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Sociologie Des Mouvements Sociaux-Découverte (2005)

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Erik Neveu

Sociologie
des mouvements
sociaux
QUATRIÈME ÉDITION
Du même auteur

L’Idéologie dans le roman d’espionnage, Presses de la FNSP, 1985.


Regards sur la fraude fiscale (avec L. Cadiet), Economica, 1986.
Une société de communication ? Montchrestien, 1997.
Espaces publics Mosaïques (avec B. François), Presses universitaires de Rennes,
1999.
Sociologie du journalisme, La Découverte, 2001.
Political Journalism (avec R. Kuhn), Routledge, Londres, 2002.
Norbert Élias et la théorie de la civilisation (avec Y. Bonny et J.-M. de Queiroz,
dir.), Presses universitaires de Rennes, 2003.
Introduction aux Cultural Studies (avec A. Mattelart), La Découverte, 2003.
Féminins/Masculins (avec C. Guionnet), Armand Colin, 2004.
Lire le noir. Enquête sur les lecteurs de récits policiers (avec A. Collovald), Éditions
de la BPI, 2004.
Bourdieu and the Journalistic Field (avec R. Benson, dir.), Polity Press, Oxford,
2005.

ISBN 2-7071-4537-8

Le logo qui figure au dos de la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet
est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, tout particu-
lièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du
photocopillage.
Le code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément la
photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est
généralisée dans les établissements d’enseignement supérieur, provoquant une baisse
brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des
œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée.
Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la
propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement
ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français
d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute
autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisa-
tion de l’éditeur.

S i vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit
d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque,
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pouvez également retrouver l’ensemble de notre catalogue et nous contacter sur notre site
www.editionsladecouverte.fr.

© Éditions La Découverte, 1996, pour la 1re édition.


© Éditions La Découverte & Syros, Paris, 2000, 2002.
© Éditions La Découverte, Paris, 2005.
Dépôt légal : mars 2005
Introduction

Entrons-nous, comme certains chercheurs l’ont soutenu, dans une


« société des mouvements sociaux » ? Comme toute tentative de réduire
une époque à un phénomène, le propos peut être réducteur. Il demeure
qu’on ne saurait comprendre le XXe siècle sans ses mouvements sociaux.
Juin 1936, mai 1968, décembre 1995 sont des dates autres qu’anecdo-
tiques dans l’histoire française. Mais les mobilisations du siècle passé sont
aussi des luttes pour l’indépendance, comme celle symbolisée aux Indes
par Ghandi, ou des combats pour l’égalité des droits comme ceux des
Noirs états-uniens avec Martin Luther King. Elles incluent encore des
mobilisations pour la démocratie comme celle de Solidarnosc en Pologne,
sans oublier les combats comme ceux des paysans sans terre du Brésil
ou des habitants des bidonvilles de Téhéran [Bayat, 1998]. Malgré sa
jeunesse, le XXIe siècle confirme déjà la centralité du phénomène. La
France n’a-t-elle pas connu, en 2002-2003, des « millésimes » manifes-
tants spécialement riches (élection présidentielle, réforme des retraites,
guerre contre l’Irak) ? Les mobilisations et contre-mobilisations autour du
président vénézuélien Chavez, la révolution orange ukrainienne n’expri-
ment-elles pas la diffusion de ce répertoire d’action ? En associant volon-
tairement des mobilisations très hétérogènes, la catégorie des
mouvements sociaux a donné chair depuis un siècle au syndicalisme, au
féminisme, à l’écologisme, à beaucoup de processus de démocratisation
de régimes autoritaires ou totalitaires, à la résurgence du religieux comme
acteur politique majeur. Beaucoup d’événements majuscules, beaucoup
de « ismes » assurément. Mais l’ordinaire d’un mouvement social, ce sont
aussi des femmes et des hommes qui agissent, partagent intérêts,
émotions, espoirs. C’est encore une occasion privilégiée de mettre en
question le monde social tel qu’il tourne, de dire le juste et l’injuste. C’est
parfois le levier qui fait bouger la politique et la société, l’événement
partagé qui fait référence pour une génération, une mémoire.
L’analyse à chaud de ces mouvements n’est pas toujours à la hauteur
de leurs enjeux. Le vieux réflexe suspicieux qui identifiait « la rue » au
désordre, à une pathologie d’une démocratie qui ne saurait être que
4 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

représentative et bienséante, s’est démonétisé. La séduction d’une vision


parfois « policière », en termes d’irrationnel, reste en revanche puis-
sante. Faute d’expliquer des mouvements rarement anticipés, on feint de
les éclairer par les métaphores de l’explosion, de la contagion, du
carnaval. On cherche des manipulateurs, on se demande « pour qui
roule » tel groupe mobilisé. La paresse analytique prend encore la forme
du rangement forcé de l’événement dans des tiroirs familiers : celui du
« corporatisme » quand le conflit se passe dans une entreprise, du « popu-
lisme » pour les protestations des laissés-pour-compte de la modernité,
de l’« islamisme » dès que la caméra cadre un barbu ou un foulard dans
une manifestation à Istanbul ou Amman. Le simplisme des classements
rejoint un autre raccourci analytique : celui qui vise à juger avant de
comprendre. Trop de discours, même doctes, sur les mobilisations visent
à déconsidérer ou célébrer leurs objets, à conjurer les alarmes de leurs
producteurs ou à les grandir en prophètes du changement social.
La sociologie n’est jamais totalement étanche aux préjugés. Elle a
cependant, sur des formes d’analyse travaillant plus dans l’urgence, le
privilège du temps de réflexion, de l’enquête prolongée, de la compa-
raison organisée. Si l’engagement militant peut être producteur de
compréhension, il a aussi pour trait de viser avant tout l’action, de
reposer sur des convictions normatives. Le regard sociologique est plus
distant, plus soucieux d’aboutir à percer les pourquoi et les comment.
Combinant la proximité des enquêtes de terrain, et la distanciation que
produit leur traitement par un questionnement conceptuellement
armé, il vise un gain d’intelligibilité tant des déterminants objectifs de
l’action collective, que de ses composantes subjectives, vécues. C’est au
gain de connaissance qu’il apporte sur ces deux faces des mouvements
sociaux qu’il faut le juger.
Les huit chapitres de ce livre forment trois séquences. Les deux
premiers cadrent des questions de base : de quoi parle-t-on quand on
se confronte à un objet nommé « mouvements sociaux » ? Comment
éviter d’en faire un objet trop à part ou surinvesti par des jugements
de valeur ? Les chapitres III à V tentent de synthétiser la manière dont
les sciences sociales ont forgé des outils théoriques pour comprendre
les mouvements sociaux. Partant du modèle d’analyse dominant à la
fin des années 1970 (la théorie de la « mobilisation des ressources »),
les trois derniers chapitres montrent comment la dynamique princi-
pale de la recherche a consisté depuis vingt ans, sans invalider ce cadre
d’analyse, à explorer ce qu’il laissait initialement dans l’ombre. On y
questionnera donc l’expérience vécue de l’engagement, le rôle du
symbolique (croyances, médiatisation), des émotions, l’articulation
entre mobilisation et politique ou politiques publiques. On verra aussi
émerger des questions liées à la mondialisation : affecte-t-elle les
mouvements sociaux ? Les outils qui aident à penser ceux du Nord
sont-ils pertinents au Sud ?
I / Qu’est-ce qu’un mouvement social ?

I ntroduire une explication savante sur la notion de mouvement social,


n’est-ce pas compliquer à plaisir ce que chacun comprend par expé-
rience ? Des individus, ayant souvent en commun d’appartenir à une
même catégorie sociale, ont une revendication à faire valoir. Ils expri-
ment leurs demandes par des moyens familiers comme la grève, la
manifestation, l’occupation d’un bâtiment public. Décembre 1995 en
donnerait une claire illustration.
Le sens commun associe à l’idée de mouvement social un ensemble
de formes de protestation, relie au mot des événements, des pratiques.
Mais ce constat ouvre précisément des questions. Notre capacité à
meubler la notion d’exemples se double d’une fréquente impuissance
à comprendre, même à voir les mouvements sociaux d’autres sociétés
ou d’autres époques. Si l’historien ne nous fournissait pas une forme
de « sous-titrage » de l’événement, comprendrions-nous le message de
conflit social qu’adressent à leur patron, en 1730, les ouvriers d’une
imprimerie de la rue Saint-Séverin via la pendaison de la « grise », la
chatte favorite de son épouse [Darnton, 1985]* ? Saurions-nous
discerner, derrière les processions des « royaumes » du mouton, du coq
et de l’aigle où se regroupent les composantes de la cité de Romans lors
du carnaval de 1580, les signes d’une guerre sociale qui se terminera
dans le sang [Le Roy Ladurie, 1979] ? Le port d’un brassard noir par les
ouvriers sur une chaîne de montage japonaise en pleine activité nous
est-il intelligible comme l’expression d’un mécontentement collectif ?
À l’inverse, notre savoir-faire pour identifier les modes de protesta-
tion dans « notre » société soulève une autre question : les formes
d’expression liées au sentiment d’injustice seraient assez codifiées pour
que des modes d’emploi — d’où viennent-ils ? — canalisent d’avance
la protestation ? C’est encore l’association entre mouvement social et
expression d’un mécontentement qui ne va pas de soi. D’où vient-il que

* Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’ouvrage.


6 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

certains groupes ne recourent presque jamais à ce que le sens commun


associe aux mouvements sociaux ? La télévision n’a guère matière à
rendre souvent compte de manifestations de retraités ou d’avocats.
Serait-ce que ces groupes n’ont rien à revendiquer ? Que certains
groupes ne parviennent pas à se mobiliser ? Et pourquoi ? Que d’autres
voies que la mobilisation publique peuvent porter leurs revendications ?
Lesquelles ?
Enfin, au sein des phénomènes que le langage courant associe aux
mouvements sociaux, ne convient-il pas d’opérer quelques distinc-
tions ? Il n’est pas absurde d’étiqueter comme mouvements sociaux
l’Intifada, une grève de la faim de sans-papiers, une démission collective
de pompiers volontaires mécontents. En rester là serait un réflexe de
brocanteur du social, non d’analyste.

Dimensions de l’action collective

Pour être banalement employé, le terme d’action collective n’est pas


sans poser problème. Il est significatif que les ouvrages de synthèse
français qui l’utilisent pour proposer un panorama des analyses sur les
mobilisations recourent à des sous-titres tels que « Lutter ensemble »
[Fillieule et Péchu, 1993], ou « Mobilisation et organisation des mino-
rités actives » [Mann, 1991] pour expliciter leur propos. La difficulté naît
ici de la polysémie de l’adjectif « collectif ». Sous peine de produire un
inventaire plus digne de Prévert que de Durkheim, il faut opérer une
série de tris dans ce « collectif ».

L’agir ensemble comme projet volontaire

En partant d’une définition très molle de l’action collective, qui


l’identifierait aux situations dans lesquelles se manifestent des conver-
gences entre une pluralité d’agents sociaux, une variable d’intention
de coopération peut aider à procéder à un premier tri. Les phéno-
mènes auxquels Raymond Boudon a associé la notion d’effets pervers
ou émergents méritent ainsi d’être isolés. Cette notion recouvre les
processus qui résultent d’une agrégation de comportements individuels,
sans intention de coordination. L’opération « escargot » de chauffeurs
routiers qui bloquent un périphérique produira un résultat comparable
au bouchon suscité par les vacanciers qui se précipitent en voiture vers
les plages. La différence est cependant claire entre une action concertée,
liée à des revendications, et un résultat imprévu, parfois imprévisible,
découlant de l’addition de milliers de départs en vacances individuels.
Pour avancer vers une définition précise du « mouvement social », les
processus de diffusion culturelle sont justiciables d’une même exclu-
sion. Il existe assurément du « collectif » dans les phénomènes de mode,
QU’EST-CE QU’UN MOUVEMENT SOCIAL ? 7

de diffusion de styles de vie ou d’innovations. Mais ce collectif résulte


pour une part d’effets d’agrégation qui sont ceux du marché. À travers
des millions de décisions sérialisées, libres — dans les limites de tout
le travail de construction des définitions de la mode et du moderne
qu’opèrent les instances de critique, la presse, la publicité —, l’action
des individus engendre des verdicts collectifs, souvent dotés d’une
dynamique contraignante (il faut « en être »). Ceux-ci se traduisent en
modes vestimentaires, artistiques, en consécrations qui peuvent se
porter sur des objets, des thèmes (la défense de la nature…). Mais pour
être modelés socialement, ces phénomènes ne sont pas en général le fait
d’une intention explicite de coopération ou d’action concertée. Le trop
de succès d’une mode peut même incommoder ses adeptes, qui voient
dans son extension une perte de distinction. Par ailleurs, il ne suffit
pas qu’un comportement se diffuse pour y lire une volonté de peser
collectivement sur les formes de la vie sociale. Il paraît donc logique
de renvoyer les phénomènes de diffusion culturelle, de modes vers la
sociologie de la culture ou celle de l’innovation. Ceux-ci jouent
toutefois un rôle dans la construction d’identités, d’univers symbo-
liques sur lesquels peut s’appuyer l’émergence de mouvements sociaux.
Pour ne donner qu’un exemple, la fin des années soixante s’est accom-
pagnée dans la jeunesse étudiante de la diffusion d’un style vestimen-
taire et capillaire inédit, d’une banalisation de la consommation de
drogues, de nouvelles modes musicales (rock, folk), de nouvelles réfé-
rences intellectuelles (des marxismes à McLuhan via la revue Actuel).
Ces phénomènes de diffusion culturelle étaient alors étroitement liés à
l’émergence de mouvements sociaux tels le gauchisme, le mouvement
des femmes, celui des communautés. À ce titre, il n’est jamais inutile de
s’interroger sur la façon dont des évolutions culturelles peuvent être des
indicateurs ou des vecteurs possibles d’essor de mouvements sociaux.

Organisations contre mobilisations : confusion interdite ?

Dans une acception large, la notion d’action collective peut aussi


s’appliquer à la plupart des activités liées à l’univers de la production,
de l’administration. Le fonctionnement d’une entreprise, d’un SAMU
requiert un haut degré de division des tâches, une organisation rigou-
reuse de l’agir-ensemble. Les différences avec l’univers des mouve-
ments sociaux pourront sembler évidentes. La production de biens et
de services ne se distingue-t-elle pas nettement de la mobilisation des
énergies pour une revendication ? Le degré d’institutionnalisation
n’est-il pas incomparable ? La nécessité de gagner sa vie, l’organisation
hiérarchique de l’entreprise, l’importance du travail comme élément
structurant des existences garantissent a priori que chaque salarié
répondra à l’appel de la pointeuse. Les organisateurs d’un meeting ne
disposent pas de semblables ressources pour s’assurer que la salle sera
8 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

pleine, sauf — cela s’est vu — à louer des figurants. La comparaison


semblera enfin oublier une dimension de la croyance. Il n’est point
besoin d’une foi quelconque dans des valeurs sacrées de l’industrie auto-
mobile pour travailler dans un garage. Un minimum de croyance en la
« cause » s’impose à l’inverse pour manifester contre l’apartheid ou des
essais nucléaires.
Bref, l’évidence semble suggérer le caractère parfaitement artificiel
d’un rapprochement entre des objets que les classements, pour une fois
alliés, du sens commun et de la sociologie associent, pour les uns, à
l’analyse des organisations, pour les autres, à l’étude des mobilisations.
Mais un retour critique sur ces objets suggère bientôt un ensemble de
recouvrements troublants.
Quatre exemples l’illustreront. Le premier renvoie vers l’entreprise.
L’une des tendances récentes du management a été d’introduire dans
le fonctionnement de l’entreprise des techniques de mobilisation et de
motivation souvent voisines de celles des univers militants, voire des
sectes, faisant des cadres ou contremaîtres de véritables militants de
l’entreprise, cherchant à produire un rapport à la firme qui fasse vivre le
salariat comme une forme d’engagement total au service d’une cause
[Le Goff, 1992]. En deuxième lieu, le fonctionnement de certaines
administrations, dans le domaine de la santé publique par exemple,
permet de constater que les démarches mises en œuvre pour promou-
voir des politiques publiques ne sont pas sans parenté avec les objectifs
et moyens d’action de groupements militants. Est-il absurde de
comparer les campagnes de prévention du sida ou de l’alcoolisme que
développe le ministère de la Santé avec les actions que peuvent
promouvoir le mouvement Aides ou une association antialcoolique ?
Deux derniers exemples peuvent illustrer les proximités entre certaines
formes d’action militante et la logique des organisations économiques
et bureaucratiques. D’une part, les logiques d’entreprise pèsent d’un
poids croissant dans le fonctionnement de nombreuses mobilisations.
Une des façons à la fois de financer et de populariser une cause passe
par le développement d’une gamme de « produits » : livres, tee-shirts
imprimés, autocollants, vidéocassettes. D’autre part, certaines struc-
tures de type associatif et militant ont connu dans la période récente un
processus de professionnalisation qui s’est traduit par le développement
d’un corps de permanents et d’experts (juristes, communicateurs) qui
aboutit à une organisation interne voisine de celle d’une entreprise de
services.
Ces rapprochements aident à comprendre le parti pris au premier
abord paradoxal de certaines approches sociologiques qui ont, dès la
fin des années 1960 [Olson, 1966], sollicité les métaphores de l’entre-
prise ou des grilles de lecture issues de l’économie pour comprendre
mobilisations et conflits sociaux. Plus récemment, Erhard Friedberg
[1992] remettait en cause la pertinence des clivages entre analyse des
QU’EST-CE QU’UN MOUVEMENT SOCIAL ? 9

organisations, des marchés et des mouvements sociaux. Il observait


que l’analyse des organisations s’est constituée en insistant sur « […]
le caractère formalisé de leurs buts, structures et rôles », par opposi-
tion à la plus grande fluidité d’autres espaces d’action collective.
« Le raisonnement est sous-tendu par une sorte de partition […]. D’un
côté, le monde de l’organisation formalisée signifiant mise sous
contrôle et soumission, capitalisation du savoir, transparence et prévisi-
bilité, structuration et non-concurrence […]. De l’autre, le monde du
“marché”, de l’“action collective” ou du “mouvement social”, c’est-à-
dire de la concurrence, du surgissement, du devenir, de l’interaction
non structurée, désordonnée et aléatoire, de la fluidité, de l’égalité et
de l’absence de hiérarchie » [1992, p. 532]. Friedberg souligne la
« double erreur » qui fonde cette vision : erreur par sous-estimation du
degré d’organisation et de structuration d’univers en apparence très
fluides comme les mouvements sociaux ; erreur par surestimation de
la rigueur et de l’originalité de la formalisation des rôles et des struc-
tures dans les organisations. Dans cette logique, l’auteur invite à penser
organisations, marchés et mouvements sociaux comme un dégradé de
situations plus ou moins structurées et formalisées par des normes et
dispositifs de régulation, eux-mêmes plus ou moins centralisés et
visibles.

L’action concertée en faveur d’une cause

Le résultat de cette tentative de tri dans le feuilleté de la notion


d’action collective est de fournir à la fois des mises en garde et des typo-
logies. Les premières renvoient à la diversité de la notion d’action
collective et la relient à un réseau complexe de faits sociaux. Il faut réin-
tégrer l’histoire de chaque mouvement social dans un contexte culturel
et intellectuel. Mieux vaut aussi ne pas bâtir une muraille de Chine, qui
risquerait davantage de ressembler à la ligne Maginot, entre l’univers
des organisations et firmes et celui des mobilisations collectives. Cela
conduira notamment à solliciter des outils d’analyse issus de la science
économique.
La notion d’action collective examinée ici renvoie à deux critères. Il
s’agit d’un agir-ensemble intentionnel, marqué par le projet explicite des
protagonistes de se mobiliser de concert. Cet agir-ensemble se déve-
loppe dans une logique de revendication, de défense d’un intérêt maté-
riel ou d’une « cause ». Cette approche donne une définition resserrée
qui isole un type particulier d’action collective sans faire violence à ce
que l’on pourrait désigner comme les définitions intuitives de l’action
collective, à laquelle s’associent des pratiques comme la grève, la mani-
festation, la pétition. Pour reprendre une expression d’Herbert Blumer
[1946], cette action concertée autour d’une cause s’incarne en « entre-
prises collectives visant à établir un nouvel ordre de vie ». Ce « nouvel
10 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

ordre de vie » peut viser à des changements profonds ou, au contraire,


être inspiré par le désir de résister à des changements ; il peut impli-
quer des modifications de portée révolutionnaire ou ne viser que des
enjeux très localisés. Les individus investis dans la défense concertée
d’une cause peuvent être ceux que l’anglais désigne par l’acronyme
péjoratif de NIMBY (Not In My Back Yard — « Pas dans ma cour ! » —,
qui refusent une centrale nucléaire ou une autoroute au seul motif
qu’elle est près de chez eux) ou les porteurs de revendications plus
« désintéressées », plus universelles, tels l’abbé Pierre ou Lech Walesa.

La composante politique des mouvements sociaux

Les formes d’action collective concertée en faveur d’une cause seront


désormais désignées sous le terme de « mouvements sociaux ». Ce parti
pris obéit à une logique de commodité. Il permet de désigner une classe
de phénomènes d’une expression familière. Il vise surtout à enrichir
les premiers efforts de définition en introduisant dans ce concept un
élément d’articulation à l’activité politique. Comme a pu le souligner
Alain Touraine [1978], les mouvements sociaux sont, par définition,
une composante singulière et importante de la participation politique.

Une action « contre »

Un mouvement social se définit par l’identification d’un adversaire.


Si des collectifs se mobilisent « pour » — une hausse de salaire, le vote
d’une loi —, cette activité revendicative ne peut se déployer que
« contre » un adversaire désigné : employeur, administration, pouvoir
politique. Cette donnée implique d’attribuer un statut à part à toutes
les formes d’action collective qui, tout en répondant aux critères posés
précédemment, visent à répondre à un problème ou à une revendica-
tion en mobilisant au sein du groupe, et là seulement, les moyens d’y
répondre. Ce registre du self-help s’est illustré en particulier à travers le
mouvement mutualiste et coopératif, par lequel le mouvement ouvrier,
la paysannerie, certains segments du secteur public ont développé une
mobilisation originale visant à mettre sur pied, à partir de cotisations
volontaires des affiliés, des systèmes de protection contre la maladie,
d’assurances, des réseaux d’approvisionnement pour les besoins profes-
sionnels (engrais) ou la consommation familiale à des tarifs plus avan-
tageux que ceux du marché privé. Une telle mobilisation contourne le
conflit frontal. Comme dans le cas des expériences soixante-huitardes
de « communautés » analysées par Bernard Lacroix [1981], elle cherche
au sein du groupe les énergies et les ressources pour produire le « nouvel
ordre de vie », refusant l’affrontement. On se gardera cependant, là
encore, de construire un clivage absolu. Les expériences mutualistes
QU’EST-CE QU’UN MOUVEMENT SOCIAL ? 11

retraduisent dans d’autres régions les


Modèle coopératif et politisation partis politiques, de préserver par là le
poids et le rôle des élites rurales tradition-
Le Finistère voit se développer à la fin du nelles. Le modèle de Landerneau — qui
XIXe siècle un système coopératif sophis- dominera le département jusqu’aux
tiqué, fédéré à partir de 1911 par l’Office années soixante — offre un cas d’usage
central de Landerneau. Le réseau coopé- dépolitisant des structures coopératives
ratif ainsi construit ne requiert pas de ses puisque celles-ci œuvrent à monopoliser
adhérents une participation intense. Il leur la gestion des problèmes sociaux qui font
offre un ensemble de prestations qui l’objet de politiques publiques (politique
visent à répondre à un maximum des agricole), à figer une société rurale gérant
problèmes que peuvent rencontrer les ses tensions sans connexions au système
paysans. Initialement concentrée sur un politique national et aux luttes partisanes,
système d’assurances contre la perte du disqualifiées comme facteur de division
bétail, de points de vente où les agricul- du monde paysan. « Le système corpo-
teurs peuvent acheter à moindre coût les ratif met sous le boisseau les tensions et
engrais et produits nécessaires à leur acti- les conflits d’idées et d’intérêt », souligne
vité, l’offre de service ira se diversifiant : Suzanne Berger dans son étude significa-
commercialisation des produits des tivement intitulée Les Paysans contre la
exploitations, formation professionnelle, politique [1975].
tentatives pour imposer un modèle type Cet usage dépolitisant et conserva-
de bail rural prévenant les conflits entre teur du mouvement coopératif n’est
fermiers et propriétaires. « Landerneau » cependant ni une fatalité pour ce type
contrôle aussi dans les faits les structures d’institutions, ni le mode obligatoire
syndicales agricoles du département, d’organisation du monde rural. Le déve-
canalisées dans la logique corporatiste qui loppement du mouvement ouvrier dans
est celle de l’Office. les pays d’Europe du Nord s’est appuyé
Promu par des catholiques sociaux, sur des réseaux de mutuelles et de coopé-
encadré par des aristocrates ruraux, ce ratives de consommation. À l’époque
registre paysan du self-help est aussi pensé même de l’apogée de « Landerneau », les
par ceux-ci comme un outil destiné à paysans du département voisin des Côtes-
préserver les équilibres de la société rurale du-Nord sont plus investis dans des mobi-
traditionnelle, à contenir la pénétration de lisations liées aux partis et aux enjeux
l’État républicain dans les campagnes. politiques nationaux. L’hégémonie de
« Pendant cinquante ans, l’Office central « Landerneau » dans le Finistère même
a remplacé les services agricoles de l’État sera d’ailleurs remise en cause dans les
dans la région. C’était comme s’ils années 1960 par un mouvement social
n’avaient pas existé », note en 1960 un animé par de jeunes paysans socialisés par
responsable de la coopérative. Le projet la Jeunesse agricole chrétienne, beau-
explicite des dirigeants de Landerneau est coup plus mobilisés, directement tournés
de gérer localement, sur un registre vers une exigence de réformes par l’État.
corporatif qui laisse l’État hors du jeu,
l’ensemble des problèmes et tensions que Sources : S. BERGER [1975], D. HASCOËT [1992].

ou coopératives gagnent à être analysées en lien avec les mouvements


sociaux, à l’égard desquels elles ont aussi souvent constitué un complé-
ment qu’une alternative.
Un mouvement social est-il nécessairement politique ? Il faut définir
cette notion pour y répondre. Il est possible, comme cela fut le cas dans
les années 1970, de considérer comme « politique » tout ce qui relève
des normes de la vie en société. La conséquence — revendiquée —
12 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

d’une telle définition est que tout est politique, notamment les mouve-
ments sociaux. La lutte pour une hausse de salaire ne soulève-t-elle pas
la question de la répartition sociale des richesses ? Cette définition
comporte un mérite : celui de rappeler les rapports de pouvoir et de
sens qui s’investissent dans les actes les plus banals du quotidien, de
souligner la possibilité de les changer par la mobilisation. Mais une
conception qui met le politique partout rend impossible de percevoir
sa spécificité. L’éclairage retenu ici sera différent. Prend une charge poli-
tique un mouvement qui fait appel aux autorités politiques (gouverne-
ment, collectivités locales, administrations…) pour apporter, par une
intervention publique, la réponse à une revendication, qui impute aux
autorités politiques la responsabilité des problèmes qui sont à l’origine
de la mobilisation. L’infinie variété des mouvements sociaux interdit de
les considérer a priori comme automatiquement politiques. Une grève
limitée à l’espace de l’entreprise, des mobilisations d’intégristes visant à
s’opposer, en 1988, à la diffusion d’un livre de Rushdie peuvent consti-
tuer des conflits qui se règlent entre protagonistes privés, au sein de
ce que le langage commun désigne comme la société civile. La publi-
cité que reçoivent ces conflits dans les médias, leur discussion dans
l’espace public ne suffisent pas à leur donner un caractère politique.
Celui-ci n’intervient que lorsque le mouvement social se tourne vers les
autorités politiques : dans le cas de Salman Rushdie, lorsque les mobili-
sations demandent au gouvernement britannique d’interdire la vente
des Versets sataniques ou, à l’inverse, de faire respecter par l’action de la
police la liberté d’expression. La diversité des situations et des adver-
saires contre lesquels se construisent les mouvements sociaux n’interdit
pas de souligner des évolutions lourdes dans leur rapport au politique.

Les tendances à la politisation des mouvements sociaux

Historien-sociologue américain, Charles Tilly a mis en évidence


[1976 ; 1986] la tendance historique à la politisation des mouvements
sociaux et ses racines. D’une façon schématique, on peut suggérer que,
dans le cas français, les processus de mobilisation demeurent essentiel-
lement locaux jusqu’au début du XIXe siècle. Dans une société rurale,
régions et « pays » demeurent faiblement connectés à un centre écono-
mique et politique national [Weber E., 1983]. Les mouvements sociaux
se concentrent alors en affrontements restreints à l’espace de commu-
nautés locales, souvent dans une logique de face-à-face direct. La cible
des protestations appartient le plus souvent à un univers d’intercon-
naissance qui fait que l’adversaire est un individu connu avant d’être le
représentant d’une institution abstraite (firme, administration).
Deux processus vont bouleverser les conditions dans lesquelles se
développe l’activité protestataire. Il s’agit, en premier lieu, du mouve-
ment de « nationalisation » graduelle de la vie politique à travers
QU’EST-CE QU’UN MOUVEMENT SOCIAL ? 13

manifestation « blanche » de Bruxelles en


Mouvements sans adversaires ? 1996.
L’essor de ces mouvements est révéla-
La « marche blanche » belge, les manifes- teur de mutations dans les formes de
tations contre le terrorisme de l’ETA en l’engagement : souci d’une action
Espagne mais aussi les actions autour de concrète aux résultats visibles (Restau-
l’humanitaire ou de l’anti-racisme ont rants du cœur), malaise diffus visant le
suscité l’interrogation sur la montée d’un système politique (marche blanche), valo-
nouveau style d’action collective, parfois risation par-delà les frontières de l’idée de
désigné comme « mouvements de solida- commune humanité. On peut hésiter à y
rité » [Ibarra, 1999] ou « nouveaux voir l’avant-garde d’une forme stable et
mouvements émotionnels » [Rihoux et
centrale de mouvements sociaux pour les
Walgrave, 2000].
raisons mêmes qui font leur succès. La
Ces mobilisations ont en commun de
composante émotionnelle engendre des
comporter une puissante composante
mobilisations souvent éphémères. La
émotionnelle d’indignation, de compas-
distance revendiquée à toute prise de
sion. Leur structure organisationnelle est
position critique sur des enjeux poli-
souvent très lâche. Elles peuvent aussi être
tiques internes fonctionne aussi comme
caractérisées comme « sans adversaires »,
soit qu’elles visent avant tout à aider des un piège. S’ils prennent parti, ces mouve-
humains souffrants (humanitaire), soit ments perdent une part de leurs soutiens,
que leurs cibles soient consensuelles (le et d’abord celui des médias (cas de SOS
pédophile Dutroux et ses complices), soit Racisme lors de la guerre du Golfe). En
encore que ce qu’elles combattent (le demeurant dans une neutralité ostenta-
racisme) puisse difficilement être reven- toire, ils s’interdisent la mise en jeu des
diqué dans l’espace public [Juhem, 2001]. mécanismes de désignation de respon-
Ce caractère consensuel aboutit souvent sables et de formulation d’un programme
à les faire bénéficier d’une couverture de réponses qui seuls peuvent permettre
médiatique large et favorable qui a été à une mobilisation d’aller au-delà de la
une des clés du succès de la gigantesque capitalisation des indignations.

l’unification administrative du territoire, l’essor du suffrage universel, le


renforcement du rôle de l’État. Le pouvoir politique apparaît de plus
en plus nettement comme le foyer de la puissance, ce d’autant que
l’extension du suffrage s’accompagne du développement par le
personnel politique — républicain en particulier — de catalogues de
promesses plus précises, plus étendues quant à leur objet [Garrigou,
1992]. Par ailleurs, la dynamique de la révolution industrielle contribue
à disloquer et à désenclaver les communautés locales, à soumettre les
activités économiques aux mécanismes abstraits du marché. Elle fait
reculer simultanément le poids des situations d’interconnaissance, des
rapports de face-à-face, éloignant physiquement et symboliquement les
figures de pouvoir de l’expérience quotidienne. Ces tendances lourdes
se sont accompagnées d’un processus d’élargissement des interven-
tions étatiques. Pour une part, ce développement est le fait d’initia-
tives propres aux gouvernants et aux forces sociales dominantes pour
répondre à ce qu’ils perçoivent comme des besoins : formation des
cadres et de la main-d’œuvre par le système scolaire, lutte contre les
« fléaux sociaux » par des politiques d’hygiène et de santé publique.
14 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

Pour une autre part, ce développement est le fruit de mobilisations qui


visent à obtenir, par le canal de la loi, des droits et protections que
les rapports de force qui président au contrat de travail n’ont pu faire
aboutir. C’est le processus d’invention du droit social.
Le résultat convergent de ces tendances est de produire une forme
d’ubiquité de l’État. Intervenant plus et sur plus de choses, plus visible,
le pouvoir politique est de plus en plus perçu comme le destinataire
privilégié des protestations. Dès le milieu du XXe siècle, les mouve-
ments sociaux privilégient, spécialement en France, le recours à l’État
jusque dans les grands conflits du travail (accords Matignon de 1936 ;
négociations de Grenelle en 1968). Inséparable de la construction de
l’État social, cette logique de politisation va être confortée par d’autres
données.
L’histoire même des mouvements sociaux passe par la coûteuse expé-
rience des limites de victoires sectorielles, et du raccourci corrélatif que
représente le recours à l’État. Les États-Unis, pourtant réputés dans les
mythologies contemporaines être le monde des initiatives de la société
civile, en donnent un exemple éclairant [Oberschall, 1973 ; McAdam,
1982]. Dans la lutte contre la ségrégation raciale dans les États du Sud,
les organisations noires des années cinquante vont au départ construire
des mobilisations locales, dont les enjeux consistent à faire reculer la
ségrégation de façon concrète sur les sites de conflit. La popularité de
Martin Luther King doit ainsi beaucoup au long mouvement de boycott
des bus scolaires réservés aux enfants noirs qu’il anime en 1955-1956
à Montgomery (Alabama). La dynamique du mouvement repose
d’abord sur la diffusion de ces mobilisations locales. Le 1er février 1960,
un groupe de jeunes Noirs d’un college local réalise le premier sit-in.
Ils s’assoient dans la partie réservée aux Blancs d’une cafétéria de
Greensboro (Caroline du Nord) et refusent de partir aussi longtemps
qu’ils n’auront pas été servis. Deux mois plus tard, le nombre de sit-in
dépasse les soixante-dix, dans quinze États. Malgré cela, les mobilisa-
tions locales se révèlent épuisantes et très coûteuses en énergie. Même
lorsqu’elles aboutissent à la victoire, et obligent un shérif ou un gérant
de cafétéria à mettre un terme à des pratiques racistes, ces luttes n’ont
d’effet que ponctuel. Les succès acquis dans un comté ne font que
rendre visibles ceux à arracher dans cent autres. La stratégie du mouve-
ment pour les droits civiques va donc se déplacer vers le pouvoir fédéral
à Washington. Il s’agit désormais d’orienter les mobilisations vers une
intervention fédérale sous la forme de lois, de décisions de la Cour
suprême qui interdisent les pratiques racistes explicites ou larvées. Cet
appel au pouvoir central évite la dispersion du combat contre une quin-
zaine de législatures d’États fédérés, des centaines de shérifs. On voit
par là en quoi de simples considérations tactiques d’efficacité, nées de
l’expérience de la lutte, contribuent aussi à une tendance lourde à
l’appel à l’État, à la politisation des mobilisations.
QU’EST-CE QU’UN MOUVEMENT SOCIAL ? 15

Politiques publiques, opacité, politisation

D’autres données sont venues depuis l’après-guerre conforter ces


évolutions. Elle découlent de la place prise par les politiques publiques,
et des incidences des processus de construction européenne et de
« globalisation » de l’économie. La notion de politiques publiques
[Muller, 1990] désigne l’action des autorités étatiques, lorsque celles-ci
traitent de divers dossiers, par opposition à la politique comme lutte
pour l’exercice du pouvoir. Plus explicite, l’anglais oppose les policies
— politique agricole, politique énergétique, etc. — aux politics
— programmes électoraux, stratégies partisanes.
Les politiques publiques sont une dimension centrale de l’activité
gouvernementale. Elles sont aussi la résultante du processus historique
de division sociale du travail qui engendre une société de plus en plus
sectorisée, fragmentée en micro-univers : agriculture, recherche, santé
publique, transports, etc. Chacun de ces sous-univers tend à se réguler,
à travers des processus de décision issus des négociations entre les admi-
nistrations, groupes de pression, institutions qui lui sont propres. Ainsi,
si la définition des politiques agricoles s’est généralement achevée par
un débat parlementaire et le vote de lois d’orientation, ces textes ne
faisaient pour l’essentiel que reprendre des choix issus des négocia-
tions entre hauts fonctionnaires du ministère de l’Agriculture, syndicats
paysans, chambres d’agriculture, etc. Or, la juxtaposition de politiques
sectorielles nées d’une série d’univers sociaux compartimentés n’aboutit
pas magiquement à une politique globale cohérente. Les dysfonction-
nements d’un secteur social sont, en bien des cas, les effets indirects
de politiques publiques sur d’autres secteurs. Une part du « problème
des banlieues » actuel découle directement de politiques du logement
à courte vue qui, dans les années 1960, ont stimulé l’accès à la propriété,
avec des arrière-pensées électorales, aboutissant à des situations accrues
de ségrégation sociale dans l’habitat, d’aggravation des conditions de
vie faute de politiques parallèles de maîtrise des implantations
d’emplois, des transports. Bref, le développement des politiques
publiques engendre… un besoin de politiques publiques plus ration-
nelles pour anticiper sur les effets des choix pratiqués dans d’autres
secteurs.
Le lien entre les politiques publiques et l’hypothèse de politisation
tendancielle des mouvements sociaux est au moins double. En stabili-
sant des espaces et des procédures de négociation, où les pouvoirs
publics jouent un rôle clé, autour des enjeux propres à chaque micro-
univers social, chaque politique publique suscite le désir des groupes
mobilisés d’être reconnus par telle ou telle bureaucratie étatique comme
interlocuteur légitime, rend visible la nécessité d’être dans le club des
acteurs stratégiques pour peser sur les décisions. Mais, surtout, les poli-
tiques publiques sont de formidables instruments d’opacité. Elles
16 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

fonctionnent pour les profanes dans ce qui est la pénombre de


marchandages entre des groupes aux sigles mystérieux. Les phéno-
mènes d’internationalisation (OMC, Union européenne) multiplient les
partenaires, éloignent spatialement le site et les acteurs de la décision,
suscitent un sentiment d’illisibilité, d’opacité des choix. Des questions
en apparence aussi simples que « Qui a décidé ? » « Où ? » « Quand ? »
« Pourquoi ? » prennent la forme d’énigmes. On comprend que, faute
d’un adversaire identifiable, d’une lisibilité des phénomènes qui les
affectent, les groupes et organisations se tournent vers l’État et les auto-
rités politiques, perçus comme le seul « guichet » accessible, comme le
siège d’un savoir et d’un pouvoir d’action — au demeurant revendiqués
en période électorale — sur un monde complexe, sur des autorités loin-
taines et supranationales. Le mouvement des marins-pêcheurs au prin-
temps 1993 peut illustrer ces phénomènes. La colère des pêcheurs, liée
à une chute des cours du poisson, aggravée par des importations de pays
non membres de l’Union européenne, pouvait malaisément trouver un
adversaire proche et identifiable. Affectés eux-mêmes par cette crise, les
mareyeurs de villes portuaires ne pouvaient s’en voir imputer la respon-
sabilité. Les décisions et réglementations élaborées à Bruxelles par une
administration lointaine, sans visage et au fonctionnement mysté-
rieux se prêtaient mal à l’identification d’un adversaire auquel la
confrontation soit possible. Il n’est alors pas étonnant que les interviews
de pêcheurs publiées par la presse fassent une large place à un senti-
ment de complot contre la pêche française, à l’évocation de mysté-
rieuses influences internationales. On comprend aussi le réflexe de la
profession : se tourner vers le seul « guichet » à la fois proche, identi-
fiable et présumé efficace, le gouvernement français et le ministre de
tutelle.

