finalité est la même ainsi
que le catalyseur qui met en branle le mouvement de liberté. L'homme, se libérant de la tutelle
divine, cherche une reprise en main de sa condition existentielle. Il ne s'agit pas tant de nier
Dieu que de se substituer à lui avec tous les risques que supposent les rêves de toute-
puissance. L'œuvre de Malraux est sous-tendue par cette volonté des héros d'accéder à la
590
DOUBROVSKI rappelle les grandes lignes de la conception de la liberté chez HEGEL : « Il faut revenir un moment
en arrière, au surgissement originel de la liberté, décrit par HEGEL (cf. pp.92-95), comme négation et
dépassement, chez l'homme, de l'animalité comme refus, par le risque délibéré de la vie, du simple être-au-
monde naturel, au nom de valeurs (honneur, reconnaissance) strictement non-biologiques. », Corneille et la
dialectique du héros, Gallimard, 1963, p.477
591
DOUBROVSKI, Corneille et la dialectique du héros, op.cit., pp.478-479
592
Ibid., p.485
maîtrise de soi et des autres qui permettrait la mise en place d'un ordre unique dans un monde
de justice historique. Mais toujours, le moi est nié par une entité étatique supérieure dont le
fonctionnement suppose le nivellement des individus. C'est pourquoi il n'est de possession
absolue que dans l'instant de l'acte, dans la réalisation fugace d'un projet révolutionnaire. Avec
Sartre jaillit une autre tentation, celle de devenir pur esprit, refuser le corps et devenir pure
lumière. Le corps est comme neutralisé au profit de la liberté. Le féminin, associé à des
images de mollesse, de moiteur inquiétante, devient la part à combattre, à nier. Les valeurs
masculines et viriles sont exclusives de tout anima, au sens jungien du terme. L'action
s'oppose à la passivité périlleuse et inquiétante. Le principe de nature est un principe
d'antagonisme que l'homme doit dépasser pour se constituer en un groupe composé d'alter
ego. Ces individus unifiés vers une entité commune ne peuvent pas oublier totalement leurs
instincts, leurs pulsions. Il est donc nécessaire de les soumettre à une autorité supérieure qui a
tous les pouvoirs.
Ainsi, Sartre est amené à justifier les crimes staliniens au profit de la cohérence du
groupe et à favoriser, toujours dans la même finalité, le culte de la personnalité. Dans cette
Histoire où l'homme veut appliquer sa toute-puissance réside la faillite inévitable du projet. Le
tout ou rien exclusif de toute autre alternative ou gradation est une impasse ou un mensonge
hypocrite et dangereux. L'échec est consubstantif du refus de la part naturelle de l'homme, de
son animalité, de ses passions, de ses pulsions, de sa solitude et de sa déréliction
insupportable. Accepter sa condition d'homme, ne pas renoncer aux eaux troubles d'une
humanité ancrée dans sa réalité corporelle, dans ses désirs et son inéluctable dégénérescence,
c'est la voie d'Ulysse. Le héros est incarné. Il est trapu, bâti en force, plus large de poitrine et
d'épaule que Ménélas et Agamemnon. « Quand il parcourt les rangs de ses hommes, il semble
un bélier, dit le Poète. Les jeunes Phéaciens, à le voir, devinent l'athlète : "Voyez comme il est
fait, dit Laodamas, ces cuisses, ces mollets, cette paire de bras, les muscles de ce col et cette
ample poitrine". (Odyssée, VIII, 135) Aussi Ulysse s'est-il distingué aux Jeux funèbres en
l'honneur de Patrocle. À la lutte, il a fait jeu égal avec le grand Ajax, fils de Télamon, et il a
gagné la course à pied devant Ajax, fils d'Oïlée – qui, il est vrai, fût arrivé le premier si
Athéna ne l'eût fait trébucher sur une bouse de vache. »593 De même, l'Ulysse camusien est
une revendication du droit à l'existence terrestre et un refus de tout solipsisme radical d'un
593
Marcel CONCHE, « Ulysse, l'homme de la réflexion », Magazine littéraire n°427, op.cit., p.41
Moi exalté, stérile et dangereux. L'humanité ne se construit pas en niant la part d'animalité
mais en l'intégrant, en l'acceptant. Il ne s'agit pas de faire effort contre soi, de se dissocier, se
fracturer, se séparer et finalement se dissoudre dans le néant d'une conceptualisation épurée et
aride, mais de faire effort sur soi. Cette démarche n'est pas sans risque. L'abandon à la force
d'une pulsion est un péril réel qui met la vie en jeu. Mais ce jeu se fait avec l'autre et non
contre l'autre. La médiation de la nature est acceptée. L'intellect et les sens ne s'opposent pas
mais marchent l'amble. La gageure est d'accepter et de vivre pleinement notre chair qui a soif
de spirituel et notre esprit qui se nourrit de son enracinement dans un humus dense, lourd et
odorant. Doubrovski termine son étude par une apologie du théâtre de Molière et admire, chez
le dramaturge la mise en scène de cette « animalité fondamentale qui définit le niveau premier
de la vie humaine » et qui ne nie pas pour autant le règne de l'Esprit.
« "Faiblesse", "imbécillité", "infidélité" : telle est bien en effet la triple dimension de
l'existence naturée, incapable d'être "par et pour soi", de se tenir tout entière d'elle-même, de
se choisir un cours inflexible. Telles sont aussi les limites d'exercice d'une liberté dont l'effort
ne saurait tendre vers le dépassement, mais l'accomplissement de sa condition incarnée, et
dont le but – impossible à réaliser une bonne fois, d'un seul geste, comme à définir une bonne
fois, d'une seule formule – est d'équilibrer à la fois le "oui" et le "non" à soi-même, dans le
risque, la tension, le tâtonnement perpétuels. »594 Doubrovski, opposant ainsi Molière à
Corneille rappelle que les divergences qui éloignent Sartre et Camus reposent sur les mêmes
principes : « […] la morale du juste milieu, chez Molière fait exactement pendant à la pensée
des limites chez Camus ; […] dans les deux cas nous avons affaire, par contraste avec la
postulation chrétienne ou prométhéenne, à une éthique de la mesure. Puisqu'il ne saurait être
question ni d'accepter ni de refuser totalement le Monde donné, à la fois extérieur et intérieur,
mais qu'au contraire, il faut construire sans pouvoir faire jamais table rase, dépasser en restant
arc-bouté et pris au réel, la morale existentielle […] ne peut qu'être oscillation entre deux
pôles de conduite, mouvement de va-et-vient, équilibre sans cesse rompu entre des extrêmes
impossibles. »595
Ulysse, plus que le parangon du héros maître de son destin, est cet homme
contradictoire et labile, dont le chemin tortueux suit les méandres aléatoires de l'événementiel
594
Ibid., p.515
595
Ibid., pp.516-517
chaotique, erratique, insensé. Il nous émeut dans les instants de doute et de faiblesse. Il nous
touche quand il cède à la tentation. Il nous prouve aussi que, toujours l'homme est capable de
s'abandonner et de se ressaisir, d'oublier son devoir et de l'affronter à nouveau, d'accepter la
peur de la décrépitude et de la lassitude et de retrouver la force et la vaillance. Il ne s'agit en
aucune façon de nier l'une des dimensions de l'être humain mais au contraire de les intégrer
dans un cheminement dont le sens n'a de prégnance que dans l'instant de son
accomplissement.
La condition d'homme
« Le seul effort de ma vie, le reste m'ayant été donné, et
largement (sauf la fortune qui m'indiffère) : vivre une vie
d'homme normal. Je ne voulais pas être un homme des abîmes. »
(C II, 275)
La finitude, la mort
La condition d'homme est synonyme de dégénérescence, de précarité, de mort. Les
dieux et les héros grecs sont soumis à l'épreuve de cette découverte. Hermès joue un rôle
important dans le monde d'Hadès. L'inventeur de la lyre s'occupe de ceux qui vont mourir et
qui sont sur le seuil du dernier royaume. Il les voit et, avec douceur et lucidité, il les
accompagne, leur parle, les aide. Orphée, on l'a déjà vu, pénètre dans le royaume des morts
pour retrouver Eurydice et la rendre au monde des vivants. Par la grâce de son chant, il
pénètre dans le royaume d'Hadès, retrouve Eurydice qui le suit sur le chemin qui conduit à la
vie mais, manquant de confiance, il se retourne pour s'assurer qu'elle le suit alors même que
ce retournement lui était interdit par Hadès et Perséphone. Il perd à jamais son épouse.
Ulysse, lui ne descend pas aux Enfers : ce sont les morts qui viennent vers lui. Cette
expérience n'est pas l'occasion de faire preuve d'exploits héroïques, elle permet au roi
d'Ithaque d'élargir son expérience de la destinée humaine, et au poète d'en approfondir la
vision. Ulysse rencontre ainsi sa mère Anticlée qui lui avoue avoir péri du chagrin de ne plus
voir son fils et lui fait confidence de la réalité de la condition d'homme En effet, saisi par
l'amour, Ulysse veut étreindre sa mère et n'y parvenant pas s'en plaint auprès d'elle. Anticlée
dit alors : « Hélas ! mon fils, le plus malheureux des mortels, / Perséphone, fille de Zeus, ne
veut pas te leurrer : / ce n'est que la condition de l'homme lorsqu'il meurt. : Les nerfs ne
tiennent plus ni les chairs ni les os ensemble, / mais la force du feu qui se consume les
détruit / aussitôt que la vie a quitté les ossements blancs ; / l'âme, elle, comme un songe, s'est
enfuie à tire d'aile. »596 Par la parole surgie du gouffre de la mort, la mère exprime
l'inexprimable et confie à ce fils dont le désir d'étreindre le corps de celle qui l'enfanta se
heurte au vide insupportable, la réalité de la mort. Homère fait ici résonner les accents
lyriques d'un Verbe qui s'approche de ce qui ne peut qu'à peine se concevoir. C'est la voix de
la mère qui est choisie pour permettre à Ulysse, dans la souffrance et le désarroi, de
comprendre la finitude irréductible.
Cette approche tremblante d'une obscure réalité est, selon Maulpoix, la source même
de la voix lyrique : « La poésie lyrique est par excellence le lieu où l'individu articule le plus
directement le sentiment de sa finitude. […] le lyrisme réplique à quelque urgence ou signal
angoissant ; il trahit le souci qui dévore la créature de prendre sa propre mort dans son
langage, voire de combler le double abîme toujours béant en aval et en amont de son
existence. »597 Philosophiquement, la mort ne peut se dire. Jankélévitch l'a longuement
analysé. En effet, du point de vue purement rationnel, parler de la mort, c'est être vivant, c'est
donc, de façon antinomique faire acte de vie et de vigueur. La mort ne peut, s'envisager que
dans un face à face silencieux, dans un effroi ultime, dans la terreur, qui ne se dit pas, du
souffle qui s'éteint, du râle qui cesse, du dernier sursaut avant l'immobilité glaciale. La voix
lyrique peut s'en approcher, par le chant suggestif, la touche métaphorique, la prosopopée.
Homère fait justement parler la mère qui depuis le royaume des morts peut confier à son fils
les arcanes secrètes de cette condition qui nous tient dans ses rets, qui nous enserrent dans ses
filets, qui nous étouffent et nous aveuglent, qui nous médusent. Comment parler encore quand
on est sidéré par le spectacle effroyable ? C'est ainsi que naît le chant, la plainte, la poésie
lyrique qui évoque l'indicible, rappelle la précarité et le gouffre à nos pieds, qui enjoint à la
vie. Anticlée termine son discours à son fils en lui disant : « Allons ! empresse-toi vers la
lumière, et tout cela, / retiens-le pour le répéter plus tard à ton épouse ! »598
Cette leçon d'Anticlée anime la création camusienne. Dès son premier recueil de
nouvelles, il met en scène la double réalité de la vie et de la mort. « L'ironie », titre de la
596
L'Odyssée, IX, 216-222, op.cit., p.112
597
Jean-Michel MAULPOIX, Du Lyrisme, op.cit., pp.317-318
598
L'Odyssée, IX, 216-222, op.cit., p.112
première nouvelle, n'est pour lui rien d'autre que cette passion de vivre alimentée par la
capacité à regarder la promesse de mort dans la déréliction déliquescente d'un corps
vieillissant et délaissé de tous, d'un corps qui inspire le dégoût, qui incite à la fuite, à l'oubli.
Jacqueline Lévi-Valensi et Samantha Novello expliquent que « l'ironie, ici, est positive : elle
est à la fois conscience du monde et de soi-même, et exercice de détachement qui permet de
faire surgir le scandale de l'absurde. Le "je" jette un regard lucide sur le malheur humain et
sur l'inéluctabilité de la mort ; et à la fin, il constate, anonyme et presque cynique, que "ça ne
se concilie pas" avec la beauté du monde, dont l'évidence s'impose lors de l'enterrement à la
fin du troisième récit. » (Pléiade 2006-1, 1215) Accepter d'ouvrir les yeux sur la souffrance
d'autrui, qui n'est que promesse de celle qui sera sienne quelques années plus tard, est pour le
jeune homme mis en scène dans cette nouvelle, une expérience fondatrice du point de vue
éthique et du point de vue esthétique. Il se met lui-même à l'épreuve de ce qui est
insupportable et accueille des sentiments antinomiques de compassion et de violence : « Lui
se sentait placé devant le plus affreux malheur qu'il eût encore connu : celui d'une vieille
femme infirme qu'on abandonne pour aller au cinéma. Il voulait partir et se dérober, ne
voulait pas savoir, essayait de retirer sa main. Une seconde durant, il eut une haine féroce
pour cette vieille femme et pensa la gifler à toute volée. » (E, 17) Le jeune homme sort,
emporté par le mouvement enthousiaste et innocent de la jeunesse insouciante de ses
camarades. Il fait alors une nouvelle expérience qui lui permet d'appréhender les limites
confuses entre soi et les autres, entre le dehors et le dedans, entre la lumière et l'ombre : « Il
leva les yeux vers la fenêtre éclairée, gros œil mort dans la maison silencieuse. L'œil se
ferma. La fille de la vieille femme malade dit au jeune homme : "Elle éteint toujours la
lumière quand elle est seule. Elle aime rester dans le noir." » (E, 17) Malgré le choix d'une
narration à la troisième personne, l'auteur se rapproche d'une écriture lyrique : la fenêtre est un
espace de la limite entre l'extériorité et l'intériorité. Ouverte sur le monde, elle est offrande,
joie, elle est un don, un présent dans la présence. Voilée, elle est promesse. Fermée, elle
s'ouvre sur le mystère de l'autre qui est aussi mystère de soi. Le jeune homme fait ici
l'expérience d'une empathie qui se fait lyrique par résonance intime. Qu'importe alors que
l'auteur fasse le choix de la première ou de la troisième personne dans la mesure où « je est un
autre ». « La fenêtre, comme le remarque Jean-Michel Maulpoix, devient alors emblématique
de la poésie tout entière en ce qu'elle permet au sujet de traverser le miroir des apparences en
vigueur et cette force / qu'il avait eues jadis dans son corps souple ! / Je pleurai quand je le
vis, pris de pitié, […] »602
L'acceptation de l'humaine condition, par les valeurs d'empathie, de compassion, de
partage, est le signe d'un éloignement du désir de la toute-puissance. L'homme ne peut se
croire invincible, le temps blanchit ses os, ronge ses nerfs et ses muscles. Toute beauté est
vouée à la décrépitude et à la mort et c'est comme telle qu'elle doit être aimée. Ainsi, Don
Juan aime avec excès parce qu'il connaît la limite du temps, parce qu'il est lucide. Il vit le
présent avec intensité, refuse le regret qui est une autre forme d'espoir mensonger. Il refuse la
consolation de la vie future. Il multiplie ce qu'il ne peut unifier. Car la décrépitude nous
guette. Et Camus nous offre l'ultime image d'un Don Juan vieillissant, perdant et perdu dans
un couvent situé sur les plaines aride d'une Espagne balayée par le vent : « Quelle image plus
effrayante souhaiter : celle d'un homme que son corps trahit et qui, faute d'être mort à temps,
consomme la comédie en attendant la fin, face à face avec ce dieu qu'il n'adore pas, le
servant comme il a servi la vie, agenouillé devant le vide et les bras tendus vers un ciel sans
éloquence qu'il sait aussi sans profondeur. » (E, 157)
Le bonheur réside dans l'instant. L'apophtegme a aussi une valeur politique. Les
idéologies d'avenir radieux sont condamnées par Camus qui n'y voit que mensonge aux autres
et à soi-même. La politique doit s'inscrire dans le présent, reconnaître l'illusion, le leurre, le
piège de la promesse qui suppose une foi implicite dans une autre forme de déité, une
croyance en l'immortalité. Camus aime les hommes dans leur fragilité et leurs défauts, leur
égoïsme tragique, leurs faiblesses, leurs manies.603 Il les aime dans leur humanité. Il a la
volonté de fonder une morale qui n'est pas sous-tendue par des principes transcendants mais
par une réalité incarnée.604 Il refuse, comme les philosophes des Lumières de remplacer Dieu
602
L'Odyssée, IX, 393-395, op.cit., p.113
603
« Comme celui qui va mourir et qui le sait ne s'intéresse pas au sort de sa femme, sauf dans les romans. Il
réalise sa condition d'homme qui est d'être égoïste, c'est-à-dire désespéré. Pour moi aucune promesse
d'immortalité dans ce pays. » (Pléiade 2006-1, 62)
604
François JULLIEN reprend très clairement cette question dans son ouvrage, Fonder la morale, dans lequel il
explique sa volonté de proposer une morale humaine inscrite dans la réalité de nos vie et qui ne nécessite
aucunement l'étai sacré qui la justifie de fait : « Durant toute l'époque classique, en effet, la morale a été pensé
dans la dépendance de la religion. […] Conçue comme un commandement de Dieu, elle tient directement de
lui son autorité (Dieu m'a dit ce que je dois faire) ; et puisqu'elle est partie intégrante de la Révélation, elle
n'exige aucune justification particulière. En cela, la tradition chrétienne ne fait d'ailleurs que prendre le relais
d'une tradition philosophique qui vient de notre Antiquité, et où seule la métaphysique peut fournir à la morale
sa légitime assise (ainsi, dans le Platonisme, avec l'idée du Bien, qui se confond avec Dieu). Trouvant sa base
ailleurs, n'étant qu'un prolongement de la théologie, la morale ne saurait être fondée – elle n'a pas à l'être : en
modeste suivante, elle est dispensée de rendre des comptes. », François JULLIEN, Fonder la morale, Dialogue
par la Raison. L'opération est un subterfuge et un échec. C'est ce que Nietzsche dénonce dans
La Généalogie de la morale. Il rappelle que Kant, dans La Critique de la raison pure et dans
La Critique de la raison pratique applique le principe de la critique quant à la connaissance, à
la morale et à la religion sans jamais remettre en question ces entités.605 Il propose une critique
plus radicale qui repose sur la volonté de puissance. L'homme se substitue à Dieu, ne place
pas la Raison ou l'État comme nouveaux étais. Il devient seul créateur de valeurs nouvelles,
de valeurs spécifiquement humaines. Camus refuse la toute-puissance comme condition de
l'émergence d'un homme nouveau, insoumis, libre, créateur de ses propres valeurs. Il ne suit
plus Nietzsche dans sa négation destructrice de toute morale. Il refuse l'ère du soupçon. Il veut
une morale de la compassion, cette vérité première qui fonde notre humanité au-delà des
principes devenus ineptes de grandeur et de médiocrité. Il célèbre l'homme dans sa réalité
quotidienne, attentif aux plaisirs futiles, aux gestes dérisoires, aux odeurs d'une maison, aux
bruits des pas familiers, à la rumeur de la ville aimée, à la courbure d'une nuque, à la douce
ondulation d'une jupe, à l'ambre d'une jambe dévoilée par le souffle ténu sur la promenade du
front de mer, aux pas qui marchent l'amble.
eaux ne forment plus qu'une seule voix puissante, célébration majestueuse du poète prophète.
Pourtant, il apparaît que le lyrisme peut également emprunter d'autres chemins, trouver son
inspiration dans d'autres sources. Un ailleurs révélé par les mots ou n'existant que dans les
mots jaillit, éclot dans le quotidien. Le merveilleux, fleur fragile et délicate s'épanouit au cœur
même de l'ordinaire. La problématique est présentée par Dominique Rabaté dans son
introduction au colloque « Poésie et Autobiographie » : « Il me semble que l'on peut voir une
sorte de ligne de fracture dans l'histoire de la poésie française du XX e siècle entre, d'un côté,
une poésie que je serais tenté de dire majuscule avec un grand P et qui incarnerait la poursuite
de ce qu'on peut appeler le haut lyrisme, plutôt donc dans la première moitié du siècle du côté,
aussi bien de Saint-John Perse que du côté des surréalistes, dans l'idée que la poésie est
essentiellement cette vivification du lyrisme, et de l'autre côté, présente dans l'ensemble du
XXe siècle et peut-être plus audible dans la seconde moitié du siècle, une idée autre de la
poésie, poésie minuscule sans majuscule, poésie précaire qui naîtrait avec Reverdy qui parle
lui-même du "lyrisme de la réalité" et qui irait jusqu'à Jaccottet aujourd'hui. »606
Lire « Noces à Tipasa », c'est avoir, dans sa bouche, le goût de la pêche dégoulinante,
c'est sentir sur son menton perler les quelques gouttes sucrées que l'on essuie d'un revers de la
main.607 C'est recueillir la fraîcheur glacée d'un verre de menthe dans la soudaine obscurité du
café silencieux où quelques mouches bourdonnent et s'arrêtent brusquement, donnant ainsi au
silence une intensité instable. C'est voir, dans l'éblouissement du soleil zénithal qui obscurcit
la vue, la tache rouge du camion qui participe à l'accord profond des couleurs. Dans L'Envers
et l'Endroit, dans Noces, dans L'Étranger, l'écriture se nourrit d'une quotidienneté heureuse,
restitue avec un certain bonheur innocent les petits plaisirs de la vie. Dans la nouvelle « Entre
oui et non », les odeurs se mêlent à la mélodie d'un accordéon, aux pleurs d'un enfant :
« Toute l'odeur du quartier remonte par la fenêtre. L'accordéon du café voisin, la circulation
qui se presse au soir, l'odeur des brochettes de viande grillée qu'on mange entre des petits
pains élastiques, un enfant qui pleure dans la rue. La mère qui se lève et prend son tricot. »
(E, 29) Le jeune homme est avec sa mère. Ils échangent quelques mots, comme des notes
désaccordées qui suggèrent l'indicible de la mort atroce du père, le crane défoncé par un obus,
606
Poésie et Autobiographie, op.cit., p.23
607
« On mange mal dans le café, mais il y a beaucoup de fruits – surtout des pêches qu'on mange en y mordant,
de sorte que le jus en coule sur le menton. Les dents refermées, j'écoute les grands coups de mon sang monter
jusqu'aux oreilles […] » (E, 58)
l'impossible deuil, un nom inscrit sur un monument au mort et ce silence qui s'installe dans
lequel résonnent alors les sons discordants et doux de la vie qui s'écoule. Le fils constate :
« Et qu'est-ce donc qui le retient dans cette chambre, sinon la certitude que ça vaut toujours
mieux, le sentiment que toute l'absurde simplicité du monde s'est réfugiée dans cette pièce. »
(E, 29-30) Le chant se concentre dans une harmonisation des sons polyphoniques de la rue. Le
Verbe réorganise le monde, cherche à lui donner une forme à défaut d'un sens.
Un lyrisme philosophique naît de la porosité au monde favorisée par le silence
douloureux d'une mère. L'art surgit du détail, d'une justesse des objets et des sons du
quotidien, de « l'opportunité d'un arbre dans le paysage » (E, 23), du « son singulier d'un pas
sur la route. » (Ibid.) L'auteur emprunte un chemin d'écriture qui part de quelques touches
réalistes posées sur la page, à la façon d'un peintre impressionniste qui fait naître la sensation
d'une lumière mouvante, d'un geste saisi sur le vif, d'une posture de vie. La phrase est brève,
coup de pinceau furtif, elle nous livre un monde dense et fuyant, ancré dans l'instant labile,
voué à la disparition quasi immédiate et totalement indifférent à cette vérité. L'attention est
accordée aux infimes détails de la scène évoquée : le patron du café accroupi dans un coin, un
verre vide, une feuille de menthe au fond, la respiration forte d'un Arabe, la lumière incertaine
d'une lampe à acétylène qui chatoie sur les visages silencieux, les bruits de la ville. Puis le
bruit de la mer fait basculer l'auteur dans une phrase qui, à l'instar de la rumeur salée de la
méditerranée, s'enfle et se creuse, suggère une harmonie trouvée au cœur même de la
disparité : « […] le monde soupire vers moi dans un rythme long et m'apporte l'indifférence et
la tranquillité de ce qui ne meurt pas. » (E, 24) Camus, reprend, comme dans une fugue, les
motifs disparates du tableau qui prend forme dans son corps et par sa plume : « De grands
reflets rouges font ondoyer les lions sur les murs. L'air devient frais. Une sirène sur la mer.
Les phares commencent à tourner : une lumière verte, une rouge, une blanche. Et toujours ce
grand soupir du monde. » (Ibid.) Et de nouveau, il est comme saisi par un message profond, il
devient ce déchiffreur du sens caché du monde, il devient poète : « Et toujours ce grand
soupir du monde. Une sorte de chant secret naît de cette indifférence. » (Ibid.) Mais il faut
également être attentif à la construction d'ensemble de la nouvelle qui s'ouvre sur une
réflexion poétique et existentielle menée à la première personne dans laquelle l'auteur semble
intimement impliqué et se poursuit par la mise en scène organisée par le narrateur de la
rencontre entre jeune homme et sa mère, narrée à la troisième personne. Par ce glissement
énonciatif, l'auteur semble vouloir se protéger de façon assez vaine et futile contre une
implication trop directe et brutale qu'il ne désire pas assumer. Cependant, la découverte
lyrique de cette tendre indifférence du monde qui résonnera dans toute l'œuvre, sert d'écrin au
dialogue entrecoupé de silence entre le jeune homme, double de l'auteur et la mère, posée
dans une immobilité qui terrifie, méduse, sidère, une fixité effrayante, un engourdissement
des membres et de la conscience qui, a contrario exacerbe la sensibilité du fils, provoque un
émoi insupportable, une révolte coite.
Cette image dans laquelle se cristallisent l'amour du fils, son désarroi, sa souffrance,
dans laquelle résonne le cri étouffé du fils, cette image où miroitent les éclats scintillants
d'une enfance qui avait, malgré tout le goût du bonheur, est la source, la genèse, l'origine de ce
désir de combler le vide de la vie par le plein des mots, de faire chanter la langue, de noircir
des pages, de transformer la souffrance en joie, de rendre à l'instant singulier sa transparence,
de restituer l'éphémère, d'accueillir, avec bonheur et confiance, l'indifférence de la mère par
une identification avec l'indifférence du monde. C'est pourquoi, comme dans une fugue,
l'auteur reprend les mêmes motifs qui se colorent différemment, qui participent à cette
impermanence du monde qui se réalise à partir d'un motif unique. Tout s'écoule, tout paraît
semblable, et d'infimes changements sont à l'œuvre dans l'espace et dans le temps. Les petits
détails de la vie sont des balises sur la mer obscurcie par la nuit. L'auteur joue avec ces
images, l'Arabe agenouillé, les lumières du phare, la chambre de la mère, afin d'éprouver, par
le contact rugueux avec le monde, la sensation d'une « indifférence sereine et primitive à toi et
à moi-même. » (E, 30) Cette indifférence est le résultat d'une expérience de détachement qui
naît, paradoxalement d'une extrême attention aux odeurs, aux lumières, aux postures des gens,
aux rumeurs de la ville. Elle entraîne une exigence éthique et esthétique qui suppose de garder
les yeux ouverts et corrélativement de parler au plus près du réel car « Oui tout est simple. Ce
sont les hommes qui compliquent les choses. Qu'on ne nous raconte pas d'histoires. Qu'on ne
nous dise pas du condamné à mort : "Il va payer sa dette à la société", mais : "On va lui
couper le cou". Ça n'a l'air de rien. Mais ça fait une petite différence. Et puis, il y des gens
qui préfèrent regarder leur destin dans les yeux. » (E, 30)
L'esquisse est à peine ébauchée par petites touches fortuites qui sont le creuset d'une
réflexion où l'extime rejoint l'intime, le singulier l'universel. Le lyrique jaillit du prosaïque :
« Le monde s'achève ici comme chaque jour et, de tous ces tourments sans mesure, rien ne
demeure maintenant que cette promesse de paix. » (E, 26) L'œuvre naît de la touche fortuite,
du regard posé sur les êtres, sur une lumière ondoyante, sur les rues hétéroclites des villes
d'Algérie, la beauté précaire, le clinquant des vitrines, le mauvais goût du cimetière d'Oran.
Camus devient, à la façon d'un Baudelaire, « peintre de la vie moderne », il inscrit sa voix
dans un lyrisme de la précarité. Baudelaire a en effet été le premier à théoriser une littérature
de la précarité, une poétique dans l'historique. Il loue l'attrait de ce qui est petit, insignifiant,
fugace. Il refuse de réduire l'art à la recherche d'un Beau éternel et universel. Il préconise « la
beauté particulière et le trait de mœurs. »608 Il ne rejette pas le beau mais lui associe, dans la
recherche d'une réalisation artistique, une part de relativité, de circonstanciel qui se concentre
dans l'époque, la mode, la morale, la passion. Le beau est l'union de l'éternel et du transitoire,
de l'universel et du particulier, de la fixité et du mouvement. Il dresse un portrait de l'artiste
moderne : « Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? À coup sûr, cet homme tel que
je l'ai dépeint, ce solitaire doué d'une imagination active, toujours voyageant à travers le
grand désert d'hommes, a un but plus élevé que celui d'un pur flâneur, un but plus général,
autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu'on nous permettra
d'appeler la modernité ; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l'idée en
question. Il s'agit pour lui de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans
l'historique, de tirer l'éternel du transitoire. »609 Ainsi, Camus, dans les rues d'Alger ou d'Oran,
sur les boulevards, la promenade du front de mer, sur les plages, est à l'affût de cette beauté
périssable qui devient matière poétique privilégiée. Dans « L'Été à Alger », l'auteur capte les
sociolectes algérois et les restitue : « À Alger, on ne dit pas "prendre un bain", mais "se taper
un bain". […] Quand on passe prés d'une bouée où se trouve déjà une jolie fille, on crie aux
camarades : "Je te dis que c'est une mouette." » (E, 68) Puis, il voit et restitue, avec
simplicité, la nudité des corps sur le sable, amorce une réflexion historique qui le conduit à la
Grèce antique, seule époque qui autorisait, avec force et innocence, la nudité d'un corps
exposé aux regards des autres, à la vigueur âpre du soleil, à la douceur des souffles chargés
d'embruns et des haleines chargées de désirs. Par une courbure de la phrase, Camus permet
aux jeunes hommes des plages d'Alger de rejoindre les athlètes de Délos. Le quotidien est
mythifié avant d'être poétisé dans un éclat de lumière aveuglante qui accentue les contrastes,
608
BAUDELAIRE, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1976, p.683
609
Ibid., p.695
souligne violemment les blancs des cubes de la Kasbah, « le fond blanc cru de la ville arabe »
et les corps cuivrés offerts au soleil du mois d'août. Camus, dans un élan lyrique s'interroge
avec passion et émotion : « Comment alors ne pas s'identifier à ce dialogue de la pierre et de
la chair à la mesure du soleil et des saisons ? » La phrase prend de l'ampleur, se déploie en
ramifications multiples, explore la métaphore, la digression, se laisse tenter par
l'énumération : « Toute la matinée s'est passée en plongeons, en floraisons de rires parmi des
gerbes d'eau, en longs coups de pagaie autour des cargos rouges et noirs (ceux qui viennent
de Norvège et qui ont les parfums du bois ; ceux qui arrivent d'Allemagne plein d'odeurs des
huiles ; ceux qui font la côte et sentent le vin et le vieux tonneau). » (E, 69) La période se clôt
sur une nouvelle interrogation qui renoue avec l'inspiration initiale : « Et lorsque le battement
cadencée de la double pagaie aux ailes couleur de fruit suspendu brusquement, nous glissons
longuement dans l'eau calme de la darse, comment n'être pas sûr que je mène à travers les
eaux lisses une fauve cargaison de dieux où je reconnais mes frères ? » (E, 70) Le quotidien
est donc prétexte à une réflexion mythologisante qui s'épanouit dans un élan lyrique soudain
libéré.
Un paysage, un sentiment, une sensation ne recèlent aucune poéticité. Le poétique
jaillit des mots qui, par le travail de construction, de transposition de l'écrivain, offrent des
juxtapositions, des rapprochements inattendus. Ainsi de la ville d'Oran, ville qui tourne le dos
à la mer, qui accumule le mauvais goût, le prosaïque, ville métamorphosée par la plume de
l'auteur. Dans « Le Minotaure », Camus décrit, avec humour et brio, les parades amoureuses
sur le boulevard. Il compare, avec une tendresse à peine moqueuse, les jeunes hommes à des
stars du cinéma hollywoodien : « Ainsi, lorsque sur les boulevards du soir un bruit d'oiseau
monte des palmiers vers le ciel, des dizaines de Clarque et de Marlène se rencontrent, se
toisent et s'évaluent, heureux de vivre et de paraître, livrés pour une heure au vertige des
existences parfaites. » (E, 817) Camus a glissé dans sa phrase la présence des oiseaux qui,
quelques lignes plus loin est réutilisée de façon, non plus anecdotique, mais métaphorique :
« Ce sont en vérité des parlements d'oiseaux qu'on rencontre dans la littérature hindoue. »
L'annotation réaliste est devenue un support d'une pensée métaphorique. Les références
culturelles se sont déplacées. Le travail du créateur est de nous conduire, subrepticement, par
des glissements référentiels ou métaphoriques vers une transmutation du réel. Hommes et
femmes disparaissent dans la métaphore filée : « Il ne reste plus que des battements d'ailes,
des roues empanachées, des grâces coquettes et victorieuses, tout l'éclat d'un chant
insouciant qui disparaît avec la nuit. » Le paradoxe de la ville d'Oran est de permettre
l'émergence du poétique alors même qu'elle est une ville hétéroclite, industrielle et peuplée de
coquettes mal fardées et de jeunes gens incultes. Camus constate, en citant ce que disait
Descartes à propos d'Amsterdam, que « Le silence n'est plus possible que dans les villes
bruyantes. »
Mais ce qui importe, ce n'est pas la réalité d'une ville, d'un paysage ou d'un sentiment
mais sa retranscription verbale, son passage dans l'univers des mots où les notions de beau et
de laid ne dépendent plus des mêmes critères. Des grues sont-elles belles ? La question n'a pas
de sens. Elles évoquent le labeur pour le travailleur, le rapport financier pour le capitaliste, un
ensemble complexe de lignes et de couleurs pour le peintre ou le graphiste. Pour l'écrivain,
« grue » devient un mot qui prend sens dans l'économie générale d'une phrase, dans le jeu des
sonorités, dans la construction syntaxique. Le référent le plus prosaïque peut ainsi participer à
l'émergence d'une certaine poéticité : « Voyez plutôt, nous enjoint Camus : Santa-Cruz ciselée
dans le roc, les montagnes, la mer plate, le vent violent et le soleil, les grandes grues du port,
les trains, les hangars, les quais et les rampes gigantesques qui gravissent le rocher de la
ville, et dans la ville elle-même ces jeux et cet ennui, ce tumulte et cette solitude. » (E, 818) La
phrase hyperhypotaxique dans laquelle l'accumulation est construite à partir d'un zeugme,
tend à restituer une vision complexe d'une réalité qui ne prend son envol que dans les mots.
L'hétéroclite devient admirable, le bruit se fait silence. C'est le paradoxe du poétique. Le refus
des évidences et des poncifs permettent l'émergence d'une voix. L'artiste impose, par sa
perception singulière et la transmutation des mots, un monde nouveau, unifié, né d'un regard
et d'une plume : « […] l'unité en art surgit au terme de la transformation que l'artiste impose
au réel. […] Cette correction, que l'artiste opère par son langage et par une redistribution
d'éléments puisés dans le réel, s'appelle le style et donne à l'univers recréé son unité et ses
limites. » (E, 672) Camus est ce peintre de la vie moderne évoqué par Baudelaire. Il arpente
les villes, affectionne les parades, goûte les modes, s'émeut d'une robe qui virevolte, d'un
corsage ajusté, d'un rouge sur des lèvres rieuses. Il en fait sa matière artistique, pétrit le réel
avec tout l'appétit qu'il a pour le plaisir, la vie qui tourbillonne et l'attrait des mots. La
constellation des images, les saveurs d'une sonorité, la rugosité d'une tournure résonnent dans
la cadence des phrases, la matière sonore des sociolectes, offrent un regard toujours avide,
ébauchent des portraits, tracent les lignes erratiques de sinuosités citadines, esquissent un
reflet chatoyant du monde. L'intrication du prosaïque, du conceptuel moralisant et du poétique
flamboyant tisse le style de nombre d'essais camusiens.
L'arc et la lyre
« […] il dépend de nous que vive Euphorion. » (E, 1711)
L'équilibre
Dans la nouvelle édition des œuvres de Camus dans la Pléiade, Jacqueline
Lévi-Valensi et Samantha Novello, analysent, dans la préface de L'Envers et l'Endroit le choix
d'un titre fondé sur l'antithèse. Elles expliquent que, dès cette époque, Camus ne fait pas le
choix de la voie médiane. Il s'agit de parvenir à « la conscience la plus aiguë possible de l'un
ou de l'autre (l'envers et l'endroit), et les accepter en tant que tels, comme aussi indissociables
que le recto et le verso d'une page. Loin d'un quelconque juste milieu, Camus choisit – déjà et
pour longtemps – de vivre intensément et jusqu'au bout la tension entre des pôles
contradictoires. En mai 1936, il note : ″ S'engager à fond. Ensuite, accepter avec une force
égale le oui et le non″ ». (Pléiade 2006-1, 1214) Pas de dialectique dans la pensée
camusienne, pas d'antilogie, pas de recherche du Bien contre le Mal : « Nécessité et exaltation
des contraires. La mesure lieu de contradiction. Soleil et ténèbres. » (C III, 209) Le bonheur
ne doit être différé. Il ne peut être réducteur. Il est une acceptation de la réalité qui s'offre, un
accueil égal du soleil et de l'ombre, du doux et du rugueux : « Entre cet envers et cet endroit
du monde, je ne veux pas qu'on choisisse. » (Pléiade 2006, 71) Le monde est appréhendé dans
une immédiateté complexe, dans une hybridité irréductible. L'instant est une mixtion
composite, un éclat kaléidoscopique que l'artiste saisit dans sa durée fugace. L'acte de création
suppose la tension de la corde jusqu'à son point de vibration. Il est fidèle au principe d'unité et
refuse le diktat de la totalité : « La totalité peut demander la soumission de l'irrationnel, si le
rationnel suffit à conquérir l'empire du monde. Mais le désir d'unité est plus exigeant. Il ne
lui suffit pas que tout soit rationnel. Il veut surtout que le rationnel et l'irrationnel soient
réconciliés au même niveau. Il n'y a pas d'unité qui suppose une mutilation. » (E, 505) La
figure faustienne, dans son désir de conquête, est une figure de la totalité. Mais l'excès
entraîne l'imperfection et l'incomplétude. Ce constat sert de support à l'exposé de la nécessité
ces tentations et les récuse très tôt.610 Citant Pascal, il affirme : « On ne montre pas sa
grandeur pour être à une extrémité mais bien en touchant aux deux à la fois. » (E, 217) Il
affirme également : « L'unité est d'abord une harmonie de différence. »
Ainsi, dans les choix esthétiques, dans les prises de position politiques, dans
l'élaboration d'une morale fondée sur l'humain, Camus choisit de marcher sur une corde raide,
de maintenir un équilibre qui seul peut lui permettre de ne rien nier, et de n'avoir pas à se
renier. La suprématie de la raison qui impose la classification, la nomenclature, l'affirmation
ou la négation, la vérité ou le mensonge entraîne non seulement une vision tronquée de la
réalité mais également une erreur de jugement qui, paradoxalement, aveugle.611
Épanchement et concision
Dans le domaine de la création artistique, Camus fait coexister des exigences souvent
contradictoires mais qui donnent à son œuvre une qualité particulière, qui la rend justement
difficile à cerner. Dans ses essais, L'Envers et l'Endroit, Noces, L'Été, il est baudelairien dans
sa propension à capter, avec acuité, tendresse et compassion, les petits faits vrais d'un
quotidien soumis à la disparition, à l'oubli, à l'insignifiance. Baudelaire, dans sa définition du
peintre de la vie moderne, présentait déjà cette nécessité du non-choix, cette évidence de la
coïncidence de deux vérités complémentaires. « La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le
contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. »612 Le réel, le
prosaïque est l'aliment, le substrat du travail de création qui tend vers un équilibre entre la
restitution du transitoire et une recherche de l'immuable, de la beauté éternelle, de la vérité
absolue. Tentation romantique à laquelle Camus cède jusqu'à un certain point de sa carrière. Il
est assez souvent asservi à une conception romantique du lyrisme qui tisse un fil d'or entre le
détail et le tout, entre le singulier et l'universel. Le sujet romantique se manifeste dans sa
subjectivité mais poursuit un mouvement ascendant qui lui permet de rejoindre l'universel.
Dans les essais dont plusieurs passages ont été analysés, ce mouvement d'un "je" qui observe
le quotidien vers l'énoncé d'une beauté immuable du monde se multiplie, créant un modèle
610
Dans « L'Énigme », il écrit : « Les œuvres d'un homme retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses
tentations. » (E, 864)
611
Il n'en demeure pas moins que, lui-même est aveuglé et cède aux tentations des fureurs adolescentes ou de
l'attrait romantique ou mystique de l'amour. Lorsqu'à la fin de L'Homme révolté, il choisit d'élire la Grèce en
refusant le reste du monde, il n'illustre pas ce qu'il tente de démontrer mais cède à une illusion romantique, à
une affinité élective qui ne se place guère sous l'égide de Némésis.
612
BAUDELAIRE, Œuvres complètes, tome II, p.695
d'écriture connoté, ancré dans une tradition dix-neuviémiste. Hervé Ferrage, dans une
allocution au colloque sur Camus et le lyrisme rappelle que « le sujet lyrique, à travers
l'expressivité de son langage, cherche à retrouver l'unité profonde de la création, à rétablir une
unité avec le monde qui efface la distance douloureuse entre sujet et objet, intériorité et
extériorité, dedans et dehors. C'est ainsi qu'en partant de ce qu'il y a de plus individuel, il peut
prétendre à l'universel et retrouver autour de lui, à partir de lui, un monde plein et sans
lacune. »613 La tentation de l'unité est récurrente dans la pensée camusienne. De même que la
tentation d'une forme d'amour romantique, qui, loin de la vérité romanesque, maintient
l'homme dans cette immaturité, cette fureur adolescente que Jean Sarocchi analyse.614 « Aimer
sans mesure » ne peut s'inscrire sur le fronton d'un autel consacré à Némésis. Camus doit faire
le deuil de cette illusion romantique, de ce leurre cultivé par le mysticisme chrétien et qui
maintient l'homme dans les limbes d'une enfance quémandeuse et toujours insatisfaite.
Pourtant Némésis poursuit Camus ou Camus poursuit Némésis, soupçonnant que, dans
cette figure, réside une approche de la vie et de l'art qui permettrait de se débarrasser des
vieux oripeaux. La mesure est le point d'aboutissement d'explorations périlleuses sur des
chemins inconnus. C'est l'acceptation d'une coexistence de postures contradictoires, c'est le
choix d'un dédoublement de l'être qui ne renonce pas à l'unité, à la cohérence, à l'harmonie.
Camus élabore une esthétique de l'ambivalence. Il refuse les choix réducteurs, les
enfermements génériques, les parangons. Romantique et classique, romancier et philosophe,
dramaturge, acteur, journaliste, penseur, il a même été tenté par la vie politique.
Un concept permet d'appréhender cette ambivalence positive, l'ironie. Raymond Gay-
Crosier développe, dans un article intitulé « Lyrisme et ironie : le cas du Premier homme »615
une approche marginale de l'œuvre de Camus. Il attire notre attention sur l'étrange association
de l'ironie et du lyrisme, modes de communication a priori contradictoires : « Que ce soit
dans son écriture ou dans sa vie, l'ironie et le lyrisme, dès ses premières lignes, se côtoient
chez Camus […]. Les deux se basent sur leur vertu corrective innée et, loin d'être le produit
d'une démangeaison ou d'un frisson romantique, ils représentent le fruit de la capacité de
613
Hervé FERRAGE, « Lyrisme et histoire », in Camus et le lyrisme, op.cit., p.10
614
Jean SAROCCHI, « Les fureurs adolescentes », in Albert Camus, les extrêmes et l'équilibre, actes du colloque de
Keele, 25-27 mars 1993, réunis et présentés par David H. WALKER, Éditions Rodopi, Amsterdam-Atlanta, GA
1994, pp.3-15
615
Raymond GAY-CROSIER, « Lyrisme et ironie : le cas du Premier homme », in Camus et le lyrisme, op.cit.,
pp.67-76
616
Jacqueline LÉVI-VALENSI, « Entre La Palisse et Don Quichotte », in Camus, Œuvre fermée, œuvre ouverte,
pp.35-42
s'inscrire dans un quelconque cloisonnement.617 Camus renoue avec la réflexion menée par le
Baudelaire tenté par la prose. Son écriture, dans les essais lyriques, illustre la définition que
donne l'auteur du Spleen de Paris à la poésie en prose ou à la prose poétique : « Quel est celui
d'entre nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique,
musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux
mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la
conscience ? »618
La prose favorise la double exigence de l'épanchement et de la concision. Mais
l'expression poétique, s'éloignant des contraintes de la logique, permet l'appréhension du
monde dans ses contradictions. Némésis, c'est donc également l'attrait pour une langue
irrationnelle, une langue de l'illumination qui réduit la figure oxymorique à une évidence.
Dans une réflexion menée durant l'été 53, Camus aborde la figure de la déesse qui exemplifie
l'équilibre, la mesure, la tension positive. Dans l'ébauche d'une lettre, il aborde les concepts
antinomiques de mesure et de démesure et laisse entendre que la poésie se nourrit d'excès et
de contradictions. Quelques jours avant sa mort, il écrit un texte dont la tonalité évoque la
poésie de son ami et voisin, le poète René Char. Il ose la force évocatrice de l'image, il se
livre à l'incantation, à la prédication orphique. Les contraires s'annulent dans les pouvoirs
magiques du verbe. La métaphore restitue la perception d'un état d'harmonie né de la
confrontation résolutive de forces antinomiques : « Cheval noir, cheval blanc, une seule main
d'homme maîtrise les deux fureurs. » « Les flammes de la glace couronnent les jours. » (C III,
276)619 Les antilogies corroborent la parole poétique : « La vérité ment, la franchise
dissimule. », « Également doux, également dur, le versant, le versant du jour. » La vérité naît
d'une dissimulation, d'un masque plus juste et plus vrai que les vaines et ineptes sincérités :
« Cache-toi dans la lumière », « Tu te masques, les voilà nus. ». L'oxymore accentue la
volonté de fusion : « La nuit brûle, le soleil enténèbre. », « L'exilé règne, le roi est à
genoux. ». L'aporie se fait promesse : « Au désert, finit la solitude. » L'errance se poursuit et
s'annihile dans la joie et la plénitude : « Sur la mer, sans trêve, de port en île, courant dans la
lumière, au-dessus des gouffres liquides, joie aussi longue que la très longue vie. » L'instant
617
« Dès L'Envers et l'Endroit, écrit Jacqueline LÉVI-VALENSI, la lucidité s'exerce à reconnaître, simultanément,
une double évidence : celle de la condition mortelle de l'homme et celle du monde dans sa beauté
démesurée. », Ibid., p.37
618
Charles BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris, Œuvres complètes, op.cit., pp.275-276
619
Le texte se trouve intégralement aux pages 276 et 277 des Carnets III.
rejoint l'éternité : « Semé par le vent, moissonné par le vent, et cependant créateur, tel est
l'homme, à travers les siècles, et fier de vivre un seul instant. » La mort est niée dans
l'explosion effrénée d'une joie irrépressible, irréductible, inattendue et injustifiable. Camus
ouvre son texte avec une image qui emballe le propos et ouvre l'esprit du lecteur sur
l'acceptation d'une réalité paradoxale : « À tombeau ouvert, joyeuse est la course. ». Il termine
par une reprise qui clôt sans fermer : « Sous la dalle de la joie, le premier sommeil. » La terre
est personnifiée dans une apostrophe : « Ô terre qui suffit à tout. » La terre, la mer, le feu du
soleil accompagnent l'homme dans une course dont le terme est une éternité silencieuse, dont
le cours est dans la brûlure d'un instant infini. L'écriture poétique, parce qu'elle n'est pas
soumise aux exigences de la raison, est certainement une voie privilégiée vers
l'accomplissement de la promesse de midi. Dans l'alcôve secrète de l'écriture intime et
solitaire, Camus s'aventure sur les chemins de la création poétique. Il poursuit, au cœur de
l'expérience d'écriture, l'éclair fulgurant de Char, la révolte rimbaldienne telle qu'il la définit
dans L'Homme révolté : « La grandeur de Rimbaud n'est pas dans les premiers cris de
Charleville ni dans les trafics du Harrar. Elle éclate à l'instant où, donnant à la révolte le
langage le plus étrangement juste qu'elle ait jamais reçu, il dit à la fois son triomphe et son
angoisse, la vie absente au monde et le monde inévitable, le cri vers l'impossible et la réalité
rugueuse à étreindre, le refus de la morale et la nostalgie irrésistible du devoir. À ce moment
où, portant en lui-même l'illumination et l'enfer, insultant et saluant la beauté, il fait d'une
contradiction irréductible un chant double et alterné […]. » (E, 497)
Éthique et politique
Cependant, l'écrivain, dans son œuvre, citoyen autant qu'artiste doit rester vigilant et
maître de l'anarchie qui enferme l'homme dans une solitude inepte, mais aussi de la violence
des hommes qui, dans les histoires des civilisations, conduit à des excès effroyables.620 La
société naît d'une démarcation de l'espace : « L'Atlantique, dans les portes d'Hercule, c'est la
beauté infinie se coulant dans l'étroit esprit humain et y prenant un forme provisoire. » (C III,
620
« La démesure dans l'amour, seule souhaitable en effet, est le projet des saints. Les sociétés, elles, n'ont
jamais sécrété de démesure que dans la haine. C'est pourquoi il faut leur prêter une mesure intransigeante.
La démesure, la folie, l'abîme, ce sont là secrets, et risques, pour quelques-uns, et qu'il faut taire ou tout au
plus suggérer, à peine. / Voilà pourquoi la poésie est l'éternel aliment. Il faut lui confier la garde des secrets.
Quant à nous qui écrivons dans le langage de tous, nous devons savoir qu'il y a deux sagesses et feindre,
parfois, d'ignorer d'elles qui est la plus haute. » (C III, 81-82)
88), ou d'une restriction née de la volonté : « […] la force de la Société a des limites. Elle a
obtenu par le seul effet de la concentration et de la discipline l'épopée, la tragédie et la
sculpture grecques, l'esthétique et la morale de Platon, d'Aristote, le Droit Romain, l'art du
moyen âge italien et l'art roman en général, Galilée, Pascal, Racine, Molière… » (C III, 89)
L'artiste se glisse dans ce moule, se modère, se limite, se fixe des règles, oriente son regard
vers un point d'horizon vers lequel converge une image idéale, il poursuit un chemin singulier
qui entre en accord avec une vérité universelle. C'est cette tension qu'il s'agit de maintenir
pour être créateur authentique et singulier sans être un prophète solitaire, un anachorète ignoré
de tous.
L'équilibre peut être une souffrance. Kaliayev et Dora dans Les Justes, Victoria et
Diego dans L'État de siège sont tendus jusqu'à la déchirure par des désirs contradictoires.
Comment concilier le bien collectif et le bonheur individuel ? Comment oublier dans la
courbe envoûtante d'un regard la souffrance des hommes ? Comment faire couler le sang et
effleurer le front opalin de la femme aimée ? Pourtant, l'engagement au service des autres
n'implique pas nécessairement un renoncement à soi. Camus, recherche sans cesse des points
de convergence. L'homme doit pouvoir être présent à l'histoire des hommes et à son propre
destin. Il ne peut être artiste s'il n'ouvre pas les yeux sur la réalité. Il ne doit cependant ni être
aveugle ni être assujetti.
La révolte, paradoxalement, favorise l'émergence de la notion de mesure. Dans
L'Homme révolté, Camus écrit, dans le chapitre consacré à la pensée de midi : « En histoire
comme en psychologie, la révolte est un pendule déréglé qui court aux amplitudes les plus
folles parce qu'il cherche son rythme profond. Mais ce dérèglement n'est pas complet. Il
s'accomplit autour d'un pivot. En même temps qu'elle suggère une nature commune des
hommes, la révolte porte au jour la mesure et la limite qui sont au principe de cette nature. »
(E, 697) Dans le domaine politique réalisme et vertu doivent s'équilibrer. L'homme se doit de
ne pas céder à la double tentation contradictoire du cynisme destructeur ou du verbiage
humanitaire stérile. « J'ai besoin des autres qui ont besoin de moi et de chacun. » (E, 700) Cet
apophtegme est aussi une revendication esthétique. Camus refuse le culte des idéologies.
Dans le même temps et pour des raisons identiques, il refuse la sacralisation de l'art. Le culte
de l'art est également un déséquilibre, la marque d'une illusion romantique qui demeure. Jean
Sarocchi raconte que, le 8 août 1957, alors que Camus vient d'apprendre la mort de son ami
Georges Didier, il note dans ses Carnets : « Pour la première fois […] doute absolu sur ma
vocation. » (C III, 207) Le critique camusien ajoute : « Kierkegaard soulignait que selon
l'esthétique on peut détruire sa vie pour une œuvre, mais que parvenu au stade religieux (qui
s'est assimilé l'éthique) il s'agit d'exister personnellement. Il n'y a pas de religion dans cet aveu
d'un doute absolu, mais il y a peut-être le sentiment qu'une vie vaut bien une œuvre, que le
culte excessif de l'art serait lui aussi une fureur de l'éternelle adolescence, et qu'il est une autre
œuvre que celle des livres pour imposer silence à ce que Le Premier homme appellera un
″homme monstrueux et bavard″. »621
621
Jean SAROCCHI, « Les fureurs adolescentes », in Albert Camus, les extrêmes et l'équilibre, actes du colloque de
Keele, 25-27 mars 1993, réunis et présentés par David H. WALKER, Éditions Rodopi, Amsterdam-Atlanta, GA
1994, p.15
compassionnelle au monde des hommes et un amour sans mesure pour la vie sont les deux
bouts de l'arc. La corde se tend et vibre. Elle ne rompt pas.
seule attitude de révolte est celle du dandy qui « choisit la métaphysique du pire. » (E, 461)
Le dandy est, selon Camus, « l'être qui doit mourir resplendit au moins avant de disparaître
et cette splendeur fait sa justification. » (E, 461)
Dans le chapitre « La poésie révoltée », Camus dénonce, chez les héritiers du
romantisme une résurgence de ce même « désir irrationnel de paraître ». (E, 491) Chez
Lautréamont, il proscrit le choix du parti du mal, l'orgueil solitaire qui, au constat de la mort
de Dieu, propose l'isolement fier et glorieux, le « moi seul contre l'humanité ». (E, 493) La
conscience de soi suppose alors, dans un processus pervers, la négation de la valeur de l'autre,
de son humanité : « Faire souffrir et, ce faisant, souffrir, tel est le programme. Les Chants
sont de véritables litanies du mal. À ce tournant, on ne défend même plus la créature. Au
contraire, "attaquer par tous les moyens l'homme, cette bête fauve, et le créateur…" tel est le
dessein annoncé des Chants. » (E, 493) La solitude devient plus extrême, insupportable et
entraîne un désir d'anéantissement de la création toute entière. Le refus de la conscience
rationnelle, de « la clarté froide et implacable où il faut durer pour vivre » (E, 494) conduit à
la libération des instincts les plus sauvages et les plus meurtriers. Lautréamont n'a plus d'autre
choix, selon Camus que de fuir dans un désert, « ce désert du conformisme […] aussi lugubre
qu'un Harrar. » (E, 496) Le désert est une allusion à Rimbaud dont Camus célèbre avec force
la poésie, mais il rappelle la décadence sordide qui marque les dernières années de sa vie et
sur laquelle on fait silence pour ne pas altérer le mythe. Rimbaud survit dans le surréalisme
qui est aussi une efflorescence du « dandysme anémié » (E, 500) du dadaïsme. L'auteur de
L'Homme révolté dénonce, provoquant ainsi de violentes tempêtes, une regrettable
irresponsabilité des maîtres à penser du surréalisme. Breton constate que le monde est
inacceptable. Il s'agit donc de le refuser par le suicide ou de prouver l'innocence de l'homme ;
dans cette vie qu'il n'a pas désirée, l'homme peut tout aussi bien descendre dans la rue,
revolver au poing et tirer au hasard dans la foule. Cette attitude conduit vers l'aporie et vers la
solitude. « Qu'importe si, pour finir, cette liberté se résume dans la solitude que définit
Jarry :"Lorsque j'aurai pris toute la phynance, je tuerai tout le monde et je m'en irai. » (E,
502)
624
Dans la conférence inaugurale à la « Maison de la culture », Camus constate : « Il y a une mer Méditerranée,
un bassin qui relie une dizaine de pays. Les hommes qui hurlent dans les cafés chantants d'Espagne, ceux qui
errent sur le port de Gênes, sur les quais de Marseille, la race curieuse et forte qui vit sur nos côtes, sont
sortis de la même famille. » (E, 1322)
lieu qu'ils aiment avec l'avidité innocente d'une jeunesse heureuse et pauvre ; ils goûtent les
plaisirs du soleil et de la mer, l'ivresse du désir, la moiteur salée sur les tempes, la goutte de
sueur qui perle sur la lèvre supérieure. En effet, la célèbre première phrase de la nouvelle
laisse la parole aux dieux : « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux
parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les
ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. » Puis
l'artiste, fait entendre sa voix, en demi-teinte, comme filtrée par la force et l'évidence de la
présence du monde : « À peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du Chenoua
qui prend racine dans les collines autour du village […]. » La phrase suivante, qui ouvre le
deuxième paragraphe, pose la présence du groupe : « Nous arrivons par le village qui s'ouvre
déjà sur la baie. » L'écriture semble alors se rapprocher du récit. Mais, dès la phrase suivante,
on constate que l'emploi du nous n'est pas un obstacle à l'expression lyrique qui se déploie
dans les tournures elliptiques et la personnification de la terre : « Nous entrons dans un
monde jaune et bleu où nous accueille le soupire odorant et âcre de la terre d'été en Algérie. »
(E, 55)
La singularité de l'expérience n'est pas exclusive de l'autre, le frère, l'ami qui apparaît
comme le miroir de ses propres émotions : « Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis
souvent allé avec ceux que j'aimais et lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le
visage de l'amour. » (E, 56) La camaraderie et la recherche d'une identité personnelle ne
poursuivent pas pour autant les mêmes chemins. Les camarades sont présents et donnent à la
scène retranscrite une tonalité souvent négligée dans les études sur Noces. Mais il est un lieu
intime où l'homme est exquisément seul. Le "je" domine. L'identité singulière s'esquisse et
l'isolement de ce plaisir de se sentir exister dans la réalité du corps est à la fois joyeux et
problématique. L'hésitation de Camus dans la recherche d'une formule sur la solitude et la
satisfaction est significative. Dans la version définitive, la phrase gagne en sobriété
syntaxique et en qualité d'impact sur le lecteur : « Nous retrouvons alors une solitude, mais
cette fois dans la satisfaction. » (E, 60) Dans un premier jet, elle est peut-être moins
équilibrée dans sa construction mais plus précise et plus sincère : « J'éprouvais ainsi une
certaine forme de la solitude qui est celle de la satisfaction. » (E, 1348) Camus aborde là le
problème du plaisir, qui, à l'instar de la souffrance ne peut être partagé avec l'autre si ce n'est
dans le mystère d'un élan compassionnel. Lévinas fait le même constat : « Dans la jouissance
frissonne l'être égoïste. La jouissance sépare en engageant dans les contenus dont elle vit. La
séparation s'exerce comme l'œuvre positive de cet engagement. […] Le vide absolu, le "nulle
part" où se perd et où surgit l'élément, bat de toutes parts l'îlot du Moi qui vit intérieurement.
[…] L'intériorité de la jouissance est la séparation en soi, le mode selon lequel un événement
tel que la séparation peut se produire dans l'économie de l'être. »625 L'écriture se tend vers la
restitution des sensations de plaisir, offrant ainsi un partage différé avec l'autre, le lecteur.
L'écriture est la foi d'un partage possible, elle est le refus de la solitude irréductible. Elle est,
dans la joie, ce que la compassion est dans la souffrance.
Humanisme et compassion esquissent un lyrisme moral qui, transposé dans le domaine
romanesque, après la publication de La Peste, se réduira en slogan réducteur : Camus est alors
auréolé de la distinction bien équivoque de saint laïc. Pourtant l'exigence morale n'est pas
réductrice. Elle ne fait pas l'impasse sur les ambiguïtés de l'homme mais recherche,
avidement, dans un désir d'unité, le chemin vers l'autre.
Un lyrisme compassionnel
« Consoler l'humanité, la traiter en frère, revenir à
Confucius, Bouddha, Jésus-Christ," moralistes qui couraient les
villages en mourant de faim,", […], ce sont encore des projets
du désespoir. » (E, 495)
Camus poursuit un lyrisme qui console et réconforte, qui donne à l'homme harmonie
intérieure et unité avec le monde, un lyrisme qui favorise l'émergence d'une culture, qui
chatoie sous le soleil des paysages de l'enfance, qui éclate en désirs de vivre, un lyrisme où le
sujet « se rassemble » (E, 74), trouve sa justification dans un juste équilibre entre l'intime
sauvage et secret et l'exigence toujours pressante de l'histoire. Renoncer aux îles où l'homme
s'aveugle, où il renie ses responsabilités de citoyen, mais ne pas renoncer à l'île intérieure où
l'homme se dresse sans honte dans sa singularité altruiste. Mais que signifie la singularité
altruiste ? Quel est le juste rapport à l'autre ?
Dans « La signification d'autrui chez Camus et chez Kafka d'après la philosophie
d'Emmanuel Lévinas »,626 Lionel Cohn rappelle la distinction faite par Blanchot dans
625
Emmanuel LÉVINAS, Totalité et Infini, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 1998, pp.156-157
626
Lionel COHN, La signification d'autrui chez Camus et Kafka – tentative de lecture de Camus et de Kafka
d'après la philosophie d'Emmanuel Lévinas, La Revue des Lettres modernes, 9, La pensée de Camus,
L'Entretien infini, dans la relation de soi à l'autre.627 Il souligne également la parenté de cette
approche avec la philosophie de l'autre chez Lévinas et analyse les œuvres camusiennes dans
cette double perspective. Chez Lévinas, l'altérité duelle est au cœur de sa réflexion
philosophique. Dès l'incipit de Totalité et Infini, le philosophe pose, dans une langue où le
conceptuel prend appui sur le réel – ce qui aurait certainement plu à Camus –, la
problématique du rapport à l'autre : « Le terme de ce mouvement – l'ailleurs ou l'autre – est dit
autre dans un sens éminent. Aucun voyage, aucun changement de climat et de décor ne
sauraient satisfaire le désir qui y tend. L'autre métaphysiquement désiré n'est pas "autre"
comme le pain que je mange, comme le pays que j'habite, comme le paysage que je
contemple, comme, parfois, moi-même à moi-même, ce "je", cet "autre". De ces réalités, je
peux "me repaître" et, dans une très large mesure, me satisfaire, comme si elles m'avaient
simplement manqué. Par là même, leur altérité se résorbe dans mon identité de pensant ou de
possédant. Le désir métaphysique tend vers tout autre chose, vers l'absolument autre. »628
L'autre chez Camus est appréhendé comme un autre soi-même auquel il faut s'unir pour
retrouver la sensation d'une unité originelle. Il est « désir nostalgique de l'unité perdue, […]
pp.101-128
627
Je cite un long passage de L'Entretien infini qu'il serait regrettable de réduire et qui permet d'aborder, chez
Camus, la relation à l'autre sous un éclairage nouveau. BLANCHOT écrit : « Dans l'espace interrelationnel, je
puis chercher à communiquer avec quelqu'un de diverses manières : une première fois, en le considérant
comme une possibilité objective du monde et selon des façons de l'objectivité ; une seconde fois, en le
regardant comme un autre moi, fort différent peut-être, mais dont la différence passe par une identité
première, celle de deux êtres ayant tous deux l'égal pouvoir de parler en première personne ; une troisième
fois, non plus dans une relation médiate de connaissance impersonnelle ou de compréhension personnelle,
mais dans une tentative de relation immédiate, le même et l'autre prétendant se perdre l'un dans l'autre ou se
rapprocher l'un de l'autre selon la proximité du tutoiement qui oublie ou efface la distance. Ces trois rapports
ont ceci de commun qu'ils tendent tous trois à l'unité : le "Je" veut s'annexer l'autre (l'identifier à soi) en en
faisant sa chose ou en l'étudiant comme une chose, ou bien il veut retrouver dans l'autre un autre moi-même,
que ce soit par la reconnaissance libre ou par l'union instantanée du cœur. Reste une autre modalité (sans
mode). Cette fois, il ne s'agit plus d'une recherche unificatrice. Je ne veux plus reconnaître en l'autre celui ou
cela qu'une mesure encore commune, l'appartenance à un espace commun, tient dans un rapport de continuité
ou d'unité avec moi. Maintenant, ce qui est en jeu, c'est l'étrangeté entre nous, et non pas seulement cette part
obscure qui échappe à notre mutuelle connaissance et n'est rien de plus que l'obscurité de la position dans le
moi – la singularité du moi singulier –, étrangeté qui est encore très relative (un moi est toujours proche d'un
moi, même dans la différence, la compétition, le désir et le besoin). Maintenant, ce qui est en jeu et demande
rapport, c'est tout ce qui me sépare de l'autre, c'est-à-dire l'autre dans la mesure où je suis infiniment séparé de
lui, fissure, intervalle qui le laisse infiniment en dehors de moi, mais aussi prétend fonder mon rapport avec
lui sur cette interruption même, qui est une interruption d'être – altérité par laquelle il n'est pour moi, ni un
autre moi, ni une autre existence, ni une modalité ni un moment de l'existence universelle, ni une surexistence,
dieu ou non-dieu, mais l'inconnu dans son infinie distance. », Maurice BLANCHOT, L'Entretien infini,
Gallimard, 1969, 108-109
628
Emmanuel LÉVINAS, Totalité et Infini, op.cit., p.21
629
Lionel COHN, « La signification d'autrui chez Camus et Kafka – tentative de lecture de Camus et de Kafka
d'après la philosophie d'Emmanuel Lévinas, op.cit., p.103
630
« Meursault, écrit Brian T. FITCH, se sent séparé des autres par un gouffre infranchissable et ce gouffre est d'un
ordre ontologique. Il est étranger à toute conscience humaine autre que la sienne propre et son univers est
celui de l'homme voué à la solitude et pour qui toute communication avec autrui est impossible. », Le
Sentiment d'étrangeté chez Malraux, Sartre, Camus et Simone de Beauvoir, Paris, Lettres Modernes, 1964,
p.213
631
Pierre NGUYEN-VAN-HUY, La métaphysique du bonheur, Neuchâtel, La Baconnière, 1962, p.9
632
La présence des vieilles femmes, images démultipliées de la mère silencieuse, soumise et souffrante, ancre
l'importance de l'éthique dans le poétique et inscrit le compassionnel à la source du lyrisme.
633
Emmanuel LÉVINAS, Totalité et Infini, op.cit., p.43
634
Ibid.
L'Étranger esquisse une esthétique de la banalité : Meursault veut tout simplement être
comme tout le monde. Le soi singulier et solitaire et le soi identique à autrui entrent en
résonance avec un rapport à autrui fondé sur la même dualité. Autrui est absolument autre et
tend à l'identité avec soi. Meursault, dans les murailles de son silence intérieur, confie,
paradoxalement, ce désir de rejoindre l'autre dans sa banalité, de renoncer à la singularité
dysphorique pour l'identification à l'autre. Il a la nostalgie de ce royaume de l'identité avec
autrui et dit à son avocat : « J'aurais voulu le retenir, lui expliquer que je désirais sa
sympathie, non pour être mieux défendu, mais, si je puis dire, naturellement. Surtout, je
voyais que je le mettais mal à l'aise. Il ne me comprenait pas et il m'en voulait un peu. J'avais
le désir de lui affirmer que j'étais comme tout le monde, absolument comme tout le monde. »
(TRN, 1173)
l'harmonie. Mais Camus ajoute un dernier accord de dissonance, un accord qui provoque un
effet de rupture et permet d'accéder au mystère de la vie – pour s'exprimer comme Clément
Rosset dans ses œuvres de jeunesse.637 Meursault ajoute en effet : « Pour que tout soit
consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de
spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine. » (TRN,
1212) Meursault exemplifie l'état tragique évoqué par Rosset : « C'est lorsque nous sommes
en état de dissonance que nous connaissons la joie et le sens de la vie, par l'intermédiaire de
l'accord tragique qui implique la pleine possession de deux certitudes fondamentales, d'une
part de l'irresponsabilité de la chute (c'est-à-dire la dissonance poussée au bout d'elle-même),
et d'autre part de la nécessité de cette épouvante tragique pour que la vie ait un sens et que
s'instaure le règne de l'homme. » Il ajoute : « Pour les musiciens : ré, fa, la, c'est l'harmonie,
si bémol, c'est l'accord dissonant, c'est l'homme. »638 C'est alors que l'homme peut avoir face
au tragique de la reconnaissance : il en prend conscience, l'accepte ; il éprouve même de la
gratitude. Il dépasse la tentation du singulier, de l'individuation et s'abandonne, avec joie et
indifférence à l'indifférenciation, à la banalité, au « sans rythme » d'Antiphon. Pierre Sauvanet
explique : « Ici se fait jour la première interprétation transversale de la notion de rhuthmos
grec : si le rythme est, dans le système du monde de Leucippe et Démocrite, la première des
trois différences de la matière et de ses atomes, n'est-il pas logique que la matière
indifférenciée soit pour Antiphon ce qui est précisément « sans rythme » ? »639 Le rythme est
un leurre, une fiction, une construction de l'intellect. L'homme vit dans un monde dans lequel
le multiple ne se résout jamais en unité parfaite si ce n'est dans la construction artificielle
d'une œuvre d'art qui ne peut, en aucune façon, être une imitation du réel. Blanchot écrit :
« Le rythme, tout en dégageant le multiple de l'unité se dérobe, tout en paraissant réglé et
s'impose selon la règle, menace celle-ci cependant, car toujours il la dépasse par un
retournement qui fait qu'étant en jeu ou à l'œuvre dans la mesure, il ne s'y mesure pas. »640
Ni rythme, ni temps, ni mouvement. La flèche, immobile, s'élance, avec célérité, vers
son but. Ulysse, de retour à Ithaque, a connu les marques du temps et la grâce de
l'immortalité, le chant des sirènes, le charme de Calypso et la voix humaine de la jeune
637
Clément ROSSET écrit notamment : « Harmonie + Dissonance = Accord tragique / Et nous voici arrivés au bord
du mystère de la vie, là où tout impose le respect, dans le sanctuaire même du dieu ! », Ibid., p.67
638
Ibid., p.69
639
Pierre SAUVANET, Le rythme grec, op.cit., p.57
640
Maurice BLANCHOT, L'écriture du désastre, Gallimard, 1980, pp.173-174
est : est-ce que je vaux la vie ? et non pas : la vie vaut-elle la peine d'être vécue ? »644 C'est
bien cette question que se pose Ulysse quand il dit aux prétendants : « […] donnez-moi cet arc
poli pour que j'éprouve / la vigueur de mes mains et sache si j'ai conservé / la force que j'avais
jadis dans mon corps souple, / ou si ma vie errante et rude l'a déjà détruite ! »645 C'est bien le
tragique de la condition humaine dont il est ici question. De même, lorsqu'Ulysse prend l'arc
dans ses mains, il l'examine et se demande si les vers n'ont pas rongé le bois. L'arc a résisté
aux atteintes du temps, il est intact et l'homme, de même, retrouve sa force et sa vaillance en
tendant la corde qu'aucun autre n'a pu tendre. Alors, il est débordant de vie, dionysiaque et
tragique ; il est tout entier dans l'accomplissement de son destin d'homme qui parvient à la
plénitude par l'errance et par la dissonance d'une violence sans fard. Ulysse vaut la vie et peut
retrouver sa femme, son fils et son royaume.
Camus a bien perçu la dimension tragique du choix d'Ulysse lorsqu'il écrit, dans une
première version d'un passage de L'Homme révolté : « Le goût de la terre, les souvenirs de la
chère Ithaque remplissent alors sa bouche. Il refuse l'immortalité, renonce au rêve et à
l'impossible et prend à nouveau la mer. Il choisit contre la divinité, la patrie de chair, le lit
d'une femme […] Ulysse revient vers la terre où l'on meurt. La pensée frugale et ironique, la
générosité de l'homme qui sait, le soutiendront. Athéna, de nouveau, lui apparaîtra dans
Ithaque et le voici devant les prétendants, qui tend l'arc pour refaire ses preuves, conquérir ce
qu'il possède déjà, la maigre moisson de ses champs, le bref amour de cette terre. À cette
heure où naît enfin un homme, il faut laisser l'époque de ses fureurs adolescentes. L'arc est
tendu, le faisceau des muscles se tord à la limite des forces, le bois noir crie d'un bout à
l'autre, tandis que vibre la triple corde. Au sommet de la plus haute tension, va jaillir l'élan
d'une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre. » (E, 1662)
Ithaque, c'est le royaume de l'homme, royaume splendide et cruel, lumineux,
flamboyant, fuligineux et dysphorique. C'est la joie dans le désespoir, la mort au cœur même
644
Clément ROSSET, La Philosophie tragique, op.cit., p.72 Camus passe à côté de cette approche du tragique
puisque, justement, il débute Le Mythe de Sisyphe par cette question erronée selon ROSSET : «Il n'y a qu'un
problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être
vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » (E, 99) Ce genre de question a plu à
toute une génération de jeunes gens mais présente un intérêt philosophique ténu. Camus savait qu'il avait de
bien meilleures intuitions dans l'écriture de fiction ou dans les essais lyriques. Il notait en effet dans ses
Carnets : « Si tu veux être philosophe, écris des romans. » (C I, 23)
645
Odyssée, op.cit., p.177
de la vie, c'est la vaillance et l'errance sans fin, c'est la vaine recherche d'un sens qui se dérobe
et s'estompe dans les limbes de la vanité intellectuelle.
Sommaire
tome 1
Préambule : le fil d'Ariane...............................................................................9
SALOMON.......................................................................................................21
POÉTIQUE DE L'INNOCENCE .......................................................................................23
POÉTIQUE DE L'ÉDIFICATION....................................................................................115
POÉTIQUE DE L'AMBIGUÏTÉ.......................................................................................194
ORPHÉE........................................................................................................235
OUVERTURE...................................................................................................................235
LA FLÛTE DE DIONYSOS.............................................................................................249
LA LYRE D'APOLLON....................................................................................................306
L'ARC D'ULYSSE............................................................................................................358
Sommaire......................................................................................................411
tome 2
ADAM.............................................................................................................415
TEMPS ET RÉCIT............................................................................................................415
MATIÈRE FICTIONNELLE............................................................................................428
LE MAL............................................................................................................................475
ÉPOPÉE ET MÉNIPPÉE .................................................................................................553
Conclusion : l'homme labyrinthique..........................................................621
Bibliographie ...............................................................................................635
À PROPOS DE CAMUS..................................................................................................635
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE......................................................................................639
Index général ...............................................................................................649
Table .............................................................................................................657
Sommaire 411
Sommaire
412 Sommaire
UNIVERSITÉ MICHEL DE MONTAIGNE - BORDEAUX III
École doctorale : Montaigne Humanités
Sylvie Gomez
THÈSE
pour obtenir le grade de
docteur ès lettres de l'Université Bordeaux III
TOME 2
Jury :
Mme Martine MATHIEU-JOB
M. Jeanyves GUÉRIN
M. Michel JARRETY
M. Dominique RABATÉ, directeur
ADAM
ADAM
« C'en est fait de l'innocence et de la lumière grecques.