Une arène non institutionnelle ?

En s’inspirant librement des travaux de Stephen Hilgartner et Charles


Bosk [1988], on définira une arène comme un système organisé d’insti-
tutions, de procédures et d’acteurs dans lequel des forces sociales
peuvent se faire entendre, utiliser leurs ressources pour obtenir des
réponses — décisions, budgets, lois — aux problèmes qu’elles soulèvent.
Deux éléments sont à souligner. Une arène est un espace de mise en visi-
bilité et de traitement d’un dossier considéré comme problème social.
Les arènes reposent sur des processus de conversion de ressources. Investir
dans une arène, c’est y viser, à l’issue du processus des gains, l’acquisi-
tion de ressources ou de pouvoirs dont on ne disposait pas au début.
Lorsque les travailleurs indépendants du mouvement Poujade investis-
sent en 1956 l’arène électorale, ils visent à obtenir, à travers la transfor-
mation d’une organisation de type syndical en mouvement politique,
QU’EST-CE QU’UN MOUVEMENT SOCIAL ? 17

un relais au sein du Parlement qui leur donne un pouvoir direct d’élabo-


ration des lois les concernant. Quand les associations des familles de
victimes du sida à la suite de transfusions sanguines utilisent l’arène
judiciaire, elles y investissent des ressources — de l’argent, des compé-
tences juridiques, la capacité d’ester en justice que donne la loi de 1901
sur les associations. Elles en retirent des ressources comparables à celles
qu’elles avaient investies — de l’argent sous forme d’indemnisations —
et, de façon plus essentielle pour elles, un gain symbolique à travers la
reconnaissance par les tribunaux d’une faute, les sanctions qui frappent
des autorités jugées coupables.

L’arène des conflits sociaux

Les mouvements sociaux peuvent utiliser les arènes sociales institu-


tionnalisées : médias, tribunaux, élections, Parlement, conseil muni-
cipal. Mais en rester à cette observation ferait passer à côté d’un trait
essentiel des mouvements sociaux. À travers la palette des actions
protestataires, ils sont aussi les producteurs d’une arène spécifique :
l’arène des conflits sociaux à travers les grèves, manifestations, boycotts,
campagnes d’opinion. L’un des traits singuliers de cette arène est de
fonctionner comme un espace d’appel, au double sens du terme. L’appel
vaut littéralement comme cri, expression d’une demande de réponse à
un problème. Il vaut aussi au sens judiciaire de recours à une juridiction
plus élevée pour obtenir la modification d’un premier verdict tenu pour
injuste. En faisant appel — au sens de demande — à la mobilisation,
à l’opinion publique, le mouvement social fait aussi appel — au sens
judiciaire — de ce qu’il perçoit comme un refus de l’entendre ou de
lui donner satisfaction au sein des arènes institutionnelles classiques.
L’acquittement en 1992 des policiers de Los Angeles qui s’étaient rendus
coupables du tabassage de l’automobiliste noir Rodney King va provo-
quer en quelques heures d’énormes émeutes dans les quartiers noirs.
Cette mobilisation aura pour effet en retour de contraindre les pouvoirs
publics à une réouverture de l’arène judiciaire ; à un nouveau procès au
terme duquel les comportements racistes du Los Angeles Police Depart-
ment seront en partie sanctionnés. Elle aboutit aussi, à travers la mise
sur pied d’une énième commission d’enquête sur les troubles raciaux, à
réintroduire dans l’ordre du jour des médias et des autorités municipales
et fédérales les questions liées aux tensions entre groupes ethniques, aux
politiques de la ville [Baldassare, 1994]. C’est aussi l’interconnexion des
arènes qui ressort ici, la fonction de l’arène des mouvements sociaux
comme espace d’accès aux arènes institutionnelles.
Ce schéma d’analyse contient des présupposés qui gagnent à être
explicités. Décrire les mouvements sociaux comme producteurs d’une
arène singulière où s’expriment des revendications qui ne trouvent pas
accès ou solution dans les arènes plus institutionnalisées, comme les
18 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

parlements, les ministères, la presse, revient à identifier les mouvements


sociaux aux seules mobilisations des groupes « dominés », « exclus »,
« marginaux », pour emprunter au lexique de la mise à l’écart. Pareille
description risque alors de tomber dans le piège que signalait Fried-
berg : opposer un univers de l’institutionnalisé, de l’organisé, régi par
des règles et des procédures fermes, à l’effervescence créatrice et confuse
des mouvements sociaux.

Un registre d’action dominé ?

Faut-il considérer que les mouvements sociaux sont, par essence, les
armes des faibles en quelque sorte réduits à manifester et à faire grève
faute de pouvoir être entendus par des voies plus institutionnelles ? Une
telle vision peut aboutir à des simplismes. Une conception essentia-
liste de la « domination » pourrait y conduire. Existeraient alors des
groupes et classes assignés en permanence au triste statut de dominés, à
l’obéissance dans tout rapport de pouvoir. La diversité des formes de
domination est un fait que l’expérience comme l’héritage de la socio-
logie, depuis Marx et Weber, se conjuguent pour illustrer et expliquer.
Que des groupes (ouvriers, populations colonisées, etc.) subissent, en
des moments historiques donnés, une forme de cumul de situations
de domination économique, culturelle, politique constitue un autre fait
objectivable. Mais si les formes de la domination sont plurielles, elles
n’existent aussi que relationnellement. Parler sociologiquement de
domination suppose d’en réintroduire les protagonistes dans des
réseaux structurés d’interdépendances. Un groupe de négociants d’une
cité portuaire peut être « dominant » dans l’espace local, quantité négli-
geable et par là « dominé » dans un espace national ou international.
Des agriculteurs âgés peuvent être en position dominée et dépassée dans
leur univers professionnel et se trouver au centre de réseaux de sociabi-
lité et de pouvoir lors des élections au village. La notion de domination
retenue ici est relationnelle, ne préjuge pas des formes plurielles de ce
rapport de force.
Une autre simplification, soulignée par Michel Offerlé [1994], consis-
terait à construire une dichotomie rigide entre l’univers — suspect —
des mouvements sociaux et celui — plus présentable — des groupes
de pression. Ce serait laisser échapper les éléments de continuité et de
recouvrement entre ces deux catégories qu’il faut penser sur le mode
d’un dégradé de situations. Un mouvement social qui dure et réussit
tend à se cristalliser en groupe de pression, à disposer d’accès routi-
nisés aux lieux de décision, comme le montre l’histoire du syndicalisme
européen. À l’inverse, un groupe de pression qui sent ses interlocu-
teurs insuffisamment attentifs s’emploiera à mobiliser des soutiens. La
Mutualité française le fit dans les années 1980 contre des projets de
réforme de la Sécurité sociale.
QU’EST-CE QU’UN MOUVEMENT SOCIAL ? 19

La question du rapport à la publicité (au sens juridique) est probable-


ment un point de clivage plus décisif. Les mouvements sociaux ont
besoin de publicité : celle des médias, de l’argumentation publique, du
tapage aussi. Les groupes de pression peuvent en faire un usage compa-
rable, comme le montrent les actions de communication des indus-
tries du tabac. Mais ils fonctionnent d’abord à la négociation feutrée,
à l’association permanente et souvent silencieuse aux processus déci-
sionnels que leur assure leur reconnaissance comme interlocuteurs par
les autorités politico-administratives concernées. Les paradoxes d’une
telle situation à l’égard d’un idéal démocratique valent d’être soulignés.
Une part centrale de l’élaboration de politiques affectant la vie quoti-
dienne se déroule sous forme de discussions entre appareils « représen-
tatifs », groupes de pression et segments de la haute administration sans
que cela se double toujours d’une publicité des débats et des enjeux
dans l’espace public [Rosanvallon, 1981]. À l’inverse, l’action de la
« rue », souvent décriée par rapport à un modèle libéral de la démo-
cratie, est, elle, contrainte de se développer dans des conditions de
publicité qui donnent davantage prise au jugement critique de
l’ensemble des citoyens.
En prenant au sérieux ces réserves, il reste possible de donner une
réponse positive à la question posée. Oui, les mouvements sociaux
constituent tendanciellement une arme des groupes qui, dans un espace
social et un temps donnés, sont du mauvais côté des rapports de force.
Il existe bien une affinité entre la position structurelle de dominé et le
recours à des formes moins institutionnalisées, moins officielles de prise
de parole. On pourrait en suggérer avec Offerlé [1994] une forme d’illus-
tration par l’absurde. Est-il si courant d’assister à des manifestations
d’énarques ? Des meetings de traders ? Des sit-in de P-DG ? À l’inverse,
avons-nous beaucoup d’exemples de colloques de SDF ? de chargés de
communication des chômeurs ?

Instituer l’action collective : répertoires et organisations

Tilly a élaboré [1986] la notion de « répertoire d’action collective »


pour suggérer l’existence de formes d’institutionnalisation propres aux
mouvements sociaux. « Les individus concrets ne se retrouvent pas pour
l’Action collective. Ils se rassemblent pour adresser une pétition au
Parlement, organiser une campagne d’appels téléphoniques, manifester
devant la mairie, détruire des métiers à tisser mécaniques, se mettre en
grève » [1976, p. 143]. Les groupes mobilisés puisent dans des réper-
toires disponibles qui leur offrent des genres, des mélodies. Tilly précise
sa métaphore en évoquant le jazz, où l’existence d’un répertoire de stan-
dards n’est jamais exclusive d’improvisations sur les thèmes disponibles.
20 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

L’empreinte de l’Histoire

Le sens de la métaphore est clair. Tout mouvement social est


confronté à une palette préexistante de formes protestataires plus ou
moins codifiées, inégalement accessibles selon l’identité des groupes
mobilisés. La manifestation, la réunion publique sont des formes routi-
nisées d’expression d’une cause, d’une revendication. Elles sont aussi
susceptibles d’infinies variations. Certains organisateurs de manifesta-
tions sont ainsi devenus de véritables experts en organisation de happe-
nings colorés où le défilé peut être accompagné d’orchestres, de
distribution de produits du terroir chez les paysans. Ces variations elles-
mêmes ne sont jamais erratiques. Elles dépendent d’abord des particu-
larités du groupe mobilisé. Une profession aux effectifs restreints,
comme les avoués lors de la réforme des professions de justice, préférera
une campagne de presse ou un travail de lobbying à la manifestation qui
sollicite le poids du nombre. Le monde étudiant, avec ses amphi-
théâtres qui paraissent prédestinés à un tel usage, se prêtera davantage
au rituel des assemblées générales quotidiennes que le milieu paysan,
avec son habitat souvent dispersé, sa moindre propension aux joutes
verbales sans fin.
Plus profondément, l’apport de Tilly est, à nouveau, de réintégrer le
temps long dans l’analyse des mouvements sociaux. La construction
des États et le développement du capitalisme engendrent la politisa-
tion des mouvements sociaux. Ils affectent aussi leurs répertoires
d’action collective. L’analyse de Tilly consiste à cerner dans un premier
temps les répertoires typiques d’avant la révolution industrielle, quand
les communautés villageoises ou urbaines sont encore peu marquées
par une nationalisation systématique des enjeux sociaux. Trois traits
se dégagent alors. Les actions protestataires se déploient dans l’espace
local, vécu, celui de la communauté. Elles fonctionnent souvent par
détournement ou parasitage de rituels sociaux préexistants. Dans son étude
sur le Var sous la Restauration, Maurice Agulhon [1970] montre
comment ce registre permet aux paysans d’exprimer symboliquement
des revendications ou des attentes politiques, par des violences exercées
contre un mannequin de paille dont le costume évoque celui des auto-
rités, ou lors de parodies de procession où l’effigie du saint local est
remplacée par le buste d’un personnage politique. La dimension du
patronage constitue une troisième donnée de ces répertoires précapita-
listes. Les groupes mobilisés cherchent le plus souvent le soutien d’un
notable local, soit comme intercesseur auprès d’autorités plus loin-
taines, soit comme protecteur contre d’autres membres de la commu-
nauté. Edward Thompson [1993] a montré, par exemple, combien les
débordements qui accompagnaient les fêtes villageoises anglaises, sous
forme d’attaques contre les biens et maisons des non-conformistes reli-
gieux, reposaient sur la collusion bienveillante entre paysans et
Les répertoires d’action collective
Dans la France des années 1650-1850 Dans la France des années 1850-1980
Modèle communal patronné Modèle national autonome
1. Emploi fréquent de moyens d’action normalement réservés aux autorités, 1. Emploi de moyens d’action relativement autonomes auxquels les autorités
pour les ridiculiser, s’y substituer au nom du bien de la communauté. n’ont jamais ou rarement recours.
Exemple : réquisition de grains. Exemples : grèves, manifestations, pétitions.
2. Défense d’intérêts généraux de corporations ou de communautés plus que 2. Défense fréquente d’intérêts spécifiques par des groupements ou associations
d’intérêts particuliers. dont le nom même constitue le programme (Union pour…, Association de
Exemples : sabotages de machines, lutte contre la clôture des terres commu- défense de…).
nales, expulsion d’agents du fisc, batailles rangées entre villages. Exemples : associations de la loi de 1901, syndicats, groupes d’intérêt, grève
d’entreprise plus que de « métier ».
3. Recours à de puissants patrons pour redresser les torts, représenter la 3. Défis directs aux autorités et concurrents, surtout aux autorités nationales,
communauté. plutôt que recours au patronage.
Exemple : recours au prêtre, au noble comme intercesseurs. Exemples : insurrections programmées, occupations de bâtiments publics,
séquestrations.
QU’EST-CE

4. Prédilection pour les fêtes et rassemblements autorisés comme cadre 4. Organisation délibérée d’assemblées chargées d’articuler les revendications.
d’expression des doléances. Exemples : assemblées générales, organisation d’états généraux de…
Exemple : cortèges tendancieux lors de fêtes (le « carnaval de Romans »
analysé par Le Roy Ladurie [1979]).
5. Expression répétée des doléances et revendications sous forme symbolique 5. Déploiement de programmes, de slogans, de signes de ralliement.
(effigies, pantomimes, objets rituels). Exemples : campagnes ouvrières pour la journée de huit heures, logos, mots
Exemples : pendaison de mannequins, le « massacre de chats » analysé par d’ordre nationaux, plates-formes.
Darnton [1985].
6. Rassemblement sur les lieux mêmes de l’injustice, des logis de ses auteurs par 6. Action sur les lieux les plus susceptibles d’attirer l’attention.
QU’UN MOUVEMENT SOCIAL

opposition aux sièges du pouvoir public. Exemples : organisation des grandes manifestations à Paris, mobilisations
?

Exemples : charivari, sacs de maisons privées et de résidences aristocratiques. « médiatiques ».


21

Source : à partir de TILLY [1986].


22 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

représentants de la gentry, pourtant investis des missions de police et


de justice. Vers le milieu du XIXe siècle, ce répertoire va subir un
ensemble de modifications lentes mais radicales. Il se dégage d’abord
des frontières de l’espace local pour élargir ses horizons d’action : grèves et
mobilisations nationales, revendications portées vers le pouvoir central.
La protestation acquiert également une autonomie croissante, elle
s’émancipe du patronage des notables ou du clergé, se trouve prise en
charge par des organisations ad hoc (syndicats, associations). Elle prend
simultanément, et l’influence des compétitions électorales n’y est pas
étrangère, des formes plus intellectualisées, plus abstraites : programmes
et slogans l’emportent sur l’usage de symboles. Les registres expressifs
du mécontentement cessent graduellement d’être dérivés de rituels
sociaux préexistants pour (ré)inventer des formes d’action pleinement
originales comme la grève, la manifestation. La mutation à long terme
des répertoires peut aussi se penser comme marquée par un processus de
pacification, de recul et de maîtrise de l’usage de la violence par policiers
et protestataires.
La problématique de Tilly doit s’interpréter avec souplesse. Le chan-
gement des répertoires est rarement un événement brutal et datable.
Les répertoires peuvent se survivre, se superposer. L’Inde contempo-
raine permet ainsi d’observer dans le même espace-temps des formes
d’action collective propres au syndicalisme moderne, et l’activation
régulière de mobilisations par lesquelles hindous et musulmans se
provoquent et s’affrontent en utilisant à cette fin les rituels religieux
de procession [Jaffrelot, in Martin, 2002]. Les classements de Tilly ne
sont pas figés pour l’éternité. On verra (chapitre VII) qu’émerge peut-
être un répertoire de troisième génération, internationalisé, reposant sur
l’expertise mêlant en réseaux mouvements sociaux, ONG internatio-
nales et experts. Mais cette possible mutation viendrait confirmer que
les mouvements sociaux connaissent des dimensions d’institutionnali-
sation, des régularités. La question de l’organisation en est une autre
facette.

La question de l’organisation

Des mouvements sociaux peuvent émerger sans que des organisa-


tions préexistantes en soient les initiatrices. Nombre d’émeutes raciales
aux États-Unis correspondent à ce schéma, tout comme la plupart des
violences dans les banlieues françaises depuis les années 1980. Mais tel
n’est pas le cas le plus habituel. Tout mouvement social qui tente de
s’inscrire dans la durée pour atteindre des objectifs est confronté à la
question de l’organisation. L’existence d’une organisation qui coor-
donne les actions, rassemble des ressources, mène un travail de propa-
gande pour la cause défendue ressort comme une nécessité pour la survie
du mouvement, ses succès. William Gamson [1975] en donne une
QU’EST-CE QU’UN MOUVEMENT SOCIAL ? 23

Piven et Cloward ne prétendent pas


Piven et Cloward : produire une théorie générale de la
une sociologie spontanéiste « bonne » organisation, mais une réflexion
des mouvements sociaux sur les mobilisations des « pauvres ». Elle
des « pauvres » ? repose sur trois arguments. Le premier est
le plus contestable empiriquement. Il
Dans Poor People’s Movements, Frances Fox consiste à souligner que les mobilisations
Piven et Richard Cloward [1977] analysent des défavorisés éclatent spontanément. Les
divers mouvements sociaux au sein des deux autres ont trait aux réactions des élites
couches les plus déshéritées de la société menacées. Celles-ci cherchent alors des
américaine : chômeurs et ouvriers des interlocuteurs organisés auxquels faire des
années 1930, mobilisations noires pour les concessions. Elles oublient promesses et
droits civiques, luttes pour les droits interlocuteurs dès que la menace décline.
sociaux. Ils y relèvent le souci constant des Ces deux sociologues ont été eux-
cadres militants de structurer la protesta- mêmes des organisateurs de premier plan
tion par une forte organisation et dressent du mouvement des welfare rights dans les
un bilan très critique de cette orientation. années 1960. Leur thèse, inséparablement
« Quand les travailleurs se lancent dans les militante et sociologique, n’est donc pas un
refus du principe de l’organisation. Elle
grèves, les organisateurs vendent des cartes
suggère davantage une organisation à
d’adhérent, quand les locataires refusent de
deux niveaux. Au plan local, des structures
payer les loyers et résistent aux policiers, les
souples et décentralisées, usant de
organisateurs forment des comités
méthodes d’action offensives, voire illé-
d’immeuble, quand des gens brûlent et
gales, pour maintenir une mobilisation en
pillent, les organisateurs profitent de ces
développant une action continue, marquée
“moments de folie” pour rédiger des
par des résultats tangibles, auprès des inter-
statuts […]. Les organisateurs n’ont pas
locuteurs directs (services publics). La force
seulement échoué à tirer profit des occa-
accordée à un illégalisme de masse est ici
sions données par la montée de l’agita-
essentielle. À un second niveau, une « orga-
tion, ils ont typiquement agi en freinant ou
nisation d’organisateurs » (p. 284) faite de
limitant la force dévastatrice que les plus travailleurs sociaux, de religieux,
défavorisés étaient parfois capables de d’étudiants aurait une tâche de coordina-
mobiliser […]. Le travail de construction tion, d’élaboration d’une stratégie natio-
des organisations tendait à faire aban- nale. Cette semi-professionnalisation de la
donner la rue aux gens pour les enfermer structure de coordination vise à prévenir la
dans des salles de réunion […]. Pour perte d’énergie militante de la base dans
l’essentiel, les organisateurs tendent à agir des luttes de pouvoir internes, dans un
contre les explosions sociales parce que, lobbying soucieux de respectabilité — et par
dans leur quête de ressources pour main- là défavorable aux actions illégales — pour
tenir leurs organisations, ils sont irrésistible- se faire reconnaître des autorités. Jugé
ment conduits vers les élites, et vers les potentiellement manipulateur par une
soutiens matériels et symboliques qu’elles majorité des cadres du mouvement, ce
peuvent fournir. Mais les élites ne lâchent second volet sera récusé, au profit d’une
ces ressources que parce qu’elles compren- organisation centralisée classique qui
nent que c’est la construction des organi- produira les effets dénoncés par Piven et
sations, pas l’agitation, qui importe aux Cloward et leur interdira de soumettre leur
organisateurs » (p. XXI-XXII). thèse à une vérification pratique.
24 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

preuve convaincante à partir d’une étude sur cinquante-trois mobilisa-


tions aux États-Unis entre 1800 et 1945. Il définit une norme de
« bureaucratisation » des mouvements à partir de critères tels que l’exis-
tence de statuts écrits, la tenue d’un fichier des adhérents, une organi-
sation structurée en plusieurs échelons hiérarchiques. Les mouvements
sociaux dotés d’une telle organisation parviennent, dans 71 % des cas,
à être reconnus par leurs interlocuteurs contre 28 % pour les mouve-
ments moins organisés. Dans 62 % des cas, ils font aboutir une partie
au moins de leurs revendications, contre 38 % pour les mobilisations
moins organisées. Les chiffres montrent encore qu’une organisation
fortement centralisée, mais surtout unie, se révèle plus efficace.
En pratique, l’immense majorité des mouvements sociaux est struc-
turée par des formes plus ou moins rigides d’organisation : relais
partisans, syndicats, associations, coordinations, rôle central dévolu à
quelques animateurs. Mais ce constat laisse ouvert un débat relatif aux
formes de l’organisation. Robert Michels [1914] a théorisé, à partir du
cas des partis sociaux-démocrates de la IIe Internationale, une « loi
d’airain de l’oligarchie » qui aboutirait inévitablement à la confiscation
du pouvoir par les permanents et notables, à l’assignation des adhé-
rents à un rôle passif, à l’affadissement de la combativité des grandes
organisations soucieuses de ne pas mettre leurs structures en péril. Ces
thématiques parcourent les débats dans les mouvements sociaux. Elles
ne débouchent pas tant sur la négation de l’impératif organisationnel
que sur la quête de formes d’organisation capables de conjurer ces
périls : refus de la subordination aux partis dans l’anarcho-syndicalisme,
principe de rotation des cadres et élus dans les organisations écologistes,
émergence des coordinations (Kergoat et al. [1992] sur le mouvement
des infirmières de 1988).
Les mouvements sociaux ne sont donc nullement au pôle d’une pure
expressivité, d’un refus de toute organisation. Le débat sur l’organisa-
tion, les stratégies possibles de légalisation ou de domestication des
mouvements sociaux suggèrent à nouveau qu’entre un mouvement
social et un groupe de pression la différence n’est pas toujours de
nature, mais peut aussi se penser en termes de trajectoire, de moments
d’une institutionnalisation toujours possible, jamais inéluctable.

L’espace des mouvements sociaux

Le modèle de Kriesi

Hanspeter Kriesi [1993] propose une approche de la notion de


mouvement social qui permet à la fois de remettre en perspective les
distinctions proposées dans ce chapitre et de dresser une cartographie
des dimensions et dynamiques de l’action collective. Il s’agit de
QU’EST-CE QU’UN MOUVEMENT SOCIAL ? 25

construire un espace des organisations et investissements militants liés


aux mouvements sociaux à partir de deux variables centrales. La
première a trait au degré de participation des adhérents. Il peut aller du
militantisme le plus activiste à une absence totale de participation autre
que le paiement d’une cotisation, une affiliation molle. La seconde
variable concerne l’orientation de l’organisation concernée. Elle peut
se fixer un objectif exclusif ou principal d’action sur des autorités
publiques ou privées, pour défendre une revendication ; elle peut, à
l’inverse, s’orienter prioritairement vers les adhérents ou usagers de
l’organisation sous forme de prestations de services, d’offres de biens.
L’espace ainsi dessiné comporte quatre zones. La partie inférieure
droite correspond à la définition du mouvement social que nous avons
retenue. Elle pourrait s’illustrer par la coordination infirmière, les
mouvements pacifistes allemands des années 1980. La partie inférieure
gauche regroupe les organisations ayant des missions de représenta-
tion politique (partis), les groupes d’intérêt ayant un accès routinisé aux
sites d’élaboration des politiques publiques, pour qui la mobilisation
militante des adhérents n’est pas une nécessité permanente (on peut
songer ici au MEDEF, aux chambres des métiers). Dans la partie supé-
rieure droite du tableau se regroupent les organisations de self-help. Elles
se tournent vers les membres et proches du mouvement social, requiè-
rent leur engagement, mais pour leur fournir des biens et services indi-
viduels, sans prendre une part directe à la mobilisation. Elles
contribuent cependant à « fidéliser » des soutiens, à faire vivre une
sociabilité militante. Le riche réseau des organisations liées au monde
enseignant français s’impose ici : mutuelles, coopératives, campings,
cliniques mutualistes. Enfin, dans le quadrant supérieur gauche se trou-
vent les organisations de soutien, qui, sans être toujours dans la dépen-
dance juridique ou financière des organisations du mouvement social,
leur apportent un appui logistique : imprimeries et maisons d’édition
de l’organisation ou d’un entrepreneur « ami », rôle des instituts des
sciences sociales du travail au profit des syndicats dans l’Université
française.

Trajectoires

Le modèle de Kriesi réintroduit une définition extensive du mouve-


ment social qui rappelle que celui-ci vit aussi comme réseau, univers
social parfois autarcique. Le « mouvement ouvrier » des années
cinquante peut s’identifier à ses « organisations de mouvement social »,
aux syndicats, aux grèves. Mais la notion prend toute son extension en
y réintroduisant la place des partis communistes comme relais poli-
tiques, les sites de sociabilité (colonies de vacances, clubs de jeunes et
de loisirs, bals, bibliothèques) organisés par un réseau institutionnel de
mairies, d’associations, de comités d’entreprise, le rôle des organisations
26 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

Une typologie des organisations liées au mouvement social


(D’après Kriesi [1993])

Orientation vers les adhérents/clients

Services Self-help
Organisations Mutuelles,
de soutien cercles
de sociabilité

Aucune
Participation
participation
directe
directe
des adhérents
des adhérents
Représentation Mobilisation
politique politique
Partis, Organisations
groupes du mouvement
d’intérêt social

Orientation vers les autorités

logistiques (écoles de formation, maisons d’édition). Plus encore, le


tableau ainsi construit peut être utilisé pour penser des trajectoires, des
évolutions. Celle de l’institutionnalisation domestique le mouvement
social en groupe de pression, le fait glisser vers la partie gauche infé-
rieure du schéma. Celle de la commercialisation déporte le mouvement
social vers le pôle supérieur gauche du tableau, le transformant en un
simple prestataire de services commerciaux. Combien d’enseignants
français adhérents de la CAMIF (coopérative de vente par correspon-
dance) en connaissent l’histoire militante ? Y associent une connota-
tion politique ? Dans le scénario de la convivialité, le mouvement social
se ferme sur lui-même, devient un espace de sociabilité où la chaleur
de l’être-ensemble finit par subordonner les entreprises de mobilisation.
On peut évoquer ici la Primrose League créée au siècle dernier par les
conservateurs anglais pour rassembler autour de fêtes et de loisirs un
cercle extérieur de sympathisants, les organisations devenues des clubs
d’anciens combattants du social (des banquets d’anciens du parti MRP,
créé en 1945 et disparu en 1966, se réunissaient encore en 1999). Dans
le modèle de la radicalisation, le mouvement social demeure centré sur
son dessein militant, sa dimension conflictuelle, renforce sa confronta-
tion à ses adversaires.
II / Les obstacles à l’analyse

E n invitant à penser les relations entre ce que l’on pourrait désigner


comme le mouvement social stricto sensu — les mobilisations — et la
nébuleuse des organisations et institutions sociales qui constituent par
réseau un mouvement social lato sensu, un micro-univers né de la
protestation, Kriesi propose une démarche essentielle. Elle consiste, tout
en maintenant une définition serrée du mouvement social, à en relier
l’analyse à d’autres objets, à le penser relationnellement. Cette orienta-
tion se heurte en pratique à deux obstacles.
Le premier tient à l’hyperspécialisation qui gagne les sciences
sociales, les fragmentant en microcommunautés de spécialistes plus
d’une fois peu curieuses de ce qu’explorent les tribus savantes voisines.
Or l’analyse des mouvements sociaux ne peut se passer de connexions
à des domaines de recherches comme les médias, les politiques
publiques, les relations internationales. Elle ne saurait davantage faire
l’économie d’un questionnement sur son possible ethnocentrisme : ce
que nous savons des logiques sociales de la mobilisation à Paris ou
Seattle vaut-il pour Téhéran ou Quito ? Un second obstacle tient à ce
que, du fait de leurs enjeux, les mouvements sociaux suscitent des
discours hybrides entre science et prise de parti. Il peut donc être utile
d’exercer une double vigilance critique : questionner la charge norma-
tive ou les engagements mal maîtrisés dans certains discours savants,
mais savoir aussi identifier dans des approches explicitement militantes
la présence d’intuitions fécondes, d’un sens pratique des activistes qui
peut être riche d’intelligence du social.

Penser relationnellement les mouvements sociaux

Pour passer d’une consigne abstraite à une démarche pratique, l’appel


à un élargissement de l’analyse peut débuter par des questions d’appa-
rence simple. Les mouvements sociaux, tels que nous les avons définis,
sont-ils la seule traduction possible de situations de mécontentement ?
28 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

L’idée de protestation, comme opposition voulue à une situation jugée


injuste, s’épuise-t-elle dans les expressions et répertoires nés en
Occident ?

« Exit, voice and loyalty »

Albert Hirschman [1970] a proposé un modèle d’analyse qui, pour


être construit au départ pour comprendre les réactions des consomma-
teurs face aux dysfonctionnements des firmes, n’en fonctionne pas
moins confronté à l’usager mécontent d’un service public, au partisan
déçu d’une cause. Défection, prise de parole et loyauté : c’est à l’inté-
rieur de ce triptyque que se situe l’espace des possibles face à un mécon-
tentement. La défection (exit) est silencieuse. Elle se traduit en
changement de fournisseur, non-renouvellement de carte, mise en
retrait dans l’association. La loyauté à la marque ou au mouvement fait
accepter ses défauts, la baisse de ses mérites. Les sentiments de fidélité,
de devoir à l’égard de l’institution ou du mouvement, l’acceptation rési-
gnée de ses défauts sont assez puissants pour supporter le méconten-
tement. La prise de parole (voice) exprime une protestation contre les
mauvaises performances de la firme, du service, du mouvement. Pareille
typologie peut sembler simpliste. Hirschman en fait pourtant un outil
fécond pour penser les conditions d’émergence et de non-émergence de
l’action collective.
Donnons-en quelques exemples. Hirschman suggère que la concur-
rence peut être une arme antiprise de parole très efficace. Si telle lessive
n’élimine pas les tâches, il est plus simple d’acheter un baril d’une
marque concurrente que d’écrire au fabriquant ou de créer une associa-
tion de clients. Et la dégradation d’un service public comme l’enseigne-
ment suscitera moins de prise de parole si les familles, et en particulier
des milieux fortement diplômés qui sont souvent investis dans les asso-
ciations de parents, peuvent trouver une offre privée financièrement
abordable qui se substitue à celle de l’école publique défaillante. La liste
des formes de l’exit peut s’élargir : traditions nationales d’émigration
(Italie du Mezzogiorno), de mobilité spatiale (États-Unis), mobilité
sociale importante, susceptible de soustraire aux rangs des groupes
sociaux dominés des porte-parole (IIIe République). Tous ces phéno-
mènes ont des effets directs sur le potentiel des mouvements sociaux.
À l’inverse, la fermeture des possibilités de défection rend plus pres-
sant le recours à la prise de parole. Contre l’air du temps néolibéral,
Hirschman suggère un avantage méconnu du monopole public (école,
trains) : contraindre les usagers à se mobiliser pour l’améliorer.
Le triptyque permet aussi de comprendre en quoi la focalisation des
réactions de clients ou adhérents sur une seule des attitudes risque
d’être catastrophique. Trop de loyauté empêche l’organisation ou
la firme de se corriger, trop de défection la ruine ou la vide
LES OBSTACLES À L’ANALYSE 29

l’action personnelle, celui-ci ne peut satis-


« Bonheur privé, faire seul de puissants investissements
action publique » [1983] civiques.
Mais ce qui ressemble à une loi d’airain
L’analyse de l’action collective chez Hirs- de la déception vaut aussi pour l’action
chman porte aussi sur l’existence de publique. Elle apporte le sentiment grati-
cycles, d’alternances d’investissement des fiant d’œuvrer pour des idéaux nobles ou
agents sociaux dans une quête du altruistes, crée des liens. Mais les mili-
bonheur et du sens qui oscille entre les tants découvrent aussi les effets négatifs
plaisirs du foyer, de la consommation, de du surengagement sur leur vie person-
l’intimité d’une part, l’engagement au nelle, rencontrent le cynisme ou l’arri-
service de causes qui les dépassent par visme là où ils attendaient la vertu,
ailleurs. ne parviennent pas à réaliser leurs
Cette réflexion invite à penser la programmes, voient leurs idéaux
déception comme une composante struc- dévoyés. Cette déception-là peut susciter
turante de l’expérience, démarche qui une forme d’engagement cynique ou
recoupe ce que met en lumière la psycha- même corrompu, ou un retour vers le
nalyse quant au caractère fluide du désir, privé, prélude d’un possible nouveau
son impossibilité à se fixer définitivement cycle…
sur un objet. Ici encore, Hirschman pose des ques-
Hirschman repère quelques-uns des tions toniques, suggère aussi des objec-
processus générateurs de la déception tions. L’expérience de l’engagement pour
privée : décalages entre attentes et réalité, une cause est-elle toujours postérieure à
lassitude, sentiment de banalisation des l’expérience de la consommation, du
consommations, baisse de qualité des bonheur privé ? Pourquoi les déceptions
biens, impact d’idéologies qui stigmati- privées mènent-elles un si faible pourcen-
sent la consommation comme aliéna- tage d’individus — et lesquels — vers les
tion, matérialisme, support d’inégalités. mouvements sociaux ? Si des cycles
La dynamique de la déception privée peut d’engagement et de repli alternent,
aussi s’appliquer aux êtres (conjoint, rela- comment rendre compte de l’apparente
tions). Si elle rencontre un détonateur synchronisation des comportements indi-
(rupture privée comme le divorce, événe- viduels, compte tenu de la diversité
ment public de type crise ou grand sociale des expériences de la déception ?
conflit), l’accumulation des déceptions, le On peut suspecter que, jusque chez l’un
sentiment d’une vacuité ou d’une vanité des hérétiques de la tribu, ces lacunes
des bonheurs privés peut pousser à cher- doivent à une posture d’économiste, pas
cher dans des engagements qui transcen- assez attentive à la diversité des profils et
dent l’individu des accomplissements plus expériences sociales sous le modèle d’un
riches, un autre bonheur. Hirschman agent rationnel, mu par une comptabilité
suggère aussi que l’investissement dans implicite des plaisirs… et l’on pourra alors
un mouvement social peut être une relire aussi Durkheim et ses analyses des
réponse aux frustrations et déceptions du cycles sociaux d’effervescence créatrice et
vote. Trop épisodique, diluant trop d’institutionnalisation.

irrémédiablement de sa force. Trop de prise de parole déstabilise ou


paralyse. Hirschman évoque la forte mobilisation des éléments conser-
vateurs du Parti républicain, las de voir leur parti parrainer des
candidats qu’ils jugeaient mous. Leur prise de parole massive aboutit en
1964 à l’investiture de Goldwater… et à une déroute électorale, le porte-
parole choisi par cet éclat de voice apparaissant à l’électorat comme
extrémiste. Organisations ou entreprises ont donc tout intérêt à se doter
30 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

de mécanismes qui évitent la polarisation sur une réaction. Susciter de


la prise de parole peut prévenir la défection — une campagne interne
du PCF des années 1930 ne s’intitulait-elle pas « Que les bouches
s’ouvrent ! Pas de mannequins dans le Parti » ? À l’inverse, jouer volon-
tairement de l’exit et de la loyauté peut aider à canaliser la prise de
parole. L’exit forcé des déportations et des exils aux lendemains de la
Commune de Paris provoqua une atonie durable du mouvement
ouvrier français. Soumettre l’entrée dans une association à des parrai-
nages, à des actes initiatiques qui marquent et « mouillent » le postulant
revient à conforter sa propension à la loyauté.

Les « entre-deux » de la protestation

Tirer profit des apports de Hirschman, penser relationnellement avec


lui l’action collective, c’est aussi explorer les interstices, l’entre-deux des
options qu’il construit. Où ranger par exemple des comportements qui
combinent obéissance feinte et affichée et les sourdes oppositions de
la distance moqueuse ou du « J’m’en foutisme » ? Le « Brave soldat
Chveik », ressortissant tchèque de l’Empire austro-hongrois en guerre,
dont le patriotisme impérial bruyant masque un art consommé du tire-
au-flanc et le refus déterminé de se battre en est l’incarnation littéraire…
non sans postérité dans le monde contemporain [Fleming et Sewell,
2002]. Un proverbe populaire éthiopien ne dit-il pas : « Quand passe
le puissant seigneur, le sage paysan s’incline très bas et pète
silencieusement » ?
Poser ces questions, c’est chercher à penser un espace de formes
protestataires, à explorer les tactiques disponibles quand l’extrême
inégalité des rapports de forces, la privation de droits ou la violence de
la répression rendent exceptionnel ou héroïque le recours à la voice. Ces
recherches sont souvent venues des spécialistes des « aires culturelles ».
Des africanistes comme Bayard, Mbembe et Toulabor [1992] ont invité
à saisir dans la mosaïque des expressions et usages minuscules de la
dérision, de la soumission feinte et roublarde, de la prédation du bien
public, l’expression d’une « politique du ventre », d’une résistance « par
le bas ». Des questionnements similaires sont venus des spécialistes des
mondes arabes et musulmans [Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2003], mais
aussi de ceux des sociétés de l’ex-bloc soviétique, invitant à repenser un
ensemble de comportements (humour noir, coulage de la production,
incivilités, activités culturelles subverties à des fins politiques, voire
rapport autodestructeur au boire) comme le nuancier, allant du déses-
poir au rire, de formes contraintes de refus du projet totalitaire. On
soulignera aussi combien ici la contribution d’écrivains, spécialement
arabes et africains (A. Cossery, A. Kourouma, N. Nwankwo) a su donner
chair et expression aux modèles et questions des sciences sociales.
LES OBSTACLES À L’ANALYSE 31

déférence, le tissu des actes de résistance


Entre Voice et Loyalty : minuscules qui font l’espace entre voice et
les armes des faibles loyalty. Scott relève ainsi derrière la façade
harmonieuse du consensus villageois
Dans une belle étude sur un village l’importance d’un commérage qui
malais, l’ethnologue James Scott [1985] dévalue symboliquement les puissants. Il
pose la question des moyens de résis- relève l’habileté avec laquelle le gros des
tance des « faibles ». Les plus pauvres du villageois joue des valeurs, encore légi-
hameau de Sedaka vivent une situation times, de solidarité et d’assistance propres
particulièrement difficile. L’édifice à un monde encore précapitaliste et aux
communautaire d’un village où les inéga- préceptes de l’islam, pour arracher aux
lités étaient en partie limitées par le poids nouveaux riches assistance et aumônes.
des liens de famille, des solidarités, de Ceux-ci hésitent à les refuser, appartenant
l’embauche des pauvres par les proprié- encore culturellement au monde qu’ils
taires plus cossus se délite à grande contribuent à déliter, ayant parfois
vitesse. L’arrivée des moissonneuses- mauvaise conscience de passer désormais
batteuses dans les rizières réduit les plus de temps à cultiver leur terre que les
besoins de main-d’œuvre salariée. La liens de voisinage. Il observe, jusque dans
monétarisation de l’économie se traduit les moments qui semblent perpétuer un
par de nouveaux rapports contractuels modèle communautaire, combien les
qui excluent les plus pauvres des possibi- comportements doivent être réinter-
lités de location de terre. Les inégalités se prétés : l’assistance qui se presse en
creusent. Le groupe dominant du village souriant à la fête de mariage d’un puis-
détient aussi les puissantes ressources sant vient d’abord s’empiffrer et part
clientélistes qu’offre son contrôle de ostensiblement une fois les plats vidés.
l’antenne locale du parti officiel. Dans le D’incessants larcins (riz, fruits dans les
cadre d’une société non démocratique, vergers, volailles) visent sélectivement les
dont les traditions euphémisent la conflic- privilégiés. Les paysans pauvres manifes-
tualité, les faibles sont-ils condamnés au tent un talent considérable à faire chuter
silence par un rapport de forces qui rend le rendement lorsqu’ils sont embauchés
« suicidaire » le conflit frontal et fait de la par un riche. Ils battent les épis avec assez
docilité le prix de la survie ? de maladresse pour faire le bonheur de
Scott suggère que chercheurs et leurs proches qui viennent ensuite glaner.
romanciers ont valorisé deux figures du Des pierres judicieusement placées dans
paysan (ou de l’esclave), et seulement les pièces mobiles font tomber en panne
deux. D’un côté, les héros épiques des les moissonneuses. Il arrive même qu’un
grandes révoltes collectives, de l’autre le riche particulièrement honni ait quelque
personnage pitoyable ou abject du mal à trouver de la main-d’œuvre quand
paysan soumis. C’est méconnaître ce qui ses machines ne peuvent plus pénétrer
peut être vécu sous le masque de la dans la rizière détrempée.

Dans ses divers livres, Scott apparaît comme le théoricien le plus


systématique, le plus catégorique et par là le plus discutable d’une spéci-
ficité fondamentale de la protestation des plus démunis. Au risque de
l’appauvrir, on peut condenser son apport en trois points. Les pauvres
— qu’ils soient paysans malais ou journaliers de la France du XVIIIe —
ont rarement d’autre choix que de se courber et de ruser. La révolte
ouverte suppose un stock de ressources et un environnement de droits
qui leur sont étrangers. Mais la soumission apparente et forcée leur fait
rarement confondre le caractère contraignant des rapports sociaux avec
32 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

le fait qu’ils soient justes. À travers tout un univers de récits cachés


(hidden transcripts), commérage ou dérision, personnages symboles
(Jacquou le croquant, le daim-souris des contes africains), propos sédi-
tieux, interprétation sélective des discours officiels, les dominés préser-
vent un for intérieur de résistance. Loin d’être une simple soupape qui
fasse supporter l’insupportable, ce « mauvais esprit » est à la fois le
terreau culturel d’actes de résistance microscopiques, et le préalable
indispensable à des mobilisations collectives quand les circonstances le
permettent. Le paysan de Sedaka qui vole un sac de riz ne pense pas
réforme agraire — pas plus que son homologue français qui braconne
au mépris des privilèges nobles en 1780 n’en fait une étape vers la fin
des droits féodaux. Leur sens commun résistant est cependant le socle
sur lequel prendront appui des mouvements sociaux, quand la structure
d’opportunités politiques et l’expression publique d’une radicalité poli-
tique le permettront [Scott, 1990].
La thèse de Scott comporte cependant des raccourcis discutables.
L’extension de la gamme des actes qualifiés de résistants risque à la fois
de surestimer leur portée et de les investir d’une visée critique qu’ils
ne contiennent pas toujours. Elle ne répond pas de façon toujours
convaincante à l’observation selon laquelle tout système social, même
oppressif, s’accommode de lieux et moments (tavernes, carnavals, cari-
catures, courrier des lecteurs de la Pravda) d’expression du méconten-
tement, les supporte, les organise parfois aussi longtemps qu’ils ne
menacent pas l’ordre en vigueur. Elle peut aussi laisser penser, contre
les évidences empiriques (sur l’Iran, Bayat, 1998) que les plus démunis
seraient condamnés aux « tactiques » peu efficaces d’une posture perpé-
tuellement défensive, et que le recours au registre plus coordonné, plus
offensif des mouvements sociaux se paierait forcément d’un écrasement
sanglant. Le risque paradoxal est ici de conforter à la fois une vision
populiste (au sens de célébration naïve et exagérée du génie popu-
laire) et misérabiliste (au sens de réduction du populaire à une posture
éternellement souffrante et dominée). Ces objections, qui invitent au
débat, ne feront pas oublier le mérite, immense, de travaux comme
ceux de Scott : rendre visible la protestation là où elle était souvent
inaperçue par ethnocentrisme. S’ils explorent le cas tout particulier du
nazisme, les travaux de Jacques Semelin [1989] ont cependant une
proximité avec les questions abordées ici. Se fixant sur l’usage de réper-
toires d’action non violents face au pouvoir nazi, ils suscitent la
réflexion quant au fait que les armes des faibles ne sont pas toujours
des armes faibles ou inefficaces et que l’action collective peut trouver
des formes efficaces même face à des pouvoirs exceptionnellement
répressifs.
La trilogie de Hirschman et l’exploration d’une partie de ses entre-
deux éclaire la nécessité de penser l’analyse des mouvements sociaux
comme une forme de carrefour disciplinaire. Carrefour, parce que loin
LES OBSTACLES À L’ANALYSE 33

d’une mécanique stimulus-réponse, le mécontentement ouvre


sur d’autres avenues que celle de la prise de parole. Carrefour parce
que si les mouvements sociaux ont leurs répertoires, ceux-ci ne
donnent pas toute la cartographie des sentiers — dissimulés, ombreux,
résistants — par où passe le refus des rapports de pouvoir. Carrefour
encore parce que les formes de la protestation sont à articuler à
l’ensemble plus vaste de celles de la participation politique, qu’elles
complètent le vote et les autres mécanismes consultatifs dans des
régimes d’État de droit ou bien constituent sa seule forme possible dans
des systèmes autoritaires.

Problèmes sociologiques et enjeux politiques

Chargés d’une dimension politique, les mouvements sociaux illus-


trent une difficulté constante des sciences sociales : prendre de la
distance par rapport aux passions de la vie sociale, sans renoncer à
traiter des objets « chauds ».

La psychologie des foules

Un premier exemple caricatural de liaisons dangereuses entre


l’analyse scientifique et un climat idéologique peut s’observer à travers
l’essor dans le dernier quart du XIXe siècle d’un discours savant sur les
foules. Gustave Le Bon lui donnera une expression condensée dans sa
Psychologie des foules [1895]. La foule désigne ici « une réunion d’indi-
vidus quelconques, quelle que soit leur nationalité, leur profession ou
leur sexe, quels que soient aussi les hasards qui les rassemblent ». Si Le
Bon tente d’introduire une typologie des foules, sa définition est exten-
sive à l’extrême puisqu’il adjoint aux foules au sens strict, les sectes
liées par une croyance, les castes liées par une éducation et un métier,
les assemblées parlementaires, etc. L’arbitraire de ce regroupement est
justifié par des traits communs associés à la foule. L’individu y perd
son autonomie, y subit des processus de contagion des croyances et
comportement. Les traits de la foule sont la suggestibilité qui la livre
au meneur, le faible contrôle des affects et des instincts qui la rend
émotive, imprévisibles, dangereuses. À travers des jeux d’association à
la consommation d’alcool, à des métaphores féminines, la foule est
aussi systématiquement identifiée à un potentiel de déferlement des
instincts sexuels, de la violence. Si Le Bon est resté à la postérité comme
le théoricien de cette psychologie des foules, des représentations simi-
laires imprègnent le climat intellectuel de l’époque. On en trouve les
traces chez Taine, dans la criminologie que développent alors Lombroso
et Sighele, chez Tarde [1902], même si les travaux de ce dernier ne se
réduisent pas tous à ces simplismes. La littérature en témoigne encore,
34 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

comme le montrent les pages de Flaubert sur la révolution de 1848 dans


L’Éducation sentimentale. La vacuité de ces analyses, même au regard des
travaux savants d’alors, peut donner un aspect mystérieux à leur succès
social. L’historienne américaine Suzanna Barrows [1981] a montré en
quoi cette littérature répondait, aux lendemains de la Commune de
Paris, à un contexte de « panique morale » des élites sociales. Le discours
sur les foules fait système avec la dénonciation des « fléaux sociaux »
liés aux « classes dangereuses » associées au crime, à l’alcoolisme, à la
fréquentation des mauvais lieux. Il s’articule aussi, à travers la dénon-
ciation de la foule « femelle », aux instincts menaçants, à des angoisses
sociales liées aux mouvements d’émancipation des femmes — les suffra-
gettes, mais aussi la figure des « pétroleuses ». Les craintes nées des effets
du suffrage universel, de l’essor des luttes sociales se condensent autour
des « foules » comme symbole du populaire. Le Bon l’écrit clairement :
« L’avènement des classes populaires à la vie politique, leur transforma-
tion progressive en classes dirigeantes est un des traits les plus saillants
de notre époque de transition […]. La connaissance de la psychologie
des foules constitue la ressource de l’homme d’État qui veut, non pas
les gouverner… mais tout au moins ne pas être complètement gouverné
par elles. » En mobilisant le langage et certains acquis de sciences nais-
santes (criminologie, hygiénisme, psychologie), le discours des foules
habille d’un vernis savant des préjugés sociaux, enrôle la science pour
répondre à des inquiétudes politiques.

Le refoulement de l’héritage marxiste

À la fois analyse théorique des conditions historiques et des détermi-


nants des mobilisations politiques et doctrine pratique destinée à faire
aboutir l’action révolutionnaire, le legs de Marx et des marxistes illustre
d’autres facettes des problèmes que pose l’imbrication entre discours
savant et discours politique. Il n’existe pas à proprement parler de
théorie des mouvements sociaux chez Marx. Ceux-ci sont intégrés dans
une problématique générale des luttes des classes. La structuration des
classes dans chaque société donne alors une grille de lecture des mobili-
sations, qu’il est abusif de réduire au schéma mécanique d’une détermi-
nation « en dernière instance » par l’économique. Dans une lettre à
Joseph Bloch du 21 septembre 1890, Engels écrit : « C’est Marx et moi-
même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que,
parfois, les jeunes donnent plus de place qu’il ne lui est dû au côté
économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le prin-
cipe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le
temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui
participent à l’action réciproque. Mais dès qu’il s’agissait de présenter
une tranche d’histoire, c’est-à-dire de passer à l’application pratique, la
chose changeait et il n’y avait pas d’erreur possible. » Bien plus que les
LES OBSTACLES À L’ANALYSE 35

textes politiques ou polémiques, les œuvres historiques de Marx [1850,


1852] et Engels [1850] sur la France et l’Allemagne offrent une analyse
fine du « groupe infini de parallélogrammes des forces » (Engels) qui
engendre mobilisations et événements historiques. On peut insister sur
la précision des pages qui étudient la stratification sociale, les condi-
tions matérielles d’existence et leurs effets sur le potentiel et les formes
de mobilisation. La prise en compte des cadres culturels d’une époque
ouvre également des perspectives fortes, lorsque Engels [1850] rend
compte de la façon dont l’omniprésence de la religion chrétienne
contraint les mobilisations paysannes du XVIe siècle à emprunter au
langage de l’hérésie religieuse pour exprimer leurs aspirations à des
changements sociaux. Enfin Marx souligne, à travers la fameuse distinc-
tion entre « classe en soi » et « classe pour soi », l’importance de la
construction d’une conscience collective, d’une identité de classe
comme élément stratégique du succès des mobilisations, de la capacité
à articuler un projet révolutionnaire.
La réflexion de Marx, infléchie par celle de Lénine dans Que faire ?
[1902], insistera donc dans cette logique sur l’importance du facteur
organisationnel, comme élément de coordination des forces, de
construction d’une phalange de militants professionnels, aptes à
apporter « de l’extérieur » de la classe ouvrière un cadre théorique qui
transcende l’expérience de l’usine, donne une vision stratégique du
changement révolutionnaire. Le patrimoine de réflexions marxistes
autour de l’objet « mouvements sociaux » intègre aussi les apports de
Gramsci sur la notion d’hégémonie. Le dirigeant communiste italien y
développe une réflexion sur la fonction des intellectuels — y compris
ceux des partis ou de l’État — comme producteurs de représentations
qui contribuent à fabriquer de la conscience collective, du consensus,
à cimenter des alliances sociales ou à rendre au contraire leur « prise »
impossible.
Au-delà de ces aperçus, l’analyse marxiste des mouvements sociaux
soulève des questions inconfortables. Ses apports manifestent qu’il
n’existe pas une antinomie automatique entre la visée de l’action poli-
tique et celle de la connaissance des déterminismes sociaux. L’action
politique peut être porteuse de connaissance. Elle peut incorporer à sa
pratique les acquis de la science sociale de son temps. Dans le même
temps, l’action militante ne peut jamais être une forme de travaux
pratiques d’une théorie savante pure. Elle simplifie pour vulgariser et
transforme l’analyse en slogan. Elle vise l’efficacité, la conquête du
pouvoir avant celle du savoir, et comporte de ce fait des points aveugles.
Le marxisme en donne l’illustration. En faisant des mouvements
sociaux l’expression obligée de rapports de classes, définis par un mode
de production, il peine à rendre compte de mobilisations structurées
par d’autres références identitaires (nationalisme, mouvement des
femmes). Des orientations conditionnées par des circonstances
36 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

masse de la nation française est consti-


Morphologie sociale et capacités tuée par une simple addition de gran-
de mobilisation chez Marx deurs de même nom, à peu près de la
même façon qu’un sac rempli de
« Les paysans parcellaires constituent une pommes de terre forme un sac de
masse énorme dont les membres vivent pommes de terre. Dans la mesure où des
tous dans la même situation, mais sans millions de familles paysannes vivent dans
être unis les uns aux autres par des des conditions économiques qui les sépa-
rapports variés. Leur mode de production rent les unes des autres et opposent leur
les isole les uns des autres, au lieu de les genre de vie ; leurs intérêts et leur culture
amener à des relations réciproques. Cet à ceux des autres classes de la société,
isolement est encore aggravé par le elles constituent une classe. Mais elles ne
mauvais état des moyens de communica- constituent pas une classe dans la mesure
tion en France et la pauvreté des paysans où il n’existe entre les paysans parcel-
[…]. Chacune des familles paysannes se laires qu’un lien local et où la similitude
suffit presque complètement à elle- de leurs intérêts ne crée entre eux aucune
même, produit directement elle-même la communauté, aucune liaison nationale, ni
plus grande partie de ce qu’elle organisation politique. C’est pourquoi ils
sont incapables de défendre leurs intérêts
consomme et se procure ainsi ses moyens
de classe en leur propre nom […]. Ils ne
de subsistance bien plus par un échange
peuvent se représenter eux-mêmes. Ils
avec la nature que par un échange avec la
doivent être représentés. »
société. La parcelle, le paysan et sa famille,
à côté une autre parcelle, un autre paysan Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte,
et une autre famille […]. Ainsi la grande 1852.

historiques — comme le modèle du parti à organisation militaire chez


Lénine — deviennent des dogmes théoriques lourds de conséquences.
Enfin et surtout, alors même qu’il constitue une des seules théories de la
mobilisation politique qui ait réussi à changer la face du monde, le
marxisme-léninisme n’a paradoxalement que peu développé la théorie
de sa pratique, la réflexion sur les usages instrumentaux du « marxisme-
léninisme » aux mains des groupes et institutions qu’il avait contribué à
mobiliser et structurer [Pudal, 1989]. Les questions délicates que soulève
l’héritage marxiste relatif aux mouvements sociaux tiennent aussi à son
refoulement dans la sociologie contemporaine. Tandis qu’il est peu
d’ouvrages d’initiation qui ne consacrent plusieurs pages aux élucubra-
tions de Le Bon, les marxistes y sont généralement à peine évoqués,
alors même que certains éléments de l’approche « mobilisation des
ressources » [Oberschall, 1973 ; Tilly, 1976] recoupent les plus durables
des apports de Marx. Cette asymétrie signale aussi le malaise des intel-
lectuels devant un héritage théorique désormais tenu pour politique-
ment peu fréquentable.
III / Les frustrations et les calculs

Les sciences sociales se sont souvent vu reprocher de n’être qu’un


espace de points de vue où le dernier locuteur avait des chances de
l’emporter, faute qu’existe un processus d’accumulation de savoirs.
À travers les analyses de Marx, de Le Bon, celles de Tocqueville sur la
vie associative aux États-Unis, l’héritage du XIXe siècle est déjà fort
contrasté. Les approches qui se développent depuis un demi-siècle, et
sur lesquelles les trois prochains chapitres vont maintenant se fixer,
peuvent donner une pareille impression de disparité. Ces contradic-
tions ne sont pourtant pas le reflet d’un kaléidoscope de spéculations
abstraites. À travers la succession et la confrontation des théories, c’est
bien un socle d’analyse ferme que va produire la recherche à la fin des
années 1970.
Tout autant que l’instabilité des constructions théoriques, c’est la
difficulté à saisir toutes les facettes des mouvements sociaux qui se
révèle ainsi. En évoquant successivement ici l’école dite du « compor-
tement collectif », puis celle de l’action rationnelle, c’est la tension dans
laquelle s’inscrit le rapport de la sociologie à ces phénomènes qui ressort
immédiatement. Ces deux modèles théoriques n’ont a priori en
commun que d’être chronologiquement les premiers apparus. Leur
proximité ne va guère au-delà de ce repère temporel puisqu’elles repo-
sent sur deux problématiques contradictoires. Les théories du « compor-
tement collectif » (collective behaviour) éclairent les mobilisations par
une psychosociologie de la frustration sociale, la prise en compte du
pouvoir explosif des aspirations et désirs frustrés. Le modèle de l’action
rationnelle tend au contraire à soumettre les mobilisations à une forme
de lecture économique qui les banalise, en soulignant combien les indi-
vidus qui participent à des mouvements sociaux demeurent attentifs à
une logique du calcul coûts/avantages qui conditionne leur engage-
ment à la probabilité d’un bénéfice matériel. Mais l’ampleur même de
l’opposition entre ces approches peut susciter la réflexion. Elle suggère
le malaise de la sociologie à prendre la mesure exacte des phénomènes
à étudier, soit que celle-ci les trouve si singuliers que seul le recours à la
38 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

psychologie puisse en restituer le sens, soit que l’invocation d’une expli-


cation économique aboutisse à l’inverse à nier toute singularité à
l’objet, ramené à un cas à peine particulier du calcul des profits par des
individus calculateurs. Le fait que ces moments théoriques se succè-
dent par ruptures signale aussi une difficulté que la recherche mettra
des années à surmonter : Comment restituer les raisons d’agir des indi-
vidus mobilisés en sortant de la fausse alternative du calcul cynique ou
intéressé, ou de l’explosion des frustrations et des émotions ?

Les théories du « comportement collectif »

Un label accueillant

La référence à une école collective behaviour est trompeuse. Elle


suggère une cohérence intellectuelle là où existent davantage une atten-
tion partagée pour de mêmes objets, une forme de migration intellec-
tuelle qui va aboutir, par des cheminements parfois divers, à redéfinir
l’approche des mouvements sociaux. C’est l’école de Chicago, et parti-
culièrement Park, puis Blumer qui, dans l’entre-deux-guerres, vont
contribuer à faire entrer le comportement collectif au rang des objets
légitimes de la recherche sociologique. Mais contribuent aussi à ce
moment intellectuel des fonctionnalistes comme Smelser, des auteurs
proches de la psychosociologie comme Gurr.
Un premier repère consiste à observer que la notion de comporte-
ment collectif « taille large ». Les mouvements sociaux n’en sont qu’une
composante, aux côtés d’un ensemble de phénomènes englobant
paniques, modes, mouvements religieux, sectes. Pour Blumer, l’élément
fédérateur de ces comportements réside dans leur déficit d’institution-
nalisation, la faiblesse des cadres normatifs qui y enserrent l’action
sociale. Smelser [1962] insiste, lui, sur l’idée d’une « mobilisation sur la
base d’une croyance, qui redéfinisse l’action sociale ». Les proportions
de ces catégories fourre-tout ne facilitent pas toujours la perception des
singularités des mouvements sociaux.
La cohérence qui lie ces approches tient à quatre séries de déplace-
ments. Le premier réside dans la remise en cause, imparfaitement aboutie,
d’une vision héritée de la psychologie des foules. L’accent est désormais
mis sur le fait que les mobilisations ne sont pas des pathologies sociales,
mais ont leur rationalité. Un second déplacement consiste à glisser d’une
vision centrée sur le potentiel destructeur et menaçant des mouvements
sociaux vers une prise en compte de leur capacité de créer de nouveaux
modes de vie, des normes, des institutions, bref du changement social.
Cette révision en commande une troisième. Le modèle épidémiolo-
gique présent chez Le Bon, mais aussi Blumer, qui mettait au principe des
comportements de foule une logique de contagion et de panurgisme est
LES FRUSTRATIONS ET LES CALCULS 39

remplacé par une problématique de la convergence. Les comportements


collectifs naissent de la synchronisation entre des croyances, des frustra-
tions déjà présentes chez les individus, non de phénomènes d’imita-
tion. L’analyse s’ouvre alors à l’étude des idéologies, des croyances, à leur
mode de diffusion. À travers la notion de « norme émergente » chez
Turner et Killian [1957], de « croyance généralisée » chez Smelser, le rôle
des représentations prend une place croissante. L’accent est mis sur le
fait qu’une mobilisation ne naît pas de la seule existence d’un méconten-
tement. Celui-ci doit trouver un langage qui lui donne sens, désigne des
adversaires, légitime la revendication par référence à des valeurs. Les théo-
riciens du comportement collectif retrouvent alors les plus fortes interro-
gations de Tarde sur les vecteurs de diffusion de ces croyances, leur
réception par divers milieux sociaux que Smelser évoque à travers la
notion de « conductivité structurelle ». Celle-ci désigne le potentiel inégal
de diffusion des croyances, valeurs ou rumeurs selon les espaces sociaux
que peut illustrer l’opposition entre la vitesse d’une panique boursière et
la lente diffusion d’une rumeur dans une communauté dispersée, faible-
ment liée par des réseaux de communication. De façon plus ambiguë,
ces évolutions désignent un dernier élément fédérateur. Le moment du
comportement collectif s’inscrit dans une oscillation entre la volonté de
sociologiser l’analyse, de prendre en compte les structures sociales qui
suscitent la mobilisation, et la force d’un ancrage dans des probléma-
tiques empruntées à la psychologie, comme les notions de tension ou
de frustration, placées au principe des dispositions individuelles à se mobi-
liser. L’œuvre de Gurr manifeste la richesse et la fragilité de ces
orientations.

Pourquoi les hommes se révoltent-ils ?

Sous ce titre, Ted Gurr développe en 1970 un cadre d’analyse qui sera
à la fois un des manifestes les plus élaborés et le chant du cygne des
travaux collective behaviour. L’approche retenue est psychosociologique.
Gurr part de la notion de « frustration relative ». Elle désigne un état de
tension, une satisfaction attendue et refusée, génératrice d’un poten-
tiel de mécontentement et de violence. La frustration peut se définir
comme un solde négatif entre les « valeurs » — ce terme peut désigner
un niveau de revenus, une position hiérarchique, mais aussi des
éléments immatériels comme la reconnaissance ou le prestige — qu’un
individu détient à un moment donné, et celles qu’il se considère
comme en droit d’attendre de sa condition et de sa société. Si elle se
traduit par des affects de dépit, de colère, d’insatisfaction, la frustration
est ici un fait social. Elle est relative parce que tributaire d’une logique
de la comparaison. Elle naît de normes sociales, de systèmes d’attentes
liés à ce que semble dans une société donnée la distribution légitime des
ressources sociales à divers groupes de référence. En clair, les membres
40 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

d’un groupe social privilégié mais dont le statut ou les ressources décli-
nent (aristocrates hier, universitaires aujourd’hui), peuvent ressentir
une frustration plus intense que les membres d’un groupe objective-
ment moins bien doté mais dont les ressources et le statut correspon-
dent à ce que ses membres avaient pu prévoir et intérioriser de leur
rôle social. La souffrance sociale chez Gurr n’est donc pas corrélée à
des normes absolues (seuil de pauvreté…), mais pensée comme misère
de position, décalage entre des attentes socialement construites et la
perception du présent. L’image du plan de carrière au regard duquel un
salarié peut à divers moments de sa vie mesurer si sa réussite se situe ou
non dans la norme, en tirer satisfaction ou frustration, peut aider à saisir
le propos de Gurr. Mais le modèle prend aussi en compte la façon dont
la cotation sociale des valeurs fluctue et modifie les horizons d’attente
des divers groupes : posséder une voiture n’est pas une « valeur » iden-
tique en 1930 et en 2005, tout comme les « valeurs » que peut espérer
un individu qui s’engage dans le métier d’instituteur ou de médecin
diffèrent selon qu’il débute à l’une ou l’autre de ces dates. Gurr voit
dans l’intensité des frustrations le carburant des mouvements sociaux.
Le franchissement collectif de seuils de frustration est la clé de tout
grand mouvement social. L’analyse développe une typologie des cas de
frustration relative (cf. encadré). Elle explicite des variables qui permet-
tent d’évaluer la probabilité d’un passage à des formes conflictuelles
d’action : intensité de l’écart mesurable entre attentes et satisfactions,
degré de saillance et de désirabilité de la ressource convoitée, exis-
tence d’une pluralité de voies pour accéder aux valeurs convoitées (on
retrouve ici l’exit d’Hirschman).
Le mérite de Gurr est aussi de chercher, après Smelser, à donner une
vraie profondeur sociologique à son modèle. Si Gurr s’est trouvé réduit
par une partie de ses usagers et commentateurs à un théoricien de la
frustration comme explication de la mobilisation et de la violence, son
livre est plus complexe et plus ambitieux. Why Men Rebel ? récuse la
relation mécanique frustration-mobilisation et invite à chercher des
médiations symboliques ou cognitives. Un mouvement social exige un
travail de production de discours, d’imputation de responsabilité,
d’injection de sens dans les rapports sociaux vécus. Ce travail n’est
jamais le seul fait du groupe mobilisé. Le « contrôle social » que peut
exercer l’état ne se limite jamais à l’usage des forces de police. Il passe
aussi par une activité préventive de légitimation des institutions et du
régime, de disqualification des formes les plus violentes de contesta-
tion. Il joue lui aussi du symbolique, de gestes qui, à défaut de toujours
dissiper les tensions, marquent le souci d’y répondre. Gurr évoque par
exemple le rôle de réquisitions de logements comme signal fort de ce
que l’autorité s’occupe de ce problème. Rien de surprenant dès lors à ce
qu’il soit l’un des premiers à introduire les médias au rang des objets
d’une sociologie de la mobilisation, accorde beaucoup d’attention aux
LES FRUSTRATIONS ET LES CALCULS 41

Trois scénarios de production de la frustration

La frustration progressive marquées, comme dans le cas précédent,


par la perception (réelle ou imaginaire)
Ce graphique emprunte à Gurr la représen- d’un fort déclin des valeurs disponibles qui
tation du processus le plus aigu de produc- crée l’espace de la frustration. Gurr associe
tion sociale d’un potentiel de frustration, à ce cadre la description par Marx des
celui de la « frustration progressive ». Les premières mobilisations d’artisans contre la
attentes en matière d’accès à la distribution mécanisation, perçue comme menace sur
des ressources sociales s’élèvent tandis que le statut de travailleur libre, mais aussi la
les valeurs disponibles baissent de façon mobilisation de la petite bourgeoisie tradi-
sensible. Ce mouvement de ciseaux tionnelle dans la genèse des fascismes.
engendre aussi un grand potentiel de Enfin un troisième modèle, celui des
mobilisation. L’analyse des préludes à la
aspirations montantes (aspirational) naît du
Révolution française par Tocqueville en
processus inverse à celui du scénario du
donne une illustration : une phase de pros-
déclin. Ici les valeurs disponibles pour le
périté et de relative ouverture sociale
membre d’un groupe donné varient peu.
suscite des attentes croissantes de bien-être
Mais à cette courbe horizontale s’oppose la
et de mobilité sociale que vient contrarier la
pente montante d’aspirations croissantes et
conjonction d’une crise économique et de
la réaction nobiliaire. insatisfaites. Une part des révoltes anticolo-
On comprend à partir de ce schéma ce niales de l’après-1945 peut s’accorder à ce
que sont les autres scénarios de produc- schéma. Des « colonisés » intégrés à
tion de frustration. Dans le modèle du l’armée Leclerc, y ayant gagné des galons,
« déclin » (decremental), l’horizon d’attente, le sentiment de leur égalité à l’égard des
les représentations du niveau normal de « métropolitains » et de leur capacité à jouir
récompenses sociales qu’il est légitime de leurs droits civiques se retrouvent, une
d’espérer dans une position sociale varient fois démobilisés, replongés dans une situa-
peu. La courbe d’attente des « valeurs » tion coloniale qui en fait des non-citoyens.
demeure donc horizontale. Mais les repré- Ils constitueront une part importante des
sentations de l’avenir et du présent sont cadres des mobilisations indépendantistes.
42 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

aux lieux deviendra tel que ce sont


Une culture protestataire jusqu’aux autorités gouvernementales qui
nationale feront parfois usage de l’arme manifes-
tante. La Junte militaire y suscitera en 1982
Les mouvements sociaux argentins des manifestations pour soutenir la prise de
empruntent traditionnellement à deux contrôle des îles Malouines. En avril 1987,
registres dominants : celui de la grève (dont c’est le président Alfonsin qui appelle, le
la grève générale) et celui de la manifesta- dimanche de Pâques, à une manifestation
tion. La place de l’activité manifestante où 500 000 personnes se rassemblent Plaza
s’explique à la fois par le pourcentage de Mayo pour faire échec à une insurrection
exceptionnel de population vivant dans militaire.
l’agglomération de Buenos Aires, l’exis- Dans une société où les sondages
tence précoce de partis politiques et par d’opinion jouent encore un rôle modeste,
l’importation de ce répertoire d’action par les manifestations de Buenos Aires fonction-
des immigrants parmi lesquels figuraient nent comme un indicateur des légitimités
d’actifs militants socialistes et anarchistes. et des attentes sociales. La maigreur du
La fréquence des moments de gouverne- cortège anniversaire péroniste le
ment dictatorial contribuera paradoxale- 17 octobre 1955 sera perçue comme le
ment à faire du recours à la rue le seul signe de l’isolement du chef d’État, prélude
registre d’expression accessible pendant de à sa déposition. À l’inverse, la culture poli-
longues périodes de l’après-guerre. tique nationale porte la conviction que des
L’histoire argentine depuis 1945 a changements politiques et sociaux majeurs
contribué à consolider dans une culture peuvent être atteints par le truchement
nationale de la protestation la place straté- d’une manifestation réussie. Le célèbre
gique de la manifestation, et celle d’un site, mouvement des « Mères de la Place de
la Plaza de Mayo, point central des défilés Mai » sous la dictature militaire
officiels et visites de dirigeants étrangers, (1976-1983) doit aussi se comprendre dans
située au centre de Buenos Aires, devant le ce contexte. La terreur étatique rendant
siège de la Présidence. impossible le recours à la manifestation, des
La construction du site comme un véri- mères de personnes « disparues » (assas-
table lieu de mémoire — et de pouvoir — sinées par la Junte) vont prendre l’habitude
protestataire doit d’abord à la gigantesque de marcher, silencieusement, trois heures
manifestation du 17 octobre 1945 qui sera chaque jeudi, sur les allées piétonnes de la
place, la tête enveloppée comme à l’église
le catalyseur du départ des militaires, puis
d’un châle qui porte le nom du disparu, sa
de l’arrivée de Perón. Le régime péroniste
date d’enlèvement, parfois porteuses d’une
contribuera également à la consolidation
pancarte avec la photo de leur enfant.
de ce statut en organisant chaque
Même si plusieurs de ces mères vinrent
17 octobre une manifestation de la fidélité
s’ajouter à la liste des disparus, la Junte ne
sur la Plaza de Mayo, où se déploient aussi
put jamais trouver la réponse adéquate à
les cortèges du 1er Mai. D’autres manifesta-
cette reconquête de l’espace symbolique
tions en 1969 contribueront encore à la
d’expression de rue, suscitant respect et
chute du régime Ongana. Le statut de cette
sympathie de l’opinion.
« cathédrale symbolique des manifesta-
tions », le pouvoir quasi magique associé Source : Chaffee [1993].
LES FRUSTRATIONS ET LES CALCULS 43

données culturelles et à la mémoire collective. Existe-t-il dans le groupe


ou le pays concerné une tradition de mobilisation, une culture du
conflit, une mémoire d’épisodes mythifiés ?
Pour être réductrice et non dépourvue d’ambiguïté, l’association que
fait Gurr entre protestation et violence apparaît aussi rétrospective-
ment comme ayant le mérite d’obliger à penser sociologiquement les
conditions d’émergence de la violence. Il faudra ensuite attendre la
décomposition des gauchismes et les « années de plomb » pour voir ces
questions retraitées avec sérieux par la littérature sur l’action collective
[Della Porta, 1990 ; Sommier, 1998].
En dépit de sa densité, le travail de Gurr n’est pas sans ressembler à
un brillant post-scriptum au corpus des « comportements collectifs »,
bientôt cantonnés dans un purgatoire savant. Les raisons de cette
marginalisation tiennent aux failles de la problématique. Rares sont les
chercheurs qui, comme Nathalie Duclos [1998] pour les violences
paysannes en Bretagne, font l’effort de chercher à objectiver la notion
de frustration, difficile à mesurer puisque relevant des croyances et des
perceptions, en partie de données immatérielles comme le prestige.
Trop d’usages flirtent avec un exercice tautologique qui prouve la frus-
tration par le surgissement de la mobilisation, elle-même expliquée par
l’existence d’une puissante frustration [Dobry, 1986, p. 53-56]. Si Gurr
se défie du mécanisme et cherche à penser les cas où la frustration ne
crée ni mobilisation ni violence, ses suggestions, souvent stimulantes,
demeurent à l’état d’un complexe système d’hypothèses, sans vérifica-
tion empirique systématisée sur des cas précis. Mais c’est plus encore
l’arrivée sur le marché des théories du modèle d’Olson qui va durable-
ment déplacer les grilles d’analyse vers un cadre tiré de l’économie.
Celui-ci fera oublier les mérites du cadre sociologique développé par
Smelser ou Gurr. Il aura plus encore l’inconvénient d’amener les cher-
cheurs à se priver pendant vingt ans des ressources intellectuelles que
pouvait apporter à la compréhension du rapport vécu à la mobilisation
une prise en compte réfléchie des apports de la psychologie.

Quand Homo œconomicus entre en action

L’économiste Mancur Olson publie en 1966 The Logic Of Collective


Action. S’inscrivant dans une lecture « économique » de l’ensemble des
comportements sociaux, il contribuera à l’émergence d’une véritable
orthodoxie de l’action rationnelle qui va peser puissamment sur les
sciences sociales nord-américaines, puis européennes.
44 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

Le paradoxe d’Olson

Le point de départ de l’analyse d’Olson repose sur un paradoxe


fécond. Le sens commun suggère que dès lors qu’un ensemble d’indi-
vidus peut trouver avantage à se mobiliser et en a conscience, le déclen-
chement de l’action collective va de soi. Or l’objection d’Olson consiste
à démontrer qu’un groupe ayant ces caractéristiques peut parfaite-
ment ne rien faire. C’est en effet à tort que l’on imagine qu’un groupe
latent — des individus ayant des intérêts matériels communs — est une
sorte d’entité douée d’une volonté collective, là où l’analyse doit aussi
prendre en compte la logique des stratégies individuelles. Et si l’action
collective va de soi si l’on considère le groupe comme titulaire d’une
volonté unique, les rationalités individuelles l’enrayent. L’exemple du
mouvement antifiscal proposé en encadré l’illustre. La mobilisation est
rentable, d’autant plus qu’elle sera massive. Mais c’est oublier le
scénario du passager clandestin (free-rider). Il existe une stratégie plus
rentable encore que la mobilisation : regarder les autres se mobiliser. Le
cas classique du non-gréviste qui bénéficie de la hausse de rémunéra-
tion conquise par la grève sans avoir subi les retenues de salaires consé-
cutives en témoigne. Poussée à son terme, cette logique rend aussi
impossible toute mobilisation. Les rationalités individuelles conjuguées
de dix locataires inactifs qui attendent la mobilisation des autres pour
en profiter aboutissent à l’inaction et laissent au maximum la pression
fiscale.
Le paradoxe semble déboucher sur une impasse. L’accent mis sur les
effets des rationalités individuelles suggère l’improbabilité de l’action
collective. Mais l’expérience manifeste son existence. Le modèle
d’Olson s’enrichit alors de la notion d’incitation sélective. Il existe des
techniques qui permettent de rapprocher les comportements indivi-
duels de ce que serait dans l’abstrait la rationalité d’un groupe doté
d’une volonté collective. Il suffit pour cela d’abaisser les coûts de la
participation à l’action ou d’augmenter ceux de la non-participation.
Les incitations sélectives peuvent être des prestations et avantages
accordés aux membres de l’organisation qui mobilise. L’American
Medical Association offre à ses adhérents médecins de la formation
continue, une assurance, un service juridique, une revue profession-
nelle appréciée qui rentabilisent la cotisation. À l’inverse, un médecin
non adhérent doit recourir à des assurances privées coûteuses, risque
l’ostracisme de ses collègues. Les incitations sélectives peuvent aussi
prendre la forme de la contrainte. Le cas le plus clair est le système dit
du closed-shop, longtemps pratiqué en France par le syndicat du livre
CGT ou celui des dockers : l’embauche est conditionnée par l’adhésion
à l’organisation, ce qui élimine tout passager clandestin. Ce système
avait été généralisé par le Wagner Act aux États-Unis entre 1936 et 1947.
Une réflexion sur ces pratiques doit à la fois s’interroger sur l’entrave à
LES FRUSTRATIONS ET LES CALCULS 45

Les rendements de la mobilisation et de l’abstention

Dans une commune, la taxe d’habitation s’élève à 500 euros par personne. Dix locataires
décident de se mobiliser pour la faire baisser. L’hypothèse (arbitraire) est que leur mobili-
sation peut au mieux la ramener à 300 euros. La réduction est une fonction du nombre
de locataires mobilisés : dix arrachent une baisse de 200 euros, neuf de 180 euros, huit
de 160 euros, etc. La participation à l’action comporte des coûts (création d’une asso-
ciation, distribution de tracts, temps consacré aux réunions et démarches). Ces coûts
sont fixés par convention à 50 euros par personne.

Nombre de participants au mouvement antifiscal


1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Gain théorique
par membre 20 40 60 80 100 120 140 160 180 200
Coût par
membre 50 50 50 50 50 50 50 50 50 50
Gain réel compte – 30 – 10
10 30 50 70 90 110 130 150
tenu des coûts Zone de perte
Gain d’un passa-
ger clandestin 20 40 60 80 100 120 140 160 180

la liberté individuelle qu’il comporte… et sur ses effets dans la construc-


tion de « partenaires sociaux » puissants et fiables dans les relations de
travail.
Un ensemble de travaux empiriques est venu conforter les analyses
d’Olson sur le rôle de ces incitations sélectives. Gamson [1975] a pu
montrer à partir d’un vaste échantillon aux États-Unis qu’une organi-
sation qui fournit des incitations sélectives se fait reconnaître de ses
interlocuteurs dans 91 % des cas et obtient des succès dans 82 % des
cas, contre 36 % et 40 % pour les organisations dépourvues de cette
ressource. Une étude de David Knokke [1988] sur le monde associatif de
l’agglomération de Minneapolis va dans le même sens. Les adhérents
aux associations « les moins politiques » (associations sportives, clubs
de collectionneurs, etc.) ne sont que 2 % à se déclarer prêts à rester
membres si leur association ne faisait plus qu’un travail de groupe de
pression, 70 % déclarent pouvoir se contenter d’une association pure
prestataire de services tandis que 23 % conditionnent leur adhésion à la
prise en charge de ces deux fonctions.