Nous entrons dans le monde du péché et de la culpabilité
généralisée. » (E, 1221)
TEMPS ET RÉCIT
L'homme et le temps
Si la conscience politique de Camus s'incarne en Salomon, le chant d'Orphée lui
résonne au-delà de toute morale. C'est le chant nietzschéen d'une innocence vertigineuse et
créatrice, c'est une musique des temps immémoriaux, un éclat scintillant, une vitalité
dionysiaque que l'art apollinien inscrit dans une exigence formelle. C'est une fulgurance vers
un au-delà du bien et du mal. Pourtant, le mal taraude la conscience humaine, érode et ternit
l'éclatante cristallisation orphique. Le judéo-christianisme éloigne dans un passé incertain la
voix envoûtante d'Orphée. Dès son mémoire sur Plotin et saint Augustin, avant même d'avoir
expérimenté dans sa vie et dans son œuvre les divergences éthiques et esthétiques entre la
nécessité de construire le temple et le désir irrépressible de célébrer la beauté d'être au monde,
Camus découvre, dans l'émergence du christianisme, un nouvel univers, celui de la faute
originelle et de la culpabilité. Adam commet le péché originel. Il est chassé du paradis
terrestre. Plus tard, Caïn tue son frère le berger. Le temps d'éternité, d'innocence, de bonheur
fusionnel prend fin et laisse place au temps de l'homme, temps linéaire et temps de labeur,
temps de culpabilité.646
J'explore ce temps adamique comme un temps du premier homme qui contient
l'humanité dans sa force tellurique et sa faiblesse constitutive. Adam, dans sa chair née de la
glaise informe, accueille le destin des hommes à venir. Chassé du paradis et de l'éternité, il
inscrit l'homme dans la finitude du temps humain et dans l'espace dysphorique d'un univers
infini. Désormais l'homme, stigmatisé par l'errance, poursuit un rêve sans fin, s'interroge
tragiquement sur son destin. À l'instar de Don Quichotte ou de l'arpenteur du Château, il
646
Le temps hébraïque et le temps hellénique s'opposent : « […] les Grecs, écrit Camus dans son mémoire,
croyaient encore à un monde cyclique, éternel et nécessaire, qui ne pouvait s'accompagner d'une création ex
nihilo et partant d'une fin du monde. » (E, 1226)
cherche à résoudre une énigme qu'il devine indéchiffrable et vaine. Ricœur met en parallèle
l'émergence du récit et le questionnement existentiel sur le temps : « "Qu'est-ce donc que le
temps ? demande Augustin. Si personne ne me pose la question, je sais, si quelqu'un pose la
question et que je veux l'expliquer, je ne sais plus." C'est dans la capacité de la fiction de re-
figurer cette expérience temporelle en proie aux apories de la spéculation philosophique que
réside la fonction référentielle de l'intrigue. »647 Le temps humain naît de la faute originelle et
s'actualise dans le récit qui, en retour, n'est « significatif que dans la mesure où il dessine les
traits de l'expérience temporelle. »648 La fiction romanesque pourrait bien être un lieu
privilégié de ce temps adamique, de cet univers de l'homme écartelé entre la tentation de
l'idéalisme et la force de la contingence. Ainsi, le premier homme, inaugurant le temps
humain, permettrait l'émergence du récit.
La réflexion sur le temps est donc inaugurale. Augustin distingue trois temps : « le
récit du passé, c'est la mémoire, le présent du présent, c'est la vision […], le présent du futur,
c'est l'attente. »649 Camus, dans le présent du futur, s'active à la construction du temple de
Salomon, contribue à l'histoire de son temps. La vision du présent du présent laisse place au
chant orphique tandis que le récit du passé, la mémoire s'actualise dans le récit. Le temps
s'appréhende par le Verbe, s'inscrit dans l'espace de la narrativité. Augustin, pour appréhender
l'énigme du temps, s'appuie sur la récitation d'un vers par cœur. Dire un vers dans lequel se
succèdent quatre brèves et quatre longues suppose à la fois la mémoire de ce qui a été dit, la
présence à ce qui est énoncé et l'anticipation de ce qui n'est pas encore dit. Ricœur explique
que ce fragile exemple du canticus récité par cœur « devient soudain […] un paradigme
puissant pour d'autres actions dans lesquelles l'âme en se tendant souffre de distension : "Ce
qui se produit pour le chant tout entier se produit pour chacune des syllabes ; cela se produit
pour une action plus ample (in actione logore), dont le chant n'est peut-être qu'une petite
partie ; cela se produit pour la vie entière de l'homme, dont les parties sont toutes les actions
(actiones) de l'homme ; cela se produit pour la série entière des siècles vécus par les enfants
des hommes, dont les parties sont toutes les parties des hommes." (28, 38) Tout l'empire du
647
Paul RICŒUR, Temps et récit, 1. L'intrigue et le récit historique, Éditions du Seuil, 1983, p.12
648
Ibid., p.17
649
Ibid., p.33
narratif est ici virtuellement déployé : depuis le simple poème en passant par l'histoire d'une
vie entière, jusqu'à l'histoire universelle. »650
Le temps est le signe du transitoire et de la dissolution. Il marque l'éparpillement,
l'absence d'unité face aux notions divines d'éternel et d'absolu. C'est la tristesse du fini, la
temporalité comme dissolution. Ricœur cite le commentaire du père Stanislas Boros sur la
pensée augustinienne : « à la temporalité comme "dissolution" se rattachent des images de
mise en ruine, d'évanouissement, d'enlisement progressif, de fin non rassasiée, de dispersion,
d'altération, de copieuse indigence ; de la temporalité comme "agonie" relèvent les images de
marche à la mort, de maladie, de fragilité, de guerre intestine, de captivité dans les larmes, de
vieillissement, de stérilité ; la temporalité comme "bannissement" regroupe les images de
tribulation, d'exil, de vulnérabilité, d'errance, de nostalgie, de désir vain ; enfin le thème de la
"nuit" gouverne les images de cécité, d'obscurité, d'opacité. »651 Cette approche dysphorique
de la temporalité évoque l'incipit du Mythe de Sisyphe dans lequel Camus pose la notion
d'absurdité : « […] dans un univers privé d'illusions et de lumières, l'homme se sent un
étranger. Cet exil est sans recours puisqu'il est privé des souvenirs d'une patrie perdue ou de
l'espoir d'une terre promise. Ce divorce entre l'homme sa vie, l'acteur et son décor, c'est
probablement le sentiment de l'absurdité. » (E, 101) L'étai divin se dérobe, l'idéal vacille et
l'homme s'effondre. Camus rappelle la pensée de Jaspers qui, « révélant l'impossibilité de
constituer le monde en unité s'écrie : "Cette limitation me conduit à moi-même, là où je ne me
retire plus derrière un point de vue objectif que je ne fais que représenter, là où ni moi-même
ni l'existence d'autrui ne peut plus devenir objet pour moi." » (E, 103-104) Ces lieux « déserts
et sans eau » sont les lieux où « la pensée arrive à ses confins. » (Ibid.) Chez Augustin, la
recherche sur le temps repose sur une acceptation de l'idée d'éternité. La vox humaine peut se
superposer au Verbe divin et le temps de l'homme s'approfondit dans l'amour de Dieu, trouve
réconfort et unité. Camus, plus jaspérien, place sa pensée aux confins désertiques où l'homme,
face à lui-même ne trouve désormais que dissolution et éparpillement. « Cette nostalgie
d'unité, cet appétit d'absolu illustre le mouvement essentiel du drame humain. » (E, 110)
Pourtant, cet éclatement de l'unité du monde et de l'homme n'est pas une aporie mais la source
d'une réflexion féconde : « Tant que l'esprit se tait dans le monde immobile de ses espoirs,
650
Ibid., p.49
651
Ibid., p.62
tout se reflète et s'ordonne dans l'unité de la nostalgie. Mais à son premier mouvement, ce
monde se fêle et s'écroule : une infinité d'éclats miroitants s'offrent à la connaissance. » (E,
111) C'est un commencement, l'amorce d'une recherche sans fin. Ce désir éperdu de
connaissance, de clarté est, face à l'irrationnel du monde, le point d'ancrage de l'absurde.
L'homme est tragique par le déchirement intérieur ; il habite « cet univers indicible où règnent
la contradiction, l'antinomie, l'angoisse et l'impuissance. » (E, 114) Camus refuse la
philosophie de Kierkegaard qui supprime la nostalgie et celle de Husserl qui rassemble
l'univers. Il s'agit pour lui de vivre et de penser avec ces déchirements, de demeurer sur
« l'arête vertigineuse » (E, 135) qui précède le saut dans le réconfort d'un dieu, d'une
idéologie ou d'une sacralisation de la raison. Il s'agit de maintenir intacte l'activité de l'homme
face à la réalité d'une temporalité précaire. Camus, dans l'amorce du chapitre consacré à
« L'homme absurde » fait entendre, comme en écho proleptique, la voix de Goethe : « Mon
champ, c'est le temps » annonce le poète allemand. Camus ajoute : « Voilà bien la parole
absurde. Qu'est-ce en effet que l'homme absurde ? Celui qui, sans le nier, ne fait rien pour
l'éternel. […] Il poursuit son aventure dans le temps de sa vie. » (E, 149) Dans l'exergue
programmatique du Mythe de Sisyphe, Camus a déjà donné le ton de son essai en citant
Pindare : « Ô mon âme, n'aspire pas à la vie immortelle, mais épuise le champ du possible. »
(E, 93) Il reprend l'épitaphe du « Cimetière marin » de Valéry652 qui inscrit au début de son
célèbre poème les vers de Pindare et revivifie ainsi la méditation valérienne sur la
confrontation entre la conscience et l'existence, la tentation de la mort, le choix de la vie. La
pensée camusienne paraît proche de celle de Valéry. On y trouve la même exigence réflexive
qui s'inscrit dans le réel d'un corps marqué par la beauté des paysages méditerranéens en
652
VALÉRY, Œuvres, tome 1, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, édition établie par Jean HYTIER, 1957
L'épigraphe de PINDARE, extrait de la troisième Pythique n'apparaît pas chez VALÉRY lors de la première
publication du poème à la N. R. F. en juillet mais dans la plaquette publiée en août chez Émile-Paul, ainsi que
le fait remarquer Michel JARRETY dans l'ouvrage qu'il consacre à Valéry publié chez Fayard en 2008. Pour en
saisir la force, il faut rappeler le contexte du passage. On peut lire au vers 108 : « Il faut regarder à nos pieds »
et se souvenir que les Grecs, depuis Hésiode, ne font pas de l'espoir une valeur mais un leurre. Ils sont très
différents des Romains et des Juifs à cet égard. On peut rappeler également que le verbe à l'impératif,
« épuise » pourrait être littéralement traduit par « écope, puise », désignant ainsi l'action d'un marin à fond de
cale. Ainsi l'image renvoie au bas, à l'inverse de tout ce qui peut attirer vers le haut et vers la perte comme
c'est le cas pour Icare ou Bellérophon. Ce vers rappelle donc ce qui est réalisable dans le champ de
l'immanence et pourrait être traduit plus littéralement de la façon suivante :« Ne va pas, mon âme, viser à une
vie d'immortel mais puise tes moyens d'action dans ce qui est ici ». On retrouve ainsi le choix d'Ulysse qui
renonce à l'immortalité pour honorer sa vie d'homme qui exemplifie chez Camus une position esthétique et
ontologique qui induit à la fois un lyrisme incarné, un ancrage lucide dans la concrétude et une volonté d'agir
sur le monde. Je tiens cette lecture précise du vers de PINDARE d'un ami helléniste, Frédéric PICCO, qui a bien
voulu me faire partager son érudition. Je l'en remercie.
653
Jacques ELLUL, Sans feu ni lieu, signification biblique de la grande ville, Éditions de La Table Ronde, Paris,
2003, pp.26-27 Le meurtre de l'Arabe sur la plage brise une harmonie, oblige l'homme à renoncer à un lieu où
il avait été heureux.
654
Lorsque Caïn se plaint de la sévérité du châtiment divin disant à Dieu : « Vois ! Tu me bannis aujourd'hui du
sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et je serai un errant parcourant la terre : mais le premier venu me
tuera ! » Dieu répond : « Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois » « et Yahvé mit un signe
sur Caïn afin que le premier venu ne le frappât point. Caïn se retira de la présence de Yahvé et séjourna en
pays de Nod, à l'orient d'Eden. » La Genèse, 4, 14-16
Nod, ce qui, en hébreu, signifie pays de l'errance. Le pays est inconnu des historiens, mais son
nom rappelle l'épithète donné à Caïn, « errant », nad, au pays de Nod. Cette incohérence peut
être le signe d'un déséquilibre irrémédiable. Caïn est en quête mais ignore l'objet de sa quête.
L'humanité est en germe dans cette parabole. L'homme a tué, par jalousie – Dieu a agréé
l'offrande d'Abel et pas celle de Caïn – le nomade paisible, l'ami des arbres et des animaux. Il
devient un errant bâtisseur d'une ville refuge. Il est un quêteur d'impossible, un homme sans
Dieu. De nouveau, l'homme est chassé du paradis de l'innocence. Il poursuit un chemin vers
une impossible éternité : fonder une ville à laquelle il donne le nom de son fils, Henod, est
pour lui « le signe matériel de sa sécurité ».655 De même Ellul explique que si le monde était
pénible après la chute d'Adam, il n'était pas encore marqué par le meurtre. « La ville est la
conséquence directe du meurtre de Caïn . »656 Il prend sa destinée en main, il commence un
nouveau monde – Hénoc signifie « commencement ». « Caïn commence […]. Et de même
que l'histoire commence avec le meurtre d'Abel, de même la civilisation commence par la
ville et tout ce qu'elle représente. Camus, en mars 41, dans ses Carnets juxtapose de façon
étonnante la figure de Caïn et la ville d'Oran : « À propos d'Oran. Écrire une biographie
insignifiante et absurde. À propos de Caïn, l'insignifiant inconnu qui a sculpté les
insignifiants lions de la place d'Armes. » (C I, 226) Avant le meurtre, il n'y a pas d'histoire
pour nous, car nous ne pouvons reconstruire, dans ses très grandes lignes, la préhistoire qu'au
moyen de témoignages laissés par la mort. C'est l'ossement de celui qui est mort qui nous livre
la matière de sa vie. Avant la mort, il n'y a pour nous aucun moyen de connaître l'histoire, et la
mort qui résulte de la chute s'inscrit pour la première fois dans le meurtre. […] Le paradis
devient une légende et la création un mythe »657 Dans « La révolte métaphysique », Camus
interprète le meurtre de Caïn comme la première révolte contre l'arbitraire : « […] la révolte
ne s'adresse qu'à une divinité cruelle et capricieuse, celle qui réfère, sans motif convaincant,
le sacrifice d'Abel à celui de Caïn et qui, par là, provoque le premier meurtre. » (E, 445) La
révolte, c'est un acte à la mesure de l'homme, le creuset de l'humaine condition.
Cette double lecture du péché originel d'Adam et du meurtre de Caïn comme amorce
du temps historique est, dans l'univers du Christianisme, réactivée par le principe de
l'incarnation et de la mort de Jésus. Le Christ fait homme meurt sur la croix et annonce le
655
Jacques ELLUL, op.cit., p.33
656
Ibid.
657
Ibid.
jugement dernier comme terme ultime. Camus écrit dans ses Carnets : « Dans le Christ finit
la mort qui dans Adam commença. » (C III, 273) Il instaure donc, ainsi que l'explique Mircéa
Eliade dans Le Mythe de l'éternel retour, la fin du temps cyclique et l'origine du temps
linéaire. Dans les sociétés archétypales en effet, l'homme ne se vivait comme "réel" que dans
un schéma de répétition, dans un renouvellement de faits archétypaux, paradigmatiques. Cette
référence implicite à un parangon sans cesse reproduit conduit Mircéa Eliade à considérer
Platon comme le philosophe de l'homme archaïque du fait de sa référence à l'idéalité qui sert
de modèle éternel.658 « En un mot, écrit le philosophe roumain, le refus de l'homme archaïque
de s'accepter comme être historique, son refus d'accorder une valeur à la "mémoire" et par
suite aux événements inhabituels (c'est-à-dire sans modèle archétypal) qui constitue en fait la
durée concrète. En dernière instance, nous déchiffrons dans tous ces rites et toutes ces
attitudes la volonté de dévalorisation du temps. »659 Camus, au début de son mémoire sur
Plotin et saint Augustin, rappelle que « les Grecs croyaient encore à un temps cyclique,
éternel, nécessaire [et] ne pouvaient s'accommoder d'une création "ex nihilo" et partant d'une
fin du monde. » (E, 1226) Mircéa Eliade a une approche identique lorsqu'il écrit : « De même
que les Grecs, dans le mythe de l'éternel retour, cherchaient à satisfaire leur soif métaphysique
de l'"ontique" et du statique (car, du point de vue de l'infini, le devenir des choses qui
reviennent sans cesse dans le même état est par suite implicitement annulé et on peut même
affirmer que "le monde reste sur place"), de même le "primitif", en conférant au temps une
direction cyclique, annule son irréversibilité ? »660 L'Ancien et le Nouveau Testament
inscrivent l'homme dans l'histoire : « La philosophie de l'histoire, écrit Camus, notion
étrangère à un esprit grec, est une invention judaïque. Les problèmes métaphysiques
s'incarnent dans le temps et le monde n'est que le symbole charnel de cet effort de l'homme
vers Dieu. » (E, 1236)
Dans le christianisme, l'histoire commence donc avec le péché originel, le meurtre
d'Abel et se concrétise dans l'incarnation du Christ qui a pour finalité de rédimer les hommes
marqués par le mal. Mircea Eliade montre très clairement l'émergence d'un temps linéaire
dans la tradition de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il cite Puech, philosophe qui a écrit sur
la Gnose et le temps : « Une ligne droite trace la marche de l'humanité depuis la chute initiale
658
Mircéa ELIADE, Le Mythe de l'éternel retour, Gallimard, Folio, 1969, pp.48 et suivantes
659
Ibid., p.103
660
Ibid., p.107
jusqu'à la Rédemption finale. Et le sens de cette histoire est unique. En effet, comme y
insistent le chapitre IX de l'Épître aux Hébreux et le Prima Pétri III, 18, le Christ n'est mort
pour nos péchés qu'une fois, une fois pour toutes (hapax ephapax, semel) ; ce n'est pas un
événement réitérable, qui puisse se reproduire à plusieurs reprises (pollakis). Le déroulement
de l'histoire est ainsi commandé et orienté par un fait unique, radicalement singulier. Et, par la
suite, le destin de l'humanité toute entière, de même que la destinée particulière à chacun
d'entre nous, se jouent, eux aussi, en une seule fois, une fois pour toutes, dans un temps
concret et irremplaçable qui est celui de l'histoire et de la vie. »661 Et de conclure, dans une
tonalité dysphorique : « […] le christianisme s'avère sans conteste la religion de l'"homme
déchu" : et cela dans la mesure où l'homme moderne est irrémédiablement intégré à l'histoire
et au progrès et où l'histoire et le progrès sont une chute impliquant l'un et l'autre l'abandon
définitif du paradis des archétypes et de la répétition. »662
Goldstain, dans un article consacré à l'étude des relations entre Camus et la Bible,
écrit, dans La Revue des Lettres modernes : « Philosophe de la douleur humaine, [le Christ] ne
pouvait pas ne pas obtenir une place privilégiée dans son œuvre. Au chapitre I de son
mémoire pour le Diplôme d'Études Supérieures, on saisit très bien l'importance primordiale
que prend à ses yeux la doctrine d'un évangile tout entier centré sur la personne d'un "Dieu
prenant à son compte le péché et la misère de l'homme, l'humilité et les humiliations
présentées comme autant de symboles de la Rédemption." »663 Le personnage du Christ est
récurrent dans l'œuvre de Camus : dans un passage de L'Homme révolté, il rappelle
notamment l'importance de la nuit du Golgotha : « Le Christ est venu résoudre deux
problèmes principaux, le mal et la mort, qui sont précisément les problèmes des révoltés. Sa
solution a consisté d'abord à les prendre en charge. Le dieu homme souffre aussi, avec
patience. Le mal ni la mort ne lui sont absolument imputables, puisqu'il est déchiré et meurt.
La nuit du Golgotha n'a autant d'importance dans l'histoire des hommes que parce que ces
ténèbres la divinité, abandonnant ostensiblement ses privilèges traditionnels, a vécu jusqu'au
bout, désespoir inclus, l'angoisse de la mort. On s'explique ainsi le Lama sabactani et le
doute affreux du Christ à l'agonie. L'agonie serait légère si elle était soutenue par l'espoir
éternel. Pour que le dieu soit un homme, il faut qu'il désespère. » (E, 444) Le Christ, en cette
661
Cité par Mircea ELIADE, op.cit., pp.160-161
662
Ibid., pp.181-182
663
J. GOLDSTAIN, RLM, 4, 107
dernière nuit, porte la déréliction humaine. « L'immense détresse est trop lourde à porter. Ce
sont nos nuits de Gethsémani. » écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe. Cette souffrance
humaine émeut Camus qui fait dire à Clamence : « Et lui n'était pas surhumain mais vous
pouvez m'en croire. Il a crié son angoisse et c'est pourquoi je l'aime, mon ami, qui est mort
sans savoir. » (TRN, 1534)
Camus est donc une nouvelle fois tendu entre des aspirations contraires. Sa passion
pour la civilisation grecque le conduit vers une approche cyclique du temps, vers une
innocence d'homme dont le reflet miroite sur le fronton doré des temples.664 Il célèbre alors la
force de l'homme, son courage, ses valeurs viriles. Il fait de lui un bâtisseur, un conquérant, un
explorateur, un Ulysse infatigable qui a foi en lui et en ses compagnons. Mais, marqué par
l'inquiétude de la mort et de la maladie, par la notion tenace du péché originel, il inscrit sa
pensée dans un christianisme désespéré. Il explore l'âme humaine dans ses vicissitudes, ses
tourments. Il visite les bas-fonds et s'abandonne au cynisme. Du point de vue générique, cette
tension s'actualise dans une esthétique double, dans un projet hybride qui oscille entre le
souffle épique et le rire ménippéen. La matière fictionnelle, inscrite dans le temps linéaire, fait
revivre un passé heureux dans un contexte de grande misère sociale. Mais au cœur de
l'homme gît le sentiment de culpabilité. Le mal s'actualise dans le meurtre et la folie de
l'histoire des hommes. Camus garde cependant les yeux ouverts et refuse le désespoir.
L'homme peut être rédimé. C'est l'une des missions de l'artiste, résister à la tentation du
cynisme outrancier, de la solitude inféconde, partager la communauté des hommes en portant
leurs voix. Michel Jarrety conduit une réflexion sur la morale dans l'écriture de Camus et
affirme notamment : « […] la révolte semble asseoir sur la rigueur de l'analyse l'exigence
d'une communauté qui en réalité apparaît chez Camus comme un sentiment antérieur, peut-
être fondateur de toute sa personnalité intellectuelle, et qu'il s'agit alors de théoriquement
retrouver plutôt que véritablement construire. Car il n'est que de lire les premiers Carnets
pour percevoir combien l'exigence communautaire, très tôt, put s'avérer déterminante – et ceci
en particulier dès 1937 : "La civilisation ne réside pas dans un degré plus ou moins haut
664
« Rien n'est mal de ce qui est conforme à la nature » écrit MARC-AURÈLE, cité par Olivier ABEL, Dictionnaire
de philosophie, Larousse, 2003, p.636
« L'indifférence clairvoyante »
L'audace lucide face au vertige de l'absurde trouve un élan dans la création. L'œuvre
d'art est alors considérée comme l'accomplissement heureux de l'intelligence en action, la
matérialisation d'une pensée sans compromis. Elle naît dans la fièvre d'un « délire ordonné ».
(E, 173) À cet égard, Camus est aristotélicien dans la mesure où l'acte créatif est triomphe de
la concordance sur la discordance – le muthos est, en effet, agencement des faits. Ricœur
explique que cette « concordance est caractérisée par trois traits : complétude, totalité, étendue
appropriée. » Il ajoute : « notre thèse est que la tragédie consiste en la représentation d'une
action menée jusqu'à son terme (téléias), qui forme un tout (holès) et a une certaine étendue
(mégéthos) ».665 Ce qui importe à Aristote, c'est la notion de « tout » (holos). Un « tout » est
ce qui a un commencement, un milieu et une fin. Les notions de contour et de limite sont
aussi consubstantielles à la notion d'intrigue qui, par la logique de l'enchaînement des faits et
par l'exclusion de toute incohérence ou suite inopinée d'événements inutiles, accède à une
sorte d'universalité. Le questionnement inquiet d'Augustin sur le temps humain est éludé chez
Aristote qui l'inscrit d'emblée dans l'approche du muthos. Camus se montre aristotélicien dans
son appréhension du roman comme reconstitution d'une temporalité ordonnée. Observant les
hommes, il constate : « Leurs actes leur échappe dans d'autres actes, reviennent les juger
sous des visages inattendus, fuient comme l'eau de Tantale vers une embouchure encore
ignorée. Connaître l'embouchure, dominer le cours du fleuve, saisir enfin la vie comme
destin, voilà la vraie nostalgie […]. » (E, 664) Or cette connaissance plénière d'un destin n'est
possible qu'à l'instant de la mort qui ne révèle en fin de comptes, que l'incomplétude,
l'inachèvement. Le besoin d'appréhender le destin dans une durée qui constitue un tout se
réalise dans l'attrait des hommes pour l'univers romanesque. Le roman donne à l'homme
l'unité qui lui manque : « […] l'homme a l'idée d'un monde meilleur que celui-ci. Mais
meilleur ne veut pas dire différent, meilleur veut dire unifié. » (E, 666) Plus aristotélicien
encore, Camus avait écrit, dans une version antérieure, à la place d'« unifié », « conséquent et
un ». (E, 1651) Ce besoin d'unité traduit le souci métaphysique de l'homme d'être inscrit dans
un destin : « qu'est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l'action trouve sa forme, où
665
Paul RICŒUR, op.cit., p.80 Le philosophe rapproche, sans affirmer a priori, la pertinence de la tragédie telle
qu'ARISTOTE l'aborde du récit narratif. Il précise en effet : « La question qui ne nous abandonnera pas jusqu'à la
fin de cet ouvrage est de savoir si le paradigme d'ordre, caractéristique de la tragédie est susceptible
d'extension et de transformation, au point de pouvoir s'appliquer à l'ensemble du narratif. », Ibid., p.79
les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du
destin. » (E, 666)666
Est-ce à dire que la finalité du romancier est de restituer une unité illusoire ? Comment
peut-il transcrire un destin ? L'artiste, comme l'homme, est dans la mimésis. « Tous s'essaient
à mimer, écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe, à répéter et à recréer la réalité qui est la
leur. Nous finissons toujours par avoir le visage de nos vérités. L'existence tout entière, pour
un homme détourné de l'essentiel, n'est qu'un mime démesuré sous le masque de l'absurde. »
Et d'ajouter, sous une forme aphoristique : « La création, c'est le grand mime. » (E, 174) La
littérature romanesque n'a pas pour finalité d'expliquer, ni de résoudre mais de donner à voir,
de décrire, d'éprouver. D'où l'attrait de Camus pour le roman américain qui appréhende
l'homme de l'extérieur : « Le roman américain prétend trouver son unité en réduisant
l'homme, soit à l'élémentaire, soit à ses réactions extérieures et à son comportement. Il ne
choisit pas un comportement ou une passion dont il donnera une image privilégiée, comme
dans nos romans classiques. Il refuse l'analyse, la recherche d'un ressort psychologique
fondamental qui expliquerait et résumerait la conduite d'un personnage. C'est pourquoi
l'unité de ce roman n'est qu'une unité d'éclairage. Sa technique consiste à décrire les hommes
de l'extérieur, dans les plus indifférents de leurs gestes, à reproduire sans commentaires les
discours jusque dans leurs répétitions […] » (E, 668)
Cependant, ni la mimésis aristotélicienne ni le roman américain ne saurait être une
reproduction fidèle, exacte et précise de la réalité. Ricœur explique, dans sa présentation de la
Poétique d'Aristote qu'il ne faut pas entendre le mot mimésis comme une opération visant à
proposer « un redoublement de présence »667 mais comme une « coupure qui ouvre l'espace
de fiction. L'artisan des mots ne produit pas des choses, mais seulement des quasi-choses, il
invente du comme-si. En ce sens, le terme aristotélicien de mimésis est l'emblème de ce
décrochage qui, pour employer un vocabulaire qui est aujourd'hui le nôtre, instaure la
littérarité de l'œuvre littéraire. »668 L'œuvre d'art peut aussi apparaître comme une métonymie.
C'est la figure que propose Dominique Rabaté dans Le Chaudron fêlé : « […] je désignerai
666
Au sujet de PROUST, Camus écrit : « Le plus sûr défi qu'une œuvre de cette sorte puisse porter à la création est
de se présenter comme un tout, un monde clos et unifié. » (E, 670) C'est en effet un défi car, ajoute Camus :
« La grandeur réelle de Proust est d'avoir écrit Le Temps retrouvé, qui rassemble un monde dispersé et lui
donne une signification au niveau du déchirement. » (Ibid.)
667
Paul RICŒUR, op.cit., p.93
668
Ibid.
plutôt par "métonymie" une archi-figure qui combine deux traits : premièrement, la possibilité
figurale de désigner allusivement le tout par la partie (et je serai donc plutôt du côté de la
synecdoque), la possibilité d'un fragment du monde appelle le tout par un mécanisme de
contiguïté. Cette capacité figurale est évidemment essentielle pour qu'une partie de la
représentation du monde puisse donner l'illusion d'un monde représenté en totalité. Le
deuxième trait est lié à la définition qu'a pu en proposer Roman Jakobson : il s'agit alors
d'envisager cette archi-figure comme l'exploitation même de la continuité de l'axe
syntagmatique. La métonymie est alors intrinsèquement liée au déroulement du discours : le
trajet virtuellement infini d'un mot à un autre par substitution continue. »669 Camus, dans une
réflexion critique sur le roman constate quant à lui qu'« il est bien évident que ce monde
romanesque ne vise pas à la reproduction pure et simple de la réalité, mais à la stylisation la
plus arbitraire. Il naît d'une mutilation, et d'une mutilation volontaire opérée sur le réel.
L'unité ainsi obtenue est une unité dégradée, un nivellement des hommes et du monde. » (E,
669) La mutilation du réel peut se faire au profit d'instants privilégiés comme c'est le cas chez
Proust dont le monde est tout entier mémoire d'instants consacrés – à la différence du roman
américain qui est absence de mémoire. À propos du monde de Proust, Camus écrit : « Il s'agit
[…] de la plus difficile et de la plus exigeante des mémoires, celle qui refuse la dispersion du
monde tel qu'il est et qui tire d'un parfum retrouvé le secret d'un nouvel et ancien univers.
Proust choisit la vie intérieure et, dans la vie intérieure, ce qui est plus intérieur qu'elle-
même, contre ce qui dans le réel s'oublie, c'est-à-dire le machinal, le monde aveugle. Mais de
ce refus du réel, il ne tire pas la négation du réel […] Il réunit […] dans une unité supérieure,
le souvenir perdu et la sensation présente, le pied qui se tord et les jours heureux
d'autrefois. » (E, 670) C'est donc à partir du détail, que l'artiste peut reconstituer un monde.
Dans Le Chaudron fêlé, Proust sert d'illustration à cette conception du roman comme
métonymie : « Le même enchantement métonymique règne aussi chez Proust. On sait que,
dans À la recherche du temps perdu, "tout Combray" renaît grâce à une simple madeleine
trempée dans du thé. D'une façon plus générale, et pour chaque moment de cet immense texte,
l'écriture proustienne tient à ce pouvoir d'expansion indéfinie que chaque détail du monde
réel, fût-il le plus infime, peut déclencher. »670
669
Dominique RABATÉ, Le Chaudron fêlé, José Corti, 2006, p.47
670
Ibid., p.50
Faisant œuvre de critique littéraire, l'auteur explore les arcanes de sa propre création.
La nostalgie du passé, les joies de l'homme dont les traits s'affirment sur le visage de l'enfant,
la dureté de la misère, la splendeur de la liberté, la force muette d'un amour douloureux, tout
est appelé à devenir matière fictionnelle. L'homme, dans l'effroi du transitoire, n'a de cesse de
vouloir durer : « Nous désirons que l'amour dure et il ne dure pas […]. Peut-être, dans cet
insatiable besoin de durer, comprendrions-nous mieux la souffrance terrestre, si nous la
savions éternelle. Il semble que les grandes âmes, parfois, soient moins épouvantées par la
douleur que par le fait qu'elles ne durent pas. » (E, 664) La mélancolie de Proust, « revenir
sur les lieux du bonheur et de la jeunesse », contempler « les jeunes filles en fleurs », rire et
jacasser éternellement devant la mer et perdre « le droit de les aimer comme celles qu'il a
aimées perdent le droit de l'être. » (E, 670) est aussi celle de Camus attaché au monde par cet
amour irrépressible des visages et de la lumière. Camus ne consent pas, à l'instar du Proust
qu'il évoque dans ces pages de L'Homme révolté « à ce que les vacances heureuses soient à
jamais perdues. Il a pris, pour lui, dit-il à propos de l'auteur de La Recherche, de les recréer à
nouveau et de montrer, contre la mort, que le passé se retrouvait au bout du temps dans un
présent impérissable, plus vrai et plus riche encore qu'à l'origine. » (E, 670)
L'écriture romanesque tend à répondre à ce désir d'unité du destin de l'homme, au refus
de la dissolution dans l'oubli, de l'éparpillement dans le temps transitoire. Faire durer, donner
un sens en donnant une forme, trouver une logique interne dans la nécessité de construire un
muthos, résister à l'oubli, ne pas se laisser engloutir par le temps, être fidèle à soi-même en
restituant un passé toujours vivant dans la lucidité de l'homme à l'« indifférence
clairvoyante », voilà les défis esthétiques de l'œuvre romanesque camusienne. Une écriture du
bonheur s'esquisse dans ces pages critiques sur Proust. Dès ses premiers textes, Camus
poursuit les traces fugaces des joies de l'enfant et du tout jeune homme dans les nouvelles
autobiographiques, les essais, les récits. Dans le dernier ouvrage inachevé, c'est encore cette
genèse de l'être dans un monde nouveau qui l'occupe tout entier. L'écrivain fait ressurgir le
passé, donne vie à l'enfant qu'il fut dans les élans du corps, les effluves entêtants, les brûlures
du soleil et du désir ardent, il donne une forme à la pauvreté, une place au labeur journalier
des ouvriers et des artisans. Il fait résonner la fadeur bruissante d'un quotidien insignifiant.
Cette vision du monde à hauteur d'homme, c'est celle d'Adam qui devient homme par la
faiblesse de la curiosité.
MATIÈRE FICTIONNELLE
Il s'agit d'explorer ici le parcours suivi par Camus dans sa création romanesque – ou
tout au moins fictionnelle – et de constater une tension permanente et contradictoire, mais non
figée, entre la tentation originelle d'un idéalisme qui s'actualise dans une écriture allégorique
(essentiellement dans les œuvres de jeunesse) et la nécessité d'un ancrage dans le réel qui
s'impose de façon de plus en plus forte. Cette première tension se double d'une autre dualité
apparemment contradictoire, celle qui conduit l'artiste vers une soumission volontaire aux
exigences épiques et celle qui conduit vers la satire ménippéenne. Cette double tension non
dialectique génère une faille au cœur de laquelle s'inscrit une nouvelle nécessité de créer liée à
l'ébauche d'un désir de savoir. Au cœur de ces deux conflits, prend place la figure du mal,
essentielle dans la prise de conscience du gouffre entre l'idéalisme et le réel, entre l'épique,
désormais obsolète et le ménippéen, contemporain et inopinément salvateur.
élévation au-dessus du concret, un monde épuré où règne la pensée. L'Art est un Ailleurs, un
monde idéal qui permet au tout jeune homme d'oublier la terrible misère matérielle et
affective dans laquelle il a grandi. « Pour lui, nul refuge plus naturel que l'oubli et nul oubli
plus innocent que le rêve, mieux gardé d'une coupable infidélité. Il rêve donc, très tôt et
beaucoup. Mais il rêve encore mieux en apprenant à lire. Pour ce fils d'illettré, le monde irréel
des livres est un Paradis […] » (LPC, 26) La musique est considérée dans cet essai de
jeunesse comme un vecteur de pureté, un vaisseau vers l'Idéal aux balancements
baudelairiens. Car, nonobstant la référence à Musset, on croit entendre l'auteur de Spleen et
Idéal en lisant ces quelques lignes : « Ayant la possibilité de vivre dans un monde plus pur,
exempt de toute petitesse, l'homme oubliera ses désirs grossiers et ses appétits ignobles. Il
atteindra ainsi plus sûrement cette vie spirituelle qui devrait être le but de toute existence…
Musset fut très vrai et très profond, dans sa boutade, quand il disait :"C'est la musique qui
m'a fait croire en Dieu." » (LPC, 28)673 Dans cet essai, Camus expose également la
philosophie nietzschéenne du dionysiaque et de l'apollinien dont nous avons eu l'occasion de
voir en quoi elle était féconde dans son œuvre à venir. Il insiste sur l'importance de
l'apollinien pour réguler les ardeurs folles du dionysiaque et rappelle la nécessité, dans la
création artistique d'accéder « à quelque chose de plus pur et de plus idéal ». (LPC, 159)
Cependant, cet attrait irrépressible vers l'idéal se nuance lorsqu'il s'agit de l'étude de la
civilisation grecque appréhendée à travers le prisme de la philosophie nietzschéenne. Camus
aborde là un point essentiel de son œuvre, celui de la souffrance : « La raison de cet effort,
ajoute-t-il, n'est pas, comme on l'a cru trop longtemps, dans un besoin d'idéalité parfaite.
Cette force créatrice du beau serein, du beau apollinien est due surtout au sentiment de la
douleur, beaucoup plus enraciné chez les Grecs que chez les autres peuples. "La conception
de la beauté pour les Grecs est sortie de la douleur." C'est sur cela que Nietzsche va bâtir sa
théorie. » (LPC, 159-160) Le philosophe contemporain Clément Rosset développe la même
conception de la tragédie grecque liée à la souffrance et dénonce même comme inepte la
recherche du bonheur.
673
VIALLANEIX relève ce passage ne figurant pas dans l'édition de la Pléiade et le cite dans son introduction aux
œuvres de jeunesse.
Le rêve de Rictus
Le refus du réel est favorisé chez le jeune Camus par un quotidien proche de
l'indigence. Le livre devient une ouverture silencieuse vers une altérité. Ainsi, à la différence
d'un Sartre qui, par sa fréquentation de l'univers livresque ne fait que reproduire l'habitus
bourgeois dans lequel il est né, Camus déroge à la règle, se singularise, s'isole. Cette
marginalisation favorise une conception du livre qui éloigne de la réalité banale ou sordide. Il
lit Zévaco, Jules Verne, Alexandre Dumas. Il flâne dans les rayonnages de la bibliothèque
municipale où sa grand-mère l'a inscrit. Dans Le Premier homme, Jacques Comery organise
des jeux mettant en scène des personnages des Trois Mousquetaires. Le livre est une évasion,
un lieu où le rêve peut s'épanouir. Dans son article sur le poète Jehan Rictus, Camus s'attache
à montrer comment la voix du pauvre qui vit dans la misère, l'humiliation et la souffrance
s'abandonne à la douceur du songe. « Et le voilà lancé dans son rêve blond, rêve pur où
l'homme retrouve avec joie sa précieuse âme d'enfant. Il vit son rêve. Il oublie son sort, son
état, sa faim. » (LPC, 140) Et de citer le poète : « Rêvons toujours, ça ne coûte rien. » (Ibid.)
Ce petit vers contraste avec la tonalité donnée à la voix du pauvre par les auteurs du XIX e
siècle. Camus évoque de façon très critique Victor Hugo, Zola, Richepin : « Et ces impostures
honteuses ont nourri leurs auteurs. Ironie cruelle, le Pauvre que la faim tenaille nourrit ceux
qui le plaignent. Ne cherchez pas ce qu'il pense, ne cherchez pas ce qu'il pleure chez ces
spéculateurs de la misère. » (LPC, 137) Une voix juste donnée aux miséreux est un défi
liminaire dans la pensée du tout jeune Camus même si cet article développe plus précisément
l'importance du rêve dans la vie de l'indigent. Le pauvre de Rictus rêve d'amour partagé, de
bouquets de violettes à quarante sous, mais aussi de rencontrer Jésus qui voua les riches au
malheur pour lui demander des comptes. Face à l'impuissance de Jésus, il se révolte et renie sa
foi : « Et triste, sordide, loqueteux et superbe, le Pauvre s'en va méprisant le Dieu
impuissant. » (LPC, 142) mais ne renonce pas à la prière qu'il adresse au Très-Haut pour lui
dire son refus de la souffrance, sa lassitude face au règne des rois et des maîtres et son désir
d'être heureux, de vivre revêtu des atours du printemps, de jouir des promesses de l'aube,674 de
goûter les saveurs sucrées des étés et la douce mélancolie automnale. Le Pauvre est
déchirement, contradiction, conflit permanent entre la réalité honnie et le rêve impossible :
674
Camus cite abondamment les vers de RICTUS : « Car au printemps, saison qu'vous faites / Alors que la vie est
en fête, / Y serait p'têt bon d'être une bête / Ou riche et surtout bien aimé. » (LPC, 143)
« Endormi sous une porte cochère, le Pauvre rêve, encore, toujours. Il se marie, son rêve
d'amour naïf se réalise, mais un passant brutal le réveille sous la menace de la prison. Et
c'est de nouveau les promenades incertaines, les pieds endoloris, la tête vide, le corps raidi
par le froid et la faim. C'est la course errante du Pauvre, perdu dans ses illusions, dans ses
rêves. Cri effrayant de révolté jeté à la face du monde. » (LPC, 143)
Dans un texte perdu intitulé « Bériha », dont on a connaissance grâce à une note à
Max-Pol Fouchet,675 Camus rend plus explicite encore l'importance accordée au rêve dans ce
moment où les choix esthétiques se forment peu à peu. Dans les notes adressées à son ami,
Camus fait l'éloge d'une pensée spontanée. Son personnage est qualifié de « rêveur », le rêve
est défini comme « le désordre de la réalité ». La logique, la raison, la pensée mathématique
sont jugées désincarnées à la différence d'une pensée « décousue », plus incarnée, plus
humaine. Ces quelques propos succincts éclairent la pensée de Camus sur le refus de la
pensée abstraite, de la philosophie désincarnée, de la logique dominante, de la suprématie de
la raison. Ce refus, constant dans ses propos théoriques sur l'art, n'est pas aussi évident dans la
réalisation de l'œuvre qui ne se dégage que très rarement des contraintes de la raison, de la
logique, et d'une tradition du « bien écrire ».
Communion mystique
Camus est avide d'absolu, de foi, de ferveur. Viallaneix note l'influence de Grenier et
le prolongement de cette tentation de l'unité dans l'étude de Plotin chez qui les "hypostases"
conduisent l'âme jusqu'à la contemplation de l'Un. Le jeune homme lit Thérèse d'Avila,
Pascal, saint Augustin. Lottman raconte qu'avec ses amis, Camus fréquentait un café de la
Casbah « qui s'appelait le Fromentin, où l'on disait qu'Eugène Delacroix venait volontiers
s'asseoir au XIXe siècle puis, lors de ses visites à Alger, leur intellectuel préféré, André Gide.
Ils sirotaient du thé à la menthe cependant que le muezzin appelait les fidèles à la prière, du
haut du minaret de la petite mosquée située juste en face. Fouchet observa que Camus était
particulièrement touché par cet appel à la prière, car il lisait alors les mystiques, Ruybroek,
sainte Thérèse d'Avila et sous l'influence de Grenier, la Bhagavad-gîtâ.676 Dans « Intuitions »,
Camus met en scène, de façon impersonnelle, « une âme trop mystique, qui demande un objet
675
Cf. Pléiade 2006-1, 952-953.
676
Herbert R. LOTTMAN, Albert Camus, op.cit., p.63
pour sa ferveur et pour sa foi. » Il ajoute, en clausule du préambule : « Mais, malgré les
piétinements, les erreurs, les hésitations et les lassitudes, la ferveur y demeure, prête aux
surhumaines communions et aux actions impossibles. » (Pléiade 2006-1, 941) L'expression
« âme mystique », associée à la « ferveur » et à la « foi », clôt le recueil « Intuitions » : « Je
ne sais qu'une chose : mon âme mystique qui brûle de se donner avec enthousiasme, avec foi,
avec Ferveur. » (Pléiade 2006-1, 952) En exergue de « L'Art dans la communion », il cite une
pensée de Pascal : « Et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. »677 Ce
texte où le "je" émerge – l'auteur commence à prendre à son compte un certain nombre de
positions – est à la croisée de deux autres écrits contemporains, l'« Essai sur la musique » et
« La Maison mauresque ». Camus réitère une conception de l'Art déterminée par un désir
d'absolu. L'Art est une voie vers l'immortalité : « En fait l'Art lutte contre la mort. À la
conquête de l'immortalité, l'artiste cède à un orgueil vain, mais à un juste espoir. Et c'est
pourquoi il faut que l'Art s'éloigne de la vie et l'ignore, puisque la vie est transitoire et
mortelle. Pendant que l'Art est Arrêt, la vie court rapidement et s'éteint. » (Pléiade 2006-1,
960-961) Il est donc « Arrêt » mais aussi « Communion », écrit Camus en utilisant toujours
les majuscules. Il exprime la perfection, il est une « évasion hors de la vie », il permet de
« goûter l'oubli » en plongeant l'homme dans une « sensuelle impersonnalité ». (Pléiade
2006-1, 963) C'est en utilisant un lexique mystique que le jeune auteur évoque la musique de
Bach puis de celle de Mozart : « sa sérénité, dit-il à propos de Bach, s'élève sans effort, d'un
seul coup d'aile au-dessus du commun. Dans cet art si pur, dans cette foi si assurée, on ne
sent aucun tremblement, si ce n'est celui de la perfection, maintenue et conservée à chaque
minute par un miracle sans cesse renouvelé. » (Pléiade 2006-1, 963-964) Mozart est « un
sourire divin ». (Pléiade 2006-1, 964) Très baudelairien, il poursuit en développant l'image de
l'élévation favorisée par la musique. C'est donc très logiquement qu'il poursuit sa recherche en
affirmant que « l'Art est un moyen d'arriver au divin. » Il justifie l'identification de l'Art à un
moyen en expliquant que le moyen est plus intéressant, plus beau que la fin.678 Il ajoute qu'il
677
Cette citation est reprise dans « Le Livre de Mélusine » : « Je suis ravi de tant donner au chat. Quand ce
conte sera fini, quand même le chat marchera et toujours sera joyeux. Il détiendra la vérité puisqu'il la
cherchera. Je suis heureux puisque moi aussi je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. »
(Pléiade 2006-1, 993)
678
Cette importance accordée au moyen au détriment de la fin est une des constantes de la pensée camusienne
qui prend ici sa source dans une conception quelque peu naïve de l'art. La suprématie de la fin ou la
justification des moyens au profit d'un avenir radieux seront dénoncées avec virulence dans la réflexion
politique.
existe deux autres moyens : la Foi et l'Amour. Claudel intéresse le jeune homme par son
mysticisme. L'auteur de L'Annonce faite à Marie a su, selon Camus, placer l'homme face à
Dieu et lui donner en offrande, « son art, qu'il élève au-dessus du monde et dont il fait la
vraie vie, expression douée de sens mystérieux et profonds, sans doute des intuitions
mystiques. » (Pléiade 2006-1, 964)
Intuitions
« Intuitions », c'est le titre très bergsonien679 donné à un autre écrit de jeunesse dans
lequel il met en scène plusieurs personnages dans un récit dialogisé qui a pour finalité
d'exprimer les doutes et les incertitudes d'un jeune homme à la recherche non seulement d'une
définition de l'art mais d'un sens à la vie :680 « J'étais triste, écrit-il dans « Délires », parce que
je ne savais pas ce que je voulais être tout en sentant vivement que je ne voulais pas demeurer
ce que j'étais. Je cherchais le sens de la vie, de cette vie que je ne connaissais pas. » (Pléiade
2006-1, 943) Jacqueline Lévi-Valensi et Samantha Novello expliquent : « La présence de
personnages autres que le "je" – celui du "fou", très nietzschéen, crée un embryon de dialogue
dramatique. » (Pléiade 2006-1, 1419) La mise en scène de personnages antithétiques
s'opposant dans des discours aporétiques est une forme dostoïevskienne – le modèle du genre
étant le discours d'Ivan avec son double démoniaque dans sa chambre. Il se peut que le
premier texte de « Intuitions » intitulé « Incertitudes » soit intertextuel d'autant que, à l'instar
des scènes écrites par Dostoïevski, ce petit récit se déroule dans le cadre restreint d'une
chambre fermée.681 À la différence de son aîné russe, Camus ne situe pas l'action au cœur de
la nuit, dans un lieu obscur où les couleurs sont mangées par l'effroi grisâtre d'une promesse
de néant, mais à l'aube d'un petit matin clair. Le monde est coloré, le jour rit et « du jardin
monta une vapeur dorée », L'air est léger et les choses, pas encore nommées ont une présence
non négligeable : « Les choses vivaient avec tant de plénitude qu'on pouvait croire qu'elles
livraient leur secret. » (Pléiade 2006, 942) Cette émergence de la présence du monde signale
un attrait de Camus pour le réel qui semble en contradiction avec le contenu de ses premiers
textes. La fenêtre occupe une place importante dans ces courts récits. Lieu transitionnel entre
679
Le terme « intuitions » peut également évoquer la philosophie de SCHOPENHAUER qui utilise la notion
paradoxale d'« intuition intellectuelle ».
680
Ces pages sont réunies en octobre 1932.
681
La chambre est également le lieu où se situe l'action dans « Délires » et dans « Retour sur moi-même ». Dans
ce dernier texte d'« Intuitions », l'action se déroule au moment où la nuit s'impose.
682
Ce terme évoque bien sûr les célèbres correspondances baudelairiennes et suggère, par là même, une
conception platonicienne du monde.
les élargir dans des correspondances plus générales et plus humaines, devant des créations
naturelles. » Une terminologie abstraite, axiologique, ponctue la description.
Jacqueline Lévi-Valensi explique ainsi l'orientation stylistique de Camus : « […] il ne
s'agit plus d'exprimer une émotion mais d'établir un système métaphorique qui donne à
chaque objet une signification affective ou intellectuelle. Dès les premiers mots, Camus donne
la clef de ce système : il englobe dans une même phrase l'émotion ressentie et le lieu qui l'a
fait naître, si bien qu'il suffira de nommer le lieu pour ressusciter l'émotion. »683
L'identification entre un lieu et une émotion, une pensée, une image est un procédé qui se
retrouve dans les œuvres de maturité. Notamment dans les essais lyriques, Noces ou L'Été.
Dans ces deux ouvrages, Tipasa ou les boulevards d'Alger, Oran, le Sud, Djemila cristallisent
l'abandon sensuel, la légèreté audacieuse, la torpeur, le désespoir ou l'effroi lucide. Chaque
lieu est porteur d'un état d'âme ainsi que le souhaitait Camus dans ses œuvres de jeunesse. De
même, les moments de la journée, comme dans la poésie baudelairienne, sont associés à des
sensations. S'il est des moments privilégiés, ce sont les crépuscules : « Ces courts instants où
la journée bascule dans la nuit, écrit Camus dans « L'été à Alger », faut-il qu'ils soient
peuplés de signes et d'appels secrets pour qu'Alger à moi leur soit à ce point liée ? […]
J'imagine ses crépuscules comme des promesses de bonheur. » (E, 70) Un paysage, un lieu est
un état d'âme. Une architecture est une reproduction de l'intériorité, une projection des
tensions douloureuses entre l'espérance et la haine. L'opposition du soleil et de l'ombre
apparaît ici pour la première fois : « Motifs décoratifs, note Jacqueline Lévi-Valensi,
"pénombres bleues", "cours ensoleillées" ont surtout une signification morale et intellectuelle,
exprimant à la fois la dialectique du doute et celle de l'incertitude, et celle du rêve et de la
réalité, en précisant qu'une "même question" se pose en elles, Camus les utilise comme
l'envers et l'endroit d'un même monde. »684 Si l'ombre est porteuse d'oubli, la lumière efface
toute sentimentalité, dessine les contours, accentue les lignes ; elle porte en elle une cruelle
exigence de lucidité : « En ce jour, écrit le jeune auteur dans "La Tombée de la lumière", je
consentis au soleil. J'eus l'intuition de sa vertu purificatrice, destructrice des faux
alanguissements et des rêveuses in signifiances. » (Pléiade 2006-1, 971) Dans « La Maison
mauresque », le lexique axiologique, l'isotopie de l'intellect font part égale avec le vocabulaire
683
Jacqueline LÉVI-VALENSI, Albert Camus ou la naissance d'un romancier, Gallimard, 2006, p.94
684
J. LÉVI-VALENSI, op.cit., p.94
descriptif concret. Les mots « maison, couloir, cour intérieure, colonnade, arcs brisés,
mosaïque, bassin rectangulaire, dalle » alternent avec « sentiments, pensée, communion, paix,
bonheur angoissant, fausse sentimentalité, plénitude, rêve, repos, oubli ». (Ibid., 970) Des
associations synesthésiques étayent la description – comme chez Baudelaire une nouvelle
fois – le ciel est d'un « bleu orgueilleux et aéré », « l'air blanc et tendre », « les ombres
capricieuses ». Et même si Camus n'évite pas certains poncifs, il construit un réseau de
références personnelles que l'on retrouvera tout au long de son œuvre comme la notion
d'indifférence. Le jeune homme visite un cimetière suspendu au-dessus de la ville : « Il n'y
avait personne auprès des tombes. Il semblait que cette calme retraite dût satisfaire ceux qui
étaient morts. Maintenant la seule vertu du silence et de la paix leur apprenait
l'indifférence. » (Ibid., 971) Ce tissage particulier de concrétude et d'intellectualisation du
monde, de lieux et de sensations, de couleurs, de lumières, d'objets hétéroclites et de
révélations ontologiques donne au style de Camus une touche particulière qui marque toute
son œuvre.
Le monde est prétexte à l'exploration de soi. Pourtant, lorsque Camus évoque dans ses
notes personnelles son manuscrit, il remarque : « Terminé ma Maison mauresque. Sans doute
vaut-elle mieux que ce que j'ai déjà montré à G. Je me suis efforcé de n'y rien laisser paraître
de mes souffrances présentes. Mais j'ai laissé éclater un peu de cette souffrance dans les
dernières lignes. Cela doit être ainsi. Je ne me cache pourtant pas que la partie où j'ai essayé
de cacher mon besoin de pleurer est la meilleure. » (Ibid.,955) Très tôt, il a donc conscience
de la nécessité de juguler sa sensibilité. Il écrit d'ailleurs, dans ces mêmes notes de lecture
d'avril 1933 : « Il me faudrait apprendre à dompter ma sensibilité, trop prompte à déborder.
[…] Il faudrait qu'elle parle, non qu'elle crie. » (Ibid.)
Malgré les résurgences fréquentes de cette sensibilité et la propension à
l'intellectualisation du monde par un système de références symboliques, Camus tend vers une
épuration intérieure qui nécessite un rapport au monde différent. Une place nouvelle est
accordée à l'homme en même temps que s'affirme la parole subjective. L'auteur, au contact de
réel, et dans l'exigence d'un contrôle de sa sensibilité exacerbée, élabore un style personnel,
forge une façon d'être au monde. Jacqueline Lévi-Valensi note que, dans les textes précédents,
l'auteur était soumis à une vague impersonnalité. Elle ajoute : « La voie qui mènera Camus
aux soirs magnifiquement évoqués dans Noces passe par l'apprentissage du discours subjectif,
en même temps que par l'abandon des théories au profit d'une véritable soumission à la réalité
objective. »685 Elle remarque également l'utilisation, dans le premier paragraphe du récit, du
passé composé qui signale « la naissance encore timide d'un narrateur, support de la fiction et
du témoignage, qui n'est plus un adolescent aux rêves éperdus mais un écrivain qui tente de
fixer une expérience. »686 Dans cet abandon au monde et ce saisissement de la vie par
l'apprentissage de la subjectivité, des voix surgies d'ailleurs résonnent et révèlent la part de
rêve qui envahit le réel : « Comme ces voix sans sexe qui dans les cathédrales montent d'un
trait jusqu'aux plus hautes voûtes tandis que la masse obscure du chœur se tait pour donner
plus de prix à cette flèche ardente, comme ces voix dont la supplication se tend
désespérément, sans une défaillance, jusqu'à la mort finale, comme ces voix mystiques qui se
grisent de leur mysticisme et oublient les dômes qui les séparent de Dieu, comme ces voix
tenaces et soutenues, avides et extasiées, comme ces plaintes orgueilleuses qu'on ne
comprend que dans la sensualité de l'Église, comme ces voix enfin qui ne trouvent pas en
cherchant mais en donnant, j'avais rêvé la vie. » (Pléiade 2006-1, 968)
À ces voix mystiques qui s'élèvent dans les nefs des cathédrales et qui révèlent la part
onirique de la vie, s'opposent d'autres voix qui résonnent dans les rues, voix dont la tessiture
chaude et moirée drape un réel incarné. Le monde est présent. Il s'impose soudain : « À cette
heure je revois dans les boutiques dorées les bleus et les roses, puis, enfantins, les magiques
tissus d'argent et de soie, qui rient sans raison, affinés de lumière. Et l'invariable polychromie
des jaunes insolents, des roses insoucieux d'harmonie, des bleus oublieux du bon goût, revit
intense en moi comme un appel confus, harem des étoffes, femmes aux idées sans suite et sans
confort. Des robes de fête pendent sur les mannequins plats au sourire niais et entendu. »
(Pléiade 20006, I, 969) L'éblouissement crépitant des couleurs vives dans les ruelles obscures
de la ville arabe appelle le jeune homme à la plénitude d'un bonheur de la chair : « […] je ne
savais pas où poser mes yeux, éblouis par cette joie de la couleur, cette trépidation des tons,
le regard heurté, bousculé, choqué et ravi. » (Pléiade 2006-1, 970)
L'ouverture au monde favorise l'émergence du "je" car c'est un individu, dans son
corps, qui accueille le réel. L'intellectualisation, la symbolisation, l'idéalisation peuvent
s'exprimer dans l'impersonnalité d'une pensée abstraite. Évoquer une sensation, peindre une
685
J. LÉVI-VALENSI, Albert Camus ou la naissance d'un romancier, op.cit., p.97
686
Ibid., p.98 Camus ébauche en effet le récit subjectif : « Lorsque la nuit a recouvert le ciel, je suis allé jusqu'au
port. J'ai longtemps regardé les feux d'un paquebot […] » (Pléiade 2006-1, 968)
émotion, donner une couleur à un sentiment, faire résonner la clameur des couleurs
chatoyantes ou criardes suppose l'émergence d'une parole subjective. Le "je" naît au contact
rugueux d'un sol foulé : « En quittant la méphitique mélancolie de ce jardin, je songe que
j'avais surpris ce sabbat des couleurs, d'une rue noire et rude, d'une rue que j'aimais parce
qu'elle refusait de me porter et ne se laissait piétiner qu'en rechignant ». (Pléiade 2006-1,
969- 970) Il naît d'une résistance tangible qui seule permet d'appréhender l'épaisseur et la
précarité d'un réel exemplifié par cette obscure ruelle remplie des teintes flamboyantes des
étoffes suspendues aux étals. Ce réel s'impose alors que le jeune homme s'abrite de la pluie
d'orage sous la tonnelle du jardin et attend, contemplatif, le soir qui vient, tout doucement,
dans les derniers clapotements mélancoliques de l'eau qui s'écoulent lentement des larges
feuilles. « La Maison mauresque » est une exploration d'une intériorité qui permet à la réalité
de s'imposer par le truchement du souvenir – quasi proustien – d'une errance dans les sombres
ruelles de la Casbah. C'est dans cette acceptation de l'enfermement que l'ouverture au monde
est possible. L'étonnement surgit de ce paradoxe du clos et du béant, de la relation
tensionnelle et paradoxale de l'intériorité et de l'extériorité. C'est cette expérience que fait le
jeune homme et qu'il retranscrit dans « La Maison mauresque ». Le monde surgit dans sa
concrétude de l'intériorisation contemplative. Il prend corps dans l'esprit. Il s'actualise dans les
mots.
Saisi par le réel, l'auteur poursuit sa quête du monde. Le refus de l'intellectualisation
favorise une appréhension fusionnelle du monde dans laquelle le "je" pourrait se dissoudre,
comme la part infinitésimale d'un monde infini qui nous englobe et nous contient, mais qui se
trouve au contraire, dans sa complexité bigarrée, ses atermoiements douloureux, ses ferveurs
exaltantes.
Habitant de Belcourt
« Je veux délivrer mon univers des Fantômes et les
peupler de vérités de chair. » (E, 179)
« Ce que je veux dire : Qu'on peut avoir – sans
romantisme – la nostalgie d'une pauvreté perdue. » (C I, 15)
« La Maison mauresque » est achevée, les émotions secrètes et oniriques savourées.687
La tentation de l'idéal s'estompe au profit d'une réalité prégnante. Deux impératifs se
conjuguent désormais, la volonté d'atténuer l'importance de l'onirisme et la nécessité de
tourner son regard vers le monde présent. Il est temps, dit Camus à la fin de son texte, de
retrouver la « Réalité » à laquelle il a tant voulu échapper dans le lieu protégé d'un patio
secret, « temps de retourner vers les midis éclatants, vers les couleurs franches et dures, il est
temps de voir les oliviers de Cherchell, les vallées de Kabylie, et les petits villages qui se
pressent devant les vagues. » (Ibid.) Il est temps de quitter la maison, d'ouvrir les portes
closes, de briser les enceintes, de franchir les digues. Temps de quitter « la serre moite du
Rêve » (Pléiade 2006-1, 974) et de plonger dans le réel. « La Maison mauresque » est une
expérience esthétique et ontologique transitionnelle. Elle exorcise la « méphitique
mélancolie », fait taire les supplications vers l'infini, les voix mystiques. Désormais l'auteur se
fait l'écho des voix d'hommes vivants et souffrants que sa propre maladie l'oblige à côtoyer. Il
écrit « L'Hôpital du quartier pauvre ». C'est avec ce texte, explique Jacqueline Lévi-Valensi
que « Camus entre dans la voie du réalisme ; Jean de Maisonseul qui était en possession du
manuscrit, pensait pouvoir le dater de 1933 ; cette date est plus que probable. En tout cas, il
est antérieur à "Louis Raingeard" qui le reprend en grande partie, et légèrement postérieur aux
"Voix des quartiers pauvres" datées expressément par Camus de décembre 1934. L'expression
et la notion de "quartier pauvre" font donc ici leur apparition. »688 Camus aborde donc le
réalisme par l'évocation de la pauvreté et de la maladie. Ces voix de tuberculeux ont
paradoxalement d'autant plus d'intensité qu'elles sont empreintes de morbidité. Le court récit
« L'Hôpital du quartier pauvre » (Pléiade 2006-1, 73-75) fait entendre ces hommes et femmes
marqués par la maladie et la mort prochaine.
687
Pléiade 2006-1, 974
688
Jacqueline LÉVI-VALENSI, Albert Camus ou la naissance d'un romancier, op.cit., p.156
Elles sont soit narrativisées, soit retranscrites au discours direct ou direct libre.689 Ces
deux dernières formes rapprochent le récit de la dramaturgie. L'auteur se met à l'écoute d'une
immédiateté, d'un réel de paroles simples. « La réalité semble parler d'elle-même. » écrit
Jacqueline Lévi-Valensi.690 « Et Jean Perès, qu'est-ce qu'il devient ? — Celui de la
Compagnie du Gaz ? Il est mort. Il avait un poumon malade. Mais il a voulu rentrer chez lui.
Et là il y avait sa femme. Et sa femme, c'est un cheval. Lui la maladie l'avait rendu comme ça.
Il était toujours sur sa femme. Elle ne voulait pas mais il était terrible. Alors deux, trois fois
tous les jours, ça finit par tuer un homme malade. » Camus joue sur le contraste entre la
restitution de la trivialité des propos, la plate et fade lucidité de ces hommes malades et le
modelage du style, la cadence d'une période qui donne à voir la présence d'un monde de
splendeur indifférente et de laideur effroyable et silencieuse. La juxtaposition de l'olivier et de
l'eucalyptus exemplifie la dichotomie entre la force de vie et la terreur dysphorique face à la
maladie et à la mort : « Une légère brise s'était levée. Les oliviers du jardin se soulevaient et
laissaient apparaître leur dessous argentés. Les grands eucalyptus aux troncs déguenillés
lançaient leurs branches aux quatre coins du ciel. » Cet épisode est directement lié au vécu
du jeune Camus qui fut hospitalisé à l'hôpital de Mustapha. Todd raconte en effet : « Pupille
de la nation, Albert a droit aux soins gratuits, il est admis dans une salle commune de l'hôpital
Mustapha. Les médecins décèlent une tuberculose pulmonaire ulcéro-caséeuse droite grave
avec cavernes, sans adhérences pleurales. Albert écoute et sent la menace de la mort. Il
déteste l'hôpital, ses odeurs, les langueurs et les plaisanteries des malades. »691 Todd analyse
les effets de la maladie sur la sensibilité du jeune homme de dix-sept ans. Il rappelle que le
jeune malade lit Épictète qui constate que la « maladie est une entrave pour le corps mais pas
pour la volonté »692 Il remarque également que la tuberculose « développe sa sensibilité. Sous
les poussées de fièvre, les couleurs ne sont pas simplement senties. S'y substituent des
perceptions fortes, souvent douloureuses, une lumière brutale, que les médecins nomment
hypersensibilité, hyperesthésie. Gide appelle cela un "rendez-vous de sensations". Camus ne
689
L'auteur, dans ce texte, fait le choix d'une restitution impersonnelle de la scène. L'option narratologique opte
pour le principe d'une totale objectivité. Il n'y a pas de narrateur, ni d'intervention de la première personne –
alors même qu'on a assisté à sa lente éclosion dans « La Maison mauresque » à l'instant même du
surgissement du réel. Il semble que dans ce premier texte réaliste, justement parce qu'il est trop proche de
l'écrivain, ce dernier n'en assume pas encore l'appartenance auctoriale.
690
Jacqueline LÉVI-VALENSI, Albert Camus ou la naissance d'un romancier, op.cit., p.158
691
Olivier TODD, op.cit., p.61
692
Jacqueline LÉVI-VALENSI, Albert Camus ou la naissance d'un romancier, op.cit., p.158
se fixe pas sur une couleur mais s'attache à toutes, passe des tonalités pastel à de grands bleus,
aux rouges et blancs puissants d'Algérie. Comme Gide – ils emploient le même mot – il
devient "poreux" aux sensations. »693 Ces quelques remarques permettent d'ancrer l'invention
romanesque dans le vécu et de comprendre les difficultés d'une restitution du réel quand on
saisit à quel point il est perçu de manière divergente selon la sensibilité de chacun. Il n'y a pas
un réel mais des perceptions du monde qui s'offre à nos sens. Mais ce qui caractérise le
Camus de ces années-là, c'est sa disponibilité au monde extérieur, son avidité à s'en emparer
de toutes les façons possibles. On peut également constater que, dans la vie du jeune garçon
de dix-sept ans, la réalité s'est imposée avec brutalité par l'apparition de la tuberculose. Le
traumatisme physique et psychologique est très important. L'œuvre en gestation s'en trouve
affectée. Le monde prend soudain l'épaisseur du transitoire, la vie s'alourdit de la menace d'un
terme précoce. La réalité morbide de la maladie est immédiatement explorée et exploitée par
le tout jeune écrivain qui trouve dans les mots l'occasion d'affronter la peur de la mort et de
poser la question du sens de l'existence. La matière existentielle dysphorique devient matière
littéraire, terrain d'expérimentation d'une sensibilité d'artiste, lieu d'affinage d'un style
naissant. On retrouve la tuberculose dans les Carnets où Camus restitue le dialogue entre deux
malades mourantes, rassurées de partir ensemble vers une mort imminente. Quand l'une
d'elles guérit, après un voyage en France, l'autre sent la haine monter en elle. À l'idée de
mourir seule, elle se sent abandonnée. (C I, 17-18) Camus connaît la misère. Il est un habitant
de Belcourt. Orphelin, il vit dans un trois pièces loué au nom de la grand-mère. « Madame
Sintès occupe une chambre. Peinte à la chaux, la pièce principale contient une table, un
bureau, un buffet et, à même le sol, un sommier recouvert d'une couverture. L'oncle d'Albert
et de Lucien, Étienne, à demi muet, dort là. Hélène partage avec ses fils la troisième pièce.
Quelques mois, la cousine Minette dort dans le couloir. Sur le palier, les w. c. à la turque
puent. Pas d'eau courante ; on remplit des brocs au robinet de la rue et on se lave dans
l'évier. »694
Dans « Les Voix du quartier pauvre »,695 dans L'Envers et l'Endroit, puis dans Le
Premier homme, Camus nous donne à voir et à entendre cette vie qui fut la sienne dans ce
quartier populaire d'Alger où il connut à la fois la fierté d'une liberté ardente et arrogante et
693
Olivier TODD, op.cit., pp.62-63
694
Olivier TODD, op.cit., p.34
695
Les références sont extraites du volume 1 de la Pléiade 2006, des pages 75 à 86.
696
Jacqueline LÉVI-VALENSI, Albert Camus ou la naissance d'un romancier, op.cit., p.162
697
Ce texte est repris dans « Entre oui et non », extrait de L'Envers et l'Endroit.
très courts dialogues quasi ineptes sont restitués : « En certaines circonstances, on posait une
question à celle-ci : "À quoi tu penses ? – À rien." » Car cette voix est présence pure. Elle est
le souffle de vie d'un animal effaré : « Tout est là, donc rien. Sa vie, ses intérêts, ses enfants se
bornent à être là, d'une présence trop naturelle pour être sentie. » La voix de celle qui ne
pensait pas est donc silence. C'est une voix qui ne résonne pas dans l'espace mais dans le cœur
d'un enfant inquiet, puis qui s'inscrit dans la voix sourde d'un narrateur naissant. Cette voix de
l'être prostré dans un coin obscur de la pièce est une voix du silence animal. Sa restitution est
la manifestation d'une émergence de la littérarité qui rend compte de l'expérience inavouable
d'un silence qui paraît intraduisible et que la création rend audible. La littérature, c'est aussi
faire entendre les émois assourdissants d'un honteux silence. D'où la volonté du jeune auteur
de placer son texte sous l'autorité auctoriale de Conrad ou dans l'intertextualité de Proust.
Certes Camus restitue là une expérience autobiographique, mais son travail sur les voix
montre l'émergence d'une distance qui le rapproche de la création littéraire. Camus inscrit son
récit dans le cadre réaliste d'une structure familiale dominée par l'autorité dictatoriale de la
grand-mère. Il affronte cette réalité sociale dans laquelle il a grandi. Il en fait la matière de son
écriture.
Dans le second récit,698 le jeune auteur, suivant les pas silencieux d'un vieux qui « a la
lune », justifie l'écriture par la conscience du désespoir d'un quotidien inepte et vain. Le vieux
tout d'abord parle sans reprendre son souffle, se raconte aux jeunes indifférents pour ne pas
sentir que la mort s'approche de lui : « Il parlait, parlait, dans la grisaille de sa voix
assourdie. » Seul, il fuit sa maison et la vieille. L'errance le conduit à la conscience : « Sa
fièvre chante. Son petit pas se presse : demain tout changera, demain. Soudain il découvre
ceci que demain sera semblable, et après-demain, tous les autres jours. Et cette irrémédiable
découverte l'écrase – Ce sont de pareilles idées qui vous font mourir. Pour ne pouvoir les
supporter, on se tue – ou si l'on est jeune, on en fait des phrases. » Face à l'ineptie
dysphorique de notre condition absurde, le verbe est une répartie. La voix du vieux, le
bavardage des jeunes, l'écriture ne sont donc que des témoignages de la peur de soi dans la
vérité du silence. Faire entendre les voix des quartiers pauvres, c'est peut-être, pour Camus,
tâcher de ne pas s'entendre soi-même. Cependant, dans ces récits, la voix les autres n'est qu'un
698
Ce texte est repris dans la deuxième partie de « L'Ironie », extrait de L'Envers et l'Endroit tandis que la
première partie reprend « la voix de la femme qu'on abandonnait pour aller au cinéma ».
écho démultiplié à l'infini d'une voix qui se fait entendre au jeune homme, voix narratoriale
qui prend en charge soi et les autres dans une même vérité existentielle, dans un même
désarroi fait de silences obscurs et de loquacités ineptes. Selon Jacqueline Lévi-Valensi, on
assiste là à la naissance du romancier qui, d'une manière tout à fait originale, que l'on
retrouvera dans L'Étranger, pose un décor et un personnage qui prennent vie sans qu'il soit
nécessaire pour l'auteur de recourir à une description de type balzacien. La dernière voix
réaliste de ce petit recueil est « la voix de la vieille femme malade qu'on abandonnait pour
aller au cinéma. » Camus dévoile son acuité auditive et sa capacité de distinguer, dans le ton
de la voix, les accents de sincérité,699 les aveux de souffrance, les signes de la présomption ou
de la légèreté effrontée d'une jeunesse insouciante et insensible. Cette femme délaissée par ses
proches qui choisissent la satisfaction immédiate et égoïste de leur plaisir superficiel, confie
au « grand jeune homme pâle qui avait de la sensibilité » sa souffrance au discours indirect
libre : « Elle lui disait ses peines avec animation : elle était au bout de son rouleau. Et il faut
bien laisser la place aux jeunes. Si elle s'ennuyait ? Cela, c'était sûr. On ne lui parlait pas.
Elle était dans son coin comme un chien. Il valait mieux en finir. Parce qu'elle aimait mieux
mourir que d'être à la charge de quelqu'un. » Comme il a qualifié la tessiture des autres voix
du recueil – la première est lourde de silence animale et ne peut être donnée à entendre que
par la voix « songeuse, comme voilée » du narrateur, celle de « L' homme qui était né pour
mourir » est comme un grisaille dans laquelle les sons s'alourdissent et se confondent dans
une indifférenciation morbide – il caractérise « la voix de la femme qu'on abandonnait pour
aller au cinéma » : « Sa voix était devenue querelleuse. C'était une voix de marché, de
marchandage. » La caractérisation du ton de la voix permet la mise en scène des relations
conflictuelles qui opposent la mère et la fille. Leurs paroles sont restituées au style direct, le
narrateur s'efface derrière les voix des personnages à qui il donne vie. C'est d'ailleurs par la
restitution d'un propos de la fille que Camus clôt la nouvelle. Elle confie au jeune homme à
propos de sa mère malade : « Elle éteint toujours la lumière lorsqu'elle est seule. Elle aime
rester dans le noir. » Compassion, sympathie filiale ou subterfuge pour ne pas se sentir fautifs
et ne pas, comme sait le rappeler cruellement la mère, regarder lucidement la vérité de notre
condition et l'inéluctabilité du vieillissement, de la dépendance et de la mort. C'est donc au
699
« Il y a un certain ton de voix qui ne trompe pas quand on a longtemps bavardé au marché. Du "Comment
allez-vous ?" de la bouchère à celui de l'épicière, il y avait un monde car seule la bouchère avait de la
sympathie pour elle. » (Pléiade 2006-1, 83)
discours direct que la mère exprime son amer dépit : « Elle verra bien quand elle sera
vraiment vieille. Elle aussi, elle en aura besoin. » dit-elle pour justifier sa pratique de la
prière.
Il peut dévoiler des épisodes sordides qui, d'ailleurs n'apparaissent pas dans l'œuvre
avec la même crudité. La pauvreté a en effet parfois l'odeur pestilentielle des cadavres et de
l'urine. Des phrases parataxiques, en discours indirect libre, tentent de rendre compte de
l'effroyable misère évoquée par ce comparse rencontré dans un café :700 « Dans le café, il me
raconta sa vie. Les autres sont partis, restent six verres. Villa en banlieue. Seul, ne rentrait
que le soir pour faire sa cuisine. Un chien, un chat, une chatte, six petits. La chatte ne peut
nourrir. Ses petits meurent un à un. Chaque soir, un mort raide et des ordures. Deux odeurs
aussi : urine et mort mélangées. Le dernier soir […]. Le dernier chat est mort. Mais la mère
en a mangé la moitié. » (C I, 36) On retrouve cet épisode dans « Entre oui et non » : « Une
autre fois j'habitais une villa de banlieue, seul avec un chien, un couple de chats et leurs
petits, tous noirs. La chatte ne pouvait pas les nourrir. Un à un, tous les petits mouraient. Ils
remplissaient leur pièce d'ordures. Et chaque soir, en rentrant, j'en trouvai un tout raidi et les
babines retroussées. Un soir je trouvai le dernier mangé à moitié par sa mère. Il sentait déjà.
L'odeur de la mort se mélangeait à l'odeur d'urine. » Mais l'auteur, au-delà de l'analyse et de
la conceptualisation, transforme une réalité brute et violente en matière littéraire. L'événement
devient prétexte à réflexion philosophique. Peut-être est-ce la seule façon de le rendre
acceptable ? En effet, le narrateur poursuit : « Je m'assis alors au milieu de toute cette misère
et, les mains dans l'ordure, respirant cette odeur de pourriture, je regardais longtemps la
flamme démente qui brillait dans les yeux verts de la chatte immobile dans un coin. Oui. C'est
bien ainsi ce soir. À un certain degré de dénuement, plus rien ne conduit à plus rien, ni
l'espoir ni le désespoir ne paraissent fondés, et la vie tout entière se résume dans une image.
[…] Si ce soir c'est l'image d'une certaine enfance qui revient vers moi, comment ne pas
accueillir la leçon d'amour et de pauvreté que je puis en tirer ? » (E, 28)
Dans Le Premier homme, Camus revient, avec à la fois plus de lucidité et de simplicité
exigeante sur l'indigence dans laquelle il a grandi. Il pose le cadre de l'appartement de la rue
700
Ces notes sont des ébauches pour La Mort heureuse.
de Lyon, l'escalier qu'il empruntait dans le noir, « obscur et puant », (LPH, 55) la peur des
cafards, le dénuement de l'ameublement,701 le souci de ne pas user les chaussures…
La pauvreté prend le visage de la mort et du tragique silencieux des accidents de
travail ou de la mort brutale. Dans les Carnets, Camus évoque une fatale altercation, un
meurtre commis au coin d'une rue. Cet événement prend place dans les épisodes sordides du
quartier pauvre : « […] image doucereuse et insistante de ce quartier quand la fin du jour
peuple d'ombres ses rues ; quand plutôt, une seule ombre, anonyme, signalée par un sourd
piétinement et un bruit confus de voix, surgit parfois, inondée de gloire sanglante, dans la
lumière rouge d'un globe de pharmacie. » (C I, 20) Le réalisme cède le pas à
l'expressionnisme dans cette vision où la violence teinte d'écarlate la scène entière.
Cependant, c'est le réel qui inspire le jeune écrivain qui constate que ce meurtre n'occupera
dans le quotidien du lendemain que quelques lignes que le lecteur parcourra d'un œil distrait.
Le réalisme est-il dans la restitution fidèle et sobre d'un factuel épuré ou dans la capacité de
restituer un événement avec son épaisseur ontologique ?
Belcourt, c'est aussi le mélange des cultures et des langues. « Rue de Lyon, voix
françaises, arabes, espagnoles, italiennes se mêlent. Les enfants hurlent, les chiens se
poursuivent et se "niquent", les tramways cliquettent, les ânes braient. »702 Pour survivre, le
travail, à la fois condition ontologique et punition divine, est nécessaire. Mais il est
également, comme l'a montré Simone Weil dans L'Enracinement703 publié par Camus, une
possibilité d'ancrage existentiel. Dans cet ouvrage, la philosophe remet en question les
théories marxistes qui nient l'individu au profit du collectif et qui privilégie la notion de
rendement à celle de respect de la vie humaine. En réinscrivant l'homme dans une réalité non
séparée du spirituel, le travail redevient consentement au monde.
701
« L'enfant se retournait alors vers la pièce quasi nue, peinte à la chaux, meublée au centre d'une table carrée,
avec le long des murs un buffet, un petit bureau couvert de cicatrices et de taches d'encre et, à même le sol,
un petit sommier recouvert d'une couverture où, le soir venu, couchait l'oncle à demi muet, et cinq chaises.
[…] L'autre contenait deux lits, celui de sa mère et celui où lui-même couchait avec son frère. » (LPH, 42-43)
702
Olivier TODD, op.cit., p.36
703
C'est Camus qui a choisi le titre de l'ouvrage qu'il a publié en 1950. Ce titre s'oppose à la notion de
déracinement qui forme la deuxième partie de l'ouvrage.
Labeur et fadeur
« La seule chose que Jacques ait pu éprouver en matière
de morale était simplement la vie quotidienne d'une famille
ouvrière où visiblement personne n'avait jamais pensé qu'il y
eût d'autres voies que le travail le plus rude pour acquérir
l'argent nécessaire à la vie. » (LPH, 86)
La nécessité de gagner sa vie s'impose très tôt dans la conscience de Camus. Olivier
Todd contextualise l'existence du jeune garçon. Il rappelle : « En Algérie ou en métropole, les
familles ouvrières vivent ainsi, pas dans la misère, mais au bord de la pauvreté. Qu'est-ce, la
pauvreté, dans les années 20 et 30 ? Les pauvres mangent moins de viande que de poisson, les
miséreux rêvent de poisson. Les pauvres se lavent au savon de Marseille, les misérables pas
du tout. Les pauvres comptent. Les misérables acceptent ce qu'on leur donne. Au 93, la grand-
mère range l'argent dans une boîte à biscuits. Pas de livret de caisse d'épargne ou de 3 %
Panama chez Sintès-Camus. Au nouvel an de 1921, la grand-mère explique à Albert qu'il est
grand : il recevra donc des cadeaux utiles. »704 Sa mère fait des ménages et donne l'argent
qu'elle gagne à la grand-mère. L'oncle Étienne est tonnelier. Le jeune garçon l'accompagne
fréquemment à l'atelier. Il est possible, comme le laisse suggérer une photo souvent reproduite
qu'il y ait travaillé quelques étés pour gagner un peu d'argent. 705 Comment restituer cette
réalité du quotidien sans céder à la tentation du misérabilisme ou de la platitude insignifiante ?
Il semble que Camus considère comme un devoir de mémoire, de fidélité à sa condition
originelle de donner à voir et à entendre cette vie de labeur dans laquelle il a été élevé.
Dans un hommage à Louis Guilloux, il dénonce avec virulence les spécialistes du
prolétariat : « Dans les périodiques et les livres rédigés par les spécialistes du progrès, on
traite souvent du prolétariat comme d'une tribu aux étranges coutumes et on en parle encore
d'une manière qui donnerait aux prolétaires la nausée s'ils avaient le temps de lire les
spécialistes pour s'informer de la bonne marche du progrès. De la flatterie dégoûtante au
mépris ingénu, il est difficile de savoir ce qui, dans ces homélies, est le plus insultant. » (E,
1111) Son indignation laisse place à un hommage à Louis Guilloux. Ces lignes, rédigées en
1948, éclairent les aspirations romanesques d'un Camus qui s'astreint à la fidélité et à la
704
Olivier TODD, op.cit., pp.34-35
705
Cette photographie de 1920 reproduit un petit atelier de tonnellerie où posent sept hommes dont un arabe et
cinq jeunes gens. On retrouve partiellement ces personnages dans la nouvelle « Les Muets ».
simplicité sur son passé d'enfant élevé dans une certaine indigence : « L'enfance pauvre, écrit-
il à propos des trois romans de Guilloux, La Maison du peuple, Pain des rêves et Jeux de
patience, lui a fourni l'inspiration de son premier et de ses derniers livres. Rien n'est plus
dangereux qu'un tel sujet qui prête au réalisme facile et à la sentimentalité. Mais la grandeur
d'un artiste se mesure aux tentations qu'il a vaincues. Guilloux, qui n'idéalise rien, qui peint
toujours avec les couleurs les plus justes et les moins crues, sans jamais rechercher
l'amertume pour elle-même, a su donner au style les pudeurs de son sujet. Ce ton uni et pur,
cette voix un peu sourde qui est celle du souvenir témoignent pour celui qui raconte, vertus de
style qui sont aussi celles de l'homme. » (E, 1112) À son tour, il s'engage sur le chemin
périlleux de l'écriture réaliste, de la restitution de l'atmosphère de la vie ouvrière dans la
nouvelle « Les Muets » puis dans Le Premier homme. Camus a l'idée de la nouvelle en 1952,
dans une période de polémiques sur l'engagement, les choix politiques et l'origine sociale des
intellectuels dits « de gauche ». Dans la polémique avec Emmanuel d'Astier de La Vigerie,
publiée dans Actuelles I, Camus s'explique : « Tant de fois, la feuille où vous m'avez répondu
et celles qui essaient de rivaliser avec elle dans le mensonge, m'ont présenté comme un fils de
bourgeois, qu'il faut bien une fois au moins, que je rappelle que la plupart d'entre vous,
intellectuels communistes, n'ont aucune expérience de la condition prolétarienne et que vous
êtes mal venus de nous traiter de rêveurs ignorants des réalités. » (E, 364)
L'origine ouvrière de Camus est source de polémiques. Dans sa réponse à Camus dans
Les Temps modernes, en août 1952, Jean-Paul Sartre écrivait : « Il se peut que vous ayez été
pauvre, mais vous ne l'êtes plus ; vous êtes bourgeois, comme moi… Vous êtes un avocat qui
dit :"Ce sont mes frères", parce que c'est le mot qui a le plus de chance de faire pleurer le
public. » Cette nouvelle est certainement l'occasion, pour Camus, de rappeler la réalité de son
appartenance sociale. C'est également pour lui l'occasion de montrer qu'il peut traiter du
monde ouvrier. Dans son introduction à la nouvelle, Roger Quilliot restitue une confession de
Camus au sujet de cette nouvelle : « J'ai voulu faire, moi aussi, du réalisme socialiste. »
(TRN, 2045) Il renoue ainsi, comme l'explique Quilliot avec l'écriture des « Voix du quartier
pauvre » et de L'Envers et l'Endroit : « monde du travail, de la peine, de la misère parfois,
monde de la fraternité déçue qui se change en haine, des rapports de classe et de force dont
Camus retrouve les bruits, les odeurs et les sentiments. » (Ibid.)
L'ouvrier Yvars est une incarnation romanesque de l'homme dont la vie se dérobe dans
le trajet monotone vers le labeur quotidien. Il est cet homme de Belcourt qu'évoque Camus
dans « L'Été à Alger » : « À Belcourt, comme à Bab-el-Oued, on se marie jeune. On travaille
très tôt et on épuise en dix ans l'expérience d'une vie d'homme. Un ouvrier de trente ans a
déjà joué toutes ses cartes. Il attend la fin entre sa femme et ses enfants. » (E, 72) Dans « Les
Muets », on lit : « À trente ans, le souffle fléchit déjà, imperceptiblement. À quarante, on n'est
pas aux allongés, non, mais on s'y prépare, de loin, avec un peu d'avance. N'était-ce pas pour
cela que depuis longtemps il ne regardait plus la mer, pendant le trajet qui menait à l'autre
bout de la ville où se trouvait la tonnellerie ? » (TRN, 1597) Cette course vaine de l'homme
vers sa fin prochaine, ce parcours dans la vacuité d'une existence marquée par le travail, la
peine, les humiliations, l'indigence et l'amenuisement des joies violentes et innocentes d'une
jeunesse ensoleillée est une réalité dont l'auteur prend conscience et qu'il explore et exploite
dans son œuvre philosophique et fictionnelle. Dans les Carnets, en décembre 37, Camus,
évoquant sa vie et ébauchant Meursault, écrit : « Le type qui donnait toutes les promesses et
qui travaille maintenant dans un bureau. Il ne fait rien d'autre part, rentrant chez lui, se
couchant et attendant l'heure du dîner en fumant, se couchant à nouveau et dormant jusqu'au
lendemain. Le dimanche, il se lève très tard et se met à la fenêtre, regardant la pluie ou le
soleil, les passants ou le silence. Ainsi toute l'année. Il attend. Il attend de mourir. À quoi bon
les promesses puisque de toutes façons… » (C I, 98) On retrouve, dans L'Étranger, l'évocation
de ce rythme morne et vide : « […] j'ai dormi jusqu'à dix heures. J'ai fumé ensuite des
cigarettes, toujours couché jusqu'à midi. […] Après le déjeuner, je me suis ennuyé un peu et
j'ai erré dans l'appartement. […]Un peu plus tard, pour faire quelque chose, j'ai pris un vieux
journal et je l'ai lu. […] Je me suis aussi lavé les mains et, pour finir, je me suis mis au
balcon. » (TRN, 1139-1140) La journée se poursuit, « a tourné encore un peu », rythmée par
le ballet rituel des promeneurs du dimanche, le trajet bruyant des tramways, la tombée de la
nuit sur le pavé mouillé que l'éclat des réverbères fait miroiter. La journée s'achève : « J'ai
pensé que c'était toujours un dimanche de tiré, […] que j'allais reprendre mon travail […] »
(TRN 1142) Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus écrit : « Lever, tramway, quatre heures de
bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi
mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart
du temps. Un jour seulement, le "pourquoi" s'élève et tout commence dans cette lassitude
Le quotidien
L'homme qui intéresse Camus est un homme du quotidien, celui que l'on croise dans la
rue ou sur la palier. Celui qui vit avec les objets familiers dont la valeur ne peut être vénale
car l'argent manque. Ces objets ont une voix : « La voix familière des objets qui nous
entourent garde une intonation presque humaine. Leur vie, au demeurant, reste un sûr garant
de la nôtre. Et les aimer, c'est nous affirmer. » La fonction de l'artiste est de les désigner pour
leur redonner vie dans l'univers textuel. Mais comment nommer ces objets quand la pauvreté
même du décor coïncide avec le manque de vocabulaire ? La réflexion sur les objets et la
façon dont on les nomme selon que l'on vit dans la profusion ou dans le dénuement est
développée dans Le Premier homme : « Lui qui avait grandi au milieu d'une pauvreté aussi
nue que la mort, parmi les noms communs ; chez son oncle, il découvrait les noms propres. »
(LPH, 62) Il s'agit d'inventer un style nouveau à la frontière de la pauvreté culturelle et de
l'amour des mots et du langage, le désir de clarté, de précision et de fidélité. Les objets sont
notre ancrage dans le monde, notre point d'attache. Par leur matérialité, ils nous rappellent
sans cesse notre précarité. Leur présence au monde prend un sens sous le regard de l'homme
ventre de Marie qui battait doucement. » (TRN, 1138)706 Trois occurrences du mot « bouée »
et trois occurrences du mot « ventre » révèlent une place capitale accordée à ces « objets »
salvateurs. Meursault est sauvé par une bouée qui l'empêche de plonger et qui lui donne accès
au ventre d'une femme, lieu de vie et de plaisir.
L'épisode de la veillée funéraire de la mère met en scène un personnage qui ne refuse
pas, même dans ces circonstances particulières, les plaisirs que lui procure une cigarette ou un
café au lait. Lors du procès, c'est au moment où le concierge relate cet événement que
Meursault se sent coupable. On voit là le lent travail de culpabilisation d'une société bien-
pensante qui aboutit à une auto-condamnation : « Il a dit que je n'avais pas voulu voir
maman, que j'avais fumé, que j'avais dormi et que j'avais pris du café au lait. J'ai senti alors
quelque chose qui soulevait toute la salle et, pour la première fois, j'ai compris que j'étais
coupable. » (TRN, 1189) Manger, fumer, faire l'amour sont des activités vitales, des actes de
vie. L'écriture leur octroie une place non négligeable. Meursault évoque à plusieurs reprises le
moment de se nourrir. Il se rend chez Céleste ou se fait chez lui des œufs au plat qu'il mange à
même la poêle. Il partage des repas avec des amis le dimanche. Dans la maison de Masson,
après une baignade matinale, le déjeuner est pris très tôt, avec appétit, bonheur et simplicité.
Le narrateur accorde un soin particulier à la restitution de ce déjeuner qui est une sorte de
point culminant de bonheur innocent précédant de quelques heures l'irruption brutale du
tragique. Meursault a faim et il le dit ce qui le rend aimable aux yeux de la maîtresse de
maison. Il mange avec appétit et restitue avec précision le menu : « Le pain était bon, j'ai
dévoré ma part de poisson. Il y avait ensuite de la viande et des pommes de terre frites. Nous
mangions tous sans parler. » Mais le bonheur innocent d'un mets partagé avec des amis, d'un
pain qui sent bon, est menacé par sa précarité même. Le narrateur confie que Masson et lui-
même boivent beaucoup de vin au cours de ce repas. Meursault fume beaucoup et la légèreté
heureuse du début du repas fait place à une pesanteur menaçante. Le plaisir innocent et banal
d'un repas dominical bascule dans la tragédie absurde. Le plaisir est fugace. La vie est
promesse de mort.
La nourriture est un signe d'appartenance à un groupe social et à une culture. Dans
« Les Muets », Camus s'attarde à évoquer le « casse-croûte » offert par le patron aux ouvriers
à la tonnellerie : « On faisait griller des sardines ou du boudin sur des feux de copeaux […] »
706
C'est moi qui souligne.
(TRN, 1599) C'est aussi au moment de l'annonce de l'échec de la grève que les ouvriers
éprouvent la nécessité de se lier plus étroitement en partageant le pain et le café. Ainsi Yvars
rompt son pain et en offre la moitié à Saïd en lui disant : « "Tu m'inviteras à ton tour". Saïd
sourit. Il mordait maintenant dans un morceau de sandwich d'Yvars, mais légèrement, comme
un homme sans faim. » (TRN, 1605) Ils boivent le café dans le même verre à moutarde tandis
que l'un d'eux finit ce qui reste à même la casserole. Lorsqu'Yvars rentre chez lui, abattu par
l'échec et par la fatigue du travail et des années, il s'installe avec sa femme sur la terrasse face
à la mer plus foncée que le matin et, dans l'air devenu translucide, « Fernande apporta
l'anisette, deux verres, la gargoulette d'eau fraîche. » (TRN, 1608)
Camus, dans Le Premier homme, évoque les gourmandises enfantines comme le cornet
de frites mangées goulûment par le petit groupe des jeunes garçons lorsque, par hasard, l'un
d'eux avait assez d'argent pour en acheter un. Alors un rituel de partage s'instaure, les frites
sont mangées jusqu'à la dernière miette et les enfants, non rassasiés mais heureux, repartent
dans des couses folles à travers le quartier de Belcourt. Les enfants partagent également « les
gros berlingots à la menthe, les cacahuètes ou les pois chiches, séchés et salés, les lupins
appelés tramousses ou les sucres d'orge aux couleurs violentes que les Arabes offraient aux
portes du cinéma ». (LPH, 50) Lorsque le jeune Jacques rend visite à son oncle Michel le
charretier, celui-ci lui donne de caroubes « qu'il mâchait et suçait avec délice ». (LPH, 124)
Camus évoque aussi les mounas, sorte de brioches, et les « légères pâtisseries friables
appelés oreillettes » (LPH, 124), traditionnellement mangées à Pâques. Le narrateur évoque
les souvenirs liés à la confection des gâteaux avec les femmes, l'application et l'atmosphère de
bonheur innocent, la cuisson dans les grandes bassines d'huile bouillante, les odeurs vanillées
qui s'échappent des paniers recouverts de linge blanc et se mêlent aux embruns de la mer et à
l'odeur des chevaux qui conduisent la famille dans la forêt de Sidi-Ferruch.
Inscrire la nourriture dans le texte est donc, chez Camus, une nouvelle marque du désir
d'ancrer l'art dans un réel incarné. L'importance accordée au corps ne peut faire l'économie de
ce que révèle le rapport à l'alimentation. Plaisir et frustration le plus souvent vite dépassés,
sont le signe d'un accord profond avec le monde dans sa matérialité. L'odeur vanillée des
gâteaux de Pâques, les saveurs d'une pêche dont le jus coule sur le menton, les couleurs des
épices au marché sont la matière vivante d'une culture. Les sonorités mêmes des mots
– mouna, tramousse – ont le pouvoir suggestif de faire renaître un monde perdu.
Un monde de paroles
Pour être au plus près d'une réalité qu'il veut saisir, empoigner, capturer, transmuer,
l'écriture camusienne se transforme en chambre d'échos, restituant les sociolectes dont l'auteur
s'est nourri dans son enfance à Belcourt. Il rend plus ténue la distance entre la phrase orale et
sa retranscription littéraire. Le rapport au réel, c'est avant tout un rapport particulier à la
langue, et notamment à la langue maternelle, celle de son enfance, cette langue qui, selon
Volochinov, ce proche de Bakhtine, est « le produit d'une communication sociale continue au
sein d'un groupe social donné… Ce qui caractérise en propre l'énoncé (à savoir le choix de
certains mots, une certaine construction de la phrase, une certaine intonation), n'est que le
reflet de la relation qui unit le locuteur à l'ensemble de la conjonction sociale complexe dans
laquelle se déroule le dialogue. »707 Dans les essais, Noces ou L'Été, Camus fait un travail
d'enquêteur. Il restitue fidèlement ce qu'il voit et ce qu'il entend. Son appétit de réel l'attire
vers tout ce que les sens perçoivent, goûtent, entendent. Le réalisme se caractérise alors par
une certaine fidélité dans la restitution des choses entendues. Jacqueline Lévi-Valensi, au sujet
de « L'hôpital du quartier pauvre », constate : « Le langage des malades apporte des signes
immédiats de leur condition sociale, de leur pauvreté, et dans son contenu et dans sa forme ;
langage parlé, répétitif, silencieux, c'est celui que l'on entendra dans "Les voix du quartier
pauvre", ou dans L'Envers et l'Endroit, celui de Raymond ou de Céleste dans L'Étranger :
celui des habitants de Belcourt et, à travers eux, de toute une catégorie sociale. »708 Mais ce
qui intéresse Bakhtine, ce n'est pas tant une certaine fidélité au réel que l'impact de ce réel sur
la création littéraire. C'est lorsque le sociolecte n'est plus une citation pittoresque, qu'il n'est
plus contenu dans le cadre rassurant des guillemets qui n'autorisent aucun débordement, que
l'écriture devient riche et complexe.
Dans ses romans, Camus accorde une très large part à l'oralité. Il écrit certains
passages comme des pièces de théâtre,709 accordant tout l'espace à la retranscription des
échanges de voix ou d'une voix qui s'écoule dans une confession plus ou moins élaborée.
707
Cité par Jean PEYTARD, Mikhaïl Bakhtine, dialogisme et analyse du discours, Bertrand-Lacoste, 1995, p.28
708
Jacqueline LÉVI-VALENSI, op.cit., p.160
709
A contrario, il écrit certains passages de ses pièces comme des récits : il travaille le style, développe les
didascalies, privilégie parfois le contenu du discours au détriment d'une action qui seule peut porter le sens ; il
n'évite pas toujours les faiblesses d'un théâtre idéologique et littéraire, aujourd'hui très daté et suranné.
d'un homme encadré d'agents. Et avant de savoir si l'homme avait volé, était parricide ou
simplement non-conformiste : "Le pauvre" disait-on, ou encore, avec une nuance
d'admiration : "Celui-là, c'est un pirate." » (E, 72) C'est le personnage de Raymond qui, dans
L'Étranger, fait résonner la langue de Belcourt ou de Bab-el-Oued, le « cagayous », la langue
de la rue, celle des mauvais garçons. Quand il raconte son histoire à Meursault, le narrateur
isole des expressions figées ou des incongruités qu'il ne prend pas à son compte mais restitue,
par l'utilisation des guillemets, à son émetteur direct. Lorsqu'il raconte l'algarade avec l'arabe,
il dit : « Vous comprenez monsieur Meursault, m'a-t-il dit, ce n'est pas que je suis méchant
mais je suis vif. L'autre, il m'a dit : "Descends du tram si tu es un homme." Je lui ai dit :
"Allez, reste tranquille." Il m'a dit que je n'étais pas un homme. Alors je suis descendu et je
lui ai dit : "Assez, ça vaut mieux ou je vais te mûrir." Il m'a répondu : "De quoi ?" Alors je lui
en ai donné un. » (TRN, 1145) Pour exprimer l'idée de tromperie, de piège, il dit : « Vous
voyez que je ne l'ai pas cherché. C'est lui qui m'a manqué. » (TRN, 1146) Pour dépeindre la
relation qu'il a avec sa maîtresse, il dit « qu'il avait encore un sentiment pour son coït. »
(TRN, 1147) Homme du milieu, il en utilise le code spécifique. Pour punir la maîtresse
indocile, il fait appel à ses amis de la pègre qui lui proposent de la « marquer ». (TRN, 1147)
Le discours direct restitue des poncifs sans condamnation méprisante mais au contraire
comme si cette utilisation banale d'un langage usé, galvaudé, recelait une richesse cachée, une
vérité plus intacte que celle qui cherche à s'imposer à travers une rhétorique brillante et
complexe. Ainsi Céleste, personnage attachant, le seul homme que Meursault eut envie de
serrer dans ses bras – le propos n'est pas dénué d'humour tendre – utilise le langage à travers
des lieux communs. Apprenant le deuil de Meursault, il exprime sa compassion par quelques
mots d'une grande platitude apparente : « On n'a qu'une mère. » (TRN, 1127) Notons que ce
propos prend place dès les premières lignes du roman et qu'il semble, par son contenu et sa
tonalité, faire pendant à la phrase inaugurale, elle aussi banale et terrible. Les expériences les
plus douloureuses sont d'emblée portées, dans ce récit, par des mots dénués de toute
affectation. Le lieu commun est le lieu de la rencontre des êtres simples et authentiques.
Par la voix de Céleste, l'ordinaire prend place dans le roman. Les paroles, sobres et
insignifiantes, dessinent peu à peu les contours d'un personnage authentique qui ne se paye
pas de mots. Elles sont le plus souvent restituées au discours direct, et parfois intégrées dans
du discours indirect. Cette absorption du discours direct dans le discours indirect entraîne un
non-respect des accords temporels. On peut lire par exemple : « Je lui ai dit que "c'était bon"
et il était de cet avis. » (TRN, 1163) La double finalité est d'attirer l'attention sur la parole de
Meursault et de conserver l'impression de fluidité monotone de la narration. Ce mélange tend
à mettre en valeur l'insignifiance du propos et sa valeur même d'authenticité. Après
l'enterrement de la mère, il demande à Meursault si « ça allait quand même ». Commentant
les relations étranges entre Salamano et son chien, il dit « c'est malheureux ». (TRN, 1144) Sa
difficulté à faire des phrases sera préjudiciable à Meursault lors du procès. De ce fait, on peut
également considérer le roman comme une mise en question du rapport entre la vérité et le
langage, comme une condamnation d'une utilisation sophistiquée du langage par une société
fondée sur la protection des puissants au détriment des hommes humbles, simples et pauvres.
On se souvient que Camus, jeune journaliste, a suivi un certain nombre de procès et a ainsi
constaté la puissance de la parole et les effets pervers de cette puissance si la parole ne sert
pas la vérité.
le sait, met en cause l'unité du sujet : celui-ci ne serait pas un mais multiple, et constituerait
une espèce de lieu d'affrontement de voix diverses voire opposées. »711 Or, pour l'essentiel,
L'Étranger restitue des paroles au discours indirect, discours indirect libre ou discours
narrativisé, provoquant ainsi une confusion des voix. La source de la parole rapportée peut
être délibérément obscure, imprécise. Lors de l'instruction, le personnage de Meursault
apparaît de plus en plus caractérisé par une insensibilité indécente et inacceptable. L'ébauche
toujours plus précise d'un homme qui sera condamné à mort s'élabore à partir de propos
rapportés dont l'origine est confuse : « Il m'a d'abord dit qu'on me dépeignait comme un
personnage taciturne et renfermé. » (TRN, 1173)
L'Étranger peut être lu comme le récit d'une tentative du sujet de devenir le maître de
sa parole, de réduire l'écart entre ce qui est dit comme par hasard, la parole culpabilisée,
l'indifférence qui marque l'éloignement du sujet de son propre centre et une prise en charge
nouvelle du discours par un sujet plus centré, plus près de lui-même car détaché de l'illusion
d'une vie éternelle et monotone. La phrase inaugurale « Aujourd'hui, maman est morte. »
place le récit dans une oralité immédiate. Cette banalité même de l'expression signale
également une fracture, une absence insupportable. Commencer par le constat impossible de
la fin, du terme, de la mort impose d'emblée l'inacceptable d'une absence irrémédiable. Les
quatre mots tissent un fil tendu sur lequel le narrateur, Meursault, va marcher avant une chute
libératoire. Dominique Rabaté, dans son analyse de l'incipit de L'Étranger propose la figure
du deuil et de l'absence comme étai narratologique. Il s'attarde sur la première phrase et
souligne sa « signification programmatique […]. Ces mots, dans leur simplicité même,
ouvrent une faille que rien ne saura refermer. »712 Il ajoute « quelqu'un parle » relevant
l'utilisation des déictiques « aujourd'hui » et l'expression hypocoristique « maman ». La
question qui se pose alors est de savoir qui parle et où se situe le lieu d'émission de cette
parole à la fois proche, familière et lointaine, impersonnelle, étrange, étrangère. En effet,
L'Étranger est un récit à la première personne en focalisation interne avec, dans la
terminologie de Genette « paralipse presque totale des pensées. » On peut même, suivant
l'analyse de Dominique Rabaté, rapprocher la voix de Meursault du neutre blanchotien : « Ce
mouvement de perte, de distance et d'éloignement, s'il fallait lui donner un nom, serait celui
711
Ibid., pp.30-31
712
Dominique RABATÉ, Vers une littérature de l'épuisement, José Corti, 1991, p.89
de l'étrangeté, comme un creux porté au cœur des choses. Son type de procès est d'une nature
spéciale : ni actif, ni passif mais relevant de ce que Blanchot appelle "le neutre". Il inviterait
presque à reconsidérer le titre du roman, non comme un nom, mais comme un verbe
improbable, un néologisme scandaleux : "l'étranger", rendre tout rapport de soi au monde, de
soi à soi, étrange, absent. Il désignerait par son incongruité syntaxique une limite de la
pensée. »713 Sartre décrit le « procédé » narratif de M. Camus en des termes métaphoriques :
« […] entre les personnages dont il parle et le lecteur, [Camus] va intercaler une cloison
vitrée. Qu'y a-t-il de plus inepte en effet que des hommes derrière une vitre ? il semble qu'elle
laisse tout passer, elle n'arrête qu'une chose, le sens de leurs gestes. Reste à choisir la vitre : ce
sera la conscience de L'Étranger. C'est bien, en effet, une transparence : nous voyons tout ce
qu'elle voit. Seulement on l'a construite de telle sorte qu'elle soit transparente aux choses et
opaque aux significations. »714 La faille, la limite, placent la parole dans un présent périlleux
par son évanescence, un présent dont le sens se dérobe dans la vacuité. La vie s'écoule vers la
mort prochaine, le temps s'écoule dans l'ennui d'une vie privée de sens. La parole s'écoule,
aussi vaine et creuse que cet espace mobile dans lequel elle s'inscrit par hasard. Avec le
constat inaugural et brutal de la mort, tout devient informe et sans saveur. Il s'agit seulement
de continuer à vivre, par habitude. L'étrange résonance de la parole de Meursault contient
cette révélation liminaire. C'est pourquoi Sartre, dans son explication de L'Étranger, faisant
écho à la pensée de Camus dans Le Mythe de Sisyphe,715 note que ce roman aurait pu ne pas
être, « L'Étranger est là, détaché d'une vie, injustifié, injustifiable, stérile, instantané, délaissé
déjà par son auteur, abandonné pour d'autres présents. ». Il ajoute : « La présence de la mort
au bout de notre route a dissipé notre avenir en fumée, notre vie est "sans lendemain", c'est
une succession de présents. »716 C'est pourquoi seul le présent semble exister. La phrase
restitue dans sa nudité solitaire la succession vaine de ces présents dont le cumul forme une
vie. « Une phrase de L'Étranger, dit Sartre, c'est une île. Et nous cascadons de phrase en
phrase, de néant en néant. C'est pour accentuer la solitude de chaque unité phrastique que
M. Camus a choisi de faire son récit au passé composé. » Le passé composé est un temps de la
discontinuité, un temps de la mouvance du présent. Il est, explique Dominique Rabaté, « un
713
Ibid., pp.90-91
714
Jean-Paul SARTRE, Critiques littéraires, Situations I, Gallimard, 1947, pp.106-107
715
« Le présent est la succession des présents devant une âme sans cesse consciente, c'est l'idéal de l'homme
absurde. » (E, 145)
716
Jean-Paul SARTRE, Critiques littéraires, Situations I, op.cit., p.108
717
Dominique RABATÉ, Vers une littérature de l'épuisement, op.cit., p.91
organisé ce scintillement de petits éclats sans lendemain dont chacun est une volupté. »718
L'effroi devant la mort nourrit le désir de jouissance incarnée. Mais il contraint également
l'homme à s'interroger sur son identité. Qui suis-je moi qui suis destiné à disparaître ? Qui dit
"je" quand je parle ?
La littérature du XXe siècle est une remise en question de l'unité du sujet, une
problématisation de l'usage apparemment simple d'un "je" sincère. Ce que Dominique Rabaté
appelle « La fiction du sujet » dans Vers une littérature de l'épuisement est une interrogation à
la croisée d'un questionnement sur la nature du sujet et la traduction de cette nature complexe
dans une langue dialogique. Il rappelle les analyses de Ducrot qui remet en question
l'utilisation du "je" : « Dire "je" […] n'est pas chose aussi transparente et simple qu'on le croit
d'ordinaire. Le jeu de masques qui se profile sous ce terme trivial cache, sous l'apparence
optimiste d'une métaphore théâtrale qui peut laisser supposer abusivement une liberté entière
et ludique pour son "auteur", une interrogation plus angoissée sur l'être de ce sujet
perpétuellement mobile, fuyant comme Protée. »719
Meursault est laconique. Il s'exprime par des phrases brèves, voire monosyllabiques :
« J'ai dit "oui" pour n'avoir plus à parler. » (TRN, 1128) Pour désigner sa mère, il dit
« maman ». Selon les locuteurs, la mère du narrateur est "Madame Meursault" pour le
directeur de l'asile, "votre pauvre mère" selon Salamano, "celle qui lui [a] donné le jour" pour
le procureur, "mère décédée" dans le télégramme. L'étranger refuse les usages galvaudés de la
langue. Dans la seconde partie du roman, il est à plusieurs reprises sur le point de dire une
chose qu'au dernier moment, mû par une intuition confuse, il décide de taire.720 Ces paroles
retenues, interdites, sont données à entendre au lecteur qui accède ainsi à une intimité du
personnage. Meursault n'est pas un être dénué de capacité d'analyse, il projette sa parole dans
le dialogue avec l'autre avant de l'énoncer à voix haute et censure une partie de ses réparties
spontanées car il sait qu'elles ne sont pas conformes à la bienséance, aux codes axiologiques
de la société. Parfois, il nous fait entendre ce qu'il aurait voulu dire mais qu'il n'a pu prononcer
par pudeur ou par incapacité d'exprimer ses sentiments. Avec le juge d'instruction, dès les
718
Jean-Paul SARTRE, Critiques littéraires, Situations I, op.cit., p.111
719
Dominique RABATÉ, Vers une littérature de l'épuisement, José Corti, 1991, p.55
720
Ce sont parfois des gestes qu'il retient au dernier moment. Dans les premiers entretiens avec le juge
d'instruction, éprouvant de la sympathie pour cet homme « aux traits fins, aux yeux bleus enfoncés, grand,
avec une longue moustache grise et d'abondants cheveux presque blancs » (TRN, 1171), il réprime le désir de
lui serrer la main : « En sortant, j'allais même lui tendre la main, mais je me suis souvenu à temps que j'avais
tué un homme. » (Ibid.)
confidence improvisée. Dans ces longues confessions, Camus cède à la tentation du lyrisme
ou de la rhétorique.
Dans La Peste, les voix semblent restituées dans la grande tradition du roman
dix-neuviémiste. Cet ouvrage se présente comme une chronique, à la façon des romans russes
de Dostoïevski. La voix inaugurale qui donne le ton à l'ouverture est une voix dont on ignore
l'origine. La fin de l'ouvrage révèle l'identité du narrateur. Cependant, il n'est pas certain que
le locuteur de ce prologue coïncide avec l'identité du narrateur. Il s'agirait plutôt d'un double
de l'auteur tant le ton de ce texte, par son ironie acerbe, sa verve mordante, rappelle certains
passages journalistiques de l'époque d'Alger Républicain ou des pages des essais. Il évoque le
narrateur silencieux dont il a été question précédemment. Mais ce locuteur est par ailleurs un
habitant d'Oran : « On dira sans doute que cela n'est pas particulier à notre ville […]. »
(TRN, 1220) Il est donc un personnage fictif, un double obscur du chroniqueur, un narrateur
qui fait entendre sa voix dans le prologue uniquement et disparaît par la suite, ne laissant que
l'empreinte fragile d'une ironie née de la désespérance. On peut rapprocher cette ouverture
sarcastique de La Peste du « Minotaure » dans L'Été. On y trouve de part et d'autre un propos
volontairement cru, violent. Dès les premières lignes du roman, on lit : « La cité elle-même,
on doit l'avouer, est laide. » (TRN, 1219) L'emploi du pronom "on" à la fois anonyme et
fédérateur, force le lecteur à s'associer au jugement énoncé et au ton choisi. Il permet de
présenter le propos comme une vérité sur laquelle tout le monde s'entend. Dans la nouvelle
extraite de L'Été, le locuteur peut employer la première personne du singulier mais il
affectionne également les tournures impersonnelles généralisantes : « Quelques bons esprits
ont essayé d'acclimater dans ce désert les mœurs d'un autre monde, fidèles à ce principe
qu'on ne saurait bien servir l'art ou les idées sans se mettre à plusieurs. Le résultat est tel que
les seuls milieux instructifs restent ceux des joueurs de poker, des amateurs de boxe, des
boulomanes et des sociétés régionales. Là au moins, règne le naturel. » (E, 814) La même
dépréciation de la ville alimente un propos corrosif. Oran, considérée comme un désert d'un
côté, est envisagée de l'autre sous l'angle de l'absence, de la restriction : « […] une ville sans
pigeons, sans arbres et sans jardins, où l'on ne rencontre ni battements d'ailes ni froissement
de feuilles, un lieu neutre pour tout dire. » (TRN, 1219) L'ironie permet d'énoncer des vérités
avec un impact plus percutant dans la mesure où elle implique l'adhésion, par entente
implicite, du lecteur déchiffreur. Le locuteur n'est pas là chroniqueur mais détracteur. Il ne
semble pas que l'on puisse considérer le docteur Rieux capable d'une telle ironie mordante.
Cette ville vouée à la poussière, aux cailloux, à la chaleur dans « Le Minotaure », est marquée
dans le roman par la même déréliction.
Celui qui parle dans ce prologue ne peut être un double de Camus puisqu'il se présente
comme un habitant d'Oran. Il est également peu vraisemblable qu'il s'agisse de Rieux qui ne
montre guère par la suite de propension à la dérision désespérée et comique. Le locuteur
affirme vouloir faire la chronique des événements qui ont marqué la ville en ces temps
imprécis ou indécis ; la date est présentée à la façon des chroniques russes : «[…] en 194.
[…] » (TRN, 1219) Il fait coïncider le locuteur et le chroniqueur : « Arrivé là, on admettra
sans peine que rien ne pouvait faire espérer à nos concitoyens les incidents qui se
produisirent au printemps de cette année-là et qui furent, nous le comprîmes ensuite, comme
les premiers signes de la série des graves événements dont on s'est proposé de faire ici la
chronique. » (TRN, 1221) Il distingue le chroniqueur du narrateur. On remarquera la prudence
et la réserve avec laquelle le locuteur présente l'entreprise du narrateur. Est-ce une mise en
question de l'authenticité de toute narration ? On peut penser que, dans cette ouverture
dissonante, Camus fait entendre des voix divergentes, voix qui parfois peuvent coïncider mais
qui le plus souvent se perdent dans le désert assourdissant du monde bigarré des hommes
aveuglés par les illusions, la foi, le divertissement, la bêtise. Voix qui émanent d'un centre qui
se dérobe sans cesse, qui se diffractent en éclats dispersés.722
Tessiture nouvelle
Refus de l'intellectualisation
« Cf. Gide : fait de la spéculation philosophique avec
des mots courants. / Cf. Stravinsky : exprime une âme très rude
avec des refrains populaires. » ( Pléiade 2006-1, 953)
L'observation de la matière fictionnelle nous permet de constater que Camus a, dans
ses premières années, été tenté par une écriture symboliste, intellectuelle, par un monde
722
La question de la narration dans La Peste résulte d'une réflexion consciente. Pierre HERBART, dans la NRF de
1960 raconte : « Camus préparait La Peste. Il m'en exposa un soir le sujet. "Ce que je ne sais pas encore, dit-
il, c'est sous quelle forme et par qui l'histoire sera contée. – Pourquoi pas, conclûmes-nous, par un narrateur
comme dans Les Possédés? Vous savez : Je vais entreprendre la chronique des événements qui se sont
déroulés dans notre ville." À quelque temps de là, Camus me dit : "Je crois que je vais retenir l'idée du
narrateur." » Hommage à Albert Camus, in La Nouvelle Revue française, mars 1960, pp.470-471
idéalisé que l'art permet d'atteindre et de transmettre. Puis il se trouve très vite réancré dans
une réalité qui le saisit, réalité de la chair, source de plaisir et d'effroi, réalité des corps
amoureux ou des corps agonisants, réalité des senteurs enivrantes dans les rues de Bab-el-
Oued, des voix qui résonnent dans ces quartiers populaires où il a grandi. Camus s'éloigne
d'une écriture artiste, abstraite et conceptuelle. Très vite, il affirme : « Je ne suis pas un
philosophe. » Dans les Carnets, dès janvier 36, il formule une définition paradoxale de la
philosophie : « Si tu veux être philosophe, écris des romans ». (C I, 23) Jeune journaliste à
Alger républicain, il rédige le 20 octobre 1938 un article sur La Nausée. Incisif, il proclame :
« Un roman n'est jamais qu'une philosophie mise en images » mais il ajoute : « Et dans un
bon roman, toute la philosophie est passée dans les images. Mais il suffit qu'elle déborde les
personnages et les actions, qu'elle apparaisse comme une étiquette sur l'œuvre, pour que
l'intrigue perde son authenticité et le roman sa vie. » (E, 1417) Il affirme qu'une œuvre se
situe au point d'intersection de la pensée et de la vie. L'exemple récurrent qui apparaît dans
ces années-là et qui lui sert à illustrer son propos est le roman de Malraux La Condition
humaine. Dans cet article, il critique Sartre – peut-être celui-ci ne lui pardonnera-t-il
jamais ? – pour n'avoir pas réussi à faire coïncider la peinture vraie de la société bourgeoise
d'un petit port du nord de la France et la philosophie du désespoir « telle qu'elle se résume
dans la pensée des Kierkegaard, Chestov, Jaspers ou Heidegger. » (E, 1417) Il regrette donc
le manque d'adhésion du lecteur face à l'angoisse existentielle et l'attribue à « ce déséquilibre
si sensible entre la pensée de l'œuvre et les images où elle se joue. » (E, 1418) Le 23 mai
1939, il fait la critique d'un roman d'Ignazio Silone, Le Pain et le vin. Il loue la capacité de
l'auteur à poursuivre la double finalité de l'art révolutionnaire et de la grandeur artistique. Le
roman n'est pas une œuvre de propagande car il s'inscrit dans la chair de la vie, dans la vérité
de l'ordinaire. Camus ajoute, en clausule : « Retrouver le chemin de ces gestes [il s'agit des
gestes séculaires des paysans italiens] et de cette vérité, et d'une philosophie abstraite de la
révolution, revenir au pain et au vin de la simplicité, c'est l'itinéraire d'Ignazio Silone et la
leçon de ce roman. » (E, 1399)
Sartre, dans son explication de L'Étranger, rend hommage au romancier de n'avoir
justement pas écrit un roman à thèse. Utilisant la terminologie camusienne, il constate que le
roman est « au contraire le produit d'une pensée "limitée, mortelle et révoltée" ». « Il prouve
par lui-même, dit Sartre, l'inutilité de la raison raisonnante : "Le choix que (les grands
romanciers) ont fait d'écrire en images plutôt qu'en raisonnements est révélateur d'une
certaine pensée qui leur est commune, persuadée de l'inutilité de tout principe d'explication et
convaincue du message enseignant de l'apparence sensible." Ainsi le seul fait de délivrer son
message sous forme romanesque révèle chez M. Camus une humilité fière. »723 L'auteur de
Situations I propose là une critique de L'Étranger en forme d'écho à la voix du Camus du
Mythe de Sisyphe – que par ailleurs il dédaigne affirmant que cet auteur méditerranéen n'a pas
tout compris lorsqu'il cite Jaspers ou Kierkegaard – puisqu'il inscrit sa parole dans celle de
Camus. Leur pensée semble se confondre quand on retourne vers Le Mythe de Sisyphe et
qu'on lit : « Le roman à thèse, l'œuvre qui prouve, la plus haïssable de toutes, est celle qui le
plus souvent s'inspire d'une pensée satisfaite. La vérité qu'on croit détenir, on la démontre.
Mais ce sont là des idées qu'on met en marche, et les idées sont le contraire de la pensée. Ces
créateurs sont des philosophes honteux. Ceux dont je parle ou que j'imagine sont au contraire
des penseurs lucides. À un certain point où la pensée revient sur elle-même, ils dressent les
images de leurs œuvres comme des symboles évidents d'une pensée limitée, mortelle et
révoltée. » (E, 191)
L'obligation de vérité
« À mauvaise conscience, aveu nécessaire. L'œuvre est
un aveu, il me faut témoigner. Je n'ai qu'une chose à dire, à bien
voir. C'est dans cette vie de pauvreté, parmi les gens humbles et
vaniteux que j'ai le plus sûrement touché à ce qui me paraît le
sens vrai de la vie. » (C I, 16)
L'attrait irrésistible du réel s'accompagne d'une nécessité d'authenticité. Il s'agit pour
Camus de témoigner avec la plus grande clarté. Ce qu'il écrit à propos de La Douleur de
Richaud est à cet égard particulièrement significatif. Dans Les Rencontres avec André Gide,
Camus raconte comment il découvrit ce roman et les effets durables provoqués par sa lecture :
« L'année suivante, je rencontrai Jean Grenier. Lui aussi me tendit, entre autres choses, un
livre. Ce fut un roman d'André de Richaud qui s'appelait La Douleur. Je ne connais pas
André de Richaud. Mais je n'ai jamais oublié son beau livre, qui fut le premier à me parler de
ce que je connaissais : une mère, la pauvreté, les beaux soirs dans le ciel. Il dénouait au fond
723
Jean-Paul SARTRE, Critiques littéraires, Situations I, Gallimard, 1947, pp.97-98
de moi un nœud de liens obscurs, me délivrait d'entraves dont je me sentais la gêne sans
pouvoir les nommer. Je le lus en une nuit, selon la règle, et au réveil, nanti d'une étrange et
neuve liberté, j'avançai, hésitant, sur une terre inconnue. Je venais d'apprendre que les livres
ne versaient pas seulement l'oubli et la distraction. Mes silences têtus, ces souffrances vagues
et souveraines, le monde singulier qui m'entourait, la noblesse des miens, leur misère, mes
secrets enfin, tout cela pouvait donc se dire ! Il y avait une délivrance, un ordre de vérité, où
la pauvreté, par exemple, prenait tout d'un coup son vrai visage, celui que je soupçonnais et
révérais obscurément. La Douleur me fit entrevoir le monde de la création […]. » (E,
1117-1118) Le roman de Richaud révèle à Camus une ouverture nouvelle vers un réel
immédiat. Tout peut se dire. Le vécu, aussi empreint de misère et d'indigence soit-il, peut
devenir matière littéraire. Mais, à la différence des romans du XIXe siècle dans lesquels le
peuple intéresse les écrivains bourgeois qui enquêtent dans les rues de Paris ou dans le terroir
de la France profonde, Richaud et Camus évoquent, sans apprêts et sans décor, un dénuement
qu'ils ont connu. Déjà en mai 35, dans ses Carnets, Camus écrivait : « Ce que je veux dire :
Qu'on peut avoir – sans romantisme – la nostalgie d'une pauvreté perdue. Une certaine
somme d'années vécues misérablement suffisent à construire une sensibilité. Dans ce cas
particulier, le sentiment bizarre que le fils porte à la mère constitue toute sa sensibilité. Les
manifestations de cette sensibilité dans les domaines les plus divers s'expliquent suffisamment
par le souvenir latent, matériel de son enfance (une glu qui s'accroche à l'âme). » (C I, 15)
trop se souvenir, il fallait se tenir tout près des jours, heure après heure comme le faisait sa
mère […]. » (LPH, 79) Cercle ou spirale,724 l'œuvre de Camus, comme pour briser la fatalité
aliénante de l'appartenance sociale, ne cesse d'explorer le passé, de revenir, comme il
l'exprime dans sa préface à L'Envers et l'Endroit,725 à deux ou trois images qui ont marqué son
œuvre : « […] rien ne m'empêche de rêver, à l'heure même de l'exil, puisque du moins je sais
cela, de science certaine, qu'une œuvre d'homme n'est rien d'autre que ce long cheminement
pour trouver, par les détours de l'art les deux ou trois images simples et grandes sur
lesquelles le cœur, une première fois s'est ouvert. ». Affectionnant les métaphores, Camus,
dans cette préface, évoque le symbole de la source pour figurer l'origine d'une sensibilité
d'artiste. Cette source est la pauvreté qui, dit-il « n'a jamais été un malheur […] : la lumière y
répandait ses richesses. » Plus loin, il parle des traces laissées par le passé sur le chemin qui
s'ouvre avec la rédaction de L'Envers et l'Endroit. Il dit : « Souvent, croyant avancer, je
reculais. » Pour justifier la publication de cette œuvre de jeunesse qu'il trouve par ailleurs
imparfaite, il explique qu'il est un temps où chaque artiste éprouve la nécessité de « se
rapprocher de son propre centre, pour tâcher ensuite de s'y maintenir. » Depuis ce centre
originel, l'artiste amorce la ligne courbe d'une œuvre qui n'est ni linéaire ni circulaire mais
ellipsoïdale : « Si, malgré tant d'efforts pour édifier un langage et faire revivre des mythes, je
ne parviens pas un jour à récrire L'Envers et l'Endroit, je ne serai jamais parvenu à rien,
voilà ma conviction obscure. » (E, 13) Le Premier homme était à ce moment là en gestation,
comme en attestent les nombreuses notes des Carnets qui y font allusion. Ce roman du retour
à la source originelle est-il cette réécriture à laquelle Camus fait allusion dans cette préface ?
Les termes avec lesquels il décrit cette œuvre virtuelle peuvent donc qualifier le roman
posthume : « Rien ne m'empêche en tous cas de rêver que j'y réussirai, que je mettrai encore
au centre de cette œuvre l'admirable silence d'une mère et l'effort d'un homme pour retrouver
une justice ou un amour qui équilibre ce silence. »
Sa justification d'artiste est donc non seulement une fidélité aux siens, à son passé
d'habitant de Belcourt, mais aussi une nécessité de faire revivre ce passé par les images nées
d'un cœur qui s'éveille. Les siens, ses proches, sa mère analphabète, son frère, ses oncles, ne
724
Jacqueline LÉVI-VALENSI propose cette alternative figurale dans « La relation au réel dans le roman
camusien », Camus, œuvre ouverte, œuvre fermée, actes du colloque du centre culturel international de
Cerisy-la Salle, juin 1982, Gallimard, 1985, p.153-185
725
La préface est publiée dans le volume des Essais de la Pléiade, aux pages 5 à 13.
sont pas des êtres pour lesquels la complémentarité d'une sensibilité et d'une culture ont
permis la naissance de ces images du monde à partir desquelles l'art, par transmutation, par
métamorphose, s'élabore, reconstruit le réel, remodèle le passé et donne au silence l'épaisseur
des mots qui chantent. C'est la raison pour laquelle il dédie ce livre à celle qui ne pourra
jamais le lire. Il veut offrir aux siens une mémoire qui leur fait défaut. L'écrivain revendique
une place impossible dans le monde. À la façon d'Annie Ernaux qui, justement, intitule son
roman d'inspiration autobiographique La Place, Camus s'interroge sur cette question nodale.
Quelle place occupons-nous dans un temps, un espace, une époque, une histoire collective,
une fratrie, une histoire familiale ? Sur quelle place publique projetons-nous cette
interrogation ? Comment cette question de la place, mise en mots, projetée sur la place,
change la place de celui qui la pose et l'expose ? La mémoire infidèle, les mots incertains,
tentent de recréer une place qui n'est plus et actualisent une place nouvelle et éphémère. Dans
une volonté de fidélité à soi et à ses origines, l'auteur, dans une recréation du passé par les
mots, est parfois tenté de nier l'ambiguïté de la place et de la limite du sujet qui parle. La
fidélité au passé suppose en effet une conception simplifiée d'un réel univoque par un sujet
qui s'inscrit dans une permanence unifiée.
Camus aspire à un art ancré dans le réel, un art qui donne vie à une figure d'homme
incarné, simple, viril, un homme de la quotidienneté la plus banale. La figure lyrique d'un
Ulysse se double de celle, insignifiante, de Céleste ou de Raymond. Ces personnages
s'actualisent dans la fadeur et inscrivent le roman dans une poétique du quotidien.
Insignifiance et innocence
« Oui, l'homme est sa propre fin. Et il est sa seule fin. »
(E, 167)
De l'idéalisme vaincu et dépassé au réalisme insuffisant, Camus trouve sur le chemin
de sa recherche esthétique les notions récurrentes d'« indifférence » et d'«insignifiance ». Son
attachement au réel, à la concréture du monde, à la saveur des corps, aux effluves du zénith,
aux douceurs langoureuses des crépuscules verts sur la baie d'Alger se heurte à la menace de
la fracture, du terme, de la maladie présente et de la mort imminente. L'amour du réel et
l'émergence d'une certaine indifférence vont l'amble désormais. Indifférence et insignifiance
libèrent l'art d'oripeaux flamboyants et le revêtent d'atours invisibles. Camus accorde son
attention d'artiste à des êtres évoluant loin de toute valeur héroïque. Il formule son choix en
précisant à Grenier qu'il a créé, à travers le Diego de L'État de siège, un héros à mi-hauteur.
Ces hommes peuplent l'univers de Camus : Céleste, Salamano, Raymond, Masson. Ce sont
des hommes méditerranéens, simples, au langage rugueux, des hommes généreux, parfois
malmenés par une vie matérielle avilissante.
Une vision de l'homme incarné s'actualise dans l'acceptation du réel. La tentation du
rêve ou de l'idéalisation, la fascination pour l'abstraction, l'intellectualisation, laissent place
peu à peu à des contingences immédiates, à un réel tangible. Mais ce réel n'est pas exempt
d'une part d'ombre. Le mal, la souffrance, la maladie, la mort, s'inscrivent dans la chair de
l'homme encore jeune. Le sang qu'il crache le rappelle à la réalité terrifiante du terme fatal.
Camus, très vite, ne peut plus se payer de mots, lui pour qui les mots étaient une revanche sur
l'aliénation sociale, un défi à l'enfermement inéluctable dans un destin déterminé. Ils sont un
rapport en même temps qu'une faillite, une bouée, un fardeau. Ils signent une identité qui fuit
dans l'expression même de l'affirmation de cette identité. Ils racontent l'authentique et
témoignent dans la vérité de la fiction.726 Ils sont la chair du verbe, l'affirmation du désaveu.
Ils sont, dans la vérité et le mensonge, l'actualisation de nos contradictions tensionnelles entre
le bien et le mal, entre l'engagement et le bonheur égoïste, entre l'idéalisation onirique et le
réel, entre l'abstraction philosophique et l'ancrage dans une terre qui nous porte. Miklós
Szentkuthy, dans un ouvrage consacré à saint Augustin, retrace le parcours du philosophe :
« Partir d'une vision intellectuelle du monde propre à la jeunesse pour parvenir à la perception
sentimentale de l'homme mûr, c'est l'itinéraire d'Augustin et de tous les grands esprits. Non
point l'inverse. On ne passe pas d'un lyrisme adolescent aux philosophies de vieillesse : le
mouvement va des philosophies des adolescents au lyrisme de l'âge mûr. C'est la seule voie
humaine, virile, intelligente. »727
Dans cette acceptation d'un réel immédiat qui suppose l'utilisation d'un verbe qui a
failli en même temps qu'il pose le sujet dans un endroit impossible, le mal inévitable surgit.
Mal intime de l'homme faillible. Mal collectif qui inscrit le destin de l'homme dans un échec
inévitable, un revers fatal. L'intellectualisation protège l'homme, dresse une barrière derrière
laquelle les beaux esprits, les brillants rhéteurs se dissimulent. Le temps voit s'effondrer les
726
Allusion au Mentir-Vrai d'ARAGON.
727
Miklós SZENTKUTHY, En lisant Augustin, José Corti, 1996
fragiles barricades et dévoile une vie mirifique et affligeante, un réel tendu entre l'innocence
et la faute, entre le silence et le verbe, entre l'ombre et le soleil. L'homme sans armure est un
exilé à la recherche d'un royaume qu'il sait n'être qu'un mirage.
LE MAL
« Je suis loin du bien et j'ai soif d'unité. Cela est
irréparable. » (C II, 74)
Prolégomènes
Deux questions se superposent et s'opposent. La première : d'où vient le mal ? suppose
une essence du mal qui existe a priori. La deuxième : pourquoi faisons-nous le mal ? induit
une conception du mal lié à la volonté. Gnostiques et manichéens728 ont considéré que le mal
avait une existence à part entière. Ils ont été considérés comme hérétiques par un
christianisme qui, dès saint Augustin, a associé le mal au faire plutôt qu'à l'être.729 Ce n'est pas
parce que le mal préexiste qu'Adam désobéit mais c'est en désobéissant qu'il invente le mal en
même temps que la liberté. Camus reprend dans Le Mythe de Sisyphe l'alternative sur la
question du mal et le lien entre le choix d'agir mal et la liberté, lien qu'il refuse puisqu'il
présuppose une instance supérieure, Dieu, qui ne peut nullement être rattachée à l'expérience
individuelle, immanente, immédiate de l'homme dans sa vie terrestre et temporelle : « Car
devant Dieu, il y a moins un problème de la liberté qu'un problème du mal. On connaît
728
« Le manichéisme réduit le monde à trois étapes : le passé ou l'état d'une dualité parfaite entre les substances
du Bien et du Mal ; le présent, souillé par le mélange de ces éléments fondamentaux ; et le futur, qui promet
leur séparation renouvelée. La sotériologie manichéenne promet le salut par le refus du compromis, et le rejet
radical de notre monde ici-bas comme médiation de notre condition. », Raphaël ENTHOVEN, article
« Manichéisme » in Grand dictionnaire de la philosophie, Larousse, CNRS Éditions, 2003, p.643
729
Julia KRISTEVA propose une distinction similaire dans Pouvoirs de l'horreur : « Les interprétations de
l'impureté biblique se partagent, en gros, en deux courants. Le premier, suivant les idées de W. ROBERTSON
SMITH (The Religion of Semites, 1889), considère l'impureté biblique comme un état interne au monothéisme
juif, intrinsèquement dépendante de la volonté divine puisque l'impur est ce qui déroge aux principes divins.
Loin d'être une force démoniaque étrangère à la divinité, l'impureté serait donc une sorte de neutralisation des
tabous (propres aux rites de la souillure), du fait qu'elle est subordonnée à la volonté de Dieu. L'autre
interprétation, représentée par Baruch A LEVINE, considère l'impureté comme indicative d'une force
démoniaque, menaçant la divinité, agissant indépendamment d'elle, et analogue à la puissance autonome d'un
esprit du mal. », Julia KRISTEVA, Pouvoirs de l'horreur, Éditions du Seuil, Points, 1980, p.109 Cependant elle
relie aussitôt cette distinction au thème du pur et de l'impur, déterminant dans l'univers biblique et qui
contribue à poser les dichotomies essentielles par rapport auxquelles l'homme trouve sa place par la mise en
place des tabous : végétal et animal, chair et sang, sain et malade, altérité et inceste. « À s'en tenir à la valeur
sémantique de ces oppositions, on les groupera en trois grandes catégories d'abomination : 1. les tabous
alimentaires ; 2. l'altération corporelle et son apogée, la mort ; 3. le corps féminin et l'inceste. » Ibid., p.11
Le mal 475
ADAM
l'alternative : ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-puissant est responsable du mal. Ou
nous sommes libres et responsables, mais Dieu n'est pas tout-puissant. Toutes les subtilités
d'écoles n'ont rien ajouté ni soustrait au tranchant de ce paradoxe. C'est pourquoi je ne puis
pas me perdre dans l'exaltation ou la simple définition d'une notion qui m'échappe et perd son
sens à partir du moment où elle déborde le cadre de mon expérience individuelle. » (E, 140)
Cependant on peut faire le constat d'une actualisation du mal dans l'action, dans l'immanence,
l'immédiateté, l'instant qui s'oppose à l'éternité. Le mal, qu'il préexiste à l'homme ou qu'il
apparaisse dans l'acte commis, s'inscrit dans le temps, radicalise l'événement.730 Olivier Abel
rappelle que le mal, « longtemps tenu dans l'Antiquité pour une opinion ou un sentiment dont
il faudrait se délivrer, devint un problème philosophique avec les doctrines dualistes (Plotin)
et la rencontre entre le monothéisme et le manichéisme. »731 Dans ce même article, le
philosophe reprend la distinction instaurée par Leibniz entre le mal métaphysique
(imperfection nécessaire des créatures), le mal moral (péché) et le mal physique (souffrance).
Ces trois maux sont par ailleurs liés : on souffre physiquement parce qu'on est coupable, ceci
résultant de notre imperfection irréductible. Leibniz encore distingue la face active du mal,
celle qui est responsable et éventuellement coupable, et la face passive, celle qui est souffrante
et éventuellement impuissante. Cette distinction est reprise par Ricœur dans un petit ouvrage
qui s'intitule Le mal. Ricœur aborde la question par une réflexion terminologique et
diachronique : « Ce qui fait toute l'énigme du mal, c'est que nous plaçons sous un même
terme, du moins dans la tradition de l'Occident judéo-chrétien, des phénomènes aussi
disparates, en première approximation, que le péché, la souffrance et la mort. On peut même
dire que c'est dans la mesure où la souffrance est constamment prise comme terme de
référence que la question du mal se distingue de celle du péché et de la culpabilité. Avant
donc de dire ce qui, dans le phénomène du mal commis et dans celui du mal souffert, pointe
730
KANT montre que le mal ne préexiste pas à l'homme mais qu'il apparaît dans l'action. La question demeurée
non résolue – mais KANT ne désirait remonter plus en amont – c'est de savoir pourquoi l'homme choisit de
faire le mal plutôt que le bien. Les investigations kantiennes qui tendent à expliquer une action selon le motif,
du côté de l'universel et donc du bien, et le mobile, du côté de subjectif, de la satisfaction égoïste et donc,
éventuellement du côté du mal, laissent en suspens l'hypothèse, non gnostique parce non religieuse, d'une
réalité de l'homme qui ne serait pas du côté du Bien suprême mais plutôt du côté de l'obscur, voire du
glauque. Il faut attendre la psychanalyse pour jeter sur l'homme dans son rapport au mal un regard totalement
différent.
731
Olivier ABEL, « Mal » in Grand dictionnaire de philosophie, Larousse, 2003, p.636
476 Le mal
ADAM
en direction d'une énigmatique profondeur commune, il faut insister sur leur disparité de
principe. »732
Pour ma part, je distingue trois domaines d'exploration dans lesquels s'inscrit la
tripartition classique du mal physique, métaphysique et moral. Le mal dans l'univers du
sacré,733 la chute comme paradigme liminaire, la souffrance liée aux tentations de la chair, à la
maladie, à la peur de la mort, à la jalousie. Le mal profane734 et politique, les dérives du
pouvoir, les dictatures, les totalitarismes, la violence de l'homme sur l'homme, le désir de
puissance. Enfin, le mal dans l'espace de la création, le stérile et l'inutile, l'épuisement, la
faille, la tentation silence, l'aporie, la page blanche, l'inachevé, la dispersion, la confusion, la
logorrhée vaine et stérile, l'incapacité de l'artiste à offrir une transcendance au mal sacré, un
évitement des maux du totalitarisme dans la concrétude et l'immédiateté. Trois instances donc,
d'abord l'individu face à sa conscience morale, puis la communauté face aux dérives
politiques du mal totalitaire, et enfin le créateur lucide face aux inexorables exigences de
l'œuvre à accomplir pour une communauté réconciliée dans une immanence sacrée. Il s'agit,
en explorant ces domaines, de savoir si la conscience lucide de l'existence du mal est
exclusive d'un désir d'unité, récurrent dans la pensée camusienne.
732
Paul RICŒUR, Le mal, un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides, 2004, p.22
733
Je considère ici comme "sacré" l'espace dans lequel l'individu s'interroge, « en son âme et conscience » mais
aussi dans son corps, sur le rapport à la vie, à la nature, aux désirs, à la souffrance et à la mort. La religion qui
unit les hommes dans une interrogation face au mystère de la vie et de la mort n'implique pas la croyance dans
l'au-delà mais elle suppose une sacralisation de la vie. Paradoxalement, Camus s'inscrit dans un sacré
immanent : « Secret de mon univers : Imaginer Dieu sans l'immortalité humaine ». (C II, 21) La pensée
camusienne repose en effet pour l'essentiel sur la conscience lucide d'une finitude dans laquelle prend place le
sacré.
734
Le profane, étymologiquement, désigne ce qui se situe devant le temple. Il concerne la relation des hommes
entre eux, l'élaboration de la vie sociale, la nécessité de vivre ensemble, le collectif.
Le mal 477
ADAM
corps, considéré comme impur et l'âme qui, par le truchement du corps, va céder à de viles
tentations, alors même qu'il est porteur d'Idéal. L'esprit, chez Platon, et dans une grande partie
de la pensée occidentale, est soumis à une double postulation, l'une vers le bas, qui va
s'actualiser dans le corps, l'autre vers le monde des Idées, vers l'idéal. La première est dans le
monde du périssable, la seconde dans celui de l'immuable. Dans la tradition judéo-chrétienne,
le mal est désobéissance à Dieu, péché exemplifié par la faute originelle. Adam a désobéi, il a
cueilli le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Il perd l'éternité, l'innocence, il
est chassé du paradis. Il gagne le libre-arbitre,735 la conscience éveillée ou l'illusion d'une
certaine lucidité et l'errance qui a pour terme la vieillesse et la mort. Cette désobéissance
liminaire amorce le mythe de la faute originelle rationnalisé par la philosophie augustinienne.
Kant reprend et dépasse cette tradition. « Il ne voit, en effet, écrit Jérôme Porée, qu'une
manière équivoque de nommer le choix d'une action dont le fondement "ne saurait se trouver
dans un objet déterminant la volonté par son par son inclination […] mais seulement dans une
règle que le libre arbitre se forge lui-même". Un penchant n'est pas un instinct. Le serait-il que
ces mots bon et méchant perdraient immédiatement toute signification. Ils n'en ont au
contraire que parce que l'homme est l'auteur de sa conduite […] Ce qui fait que l'homme
"penche" vers le mal, la source en lui du mal qu'il fait, n'est aucun mobile sensible, aucune
nature extérieur mais toujours une "maxime", c'est-à-dire une règle d'action qu'il dépend de lui
d'admettre ou de rejeter. »736 Ainsi le mal s'actualise dans le geste d'Adam, inscrit l'homme
dans la réalité du périssable puisque ce choix a pour conséquence le début du temps humain.
Cependant ce geste est aussi et immédiatement une grande souffrance. Adam est rejeté par la
parole punitive de Dieu. Le mal dit, c'est l'anathème, la parole qui chasse, qui exclut, qui
divise, qui éloigne des autres et de soi-même. C'est la faille, la fracture, le gouffre sans fond
d'une conscience obscure. Comment désormais vivre sans innocence ? Est-il possible de vivre
dans la connaissance du bien et du mal, d'errer, d'être tour à tour victime ou bourreau, soumis
aux aléas d'une vie chaotique et en même temps d'aspirer à la plénitude, à l'harmonie ? C'est
l'une des gageure de l'humanité, une chimère peut-être, c'est l'un des étais de la pensée
735
KIERKEGAARD tente de démontrer que le péché originel est lié à la défense divine qui éveille le désir de
transgression. La concrétisation du désir suppose la conscience de la liberté conjointe au désir d'en jouir : « Si
l'on admet que la défense éveille le désir, on a alors, au lieu d'ignorance, un savoir, car il faut en ce cas
qu'Adam ait eu une connaissance de la liberté, son désir étant de s'en servir. », Le Concept de l'angoisse,
Gallimard, Tel, 1990, p.205
736
Jérôme PORÉE, Le mal, homme coupable, homme souffrant, Armand Colin, 2000, p.88
478 Le mal
ADAM
camusienne. Dans L'Homme révolté, Camus amorce une réponse : «L'homme est la seule
créature qui refuse d'être ce qu'elle est. La question est de savoir si ce refus ne peut l'amener
qu'à la destruction des autres et de lui-même, si toute révolte doit s'achever en justification du
meurtre universel, ou si, au contraire, sans prétention à une impossible innocence, elle peut
découvrir le principe d'une culpabilité raisonnable. » (E, 420)
Le mal 479
ADAM
la mort. Le corps souffrant et sanglant de Jésus sur la croix est même devenu le symbole du
christianisme, comme pour rappeler sans cesse à l'homme sa condition.
Le mal en tant qu'in-quiétude, absence de sérénité, était déjà présent dans le tragique
de l'époque présocratique. Le projet de Camus dans son diplôme d'étude supérieure est de
montrer justement en quoi le christianisme renoue avec cette inquiétude antique. Dans sa
conclusion, il écrit : « […] il faut convenir que le Christianisme à cet égard est une
renaissance par rapport au socratisme et à sa sérénité. "Les hommes, dit Pascal, ne pouvant
guérir la mort, ils se sont avisés de n'y plus penser." Tout l'effort du Christianisme est de
s'opposer à cette paresse du cœur. Par là se définit l'homme chrétien et du même coup une
civilisation. » (E, 1309) Cette inquiétude pose le problème du mal, en amont pour savoir d'où
il vient, en aval pour savoir vers quoi son accomplissement nous conduit.
Camus s'intéresse assez longuement aux gnostiques737 qui ont centré leurs recherches
théologiques sur le mal. Ricœur en fait le constat : « C'est à la gnose […] que la pensée
occidentale est redevable d'avoir posé la problème du mal comme une totalité problématique :
Unde malum ? (d'où vient le mal ?)738 Cette interrogation est très vite remplacée par une
autre : "D'où vient que nous fassions le mal ?" qui, explique Ricœur, fait basculer le problème
du mal dans « la sphère de l'acte, de la volonté, du libre arbitre. »739 Camus s'interroge sur le
problème central de l'approche théologique du mal. Il évoque Basilide et Marcion qui sont
« persuadés de la laideur de ce monde. » (E, 1251), ce qui creuse l'écart entre l'homme et
Dieu. La théologie basilidienne établit une théorie du péché originel qui engendre toujours un
châtiment. Nul n'est pur, pas même le Christ. Marcion quant à lui proclame la nécessité d'un
ascétisme destructeur. « Il considère que le monde est mauvais, mais il refuse de croire que
737
Philippe FONTAINE propose dans son ouvrage La Question du mal un rappel succinct des principes de la gnose :
« Le terme gnose vient du terme gnosis, qui signifie la connaissance. La gnose se veut un système de
connaissance total, qui est à la fois une doctrine, une théologie et une cosmologie ; se présentant comme une
révélation intérieure, elle prétend connaître les secrets qui conduisent au salut. Elle se développe pendant les
premiers siècles de notre ère. Portant sur Dieu, elle fut considérée comme une hérésie chrétienne dans la
mesure où le système gnostique repose essentiellement sur le principe de la dualité des mondes ; partant de
l'existence du bien et du mal, le gnostique en trouve l'origine dans deux mondes séparés, correspondant à un
Dieu bon et un dieu mauvais. La gnose, c'est-à-dire la connaissance, est considérée comme la seule issue par
rapport à un monde mauvais dont l'homme est prisonnier par l'intermédiaire de son corps, lui-même considéré
comme une chair corruptrice et corrompue. Le mal, pour les gnostiques, n'est pas seulement le corps lui-
même, mais aussi l'ignorance qui en découle. On voit que, pour les gnostiques, le mal est une réalité en soi,
une sorte de substance, alors qu'il est pour les chrétiens l'effet d'un acte, d'un choix, d'une décision de la
liberté, il n'est pas un être, mais un faire. », Philippe FONTAINE, La Question du mal, Ellipses, 2000, p.37
738
Paul RICŒUR, Le Mal, un défi à la philosophie et à la théologie, op.cit., p.34
739
Ibid., pp.35-36
480 Le mal
ADAM
Dieu puisse en être l'auteur. Si sa solution tourne autour de la rédemption, c'est qu'il envisage
le rôle de Jésus de façon plus ambitieuse que les Chrétiens eux-mêmes. Il s'agit de rien moins
que la destruction complète d'une création. » (E, 1257) Ce radicalisme ne peut en aucun cas
convenir à la pensée du jeune Camus, avide et passionné, ébloui par la splendeur éclatante
d'un monde plein de promesses. Mais l'intensité d'un plaisir est corrélative à la conscience de
sa précarité. Bien (vie, plaisirs) et mal (dégénérescence, mort) sont inextricablement liés au
concept du temps qui s'actualise dans un événement, quel qu'il soit.740 L'événement est la
marque du temps qui passe, de l'histoire qui s'écrit. Il fait date, sert de repère, devient unique
et sans retour. Il fait sens. Ainsi, chez les Hébreux, toute nouvelle calamité historique était
considérée comme une punition infligée par Iahvé à un peuple qui a péché en abandonnant
l'Éternel au profit de divinités ennemies.741 Les colères de Iahvé pouvaient prendre la forme de
toutes sortes de calamités et pour la première fois, l'histoire, par la voix de prophètes, est
valorisée. Les événements ont un sens. « Ainsi […] les prophètes parviennent à dépasser la
vision traditionnelle du cycle – conception qui assure à toutes choses une éternelle répétition –
et découvrent un temps à un sens unique. […] Aussi est-il vrai de dire que les Hébreux furent
les premiers à découvrir la signification de l'histoire comme épiphanie de Dieu, et cette
conception, comme on devait s'y attendre, est reprise et amplifiée par le christianisme. »742
L'incarnation du Christ et sa mort sur la croix contribuent à inscrire le christianisme plus
encore dans ce temps linéaire marqué par le péché. Dans le Nouveau Testament, Camus relève
dans Marc, X, 18 cette interrogation centrale : « Nemo bonus. Omnes pecaverunt. » reprise
par Paul dans l'Épître aux Romains : « Je ne comprends pas ce que je fais : je ne fais pas le
bien que je veux. Si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est pas moi qui le fais, mais le péché
qui habite en moi. Lorsque je veux faire le bien, je trouve que, par une loi fatale, le mal m'est
adhérent. Je me plais dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur, mais je sens dans les
membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit et qui m'asservit à
740
Françoise SCHWAB dans son introduction à la philosophie morale de JANKÉLÉVITCH écrit : « Acquérir la
connaissance est la première tentation. Le temps est un facteur obsessif de la pensée divisée. » Elle cite un
entretien paru dans la Revue littéraire avec MAPAZ (n°136, 1978) : « La conscience est conscience du temps, et
la conscience du temps est savoir de la différenciation, de la diversité, de l'unicité des occasions successives,
et par-dessus tout, de l'irréversible et de l'irrévocable. Le temps est ainsi perçu comme le fondement de la
pluralité qui est une forme du mal. », JANKÉLÉVITCH, Philosophie morale, Flammarion, Mille & une pages,
1998, p.291
741
Cf. Mircéa ELIADE, Le Mythe de l'éternel retour, op.cit., p.120 et suivantes
742
Ibid., p.122
Le mal 481
ADAM
la loi du péché qui est dans mes membres. »743 Cette réflexion aboutit au « Non posse non
peccare » de saint Augustin qui va déterminer la philosophie du mal en Occident.