La « RAT » et le durcissement du modèle

Le modèle construit par Olson reçoit aussi de son auteur des limita-
tions explicites. Il s’applique aux mobilisations visant des « biens
collectifs », c’est-à-dire des biens qui profitent à l’ensemble des membres
de la collectivité concernée : un recul de la pollution de l’air bénéficie
46 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

mutuels et coopératifs et l’exclusion des


Comment se débarrasser réseaux d’entraide, la mise à l’index dans
des passagers clandestins ? le quartier, y compris en cas de pépin sur
sa ferme […], la désignation du vendeur,
Dans un travail sur les mobilisations sans le publier ni l’afficher, homme que
paysannes en Bretagne dans les années l’on montre du doigt dans les rues avec
1960, Fanch Elegoët a pu montrer en parfois des écriteaux à sa charge de
quoi les stratégies syndicales des produc- légumes », sans oublier « les tracasseries
teurs de légumes pouvaient largement se de toutes natures : dégonflage des pneus
lire comme un système de fermeture des (par la valve), sucrer l’essence, mouiller le
possibilités d’agir en free-rider. L’organisa- delco, etc. » (p. 153).
tion de base du syndicat au niveau du C’est jusqu’à la construction des insti-
« quartier » (hameau) permet le contrôle tutions et dispositifs techniques du
marché au cadran obligatoire qui — par
mutuel et l’identification des exploitants
la dépersonnalisation des transactions —
qui rompent la solidarité face aux négo-
peut se lire comme machinerie anti-
ciants. Le rachat centralisé des
passager clandestin, en suscitant une
« drageons » (plants d’artichaut) en
transparence et une publicité de toute
surnombre suivi de leur destruction met
vente qui ferme l’espace du marché, rend
fin à la fourniture de plants à des zones de
impossible négociations secrètes ou traite-
production concurrentes tout en rédui-
ments de faveur par lesquels les expédi-
sant à très peu le coût de la participa- teurs et grossistes désolidarisaient les
tion individuelle à ce blocus. Une paysans.
circulaire du leader syndical Gourvennec
indique à propos des récalcitrants qu’ils
encourent « la radiation des organismes Source : Elegoët [1984].

par définition à toute la population. Mais surtout, Olson souligne le


particularisme des petits groupes. Certains d’entre eux peuvent corres-
pondre à des situations où un membre peut à lui seul prendre en charge
tous les coûts de l’action et y trouver cependant son compte. Plus
encore dans les petits groupes, le sentiment de peser sur la décision
est plus fort, plus mobilisateur. Les pressions sociales et morales entre
membres du groupe y sont aussi plus présentes, plus efficaces. Enfin,
l’auteur souligne que sa grille d’analyse risque de ne « pas apporter
grand-chose » à l’étude des groupes « philanthropiques ou religieux qui
défendent des intérêts de ceux qui ne sont pas leurs membres »
(p. 183-184). On peut se demander si l’attention qu’Olson porte ainsi
aux effets des relations sociales ou affectives dans la dynamique de
mobilisation propre aux petits groupes ne mine pas la cohérence de
son modèle. Le traitement assez embarrassé réservé par Olson à la socia-
bilité, aux relations affectives, aux croyances est d’ailleurs significatif.
Tantôt les éléments « affectifs ou idéologiques » sont évacués comme
peu importants car peu efficaces (p. 34-35). En d’autres cas, ils sont
considérés comme des incitations sélectives secondaires (p. 84), la fidé-
lité au groupe jouant par exemple en faveur de la solidarité. Enfin,
lorsque le poids empirique de ces données affectives et idéologiques crée
des faits que la théorie ne peut digérer, une catégorie-balais des actions
LES FRUSTRATIONS ET LES CALCULS 47

collectives non rationnelles est associée aux « franges lunaires » (sic) du


monde social et sous-traitée aux bons soins des psychologues (p. 185).
Les prudences initiales d’Olson vont se trouver graduellement
balayées au seuil des années 1980 par l’essor d’une Rational Action
Theory dont les adeptes — les RAT’s — prétendent appliquer le modèle
de l’homo œconomicus à tous les faits sociaux, avec le doigté d’un lami-
noir. Les économistes James Buchanan et Gary Becker illustrent cette
démarche qui repose le postulat économique — au double sens — d’une
possible interprétation de tous les phénomènes par la référence à des
acteurs rationnels pour lesquels la participation à l’action collective est
une pure démarche de calcul du rendement des énergies et ressources
investies dans l’action. Sans développer pour l’instant une critique des
fondements mêmes de ce modèle d’analyse, on peut en montrer
quelques insuffisances internes. Si les participants potentiels à l’action
collective sont des calculateurs rationnels tentés par la position de
passager clandestin, pourquoi leur sens de l’anticipation rationnelle
n’irait-il pas jusqu’à anticiper les anticipations similaires d’autrui ? Est-il
déraisonnable de postuler qu’un individu en situation de participer à
une mobilisation peut faire comme un joueur de cartes ou d’échecs et
se demander ce que va jouer le partenaire ? Cette modeste sophistica-
tion du calcul — que n’ignore pas la micro-économie moderne — pour-
rait alors pousser vers la mobilisation, voire la surmobilisation, compte
tenu du rendement désastreux d’une abstention généralisée. Comment
ne pas remarquer que les exemples chiffrés des RAT’s et de l’école de
l’« individualisme méthodologique » — dont s’inspire le tableau des dix
locataires — sont souvent d’un simplisme qui les rend plus dignes du
statut de comptines que de démonstrations sociologiques ? Au prix
d’hypothèses ni plus ni moins réalistes, prenant en compte les
économies d’échelle d’une mobilisation importante, les effets de seuil,
Pierre Favre [1977] a proposé en ce domaine des tableaux de rende-
ment nettement distincts de ceux imaginés par Boudon dans sa préface
à l’édition française d’Olson. Il fait alors apparaître des situations dans
lesquelles la participation à l’action s’avère plus rentable que la stra-
tégie du passager clandestin. Ce contre-exemple n’invalide pas la thèse
d’Olson : il suggère que l’attitude du free-rider n’est en aucun cas univer-
sellement la plus rentable. Comment interpréter en termes d’action
rationnelle une partie des résultats, empiriques cette fois, de l’enquête
précitée de Knokke, qui pour la catégorie des associations « hautement
politiques » (écologisme, antiracisme, etc.) constate que seuls 34 % des
membres font de la fourniture de services aux adhérents la condition de
leur maintien, tandis que 35 % resteraient affiliés même sans services
et sans travail de groupe de pression efficace ? La liste des points
aveugles du modèle olsonien peut s’élargir. Le postulat de l’action
rationnelle repose sur l’idée d’actions orientées vers la satisfaction de
préférences qui fonctionnent comme des « boîtes noires » dont le
48 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

modèle théorique n’explique ni la genèse, ni la nature. À cet égard,


l’un des mérites des travaux historiques de Tilly tient dans le fait qu’il
montre comment les effets conjugués du capitalisme, de la division du
travail, de l’emprise des logiques bureaucratiques sur l’univers profes-
sionnel peuvent effectivement créer des attitudes et des conditions à
travers lesquelles l’homo œconomicus devient empiriquement observable.

Du bon usage du calcul rationnel

Une critique raisonnée ne consiste donc pas à nier que le modèle


du calcul coûts/avantages puisse éclairer les comportements lors de
certaines mobilisations, et d’abord celles qui portent sur des revendi-
cations économiques. Et c’est jusqu’à la connotation cynique que l’on
peut associer à l’image de l’homo œconomicus qui comporte sa fécondité,
en opposant un fort antidote aux représentations naïves ou enchantées
de tout militantisme comme pur désintéressement. Olson lance un défi
salubre à l’analyse sociologique ; il pose au centre du débat une vérité
déplaisante pour les analyses en quête de simplicité : la mobilisation
collective ne va jamais de soi. Ce constat obligera une génération de
chercheurs à relever le gant pour rendre compte des conditions de déve-
loppement des mouvements sociaux. Rendre à Olson l’hommage qui
lui est dû n’interdit nullement d’exiger plus de précisions sur la « ratio-
nalité » qu’il met au centre des comportements, sur ses conditions
d’existence, d’interroger les limites d’application de ce schéma. Lors
d’un congrès de sociologues en 1983, Joseph Gusfield avait ironique-
ment observé que si le modèle d’Olson semblait parfois manquer de
prise sur le réel, la faute en incombait aux individus mobilisés qui
n’avaient pas tous lu La Logique de l’action collective. Formule provoca-
trice ? Non, si elle vise à suggérer la très inégale intériorisation d’une
disposition au calcul économique selon les milieux et les époques. Non,
si elle vient rappeler que la probabilité de traiter les problèmes en termes
de calcul rationnel ne se déploie pas à l’identique selon qu’un indi-
vidu fait ses courses ou assiste à une réunion du Secours catholique
ou de Handicap international. Non, si elle aide à conjurer un risque
de toute analyse savante : l’objectivisme, soit en l’espèce la confusion
entre des modèles théoriques d’explication — mêmes féconds — que
le savant élabore pour rendre compte de régularités objectives dans les
comportements, et les motivations subjectivement vécues des agents
sociaux en action dans la grève ou la manifestation. Une telle démarche
suppose de penser le personnage du militant, de l’individu mobilisé en
lui donnant une autre consistance sociale que celle d’une machine à
calculer (cf. chapitre VI).
IV / La mobilisation des ressources

L es années 1970 vont donner lieu aux États-Unis à l’émergence d’un


nouveau cadre d’analyse des mouvements sociaux : la théorie de la
mobilisation des ressources. Le contexte politique n’est pas indiffé-
rent. La période est celle du Movement : agitation des campus, mouve-
ment noir, mobilisations féministes et écologistes. Comme le note
Gamson [1975], l’irruption de l’histoire imposait aux chercheurs un
objet de recherche, et ceux d’entre eux qui participaient à ces luttes
pouvaient malaisément se retrouver dans une part du legs collective
behaviour, avec son insistance sur le poids des frustrations, parfois sur
la dimension pathologique des mobilisations les plus conflictuelles. Un
renouvellement des interrogations et des concepts va donc progresser à
travers les apports fondateurs d’Oberschall [1973], Gamson [1975], Tilly
[1976], McCarthy et Zald [1977]. Dès les années 1980, la « mobilisation
de ressources » aura conquis le statut de cadre théorique de référence.

Les dénominateurs communs

Il serait imprudent de surestimer la cohérence d’un « paradigme » de


la mobilisation des ressources. Les travaux associés à ce label fonction-
nent en fait comme un continuum allant d’un pôle encore très écono-
miste, très tributaire d’Olson, à des analyses plus soucieuses d’une prise
en compte de variables historiques et sociologiques. D’autre part, le
mouvement de la recherche suscite des déplacements de probléma-
tiques et d’objets. On observera, après les années 1970, un processus
lent mais régulier d’émancipation à l’égard des approches économiques,
d’attention croissante accordée à la dimension politique, aux significa-
tions vécues par les agents mobilisés. Quatre séries de repères peuvent
aider à cerner les grands traits de cette approche.
Comme le collective behaviour, la « mobilisation des ressources » cadre
large l’action collective, mais différemment. Elle rompt tant avec la
fascination pour les situations de foule et de mobilisation violente
propre au collective behaviour, qu’avec la priorité donnée par Olson aux
50 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

mobilisations à enjeux directement matériels. Toutes les formes de


mouvements sociaux sont prises en compte, et donc ceux dont les
dimensions idéologiques et politiques sont plus explicites, mais aussi les
phénomènes de sectes, les croisades morales.
La mobilisation des ressources déplace définitivement la question
fondatrice de l’analyse des mouvements sociaux. Il ne s’agit plus,
comme dans le modèle collective behaviour de se demander pourquoi des
groupes se mobilisent, mais comment se déclenche, se développe, réussit
ou échoue la mobilisation. La position de McCarthy et Zald présente
par son radicalisme même le mérite de la clarté : il y a toujours, dans
n’importe quelle société, assez de mécontentements pour engendrer des
mobilisations, ils peuvent même être « définis, créés et manipulés par
des entrepreneurs de « causes » et des organisations ». La bonne ques-
tion est donc de saisir les déterminants de leur essor, ou de leur
refoulement.
De ce parti pris découle une approche dynamique des mouvements
sociaux, pensés comme un processus de construction d’un rapport de
forces et de sens. Dans ce modèle les groupes — classe ouvrière, mili-
tants des droits civiques — n’apparaissent jamais comme des donnés,
des objets trouvés, mais comme des construits sociaux. Une question
centrale est donc de comprendre ce qui fait qu’un groupe « prend »,
tandis que d’autres tout aussi plausibles — les vieux, les téléspecta-
teurs par exemple — n’accèdent pas à une existence mobilisée. « La
mobilisation fait référence au processus de formation des foules, des
groupes, des associations et des organisations pour la satisfaction
d’objectifs communs. Souvent des unités sociales durables sont ainsi
formées, avec des dirigeants, des loyalismes, des identités et des buts
communs » [Oberschall, 1973, p. 102]. De cette problématique découle
une attention centrale donnée à l’organisation comme élément qui
structure le groupe, rassemble les ressources pour la mobilisation.
La théorie de la mobilisation des ressources se construit aussi à
l’ombre de la statue du commandeur Olson. Tous les travaux initiaux se
posent comme des tentatives visant à répondre au fameux paradoxe
et à « sociologiser » l’homo œconomicus en introduisant dans la problé-
matique de la chair sociale, la diversité des situations concrètes de mobi-
lisation. La notion centrale de ressource dit assez cette référence aux
concepts économiques. La place donnée à l’organisation en fait l’outil
central d’une entreprise de protestation qui rassemble des moyens
— militants, argent, experts, accès aux médias — pour les investir de
façon rationnelle en vue de faire aboutir des revendications. Les progrès
scientifiques que vont accumuler les chercheurs de ce courant leur
permettront graduellement de se libérer de cette tutelle initiale, non en
oubliant le défi d’Olson, mais en le prenant au sérieux pour le dépasser.
LA MOBILISATION DES RESSOURCES 51

La filiation olsonienne

La théorie de la mobilisation des ressources peut être introduite à


partir d’un de ses classiques tardifs. McCarthy et Zald [1977] donnent
une éclatante visibilité à la filiation olsonienne, en en rendant intelli-
gible le processus de dépassement.

Les mouvements sociaux comme économie et « industrie »

Au premier abord, le modèle de McCarthy et Zald peut sembler durcir


la lecture d’Olson. Le lexique du marché y colonise toutes les dimen-
sions du mouvement social. Celui-ci est défini comme « un ensemble
d’opinions et de croyances dans une population, qui représente des
préférences pour changer des composantes de la structure sociale ».
Cette notion économique de préférence renvoie à l’image d’une structure
floue de demandes, d’attentes de changement social qui requièrent leur
entrepreneur pour se cristalliser en mobilisation. Et c’est bien en termes
de structure d’offre répondant à ces préférences diffuses que le modèle
décrit les social movements organisations (SMO). Équivalent fonctionnel
de la firme sur un marché, le SMO « est une organisation qui identifie
ses objectifs aux buts du mouvement social ou d’un contre-mouve-
ment et tente de satisfaire ses objectifs ». L’ensemble des SMO orientés
vers une cause (par exemple, toutes les organisations humanitaires)
constitue une branche cohérente, une social movement industry (SMI).
Enfin, l’ensemble des SMI constitue le social movement sector, dont on
pourrait, comme l’industrie chimique, déterminer le poids dans la
richesse nationale. L’essor du poids du SMS est analysé comme une
caractéristique des sociétés où les besoins matériels primaires (nourri-
ture, logement) de l’essentiel de la population sont assurés et où l’accu-
mulation de richesses permet de répondre à des demandes plus
qualitatives.
Le point clé de ce cadre consiste à souligner que le « mouvement
social », comme attente plus ou moins formalisée sur un type de chan-
gement, n’est jamais pleinement mobilisé, qu’il est un potentiel
d’action. La mise en branle des énergies protestataires est donc tribu-
taire des organisations (SMO), à la fois structures d’offre et moteurs de la
mobilisation. Les organisations qui prennent en charge un mouve-
ment social sont les instances stratégiques où des attentes diffuses se
fixent sur des revendications formalisées, où des ressources d’action
sont centralisées. En se référant aux travaux des économistes du « choix
rationnel », McCarthy et Zald développent alors une forme de théorie
économique de la firme et du marché appliquée aux SMO. Ils souli-
gnent l’importance de stratégies publicitaires dans la collecte des fonds,
le rôle de véritables « images de marque » par lesquelles ces organisa-
tions assoient leur crédibilité ou la perdent, comme l’ont montré dans
52 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

les années 1990 les crises financières de la Croix-Rouge française ou


de l’ARC à la suite de mises en cause de leur gestion. Le modèle proposé
insiste aussi sur les effets de la concurrence qui, dans un secteur porteur,
aboutit à une multiplication des organisations sur des créneaux de plus
en plus précis, comme semble l’illustrer actuellement la fragmentation
des organisations médicales humanitaires (Médecins sans frontières,
Médecins du monde, Pharmaciens sans frontières, CARE, etc.). Les
phénomènes de professionnalisation des SMO sont également mis en
lumière. L’évolution de Greenpeace en est une illustration. Souvent
« externalisé » vers des entreprises de communication, le recrutement
de membres y devient une activité rémunérée, parfois au pourcentage.
Elle aboutit au résultat paradoxal, mais pas forcément indésiré, de faire
exploser les adhésions (de 18 000 à 58 000 en France entre 1997 et
2002) tout en les réduisant en général à un rôle passif de contributeur
financier d’une organisation hyperprofessionnalisée [Lefevre, 2003].

Entrepreneurs et « militants moraux »

Ainsi présentée, la mobilisation des ressources semblera une simple


surenchère sur le modèle olsonien. Ce serait perdre de vue une réponse
inédite apportée au paradoxe d’Olson, à travers une typologie des
soutiens. La notion d’adhérents prend ici un sens particulier pour dési-
gner les personnes et organisations qui « adhérent » aux revendications
d’une cause, sympathisent par exemple à la protection des animaux.
Ils se distinguent des « membres actifs » (constituents) qui, eux, appor-
tent aux SMO temps, argent, soutiens concrets. De façon plus origi-
nale intervient une distinction entre ces membres actifs. Les uns,
désignés comme « bénéficiaires potentiels », tireront un profit
personnel du succès de l’organisation. Tel serait le cas d’Américains
noirs engagés dans le mouvement des droits civiques. D’autres membres
actifs, les « militants moraux » (conscience constituents) soutiennent
l’organisation sans en tirer un bénéfice matériel, comme par exemple
les étudiants blancs, étudiés par Doug McAdam [1988], qui viendront
durant l’été 1964 dans le Mississippi contribuer à la campagne d’enre-
gistrement des Noirs sur les listes électorales. L’injection de ressources
militantes ou financières au profit d’une cause que permettent ces mili-
tants moraux apporte une réponse empirique inédite au paradoxe
d’Olson. Ces ressources extérieures font chuter les coûts de l’action
collective pour les groupes directement concernés et modifient dans un
sens favorable le rendement de la participation. L’histoire du mouve-
ment noir américain donne de forts éléments d’illustration de cette
thèse. Sa radicalisation à la fin des années 1960, l’apparition de groupes
tels les Blacks Panthers qui passent d’un discours des « droits civiques »
à un discours mêlant lutte des classes et lutte des races vont susciter un
retrait sensible des soutiens financiers des milieux libéraux blancs qui
LA MOBILISATION DES RESSOURCES 53

déstabilisera jusqu’aux organisations noires modérées comme la NAACP


[McAdam, 1982].
Le militant moral peut s’incarner dans la figure spécifique de l’entre-
preneur de protestation, véritable schumpétérien du mouvement social.
Celui-ci joue, sans qu’on puisse trouver un intérêt matériel immédiat
à son engagement, le rôle de porte-parole et d’organisateur d’un SMO,
apportant de l’extérieur un savoir-faire, des réseaux, une logistique que
tel groupe latent — parce que trop atomisé, désarmé culturellement,
stigmatisé — ne parvient pas à construire à partir de ses ressources
propres. La figure de l’Abbé Pierre pour les mal-logés peut suggérer en
quoi ce personnage peut être autre chose qu’une invention de socio-
logue : un acteur empiriquement identifiable dans des mobilisations
récentes chez les sans-papiers [Siméant, 1998]. Comment ne pas relever
au passage le rapport de cousinage qu’entretien ce modèle sociologique
avec le personnage du militant révolutionnaire apportant de l’extérieur
la conscience critique à la classe ouvrière dans le modèle léniniste…
et par là la force de sensibilités sociologiques chez des responsables
politiques ?
La construction théorique de McCarthy et Zald donne plus de systé-
matisation et de sophistication au modèle olsonien. Elle trouve un
complément à l’explication de l’action par les seules incitations sélec-
tives. Elle se heurte aux doutes suscités par le modèle RAT. Militants
moraux et entrepreneurs de protestation éclairent la résolution du para-
doxe pour en susciter un nouveau. Car la théorie ne nous dit pas ce
qui les fait courir et militer. Un modèle d’analyse économique doit ici
faire appel à un deus ex machina, libéré, lui, des trivialités du calcul des
rendements, véritable antithèse de l’homo œconomicus, pour résoudre
les paradoxes issus de la logique économique. Il est bien sûr possible
de considérer que les militants moraux trouvent des « profits » dans le
sentiment de se consacrer à une juste cause, que certains y gagnent la
célébrité, deviennent des salariés du mouvement. Mais les ligoter ainsi
à une explication économique soulève, on le verra, autant de problèmes
que cela en résout.

Sociologiser le cadre théorique

Le dépassement sociologique du paradoxe olsonien sera véritable-


ment amorcé par les travaux d’Oberschall [1973]. Dans une formule
heureusement ambiguë, celui-ci définit son dessein comme celui
d’« élargir » le modèle d’Olson. Rien n’interdit de rappeler qu’en
français, ce verbe désigne aussi l’action de libérer un prisonnier…
54 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

Partir de la structuration sociale

En partant de l’analyse des formes de sociabilité, de l’intensité et de


la nature des liens qui associent les membres d’un groupe ou d’une
communauté entre eux et de ceux qui les relient aux diverses auto-
rités sociales, Oberschall introduit une densité sociale dans des modèles
d’analyse trop souvent plus abstraits que théoriques. Son apport se
construit au départ dans la critique des thèses relatives à la « société
de masse ». L’analyse des régimes totalitaires a suscité un ensemble de
réflexions centrées sur l’image d’une désorganisation sociale, d’une
atomisation des individus qui aurait été le terreau des mouvements
totalitaires. Dans son Système totalitaire, Hannah Arendt [1951] — qui
sollicite au passage Le Bon — décrit ainsi les masses : « Des gens qui,
soit à cause de leur simple nombre, soit par indifférence, soit pour ces
deux raisons ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation fondée sur
intérêt commun […]. Elles sont étrangères à toutes les ramifications
sociales et à toute représentation politique normale […]. La principale
caractéristique de l’homme de masse est… l’isolement et le manque de
rapports sociaux normaux. » Contre ces explications, qu’on trouve aussi
chez Kornhauser ou Hoffer dans les années 1950, Oberschall souligne
que l’Allemagne de Weimar ne peut être réduite à une société atomisée
par la crise de 1929. Le pays conserve au contraire un dense maillage
de liens associatifs, de sociabilités religieuses ou professionnelles. En
s’appuyant sur les travaux d’historiens, Oberschall montre que les
succès politiques des nazis reposent sur la captation d’une part de ces
réseaux, sur une mobilisation relayée et structurée par des liens d’inter-
connaissance, de solidarité préexistants. Le sens de ce détour est clair.
Puisque même un type de mobilisation présenté comme typique d’une
société désagrégée révèle le poids des structures sociales de solidarité,
tout travail sur les mouvements sociaux implique de partir de la struc-
ture sociale, des réseaux préexistants de solidarité.
Oberschall développe alors une cartographie sociale originale. Une
première variable (verticale dans le tableau) concerne les liens entre le
groupe étudié et les autres éléments de la société concernée, spéciale-
ment les groupes et institutions titulaires de position d’influence ou de
pouvoir. Un groupe est intégré quand il dispose de connexions stables
lui donnant des chances d’être entendu des autorités supérieures (méca-
nismes de représentation, clientélisme, etc.). Un groupe est en situa-
tion segmentée quand il ne dispose pas de tels relais, se trouve isolé par
rapport aux autres groupes, aux centres de pouvoir. Les sentiments
d’oppression, de contrôle extérieur sur la communauté ont ainsi des
chances d’être plus fortement ressentis. Une seconde série de variables
(axe horizontal) concerne la nature des liens au sein du groupe analysé.
Le modèle reprend alors pour l’essentiel le couple communauté/société.
Dans le premier cas une organisation traditionnelle structure fortement
LA MOBILISATION DES RESSOURCES 55

la vie commune, y ordonne toutes les dimensions de la vie sociale


(tribu, communauté villageoise traditionnelle). Dans l’autre, une strati-
fication sociale plus complexe s’accompagne de l’existence d’un réseau
de groupes et associations de toutes natures — religieuses, sportives,
culturelles, politiques. Une troisième situation désigne les groupes
faiblement organisés qui ne peuvent disposer d’aucun de ces principes
fédérateurs ; on peut songer ici au cas extrême des groupes très dominés
ou stigmatisés (vagabonds, prostituées), à l’ensemble des situations où
le communautaire se délite sans que n’aient encore cristallisé des struc-
tures associatives volontaires. Le jeu des deux variables donne une typo-
logie à six situations.

La typologie d’Oberschall

Liens au sein du groupe


Liens aux groupes
supérieurs et pouvoirs Modèle Peu Modèle
communautaire d’organisation associatif
Intégré A B C
Segmenté D E F

Structure sociale et mouvements sociaux

Le modèle débouche sur une lecture des formes et potentiels des


mouvements sociaux. Dans la première ligne horizontale, l’existence
de connexions aux groupes supérieurs et pouvoirs garantit une forme
de relais aux revendications, soit que le groupe dispose de porte-
parole « naturels » dans le cas A (chef de village, membre de la gentry
dans l’Angleterre villageoise du XVIIIe siècle), soit que les organisations
existantes (syndicats, chambre de commerce) donnent un potentiel de
mobilisation — mais aussi de blocage si elles ne relayent pas le mécon-
tentement — dans le cas C. Le cas B, marqué par la faiblesse des liens
internes au groupe et la lutte individuelle pour la promotion, donne
le terrain d’élection du clientélisme, voire du banditisme au service d’un
patron (modèles maffieux des sociétés rurales d’Italie du Sud). Dans la
ligne horizontale inférieure, l’absence de relais institutionnalisés exige
de plus fortes mobilisations pour se faire entendre des autorités. La
dimension communautaire rend possible dans le cas D des mobilisa-
tions rapides et énergiques lorsque le groupe se sent menacé. Oberschall
cite ici le mouvement Mau-Mau dans le Kenya colonisé. La case E donne
les situations les plus éruptives. La faible intégration du groupe jointe
à sa faible organisation cumule les obstacles à la mobilisation. Mais si
celle-ci survient, elle sera souvent brève et violente, faiblement orga-
nisée faute de dirigeants : émeutes frumentaires du XVIIIe siècle en
Europe, insurrections des ghettos américains dans les années 1960. On
suggérera aussi que ces situations sont de celles qui offrent un espace à
56 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

des entrepreneurs de protestation extérieurs au groupe. Le modèle F se


rapproche du précédent, mais les formes des mouvements sociaux
varient ici beaucoup (des mouvements de libération nationale aux
millénarismes) selon le degré de cristallisation des réseaux associatifs,
l’émergence de dirigeants et d’organisations aptes à formuler des
programmes.
L’acquis le plus net des analyses d’Oberschall est bien de souligner
le poids des données de structuration sociale, des réseaux de solida-
rité. Il aide par là à expliciter la notion de mobilisation des ressources.
Le poids d’un groupe dans un mouvement social dépend d’un capital
de moyens, de ressources. Celles-ci peuvent tenir à la « masse » du
groupe (nombre, puissance économique, intensité des liens objectifs),
à la force de son sentiment identitaire (on retrouve ici la question de
la conscience de constituer un « nous », une « classe pour soi »). Les
ressources peuvent encore désigner une capacité d’action stratégique
(pouvoir de nuisance du groupe, capacité à produire un discours de légi-
timation socialement recevable, flair tactique des dirigeants). Elles
renvoient enfin à l’intensité et à la variété des connexions aux centres
sociaux de décision. Il est à vrai dire vain de chercher à fermer la liste
infinie des ressources : elles n’existent que relationnellement, dans un
contexte concret d’interdépendances. Leur cotation varie selon les
configurations de conflit. Un savoir-faire en matière de relation aux
médias est pour un état-major syndical secondaire en 1950, stratégique
en 2000. Des ressources ne sont qu’un potentiel qu’il importe d’activer,
de mobiliser — au sens militaire — dans une visée d’action straté-
gique, autour d’organisations ou de dirigeants. Oberschall souligne
combien ces derniers manifestent souvent des propriétés sociales
atypiques au sein de leur milieu, en particulier en termes de niveau
d’instruction. La dynamique des mobilisations a aussi pour effet de
créer de véritables carrières de dirigeant, par professionnalisation, par
fascination pour les satisfactions du pouvoir, mais aussi de façon plus
contrainte, lorsque les engagements militants sont l’une des seules
promotions ouvertes aux dominés, lorsque le militantisme fait franchir
des points de non-retour en interdisant l’accès à certaines professions,
en solidifiant une identité de porte-parole qui ne peut être abandonnée
sous peine de renier toute une existence.

L’apport d’une sociologie historique

L’œuvre la plus aboutie de la première génération des travaux de la


« mobilisation des ressources » est fournie par Tilly [1976]. Les grands
cadres analytiques qu’il déploie ne rompent pas fondamentalement
avec les modèles d’Oberschall. D’une façon déjà classique, Tilly analyse
les conditions sociales de mobilisation. Quelle conscience a un groupe
LA MOBILISATION DES RESSOURCES 57

de ses intérêts ? Quelles formes de solidarité le font tenir ? Quelles stra-


tégies déploie-t-il ? En quoi le contexte macro-social peut-il favoriser ou
inhiber la protestation ? Mais si la plupart des questions sont classiques,
plusieurs des réponses innovent parce qu’elles affinent la réflexion sur
la sociabilité, les stratégies, le politique, prennent en compte le temps
long.

La variable organisation : de la logistique à la sociabilité

La première rupture chez Tilly porte sur la notion d’organisation. Que


signifie le fait qu’une cause, qu’un groupe soit « organisé » ? McCarthy
et Zald proposent avant tout une conception que l’on pourrait nommer
logistique. Être organisé revient à disposer d’entrepreneurs de protesta-
tion, d’une structure (association, syndicat) qui regroupe des ressources,
définit objectifs et stratégie. L’approche d’Oberschall combinait à cette
approche une prise en compte des liens internes au groupe. Tilly place
la sociabilité au cœur de la définition du groupe organisé. Deux
variables vont définir l’organisation. La netness ou résiliarité (de net :
réseau) renvoie au tissu des sociabilités volontaires. Les agents sociaux
en sont les architectes ; elles fonctionnent sur une logique élective. La
foule d’un stade incarne un degré zéro de résiliarité, l’association une
forme élevée puisque volontaire, d’autant plus élevée que cette coopé-
ration volontaire imprime sa marque à des pans importants de la vie
quotidienne. La catness (terme forgé à partir de category) désigne par
opposition des identités catégorielles, auxquelles les individus sont
assignés par des propriétés objectives. Être femme, Français, noir
constitue des identités non choisies. L’observation vaut largement pour
les situations professionnelles… une identité ouvrière, un statut de
polytechnicien ne se modifie pas aussi facilement que l’appartenance à
un club d’œnologie. Ces deux domaines de sociabilité se combinent en
catnet (catness + netness). Celle-ci sera très forte quand les deux variables
convergent, là où par exemple, autour du SPD allemand de Kautsky ou
du PCF de Thorez, une identité ouvrière forte s’associe à une sociabi-
lité volontaire autour de syndicats, associations, clubs de jeunes. La
catnet peut être faible lorsque la sociabilité amicale, associative, ludique
est largement dissociée de l’univers du groupe catégoriel. L’hypothèse
générale de Tilly consiste à suggérer qu’un groupe est d’autant mieux
« organisé » pour défendre ce qu’il perçoit comme ses intérêts qu’il se
caractérise par une forte catnet.

Stratégies

Un autre apport important de Tilly tient aux éclairages qu’il fournit


sur la dynamique des affrontements dans les mouvements sociaux.
Trois de ces apports justifient une halte. Tilly souligne d’abord le fait
58 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

La crise du syndicalisme des institu-


Le déclin d’un système teurs, qui devient éclatante dans les
de catnet années 1980, peut au moins pour partie
se lire comme le contrecoup d’une
L’évolution du monde des instituteurs érosion de la catnet. Le fonctionnement
français offre un terrain pertinent pour des Écoles normales, devenues IUFM (qui
mettre en œuvre les hypothèses de Tilly. perdent le monopole du recrutement),
Le modèle des « hussards noirs de la tend à se rapprocher de celui de
République » traduit un fort taux de segments ordinaires du monde universi-
catnet [Jacques Ozouf, Nous les maîtres taire. La dévaluation du statut d’institu-
d’école, Gallimard, 1973]. Socialisés dans teur produit un affaiblissement de
des Écoles normales dont le fonctionne-
l’identité professionnelle qu’accentue
ment comporte des parentés avec les
l’entrée dans les IUFM d’étudiants y péné-
« institutions totales » (internat, disci-
trant parfois par choix négatif à l’issue du
pline, référence à une mission) les institu-
DEUG, puis ultérieurement de titulaires de
teurs intériorisent une forte identité
seconds ou troisièmes cycles trouvant là
professionnelle. Ils développent aussi une
un concours-refuge. L’élargissement de la
intense sociabilité volontaire (netness)
palette du recrutement social, la crois-
centrée sur le groupe professionnel.
L’importance des mariages entre sance du pourcentage d’institutrices
membres de la profession, le développe- mariées à des conjoints étrangers au
ment de coopératives et de mutuelles, monde de l’enseignement et du secteur
l’investissement dans les associations public réduisent aussi la catnet. Tous ces
culturelles, amicales laïques, organisa- facteurs contribuent à la baisse de la
tions de jeunesse en donnent l’illustra- syndicalisation, à des rapports plus consu-
tion, tout comme la forte présence au sein méristes aux associations nées du milieu,
de la SFIO. Cette forte catnet se traduit à l’émergence de modes inédits de mobi-
dans un taux élevé de syndicalisation au lisations telles les coordinations — se
syndicat national des instituteurs, une déployant aussi contre le SNI, symbole de
grande force de mobilisation. l’état antérieur du milieu [Geay, 1991].

que la façon dont des agents sociaux déterminent une stratégie n’est pas
l’effet d’une disposition héréditaire au calcul rationnel. Il reconstitue la
genèse de ces attitudes à travers les progrès des logiques du marché, de
la bureaucratie, du contrat, et leurs effets sur les cultures et mentalités,
aide à saisir comment ont pu se développer concrètement des disposi-
tions identifiables à celles de l’homo œconomicus. Tilly souligne aussi que
les agents mobilisés ne sont jamais assujettis à un seul type de rationa-
lité. Le modèle olsonien où les agents n’entendent pas dépenser plus
de ressources qu’ils n’attendent de gains n’est pour lui qu’un cas de
figure. Il existe en fait une palette de stratégies, tributaires de modèles
culturels qui pèsent sur ce que les joueurs mobilisés acceptent de miser,
de la nature des biens collectifs qu’ils convoitent. Certains biens,
comme l’indépendance nationale, la reconnaissance d’une dignité
peuvent susciter des comportements de kamikazes (zealots), prêts à
supporter des coûts d’action collective apparemment prohibitifs au
regard d’une évaluation matérielle du bien visé.
Les modèles théoriques développés insistent aussi fortement sur la
prise en compte du particularisme de chaque mobilisation. Il n’existe
LA MOBILISATION DES RESSOURCES 59

pas de « mouvement social » abstrait, mais des manifestations datées


de paysans, des grèves d’agents des impôts. Une même intensité de
mobilisation engendre des effets distincts en période pré- ou post-élec-
torale. Groupes et formes d’action sont inégalement « acceptables »
pour les pouvoirs publics. Les violences paysannes ou commerçantes
sont moins réprimées que celles des étudiants ; il est moins facile de
dénigrer auprès de l’opinion des infirmières que de jeunes chômeurs
issus de l’immigration. La dimension des représentations et perceptions
constitue aussi un élément fort, et non économique, des stratégies.
Enfin, Tilly insiste sur la composante politique des mouvements
sociaux. Il insiste sur la division fondamentale entre groupes partici-
pants, disposant d’un accès routinisé aux foyers de décision politique
et les challengers, proches des « segmentés » chez Oberschall. Mais un
élément de dynamique s’ajoute ici. Tilly souligne que la société orga-
nisée politiquement, la polity, n’est jamais étanche. Les challengers
peuvent se regrouper, nouer des alliances avec des « participants » en
position de faiblesse et accéder ainsi aux centres de décision. Fruit des
mobilisations et résultats électoraux du mouvement, et du souci de la
gauche de se libérer du tête-à-tête avec la FNSEA-CNJA, la reconnais-
sance tardive de la représentativité de la Confédération paysanne par un
gouvernement socialiste en donnerait une illustration.

La dimension du temps long

Historien, Tilly réintègre enfin le temps long dans l’analyse des


mouvements sociaux. Son parti pris de comparaisons systématiques
étalées sur plusieurs siècles [1986] lui permet de saisir des évolutions
lentes, des ruptures que masque la seule attention au présent. La présen-
tation de la notion de répertoire a déjà permis de saisir cet aspect. Si
les répertoires changent au fil des siècles, une observation similaire vaut
pour la nature même des interactions conflictuelles, ce que Tilly
nomme leurs registres. Jusqu’au début du XVIIe siècle domine un registre
compétitif. Il s’agit au sein de la communauté, ou à l’égard d’une
communauté voisine (village) de revendiquer ou de défendre des
ressources concurrencées par d’autres. Dans cette « économie morale »,
la communauté considère qu’elle a des droits sur sa production et ses
richesses. Une illustration en est donnée par le charivari, le plus souvent
occasionné par une mobilisation des jeunes gens qui viennent
brocarder ou mettre à l’amende un veuf ou un ressortissant du village
voisin qui épouse une jeunesse du village, soustrayant un « parti »
possible à la jeune génération locale [Thompson, 1993]. Le XVIIe siècle,
avec les progrès de la centralisation étatique, le XVIIIe avec les prémices
de la révolution industrielle, vont déplacer le registre dominant des
mouvements sociaux vers le réactif. Il s’agit cette fois d’une lutte défen-
sive contre l’intrusion de forces sociales plus lointaines, extérieures à la
60 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

communauté : agents de l’État, grands propriétaires, négociants. On


peut intégrer à ce registre les résistances à la conscription, les luttes
contre la remise en cause des droits de pâture sur des terres commu-
nales, le refus de voir des récoltes locales (grains) acheminées vers des
marchés urbains. Le XIXe siècle voit enfin émerger, puis l’emporter le
registre pro-actif. Il s’agit cette fois de réclamer des droits qui n’avaient
jamais existé, jamais été reconnus. Le mouvement ouvrier et la
conquête des droits sociaux en donnent l’exemple. Ce dernier registre
peut en large part s’expliquer par la force acquise par une classe ouvrière
spatialement concentrée, par les facilités de coordination apportées par
médias et moyens de communication, par le rôle des élections comme
site et école d’élaboration de programmes revendicatifs.
La mobilisation des ressources s’installe à la fin des années 1970
comme le cadre théorique de référence. Elle le restera durablement. Les
justifications de ce succès sont nombreuses. La nouvelle approche
dépasse les ambiguïtés de la notion de frustration, sort de ce qui a pu
être critiqué comme « l’atomisme psychologique » du collective beha-
viour. Elle intègre les mises en garde salubres d’Olson, dans une
approche des mouvements sociaux qui les prenne sociologiquement au
sérieux, cessant de les sous-traiter aux psychosociologues et écono-
mistes. Les gains sont spécialement nets dans la compréhension de
l’inégale capacité de mobilisation des groupes, à partir de l’attention
accordée aux faits de structuration sociale, aux sociabilités. Ils le sont
aussi dans l’attention croissante apportée aux mouvements sociaux
comme processus, aux interactions stratégiques, avec le rôle clé des
organisations. Mais une esquisse de bilan doit aussi prendre acte de
faiblesses. Nombre de textes offrent d’ambitieuses constructions théo-
riques. Mais, hormis chez Tilly, où sont les mises à l’épreuve systéma-
tiques de ces modèles sur un terrain précis ? Suffit-il de distinguer
intégrés et challengers pour avoir pris en compte la dimension poli-
tique ? L’invention des « militants moraux » est-elle une façon satisfai-
sante de traiter les problèmes soulevés par la contribution des
économistes ? Comment ne pas remarquer le peu d’intérêt accordé par
ces travaux aux idéologies, au vécu des personnes mobilisées ?
V / De « nouveaux » mouvements sociaux ?