Le mal, c'est donc l'inquiétude philosophique face à la non coïncidence entre le bien
que l'on voudrait faire et le mal que l'on accomplit, l'effroi face à la mort et à la souffrance.
C'est le péché de connaissance, le désir de maîtriser le monde par l'intellect, par la conscience
lucide, par l'intelligence,744 comme si la pensée lucide, la connaissance, la raison, le logos,
comme si la logique, la réécriture ordonnée des événements dans un muthos rassurant car
cohérent pouvait pallier, voire annihiler cette inquiétude existentielle consubstantielle à notre
condition d'homme. Voulant lutter contre le mal premier de la mort, l'homme a l'ambition de
tout maîtriser, d'être lui-même créateur, au risque d'être propulsé dans une errance absurde.
C'est le destin d'Adam. Dans son mémoire sur Plotin et saint Augustin, Camus, en décrivant la
pensée du gnostique Valentin, aborde le problème de l'égarement d'une sagesse (sophia) qui a
trop d'appétit. «Or le dernier-né des éons, Sophia ou la Sagesse, du bas de l'échelle des
principes se retourne et voulut voir Dieu. Et elle connut ainsi qu'il avait créé seul. Par orgueil
et par envie, elle tenta de créer seule. Mais elle ne réussit à mettre au monde qu'un être
informe, celui-là même dont il est dit dans la genèse : "La terre était invisible et informe."
Sophia reconnut alors avec douleur son ignorance et, pleine de crainte, se laissa aller au
désespoir. Ces quatre passions constituèrent les quatre éléments du monde. Et Sophia se vit
liée pour toujours à ce fœtus informe qu'elle avait engendré. Mais Dieu eut pitié d'elle et créa
de nouveau un principe spécial, Horos ou Limite. Celui-ci venant au secours de Sophia la
réintégra dans sa nature primitive et rejeta le monde hors du plérôme rétablissant ainsi
l'équilibre primitif. » (E, 1260) La figure d'Horos qui apparaît dans ce texte de jeunesse
préfigure celle de Némésis dans la pensée de midi développée dans L'Homme révolté. On
trouve d'emblée une cohérence interne dans cette posture qui met à distance les puissances de
l'intellect et les désirs de domination qu'elles impliquent. On se souvient de son regret de
constater l'hégémonie de la pensée platonicienne au détriment des philosophies présocratiques
ainsi que sa condamnation sans appel des excès nietzschéens dans L'Homme révolté. (E, 703)
743
Épître aux Romains, III, 23
744
C'est la pensée rationnelle, la conscience lucide qui sépare l'homme du monde, qui provoque la fracture et la
nostalgie d'une unité originelle. Camus écrit dans Le Mythe de Sisyphe : « Si j'étais arbre parmi les arbres,
chat parmi les animaux, cette vie aurait un sens ou plutôt ce problème n'en aurait point car je ferais partie du
monde. Je serais ce monde auquel je m'oppose maintenant par toute ma conscience […] » (E, 136)
482 Le mal
ADAM
Ainsi, le mal prend la figure de l'illusion d'une maîtrise du temps. Il est significatif de
constater que la figure de Némésis est liée à une conception héraclitéenne du temps :
« Héraclite, inventeur du devenir, donnait cependant une borne à cet écoulement perpétuel.
Cette limite était symbolisée par Némésis, déesse de la mesure, fatale aux démesurés. » (E,
699) Nietzsche est l'un de ces démesurés, certes rédimé par sa folie, comme Prométhée l'est
par la force de sa détermination univoque, fustigés quelques pages plus loin : « Il est bien vrai
que la démesure peut être une sainteté, lorsqu'elle se paye de la folie de Nietzsche. Mais cette
ivrognerie de l'âme qui s'exhibe sur la scène de notre culture, est-ce toujours le vertige de la
démesure, la folie de l'impossible dont la brûlure ne quitte jamais plus celui qui, une fois au
moins, s'y est jamais abandonné… » (E, 703-704)
Le mal 483
ADAM
arrivé). Ensuite, il dit toujours : "ça va mieux" – ce qui résume avec vigueur l'apologie que
l'on pourrait faire du désir. » (E, 69) On peut cependant émettre ici quelques réserves tant sur
le fond que sur la forme, noter, par exemple que Camus semble faire coïncider de façon assez
surprenante la vigueur de la démonstration et celle de son ami Vincent qui, même s'il évoque
Meursault, n'a pas l'intérêt du personnage romanesque qui est un innocent meurtrier. On peut
rappeler également que Camus n'a pas toujours eu, du désir ou du plaisir, cette conception
juvénile – même si elle s'habille de quelque érudition, elle est la pensée d'un jeune homme
avide de satisfaire ses désirs mais silencieux voire aveugle sur l'objet du désir et sur la
complexité du rapport à l'autre. Quelques années plus tard, il émettra même des réserves en ce
qui concerne les plaisirs liés au corps et fera l'éloge, non plus du désir mais de la chasteté.745
Ces apories révèlent qu'il est illusoire et périlleux d'associer le désir à l'innocence. C'est
méconnaître la part obscure de l'homme ; on sait pourtant l'importance qu'elle a chez Camus.
Cependant, peut-être du fait de son appartenance à cette civilisation méditerranéenne qu'il a
tant revendiquée, la part d'ombre demeure dans un intime non révélé – ou révélé en filigrane,
dans le silence des Carnets, dans les circonvolutions romanesques ou dans les
développements conceptuels.
Dans le chapitre consacré à Sade, Camus aborde plus frontalement la question difficile
et périlleuse du désir dans sa relation à l'autre. Le désir, associé à la liberté, est ici condamné
dans sa force outrancière de destruction de l'autre en tant qu'objet du désir, et de volonté de
puissance. Certes Camus reconnaît la force de cette loi impérieuse du désir, mais il en mesure
chez Sade, dans la façon dont celui-ci a justement mis en application cette force, le danger de
745
On peut lire dans les Carnets : « La vie sexuelle a été donnée à l'homme pour le détourner peut-être de sa
vraie voie. C'est son opium. En elle tout s'endort. Hors d'elle, les choses reprennent leur vie. » (C II, 49) « La
sexualité ne mène à rien. Elle n'est pas immorale mais elle est improductive. On peut s'y livrer pour le temps
où l'on ne désire pas produire. Mais seule la chasteté est liée à un progrès personnel. Il est un temps où la
sexualité est une victoire – quand on la dégage des impératifs moraux. Mais elle devient vite ensuite une
défaite – et la seule victoire est conquise sur elle à son tour, c'est la chasteté. » (C II, 51) « La sexualité
débridée conduit à une philosophie de la non-signification du monde. La chasteté lui rend au contraire son
sens (au monde). » (C II, 55) Cette apparente condamnation de la sexualité ne peut être considérée comme
une réflexion univoque dans la mesure où elle contredit une part de l'œuvre de l'auteur et que lui-même, à un
autre moment de sa vie – peut-être parce que les contingences ne sont pas les mêmes – renoue avec une vision
heureuse et innocente du désir : « L'amour physique a toujours été lié pour moi à un sentiment irrésistible
d'innocence et de joie. Je ne puis aimer dans les larmes mais dans l'exaltation. » (C III, 274) Ces quelques
relevés sporadiques tendraient à nous prouver, par leur incohérence même, que la "vérité" n'est pas dans l'aveu
ni la confession mais dans la fiction qui seule, par la distance de la transposition autorise de s'aventurer dans
des contrées plus obscures. Non pas que la contradiction soit rédhibitoire mais c'est plutôt la juxtaposition des
aphorismes qui laisse dubitatif.
484 Le mal
ADAM
destruction totale de soi,746 de l'autre et de la nature elle-même. Le désir sans limites est
porteur de mort. Il s'inscrit paradoxalement dans une détestation de la nature. Camus cite
Sade : « J'abhorre la nature… Je voudrais déranger ses plans, contrecarrer sa marche,
arrêter la roue des astres, bouleverser les globes qui flottent dans l'espace, détruire ce qui la
sert, protéger ce qui lui nuit, l'insulter en un mot dans ses œuvres, et je n'y puis réussir. » (E,
455)
On retrouve la volonté de puissance qui a conduit Nietzsche à la folie. On aborde, sans
que cela ne soit jamais dit explicitement, l'attrait de la transgression et la charge d'auto-
destruction qu'elle suppose. Le paradoxe camusien est d'affirmer, avec une innocence
illusoire, le droit d'aimer sans mesure tout en affirmant que le désir doit être contrôlé, limité,
régi par une loi – laquelle ? Or il paraît difficile de distinguer aisément l'amour et le désir, de
façon générale et de façon particulière chez Camus pour qui l'amour n'est pas conceptuel,
idéalisé, médiatisé mais au contraire incarné, inscrit dans la chair de l'homme et dans
l'épaisseur enivrante d'un monde plein de promesses. Car vivre selon la force singulière de
son désir, c'est se saisir soi-même dans son identité irréductible, c'est vivre et se sentir vivre,
c'est refuser les mensonges et les compromissions, les hypocrisies, les frilosités, les lassitudes,
les platitudes, les faux-semblants.
Lacan, écrivant sur Sade et Kant, insiste sur ce saisissement du sujet par lui-même
dans le désir ou son évanouissement dans l'instant même où il cesse : « […] la prise du plaisir
dans le fantasme est ici aisée à saisir. L'expérience physiologique démontre que la douleur est
d'un cycle plus long à tous égards que le plaisir, puisqu'une stimulation la provoque au point
où le désir finit. Si prolongée qu'on la suppose, elle a pourtant comme le plaisir son terme :
c'est l'évanouissement du sujet. »747 Il fait le lien entre Sade et Saint-Just affirmant que ce qui
est nouveau, « c'est la liberté de désirer, […] non pas d'inspirer une révolution, c'est toujours
746
Le désir de destruction de soi est inhérent au projet sadien. Georges BATAILLE, dans son article consacré à
l'auteur des Cent vingt journées, cite les phrases écrites par Sade au sujet de sa sépulture : « La fosse une fois
recouverte, il sera semé dessus des glands afin que, par la suite le terrain de ladite fosse se trouvant regarni et
le taillis se trouvant fourré comme il l'était auparavant, les traces de ma tombe disparaissent de dessus la
surface de la terre comme je me flatte que ma mémoire disparaisse de la mémoire des hommes. » Bataille
commente : « Il n'y a, en effet, des "larmes de sang", pleurées pour les Cent vingt Journées, à cette exigence
de néant que la distance séparant la flèche de la cible. Je montrerai plus loin que le sens d'une œuvre
infiniment profonde est dans le désir de disparaître (de se résoudre sans laisser de trace humaine) : car il
n'était rien d'autre à sa mesure. », « Sade » in La Littérature et le mal, Gallimard, Folio Essais, 1957, p.82
747
Jacques LACAN, Écrits II, « Kant avec Sade » Éditions du Seuil, Points, 1971, p.129 Cet écrit devait servir de
préface à La philosophie dans le boudoir, il a finalement paru dans la revue Critique. (n°191, avril 1963)
Le mal 485
ADAM
pour un désir qu'on lutte ou qu'on meurt. »748 La volonté de Lacan est de montrer l'aporie dans
laquelle se trouve Kant dans sa recherche d'un fondement du Bien moral, le fait que ce Bien,
que le sujet peut entendre par le truchement d'une petite voix à l'intérieur de soi, qui n'est
autre que la voix de la conscience, ne trouve aucun fondement dans le monde phénoménal.
Sade écrit sa Philosophie dans le boudoir huit ans après la Critique de la raison pratique et
comble cette déficience regrettable. Pour le faire, il renonce à l'éthique, transgresse les
interdits et plonge l'homme dans la vérité des désirs transgressifs – sans aller jusqu'au terme
de la transgression selon Lacan qui semble y trouver là une marque de faiblesse ou
d'insuffisance. « À l'énoncer, Sade fait glisser pour chacun d'une fracture imperceptible l'axe
ancien de l'éthique : qui n'est rien d'autre que l'égoïsme du bonheur. »749 Camus connaît la
force du désir, mais semble refuser ce qu'il implique dans la relation à l'Autre. Pour reprendre
la terminologie lacanienne, il appréhende le dévoilement de l'objet : « Aussi bien allons-nous
voir découvrir, écrit Lacan, ce troisième terme qui, au dire de Kant, ferait défaut dans
l'expérience morale. C'est à savoir l'objet, que, pour l'assurer à la volonté dans
l'accomplissement de la Loi, il est contraint de renvoyer à la Chose-en-soi. Cet objet, ne le
voilà-t-il pas descendu de son inaccessibilité, dans l'expérience sadienne, et dévoilé comme
Être-là, Dasein, de l'agent du tourment. »750 L'effroi devant la force terrifiante du désir
entraîne subterfuges et circonvolutions, métaphores et mythes, personnification,
exemplifications, tout ce qui va contribuer à voiler, voire à embellir cette chose qui fait peur.
Parfois, dans les Carnets, des éclats de lucidité apparaissent, offerts tels quels. Mais même là,
Camus masque ou utilise la voix d'un autre pour faire coïncider l'impossible adéquation entre
le désir et l'éthique. C'est à cette jonction impossible que réside l'une des arcanes de l'œuvre
camusienne. Comment garder l'estime de soi si le désir est libéré, s'il s'actualise dans
l'indifférence à l'autre lié au seul souci de soi. Lisant James dans Les Ambassadeurs, il relève
cette phrase, révélant, par la voix de l'autre l'impasse éthique dès lors qu'il s'agit du désir ou de
l'accomplissement du bonheur personnel : « C'est moi-même que je hais quand je pense à tout
ce qu'on doit prendre à la vie des autres pour être heureux et que, même alors, on n'est pas
heureux. » (C III, 28)
748
Ibid., p.143
749
LACAN, Écrits II, op.cit., p.143
750
Ibid., p.127
486 Le mal
ADAM
Mais le plus souvent, la force du désir et la mise en question de la relation à l'autre que
cela implique, est abordée à travers des projets de romans qui prennent la forme de paraboles
mettant en évidence le lien entre le désir et la destruction, voire la mort. En 1951, il écrit : « À
ces moments-là, les yeux fermés, il recevait le choc du plaisir comme un voilier soudain
abordé dans la brume et frappé de la coque à la quille et tout en lui retentit sous le choc
depuis le pont jusqu'à la misaine et aux mille cordages et nervures des extrémités du navire
qui tremble alors longuement jusqu'au moment de se renverser avec lenteur sur le flanc.
Ensuite, c'était le naufrage. » (C III, 29) Dans « La femme adultère », Camus met en scène la
force du désir. On a déjà étudié cette nouvelle dans sa tonalité dionysiaque. On peut ici faire
le constat que la force du désir élude la présence de l'autre, de l'objet du désir et le transmue
en désir cosmique. Il est d'une certaine façon plus facile d'assouvir son désir avec le ciel ou
avec les étoiles qu'en affrontant en face la « Chose-en-soi ». À partir de ce constat, on peut
relire et réinterpréter tout ce qui a déjà été analysé en ce qui concerne les désirs de fusion de
l'homme avec la nature, ce grand épanchement de l'être dans le Grand Corps du Monde qui
s'offre sans réserves, qui s'abandonne sans frein et surtout sans danger. Ces noces à Tipasa, ce
grand embrasement du corps dans les effluves solaires des collines tachées par la rouge
vibration incandescente des coquelicots enveloppe dans l'ample voile de Maïa la vérité nue de
ce que le désir de l'autre peut avoir d'effroyable. Rimbaud, dans « Aube », semble être dans ce
même épanchement du désir qui évite prudemment la confrontation avec l'autre en lui
substituant un amour cosmique d'une force titanesque. Dans L'Exil et le Royaume, outre « La
femme adultère », la sauvagerie des pulsions est mise à distance par le rituel. Par exemple
dans « La pierre qui pousse » déjà étudiée dans la même optique, le désir de l'homme est
médiatisé par les étapes longues et mystérieuses, qui conduisent à un oubli de soi dans la
transe. L'homme peut alors assumer ou assouvir le désir de l'autre.
Ce désir terrifiant de l'Autre induit la jalousie, peu présente comme motif littéraire
assumé dans l'œuvre de Camus, mais récurrente dans ses Carnets où elle est souvent associée
à la folie et à la mort. Un projet de roman, parmi des centaines d'autres en ébauche dans les
Carnets illustre le rapport étroit entre l'effrayant désir, la jalousie, la folie, la mort, dans un
schéma qui s'approche de la perversion : « Épouse une femme qui a eu un amant (son fiancé).
Elle le lui avoue loyalement. Il dit qu'il l'aime et que ce n'est rien. Jalousie rétrospective.
Nuits d'interrogations et de questions. Le lendemain du mariage, il prend des billets de
Le mal 487
ADAM
voyage pour la ville où demeure l'ancien fiancé et pour le "marquer à la figure" (des lames de
rasoir fichées dans un bouchon). Ainsi des années durant. Il lui écrit des lettres d'injures
(Mme X. chez Mme A.). Puis il la force à demander à une amie de coucher avec lui. "Je suis
lésé", dit-il puis la force à demander le même service à sa sœur, etc. (interdiction du pays de
son enfance où elle a connu l'X.) etc. etc. Jusqu'à ce qu'elle soit au bord de la folie. » (C III,
68) Dans l'univers romanesque camusien, le désir semble a priori être vécu dans une certaine
innocence ; il ressemble à l'attrait d'une plénitude dont le sujet a la nostalgie. Pourtant il est
aussi violence. La relation de Raymond avec son amie ne sépare pas le désir de la jalousie et
de la violence. Lorsque le magasinier proxénète raconte à son voisin de palier sa vie
commune avec sa maîtresse et les motifs de la rupture, il ne passe pas sous silence la violence
qui caractérise leur relation amoureuse : « J'ai bien vu qu'il y avait de la tromperie. Alors je
l'ai quittée. Mais d'abord je l'ai tapée. Et puis, je lui ai dit ses vérités. Je lui ai dit que tout ce
qu'elle voulait, c'était s'amuser avec sa chose. Comme je lui ai dit, vous comprenez, monsieur
Meursault "Tu ne vois pas que le monde il est jaloux du bonheur que je te donne. Tu
connaîtras plus tard le bonheur que tu avais." Il l'avait battue jusqu'au sang. Auparavant, il
ne la battait pas. "Je la tapais, mais tendrement pour ainsi dire. Elle criait un peu. Je fermais
les volets et ça finissait comme toujours." » (TRN, 1147) Meursault ne semble pas soumis à
cette tentation ou à cette réalité d'une proximité entre désir et mort, pourtant alors même qu'il
a connu le plaisir sur une plage, alors même qu'il lui a semblé approcher du bonheur, à cet
endroit même, il tue, saisissant dans cet acte toute l'intensité brûlante d'une présence à soi qu'il
n'est pas possible d'assumer car elle passe par la négation de l'autre. Ce désir de meurtre,
latent en Meursault, est masqué par la figure de l'indifférence qui est elle-même le révélateur
de cette violence inhibée. Raymond est le double de Meursault,751 sa face dévoilée. Il est cette
violence assumée, exhibée, cette violence source d'effroi et de plaisir. Raymond est un
homme qui se bat. L'amorce de la relation avec Meursault est le récit d'une bagarre.752 Le lien
entre les deux hommes suppose un accord sur cette acception du réel. Meursault écoute,
751
Son attachement à Céleste n'est rien d'autre que le masque de bonne conscience dont il recouvre sa figure.
752
« "Vous comprenez, monsieur Meursault, m'a-t-il dit, c'est pas que je suis méchant mais je suis vif. L'autre il
m'a dit : "Descends du tram si tu es un homme." Je lui ai dit : "Allez, reste tranquille." Il m'a dit que je n'étais
pas un homme. Alors je suis descendu et je lui ai dit : "Assez, ça vaut mieux, ou je vais te mûrir ?" Il m'a
répondu : "De quoi ?" Alors je lui en ai donné un. Il est tombé. Moi, j'allais le relever. Mais il m'a donné des
coups de pied de par terre. Alors je lui ai donné un coup de genou et deux taquets. Il avait la figure en sang.
Je lui ai demandé s'il avait son compte. Il m'a dit : "Oui." Pendant tout ce temps, Sintès arrangeait son
pansement. » (TRN, 1145-1146)
488 Le mal
ADAM
semble ne pas juger et affirme une nouvelle fois son indifférence face à la possibilité de nouer
une relation avec Raymond, indifférence qui masque ici une réelle fascination pour cet
homme qui vit selon ses pulsions combatives.753 On trouve dans les Carnets la confirmation
d'une lucidité certaine face à la réalité des pulsions violentes de l'homme : « Pour certains
hommes, il leur faut plus de courage pour affronter la simple bagarre des rues que pour
monter sur la ligne de feu. Le plus dur est de porter la main sur un homme et surtout de sentir
l'hostilité physique d'un autre homme. » (C III, 82)754
Une autre figure de l'indifférence se trouve incarnée dans le personnage de Cottard
dans La Peste. Ce personnage, recherché pour un crime, tire profit de la désorganisation de la
ville et agit en sens inverse des autres habitants. Avant l'épidémie, il désirait mourir et lorsque
tout le monde meurt, non seulement, il désire vivre, mais il est épargné par l'épidémie. Son
indifférence face au mal exemplifié ici par la peste est le signe d'une adhésion tacite à ce mal
dans la mesure où il y trouve son intérêt : son crime n'intéresse plus personne, il s'enrichit
grâce au marché noir. Lorsque la ville est débarrassée du fléau, à l'inverse de la communauté,
il ne se réjouit pas. Michel Jarrety écrit : « La fin de la peste est donc sa chute, la Libération
est son enfermement, et les ultimes pages du roman nous le montrent, séparé de la joie
commune comme il avait été séparé du malheur commun. »755 L'indifférence ne semble laisser
place qu'à des joies ou des peines solitaires. Rieux qualifie d'ailleurs Cottard de « cœur
ignorant, c'est-à-dire solitaire. » (TRN, 1469) Ce personnage s'oppose ainsi à Rambert qui
affirme « Il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul […] Maintenant que j'ai vu ce
que j'ai vu, je sais que je suis d'ici, que je le veuille ou non. » (TRN, 1389) Cette opposition
exemplifie une tension camusienne entre le bonheur de l'individu et le souci de l'autre et de la
communauté. Rieux lui-même rencontre, non sans une certaine brutalité, la figure de
l'indifférence à l'apogée de l'horreur inacceptable. Face aux cris insoutenables des mères
découvrant la réalité de la maladie chez leur enfant sous la forme de ganglions purulents, face
à l'horreur de la séparation imposée par la découverte de la maladie, agrippé par les bras
maternels qui supplient et menacent, face à l'effondrement misérable d'une acceptation non
753
On se souvient des pages sur la boxe, révélatrices d'une certaine fascination pour la violence, étudiées dans le
cadre de la dimension dionysiaque de l'œuvre.
754
La question de la violence est soulevée par Louis GUILLOUX au sujet même du caractère de l'auteur : « Albert
Camus aurait pu être un homme de violence pure mais son idéal contrariait sa nature. », Louis Guilloux à Jean
Grenier, noté par Jean GRENIER dans ses Carnets 1944-1971, Éditions Claire Paulhan, 1999, p.383
755
Michel JARRETY, La morale dans l'écriture : Camus, Char, Cioran, PUF, Perspectives littéraires, 1999, p.44
Le mal 489
ADAM
756
« Pour la première fois depuis bien longtemps, j'ai pensé à maman. Il m'a semblé que je comprenais pourquoi
à la fin d'une vie elle avait pris un "fiancé", pourquoi elle avait joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi,
autour de cet asile où les vies s'éteignaient, le soir était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort,
maman devait s'y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne n'avait le droit de pleure sur elle. »
(TRN, 1211)
757
C'est moi qui souligne.
490 Le mal
ADAM
Le mal subi
« Le renoncement à la jeunesse. Ce n'est pas moi qui
renonce aux êtres et aux choses (je ne le pourrais pas) ce sont
les choses et les êtres qui renoncent à moi. Ma jeunesse me fuit :
c'est cela être malade. » (C II, 52)
Le mal 491
ADAM
758
Guillaume LEBLANC, « Être malade, est-ce être anormal ? », in Grand dictionnaire de philosophie, op.cit.,
pp.641-643
759
« Il s'éloigna. En arrivant sur la place, il prit soudain conscience du froid et frissonna sous son léger veston.
Il éternua deux fois et le vallon s'emplit des clairs échos moqueurs que le cristal du ciel portait de plus en
plus haut. » (LMH, 29) On peut lire en filigrane la maladie vécue comme une culpabilité ou plus précisément
comme la marque, dans le corps, de la faute.
492 Le mal
ADAM
d'une illusion de la normalité partagée par les autres. Le malade supporte la douleur, la
souffrance. Il voit ses capacités physiques désormais limitées. Socialement, il est exclu de
tous les concours de la fonction publique. Exempté de service militaire, il est rejeté lorsqu'il
désire s'engager lors de la Deuxième Guerre mondiale. Il est obligé de faire régulièrement des
séjours dans des régions considérées comme propices où il se sent exilé et soumis à des crises
d'angoisse et d'oppression.760 La maladie contraint le sujet à construire une nouvelle forme de
normalité donnée dans l'expérience d'un pouvoir normatif restreint. La maladie est
l'expérience d'un déficit par rapport à un optimum de capacités. Elle est de l'ordre de la perte,
de la limitation imposée. Elle est vécue comme une expérience d'altérité à la santé en laquelle
apparaît un certain usage de vivre qui, cependant, modifie le rapport à la transgression dont
les conditions sont déterminées par la norme organique du « silence des organes » que nous
appelons bonne santé.
La maladie conduit le jeune homme à la lucidité précoce, à une conception différente
du temps et du plaisir. Elle est peut-être à la source du paradoxe entre le désir de l'absence de
mesure, de limite – désir transgressif – et la nécessité, inscrite dans le corps et transférée dans
l'éthique et dans une certaine forme d'art, de la limite. On retrouve là l'ambivalence essentielle
chez Camus entre l'excès et la mesure, entre les tentations dionysiaques et l'équilibre
apollinien.
Le mal 493
ADAM
impuni de mal faire. Le choix ne serait pas difficile. Mais il n'y a pas de choix et l'amertume
commence alors. L'absurde ne délivre pas, il lie. Il n'autorise pas tous les actes. Tout est
permis ne signifie pas que rien n'est défendu. L'absurde rend seulement leur équivalence aux
conséquences des actes. Il ne recommande pas le crime, ce serait puéril, mais il restitue au
remords son inutilité. De même, si toutes les expériences sont indifférentes, celle du devoir est
aussi légitime qu'une autre. » (E, 149-150) Camus donne ainsi des limites au "Tout est
permis" mais il partage avec Ivan la douleur face à la souffrance des enfants. Dunwoodie
rapproche l'effroi d'Ivan face aux ignominies commises vis-à-vis des enfants et l'épisode de la
mort de l'enfant du juge Othon dans La Peste. Plaçant le roman de Dostoïevski et celui de
Camus en vis-à-vis, il explique : « Dans La Peste, le pathétique est exploité dans l'épisode de
la souffrance et de la mort du fils du juge Othon pour renforcer le sentiment général de
révolte. Le docteur Rieux devient alors le porte-parole du refus catégorique et scandalisé déjà
lancé dans le roman russe : IVAN : Ce n'est pas Dieu que je repousse, note bien, mais la
création, voilà ce que je refuse d'admettre ;761 RIEUX : Je refuserai jusqu'à la mort d'aimer cette
création où des enfants sont torturés. »762 Le personnage russe accuse Dieu qu'il tient pour
responsable de cette injustice inacceptable. Quant à Rieux, ne pouvant adresser sa colère
contre un Dieu auquel il ne croit pas, il s'oppose à la foi du prêtre, Paneloux qui affirme que
nous devons, sur cette terre et dans notre temps d'homme incarné, tout admettre, y compris ce
que nous ne comprenons pas.
C'est l'un des sauts tant condamnés dans Le Mythe de Sisyphe que le prêtre propose au
personnage de faire. Le prêtre, dans son prêche, propose « la vertu d'acceptation totale […] »
Il ajoute qu'il s'agit d'une « humiliation où l'humilié (est) consentant. » Il poursuit ainsi :
« Certes la souffrance d'un enfant était humiliante pour l'esprit et le cœur. Mais c'est
pourquoi il fallait y entrer […] il fallait la vouloir parce que Dieu la voulait. » (TRN, 1403) Il
faut tout croire pour n'être pas conduit à tout nier et le chrétien n'a d'autre choix que de
« s'abandonner à la volonté divine même incompréhensible ». Ce que Paneloux propose en
reprenant les mêmes mots que le Camus du Mythe de Sisyphe c'est de « sauter au cœur de cet
inacceptable qui nous (est) offert. La souffrance des enfants était notre pain amer, mais sans
ce pain, notre âme périrait de sa faim spirituelle. » (TRN, 1404) Lorsque Rieux rapporte les
761
On peut ainsi rapprocher Ivan des gnostiques qui abhorraient le monde souillé par le mal.
762
DUNWOODIE, Le dialogue Camus-Dostoïevski, op.cit., p.91
494 Le mal
ADAM
paroles du Père à Tarrou, celui-ci conduit le raisonnement logique amorcé dans le prêche et le
mène vers un terme qui permet de résister à cette apparente nécessité de l'acceptation totale
d'un mal révoltant : « Tarrou dit qu'il avait connu un prêtre qui avait perdu la foi pendant la
guerre en découvrant un visage de jeune homme aux yeux crevés. "Paneloux a raison, dit
Tarrou. Quand l'innocence a les yeux crevés, un chrétien doit perdre la foi ou accepter
d'avoir les yeux crevés." » (TRN, 1406) Ce n'est pas cette évidence logique pourtant que
soutient Camus car il ne s'agit pas tant de savoir s'il faut ou non rester chrétien mais comment
vivre dans un monde où les enfants sont torturés et meurent. Dans un exposé fait au couvent
de dominicains de Latour-Maubourg en 1948, il fait le constat de l'existence du mal en
rappelant, au détour la stigmatisation du mal par l'Église : « Ce n'est pas moi qui ai inventé la
misère de la créature, ni les terribles formules de la malédiction divine. Ce n'est pas moi qui
ai crié ce Nemo bonus, ni la damnation des enfants sans baptême. Ce n'est pas moi qui ai dit
que l'homme était incapable de se sauver tout seul et que du fond de son abaissement, il
n'avait d'espérance que dans la grâce de Dieu. » (E, 373-374) Mais il n'en reste pas là. Après
avoir affirmé « Nous sommes devant le mal. Et pour moi il est vrai que je suis un peu comme
cet Augustin d'avant le christianisme qui disait : "Je cherchais d'où vient le mal et je n'en
sortais pas." », il poursuit en énonçant des propositions, des luttes possibles, non pas pour
abolir le mal, ni savoir s'il faut être optimiste ou pessimiste, chrétien ou athée mais pour
s'éveiller à la vigilance : « Mais il est vrai aussi que je sais avec quelques autres, ce qu'il faut
faire, sinon pour diminuer le mal du moins pour ne pas y ajouter. Nous ne pouvons pas
empêcher peut-être que cette création soit celle où des enfants sont torturés. Et si vous n'y
aidiez pas, dit-il aux Dominicains qui l'écoutent dans ces années d'après-guerre, qui donc
dans le monde pourra nous y aider ? » (E, 374)
Le mal 495
ADAM
esthétiques. Mais la finalité n'est pas de se laisser fasciner par les multiples manifestations du
mal. Il s'agit d'expérimenter et de proposer des positions existentielles et des choix de création
qui contribuent à nuancer sa force, à diminuer ses effets. La trilogie passion, compassion,
réconciliation figure la position de l'homme lucide face à la myriade de maux qui forme une
constellation obscure et malveillante. La passion est passion pour l'homme, identification avec
le destin d'autrui, partage d'un horizon commun. Elle suppose, telle que la conçoit Camus,
notamment dans son Introduction aux Maximes de Chamfort, la nécessité de la compassion
qui est une conception de l'autre comme autre soi-même, dans l'acception que donne Ricœur à
cette expression dans son ouvrage sur l'identité.763 La réconciliation est dans la terminologie
camusienne, la pensée de midi qui inscrit l'équilibre dans la tension des contraires.
La passion pour l'homme, le lien fusionnel avec l'individu et le monde est développé
dans l'Introduction aux Maximes de Chamfort. Dans cet article de 1944, Camus fait un éloge
du moraliste Chamfort en l'opposant à La Rochefoucauld qu'il considère comme un
généraliste de la pensée qui, par là même, s'éloigne de la vérité, piégé dans les rets d'une
phrase à l'équilibre parfait, à la concision quasi mathématique. Il explique que Chamfort est
romancier dans la mesure où il ne poursuit pas la vérité générale mais inscrit sa phrase et sa
pensée dans le singulier. Il peint l'homme d'une société particulière, dans le temps précis et
périlleux des prolégomènes révolutionnaires, des balbutiements d'une révolte politique. Il est
moraliste, c'est-à-dire, selon Camus, « un homme qui a la passion du cœur humain » – le cœur
humain étant défini comme « ce qu'il y a de moins général au monde ». (E, 1099) Il semble
que se glisse ici un premier paradoxe implicite et non résolu : le moraliste écrit des maximes
qui ne peuvent exclure totalement la tentation de la généralisation. Généralité et singularité
s'opposent mais n'est-ce pas le cas de toutes les fables, de toutes les paraboles, de tous les
apologues ? Le général, par l'exemplification intègre le particulier – il fraie un chemin vers le
silence singulier du lecteur solitaire – et le particulier mène au général par identification
possible d'une communauté invisible et silencieuse à une expérience particulière. Cette
opposition est peut-être moins prégnante qu'il n'y paraît.
En revanche, ce qui diffère, c'est la finalité : le moraliste est traditionnellement dans
une démarche prescriptive tandis que le romancier se place davantage dans une dimension
plus indicative. Si la forme change, ce n'est pas tant la distinction entre le général et le
763
Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, 1990.
496 Le mal
ADAM
Le mal 497
ADAM
764
Correspondance Camus-Char, p.25
498 Le mal
ADAM
folie". L'artiste aux prises avec son œuvre peut faire figure de recours. Pour Camus comme
pour Char, il n'y a pas l'œuvre d'une part et l'engagement d'autre part. Ils sont tous deux dans
le même élan, mais le salut viendra du créateur. » Et de citer un extrait des Feuillets
d'Hypnos : « Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour
la beauté. »765
765
Correspondance Camus-Char, p.11
766
NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, II, « De la sagesse des hommes », trad. H. ALBERT, Œuvres II, Robert
Laffont, 1993, p. 396. J'ai choisi cette traduction car celle proposée par l'ouvrage qui me sert ici de référence
me semble bien moins percutante ainsi que le titre du chapitre qui perd en ironie corrosive et s'affadit d'autant.
Je cite pour information : « En vérité, il y a pour le mal aussi des perspectives d'avenir », le titre du chapitre
étant : « De la prudence avec les hommes », NIETZSCHE, Œuvres, Flammarion, Mille & Une pages, 2000, p.447
767
RICŒUR, Le mal, op.cit., p.24
Le mal 499
ADAM
768
Mircea ELIADE, Le Mythe de l'éternel retour, op.cit., p.169
769
Michel LACROIX, Le mal, Flammarion, Dominos, 1998, p.15
500 Le mal
ADAM
paradoxalement à faire progresser l'espèce. Comme dans la tradition judéo-chrétienne, une loi
régit le devenir, une main invisible agit. La voie est ouverte à Hegel pour qui l'histoire a un
sens dans la mesure où elle est la marche nécessaire et absolue de l'Esprit du monde vers un
accomplissement de perfection qui suppose, tragiquement, un enchaînement de peuples
sacrifiés. Mais ces sacrifices sont justifiés par l'accomplissement ultime de l'Esprit du monde.
Il apparaît donc inévitable, dans la philosophie hégélienne, que l'histoire se nourrisse de
guerres, de violence, de destruction en utilisant la passion des hommes comme combustible.
Hegel affirme, avec une certaine sérénité, le regard tourné vers l'avenir meilleur, que « Rien
de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion. » Les guerres sont justifiées.
L'événement historique s'inscrit dans une chronologie rassurante. Il est régi par une nécessité.
Ce concept de la nécessité historique jouira, un siècle plus tard, d'une actualité toujours plus
triomphante : en effet, toutes les cruautés, les aberrations et les tragédies de l'Histoire ont été,
et sont toujours justifiées par les nécessités du "moment historique".770 Avec Marx, l'histoire
s'est dépouillée de toute signification transcendante : elle n'est plus que l'épiphanie des luttes
de classes. Dans quelle mesure une telle théorie pouvait-elle justifier les souffrances
historiques ? Il n'est que d'interroger, entre autres, la résistance pathétique d'un Bielinski ou
d'un Dostoïevski qui se demandaient comment pourraient être rachetés dans la perspective de
la dialectique de Hegel ou de Marx, tous les drames de l'oppression, les calamités collectives,
les déportations, les humiliations et les massacres dont est remplie l'histoire universelle.
Cependant Marx conserve un sens à l'histoire dans la mesure où les événements ont une
logique interne, une cohérence structurelle et qu'ils s'enchaînent vers une finalité qui est
l'avènement de l'âge d'or. Ce mythe est à la fois réactualisé et déplacé : il n'est plus situé en
amont de l'histoire mais en aval. Il est le terme idéal, il permet de justifier les événements,
quels qu'ils soient.
Les atrocités du XXe sont pourtant difficilement justifiables. Elles l'ont été par les
dictateurs et les régimes totalitaires. Au nom d'une race pure, au nom d'un bonheur à venir qui
sera partagé par tous, on exigeait de l'homme qu'il accomplisse les pires atrocités ou qu'il
subisse las pires humiliations. Cette promesse n'a laissé que cendres derrière elle. L'ère de
désenchantement a succédé à celle des promesses et de la foi dans le sens positif de l'histoire.
Le temps est venu de s'interroger avec inquiétude. « Y a-t-il un mal absolu ? » se demande
770
Mircea ELIADE, op.cit., pp.165-166
Le mal 501
ADAM
André Jacob qui poursuit : « Au couple ancien de l'absolu diabolique en révolte contre un
absolu divin semble s'être substitué, dans le contexte historico-politique contemporain, un
Mal autonome et impérieux, nourri comme l'arbre par la sève de la négation même d'humanité
osée et assumée par ceux qui, conscients d'être hommes parmi les hommes, devraient en être
porteurs et y trouver un contrepoids à la haine et à la violence ; un Mal emportant et dépassant
par l'absoluité de ses effets ceux qui trouvent toujours de "bonnes" raisons à l'exercer. 771 Est-
ce à dire que nous sommes entrés dans une période de l'histoire qui ne relèverait plus que
d'une vision sadienne des choses, ou que la planète ne serait plus que cet autel sacrificiel que
décrivait Maistre, mais contrairement à ce que pensait ce dernier, l'autel d'un sacrifice sans
autre fin que lui-même ? Il y a, sans doute, ici, le risque d'une abdication de la raison, dont
une réflexion sur ce qu'on peut entendre comme absolu pourrait commencer à nous
préserver. »772
Le renoncement à une conception signifiante de l'histoire fait émerger le péril, dans
l'immanence du présent mobile, de transformer en manichéisme l'énergie contenue dans
l'espoir tourné vers un avenir meilleur et la certitude d'un sens de l'histoire. Le mal demeure.
Pour le justifier ou ne pas céder au désespoir du non sens, il est tentant de le considérer, dans
un moment précis, agissant contre une force opposée. Malraux disait de l'action qu'elle est
nécessairement manichéenne : toutes les guerres voient s'affronter deux camps, jamais trois.
François Jullien explique que « le manichéen radicalise le mal au point d'en faire un principe
propre, moteur d'Histoire parce que adverse du bien et tout aussi consistant que lui ; en
découle un combat sans relâche se déroulant d'un bout à l'autre des temps et charriant les âmes
dans ce destin cosmique. »773 Camus, dans ses engagements politiques a, non seulement refusé
catégoriquement la justification des atrocités au nom d'un futur radieux mais il a également,
sans relâche, cherché à éviter les antagonismes simplistes. Il a toujours essayé d'ouvrir les
yeux sur son temps, sur la difficulté des hommes à faire face au mal agissant puissamment,
dans les mouvements collectifs mais aussi dans le cœur solitaire de l'homme. Plongé dans les
horreurs de son temps, il ouvre les yeux et témoigne. Il place le mal dans la volonté des
hommes à agir et constate qu'avec l'absence de Dieu, on ne peut désormais que tourner sa
771
C'est ce que développe Hanna ARENDT, « Thinking and moral considerations, « La pensée et les considérations
morales », Payot, Rivages, Paris, 1996 ainsi que dans son ouvrage sur le criminel de guerre Eichmann,
Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, Paris, 1991.
772
André JACOB, « Mal », in Grand dictionnaire de philosophie, op. cit, p.641
773
François JULLIEN, Du mal / Du négatif, Éditions du Seuil, Points Essais, 2004, p.28
502 Le mal
ADAM
774
Jean-Pierre VERNANT, La Traversée des frontières, La Librairie du XXIe siècle, Éditions du Seuil, 2004.
Le mal 503
ADAM
extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois » (E, 217) et dédicace son ouvrage à René
Leynaud, jeune ami de Camus, poète chrétien fusillé pour ses activités dans la Résistance.
Camus lui rend ainsi hommage. Il écrira également, en 1947, la préface des Poésies
posthumes. L'exergue et la dédicace révèlent d'emblée la difficulté devant laquelle se trouve
Camus d'avoir à témoigner sans avoir été acteur. Ses activités au sein de la résistance ont été
limitées : c'est la période au cours de laquelle il a été dans l'obligation de faire des séjours au
Panelier, près de Saint-Étienne en raison de sa maladie. Il vit là des moments de grande
solitude qui lui ont peut-être permis de méditer sur la présence à l'autre, la présence au monde,
l'engagement. Cependant, la nécessité de l'écriture s'impose à lui. Il publie deux lettres
clandestinement. Les deux autres seront publiées après la Libération. Dans une forme
dialogique qui fait entendre la voix de l'ami ennemi à l'intérieur de celle du scripteur, Camus
met en place une position face au mal qu'il développera dans L'Homme révolté. Le point de
départ, outre l'appartenance à une terre commune et à une même civilisation qui dessine les
contours de l'Europe, est le constat de l'absence de sens tant chez les Allemands que chez les
Français. Cependant, cette révélation, comme l'explique Camus dans Le Mythe de Sisyphe,
n'est pas un terme au-delà duquel tout est possible. Mais un point de départ, un tremplin vers
la révolte lucide qui permet à l'homme de refuser les sauts et toute forme de mystification,
afin de participer, "à hauteur d'homme" au bien de la communauté.
C'est par l'inscription du "je" dans le "nous" et dans l'agir que l'individu camusien
s'actualise. Le scripteur de la quatrième lettre identifie l'origine du mal identifiée à une
déviance logique dont le point de départ est le constat de l'absurde : « Vous n'avez jamais cru
au sens de ce monde et vous avez tiré l'idée que tout était équivalent et que le bien et le mal se
définissaient selon qu'on le voulait . Vous avez supposé qu'en l'absence de toute morale
humaine ou divine les seules valeurs étaient celles qui régissaient le monde animal, c'est-à-
dire la violence et la ruse. Vous en avez conclu que l'homme n'était rien et qu'on pouvait tuer
son âme, que dans la plus insensée des histoires la tâche d'un individu ne pouvait être que
l'aventure de la puissance et sa morale, le réalisme des conquêtes. » (E, 240) À de multiples
reprises dans ces lettres, il dépeint ce mal de l'histoire qui a ravagé l'Europe puis il pose les
prémices de sa conception de la justice qui se substitue à la notion de bien.775 L'homme peut
775
« On peut être surpris que Camus éloigne le Bien comme principe d'unité, au profit d'une justice qui domine
très tôt, et dont le souci ne cessera de se développer jusqu'à devenir le pivot de ses positions politiques. […] le
Bien, trop dogmatiquement défini par une instance législatrice risque de s'absolutiser, de transformer le désir
504 Le mal
ADAM
accepter l'absurdité du monde et fonder une société sur une valeur partagée, celle de la justice,
qui peut le sauver des atrocités et des dérives toujours possibles. Que cet élan vers la justice
soit partagé par le plus grand nombre. Camus, dans ces années-là, ne semble pas en douter. Le
cours de l'histoire et les échecs qu'il rencontrera dans sa notion de la justice dans la crise
algérienne le conduiront à nuancer, dans l'espace des Carnets, ses affirmations. À Paris, en
juin 59, il écrit en effet : « J'ai abandonné le point de vue moral. La morale mène à
l'abstraction et à l'injustice. Elle est mère de fanatisme et d'aveuglement. Qui est vertueux
doit couper des têtes. Mais que dire de qui professe la morale, sans pouvoir vivre à sa
hauteur. Les têtes tombent et il légifère, infidèle. La morale coupe en deux, sépare, décharne.
Il faut la fuir, accepter d'être jugé et ne plus juger, dire oui, faire l'unité – et en attendant,
souffrir d'agonie. » (C III, 268-269) Dans le grand désenchantement né de son engagement
stérile dans la guerre d'Algérie, morale et justice se sont désolidarisées mais le désir d'unité
demeure.
Dans le même temps, la lecture de Carnets en témoigne, il prépare un roman qu'il
nomme longtemps Les Séparés et qui finalement s'intitulera La Peste. Jacqueline Lévi-Valensi
explique le choix de ce symbole de la peste et les conséquences de l'épidémie en ce qui
concerne la mise en place de camps fermés dans lesquels sont parqués les malades : « La
Peste évoque cette réalité impossible à imaginer et à dire, en mineur, à travers les camps
d'isolement – l'on peut reconnaître, dans le stade où est installé le camp décrit, un rappel du
vélodrome d'Hiver où, à Paris, en 1942, furent parqués des milliers de Juifs –en majeur, par la
vision récurrente des fours crématoires et par la profondeur qu'atteint la représentation de la
séparation, de la souffrance, de la déshumanisation. »776 Michel Jarrety cependant conteste
cette lecture allégorique de La Peste qui serait une représentation de l'hégémonie nazie –
interprétation que Camus a lui-même favorisée en répondant à un article de Barthes : « La
Peste, dont j'ai voulu qu'elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident
la lutte de la résistance européenne contre le nazisme. »777 Quoiqu'il en soit, le roman pose la
question de la réaction des individus face au mal et la tension, pour chacun d'eux entre le
d'unité en volonté de totalité, de devenir ferment des totalitarismes. […] le Bien devient cette valeur à venir au
nom de laquelle le mal, et l'injustice, peuvent être ordinairement commis. La justice, au contraire, ne
rencontre pas ce danger : tout législateur divin écarté, elle trouve une constante limite dans la finitude
humaine, et relève de l'action présente […] », Michel JARRETY, op.cit., pp.30-31
776
Jacqueline Lévi-Valensi commente La Peste d'Albert Camus, Gallimard, Foliothèque, 1991, p.70
777
BARTHES, Œuvres complètes, Éditions Marty, Seuil, Paris, 1993, p.457
Le mal 505
ADAM
bonheur personnel et le bien de la communauté. Michel Jarrety, dans son article « Camus ou
le refus de la séparation », montre que cette tension est au cœur de la pensée camusienne. Sa
démonstration montre le chemin parcouru entre Le Mythe de Sisyphe et L'Homme révolté. Le
premier ouvrage est une apologie de l'individu, alors que, dans le second, le philosophe
cherche à identifier des valeurs communes qui fondent la société des hommes.778 Le Mythe est
le livre du Je, tandis que L'Homme révolté est celui du Nous. Le souci de "faire vivre"
remplace celui du "vivre" ; la "manière d'agir" remplace la "manière d'être". Il est question,
dans Le Mythe, d'une « éthique singulière » et dans L'homme révolté d'une « morale
prescriptive ». De même, de l'un à l'autre, l'homme a perdu son innocence. Il est vrai qu'entre
les deux livres, la guerre a fait des ravages et l'homme s'est trouvé "embarqué" dans les rôles
de "victime ou de bourreau" et que nul n'est resté indemne. La Peste est une fictionnalisation
de la nécessité devant laquelle se trouve l'homme d'avoir à inscrire son destin personnel au
sein d'une communauté confrontée à l'assaut injustifié du mal. Le mal dont il s'agit ici dépasse
les limites d'une identification avec un événement historique précis. C'est ce que Jarrety
constate avec justesse : « […] en choisissant un fléau qui relève de la métaphysique du mal,
Camus s'interdisait […] d'allégoriser tous les maux, et c'est le problème essentiel – car il
engage toute la lecture du livre – que vient d'emblée poser l'épigraphe du livre, empruntée à
Defoe : "Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d'enfermement par une autre que de
représenter n'importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n'existe
pas." »779 La fiction accède au réel par des circonvolutions qui révèlent aux lecteurs les
arcanes mystérieux du rapport au mal.
L'ethos de l'écrivain
L'écriture est arme et témoignage, elle est un acte performatif. Camus revendique une
conception de l'art qui influe sur le monde. L'implication dans le journalisme, l'ardeur dans un
théâtre qui englobe l'homme dans l'intime, le familial, le social, le politique, l'idéologique, le
778
La question laissée dans l'ombre est d'évaluer l'antériorité de ces valeurs communes ou celle de la
communauté qu'elles contribuent à fonder. Pour Camus, il ne s'agit pas tant de fonder une communauté sur le
principe de l'actualisation de valeurs partagées que de retrouver cette communauté qui serait préexistante. On
constate de même un glissement entre le texte « Remarque sur la révolte » qui date de 1945 et dans lequel
l'auteur s'appuie sur le concept de solidarité transcendante alors que dans l'ouvrage définitif, la solidarité est
inhérente à la condition humaine. La question de savoir si la valeur préexiste à l'action ne semble pas résolue
et retrouve la difficulté kantienne de fonder le Bien.
779
Michel JARRETY, op.cit., p.38
506 Le mal
ADAM
philosophique voire le métaphysique sont la marque d'un engagement et d'une confiance dans
les pouvoirs du langage. Camus peut être considéré comme austinien dans la mesure où
« dire, c'est faire ». Il est même ascriptiviste dans la mesure où il affectionne tout
particulièrement un lexique évaluatif qui permet l'accomplissement d'actes illocutoires. C'est
une position assumée et clairement revendiquée, notamment dans Le Discours de Suède. C'est
une position qu'il partage dans le secret de la relation d'amitié qu'il entretient avec René Char
et qui l'éloigne d'une intelligentsia soumise à une idéologie et donc hostile au risque de la
remise en question d'un système de pensée ou à l'interrogation sur la position intime de
l'homme dans le politique, sur les humiliations latentes, les hypocrisies implicites et le plaisir
explicite de briller dans un discours hostile à un réel qu'il s'agit dès lors de ne pas voir tel qu'il
est mais de recréer tel qu'on l'imagine et tel qu'il sera assurément dans ces temps proches de
concrétisation de toutes les espérances et de toutes les promesses.
Moraliste ou moralisateur
« Dans la création où la tentation d'expliquer est la plus
forte, peut-on alors surmonter cette tentation ? Dans le monde
fictif où la conscience du monde réel est la plus forte, puis-je
rester fidèle à l'absurde sans sacrifier au désir de conclure ? »
(E, 179)
« Au nom de qui parle-t-on ? » est la question que tout auteur moraliste, impliqué dans
le grand oral du monde, doit se poser. Où se place le rhéteur pour émettre son discours et à qui
l'adresse-t-il ? Quelle autorité autorise un intellectuel à prendre la parole au nom de tous ?
Parler et agir sont-ils des actes de valeur égale ? On connaît la culpabilité de l'écrivain de
gauche qui, en créant, semble ou a l'impression de s'éloigner du monde – syndrome sartrien
qui inhibe les intellectuels jusqu'à aujourd'hui. L'artiste, en créant, met le monde à distance, il
le recrée, le reconstitue, lui donne une cohérence qui n'existe pas dans le réel. Pour s'engager,
est-il préférable de distribuer des tracts ? D'où la nécessité pour Camus de distinguer l'homme
de l'artiste, inscrivant ainsi une fracture irrémédiable dans l'unité de la voix soudain médusée.
Il se trouve alors confronté à des impasses. La première aporie dysphorique est le double
constat amer que le chant orphique ne charme pas les dictateurs et que l'homme est singulier
et irréductible, que sa voix ne rencontre l'autre que diffractée par la conscience d'autrui.
Le mal 507
ADAM
Camus a conscience d'une aporie intérieure qu'il pensait nier ou dépasser : « Au fond de moi
la solitude espagnole. L'homme n'en sort que pour les "instants" puis regagne son île. Plus
tard (à partir de 1939) j'ai essayé de rejoindre, j'ai refait toutes les étapes de l'époque. Mais
au pas de charge, sur les ailes des clameurs, sous le fouet des guerres et des révolutions.
Aujourd'hui, je suis au bout – et ma solitude regorge d'ombres et d'œuvres qui n'appartiennent
qu'à moi. » (C III, 42) Rejoindre est ici employé sans complément, il est ainsi laissé en
suspens, ouvre la diversité des interprétations. Peut-être s'agit-il de rejoindre les fulgurations
créatrices de la première heure, celles d'une innocence de l'histoire, celles d'avant le
déferlement des folies meurtrières des hommes avides de mort et de pouvoir. Peut-être s'agit-
il de rejoindre les deux tentations de Camus, celle de l'individu et celle du citoyen, de faire
tout tenir ensemble sans renoncer à rien, sans nier les pulsions coupables ni les paradoxes, les
tentations obscures et les illuminations enthousiasmantes. Tout existe ensemble, dans un tout
pas toujours bien cohérent.
Camus rencontre alors une vraie lassitude en même temps qu'il éprouve le sentiment
de s'être fourvoyé : « J'ai voulu vivre pendant des années selon la morale de tous. Je me suis
forcé à vivre comme tout le monde, à ressembler à tout le monde. J'ai dit ce qu'il fallait pour
réunir, même quand je me sentais séparé. Et au bout de tout cela ce fut la catastrophe.
Maintenant j'erre parmi les débris, je suis sans loi, écartelé, seul et acceptant de l'être,
résigné à ma singularité et à mes infirmités. Et je dois reconstruire une vérité – après avoir
vécu toute ma vie dans une sorte de mensonge. » (C III, 266) Il se trouve désormais face à la
nécessité d'une singularité qui n'est pas pour autant la négation de l'autre ou de la
communauté. D'où le choix d'une nouvelle direction donnée aux forces créatrices que la mort
brutale laisse en friche. Trois mois avant l'accident qui a mis un terme brutal à sa vie et à ses
projets, il confie : « Avant d'écrire un roman, je me mettrai en état d'obscurité et pendant des
années. Essai de concentration quotidienne, d'ascèse intellectuelle et d'extrême conscience. »
(C III, 272)
Mal et écriture
L'art a une relation essentielle au mal. Il permet une distance entre la lucidité et la
nécessaire transgression qui s'actualise dans le rite, ébauche originelle de l'art. C'est également
par le truchement du mythe, puis du récit, que le mal peut être appréhendé, jugulé, dépassé,
508 Le mal
ADAM
qu'il peut être expérience fondamentale, qu'il peut même, par l'attrait de l'interdit, être à
l'origine de la distinction entre le règne animal et la condition humaine.780 La culture judéo-
chrétienne est fondée sur la première transgression, celle d'Adam qui a permis l'émergence de
la linéarité temporelle et du récit. Dans son opposition entre le mal et le négatif, le salut et la
sagesse, François Jullien fait coïncider l'apparition du récit, comme on l'a déjà vu dans les
prolégomènes du temps adamique, à la déchéance du premier homme qui fait événement :
« […] à partir de la Chute (dans le mal), le salut appelle un récit ou plutôt se conçoit en Grand
récit : une déchéance fait événement, telle celle d'Adam et Ève chassés du Paradis terrestre,
ou, selon d'autres mises en scène antiques, d'âmes, d'origine céleste, ayant chu en un monde et
perdant l'innocence ; après quoi s'enclenche une histoire qui est celle de la remontée
douloureuse hors des Ténèbres, un épisode suivant l'autre, station après station, vers la
Lumière et la restauration-réconciliation. Tandis que la sagesse est foncièrement sans récit
(elle fourmille d'anecdotes individuelles mais est sans Histoire) ; car elle n'est pas en attente
d'événements, ni ne se repaît de promesses ; mais, découvrant un rôle au négatif au sein de la
grande économie des choses, elle en explique le bien-fondé : de ce monde, elle expose la
co- hérence. Ou, pour le redire selon le cadre grec, la pensée du salut relève d'un muthos, la
sagesse d'un logos. »781
À travers l'œuvre d'art et notamment, en ce qui nous concerne, à travers la linéarité de
l'écriture ou la production d'un texte, le créateur tente de lutter contre les maux de la
dispersion, de l'éclatement du sens dans l'aléatoire, l'accidentel, l'arbitraire, le hasard. Il
s'efforce de résister au foisonnement incohérent, désordonné d'une logorrhée qui n'a pas
d'autre raison d'être que d'exposer une culpabilité et de poursuivre une rédemption. Il se livre
à la force terrifiante des passions pour les juguler sans pour autant les nier. Il résiste au danger
de l'asservissement et de l'avilissement en cherchant une position où la « liberté
bienveillante » (C III, 31) puisse s'exprimer.
780
Voir infra la théorie développée par BATAILLE dans La Littérature et le mal.
781
Ibid., p.24 On retrouvera cette opposition entre récit ordonné et cohérent et logos logorrhéique, désordonné,
incohérent dans l'opposition entre les dimensions épiques et ménippéennes dans le roman camusien.
Le mal 509
ADAM
510 Le mal
ADAM
épisodes nous demeurent inconnus car ils sont situés en amont, dans un lieu non dévoilé, entre
l'artiste et ses passions intérieures.
C'est bien ce que De M'uzan a développé lorsqu'il a parlé de la création littéraire
comme d'un drame : « Ainsi le monde extérieur qui, par la seule affirmation exigeante,
collabore en quelque sort avec le monde pulsionnel pour arracher l'individu à son organisation
narcissique, et concourt au dégagement des pulsions destructrices, se voit à son tour menacé
par l'être qui, voulant échapper à l'autodestruction, commence par tourner vers l'extérieur ses
forces d'agression. Rien d'étonnant si la description de cet état de choses, qu'elle se trouve
dans des œuvres littéraires évoluées […] prend d'emblée un tour extrêmement dramatique. Le
contenu du drame, en effet, c'est le chaos, mais dès l'instant où il se traduit par des
représentations, des fantasmes, fussent-ils les plus terrifiants et les plus primitifs, il prend une
orientation, une valeur qui constituent déjà un début d'aménagement, de sorte que, malgré la
discordance de ses thèmes, il devient aussitôt création. » Ce drame suppose un dédoublement
du sujet. Camus écrit : « Il faut être deux quand on écrit. En littérature française, le grand
problème est ainsi la traduction de ce qu'on sent en ce qu'on veut faire sentir. » (TRN, 1897)
Ainsi, pour reprendre l'analyse proposée par Camus dans « L'Intelligence et
l'échafaud », l'art classique – et plus particulièrement les romans classiques, même si cette
notion ambiguë n'est pas problématisée par l'auteur – poursuit la finalité de la limpidité et de
la maîtrise de soi et de l'autre. Il est victoire sur les passions désordonnées. Il est apogée de
l'intelligence. « […] le roman fait de l'intelligence son univers ». (TRN, 1898) Il apparaît dans
ces pages d'éloge une crainte implicite de tout débordement qui entraîne une réserve à l'égard
des innovations de la littérature contemporaine : « Être classique, c'est en même temps se
répéter et savoir se répéter. Et c'est la différence que je vois avec d'autres littératures
romanesques où l'intelligence inspire l'œuvre, mais se laisse aussi entraîner par ses propres
réactions » (TRN, 1898) affirme-t-il à propos des romans russes ou des tentatives comme
celle de Joyce.782 Ces réticences sont de l'ordre d'une approche cloisonnée et restrictive de la
782
À propos de JOYCE, dans les Carnets, Camus refuse au roman joycien d'être considéré comme de l'art, ce qui
corrobore le jugement énoncé dans l'article « L'Intelligence et l'échafaud » mais il reconnaît, paradoxalement,
l'émotion suscitée par le fait d'avoir osé se lancer dans une telle aventure : « Ce qui est émouvant dans Joyce
ce n'est pas l'œuvre, c'est le fait de l'avoir entreprise. À distinguer ainsi le pathétique de l'entreprise – qui n'a
rien à voir avec l'art – et l'émotion artistique à proprement parler. » (C II, 37) On retrouve là une aporie que
Camus n'aborde pas de front entre son attrait pour le classicisme et l'intelligence – qui lui permet à la fois
d'être un journaliste engagé et un romancier traditionnel en écrivant La Peste par exemple, et la tentation de
l'obscur et d'un certain abandon à ce qui ne peut être considéré comme "bien", en abandonnant Combat, en
cédant secrètement au cynisme ou à la violence, en écrivant La Chute. De même en ce qui concerne Musil,
Le mal 511
ADAM
littérature et révèlent les craintes de Camus dès lors qu'il s'agit de s'abandonner au flot
désordonné d'une conscience que la morale ne suffit plus à contenir tout à fait. On s'approche
là de la difficulté, devant la diversité des œuvres de Camus, de trouver une cohérence
d'ensemble malgré tous les efforts qu'il a toujours fait justement pour donner à cette œuvre
une cohésion globale, une direction précise, une finalité pré déterminée. On peut même poser
un regard soupçonneux sur cette vision d'ensemble qui apparaît dans les premiers Carnets
– Camus a une vingtaine d'années – et supposer que le plan d'ensemble masque une
incohérence tonale. Camus aurait eu conscience de ce danger de la dispersion des tons et des
esthétiques et aurait compensé cette disparité par une cohérence thématique. Pourtant les
divergences tonales entre L'Étranger et La Peste, entre « L'Hôte » et « Le Renégat », entre
La Chute et Le Premier homme sont difficiles à expliquer et sont, de ce fait, laissés de côté le
plus souvent tant le critique camusien est attaché au projet éthique.
La volonté camusienne de considérer le roman comme une possibilité de maîtriser ses
désirs, de dominer l'autre et le monde dans une négation de soi-même au profit de l'ordre ne
me paraît pas rendre compte de certains aspects de l'œuvre qui, heureusement, semblent
ignorer cette finalité romanesque. Le titre même de l'article « L'Intelligence et l'échafaud » et
la phrase d'accroche « Je ne suis pas ici pour faire vos commissions, je suis ici pour vous
conduire à l'échafaud. » révèlent un espace obscur demeuré implicite. Masquée par son
respect de l'ordre, la parole du bourreau nous éclaire sur l'impossibilité de juguler ses pulsions
par la seule intelligence au service de l'art romanesque. On n'écrit pas en étant innocent. Dans
son analyse du processus de la création littéraire, De M'uzan rappelle avec justesse : « On ne
peut rien faire de vrai sans être un brin criminel – autrement dit, sans se sentir coupable. Nous
touchons ici à l'écartèlement si fréquent chez les artistes entre la loi du Surmoi et l'exigence de
vérité esthétique sans quoi l'œuvre n'est qu'une pâle production du conformisme. »783
Rappelons également les propos de Bataille placés à l'orée de son étude de la relation entre les
écrivains et le mal : « La littérature n'est pas innocente, et, coupable, elle devait à la fin
s'avouer telle. […] À la fin la littérature se devait de plaider coupable. »784
Camus, dans son jugement, ne semble pas prendre la mesure de l'évolution de la littérature contemporaine :
« Musil : Un grand projet qui suppose tous les moyens de l'art qu'il n'a pas. D'où cette œuvre émouvante et
ses échecs, non par ce qu'elle dit. Cet interminable monologue de l'auteur où le génie brille par endroits et
que jamais l'art n'illumine en son entier. » (C III, 223)
783
Michel DE M'UZAN, op.cit., p.11
784
Georges BATAILLE, La Littérature et le mal, op.cit., p.10
512 Le mal
ADAM
785
La discontinuité générique révèle un appétit tel qu'il absorbe tous les paradoxes et s'inscrit, de fait et sans
intentionnalité, dans l'évolution de la littérature. Dans les décennies qui suivent, le besoin de cohérence et le
souci de l'accessibilité s'amenuisent au point même de cultiver, délibérément, un art du fragment et du
discontinu. Dominique RABATÉ appréhende ainsi la littérature de la fin du XXe siècle : « […] il y aurait à la fin
de notre siècle – comme si chaque fin de siècle ruminait de nouvelles solutions esthétiques aux apories des
mouvements conquérants – un ensemble de livres s'essayant à produire un forme neuve de fiction, ensemble
de textes liés par un indiscutable air de famille […] Ces textes seraient ainsi définis par certains refus
identifiables : agacement du formalisme textuel de la fin du Nouveau Roman ; dégoût de l'écriture blanche et
désir de langues plus chargées, plus précieuses, d'écriture visible, parfois même voyante ; impossibilité de
renouer simplement […] avec des modalités d'écriture passées et éprouvées ; espoir de retrouver pourtant la
positivité d'une fiction enfin débarrassée des facilités de l'ère d'un soupçon systématique. » L'écriture, chez
Quignard, est l'expression de cet élan contemporain vers une expérimentation du fragmentaire, vers
l'expérience d'un dessaisissement du sujet au moment de la création, vers cet abandon, au moment du
dessaisissement d'une volonté de cohérence, vers la découverte, dans cet événement solitaire, que dire, c'est
rechercher une cohérence originelle dont le sujet garde la nostalgie et qu'il poursuit inlassablement dans le
silence fracassant de l'écriture fragmentée.
786
Ibid., p.8
Le mal 513
ADAM
L'intensité du présent
L'homme absurde, tel qu'il est défini par Camus dans Le Mythe de Sisyphe, est
l'homme qui refuse tous les sauts, métaphysiques ou mystiques, il « veut faire ce qu'il
comprend bien. On lui assure que c'est péché d'orgueil, mais il n'entend pas la notion de
péché ; que peut-être l'enfer est au bout, mais il n'a pas assez d'imagination pour se présenter
cet étrange avenir ; qu'il perd la vie immortelle, mais cela lui paraît futile. On voudrait lui
faire reconnaître sa culpabilité. Lui se sent innocent. À vrai dire, il ne sent que cela son
innocence irréparable. C'est elle qui lui permet tout » Et à partir de cet oxymore qui pose,
dans un même syntagme, l'innocence et la réparation qui suppose une faute passée, Camus
inscrit l'homme dans un désir de « vivre sans appel », « de vivre seulement avec ce qu'il sait,
de s'arranger de ce qui […] ». (E, 137) Cette affirmation inscrit l'homme dans un présent
exclusif de toute transcendance liée à un au-delà spirituel ou temporel. Elle suppose une
conception de l'art qui restitue avec justesse et intensité cette seule réalité du présent. Michel
Jarrety, dans une approche de la morale chez Camus, écrit : «L'absurde, sans doute, est la
défaite de cette nostalgie, mais il est aussi bien la force qui lui est opposée. Le face à face
avec le monde est une forme d'insoumission, le refus de plier la raison à l'irrationnel, et la
liberté qui en procède tient à l'éloignement des abstractions. L'absurde ainsi supprime la
pensée symétrique du passé et de l'avenir par un double congé qui entraîne l'éloge de la
présence qui, chez Camus, ne cessera pas. » Puis il cite un extrait du Mythe de Sisyphe dans
lequel Camus affirme : « Le présent est la succession des présents devant une âme sans cesse
consciente, c'est l'idéal de l'homme absurde. » (E, 145) Ainsi Camus refuse-t-il en même
temps toute téléologie mystique et toute promesse d'avenir meilleur des idéologies
politiques.787 Rejetant la nostalgie et l'espérance, il propose un espace du présent comme seul
espace dans lequel le sujet peut se réaliser. Cela ne signifie pas la nécessité d'un
désengagement de l'homme mais une inscription nouvelle dans une histoire qui s'est
affranchie de la tutelle hégélienne. Aussi écrit-il : « La vraie générosité envers l'avenir
consiste à tout donner au présent. » (E, 707)
787
« Le christianisme historique reporte au-delà de l'histoire la guérison du mal et du meurtre qui sont pourtant
soufferts dans l'histoire. Le matérialisme contemporain croit aussi répondre à toutes les questions. Mais,
serviteur de l'histoire, il accroît le domaine du meurtre historique et le laisse en même temps sans
justification, sinon dans l'avenir qui demande encore la foi. » (E, 706)
514 Le mal
ADAM
Cette inscription du sujet dans une histoire à hauteur d'homme, d'une histoire qui se
fait au jour le jour, sans détermination, sans finalité préconçue devrait orienter les exigences
esthétiques vers une même conception liée à la contingence, à l'accidentel, à l'absence de
sens. On observe pourtant une contradiction entre cette apologie du présent, cette conscience
de l'immanence et de l'aléatoire et la revendication de l'ordre et de la clarté logique en matière
de création artistique. Il semble que Camus renoue, sans en avoir pleinement conscience, avec
la tension récurrente en art entre le classicisme qui suppose une soumission à la pensée
rationnelle, une conception du beau éternel et une foi dans l'immuabilité des valeurs morales
et le baroque qui se livre à la mobilité fuyante d'un monde bigarré dans lequel rien n'est
jamais stable ni assuré. On retrouve ici la dualité que nous avons relevée dans le chapitre
consacré à Orphée entre l'apollinisme et le dionysiaque. Il semble que jamais Camus n'ait pu
faire un choix entre ces deux postulations qui ne sont pas ces postulations baudelairiennes
vers le bien et le mal, vers l'Idéal et les forces terrifiantes des désirs de la chair, mais vers
l'ordre et le désordre, la maîtrise et l'abandon, la mesure et la démesure. Ce qui est en jeu ici,
c'est la nature même de l'art et ses limites. L'art est-il la transformation maîtrisée des désirs
tumultueux et incontrôlables ou est-il abandon confiant et débridé aux forces pulsionnelles ?
Les deux orientations possibles sont inconciliables. La juste mesure n'a pas de sens.
Le mal 515
ADAM
responsable, est jeté à la mer. Il est avalé par une baleine. La tempête s'apaise. Jonas est rejeté
à l'eau. Il regagne le rivage et décide alors de rejoindre Ninive, la ville du mal condamnée par
Dieu pour accomplir sa mission. On peut interpréter le moment que Jonas passe dans le ventre
de la baleine comme une forme d'introspection qui lui permet d'affronter la réalité de
l'existence du mal et la nécessité d'affronter cette réalité. Après cette expérience au cours de
laquelle il se retrouve seul avec lui-même, dans le silence d'un antre mystérieux, il ne craint
plus le mal qui sévit à l'extérieur.
Il me semble qu'il y a là une allégorie de l'intime et de l'extime qui a rapport au mal et
dont l'écrivain peut se sentir proche dans sa responsabilité à la fois de clairvoyance et de
témoignage. Camus confie dans le silence des Carnets : « Je me force à écrire ce journal,
mais ma répugnance est vive. Je sais maintenant pourquoi je ne l'ai jamais fait : pour moi la
vie est secrète. Elle l'est à l'égard des autres […] mais elle doit l'être à mes propres yeux, je
ne dois pas la révéler dans les mots. Sourde et informulée c'est ainsi qu'elle est riche pour
moi. Si je m'y efforce en ce moment, c'est par panique devant mon défaut de mémoire. Mais je
ne suis pas sûr de pouvoir continuer. D'ailleurs même ainsi, j'oublie de noter beaucoup de
choses. Et je ne dis rien de ce que je pense. » (C III, 253) Ce qu'il exprime là, c'est cette
hantise face à la création et la sensation de saisissement du sujet dans l'instant même de la
mise en mots d'un événement. Le créateur – et c'est en cela que la création est dramatique –
est tendu entre cette jouissance liée au saisissement de soi et la certitude de l'ineffable,
l'intuition de l'impossibilité de restituer avec authenticité la part obscure. L'écrivain semble se
trouver devant un paradoxe identitaire : l'écriture qui jaillit des entrailles (de la baleine)
permet au sujet un saisissement jouissif en même temps qu'un dessaisissement car c'est un
autre qui écrit, un autre qui est saisi, tout aussi intensément et tout aussi authentiquement.
C'est l'expérience certainement angoissante et vertigineuse en même temps qu'exaltante du "Je
est un autre" dont Camus arpente ici les méandres mystérieux.
La création peut être considérée comme un processus dramatique ; c'est la thèse
développée par Michel De M'uzan dans « Aperçus sur le processus de la création littéraire »788
qui explique que la création permet la représentation d'une situation au monde d'un être de
désir. Bataille relie l'acte d'écrire à la transgression qui fonde l'humain : « Le courage
nécessaire à la transgression est pour l'homme un accomplissement. C'est en particulier
788
Michel DE M'UZAN, De l'Art à la mort, Gallimard, Tel, 1977, pp.3-27
516 Le mal
ADAM
789
Georges BATAILLE, La Littérature et le mal, Gallimard, Folio Essais, 1957, pp.157-158
Le mal 517
ADAM
« Affronter le danger interne d'être radicalement submergé par la somme des excitations
engagées ; vivre la montée des pulsions destructrices ; puis renoncer au besoin de détruire
l'objet, ce programme ne peut être réalisé économiquement que par une mise en scène de la
situation qui, en projetant des images et des formes reliées entre elles dans un ordre
significatif, absorbe, lie et intègre les tensions, de telle sorte que le fantasme n'est pas
seulement une expérience passivement subie, mais prend jusqu'à un certain point l'efficacité
d'un acte. Mise en scène et mise en ordre qui pourrait se rattacher à l'essai de maîtrise de
l'angoisse liée aux pulsions les plus primitives […] »790 C'est pourquoi l'art permet à la fois de
dompter ses démons intérieurs, d'organiser le chaos mais également d'offrir à l'autre le produit
de cette sublimation. Le négatif est transformé en positif et l'artiste se sent justifié c'est-à-dire
allégé d'une culpabilité, absous, rendu à la fois plus juste et plus légitime. « Je n'ai pas trouvé
d'autre justification à ma vie que cet effort de création. Pour presque tout le reste, j'ai failli.
Et si ceci ne me justifie pas, ma vie ne méritera pas qu'on l'absolve. », écrit Camus.
« Bref, dit François Jullien dans un ouvrage de réflexion sur l'éthique, la pensée du
salut délivrant du mal, de cette faille, fait jaillir la tension, fait vibrer la passion : elle organise
et régit une dramaturgie, et se fait héroïque ; tandis que celle de la sagesse, dissolvant le mal
en négatif, justifie une harmonie : d'un côté se joue (tragiquement) le destin d'une âme et de
l'autre se pense – sereinement – l'ordre du monde ou, mieux, ce que Plotin appelle sa
"syntaxe". Sun-taxis : le Sage s'enquiert des règles d'accord qui font que le monde – ce
monde – est justement composé comme il est. »791 On retrouve la volonté de Camus de ne
renoncer à rien, de ne rien exclure, exposée et théorisée dans ses essais et ses nouvelles et
dont il matérialise esthétiquement la vérité dans une double conception du roman, épique et
ménippéenne.
518 Le mal
ADAM
Dans ses Carnets, on trouve une trace de ce dialogue permanent avec Dostoïevski.
L'auteur est un interlocuteur avec lequel Camus découvre une certaine curiosité pour la justice
et son fonctionnement absurde,793 l'abîme de l'âme humaine,794 l'amour de la vie qui importe
plus que tout sens préalable ou toute forme d'appréhension intellectuelle.795 Le parcours même
de Dostoïevski peut évoquer ses propres cheminements erratiques. Qu'il s'agisse des erreurs
politiques de jeunesse, qui ont coûté bien plus cher à Dostoïevski qu'à Camus, ou de la
tentation pour les abîmes, la présence du mal, la faillite de l'intelligence et la condamnation de
la prétention politique. On trouve aussi dans les Carnets de Camus le doute sur sa vocation
qui l'envahit à sa relecture de Crime et Châtiment comme si la perfection de l'aîné inhibait
totalement l'homme encore jeune de cette moitié du XXe siècle.796 Dostoïevski révèle
également à Camus que tout combat est solitaire, que tout prédicateur prêche dans le désert,
alors que l'un comme l'autre sont certainement parmi les auteurs les plus avides de
communiquer avec leurs semblables, leurs proches, leurs contemporains, les plus désireux de
montrer les chemins d'une certaine justice. Tous deux sont des provinciaux maladroits mal
intégrés dans les salons mondains ou les élites intellectuelles. Prophètes solitaires, ils sont
admirés et moqués, imités, adulés et vilipendés. Lorsque Camus relève les propos tenus par
Dostoïevski dans son discours sur Pouchkine, il est difficile de ne pas penser qu'il associe
cette réflexion amère dans sa propre expérience de désaveu à la suite de la publication de
L'Homme révolté. Camus justifie l'attrait que l'auteur russe a toujours exercé sur lui en
confiant : « J'ai rencontré cette œuvre à vingt ans et l'ébranlement que j'en ai reçu dure
encore […] » (TRN, 1888) Il avoue la fascination éprouvée devant cet homme qui lui
« révéla » les profondeurs de la nature humaine. À l'occasion du prix Nobel,797 en 1958,
répondant à un questionnaire de Spectacles, il revient sur l'importance de l'auteur russe dans
son œuvre.
793
« Attirance ressentie par certains esprits pour la justice et son fonctionnement absurde. Gide, Dostoïevski,
Balzac, Kafka, Malraux, Melville, etc. Chercher l'explication. » (C II, 14)
794
« Littérature. Se méfier de ce mot. Ne pas le prononcer trop vite. Si l'on ôtait la littérature chez les grands
écrivains, on ôterait ce qui probablement leur est le plus personnel. […]. L'homme supérieur de Nietzsche,
l'abîme de Dostoïevski, l'acte gratuit de Gide, etc. » (C II, 35)
795
Par une écriture dialogique, Camus inscrit la parole de l'auteur russe dans sa réflexion et la prolonge : « Il faut
aimer la vie avant d'en aimer le sens, dit Dostoïevski. Oui, et quand l'amour de vivre disparaît, aucun sens ne
nous en console. » (C II, 276)
796
« 8 août 1957 - Cordes – Pour la première fois après la lecture de Crime et Châtiment, doute absolu sur ma
vocation. » (C III, 207)
797
Interview donnée à Demain, 24-30 octobre 1957 (E, 1902)
Le mal 519
ADAM
Le rapprochement entre les deux auteurs peut être considéré du point de vue
thématique. Les questionnements sur le nihilisme, l'absence de Dieu, la révolte, l'innocence, la
culpabilité sont communs aux deux hommes. Sartre, dans son « Explication de L'Étranger »,
n'a pas manqué, on s'en souvient, de relever les similitudes entre Meursault et Mychkine.
Cependant il est intéressant, comme l'a fait Dunwoodie,798 d'analyser l'intertextualité
dostoïevskienne dans l'ensemble de l'œuvre de Camus en l'abordant de façon bakhtinienne,
c'est-à-dire sous l'angle d'un triple dialogisme : « le jeu entre le discours du héros et celui de
l'auteur, entre le discours du héros et celui d'autres personnages, enfin entre l'ensemble du
discours d'un texte et celui d'autres textes auxquels il se réfère de façon explicite ou
implicite. »799 Cette approche peut s'appliquer plus particulièrement à l'adaptation des
Possédés, œuvre où se mêlent les discours des personnages de Dostoïevski avec chacun
d'entre eux et celui de Camus qui inscrit sa propre voix dans cet ensemble déjà fortement
dialogique.
Dans une œuvre comme Les Possédés, Dostoïevski inscrit les dérives politiques, les
affres existentielles, le problème du suicide, du meurtre et du viol. Il ne tergiverse pas, au
point que la confession de Stavroguine a longtemps été censurée et qu'aujourd'hui encore elle
est insérée en fin de volume et non pas dans le fil du récit. J'accorde donc une place
particulière à l'étude de la transcription théâtrale du roman de Dostoïevski dans la mesure où
cette œuvre réunit les différentes figures du mal telles qu'elles ont été abordées jusqu'alors. Ce
choix de Camus est également la marque d'une fascination pour le mal dans toutes ses
occurrences et d'une volonté de lucidité face aux problèmes existentiels que cette réalité
suppose.
Ce projet d'adaptation, mené à son terme en 1959, semble avoir pris forme dans son
esprit dès l'année 53. On en trouve trace dans ses Carnets où sont cités les personnages des
Possédés : Chatov, Verkhovensky, Kirilov, Stavroguine. (C III, 108-109) Camus adapte et
monte Les Possédés au théâtre Antoine. Ce n'est pas un projet absolument original.
Dostoïevski, par son goût pour les voix et les situations de crise, est un auteur qui, malgré le
foisonnement extraordinaire de son univers romanesque, a tenté de multiples adaptateurs.
Roger Quilliot, dans sa présentation des Possédés, retrace les différentes tentatives
798
DUNWOODIE, Une Histoire ambivalente : le dialogue Camus-Dostoïevski, op.cit.
799
Ibid., p.30
520 Le mal
ADAM
d'adaptation et les choix techniques nécessaires. Ainsi l'adaptateur est-il toujours face à un
dilemme : reproduire le foisonnement romanesque ou s'attacher à un aspect de l'œuvre qu'il
s'agit dès lors d'amplifier et de dramatiser. Quand Camus joue Ivan dans la pièce Les Frères
Karamazov, il s'agit d'une adaptation de Copeau qui a choisi de limiter l'œuvre à l'un de ses
aspects dominants, tandis que Némirovitch-Dantchenko, en 1910, a eu l'ambition de n'éluder
aucune dimension du dernier roman de l'œuvre de Dostoïevski. En 1913, Némirovitch-
Dantchenko adapte Les Possédés en focalisant l'action sur le seul personnage de Stavroguine.
Camus, dans son adaptation, a l'ambition de reproduire l'œuvre dans sa complexité
thématique, même s'il soustrait de nombreux passages du roman.800
Dans un souci de dramatisation, il réduit la profondeur de l'abîme intérieur de chacun
des personnages. Le goût très dostoïevskien de l'autodérision, de la tentation de l'humiliation
volontaire, de la perversité, de la vilenie morale et de la délectation à s'y abaisser pour trouver
le chemin d'une rédemption grâce à laquelle l'humilité peut se substituer à l'humiliation, est
adouci. Seul l'orgueil figé de l'homme dans la dépravation et le plaisir stérile d'une confession
devenue inutile sont maintenus, notamment dans la confession de Stavroguine, épisode
longtemps censuré auquel Camus a eu accès, pouvant ainsi offrir à ses spectateurs l'une des
clés de l'œuvre.
Encore nous faut-il comprendre pourquoi Camus a choisi d'adapter ce roman en pièce
de théâtre. À la différence des autres grandes œuvres dostoïevskiennes, le roman Les
Possédés s'inscrit dans un contexte politique et idéologique fortement connoté. Dostoïevski,
dans cette œuvre, parvient à mettre en scène la tentation paroxystique de toutes les voluptés :
« Soif des voluptés, démesurées et insatiables. Soif de vie inextinguible. Diversité des voluptés
et des jouissances […] Voluptés artistiques jusqu'au raffinement, et à côté de cela grossières,
mais précisément parce qu'une extrême violence touche au raffinement […] volupté de la
transgression […] voluptés mystiques […] Volupté de la pénitence […] Volupté du vol, du
banditisme. Volupté de la connaissance. »801 Concomitamment, il règle ses comptes avec sa
propre jeunesse et laisse éclater sa colère face aux mensonges idéologiques, aux faux
prophètes porteurs d'illusions nihilistes et de mort. Ce roman évoque les sociétés clandestines
800
Tous les épisodes mettant en scène le gouverneur et sa femme, l'ambition de celle-ci de se rapprocher des
idées de Verkhovensky, et son échec à la fois énorme et lamentable, qui constitue l'un des aspects de l'excipit
du roman sont supprimés ainsi que les évocations de la vie d'oisiveté de la jeunesse privilégiée qui cède à la
tentation des distractions les plus dégradantes, révélant ainsi le sens de l'absurde.
801
Carnets des Démons.
Le mal 521
ADAM
qui ont marqué la Russie des années 1860-1880. L'un des représentants de ces sociétés, le
fameux Netchaïev, a organisé le meurtre d'un des leurs, Ivanov, jeune étudiant qui s'était retiré
de l'organisation clandestine. Le meurtre répondait à une double finalité : se débarrasser d'un
traître et souder le groupe par la complicité. Compromis, ils sont irrémédiablement liés. Cet
épisode historique est à l'origine du roman. Dostoïevski dresse un état des lieux de la Russie
de la fin du siècle et des errances idéologiques nées du nihilisme. C'est à cette double
dimension, intime et politique, que Camus s'intéresse. Il confie d'ailleurs : « J'ai d'abord
admiré Dostoïevski à cause de ce qu'il me révélait de la nature humaine […]. Mais très vite, à
mesure que je vivais plus cruellement le drame mon époque, j'ai aimé dans Dostoïevski celui
qui a vécu et exprimé le plus profondément notre destin historique. » (TRN, 1888) Cette
noirceur sans dysphorie est peut-être l'une des tonalités du dernier Camus, qui pourrait faire
sien le projet que Dostoïevski présente dans ses carnets : « Élans passionnés et violents.
Aucune froideur et aucun désenchantement, rien de ce qui a été mis à la mode par Byron. »802
Si le roman de 1872 permet à Dostoïevski de faire le point sur ses engagements et de
dénoncer les errances politiques de certains groupes idéologiques, Camus lui aussi règle ses
comptes avec lui-même et avec ses contemporains tout en rendant hommage à un auteur qu'il
admire profondément. C'est avec des accents très dostoïevskiens qu'il inscrit son art dans la
même dimension existentielle et idéologique que son aîné russe : « Je suis même d'avis que
nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l'erreur de ceux qui, par une
surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les
nihilismes de l'époque. » (E, 1703)
Camus veut affronter le nihilisme pour aller au-delà. Il admire Dostoïevski pour sa
capacité à avoir proposé des voies de dépassement. Cependant on sait bien que seule la foi
permet à l'auteur russe de sauver l'homme de ses affres existentielles, de ses errances
idéologiques et des meurtres inutiles. Camus refuse la foi. Son royaume est de ce monde et sa
volonté d'artiste de contribuer à la construction du Temple s'inscrit dans l'histoire des hommes
et des pays. Pourtant la finalité de ces œuvres désespérées semble bien être de contribuer à
édifier un monde juste, pour l'homme, dans les tourments de l'histoire.
Il s'agit dès lors d'analyser les modalités selon lesquelles les discours s'imbriquent dans
cette pièce, comment cette adaptation permet le prolongement d'un dialogue Camus ―
802
Cité par Dominique ARBAN, Dostoïevski, Éditions du Seuil, Écrivains de toujours, 1962, p.167
522 Le mal
ADAM
Dostoïevski, comment les différents personnages sont des incarnations d'autres personnages,
réels ou fictifs, déjà présents dans l'œuvre camusienne, comment l'un d'entre eux,
Stavroguine, ange déchu, figure du mal, est le révélateur de nos plus obscures tentations mais
aussi un nouveau Clamence.
803
La référence des citations extraites des Possédés de Dostoïevski (Gallimard, Folio) est indiquée entre
parenthèses.
Le mal 523
ADAM
50-60, des mouvances idéologiques, des positions parfois confuses, des engagements
divergents. Camus met en scène ce chroniqueur, sans identité dans le roman, auquel il donne
le nom de Anton Grigoreiev. Le statut de narrateur est précisé dans les didascalies, ainsi que
sa posture qualifiée de courtoise, ironique, impassible. (TRN, 927) Il est difficile d'imaginer
l'interprétation dramaturgique de ces didascalies et on peut d'emblée remarquer que, du fait de
la présence d'un narrateur et de la teneur sémantique des didascalies, la pièce s'inscrit dans
une tonalité plus romanesque que théâtrale.
Ainsi, dans le roman, ce premier chapitre permet de présenter Stépane. 804 Camus
reprend les termes du romancier russe pour qualifier Stépan : on retrouve ainsi les expressions
« libéral, civique, idéaliste ». L'adaptateur va à l'essentiel en précisant : « Il aimait l'Occident,
le progrès, la justice et, en général, tout ce qui est élevé. » (TRN, 927), ce qui nous permet,
sans ambiguïté, de le classer parmi les occidentalistes. La manière dostoïevskienne est plus
ancrée dans les réalités de la Russie des années 50. Ainsi Stépane est-il associé aux
personnages historiques de Tchernychevski, de Tchadaev, de Belinski, de Granovsky et de
Herzen, tous occidentalistes notables. Les allusions aux traductions de Dickens et de George
Sand rappellent la bibliothèque de Pétrachevski.
De même les deux auteurs font de Stépan(e) un penseur « exilé et persécuté ».
Cependant, même si l'ironie n'est pas absente dans le discours du narrateur Anton Grigoreiev,
elle est bien plus incisive, mordante et sarcastique chez l'auteur russe. Dans la pièce, les
allusions au fait qu'il joue un rôle supposent une composition factice du personnage. Énoncer
qu'il a aimé ce qui est élevé lui confère une dimension d'ingénue fatuité. Les modalisations
nous permettent également de percevoir l'ironie du discours, notamment lorsque le narrateur
avoue : « il en vint malheureusement à s'imaginer que le tsar et ses ministres lui en voulaient
personnellement. » (TRN, 927) Dostoïevski, quant à lui, n'épargne guère son personnage. Le
narrateur commence par présenter Stépane comme une homme respectable et de grand talent,
mais aussitôt l'aspect factice est dévoilé par l'utilisation de la métaphore du « rôle » présenté,
de façon ambiguë, comme « très particulier ». En outre il devient évident que Stépane n'est
qu'un pantin articulé lorsque le narrateur ajoute que « ce rôle, il l'aimait jusqu'à la passion, à
tel point, je crois, qu'il n'aurait pu vivre sans lui. » (Folio, p. 5) Et la dénégation qui suit dans
804
Stépane s'orthographie avec un "e" dans la traduction du roman russe, tandis que Camus l'écrit sans "e". Le
Stepan des Justes s'écrit également sans "e" mais également sans accent. De façon générale, les graphies
issues du russe varient énormément selon les traductions.
524 Le mal
ADAM
l'ironie la plus cynique : « Je ne songe certes pas à le comparer à un acteur de scène, que
Dieu m'en garde ! d'autant plus que je le tiens en haute estime. » Plus loin, le narrateur fait
l'éloge du penseur civique et libéral : « […] c'était un homme fort intelligent et très doué, un
homme de science même en quelque sorte : » (Folio, p. 7), et d'ajouter, allusif et ironique :
« bien qu'en science… ». Puis dans la voix du narrateur semble résonner celle de Dostoïevski
quand il ajoute, élargissant la réflexion à la carrière de Stépane, puis à la Russie tout entière :
« Pour tout dire, il n'avait pas fait grand-chose, il n'avait même rien fait du tout en science.
Mais chez nous, en Russie, le cas est fréquent parmi les hommes de science. » (Folio, p.7)
Ainsi, chez Dostoïevski, l'ironie du discours narratif disqualifie le personnage de
l'Occidentaliste bien plus clairement que ne le fait Camus à travers son narrateur Grigoreiev.
Par la voix de Stépan, les Occidentalistes expriment de grandes théories ; « Buvons à la
réconciliation universelle ! » (TRN, 940) et promettent des lendemains radieux : « De
l'espérance et de l'avenir lumineux qui brille déjà au bout de notre route enténébrée… Ah !
nous serons consolés de tant de peines et de persécutions. L'exil prendra fin, voici
l'aurore… » (TRN, 941) Ce discours est évidemment connoté négativement. Camus a toujours
dénoncé – c'est même l'une des finalités essentielles de L'Homme révolté – la justification des
malheurs présents par la promesse d'une cité future idéale. 805 L'homme qui accepte l'absurde
est un homme lucide, car il vit avec la conscience qu'il n'y a pas de lendemain. Cependant,
cette perception n'est pas dysphorique. Dans L'Homme révolté, il écrit: « La vraie générosité
envers l'avenir constitue à tout donner au présent. » (E, 707)
Face à Stépan se dresse le personnage du slavophile Chatov qui apparaît dès le
chapitre liminaire dans le roman, aux côtés de Lipoutine, Virguinsky et Lipoutine, tous
membres du cercle fréquentant la maison de Varvara, et vers le milieu du premier tableau de
la pièce. On peut penser que le personnage de Chatov est proche de Dostoïevski dans la
mesure où lui aussi s'est enflammé pour les idées socialistes puis a totalement changé
d'orientation idéologique en épousant le courant de pensée slavophile. Cependant le narrateur,
dans sa façon de le présenter, ne se montre pas bienveillant, mais au contraire moqueur et
805
Dans L'Homme révolté, Camus cite Simone WEIL (619) qui elle-même aborde cette question : « Certes on peut
toujours croire que le Socialisme viendra après-demain, et faire de cette croyance un devoir ou une vertu ; tant
que l'on entendra de jour en jour, par après-demain le surlendemain du jour présent, on sera sûr de n'être
jamais démenti, mais un tel état d'esprit se distingue mal de celui des braves gens qui croient, par exemple, au
jugement dernier. Si nous voulons traverser virilement cette sombre époque, nous nous abstiendrons, comme
l'Ajax de Sophocle, de nous réchauffer avec des espérances creuses. », Simone WEIL, Œuvres complètes,
p.251
Le mal 525
ADAM
supérieur : « C'était un de ces idéalistes russes qui, illuminés soudain par quelque immense
idée, en sont restés comme éblouis, souvent pour toujours. Ils ne parviennent jamais à
dominer cette idée, ils y croient passionnément et dès lors, toute leur existence n'est plus,
dirait-on qu'une agonie sous la pierre qui les a à demi écrasés. » (Folio, 37) Chatov apparaît
également comme sombre, irascible, et « lorsque l'on touchait à ses convictions, il devenait
soudain irritable et ne gardait plus aucune retenue dans ses paroles » (Ibid.), ce que Camus
restitue dans sa pièce. Dès la première apparition du Slavophile, Chatov se trouve mêlé à une
conversation où il est question de « tout », « le tsar, la Russie et la famille mis à part ». (TRN,
937) Stépan introduit Chatov et le présente d'emblée comme un personnage « irascible »,
« c'est un lait sur le feu. Et si l'on veut discuter avec lui, il faut d'abord le ligoter. » (Ibid.) et
celui-ci ne tarde pas en effet à se mettre en colère, ce que précisent les didascalies, « debout et
courroucé ». (TRN, 940) Le motif de son intervention est au cœur des divergences entre les
Occidentalistes et les Slavophiles. Dans la pièce, sa position idéologique s'exprime dès son
entrée en scène. Chatov accuse Stépan et tous les membres du cercle de ne pas aimer le
peuple, d'avoir perdu le contact avec lui et, en conséquence, de s'être fourvoyé dans sa
mission humaniste : « Vous n'aimez ni la Russie ni le peuple. Vous avez perdu le contacte avec
lui […] Vous l'avez perdu, et qui n'a point de peuple n'a point de Dieu. » (TRN, 940) Le
personnage russe joue ainsi le rôle que Camus attribue aux juristes bourgeois du XVIII e qui,
« en écrasant sous leurs principes les justes et vivantes conquêtes de leurs peuples, ont
préparé les deux nihilismes contemporains : celui de l'individu et celui de l'État. » (E, 539)
Chatov, lui, se contente d'avouer son amour pour la Russie (TRN, 936) mais il est peu loquace
et son personnage se réalise dans l'action. À la fin de la pièce, il accueille avec générosité et
amour sa femme infidèle prête à accoucher et demande de l'aide à Kirilov, celui à qui tout
l'oppose, celui-là même qui va endosser en se suicidant la responsabilité de son meurtre,
organisé et réalisé par le groupe de Pierre, avatar du personnage historique de Netchaïev.806
Ce qui est source de douleur, c'est la révolte cynique, non pas tant celle qui projette
dans l'avenir la réalisation de cette société, mais celle qui favorise la prédication de la
806
Netchaïev (alias Piotr Stépanovitch Verkhovenski dans le roman) et Chigalev sont justement ces nihilistes
avec lesquels Dostoïevski règle ses comptes et que Camus accuse, dans L'Homme révolté, d'être les
précurseurs de la révolution totalitaire du XXe siècle (E, 579) Il rappelle que « Lénine empruntera […] à
Tkatchev, un camarade et un frère de Netchaïev, une conception de la prise de pouvoir qu'il trouvait
″majestueuse″ et que lui-même résumait ainsi : ″ secret rigoureux, choix minutieux des membres, formation
de révolutionnaires professionnels ″ » (E, 580)
526 Le mal
ADAM
destruction de soi et de la société. Ces deux révoltes sont liées. Elles sont l'une et l'autre une
manifestation de l'esprit de négation né de la proclamation nietzschéenne de la mort de Dieu.
Si historiquement ce sont les slavophiles et les occidentalistes qui s'opposent, le roman et la
pièce nous offrent une confrontation entre Chatov et Kirilov. Chatov a foi dans la Russie
orthodoxe et dans sa mission universelle. Kirilov, lui, fait le choix du suicide logique. Le
personnage a déjà été étudié dans un chapitre du Mythe de Sisyphe dans lequel Camus rend
hommage à l'auteur russe qu'il qualifie d'artiste et non de philosophe En effet l'auteur russe
pose l'axiome : « L'existence est mensongère ou elle est éternelle. » (E, 182)807 S'il « se
contentait de cet examen […] il serait un philosophe. Mais il illustre les conséquences que
ces jeux de l'esprit peuvent avoir dans une vie d'homme et c'est en cela qu'il est artiste. »
(Ibid.) Dostoïevski, comme Camus ultérieurement, est un auteur qui conceptualise et met en
scène, incarne différentes directions de sa pensée existentielle ou politique. Une pensée non
incarnée apparaît comme une ineptie.808
Ainsi Dostoïevski imagine, dans son Journal de 1876, le cas de suicide logique. Puis il
l'incarne dans le personnage de Kirilov. Camus prend appui sur ce même personnage dans son
essai sur l'absurde et cite, au discours direct, un certain nombre de propos kiriloviens en
précisant que le personnage reprend le raisonnement du Journal mais sans cette foi en Dieu
qui s'inscrit en filigrane dans la pensée du Dostoïevski du Journal d'un écrivain. La raison
essentielle énoncée par Kirilov pour justifier son suicide est résumée par Camus dans le
Mythe : « Il sent que Dieu est nécessaire et qu'il faut bien qu'il existe. Mais il sait qu'il
n'existe pas et qu'il ne peut exister. » (E, 183) Dans Les Possédés, dès le troisième tableau, il
dit : « Toute ma vie, j'ai été tourmenté par Dieu » (TRN, 961) mais il affirme en même temps
qu'il n'existe pas et ne peut exister. Dans le vingt-et-unième tableau, Kirilov rappelle au
discours direct les promesses christiques faites aux larrons : « Aujourd'hui même, tu seras
avec moi au paradis. » (TRN, 1109), il reconnaît la grandeur du « Crucifié » et dénonce
l'insoutenable mensonge : « Eh bien, si les lois de la nature n'ont même pas épargné un tel
homme, si elles l'ont obligé à vivre dans le mensonge, alors toute cette planète n'est qu'un
mensonge. À quoi bon vivre alors ? » (Ibid.) Se tuer, c'est affirmer sa liberté. Toujours dans
807
Dans le Journal d'un écrivain, en décembre 1876, DOSTOÏEVSKI écrit : « Sans la foi en son âme et en
l'immortalité de son âme, l'existence humaine est quelque chose de contre-nature, un intolérable non-sens. »
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p.364
808
Dans les années 1935, Camus note : « On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des
romans. » (C I, 23)
Le mal 527
ADAM
528 Le mal
ADAM
Puis, pour expliquer son bonheur d'exister, il évoque la feuille d'arbre : « Avez-vous vu
une feuille d'arbre ? […] verte, brillante, avec ses nervures, sous le soleil ? N'est-ce pas
bien ? Oui, une feuille justifie tout. Les êtres, la mort, la naissance, toutes les actions, tout est
bon. » (TRN, 1001) Il faut noter ici que Camus a simplifié la vision de Kirilov. Dans le
roman, l'ingénieur dit exactement : « Avez-vous vu une feuille d'arbre ? – Certainement.
– J'en vis une récemment, jaunie, avec un peu de vert encore, les bords légèrement pourris. Le
vent la chassait. Quand j'avais dix ans, l'hiver, je fermais exprès les yeux et me représentais
une feuille verte, brillante, avec ses nervures, sous le soleil. J'ouvrais les yeux et ne croyais
pas à la réalité. Ce que j'avais vu était trop beau. Et je fermais à nouveau les yeux. » (Folio,
251) Ainsi, des deux feuilles, Camus ne conserve, dans la version théâtralisée, que la
deuxième, modifiant par là même la signification du passage. La feuille verte et brillante,
modèle de perfection, n'existe que dans l'imaginaire de l'enfant. La feuille qui permet à
Kirilov d'énoncer à Stavroguine la force du bien est celle dont les bords sont pourris.
L'acceptation de la réalité permet l'émergence d'un bonheur qui intègre l'acceptation du mal.
Kirilov peut alors croire que les hommes ne sont pas bons parce qu'ils ne savent pas qu'ils
sont bons. « Quand ils le sauront, ils ne violeront plus la petite fille. Il faut qu'ils sachent
qu'ils sont bons, et aussitôt ils deviendront tous bons, tous, jusqu'au dernier. » (Folio, 251)809
Ce n'est pas, là non plus, ce que restitue Camus, qui fait dire à Kirilov dans la pièce : « Si l'on
fait ce mal (il s'agit du viol de la petite fille), cela est bien aussi. » (TRN, 1002) De même, le
motif de l'araignée, récurrent dans l'œuvre de Dostoïevski, permet à Kirilov d'exprimer une foi
dans la vie éternelle immanente :
« STAVROGUINE : Vous priez ?
KIRILOV : Constamment. Vous voyez cette araignée. Je la contemple et je lui
suis reconnaissant de ce qu'elle grimpe. C'est ma manière de prier. »
(TRN, 1002)
La feuille d'arbre et l'araignée sont des visions épiphaniques d'un homme qui, dans un
cheminement christique, donne sa vie pour sauver les hommes sans leur promettre un au-delà,
mais en leur offrant l'immédiateté, l'immanence, l'éternelle présence à soi et au monde.
Kirilov est donc un être né du désenchantement de son temps. Dans la pièce, Chatov lui dit
809
En 1876, dans le Journal d'un écrivain, DOSTOÏEVSKI reprend ce thème de la bonté en l'associant au peuple
russe : « Et puis, d'ailleurs, en vérité, nous sommes tous des hommes bons, n'est-ce pas, enfin, bien sûr, sauf
les méchants. Mais voici ce que je noterai à ce propos : chez nous il se peut bien que des méchants, il n'y en
ait point du tout […] » DOSTOÏEVSKI, Journal d'un écrivain, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p.384
Le mal 529
ADAM
qu'il est un nihiliste, « qu'il a contracté cette maladie en Amérique. » (TRN, 961) Si Kirilov
est opposé à Chatov, c'est parce que Dostoïevski (et Camus à sa suite) place son propos au
niveau eschatologique plus qu'au niveau politique.
Face à ces victimes du nihilisme se dresse la figure obscure du très cynique
Verkhovensky. Fictionnalisation du Netchaïev historique, c'est un double méphistophélique de
Stavroguine. Le personnage dramatique de Stepan dans Les Justes lui emprunte beaucoup de
traits. Un dialogue intertextuel s'établit donc entre le héros principal des Possédés, le
Netchaïev historique qui a servi de modèle au nihiliste du roman et dont il est assez largement
question dans L'Homme révolté et l'anarchiste des Justes.810 Stavroguine et Stepan ont en
commun une violence née du désespoir. Stepan est un homme blessé, comme mutilé par des
humiliations passées – il a reçu des coups de fouet qui ont meurtri et marqué sa peau – et dans
une aporie existentielle née de l'athéisme, il affirme : « Pour nous qui ne croyons pas en Dieu,
il faut toute la justice ou c'est le désespoir. » (TRN, 355) Or la justice absolue et universelle
est un leurre d'où l'activisme extrême d'un homme qui refuse de tout son être cette réalité.
Ainsi que l'analyse Dunwoodie, le désespoir lié à la mort de Dieu et à la connaissance
implicite et inacceptable de l'impossibilité d'une justice humaine et universelle provoque « le
fanatisme et l'incapacité d'aimer »811 Cependant, même si Stepan, dans un dialogue avec
Dora, acquiert une dimension plus humaine quand il se montre capable d'avouer la fatalité de
la haine née d'une acception dénaturée de l'amour,812 il n'en demeure pas moins le double
antithétique du « meurtrier délicat » exemplifié par Kaliayev.813 Chez Stavroguine, le
810
Tous les personnages des Justes ont un ancrage historique. Camus, pour écrire cette œuvre a utilisé Les
Souvenirs d'un terroriste de SAVINKOV. Seul le personnage de Stepan n'existe pas dans cette œuvre
autobiographique. Il est créé pour des nécessités idéologiques et dramatiques. Jeanyves GUÉRIN, dans Camus,
portrait de l'artiste en citoyen, énonce l'hypothèse que la phonétique du nom de « Stepan » « incite à lire la
figure de Staline. » Il ajoute : « Stepan est de ces personnalités fanatiques que modèlent et instrumentalisent
les organisations totalitaires de gauche et de droite. », op.cit., p.230
811
DUNWOODIE, Une Histoire ambivalente, op.cit., p.179
812
« Vous êtes tous là à marchander ce que vous faites, au nom de l'ignoble amour. Mais moi, je n'aime rien et je
hais mes semblables ! Qu'ai-je à faire de leur amour ? Je l'ai connu au bagne, voici trois ans. Et depuis trois
ans, je le porte sur moi. […] Regarde… (Il déchire sa chemise. Dora a un geste vers lui. Elle recule devant
les marques du fouet. ) Ce sont les marques ! Les marques de leur amour ! » (TRN, 356) Ces marques
rappellent celles de La Peste dans L'État de siège. De même, le thème du règne de la terreur et de la violence
fait écho à la série d'articles « Ni victimes, ni bourreaux ».
813
Les « meurtriers délicats » sont ces hommes et ces femmes que Camus découvre à travers la lecture de
SAVINKOV. En janvier 1948, il publie pour la Table ronde un texte qui préfigure le chapitre de L'Homme révolté
qui justement s'intitule « Les meurtriers délicats » et dans lequel on peut lire : « Un si grand oubli de soi-
même allié à un si profond souci de la vie des autres permet de supposer que ces meurtriers délicats ont vécu
le destin révolté dans sa contradiction la plus extrême. » (TRN, 1831) et un peu plus loin, Camus explique
que ces hommes « ont imaginé de se donner eux-mêmes en justification et de répondre à la question qu'ils se
530 Le mal
ADAM
désespoir est né, non pas d'une humiliation subie mais d'une humiliation infligée à autrui,
même si dans les deux cas elles provoquent la honte. Il en résulte, de part et d'autre, une
même violence, un même refus de l'amour et de la vie.
Stepan, dans son implication absolue dans le terrorisme, évoque davantage encore
Netchaïev, l'un des trois possédés présentés dans L'Homme révolté. Il est l'illustration du
cynisme politique le plus extrême. Il est l'homme qui met en œuvre le « Tout est permis »,
celui qui renonce à l'amour, à l'amitié. Son seul désir est la destruction totale et pour arriver à
ses fins, tous les moyens sont bons. Camus rappelle que « Rien ne pouvait l'arrêter, en effet,
sur ce chemin, puisque dans le brasier de la négation totale des valeurs éthiques avaient
fondu aussi. » (TRN, 566) Il insiste sur l'importance que Netchaïev, aux côtés de Bakounine a
eu dans l'évolution des événements historiques : « Par ce Catéchisme révolutionnaire, dont on
suppose qu'il (il s'agit de Bakounine) le rédigea en Suisse, il donne une forme, même s'il
devait ensuite le renier, à ce cynisme politique qui ne devait plus cesser de peser sur le
mouvement révolutionnaire et que Netchaïev lui-même a illustré de façon provocante. »
(Ibid.) Stepan dans Les Justes est une ébauche de ce sombre personnage, on retrouve les
prémisses du cynisme dans de nombreux propos de l'anarchiste ainsi qu'un goût de la violence
et du meurtre.814 En cela il est déjà un personnage dostoïevskien qui s'exprime par ce que
Nietzsche appelle « la voix du sang. »815 Il affirme ne pas aimer la vie. C'est aussi la raison
pour laquelle il n'aime pas les enfants ni les scrupules de Kaliayev à jeter la bombe dans le
carrosse au moment où il se rend compte que le grand-duc est accompagné par des enfants. Il
qualifie ces scrupules de « niaiseries » (TRN, 333) et affirme que la mort de deux enfants
n'est rien par rapport à l'ampleur du projet révolutionnaire qui entraîne la guérison de « tous
les maux, présents et à venir. » (TRN, 337) Il place la justice au-dessus de la vie.816
posaient par le sacrifice personnel. Finalement, le meurtre s'est identifié en eux avec le suicide. » (Ibid.,
1832)
814
Stepan fait l'éloge du mensonge : « Tout le monde ment ? Bien mentir, voilà ce qu'il faut. » (TRN, 313) Il
proclame le temps de la haine et de l'efficacité : « Oui, je suis brutal. Mais pour moi, la haine n'est pas un jeu.
Nous ne sommes pas là pour nous admirer, nous sommes là pour réussir. » (TRN, 319)
815
« Il y a quelques semaines, j'ignorais encore jusqu'au nom de DOSTOÏEVSKI – moi pauvre illettré qui ne lit aucun
″journal″. Un geste fortuit, dans une librairie, m'a mis sous les yeux L'Esprit souterrain, qui vient juste d'être
traduit en français […]. La voix du sang (ou comment dois-je la nommer ?) se fit aussitôt entendre, ma joie fut
extraordinaire. » NIETZSCHE, Lettre à Overbeck, 23 février 1887.
816
Comment ne pas entendre, en contre-chant, les propos si critiqués de Camus à l'occasion du prix Nobel. Le
Monde du 14 décembre 1957 restitue une conférence au cours de laquelle Camus répond à un jeune algérien
en affirmant : « J'ai toujours condamné la terreur. Je dois aussi condamner un terrorisme qui s'exerce
aveuglément, dans les rues d'Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à
la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. » (E, 1882) On peut remarquer que cette condamnation
Le mal 531
ADAM
Cependant, pour Stepan, la seule justification de la violence terroriste est la violence subie.
Elle est donc davantage une vengeance qu'un souci d'améliorer la condition du peuple russe.
Elle est égoïste. On retrouve beaucoup de ces traits chez Verkhovensky. Celui-ci prône une
violence absolue qu'il justifie, parfois, par la promesse d'un avenir meilleur. Le programme
politique est de « refaire le monde » (TRN, 994) et les modalités supposent un abandon de la
culture et un mépris implicite des paysans auxquels on refuse l'accès au savoir en promettant,
dans les temps futurs, une amélioration du bien-être matériel. On retrouve des aspects du
chigalevisme développé également dans L'Homme révolté et repris dans l'adaptation des
Possédés. Dans l'essai philosophique, Camus introduit cette pensée politique en la reliant à
l'œuvre romanesque de Dostoïevski : « Alors commence l'ère du chigalevisme, exaltée dans
les Possédés par Verkhovensky, le nihiliste qui réclame le droit au déshonneur. Esprit
malheureux et implacable, il choisit la volonté de puissance qui est seule, en effet, à pouvoir
régner sur une histoire sans autre signification qu'elle-même. » (E, 580) Il analyse la pensée
politique de Chigalev et cite à de nombreuses reprises le penseur russe au discours direct en
insistant sur le despotisme illimité, l'asservissement total de l'homme, le refus de la culture.
Selon Camus, ce cynisme politique est né de la mort de Dieu, il est à l'origine des systèmes
totalitaires du XXe siècle. Dans ce chapitre de L'Homme révolté, le philosophe appuie sa
réflexion sur des personnages des Possédés : Verkhovensky817 et Kirilov. Le premier, dans
l'adaptation théâtrale a repris tous les thèmes chigaléviens tandis que le second exemplifie
l'expérience de l'homme qui « se tue pour être dieu ». (E, 582) Ainsi, Verkhovensky, dans
l'adaptation théâtrale se laisse-t-il parfois aller à des excès de langage : « Détruire d'abord.
Ensuite, ce n'est plus notre affaire. Le reste est sornettes, sornettes, sornettes. » (TRN, 997)
Le cynisme est également dévoilé à travers l'aspect factice de l'« Organisation ». Pierre
Verkhovensky demande à Stavroguine de jouer un rôle, faisant de lui un homme important
alors que le comité central qu'il est censé représenté n'existe pas. Il révèle les méthodes
employées pour former un groupe révolutionnaire et le cimenter. La flatterie, la
du terrorisme exclut « les meurtriers délicats ».
817
Camus cite donc une parole prononcée par Verkhovensky dans Les Possédés : « Le pape en haut, dit
amèrement Verkhovensky, nous autour de lui, et au-dessous de nous le chigalevisme. » (E, 581) La traduction
de SCHLOEZER propose : « Le pape au sommet, nous autour, et au-dessous de nous les masses soumises au
régime de Chigaliov. (Folio, 442) L'apodose diverge. Dans la citation de Camus, il semble que Verkhovensky
propose un dépassement du système de Chigalev tandis que la traduction dans le roman met l'accent sur la
réalisation et l'exploitation de ce système. Camus, dans son adaptation théâtrale est fidèle à la traduction de
SCHLOEZER. Il est fort possible qu'au moment de la rédaction de l'essai philosophique, il n'ait pas eu accès aux
sources ou qu'il cite de mémoire. Beaucoup d'autres citations sont en effet approximatives.
532 Le mal
ADAM
sentimentalité, la peur de passer pour réactionnaire ou d'avoir « une idée personnelle ». (TRN,
1040) Camus, à ce sujet, note dans ses Carnets : « La force la plus importante de la
révolution, c'est la honte d'avoir une opinion à soi » (C III, 108-109) et souligne ainsi la
difficulté de ses choix politiques qui ne s'inscrivent dans aucun parti, qui ne suivent aucune
ligne politique. Dostoïevski prête à Verkhovensky ces paroles : « personne aujourd'hui ne
pense par lui-même : aujourd'hui les esprits originaux sont très rares. » (Folio, 440)
Cette conception de l'homme lui permet de prétendre qu'il peut penser à leur place, les
manipuler. La fictionnalisation de l'aporie existentielle et politique entraînée par ce système
permet aussi à Dostoïevski et à Camus d'affirmer implicitement leur volonté de conserver une
autonomie de pensée à l'égard de tous les systèmes dominants. Le jeune nihiliste se montre
plus extrême encore quand il fomente un meurtre pour lier irrémédiablement les membres du
groupe. Stavroguine le comprend et même l'anticipe qualifiant ce projet de « droit au
déshonneur ». (TRN, 1041)
Dans son roman, Dostoïevski donne à son héros les traits d'un être proche de la folie et
du délire. Au moment d'exposer son projet à Stavroguine, sa parole est pléthorique, la syntaxe
heurtée, violente, les images employées proches de l'ignominie. Cette voix semble emporter
l'interlocuteur – et le lecteur – dans les régions les plus obscures, les plus perverses de l'âme
humaine. Le projet révolutionnaire prend des allures de cauchemar : « Nous tuerons ce désir
(il s'agit de l'amour, la famille, la propriété) : nous développerons l'ivrognerie, la calomnie, la
délation ; nous plongerons les hommes dans une débauche inouïe, nous détruirons dans l'œuf
tout génie. » (Folio, 441) Plus loin, il reprend les mêmes images mais de façon paroxystique :
« […] nous avons besoin pour le moment d'une ou deux générations de débauchés ; nous
avons besoin d'un corruption inouïe, ignoble, qui transforme l'homme en un insecte immonde,
lâche, cruel et égoïste. […] Et avec cela on leur donnera du ″sang frais″ pour qu'ils y
prennent goût. » (Folio, 444) La perception que nous avons de la folie de Verkhovensky est
accentuée par la voix intérieure de Stavroguine : « Il a la fièvre, il délire, il lui est arrivé
quelque chose. » (Folio, 446) Puis il tente d'échapper à cette parole incoercible, éprouve du
dégoût. Rien de tel chez Camus qui fait de Pierre un être sournois, calculateur et dont la seule
folie verbale consiste à donner à son discours une tonalité lyrique : « Ah, Stavroguine, vous
comprenez tout ! Vous serez le chef, je serai votre secrétaire. Nous embarquerons sur une nef.
Le mal 533
ADAM
Les rames seront d'érable, les voiles de soie et, sur le château arrière, nous mettrons Lisa
Nicolaievna. » (TRN, 1041)
Bien sûr cette tonalité n'est pas exempte d'ironie repérable à la maladresse comique de
la métaphore finale. Mais le cynisme issu d'un lyrisme déplacé est bien loin de l'atmosphère
de folie glauque, de confusion extrême qui caractérise le roman. Dans une scène ultérieure, la
voix de Pierre semble se rapprocher de celle de son modèle romanesque : « Nous
commençons le chambardement. Des incendies, des attentats, des troubles incessants, la
dérision de tout. », mais Camus ne peut éviter, en clausule, non le lyrisme qui n'a pas sa place
ici, mais le ton épique, quasi nietzschéen : « Une brume épaisse descendra sur la Russie. La
terre pleurera ses anciens dieux. » (TRN, 1063)
818
Dominique ARBAN, Dostoïevski, op.cit., p.84
534 Le mal
ADAM
819
DUNWOODIE, Une Histoire ambivalente, op.cit., p.200
Le mal 535
ADAM
non sans ironie dramaturgique, par Stépan qui prononce ces mots : « voici l'aurore ». (TRN,
941)
Stavroguine est un personnage sombre, opaque, crépusculaire. Il exemplifie la fin d'un
monde, il est un personnage d'apocalypse. Dès son apparition, dans le roman et dans la pièce,
il commet un acte qualifié par le narrateur du roman d'insolence incroyable, inouïe :
« C'étaient à la fois des gamineries et des vilenies que le jeune homme commettait, le diable
sait pourquoi, sans aucun motif. » (Folio, 47) Stavroguine en effet, lors d'une discussion avec
quelques membres de l'aristocratie locale, entend l'un des doyens du club, Gaganov, affirmer
qu'il ne se laissera pas mener par le bout du nez. Et le jeune homme de saisir l'honorable
personnage justement par le bout du nez et de lui faire ainsi traverser la salle. La
caractéristique de l'écriture romanesque de Dostoïevski consiste à livrer l'événement de façon
quasi théâtrale. L'acte restitue la force du mystère, de l'absurde, de l'étrangeté du personnage
et de la situation. Cependant il est rattaché à un filtre narratif moralisateur, l'acte est aussitôt
qualifié de « vilenie ». En outre le narrateur se fait l'écho des jugements ultérieurs que
l'entourage porta sur l'événement : le discours, narratif, devient alors polyphonique de façon
diachronique quand le narrateur explique : « On affirma plus tard qu'au moment même de
″l'opération″, Nicolaï Vsévolodovitch avait l'air songeur, ″comme s'il eût perdu la raison″ ».
(Folio, 47) L'utilisation des guillemets signale la restitution de la voix d'autrui par le
chroniqueur. Puis celui-ci s'éloigne encore davantage de l'événement dans le temps : « Mais
ce n'est que beaucoup plus tard qu'on se remémora ce détail et qu'on y réfléchit. » (Ibid.)
Quelques pages plus loin, le narrateur reproduit même au style direct une parole de Nicolaï
sur cet événement : « J'ajouterai encore que lorsque, quatre ans plus tard, j'interrogeai
prudemment Nicolaï Vsévolodovitch sur l'incident du club, il me répondit en fronçant les
sourcils : "Oui, je n'étais pas tout à fait bien portant alors." » (Folio, 49)
Cet étrange tâtonnement vers la vérité caractérise le style romanesque de Dostoïevski ;
il consiste à écrire comme on tisse une étoffe qui serait constituée de fils vocaliques d'origines
multiples et de temps qui se superposent. Cette multiplicité de voix qui résonnent restitue une
vérité impossible à cerner et à délimiter parce que multiple, changeante et soumise aux
subjectivités. Camus choisit de reproduire cet acte en présence de Varvara et de Stépan – ce
qui n'est pas le cas dans le roman – et de les faire réagir directement. Varvara énonce aussitôt
un jugement quasi définitif. « Oh ! mon Dieu, il est fou. » (TRN, 945) et Stépan se montre
536 Le mal
ADAM
moralisateur : « Je vous en prie, mon enfant. Vous avez un grand cœur, vous êtes instruit, bien
élevé, et tout d'un coup vous nous apparaissez sous un jour énigmatique et dangereux. »
(TRN, 945)
L'adaptateur, par souci de clarté, utilise Stépan pour exposer le mystère Stavroguine,
mais la recherche de clarté nuit à la dimension énigmatique. Le Stavroguine romanesque, tout
en clair-obscur, né des multiples jugements d'autrui, d'actes incompréhensibles, de rumeurs
diverses et de quelques jeux stylistiques du narrateur tel l'oxymore « (il) souriait gaîment,
méchamment. » (Folio, 47) est bien plus riche que le personnage dramatique.
La confession de Stavroguine
Le mystère Stavroguine est longtemps resté insondable du fait de la disparition du
chapitre Chez Tikhone dont Le Messager russe exigea la suppression et que la censure aurait
d'ailleurs certainement interdit. Ce chapitre ne paraît qu'en 1923, après la révolution, sous le
titre La Confession de Stavroguine. Cette exigence de l'éditeur perturbe énormément
Dostoïevski qui met près d'un an à recomposer la suite du roman. La première adaptation des
Possédés, celle de Némirovitch-Dantchenko, en 1913, on l'a déjà dit, est centrée sur le
personnage de Stavroguine. Or l'adaptateur n'avait pas accès à ce chapitre capital pour la
compréhension du personnage et de l'œuvre. Dans un article pour la revue d'histoire du
théâtre, Nina Gourfinkel explique : « L'adaptateur (il s'agit de Némirovitch-Dantchenko) avait
extrait du roman quinze scènes se rapportant à cette figure centrale. Mais il manquait la scène
capitale : la confession de Stavroguine, conçue par Dostoïevski de manière à projeter la
lumière sur ce héros énigmatique. Aussi, […] le spectacle laissa le public sur sa faim. À la
chute du rideau, l'énigme Stavroguine demeurait entière. »820 Le thème du double, récurrent
dans l'œuvre de Dostoïevski, apparaît dans La Confession de Stavroguine. Ce dernier confie à
l'évêque Tikhone qu'il est victime « d'étranges hallucinations », qu'il voit parfois ou sent près
de lui « une sorte d'être méchant, railleurs et "raisonnable". » (Folio, 712) Il insiste,
répondant à la curiosité de l'évêque sur le fait que cet être lui paraît aussi concret qu'un être
réel et qu'il peut être considéré par l'homme de foi comme le diable. Stavroguine présente
ainsi des aspects qui caractériseront Ivan dans Les Frères Karamazov. Camus reprend mot
820
« Les Possédés », revue d'histoire du théâtre, Éditions Michel Brient, Paris 1960-4, pp.339-340
Le mal 537
ADAM
pour mot les répliques de Stavroguine, ne modifiant pas le vocabulaire.821 On retrouve les
termes « hallucinations », « être railleur, méchant, raisonnable ». (TRN, 1066) En revanche
Stavroguine, dans la pièce, semble plus enclin à identifier ce double au diable qu'il ne l'est
dans le roman, où il est plus cynique et plus sceptique. « Bêtises ridicules ! C'est moi-même
sous différents aspects, voilà tout. » (Folio, 712) Cependant, cette évocation du double reste
lapidaire dans ce texte longtemps censuré : Stavroguine n'évoque pas ces hallucinations avec
la précision que l'on trouvera dans d'autres œuvres analysées par Otto Rank, dans son essai sur
le thème du double dans la littérature :822 « la maîtrise [de Dostoïevski] se caractérise par la
description absolument objective d'un état paranoïaque dont pas un trait n'est omis, mais aussi
par l'action de l'entourage sur la folie de la victime. » Cette objectivité terrifiante est utilisée
au profit de la confession de la faute caractérisée par une complexité de sentiments vils et
contradictoires. Dans le roman, le narrateur rapproche le récit de la confession d'une œuvre
inspirée par le diable. On retrouve donc, en filigrane, le thème du double personnifié par le
diable, et qui aurait pu inspirer l'œuvre. Il insiste également sur la volonté de la victime
d'expier sa faute et son désir d'être rédimé alors que la foi ne l'habite pas. Étrangement, il met
aussi en évidence l'aspect négligé du manuscrit, l'écriture imparfaite et le style incohérent,
comme si le mal qui s'est emparé de Stavroguine obscurcissait totalement son esprit par
ailleurs élégant et cultivé.
Bakhtine dans La Poétique de Dostoïevski s'appuie essentiellement sur la confession
de Stavroguine pour son analyse des Possédés. Il cite un extrait assez long de Léonide
Grossman : « Tel est le système compositionnel, inhabituel et finement travaillé, de la
"confession" de Stavroguine. L'auto-analyse exacerbée d'une conscience coupable et
l'enregistrement impitoyable de ses moindres ramifications exigeaient, dans le ton même de la
narration, un principe nouveau de lamellement du mot, de stratification du discours
ordinairement uni et entier. On sent presque tout au long du récit le facteur de décomposition
du style narratif harmonieux. Le thème de la confession, férocement analytique, d'un terrible
pécheur, demandant à s'incarner dans une forme déchiquetée et comme se désintégrant
continuellement. Le discours syntaxiquement achevé, fluide et équilibré, propre à la
821
Il s'agit évidemment d'une étude comparative des traductions et il semble bien que Camus travaille à partir de
la traduction de Boris DE SCHLOEZER parue aux éditions Gallimard en 1955.
822
Don Juan. Une étude sur le double, Denoël et Steele, 1932, cité par René GIRARD, Critique dans un
souterrain, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 1993, p.65
538 Le mal
ADAM
823
Leonide GROSSMAN, La Poétique de Dostoïevski, p.162, cité par BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski,
Éditions du Seuil, Points Essais, 1990, pp.332-333
824
Stavroguine est à cet égard proche de Jean-Baptiste Clamence.
825
BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski, op.cit., pp.336-337
Le mal 539
ADAM
Pourtant Stavroguine ne poursuit qu'une seule finalité qui teinte toutes ses phrases,
c'est la reconnaissance d'autrui ; dont il ne peut se passer. Mais cet autrui, il ne peut non plus
se passer de le mépriser.
Les contraintes liées à l'adaptation scénique supposent un allégement de ce chapitre
pourtant capital. Camus restitue partiellement toute la dimension factuelle et néglige la part
souterraine du jeune homme. Les faits semblent suspendus dans le vide. Ils ne sont pas
rattachés à la confusion extrême des sentiments qui l'assaillent avant et après le moment fatal.
Il ne permet aucune approche critique du style de la confession, ne s'attachant qu'à son
contenu sémantique, au détriment de tout ce que le style révèle implicitement.
Ainsi, Camus établit des simplifications dans le contenu factuel. Il n'a pas rappelé le
désir de mourir de Stavroguine et la transformation de l'impossibilité de se tuer en haine,
l'émergence du désir de se tuer, puis la terreur quasi mystique qui s'empare de lui devant
l'effroi lucide du désir meurtrier.826 La lâcheté, l'effroi, la pulsion meurtrière, le désespoir
obscurcissent soudain la conscience et substituent une mémoire précise des faits à la lucidité
analytique désormais impossible. C'est dans ces instants extrêmes de conscience que la
lucidité ne peut être que métaphysique, la vérité ne se dévoiler que sous la forme de visions :
Stavroguine retrouve le thème de l'araignée : « Je pris un livre, puis le rejetai et me mis à
suivre, sur une feuille de géranium, les démarches d'une minuscule araignée rouge ; je
m'oubliais pendant un instant. Mais je me souviens de tout aujourd'hui. » (Folio, 727)
Camus ne conserve de ces affres existentielles que le sentiment de lâcheté qu'il qualifie
d'« infâme » (TRN, 1071) fidèle au roman dans lequel Stavroguine s'exprime avec les mêmes
mots ainsi que les conséquences existentielles de cet événement fatal : « C'est alors que l'idée
me vint – mais sans motif aucun – de gâcher ma vie de la façon la plus bête possible. » (Folio,
729-730) trouve-t-on dans le roman alors que Camus, dans une formule plus saisissante et
plus énigmatique, propre à restituer toute l'opacité étrange du personnage, fait dire à Nicolaï :
« J'ai mené une vie ironique. » (TRN, 1072) Ainsi, l'écriture scénique semble simplifier le
propos.
826
Camus ne restitue que le désir de suicide lié à l'ennui. « Je m'ennuyais terriblement. Tellement que j'aurais pu
me pendre. [Si je] ne me suis pas pendu, c'est que j'espérais quelque chose, je ne savais quoi. » (TRN, 1069)
Cette réplique reprend avec fidélité l'expression même de Stavroguine dans la version romanesque. (Folio,
721)
540 Le mal
ADAM
Il est nécessaire également de considérer, comme le fait Bakhtine, que les mots
employés sont le résultat de ce que Dostoïevski, dans sa préface de Douce a appelé « le
sténographe intérieur ».827 Les héros dostoïevskiens, dans leur forme romanesque, ne sont
jamais figés, monologiques. Ils ne servent pas de support à la parole de l'auteur mais semblent
avoir une vie personnelle qui s'exprime dans un discours spécifique. L'être vivant, explique
Bakhtine, n'est jamais transformé en objet, jamais achevé. Cet inachèvement se perçoit dans
une approche dialogique du discours.
Ce que Dostoïevski récuse, c'est le jugement définitif, péremptoire d'un être sur un
autre être. Les héros sont dans l'erreur s'ils tentent de juger un acte ou un être. L'auteur est
dans l'erreur s'il pose un personnage dont il connaît la vérité intime.
Ainsi Stavroguine, chez Tikhone, dénonce implicitement et désamorce l'inanité du
jugement d'autrui quand il affirme, faussement péremptoire : «Vous avez sûrement appris
d'elle (il s'agit de sa mère) que j'étais fou ». (Folio, 711) Par cette pseudo affirmation, il inclut
le mot d'autrui dans son propre discours et instaure une maïeutique complexe qui
problématise la vérité monolithique de l'être. Tikhone réplique par l'énoncé d'une parole
également dialogique : « Non, elle ne m'a pas parlé de vous tout à fait comme d'un fou.
D'ailleurs, j'ai entendu parlé de cela ; mais par d'autres personnes. » (Folio, 711)
Camus transforme cette inclusion de la parole d'autrui dans le discours de Stavroguine
« vous a-t-elle dit que j'étais fou ? » (TRN, 1066) à travers laquelle on peut entendre un auto-
jugement à quoi Tikhone ajoute platement, s'attachant encore une fois davantage au factuel :
« Non […]. Mais elle m'a parlé d'un soufflet […] et d'un duel ». (Ibid.)
Stavroguine, dans le roman, refuse l'intrusion de Tikhone : « Écoutez, je n'aime pas les
psychologues et les espions, ceux d'entre eux, du moins qui veulent s'introduire dans mon
âme. » (Folio, 716) Nonobstant, cette méfiance est inutile car, comme l'explique Bakhtine,
« Tikhone l'aborde d'une manière profondément dialogique et comprend l'inachèvement
essentiel de sa personnalité. »828 Cette approche dialogique de l'être disparaît presque
totalement de la pièce qui n'accède que sporadiquement à cette multiplicité vocalique.
827
DOSTOÏEVSKI, Journal d'un écrivain, op.cit., p.750
828
BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski, op.cit., p.105
Le mal 541
ADAM
Nicolaï et Jean-Baptiste
Dans le roman et dans la pièce, Stavroguine confie à Tikhone un manuscrit qu'il a
écrit. Il dévoile des zones d'ombre, montre un abandon de la pudeur, un désir de
reconnaissance et de pardon. Dans le cas de Stavroguine, l'orgueil et l'athéisme confèrent à la
confession une tonalité cynique et dysphorique. Le narrateur romanesque tente de cerner la
complexité et la dimension paradoxale du récit de Stavroguine : « Ce qui domine dans ce
document, c'est le besoin terrible et sincère du châtiment, le besoin de la croix, du supplice
public. Mais cette soif de crucifiement torture un être qui n'a pas foi dans la croix. » (Folio,
717)
Ces propos liminaires et programmatiques pourraient en effet tout aussi bien
caractériser le projet de La Chute. Ce que la confession suppose d'introspection permet ainsi à
Dunwoodie de rapprocher Stavroguine de Jean-Baptiste Clamence dont la voix poursuit les
chemins erratiques d'une conscience lâche et orgueilleuse : « Ce processus de remémoration
complexe, écrit Dunwoodie, constitue l'essentiel du personnage de Clamence, qui répercute à
sa façon l'idée de suicide avant de la rejeter. » Clamence lui aussi est un personnage double
mais l'auteur fictionnalise cette dualité par un discours dialogique. Cependant, comme les
personnages dostoïevskiens, le juge-pénitent se regarde agir et mêle avec jouissance
l'autosatisfaction et l'autodérision, l'orgueil et l'humilité, l'égoïsme et la générosité. Ainsi
Clamence avoue : « Je jouissais de ma propre nature bien que, pour nous apaiser
mutuellement, nous fassions mine parfois de condamner ces plaisirs sous le nom d'égoïsme ».
(TRN, 1485-1486) Plus loin il ajoute : « J'aimais aussi, ah, cela est plus difficile à dire,
j'aimais faire l'aumône. Un grand chrétien de mes amis reconnaissait que le premier
sentiment qu'on éprouve à voir un mendiant approcher de sa maison est désagréable. Eh bien
moi, c'était pire, j'exultais. » (TRN, 1486)
On peut rapprocher cette jouissance cynique de l'expression de « vie ironique » choisie
par Camus pour désigner la façon dont Stavroguine se définit lui-même. Non seulement les
valeurs s'inversent mais elles s'emmêlent et se brouillent. On ne peut pas dire que le bien se
transforme en mal ni le mal en bien mais la jouissance liée à une action jugée bonne contient
en germe un mal constitutif de la lucidité de l'homme qui choisit le bien et en jouit laissant
ainsi, avec délices, le mal contaminer le bien.
542 Le mal
ADAM
De même, la perfection ou l'innocence favorisent, dans l'être complexe mis en voix par
le Confiteor, le désir de meurtre. Clamence raconte l'histoire d'un industriel « qui avait une
femme parfaite, admirée de tous, et qu'il trompait pourtant. […] Plus sa femme montrait de
perfections, plus il enrageait. À la fin, son tort lui devint insupportable. Il la tua. » (TRN,
1485) Le désir de meurtre effleure la conscience du Stavroguine de Dostoïevski et il semble
proche de cette insupportable confrontation entre l'imperfection, la vilenie, la lâcheté, la faute
et l'innocence russe. Il est difficile de restituer ces tensions extrêmes dans des schémas
sommaires.
Le déroulement des pensées dans l'âme de Stavroguine, la veille du jour fatal, nous
dévoile tout d'abord l'incapacité de se tuer par peur et par lâcheté puis, conséquemment, le
désir de tuer l'enfant, la jouissance et le dégoût liés au crime mais aussi au souvenir d'un acte
de tendresse sensuelle à l'égard de Nicolaï exprimé par l'enfant docile, la peur, l'effroi face à la
conscience de la faute insupportable, cette même peur chassant « la haine et même tout désir
de vengeance ». (Folio, 724) La faute alourdit et obscurcit sa conscience, mais la possibilité
de mettre fin à ses jours est écartée au moment où il considère le regard d'autrui sur cet acte et
l'impossibilité pour lui de jouir de ce spectacle. Stavroguine, dans le roman, prend également
en considération le regard des autres sur son propre suicide mais, par souci de vérité, il confie
à Daria dans une lettre qui précède de peu son suicide : « Je sais que je devrais me tuer,
disparaître de la surface de la Terre comme un insecte répugnant. Mais j'ai peur du suicide,
car j'ai peur de montrer de la grandeur d'âme. Je sais que ce ne sera qu'un mensonge de plus,
le dernier mensonge d'une longue série. » (Folio, 705)
Clamence, lui, se montre plus cynique. Dans un discours paradoxalement logique, il
affirme que « […] s'il y avait une seule certitude que l'on puisse jouir du spectacle, cela
vaudrait la peine de leur prouver ce qu'ils ne veulent pas croire, et de les étonner. […] Pour
cesser d'être douteux, il faut cesser d'être, tout bellement. » (TRN, 1513) Il montre là un goût
du panache et du jeu de mot en utilisant la paronomase « bellement » qui l'éloigne du prince
russe.
Cependant la nature de la faute chez les deux hommes n'est pas comparable.
Stavroguine ne peut obtenir ni pardon ni rédemption. Il est, à l'instar de Don Juan, l'être de
tous les possibles : il a violé la petite fille, il a épousé une infirme folle, il a été humilié
publiquement par Chatov et n'a pas réagi, il a participé, aux côtés de Verkhovenski, à la
Le mal 543
ADAM
destruction d'une société, il a épousé la foi orthodoxe en la niant dans le même temps. Il est,
comme Clamence, attiré par la volupté suprême qui est celle de la déchéance et de
l'impossible rachat. Il meurt dans un pays qui n'est pas le sien, dans cette Suisse où les
Nihilistes ont fomenté leurs projets de dévastation, il meurt sans patrie, sans racines, sans foi
et sans possible résurrection. On comprend que cet être ait pu fasciner Camus car il est
l'incarnation de la faillite du « tout est possible ». Si Dostoïevski dénie toute identité à son
héros à la fin du roman en le dénommant « le citoyen d'Uri », Camus oblitère cette paraphrase
qui précipite Stavroguine, non pas dans le gouffre des enfers, mais dans le néant.
Stavroguine est un personnage vers lequel convergent les aspirations et les discours
des principaux personnages masculins de l'œuvre. Il est celui qui libère la parole d'autrui et lui
confère une couleur particulière par contagion avec les zones d'obscure vacuité dans
lesquelles il évolue. Il est le catalyseur de conflits intérieurs et permet à d'aucuns de placer
leur voix au plus profond d'eux-mêmes, même si ce point ne coïncide pas forcément avec la
vérité ou l'authenticité. Dostoïevski explore la sédimentation des âmes torturées et plonge
dans la complexité, la perversité ou la bonté de chacun des personnages liés à Stavroguine.
Ainsi permet-il à Verkhovensky, comme on l'a vu, d'accéder à un discours délirant, meurtrier,
cynique et nihiliste. A contrario, il permet à Chatov d'exprimer, par une violence silencieuse
tout d'abord – il le frappe publiquement –829 puis par la parole, son attachement excessif. Dans
le roman, Chatov justifie auprès de Stavroguine son acte de violence : « Si je vous ai frappé,
c'est parce que vous avez joué un trop grand rôle dans ma vie. » (Folio, 254) alors que Camus
laisse l'événement inexpliqué. (TRN, 254)
Or, cette justification est une amorce du sujet essentiel de l'entretien entre les deux
hommes. Chatov rappelle, avec une fougue délirante soulignée par le narrateur dans le roman,
les discours que tenait Stavroguine à l'étranger – en Suisse – deux ans auparavant. Ses propos
étaient très largement slavophiles et semblaient empreints d'une foi authentique. Or, dans le
même temps, il développait auprès de Kirilov un raisonnement nihiliste : « Vous versiez le
mensonge et la négation dans son cœur, vous précipitiez sa raison dans la folie. » lui dit
Chatov. (Folio, 263 ; TRN, 1008) On apprend donc que Stavroguine est une sorte de
démiurge, un créateur, un maître à penser. Il est le père putatif de Chatov et de Kirilov. Il est
829
Ce passage se situe à la fin de la première partie de la pièce, (TRN, 1004) à la fin de la première partie dans le
roman également, au chapitre V intitulé « Le serpent subtil ». (Folio, 216)
544 Le mal
ADAM
le marionnettiste qui joue avec la vie en modelant ses personnages, en les agitant, par ennui,
pour se distraire d'un mal profond, infini. Il a fait naître la foi dans le cœur de Chatov,
l'absurde dans celui de Kirilov. Quand Chatov, se sentant trompé, demande comment de telles
contradictions sont possibles, la réponse de Stavroguine diffère dans l'une et l'autre version.
Dostoïevski fait dire à Nicolaï : « Votre supposition que les conversations que j'ai eues avec
lui ont eu lieu à la même époque que notre entretien, cette supposition est à peu près exacte ;
mais qu'est-ce que cela prouve ? Je le répète : je ne vous ai trompé ni l'un ni l'autre. » (Folio,
263) Cette réponse suppose qu'une conception figée d'une vérité unique est un leurre, une
illusion, une tromperie. La vérité est multiple et l'attrait qu'exerce le roman dostoïevskien
réside justement dans cet inachèvement de l'être et dans le caractère labile de toute vérité.
Quand Stavroguine dit : « Je ne vous ai trompé ni l'un ni l'autre », il affirme la coexistence de
deux positions philosophiques antinomiques.
Bakhtine définit ainsi le statut de « l'idée » chez l'auteur russe : « La représentation
artistique de l'idée n'est possible qu'au-delà de l'affirmation et de la réfutation, sans pour
autant qu'on la réduise à une réaction psychologique personnelle dépourvue de signification
directe. Et un tel statut de l'idée est incompatible avec le monde monologique, car il en
contredirait les principes les plus fondamentaux ; ceux-ci dépassent d'ailleurs la seule
création artistique ; ils sont à la base de toute culture idéologique des temps modernes. »830
Un peu plus loin, le critique russe explique que la relation de maître à élève n'est possible que
dans « la doctrine idéaliste qui repose sur les principes du monologisme idéologique. »831
Dostoïevski ruine la relation maître-valet en dédoublant paradoxalement la figure du maître
qui n'est plus porteur d'une vérité mais tient, au contraire, des discours divergents et
contradictoires. Stavroguine accède ainsi à ce que Bakhtine appelle « l'homme dans
l'homme »,832 c'est-à-dire « l'homme inachevé, sans solution. »833 La réponse de Stavroguine
chez Camus semble davantage liée à la personnalité de l'auteur qu'à la restitution d'un vérité
plurielle. Il fait dire à Stavroguine : « J'essayais sans doute, dans les deux cas, de me
persuader moi-même. » (TRN, 1008) Cela suppose une recherche nostalgique d'une vérité
unique. De la relation entre Stavroguine et Chatov, Camus restitue l'attachement passionnel du
830
BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski, op.cit., pp.127-128
831
Ibid. p.128
832
Ibid. p.134
833
Ibid.
Le mal 545
ADAM
Slavophile au prince nihiliste : « Je ne puis vous arracher de mon cœur, Nicolas Stavroguine.
Je baiserai la trace de vos pieds quand vous serez sorti. » (TRN, 1011) Même s'il pose la
relation dans sa complexité, il privilégie le factuel et le thématique et s'approprie, en
généralisant le propos, l'un des aspects de la slavophilie, l'attachement à la terre russe :
« Seuls les hommes qui ont une racine dans une terre peuvent aider, et croire, et construire.
Les autres détruisent. » (TRN, 1011) dit Chatov dans la pièce. Ces quelques mots ont des
accents camusiens, tant du point de vue du sens que du style. En outre Camus ne peut pas, en
écrivant ceci, ne pas penser à sa situation personnelle d'exilé ainsi qu'à la guerre d'Algérie.
Ainsi la personnalité complexe de Stavroguine, l'opacité de ses actions, les
contradictions de ses discours suscitent la fascination auprès des autres personnages et du
lecteur. Il joue également un rôle essentiel auprès des héroïnes féminines de l'œuvre.
Stavroguine est aimé de Lisa, de Dora et de Maria. Il a épousé secrètement cette dernière,
folle, boiteuse, sœur d'un ivrogne. Il éveille chez les femmes, malgré sa sombre et inquiétante
opacité une attirance très grande. Il est également chez elles le catalyseur d'une libération de
la parole – ou de l'action dans certains cas.
Variations féminines
Les femmes proposent, dans le roman et dans la pièce, un contre-chant. Leur voix est
davantage située dans l'intime que dans le politique. Comme chez certains personnages
marivaldiens, il semble qu'elles parlent plus « vrai ». Peut-être sont-elles porteuses du seul
espoir qui peut être dégagé de l'œuvre. Elles indiquent, comme c'est très souvent le cas chez
Camus, la voix du cœur et du corps refusant celle d'une intelligence désincarnée porteuse de
mort. Gide avait bien vu – et on sait l'importance qu'a eu la lecture du Dostoïevski de Gide
pour Camus – la conception très négative de l'intellect chez l'auteur russe : « Je distingue
dans les personnages de ses romans trois couches, trois régions : une région intellectuelle
étrangère à l'âme et d'où pourtant émanent les pires tentations. C'est là qu'habite, selon
Dostoïevski, l'élément perfide, l'élément démoniaque. […] la seconde couche, qui est la
région des passions, région dévastée par des tourbillons orageux […]. Il y a même une région
plus profonde, que ne trouble pas la passion. C'est cette région que nous permet d'atteindre
avec Raskolnikoff cette résurrection (et je donne à ce mot le sens que lui donne Tolstoï), cette
546 Le mal
ADAM
"seconde naissance", comme disait le Christ. C'est la région où vit Muichkine. »834 Les
femmes dostoïevskiennes ignorent la région démoniaque de l'intellect désincarné.
C'est aussi le cas, nous l'avons vu, des modèles féminins dans l'œuvre de Camus :
Marie, Dora, Victoria, Pilar chantent toutes les attraits du présent, la tentation d'un bonheur
simple et immédiat, loin des affres idéologiques d'une politique sans éthique. Leur accès à
l'une des vérités de l'être est plus proche de la région du cœur. Lisa est une de ces jeunes filles
dostoïevskiennes, pleine d'énergie et d'exigences, dont le caractère volcanique semble pouvoir
vaincre tous les obstacles. Pourtant elles ne sont pas exemptes de faiblesses, elles sont fragiles
nerveusement et émotionnellement. Elles correspondent, dans la nomenclature gidienne, à la
deuxième région, celle de la passion.
Lisa est le double antinomique de Dacha qui incarne un amour désincarné, généreux et
apaisé. C'est avec condescendance qu'elle évoque la jeune protégée de Varvara : « C'est un
ange. Je voudrais qu'elle soit heureuse. » (TRN, 956) ou avec mépris : « Je ne veux pas être
une sœur de charité pour vous. Adressez-vous à Dacha : c'est un chien qui vous suivra
partout. » (TRN, 1090) Sa volonté de pouvoir, son désir de maîtriser les événements se
révèlent dans le temps de parole qui lui est octroyé, tant dans le roman que dans la pièce. Dès
sa première apparition, au deuxième tableau, elle donne l'impression de noyer ses
interlocuteurs dans un flot de paroles vaines, mondaines, inutiles et creuses : elle présente un
ami qui ne dit mot, retrouve avec ravissement son vieux maître Stépan, lui pose mille
questions sans jamais laisser le temps à ce dernier de répondre. Enfin, on comprend peu à peu
que cette ivresse logorrhéique dissimule une stratégie désespérée pour parvenir à s'introduire
chez Chatov où elle pourra avoir des informations sur la mystérieuse Maria et sur les liens qui
l'unissent à Stavroguine. Auprès de ce dernier, elle provoque l'expression du désir de salut par
l'amour, le don de soi et la confiance. (TRN, 1088) Au petit matin, après qu'elle s'est donnée à
lui, qu'elle a fait naître chez cet être torturé un espoir de rachat, elle le refuse et exprime sa
volonté de le quitter.
Face à cette femme qui désire à la fois se perdre dans cet amour fou et vivre à Moscou
la vie d'une bourgeoise bien installée, Stavroguine retrouve le ton cynique de l'homme
désabusé et désespéré. Craignant d'avoir entraîné involontairement la mort de Maria, Lisa se
834
André GIDE, Dostoïevski, Gallimard, Idées, 1981, pp.131-132 Ces trois régions peuvent être aisément
exemplifiées par les trois figures des frères Karamazov : dans la première habite Ivan, dans la deuxième
Dimitri et dans la troisième Aliocha.
Le mal 547
ADAM
rend sur les lieux du crime où le peuple, devenu fou et haineux, se venge sur elle de toutes les
humiliations et de toutes les souffrances subies par une lapidation à mort.
Dacha, en revanche, est toujours soumise et effacée, jamais opposante, offerte à la
volonté de ses protecteurs, par respect, par faiblesse ou par la force d'une foi totale. Elle
accepte d'épouser Stépan pour obtempérer à la volonté tyrannique de Varvara. Elle accepte de
suivre Stavroguine. Pourtant, elle n'est pas dénuée d'une détermination simple qui s'exprime
par des phrases brèves, au futur simple : « Je le ferai. », « Je viendrai. », « Je vous suivrai. »
(TRN, 1113) Elle donne à l'aveu terrifiant de vacuité existentielle de Stavroguine une
interprétation positive en traduisant le vide en promesse de foi. C'est alors que Stavroguine,
après s'être livré, après avoir avoué qu'il se sentait aussi incapable d'aimer que de haïr, se
ferme à nouveau dans un silence qui ne laisse de place qu'à un étrange petit rire, prémices de
l'acte fatal qui clôt l'action : il se pend.
Dans le roman, les deux personnages ne se rencontrent pas. Stavroguine a déjà acheté
une maison dans cette Suisse éloignée, dans une contrée qu'il qualifie de lugubre. Il est
devenu « citoyen du canton d'Uri » (Folio, 703) et avoue une étrangeté au monde proche par
certains points de celle que Meursault éprouve : « Je n'espère rien d'Uri, je pars, tout
simplement. Je n'ai pas choisi exprès ce morne endroit. Je n'ai aucun lien avec la Russie :
tout m'est étranger ici, comme partout du reste. Il est vrai que je n'aimais pas y vivre, moins
encore qu'ailleurs. Mais même en Russie, j'étais incapable de rien haïr. » (Folio, 703) Et
d'avouer à Dacha cette ambivalence constitutive de son être, déchirante et destructrice :
« Maintenant comme toujours je puis avoir le désir de faire une bonne action et j'y trouve du
plaisir ; et à côté de cela j'ai envie de commettre une mauvaise action et j'y goûte le même
plaisir. » (Folio, 704)
Dacha, à la différence de Lisa, se montre très peu loquace. Son temps de parole est très
faible dans la pièce. Sa voix semble monocorde. Sa foi sans faille lui permet d'accepter son
destin, même si cela suppose d'accepter la volonté d'autrui car elle semble ne jamais perdre
une vérité intérieure dictée par une instance supérieure, sacrée, inaudible au commun des
mortels. En ce sens, elle peut apparaître comme le double féminin de Tikhone, tentant, par la
force d'un amour compassionnel, de sauver Stavroguine du mal. C'est d'ailleurs elle qui
conseille à Stavroguine de se rendre auprès du saint homme au moment où il lui laisse
entendre sa pulsion meurtrière. (TRN, 1035) Une empathie christique permet à Dacha, comme
548 Le mal
ADAM
à Tikhone, une écoute généreuse et une intuition clairvoyante. Ce dernier semble évoluer dans
des sphères supérieures, éthérées : « Je vois, je vois clairement que vous n'avez jamais été
aussi près d'un nouveau crime, encore plus atroce que l'autre […]. Un jour, une heure avant
ce grand sacrifice, tu chercheras une issue dans un nouveau crime et tu ne l'accompliras que
pour éviter la publication de ces feuillets. » (TRN, 1076) Ce crime est celui de sa femme
Maria, la boiteuse qui, elle aussi, a des visions.