L a notion de « nouveaux mouvements sociaux » fait référence à deux


phénomènes imbriqués. Il s’agit d’une désignation utilisée pour identi-
fier des formes et des types originaux de mobilisations qui émergent
dans les années soixante et soixante-dix. Mais le phénomène devient
aussi théorie et suscite le développement d’un corps de travaux qui
prennent appui sur les singularités de ces mobilisations pour chercher
à renouveler l’analyse des mouvements sociaux, la réflexion sur l’avène-
ment d’une société postindustrielle. Le travail sociologique sur les
nouveaux mouvements sociaux comporte aussi la particularité de se
développer pour l’essentiel en Europe à travers les multiples enquêtes de
l’équipe Touraine [1978, 1980], les analyses de Melluci [1977] en Italie,
Offe en Allemagne (in Dalton et Kuechler [1990]), Kriesi [1995, 1996] en
Suisse, Klandermans (in Dalton et Kuechler [1990]) et Koopmans aux
Pays-Bas, plus tard Riechmann et Fernández-Buey en Espagne [1994].

La texture du « nouveau »

La thématique des nouveaux mouvements sociaux (NMS) est insépa-


rable des mobilisations contestataires qui naissent à la fin des années
soixante. Dans un inventaire qui ne comporte pas moins de treize
rubriques, Melluci identifie ces nouvelles formes de mobilisation dans le
féminisme, l’écologisme, le consumérisme, les mouvements régiona-
listes et étudiants, ceux de la contre-culture jeune, les mouvements anti-
institutionnels, les luttes ouvrières qui mettent en action immigrés et
jeunes ouvriers. La liste ressemble fort à la table des matières d’une
histoire épique des années « 1968 ». La plupart des analystes des NMS
s’accorde pour identifier quatre dimensions d’une rupture avec les
mouvements « anciens », symbolisés par le syndicalisme, le mouvement
ouvrier.
Les formes d’organisation et répertoires d’action matérialisent une
première singularité. En rupture avec le fonctionnement des structures
62 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

syndicales et partisanes, les nouveaux mouvements sociaux manifes-


tent une défiance explicite devant les phénomènes de centralisation,
de délégation d’autorité à des états-majors lointains, au profit de
l’assemblée générale, du contrôle des dirigeants. Leurs structures sont
plus décentralisées, laissent une large autonomie aux composantes de
base. Leur démarche consiste aussi davantage à prendre en main un
seul dossier (single-issue organization), une seule revendication concrète
dont la réalisation fait disparaître une organisation « biodégradable »,
à travers des procédures de recours au référendum d’initiative popu-
laire, comme en Suisse. Les NMS se singularisent aussi par une inventi-
vité dans la mise en œuvre de formes peu institutionnalisées de
protestation (sit-in, occupations de locaux, grèves de la faim), leur adjoi-
gnant souvent une dimension ludique, une anticipation sur les attentes
des médias.
Une deuxième ligne de clivage réside dans les valeurs et revendications
qui accompagnent la mobilisation. Les mouvements sociaux clas-
siques portaient avant tout sur la redistribution des richesses, l’accès
aux sites de décision. Les NMS mettent l’accent sur la résistance au
contrôle social, l’autonomie. Plus qualitatives, leurs revendications sont
souvent non négociables : une demande de fermeture de centrale
nucléaire ou d’abrogation de lois contre les homosexuels se prête moins
à compromis qu’une revendication salariale. Ces revendications
comportent une forte dimension expressive, d’affirmation de styles de
vie ou d’identités, comme le suggère un terme comme gay pride. Melluci
souligne à ce propos la place prise par le corps dans ces mobilisations
(lutte de femmes, minorités sexuelles, santé publique). Il discerne dans
cette valorisation du corps, du désir et de la nature la revendication de
relations échappant à la rationalité calculatrice, quantitative du capita-
lisme moderne.
C’est par ricochet le rapport au politique qui contient une troisième
différence. Dans les mouvements sociaux de la période 1930-1960,
fonctionne régulièrement un binôme syndicat-parti. La conquête du
pouvoir d’État, l’accès à ce que Tilly nomme polity constituent un enjeu
central. La valorisation de l’autonomie modifie radicalement les
objectifs. Il s’agit désormais moins de défier l’État ou de s’en emparer
que de construire contre lui des espaces d’autonomie, de réaffirmer
l’indépendance de formes de sociabilité privées contre son emprise.
La nouveauté de ces mouvements sociaux serait enfin liée à l’identité
de leurs acteurs. Les mouvements de la société industrielle se revendi-
quaient d’identités de classe. Ne parlait-on pas de mouvement ouvrier,
de front populaire, de syndicat paysan ? Les nouvelles mobilisations ne
s’autodéfinissent plus comme expression de classes, de catégories socio-
professionnelles. Se définir comme musulman, hispanophone, homo-
sexuel ou antillais, appartenir aux « Amis de la Terre », tout cela renvoie
à d’autres principes identitaires. Touraine invite cependant à rester
DE « NOUVEAUX » MOUVEMENTS SOCIAUX ? 63

contexte historique, l’objectif central de


L’analyse d’Alain Touraine notre recherche, découvrir le mouve-
ment social qui occupera, dans la société
Touraine se démarque du courant de programmée, la place centrale qui fut
« mobilisation des ressources » dont il celle du mouvement ouvrier dans la
critique la vision « pauvre et superfi- société industrielle et du mouvement
cielle » des mouvements sociaux comme pour les libertés civiques dans la société
simples supports de revendications maté- marchande » [1978, p. 40]. Mais cette
rielles. Celle-ci réduit les mobilisations à quête est aussi travail de deuil perma-
des groupes de pression, en néglige les nent. Même les potentialités jugées fortes
contenus idéologiques, les dimensions de du mouvement antinucléaire [1980]
solidarité, d’hostilité à l’adversaire. Mais la s’enlisent dans des enjeux locaux, la
définition du mouvement social par tentation du repli communautaire,
Touraine est aussi très particulière, au sein l’impuissance à produire un cadre
de l’approche NMS. Pour lui, il y a dans théorique qui identifie clairement ses
chaque société un mouvement social et valeurs, la désignation d’un adversaire
un seul qui soit placé au cœur des contra- (l’atome ? le plan Messmer ? le pouvoir
dictions sociales, qui incarne non une technocratique ?).
simple mobilisation, mais un projet de L’approche tourainienne s’identifie
changement social, de « direction de aussi à une méthode : l’intervention socio-
l’historicité, c’est-à-dire des modèles de logique, largement théorisée par Touraine
conduite à partir desquels une société [1978, 1980]. Les sociologues doivent
produit ses pratiques ». Pour parvenir à ce entrer en contact direct avec le mouve-
statut de mouvement social, une mobili- ment social, échanger avec ses acteurs. Ils
sation doit à la fois être capable de définir doivent obliger le groupe mobilisé à expli-
clairement un adversaire social, de se citer le sens de son action par un double
donner une identité sous la forme d’un processus de confrontation intellectuelle
projet qui porte la vision d’une autre entre le groupe mobilisé et ses adver-
organisation sociale et non d’une simple saires (invitation d’un responsable d’EDF
revendication ponctuelle. Le travail de chez des antinucléaires, par exemple),
Touraine et de ses collègues (F. Dubet, entre le groupe et l’analyse des socio-
M. Wieviorka) autour des mobilisations logues sur son action. Ce processus
étudiantes, régionalistes, antinucléaires stimule une auto-analyse par le groupe
prend alors la connotation d’une quête mobilisé, provoque une maïeutique qui
du mouvement social apte à prendre la permet à la fois aux acteurs d’expliciter le
relève du mouvement ouvrier. « On sens de leur lutte et aux sociologues de
comprend mieux maintenant, dans ce construire leur analyse.

attentif aux formes nouvelles du conflit de classe. Les représentations


des agents mobilisés sont importantes. Le poids constant des classes
moyennes salariées fortement diplômées dans les NMS, la persistance de
clivages sociaux traditionnels au sein de formes inédites de mobilisa-
tions constituent aussi des faits têtus.

Les luttes de l’après-société industrielle

L’enjeu du débat sur les nouveaux mouvements sociaux ne se


restreint pas à identifier un renouvellement des formes de la mobilisa-
tion. C’est tout un diagnostic de changement social qui se joue, le
64 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

possible passage dans un nouveau « registre » — pour emprunter à


Tilly — postmatérialiste de l’action collective.

La « révolution silencieuse » du postmatérialisme

Les travaux américains de Ronald Inglehart [1977] apportent un


important arrière-plan à l’analyse des NMS. Sa thèse centrale souligne
que, dans les sociétés occidentales, la satisfaction des besoins maté-
riels de base pour l’essentiel de la population déplace les demandes vers
des revendications plus qualitatives de participation, de préservation de
l’autonomie, de qualité de vie, de contrôle des processus de travail.
Inglehart associe aussi ce glissement « post-matérialiste » des attentes à
la valorisation des questions identitaires, de la quête d’une estime de
soi. Il souligne également les effets du processus de scolarisation comme
élément explicatif d’une moindre disposition des générations nouvelles
aux pratiques de délégation et de soumission à un ordre organisationnel
fortement hiérarchique. Ces données participent en fait d’un ensemble
de travaux sociologiques plus anciens dont l’hypothèse centrale tourne
autour d’une forme de dépassement du modèle de la société indus-
trielle et de ses conflits. Daniel Bell avait labellisé l’idée d’une société
« postindustrielle », Inglehart identifie un « postmatérialisme », mais
s’emploie aussi, à travers la mobilisation d’enquêtes et la construction
d’indicateurs, à apporter des éléments d’objectivation de cette
tendance. En comparant sur six pays d’Europe occidentale les systèmes
d’attitudes et de hiérarchies de valeur, il met ainsi fortement en
évidence la montée constante d’un univers de valeurs « postmatéria-
listes » à peine perceptibles dans les générations âgées, mais déjà domi-
nantes dans les premières générations des baby-boomers. S’intéressant
aux Verts allemands (in Dalton et Kuechler [1990]), il rejoint les
analyses des théoriciens des NMS pour voir, tant dans les revendications
du mouvement que dans son organisation pensée comme anti-oligar-
chique, une mobilisation caractéristique des nouvelles tendances cultu-
relles, le signe de l’entrée dans une ère sociale nouvelle.

Vers un nouvel ordre social

Toute l’originalité et même le bien-fondé de la littérature sur les


nouveaux mouvements sociaux se jouent ici. Pour les auteurs de ce
courant, l’intérêt de l’objet ne tient pas seulement à ce qu’il manifeste
un renouvellement des mouvements sociaux, mais à ce qu’il fonc-
tionne comme révélateur d’un « après » du mouvement ouvrier, de la
société industrielle, des luttes centrées sur l’usine. Les théoriciens des
nouveaux mouvements sociaux manifestent une ambition théorique
forte : celle de partir de l’analyse des mobilisations pour comprendre la
nature même des sociétés contemporaines. Ils vont souligner combien
DE « NOUVEAUX » MOUVEMENTS SOCIAUX ? 65

le capitalisme contemporain est marqué par le rôle de la technique,


l’importance des compétences gestionnaires qui se conjuguent pour
susciter un pouvoir technocratique.
Dans ce système de plus en plus mondialisé, de plus en plus
complexe, de plus en plus apte aussi à centraliser données et informa-
tions de toute nature, ce sont les possibilités de maîtrise et de contrôle
du développement social, de l’« historicité » qui s’accroissent, qui
doivent être impérativement utilisées pour éviter les effets pervers et
les dérapages du développement. La « société programmée » qu’évoque
Touraine est aussi parente de cette « société du risque » que mettront
à l’ordre du jour les années quatre-vingt-dix. La place prise par la dimen-
sion gestionnaire, la collecte de l’information, la connaissance des
comportements sociaux porte aussi une dimension de l’information et
de la communication au cœur du nouvel ordre social. Melluci utilise
l’image des expropriations de paysans au moment de la révolution
industrielle pour proposer la métaphore d’une seconde expropriation,
culturelle et symbolique celle-là, par le capitalisme moderne.
Deux exemples expliciteront cette image. Le développement, très
récent, du marché des cosmétiques pour hommes n’a pu s’opérer que
par un travail symbolique — via la publicité et le discours médical en
particulier — qui va redéfinir le rapport masculin au vieillissement,
retravailler par là l’identité masculine même, et donc dévaluer aussi des
représentations antérieures, socialement situées, de la virilité. Les poli-
tiques de prévention du risque — tabagisme, alcool, consommation de
graisses, MST et cancers — sont aussi de celles qui, partant d’une
connaissance savante des comportements, peuvent produire des effets
de dénonciation ou de stigmatisation de styles de vie « à risques »,
« archaïques », et par extension la déstabilisation de certains statuts
identitaires. Le fonctionnement parallèle des politiques publiques et des
impératifs de création de marchés nouveaux donne désormais une place
centrale aux activités de traitement de l’information, de maniement de
symboles dans le travail des pouvoirs sociaux. Parce que ces interven-
tions affectent pour des groupes entiers leurs images sociales, leurs styles
de vie, la société « programmée » ou « d’information » agit sur des
éléments constitutifs de l’identité. Le fait explique aussi pourquoi, sur
un mode tantôt réactif, tantôt proactif, la question identitaire émerge
comme enjeu politique. Les analyses relatives aux nouveaux mouve-
ments sociaux rendent intelligible cette dimension d’une part impor-
tante des mobilisations contemporaines.
66 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

Un bilan contrasté

Un effet « trente glorieuses » ?

La sociologie des nouveaux mouvements sociaux s’est plongée avec


passion dans l’analyse des formes nouvelles de mobilisation qui ont
accompagné l’apogée des années prospères de l’après-guerre. On hési-
tera pourtant à écrire que ce corpus de recherche ait laissé une boîte à
outils conceptuelle encore très féconde. La littérature sur les nouveaux
mouvements sociaux a souvent mal vieilli, en partie parce que prison-
nière du moment de son élaboration.
Un premier travers réside dans une fascination pour l’objet, une
impatience à théoriser l’immédiat, qui débouche parfois sur une célé-
bration complice de la nouveauté. Or, nombre des traits associés au
« nouveau » se retrouvent sans peine dans diverses séquences de mobili-
sations « anciennes ». La revendication de la journée de travail de huit
heures par le mouvement ouvrier du début du siècle n’était-elle pas
qualitative ? Les occupations d’usine, les marches de chômeurs qui ont
marqué les années trente n’incarnaient-elles pas des innovations
tactiques comparables à celles des « nouvelles » mobilisations récentes ?
La revendication d’égalité de droits qui a structuré dans les années
cinquante et soixante le « vieux » mouvement noir pour les droits
civiques n’était-elle pas éminemment qualitative ? À l’inverse, on peut
observer qu’une part des « nouveaux » mouvements qui avaient suscité
un travail de théorisation ont subi, comme l’écologisme en Allemagne
ou en France, des processus d’institutionnalisation avancés. Sans
postuler une sorte d’« histoire naturelle » des mouvements sociaux qui
les refroidirait inexorablement vers le statut de groupe de pression, des
travaux comme ceux de Tarrow [1989] sur le « mai rampant » italien des
années 1967-1973 ou de Klandermans ([1990] in Dalton et Kuechler)
sur le pacifisme aux Pays-Bas montrent que les leaders des « nouveaux »
mouvements peuvent être d’ex-cadres d’organisations « anciennes »,
que les moments de dislocation organisationnelle rapprochent souvent
de façon surprenante structures et acteurs de l’ancien et du nouveau.
Bref, penser le nouveau comme étant aussi, en partie, lisible en termes
de moment dans une trajectoire d’institutionnalisation peut éviter
d’annoncer d’abusives épiphanies, en comparant des mouvements
sociaux vieux d’un siècle — syndicalismes, mouvement ouvrier — et des
mobilisations émergentes.
Un second travers de l’analyse des NMS a trait à la surestimation
possible de l’importance, de la durabilité de certaines formes de mobili-
sation. Il serait parfois cruel de demander : « Qu’est le nouveau
devenu ? » Où sont passés en France les mouvements féministes, régio-
nalistes ? Les mobilisations anti-institutionnelles sur les prisons ou
l’hôpital psychiatrique ? Le poids des années de crise, le chômage ont
DE « NOUVEAUX » MOUVEMENTS SOCIAUX ? 67

normalisation en matière de rapport au


La double dynamique corps, à la nature, au travail a également
de mobilisations modernisatrices pu aboutir à créer des « marchés » par
l’intermédiaire desquels la consomma-
Melucci [1982] a pu évoquer l’ambiguïté tion des biens et services adéquats a pu
modernisatrice des NMS. Ceux-ci doivent apparaître comme une forme de subs-
inséparablement une part de leur réus- titut agréable à la mobilisation. On peut
site initiale et de leur résorption parfois illustrer cette hypothèse en évoquant
rapide à deux facteurs. En premier lieu, ils l’utilisation massive de l’argument « vert »
se sont souvent attaqués aux segments les par les publicitaires, l’apparition de
plus archaïques des institutions poli- marques proposant des produits alimen-
tiques ou sociales (hôpitaux psychia- taires à la fois cultivés de façon « tradition-
triques, prisons, institution judiciaire, nelle » et mieux payés au producteur,
législations relatives à la sexualité et à pour lesquels la consommation — d’une
l’avortement). Ces mobilisations ont marque de café, par exemple — devient
trouvé jusqu’au sein de l’État et des élites à la fois écologique et anti-impérialiste. Il
modernisatrices des relais et des sympa- faudrait y adjoindre l’explosion de l’offre
thies qui contribueront à des change- des prestations en matière de thérapie
ments. Sur un autre plan, l’accent mis par psychique ou sexuelle, le développement
les nouveaux mouvements sociaux sur la à Londres ou à Paris de rues « gay » avec
question des identités, le refus de la leurs magasins et cafés.

aussi contribué à redonner force aux revendications « matérialistes ».


Au terme d’une enquête considérable sur l’activité manifestante dans
la France des années quatre-vingt, Fillieule [1996] a pu ainsi établir de
façon irréfutable que les mobilisations à visée « matérialiste » (salaires,
emplois, social) demeurent, de très loin, la composante dominante de
l’activité manifestante.
Les limites des théories des NMS tiennent aussi aux rapports
complexes noués par les chercheurs avec leur objet. Anthony Giddens a
pu décrire les sciences sociales comme prises dans une « double hermé-
neutique » où les chercheurs se saisissent des discours des acteurs pour
les interpréter, tandis que les acteurs s’emparent eux-mêmes des travaux
savants à des fins de compréhension et/ou de légitimation. La démarche
tourainienne d’intervention sociologique, proposant une sorte de
diagnostic critique à chaud du sens de la mobilisation, a pris sur ce
point une option stimulante et périlleuse. S’il favorise une connais-
sance intime du terrain, le rapport ainsi noué entre chercheurs et mili-
tants pousse à l’extrême cette dynamique circulaire, rend les frontières
entre discours d’acteurs et analyses sociologiques d’autant plus poreuses
que les groupes mobilisés étaient aussi caractérisés par un fort capital
culturel, une capacité à enrôler le discours sociologique. La circularité
des discours qui en résulte peut être ambiguë [Ollitrault, 1996], ambi-
guïté accentuée par les aspects normatifs qu’implique la quête du
« vrai » mouvement social.
68 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

Les dividendes de l’innovation

Les lacunes des thèses sur les nouveaux mouvements sociaux ne


doivent pas faire négliger l’importance de ce courant dans les progrès
récents de l’analyse scientifique. Ces travaux ont eu le mérite d’élargir
la focale, de contribuer à connecter étude des mobilisations et réflexion
sur les grands changements sociaux liés au poids de la technique, du
savoir, de la communication. Le savoir-faire des tourainiens en matière
d’enquêtes de terrain s’est redéployé dans de riches analyses sur la crise
d’identités sociales populaires et leurs effets sur les potentiels de mobili-
sation [Dubet, 1987].
Plus encore, la rencontre tardive entre ce courant et celui de la mobi-
lisation des ressources va permettre de conjurer le risque d’une ortho-
doxie ronronnante qui menaçait la recherche au milieu des années
quatre-vingt. La conjonction entre les interrogations critiques de
certains tenants de la mobilisation des ressources aux États-Unis et les
problématiques européennes va déboucher sur trois séries de remises en
cause qui sont encore aujourd’hui les moteurs de la recherche [Laraña,
Johnston et Gusfield, 1994].
Un premier mouvement critique a trait à l’objectivisme fréquent des
approches « mobilisation des ressources ». Tout se passe comme si les
gains de connaissance quant aux conditions structurelles de dévelop-
pement et de succès des mouvements sociaux s’étaient payés d’une
marginalisation de leurs protagonistes, prisonniers des mécanismes
« objectifs » mis en évidence par l’analyse. Melluci [1982] parle
d’« actions sans acteurs », McAdam [1982] considère que certaines
versions du modèle ne valent guère plus qu’un « manuel d’organisa-
teur de collectes de fond ». Toute l’expérience vécue des agents mobi-
lisés, leurs émotions, leurs motivations fonctionnent alors comme une
vaste boîte noire que l’analyste se refuse à ouvrir.
Le poids persistant du legs économiste issu d’Olson aboutit en
deuxième lieu à une forme de stratégisme, qui réduit le rapport à l’action
des individus mobilisés à des calculs de rentabilité, des tactiques de
bataille. Cette dimension stratégique est assurément présente. Il était
imprudent de penser qu’elle épuise les significations investies dans la
lutte par les participants. Deux domaines de réévaluation découlent de
ces premières critiques. La réflexion sur les nouveaux mouvements
sociaux vient réhabiliter une analyse des dimensions culturelles et idéolo-
giques de la mobilisation, de son contexte politique aussi. L’attention
portée aux machineries organisationnelles, aux ressources disponibles
avait parfois fait oublier ce qui constitue une des conditions de la mobi-
lisation et de sa compréhension : le rôle des croyances, du sentiment de
l’injustice, de la conviction du bien-fondé de la protestation.
DE « NOUVEAUX » MOUVEMENTS SOCIAUX ? 69

Du nouveau dans le nouveau ?

Le renouvellement du syndicalisme français (SUD), l’installation dans


le paysage revendicatif d’un ensemble de mouvements (sans-papiers,
mal-logés, chômeurs) et d’une nébuleuse altermondialiste [Agriko-
liansky et Sommier, 2005] dont certains traits rappellent le mouve-
ment soixante-huitard, tout cela a réactivé à la fin des années 1990 la
thématique du nouveau. Faut-il donc parler des nouveaux nouveaux
mouvements sociaux ? Outre qu’elle introduit une logique du scoop et
du dernier chic contestataire dans les sciences sociales, la mise au carré
de la nouveauté risque d’occulter de fortes continuités avec la vague
des mouvements des années 1970. Les mouvements actuels manifes-
tent une attention explicite aux jeux de confiscation du pouvoir par
une minorité dirigeante. Ils expriment souvent un rapport réfléchi et
anticipateur sur l’action des médias. Ils savent souvent innover ou réac-
tualiser de façon inventive en matières de formes d’action (Act-Up par
exemple) frappantes ou provocatrices. On ajoutera, sur un mode plus
désenchanteur, que leur base sociale marque aussi une continuité dans
la surreprésentation de catégories jeunes, fortement diplômées, le poids
du secteur public et des « intellectuels précaires ».
Mais plus qu’à être rangés sur une échelle de Richter de la nouveauté,
ces mouvements invitent à prêter attention à trois évolutions qui les
débordent. Ils sont le lieu de formes inédites de coopération et de
dialogue entre chercheurs et militants, offrant des illustrations partielles
du projet d’intellectuel collectif que valorisait par exemple Pierre Bour-
dieu. Ils offrent les meilleures illustrations du glissement vers un réper-
toire de troisième génération (cf. infra p. 98), faisant en particulier un
usage systématique et élaboré de l’expertise (sur des sujets comme les
OGM, les essais thérapeutiques de nouveaux traitements contre le sida,
les pollutions). Ils internationalisant les réseaux mobilisés. Ils explo-
rent enfin ce qu’Isabelle Sommier nomme un « pragmatisme radical »,
associant des actions fortement conflictuelles mais autolimitées, des
critiques radicales et l’entrée dans des logiques de lobbying et de négo-
ciation aptes à déboucher sur des solutions concrètes et immédiates, si
partielles, aux enjeux soulevés.
VI / Militantisme et construction identitaire

Le risque des remises en cause suscitées par l’approche des nouveaux


mouvements sociaux était d’aboutir à un de ces processus qui apparen-
tent la sociologie à la haute couture : la succession des modes. Le jeu
consiste alors à revendiquer l’invention d’un « paradigme » qui dépasse
les précédents, et s’accompagne généralement de la coûteuse amnésie
des acquis antérieurs. De nouvelles étiquettes théoriques n’ont pas
manqué d’apparaître : « paradigme identitaire » [Cohen, 1985],
« modèle du processus politique » [McAdam, 1982]. La dynamique de
la recherche contemporaine peut cependant s’interpréter davantage
comme la constitution d’une « science normale », selon le terme de
Kuhn. Sur le socle des acquis de la « mobilisation des ressources », trois
processus de greffe se sont faits. Le premier réintroduit l’attention au
vécu des acteurs qu’avait utilement manifesté le moment collective beha-
viour. Le second emprunte aux « nouveaux mouvements sociaux » les
problématiques de l’identité, la sensibilité aux contenus du changement
social, de la quête du sens et d’un nouvel ordre de vie. Enfin, l’attention
à la dimension politique, au rôle des médias et des mises en scène des
mouvements sociaux dans l’espace public passe par des emprunts aux
problématiques « constructivistes ».
Trois chapitres successifs permettront de suivre la progression vers
cette problématique globale : l’analyse du militantisme, de la prise en
compte du système politique, celle des dimensions symboliques enfin.
Le casting des mouvements sociaux version « mobilisation des
ressources » était économe en personnages. Au centre de la scène,
l’entrepreneur de protestation, stratège et organisateur. Plus en retrait,
la cohorte des constituents (membres actifs), personnages assez prévi-
sibles malgré leur diversité puisque leur propension à se mobiliser — ou
non — découle assez mécaniquement des structures sociales auxquelles
ils appartiennent et que leur épaisseur psychologique se réduit en
général aux déclinaisons d’une commune tendance au calcul rationnel
des rendements de l’action. Dans les cintres enfin, le deus ex machina
du militant moral, que le metteur en scène fait descendre au moment
MILITANTISME ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE 71

pathétique pour dénouer le paradoxe d’Olson, augmenter la rentabi-


lité de la participation. Le développement de travaux empiriques, d’une
ethnographie de terrain des engagements militants va donner plus de
richesse et de réalité à ce tableau. Il va mettre en évidence la dimen-
sion du sens dans l’engagement, la façon dont celui-ci se traduit aussi
en constitution d’une identité inséparablement personnelle et collec-
tive. Ce déplacement du regard aboutira à un dépassement définitif des
modèles réducteurs hérités de l’analyse économique.

Une approche sociologique du militantisme

L’attention de la sociologie politique pour le militantisme s’est long-


temps bornée à deux terrains. Elle a privilégié l’engagement dans les
partis politiques ; elle s’est surtout fixée sur un travail d’objectivation
de certains déterminants du militantisme comme le statut social, la
socialisation familiale. Corrélativement, elle s’est moins intéressée aux
engagements de type associatif. Elle a surtout prêté peu d’attention à
l’expérience vécue des militants, aux activités quotidiennes dans
lesquelles se traduit leur engagement.

Déterminants et rétributions du militantisme

L’un des points aveugles des travaux « mobilisation des ressources »


était d’en rester à une vision structurale, macrosociologique de l’enga-
gement. Le modèle de la catnet, la typologie d’Oberschall rendent
compte des probabilités d’émergence d’énergies militantes. Ils ne
permettent en rien, au sein d’un groupe donné, de comprendre pour-
quoi certains militent tandis que d’autres demeurent passifs. En travail-
lant à partir des dossiers individuels remplis par des étudiants
volontaires pour soutenir le mouvement des droits civiques, en retrou-
vant une large partie des protagonistes de cette mobilisation, McAdam
[1988] va s’attaquer à cette énigme et mettre en évidence trois
variables : plus un individu est déjà au contact de personnes engagées
dans l’action militante, plus sa situation personnelle minimise les
contraintes professionnelles et familiales, plus ses projets d’engage-
ment reçoivent l’aval de ceux dont il est affectivement proche, plus la
probabilité de le voir militer s’accroît. Il faut regretter que l’analyse de
McAdam ne développe que peu la prise en considération des profils
sociaux de sa population (origine familiale, trajectoires) et ne puisse
mobiliser un groupe témoin d’étudiants n’ayant eu aucun engage-
ment, laissant par là ouverte la question préalable de ce qui fait rentrer
certains étudiants, et certains seulement, dans les réseaux associatifs.
Mais sur des points essentiels, un ensemble de travaux vient conforter
ses analyses, souligner en particulier l’importance d’un paramètre
72 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

organisations liées aux droits civiques et


Freedom Summer, à la politique étant en la matière plus
les déterminants prédictive que celle à des organisations
d’un engagement militant purement corporatives (fraternités, etc.).
exigeant Cette forte insertion dans les réseaux asso-
ciatifs provoque une forme de cristallisa-
L’enquête de McAdam repose sur tion identitaire : 57 % des participants
959 dossiers de candidatures. Il retrouvera effectifs font spontanément état dans leur
la trace de 556 volontaires et obtiendra candidature d’une autodéfinition identi-
réponses écrites ou entretiens par taire — « en tant que chrétien », « en tant
384 anciens militants. Son analyse solli- que socialiste » — contre 29 % chez ceux
cite aussi la distinction entre les candidats qui abandonnent.
qui ont effectivement participé au mouve- Entre des candidats aux engagements
ment au sein des communautés noires du assez homogènes, la « disponibilité
Mississippi, et les « défecteurs » qui, après biographique » est un fort élément de
leur candidature, n’iront pas sur place clivage. Le fait d’être majeur, non marié,
faute de disponibilité ou par crainte des d’avoir franchi le cap difficile du début
risques — plusieurs participants seront des cursus universitaires, de n’être pas
tués ou blessés par des organisations inséré professionnellement (ou de
racistes dès la première semaine. disposer de longs congés d’été) favorise
Plus un individu compte de militants la participation, les propriétés inverses la
parmi ses relations personnelles et freinent.
amicales, plus la probabilité grandit pour Enfin, la variable la plus prédictive a
qu’il candidate et participe. Ainsi, trait à l’attitude des proches (parents,
lorsqu’un des parrains requis pour le amis). Si ceux-ci ne manifestent pas de
dossier de candidature est lui-même un fortes oppositions, a fortiori s’ils expri-
participant au mouvement, le taux de ment un soutien ou une sympathie pour
défection tombe d’une moyenne de 25 % l’engagement projeté, cet appui apparaît
à 12 % seulement. De la même façon, comme une donnée stratégique pour
l’immersion dans des réseaux associatifs saisir les clivages entre défecteurs et parti-
est un élément fortement prédictif. Les cipants effectifs.
volontaires du Freedom Summer étaient
généralement déjà présents dans les asso- Sources : McAdam [1988], McAdam et
ciations étudiantes, l’appartenance aux Paulsen [1993].

psycho-affectif. Le soutien des proches, l’investissement d’amis dans un


mouvement social est un facteur explicatif puissant des recrutements.
Le phénomène s’observe avec force dans des situations où le contrôle
policier fait des sociabilités privées l’un des seuls supports fiables de
mobilisation, comme en Allemagne de l’Est, lors des mobilisations qui
précédent la chute du Mur [Opp et Gern, 1993], mais aussi pour le
recrutement des mouvements pacifistes ou des sectes religieuses aux
États-Unis [Snow et al., 1980].
Une meilleure compréhension du militantisme implique aussi de le
penser au quotidien, de comprendre le tissu de relations et d’interac-
tions que suscite l’engagement. À partir d’un travail sur les partis,
Daniel Gaxie [1977] sera l’un des premiers à esquisser une théorie de la
pratique militante. Partant du modèle d’Olson, Gaxie le sollicite pour
dresser une liste — qui vaut pour bien des formes de militantismes —
MILITANTISME ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE 73

des incitations sélectives que peut apporter un parti : postes de respon-


sabilités, emplois permanents, mais aussi acquisition d’une culture,
d’un capital social pouvant avoir une rentabilité professionnelle, de
positions de visibilité en tant qu’expert d’organisation. Au-delà de ces
gains, susceptibles d’être ramenés à des équivalents monétaires, c’est
aussi toute une dimension d’intégration sociale que souligne Gaxie :
émotion partagée que peut apporter la tension du collage d’affiches en
période électorale, chaleur du « pot » d’après-réunion, sentiment grati-
fiant de participer à un juste combat, d’appartenir à une grande famille
qui donne sens à toutes les facettes de la vie sociale. Les pages où
McAdam restitue, à partir d’entretiens, l’expérience des militants du
Freedom Summer sont éclairantes à cet égard, parce que liées à une expé-
rience extrême, risquée, d’engagement militant. Les anciens partici-
pants insistent sur l’intensité des liens émotionnels que suscite la
découverte simultanée de la vie des communautés noires et de l’expé-
rience inédite des violences racistes, la naissance de relations affec-
tives et parfois amoureuses entre Noirs et Blancs. Un des participants
comparera la force des émotions ressenties au choc d’une première prise
de LSD. L’expérience ainsi vécue ébranle les personnalités, suscite une
modification profonde des schèmes de perception de la vie, sur un
mode plus communautaire, suggère aussi la vision d’une existence plus
excitante, prenant un sens plus intense à travers la participation à un
mouvement dont les enjeux dépassent les projets et bonheurs indivi-
duels [Passerini, 1988].

L’effet « surrégénérateur »

Gaxie désigne par cette métaphore une capacité de certaines struc-


tures militantes, occultée par les modèles de mobilisation des
ressources, à produire « d’autant plus de combustible qu’elles en
consomment davantage ». Cette situation, observable dans les militan-
tismes activistes, apporte un démenti empirique aux analyses fondées
sur l’idée d’un calcul des investissements militants, puisque l’intensité
des satisfactions, du sentiment de participer à une aventure riche de
sens est accrue par celle de l’engagement, du dévouement. Une autre
métaphore, celle du pèlerinage proposée par Hirschman [1983] éclaire
ce phénomène : pour le pèlerin en quête d’une aventure spirituelle, les
risques et les inconforts du pèlerinage ne s’imputent pas en négatif sur
le sens de son expérience, mais y ajoutent. Golda Meir, expliquait ainsi
pourquoi elle avait, en tant que militante sioniste, rejoint la Palestine
à une époque où la lutte y était périlleuse : « J’ai décidé qu’ils ne le
feraient pas tout seuls, pas sans que j’y sois […] ; il fallait que j’en fasse
partie. Pur et simple égoïsme je suppose. » Hirschman conclut : « Le
bénéfice individuel de l’action collective n’est pas la différence entre le
résultat qu’espère le militant et l’effort fourni, mais la somme de ces
74 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

opérant en Afrique du Sud. Intervient


Les technologies de la militance alors la technique de la montée en puis-
sance (empowerment). Elle consiste à
Observant une mobilisation anti-Apar- amener le mouvement à des formes plus
theid sur le campus de Columbia en directes de confrontation, présentées
1985, Eric Hirsch y saisit sur le vif la mise comme la condition du succès. Une mani-
en œuvre de techniques militantes. Elles festation va se terminer par une longue
visent à accroître l’engagement, à occupation, non annoncée, du bâtiment
produire un investissement émotionnel administratif. Le groupe y découvre son
qui solidarise à la mobilisation. Hirsch pouvoir d’action. Cette montée de la
montre que la compréhension des recru- conflictualité engendre à son tour une
situation de polarisation dans la tension
tements et de l’implication dans les
(l’administration fait enregistrer des
mouvements sociaux gagne à partir du
vidéos des occupants, les menace de
petit groupe, pour y déceler des interac-
renvoi). La situation ainsi créée conforte
tions dont la dynamique même est de
les participants dans le sentiment d’appar-
faire reculer une logique individualiste de
tenance à un camp, les met dans l’alter-
calcul coûts/avantages.
native d’un retrait psychologiquement
Dans ce mouvement, malaisément humiliant ou d’un renforcement de leur
explicable par des gains personnels pour identification à la cause. Un participant
les participants, Hirsch identifie quatre notera : « Il y avait des Sud-Africains
savoir-faire militants. La « montée en engagés dans le mouvement… J’ai senti
conscience » correspond à un travail de que je ne pouvais pas les laisser tomber.
politisation, qui diffuse des outils J’ai aussi pensé que j’étais une sorte de
cognitifs, des cadres de perception de représentant d’un tas de gens dans
l’injustice en privilégiant des échanges l’occupation et il m’a semblé que je ne
directs en situation de face-à-face, dans le pouvais pas créer un précédent en aban-
cadre d’espaces d’interconnaissances donnant. » La délibération collective vise
comme les cités universitaires. Ce travail enfin par des procédures de type « assem-
va aboutir au bout de deux ans à un vote blée générale » à produire des décisions
unanime — et sans effet — des élus consensuelles qui obligent d’autant plus
étudiants et enseignants au conseil de fortement les participants à persister dans
l’université, demandant aux gestion- l’action qu’ils l’ont décidé.
naires de Columbia de ne pas placer sa
trésorerie sous forme d’actions de sociétés Source : Hirsch [1988].

deux grandeurs. » Cette hypothèse permet aussi d’expliquer l’apparente


fuite en avant dans l’activisme qui semble le régime de croisière de
groupes militants. Comme le souligne Gaxie : « une organisation de
masse reposant sur le militantisme ne peut subsister que si elle fonc-
tionne de façon continue à un rythme assez voisin de celui qu’il est
nécessaire d’atteindre dans les hautes conjonctures. Accepter que le
militantisme se ralentisse, c’est interrompre les satisfactions qui en sont
retirées et risquer à terme de perdre des adhérents » (p. 149). Le sens
pratique des organisateurs n’est d’ailleurs pas dépourvu de l’intuition
de ces phénomènes. Tout un pan du « métier » de militant et d’organi-
sateur consiste à entretenir cet activisme et ses satisfactions, à créer des
interactions qui « mouillent » les agents mobilisés, fassent primer des
impératifs de solidarité et de loyalty sur calculs individuels et poussent
MILITANTISME ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE 75

ainsi vers le fonctionnement en « surrégénérateur » de nouveaux


contingents de militants.
L’effet « surrégénérateur » ne peut être appliqué sans distinction à
tous les mouvements sociaux. Il s’observe en particulier dans des types
d’organisations présentant des parentés avec le modèle de l’« institu-
tion totale » de Goffman, c’est-à-dire exigeant de leurs membres une
forme d’orientation globale des pratiques dans tous les moments de la
vie publique et privée, proposant un idéal militant contraignant. Les
organisations révolutionnaires en sont le terrain privilégié, mais il
s’observe aussi au sein des sectes religieuses et des mouvements millé-
naristes. Les situations de mobilisation intense, qui ont aussi pour effet
de déplacer les frontières vie publique/vie privée, de structurer provisoi-
rement toute l’expérience vécue autour du conflit — on peut songer
aux situations d’occupations d’entreprises, aux mouvements prolongés
comme celui de décembre 1995 en France — permettent d’observer
dans le temps court des situations identiques. Un tel régime de militan-
tisme ne peut guère exister dans des organisations où l’affiliation se
rapproche de la simple recherche d’une prestation de service, ne struc-
ture pas de façon significative l’identité des membres. L’analyse des
organisations révolutionnaires suggère aussi que, même là, l’effet surré-
générateur peut rarement se perpétuer indéfiniment à l’échelon indivi-
duel, sans « carboniser » les militants. Le constat renvoie alors aux
questions de la professionnalisation et de la routinisation de l’activité
militante, de la gestion de la déception. Il suggère aussi, avec prudence
pour éviter les assimilations polémiques ou politiquement intéressées,
l’utilité d’une articulation entre l’étude du fonctionnement des sectes
et celui de certaines formes de mobilisation puisque l’un des impératifs
— et des traits du « savoir-faire » — des sectes religieuses est de consti-
tuer une coupure au monde assez forte pour perpétuer l’engagement,
rendre l’exit ruineux matériellement ou psychologiquement.