Maria, la folle, la contrefaite est porteuse d'une parole décalée, marginale et, en même
temps parfaitement ajustée à la situation et à l'interlocuteur. Avec Chatov, elle incarne la
compassion, elle dénonce l'omniprésence du mensonge et chante l'amour universel à travers
l'apologie de la nature identifiée à la vierge. Elle appuie son verbe sur une parole à
consonance christique : « Tu te souviens de ce qui est écrit, Chatouchka ? ″Quand tu auras
abreuvé la terre de tes larmes, jusqu'à une profondeur d'un pied, alors tu te réjouiras de
tout. » (TRN, 968) Gide cite et commente ce passage en amorçant sa réflexion sur l'idée de
l'homme-Dieu incarnée par Kirilov. Il explique la différence entre Nietzsche et Dostoïevski, le
premier proposant « une affirmation de soi », le deuxième « une résignation ». Nietzsche
prévoit « un apogée », Dostoïevski « une faillite » qui entraîne une valorisation de la
souffrance comme chemin rédimant.
À partir de l'anecdote d'un soldat des tranchées qui regrette que les soldats ne sachent
offrir leurs souffrances, il introduit le propos de Maria, dans une traduction différente :
« Quand tu abreuveras la terre de tes larmes, quand tu en feras présent, ta tristesse
s'évanouira aussitôt et tu seras consolé. » Il poursuit en rapprochant cette pensée de la
résignation totale et douce de Pascal.835 Il ajoute : « Cet état de joie que nous retrouvons dans
Dostoïevski, n'est-ce pas celui-là même que nous propose l'Évangile ; cet état dans lequel
nous permet d'entrer ce que le Christ appelait la nouvelle naissance ; […] Le premier effet de
cette nouvelle naissance, c'est de ramener l'homme à l'état premier de l'enfance : ″Vous
n'entrerez pas dans le royaume de Dieu, si vous ne devenez semblables à des enfants.″ »
Maria est la sœur d'Aliocha et de Muichkine. Son implication totale dans le présent lui
permet d'accéder à une forme d'éternité.836 Dans l'univers chrétien, les enfants et les simples
835
« Joie ! joie ! pleurs de joie. », cité par GIDE, DOSTOÏEVSKI, op.cit., p.171
836
C'est aussi le cas de Kirilov qui affirme ne pas croire « à la vie future éternelle. Mais à la vie éternelle ici-
même. » et d'ajouter : « Oui. Certains instants. Une joie qui, si elle durait plus de cinq secondes, on
mourrait. » (TRN, 1002-1003) Cette revendication de la force du présent est un souci permanent chez Camus,
tant dans l'intime – ce qui apparaît dans le lyrique – que dans le politique.
Le mal 549
ADAM
d'esprit sont proches de la parole de Dieu, parole délivrée également par le truchement des
rêves, à l'instar de ce qui arrive aux prophètes et aux saints dans la Bible.
Face à Stavroguine, le prince de ses rêves, elle désire s'agenouiller, évoquant ainsi
l'attitude de Muichkine devant Nastassia Philipovna. Ces mouvements compassionnels sont
favorisés par une empathie surnaturelle. Ces êtres décryptent le futur inscrit dans le réel.
Quand Muichkine voit le portrait de Nastassia, il pousse un cri et prédit, innocemment, le
meurtre de la jeune femme par Rogojine. Maria, quant à elle, à l'instar de Tikhone, voit sous
la forme d'une hallucination le meurtre dont elle va être victime. Elle distingue un couteau
dans la main de Stavroguine venu lui rendre visite, elle raconte un rêve dans lequel celui-ci se
transforme en assassin. Elle lit dans l'intimité obscure de son interlocuteur et retranscrit, à
voix haute, le désir de meurtre de Stavroguine, désir qui se concrétisera par le truchement de
Fedka, le forçat évadé. Après une étrange scène au cours de laquelle Stavroguine, jetant
l'argent à la figure du forçat, lui donne son accord implicite pour accomplir le crime, le
narrateur, dans un souci de clarification, explique aux spectateurs le malentendu latent :
« Celui qui tue, ou laisse tuer, celui-là souvent veut mourir. Il est le compagnon de la mort.
Peut-être est-ce cela que voulait dire le rire de Stavroguine. Mais il n'est pas sûr que Fedka
l'ait compris ainsi. » (TRN, 1026)
Par ce commentaire, Camus s'éloigne de ce tragique mécanisme de l'âme humaine que
Dostoïevski ne cesse d'explorer, notamment dans Les Frères Karamazov. Le désir de meurtre
équivaut au meurtre. Ivan se sait coupable du meurtre de son père même si c'est Smerdiakov
qui a commis l'assassinat. Stavroguine est responsable du meurtre de Maria, même si c'est
Fedka qui a égorgé la jeune femme et mis le feu à sa maison. C'est d'ailleurs ce que, dans le
roman, il avoue à Dacha, sous la forme d'une lettre conclusive où il lui demande de le
rejoindre en Suisse et avoue son incapacité d'aimer et de haïr. En revanche, Camus oblitère
cette revendication de culpabilité au cours de l'entrevue finale entre les deux personnages,
dans le vingt-deuxième et dernier tableau. (TRN, 1112-1114) Camus semble céder à la
tentation d'atténuer la responsabilité de Stavroguine dans le meurtre de Maria. La réflexion
sur l'absurde vacuité existentielle menant au suicide semble l'emporter sur l'intérêt porté au
sentiment de culpabilité.
Ainsi ce sont les femmes qui offrent à Stavroguine la possibilité de parler, d'exprimer
des désirs, des craintes, des contradictions, des refus, des dénégations, des affirmations, des
550 Le mal
ADAM
questionnements sans attente de réponse. Elles lui permettent, par leurs paroles, leurs actions
ou leurs silences, de faire résonner chez lui la tentation du pardon, de la paix intérieure et de
la réconciliation. Les voix féminines convergent, pour l'essentiel, vers Stavroguine.837 Cette
confluence des voix féminines vers l'être le plus sombre de l'œuvre apporte un éclairage
nouveau sur le cœur du héros et met en résonance les aspirations du cœur et le nihilisme
cynique.
Si Lisa est la tentation du salut par la perte de soi dans la passion par le rachat dans
l'amour, Dacha la bonté incarnée est une figure féminine du christ. Quant à Maria, sa voix
fascinante et terrifiante devient cri ou épiphanie et s'éteint dans le silence de la mort.
837
Chatov est également un interlocuteur intéressant, notamment pour Maria avec laquelle il partage l'amour de
Dieu et du peuple, l'humilité et la bonté, Kirilov est inaccessible, solitaire sur le chemin qui le conduit vers
une mort lucide, Verkhovensky n'est qu'un stratège qui utilise les hommes et les femmes pour parvenir à ces
fins, c'est-à-dire déstabiliser totalement le microcosme local puis la société russe et peut-être même le monde
entier.
838
Finalement l'adaptation ne fut pas réalisée. Ce n'est qu'en 1899 que Crime et Châtiment parut sur une scène
pétersbourgeoise. À Paris, Paul Mounet jouait le rôle de Raskolnikhov à l'Odéon, dès 1888.
839
Cité par Nina GOURFINKEL, « Les Possédés », in revue d'histoire du théâtre, op.cit., pp.338-339
Le mal 551
ADAM
le roman. Kirilov est déterminant pour Camus dans la mesure où il illustre le suicide logique
déjà abordé dans Le Mythe de Sisyphe. Verkhovensky surtout permet à l'adaptateur d'exposer
une position politique qui consiste à regretter l'émergence et l'épanouissement du nihilisme né
de la mort de Dieu et à mettre en évidence – de façon didactique – les méfaits de ce nihilisme
et son évolution vers le cynisme politique. Les idéologies dénoncées dans L'Homme révolté se
trouvent ici incarnées dans les différents membres du comité clandestin dirigé par Pierre.
Camus ne saurait se contenter d'une approche conceptuelle. Il donne un corps et une voix à
des personnages déjà présents dans l'œuvre philosophique.840
Ainsi une grande partie du contenu de l'œuvre romanesque est restituée par
l'adaptateur : les intrigues amoureuses, la foi, l'athéisme, l'orgueil, l'humilité, tout se côtoie et
s'imbrique. Les mondaines, Varvara Petrovna Stavroguine, Prascovie Drozdov, côtoient les
Nihilistes, les Occidentalistes et les Slavophiles. L'interrogation existentielle, la question de la
foi, la place dans la société, l'éthique, le doute, tout est mis en scène, incarné, dialogisé.
Pourtant, comme l'analyse Grossman,841 même si le dialogue chez Dostoïevski « a une
forme dramatique (théâtrale), et tout mise en dialogue [a] une nécessaire dramatisation »,842
il n'en demeure pas moins que la dramatisation altère la forme et le sens. Il ajoute : « […] le
dialogue dramatique au théâtre se trouve toujours emprisonné dans un cadre rigide et
immuable […], les personnages se rejoignent en dialoguant dans la vision unique de l'auteur,
du metteur en scène, du spectateur, sur un fond net et homogène. La conception d'une action
dramatique apportant une solution à toutes les oppositions dialogiques est elle-même
totalement monologique. »843
Ainsi la construction dramatique suppose que la diversité soit soumise à une vérité
supérieure qui détermine les actions. Il s'agissait, dans les tragédies antiques, d'une fatalité
déterminée par la volonté divine. Dans les temps modernes, cette fatalité peut être inscrite
dans une certaine conception de l'Histoire. Dostoïevski ne nous délivre aucun message si ce
n'est la faillite des idéologies nihilistes. Il ne propose pas la voie de la foi, de la générosité
humble, du renoncement. Personne ne sort vainqueur de cette lutte des corps, de ces affres
existentielles ; aucun des personnages n'est exempt de faiblesses, de carences, de ridicule. Le
840
Notons que, même dans le cadre de l'exposé théorique, Camus scande sa réflexion avec des citations
d'auteurs, de penseurs, d'idéologues, de politiciens dont il fait entendre la voix au discours direct.
841
Cité par BAKHTINE, op.cit.
842
Ibid. p.49
843
Ibid. pp.49-50
552 Le mal
ADAM
désir du lecteur d'accréditer le choix ou l'attitude de tel ou tel personnage est rendu impossible
par les imbrications des niveaux de discours, par l'ironie latente qui transforme chaque être en
pantin disloqué, en fantoche grotesque.
Camus conserve un narrateur – ce qui peut être considéré comme une licence
générique – mais celui-ci a un rôle plus didactique qu'implicitement critique. Loin de brouiller
les pistes, il tente d'éclairer le spectateur. Mais pourquoi éclairer un monde de ténèbres ? N'y
a-t-il pas là une contradiction rédhibitoire ? Comment réduire, simplifier, organiser,
commenter, éclairer une œuvre dont la finalité principale est de donner à voir un monde de
totale confusion ? Bien sûr Camus trouve du plaisir et de la cohérence du point de vue de son
œuvre à donner vie à ces personnages qu'il côtoie depuis sa jeunesse mais Dostoïevski a
certainement raison quand il dit à la princesse Obolenski qu'il est toujours intéressant de tenter
des adaptations théâtrales mais que ces entreprises sont presque toujours un échec tant il est
vrai que la vérité d'une œuvre ne tient pas à son contenu mais à sa forme.
ÉPOPÉE ET MÉNIPPÉE
quelques éclaircissements, mais il semble bien que ces oppositions présentent des zones
d'intersection.
Le grand style est pour Magris le style de la totalité. C'est d'ailleurs le titre qu'il donne
à l'introduction de l'ouvrage. Il emprunte l'expression « grand style » à Nietzsche dont il cite
les propos apparemment paradoxaux : « Dans un fragment de 1888, Nietzsche définit le grand
style – " l'extrême pointe de l'évolution" – par des termes tels que volonté victorieuse,
coordination intensifiée, harmonisation de toutes les fortes convoitises, poussées s'exerçant
immanquablement à la verticale, simplification logique et géométrique, force organisatrice.
Face à ce grand style, la position de Nietzsche est contradictoire. Il le célèbre en tant
qu'expression de force, capacité de commander et de vouloir, de "maîtriser le chaos que l'on
est". Par ailleurs […], dans le même fragment, Nietzsche exalte la musique, l'art qu'il
considère comme dionysiaque et donc suprême, en tant qu'antithèse de la compacité
apollinienne du grand style et de son effort pour imposer une unité à l'anarchie des atomes. Si
le grand style est l'expression de la volonté de puissance qui tend à unifier le monde, la
dislocation et la prolifération chaotiques des détails affirment elles aussi, dans la
désagrégation de tout ordre, une volonté de puissance. »844
Pourtant le paradoxe n'est pas aporétique. Il est même fécond puisqu'il permet
l'émergence et l'épanouissement de la tragédie – c'est du moins la thèse nietzschéenne
développée dans La Naissance de la tragédie : l'ordre apollinien, l'attrait pour la beauté
formelle et statique alliés à la fougue houleuse et sauvage du dionysiaque ont donné naissance
aux grandes tragédies de l'Antiquité.
Grand style et épopée ont des points de convergence dans la mesure où, de part et
d'autre, l'unité de ton, l'éloge de l'ordre, l'unité du sujet, la cohérence de la communauté sont
des valeurs fondatrices et non problématisées.845 Pourtant ces deux voies créatrices divergent
dans l'approche du sens. Si le grand style contribue à fonder le sens, l'épopée se contente de le
révéler. Dans l'épopée, le sens préexiste. Il résulte de la façon dont l'homme conduit son
destin, affronte le mal et les obstacles, poursuit son parcours erratique vers une finalité unifiée
et unifiante. Le poète a pour finalité de le restituer et non de le créer par son œuvre car, si
844
Claudio MAGRIS, L'Anneau de Clarisse, Grand style et nihilisme dans la littérature moderne, L'esprit des
Péninsules, 2003, p.14
845
L'unité du "je" et la cohésion, voire la cohérence, de la communauté sont justement les points névralgiques de
la modernité.
c'était le cas, cela signifierait que le monde est absurde. Magris rappelle la théorie de Lukcás
selon laquelle la totalité n'est possible, formellement que dans la mesure où elle réside dans le
monde, comme ensommeillée. Le créateur vient la réveiller, la révéler. Ainsi, selon Nietzsche,
théoricien du grand style, la forme unitaire fait sens tandis que pour l'auteur de La théorie du
roman, l'unité précède la forme.
Ces rapides prolégomènes définitoires permettent d'évaluer les similitudes et les
divergences entre grand style et épopée. Ils révèlent, en même temps qu'une lucidité moderne
sur l'absence de sens, le désir de certains créateurs de réinventer, par la forme, la cohérence du
monde.
Camus, dans ses premières années, est certainement tenté par une conception du poète
comme révélateur du sens caché du monde, comme démiurge, déchiffreur, décrypteur. Dans
le soleil enivrant des absinthes bleues de Tipasa, il entend la voix des dieux. Ébloui, emporté
par la beauté et la grâce, par la force du monde offert à ses sens, à sa vue, il restitue la voix
divine. Prophète païen, il nous donne à entendre l'éblouissement, à voir les crépitements de
cette végétation brûlée par un soleil de feu. Mais il est également, et presque dans le même
temps, le théoricien de l'absurde. Il sait que le monde n'a pas de sens et s'emploie à envisager
cette question sans aboutir au désespoir, à la mort ou au cynisme. L'art est salvateur. Il donne
sens et cohérence. C'est la théorie qu'il développe dans « L'Intelligence et l'échafaud ». Camus
a vieilli, il a traversé des guerres, des désillusions, il a connu dans sa bouche le goût de la
mort. Il connaît la trahison et la duplicité, la torture et la lâcheté. Il sait que l'homme n'est pas
« un ». Il sait que l'histoire est erratique et que seul le présent est offert à la conscience et aux
sens de l'homme lucide. Nietzschéen, il rejoint la modernité.
Magris montre comment Nietzsche a été le révélateur d'une modernité à la fois source
d'effroi et de jouissance : éclatement du sens et de la notion de totalité, dissolution du sujet. Le
grand style ne disparaît pas pour autant. Il poursuit la même totalité ; mais à partir de
l'anarchie : « L'art moderne est […] hétérogène et anorganique, c'est une anarchie qui reflète
l'anarchie ; le grand style contemporain – dans la mesure où il peut exister – doit donc
assumer, dans ses formes, ce caractère chaotique s'il veut être fidèle à la vérité : la vérité de
l'absence ou de la perte du sens qui […] n'impliquent toutefois jamais le renoncement à
l'exigence et à la recherche de ce sens. »846
846
MAGRIS, L'Anneau de Clarisse, op.cit., pp.22-23
Épopée
Le choix d'examiner une partie de l'œuvre romanesque de Camus selon une partition
générique teintée d'un romantisme hugolien et d'un savoir hégélien, partition arbitraire,
discutable et discutée – entre autres par Genette dans son « Introduction à l'architexte » –850
m'est apparu fécond dans la mesure où il permet de dévoiler les contradictions internes dans
les choix esthétiques de Camus – ainsi que sa capacité à ne pas se laisser enfermer ni dans un
ton ni dans un genre.
Il permet aussi de voir comment ces tentations paradoxales se résolvent partiellement
par la revendication explicite du "grand style" dans les préfaces et les essais critiques,
revendication que la rédaction du Premier homme semble illustrer. C'est pourquoi j'étaierai
mon approche de l'épopée de philosophie hégélienne sans aborder, du moins dans un premier
temps, le caractère forcément réducteur de cette naïve et obsolète répartition générique qui
exclut tout ce qui s'est développé dans les marges, les interstices, les entre-deux, les audaces
des francs-tireurs d'une forme non réductrice.
L'épopée, telle que Hegel en rappelle les contours dans son Esthétique, émane donc
d'une société jeune, en évolution, dont les structures ne sont ni figées ni sclérosées par une
morale dominante. Les forces vives, en action, surgissent des individus eux-mêmes.851 Selon
Mandelénat, l'epos « déploie la somptuosité d'une histoire et d'une imagerie, hypnotise un
auditoire, assouvit l'avidité onirique d'une collectivité ; conformiste, elle célèbre et justifie la
communauté, la hiérarchie, le charisme des chefs. »852 Toujours selon la poétique hégélienne,
l'épopée accorde une importance significative à la matière, à la concrétude. Homère s'attarde à
décrire une porte, et même les gonds qui la soutiennent. Les héros eux-mêmes sont en effet en
849
Daniel MANDELÉNAT, L'Épopée, PUF, Littératures modernes, Paris, 1986, p.13
850
Théorie des genres, Éditions du Seuil, 1986, pp.89-159
851
« Les conditions d'une société objective doivent déjà être réalisées, mais seulement par des individus agissant
eux-mêmes et par leur caractère, au lieu de recevoir leur accomplissement d'une forme générale indépendante
et réglée en soi. Ainsi, nous trouvons bien, dans l'épopée, l'ensemble substantiel des principes qui gouvernent
la vie et l'activité humaine, mais, en même temps, la liberté d'action la plus parfaite ; et tout paraît émaner de
la volonté des individus. », HEGEL, Esthétique, textes choisis, PUF, 1953, pp.126-127
852
MANDELÉNAT, L'Épopée, op.cit., p.14
accord avec le monde des objets car ils sont des constructeurs. Ils ne dédaignent pas de
construire une maison, de fabriquer un outil ou une arme, de servir des mets et du vin aux
invités. Le poète épique accorde à ces instants une place respectable. Magris corrobore : « Le
grand style épique – la construction de la barque de Lie, sa saga du Nordland – apparaît ainsi
lié à la répétition et à la transmission, parfois même à l'exécution manuelle réitérée d'une
vérité du passé, déjà fondée et acquise. ».853 Ces deux premiers aspects de l'épopée
hégélienne, force vive d'une nation jeune et importance du quotidien, contribuent à restituer
l'esprit d'une nation, « l'expression de la pensée d'un peuple sous toutes ses formes et dans
tous ses modes. »854
Epos
Toujours selon Hegel, l'epos, c'est le chant de l'unité de l'homme avec sa vie et avec le
monde. « Le héros de l'epos – et l'auteur avec lui – sent qu'il vit dans un monde poétique,
c'est-à-dire sensible et concret, aussi riche de signification et de poésie que les bois de la
mythologie antique peuplés de divinités. »855 C'est la parole d'un aède qui a foi dans la vie,
dans le monde et dans la société des hommes. Ce chant des temps immémoriaux a pour
finalité de souder une communauté, de fonder une histoire collective, de créer une mythologie
qui sera une référence pour un ensemble d'hommes et de femmes qui auront ainsi le sentiment
d'appartenir à une même société. « L'épique s'appréhende d'abord comme parole »856 écrit
Mandelénat qui s'appuie sur Hölderlin pour mettre en exergue trois traits immédiats et
hétérogènes de la parole épique : précision dans la description, calme, langage imagé.857 Le
narrateur se tient à distance, il est omniscient. Il observe le passé avec un regard neutre et
objectif. Il le domine et le restitue comme à jamais séparé du présent. Ainsi, du haut de cette
superbe apollinienne, il peut contempler les jaillissements dionysiaques de la vie et les
transformer, par l'epos, en héroïsation esthétique. Il énumère les faits dans une phrase souvent
parataxique mais apprécie l'hyperbole qui tend à amplifier, voire à magnifier l'information. La
finalité est toujours, dans la tradition d'oralité originelle, de toucher l'auditoire, de forcer
l'admiration ou la terreur. Mandelénat résume ainsi les caractéristiques de l'elocutio de
853
MAGRIS, L'Anneau de Clarisse, op.cit., pp.24-25
854
HEGEL, Esthétique, op.cit., p.129
855
Ibid., p.27
856
MANDELÉNAT, L'Épopée, op.cit., p.23
857
HÖLDERLIN, Œuvres, Gallimard, « Pléiade », 1967, p.633
l'epos : « La parole épique, forgée dans la récitation orale, se distingue donc par des traits
spécifiques, qui révèlent une tension entre sa fonction référentielle – évocation verbale
d'événements – et sa fonction poétique, "autotélique", qui valorise le signifiant : le texte doit
être à la fois transparent – son axe syntagmatique construit une histoire –, et remarquable par
ses récurrences paradigmatiques. Ce conflit qui travaille la forme se résout par un
compromis : un réalisme stylisé qui dispense des informations strictement sélectionnées ; une
poésie codifiée, avec les parallélismes et les redondances qu'autorise la tradition, fondée sur
l'allégorie, la comparaison, plutôt que sur la liberté du symbole. ».858 Magris dirait plutôt que
les écrivains du grand style sont ceux qui font confiance au signe et à sa capacité d'unifier le
réel. L'unité de ton est au service d'une perception de la vie en tant que totalité. Chaque détail
est relié à un grand tout que l'œuvre d'art a pour fonction de révéler.
858
MANDELÉNAT, L'Épopée, op.cit., pp.38-39
C'est ce qui l'autorise à faire œuvre d'historien. » (TRN, 1221-1222) Le fait que le narrateur
et le héros soient identiques et que le lecteur l'ignore jusqu'à la dernière page permet de poser
Rieux à une réelle distance, illusoire certes mais efficace, de la narration et de lui octroyer une
position possible de héros épique.
Dans Le Premier homme, Camus fait le choix d'une narration à la troisième personne.
Il met ainsi à distance ce qui pourrait être trop intime et trop personnel. On note donc ce
paradoxe apparent : l'étrangeté de Meursault, l'anonymat du chroniqueur de La Peste nous
sont donnés à entendre à la première personne tandis que la proximité autobiographique de
Jacques est restituée à la troisième personne. Pour ce qui est de La Peste et du Premier
homme, la distance instaurée par les choix narratifs – "je" anonyme dans La Peste, "il" dans
Le Premier homme – permet le choix d'une tonalité épique. Camus retrace, dans son dernier
roman inachevé, comment s'élabore le choix heureux de l'anonymat de la voix au profit de la
communauté. Écrire ce livre est un cheminement qui lui permet de retrouver une inclusion du
"je" solitaire dans la communauté originelle. Cette communauté est sans voix et comme sans
conscience, dans un présent voué à l'oubli. L'auteur devient ici aède : « […] il devait en rester
à deux ou trois images privilégiées qui le réunissaient à eux, qui le fondaient à eux, qui
supprimaient ce qu'il avait essayé d'être pendant tant d'années et le réduisaient enfin à l'être
anonyme et aveugle qui s'était survécu pendant tant d'années à travers sa famille et qui
faisait sa vraie noblesse. » (LPH, 127)859 Le narrateur semble s'identifier ici à Homère, l'aède
anonyme et aveugle, porteur de la mémoire d'un peuple, figure du père retrouvée par le Verbe
transmis.
On sait que l'épopée naît avec le récit de guerre. Par cet epos, le passé douloureux
prend sens dans une résurrection rendue possible par la force du verbe et la volonté de
transmettre. C'est dans ce moment de transcription et de transmission que le héros émerge
d'un réel informe et que la communauté se crée, se soude, trouve ses contours, ses limites, sa
teinte particulière. L'Iliade, comme La Chanson de Roland, met en scène les exploits
héroïques mais également les moments de désarroi, de déréliction des hommes confrontés au
combat, à la mort, à la souffrance, à la trahison parfois. L'epos transforme l'histoire en mythe ;
l'homme solitaire, dans l'écoute collective d'un récit héroïque, inscrit son destin dans celui de
la communauté qui jaillit de ce moment itératif du dire. Le lieu de l'epos a pu être les places
859
C'est moi qui souligne.
publiques, les agoras ou les cours de château puis les veillées hivernales. C'est la parole d'un
ancêtre, d'un père, d'un oncle. Le narrateur du Premier homme rappelle le cruel silence dans
lequel il a grandi. Il évoque les morts et constate le silence et le travail de l'oubli : « Personne
ne parlait plus d'eux. Ni sa mère ni son oncle ne parlaient plus des parents disparus. Ni de ce
père dont il cherchait les traces, ni des autres. […] Et puis tels qu'ils étaient autour de lui,
silencieux et tassés sur eux-mêmes, vides de souvenirs et fidèles seulement à quelques images
obscures, ils vivaient maintenant dans la proximité de la mort, c'est-à-dire toujours dans le
présent. Il ne saurait jamais d'eux qui était son père […] » (LPH, 126-127) Il va trouver
ailleurs cette parole épique qui sauve de l'oubli, qui transforme le réel en mythe, qui fait jaillir
la bravoure sans éluder les faiblesses, les peurs, les terreurs. C'est le maître qui devient l'aède.
Il mêle le récit de ses souvenirs personnels et la littérature qui fait revivre les terribles
combats. Les enfants écoutent, cois et silencieux.
Par la voix du maître, l'histoire s'incarne et les valeurs épiques s'installent dans les
jeunes âmes, reliées aux exploits, au courage : « Mais surtout il leur parlait de la guerre
encore toute proche et qu'il avait faite pendant quatre ans, des souffrances des soldats, de
leur courage, de leur patience et du bonheur de l'armistice. » (LPH, 139) Pour le narrateur,
c'est par la dénégation qu'émerge la figure du père. Il pourrait ressembler à ces hommes morts
pour la patrie sur une terre d'outre-mer, une terre lointaine et inconnue où bruisse la neige
sous le pas lourd des soldats : « À la fin de chaque trimestre, avant de les renvoyer en
vacances, et de temps en temps, quand l'emploi du temps le leur permettait, il avait pris
l'habitude de leur lire de longs extraits de Croix de bois de Dorgelès. Pour Jacques, ces
lectures lui ouvraient encore les portes de l'exotisme où la peur et le malheur rôdaient, bien
qu'il ne fît jamais de rapprochement, sinon théorique, avec le père qu'il n'avait pas connu. »
(LPH, 139)
À observer de plus près cette proposition concessive, il semble bien qu'elle ne présente
aucune cohérence logique. Il semble bien que la figure du père ne soit plus soumise à la
nécessité d'apparaître vraiment. Elle s'est incarnée dans une voix qui restitue une fiction plus
authentique, plus féconde que le réel. En effet Camus poursuit en évoquant la force de la
lecture, le charme qui agit sur les auditeurs : « Il écoutait seulement avec tout son cœur une
histoire que son maître lisait avec tout son cœur et qui lui parlait à nouveau de la neige et de
son cher hiver, mais aussi d'hommes singuliers, vêtus de lourdes étoffes raidies dans des trous
sous un plafond d'obus, de fusées et de balles. » (LPH, 139) L'epos remplace la voix, la
présence et même le souvenir du père. Il est le père. La fiction narrée est qualifiée de
fascinante, d'extraordinaire. La catharsis est réalisée : « Et le jour, à la fin de l'année, où,
parvenu à la fin du livre, M. Bernard lut d'une voix plus sourde la mort de D., lorsqu'il
referma le livre en silence, confronté avec son émotion et ses souvenirs, pour lever ensuite les
yeux sur sa classe plongée dans la stupeur et le silence, il vit Jacques au premier rang qui le
regardait fixement, le visage couvert de larmes, secoué de sanglots interminables, qui
semblaient ne jamais devoir s'arrêter. » (LPH, 140)
Finalement, Camus n'est pas aussi loin de la réflexion de Derrida sur la mort du père
que semble le dire Sarocchi. Ce dernier, pour conclure son étude sur Le Premier homme,
confronte Camus à un certain nombre d'intellectuels contemporains. Il décide donc d'opposer
le Derrida de La Dissémination à cet autre Jacques, celui de la fiction camusienne. Il écrit :
« Si éloignée soit-elle des lieux où se déploie l'enquête du Premier homme, La Dissémination
peut la débusquer, la révéler dans sa désuète naïveté. Qui énonce en effet, à l'article du père,
"la pharmacie de Platon" ? Non pas : il est mort, ce dont Camus nous instruit sans relâche ;
mais il est mot ;" Seule une puissance de discours a un père" ; le mot, c'est le congé donné à la
mort elle-même ? L'obstination à produire des simulacres de la paternité perdue sur la scène
réaliste ou symbolique, par romans ou drames, trahit une révérence qui n'est plus de mise à
l'égard de ce que les linguistes appellent les référents.
Ainsi Jacques Derrida a-t-il choisi de traiter le thème du père non autrement que par
une réflexion sur la parole et l'écriture qui formeraient le couple-paradigme à partir duquel
toutes les figures filiales ou paternelles se laisseraient penser ou dépenser. ».860
Ce que propose Camus ne me semble pourtant pas si étranger à une réflexion
complexe sur le lien entre le père, le mot et le livre, même si le ton pathétique donne à la
scène une atmosphère de sentimentalisme plus proche de la littérature feuilletonesque du
siècle précédent que de celle, avant-gardiste, qui annonce les ruptures radicales avec une
forme traditionnelle du roman dix-neuviémiste. Camus, dans cet extrait, éloigne le père
– « bien qu'il ne fît jamais de rapprochement avec le père qu'il n'avait pas connu ». Il
consacre l'essentiel de son propos à décrire le texte entendu et à évoquer l'effet produit par sa
lecture à voix haute. En conséquence, c'est le livre lui-même, celui en train de s'écrire qui
860
Jean SAROCCHI, Le Dernier Camus ou Le Premier homme, Nizet, 1995, p.277
devient epos, qui poursuit cette finalité de sens, cette finalité de fédérer une communauté à
partir du souvenir partagé, transmis, à partir du souvenir d'une communauté dont on n'a plus
honte mais dont on revendique l'appartenance. C'est de cette question-là, pour l'essentiel, dont
il est question dans Le Premier homme.
Dans les œuvres épiques, la narration distanciée est favorisée ou parfois même
accentuée par la prédilection, d'une vision surplombante nécessaire pour restituer l'unité du
monde.861 On retrouve, chez Camus, non seulement dans les romans, mais également dans les
essais et dans les écrits journalistes ou dans les Carnets, ce goût pour les contemplations
panoramiques propices à la réflexion ou à l'envolée lyrique. Le Premier homme apparaît
d'ailleurs comme une retranscription de ce désir de surplomber un paysage pour en restituer
l'unité qu'une vision rapprochée ne permettrait pas de réaliser. Camus regarde sa vie de plus
loin, comme du haut d'un rocher et, pour mieux voir, il s'éloigne de lui-même par l'emploi de
la troisième personne. Dans son reportage sur la Kabylie, Camus affectionnait, on l'a vu, les
horizons qui lui permettaient de saisir un paysage dans son ensemble et dans son essence et de
célébrer, dans un chant paradoxal, la beauté du monde et la misère des hommes. Il est alors un
Hugo sans Dieu, le Hugo des petites épopées ou de l'épopée des petits. Il est celui qui exige le
droit à la beauté dans le temps de la déréliction. La coexistence de la beauté et de la
souffrance n'est pas un scandale mais une souffrance. Il est héraut d'une humanité souffrante
dans un monde éclatant de beauté : « J'ai vu […] la Kabylie ruisselante d'un printemps tardif,
les petits matins sur les pentes où les nuages de coquelicots mettent des traînées de sang. […]
Jamais la Kabylie ne m'avait paru plus belle qu'au milieu de ce printemps hâtif et
désordonné. » (CAC 3, 282) Puis il prie le lecteur d'insérer ce décor flamboyant de splendeur
derrière la réalité dysphorique de la misère des hommes exemplifiée par un vieux mendiant :
« Je laisse à l'imagination de chacun le soin de […] placer le décor de ces montagnes
couvertes de fleurs, de ce ciel sans une ride et de ces soirs magnifiques derrière le visage
rongé d'ulcères et les yeux plein de pus d'un misérable mendiant kabyle. » (Ibid.)
Camus reviendra sur cette nécessaire fidélité à la beauté du monde, à cette exigence
intérieure qui suppose de ne pas se laisser entamer par la laideur du siècle, ses déchéances, ses
turpitudes et sa décrépitude. C'est ce qu'il exprime clairement dans « L'Exil d'Hélène ». Il
861
On retrouve cet attrait pour la vision surplombante dans la ménippée, avec une finalité opposée. Il ne s'agit
pas d'avoir une vision globale d'un monde qui s'offre à la contemplation mais une vision intrusive qui permet
de tout voir, y compris l'intime peu glorieux.
constate avec amertume comment la nature est niée, remplacée par une modernité à la fois
terrible, effrayante et glauque : « Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de la
beauté. Nos misérables tragédies traînent une odeur de bureau et le sang dont elles
ruissellent a couleur d'encre grasse. » (E, 854)
Il revendique, au sein même de cette modernité dysphorique, comme il l'avait déjà fait
dans « Misère de la Kabylie », le droit à la beauté. Il rappelle la mission de l'artiste qui est de
« recoudre ce qui est déchiré […] rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment
injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. » (E,
836) Il illustre cette entreprise prométhéenne par le récit éponyme des amandiers en fleurs :
« Quand j'habitais Alger, je patientais toujours dans l'hiver parce que je savais qu'un une
nuit, une seule nuit froide de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de
fleurs blanches. Je m'émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les
pluies et au vent de la mer. » (E, 836) Camus refuse à cette image le statut de symbole et
rappelle que la contemplation de la beauté du monde est un remède puissant contre ce que
Nietzsche appelait l'esprit de lourdeur qui semble définir cette modernité terrifiante et glauque
de ce siècle de guerre, de ce siècle où le poids de l'histoire, des horreurs – et des culpabilités –
est tel que les hommes ne s'octroient plus le droit à la beauté, refuse même la beauté du
monde. Il rappelle ce que préconisait Nietzsche pour lutter contre l'esprit de lourdeur et
retrouve, en conséquence, les principes éthiques du "grand style" qu'il qualifie de « vertus
conquérantes »: « Mais où sont les vertus conquérantes de l'esprit ? Le même Nietzsche les a
énumérées comme les ennemis mortels de l'esprit de lourdeur. Pour lui, ce sont la force de
caractère, le goût, le "monde", le bonheur classique, la dure fierté, la froide frugalité du
sage. » (E, 837) Camus ajoute à la liste une valeur morale, « la force de caractère » et relie
cette valeur à la force fragile des fleurs d'amandier qui résistent au froid et au vent pour
parvenir au fruit. Le choix du "grand style", c'est donc ici, une fidélité aux valeurs morales,
une clairvoyance, une conscience des limites de l'homme, une fidélité au présent et le respect
originel du monde de beauté dans lequel l'homme naît, vit et meurt. Il renoue avec l'origine de
l'épopée telle que Magris l'évoque : « Le héros de l'epos – et l'auteur avec lui – sent qu'il vit
dans un monde poétique […] »862
862
MAGRIS, L'anneau de Clarisse, op.cit., p.27
C'est cette exigence de respect de la beauté du monde qui justifie le choix du "grand
style" et le désir de résister au cynisme réducteur et destructeur. Camus est, à l'instar de Hugo
au XIXe, l'aède de son temps, le chantre des petits, la mémoire du temps. Mais, à la différence
de l'auteur de La Légende des siècles, il ne croit pas au progrès, il refuse le double mensonge
de la transcendance et des promesses dont la réalisation est placée dans un avenir à la fois
rassurant et incertain : « Je ne crois pas assez à la raison pour souscrire au progrès, ni à
aucune philosophie de l'Histoire. Je crois du moins que les hommes n'ont jamais cessé
d'avancer dans la conscience qu'ils prenaient de leur destin. » (E, 835)
Ce parcours d'un homme à la recherche d'une clairvoyance existentielle est exemplifié
par Jacques dans Le Premier homme. Dans l'ébauche de ce dernier roman, le narrateur
construit du sens en construisant sa vie, en dépassant les obstacles. Le poète épique est
justement celui qui chante ce parcours, celui qui donne à entendre comment l'homme donne
un sens à son destin, au jour le jour, en intégrant le mal. Ce n'est pas le poète qui donne du
sens, c'est l'homme dans son parcours erratique, sur une terre d'exil. Le poète restitue un sens
que l'homme, dans son destin d'homme, a su trouver, en accomplissant son destin d'homme.
Ce n'est pas Homère qui donne sens au voyage d'Ulysse. Il donne à entendre les
exploits du héros, les dangers rencontrés, les faiblesses dépassées. Il ne fait pas impasse sur
les figures du mal mais elles sont autant d'occasion pour le héros de montrer comment
l'héroïsme s'inscrit dans l'humain. Cependant, à la différence des héros épiques des temps
anciens qui s'accomplissaient dans la réalisation des exploits, dans la victoire sur les
obstacles, Jacques accède au statut de héros par la lucidité face à la coïncidence entre la
beauté du monde et les atrocités des hommes, face à la réalité humble et pleine de gloire d'une
enfance misérable, face au scandale aporétique d'un homme jeune couché dans une tombe sur
une terre inconnue et qui est son père. Le héros chez Camus tend à intégrer les paradoxes pour
accéder à la lucidité. C'est un homme qui décide de vivre les yeux ouverts. Peut-il dès lors
être encore qualifié de héros épique ? Rien n'est moins sûr.
Dispositio et inventio
« Personne plus que moi n'a désiré l'harmonie,
l'abandon, l'équilibre définitif, mais il m'a fallu y tendre à
travers les chemins les plus raides, les désordres, les luttes. » (C
III, 27)
Mandelénat souligne les invariants dans l'armature universelle de l'action épique. Une
« instance régulatrice de l'action » confère au héros sa mission. Le destin des hommes est
soumis à ce que Hegel appelle la fatalité épique.863 Dans l'épopée, les circonstances et les
événements extérieurs ont une importance égale à la volonté intérieure. L'individu, le héros
n'est pas libre d'agir mais soumis à la force des événements qui le place dans une nécessité de
l'action. Le destin des hommes est ainsi dépendant de la force des choses. Hegel écrit : « […]
la poésie épique représente l'existence générale dans sa nécessité. Dès lors, il ne reste plus à
l'homme qu'à suivre cet ordre fatal et nécessaire, d'être ou de pas être en harmonie avec lui, et
alors de subir son sort comme il peut et comme il doit. »864
863
HEGEL, Esthétique, op.cit., p.133
864
HEGEL, Esthétique, op.cit., p.134
865
Allusion au roman de GORKI mis en scène par Camus en 1936 par le Théâtre du travail.
Dans La Peste, Camus met en scène des hommes d'humble condition, dans un
quotidien simple et commun, soudain confrontés à l'épidémie, à la mort d'un grand nombre,
au risque de contagion, au danger permanent et à la nécessité de réagir. La peste peut être
assimilée à la guerre. En cela, elle favorise l'émergence de valeurs épiques. Hegel rappelle en
effet : « […] le conflit qui peut s'offrir comme la situation la plus convenable pour l'épopée est
l'état de guerre. La guerre, en effet, c'est toute une nation mise en mouvement, et qui, dans les
périls communs, révèle une inspiration et une activité juvéniles, parce que c'est la plus grande
occasion qu'ait la totalité nationale de répondre d'elle-même… »866 La valeur du courage
individuel est placée au premier plan car le péril de mort est devenu quotidien et permanent.
Le choix de l'état de guerre restitué dans l'allégorie de la peste est motivé à la fois par
la nécessité de trouver un espace pour restituer les valeurs épiques contemporaines et par le
désir de référer à la réalité des années 40-45. On connaît le refus initial de l'auteur d'être un
auteur engagé, son choix délibéré de ne pas intégrer l'actualité historique à l'œuvre « J'aime
mieux, dit Camus, les hommes engagés que les littératures engagées. Du courage dans sa vie
et du talent dans ses œuvres, ce n'est déjà pas si mal. » (C II, 164) Mais cette réserve reflue en
même temps que l'histoire s'impose aux hommes dans la violence et que la philosophie de
Camus le conduit de l'absurde à la révolte. L'individu alors s'efface au profit du collectif en
s'inscrivant dans l'histoire et en modifiant le statut de l'œuvre d'art.
À partir de L'Homme révolté, Camus se sent « embarqué ». Au moment même de la
rédaction de La Peste, dans « Remarque sur la révolte » publié en 1945, il écrit : « Voici un
premier progrès que l'esprit de révolte fait faire à une réflexion d'abord pénétrée de
l'absurdité et de l'apparente stérilité du monde. Dans l'expérience absurde, la tragédie est
individuelle. À partir du mouvement de révolte, elle a conscience d'être collective. Elle est
l'aventure de tous. […] Le mal qu'éprouve un seul homme devient peste collective. » (E, 1685)
C'est dans ce texte que Camus pose la notion de transcendance horizontale. Il constate que
« la révolte s'étend à quelque chose qui transcende l'individu, qui le tire de sa solitude
supposée, et qui fonde une valeur. » Il ajoute, sibyllin, « On se bornera, pour le moment à
identifier cette valeur avec ce qui, en l'homme, demeure irréductible. » (E, 1683)
Michel Jarrety s'interroge alors, dans sa réflexion sur la morale dans l'écriture de
Camus, sur le fait de savoir si cette valeur est considérée comme préexistante – posée comme
866
HEGEL, Esthétique, op.cit., p.129
867
Le même paradoxe réapparaît dans L'Homme révolté : « Tout valeur n'entraîne pas le révolte, mais tout
mouvement de révolte invoque tacitement une valeur. » (E, 424)
868
Michel JARRETY, « Camus, le refus de la séparation », in La Morale dans l'écriture, op.cit., p.12
869
Ibid., p. 25
question qu'on lui avait posée sur le lien entre sa connaissance de l'épopée homérique et son
action dans la Résistance, s'étonne d'abord, ne trouvant aucune pertinence dans cette volonté
de faire coïncider l'érudition et l'aléa de l'histoire, l'intemporel d'une connaissance du passé et
le temporel de la Seconde Guerre mondiale. Puis, il perçoit « un invisible réseau de
correspondances » et pose un regard nouveau sur les topoï épiques : « l'idéal héroïque, la belle
mort, l'outrage au cadavre, le véritable honneur au-delà des honneurs, la gloire impérissable,
la mémoire du chant poétique […]. »870 sur lesquels il a réfléchi et travaillé tout au long de sa
vie Il fait donc le lien entre les choix de sa carrière universitaire orientée vers une relecture
des textes antiques de l'Iliade et de I'Odyssée et son expérience de résistant. Il parle aussi du
sentiment de culpabilité de celui qui survit. Ces liens qu'il n'avait pas perçus tout d'abord sont
aussi ceux qui relient Camus à l'écriture d'une fiction qui lui permet à la fois d'actualiser
l'évolution de sa pensée qui le conduit de l'individuel au collectif, de l'absurde à la révolte, et
de poser ces valeurs liées à l'action dans une fiction.
La Peste a donc une double finalité : actualiser des valeurs « épiques » – contenues
implicitement dans L'Homme révolté – dans l'univers de la fiction et proposer une réponse au
mal historique par la création d'une œuvre d'art. Cette perspective d'étude peut apparaître
paradoxale ou, tout au moins aller a contrario de ce que Camus, par la voix de son narrateur,
revendique. Le modèle héroïque et le « ton de l'épopée » sont en effet clairement rejetés :
« Oui, s'il est vrai que les hommes tiennent à se proposer des exemples et des modèles qu'ils
appellent héros, et s'il faut absolument qu'il y en ait un dans cette histoire, le narrateur
propose justement ce héros insignifiant et effacé qui n'avait pour lui qu'un peu de bonté au
cœur et un idéal apparemment ridicule. » (TRN, 1331) dit-il en parlant de Grand, personnage
à la fois fade et pitoyable qui ne parvient ni à écrire la première phrase de son roman, ni à
mourir. Quelques lignes plus loin, c'est le ton de l'épopée qui est explicitement raillé : « […]
tous les soirs, sur les ondes ou dans la presse, des commentaires apitoyés ou admiratifs
s'abattaient sur la cité désormais solitaire. Et chaque fois le ton d'épopée ou de discours de
prix impatientait le docteur. » (TRN, 1331)
Camus a commencé ce même chapitre par un discours sur le lien entre une position
éthique et le choix d'un style. Il revendique une sobriété tonale au motif d'une foi dans la
870
Jean-Pierre VERNANT, La Traversée des frontières, Éditions du Seuil, La librairie du XXIe siècle, 2004,
pp.10-11
bonté des hommes. Un langage grandiloquent qui met en relief la bravoure supposerait la
fragilité de cette bravoure, la fragilité du bien et la force du mal. Relever sur le ton
apparemment neutre de la chronique les événements permet, paradoxalement, de placer les
valeurs positives en position dominante, suppose qu'on leur accorde un véritable crédit,
qu'elles ne sont pas soumises au doute. Il est évident que Camus se méfie de sa propension
naturelle à l'éloquence, de son goût évident pour le « grand style ». Il émet ces réserves en
connaissance de cause, en voulant peut-être nuancer ses envolées épiques des éditoriaux de
Combat. Il faut souligner que, ce que Camus revendique, malgré ces réserves stylistiques qui
sont presque de l'ordre de la dénégation, ce sont justement les valeurs éthiques qui fondent
l'épopée. Le narrateur affirme la bonté de la nature humaine. Il justifie l'existence du mal par
l'ignorance. Il évoque la force d'une « bonne volonté », parle d'« honneur ». Il rejette la
morale absurde qui consiste à énoncer qu'il est inutile de lutter. La réponse du narrateur et
celle de ses compagnons sont unanimes : « il fallait lutter de telle ou telle façon et ne pas se
mettre à genoux. Toute la question était d'empêcher le plus d'hommes possible de mourir et de
connaître la séparation définitive. Il n'y avait pour cela qu'un seul moyen qui était de
combattre la peste. » (TRN, 1327) Et pour bien accentuer le paradoxe générique, il ajoute,
sans que cette remarque puisse se justifier autrement que par la prudence, l'autocritique ou la
crainte de verser dans une grandiloquence ridicule : « Cette vérité n'est pas admirable, elle
n'était que conséquente. » (Ibid.)
Le choix que fait Camus de présenter La Peste comme une chronique nous interroge
sur le lien à la communauté, à l'unité originelle, à la vérité. Soit le terme est à considérer
comme dans les temps anciens où les chroniques avaient pour finalité de maintenir la
permanence d'une identité communautaire. Soit elle relate, sans prétention fédératrice, les
faits du quotidien dans leur dimension éphémère. Cette nouvelle acception, apparue vers le
XVIIe, résulte de l'émergence d'une conception nouvelle de l'Histoire placée sous la double
autorité de la raison et de la vérité et relègue la chronique dans un genre mineur. La chronique
journalistique apparue avec l'essor du journalisme restitue l'éphémère. Cependant, le
chroniqueur, et Camus en fut un, accède au statut d'intellectuel. Il a la capacité, dans la
restitution des événements, de mesurer ce qui a changé. Il rend compte du présent en ayant
connaissance du passé. Il tire des enseignements, rapproche les événements. Il alerte et
inquiète. Peut-être est-il celui qui, dans le temps de la dissémination et du non-sens,
recompose une unité possible et par les traces multiples de ses écrits quotidiens éloigne
l'homme moderne de l'indifférenciation générale pour le rapprocher d'une unité sous-jacente
qui jaillit du lien entre les événements patiemment recueillis. Ainsi la chronique conserve la
mémoire de sa fonction première. Elle est au service d'une communauté et s'inscrit dans une
dimension mythique qui faisait fi de l'exactitude. Dans ce sens, elle ne me semble pas
éloignée de l'epos.
Peut-on pour autant considérer Rieux comme un héros épique ?
Il est au centre d'une action simplifiée, entouré d'une vieille mère bienveillante,
silencieuse et effacée. Il ne déroge pas à la nécessité de combattre le fléau. Il correspond donc
à ces héros évoqués par Mandelénat : « Au premier plan, les héros, qui se détachent sur un
fond indistinct de combattants anonymes. Paysans, artisans, femmes, enfants sont presque
ignorés, s'ils n'entrent dans l'intimité des protagonistes (comme Eurycée, la nourrice d'Ulysse,
ou le chevrier Mélanthios, rares représentants du peuple "ordinaire"). Au-dessus ou au-
dessous de la scène héroïque, les puissances divines ou infernales. »871 Rieux est entouré
d'hommes qui gravitent autour de l'action principale. Le héros se distingue par sa bravoure ou
par ses actions éclatantes au service de la communauté. Il a un rôle de sauveur, de libérateur.
Il conduit le peuple aveugle vers le « triomphe solaire de l'humain sur l'avide masse de la
matière »872 Le héros mythique réalise dans l'action juste l'unité du moi. Il devient ce qu'il
choisit de faire. Être et agir s'harmonisent. Il n'est pas pour autant un être simplifié, simple
épure ou exemplification de la virtu. Il est un être complet, il est homme avec tout ce que cela
suppose de zone d'ombre ou d'imperfection. Selon Hegel, un héros doit concentrer sur lui les
possibilités d'identification. À l'instar d'Achille, il est un être multiple et complet. Bon fils,
Achille aime et respecte sa mère Thétis, il est fidèle à son ami Patrocle. Il respecte la
vieillesse. Il est également fougueux, irascible et sensible. Cette multiplicité confère au
personnage une vitalité hors du commun. Elle n'est pas le signe d'une diversité « tous ces
éléments doivent apparaître comme réunis et fondus ensemble de manière à former un sujet
un […]. »873 Un sujet innocent fait un avec le monde dans une harmonie supérieure. Sa
mission est de permettre à la communauté de retrouver une harmonie perdue du fait d'un
déséquilibre occasionné par des événements néfastes, souvent violents. « Des auxiliaires et
871
Ibid., p.52
872
Ibid., p.55
873
Ibid., p.132
des adversaires (forces humaines, magiques ou divines) interviennent pour dramatiser cette
action positive et ascendante qui révèle la grandeur d'un homme, […] la cohésion d'un
groupe. »874
Son action individuelle s'inscrit dans le collectif. « Qu'importe le ciel vide je ne suis
pas seul. » est le dernier vers de Livre ouvert d'Éluard, annoncé chez Gallimard en même
temps que la publication de La Peste. Ce vers est relevé, selon Jean Grenier, par Louis-Daniel
Hirsch qui enchaîne : « Ce dernier vers pourrait être la maxime du docteur Rieux… ».875
L'entreprise de Rieux s'inscrit dans une action collective et elle prend son sens dans le souci
de la survie de la communauté, dans la restauration de la présence au monde, de la plénitude
et du bonheur d'être. C'est une action qui fait sens en même temps qu'elle suppose la
préexistence du sens. On retrouve l'ambivalence de la notion de valeur comme présupposé de
l'action ou comme résultat d'une action comme la révolte. Rieux renoue avec le souci
existentiel des héros des épopées antiques qui s'interrogeaient sur la valeur de la vie, sur son
sens et sur le lien entre ces questions et l'attitude de l'homme face au danger. Cette réflexion
qui fait émerger la notion de mort héroïque est donc, au départ, une interrogation existentielle,
un désarroi face à notre condition. Vernant rappelle que la bravoure n'est pas un acquis. Il
retrace dans l'Iliade une discussion entre deux Lyciens, Glaucos et Sarpédon, deux jeunes
hommes de type héroïque qui s'apprêtent à partir au combat et à se placer au premier rang, à
l'endroit le plus périlleux, pour justifier par leur bravoure leur statut de héros. Sarpédon
s'égare d'abord dans ses arguments en rappelant que ce courage justifie la condition royale.
Mais il se reprend car cet argument n'est pas valable : Agamemnon est roi et ne se place pas
au premier rang tandis qu'Achille qui n'est pas roi s'expose vaillamment et sans crainte. Il
avance donc un autre argument : « Si nous pouvions vivre, nous autres, pauvres humains,
mortels et éphémères, comme les dieux, éternellement et sans connaître la mort, toujours
jeunes, le jarret et les bras toujours en forme, alors je ne devrais pas t'inciter à risquer ta vie au
premier rang. Mais on ne le peut pas ! La vieillesse, le vieil âge, la fatigue, la mort au bout du
chemin, on n'y échappera pas ! C'est la vraie raison pour laquelle je te dis d'y aller. ».876
La vraie question de l'héroïsme est donc la question du sens. Vernant poursuit – et on
croirait entendre Camus – « […] nous ne pouvons pas ne pas nous poser la question du sens
874
Dictionnaire des littératures de langue française, Épopée, Bordas, 1994, p.817
875
Roger GRENIER, Albert Camus, soleil et ombre, Gallimard, Folio, 1987, pp.167-168
876
Jean-Pierre VERNANT, La Traversée des frontières, op.cit., p.76
de tout cela. Pourquoi ai-je fait tant de choses, connu tant de luttes, de fatigues dont il ne
restera rien ? »877 Il poursuit en rappelant les valeurs grecques qui équilibrent l'effroi devant la
vieillesse et la mort : « la vie, le bonheur de la vie, le courage, la force, l'impétuosité, la
jeunesse, le plaisir amoureux ». Mais ces valeurs, si elles-mêmes sont destinées à disparaître,
n'ont pas de sens. L'epos est alors la promesse d'une survie. Les exploits seront célébrés,
chantés dans ce que les Grecs appellent kléos aphthiton, une gloire chantée indéfiniment,
impérissable. Vernant rappelle que cet effroi de la disparition a été effacé par la promesse
chrétienne de la résurrection des corps. Mais Dieu mort et la résurrection hautement
improbable, nous trouvons aux propos des deux jeunes Lyciens une résonance contemporaine.
Finalement, Rieux se trouve devant des problématiques assez proches de celles qui occupaient
les esprits des héros de l'Iliade.
877
Ibid.
voyageurs », (LPH, 11) « L'homme qui se trouvait sur la banquette avant près du conducteur,
un Français d'une trentaine d'années […] », (LPH, 12) « […] une femme, habillée
pauvrement mais enveloppée dans un grand châle de grosse laine […] », (LPH, 12) « Un
petit garçon de quatre ans dormait contre elle. » (LPH, 12) Puis on apprend leur nom. Le père
se nomme Henri Comery, la mère, Lucie. Les lieux sont également identifiés : le village
s'appelle Solférino, le domaine est le domaine de Saint-Apôtre. Camus joue avec une
vraisemblance toponymique et un symbolisme qui rapproche la scène de la geste
napoléonienne et de la sainte famille sur la route de Jérusalem. Le père est présenté comme un
héros, courageux, simple, rassurant. La mère est douce et soumise, elle est une figure de
l'innocence, de la pureté et de l'abnégation. Les liens entre les gens sont simples et généreux.
Chacun se rend disponible avec humilité et bienveillance pour aider cette jeune mère à mettre
au monde son enfant. Les liens sont fraternels. Le père et l'Arabe qui conduisait la carriole
partagent le même sac pour s'abriter de la pluie : « "Tiens", dit l'Arabe, et il tendit un bout de
son sac. Comery s'abrita. Il sentait l'épaule du vieil Arabe et l'odeur de fumée qui se
dégageait de ses vêtements, et la pluie qui tombait sur le sac au-dessus de leurs deux têtes. »
(LPH, 23) Ce premier chapitre est entièrement consacré à la naissance de cet enfant, Jacques
Comery, ce premier homme d'une geste contemporaine, un homme nouveau dans une terre
pleine de promesses. Mais il est évident que Camus joue avec les archétypes et qu'il n'a écrit
ce chapitre que dans la perspective d'écrire le deuxième qui en est un contrepoint
désenchanté. Par la juxtaposition de ces deux chapitres liminaires, il livre telle quelle la
double appartenance à l'épique et au ménippéen comme une fatalité dysphorique qui s'avère
également salvatrice et féconde.
On retrouve cette même tension dans le chapitre 7, intitulé « Mondovi : La
colonisation et le père ». (LPH, 165) Le narrateur se rend sur les terres qui l'ont vu naître. Il
enquête sur le passé, cherche l'image du père, cherche le sens de son existence et celui de
l'Histoire. Il est accueilli par le colon Veillard qui occupe la ferme où Jacques est né. Ce
dernier fait le récit de ces colons du siècle passé qui sont venus sur cette terre d'Algérie
comme sur la Terre promise. Jacques a repris l'avion. Dans un demi-sommeil, il retrouve les
bribes de discours de Veillard et reconstruit l'histoire de la colonisation. Le narrateur rappelle
le parcours de ces hommes partis en péniche : « Alors, six péniches traînées par des chevaux
de halage avec Marseillaise et Chant du départ, bien sûr, par l'harmonie municipale, et la
bénédiction du clergé sur les rives de la Seine avec drapeau où était brodé le nom du village
encore inexistant mais que les passagers allaient créer par enchantement. » (LPH, 172) Il
raconte le voyage dans la cale des bateaux, les hommes et les femmes couchés sur des
paillasses : « Puis la traversée de la mer sur Le Labrador jusqu'à l'entrée dans le port de
Bône avec toute la population sur les quais pour accueillir en musique les aventuriers […]
venus de si loin, ayant quitté la capitale de l'Europe avec femmes, enfants et meubles pour
atterrir […] sur cette terre aux lointains bleuâtres […] » (LPH, 174-175)
Mais cette évocation épique des temps originels de la colonisation d'une terre
nouvelle, de l'innocence des hommes accompagnés par la bénédiction de l'église et par les
chants patriotiques, succède à la restitution sobre et violente des événements d'Algérie
contemporains à l'écriture du roman. La candeur de l'entreprise se fissure. Les horreurs des
temps de guerre ne sont pas passées sous silence.878 La vilenie humaine ne trouve pas sa place
dans le "grand style" pas plus qu'elle ne peut être évoquée par le ménippéen, la satire ou le
cynisme. Mais la juxtaposition fissure l'innocence originelle des récits épiques, la bonne
conscience des hommes qui se sont embarqués pour aller tenter leur chance vers des horizons
nouveaux, vers des terres où il leur semblait possible de fonder une civilisation nouvelle.
Pourtant Camus ne renonce pas au "grand style" car, dans son for intérieur, il croit possible la
vie harmonieuse des communautés ennemies. Il croit que l'amour partagé pour cette terre
permettra de continuer à vivre ensemble. Il l'exprime de façon assez détonante en donnant la
parole au fermier qui occupe Mondovi : « Oh, moi je reste, et jusqu'au bout. Quoiqu'il arrive,
je resterai. J'ai envoyé ma famille à Alger et je crèverai ici. On ne comprend pas ça à Paris.
À part nous, vous savez ceux qui sont seuls à pouvoir le comprendre ? – Les Arabes. – Tout
juste. On est fait pour s'entendre. Aussi bêtes et brutes que nous, mais le même sang d'homme.
On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer un brin. Et puis on
recommencera à vivre entre hommes. C'est le pays qui veut ça. » (LPH, 168-169)
Peu après, l'auteur pose le décor et rappelle la grandeur majestueuse du paysage, la
présence du travail de l'homme à travers ces vignes chargées de raisins.879 Cette évocation de
878
« Quand la ferme Raskil a été attaquée, vous vous souvenez ? – Non, dit Jacques. – Si, le père et ses deux fils
égorgés, la mère et la fille longuement violées et puis à mort (sic) […]. » (LPH, 167)
879
« […] le pays était entouré au loin par des montagnes dont la chaleur de midi rendait les contours imprécis,
comme d'énormes blocs de pierre et de brume lumineuse, entre lesquels la plaine de la Seybouse, autrefois
marécageuse, étendait jusqu'à la mer au nord, sous le ciel blanc de chaleur, ses champs de vigne tirés au
cordeau, avec ses feuilles bleuies par le sulfatage et ses grappes déjà noires, coupés de loin en loin par les
lignes de cyprès ou de bouquets d'eucalyptus à l'ombre desquels s'abritaient des maisons. Ils suivaient un
la nature, pleine de simplicité et de promesse féconde, est peut-être une nouvelle allégorie, à
l'instar de celle des amandiers dans L'Été, ou bien une reconnaissance du labeur des colons.
En effet, le rappel des temps où la plaine était marécageuse signale, implicitement, la
transformation du paysage par les colons et fait écho au récit du vieux paysan qui a saccagé
son travail dans le silence de la souffrance, dans la conscience douloureuse d'une aporie entre
sa vaillance d'homme simple et l'histoire collective qui fait de lui un criminel : « Quand
l'ordre d'évacuation est arrivé, il n'a rien dit. Ses vendanges étaient terminées, et le vin en
cuve. Il a ouvert les cuves, puis il est allé vers une source d'eau saumâtre qu'il avait lui-même
détournée dans le temps et l'a remise dans le droit chemin sur ses terres, et il a équipé son
tracteur en défonceuse. Pendant trois jours, au volant, tête nue, sans rien dire, il a arraché
les vignes sur toute l'étendue de la propriété. […] Et quand un jeune capitaine est arrivé et a
demandé des explications, l'autre a dit : "Jeune homme, puisque ce que nous avons fait ici est
un crime, il faut l'effacer." » (LPH, 168-169)
Le Premier homme est un roman autobiographique écrit à la troisième personne.
L'auteur accorde une place à l'enfant qu'il fut, aux enfants qui ont été ses camarades. Jean
Sarocchi note que les enfants n'ont jamais occupé une place importante dans l'œuvre de
Camus si ce n'est pour leur valeur démonstrative : ceux dans la calèche du grand-duc dans Les
Justes ou le fils du juge Othon dans La Peste. Ils n'ont pas l'épaisseur de personnages de
fiction, ils ne sont pas faits de cette chair que les mots font naître. Ils ont un statut
argumentatif.
En revanche, dans le récit autobiographique, Camus semble se rapprocher de cette
simplicité des grands récits épiques dans lesquels l'aède rappelle l'enfance du héros, raconte
ses origines afin de mieux l'ancrer dans un réel magnifié par le chant. Sarocchi note : « Ainsi
Camus rejoint-il dans Le Premier homme, par une initiative hardie dont L'Exil et le Royaume
préparait seulement la chiquenaude, l'éternelle littérature des nourrices, la simplicité narrative,
l'épaisseur nourricière du récit cousu d'enfant, et, sans nul doute, ici le coup d'essai de Tolstoï,
Enfance, qui fut un coup de maître, lui peut servir de repère. Qui est capable du récit
d'enfance est abouché à l'enfance du récit, à la source originelle d'où découle Guerre et paix. »
Et, plus loin : « Ouvrant l'écluse de mémoire, Camus se découvre ce pouvoir, nouveau pour
chemin de ferme où chacun de leurs pas faisait lever une poussière rouge. Devant eux, jusqu'aux montagnes,
l'espace tremblait et le soleil bourdonnait. » (LPH, 169)
lui, semble-t-il […], d'ouvrir la bonde, libérant un riche flux de réalités prosaïques et
familières. De ce pouvoir le roman offre un discret symbole en la personne, en la parole de
l'oncle Étienne qui, discourant au comptoir du café se montre aussi disert que l'oncle Erochka
des Cosaques : telle est, georgienne ou faubourienne, l'enfance de l'epos. »880
Camus cherche à atteindre, dans Le Premier homme, l'équilibre entre le refus du réel
au profit d'un art formel et l'absolue fidélité au réel qui s'est illustrée dans le roman socialiste
sévèrement condamné.881 Il s'agit donc pour l'artiste, et c'est ce que développe Camus,
théoriquement, dans « Révolte et Art » (E, 657-680), d'accéder à un équilibre entre le refus et
l'excès du réel. Il s'agit d'un ancrage dans un réel transformé, reconstruit et réunifié par
l'artiste : « […] l'unité en art surgit au terme de la transformation que l'artiste impose au réel.
[…] Cette correction que l'artiste opère par son langage et par une redistribution d'éléments
puisés dans le réel, s'appelle le style et donne à l'univers recréé son unité et ses limites. » (E,
672) Il est implicite que ce que Camus appelle "style" est ici "grand style" et que le domaine
narratif le plus proche de la définition de l'art proposée est l'épopée. Sarocchi, après avoir fait
le constat d'un choix délibéré de donner une large place au réel prosaïque dans Le Premier
homme plus que dans n'importe quelle autre œuvre, ajoute : « Ce réalisme-là, qui est le seul
tolérable par l'art, nous reconduit aux origines de l'epos occidental. Homère ici doit être
rappelé, non tant celui de L'Iliade aux beaux combats que celui de la cicatrice d'Ulysse dans
L'Odyssée. Erich Auerbach, au début de Mimesis882 évoque la scène du chant XIX où le
maître, la servante, l'épouse, autour du bassin d'ablution forment un groupe simplement et
sans arrière-plan décrit ; Homère conte alors la chasse où, adolescent, son héros fut encorné
par un sanglier. Jacques Comery a lui aussi sa cicatrice – « l'étrange majeur rafistolé » –
vestige d'une blessure qui, si l'on peut en faire un symbole, est, sur le roman, l'estampille de la
confection réaliste. »
880
Jean SAROCCHI, Le Dernier Camus ou Le Premier homme, Nizet, 1995, p.117
881
« Par le traitement que l'artiste impose à la réalité, il affirme sa force de refus. Mais ce qu'il garde de la
réalité dans l'univers qu'il crée révèle le consentement qu'il apporte à une part au moins du réel qu'il tire des
ombres du devenir pour le porter à la lumière de la création. À la limite, si le refus est total, la réalité est
expulsée dans son entier et nous obtenons des œuvres purement formelles. Si au contraire l'artiste choisit,
pour des raisons souvent extérieures à l'art, d'exalter la réalité brute, nous avons le réalisme. » (E, 671) On
comprend clairement par ailleurs que le réalisme correspond au réalisme socialiste, et que les raisons
extérieures sont donc idéologiquement soumises à la logique d'un parti qui promet le bonheur dans l'avenir.
Cela permet à Camus de souligner le vrai paradoxe d'un art réaliste qui ne s'intéresse au présent qu'avec les
yeux rivés sur un avenir qui n'existe pas.
882
Jean SAROCCHI, Le Dernier Camus ou Le Premier homme, op.cit., p.120
L'harmonie avec la nature est l'un des topoi du genre épique. C'est ce que Hegel
appelle la condition poétique originelle. Le héros de l'epos ressent, au plus profond de lui-
même, « comme ancré dans sa disposition d'esprit, laquelle ignore toute scission […] une
unité harmonieuse et innocente avec lui-même et avec la vie qui lui apparaît toute pleine de
signification. La multiplicité des choses semble unifiée en un ordre supérieur, éclairée d'un
sens qui leur confère une valeur irremplaçable. […] ».883 Le narrateur évoque des souvenirs de
temps de liberté qu'il place dans un chapitre intitulé « Jeudis et vacances ». Deux enfants se
retrouvent dans le cadre d'une vieille bâtisse abandonnée entourée d'un jardin luxuriant. La
force originelle de la nature, le foisonnement des essences multiples, l'enchevêtrement des
allées formant des labyrinthes exemplifient la vigueur tumultueuse des deux garçons qui
parcourent cet univers devenu sauvage. Dans une joute ludique avec le vent, le narrateur
raconte comment, enfant, sur la terrasse exposée à la violence du vent, il affrontait les forces
cosmiques comme Ulysse dans les tempêtes provoquées par la colère de Poséidon lorsqu'il
quitte Calypso pour regagner son royaume. La force et la beauté de la nature sont soulignées
par une isotopie de l'excès qui sera la vraie démesure à laquelle l'enfant soumettra son corps
offert et résistant : « […] le vent soufflait avec rage, sifflant dans les grands eucalyptus qui
agitaient follement leurs plus hautes branches, dépeignant les palmiers, froissant avec un
bruit de papier les larges feuilles vernissées des caoutchoutiers. » (LPH, 223) L'enfant est
implicitement associé à ces grands arbres. Lui aussi s'expose à la force du vent, participe
pendant quelques secondes à la grandeur des éléments, investi par les forces cosmiques :
« Là, dressé au-dessus de ce parc et de ce plateau bouillonnant d'arbres, sous le ciel traversé
à toute vitesse par d'énormes nuages, Jacques sentait le vent venu des extrémités du pays
descendre le long de la palme et de ses bras pour le remplir d'une force et d'une exultation
qui le faisaient pousser sans discontinuer de longs cris, jusqu'à ce que, les bras et les épaules
sciés par l'effort, il abandonne enfin la palme que la tempête emportait d'un seul coup avec
ses cris. » (LPH, 224)
Cet apparent paradoxe d'une présence au monde qui suppose un détachement de soi
peut être la marque du dionysiaque comme on l'a vu déjà. Il peut également coïncider avec la
position particulière de l'aède, sa présence incarnée dans le récit qu'il narre en même temps
qu'il s'en éloigne par l'effacement de sa personne identifiée ou identifiable. C'est un présent
883
MAGRIS, L'Anneau de Clarisse, op.cit., p.27
qui s'absente par le don d'une autre présence. Il est important de rappeler par ailleurs que
l'épisode raconté dans Noces se déroule dans des ruines antiques qui offrent un lien implicite
avec l'âge d'or de l'épopée. Lorsque Camus visitera enfin la Grèce – le premier projet de
voyage avait été annulé du fait de la guerre – il se retrouvera à la source-même de cette
inspiration épique qui, dans l'imaginaire de Camus, ne peut pas se situer dans un autre lieu
que celui d'un soleil ardent et d'une nature à la fois luxuriante et aride. Il en témoigne
longuement dans les pages des Carnets III ainsi que dans un article publié dans L'Express
dans lequel il ne craint pas d'exprimer ses idées sur la communauté des hommes, la grandeur
retrouvée dans l'amour d'un travail gratifiant. Le "grand style" est à la mesure-même du pays
qu'il décrit et de son histoire exceptionnelle : « La forteresse des crimes, ceinturée d'énormes
blocs entre deux pics sauvages, couronnée en ce moment de milliers de gros coquelicots
rouge sombre, domine et surveille la plaine d'Argos qui s'étend jusqu'aux monts du
Péloponnèse et jusqu'à la mer. […] jamais plus vaste royaume ne s'est offert au yeux des
hommes. Les Atrides, ici, régnaient en même temps sur une poignée d'arbres et sur un
monde. » (EX, 27-28)
Camus écrit cet article pour faire partager son admiration devant les archéologues qui
travaillent sur les ruines d'Argos et l'harmonie avec la terre mycénienne que ce travail octroie
à ces hommes. Il termine son article sur le mot « espoir » en pensant vraisemblablement à une
autre communauté d'hommes travaillant eux aussi sur une terre méditerranéenne, en harmonie
avec la terre qui les entoure et dans l'amour gratifiant de leur travail.
Bribes épiques
Considérant l'épique non plus comme un genre codifié répondant à des règles
formelles précises mais à une modalité, une conception liée de l'homme, du monde et de l'art
fondée sur la nostalgie de l'unité et le choix de l'harmonie et du « grand style », on peut le
débusquer sous des formes non abouties, dans des ébauches, des nouvelles, dans les Carnets.
Les Carnets sont des esquisses d'œuvres parfois développées, parfois laissées
inachevées. Les tonalités divergentes, les tentations contradictoires, les appétits de vie et de
livres, les amitiés, les lassitudes s'emmêlent, sans ordre. Il ne s'agit pas ici d'explorer de façon
exhaustive et méthodique ces Carnets qui s'étendent sur la durée d'une vie mais de constater
la coexistence de la double tentation de l'épique et du ménippéen dans l'acception modale des
884
« Heureusement Jivago et la tendresse que je me sens pour son auteur. » (C III, 249) On peut rapprocher
Jivago de Rieux. Outre le fait qu'ils sont médecin l'un et l'autre, ils se caractérisent tous deux par une bravoure
sans gloire éclatante et par une neutralité bienveillante à l'égard d'une humanité embarquée dans la violence
de la guerre et des révolutions d'un côté et dans l'effroyable épidémie de l'autre. Cette bienveillance est
confirmée dans les Carnets : « En tant qu'écrivain, j'ai commencé à vivre dans l'admiration, ce qui est, dans
un sens, le paradis terrestre. En tant qu'homme mes passions n'ont jamais été "contre". Elles se sont toujours
adressées à meilleurs ou plus grands que moi. » (C III, 13) ou, plus loin : « Aux quelques hommes qui m'ont
permis d'admirer, j'ai une dette de reconnaissance, la plus élevée de ma vie. » (C III, 41)
885
Il est nécessaire de rappeler ici les thèses de l'historien. J'en emprunte la formulation à l'article de Bernard
VALADE dans universalis.fr : « De La Ruine de la civilisation antique (1921) à la trilogie des dernières années
− Aventure (1936), Reconstruction (1940), Pouvoir (1942), FERRERO s'est appliqué à découvrir les principes
fondamentaux qui régissent les sociétés humaines. L'historien de l'Antiquité romaine avait opposé césarisme
et classicisme ; celui de l'époque contemporaine allait confronter totalitarisme et légitimité. À ses yeux
l'Europe de 1919 était comparable à la France de 1789 : elle devait concilier l'ordre et la liberté. Rapportés à la
genèse de la démocratie moderne, les enjeux du présent s'éclairaient. En effet, si le respect des normes et le
sens des limites ont garanti l'ordre médiéval, les collectivités modernes s'ouvrent, au contraire, à la
transgression et à l'illimité. Les contradictions qui les caractérisent s'enracinent dans les deux révolutions
françaises, l'une constructrice et lente émergence d'une orientation nouvelle, l'autre destructrice et brutal
renversement de la légalité existante. La première, en 1789, tendait au libéralisme et à la démocratie ; elle a
été contrariée par la seconde qui, s'effrayant de son impuissance, a abouti à la dictature et au totalitarisme
incluant la guerre totale, c'est-à-dire sans règles, inaugurée par Bonaparte. Dans sa chaire genevoise de
l'Institut des hautes études internationales qu'il a occupée de 1930, date de son départ de l'Italie fasciste, à sa
mort survenue le 3 août 1942, FERRERO a centré son enseignement sur la Révolution française et « l'aventure
napoléonienne ». Il a souligné la nécessité de restaurer l'idée de légalité dans des sociétés sans roi ni nobles et
que les marxistes voudraient sans riches et sans classes. Il a montré comment les civilisations se fondent sur le
pouvoir, le pouvoir sur la force, et la force sur la peur. En avance de plusieurs décennies sur la « nouvelle
histoire », il a assigné à ce facteur psycho-sociologique un rôle déterminant dans l'évolution sociale. La
grande peur, en effet, naît d'une rupture de la légalité ; elle manifeste sur le mode panique la carence ou
l'échec d'une légitimité et, provoquant des abus de force qui l'exaspèrent, elle se convulse en terreur. C'est
précisément pour empêcher le déchaînement de la violence et prévenir l'écrasement toujours menaçant des
faibles par les puissants que FERRERO a finalement célébré les génies invisibles de la cité, c'est-à-dire les
principes d'ordre, de limites et de légitimité, hors desquels il n'y a qu'anarchie et décadence où se dissout la
société et disparaît la civilisation. »
Ménippée
femme « coiffée d'un singulier chapeau orné d'une grappe de raisin de cire (qui) mouchait un
enfant roux au visage éteint et fade » (LPH, 26) ; les hommes et les femmes qu'il croise à
Saint-Brieuc ne sont guère épargnés, appréhendés par ce même regard désapprobateur qui
semble recouvrir le monde d'un voile dégradant, sombre, sale, dysphorique. La femme de
chambre de l'hôtel a « une figure de pomme de terre » (LPH, 27), le gardien du cimetière est
« un grand homme noueux au nez fort qui (sent) la respiration sous sa grosse veste
montante. » (LPH, 27) La ville est sale et triste : « Il parcourait […] les rues étroites et
tristes, bordées de maisons banales aux vilaines tuiles rouges. » Le cimetière est entouré de
« hauts murs rébarbatifs ». (LPH, 27) On est bien loin des visages lumineux et des paysages
cosmiques du premier chapitre. La modernité est dysphorique. Le narrateur, dans ce cadre
terne et affligeant, accomplit un devoir de bon fils, une promesse faite à la mère de venir
rendre hommage à son père mort à la guerre sans qu'il se sente concerné par cette démarche.