Mutations du militantisme ?

Au-delà même des mouvements sociaux au sens strict, la question des


évolutions du militantisme a fait l’objet d’importants débats, spéciale-
ment en France. Le recul du syndicalisme, celui d’engagements mili-
tants (autour du communisme, du monde catholique) particulièrement
exigeants, a suggéré le thème d’une fin des militants. Dans une synthèse
d’un grand nombre d’enquêtes menées par l’équipe du CRESAL sur le
militantisme associatif, Jacques Ion [1997] montre que cette « fin des
militants » a d’autant plus de chances de paraître vraie que l’observa-
teur cherche aujourd’hui les archétypes du militant consacrés en 1930
ou 1970. Les changements que synthétise Ion portent sur le recul des
formes de militantisme les plus revendicatives, au profit de l’essor
76 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

d’associations de service (sports, loisirs, culture). Ils s’observent encore


dans une tendance au remplacement du bénévole par des (semi)-profes-
sionnels, concernent aussi une désidéologisation de l’engagement, une
attention plus orientée sur la réalisation d’objectifs pratiques que sur
la cohérence du verbe. Mais plus fondamentalement, c’est l’idée d’un
militantisme plus distancié qui condense beaucoup des apports de
l’enquête : dévaluation de la figure du militant moine-soldat de son
mouvement, refus d’un engagement dévoreur de temps et de vie
personnelle qu’exprime l’image d’un militantisme post-it, fixé sur
l’acceptation d’une tâche précise, assumée avec sérieux mais qui ne
colonise pas toute l’existence. Cette distanciation est aussi refus de
l’enrégimentement, d’un engagement qui suppose d’endosser un
uniforme idéologique ou comportemental, non que les militants asso-
ciatifs ne puissent trouver une identité dans leur action, mais parce que
celle-ci est labile, apparaît comme le résultat de l’agir-ensemble, non
comme un carcan ou un préalable à la participation.
L’approche de Ion éclaire des évolutions de l’engagement. Elle aide
à saisir les effets de la montée des nouvelles classes moyennes
diplômées, de la féminisation des associations (dont il note qu’elle
explique par exemple le recul des réunions interminables en fin de
journée). Mais elle porte, rappelons-le, sur le monde associatif qui a la
double singularité de déborder à la fois la catégorie des mouvements
sociaux (parce qu’il fonctionne aussi comme prestataire de services) et
de ne pas l’intégrer entièrement puisque beaucoup de mobilisations ne
reposent pas sur des structures associatives formelles.
Ce point est l’un de ceux à partir desquels une recherche collective
[Collovald et al., 2002] sur les engagements de solidarité Nord-Sud dans
les entreprises développe une vive critique des analyses de Ion. On en
retiendra quatre composantes. La première concerne précisément la
possibilité même de généraliser le militantisme associatif en modèle de
tous les engagements. Plus centralement, c’est l’accent mis par Ion sur
les formes nouvelles de l’engagement comme refus des modèles anté-
rieurs qui est la cible de critiques majeures. En expliquant ainsi « le mili-
tantisme par le militantisme », son analyse manifesterait deux déficits
sociologiques : d’une part une faible attention aux propriétés sociales
des militants (âge, CSP, diplômes) et à leurs effets, plus largement une
valorisation insuffisante des évolutions macro-sociales — comme la
mutation des relations de travail ou la scolarisation — qui déterminent
les inflexions du rapport à l’engagement. Collovald souligne en troi-
sième lieu les nombreuses similitudes qui associent la description des
formes nouvelles de militantisme et celle des « nouveaux » mouve-
ments sociaux, spécialement à travers une description unilatéralement
critique de l’ancien. Valoriser la réflexivité du nouveau militantisme,
n’est-ce pas déprécier inconsciemment un modèle vieux populaire ? Les
militants vieux style (politiques, syndicaux) étaient-ils si dépourvus de
MILITANTISME ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE 77

quant-à-soi, de distance critique à leurs engagements ? Les aspects enré-


gimentés de leur militantisme étaient-ils choisis ou subis du fait d’inéga-
lités considérables de ressources (culturelles, matérielles) avec leurs
adversaires, de phénomènes de répression ? À travers ses études de
terrain, spécialement à EDF, l’étude du militantisme de solidarité dans
les entreprises montre enfin comment des formes inédites d’engage-
ment peuvent à la fois participer de traits traditionnels (par exemple,
l’intensité de l’engagement) et associer dans le même investissement
des profils de militants dont les trajectoires et motivations sont forte-
ment dissonantes (jeunes cadres voulant tester sur des terrains hors
travail leur capacité à piloter des projets, syndicalistes déçus réinvestis-
sant leurs énergies, salariés insatisfaits des nouvelles identités profes-
sionnelles valorisées par l’entreprise).
Compacté ici autour de deux auteurs, le débat sur les évolutions du
militantisme, leurs causes, les manières de les analyser appartient à
l’actualité de la recherche. Suggérons-en deux leçons partielles. La
première est de spécifier les limites de validité des enquêtes, la possibi-
lité de passer de conclusions sur un type de militantisme à des énoncés
sur le militantisme. La seconde tient à l’exigence, difficile, d’articuler
le micro et le macro, de comprendre l’engagement — et le désengage-
ment ! — dans une lecture fine de trajectoires d’individus et de
cohortes, elles-mêmes éclairées et rendues intelligibles par la prise en
compte de données macro-sociales. L’attention croissante aux biogra-
phies, aux trajectoires collectives, à l’ethnographie des pratiques mili-
tantes prend en compte ces attentes.

Identités militantes

Nous/Je

La notion d’identité est, en sciences sociales, d’autant plus probléma-


tique qu’elle devient envahissante [Brubaker, 2001]. Nous retiendrons
du travail de Claude Dubar [1995] deux traits de ce qui est un processus.
L’identité est à la fois le sentiment subjectif d’une unité personnelle,
d’un principe fédérateur durable du moi et un travail permanent de
maintenance et d’adaptation de ce moi à un environnement mobile.
L’identité est le résultat d’un travail incessant de négociation entre des
actes d’attribution, des principes d’identification venant d’autrui et des
actes d’appartenance qui visent à exprimer l’identité pour soi, les caté-
gories dans lesquelles l’individu entend être perçu. L’action protesta-
taire constitue un terrain propice à ce travail identitaire. Elle constitue
un acte public de prise de position qui peut être éminemment classant
tant pour l’individu mobilisé que dans le regard des tiers comme le fait
d’arborer le badge « Solidarnosc » dans la Pologne des années 1980. Elle
78 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

permet de faire appel à des statuts et typifications auxquels les classe-


ments sociaux les plus pesants assignent un individu. Participer au
mouvement des droits civiques pour un Noir d’Alabama revient à
revendiquer des droits, mais aussi à refuser l’image méprisante du
« nègre » à laquelle l’assigne le regard des Blancs, image qu’il a pu inté-
rioriser sous la forme d’une dépréciation de soi, si douloureusement
restituée par des romans de Toni Morrisson. Le militantisme constitue
aussi une forme d’institution de réassurance permanente d’une identité
valorisante car liée à une cause vécue comme transcendant la biogra-
phie individuelle. Hunt et Benford [1994] mettent ainsi en évidence,
lors d’une observation ethnographique des militants pacifistes texans,
ce qu’ils désignent comme jeu de conversation identitaire (identity talk).
Les conversations entre militants réactivent quotidiennement le senti-
ment d’appartenance à un groupe élu. Ce bavardage comporte ses
figures obligées : récits d’anciens combattants, évocation des trauma-
tismes qui mènent à la révolte — comme ce militant qui se rappelle
avec horreur son père commentant les images télévisées de la guerre
du Vietnam comme un match de football, de la rencontre qui fait enfin
découvrir l’association adéquate, travail de conversion permanente des
expériences quotidiennes dans le langage de la cause sur le mode du
« personnal is political », processus clé de connexion entre le nous du
mouvement et la définition du je. Identité individuelle et collective ne
constituent pas a priori deux catégories antagoniques. La participation
au collectif offre à l’individu la possibilité de revendiquer de l’apparte-
nance. L’impossibilité de se doter individuellement d’une identité
sociale acceptable peut à l’inverse bloquer un mouvement social. L’une
des causes de la non-mobilisation des chômeurs réside dans la diffi-
culté à prendre appui sur une identité peu valorisante et une expérience
déstructurante pour en faire un support d’action [Maurer et Pierru,
2001]. La capacité d’un groupe à se doter d’une identité forte et valori-
sante — fut-elle imaginée — constitue une ressource de première impor-
tance pour que ses membres intériorisent une vision de leur potentiel
d’action, que le collectif s’affirme dans l’espace public comme le montre
l’analyse des mobilisations paysannes par Champagne [1990]. Il n’est
pas absurde de rattacher ces constats à l’importance que Marx donne au
passage à la « classe pour soi », à la prise de conscience collective d’une
identité, d’un rôle historique possible.
La référence à l’identité doit, elle aussi, éviter de faire des individus
mobilisés des stratèges de chaque instant. Les représentations de la
singularité collective ou individuelle ne sont pas des costumes que les
agents sociaux choisiraient sur catalogue, endosseraient à leur gré. Ils
sont tributaires de leurs propriétés sociales et dispositions. Il arrive aussi
que des expériences particulièrement fortes, émotionnelles, de la mobi-
lisation fonctionnent comme une conversion identitaire, menant les
individus vers des trajectoires qu’ils n’avaient nullement programmées.
MILITANTISME ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE 79

Au-delà de ces observations, les travaux


Le sexe des mouvements sociaux récents de l’équipe de Danièle Kergoat lors
du grand conflit des infirmières françaises,
La position marginale des Gender Studies, suggèrent aussi l’intérêt de la notion de
particulièrement en Europe, n’a pas encore « mouvement social sexué ». L’un des para-
permis d’intégrer à la réflexion sur les mouve- doxes de cette mobilisation est de s’orga-
ments sociaux une véritable problématique niser autour de la revendication de
des incidences de la variable de « genre ». Le reconnaissance d’une identité et d’une
poids et la place respective des hommes et compétence professionnelle, sans que cette
des femmes dans les mobilisations sont réclamation se traduise dans des demandes
cependant d’une grande importance pour de réforme de statut. Kergoat suggère que
comprendre les formes d’organisation et les cette focalisation sur la reconnaissance d’une
répertoires de protestation utilisés. Deux illus- compétence professionnelle s’explique par le
trations peuvent cependant éclairer la fécon- sentiment que les qualités « féminines » de
dité possible d’un tel éclairage. dévouement, de douceur à l’égard des
On notera d’abord qu’un ensemble de malades qui appartiennent au savoir-faire des
travaux souligne, pour plusieurs pays occi- infirmières ne sont précisément pas
dentaux, l’importance de la contribution reconnues comme des preuves de compé-
féminine aux évolutions des formes du mili- tence professionnelle mais comme de
tantisme soixante-huitard. Le fonctionne- simples attributs féminins… ce que traduit
ment des organisations contestataires ou bien le slogan du mouvement « Ni nonnes,
gauchistes des années 1960 s’est en effet très ni bonnes, ni connes » tout entier bâti contre
souvent accompagné d’une division sexuelle les stéréotypes de rôle féminin. L’analyse du
du travail des plus traditionalistes. Le pouvoir mouvement suggère aussi que sa composi-
et la parole publique restaient largement des tion féminine n’est pas sans lien avec l’impor-
attributs masculins. Les militantes étaient tance qu’y prennent les procédures
cantonnées à des taches matérielles ou d’assemblée générale, la défiance à l’égard
domestiques : « L’effet évident de cette poli- de l’accaparement des responsabilités par
tique était de reproduire une division tradi- des professionnels de la représentation.
tionnelle entre sexes et taches dans les Pour reprendre la problématique de
projets. Les hommes partaient chaque matin Kergoat, l’objectif n’est pas d’inventer une
à l’extérieur pour travailler tandis que les théorie genrée des mouvements sociaux,
femmes restaient autour des freedom houses mais d’introduire dans l’analyse de ces
et s’occuperaient des enfants (en l’occur- mouvements les rapports sociaux de sexes.
rence des élèves) puis, quand les hommes Cette perspective invite à penser les
reviendraient, fatigués d’avoir fait de la rapports féminins/masculins à la violence, à
voiture et milité dans des conditions stres- l’inhibition ou à l’expression des émotions,
santes, elles assureraient la cuisine » aux jeux et séductions du pouvoir et du
[McAdam, 1988]. Ailleurs, une représentation verbe. Elle suppose aussi de s’interroger sur
guerrière de la lutte valorisait les dispositions les thèmes et objets qui mobilisent diffé-
masculines. Comme le notait une militante remment les sexes (pourquoi les associa-
de la Ligue communiste révolutionnaire, quel tions de victimes d’attentats ou d’accidents
est le statut d’une femme dans une organi- de la route sont-elles souvent dirigées par
sation où la qualité la plus prisée est « d’avoir des femmes ?). Elle renvoie encore à la
des couilles » (sic) ? Cette tension entre sexes façon dont les sexes, en raison de l’inégal
constitue à la fois une des clés de compré- partage des engagements professionnels et
hension de la décomposition des domestiques, peuvent tisser des liens
organisations gauchistes et un élément sociaux (la catnet), les mobiliser dans
d’interprétation de l’émergence de nouvelles l’action. Elle suggère de reprendre les pers-
formes de militantisme (« nouveaux mouve- pectives de Skocpol [1994] sur le « genre »
ments sociaux ») plus liées à des enjeux de vie des États-providence (se sont-ils construits
quotidienne, à une thématique des droits des en protégeant les mères, les anciens
générations futures. combattants, les salariés ?).
80 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

L’expérience choc du Freedom Summer vaut d’être à nouveau sollicitée.


La comparaison des trajectoires biographiques ultérieures entre mili-
tants et « défecteurs » est à cet égard passionnante. Même condensée
sur quelques semaines, l’expérience de ce militantisme extrême sera
assez forte pour peser souvent de manière définitive sur les biographies.
Qu’il s’agisse de participation durable aux mouvements liés aux droits
civiques, plus tard au pacifisme, de choix matrimoniaux, de carrières
professionnelles marquées par l’instabilité et l’occupation de postes liés
à des causes ou au travail social, les destinées des militants se démar-
quent objectivement de celles des défecteurs, et a fortiori de celles des
étudiants sans engagements. Outre qu’elles invalident les discours
éculés sur les militants des années 1960, tous devenus néo-libéraux ou
golden boys, ces données manifestent la puissance de remodelage iden-
titaire d’expériences limites de mobilisation lorsqu’elles interviennent
en des moments où les possibles biographiques sont ouverts.

Mobilisations identitaires

Si la dimension identitaire est partie intégrante des mouvements


sociaux, elle y prend une place éminente dans une série de mobilisa-
tions spécifiques, obligeant en cela à associer au terme de « rétribution
du militantisme » proposé par Gaxie une acception large, qui englobe
des valeurs aussi diverses que l’estime de soi, le sentiment de sa dignité,
des sensations valorisantes.
Cette centralité de l’identitaire est à l’évidence le cas dans les mouve-
ments nationalistes dont l’enjeu — s’il comporte toujours des dimen-
sions matérielles — est précisément d’obtenir la reconnaissance d’une
identité sous la forme « absolue » de la souveraineté étatique ou de
l’autonomie juridique du groupe. À partir de l’étude des mouvements
antialcooliques et prohibitionnistes aux États-Unis, Joseph Gusfield
[1963] a mis en évidence une autre catégorie de mobilisations, forte-
ment ancrée sur une dimension identitaire : les mouvements de statuts.
Dans ces mobilisations, l’enjeu est de préserver le statut social d’un
groupe, c’est-à-dire son prestige, la considération qu’il estime mériter.
Le processus passe par l’affirmation — ou la réaffirmation, compte tenu
de la dimension réactive de ces mouvements, souvent liés à des
collectifs en déclin social — des valeurs et du style de vie du groupe
posés comme les normes légitimes de comportement. Les mouve-
ments pour la tempérance aux États-Unis seront d’abord au début du
XIXe siècle le fait des patriciens fédéralistes, réagissant contre la montée
des parvenus de l’ère jacksonienne. Cinquante ans plus tard, le centre
de gravité du mouvement se déplace vers les classes moyennes protes-
tantes, rurales, « natives » des États-Unis dans leur mobilisation contre
le poids jugé menaçant des nouveaux immigrants, catholiques et
urbains. Dans les deux cas, le principe de la mobilisation est identique.
MILITANTISME ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE 81

Un trait culturel du groupe, ici la tempérance liée à une forme d’athlé-


tisme moral protestant, est érigé en vecteur d’une essence de l’américa-
nité. Le prohibitionnisme permet à la fois au groupe de se poser en
incarnation des valeurs de l’identité nationale et de stigmatiser
parvenus ou classes dangereuses, intempérantes, moralement
désarmées, assez unamerican pour nécessiter le magistère moral du
groupe dépositaire de l’essence identitaire de la communauté.
La dimension identitaire prend encore une place singulière dans le
travail de mobilisation des groupes qui se heurtent à une forte stigma-
tisation et doivent gérer des images sociales très négatives. En raison-
nant sur le cas des communautés homosexuelles, on peut émettre
l’hypothèse qu’une mobilisation de ces groupes passe par un moment
identitaire initial où le militantisme ne se déploie pas tant « contre » un
adversaire que comme travail du groupe sur lui-même. Dans le cas des
lesbiennes américaines, analysé par Verta Taylor et Nancy Whitter [in
Morris et Mc Clurg Mueller, 1992], cette action passe par la mise sur
pied d’un réseau d’institutions communautaires dans les domaines des
loisirs, de la culture, de la santé, de la presse. Ce réseau constitue lui-
même le support d’un travail symbolique qui construit contre le stig-
mate — ou en le valorisant — une identité lesbienne positive.
Nécessaire, cette étape de « célébration » identitaire peut aussi enfermer
le mouvement dans un ghetto communautaire que conteste le mouve-
ment queer américain en soulignant les tensions entre polarités libéra-
trices et carcérales de l’identité. Pour les queer, les relatifs succès des
mobilisations ont paradoxalement abouti à transformer en ghetto iden-
titaire le mouvement homosexuel. La tache des activistes deviendrait
désormais — au risque, disent ses adversaires, de perdre les acquis — de
déconstruire une identité devenue prison, d’ébranler toute vision essen-
tialiste des identités sexuelles, en mettant en évidence, via l’attention à
la bisexualité ou à la transexualité, le flou constitutif de toute identité,
même sexuelle [Gamson J., 1995].
Mary Bernstein [1997] souligne aussi combien les mobilisations
homosexuelles peuvent offrir un outil fécond de compréhension de la
composante identitaire. Faut-il afficher avec flamboyance une identité
de rupture, revendiquer une différence irréductible que peuvent symbo-
liser les drag-queens en tête de cortège ? Vaut-il mieux, pour obtenir des
réformes ou des lois, souligner au contraire la similitude, le désir des
homosexuel(le)s de pouvoir, comme les hétérosexuels, vivre sans raser
les murs et sans problème juridique une relation sexuelle et amou-
reuse épanouie ? À partir d’une comparaison entre plusieurs villes et
États fédérés des États-Unis, Bernstein montre bien en quoi les modes
d’expression de la dimension identitaire sont inséparables d’une struc-
ture d’opportunités politiques (cf. infra p. 85). Bernstein suggère pour
cela de prêter attention à diverses dimensions de l’identité. L’identité
peut être pensée comme le sentiment d’appartenir à un nous, une
82 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

ressource de consolidation (empowerment) de tout groupe mobilisé. Elle


peut en second lieu être le but d’un travail d’affirmation dans l’espace
public d’un groupe stigmatisé. Mais l’identité peut encore être pensable
comme une stratégie de l’action collective. Celle-ci peut consister à jouer
d’un registre critique ou provocateur dans l’affichage d’une identité, ou
d’une stratégie plus éducative qui s’emploiera à mettre en scène l’iden-
tité du groupe comme compatible avec des valeurs sociales centrales.
Pour les homosexuels, le jeu stratégique peut consister à mettre en
avant, avec humour ou agressivité, le stigmate du « fléau social » ou,
alternativement, la revendication plus consensuelle d’un droit à la
conjugalité paisible. Toute la démonstration de Bernstein est de
montrer que le recours à une stratégie dépend moins de différences radi-
cales entre organisations homosexuelles que de facteurs comme le degré
de structuration d’une communauté gay, le potentiel de réformes
ouvert par le système politique local, l’existence ou non de groupes
homophobes organisés. Les stratégies agressives de « célébration » iden-
titaire se déploient avant tout quand les homosexuels sont confrontés
à la tâche initiale de cristalliser la communauté, ne disposent d’aucun
relais dans les institutions politico-administratives. À l’inverse, quand
existent à la fois une communauté homosexuelle organisée et des relais
politiques (comme dans le Vermont ou des élus démocrates du parle-
ment d’État revendiquent leur homosexualité), des stratégies « éduca-
tives » sont plus fréquentes. Les homosexuels y banalisent leur identité.
L’Oregon, où gays et lesbiennes se heurtent à des groupes homophobes
fortement organisés, illustre une autre situation qui pousse à des stra-
tégies identitaires défensives, euphémisant la singularité gay, souli-
gnant davantage que les homosexuels sont des citoyens et des humains
« comme les autres », ne demandant qu’à bénéficier des mêmes libertés
que leurs concitoyens.
L’attention portée par les sociologues à l’identité soulève enfin la
question de leurs références théoriques. Elles doivent aider à penser
l’identité comme un processus et non comme une substance. Elles
devraient aussi explorer les voies d’un commerce fructueux entre la
sociologie et les apports d’une psychologie qui ne se réduise pas à la
description de la plomberie cognitive qui conduirait forcément au
calcul rationnel. Les pistes suggérées par Serge Moscovici [1979] à partir
du cas Soljenitsyne, un modèle du comportement des « minorités
actives » et des formes et limites de leur pouvoir d’attraction, peuvent
sembler plus fécondes, tout comme celles suggérées par Philippe Braud
à propos des motivations psychologiques de l’engagement dans les
carrières politiques [1991, chapitre V].
MILITANTISME ET CONSTRUCTION IDENTITAIRE 83

Vers une économie des pratiques

Une sociologie empirique du militantisme constitue l’un des terrains


les plus féconds pour cantonner à ses justes proportions le modèle de
l’homo œconomicus calculateur comme principe explicatif de mouve-
ments sociaux. La sociologie de Pierre Bourdieu [1994] offre sur ce
terrain une conceptualisation particulièrement forte.
Toute sociologie des mouvements sociaux est confrontée à une
variété de situations dans lesquelles tantôt la dimension du calcul
d’avantages matériels est observable, tantôt dominent des motivations
plus désintéressées. Il est possible de se cantonner à une explication
économique, soit en attribuant à d’autres disciplines (psychologie) les
cas qui résistent au modèle, soit en les faisant entrer de force dans le
modèle en appelant « incitations sélectives » les dimensions identitaires
ou symboliques. Il est plus fécond de rechercher une théorie de l’action
attentive à la diversité des mobilisations et donc assez plastique pour
la prendre en compte. Trois séries de considérations peuvent aider à
avancer dans cette voie. La première consiste à prendre au sérieux la
diversité des mondes sociaux, des « champs » dans lesquels se dévelop-
pent les mobilisations. La socialisation dans et à ces univers engendre
des systèmes de dispositions (habitus), des investissements — avec
toutes les connotations de ce terme — profondément différenciés. La
notion d’illusio, comme croyance, investissement d’énergie et de désir
fondatrice de l’appartenance à un champ social, peut aider à
comprendre que des individus placés dans des champs différents puis-
sent désirer des formes de reconnaissance, des biens incomparables
entre eux. Cette illusio peut prendre la forme de comportements explici-
tement antiéconomiques qu’illustrent les sociétés régies par l’honneur
où « tenir son rang », préserver son prestige peut conduire familles et
groupes à la ruine. Des segments du monde intellectuel ou artistique
illustrent également la spécificité d’espaces sociaux où des croyances
partagées font considérer comme dévalorisantes certaines formes de
réussite matérielle, de consécration par d’autres que les initiés.
Ce cadre théorique suggère en premier lieu que rendre compte du
militantisme ne saurait ligoter dans un dilemme entre désintéressement
et calcul. Étudiant le personnel des ONG humanitaires, Pascal Dauvin
et Johanna Siméant [2002] illustrent bien la manière dont des engage-
ments marqués par le dévouement et souvent le courage contribuent à
la construction de l’estime de soi, et ne sont nullement incompatibles
avec l’existence de retombées matérielles.
Ce point de départ permet de dépasser la notion réductrice de ratio-
nalité comme calcul coûts/avantages, pour lui substituer le critère de
l’action raisonnable, dont les acteurs ou l’analyste peuvent rendre
raison. La violente manifestation communiste organisée en 1954 contre
la présence en France du général américain Ridgway ne peut s’expliquer
84 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

dans le modèle du calcul rationnel. Réintégrée dans l’univers de la socia-


bilité communiste, pensée en relation avec le plaisir de manifester dans
la rue la force du parti, d’exprimer un idéal de virilité propre au monde
ouvrier, de régler des comptes avec les forces de police, cette action
retrouve un sens, redevient raisonnable au sens d’adéquate à un univers
de significations. La participation à l’action collective peut aussi être
raisonnable, et même rationnelle, sans que cela suppose de la part des
acteurs un processus réfléchi de délibération ou de calcul. La force de
l’émotion, les réactions issues des habitus suffisent souvent à provo-
quer des engagements inspirés par la solidarité, l’indignation, un sens
pratique qui n’implique pas une posture comptable. « Il y a une
économie des pratiques, c’est-à-dire une raison immanente aux
pratiques qui ne trouve son origine ni dans les “décisions” de la raison
comme calcul conscient, ni dans les déterminations de mécanismes
extérieurs et supérieurs aux agents […]. Faute de reconnaître aucune
autre forme d’action que l’action rationnelle ou la réaction mécanique,
on s’interdit de comprendre la logique de toutes les actions qui sont
raisonnables sans être le produit d’un dessein raisonné ou, à plus forte
raison, d’un calcul rationnel » [Bourdieu, 1994].
L’enjeu n’est pas de nier l’apport possible de l’économie. De
nombreux cas de mouvements sociaux (et sans doute plus encore de cas
d’absence de mobilisations) peuvent être mieux compris en prenant en
considération les enjeux matériels et les calculs qu’y associent les agents
sociaux. L’approche sociologique invite plus simplement à prendre en
compte le poids éminemment variable du calcul « rationnel » et de la
quête du profit matériel parmi la diversité des mobilisations et de leurs
sites de développement. Elle demande aussi, là même où une lecture
« économique » semble pertinente, d’expliciter comment des disposi-
tions calculatrices naissent, sont intériorisées, bref à considérer de telles
attitudes comme un fait à expliquer, non comme une explication.
VII / Mobilisations et systèmes politiques

L ’analyse des mouvements sociaux a durablement souffert d’un déficit


d’attention à la diversité des systèmes politiques. Même des modèles
sensibles à cet élément, comme la typologie d’Oberschall, la polity chez
Tilly, demeuraient assez frustes. La question du politique semble s’y
limiter à l’accès des mouvements aux autorités, au traitement diffé-
rencié réservé aux protestataires selon la perception de la menace qu’ils
incarnent pour le système. Quant aux politiques publiques, elles furent
longtemps à peine évoquées, comme si elles constituaient un univers
déconnecté de la mobilisation. Il n’est donc pas excessif de dater des
années 1980 la prise en compte par l’analyse des systèmes politiques et
institutionnels.

La structure des opportunités politiques

Une notion utile mais spongieuse

La notion de « structure des opportunités politiques » apparaît au


début des années 1970. Dans une étude comparative sur les condi-
tions de développement des mobilisations, spécialement de celles des
Noirs, dans une cinquantaine de villes américaines, Peter Eisinger
[1973] teste l’hypothèse selon laquelle, à côté des ressources du groupe
mobilisé, doivent être pris en compte « les ouvertures, les points faibles,
les barrières et les ressources du système politique lui-même ». Il cherche
donc à mesurer le degré d’ouverture ou de fermeture des systèmes
locaux de pouvoir, en utilisant des paramètres comme la présence (ou
non) d’élus noirs, la candidature (ou non) de la ville aux programmes
fédéraux de réhabilitation de l’habitat dégradé. Si les conclusions de
l’enquête sont très nuancées, l’importance d’un minimum d’« ouver-
ture » du pouvoir local à la protestation apparaît bien comme une
variable qui favorise son essor. L’interrogation sur les incidences de la
perméabilité des systèmes politiques à la protestation sera développée
86 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

par McAdam à propos du mouvement des droits civiques aux


États-Unis, plus encore par Tarrow [1989] à propos du « Mai rampant »
italien.
Fondamentalement, la notion de « structure des opportunités poli-
tiques » vise à mesurer le degré d’ouverture et de réactivité d’un système
politique aux mobilisations. À mobilisation égale, des contextes poli-
tiques augmentent ou minorent les chances de succès de mouvements
sociaux. En France, le mouvement lycéen de 1986 contre la loi Deva-
quet, celui contre le « Smic-jeunes » de l’automne 1994 ont tiré profit
du contexte de cohabitation et de la proximité d’échéances électo-
rales. À l’inverse, le mouvement contre le projet Fillon de réforme des
retraites en 2002 se développe dans un cadre moins favorable, le
gouvernement disposant d’une large majorité et n’ayant pas à redouter
d’échéances électorales proches, jouant aussi d’un calendrier qui laisse
peu d’espace entre la séquence de consultation des syndicats et
l’échéance démobilisatrice des vacances estivales.
Sous peine de devenir une formulation pédante du terme vague de
conjoncture, la notion exige des éléments de définition précis et objec-
tivables. Tarrow [1989] en spécifie quatre. Le premier a trait au degré
d’ouverture du système politique : en fonction des traditions démocra-
tiques, d’une culture politique, des orientations des gouvernants, le
déploiement des activités protestataires donnera lieu à une tolérance,
une réceptivité toute différente. Manifester expose à plus de risques à
Pékin qu’à Paris. Les revendications régionalistes ou autonomistes
basques ou bretonnes recevront un accueil différent dans le contexte
jacobin de la présidence gaullienne ou aux lendemains du vote des lois
de décentralisation (1982), selon qu’elles apparaissent ou non comme
porteuses d’une logique de contagion de la « question corse » [Cret-
tiez, 1999]. L’ouverture peut aussi se mesurer à la capacité inégale dont
peuvent faire preuve partis ou équipes au pouvoir à intégrer dans leurs
rangs des porte-parole de mouvements sociaux. Une part de la réus-
site électorale locale du Parti socialiste à partir de 1977 s’explique par sa
capacité à accueillir sur ses listes des personnalités en vue du monde
associatif et militant.
Le second élément concerne le degré de stabilité des alliances politiques.
Plus les rapports de forces politiques sont figés et les résultats électo-
raux stables, moins les mouvements sociaux peuvent espérer tirer profit
des jeux d’alliances ou des besoins électoraux des partis pour se faire
entendre. McAdam montre ainsi que l’un des ressorts du succès du
mouvement des droits civiques aux États-Unis dans les années 1960
tient à des données de sociologie électorale. Le poids des Noirs progresse
au sein du corps électoral, les mouvements migratoires lui donnent une
importance jusque dans les États du Nord. Le développement d’un élec-
torat noir républicain suscite aussi un double mouvement, favorable
au vote de lois antiségrégationnistes, d’intérêt chez certains élus
MOBILISATIONS ET SYSTÈMES POLITIQUES 87

républicains, et de reconquête du vote noir au parti démocrate.


À l’inverse, le système italien de l’époque, bloqué par le poids de la
Démocratie chrétienne et la position hors système du PCI, est peu
perméable aux demandes des mouvements sociaux, comme le montrera
le blocage de la réforme du divorce, pourtant objet de réelles
mobilisations.
En simplifiant le modèle de Tarrow, nous associerons dans une troi-
sième variable la question de l’existence possible de forces relais à des
positions stratégiques et celle des divisions des élites. La mobilisation des
anciens élèves de l’ENA pour vider de toute charge subversive l’intro-
duction d’une troisième voie de recrutement, réservée aux respon-
sables associatifs et à la « société civile », réussira d’autant mieux qu’elle
s’adresse, chez nombre de ministres et de hauts fonctionnaires en état
de peser sur la décision, à d’anciens condisciples de cette même ENA. La
réception de l’Abbé Pierre par le Premier ministre Balladur en décembre
1993, au cœur d’une vague d’occupations d’immeubles parisiens, n’était
pas sans lien avec les divisions du RPR dans la perspective des présiden-
tielles. Enfin les opportunités politiques dépendent aussi de la capacité
d’un système politique à développer des politiques publiques, à apporter
des réponses aux mouvements sociaux. La tâche ne se pose pas dans
les mêmes termes pour des gouvernements instables, des exécutifs
impuissants ou des équipes gouvernementales assurées de leur conti-
nuité, relayées par des administrations efficaces. La conjonction de ces
variables permet de construire des indicateurs de sensibilité des
systèmes politiques aux mouvements sociaux.
Mais, comme y invite l’analyse de Bourdieu [1984] sur les réactions
des universitaires face aux mutations de leur monde social à la veille de
1968, un usage de la notion de structure qui évite l’objectivisme doit
intégrer une dimension des perceptions sociales. La perception, vraie
ou fausse, qu’ont les acteurs de leurs chances de succès détermine leur
comportement et leur combativité, qui pèse en retour sur certaines
composantes de cette structure d’opportunité. McAdam [1982] le met
en évidence à propos du mouvement noir pour les droits civiques dans
les années 1960 aux États-Unis. Les sondages réalisés alors montrent
que sur des questions comme l’amélioration des salaires, l’éducation
des enfants, la promotion sociale, une majorité de Noirs américains
exprime à la fin des années 1950 une vision optimiste. Ces représen-
tations galvanisent aussi le mouvement puisque 47 % des Noirs sondés
se disent en 1963 prêts à aller en prison pour leur cause.
La problématique des opportunités suscite bien des questions quant à
sa délimitation. Faut-il y intégrer la prise en compte de cycles de protes-
tation, comparables aux cycles économiques ? Une telle extension ne
place-t-elle pas dans l’explication ce qu’il faut précisément expliquer ?
Faut-il penser les bévues et maladresses dont l’histoire politique abonde
lors des séquences de déclenchement des mouvements sociaux comme
88 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

une création d’opportunité ? Le conflit infirmier de 1988 a eu pour


détonateur un décret supprimant l’obligation du bac pour accéder à
cette profession, ce qui fut reçu comme une marque de mépris. La ques-
tion des évolutions lentes des structures sociales comme les données
démographiques, les modèles culturels, les changements économiques
pose d’autres problèmes. L’histoire du mouvement noir américain est
inintelligible si elle n’intègre pas la crise du coton et la migration
massive vers le Nord des années 1920. Mais si l’analyse des mouve-
ments sociaux doit prendre en compte des données de morphologie
sociale, elle doit les distinguer des opportunités politiques, sous peine
de vider ce mot de tout sens. Comme le notent Gamson et Meyer [in
McAdam, McCarthy et Zald, 1996], « le concept de structure des oppor-
tunités politiques est en péril, il risque de devenir une éponge qui
absorbe virtuellement tous les aspects de l’environnement des mouve-
ments sociaux — institutions politiques et culture, crises de toutes
natures, alliances politiques, revirement des politiques publiques. Solli-
cité de trop expliquer, il pourrait bien ne plus rien expliquer ».
McAdam, McCarthy et Zald [1996] proposent dans un livre collectif une
série de textes qui contribuent aux clarifications devenues indispen-
sables sur une notion dont la fortune prend des allures suspectes [voir
aussi Tarrow, 1994].

Les dynamiques du conflit

La réflexion sur le concept d’opportunités politiques s’est récemment


traduite par une attention accrue à la logique des échanges tactiques
entre protagonistes dans les séquences de mobilisation.
Un premier axe de réflexion s’est traduit dans l’attention croissante
accordée aux institutions répressives de l’État. Cette variable figurait
déjà dans les travaux de Tilly. Elle a fait l’objet d’un investissement
récent des chercheurs français et italiens qui ont contribué à articuler
sociologie des mouvements sociaux et sociologie de la police. L’un des
points de convergence de ces travaux est de suggérer une forme de
« civilisation » — au sens éliasien — de l’usage des forces de l’ordre.
La gestion policière des mouvements sociaux tend sur le long terme à
minimiser les formes les plus violentes d’usage de la contrainte
physique, à leur substituer des stratégies d’intimidation, de tenue à
distance des manifestants [Bruneteaux, 1995]. Della Porta et Reiter
[1996] ont proposé une grille d’analyse centrée sur le glissement d’une
« police de gouvernement » à une « police des citoyens ». Cette transi-
tion se traduit par un recul tendanciel des stratégies de confrontation
violente et de répression pure des activités protestataires au profit d’un
modèle négocié de maintien de l’ordre, où le déploiement des activités
protestataires dans l’espace public s’opère sur la base d’une coopéra-
tion et d’une entente préalable entre forces policières et organisateurs
MOBILISATIONS ET SYSTÈMES POLITIQUES 89

de mobilisation. On verra même en Allemagne dans les années 1970 des


policiers des « Discussionkommando », sans armes, chercher par la discus-
sion à prévenir les débordements des manifestants les plus déter-
minés. Della Porta et Reiter esquissent l’idée d’émergence d’un
troisième répertoire policier : le modèle informatif. Le travail de la
police consiste alors à conjuguer des moyens traditionnels de surveil-
lance et de connaissance des activistes (fichage, dépouillement de la
presse militante) et l’usage de technologies de surveillance de l’espace
public (vidéo-surveillance des lieux publics) qui permettent d’identi-
fier et d’individualiser les protestataires dont les actions violentes
rompent le consensus de la protestation négociée. Si elles décrivent une
tendance lourde qu’il est possible d’objectiver à partir de données
comme les chiffres des victimes des affrontements avec la police ou
l’examen de l’équipement des forces policières, ces analyses doivent
cependant prendre en compte le poids d’une culture « virile » de la force
dans les personnels de police et de gendarmerie [Fillieule, 1996], la
persistance de nombreux cas où les logiques de situation du maintien
de l’ordre se traduisent par la résurgence de comportements violents
— celui de la police italienne lors de la réunion du G7 à Gênes en 2003
en donne une troublante illustration. Les analyses de Donatella Della
Porta [in McAdam, McCarthy et Zald, 1996] soulignent aussi la valeur
de variables stratégiques des politiques de répression ou de négocia-
tion. Le comportement des forces policières et répressives, tant en terme
de surveillance et de contrôle des organisations de mouvement social
(dissolutions d’organisations, poursuites judiciaires) que par les formes
de leurs interventions dans l’espace urbain constitue l’un des signaux
clés que peuvent adresser les autorités politiques quant à la structure
des opportunités politiques. Ces stratégies policières jouent aussi un rôle
déterminant quant aux formes organisationnelles et aux répertoires
protestataires utilisés par les mouvements sociaux.
En élargissant la réflexion sur les processus de constitution et de
déplacements d’alliances politiques que suggérait la problématique des
opportunités politiques, les travaux récents ont aussi contribué à enri-
chir la sensibilité à la dynamique des mobilisations. L’image réduc-
trice d’un mouvement se développant contre l’État ou un adversaire
institutionnel (entreprise, bureaucratie) s’est compliquée d’une atten-
tion inédite au phénomène des contre-mouvements [Meyer et Staggen-
borg, 1996] dont les revendications viennent s’opposer à celles des
groupes mobilisés, comme l’illustre le cas des luttes entre « Pro-
Choice » et « Pro-Life » à propos de l’avortement aux États-Unis. L’une
des suggestions paradoxales de ce chantier de recherche est de montrer
que les victoires d’un mouvement, loin de clore la mobilisation, susci-
tent en plus d’un cas la contre-mobilisation de groupes qui s’estiment
lésés par les réformes. Cette possibilité est particulièrement stimulée par
ce que certains auteurs désignent sous le nom d’effet « radical-flank »,
90 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

apparition aux franges d’une mobilisation de groupes radicaux. Gitlin


[1980] en donne un cas d’école en montrant comment les dérives radi-
cales et violentes des mouvements étudiants américains à l’époque de la
guerre du Vietnam ont permis, avec l’aide des médias et le change-
ment d’attitude de certains décideurs politiques et économiques, de
faire cristalliser une opposition « raisonnable » et modérée à l’engage-
ment américain en Indochine. La dynamique mouvements/contre-
mouvements constitue aussi un analyseur des effets d’opportunités
politiques liés aux structures institutionnelles. L’existence d’un système
fédéral, la disponibilité de recours juridictionnels permettent en effet
à un protagoniste battu dans une arène (parlementaire par exemple)
d’ouvrir d’autres fronts (judiciaire par exemple), de s’investir du fédéral
au fédéré et de susciter dans les processus de mobilisation une guerre de
mouvement dont les luttes autour du droit à l’avortement donnent aux
États-Unis un exemple parfait.

Mouvements sociaux, politiques publiques

Prendre au sérieux la dimension politique, c’est aussi penser les


gouvernants non comme de simples interlocuteurs ou adversaires des
groupes mobilisés, mais comme les instigateurs de politiques publiques,
de programmes qui anticipent, modifient la gestion d’un dossier, d’un
secteur social particulier. Ces politiques publiques peuvent à la fois
traduire les interventions que réclament les mobilisations, leur
répondre mais aussi les désamorcer, constituer des outils d’intégration
des protestataires, de modelage des répertoires d’action collective.

Systèmes ouverts et fermés

Herbert Kitschelt [1986] a proposé, à partir d’une comparaison sur


les politiques dans le domaine du nucléaire, un modèle d’analyse qui
permet d’articuler structure des opportunités politiques et politiques
publiques. Ce modèle classe les systèmes politiques selon leur degré de
réceptivité et d’ouverture aux demandes (inputs) des mouvements
sociaux. Parmi les indicateurs d’ouverture figure le degré de fragmen-
tation des partis politiques et groupes parlementaires, qui donne alors
même à de petites formations, nécessaires pour former une majorité,
un pouvoir d’influence. Une influence et un poids réel du législatif face
à l’exécutif vont dans le même sens. L’existence de mécanismes de
concertation institutionnalisés donnant aux groupes de pression et
acteurs mobilisés un pouvoir sur la définition des politiques publiques
— on peut évoquer ici le « modèle néo-corporatiste » — constitue un
autre élément d’ouverture. Un système fermé s’identifie aux traits
inverses : faible morcellement des partis, stabilité des alliances
MOBILISATIONS ET SYSTÈMES POLITIQUES 91

politiques, Parlement peu influent, exécutif fort et administrations peu


enclines à partager leur pouvoir sur le mode d’une cogestion, surtout si
ces demandes de participation prennent la forme de mobilisations.
De façon plus originale, Kitschelt s’emploie à expliciter la notion
d’ouverture d’un système politique autour de trois dimensions. Un
mouvement social peut gagner des résultats procéduraux en termes
d’accès à des instances de concertation, d’obtention d’un statut d’inter-
locuteur officiel. Les résultats peuvent être substantiels, c’est-à-dire se
traduire en mesures concrètes : réformes, lois, changements d’orienta-
tion. Les gains peuvent enfin être structurels, s’ils produisent une modifi-
cation de la structure des opportunités politiques elle-même, comme
le déclenchement d’élections anticipées, la rupture d’une coalition
gouvernementale. Les travaux de Michel Dobry [1986] éclairent la
genèse et les singularités des situations de crise politique, caractérisées
par un phénomène de « désectorisation », d’évanouissement des
multiples cloisons et frontières sociales qui forment habituellement,
dans les sociétés à forte division du travail, une sorte d’isolant contre la
contagion des mobilisations.
Symétriquement à cette capacité d’accueil des demandes et mobili-
sations (inputs), une seconde variable mesure alors le degré de capa-
cité du système à définir et conduire des politiques publiques (outputs).
Un système marqué par la stabilité, la centralisation, un fort secteur
public et un contrôle juridictionnel faible sur les pouvoirs publics
pourra produire des politiques publiques nettes. La Ve République en
donne de claires illustrations, lorsqu’en 1967 une réforme importante
de la Sécurité sociale est adoptée par une technique juridique (les ordon-
nances) qui court-circuite le Parlement ; ou lorsque la modernisation
économique est développée tambour battant malgré les résistances des
couches moyennes traditionnelles. Une succession d’équipes gouverne-
mentales divisées, un système fédéral, des recours juridictionnels
capables d’entraver les politiques publiques sont, à l’inverse, des
variables qui rendent probable un faible débit d’outputs. On peut
évoquer ici la façon dont la Cour suprême des États-Unis a pu, tempo-
rairement, invalider ou vider de leur substance certaines lois essentielles
du New Deal de Roosevelt, parfois prises pour répondre aux attentes des
groupes mobilisés par la crise de 1929. De la même façon, les garanties
— pourtant modestes — que donne la loi Taft-Hartley au développe-
ment de l’activité syndicale aux États-Unis sont en fait rognées dans une
majorité des États du Sud, par des législations fédérées plus répressives
qui vident cette loi, pensée au départ (1947) comme un compromis
entre le pouvoir fédéral et les syndicats, de toute portée générale et de
toute effectivité. Les travaux de l’historienne américaine Theda Skocpol
[1993, 1994] illustrent ces jeux d’influences réciproques entre mouve-
ments sociaux, systèmes politiques et politiques publiques. Dans des
recherches qui relativisent l’image des États-Unis comme société
92 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

éternellement retardataire en matière de protection sociale, Skocpol


souligne en particulier deux données. Les formes de la politique sociale
aux États-Unis sont pour partie le reflet des mobilisations qui la firent
naître : celles des anciens combattants dès l’après-guerre de Sécession,
celle du puissant réseau des associations féminines (Fédération géné-
rale des clubs de femmes) au début du XXe siècle. Le modèle américain
de protection sociale en tire son style « matriarcal », la singularité d’un
système de pensions à la fois précocement étendu mais réservé aux
anciens combattants. En retour, la dimension fédérale, le rôle poli-
tique joué par les tribunaux, le poids durable d’un lobby parlementaire
sudiste expliquent l’impossibilité durable de transformer ces éléments
de politique sociale en un système de protection universel sur le modèle
des États sociaux européens.

Modes de gestion et de digestion des mobilisations

À partir des politiques relatives au nucléaire, Kitschelt esquisse une


typologie des rapports entre type d’États, mouvements sociaux et poli-
tiques publiques. Dans le modèle « ouvert-fort », illustré par la Suède,
domine une stratégie assimilative par laquelle les autorités se montrent
attentives à la protestation, s’emploient à infléchir les politiques
publiques en fonction des mobilisations. Les gains procéduraux et les
changements substantiels sont forts, mais par le jeu des concessions
et de l’intégration de la protestation, le système politique amortit le
choc des mouvements sociaux qui ne le remettent pas en cause. Le
modèle « ouvert-faible » illustré par les États-Unis est assez comparable
à la Suède, marqué lui aussi par une logique assimilative — que symbo-
lise bien l’institutionnalisation du lobbying — et des gains procédu-
raux importants. Les gains substantiels sont en revanche moins nets,
en particulier du fait de la structure fédérale qui réduit la cohérence
des outputs et par là, la possibilité de les infléchir à un niveau central.
La France incarne un modèle « fermé-fort » dont les caractéristiques
sont symétriques de celles du modèle suédois. Ici domine une logique
de confrontation dont Super-Phenix serait un symbole. Les mouve-
ments sociaux n’obtiennent guère de gains significatifs. Ce blocage les
conduit à exercer sur le système politique de fortes pressions structu-
relles, en le remettant en cause de façon conflictuelle ou « extraparle-
mentaire », en tentant de pénétrer directement (création de partis
écologistes) dans un système partisan perçu comme imperméable aux
demandes. Assez proche du modèle français, le type « fermé-faible »
allemand s’en distingue essentiellement par un plus grand mixte de
stratégies assimilatives et de confrontation.
Malgré les divers paramètres qu’il sollicite, le modèle de Kitschelt
reste simplificateur. Comme en convient l’auteur, les dichotomies
« ouvert-fermé », et plus encore « fort-faible » demanderaient à être
MOBILISATIONS ET SYSTÈMES POLITIQUES 93

Mobilisations et politiques publiques : une typologie

Structure des outputs Mode d’accueil des demandes


(capacité à conduire (inputs) politiques
des politiques publiques) Système ouvert Système fermé
Fort Suède France
Faible États-Unis Allemagne

détaillées. Il est également douteux que ces variables fonctionnent à


l’identique pour tous les mouvements sociaux et dossiers. Le système
français « fermé » s’est avéré remarquablement ouvert aux revendica-
tions de la jeune génération paysanne des années 1960, à travers le vote
des lois d’orientation défendues par Edgar Pisani. Ce système « fort » a,
en revanche, le plus grand mal à conduire avec cohérence des poli-
tiques publiques dans le domaine universitaire. De nombreux para-
mètres gagneraient également à être intégrés, à commencer par le profil
politique des gouvernants, mais aussi des protestataires, comme le
montre l’abandon par le gouvernement Mauroy du projet de centrale de
Plogoff en 1981, à la veille de législatives.

Le chaînon manquant

La problématique de Kitschelt a le mérite de faire penser la struc-


ture des opportunités politiques non comme un simple coefficient de
probabilité pour la réussite des mouvements sociaux, mais comme une
médiation essentielle qui permet à la fois de relier les groupes mobilisés
et leurs stratégies et de penser la capacité de l’État à canaliser les formes
de la protestation.
Les groupes mobilisés intègrent la structure des opportunités poli-
tiques dans le développement de leurs stratégies. Cette perception peut
d’abord prendre une forme « préréflexive », dépourvue de tout calcul.
Elle se nourrit alors de réminiscences historiques (réunir des « États
généraux », « C’est reparti comme en 36 »), des répertoires tradi-
tionnels d’un groupe qui, parce qu’ils ont suscité des victoires histo-
riques, peuvent se perpétuer de façon presque fétichiste, d’une culture
politique parfois condensée à des certitudes élémentaires (« Avec eux, il
n’y a que la violence qui paye »). Cette forme de culture protestataire
peut aboutir à des contresens dans l’évaluation des rapports de forces et
des modes de mobilisation efficaces, telle l’illusion de « refaire 68 » dans
les grèves étudiantes de l’après-Mai. Elle n’en est pas moins intériori-
sation d’une forme de sagesse protestataire quand à l’art de mener le
combat, d’utiliser répertoires et opportunités. La gestion de la struc-
ture d’opportunité peut à l’inverse prendre la forme de calculs tactiques
proches du modèle de l’action rationnelle : l’affaiblissement visible d’un
gouvernement, une échéance électorale, le fiasco de mesures répressives
94 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

donnent alors le signal d’une accentuation de la mobilisation. Enfin


l’activité tactique vaut aussi pour le choix des sites. Le savoir protesta-
taire consiste aussi à identifier les bons « guichets », les procédures effi-
caces. Les mouvements écologistes, les associations de quartier ont
constaté de longue date que la participation aux commissions extra-
municipales et les pétitions étaient médiocrement efficaces pour
enrayer un grand projet de remodelage ou un équipement urbain lourd.
Elles ont simultanément perçu la ressource que leur offraient la
complexité et le formalisme des procédures d’enquête d’utilité publique
et les possibilités élargies d’ester en justice. Les tribunaux administratifs
ont de la sorte bloqué plus de chantiers urbains que les manifestations.
Mais la structure des opportunités n’est pas la résultante, passivement
subie par les gouvernants, des rapports de forces avec les protesta-
taires, des fluctuations du système partisan ou des alliances parlemen-
taires. Elle est aussi construite par les autorités à travers l’institution
de structures de concertation, l’ouverture de recours juridictionnels,
l’encouragement ou la répression de formes d’organisation ou d’expres-
sion, l’octroi de monopoles juridiques de représentation. Kriesi et Wisler
[1996] ont ainsi pu montrer, dans le cas suisse, l’ambivalence des tech-
niques de démocratie directe, comme le référendum d’initiative popu-
laire. Elles ouvrent aux protestataires un « guichet » en apparence
facilement accessible (à Zurich, une pétition signée par moins de 2 %
des électeurs suffit). Mais si ces techniques de prise de parole suscitent
une forme de « civilisation » de la protestation, le refus d’y recourir
abouti aussi à disqualifier les protestataires, dont les mobilisations sont
alors traitées avec rudesse.
Bref, les mouvements sociaux peuvent aussi être modelés, canalisés,
créés parfois par les pouvoirs publics. Les travaux relatifs au néo-corpo-
ratisme [Schmitter et Lehmbruch, 1992] ont contribué à rendre visible
cette vérité si contraire à la routinière opposition entre État et société
civile. Il suffit de prêter attention au phénomène pour identifier de
multiples formatages des possibilités d’action protestataire par les
pouvoirs publics : versement de subventions dont le renouvellement
peut être soumis à conditions, monopole syndical de présentation des
candidats aux élections professionnelles, mise sur pied d’ordres profes-
sionnels chargés de gérer certains problèmes de la corporation, soutien
à des organisations professionnelles jugées plus raisonnables. L’histoire
des formes de cette intervention publique pourrait, elle aussi, donner
lieu à une théorie des « répertoires d’action étatique » sur les mobilisa-
tions, expliquer bien des évolutions des registres protestataires. Gosta
Esping-Andersen parle à ce propos de « formulaires de revendications »,
pour suggérer la capacité des pouvoirs publics à canaliser jusqu’aux
protestations en leur proposant de véritables parcours fléchés : guichets
ou interlocuteurs bien identifiables, définition implicite ou explicite
de comportements qui susciteront la répression ou à l’inverse la
MOBILISATIONS ET SYSTÈMES POLITIQUES 95

ces administrations cherchent le soutien


L’institutionnalisation des associations qui interviennent sur leur
des « nouveaux mouvements secteur. Le ministère de l’Environnement
sociaux » a joué en 1983 la mobilisation des asso-
ciations de pêcheurs contre le travail de
Parce que présentés comme typiques de lobbying parlementaire de l’EDF pour faire
l’opposition à l’État et aux mécanismes passer une loi qui imposait des
d’institutionnalisation, les nouveaux contraintes fortes en matière de protec-
mouvements sociaux constituent un tion du poisson sur les cours d’eau.
excellent terrain pour relativiser la perti- Ces rapports aboutissent à des situa-
nence de l’opposition société civile-État. tions où s’imbriquent des « administra-
Le développement de certains de ces tions militantes » dont les responsables
mouvements s’est trouvé stimulé par les sympathisent souvent avec les causes
pouvoirs publics. Ce sont eux qui regrou- qu’ils ont à gérer et des mouvements
pent dès 1951 diverses structures liées au sociaux partiellement phagocytés par une
dossier de la consommation dans l’Union collaboration institutionnalisée à la défini-
fédérale des consommateurs qui se voit tion et à la mise en œuvre des politiques
reconnaître un statut d’interlocuteur offi- publiques. Les associations écologistes
ciel et exclusif sur ces dossiers. Le rapport participent ainsi au Conseil national de
Rueff-Armand de 1959 soulignera la protection de la nature, à la Commission
contribution que peuvent apporter les supérieure des sites, au Conseil supérieur
consommateurs mobilisés à la modernisa- des installations classées, au Conseil
tion économique. Il s’ensuivra la création national du bruit, au Conseil de l’informa-
de nouvelles structures (CNC) au sein du tion sur l’énergie nucléaire, sans compter
ministère de l’Économie. Créé en 1967 les structures locales. Pareil investisse-
avec le statut juridique d’établissement ment suppose un gros travail d’expertise
public, l’Institut national de la consomma- sur dossiers qui contribue à modeler le
tion sera, sous l’impulsion d’Henri style de l’écologisme militant. Le dévelop-
Estingoy, l’un des catalyseurs du mouve- pement de la capacité d’agir en justice
ment consumériste, à travers sa revue reconnue par les lois françaises aux asso-
ciations de défense de la nature, les
Cinquante Millions de consommateurs qui
ressources juridiques que leur apporte le
tire à 280 000 exemplaires au début des
droit communautaire, ont également
années 1970. De son côté, le ministère de
poussé les organisations écologistes à
l’Environnement organise à partir de
fréquenter plus les prétoires que la rue.
1975 des stages de formation au profit
La dimension du conflit ne disparaît
des cadres des mouvements associatifs.
pas. L’administration, même « nouvelle »,
La collaboration conflictuelle entre
doit suivre les priorités politiques du
administrations et mouvements sociaux
gouvernement, jouer la solidarité gouver-
s’observe dans les rapports que nouent les
nementale. Côté associatif, le souci
ministères « nouveaux » (Environnement,
d’autonomie, l’existence de dossiers et
Consommation, Condition féminine) avec
d’organisations plus conflictuels peuvent
les groupes mobilisés. Parce que souvent
amener à des confrontations. Mais même
en position dominée dans les structures
celles-ci seront souvent pacifiées par la
politico-administratives, ne disposant ni
médiation du droit ou de l’expertise.
du relais des « grands corps », ni de
budgets et services extérieurs très étoffés, Sources : Ollitrault [1996], Spanou [1991].

bienveillance, procédures d’encadrement juridique du recours à l’action


comme les multiples cas de réglementation du droit de grève. L’une
des pistes qui se dégage de ces travaux est la mise en évidence d’une
tendance générale au mimétisme entre les structures des organisations
96 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

protestataires et celles des États auxquels elles se confrontent [Giugni,


1996], qu’il s’agisse de leur structuration sur le territoire en fonction
des découpages administratifs, ou des effets du découpage de l’appa-
reil d’État en ministères et administrations spécialisées. L’organisation
écologiste internationale WWF est ainsi fortement centralisée en
France, décentralisée au niveau cantonal en Suisse.
De multiples exemples illustrent ces stratégies des autorités. Elles
peuvent consister à donner des responsabilités gestionnaires aux protes-
tataires potentiels. La gestion des régimes de protection sociale par les
syndicats de salariés, la cogestion corporatiste du ministère de l’Agricul-
ture en sont des illustrations. Des techniques de disqualification
peuvent aussi fonctionner. Tarrow souligne ainsi combien le choix
d’une politique fortement répressive visait à amener les mouvements
extraparlementaires italiens au choix entre une pacification de la
protestation ou la clandestinité complète. Plus discrètement, la législa-
tion fiscale sur le timbre aura permis au Second Empire de porter un
coup décisif à une littérature de colportage et à des journaux considérés
par les pouvoirs publics comme les supports d’un mauvais esprit protes-
tataire. Replacer l’État dans un statut de protagoniste à part entière, et
non de simple cible des revendications est une condition de compré-
hension des formes et destinées des mobilisations.

Quel espace politique de référence ?

Les processus de « mondialisation » ont rendu de plus en plus visible


la manière dont des décisions et des politiques publiques prises dans
un espace supranational affectent la vie quotidienne de populations
considérables. Il peut s’agir d’entités régionales (Union européenne), de
traités économiques (ALENA, MERCOSUR), plus souvent d’un ensemble
proliférant d’organisations internationales gouvernementales (OMC,
FMI, Commission baleinière) dont le nombre est passé de 30 à plus
de 300 sur le XXe siècle. Ce déplacement des lieux de décision et des
espaces politiques de référence a suscité, souvent avec retard, des formes
nouvelles de mobilisations [Della Porta et Kriesi, 1998]. Elles cher-
chent à adapter leur pression à cette nouvelle carte de la « gouver-
nance » mondiale, à se saisir des possibilités ouvertes tant par le
développement de la mobilité des personnes que des réseaux de
communication (Internet) pour organiser le contre-pouvoir d’une
« Internationale civile » [Pouligny, 2001]. Si ce dépassement des cadres
nationaux constitue bien une tendance majeure des mobilisations
depuis une vingtaine d’années, celle-ci donne trop souvent lieu à des
généralisations hâtives ou enchantées qui masquent des traits plus
essentiels de ces processus.
MOBILISATIONS ET SYSTÈMES POLITIQUES 97

même thème dans leurs pays respectifs


Ce que n’est pas (contre les menaces des États-Unis sur
la mondialisation l’Irak). Mais à côté de ces mouvements
des mobilisations sociaux transnationaux se développent
des organisations internationales non
• Une innovation sans précédent : le gouvernementales (Médecins du monde,
XIXe siècle avait vu s’épanouir les interna- Opposants aux mines antipersonnelles)
tionales ouvrières, des mobilisations inter- qui empruntent aussi au registre de la
nationales pour l’abolition de l’esclavage, prestation de services, de l’expertise. Plus
ou celle de la diaspora irlandaise. encore, la société civile internationale
• Un phénomène généralisé : les situa- émergente passe par des logiques de
tions de mobilisation simultanée dans réseaux militants qui articulent des
plusieurs pays contre un adversaire iden- acteurs hétérogènes : mouvements
tique demeurent liées à des événements
sociaux, mais aussi experts et universi-
exceptionnels. Leur réussite demeure rare
taires, lobbies, organisations non gouver-
et difficile, comme le montre l’impact
nementales internationales [Keck et
mitigé de l’Euro-grève lancée dans le
Sikkink, 1998].
groupe Renault lors de la fermeture du
• La traduction dans le monde de la
site de Vilvorde en Belgique [Lagneau et
protestation de l’idée macluhanienne de
Lefébure, 1999].
« village global » : les inégalités Nord-Sud
• Un phénomène avancé : les
d’accès à l’Internet sont énormes et la
processus d’organisation au niveau supra-
national sont beaucoup plus aboutis et substitution des réseaux électroniques à
efficaces dans le monde des entreprises, des formes classiques de diffusion de
des groupes de pression, comme le l’information papier constitue parfois de
montre en particulier la représentation nouvelles inégalités. Ces disparités se
des causes et intérêts auprès des centres retrouvent aussi dans des rapports de
de décision de l’Union européenne. forces très inégaux dans l’accès aux sites
• Une expansion internationale des de décision d’un univers anglophone par
formes familières de mobilisations les organisations de mouvement social du
nationales : certaines mobilisations corres- Nord et du Sud, dans le poids pris par des
pondent à ce schéma quand des protes- organisations faiblement représentatives
tataires de plusieurs pays se rassemblent mais capables de rémunérer juristes et
sur un même site (sommets du G7-G8) experts, de disposer de fortes ressources
ou manifestent simultanément sur le informationnelles.

La prudence s’impose avant d’annoncer par anticipation l’émergence


de mobilisations animées par une société civile internationale dépassant
les vieilles inégalités culturelles et géopolitiques. Plusieurs processus
inédits s’observent cependant.
L’effet de levier consiste à réaliser une pression conjuguée sur un État
ou une organisation interétatique internationale (FMI) pour lui faire
exercer sa force d’influence sur un gouvernement sensible à ses
ressources. On a vu ainsi les écologistes et les Inuits québécois mettre en
échec un projet d’Hydroquebec à la Baie James en dissuadant, par une
action centrée sur l’État de New York, les compagnies locales de distri-
bution de l’électricité d’acheter au Canada une énergie produite dans
des conditions présentées comme écologiquement catastrophiques.
L’effet de certification réside dans une forme de transfert de légitimité
ou de représentativité que peut acquérir un mouvement social dans son
98 SOCIOLOGIE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

système politique du fait de son insertion dans un réseau international


fortement reconnu.
L’internationalisation produit en troisième lieu des effets de diffu-
sion : dossiers d’expertise, formation, argumentaires, techniques de
protestation circulent entre pays. C’est peut-être un répertoire de troi-
sième génération qui se dessine. Il se déploie dans un espace suprana-
tional. Visant des enjeux très techniques (OGM, énergies, santé) et
supposant des interactions avec des experts officiels et des chercheurs, il
donne une place clé à l’expertise. Il insère les mouvements sociaux
stricto sensu dans un conglomérat plus large d’acteurs. Le tissage de
réseaux entre des entités diverses où se côtoient experts, organisations
non gouvernementales internationales, communautés épistémiques,
lobbies et mouvements sociaux comporte deux implications fortes pour
l’analyse : récuser plus que jamais la vision d’une coupure entre mouve-
ments sociaux et autres vecteurs de lutte pour des intérêts et des causes,
penser ces réseaux dans une approche empruntant aux théories de rela-
tions internationales.
VIII / La construction symbolique
des mouvements sociaux

L e redéploiement de l’analyse des mouvements sociaux passe aussi par


la réhabilitation de dimensions qu’avait bien identifiées l’école du
collective behaviour, à défaut de les traiter de façon toujours perti-
nente : croyances, idéologies, émotions. Mais les problématiques
contemporaines ne se limitent pas à réexplorer des questions posées
voici un demi-siècle. Elles se confrontent à de nouveaux objets
(médias), suggèrent de nouveaux prismes d’analyse (biographies). Elles
empruntent à de nouvelles écoles et paradigmes : interactionnisme,
constructivisme. Elles invitent aussi à un désenclavement disciplinaire
de l’analyse des mouvements sociaux.

La redécouverte du « travail politique »

Mobiliser le consensus

Avec les notions de « croyance généralisée » ou de « norme émer-


gente », l’école du comportement collectif avait souligné que les mouve-
ments sociaux ne naissent pas mécaniquement d’une accumulation de
frustrations. Le passage à l’action collective suppose un travail sur les
représentations qui donne au mécontentement un langage. Adam
Michnik, conseiller de Solidarnosc, exprimait cette donnée en écrivant
en 1981, dans un système où le marxisme, langage de nombreuses
protestations, était devenu langue d’État : « Le débat autour du langage
est le débat central autour duquel s’est axée la vie intellectuelle […],
au long de ces années la grande majorité de la société avait perdu son
langage. La réalité était terrible, la réalité était épouvantable et on ne
savait plus la nommer. »
Felstiner, Abel et Sarat [1991] proposent une trilogie éclairante pour
rendre compte de cette mise en langage de la protestation : naming,
blaming, claiming. Nommer, c’est trouver les mots qui donnent une
situation pour problématique, injuste et non naturelle. Blâmer, c’est
100 S O C I O L O G I E DES MOUVEMENTS SOCIAUX

faire jouer une logique d’imputation, identifier des causes et des


coupables. Réclamer, c’est traduire en revendications et actions la
réponse au malaise identifié. Ce recours au langage comporte une
dimension cognitive en apportant les mots, les classements, les explica-
tions qui ordonnent le monde. Cette dimension cognitive n’est jamais
exclusivement faite de croyances illusoires ou de mythes. L’analyse des
nouveaux mouvements sociaux a souligné la composante réflexive des
mobilisations, leur capacité à incorporer jusqu’aux discours savants. En
désignant des causes et des responsables, la dimension symbolique est
aussi normative. Elle dit le bien et le mal, le nous et le eux et comporte
aussi par là une composante identitaire. Enfin, rendant possible la
formulation des griefs et des demandes, elle ouvre un registre expressif.
Étudiant une mobilisation pacifiste dans une petite ville proche
d’Amsterdam, Klandermans et Oegema [1987] ont mis en évidence la
dimension stratégique de ce « travail politique » de diffusion d’un
discours explicatif et normatif. Ils proposent en particulier de décom-
poser tout mouvement social en deux séquences. La « mobilisation du
consensus » repose sur cette activité de propagande. Elle vise par un
travail militant — affiches, réunions, tracts — la diffusion d’un point
de vue sur le monde, le « problème » visé, la constitution d’un public
favorable à la cause défendue. C’est seulement au terme de ce travail
en profondeur que peut se développer une « mobilisation de l’action »
qui transforme le capital de sympathie en engagements précis, ici la
participation à une manifestation. L’étude hollandaise montre l’hiatus
possible entre ces deux moments du mouvement social puisque 76 % de
l’échantillon interrogé déclare partager les objectifs des pacifistes, mais
que 10 % seulement se déclare prêt à manifester, chiffre lui-même supé-
rieur aux 4 % de participants réels identifiés.
Depuis les années 1980, des objets jusque-là négligés sont donc pris
en compte dans les recherches : tracts, programmes, systèmes de justifi-
cation. Il s’agit d’une avancée sur les côtés les plus objectivistes de la
mobilisation des ressources, qui semblait parfois réduire l’émergence
des mobilisations à la résolution d’une équation à peu de variables :
catnet, insertion dans la polity, rôle des entrepreneurs, faisant des
groupes et individus une sorte de chair à mobilisation, paradoxale-
ment désincarnée. Or, comme peut le dire tout participant ou observa-
teur attentif d’un mouvement social, ses acteurs ne cessent aussi de
parler, d’argumenter, de se justifier devant des journalistes ou des
contradicteurs, de ressentir des émotions, de chercher à donner du sens
aux incertitudes de leur lutte.

Idéologie, cadres, culture

Ce volet de l’action protestataire est peut-être de ceux où s’observe


le mieux la relation désormais inconfortable des analystes à l’héritage
LA CONSTRUCTION SYMBOLIQUE DES MOUVEMENTS SOCIAUX 101

marxiste, et ses coûts. La notion d’idéologie n’était pas sans défaut.


Souvent maniée avec la légèreté d’un rouleau compresseur, elle attri-
buait à des classes réifiées des systèmes de croyances trop lisses pour
être vraisemblables. Elle ouvrait la porte à une dichotomie réductrice
entre la masse des agents sociaux, englués dans la cécité de la fausse
conscience et du mensonge à eux-mêmes et la lucidité garantie d’une
avant-garde éclairée. Se revendiquant ostentatoirement d’un matéria-
lisme où l’économique expliquait en « dernière instance » les croyances,
elle appliquait rarement ce que Bourdieu nommait un « matérialisme
intégral » qui fasse aussi l’analyse des champs de production symbo-
lique, des conditions sociales de l’efficacité des croyances. Il y a pour-
tant chez Marx et quelques marxistes (Gramsci) des pages stimulantes
sur le rôle des idées dans les mécanismes de domination, sur la façon
dont des croyances font prendre des collectifs, délimitent leurs capa-
cités de mobilisation, sur la manière dont, sans partager le système
complet des certitudes d’un groupe, des représentants sont prédis-
posés à s’en faire les porte-parole reconnus. Plus que d’un inventaire
critique, ce legs, perçu comme un héritage honteux ou dépassé, fait
aujourd’hui l’objet d’un refoulement qui suscite des bricolages concep-
tuels aux rendements contradictoires.
En dédiant au printemps 2000 un numéro spécial à une lecture des
mouvements sociaux comme « actions idéologiquement structurées »,
Mobilization, la revue centrale du sous-champ disciplinaire, illustrait à
la fois la montée de questionnements nouveaux et la quête d’outils
conceptuels. Une part des travaux récents — parfois produits par ceux
qui étaient hier les champions d’une analyse objectivante pure et dure
à coup de structures et de ressources — donne le sentiment de réin-
venter la roue, découvrant soudain que les mobilisations produisent
paroles et justifications. Plus stimulante est la quête de nouveaux
concepts analytiques : cadres, culture, régimes de justification.
S’inscrivant dans le « tournant culturel » des sciences sociales des
années 1990, l’attention nouvelle aux significations investies dans
l’action, aux discours, à la façon dont la socialisation des personnes
mobilisées vient peser sur leurs dispositions, sur les catégories de juge-
ment qu’elles déploient, a fait entrer la culture dans les questionne-
ments de la sociologie des mouvements sociaux [Johnston et
Klandermans, 1995]. En s’interrogeant sur la palette contrastée des
significations et traditions liées à la chasse, aux formes de la sociabi-
lité entre pratiquants, Christophe Traïni [2003] apporte ainsi sur le
mouvement français de chasseurs CPNT un éclairage doublement
stimulant pour comprendre les motivations des militants, et les animo-
sités qu’ils suscitent. Ce processus d’ouverture à des questionnements
liés à l’expérience subjective de l’engagement n’est pas sans lien avec
l’entrée dans la littérature de textes qui s’interrogent sur la place des
émotions dans l’action collective.
102 S O C I O L O G I E DES MOUVEMENTS SOCIAUX

processus de recrutement et d’influence.


L’analyse de cadres : concept Snow, Rochford, Worden et Benson
dynamique ou mot-valise ? [1986] ont développé une probléma-
tique de l’alignement des cadres comme
La prise en compte des composantes mécanisme volontariste de constitution
cognitives et discursives de l’action collec- de soutien par mise en résonance entre
tive s’est spécialement traduite depuis les des schèmes interprétatifs produits par un
années 1980 par le recours à la catégorie mouvement et ceux présents ou latents
des « cadres » (frames). Goffman [1991] y dans des publics cibles. La connexion
voyait avant tout le fonctionnement de (bridging) est l’opération la plus simple.
schèmes interprétatifs, souvent implicites, Elle s’appuie sur des perceptions préexis-
qui permettent de répondre à tout tantes, comme la captation de senti-
moment au « Que se passe-t-il ici ? ». Les ments religieux à des fins politiques par
promoteurs états-uniens de la notion la nouvelle droite chrétienne nord-améri-
(Snow, Hunt, Benford en particulier, caine. L’amplification clarifie ou magnifie
Gamson sur un registre distinct) repren- un cadre pour lever les préventions qu’il
nent la notion pour voir comment des acti- peut susciter. L’exaltation de la chaleur
vités de cadrage (framing), de définition de conviviale d’une communauté de voisi-
situation constituent des expériences nage pourra ainsi être mise en avant pour
comme problématiques, formalisent des refuser l’arrivée d’un refuge de l’Armée du
solutions, persuadent de la pertinence salut et de sa population de clochards
d’une action collective, bref produisent des dans un quartier résidentiel. L’extension
significations dans et pour l’action. Dans ce de cadre joue de dynamiques de fusion,
modèle l’idéologie — dont on voit alors suggérant combien un cadre présent
mal la différence avec la culture — fonc- dans une population est en fait cousin ou
tionne comme une carrière de matériaux, complémentaire d’un autre cadre préexis-
où les processus de cadrage puisent tant : le pacifisme sera décrit comme
valeurs, symboles, légitimations. indissociable de l’écologisme et récipro-
Les apports de ces recherches sont très quement. Plus audacieuse, la transforma-
appréciables. Elles réintroduisent dans tion de cadre vise à altérer ou retourner
l’analyse ce que l’objectivisme de la mobi- des cadres interprétatifs existants ; elle
lisation des ressources avait laissé dans s’observe par exemple dans l’invention
l’ombre : les croyances, le fait que les d’une catégorie des « travailleurs du
personnes investies dans une mobilisa- sexe » dont les droits seraient à défendre,
tion ne cessent de produire justifications en lieu et place du groupe stigmatisé des
et interprétations. Elles éclairent les prostitué(e)s.

La place des médias dans les mobilisations

L’analyse des représentations et des croyances dans les mobilisa-


tions passe aussi par celle du principal forum où elles sont mises en
scène : les médias. Ces derniers ne sont pas un simple support sur lequel
se projettent les discours des groupes mobilisés, ils sont partie prenante
des interactions du mouvement social.

Mises en scène et mobilisations de papier

L’un des apports de la frame analysis tient à sa capacité à mettre en


relation les représentations des groupes mobilisés et celles des médias,
LA CONSTRUCTION SYMBOLIQUE DES MOUVEMENTS SOCIAUX 103

Plus attentifs aux résultats institution- premier registre critique constate une
nalisés des processus de cadrage, d’autres liquéfaction du concept par ses usages
travaux recensent les cadres servant à relâchés. Le cadre digère, recompose ou
faire sens d’un enjeu, leur évolution dans réhabilite les notions, déjà souvent molles,
le temps. Gamson et Modigliani [1989] de culture, d’idéologie, d’identité, de
travaillent, à partir d’un gros corpus de mise en récit.
presse, sur les manières de problématiser Lilian Matthieu condense un autre
l’énergie nucléaire dans la presse des volet du questionnement critique. Il
États-Unis depuis 1950. Ils dégagent une montre d’une part une fâcheuse poly-
série de « panoplies », faites d’un cadre sémie de la notion dont on ne sait pas
interprétatif central (exemple : atome toujours si elle réfère à une activité
= progrès), de métaphores, d’événe- tactique de dirigeants d’organisations, à
ments, d’images comme celles d’hommes un jeu de processus cognitifs et interpré-
en blouse blanche dans une salle de tatifs chez les participants à un mouve-
contrôle ultramoderne. Cette étude ment, ou à un genre d’idéal-type
montre combien un cadre « Progrès », (exemple : le master frame de la mondiali-
technophile et optimiste domine sation libérale) forgé par le sociologue
jusqu’aux années 1960, fonctionnant pour expliquer un mouvement. Il souligne
comme un filtre qui refoule la critique du par ailleurs les risques intellectualistes de
nucléaire. Elle montre aussi l’apparition certains usages, associant la force de
graduelle de nouveaux cadres (« Contrôle mobilisation d’un mouvement à la perti-
public », « Fuite en avant ») nés de chan- nence de son offre de cadres, sans tenir
gements sociaux et d’événements assez compte des contraintes sociales, des
comme l’accident de Three Miles Island. compétences hétérogènes des personnes
Issus pour partie des mobilisations écolo- mobilisées, plus encore du fait que leur
gistes, ils ouvrent des possibilités plus adhésion ne relève pas forcément que
favorables de couverture de ces actions. d’une délibération cornélienne sur une
Comme tout concept qui réussit, la offre de sens.
problématique des cadres menace de Comme le notent enfin Oliver et
devenir l’équivalent d’un « trou noir » Johnson, un usage paresseux et réifié de
absorbant la matière environnante. Tant la problématique a fini par faire oublier le
dans le monde anglophone [Mobilization, cadrage, comme activité pratique et
2000 ; Benford et Snow, 2000] qu’en située de production de sens, au profit de
France [Cefaï et Trom, 2001 ; Mathieu, ses seuls produits objectivés, plus faciles à
2002], un débat scientifique vif ques- commenter sous la forme de cadres-
tionne les usages de cette notion. Un récits, cadres-justifications.

avec plus de rigueur que les références, souvent floues et dénonciatrices,


aux idéologies et discours dominants. Gamson [1992] développe ainsi
une comparaison systématique et quantifiée des contenus des médias et
des représentations observables dans divers milieux sur un ensemble
de thèmes fortement mobilisateurs. Si les médias apparaissent comme
une ressource cognitive de première importance, Gamson montre que
les divers publics en sont rarement les récepteurs acritiques. De façon
plus originale, il met en évidence deux caractéristiques du discours de
presse défavorables aux mouvements sociaux : les enjeux y sont rare-
ment problématisés dans un « cadre d’injustice » qui désigne des
victimes et des responsables. L’idée d’un pouvoir d’influence sur ces
enjeux par une action collective est largement étrangère au discours
journalistique.
104 S O C I O L O G I E DES MOUVEMENTS SOCIAUX

L’importance des médias ressort aussi de l’intériorisation par les


groupes mobilisés des impératifs d’une action qui obtienne leur relais.
Lors d’une prise d’otages au siège d’une compagnie turque à Paris, un
négociateur officiel a su arracher la reddition du commando en souli-
gnant que tarder davantage priverait le groupe d’images et d’accès au
journal télévisé de vingt heures. L’observation des informations télé-
visées permet de repérer de nombreuses situations où, dans des pays
nullement anglophones, les manifestants brandissent des panneaux en
anglais à l’attention de CNN et des médias internationaux. Champagne
[1990] a mis en évidence la façon dont, aux manifestations tradition-
nelles, construites avant tout pour créer un rapport de forces, permettre
l’expression du groupe, se sont ajoutées des manifestations « de second
degré ». Parfois organisées avec le soutien de conseils en communica-
tion, recourant volontiers à des mises en scènes élaborées, elles visent
à produire une image valorisante du groupe et de ses revendications à
l’intention des médias. Leur enjeu est alors de produire dans la presse du
lendemain une « manifestation de papier » qui fasse voir et bien voir le
groupe, suscite de la sympathie et d’épaisses revues de presse que liront
ministres et hauts fonctionnaires.
L’analyse du rôle des médias sur et dans les mouvements sociaux est
toujours grosse du risque de glisser du constat à la dénonciation du
« pouvoir des médias » ou à la célébration de leurs vertus démocra-
tiques. Sur ce terrain faits et croyances se séparent malaisément. Le
« pouvoir » réel des médias sur de nombreuses mobilisations est souvent
difficile à mesurer objectivement. Mais dès lors que les protagonistes
d’un mouvement social sont persuadés que ce « pouvoir » existe, ils
agiront en conséquence, imputeront à la presse leurs échecs, plus rare-
ment leurs succès.
On soulignera aussi que la « couverture » des mobilisations, et donc
le rôle possible de la presse sont très disparates. De nombreuses micro-
mobilisations locales reçoivent une couverture modeste. En d’autres cas,
quelques articles peu visibles dans un segment de presse spécialisé
peuvent jouer un rôle important pour telle corporation. Plus encore,
toutes les formes d’action concertée en faveur d’une cause ne cherchent
pas les mêmes relais médiatiques. Parce que connectés institutionnel-
lement aux centres de décision, de nombreux groupes (industriels,
grands corps de l’État) font ordinairement un usage modéré des médias
puisque des interventions plus feutrées leur permettent de défendre
leurs revendications. Enfin et surtout, il faut interroger les ambiguïtés
du mot « pouvoir ». Ce qui, dans la façon de couvrir l’événement, est
décrit en termes de puissance de la presse pourrait s’analyser aussi en
termes d’impuissance ou de limites de la difficile activité journalistique.
Difficulté à se libérer des sources institutionnelles, à développer un jour-
nalisme d’investigation et d’explication de dossiers complexes. Diffi-
culté à surmonter l’ethnocentrisme professionnel et à rendre compte,
LA CONSTRUCTION SYMBOLIQUE DES MOUVEMENTS SOCIAUX 105

non avec complaisance, mais avec compréhension, de mobilisations de


milieux sociaux très éloignés de celui des élites journalistiques. Il faut
en fait penser le pouvoir des médias — et il existe — en termes d’inter-
dépendances au sein d’un réseau de protagonistes (groupes mobilisés,
composantes diverses du monde des médias, conseillers en communi-
cation, autorités publiques…) dont aucun ne dispose jamais d’une
maîtrise totale de la « couverture » du mouvement social [Neveu, 2004].