C'est là pourtant qu'il fait une expérience aussi bouleversante qu'inattendue : sur la
tombe de son père, lisant les dates de naissance et de mort de celui-ci, il se rend compte que
ce père, mort et gisant dans cette tombe, est un jeune homme de vingt-neuf ans : le père est
plus jeune que le fils. Le monde se fracture. La confortable linéarité dans le fil de laquelle
l'homme tente de s'édifier se brise. L'unité épique du monde éclate. L'unité qui fait sens se
disloque. L'homme droit, fort et sûr de son destin se délite en un instant de bouleversement
intérieur que l'art seul pourra restaurer. Il n'est question de cette possible restauration que dans
les notes. Camus n'a pas intégré cette question dans le récit comme pour distinguer la diégèse
et l'espace d'une réflexion conceptuelle ou comme si la réalisation de l'écriture fictive était la
réponse même. En effet, lorsque Camus note : « Quand, près de la tombe de son père, il sent
le temps se disloquer – ce nouvel ordre du temps est celui du livre. » (LPH, 317), il ne peut
insérer cette pensée dans son récit puisque celui-ci est la matérialisation de cette pensée. Ce
qui importe, dans le fil du récit, c'est cette implosion liée à une découverte qui semble défier
ce que l'on pourrait appeler l'ordre naturel des choses. Il n'y a plus d'ordre naturel. Le fils a
quarante ans et le père vingt-neuf. Folie et chaos viennent se substituer au long travail
d'élaboration d'un sens et d'une foi. Les années passées se transforment en « fracas, ressac et
remous ». (LPH, 30) Le temps s'inverse, l'unité se fendille et l'être se disloque : « […] dans le
vertige étrange où il était en ce moment, cette statue que tout homme finit par ériger et durcir
au feu des années pour s'y couler et y attendre l'effritement dernier se fendillait rapidement,
s'écroulait déjà. » (LPH, 30) Il semble que l'on assiste là à la destitution d'un apollinisme
factice. Face à ce vide, nulle jouissance dionysiaque ne tempère l'effondrement de l'être.
Surgit alors un besoin de savoir : « […] voulant aller plus loin, au-delà et savoir, savoir avant
de mourir, savoir enfin pour être, une seule fois, une seule seconde, mais à jamais. » (LPH,
30) Mais « savoir » n'a pas de complément. Le verbe semble désigner une nouvelle façon
d'être, un nouveau regard porté sur le monde, sur les êtres et sur soi. Le roman en gestation a-
t-il pour finalité d'éclairer cette perspective nouvelle ? Son inachèvement ne permet pas de
répondre à la question.
Le double incipit du Premier homme pose la tension fructueuse entre la tentation
épique et la perspective ménippéenne liée au chaos et à la perte de sens. D'un côté, au-delà de
la mer, sur un continent mythifié, un être naît dans un monde de beauté de bienveillance et de
promesses. De l'autre, sur la terre métropolitaine, c'est le règne de la laideur et la découverte
du chaos. Cet homme est le même et c'est de cette tension insupportable que jaillit le désir de
« savoir » qui s'actualise dans la création littéraire – entre autres.
Cependant, le ménippéen peut prendre d'autres formes que ce vertige face à la
découverte du non-sens. Bakhtine, dans La Poétique de Dostoïevski, définit la satire ménippée
selon plusieurs traits. Ce sont eux que j'emprunte pour explorer quelques aspects de l'œuvre
romanesque de Camus. La satire ménippée affectionne l'élément comique, elle ne se soucie
guère de vraisemblance historique ou de respect de la tradition tout en restant proche des
problèmes socio-politiques contemporains. Elle a pour finalité essentielle de « mettre à
l'épreuve l'idée philosophique (la vérité) incarnée par le sage qui cherche »,886 ainsi, les
situations n'ont d'autre fonction que de permettre l'émergence de la question philosophique.
« Les aventures fantastiques les plus échevelées et l'idée philosophique forment un tout
artistique, organique et inséparable. »887 La recherche de l'idée se fait sur les grands chemins
ou dans des lieux mal fréquentés – ce qui importe, c'est qu'il y ait du monde, des échanges,
des dialogues, des oppositions, des altercations voire des scènes de scandale permettant le
dévoilement du désordre intérieur. La ménippée est le genre des questions ultimes sur la vie.
Les personnages sont souvent placés dans une position qui leur offre une domination spatiale
favorable à la mise en place d'une perspective intellectuelle soit plus élevée, soit plus
886
BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski, Éditions du Seuil, 1970, p.170
887
Ibid.
simplement différente de la perspective habituelle dans laquelle le commun des mortels est
totalement aveugle. De même, le héros ménippéen découvre qu'il n'est pas le sujet de l'unité
épique ou tragique. Il se découvre différent « Il perd son achèvement, son monisme, il cesse
de coïncider avec lui-même. »888 La découverte de la fracture de l'homme est favorisée par
« une attitude dialogique vis-à-vis de soi-même (grosse du dédoublement de la
personnalité). »889 Du point de vue formel, la satire ménippée affectionne le mélange des
genres et des tons : « Les genres intercalaires renforcent le pluristylisme et la
pluritonalité. »890 La ménippée, selon Bakhtine, s'apparente au carnavalesque et prépare le
roman polyphonique dont Dostoïevski sera l'un des représentants les plus illustres. Au-delà
d'une lecture bakhtinienne, on peut relier la ménippée à l'optique satirique telle qu'elle est
appréhendée par Sophie Duval et Marc Martinez .891
On peut donc considérer selon cette perspective satirique certains aspects du Premier
homme comme cette découverte de la perte du sens et de l'unité face à la tombe du père. Mais
également bien des aspects de La Peste et bien sûr La Chute dans son intégralité.
Villes ménippéennes
« Une certaine grandeur ne prête pas à l'élévation. Elle
est inféconde par état. Elle maintient l'homme dans sa
condition. Laissez donc les milieux et descendez dans la rue. »
(C I, 190)
L'espace urbain est l'espace de la satire – comme la nature peut être bien souvent celui
du lyrisme. Cette dichotomie apparemment simplificatrice correspond assez précisément à
l'une des tensions de l'œuvre camusienne. On peut faire le constat d'une importance croissante
accordée à la ville dans l'œuvre. Dans les premiers écrits, Camus accorde une large place à la
nature, espace de l'exaltation et de l'épanouissement d'un moi qui apprivoise ses désirs et ses
aspirations en même temps qu'il fait l'expérience apaisante d'une harmonie avec le monde.
Cependant, au fil des années et des œuvres, la nature s'éloigne et la ville occupe une place de
plus en plus grande. Camus est lucide face à cette évolution qu'il ressent comme une perte, un
888
Ibid., p.173
889
Ibid.
890
Ibid., p.175
891
Sophie DUVAL, Marc MARTINEZ, La satire, Armand Colin, 2000
certains maîtres flamands, on voit revenir avec insistance un thème d'une ampleur
admirable : la construction de la Tour de Babel. » (E, 826) La tour de Babel, c'est la
présomption, l'orgueil de l'homme cherchant à conquérir le ciel à l'aide de moyens terrestres,
c'est la folle tentative de retrouver l'axe entre le terre et le ciel brisé par la faute originelle. Le
nom biblique de Babel est souvent associé au radical *bll signifiant ″désordre″, ″égarement″,
″confusion″ mais cette étymologie est erronée. Le mot hébreu babel vient peut-être de
l'assyrien *babilu ″porte de Dieu″ employé pour traduire l'acadien *Cadimira.893 Babel est
associé à la légende de la naissance de la diversité des langues qui empêche à jamais les
hommes de réaliser leur audacieux projet de conquérir le ciel.894 La présomption des hommes
constructeurs se fige dans une métaphore évoquant Sisyphe : « L'homme, au milieu de ce
chantier, attaque la pierre de front.» (E, 827) Il s'agit, pour les Oranais d'arracher des pierres à
la montagne et de les accumuler dans les premières vagues de la mer afin de dessiner une
digue immense protégeant la baie. La monstruosité babelesque de l'entreprise est exemplifiée
par la transformation métaphorique des machines qui deviennent « mâchoires d'acier
fouill[ant] le ventre de la falaise. » (Ibid.) Tout s'anime dans la destruction énorme de la
montagne. Pourtant la construction de la digue est vaine car soumise à la destruction
inéluctable. Et la vie des hommes « au masque de poussière et de sueur » (E, 828) est vaine
ineptie déterminée par la volonté de puissance et soumise à la réalité de la fragile précarité.
Oran est « un lieu sans poésie » (E, 814) apte à restituer une vérité première qu'aucune ville
d'Europe, qu'aucun désert ne peut désormais lui donner. Elle est une cité des « délicieux
enfers », (C I, 187) lourde « d'une vie charnelle et sans espoir. » (Ibid.) Cette vacuité
culturelle, cet éloignement offrent une disponibilité inespérée et l'occasion d'une expérience
intime qui rapproche l'homme de la clairvoyance virile face à la vérité :895 « Pour fuir la
893
Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain REY, Dictionnaires Le Robert, Paris,
1992, p.157
894
« Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient à
l'orient, ils trouvèrent une vallée [...] et s'y établirent. Ils se dirent l'un à l'autre : ″ [...] Allons ! Bâtissons une
ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! [...]″. Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que
les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : ″Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel
est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons !
Descendons ! Et là confondons leur langage pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres. ″Yahvé les
dispersa de là sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de construire la ville. Aussi la nomma-t-on Babel,
car c'est là que Yahvé confondit le langage de tous les habitants de la terre et c'est là qu'il les dispersa sur toute
la face de la terre. » Genèse, 11 La confusion et l'errance ont donc une origine babelesque.
895
« Descartes, ayant à méditer, choisit son désert : la ville la plus commerçante de son époque. Il y trouva sa
solitude et l'occasion du plus grand, peut-être de nos poèmes virils : ″Le premier [précepte] était de ne
recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment pour telle.″ » (E, 814)
poésie et retrouver la paix des pierres, il faut d'autres déserts, d'autres lieux sans âme et sans
recours. Oran est l'un de ceux-là. » (E, 814) Cette vérité c'est l'ennui qui dévore les jeunes
oranais comme un monstrueux Minotaure dissimulé dans le dédale des rues poussiéreuses. La
ville tourne le dos à la mer, se refermant sur elle-même comme un escargot. Elle est décrite
comme « un grand mur circulaire et jaune recouvert d'un ciel dur », (E, 818) comme un
labyrinthe dans lequel on erre, à la recherche de la mer, comme Thésée à la recherche du fil
d'Ariane, avant d'être inexorablement dévorés.896
Désordre, incarnation et force de vie explosent dans les atmosphères de compétition
qui opposent Alger et Oran. Roblès rapproche la rivalité sportive des deux villes à celle qui
opposa en d'autres temps Rome et Albe.897 Les combats de boxe proches des cérémonies
sportives antiques d'Olympie se déroulent dans une atmosphère sacrée soulignée par une
double isotopie du religieux et du corps.898 Les combattants dénudés sont recouverts
d'onguents parfumés : « l'odeur sacrée de l'embrocation ». (E, 821) La salle, qui n'est
originellement qu'un garage crépi à la chaux, devient une palestre où vont se dérouler les
assauts mythiques opposant des hommes investis d'une puissance divine.899 Sur les murs, les
ombres des combattants figurent des signes propitiatoires favorisant le glissement vers le
sacré. Ces olympiades s'apparentent, sous la plume camusienne, aux dionysies par la
métaphorisation théâtrale de l'univers sportif et par l'évocation de la sauvagerie jubilante d'une
foule exubérante. Les boxeurs sont assimilés à des acteurs quittant la scène après leur
représentation. Les spectateurs participent au combat, brandissent des chaises, vocifèrent en
poussant des « cris sauvages, des cocoricos ou des miaulements farceurs ». (E, 822) L'effet
cathartique agit sur la foule qui devient une entité personnalisée : « Chaque coup qui sonne
mat sur les pectoraux luisants retentit en vibrations énormes dans le corps même de la foule
qui fournit avec les boxeurs son dernier effort. » (E, 823) Sur le ring devenu scène, les
896
« Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d'Ariane. Mais on tourne en rond
dans des rues fauves et oppressantes, et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais : c'est l'ennui. » (E, 818)
897
Abdelkader DJÉMAÏ, Camus à Oran, Avant-propos d'Emmanuel ROBLÈS, Éditions Michalon, 1995, p.8. Dès
l'origine des compétitions antiques qui avaient lieu à Olympie en Grèce, c'étaient les villes d'Athènes et de
Sparte qui étaient opposées. Dans la nouvelle, Camus fait allusion à une autre rivalité, moins ancienne, celle
qui opposa Pise et Florence.
898
« [La foule] contemple ces successions de rites lents et de sacrifices désordonnés, rendus plus authentiques
encore par les dessins propitiatoires, sur la blancheur des murs des ombres combattantes. Ce sont les
prologues cérémonieux d'une religion sauvage et calculée. La transe viendra plus tard. » (E, 821) C'est moi
qui souligne.
899
« [...] dans ce temple de chaux, de tôle et de ciment, une salle tout entière livrée à des dieux au front bas. »
(E, 823)
adversaires acteurs réitèrent une expérience de fusion sauvage dans le sang, la sueur et la
violence à l'instar des rites évoqués par Nietzsche par lesquels l'homme, « fondu avec son
prochain », « uni », « réconcilié »,900 renoue avec l'indifférenciation originelle : « [...] les deux
boxeurs [...] échangent leur sang et reniflent de fureur. » (E, 823) Puis l'égalité de leurs forces
n'ayant pu les départager, l'un d'eux « est allé embrasser son adversaire sur le ring et boit sa
sueur fraternelle. » (E, 824) Le narrateur rapporte et commente ironiquement la remarque d'un
spectateur : « Mon voisin a raison : ce ne sont pas des sauvages. » (Ibid.) Cependant l'ironie
peut certainement se dépasser pour renouer avec un discours de l'immédiateté qui restitue, par
éclats éblouissants, des bribes de vérité dérobées aux dieux. Une vérité oxymorique,
dérangeante, bouleversante : la cruauté, le sang, la sueur, la sauvagerie sont source de beauté.
« La force et la violence sont des dieux solitaires » (E, 824) écrit Camus qui évoque la fin du
spectacle et la disparition de « la cohorte des fidèles » qui n'est plus « qu'une assemblée
d'ombres noires et blanche qui disparaît dans la nuit ». (Ibid.) La force vitale et régénératrice,
l'authenticité primitive affleurent à la surface le temps du rite, et les jeux nous rappellent
l'évidence de la promiscuité, voire de la porosité entre la violence et la nécessité : « Ce sont
des rites un peu difficiles, mais qui simplifient tout. Le bien et le mal, le vainqueur et le
vaincu : à Corinthe, deux temples voisinaient, celui de la Violence et celui de la Nécessité. »
(Ibid.)
La ville est le lieu du plaisir facile, de la jouissance à petit prix, celle qui s'offre
comme un leurre immédiat, un réconfort à la fois puissant et futile, un mensonge ou la
révélation d'une vérité de l'homme incarné. C'est le bordel de Tiaret où les hommes trompent
leurs femmes et un ennui existentiel qui ressemble à la rude platitude hostile des Hauts-
Plateaux. Ce sont les boulevards où les jeunes gens paradent pour séduire. C'est le petit
restaurant de Céleste, et la fraternelle amitié des hommes simples, les courses folles pour
attraper un tram en marche, un homme mort dans une ruelle sordide, les odeurs écœurantes de
Bab-el-Oued. La ville, c'est la communauté des hommes, l'éclectisme, le cosmopolitisme, la
bigarrure. C'est le tissu des singularités. L'individu est libre en même temps que prisonnier de
la multitude. Il découvre une terrifiante et exaltante solitude. C'est dans cet espace que
l'homme comprend, avec effarement, sa condition en même temps que l'évidence de la
partager avec les autres, avec cette foule anonyme qui est le miroir de la vanité. C'est le lieu
900
NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, op.cit., p.26
de l'effusion compassionnelle jaillie d'une vision inopinée, d'un nouvel angle, d'une nouvelle
focale.
Mais la ville moderne dans laquelle se tapit un nouveau minotaure est certainement,
dans l'imaginaire camusien, la ville d'Amsterdam, ville de la confusion et de l'errance. On
retrouve l'image de la tour de Babel pour identifier le bar de Mexico City fréquenté par une
clientèle cosmopolite. Narquois, Jean-Baptiste Clamence oppose le mutisme primitif901 du
serveur à la multiplicité des langues pratiquée dans son établissement : « Imaginez l'homme
de Cro-Magnon pensionnaire à la tour de Babel ». (TRN, 1477) Le narrateur rencontre un
compatriote avec lequel la communication semble possible. La malédiction de l'Ancien
Testament semble vaincue. Mais l'interlocuteur ne parle pas et ce qui aurait pu être un
dialogue, un échange, un partage, une rencontre, s'avère un monologue stérile qui révèle
l'enfermement. Ville de l'errance, Amsterdam est peuplée d'êtres mutiques aux parcours
circulaires condamnés à un mouvement giratoire et silencieux.902 Elle est le lieu de la faute, de
la pulsion, de la chute, du meurtre, de la solitude dans la foule anonyme. Elle est la marque
d'une modernité qui éloigne le sujet de lui-même et des autres et le plonge dans une solitude
intérieure où il découvre, effaré, l'évidence de sa laideur et la vérité de sa finitude. La forme
labyrinthique de ses canaux oblige l'homme à un cheminement spiroïdal qui le conduit vers un
centre incertain, vers un autre lieu clos, celui d'une intériorité fuyante et vaine. La Chute
retrace le parcours qui mène Clamence d'un premier lieu clos, le bar de Mexico-City, à un
autre lieu clos, la chambre d'hôtel. L'extériorité est assimilée à la tour de Babel, l'intériorité à
l'intime impossible. Entre les deux, les cercles concentriques de l'Enfer dantesque : « Avez-
vous remarqué que les canaux concentriques d'Amsterdam ressemblent aux cercles de
l'enfer ? L'enfer bourgeois, naturellement peuplé de mauvais rêves. Quand on arrive de
l'extérieur, à mesure qu'on passe ces cercles, la vie, et donc ses crimes, devient plus épaisse,
plus obscure. Ici, nous sommes dans le dernier cercle. Le cercle des… » (TRN, 1483)
Clamence s'interrompt, laissant son interlocuteur compléter. Ce dernier cercle est celui des
traîtres, Judas Iscariote, Brutus, Cassius. Chez Dante, il est situé dans l'obscurité humide d'une
901
Au détour de constats amers et ironiques sur l'homme dans la société, se glissent, dans le discours moqueur de
Clamence, des propos isolés et sporadiques sur une vie antérieure d'unité avec soi et les autres et de fusion
avec la nature : « Quand on a beaucoup médité sur l'homme, par métier ou par vocation, il arrive qu'on
éprouve de la nostalgie pour les primates. » (TRN, 1478) « Sur ce point, la société a gâté un peu, il faut le
reconnaître, la franche simplicité de la nature. » (Ibid.)
902
« [...] ils roulent en rond, ils prient, somnambules, dans l'encens doré de la brume, ils ne sont plus là. » (TRN,
1482)
grotte naturelle, chez Camus, dans les antres citadins, bars glauques, ruelles sombres, hôtels
insignifiants.
Pourtant le port de Hollande n'est pas exempt de rêveries lyriques. Avec des accents
baudelairiens, Clamence métaphorise la ville sous la forme d'un songe recouvert de la poudre
dorée des néons nocturnes aux odeurs de genièvre et de menthe.903 Les cyclistes deviennent
des cygnes noirs, des Lohengrin noctambules dont les rêves se teintent des moirures orientales
des contrées lointaines : « [...] ils ne sont plus là. Ils sont partis à des milliers de kilomètres,
vers Java, l'île lointaine. » (TRN, 1482)
Mais le beau style lyrique, en ces temps dysphoriques, cache un eczéma exaspérant.904
La mauvaise conscience assombrit l'horizon, ternit la dorure légère des soleils couchants
recouvrant les champs, les canaux, la ville entière, d'hyacinthe et d'or. Le monde ne s'endort
plus dans une chaude lumière. Ordre et beauté, luxe, calme et volupté psalmodient une
innocente et douce mélopée douloureuse et nostalgique. Le temps n'est plus au lyrisme. La
ville c'est la faute, la saleté, le travail avilissant, les plaisirs faciles, le mauvais goût,
l'éclectisme, la tristesse, la maladie de la consommation et la victoire de l'absurde terne et
banal du quotidien. Elle éloigne l'homme d'une harmonie exaltante avec la terre brûlée de
soleil et gorgée de senteurs. Et pourtant, paradoxalement, Camus est un écrivain citadin. Il est
enfant de Bab-el-Oued, habitant d'Alger, d'Oran et de Paris. Il aime les capitales, les rumeurs
citadines, les effervescences bruyantes. Il aime la contemplation des villes, installé sur les
toits-terrasses et bavardant avec un ami, autant sinon plus que le commerce des dieux dans les
ruines de Tipasa. Il se veut lyrique et se découvre ménippéen. Il cultive le grand style mais
affectionne les idiolectes. Il ne craint pas les paradoxes et refuse de choisir, préférant donner à
son œuvre une chatoyante diaprure. Cette tension paradoxale et douloureuse est la
manifestation d'une esthétique qui ne s'enferme pas dans une conception figée et sclérosée de
l'art. À la source du désir se trouvent le paradoxe, l'ambivalence, les tensions inconciliables.
Camus transforme ces équivoques, ces ambiguïtés, en matière première de sa création. Ne
903
« Ils marchent près de nous, il est vrai, et pourtant, voyez où se trouvent leurs têtes : dans cette brume de
néon, de genièvre et de menthe qui descend des enseignes rouges et vertes. La Hollande est un songe… »
(TRN, 1482) Ce songe est évidemment intertextuel et évoque le songe baudelairien qui se nourrit à la même
source : «Mon enfant, ma sœur, / Songe à la douceur, / D'aller là-bas vivre ensemble ! » BAUDELAIRE, Les
Fleurs du mal, op.cit., p.53
904
« Le style, comme la popeline, dissimule trop souvent de l'eczéma. » dit Clamence à son interlocuteur. (TRN,
1478)
rien exclure mais tisser d'un fil blanc et d'un fil noir l'œuvre à venir est son souhait profond, à
la fois modus vivendi et art poétique.
Deux villes, Oran et Amsterdam, exemplifient donc la tentation ménippéenne chez
Camus. Elles sont au centre de deux œuvres qu'il s'agit maintenant d'explorer comme des
espaces privilégiés de la satire et de la déréliction, du désordre et de l'éclatement, de l'effroi et
du rire glaçant de l'homme face à la mort. Il s'agit de La Peste et de La Chute.
905
Brian T. FITCH, Cahiers Albert Camus 8, pp. 53-71
906
Cf. Jacqueline Lévi-Valensi commente La Peste d'Albert Camus, Gallimard, Folio, 1991, pp.59-76
quotidien une matière première qui devient matière littéraire. La lecture des Carnets permet
de constater cette attention particulière et méticuleuse accordée aux choses vues et entendues.
Une conversation, une scène étonnante, la lumière sur les quais d'Alger, le miroitement d'une
tache d'huile, l'odeur du port, tous ces éclats épars d'un réel en miettes sont reproduit dans les
Carnets. Évoquant en 1959 sa méthode de travail à Jean-Claude Brisville, Albert Camus
avoue travailler à partir de « notes », de « bouts de papier » qu'il recueille pendant des années,
puis ces « particules éparses » se coagulent. (E, 1921) Jacqueline Lévi-Valensi, dans son étude
de la genèse de l'œuvre romanesque commente ces remarques : « Le contenu de ces
"particules" est d'importance très variable : une phrase entendue, les gestes d'un personnage,
l'esquisse d'un paysage sont fixés en quelques mots […] Tout ce que, au hasard, les êtres
rencontrés, les choses lues ou vues, les souvenirs, les discussions, les idées personnelles […]
peuvent apporter pour nourrir l'œuvre. […] Ce qui frappe, ajoute-t-elle, c'est sa disponibilité
au monde. »907 L'exploration des Carnets permet de constater que Camus enregistre des voix,
des images, des situations qu'il ébauche des scènes, des descriptions. Son œuvre prend forme
par fragments épars grappillés au hasard des pérégrinations citadines. La Peste exploite les
notes des Carnets en reproduisant les carnets de Tarrou. Rieux a besoin d'autres témoignages
que le sien pour restituer l'ensemble des événements, pour tenter de faire un tableau de la
réalité dysphorique, de la déréliction sans espoir de salut ou de rédemption. Les carnets de
Tarrou sont évoqués par le narrateur. On prend donc connaissance du contenu à travers le
filtre de la retranscription. Le narrateur commence par décrire et juger le contenu de ces
carnets modifiant ainsi la perception du lecteur. La caractérisation des carnets évoque le style
de L'Étranger. En effet, le narrateur écrit : « Ses carnets […] constituent […] une sorte de
chronique très particulière qui semble obéir à un parti pris d'insignifiance. À première vue,
on pourrait croire que Tarrou s'est ingénié à considérer les choses et êtres par le gros bout de
la lorgnette. Dans le désarroi général, il s'appliquait, en somme, à se faire l'historien de ce
qui n'a pas d'histoire. » (TRN, 1236) On retrouve des scènes décrites par Camus dans ses
Carnets comme la scène des chats. Camus écrit en janvier 41 « Histoire de P. le petit vieux
qui lance du premier étage des bouts de papier pour attirer les chats. Puis il crache dessus.
Quand l'un des chats est atteint, le vieux rit. » (C I, 221) La version de La Peste est à la fois
développée, littérarisée et intégrée à la diégèse. Elle est retranscrite par le narrateur – on peut
907
Jacqueline LÉVI-VALENSI, Albert Camus ou la naissance d'un romancier, op.cit., p.154
donc penser que c'est son travail d'écriture qui donne au style cette finition classique. Les
phrases, plus longues, se parent de compléments déterminatifs, d'adjectifs et de métaphores :
« […] tous les jours, après déjeuner, aux heures où la ville tout entière somnolait dans la
chaleur, un petit vieux apparaissait sur un balcon, de l'autre côté de la rue. Les cheveux
blancs et bien peignés, droit et sévère dans ses vêtements de coupe militaire, il appelait les
chats d'un "Minet, minet", à la fois distant et doux. Les chats levaient leurs yeux pâles de
sommeil, sans encore se déranger. L'autre déchirait des petits bouts de papier au-dessus de la
rue et les bêtes, attirés par cette pluie de papillons blancs, avançaient au milieu de la
chaussée […]. Le petit vieux crachait alors sur les chats avec force et précision. Si l'un des
crachats atteignait son but, il riait. » (TRN, 1237) L'anecdote est ensuite rendue logique dans
l'économie diégétique du récit dans la mesure où le jeu du petit vieux est perturbé par
l'absence des chats résultant de la mort des rats et donc de la progression de la peste. Le
narrateur, cette fois, reproduit textuellement les notes de Tarrou. Le style est en effet moins
travaillé, plus proche d'une oralité spontanée. Les déictiques, l'utilisation de la première
personne du singulier, la présence de répétitions tendent à la reproduction des règles d'une
énonciation inscrite dans l'instant : « Aujourd'hui, le petit vieux d'en face est décontenancé. Il
n'y a plus de chats. Ils ont en effet disparu, excités par les rats morts que l'on découvre en
grand nombre dans les rues. À mon avis, il n'est pas question que les chats mangent des rats
morts. Je me souviens que les miens détestaient ça. Il n'empêche qu'ils doivent courir dans les
caves et que le petit vieux est décontenancé. » (TRN, 1238)
De même, par l'utilisation de la voix de Tarrou, le récit se dédouble. Moins linéaire,
moins monotone, il gagne en profondeur par effets vocaliques. Ce sont eux qui permettent
également de restituer la singularité d'un personnage marginal dont Rieux ne souhaite pas
parler. Michel Jarrety explique qu'on assiste là à une mise à distance volontaire d'un
personnage qui se caractérise par son indifférence aux événements : « La conduite de Cottard,
Rieux ne s'en fait pas juge, il ne s'élève pas contre lui, mais le met à distance, et cette
expulsion symbolique répond à l'usurpation que constituait l'appartenance du personnage à
une ville dont il n'attendait que l'oubli de ce qu'il était, et qu'il redevient finalement. Dans le
texte lui-même, Cottard est seul car "il est un de nos concitoyens au moins pour lequel le
Dr Rieux ne pouvait pas parler" alors que le sens de sa parole […] est de "parler pour tous" :
aussi le place-t-il simplement hors récit, en laissant aux carnets de Tarrou la charge de le
raconter par un voix elle-même délibérément séparée de ce que le narrateur veut être la
chronique de tous. »908 Le roman est une réflexion sur la relation entre le réel et l'art. D'autres
personnages racontent leur histoire, étoffant le récit de différents vécus, multipliant les échos
de voix. Ainsi Grand fait au narrateur le récit de sa vie, regrette le départ de sa femme et
aurait souhaité pouvoir, là encore trouver les mots pour lui parler avant qu'elle parte ou afin de
lui exprimer ses regrets de n'avoir pas su dire son amour dans une vie où l'indigence, le labeur
et le souci de la dignité brisent les élans lyriques des passions juvéniles. La restitution de
l'opéra Orphée et Eurydice, interrompu par la peste, exemplifie l'intrication des acceptions
signifiantes.
Camus utilise la figure de la séparation pour accéder à une verbalisation qui apparaît
comme indispensable, vitale. Elle vient combler le vide, le creux formé par la désunion. Dans
ses Carnets, il désigne son ouvrage sous le nom du "roman des séparés". La séparation des
êtres qui s'aiment a pour conséquence la verbalisation de leur relation. En décembre 44, dans
ses notes, l'auteur écrit : « Peste. Séparés, ils s'écrivent et il trouve le ton juste et il garde son
amour. Triomphe du langage et du bien écrire. » (C III, 127) Le silence est dans la fusion, le
langage dans la séparation. L'art est parfois un jaillissement, une fulguration, un cri. Il peut
être aussi du côté de la maîtrise des émotions, du développement rationnel et linéaire, de
l'ordre et de la sécurité sereine. Camus ne cesse d'osciller entre ces deux conceptions de
l'écriture, évoluant toujours sur la corde raide de l'émotion intime et du désir de la
transmission, de la communication. Mais le bien parler n'est pas le parler vrai. La
conversation avec l'ombre de l'être aimé paraît intense et authentique. En réalité, elle éloigne
de la banalité dysphorique d'un présent oppressant et seul avéré. C'est ainsi que l'amant,
occupé à converser avec une ombre peut être emporté par la mort sans même s'en être rendu
compte.
La séparation, c'est aussi l'exil, l'éloignement, la solitude. De l'intensité douloureuse du
présent, de l'éloignement terrible d'un passé jugé heureux naît la nostalgie qui s'exprime dans
un chant naissant au cœur de l'homme meurtri. L'art jaillit de cette souffrance imposée, d'une
séparation d'avec son pays, l'être aimé et l'image de soi-même qu'on avait alors. Les mots
prennent place dans ce creux qui s'agrandit obscurément. Ils remplissent un vide terrifiant. Le
narrateur décrit les exilés qui errent dans la ville qui a fermé ses portes : « C'était eux sans
908
Michel JARRETY, La morale dans l'écriture, Camus, Char, Cioran, PUF, 1999, p.44
doute que l'on voyait errer à toute heure du jour dans la ville poussiéreuse, appelant en
silence des soirs qu'ils étaient seuls à connaître, et les matins de leur pays. Ils nourrissaient
alors leur mal de signes impondérables et de messages déconcertants comme un vol
d'hirondelles, un rosée de couchant, ou ces rayons bizarres que le soleil abandonne parfois
dans les rues désertes. Ce monde extérieur qui peut toujours sauver de tout, ils fermaient les
yeux sur lui, entêtés qu'ils étaient à caresser leurs chimères trop réelles et à poursuivre de
toutes leurs forces les images d'une terre où une certaine lumière, deux ou trois collines,
l'arbre favori et des visages de femmes composaient un climat pour eux irremplaçable. »
(TRN, 1278-1279) De l'état de vide, de séparation, d'enfermement naît un retour sur soi qui
comble un vide par le travail d'imagination, d'introspection, de remémoration, étapes
nécessaires à une certaine forme de création.
Ce roman des séparés apparaît donc comme un dialogue avec les absents, avec les
morts, avec ceux qui sont rejetés dans un espace auquel on ne peut accéder que par
l'imagination ou la verbalisation solitaire. Rieux, à l'instar de Meursault lorsqu'il est enfermé
dans sa cellule, est placé dans une situation d'enfermement qui peut évoquer le "seuil
ménippéen", lieu de frontière, d'incertitudes et de fantasmagories, lieu d'un éveil à une réalité
au-delà de tout conformisme lénifiant. La situation d'exception projette l'homme dans
l'inconfort fécond de la souffrance et du doute, dans la nécessaire lucidité.
Parole diffractée
Dans La Peste, la méconnaissance de l'identité du narrateur jusqu'aux toutes dernières
pages du roman atténue la fonction filtrante et l'influence axiologique d'une focale identifiée.
L'ethos reste flou, imprécis, non déterminé, incite le lecteur à se forger son jugement
personnel et laisse une plus grande place à l'espace dialogique. Dunwoodie écrit à ce propos :
« La ville d'Oran se mue en agora où se confrontent – et se confortent – les différentes
réponses de la peste, c'est-à-dire les différents systèmes d'explication du phénomène auquel ils
sont confrontés. C'est cette situation exceptionnelle qui, pour reprendre la terminologie de
Bakhtine, sert de vaste anacrèse qui pousse chacun des personnages à se prononcer. »909
909
Peter DUNWOODIE, Une Histoire ambivalente, le discours Camus-Dostoïevski, op.cit., p. 86. Dans La Poétique
de Dostoïevski, BAKHTINE explique : « Le "dialogue socratique" usait principalement de la syncrèse et de
l'anacrèse. La syncrèse était la confrontation de divers points de vue sur un sujet donné. […] On entendait par
anacrèse les moyens de faire naître, de provoquer le discours de l'interlocuteur, de l'obliger à exprimer son
opinion, et de pousser celle-ci jusqu'à ses limites. […] L'anacrèse est la provocation du mot par le mot (et non
Comme dans les romans de Malraux, La Condition humaine ou L'Espoir, comme dans
les romans de Dostoïevski, les idées sont véhiculées à travers les dialogues. C'est là que
s'affrontent les conceptions divergentes du monde. La multiplicité des points de vue suppose
une conception problématisée de la vérité univoque. Les conversations de Rieux et de Tarrou
servent de support à l'approche d'une vérité toujours fuyante. Comme dans les romans de
Dostoïevski, les dialogues véhiculent des conceptions du monde, de l'homme ou de Dieu
divergentes. Le fait d'ignorer tout au long de la chronique l'identité du narrateur ne permet pas
au lecteur d'accorder à la position de celui-ci une importance plus grande qu'aux autres voix
qui se font entendre. Un chapitre est consacré à un échange de points de vue entre Tarrou et le
médecin au cours duquel chacun des deux hommes exprime ses idées. Les analyses
bakhtiniennes des romans dostoïevskiens sont applicables à une œuvre comme La Peste.
Bakhtine rappelle que dans la philosophie idéaliste, « une seule conscience et une seule
bouche suffisent entièrement à la plénitude de la connaissance ; nul besoin d'une pluralité de
consciences. »910 Il ajoute : « aucune interaction verbale entre les consciences n'est possible au
niveau du monologisme philosophique et, par conséquent, aucun dialogue vraiment
important. En fait, l'idéalisme n'admet qu'une seule forme d'interaction cognitive entre les
consciences : ceux qui possèdent la vérité l'enseignent à ceux qui ne la possèdent pas et sont
dans l'erreur ; ce qui revient à des rapports de maître à élève, au dialogue pédagogique. »911 Il
montre ensuite comment le romancier russe construit une représentation artistique de l'idée en
l'incarnant dans un personnage. « Rappelons avant tout que l'image de l'idée est inséparable de
celle de l'homme qui en est le porteur. Ce n'est pas l'idée en elle-même qui est "l'héroïne des
œuvres de Dostoïevski", comme l'affirmait B. M. Engelgardt, mais l'homme de l'idée. Nous
n'insisterons jamais assez sur le fait que le héros de Dostoïevski est un homme de l'idée et non
pas un caractère, un tempérament, un type social ou psychologique. »912 Ce que le critique
russe appelle chez Dostoïevski « l'homme dans l'homme » est un homme porteur d'une idée,
mais c'est aussi un homme inachevé et sans solution. C'est ainsi qu'apparaît, dans l'analyse
bakhtinienne, la conception de la nature dialogique de la pensée humaine et de l'idée : « L'idée
par la situation thématique […]. La syncrèse et l'anacrèse dialogisent la pensée, la placent à l'extérieur, la
transforme en réplique, la rattachent à la communication dialogique entre les hommes. Ces deux procédés
découlent de la conception de la nature dialogique de la vérité […]. », Éditions du Seuil, 1970, pp.165-166
910
Mikhaïl BAKHTINE, La Poétique de Dostoïevski, op.cit., p.128
911
Ibid., p.129
912
Ibid., p.134
vit, non pas dans une conscience individuelle isolée (où elle dégénère et meurt), mais naît, se
développe, trouve et renouvelle son expression verbale, engendre d'autres idées seulement
dans les rapports dialogiques avec les idées d'autrui. La pensée humaine devient authentique,
se transforme en idée, seulement par un contact vivant avec une autre idée, incarnée dans la
voix d'autrui, c'est-à-dire dans la conscience exprimée par le discours. C'est au point de
contact de ces voix-consciences que naît et vit l'idée. On peut lire dans une optique
bakhtinienne la parole dans l'ombre d'un Rieux. Il énonce ce qu'il pense en parlant avec
Tarrou mais n'a aucun désir de transmettre une vérité universelle qu'il sait vaine et inexistante.
Tarrou, Rieux, le prêtre ou le juge Othon, chacun, confronté brutalement à la mort, est appelé
à énoncer une position face à Dieu. Mais aucune voix ne domine, aucune ne détient une
vérité. La vérité elle-même est éclatée et la diffraction des voix restitue la fin d'une ère
unificatrice.
Le narrateur inscrit sa parole dans le doute et l'incertitude en s'appuyant sur les paroles
prudentes de Tarrou dans ses carnets : « Tarrou lui-même, après avoir noté que les Chinois en
pareil cas, vont jouer du tambourin devant le génie de la peste, remarquait qu'il était
absolument impossible de savoir si, en réalité, le tambourin se montrait plus efficace que les
mesures prophylactiques. Il ajoutait seulement que pour trancher la question, il eût fallu être
renseigné sur l'existence d'un génie de la peste et que notre ignorance sur ce point stérilisait
toutes les opinions qu'on pouvait avoir. » (TRN, 1295) L'observation des coutumes locales est
rendue plus aiguisée, plus acérée par la comparaison avec des cultures étrangères. On retrouve
là une technique particulièrement appréciée par les moralistes satiriques du XVIIe siècle. Le
doute se glisse dans la duplication divergente du prêche de Paneloux. Le premier prêche est
au discours direct. Le prêtre dit "vous" en s'adressant à ses auditeurs : « Mes frères, vous êtes
dans le malheur, mes frères, vous l'avez mérité ». (TRN, 1296) Il ne s'intègre pas dans son
discours, ne se sent pas concerné. Il restitue la parole divine, retrace les grandes pestes du
passé, rappelle le lien entre le fléau et le péché, appelle ses paroissiens à la prise de
conscience de la faute originelle. Dans le deuxième prêche qui intervient après la mort de
l'enfant, le prêche est restitué au discours indirect, il est comme intégré, assimilé par la voix
du narrateur. Cette assimilation se note également par l'emploi du "nous". Le prêtre fait
désormais partie d'une communauté à laquelle il ne se sentait pas appartenir au début des
événements. L'analyse structurelle du récit permet de mettre en évidence la diversité des
points de vue et la diffraction de la vérité dans l'espace et dans le temps. Même la voix
supérieure du prêtre, voix placé au-dessus du commun des mortels, empreinte de
transcendance est ici marquée par la fissure que le doute inscrit dans chaque discours. Ainsi,
même la prédication tremble et se fissure.
le corps, qui est dans le présent. l'espérance, c'est ramener la pensée au corps. Et le corps
doit pourrir. » (C I, 128) Alors, cette promesse de pourriture, il s'agit dès lors de la regarder en
face, d'être lucide, attentif jusqu'au dégoût. Comme dans les temps de la peste noire où fleurit
la poésie morbide d'un Villon, Camus écrit sa peste et n'en finit pas de décrire, avec
délectation, les symptômes de la maladie. Mais il ne s'agit pas tant de conjurer la mort,
démarche vaine, que de trouver au-delà de la crainte ou de la fascination une liberté qui
résulte d'une inversion des valeurs, démarche spécifiquement ménippéenne.
Dans La Peste, la mort peut être considérée comme le personnage principal. Elle est
évoquée dans sa réalité matérielle. Elle s'inscrit dans le corps sous la forme de bubons placés
sous les bras qui enflent, s'infectent, éclatent et saignent. Elle est annoncée par les cadavres de
rats qui envahissent la ville. Elle doit ensuite être gérée dans son accroissement numérique
lorsque les cadavres deviennent trop nombreux et qu'il n'est plus possible de respecter les
rituels sacrés. Le début de la troisième partie du roman est consacré à l'évocation
circonstanciée de ce problème de la mort dans sa matérialité. Le narrateur montre la
progression qui conduit, au début de la maladie, à un certain respect des corps et de la peine
des proches. Puis, le nombre des décès devient tel qu'il n'est plus possible de faire face
décemment. La ville devient alors une ville fantomatique, une cité d'un autre monde. On est
soudain transporté dans cet univers infernal : « Cette ville déserte, blanchie de poussière,
saturée d'odeurs marines, toute sonore des cris du vent, gémissait alors comme une île
malheureuse. » (TRN, 1356) Ce vent est très vite chargé non plus seulement des effluves
marins mais des relents des cadavres en putréfaction, puisqu'il n'est plus possible de faire
autrement que de les jeter à la mer. Les fosses communes sont creusées à la hâte et reçoivent
indistinctement « les corps dénudés et légèrement tordus [qu'] on recouvrait de chaux vive »
qui s'écrasait sur les visages. Dans une gradation de l'horreur visionnaire, le narrateur évoque
la solution ultime de la crémation et la nécessité de recourir au tramway désaffecté pour
conduire les corps entassés vers leur destination fatale. Étrangement, le lyrisme jaillit,
inattendu, au point culminant du sordide, dans un équilibre impossible et réel, dans ce lieu et
dans ce moment où l'horreur ne parvient pas à éteindre dans le cœur des hommes le recours à
la beauté : « Et pendant toute la fin de l'été, comme au milieu des pluies d'automne, on put
voir le long de la corniche, au cœur de chaque nuit, passer d'étranges convois de tramways
sans voyageurs, brinquebalant au-dessus de la mer. Les habitants avaient fini par savoir ce
qu'il en était. Et malgré les patrouilles qui interdisaient l'accès de la corniche, des groupes
parvenaient à se glisser bien souvent dans les rochers qui surplombent les vagues, et à lancer
des fleurs dans les baladeuses, au passage des tramways. On entendait alors les véhicules
cahoter encore dans la nuit d'été, avec leur chargement de fleurs et de morts. » (TRN, 1364)
913
Cf. DUNWOODIE, p.117 On entend d'ailleurs dans cette œuvre de multiples intertextes dostoïevskiens. C'est ce
que DUNWOODIE analyse dans Une Histoire ambivalente, le dialogue Camus-Dostoïevski. Il montre les échos de
Crime et Châtiment, dans la similitude des lieux choisis et la façon de les appréhender.
914
Le Bavard de Louis-René DES FORÊTS est publié en 1946. À l'instar de La Chute, le roman se présente comme
le monologue d'un bavard. Les deux ouvrages instaurent une remise en question du langage dans un
questionnement adressé au lecteur lui-même qui s'interroge, non sans malaise, sur la place qu'on lui octroie.
915
Charles JULIET, « Comme un fauve en cage », in Écritures du ressassement, Modernités 15, Presses
universitaires de Bordeaux, 2001, p.297
« Le lyrisme cellulaire »
La Chute se déroule dans une circularité stérile. La ville d'Amsterdam prend forme
dans les images de moisissure et d'enfermement, d'obscurité et d'humidité : « Comme les
canaux sont beaux, le soir ! J'aime le souffle des eaux moisies, l'odeur des feuilles mortes qui
macèrent dans le canal et celle, funèbre, qui monte des péniches pleines de fleurs. » (TRN,
1497-1498) On est là dans un envers du lyrisme solaire de Tipasa. Le locuteur s'applique à
maintenir intact l'enfermement dans l'horreur. Il a choisi de vivre dans le quartier juif où a eu
lieu le plus grand crime de l'histoire. C'est sur le ton du cynisme qu'il en parle : « Quel
lessivage ! Soixante-quinze mille juifs déportés ou assassinés, c'est le nettoyage par le vide.
J'admire cette application, cette méthodique patience ! Quand on n'a pas de caractère, il faut
bien se donner une méthode. Ici, elle a fait merveille, sans contredit, […] » (TRN, 1481)
Le locuteur loge dans une chambre qui ressemble à celle de Raskolnikov : les deux
lieux se caractérisent par l'exiguïté, l'absence de livres, l'absence de vie et une allusion
explicite à la mort : « Quel vilain logement tu as […] on dirait un cercueil. »916 « Vous
regardez cette pièce. Nue, c'est vrai, mais propre. Un Vermeer, sans meubles ni casseroles.
Sans livres, non plus, j'ai cessé de lire depuis longtemps […] Plus de livres, plus de vains
objets non plus, le strict nécessaire, net et verni comme un cercueil. » (TRN, 1537-1738) Le
lieu clos de la chambre, du bar ou du labyrinthe de la ville d'Amsterdam, humide, sombre et
sinueuse, favorise une introspection dysphorique et l'expression complexe née d'une
culpabilité assumée placée dans une ère sans transcendance. La solitude exacerbée par la
fermeture spatiale permet la mise en place de cette voix dédoublée, de ce dialogue avec un
autre qui n'est pas présent, qui ne fait jamais entendre sa voix si ce n'est par l'intermédiaire de
la première voix qui semble parfois reprendre en écho une intervention, une remarque, une
question.
Le lieu clos est une exemplification de l'ère de la modernité. Évoquant un camp dans
lequel il a été, comme fortuitement fait prisonnier, Clamence explique : « Nous autres,
enfants du demi-siècle, n'avons pas besoin de dessin pour imaginer ces sortes d'endroits. Il y
a cent cinquante ans, on s'attendrissait sur les lacs et les forêts. Aujourd'hui, nous avons le
lyrisme cellulaire. » (TRN, 1539)
916
DOSTOÏEVSKI, Crime et Châtiment, p.281
917
C'est cette même figure que l'on retrouve dans L'Écume des jours de Boris VIAN.
le boucle dans sa coquille de ciment s'arrête à hauteur du menton. On ne voit donc que son
visage sur lequel chaque gardien qui passe crache abondamment. » (TRN, 1532)
À la suite de cette évocation, la religion est appréhendée comme « une entreprise de
blanchissage » ce qui suppose que l'homme est sale. Ce dénigrement du genre humain se fait
dans le ton du discours ménippéen : « Depuis, le savon manque, nous avons le nez sale et
nous nous mouchons mutuellement. Tous cancres, tous punis, crachons-nous dessus, et hop,
au malconfort ! C'est à qui crachera le premier. Je vais vous dire un grand secret, mon cher,
n'attendez pas le jugement dernier. Il a lieu tous les jours. » (TRN, 1532) Nous sommes ici
dans une esthétique du rabaissement et de la surenchère. Les vices humains sont présentés de
façon outrée, caricaturale. Le propos nous rapproche de la matérialité la plus vile et la plus
dégradante. Clamence construit une dystopie.
« Le rectangle vide »
La béance est en effet annoncée par le tableau de Van Eyck. Camus s'est inspiré d'un
fait divers : en 1934, deux tableaux de Van Eyck ont été volés, « Les Juges pénitents » et
« Saint Jean-Baptiste ». Le deuxième a été retrouvé mais pas le premier. Camus écrit dans les
Carnets : « A.B. m'écrit la véritable histoire du Van Eyck. Peu après le vol, un prêtre attaché
au chapitre fut soupçonné. Il avoue. Il avait volé le volet parce qu'il ne pouvait pas supporter
de voir des juges près de l'Agneau Mystique. Il reçoit l'absolution, en considération de ses
intentions, en promettant de révéler la cachette du volet le jour de sa mort. Le jour vient.
Extrême-onction. Il veut parler. Mais la voix s'éteint. Il profère des mots inintelligibles et
meurt. » (C III, 189)
L'impossible juxtaposition de l'intemporel et du temporel est ici suggérée. L'indicible,
ce n'est pas l'endroit où le tableau est caché mais la faillite de l'Agneau Mystique. L'homme ne
peut être absous. Le juge s'impose et révèle à la fois son arrogance et son échec. La
disparition du tableau, c'est la fin de la transcendance et l'inauguration d'une modernité où
l'homme, seul face lui-même ne peut plus être pardonné et n'a pas d'autre solution que de
s'inventer un alter ego à qui parler, à qui faire semblant de se confier. Cette déréliction sans
Dieu est dévoilée explicitement – c'était d'ailleurs inutile de se montrer aussi didactique, la
suggestion seule aurait suffit – au moment même où le tableau lui-même est révélé.
fondaient sur moi, distrait et souriant. Du jour où je fus alerté, la lucidité me vint, je reçus
toutes les blessures en même temps et je perdis mes forces d'un seul coup. L'univers entier se
mit alors à rire autour de moi. » (TRN, 1516) Voilà donc Jean-Baptiste transformé subitement
en saint Sébastien ! Le récit du rire entendu sur le pont des Arts se place à la fin du premier
chapitre, il intervient avant le récit de la noyade alors qu'il se situe chronologiquement après.
Les deux récits forment un diptyque. Ils fonctionnent ensemble – comme si l'un était l'écho de
l'autre, comme s'il en était la conséquence fatale. Le récit de la chute insiste sur l'effet de
silence accentué par le bruit du choc du corps sur la surface de l'eau et quelques cris emportés
par le courant.918 Les rires du pont des Arts sont déterminants et récurrents. Dans les deux cas,
la scène se situe de nuit et sur un pont – pont Royal pour la noyade, pont des Arts pour les
rires. Tous deux se déroulent de nuit. La similitude contextuelle permet, dans la conscience de
Clamence, le surgissement du souvenir, comme à son insu. La mauvaise conscience s'installe
et génère le dédoublement vécu comme une fracture.919 L'être est double mais au cœur de la
dualité semble se situer une béance que plus rien désormais ne pourra combler. Comme dans
L'Étranger, l'événement tragique prend place au cœur du récit. Il entraîne un bouleversement
du quotidien, une relecture du passé placé sous l'éclairage d'une conscience forcée de se
réveiller, d'une conscience dédoublée qui se regarde vivre, au présent et au passé mais sans foi
dans un quelconque avenir. Les deux hommes désirent une communauté de haine à l'heure
d'un châtiment qui ne sauve que parce qu'il fait cesser la souffrance existentielle.
Ainsi que le rappelle Hélène Cixous, l'écriture a partie liée avec la faute et la
culpabilité et notamment le vol. Elle rappelle les épisodes célèbres de saint Augustin
confessant le vol des poires, le plaisir éprouvé d'être coupable et de partager la mauvaise
action avec des complices. Elle rappelle Rousseau et les pommes mais également la grappe de
raisin factice de Jean Genet, les figues et encore les raisins chez Derrida. Elle explique le goût
du défi, le plaisir qui lui est consubstantiel et le désir d'écrire qui en est la conséquence :
« Nous sommes, nous qui nous reconnaissons dans la maçonnerie secrète des écrivains, des
voleurs amoureux de leur crime-et-châtiment. Mais il est dangereux de le dire. Cela passe
918
« J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit qui, malgré la
distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui s'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais
sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis ce cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve,
puis s'éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. » (TRN,
1511)
919
« Mon image souriait dans la glace, mais il me sembla que mon sourire était double… » (TRN, 1495)
aussitôt pour vantardise. Pourtant je ne connais pas d'écrivain qui voudrait renoncer au violent
héritage gratuit qui lui tombe dessus, qui voudrait d'un cœur uni échapper à tous ces bizarres
biens à visage effrayant appelés prison bagne exil trahison. Et qui tous récompensent le
premier exploit commis au jardin : avoir défié le légitime propriétaire quel qu'il soit, un Dieu,
le tsar, un papa, un monsieur, un critique littéraire, un gouvernement despotique. Et porte la
main sur les fruits. »920
Jean-Baptiste Clamence, outre sa lâcheté, est aussi un voleur. Il explique à son
interlocuteur dans quelles circonstances fortuites il s'est retrouvé en possession du célèbre
tableau de Van Eyck, Les Juges intègres. Puis il explique, en termes de domination, la
jouissance qu'il ressent à être en possession de la toile authentique, à être le seul à connaître la
vérité, à retrouver ainsi sa position de « voyageur de l'impériale » même si c'est à l'insu de
tous, c'est au su de lui-même et cela semble lui suffire.
L'isotopie du théâtre permet de construire la figure du dédoublement : « Sur mes
cartes : "Jean-Baptiste Clamence, comédien". Tenez, peu de temps après le soir dont je vous
ai parlé, j'ai découvert quelque chose. Quand je quittais un aveugle sur le trottoir où je
l'avais aidé à atterrir, je le saluai. Ce coup de chapeau ne lui était évidemment pas destiné, il
ne pouvait pas le voir. À qui donc s'adressait-il ? Au public. Après le rôle, les saluts. » (TRN,
1500) Dans un mouvement spécifique de la satire ménippée, le faux devient révélateur du
vrai, le masque révèle le vrai visage. Mais il ne s'agit pas du sentiment d'avoir bien joué son
rôle, d'avoir accompli son métier d'homme qui est celui du jeune Camus de Noces qui confie,
candide et serein, qu'il a « au cœur une joie étrange, celle-là même qui naît d'une conscience
tranquille. » (E, 60) Il s'agit cette fois d'aborder la mauvaise conscience et ses ravages et de
voir que le masque donjuanesque a les traits de la débauche, de l'orgie. Le passage de la
restitution des nuits d'ivresse et de débauche est un topos de la ménippée : « Parce que je
désirais la vie éternelle, je couchais avec des putains et je buvais pendant des nuits. Le matin,
bien sûr, j'avais dans la bouche le goût amer de la condition des mortels. Mais, pendant de
longues heures, j'avais plané, bienheureux. Oserais-je encore l'avouer ? Je me souviens
encore avec tendresse de certaines nuits où j'allais, dans une boîte sordide, retrouver une
danseuse à transformations qui m'honorait de ses faveurs et pour la gloire de laquelle je me
920
Hélène CIXOUS, « Jamais assez sassé » in Écritures du ressassement, Modernités 15, Presses universitaires de
Bordeaux, 2001, p.304
battis même, un soir, avec un barbillon vantard. Je paradais toutes les nuits au comptoir, dans
la lumière rouge et la poussière de ce lieu de délices, mentant comme un arracheur de dents
et buvant longuement. » (TRN, 1528)
Camus se rapproche ici de la ménippée latine d'un Juvénal, célèbre pour sa critique de
la Rome impériale et sa débauche obscène. Par l'accumulation des maîtresses, Clamence est
Don Juan. Séducteur et comédien, cela semble, pour Clamence d'ailleurs coïncider
parfaitement : « Donc, je jouais le jeu. Je savais qu'elles aimaient qu'on allât pas trop vite au
but. Il fallait d'abord de la conversation, de la tendresse comme elles disent. Je n'étais pas en
peine de discours, étant avocat, ni de regards, ayant été au régiment, apprenti comédien. »
Quelques lignes plus loin, Clamence poursuit dans le même registre : « […] je vivais mon
rôle. Il n'est pas alors étonnant que mes partenaires, elles aussi, se missent à brûler les
planches. » (TRN, 1507) (TRN, 1506) Par le goût de la perversion, il est Valmont.921 Mais
Clamence, à la différence des figures archétypales des grands séducteurs de la littérature a un
foie922 qui met fin à ses folles débauches. Le rappel d'une limite du corps renvoie à la
matérialité, à la réalité du dégénérescent, du sénescent, du glauque pitoyable des matins
nauséeux.
Clamence dévoile l'aspect factice du personnage qu'il avait construit de toutes pièces
et excelle dans l'art de la déconstruction qui passe, dans une logique deleuzienne, par
l'humour.923 En effet, l'humour, par la scrupuleuse application qui en démontre l'absurdité,
conteste la loi. La finalité ici est de proposer une image dégradée du monde. Paris devient le
lieu de toutes les turpitudes et les Parisiens sont rabaissés à des fornicateurs et des lecteurs de
journaux.924 La matérialité domine le monde, elle pénètre le discours sous la forme de
métaphores réductrices. Dans ce monde dégradé par le locuteur lui-même, la position qu'il se
921
Clamence raconte comment il s'est senti humilié par une de ses maîtresses qui a tenu des propos désobligeants
sur ses prouesses viriles. Il n'a eu de cesse, par la suite, de l'humilier à son tour par de multiples brimades
sexuelles et morales avant de la délaisser lorsqu'elle s'est totalement soumise : « Dès cet instant, sans le
vouloir clairement, je me mis, en fait, à la mortifier de toutes les façons. Je l'abandonnais et la reprenais, la
forçais à se donner dans des temps et dans des lieux qui ne s'y prêtaient pas, la traitais de façon si brutale,
dans tous les domaines, que je finis par m'attacher à elle comme je suppose que le geôlier se lie à son
prisonnier. Et cela jusqu'au jour où, dans le violent désordre d'un plaisir douloureux et contraint, elle rendit
hommage à voix haute à ce qui l'asservissait. Ce jour-là, je me suis éloigné d'elle. Depuis, je l'ai oubliée. »
(TRN, 1508)
922
« Mais, là encore, je rencontrai un obstacle en moi-même. Ce fut mon foie, pour le coup, et une fatigue si
terrible qu'elle ne m'a pas encore quitté. On joue à être immortel et ; au bout de quelques semaines, on ne sait
même plus si on pourra se traîner jusqu'au lendemain. » (TRN, 1529) C'est moi qui souligne.
923
Gilles DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, Éditions de Minuit, Paris, 1967, pp.75-79
924
« Il m'a toujours semblé que nos concitoyens avaient deux fureurs : les idées et la fornication. » (TRN, 1479)
targue d'occuper dans ce monde est dévaluée d'autant. Qu'importe que Clamence soit respecté
s'il l'est par des personnes que lui-même présente comme peu respectables ou qu'il méprise.925
Quel intérêt y a-t-il à goûter une position spatiale supérieure926 dans un monde nivelé par la
bassesse de la couardise et de l'hypocrisie ?
Le monde aussi est décor de théâtre. Les évocations d'Amsterdam sont comme des
toiles de maîtres – la référence à la peinture est bien sûr capitale – ou des intertextes
baudelairiens dans lesquels tout onirisme est comme saboté ou entaché d'usure sale. Après sa
confession, Clamence est de plus en plus fatigué, d'une fatigue qui aiguise sa lucidité cynique
ou son désenchantement post-romantique. Il conduit son interlocuteur dans une ville voisine
réputée pour son pittoresque. Clamence désigne ce lieu comme « un village de poupée »
identifiant implicitement les habitants en particulier et les hommes en général à des
marionnettes. On pense là à Kundera dans sa réflexion sur le genre romanesque et les Temps
modernes et qui constate : « C'est en écrivant L'insoutenable légèreté de l'être que, inspiré par
mes personnages qui tous se retirent d'une certaine façon du monde, j'ai pensé au destin de la
fameuse formule de Descartes : l'homme "maître et possesseur de la nature". Après avoir
réussi des miracles dans les sciences de la technique, ce "maître et possesseur" se rend
subitement compte qu'il ne possède rien et n'est maître ni de la nature (elle se retire, peu à peu,
de la planète) ni de l'Histoire (elle lui a échappé) ni de soi-même (il est guidé par les forces
irrationnelles de son âme. Mais, si Dieu s'en est allé et si l'homme n'est plus maître, qui donc
est maître ? La planète avance dans le vide sans aucun maître. »927
925
Admettant l'existence des juges comme il admet, sans en comprendre la finalité celle des sauterelles,
Clamence note, non sans cet humour dévastateur : « Avec la différence que les invasions de ces orthoptères ne
m'ont jamais rapporté un centime tandis que je gagnais ma vie en dialoguant avec des gens que je
méprisais. » (TRN, 1485)
926
« Arrêtons-nous sur ces cimes. Vous comprenez ce que je veux dire en parlant de viser plus haut. Je parlais
justement de ces points culminants, les seuls où je puisse vivre. Oui, je ne me suis jamais senti à l'aise que
dans les situations élevées. Jusque dans le détail de la vie, j'avais besoin d'être au-dessus. Je préférais
toujours l'autobus au métro, les calèches aux taxis, les terrasses aux entresols. Amateur des avions de sport
où l'on porte la tête en plein ciel, je figurais aussi sur les bateaux, l'éternel promeneur des dunettes. En
montagne, je fuyais les vallées encaissées pour les cols et les plateaux. » (TRN, 1487) Et de terminer par une
vindicte contre la spéléologie qui, du point de vue métaphorique ne peut, contextuellement, que figurer
l'introspection : « J'avais même voué une haine spéciale aux spéléologues qui avaient le front d'occuper la
première page des journaux, et dont les performances m'écœuraient. » (TRN, 1487-1488)
927
Milan KUNDERA, L'Art du roman, 1986, p.60
Procès du dire
La Chute est le procès du langage, une contre plaidoirie, une démonstration de
l'impossible à dire par la logorrhée infinie, par le ressassement incessant. Clamence parle pour
ne pas dire ou dit dans le détour et la circonvolution, dans l'anecdote ou le tic de langage.
Les circonvolutions topographiques de la ville d'Amsterdam épousent celles de la
pensée et de la parole de Clamence. Le juge-pénitent, ancien avocat du barreau de Paris, est
un bavard impénitent. Le verbe s'emballe et s'égare, affectionne la digression, l'anecdote, la
fausse confession, mime la complicité avec celui en qui il reconnaît un compatriote, un alter
ego parce que ce dernier a su identifier un imparfait du subjonctif. Mais il apparaît assez vite
que ce discours est un non-dire. Clamence utilise un langage qui masque, dissimule. Les
circonvolutions, le ressassement supposent un trou, un vide, une béance, un impossible à dire.
La nouvelle clôture est celle du langage dans sa capacité à atteindre une vérité de l'être. Et
cela suppose donc une foi dans une vérité qui semble, au fur et à mesure des mots qui
s'enchaînent et des horreurs du siècle, de plus en plus difficile à appréhender.
Dominique Rabaté, introduisant l'ouvrage consacré aux écritures du ressassement
note : « De façon générale, le texte moderne est hanté par l'épanorphose, qui devient l'archi-
figure de rhétorique de son énonciation problématique. Chez Beckett […], comme chez
Simon, parler, dire, c'est aussitôt corriger, procéder à un léger déplacement qui en appelle un
autre, à son tour un autre, et ainsi de suite. Le récit de notre siècle est troué en son centre : il y
manque la pièce principale, celle qui pourrait servir de pierre de touche, ou de clé de voûte.
Cette béance est ce que la narration cherche vainement à combler, car elle fonctionne comme
un trauma indépassable, attirant par son vide le mouvement proliférant de la parole. »928
C'est bien de cette béance dont il est question dans l'article que Robbe-Grillet, qui
n'aimait pas ce récit de Camus, consacre à La Chute : « Dans La Chute, il y a un élément qui
me fait regretter que ce livre soit ce qu'il est. Et cet élément, c'est justement un trou ; j'ai
insisté sur l'importance de ce trou dans L'Étranger, et je crois que, fondamentalement le trou,
le vide à l'intérieur du monde, l'espace creux où il n'y a rien, un manque à l'intérieur d'un
texte, d'une vie ou d'une structure en général est quelque chose d'extrêmement important pour
la modernité. Or justement, dans La Chute, il y a un trou, c'est-à-dire une espèce d'énigme
928
Dominique RABATÉ, « Singulier, pluriel », in Les Écritures du ressassement, Modernités 15, Presses
Universitaires de Bordeaux, 2001, p.17
concernant ce qui s'est réellement passé vraiment et qui troue en quelque sorte toute cette
histoire. »929 Cette béance, ce trou, il semble que le discours de Clamence ne cesse de tourner
autour, de s'en approcher et de s'en éloigner, de feindre de dire et de renoncer, de différer.
L'œuvre est cet évitement et cette paradoxale rencontre avec les bornes du langage. Je dis
paradoxale car c'est en parlant beaucoup que Clamence se tait et fait l'expérience de la vanité
du discours et de la vacuité de sa fausse et hypocrite confession. Camus, dans Le Mythe de
Sisyphe, reproduit une citation, d'ailleurs approximative, de Kierkegaard :930 « Le plus sûr des
mutismes n'est pas de se taire mais de parler. » (E, 116) En réalité, on lit dans le Journal, en
date du 19 février 1849 : « Se taire est dans le camp de la réflexion : c'est savoir parler,
notamment de tout autre chose ; sinon, il est insolite et suspect en effet qu'on se taise, et ce
n'est pas alors exactement ni absolument se taire. » Dans La Chute, le récit est une mise en
forme de la lâcheté telle que la formule Kundera dans L'Art du roman : « […] avoir le vertige,
c'est être ivre de sa propre faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne veut pas lui
résister, mais s'y abandonner. On se saoule de sa propre faiblesse, on veut être plus faible
encore, on veut s'écrouler en peine rue aux yeux de tous, on veut être à terre, encore plus bas
que terre. »931 Dès le début pourtant, il est question de la confession centrale sous la forme
hypothétique : « Supposez, après tout, que quelqu'un se jette à l'eau ? De deux choses l'une,
ou vous l'y suivez pour le repêcher et, dans la saison froide, vous risquez le pire ! Ou vous l'y
abandonnez et les plongeons rentrés laissent parfois d'étranges courbatures. » (TRN, 1483)
Clamence commence plusieurs fois sa confession pour l'interrompre aussitôt : « […] j'ai
plané, littéralement, pendant des années dont, à vrai dire, j'ai encore le regret au cœur. J'ai
plané jusqu'au soir où… Mais non ceci est une autre affaire et il faut l'oublier. » (TRN, 1490)
Quelques pages plus loin, après avoir évoqué des anecdotes et mis en place la découverte de
la lâcheté, Clamence reprend, allusif et non conclusif : « Ce que j'ai à vous raconter est un
peu plus difficile. Il s'agit cette fois d'une femme. » (TRN, 1504) Et de poursuivre, à partir de
ce mot, non sur le récit de la noyade, mais sur la relation que Clamence entretient avec les
femmes.
929
Alain ROBBE-GRILLET, « Monde trop plein, conscience vide », in Albert Camus, œuvre fermée, œuvre ouverte,
actes du colloque du centre national de Cerisy-la-Salle, juin 1982, Cahiers Albert Camus 5, 1985, p.227
930
La citation choisie par Camus est extraite de la préface du Traité du désespoir.
931
Milan KUNDERA, L'Art du roman, Gallimard, 1986, p.48
La relecture du récit montre que le dire ne se dit pas dans la restitution de l'événement
– aussi précis soit cette restitution par ailleurs, mais d'une précision toute relative en fait.
Finalement Clamence dit à côté du contenu sémantique et linéaire d'un propos apparemment
construit et cohérent. Par exemple, on repère la récurrence, étonnante dans un premier temps
mais qui fait sens ultérieurement, de l'expression « trop tard » Aussitôt après avoir différé la
confession fatale – on sait donc a posteriori qu'il l'a en tête alors qu'il parle d'autre chose,
Clamence glisse que sa vie est ailleurs (ne s'agit-il pas de sa parole qui est ailleurs que là où il
faudrait qu'elle soit) et qu'il est trop tard. Or « trop tard » est la phrase terrible qui traverse la
conscience de Clamence quand il fait le constat qu'il n'est pas intervenu, qu'il n'a pas sauté
pour sauver la jeune fille à la si belle nuque, cette jeune fille pour laquelle, quelques minutes
avant, il avait éprouvé du désir.932 On voit encore ici ce rapprochement entre le désir physique
et la mort, événement fortuitement situés au même endroit. D'où le trouble.
Par exemple encore, les propos sur le suicide qui arrivent dans le cours de la
conversation, comme par hasard. En réalité, ils sont placés de façon signifiante. Après avoir
amorcé la confession aussitôt interrompue par la peur de dire qui relève d'une forme de
lâcheté, Clamence évoque l'idée du suicide dans un propos d'amertume cynique sur l'amitié.
La digression se clôt sur une question de l'interlocuteur virtuel qui rappelle à Clamence – et au
lecteur – l'amorce de la confession : « Comment ? Quel soir ? J'y viendrai, soyez patient avec
moi. » (TRN, 1491)
Dans les interstices du discours de Clamence, on entend, comme en écho lointain, la
voix de Meursault. Clamence confesse, évoquant ce temps qui précède l'événement tragique :
« La fête où j'avais été heureux… » (TRN, 1491) Meursault, après le meurtre, dit : « J'ai
compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais
été heureux. » (TRN 1168) Les deux hommes étaient comblés, heureux, aimés. Et dans ce
même lieu du bonheur, ils deviennent responsables de la mort d'un être. L'événement figure ce
trou à partir duquel les deux récits à la première personne se construisent. Et dans les deux cas
il n'est jamais question de culpabilité, car le sujet reconstruit aussitôt, soit du silence dans le
cas de Meursault, silence sous cette forme particulière de l'indifférence au monde et de
l'étrangeté à soi-même, soit un discours logorrhéique compulsif dans le cas de Clamence.
932
« Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu'il
fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J'ai oublié ce que j'ai pensé alors.
"Trop tard" ou quelque chose de ce genre. » (TRN, 1511) C'est moi qui souligne.
Mais finalement, il s'agit de la même histoire de l'homme coupable dans un monde absurde,
sans transcendance et dans l'impossibilité de confesser ou plus exactement d'avoir, face à soi
un confesseur qui puisse entendre véritablement et, par son écoute particulière, absoudre, ou
aider l'autre à continuer à vivre. Mais, dans l'ère de la modernité qui est aussi ère du doute,
dans ces temps où les contours du sujet se sont estompés, qui peut entendre la confession ?
C'est pourquoi il était insupportable à ce curé de voir côte à côte le tableau d'un juge et celui
de l'Agneau Mystique, celui qui enlève les péchés du monde. Qui désormais peut aider
l'homme, de toute façon coupable dans une ère sans transcendance ? Une rédemption est-elle
possible ?
La difficulté à dire prend le chemin du différé et de la digression. Clamence diffère
donc autant qu'il le peut le contenu informatif sur les deux messages qu'il délivre à son
interlocuteur. En fait, Camus place ces confessions à des endroits stratégiques puisque le récit
de la noyade intervient au cœur du récit comme il se place au cœur de la mémoire de
Clamence et la signification de la fonction de juge-pénitent n'est révélée que dans un excipit
qui explicite l'ensemble. Les digressions sont nombreuses.933 Elles permettent le différé de la
parole. Elles permettent à l'auteur de renouer avec cette liberté jubilatoire des romans du
XVIIIe siècle, d'un Jacques le fataliste par exemple. Mais Clamence n'est pas Jacques et la
vitalité de l'un s'est transformée en immense fatigue : le dernier volet de La Chute présente
Clamence au lit, fiévreux.
Comme les satires ménippées du XVIIIe siècle, La Chute est née de l'échec de la
justice, de la religion et du pouvoir. Elle est un produit du soupçon des temps modernes. Elle
illustre la pensée dysphorique d'une modernité urbaine, d'une lucidité nouvelle qui est fissure
puis fracture. Elle prend place dans ces temps évoqués par Camus dès Le Mythe de Sisyphe :
« Tant que l'esprit se tait dans le monde immobile de ses espoirs, tout se reflète et s'ordonne
dans l'unité de sa nostalgie. Mais à son premier mouvement, ce monde se fêle et s'écroule :
une infinité d'éclats miroitants s'offrent à la connaissance. » (E, 111) À bien lire ce passage,
on devine que la faille est le lieu de la création, l'endroit à partir duquel il faut s'élancer, une
fois accompli le deuil de l'unité originelle. Cette connaissance annonce celle dont il est
933
Quelques exemples de digressions : l'histoire de la vieille femme sommée par un officier allemand de sauver
l'un de ses fils, condamnant donc l'autre à la mort. L'histoire de l'industriel qui ne supportait pas la perfection
de sa femme et qui a fini par la tuer. L'enterrement du concierge et celui du vieux collaborateur de l'Ordre des
avocats.
question dans Le Premier homme, lorsque le narrateur se retrouve devant la tombe de son
père, éprouve un vertige face à l'incompréhension d'être face au corps d'un homme jeune qui
est son père. Un gouffre intérieur surgit qui fait place au désir de savoir. Mais de quelle
connaissance s'agit-il dans Le Mythe de Sisyphe, de quel savoir dans Le Premier homme ?
Dans quel lieu, dans quelle instance peut tenter de se frayer un chemin ce désir de savoir ?
Dans quelle forme d'art ? Dans quel dire ?
Dostoïevski et Tolstoï
« Ceux qui ont été fécondés à la fois par Dostoïevski et
par Tolstoï, qui les comprennent aussi bien l'un que l'autre, avec
la même facilité, ceux-là : natures toujours redoutables pour
eux-mêmes et pour les autres. » (C III, 103)
On a déjà vu l'attrait de Camus pour Dostoïevski, on néglige son admiration pour
Tolstoï. Peut-être parce que l'auteur des Possédés semble plus près d'une certaine modernité à
la fois par ses caractéristiques ménippéennes, ses visions prophétiques dans le domaine de
l'histoire de la Russie ou encore ses incursions dans l'âme humaine qui n'est pas seulement
l'âme russe mais bien celle de l'homme dans ses contradictions, ses pulsions, ses désirs
obscurs, son goût pour le sang et le glauque, pour l'infamie, la honte et la traîtrise ; autant de
tentations viles qui ne peuvent être rachetées que par la grâce ou le pardon divins. C'est le
combat entre les frères Karamazov, Ivan, Dimitri et l'obscur Smerdiakov d'un côté et le jeune
Aliocha de l'autre, entre Muichkine et Rogogine, entre les Stavroguine et Verkhovenski d'un
côté et Chatov de l'autre. Le roman dostoïevskien, c'est l'anti-épopée : il est du côté de la
satire ménippée. Il est, ainsi que l'a noté Kundera, dans un excès de sentimentalisme. Il est la
fascination pour le gouffre sans fond des vilenies de l'âme humaine. Son intrigue ressemble
plutôt à une spirale sur laquelle viennent s'agglomérer des scories digressives plutôt qu'un
chemin linéaire qui conduit un héros vers l'accomplissement de soi dans l'élaboration d'une
éthique collective.
Tolstoï est plus proche de l'épopée. Camus admirait donc – mais cette admiration est
restée dans le secret de carnets et n'a jamais donné lieu à des transpositions – l'auteur de
Guerre et Paix.934 La première allusion que l'on trouve dans les Carnets peut sembler assez
934
On note vingt-quatre références à DOSTOÏEVSKI dans l'ensemble des trois Carnets contre trente-quatre à TOLSTOÏ.
Il est intéressant de remarquer que la fréquence des notes sur TOLSTOÏ s'accentue à l'époque de la rédaction du
sibylline, elle semble pourtant corroborer un des aspects de l'épopée qui est le respect d'une
unité de ton que Camus nomme ici « monotonie » et qui s'oppose donc à l'aspect
polyphonique des œuvres dostoïevskiennes : « Monotonie des derniers ouvrages de Tolstoï.
Monotonie des livres hindous – monotonie des prophéties bibliques – monotonie du bouddha.
Monotonie du Coran et de tous les livres religieux. » (C I, 241) Le rapprochement entre les
grands textes littéraires et les écrits sacrés soulignent le point d'intersection entre l'épopée
monocorde et le sacré – ou le mythe – également soumis à une unité tonale. La distinction
générique entre l'épique et le ménippéen, sans qu'elle soit ainsi désignée, semble pourtant
clairement posée dans la distinction que Camus fait entre les œuvres de Tolstoï et de Melville
qu'il classe d'un côté et auxquelles il oppose deux romanciers spécifiquement ménippéens,
Daniel Defoe et Cervantès.
Camus relève également des extraits d'œuvres de Tolstoï qu'il est intéressant de
considérer comme des intertextes possibles. Les passages d'Enfance de l'auteur russe semblent
en effet très proches des premières pages du Premier homme : « Tolstoï : "Un fort vent d'ouest
soulevait en colonnes la poussière de routes et des champs, penchait les sommets des hauts
tilleuls et des bouleaux du jardin, et emmenait au loin des feuilles jaunes qui tombaient" »
(Enfance) (C II, 238) Dans l'extrait suivant935 résonne l'attachement silencieux de Camus à sa
mère à qui il dédie, en précisant qu'elle ne le lira pas, les pages du livre qui fait revivre le
passé et, par là même, qui offre à cette femme blessée par le destin une seconde vie.
Il est possible que Camus admire, chez Tolstoï, ce trait spécifique de l'épopée qui est
d'ignorer la culpabilité de l'homme dans la mesure où il est considéré du point de vue de ses
actions et jamais dans une intériorité qui fait découvrir le gouffre d'une âme marquée par le
combat entre le bien et le mal. C'est peut-être la raison pour laquelle il note à propos de
l'auteur de Guerre et Paix : « Il voulait écrire un roman "où il n'y eût pas de coupables". » (C
III, 34) Le refus ou le danger du trop subjectif est d'ailleurs relevé par Camus quand, dans son
journal, Tolstoï critique une nouvelle de Tourgueniev : « le côté personnel et subjectif n'est
bon que lorsqu'il est rempli de vie et de passion, tandis qu'ici la subjectivité est pleine de
souffrance sans qu'on y sente la vie. » (C III, 84)
Premier homme.
935
« S'il m'était donné encore dans les heures douloureuses de la vie, de revoir ce sourire (de ma mère) ne fût-ce
qu'un instant, je ne connaîtrais pas la douleur. » (C II, 238)
Comment Rieux et Clamence peuvent-ils être nés d'une même plume ? Comment le
héros qui place sa vie dans le bien de la communauté peut-il coexister avec cet individu qui
affirme avec prétention, outrecuidance, morgue vaine et autodénigrement glauque, son
exigence de négativité hors-norme, de transgression, de dissonance de perversion et
d'infamie ? Tous les deux emploient, tout au long de la chronique pour l'un et de la péroraison
pour l'autre, l'expression de « concitoyen » pour Rieux et de « compatriote » pour Clamence.
Le premier exprime le souhait véritable de l'auteur de lutter pour le bien d'une
communauté affermie par la souffrance partagée et la lutte à hauteur d'homme. Le deuxième
est narquois. Il se place au-dessus ce qui lui permet de juger plus aisément ses semblables et
l'appellatif hypocoristique est ironique et désenchanté. Cependant Clamence est déjà présent
dans La Peste sous les traits du sympathique Tarrou. Quand on lit la phrase suivante :
« Quand j'étais jeune, je vivais avec l'idée de mon innocence, c'est-à-dire avec pas d'idée du
tout. Je n'ai pas le genre tourmenté, j'ai débuté comme il convenait. Tout me réussissait,
j'étais à l'aise dans l'intelligence, au mieux avec les femmes, et si j'avais quelques
inquiétudes, elles passaient comme elles étaient venues. » (TRN, 1420), il est difficile de
savoir si elle est prononcée par l'un ou par l'autre tant les discours se ressemblent tant dans le
ton que dans le contenu.
Le roman est justement le lieu des paradoxes, des apories. Dans son article sur
Chamfort, Camus explique que le roman est le lieu des parcours singuliers, du doute et du
péril. Camus refuse d'honorer Chamfort du statut de romancier car celui-ci est prisonnier de
son goût de l'absolu et du néant, de sa conception rigide de la justice qui le conduit, non pas à
la création artistique, mais, pour finir, à l'autodestruction. Le romancier est l'homme du
compromis, de la demi-mesure, il est un homme qui parle à hauteur des autres hommes au
sein d'une communauté qui n'est rien d'autre qu'un assemblage hétéroclite de singularités
disparates. Par sa volonté de ne rien exclure des tentations de l'homme, de ses potentialités, de
ses contradictions, de ses tensions multiples, et par son désir de contribuer à un éveil Camus,
qu'il soit épique ou ménippéen, est un homme du "grand style". Je reprends ici la définition
que Magris donne du "grand style" dans la mesure où elle rend compte de l'esthétique
romanesque de Camus. Le "grand style" n'est pas nécessairement un style élevé. C'est le style
qui peut saisir le désordre du monde, l'émiettement et restituer, dans une unité tonale, « la
tension vers un ordre qu'il s'agit de saisir. » Magris ajoute : « Même la parodie peut être grand
style, si elle est nostalgie de la totalité perdue, conscience de l'écart entre vérité et
inauthenticité. »937 Camus n'est jamais burlesque. Pour fustiger, il choisit la satire qui est
toujours l'expression d'un foi dans une certaine grandeur. Sophie Duval et Marc Martinez
rappellent cette distinction essentielle : « Les valeurs épiques, identifiées à un passé mythique
et perdu, lèguent alors à la satire un système normatif par rapport auquel sa démarche critique
prend sens. Les deux versants du genre épidictique, le blâme et l'éloge, s'ordonnent selon le
schéma bipartite de la satire en avers et en envers du discours. L'épopée demeure l'idéal
littéraire mais un idéal désormais impossible à atteindre : le burlesque et la satire s'installent
alors au lieu vacant de cette utopie du sublime pour en refléter l'absence. […] Néanmoins,
[…], le burlesque cherche d'abord le divertissement alors que la satire veut "rappeler" ou
"reconquérir" les valeurs héroïques. »938
Le "grand style" ne renonce pas à la tentation du dernier mot, affectionne
l'achèvement, le travail bien fini, bien ficelé. Que le message soit édifiant ou contre-édifiant, il
s'agit toujours de faire œuvre de moralisateur. Ces notions caractérisent l'écriture de Camus et
l'expression même de "grand style" apparaît à plusieurs reprises sous sa plume, notamment
dans La Conférence du 14 décembre 1957 donnée à Stockholm à l'occasion du Nobel donné à
Camus pour « son importante œuvre littéraire qui met en lumière, avec un sérieux
pénétrant,939 les problèmes qui se posent de nos jours à la conscience des hommes. » (E,
1893) – occasion particulièrement adaptée à l'apologie du "grand style". Le grand style est
défini comme un style « à mi-chemin de l'artiste et de son objet. » (E, 1090) Camus reprend là
une problématique qu'il avait déjà amorcée dans L'Homme révolté sur la relation entre l'art et
le réel. La terminologie et les auteurs cités ont la coloration d'un grand style proche des
valeurs épiques : « L'œuvre la plus haute sera toujours, comme dans les tragiques grecs, dans
Melville, Tolstoï ou Molière, celle qui équilibrera le réel et le refus que l'homme oppose à ce
réel, chacun faisant rebondir l'autre dans un incessant jaillissement qui est celui-là même de
la vie joyeuse et déchirée. Alors surgit, de loin en loin, un monde neuf, différent de celui de
tous les jours et pourtant le même, particulier mais universel, plein d'insécurité innocente,
suscité pour quelques heures par la force et l'insatisfaction du génie. » (E, 1091)
937
MAGRIS, L'Anneau de Clarisse, op.cit., p.26
938
Sophie DUVAL, Marc MARTINEZ, La Satire, op.cit.,p.155-156
939
C'est moi qui souligne.
continue à dire "nous" en faisant semblant là encore de savoir de quoi il s'agit. Qui parle
quand un "je" dit "je" ? Qui parle quand un "je" (qui déjà s'ignore) s'aventure à dire "nous" ?
« Ça me regarde » répond le sujet excédé.940 Comment peut-on passer sous silence les
faiblesses et les failles du pronom qui n'a plus rien de personnel ?
Ces apories sérielles habitent l'œuvre de Camus, s'allient aux exigences paradoxales
d'une morale qui a pris la mesure de la révolution nietzschéenne et qui s'efforce, malgré tout,
de faire coïncider l'engagement et le dessaisissement, le lyrique et le politique. Dans la
violence centrifuge de l'histoire, le "je" heureux et innocent des jeunes années est évincé,
rejeté dans les clartés paradisiaques d'un passé solaire. Il laisse place à un "nous" qui se veut
lucide et responsable, engagé, solidaire. Mais l'aporie inaugurale, celle par laquelle émerge le
désenchantement prophétique d'un Nietzsche, reprend ses marques pour brouiller les limites.
embarqués dans ce navire véhément, emportés dans le flot sanglant d'un siècle insensé. Il
parle au nom des Espagnols vaincus par la dictature franquiste, exilés et exclus, isolés et sans
espoir, délaissés, ignorés. Il parle au nom des Résistants, résistant lui-même par ses
publications clandestines de Lettres à un ami allemand. Il parle au nom du peuple français
pour chanter la joie inouïe de la libération. Quand éclate la guerre d'Algérie, la voix se
diffracte. Confronté aux incompréhensions respectives des deux camps, le discours dévie et
ne convainc plus. Le "nous" flamboyant du premier Combat se délite en même temps que la
foi en une communauté régie par des valeurs d'une paradoxale transcendance immanente.
Vient le temps du silence et de la responsabilité ultime. Celui qu'avec Derrida j'appelle
le silence d'Abraham. Le nous se délite, se lézarde, la communauté est en miettes. Franco
poursuit, serein, sa politique dictatoriale. Le marxisme poursuit ses exactions avec
l'assentiment et le soutien des intellectuels, les outrances liées aux événements d'Algérie se
succèdent dans le camp de l'OAS et dans celui de FLN. L'appel à la trêve civile est un cri dans
le désert. Camus n'est plus entendu. Il n'est plus crédible. Les bombes et les grenades font plus
de bruit et la bonne conscience aussi des bien-pensants. Retranché dans un silence imposé, il
s'invente, en même temps qu'on la lui impose, une nouvelle éthique de solidarité solitaire ou
de solitude solidaire. Sa voix, nobélisée, est comme nulle et non avenue. Il s'agit dès lors de
parler ailleurs. Art du truchement. Silence assourdissant de la parole décalée, du propos
inattendu.
941
Ce n'est pas l'avis de Camus qui ne cesse de poursuive sans trêve la vérité. Il écrit, vers la fin de sa vie :
« Vivre dans et pour la vérité. La vérité de ce qu'on est d'abord. Renoncer à composer avec les êtres. La vérité
de ce qui est. Ne pas ruser avec la réalité. Accepter donc son originalité et son impuissance. Vivre selon cette
originalité jusqu'à cette impuissance. Au centre de la création avec les forces immenses de l'être enfin
respecté. » (C III, 233) À la même page, on peut lire : « Le mensonge endort ou rêve comme l'illusion. La
vérité est la seule puissance, allègre, inépuisable. Si nous étions capable de ne vivre que de, et pour la vérité :
énergie jeune et immortelle en nous. L'homme de vérité ne vieillit pas. Encore un effort et il ne mourra pas. »
lecture solitaire nous permet d'entendre résonner ces voix venues d'ailleurs, ces voix si
dissonantes et qui, bien étrangement, résonnent au plus intime de chacun. Ces dix mots sont
les suivants : la part obscure, l'éparpillement, le déchirement, l'humour, l'ironie, la liberté,
l'engagement, le silence, la solitude, le style.
La part obscure
On voit en Camus un être solaire, lumineux, engagé, un moraliste de la Modernité, un
homme juste et tempéré. Il est l'homme de la pensée de midi, il est le chantre d'une
modération éclairante, d'une raison lucide et clairvoyante. Il est celui qui, dans les ténèbres de
l'histoire, indique le chemin, dans ses écrits philosophiques, dans ses articles et ses éditoriaux,
dans ses engagements multiples auprès des muets et des démunis, auprès de ceux qui vivent
dans l'ombre d'une société où se profile déjà le succès pour ceux qui se sont placés sous les
projecteurs et qui parlent bien haut et bien fort pour être sûrs d'être bien entendus – à défaut
d'être compris, mais peut-être n'est-ce pas toujours si important qu'on l'imagine. Mais Camus
n'est pas seulement cet homme chaleureux et lumineux, généreux et engagé. Il est aussi un
être trouble et complexe, un être des profondeurs mystérieuses et inquiétantes qu'on
entraperçoit dans le secret de ses Carnets, dans sa correspondance privée, dans le dernier
chapitre du Premier homme aussi. Peut-être était-il sur le point de laisser libre cours à ce flot
tumultueux de l'intime obscur sans céder à la tentation du cynisme et de la culpabilité – en
prêtant sa voix à Clamence pour se débarrasser de ce démon de l'amertume dysphorique, de la
solitude suffisante et bavarde, de ce sentiment méprisable de vraie supériorité et de fausse
compassion. L'obscurité peut être féconde. Le dernier chapitre de son dernier roman s'intitule
« Obscur à soi-même ». (LPH, 255-261) Il écrit : « Il y avait cela, oh oui, c'était ainsi, mais il
avait aussi la part obscure de l'être, ce qui en lui avait remué sourdement comme ces eaux
profondes qui sous terre, du fond des labyrinthes rocheux, n'ont jamais vu la lumière du jour
et reflètent cependant une lueur sourde, on ne sait d'où venue, aspirée peut-être du centre
rougeoyant de la terre par des capillaires pierreux vers l'air noir de ces antres enfouis, et où
des végétaux gluants et (compressés) prennent encore leur nourriture pour vivre là où toute
Pourtant cette vérité ne peut être atteinte car elle n'existe pas en tant que telle mais se crée au fur et à mesure
que l'homme avance dans sa propre vie, agit, parle, écrit, crée. Tout ce qui est en deçà ou au-delà est pure
fantasmagorie et Camus le sait bien puisqu'il associe la vérité à l'immortalité. Peut-être se rapproche-t-il
davantage de la vérité lorsqu'il l'associe, dans la première citation, à la création.
vie semblait impossible. » (LPH, 256) La phrase suivante poursuit la métaphore volcanique,
évoque les profondeurs géologiques de l'être et la réalité de cette terre algérienne qui se
déploie dans son immensité sans fin et qui recèle, dans les non-dits pesants des maisons
barricadées, la peur de cette terre étrangère et des Arabes hostiles avec lesquels des bagarres
éclatent dans de sombres ruelles, ces Arabes dont les femmes voilées sont si désirables. La
phrase se poursuit sans interruption sur trois pages, sans ponctuation, dans un même souffle,
dans un même flot qui charrie le désir et la violence, la beauté et la peur, la terre des Hauts-
Plateaux et du désert, la mer au loin, la ville menaçante et le silence inquiet de la petite
maison isolée dans les terreurs de la nuit, de l'histoire. Bien sûr il s'agit là d'un manuscrit non
corrigé. On peut imaginer que Camus aurait effectué des modifications stylistiques et rendu ce
texte conforme à la tradition normative des règles syntaxiques traditionnelles. Pourtant ça
fonctionne. Cette phrase qui n'en finit pas a pour effet de ne rien séparer et de dévoiler, par
l'agencement des propositions, le lien secret qui unit un homme à une terre en même temps
qu'à ses désirs sensuels, à ses pulsions de violence et de meurtre, à la peur de l'étranger qui est
en même temps attirance, à l'appel de la chair, à l'amour d'une terre qui s'offre en même temps
qu'elle se dérobe sous les pieds de celui-là même qui veut s'en saisir par la force de ces mots
qui s'écoulent dans cet impétueux jaillissement.
La lecture des Carnets III corrobore l'accueil de l'obscur, cette douloureuse lucidité
face à la découverte de soi. Une ambivalence demeure, explicitement non résolue et
interrompue par la mort accidentelle, mais qui semble se résorber dans les choix d'écriture
esquissés par l'écriture du Premier homme. Est-il possible de dire l'obscur ? Est-il possible de
l'écrire, d'en faire une matière artistique, la glaise à partir de laquelle l'œuvre est pétrie, sans
renoncements ni mensonges, les yeux ouverts sur soi en même temps que sur le monde ?
Nouvelle exaltation créatrice loin de tout lyrisme convenu : « Ces pensées qu'on ne dit pas et
qui vous mettent au-dessus de toutes choses, dans un air libre et vif. » (CIII, 103) Ou bien la
répugnance est-elle trop vive, le risque trop grand d'éclatement, de fissure, de perte de soi et
de perte de repère aussi ? C'est ce qui semble émerger de certaines confidences glanées dans
les Carnets : « Ce que j'ai dit, je l'ai dit pour le bien de tous et de cette part de moi qui est du
côté de tous les jours. Mais cette autre part de moi connaît un secret qui n'est pas fait pour
être révélé – et avec lequel il faudra mourir. » (C III, 38) Ou encore : « Je me force à écrire
ce journal, mais ma répugnance est vive. Je sais maintenant pourquoi je ne l'ai jamais fait :
pour moi la vie est secrète. Elle l'est à l'égard des autres […] mais aussi elle doit l'être à mes
propres yeux, je ne dois pas la révéler dans les mots. Sourde et informulée c'est ainsi qu'elle
est riche pour moi. » (C III, 252)
Le déchirement et l'éparpillement
Obscurité et éparpillement sont étroitement liés comme en témoigne ce propos de
Camus dans ses Carnets : « Je n'ai jamais vu très clair en moi pour finir. Mais j'ai toujours
suivi, d'instinct, une étoile invisible… Il y a en moi une anarchie, un désordre affreux. Créer
me coûte mille morts, car il s'agit d'un ordre et que toute mon âme se refuse à l'ordre. Mais
sans lui je mourrais éparpillé. » (C II, 303) L'obscurité n'est pas l'opacité mais au contraire un
trop grand éblouissement peut-être. Camus définit d'ailleurs le génie comme un jaillissement
d'une grande vitalité,942 un peu comme un enthousiasme nietzschéen, cette jubilation tragique
que Clément Rosset identifie au tragique. Mais cette jubilation semble ne pouvoir se
transformer en matière artistique que si elle résulte d'un déchirement, d'une tension
irréductible, d'une double postulation, d'une double exigence ou de cette dualité intérieure
qu'Agamben repère dans son article sur le genius. Le genius est l'énergie vitale impersonnelle,
il est « notre vie même en tant qu'elle ne nous appartient pas ».943 Il décrit la tension « dont les
pôles antithétiques sont Genius et Moi. » Agamben ajoute : « Le champ est traversé par deux
forces conjuguées mais opposées, l'une qui va de l'individuel vers l'impersonnel, l'autre qui va
de l'impersonnel vers l'individuel. Les deux forces cohabitent, s'entrecroisent, se séparent,
mais elle ne peuvent ni se diviser totalement ni s'identifier pleinement. »944 Il explore ce
combat dès lors que le sujet désire écrire et fait le constat de l'aporie ou tout au moins du
paradoxe : « On écrit pour devenir impersonnel, pour devenir génial, et néanmoins, en
écrivant, nous nous individuons comme auteur de telle ou telle œuvre, nous nous éloignons de
Genius, qui ne peut jamais avoir la forme d'un Moi, et encore moins celle d'un auteur. Toute
tentative du Moi, de l'élément personnel, pour s'approprier Genius, pour le contraindre à
signer en son nom est nécessairement destinée à l'échec. »945 Ce détour par le Genius
d'Agamben permet de figurer le point névralgique de la création et d'esquisser ce mouvement
942
« Le génie est une santé, un style supérieur, une bonne humeur – mais au sommet d'un déchirement. » (CIII,
39)
943
Giorgio AGAMBEN, Profanations, « Genius », Rivages poche, 2006, p.12
944
Ibid., pp.12-13
945
Ibid., p.13
exploratoire qui m'a conduit vers Dionysos et Apollon, en empruntant la voie nietzschéenne.
L'impersonnel est la source jaillissante que le sujet s'efforce de saisir dans un saisissement de
soi-même. Cette poursuite vaine, cette volonté de coïncidence, de rencontre, d'harmonie,
d'unité entre soi et le monde mais surtout entre soi et soi est ce vers quoi tend, pour une
grande part, l'œuvre de Camus qui, sur un ton très nietzschéen, définit ainsi le génie : « Le
génie est une santé, un style supérieur, une bonne humeur – mais au sommet d'un
déchirement. » (C III, 39)
Mais le saisissement de l'être ne s'effectue pas toujours dans la souffrance ou la
nostalgie, il emprunte d'autres modalités : le rire et la bonne humeur, l'humour et l'ironie que
Camus préfère au cynisme.
L'engagement
L'engagement et la fidélité à la beauté sont donc des valeurs essentielles dans la pensée
camusienne. « Comment "assumer" la démesure de son temps et celle qui est en chaque
homme sans verser dans une sorte de folie stérile et meurtrière ? Cette question qui se pose
dans l'Histoire ne peut trouver sa réponse que dans l'exercice patient et parallèle de l'artiste à
l'œuvre. […] Pour Camus comme pour Char, il n'y a pas l'œuvre d'une part et l'engagement
d'autre part. Ils sont tous deux dans le même élan, mais le salut viendra du créateur. » écrit
Franck Planeille dans sa préface à la correspondance entre Char et Camus.947 C'est la fidélité à
la beauté d'Hélène, dans le fracas des armes et le refus de céder à la tentation de la laideur et
du désespoir : « Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de la beauté. Nos
misérables tragédies traînent une odeur de bureau et le sang dont elle ruissellent a couleur
d'encre grasse. » (E, 854)
946
« Toute mon œuvre est ironique. » (C II, 317)
947
Correspondance Albert Camus-René Char, 1946-1959, Gallimard, 2007, p.11
L'engagement c'est aussi la révolte, la volonté de ne pas se contenter de ce qui nous est
donné quand ce legs est rempli d'injustices. Avec fougue et conviction, avec la foi dans le
pouvoir des mots, Camus lutte pour une justice immédiate, pour le respect des pauvres, pour
l'équité et le courage de l'exigence envers soi-même, le courage de défendre des positions qui
ne se soumettent à aucune tutelle idéologique, d'aucune obédience, d'aucune soumission. Il est
ce libertaire disciple de Jean Grenier lui-même disciple de Palante. On retrouve alors, en
filigrane, la filiation qui nous conduit à Thoreau et à Emerson – tous deux cités dans ses
Carnets – et on comprend mieux l'impasse finale et fatale, le repliement radical conséquentiel
à l'échec de son engagement complexe dans le conflit algérien.
La solitude et le silence
C'est alors qu'il se replie dans un silence qui est apparu comme surprenant, paradoxal,
incompris parce qu'impartageable, irréductible. Il fait le constat de l'illusion de l'engagement
au sein d'une communauté, surtout quand cette communauté est mal définie ou que
l'engagement peut se faire, en toute sincérité et de façon paradoxale au bénéfice de deux
communautés ennemies comme ce fut le cas dans la guerre d'Algérie où il a défendu le
maintien de la communauté occidentale en Algérie en même temps qu'il soutenait les
indigènes dans leurs revendications civiques tout en refusant d'envisager l'indépendance. Il
fait alors l'expérience de cette impasse politique et personnelle. Il écrit : « J'ai voulu vivre
pendant des années selon la morale de tous. Je me suis forcé à vivre comme tout le monde, à
ressembler à tout le monde. J'ai dit ce qu'il fallait pour réunir, même quand je me sentais
séparé. Et au bout de tout cela ce fut la catastrophe. Maintenant j'erre parmi les débris, je
suis sans loi, écartelé, seul et acceptant de l'être, résigné à ma singularité et à mes infirmités.
Et je dois reconstruire une vérité – après avoir vécu toute ma vie dans une sorte de
mensonge. » (C III, 266) Il avait noté quelques temps auparavant : « L'effort que j'ai fait,
inlassablement, pour rejoindre les autres dans les valeurs communes, pour établir mon propre
équilibre n'est pas entièrement vain. Ce que j'ai dit ou trouvé peut servir, doit servir à
d'autres. Mais pas à moi qui suis livré maintenant à une sorte de folie. » (C III, 215) Il s'agit
dès lors de faire le deuil de l'engagement au nom d'une communauté et de retrouver, dans la
solitude et le silence, la voie de la création. Au cœur de ses paradoxes, au sommet du
déchirement intérieur, au cœur de l'opacité lumineuse, il s'agit de trouver ou de retrouver les
mots justes, ceux qui, selon un agencement particulier, vont restituer, peut-être cette plénitude
de l'incomplétude, cette ivresse de la retenue, cette patience fourmillante et de trouver un style
qui ne ressemble pas à « la popeline qui cache l'eczéma » (TRN, 1478) mais une peau qui
capte la lumière dans ses variations infinies, une tessiture bigarrée, limpide et complexe
La liberté
La liberté est la clé de voûte de l'homme et de l'œuvre. Liberté d'écrire et de penser,
liberté d'écrire sans contraintes et sans pression, liberté d'expression pour laquelle il se battra
dans de très nombreux articles d'Alger Républicain et de Combat jusqu'à renoncer même à sa
participation au journal né de la Résistance en raison de son refus de se plier à une ligne
éditoriale qui n'est plus tout à fait indépendante. Sans liberté, il n'est pas de création
authentique mais cette liberté se gagne sur tous les fronts ; ceux, publics, de la politique et de
l'ontologie, et ceux, plus intimes, qui se dérobent au fur et à mesure qu'on croit l'atteindre à
l'instar de l'aube rimbaldienne. La création, c'est le deuil du paraître et l'émergence de l'être et
chez Camus, homme qui aime plaire, convaincre, qui aime le lien, l'échange, la lutte pour les
communautés, cette double exigence lui est apparue, vers la fin de sa vie comme une
condition indispensable à son authenticité d'auteur, la voie qui mène, enfin, à « l'artiste
véritable. ». Il écrit dans ses Carnets : « J'avance du même pas, il me semble, comme artiste
et comme homme. Et ceci n'est pas préconçu. C'est une confiance que je fais, dans l'humilité
à ma vocation…Mes prochains livres ne se détourneront pas du problème de l'heure. Mais je
voudrais qu'ils se le soumettent plutôt que de s'y soumettre. Autrement dit, je rêve d'une
création plus libre, avec le même contenu… Je saurai alors si je suis un véritable artiste. » (C
III, 47) Cette liberté est une forme de bienveillance.948 Elle n'est pas repli sur soi mais permet,
au contraire, une plus grande ouverture aux autres et au monde du fait même que cette altérité
est accueillie en un centre identifié, repéré et reconnu dans sa singularité.
948
« Je n'ai jamais été soumis au monde, à l'opinion. Encore l'étais-je et si peu que ce soit. Mais je viens de faire
l'effort définitif. Je crois bien qu'à cet égard, ma liberté est totale. Libre, donc bienveillant. » (C III, 31)
Le style
« Le style, comme la popeline, dissimule trop souvent de
l'eczéma. Je m'en console en me disant qu'après tout, ceux qui
bafouillent, non plus, ne sont pas purs. » (TRN, 1478)
La fréquence des allusions au style signale la recherche du ton juste qui est le souci
essentiel de tout auteur. Camus se méfiait de sa propension aux belles phrases et aux belles
formules : « Style : Prudence avec les formules. Elles font parfois comme le tonnerre : elles
frappent mais n'éclairent pas. » (C III, 51) Il connaissait sa capacité à accumuler les périodes
en rythme ternaire ou quaternaire selon une rhétorique classique et conformiste qui ne peut
correspondre à l'esprit frondeur et libertaire, souvent inattendu et surprenant qui l'a habité
toute sa vie. Il confie : « Parler haut », c'est être sourd « à tous les secrets ». (E, 875)
On retrouve dans cette tension paradoxale entre la belle formule pérorée et le secret
susurré, subtil, décalé, inattendu, le déchirement humain et politique. L'histoire l'a associé à
ceux qui parlent fort parce que sur la terre des colonisés, ils sont les colonisateurs, donc les
puissants et il s'agit de l'exprimer haut et fort le plus souvent possible afin que ce ne soit ni
oublié ni méprisé par ceux qui en subissent la loi. C'est cette souffrance qu'il exprime dans
« Retour à Tipasa », en découvrant les ruines cernées de fils de fer barbelés, contraint de
quitter l'innocence originelle de ce paradis solaire. Il sait qu'il appartient au peuple des
dominants. Il évoque sa famille, le peuple des Occidentaux d'Algérie, peuple qui règne sur un
royaume tissé d'illusions, d'injustices constitutives légitimées par la force et les mensonges.
La fragilité du pouvoir incite à hausser le ton. Il écrit : « Je savais en vérité. Je sais toujours
peut-être. Mais personne ne veut de ce secret, je n'en veux pas moi-même sans doute, et je ne
peux me séparer des miens. Je vis dans ma famille qui croit régner sur des villes riches et
hideuses, bâties de pierres et de brumes. Jour et nuit, elle parle haut, et tout plie devant elle
qui ne plie devant rien : elle est sourde à tous les secrets. Sa puissance qui me porte m'ennuie
pourtant et il arrive que ses cris me lassent. » (E, 875)
Par ailleurs, Camus est un orphelin de Belcourt, fils d'une mère muette et d'une grand-
mère illettrée. Son ascension sociale passe par l'école publique puis la faculté où il s'agit pour
lui d'être un bon élève, c'est-à-dire de montrer sa docilité, sa capacité à écrire correctement,
selon les règles de la rhétorique la plus classique, la plus conformiste. L'originalité de Camus
est d'avoir utilisé cette règle au profit d'une pensée révoltée. Mais aussi d'avoir brisé, en
écrivant L'Étranger, la soumission au beau style. Camus n'a pas à sa disposition que sa plume
de rhéteur. Il étonne et détone. Il trouve un ton nouveau mais ne s'y enferme pas et ne cesse,
tout au long de son métier d'écrivain de chercher, d'expérimenter des agencements nouveaux,
des tonalités innovantes sans renoncer à sa plume classique. Comme pour le reste, il s'agit de
ne renoncer à rien, de garder les portes ouvertes et de faire coïncider ou de faire se rencontrer
ce qui n'était pas a priori destiné à marcher l'amble.
Camus ne cesse de chercher le ton juste. C'est parce qu'il entend les discordances dans
son propre discours, notamment du fait de sa position historique du côté des colons – donc
des dominateurs selon une simplification à la fois abusive et vraie – et du côté des pauvres de
Belcourt, des démunis et des incultes. D'où son désir et sa difficulté de parler au plus près de
soi-même, dans la fidélité à soi et aux siens, sans fard et sans mensonges. D'où le désir de se
trouver une famille949 dans les gens de lettres et les déceptions qui parfois suivront les grands
enthousiasmes. Mais également les belles rencontres, loin du fracas parisien, celles avec les
poètes. La brève amitié avec Leynaud, interrompue par la mort du jeune auteur fusillé pendant
la guerre, à qui Camus rend un hommage simple et sincère, celle avec René Char qui ne
cessera qu'à la mort de Camus. Les témoignages d'admiration aux poètes, tel Ponge, rendent
compte de l'importance de la voix poétique qui, plus que toute autre peut-être, aspire à parler
pour tous depuis le plus intime. C'est le paradoxe de la poésie, tenter cette rencontre entre le
subjectif et l'universel.
Dans son hommage à René Char, s'esquisse, en contrepoint, une conception de la
littérature qui est refus des hâbleurs prétentieux et nécessité du lien entre l'écriture dans sa
forme et la morale dans son exigence pratique. Il écrit : « René Char parle en connaissance
de cause » et cite l'attaque caustique et magnifique que Char adresse aux faux poètes : « La
poésie est pourrie d'épileurs de chenilles, de rétameurs d'échos, de laitiers caressants, de
minaudiers fourbus, de visages qui trafiquent du sacré […]. Il serait sain d'incinérer sans
retard ces artistes. » (Pléiade 2006-2, 764) C'est en 1948 qu'il prononce ces paroles. En 53, il
est tenté lui-même par cette image du feu dans lequel se consument les intellectuels du siècle
949
« On se sent beaucoup tout d'un coup à être enfin quelques-uns… » Correspondance Albert Camus - René
Char, 1946-1959, op.cit., 2007, p.56
et leur vaine et bruyante présomption – il ne s'exclut pas de cette communauté : « On dit que
Nietzsche, après la rupture avec Lou, entré dans une solitude définitive, se promenait la nuit
dans les montagnes qui dominaient le golfe de Gênes et allumait d'immenses feux qu'il
regardait se consumer. J'ai souvent pensé à ces feux et leur lueur a dansé derrière toute ma
vie intellectuelle. Si même il m'est arrivé d'être injuste envers certaines pensées et envers
certains hommes, que j'ai rencontrés dans le siècle, c'est que je les ai mis sans le vouloir en
face de ces incendies et qu'ils s'en sont aussitôt trouvés réduits en cendres. » (C III, 103)
Derniers mots
Spengler, dans Le Déclin de l'occident, considère que les civilisation naissent,
croissent et se dégradent avant de disparaître. Il envisage, pour le monde occidental, trois
attitudes possibles : l'attitude apollinienne, l'attitude magique et l'attitude faustienne.
L'attitude magique correspond à la culture arabe. L'âme apollinienne s'attache à la
logique, au circonscrit, à la limite. Elle s'épanouit dans la statuaire grecque. L'âme faustienne
aspire à l'infinitude, à l'illimité. Elle prend son essor dans la Modernité à travers les grandes
explorations, l'aspiration au progrès, l'attrait de l'inaccessible. Selon Spengler, la société
occidentale est une manifestation périlleuse de l'âme faustienne. Les invasions, les
impérialismes économiques et politiques en sont des manifestations évidentes. Ces
catégorisations mythifiantes sont proches de la pensée camusienne. Proches également de la
philosophie nietzschéenne qui procède volontiers par images, métaphores et transpositions,
par décalage de pensée, par l'invention d'un verbe nouveau mis au service d'un homme
nouveau, débarrassé des oripeaux de l'illusion et du mensonge d'un Dieu qui n'existe pas et
d'un au-delà qui n'est qu'un pis-aller.
Lorsque je retrouve ces figures, chez Spengler que Camus cite à plusieurs reprises
dans ses Carnets, je saisis comme a posteriori le stylobate de ma construction. Les figures
archétypales qui ont soutenu mon exploration de l'oeuvre camusienne se sont imposées à moi
comme dans une évidence dont j'ai eu l'intuition qu'elle serait féconde ou tout au moins
cohérente. Elles ont été des supports solides, sûrs, fiables. Pourquoi Salomon, Orphée,
Adam ? Qu'induisent ces trois figures d'hommes ? Chacun d'eux est associé à une femme dont
l'action détermine la dimension symbolique du héros mythique : le jugement, la perte, la
faute. Ces trois actes contribuent à l'appréhension d'un réel ontologique que les trois hommes
transforment en une vérité structurée par le mythe. La justice de Salomon use d'un subterfuge.
Orphée se réalise en perdant Eurydice. Adam inaugure notre condition d'homme en écoutant
Ève. Ces trois hommes, et les femmes dans l'ombre, posent donc notre réalité incarnée et
mortelle (Adam) , la nécessité d'une justice « à hauteur d'homme » (Salomon) et la force de
l'Art (Orphée).
Pourtant, en fin de parcours, au moment de poser les derniers mots sur la page qui doit
être la dernière, je me trouve saisie par la nécessité de m'interroger plus avant, de ne pas céder
à la douce tentation ultime de clore sur une nomenclature réductrice qui s'imposerait comme
une évidence. Que révèlent en définitive ces recours au mythe ? Que cherchent ces auteurs à
travers Apollon, Dionysos, Faust, Salomon, Icare, Bellérophon, Némésis, Moïra, Ulysse, le
minotaure, Hermès, Ariane ?
À saisir l'homme dans ses failles et ses espoirs, dans ses élans inconsidérés, ses rêves
les plus fous et les plus destructeurs. À renouer avec un passé qui nous façonne. Ces figures
mythiques sont la glaise qui nous constitue. Elles sont notre épaisseur. Elles nous ancrent dans
un réel plus réel que certaines figures réelles qui nous entourent. Elles nous sauvent de
l'absurde en nous liant dans une communauté silencieuse, dans l'espace partagé d'une culture
commune, dans la nécessité de la transmission.
Au-delà des questions posées par les tensions entre Apollon et Faust chez Spengler,
Apollon et Dionysos chez Nietzsche, Sisyphe et Némésis chez Camus, c'est la fécondité d'une
épistémé qui est l'enjeu essentiel. Tout questionnement sur l'homme, sur la relation aux autres
ou à la société, s'inscrit en surimpression sur un palimpseste déjà rempli de signes nombreux,
lisibles ou illisibles. Ce palimpseste est un objet futile et précieux du savoir partagé. Ajouter
un signe qui réveille ceux du passé, c'est contribuer à sa survie.
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Combat
L'Écho d'Alger
L'Express
Mercure de France
Simoun
Témoins
Index général
À la recherche du temps perdu.......................426 Barthes................................................36, 37, 505
Abbas......................196, 200, 205, 212, 218, 228 Basilide...........................................................480
Abbou.......................27, 30, 36, 65, 74, 262, 636 Bataille....................................................485, 516
Actuelles I.......................................143, 450, 635 Bataillon............................................................93
Actuelles II..............................................157, 635 Baudelaire......237, 275, 311, 318, 319, 339, 383,
Actuelles III..............44, 203, 205, 206, 213, 635 385, 388, 392, 438
Adam...13, 17, 18, 415, 420, 421, 427, 428, 475, Beaufret...................................................250, 351
478, 479, 482, 509 Beauvoir..................................................117, 208
Agamben.........................................................626 Beckett............................................................610
Aït Ahmed.......................................219, 227, 228 Belinski...........................................................524
Albertini..........................................................143 Benichou.........................................................200
Alger Républicain7, 9, 23, 24, 25, 27, 30, 32, 34, Benveniste..............................................316, 353
35, 37, 38, 42, 45, 46, 47, 48, 51, 63, 64, 70, Béraud.............................................................133
74, 75, 77, 78, 117, 146, 148, 149, 151, 195, Berdiaeff.........................................................534
196, 198, 199, 202, 208, 210, 220, 467, 630, Bernanos.............................47, 48, 121, 122, 123
636 Bernard......................................................79, 115
Alvarez............................................................104 Bernhardt.........................................................117
Amiel..............................................................429 Bible......................................83, 84, 86, 422, 550
Ampère...........................................................235 Bielinski..........................................................501
Anaximandre..........................................251, 321 Bizet................................................................303
Anna Karénine................................................644 Blanchot............................89, 400, 402, 406, 462
Antiphon.........................................................406 Blondel............................................................559
Apollon..15, 16, 17, 20, 244, 245, 246, 249, 258, Blum.................................45, 200, 201, 205, 215
261, 278, 280, 281, 282, 289, 290, 294, 296, Bonnefoy...................................................16, 239
298, 302, 303, 304, 306, 307, 308, 312, 316, Bossuet............................................................142
317, 318, 320, 321, 330, 331, 337, 340, 341, Bourdet............................................................115
342, 349, 350, 351, 352, 355, 357, 407, 415, Bourgeois................................................102, 106
428, 430, 493, 553, 554, 558, 582, 616, 627, Brasillach................................................133, 143
633, 634 Brecht..............................................................172
Apollonios de Rhodes.....................................330 Breton..............................................................397
Aragon............................................................395 Brisville............................78, 158, 275, 593, 628
Arban..............................................................534 Broch.................................................................64
Archiloque......................................................354 Burton.................................................................5
Ariane.................11, 13, 274, 377, 588, 621, 623 Byron..............................................396, 497, 522
Aristophane....................101, 187, 189, 192, 193 Caïn...................................17, 415, 419, 420, 428
Aristote 49, 50, 54, 101, 294, 304, 394, 424, 425, Calderón.........................101, 147, 154, 182, 184
581 Caldwell..........................................................101
Artaud.....................................277, 278, 279, 289 Caligula.275, 276, 277, 278, 279, 280, 281, 282,
Athéna....................248, 302, 360, 361, 372, 408 283, 284, 285, 286, 287, 288, 289, 290, 291,
Audisio....................................................229, 230 292, 293, 309, 342, 343, 498, 534, 535, 635
Auerbach.........................................................577 Calypso.....17, 248, 358, 360, 369, 370, 406, 578
Babel.................................38, 586, 587, 590, 636 Cantique des cantiques.....................21, 170, 184
Bach................................................................433 Capue................................................................75
Bagot...............................................................458 Carnets 7, 10, 13, 36, 97, 98, 107, 113, 129, 173,
Bakhtine. .10, 12, 20, 78, 81, 457, 460, 538, 539, 176, 190, 191, 207, 234, 238, 257, 258, 269,
541, 545, 556, 582, 584, 585, 596, 597 276, 292, 298, 300, 301, 317, 326, 328, 329,
Bakounine.......................................288, 531, 534 337, 344, 349, 353, 362, 390, 395, 419, 420,
Barbès.............................................................106 421, 423, 443, 448, 452, 469, 471, 472, 479,
Barbusse..........................................................103 483, 484, 486, 487, 489, 491, 503, 505, 512,
513, 516, 517, 519, 520, 533, 556, 563, 579, de Fréminville.........................................101, 103
581, 593, 595, 604, 605, 614, 616, 617, 624, de Gaulle.................................129, 130, 132, 133
625, 626, 627, 629, 630, 633, 637 De la nature....................................................251
Casarès............................................................149 de la Roque...........................................63, 76, 93
Celan.......................................................239, 240 De M'uzan.......................511, 512, 513, 516, 517
Cervantès........................101, 147, 229, 556, 615 Defoe......................................506, 556, 615, 616
Chamberlain...................................73, 74, 76, 83 Delacroix.........................................................432
Chamfort.........................................496, 497, 618 Deleuze...........................................................608
Char. 16, 160, 161, 224, 239, 251, 296, 297, 313, Démocrite.......................................................406
328, 329, 330, 344, 345, 346, 347, 349, 350, Denis.................................................................55
392, 393, 497, 498, 499, 507, 628, 632 Derrida....................................562, 606, 622, 623
Charlot....................................................101, 103 des Forêts........................................................601
Chateaubriand.................................................235 Descartes.........................................371, 385, 609
Chepilov..........................................................159 Deshayes.....................................................39, 42
Chestov...................................................251, 469 Diane...............................................................266
Chrétien de Troyes..........................................184 Dickens...........................................................524
Christ. 18, 84, 142, 185, 265, 268, 400, 420, 421, Diderot............................................................581
422, 431, 479, 480, 481, 491, 547, 549, 599 Didier..............................................................395
Cimabué..........................................240, 286, 344 Diogène...........................................................190
Cixous.............................................................606 Dionysos15, 16, 17, 20, 234, 244, 245, 246, 249,
Claudel......................99, 101, 122, 154, 185, 434 250, 251, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 260,
Clot..................................................................101 261, 267, 269, 274, 276, 279, 280, 281, 282,
Cohn................................................................400 284, 290, 294, 295, 296, 298, 300, 301, 302,
Colline.....................................................112, 643 303, 304, 305, 306, 307, 312, 315, 317, 318,
Collot......................................................296, 297 331, 335, 340, 349, 351, 352, 354, 357, 408,
Combat.....7, 14, 27, 51, 115, 116, 117, 118, 119, 415, 428, 430, 435, 487, 493, 515, 553, 554,
120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 558, 578, 582, 584, 616, 627, 634
129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, Discours de Suède..................226, 507, 635, 636
138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, Divine Comédie......................................248, 360
148, 151, 152, 153, 154, 157, 161, 165, 192, Dobrenn............................................................93
196, 198, 201, 202, 203, 204, 205, 208, 214, Docteur Jivago................................................643
230, 570, 622, 623, 630, 636, 638 Dom Juan........................................................643
Combe.............................................................311 Don Juan......96, 97, 98, 101, 226, 275, 276, 291,
Companys...............................................162, 165 292, 293, 305, 378, 543, 608
Conférence du 14 décembre 1957..................619 Don Quichotte................................391, 415, 642
Conrad.....................................................444, 445 Dorgelès....................................................11, 561
Copeau....................................100, 101, 102, 521 Dostoïevski7, 10, 14, 19, 20, 100, 328, 434, 467,
Coppée............................................................311 493, 494, 501, 518, 519, 520, 521, 522, 523,
Corneille.........................................178, 371, 373 524, 525, 527, 528, 529, 530, 531, 532, 533,
Coty.................................................................208 534, 535, 536, 537, 538, 541, 542, 543, 544,
Crime et Châtiment........272, 294, 519, 551, 642 545, 546, 547, 549, 550, 551, 552, 553, 556,
Critique de la raison pratique (La)........379, 486 580, 584, 585, 586, 597, 601, 614, 615, 616,
Critique de la raison pure (La)..............379, 500 617, 635
Croizier.............................................................43 Doubrovski.............................................371, 373
d'Alembert......................................................581 Drieu La Rochelle...........................................117
d'Astier de La Vigerie.....................................450 Du Bellay........................................................364
d'Aurabrède.............................................499, 510 Ducrot...........................................12, 71, 86, 464
d'Avila.....................................................142, 432 Dumas.............................................................431
d'Ormesson.....................130, 131, 135, 136, 139 Dumord.............................................................79
Daladier..........63, 68, 70, 73, 74, 76, 77, 89, 195 Dunwoodie......10, 493, 494, 520, 530, 534, 542,
Daniel.......................15, 207, 208, 220, 222, 225 596
Dante.......................................................248, 360 Durrer..............................................................460
Darnand...................................................119, 120 Duval.................................................64, 585, 619
Eisenstein........................................................599 Grenier.22, 89, 91, 171, 176, 177, 210, 269, 287,
El Okbi.....................24, 199, 200, 207, 210, 218 288, 432, 470, 474, 572, 629
Eliade......................................................421, 499 Grossman................................................538, 552
Ellul.........................................................419, 420 Guéhenno................................128, 129, 138, 139
Éluard..............................................................572 Guérin.............................................142, 211, 217
Emerson..........................................................629 Guilloux..................................................449, 450
Empédocle..............................................251, 330 Hadj.................................................................196
Engelgardt.......................................................597 Hadjerès............................................................61
Épictète...................................................308, 442 Hamlet............................................276, 282, 283
Ernaux.............................................................473 Hardy..............................................................129
Eschyle.....................................96, 101, 164, 178 Hartog.....................................................358, 368
Euripide..................................164, 178, 307, 352 Hegel.....169, 243, 288, 327, 371, 501, 514, 523,
Ève............................................................18, 509 557, 558, 566, 567, 571, 578
Faulkner..................................................101, 635 Heidegger...............................242, 250, 251, 469
Faust......237, 248, 291, 292, 293, 325, 360, 386, Héliogabale.............................................279, 289
387, 633, 634, 643 Hemingway.....................................................220
Faust................................................................292 Héraclite 240, 250, 349, 351, 354, 355, 483, 644,
Favre.......................................................344, 351 646
Feraoun...................................................219, 228 Hermès....................236, 340, 341, 342, 352, 374
Ferrage....................................................237, 389 Hermogène........................................................58
Ferrero.....................................................580, 581 Herrard............................................................182
Fitch................................................................592 Heurgon..........................................................101
Flaubert...........................................................258 Hilarianus........................................................491
Fleurs du mal..................................................334 Hirsch..............................................................572
Fontanes..........................................................324 Hitler...............73, 76, 83, 89, 153, 154, 165, 195
Fontanier.........................................................315 Hodent...9, 10, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31,
Forster.............................................................101 32, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 49,
Fouchet...................................................106, 432 200
Francesca........................................240, 286, 344 Hölderlin.........................................................558
Franco14, 89, 122, 151, 152, 153, 158, 162, 165, Homère...186, 308, 330, 375, 557, 560, 565, 577
166, 167, 623 Horos...............................................................482
Frenay.............................................................115 Hugo......235, 236, 237, 246, 311, 396, 431, 557,
Freud...............................................................621 563, 565, 566
Frison-Roche........................................46, 48, 51 Husserl............................................................418
Galilée.....................................................394, 581 Hytier..............................................................101
Garaud............................................31, 32, 35, 40 Iliade...............................560, 569, 572, 573, 577
Gardès-Tamine..................................................54 Introduction aux Maximes de Chamfort.........496
Gay-Crosier......................96, 103, 287, 389, 391 Jabès..................................................16, 239, 240
Généalogie de la morale (La)................379, 645 Jaccottet....................................16, 239, 243, 380
Genet...............................................................606 Jacob...............................................................502
Gérin...............................................................143 Jacques le fataliste..........................................613
Germain..........................................................145 Jakobson..................................................311, 426
Gide...98, 99, 257, 432, 442, 443, 468, 470, 483, James...............................................................486
510, 546, 549 Jammes..............................................................99
Giono........................................................76, 112 Jankélévitch....................................................375
Giraudoux........................................................111 Janon.........................................44, 45, 46, 48, 51
Goethe.....................................240, 309, 387, 418 Janus.........................................................69, 605
Goldstain.........................................................422 Jarrety.....423, 489, 505, 506, 514, 567, 568, 594
Gontcharov.....................................................556 Jarry................................................................397
Gorki...............................................14, 94, 95, 96 Jaspers.............................................417, 469, 470
Gourfinkel.......................................................537 Jeanson............................................................208
Goya................................................................155 Jenny.......................................................310, 311
Jonas...............................................515, 516, 603
Journal d'un écrivain......................527, 528, 642 559, 560, 566, 567, 568, 569, 570, 572, 576,
Joyce...............................................................511 585, 592, 593, 596, 597, 600, 603, 616, 618,
Juliet................................................................601 635, 637
Jullien..............................................502, 509, 518 La République.........................................354, 355
Juvénal............................................................608 La Tentation de l'Occident..............................643
Kafka...............................................................400 La Terre et le sang..........................................643
Kant................................379, 478, 485, 486, 500 Lacan.......................................................485, 486
Kessous...................................................206, 208 Lacroix............................................................500
Kierkegaard....................395, 418, 469, 470, 611 Largo Caballero..............................................149
Koestler...........................................................220 Lariba (de)......................................................188
Kundera..........................556, 609, 611, 614, 641 Larthomas...............................................106, 107
Kurosawa..........................................................39 Lautréamont....................................................397
L'Ecclésiaste...............................................15, 21 Laval...............................................116, 120, 122
L'Énéide..........................................................236 Le Bavard................................................601, 643
L'Envers et l'Endroit......113, 146, 262, 350, 380, Le Double........................................................642
386, 388, 435, 443, 444, 450, 457, 472, 603, Le Malentendu................110, 170, 362, 603, 635
635 Le Minotaure..................................263, 384, 468
L'Espoir...........................................................643 Le Mythe de Sisyphe......44, 89, 97, 99, 100, 282,
L'État de siège.......163, 164, 165, 168, 169, 170, 283, 291, 292, 332, 343, 346, 369, 391, 417,
174, 177, 184, 186, 187, 190, 191, 192, 249, 418, 423, 425, 452, 462, 470, 475, 493, 494,
394, 474, 635 504, 506, 514, 527, 552, 611, 613, 614, 635
L'Été......257, 324, 332, 346, 363, 383, 388, 437, Le Parti pris des choses..................297, 347, 643
452, 457, 467, 483, 576, 635 Le Premier homme......7, 19, 227, 249, 252, 255,
L'Étranger. 9, 19, 26, 36, 37, 40, 43, 44, 65, 227, 272, 389, 390, 395, 431, 443, 447, 450, 451,
233, 252, 253, 262, 314, 377, 380, 405, 435, 453, 456, 472, 512, 559, 560, 562, 563, 565,
444, 446, 452, 454, 457, 458, 459, 460, 461, 573, 576, 577, 614, 617, 635, 637, 639
462, 463, 466, 469, 470, 512, 520, 593, 606, Le Sang noir....................................................643
610, 632, 635, 636, 637, 638 Le Sous-sol......................................................642
L'Exil et le Royaume......208, 227, 265, 487, 576, Le Temps du mépris..........................93, 128, 643
635 Lebesque.........................................................116
L'Express...7, 146, 197, 198, 205, 206, 207, 208, Leblanc............................................................492
209, 210, 211, 213, 217, 220, 222, 225, 305, Leclerc........................................................79, 85
321, 579, 636 Légende des siècles (La) ........................565, 566
L'Homme révolté. 89, 96, 97, 100, 106, 122, 129, Leibniz............................................................476
138, 157, 160, 208, 247, 248, 346, 350, 359, Lénine.................................................93, 94, 107
387, 393, 394, 396, 397, 404, 408, 422, 427, Leriche............................................................492
479, 482, 504, 506, 519, 523, 525, 530, 531, Lermontov.......................................................396
532, 552, 567, 569, 619, 635 Les Bas-fonds..................................................643
L'Idiot......................................................287, 642 Les Conquérants.............................................643
L'Intelligence et l'échafaud.....510, 511, 512, 555 Les Frères Karamazov 19, 20, 96, 100, 493, 521,
La Chute....19, 91, 208, 512, 542, 585, 592, 601, 537, 550, 643
602, 610, 611, 613, 627, 635, 637 Les Guêpes......................................................642
La Condition humaine......93, 294, 469, 597, 643 Les Îles............................................................643
La Douce.........................................................643 Les Justes.....23, 93, 96, 110, 114, 129, 170, 394,
La Douleur......................................470, 471, 643 530, 531, 576, 635, 637
La Guerre et la paix..........................19, 617, 644 Les Nuits blanches..........................................642
La Mort heureuse......7, 9, 19, 65, 256, 263, 293, Lettres à un ami allemand.....117, 201, 503, 623,
294, 362, 364, 366, 367, 492, 635 635
La Naissance de la tragédie. .245, 258, 290, 294, Leucippe.........................................................406
296, 317, 349, 429, 554, 644, 645 Lévi-Valensi. .7, 10, 74, 103, 122, 123, 376, 386,
La Paix....................................................192, 642 391, 434, 437, 438, 441, 442, 444, 446, 457,
La Peste. 19, 60, 86, 93, 126, 127, 129, 170, 189, 505, 593, 636
400, 466, 467, 489, 493, 494, 505, 506, 512, Lévinas...................................399, 400, 401, 404
Poncet.........93, 94, 199, 212, 213, 219, 224, 225 Sade........................289, 484, 485, 486, 497, 517
Ponge......................................297, 347, 348, 632 saint Augustin......18, 21, 22, 210, 356, 415, 416,
Ponson du Terrail........................................82, 83 417, 421, 424, 432, 474, 475, 477, 479, 482,
Pontalis...............................................5, 645, 664 495, 599, 606
Porée.......................................................478, 499 Saint-John Perse.............................................380
Possédés (Les). 7, 14, 19, 20, 300, 518, 520, 521, Saint-Just................................138, 148, 387, 485
523, 527, 530, 532, 534, 537, 538, 580, 614, Salas........................................................247, 359
616, 617, 635, 637, 642 Salles...........................................................79, 80
Pouchkine.................................................97, 519 Salomon...13, 15, 17, 21, 22, 229, 230, 232, 415,
Préface à l'édition allemande des poésies de 416, 634
René Char...................................................345 Sand................................................................524
Princesse de Clèves (La)................................510 Sarocchi..........................389, 394, 562, 576, 577
Proclus............................................................281 Sartre.......19, 117, 208, 220, 371, 372, 373, 431,
Prométhée....96, 97, 98, 235, 236, 237, 247, 291, 444, 450, 462, 463, 466, 469, 520
294, 325, 326, 327, 373, 387, 483, 517, 564, Sauvanet..................................................354, 406
636 Schopenhauer..........................................316, 429
Proust..............................................426, 427, 445 Servan-Schreiber......................................15, 222
Proverbes (Salomon)........................................22 Shakespeare..............20, 101, 178, 237, 283, 535
Quilliot................7, 103, 157, 162, 290, 450, 520 Sicard..............................................................102
Rabaté.............104, 380, 425, 461, 462, 464, 610 Silone..............................................................469
Rabelais.............................................................78 Simha......................................................291, 304
Racine.....................................................394, 581 Simon..............................................................610
Raimu....................................................76, 77, 78 Simoun............................................................636
Rebatet............................................................133 Sisyphe............................................325, 587, 634
Réflexion sur la guillotine..............................636 Socrate............................178, 268, 299, 352, 353
Rembrandt.......................................................586 Solon.......................................................320, 321
Reverdy...........................................................380 Sophocle.........................................................169
Révolte dans les Asturies...14, 77, 102, 103, 104, Souvenirs de la maison des morts..................642
110, 114, 148, 635 Spechiniov......................................................534
Rey..........................................................346, 396 Spengler..................................................633, 634
Reynaud................................................70, 71, 74 Spinoza...................................................581, 646
Rhodes............................................................304 Steiner...............................................................19
Ribard.............................................................103 Suétone...........................................................279
Ricci............................................................80, 81 Suhard.....................................................121, 122
Richaud...................................................470, 471 Szentkuthy......................................................474
Richepin..........................................................431 Tchadaev.........................................................524
Ricœur...238, 310, 311, 315, 416, 417, 424, 425, Tchernychevski...............................................524
476, 480, 496, 499 Teilhard de Chardin..........................................65
Rictus......................................................431, 636 Teitgen............................................................139
Rimbaud..................113, 237, 311, 393, 397, 487 Thalès..............................................................320
Robbe-Grillet..................................................610 Thésée.....................................274, 307, 377, 588
Robert.................................................44, 45, 133 Thierry..............................................................99
Roblès.....................................212, 219, 323, 588 Thoreau...........................................................629
Rojas...............................................................101 Titan........244, 281, 291, 292, 294, 326, 487, 573
Romilly (de)....................................330, 331, 641 Todd................................................199, 442, 449
Rosset......17, 290, 293, 299, 405, 406, 407, 430, Tolstoï19, 20, 546, 553, 556, 576, 580, 614, 615,
626 616, 617, 619
Roudaut...........................................................222 Tourgueniev............................................556, 615
Rousseau.........................................................606 Ulysse 15, 17, 244, 247, 248, 264, 331, 358, 359,
Roy..........................................................287, 324 360, 361, 362, 368, 369, 370, 372, 373, 374,
Rozis..63, 74, 75, 76, 77, 79, 80, 82, 83, 85, 102, 375, 377, 406, 407, 408, 423, 428, 473, 565,
127, 199 571, 577, 578
Ruybroek.........................................................432 Unamuno.........................................................146
Valentin...........................................................482 Volochinov......................................................457
Valéry......................................................418, 419 Wagner............................................................303
Van Eyck.................................................604, 607 Weil.........................................224, 322, 323, 448
Verlaine...........................................................636 Werther....................................................248, 387
Vernant. . .307, 316, 320, 341, 503, 568, 572, 573 Wilde...............................................................395
Verne...............................................................431 Ybarnegaray................................................67, 68
Viallaneix................................332, 362, 432, 636 Zambrano................................241, 242, 299, 332
Vigny...............................................................396 Zeus. .97, 244, 274, 303, 330, 340, 342, 361, 374
Villa Amalia....................................................643 Zévaco.............................................................431
Villon..............................................................600 Zittel..................................................................76
Viollette............................45, 200, 201, 205, 215 Zola...........................................................26, 431
Table
tome 1
Remerciements......................................................................................................................................3
Prélude...................................................................................................................................................5
Balises bibliographiques : éditions et abréviations..............................................................................7
Préambule : le fil d'Ariane...............................................................................9
D'une confidence fortuite à la polyphonie bakhtinienne.....................................................9
Le fracas du monde et le fil d'Ariane ................................................................................11
Trois figures mythiques : Salomon, Orphée et Adam........................................................13
SALOMON.......................................................................................................21
POÉTIQUE DE L'INNOCENCE .........................................................................................23
L'affaire Hodent : des apories de la justice à l'émergence de l'absurde ..........................23
Une affaire judiciaire sur les Hauts-Plateaux oranais ........................................................................24
Une ouverture théâtrale dans la tradition des intellectuels du XIXe siècle .......................................26
Un journaliste porte-voix ...................................................................................................................30
Les déficiences d'une justice incarnée ...................................................................................................31
Voix citées, voix mêlées ..........................................................................................................................31
Un appel .................................................................................................................................................33
Une œuvre en gestation ......................................................................................................................35
Les mots au banc des accusés ................................................................................................................35
Une voix hybride et juste ........................................................................................................................36
Un procès entre réalité et fiction ............................................................................................................37
Misère de la Kabylie : le lyrisme impossible ...................................................................44
Un reportage en contrechant ..............................................................................................................46
Camus, Janon, Frison-Roche et les autres ............................................................................................46
Un journalisme polémique .................................................................................................................49
Un ensemble cohérent et efficace ...........................................................................................................49
Captatio benevolentiae ..........................................................................................................................52
Informer, convaincre et émouvoir ..........................................................................................................54
L'aporie d'un journalisme lyrique ......................................................................................................57
Poésie et rhétorique ...............................................................................................................................57
La tentation lyrique ................................................................................................................................58
Le lyrisme impossible .............................................................................................................................62
Entre satire et ironie .........................................................................................................63
Les masques du satiriste ....................................................................................................................64
Eirôn et alazôn ...................................................................................................................................72
Rire, dénonciation et effroi visionnaire .............................................................................................78
Le théâtre camusien des années 1935-1939 : innocence et honneur ...............................90
Le répertoire dramatique : engagement politique et liberté ontologique ..........................................90
De la tyrannie en particulier : un théâtre politique ............................................................................93
De la tyrannie en général : un théâtre intemporel ..............................................................................96
Révolte dans les Asturies : création anonyme, collective et efficace ..............................................102
Un théâtre polyphonique ......................................................................................................................106
Table 657
Table
POÉTIQUE DE L'ÉDIFICATION......................................................................................115
Combat, une poétique de l'édification ............................................................................115
L'Occupation, temps des voix muselées ..........................................................................................117
Propagande et vérité ............................................................................................................................118
Les silences de l'Église .........................................................................................................................121
Libération du pays : du "nous" collectif au "je" solitaire ................................................................123
Les temps épiques ................................................................................................................................123
Les temps confus de la polyphonie .......................................................................................................127
La polémique avec Mauriac .............................................................................................................131
Espagne, entre République et Franquisme.....................................................................145
Variation des instances énonciatives ................................................................................................148
Le "nous" indigné et passionné ............................................................................................................148
Le "je" désenchanté ..............................................................................................................................153
Nouveau "nous", nouvel espoir ............................................................................................................156
Figures paradoxales .........................................................................................................................159
La vérité dans l'alliance des contraires ...............................................................................................159
L'exil et le royaume ..............................................................................................................................161
L'État de siège, gageure formelle, échec public et aporie politique ..............................163
Une tragédie du présent ...................................................................................................................164
Tensions tragiques ................................................................................................................................169
Chœur polyphonique ............................................................................................................................175
Naissance de l'individu et émergence du drame ..............................................................................177
Un mal allégorique dans un monde dichotomique ..........................................................................182
Bienveillance et cynisme aristophanesques .....................................................................................187
POÉTIQUE DE L'AMBIGUÏTÉ........................................................................................194
La crise algérienne : de la parole diffractée au silence .................................................194
Discours multiples pour un auditoire diffracté, d'Alger Républicain à Combat .............................198
Juin 1939, le procès El Okbi ................................................................................................................199
L'Algérie depuis Paris ..........................................................................................................................201
Sétif, 8 mai 1945 ..................................................................................................................................203
Nouvel engagement journalistique ..................................................................................................207
Silences.............................................................................................................................................218
Dysphorie existentielle et crise du langage .........................................................................................218
Truchements décalés ............................................................................................................................222
Entre passion et raison .....................................................................................................................227
De l'Algérie des hommes à la Grèce des dieux ...............................................................................229
ORPHÉE........................................................................................................235
OUVERTURE.....................................................................................................................235
Asphodèles et barbelés ...................................................................................................235
« Mais cette leçon, la dois-je à l'Italie ou l'ai-je tirée de mon cœur ? » ........................240
Dionysos, Apollon, Ulysse, les lyrismes camusiens .......................................................244
LA FLÛTE DE DIONYSOS...............................................................................................249
Fusion-dispersion ...........................................................................................................251
Le satyre ...........................................................................................................................................256
Parole d'ivresse, extase fusionnelle dans « La Femme adultère » ...................................................258
Horizontalité .....................................................................................................................................261
Minéralisation ..................................................................................................................................263
658 Table
Table
Le sauvage ........................................................................................................................................264
La «macumba », dithyrambe brésilien. ...........................................................................................266
Procession et initiation .....................................................................................................................268
La part obscure .................................................................................................................................269
Innocence et culpabilité : de Caligula à Don Juan ........................................................275
Caligula, éclat maudit ......................................................................................................................276
Éros, Thanatos .....................................................................................................................................278
« Le dispendieux et l'économe » ..........................................................................................................280
Jeux, masques et reflets ........................................................................................................................281
Langage et vérité ..................................................................................................................................285
Sublime et nihilisme .............................................................................................................................286
Hybris tragique ....................................................................................................................................290
Don Juan ..........................................................................................................................................291
Le "je" dionysiaque ........................................................................................................296
Impersonnalité ..................................................................................................................................296
Poésie et folie ...................................................................................................................................299
La musique .....................................................................................................................301
Bizet contre Wagner .........................................................................................................................303
LA LYRE D'APOLLON.....................................................................................................306
L'individuation ...............................................................................................................306
Mon nom est "Personne" .................................................................................................................307
Le masque ........................................................................................................................................308
Ipse-idem ..........................................................................................................................................309
Intériorité et extériorité ....................................................................................................................311
Le lyrisme apollinien.......................................................................................................312
Illumination ......................................................................................................................................312
Verticalité..........................................................................................................................................315
De la fixation à l'objectivisation ......................................................................................................317
Les paysages ....................................................................................................................................318
Lyrisme de l'ascendance ...................................................................................................................319
Thalès et Solon .................................................................................................................................320
Poétique et actualité dans l'écriture journalistique ..........................................................................321
Poétique et histoire dans L'Été .........................................................................................................324
Le tragique et la beauté, « L'exil d'Hélène » ...................................................................................327
Apollon et Orphée ..........................................................................................................330
Mythologie .......................................................................................................................................330
« Le retournement et l'en-avant » ....................................................................................................331
L'enfance, la mort ............................................................................................................................332
Le déplacement, le mouvement .......................................................................................................334
Lyrisme lucide et herméneutique ....................................................................................340
Inspiration, transmission ..................................................................................................................340
Poésie et vérité .................................................................................................................................342
Lyrisme heuristique ..........................................................................................................................344
Langage et vérité...............................................................................................................................347
Nature et mesure ..............................................................................................................................349
Les cordes de la lyre et l'accord majeur .........................................................................351
Chant solaire et triomphant ..............................................................................................................351
Expansion dionysiaque, récession apollinienne, tension créatrice ..................................................352
Table 659
Table
L'ARC D'ULYSSE..............................................................................................................358
Le parcours d'Ulysse et le refus de l'immortalité............................................................358
Nostos................................................................................................................................................361
L'odeur aigrelette du concombre et l'émergence de la conscience ..................................................364
Héroïsme et humaine condition .......................................................................................................370
La condition d'homme.....................................................................................................374
La finitude, la mort ..........................................................................................................................374
Refus de l'héroïsme guerrier ............................................................................................................377
Célébration de la vie prosaïque ........................................................................................................379
L'arc et la lyre ................................................................................................................386
L'équilibre ........................................................................................................................................386
Épanchement et concision ...............................................................................................................388
Éthique et politique ..........................................................................................................................393
Un lyrisme qui rassemble................................................................................................395
Dandysme romantique et dandysme anémié ...................................................................................396
Un lyrisme méditerranéen : le chant d'un peuple ............................................................................398
Un lyrisme compassionnel ...............................................................................................................400
Une musicalité de la dissonance ....................................................................................405
Sommaire......................................................................................................411
tome 2
ADAM.............................................................................................................415
TEMPS ET RÉCIT..............................................................................................................415
L'homme et le temps........................................................................................................415
L'émergence du péché dans la culture hébraïque ..........................................................419
« L'indifférence clairvoyante »........................................................................................424
MATIÈRE FICTIONNELLE..............................................................................................428
Naissance d'une vocation : la tentation de l'idéalisme. .................................................429
Le rêve de Rictus .............................................................................................................................431
Communion mystique.......................................................................................................................432
Intuitions ..........................................................................................................................................434
Intellectualisation : La Maison mauresque ......................................................................................436
Habitant de Belcourt ......................................................................................................441
Labeur et fadeur ...............................................................................................................................449
Le quotidien .........................................................................................................................................453
Un monde de paroles........................................................................................................................457
La fadeur dans L'Étranger ...................................................................................................................458
De la parole retenue à la parole libérée ..............................................................................................460
La Peste, une chronique. ......................................................................................................................466
Tessiture nouvelle ...........................................................................................................468
Refus de l'intellectualisation.............................................................................................................468
L'obligation de vérité........................................................................................................................470
La mémoire des pauvres ..................................................................................................................471
Insignifiance et innocence ...............................................................................................................473
660 Table
Table
LE MAL..............................................................................................................................475
Prolégomènes .................................................................................................................475
Mal et sacré : la faute originelle, la part obscure .........................................................477
Le dit comme anathème, signe de séparation, de division, d'exil ...................................................477
De Plotin à saint Augustin ...............................................................................................................479
« L'étendue terrifiante du désir »......................................................................................................483
Le mal subi .......................................................................................................................................491
La mort comme signe de notre précarité .............................................................................................491
Une figure du mal radical : la souffrance et la mort des enfants ........................................................493
Passion, compassion, réconciliation ................................................................................................495
Une foi profane ....................................................................................................................................497
Mal et histoire : les totalitarismes et l'engagement nécessaire ......................................499
La culpabilité d'être vivant................................................................................................................503
L'ethos de l'écrivain .........................................................................................................................506
Moraliste ou moralisateur....................................................................................................................507
Mal et écriture ................................................................................................................508
L'œuvre d'art : de la dispersion à l'ordre, du discontinu au continu.................................................510
L'intensité du présent .......................................................................................................................514
De la page blanche à la sublimation et à la transgression ...............................................................515
L'art, sublimation de la hantise du désir terrifiant et de la mort effroyable ........................................517
Euphorie et dysphorie : les affres slaves.........................................................................518
Confusions aporétiques de l'Histoire et volonté de puissance .........................................................523
Stavroguine, la voix du sang d'un être diffracté ...................................................................................534
La confession de Stavroguine ..............................................................................................................537
Nicolaï et Jean-Baptiste .......................................................................................................................542
Variations féminines .........................................................................................................................546
Une aporie générique ?.....................................................................................................................551
ÉPOPÉE ET MÉNIPPÉE ...................................................................................................553
Entre "grand style" et nihilisme .....................................................................................553
Épopée ............................................................................................................................557
Epos ..................................................................................................................................................558
L'epos dans La Peste et dans Le Premier homme ................................................................................559
Dispositio et inventio .......................................................................................................................566
Les héros, les dieux, la guerre : lecture épique de La Peste ................................................................566
Le Premier homme, reconstruction du sens par l'art ...........................................................................573
Bribes épiques...................................................................................................................................579
Ménippée.........................................................................................................................582
Nouveaux prolégomènes définitoires ..............................................................................................582
Villes ménippéennes ........................................................................................................................585
La Peste : Polymorphisme et éclatement .........................................................................................592
Parole diffractée ..................................................................................................................................596
Le corps, la maladie, la mort ...............................................................................................................599
La Chute : réflexions dans un cercueil ............................................................................................601
« Le lyrisme cellulaire » .......................................................................................................................602
« Le rectangle vide » ............................................................................................................................604
Faute, innocence, jugement .................................................................................................................605
Procès du dire ......................................................................................................................................610
Table 661
Table
Dostoïevski et Tolstoï......................................................................................................614
In fine, le "grand style" ?................................................................................................617
Conclusion : l'homme labyrinthique..........................................................621
Quand dire, c'est perdre l'Un .........................................................................................621
Entre Éden et guerres .....................................................................................................622
Dix mots pour conclure ..................................................................................................623
La part obscure..................................................................................................................................624
Le déchirement et l'éparpillement ....................................................................................................626
L'ironie plutôt que le cynisme, l'humour .........................................................................................627
L'engagement ...................................................................................................................................628
La solitude et le silence.....................................................................................................................629
La liberté ..........................................................................................................................................630
Le style..............................................................................................................................................631
Derniers mots .................................................................................................................633
Bibliographie ...............................................................................................635
À PROPOS DE CAMUS....................................................................................................635
Les œuvres rencontrées, parcourues, explorées, exploitées ...........................................635
Pièces de théâtre, récits, nouvelles, essais .......................................................................................635
Préfaces, articles de revues ou de journaux......................................................................................636
Correspondances...............................................................................................................................636
Ouvrages et articles consacrés à Albert Camus.............................................................636
Colloques et ouvrages collectifs (par ordre chronologique)............................................................638
Revues...............................................................................................................................................639
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE........................................................................................639
Critique littéraire et technique du discours....................................................................639
Œuvres littéraires............................................................................................................642
Philosophie et sciences humaines ..................................................................................644
Histoire et sciences politiques.........................................................................................646
Ouvrages et journaux .....................................................................................................647
Index général ...............................................................................................649
Table .............................................................................................................657
Réalisé avec la suite bureautique libre OpenOffice.org http://fr.openoffice. org/ Pessac, juillet 2008
662 Table
RÉSUMÉ
La polyphonie dans l'œuvre de Camus : de l'unité ontologique à la fracture discursive
L'homme est un pantin en parure d'Arlequin, pris dans une double illusion, celle d'une
innocence originelle et celle d'un avenir radieux. L'auteur entreprend la mise en forme de ses désirs
d'unité ontologique et découvre dans l'écriture la fracture discursive constitutive de l'homme,
révélatrice des esquilles de l'être.
« De quel patchwork sommes-nous faits ? Quelle bigarrure en chacun de nous ? » écrit
Pontalis.
Trois figures mythiques permettent de mettre à l'épreuve cette recherche d'harmonie avec la
Cité, avec le monde, avec soi : Salomon, le constructeur du Temple, Orphée, le poète de l'absence et
Adam, le premier homme. À travers chacun d'eux, j'explore dans l'œuvre camusienne la tension
contradictoire entre la foi dans un Verbe fédérateur et la réalité de la polyphonie qui, loin d'être
dysphorique, se révèle féconde.
ABSTRACT
The polyphony in the work of Camus: from ontological unity to discursive rupture
Man is a puppet in fancy dress of Harlequin, caught in a double illusion, that of an original
innocence and that of a bright future. The author is setting up its longing for ontological unity and
discovers, writing, the discursive rupture constituting the man, revealing slivers of being.
"From which patchwork are we done? Which motley in each of us?", writes Pontalis.
Three mythical figures allow to test this search for harmony with the City, with the world,
with itself: Solomon, the builder of the Temple, Orpheus, the poet of absence and Adam, the first
man. Through each of them, I explore in the work of Albert Camus the contradictory tension
between faith in a unifying Word and the reality of polyphony which, far from being dysphoric, is
proving fruitful.