Les médias, acteurs des mouvements sociaux

Journalistes et professionnels des médias peuvent devenir acteurs à


part entière des mouvements sociaux [Réseaux, 1999]. Les situations dans
lesquelles activistes et journalistes se trouvent dans une relation ambiguë
d’associés-rivaux sont nombreuses. Le zèle avec lequel les médias français
reproduisent ces « photos de groupe avec kalachnikof » qu’affectionnent
les clandestins corses, ou couvrent à chaud des heures durant un attentat
sur lequel ils ne disposent d’aucune information pertinente vaut un bon
service de communication pour ceux qui recourent à la violence. Obers-
chall [1993] a pu montrer combien le movement contestataire des années
1960 aux États-Unis avait instrumentalisé les médias — parfois de façon
théorisée [voir Rubin, Do It ! Seuil, Paris, 1971]. Ne disposant pas d’une
organisation très structurée, ni même d’une grande cohérence idéolo-
gique, les contestataires ont utilisé les médias comme substitut d’une
structure de coordination, jouant sur des mobilisations dramatisées,
comme lors de la convention démocrate de Chicago en 1968, que les
médias ont alimenté en les couvrant. Mais en évitant ainsi les coûts de
maintenance d’une forte organisation, les activistes ont fragilisé la mobi-
lisation. L’essoufflement du movement, le déplacement de l’intérêt des
médias vers d’autres dossiers vont provoquer une chute rapide de
l’impact de l’agitation, qui en accélère la dislocation faute du relais mobi-
lisateur des comptes rendus réguliers dans les journaux télévisés. Le livre
de Tod Gitlin [1980] sur le traitement du groupe étudiant radical SDS
par les médias américains offre une superbe étude de cas. Elle démontre
la diversité des impacts directs et indirects de la couverture médiatique.
Celle-ci peut stimuler les adhésions, en infléchir le profil, vedettariser
les leaders et peser sur leur définition, déplacer les énergies militantes
d’un travail de terrain prolongé à une fuite en avant dans des happenings
successifs à fort potentiel médiatique.
La construction médiatique des mouvements et malaises sociaux ne
résulte pas, pour l’essentiel, d’un dessein politique explicite des journa-
listes ou patrons de presse. Elle découle, de façon plus compliquée et
moins intentionnelle, du réseau des interactions qui structurent le travail
médiatique. S’y mêlent les impératifs de la vitesse et de l’information
en temps réel, l’impossibilité fréquente d’une enquête sérieuse dans ces
conditions, le peu de travail sur les dossiers d’une partie des journalistes,
106 S O C I O L O G I E DES MOUVEMENTS SOCIAUX

la pression à produire des images dotées d’une forte charge émotion-


nelle, elle-même liée à la quête des audiences et financements publici-
taires. Le résultat de ces processus est caractéristique sur le dossier des
banlieues [Champagne, 1991]. Abusivement sollicitée, la mythologie du
ghetto abouti à des raccourcis d’analyse qui stigmatisent les habitants.
On verra, à Vaulx-en-Velin, une chaîne de télévision commander à une
agence d’images un reportage dont les vedettes devaient être un dealer et
un casseur masqué et refuser simultanément la diffusion d’un reportage
centré sur la parole de responsables associatifs du quartier réellement
mobilisés pour répondre au malaise des résidents. Sans céder à l’illu-
sion d’une restitution pure ou fidèle des mobilisations, on ne peut que
souligner l’importance des biais factuels, des partis pris interprétatifs que
recèle cette façon de travailler. Elle aboutit, à l’égard des récepteurs peu
familiers du dossier traité, à susciter une perception privée d’épaisseur
historique, d’explication des causalités complexes des mobilisations. Elle
pousse les pouvoirs publics à traiter de façon souvent cosmétique les
malaises sociaux pour en prévenir les manifestations plus que pour en
combattre les causes. Le traitement politique de nombre de problèmes
sociaux se trouve ainsi compliqué par le souci journalistique d’en donner
une vision simple ou frappante.

Le registre thérapeutique

Le rôle des médias vis-à-vis des mouvements sociaux ne se limite pas


aux séquences de mobilisation. La façon dont les enjeux sociaux sont pris
en charge par les moyens d’information et un ensemble de professions
orientées autour d’un travail symbolique contribue aussi à dissoudre la
possibilité de penser des souffrances individuelles comme relevant d’un
problème social. C’est pourquoi il faudrait intégrer dans une réflexion
sur les mouvements sociaux la place prise par des émissions de type
reality-show, ou les forums télévisuels. L’un des éléments fédérateurs de ces
programmes est de mettre en scène souffrances et malaises vécus en en
proposant un traitement qui les renvoie à des difficultés relationnelles,
des carences à communiquer, à nouer avec autrui des relations adéquates
[Mehl, 1995]. Un des effets de cette mise en scène des malaises vécus est
de les sérialiser, de les individualiser, de renvoyer vers les « victimes » la
charge d’y remédier par un travail de nature thérapeutique sur elles-
mêmes. Les médias ne sont pas le seul site de cette gestion individualisée
des tensions et conflits, comme le manifeste l’essor des activités de conseil
et de thérapie psychique, conjugale, communicationnelle, de « gestion
des ressources humaines ». Ces évolutions suggèrent d’ajouter au trip-
tyque d’Hirschman une quatrième branche : thérapie. L’un des effets de
ce que Robert Bellah nomme le « schème psychosalvationnel » est de
réduire la potentialité de la prise de parole, puisque les sources de mécon-
tentement sont renvoyées à un déficit de communication ou de travail
LA CONSTRUCTION SYMBOLIQUE DES MOUVEMENTS SOCIAUX 107

sur soi-même. Régulièrement invoquée pour expliquer le déclenche-


ment de conflits du travail, la catégorie du « problème de communica-
tion » [Neveu, 1994] fonctionne dans une logique de dépolitisation. Elle
gomme l’existence objective de situations de mécontentement ou
d’inégalités. Elle ramène la conflictualité à une pathologie née des
carences pédagogiques des puissants à expliquer des décisions qui s’impo-
sent et des crispations des exécutants devant la remise en cause de leurs
désuets « droits acquis » par les impératifs de la modernité.

Élargir la focale sans refouler les acquis

L’attention à la dimension subjective et vécue des mobilisations, à


un nombre accru d’institutions qui en construisent le sens ouvre la
question d’un changement de paradigme. Faut-il jeter par-dessus bord
les analyses en termes de structures sociales, leur substituer l’attention
aux dispositions et potentiel créateur (ce que la sociologie anglophone
nomme agency) des individus ?
Un ensemble de travaux propose aujourd’hui tant des outils théo-
riques que de riches études de terrain qui devraient permettre de
progresser en conjuguant des apports plus qu’en choisissant entre eux.
Le livre de James Jasper, The Art of Moral Protest. Culture, Biography and
Creativity in Social Movements (1997) constitue une des contributions les
plus stimulantes de la décennie passée. Son parti pris rappelle « qu’il se
passe des choses intéressantes dans la tête des gens » qui protestent. Il
souligne aussi que participer à une action collective ne se réduit ni à la
revendication intéressée, ni à faire valoir une vision d’une société juste.
C’est aussi s’interroger sur sa propre vie, mettre en scène un style de vie,
faire jouer l’engagement comme travail sur soi-même, se confronter à
des enjeux moraux, exprimer une créativité inexploitée.
La démarche de Jasper n’est pas isolée. Elle s’inscrit dans un chan-
tier d’exploration des dimensions émotionnelles des mobilisations
[Goodwin, Jasper et Polletta, 2001]. Elle converge avec une série de
thèmes mis en débat dans Mobilization ou la revue Social Problems. En
France, même une tradition plus ancienne d’approche par les récits de
vie trouve aujourd’hui à se développer sur les acteurs des mouvements
sociaux [Revue française de science politique, 2001]. Des chercheurs proches
d’une sociologie interprétative ou interactionniste accordent une atten-
tion soutenue à rendre compte de ce que font et vivent les militants,
qu’il s’agisse des cadrages de leur action, de justification dans des arènes
publiques [Cefaï et Trom, 2001]. Janine Barbot [2002] suit les modalités
d’intervention des malades du sida et de leurs soutiens, la manière dont
elles modifient les conditions de mise sur le marché des traitements.
« Pragmatique », « équilibrée » : les deux adjectifs ont été revendiqués
pour décrire une approche fédératrice. Pour Mathieu [2002],
108 S O C I O L O G I E DES MOUVEMENTS SOCIAUX

de bien commun qui dépasse l’intérêt


L’apport de James Jasper immédiat des protestataires.
— Reconstituer des biographies permet
Cinq entrées (art, biographie, émotions, de penser des trajectoires d’engagement
culture, rhétorique) du travail de Jasper avec leurs ruptures et leurs continuités. La
peuvent illustrer une démarche attentive au démarche peut, sans tomber dans l’illu-
rapport vécu à l’engagement, soucieuse sion héroïque des dirigeants démiurges,
d’en saisir la diversité des composantes être un moyen de comprendre les condi-
sans télescoper les niveaux d’analyse. tions de socialisation qui font les disposi-
— Jasper donne un rôle central à la tions des leaders. Elle permet toujours de
culture. Il la distingue des cadres, limités mieux saisir la singularité des nuanciers
aux « efforts conscients de groupes ou de culturels propres à un mouvement.
recruteurs pour adapter leur rhétorique et — Dans une veine durkheimienne, la
leurs dossiers de telle sorte qu’ils soient notion d’art rappelle combien, sans théorie
attractifs pour des recrues potentielles ». de leur pratique, beaucoup de militants ont
Dans la veine de Geertz, il situe la culture un sens pratique parfois prodigieux de la
comme une « toile de significations », un gestion des situations, des gestes et de
paroles opportunes. Elle insiste aussi sur la
cocon de sens enveloppant individus et
créativité propre à l’engagement. Les acti-
groupes. Idées, traditions, principes
vistes, « comme les poètes », peuvent saisir
moraux, métaphores, croyances confuses
des attentes, des structures de sentiments
constituent les fils de ces tissages. Ces toiles
émergentes. Ils peuvent, comme Martin
de signification modèlent l’action collec-
Luther King, faire communier autant à la
tive en définissant des visions de la rationa-
musique de leur verbe qu’à ses contenus.
lité, des anticipations, des manières de
En jouant avec des règles culturelles, en se
s’investir. Elles contribuent à fixer des iden-
contraignant à des exercices rhétoriques
tités, s’inscrivent dans les corps en susci-
périlleux, dont la contrainte de parler à des
tant des comportements, des réactions
publics hétérogènes, la protestation néces-
émotionnelles. Mais les mobilisations site et engendre ses artistes.
doivent aussi se penser comme produc- — Jasper invite enfin à prendre au
trices de culture : elles suscitent des styles sérieux une économie libidinale de la
de relations interpersonnelles, des styles protestation. Décrivant un rassemblement
vestimentaires, entretiennent la curiosité écologiste sur le site de Diablo Canyon en
intellectuelle — ou l’anesthésient. Californie, il y montre comment la combi-
— L’accent mis sur les rhétoriques n’est naison d’un site impressionnant, des
pas cotisation à la vulgate postmoderne phénomènes d’interconnaissance, d’un
d’un « Tout est discours ». Jasper souligne rituel et de la proximité des corps fait aussi
plutôt la centralité du discours comme entrer dans le vécu des protestataires une
instrument de formalisation du sens, de palette d’émotions, une composante
sollicitation d’adhésions et de ressources. sensuelle. Le renforcement des sentiments
Les mouvements sociaux sont soumis à des de solidarité, les émotions partagées sont
impératifs de justification dans un espace d’ailleurs mentionnées par les manifes-
public où le discours doit monter en géné- tants comme l’effet le plus palpable de leur
ralité, associer la revendication à une idée action après l’écho dans les médias.

cette pragmatique doit être attentive aux compétences des militants, à


leur réflexivité. Elle renoue avec l’impératif sociologique que soulignait
Bourdieu : réintroduire dans son objet les dimensions subjectives qui
avaient dû en être écartées dans le moment de l’objectivation. Malgré la
vigueur de certains de ses textes contre les routines intellectuelles de la
mobilisation des ressources, Jaspers se situe sur le même terrain lorsqu’il
LA CONSTRUCTION SYMBOLIQUE DES MOUVEMENTS SOCIAUX 109

invite à « équilibrer » l’analyse des faits de morphologie et de structu-


ration sociale, en sachant que cette définition de potentiels d’action
laisse ouverte la question des objectifs et formes des mouvements, de ce
qu’y investissent et vivent les participants.

Désenclaver l’analyse des mouvements sociaux

Le cours des recherches sur les mouvements sociaux porte la


promesse et la nécessité du désenclavement. Celui-ci concerne les
méthodes et savoirs mobilisables. Loin de l’autarcie radoteuse du spécia-
liste de sa spécialité, l’analyste des mouvements sociaux doit trouver
des connexions à d’autres champs de savoir. La sociologie du journa-
lisme, l’analyse de discours, la psychologie et la sociologie des émotions
viennent d’apparaître dans cette distribution. Mais les processus de
transnationalisation suggéraient déjà des connexions avec le domaine
des relations internationales.
Au-delà de ponts entre disciplines, l’analyse des mouvements sociaux
gagnerait aussi à ne plus les cantonner à des parenthèses protesta-
taires, mais à réinsérer leur action dans une problématique plus vaste
de construction des problèmes sociaux. Qu’est-ce qui fait que parmi les
situations possibles de conflit, de demandes d’intervention du poli-
tique, certaines parviennent à accéder à la visibilité, au statut de
« problèmes » dans les colonnes des hebdomadaires et les agendas
gouvernementaux, et d’autres pas ?
Les « problèmes sociaux » ne sont pas des objets trouvés. Ils naissent
d’un travail de transformation de mécontentements en revendications
argumentées, de construction de rapports de forces. Mais les mouve-
ments sociaux ne sont qu’une des sources d’entrée des problèmes sur
l’agenda des médias et des autorités [Garraud, 1990]. Le processus peut
aussi venir d’une offre politique, lorsqu’un parti fait d’un dossier sans
grands porte-parole son cheval de bataille. Les médias peuvent égale-
ment jouer un rôle autonome, comme l’illustre la réglementation du
financement des partis, largement née du traitement journalistique de
divers scandales. Plus souvent encore, le simple suivi des dossiers routi-
niers par les administrations centrales, une action corporatiste de
groupes de pression peuvent aboutir au traitement d’un problème sans
faire grand bruit dans l’espace public. Il est utile de pouvoir articuler
l’action des mouvements sociaux à ces modes plus routinisés de
construction des problèmes publics.
La pluralité de ces portes d’entrée signifie que, pour ne pas voir la
résolution de leur « problème » exclusivement tributaire d’une mobili-
sation coûteuse et difficile à maintenir, les responsables des mouve-
ments sociaux ont intérêt à rechercher des connexions durables avec les
autres circuits de traitement des problèmes sociaux. Certaines modalités
110 S O C I O L O G I E DES MOUVEMENTS SOCIAUX

de cette démarche sont familières, comme l’action vers les médias. La


quête de relais partisans peut être une autre tactique. Mais le complé-
ment le plus efficace au processus de mobilisation reste de s’intro-
duire durablement dans les négociations avec les autorités, de pénétrer
dans le cercle des agents habilités à gérer un type de dossier, que
Gusfield [1981] nomme les « propriétaires des problèmes publics ». Si
ces stratégies peuvent apparaître comme autant de choix, elles sont en
fait fortement liées. Accéder au statut de « propriétaire » revient à être
reconnu dans un système d’arènes interconnectées. Il insère dans un
« réseau d’opérateurs » [Hilgartner et Bosk, 1988] où se côtoient des
protagonistes associés par leur investissement sur un problème : mutua-
lité française ou mouvements de malades du sida, journalistes médi-
caux, industries pharmaceutiques, chercheurs, syndicats de médecins,
administrations sanitaires et sociales dans le cas de la santé publique.
Déjà évoquée pour les « nouveaux mouvements sociaux », la logique
d’institutionnalisation dans le cercle des « propriétaires » permet des
économies de mobilisation. Elle peut aussi être contradictoire avec le
recours aux répertoires les plus énergiques de l’action collective. Elle
implique aujourd’hui un fort investissement sur le registre de l’exper-
tise. Gusfield [1981] le montre avec ironie sur le cas des mobilisations
contre l’alcool au volant : une gestion technocratique des problèmes
implique d’avoir les chiffres et la science avec soi, de consacrer une
énergie importante à monter des dossiers. La participation aux
instances bureaucratiques est aussi dévoreuse de temps militant. Une
des causes de la crise du syndicalisme français est à chercher dans
l’absorption de ses cadres dans une myriade de commissions bureaucra-
tiques paritaires qui accentuent la coupure entre les représentants et
une base ténue. On retrouve ici la tension, suggérée par Kriesi ou Piven
et Cloward, devant laquelle se trouve tout mouvement social. Soit il
ne joue que le registre de la mobilisation, stratégie risquée qui peut le
cantonner dans un statut de trublion traité de façon répressive. Soit il
tente de cumuler le registre mobilisé à d’autres modes de maintien de
« son » problème à l’agenda et prend alors le risque de rentrer dans un
scénario de domestication. Ce dilemme n’existe à vrai dire que là où
un problème a déjà reçu un minimum d’institutionnalisation et où
existe le « réseau d’opérateurs » de guichets vers lequel peut se tourner le
mouvement. Ceci peut expliquer a contrario le choix forcé du registre
mobilisé par le mouvement écologiste pendant une longue période où
n’existaient ni administrations en charge du dossier, ni journalistes
spécialisés, ni même un dense tissu d’associations axées sur cette cause
[Anderson, 1991].
Conclusion

P arce qu’ils traduisent malaises sociaux et modifications culturelles,


révèlent la naissance de solidarités collectives ou la dislocation de
groupes dont la cohérence avait fini par paraître évidente, les mouve-
ments sociaux sont à la fois une constante de la vie sociale et un phéno-
mène sans cesse changeant. Une sociologie des mouvements sociaux ne
saurait donc être un édifice achevé.
Cet ouvrage aurait atteint son but s’il montrait à la fois la complexité
de ces processus, bien peu compatibles avec les diagnostics simples et
péremptoires dont s’accompagne trop souvent leur commentaire à
chaud et suggérer simultanément que cette complexité n’est pas imper-
méable à toute analyse, pour qui consent à l’effort de l’enquête et d’une
boîte à outils conceptuelle.
La première édition de ce livre est parue en 1996. Les cadres théo-
riques de la « mobilisation des ressources » constituaient alors le point
d’appui d’une majorité des travaux. La sociologie des mouvements
sociaux n’a pas connu depuis de révolution paradigmatique. Elle s’est
cependant sensiblement enrichie en réintroduisant graduellement dans
ses questionnements ce que ce modèle laissait en jachère. Nous avons
cherché à montrer comment, dans un processus d’expansion et de brico-
lage, épistémologiquement gérable à défaut d’être très ordonné, des
questions nouvelles ont pris de l’importance. Figurent dans cette liste la
dimension politique, la palette des rapports vécus aux formes diverses
de l’engagement, la prise en compte de la part de « mise en récit » de
l’activité protestataire (discours, justifications, cadrages, couverture
médiatique). Cet élargissement n’aurait été ni possible, ni productif sans
des évolutions dans les procédures et démarches d’enquête : l’approche
ethnographique, la reconstitution de trajectoires et de récits de vie,
l’analyse de discours, l’ouverture de la boîte noire des émotions rendent
possible des observations, une compréhension inédite. Il serait abusif
d’en conclure que cent fleurs s’épanouissent chaque année. Le surinves-
tissement récent de ce champ de recherche, l’inflation éditoriale que
suscitent les logiques des carrières académiques et la multiplication des
112 S O C I O L O G I E DES MOUVEMENTS SOCIAUX

livres et revues engendrent beaucoup de textes répétitifs, tiédasses ou


théoricistes. Il demeure que la récolte apporte aussi chaque année
quelques beaux livres ou numéros de revues (la bibliographie les marque
d’un astérisque*) qui associent enquêtes rigoureuses et interprétations
bien théorisées, compréhension et explication, attention au grain des
interdépendances vécues et aux macro-déterminants sociaux, ce qui est
loin de constituer un bilan honteux dans une production de sciences
sociales plus souvent incontinente que fulgurante.

Trois remarques finales viendront suggérer des pistes de réflexion. La


première sera de se réjouir de la remise en cause récente du Yalta disci-
plinaire par lequel les sociologues s’occupaient presque exclusivement
des pays développés, laissant aux spécialistes des « aires culturelles » le
soin de penser le Tiers-monde. Tant en France [Bayard et al., 1992 ; Roy,
1992 ; Martin, 2002 ; Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2003 ; Baran, 2004]
que dans le monde anglophone [Scott, 1985 ; Gutmann, 1993 ; Bayat,
1998], ces spécialistes se parlent davantage, se rencontrent, s’emprun-
tent concepts et lectures. Une science sociale moins étroitement spécia-
lisée se confronte ainsi à des objets neufs et importants. Ces connexions
créent la possibilité d’opposer de la connaissance aux balivernes qui ont
encore cours dans certains médias sur des sujets comme l’« islamisme »
ou le rapport des peuples des Sud à la politique.
La seconde serait de souligner que « comprendre » les mouvements
sociaux ne débouche en rien sur une posture de relativisme mou,
consistant à les percevoir comme de purs objets d’intellection, dans
l’indifférence à leurs contenus. Pour le citoyen soucieux d’agir ou réagir
face à des mobilisations qui mettent en cause des principes de justice
sociale, menacent des valeurs universalistes issues des grandes révolu-
tions du XVIIIe siècle, comprendre des mouvements sociaux qui semblent
parfois mobiliser les plus démunis contre leurs intérêts, éviter les
contresens sur les causes et objectifs de leurs luttes, peut être le préalable
à une action efficace.
Enfin, si la sociologie ne distribue pas de bons points, elle peut, sans
quitter le terrain des faits, souligner certaines significations politiques
des mobilisations contemporaines. Dans une majorité des États des tiers-
mondes où n’existent ni les procédures et traditions des démocraties
occidentales, ni les conditions socio-économiques objectives susceptibles
de leur donner efficacité, le recours aux mobilisations demeure l’élément
stratégique des entreprises de changement politique. Avec des résultats
contrastés, souvent générateurs d’un travail de deuil chez ceux qui, en
Occident, ont pu s’enthousiasmer pour ces mouvements, les évolu-
tions de pays aussi divers que l’Iran, le Brésil, la Palestine, la Corée du
Sud peuvent illustrer ces dynamiques des mouvements sociaux du Sud.
Dans les pays du « Nord », associés aux variantes du modèle démocra-
tique, s’observe une tendance à l’institutionnalisation des mouvements
C O N C L U S I O N 113

sociaux. La fréquence des mouvements sociaux va crescendo. Ils concer-


nent des groupes de plus en plus divers. Aussi longtemps qu’ils demeu-
rent pacifiques, ils font l’objet d’une tolérance souvent bienveillante de
l’opinion et d’une reconnaissance accrue comme une forme légitime
d’expression par les pouvoirs publics. Sans y trouver toute son explica-
tion, ce processus manifeste, dans de larges segments de la population,
un rapport de défiance au modèle représentatif classique fondé sur une
délégation durable d’autorité aux gouvernants. Cette permanence des
mouvements sociaux suggère aussi les limites de ce que certains
analystes ont désigné comme la « démocratie d’opinion » où le jeu des
sondages, la contribution des mass médias et l’écoute de l’opinion
publique permettraient une intervention « continue » de la vox populi,
une prise en compte en temps réel des attentes sociales entre deux élec-
tions. Si elles tentent de prendre acte des évolutions du modèle démo-
cratique et peuvent susciter une réflexion féconde, ces représentations
sont aussi des formes d’idéologies professionnelles de ceux (journa-
listes, sondeurs) dont la raison sociale est de se faire les ventriloques de
l’opinion publique. Le débat sur la « démocratie d’opinion » exige une
réflexion digne de ce nom sur ce que sont l’« opinion publique » et ses
significations [Gaxie, 1990]. Il suppose aussi que soient pensés comme
les résultats de luttes et d’interdépendances entre forces sociales — et
non comme des données qui s’imposeraient objectivement — la nature
des problèmes sociaux qui occupent le devant de la scène, la façon de
les problématiser, d’y répondre par des politiques publiques ou de gestes
symboliques. Nombre de mouvements sociaux peuvent se lire comme
une critique en actes de cette « démocratie d’opinion » lorsqu’ils mettent
en cause l’autorité avec laquelle les experts de toutes natures, à
commencer par les experts en traduction de ce que veut l’opinion,
entendent légiférer sur des questions qui affectent le quotidien sans une
écoute attentive des groupes et personnes concernées, sans prise en
considération de la diversité des intérêts et croyances. Le sentiment de
ne pas être entendu, écouté, respecté, que restituent nombre de mobili-
sations récentes, invite à méditer sur la paradoxale conjugaison entre
le règne proclamé de l’« opinion publique » et le sentiment d’abandon
vécu par de nombreux titulaires de cette souveraineté statistique.
La vitalité de ces logiques de mobilisation vaut donc, de façon
confuse, comme une critique en actes d’un monde politique profession-
nalisé, souvent autiste par polarisation sur ses enjeux ésotériques. Elle
suggère aussi la persistance de mécanismes d’exclusion politique, de
situations où ni la représentation politique, ni les marchandages néo-
corporatistes, ni les forums médiatiques ne permettent à des groupes
de se faire entendre et écouter, à des problèmes d’être pris en charge.
C’est dire que l’analyse des mouvements sociaux constitue un terrain de
choix pour appréhender tant les attentes nouvelles que les désillusions
que suscite le modèle démocratique tel qu’il s’incarne.
Index

ABEL, Richard, 99 DUBET, François, 63, 68


AGRIKOLIANSKY, Éric, 69 DUCLOS, Nathalie, 43
AGULHON, Maurice, 20
ANDERSON, Alison, 110 EISINGER, Peter, 85
ARENDT, Hannah, 54 ELEGOËT, Fanch, 46
ENGELS, Friedrich, 34, 35
BALDASSARE, Mark, 17 ESPING-ANDERSEN, Gosta, 94
BARAN, David, 112
FAVRE, Pierre, 47
BARBOT, Janine, 107
FELSTINER, William, 99
BARROWS, Suzanna, 34
FERNÁNDEZ-BUEY, Francisco, 61
BAYARD, Jean-François, 30, 112
FILLIEULE, Olivier, 6, 30, 67, 89, 112
BAYAT, Asef, 3, 32, 112
FLEMING, Peter, 30
BECKER, Gary, 47
FRIEDBERG, Ehrart, 8, 9, 18
BELL, Daniel, 64
BELLAH, Robert, 106 GAMSON, Joshua, 81
BENFORD, Robert, 78, 102, 103 GAMSON, Williams, 22, 45, 49, 88, 102, 103
BENNANI-CHRAÏBI, Mounia, 30, 112 GARRAUD, Philippe, 109
BERGER, Suzanne, 11 GARRIGOU, Alain, 13
BERNSTEIN, Mary, 81, 82 GAXIE, Daniel, 72, 73, 74, 80, 113
BLUMER, Herbert, 9, 38 GEAY, Bertrand, 58
BOSK, Charles, 16, 110 GERN, Christine, 72
BOUDON, Raymond, 6, 47 GIDDENS, Anthony, 67
BOURDIEU, Pierre, 83, 84, 87, 101, 108 GITLIN, Tod, 90, 105
BRAUD, Philippe, 82 GIUGNI, Marco, 96
BRUBAKER, Roger, 77 GOFFMAN, Erving, 75, 102
BRUNETEAUX, Patrick, 88 GOODWIN, Jeff, 107
BUCHANAN, James, 47 GRAMSCI, Antonio, 35, 101
GURR, Ted, 38, 39, 40, 41, 43
CEFAÏ, Daniel, 103, 107 GUSFIELD, Joseph, 48, 68, 80, 110
CHAFFEE, Lyman, 42 GUTMANN, Mathew, 112
CHAMPAGNE, Patrick, 78, 104, 106
CLOWARD, Richard, 23, 110 HASCOËT, Didier, 11
COHEN, Jean, 70 HILGARTNER, Stephen, 16, 110
COLLOVALD, Annie, 76 HIRSCH, Éric, 74
CRETTIEZ, Xavier, 86 HIRSCHMAN, Albert, 28, 29, 30, 32, 40, 73,
106
DARNTON, Robert, 5, 21 HUNT, Robert, 78, 102
DAUVIN, Pascal, 83
DELLA PORTA, Donatella, 43, 88, 89, 96 IBARRA, Pedro, 13
DOBRY, Michel, 43, 91 INGLEHART, Ronald, 64
DUBAR, Claude, 77 ION, Jacques, 75, 76
I N D E X 115

JAFFRELOT, Christophe, 22 OPP, Karl-Dieter, 72


JASPER, James, 107, 108 OZOUF, Jacques, 58
JOHNSTON, Hank, 68, 101
JUHEM, Philippe, 13 PASSERINI, Luisa, 73
PAULSEN, Ronelle, 72
KECK, Margaret, 97 PÉCHU, Cécile, 6
KERGOAT, Danièle, 24, 79 PIERRU, Emmanuel, 78
KILLIAN, 39 PIVEN, Frances, 23, 110
KITSCHELT, Herbert, 90, 91, 92, 93 POLETTA, Francesca, 107
KLANDERMANS, Bert, 61, 66, 100, 101 POULIGNY, Béatrice, 96
KNOKKE, David, 45, 47 PUDAL, Bernard, 36
KOOPMANS, Ruud, 61
KRIESI, Hanspeter, 24, 25, 26, 27, 61, 94, RIECHMANN, Jorge, 61
96, 110 REITER, Herbert, 88, 89
RIHOUX, Benoît, 13
LACROIX, Bernard, 10 ROSANVALLON, Pierre, 19
LAGNEAU, Éric, 97 ROY, Olivier, 112
LE BON, Gustave, 33, 34, 36, 37, 38, 54 RUBIN, Jerry, 105
LEFÉBURE, Pierre, 97
LEFÈVRE, Sylvain, 52 SARAT, Justin, 99
LE GOFF, Jean-Pierre, 8 SCHMITTER, Philip, 94
LEHMBRUCH, Gehrart, 94 SCOTT, James, 31, 32, 112
LÉNINE, Vladimir, 35, 36 SEMELIN, Jacques, 32
LE ROY LADURIE, Emmanuel, 5, 21 SEWELL, Graham, 30
SIKKINK, Kathryn, 97
MANN, Patrice, 6 SIMÉANT, Johanna, 53, 83
MARTIN, Denis-Constant, 22, 112 SKOCPOL, Theda, 79, 91, 92
MARX, Karl, 18, 34, 35, 36, 37, 41, 78, 101 SMELSER, Neil, 38, 39, 40, 43
MATHIEU, Lilian, 103, 107 SNOW, David, 72, 102, 103
MAURER, Sophie, 78 SOMMIER, Isabelle, 43, 69
MBEMBE, Achille, 30 SPANOU, Caliope, 95
MCADAM, Doug, 14, 52, 53, 68, 70, 71, 72, STAGGENBORG, Suzanne, 89
73, 79, 86, 87, 88, 89
MCCARTHY, John, 49, 50, 51, 53, 57, 88, 89 TARDE, Gabriel, 33, 39
MELUCCI, Alberto, 61, 62, 65, 67, 68 TARROW, Sidney, 66, 86, 87, 88, 96
MEHL, Dominique, 106 TAYLOR, Verta, 81
MEYER, David, 88, 89 THOMPSON, Edward, 20, 59
MICHELS, Robert, 24 TILLY, Charles, 12, 19, 20, 21, 22, 36, 48,
MICHNIK, Adam, 99 49, 56, 57, 58, 59, 60, 62, 64, 85, 88
MODIGLIANI, André, 103 TOCQUEVILLE, Alexis de, 37, 41
MOSCOVICI, Serge, 82 TOULABOR, Comi, 30
MULLER, Pierre, 15 TOURAINE, Alain, 10, 61, 62, 63, 65
TRAÏNI, Christophe, 101
NEVEU, Erik, 105, 107 TROM, Dany, 103, 107
TURNER, 39
OBERSCHALL, Anthony, 14, 36, 49, 50, 53,
54, 55, 56, 57, 59, 71, 85, 105 WALGRAVE, Stefaan, 13
OEGEMA, Dirk, 100 WEBER, Eugen, 12
OFFE, Klaus, 61 WEBER, Max, 18
OFFERLÉ, Michel, 18, 19 WHITTER, Nancy, 81
OLLITRAULT, Sylvie, 67, 95 WISLER, Dominique, 94
OLSON, Mancur, 8, 43, 44, 45, 46, 47, 48,
49, 50, 51, 52, 53, 60, 68, 71, 72 ZALD, Mayer, 49, 50, 51, 53, 57, 88, 89
Repères bibliographiques

Figurent accompagnés du signe * les ouvrages qui peuvent être considérés


comme des classiques, des lectures fondamentales sur l’analyse des mouvements
sociaux.
Figurent accompagnés du signe # les ouvrages qui offrent des études de cas
particulièrement riches.

AGRIKOLIANSKY E. et SOMMIER I., Radiogra- B ENFORD R. et S NOW D., « Framing


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Table des matières

Introduction 3

I Qu’est-ce qu’un mouvement social ?


Dimensions de l’action collective 6
L’agir ensemble comme projet volontaire, 6
Organisations contre mobilisations : confusion interdite ?, 7
L’action concertée en faveur d’une cause, 9
La composante politique des mouvements sociaux 10
Une action « contre », 10
_ Encadré : Modèle coopératif et politisation, 11
Les tendances à la politisation des mouvements sociaux, 12
_ Encadré : Mouvements sans adversaires ?, 13
Politiques publiques, opacité, politisation, 15
Une arène non institutionnelle ? 16
L’arène des conflits sociaux, 17
Un registre d’action dominé ?, 18
Instituer l’action collective : répertoires
et organisations 19
L’empreinte de l’Histoire, 20
La question de l’organisation, 22
_ Encadré : Piven et Cloward : une sociologie spontanéiste
des mouvements sociaux des « pauvres » ?, 23
L’espace des mouvements sociaux 24
Le modèle de Kriesi, 24
Trajectoires, 25
_ Encadré : Une typologie des organisations liées
au mouvement social, 26

II Les obstacles à l’analyse


Penser relationnellement les mouvements sociaux 27
« Exit, voice and loyalty », 28
_ Encadré : « Bonheur privé, action publique » [1983], 29
124 S O C I O L O G I E DES MOUVEMENTS SOCIAUX

Les « entre-deux » de la protestation, 30


_ Encadré : Entre Voice et Loyalty : les armes des faibles, 31
Problèmes sociologiques et enjeux politiques 33
La psychologie des foules, 33
Le refoulement de l’héritage marxiste, 34
_ Encadré : Morphologie sociale et capacités
de mobilisation chez Marx, 36

III Les frustrations et les calculs


Les théories du « comportement collectif » 38
Un label accueillant, 38
Pourquoi les hommes se révoltent-ils ?, 39
_ Encadré : Trois scénarios de production
de la frustration, 41
_ Encadré : Une culture protestataire nationale, 42
Quand Homo œconomicus entre en action 43
Le paradoxe d’Olson, 44
_ Encadré : Les rendements de la mobilisation
et de l’abstention, 45
La « RAT » et le durcissement du modèle, 45
_ Encadré : Comment se débarrasser
des passagers clandestins ?, 46
Du bon usage du calcul rationnel, 48

IV La mobilisation des ressources


Les dénominateurs communs, 49
La filiation olsonienne 51
Les mouvements sociaux comme économie
et « industrie », 51
Entrepreneurs et « militants moraux », 52
Sociologiser le cadre théorique 53
Partir de la structuration sociale, 54
Structure sociale et mouvements sociaux, 55
L’apport d’une sociologie historique 56
La variable organisation : de la logistique
à la sociabilité, 57
Stratégies, 57
_ Encadré : Le déclin d’un système de catnet, 58
La dimension du temps long, 59

V De « nouveaux » mouvements sociaux ?


La texture du « nouveau » 61
_ Encadré : L’analyse d’Alain Touraine, 63
Les luttes de l’après-société industrielle 63
La « révolution silencieuse » du postmatérialisme, 64
Vers un nouvel ordre social, 64
TABLE DES MATIÈRES 125

Un bilan contrasté 66
Un effet « trente glorieuses » ?, 66
_ Encadré : La double dynamique de mobilisations
modernisatrices, 67
Les dividendes de l’innovation, 68
Du nouveau dans le nouveau ? 69

VI Militantisme et construction identitaire


Une approche sociologique du militantisme 71
Déterminants et rétributions du militantisme, 71
_ Encadré : Freedom Summer, les déterminants
d’un engagement militant exigeant, 72
L’effet « surrégénérateur », 73
_ Encadré : Les technologies de la militance, 74
Mutations du militantisme ? 75
Identités militantes 77
Nous/Je, 77
_ Encadré : Le sexe des mouvements sociaux, 79
Mobilisations identitaires, 80
Vers une économie des pratiques 83

VII Mobilisations et systèmes politiques


La structure des opportunités politiques 85
Une notion utile mais spongieuse, 85
Les dynamiques du conflit, 88
Mouvements sociaux, politiques publiques 90
Systèmes ouverts et fermés, 90
Modes de gestion et de digestion des mobilisations, 92
Le chaînon manquant, 93
_ Encadré : L’institutionnalisation
des « nouveaux mouvements sociaux », 95
Quel espace politique de référence ? 96
_ Encadré : Ce que n’est pas la mondialisation
des mobilisations, 97

VIII La construction symbolique


des mouvements sociaux
La redécouverte du « travail politique » 99
Mobiliser le consensus, 99
Idéologie, cadres, culture, 100
_ Encadré : L’analyse de cadres : concept dynamique
ou mot-valise ?, 102
La place des médias dans les mobilisations 102
Mises en scène et mobilisations de papier, 102
Les médias, acteurs des mouvements sociaux, 105
126 S O C I O L O G I E DES MOUVEMENTS SOCIAUX

Le registre thérapeutique, 106


Élargir la focale sans refouler les acquis 107
_ Encadré : L’apport de James Jasper, 108
Désenclaver l’analyse des mouvements sociaux 109

Conclusion 111

Index 114

Repères bibliographiques 116

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