Orhan Pamuk - Cette Chose 233 Trange en Moi
Orhan Pamuk - Cette Chose 233 Trange en Moi
Orhan Pamuk - Cette Chose 233 Trange en Moi
ORHAN PAMUK
CETTE CHOSE
TRANGE EN MOI
La vie, les aventures, les rves du marchand de boza
Mevlut Karata et lhistoire de ses amis
et
Tableau de la vie Istanbul entre 1969 et 2012,
vue par les yeux de nombreux personnages
roman
Traduit du turc
par Valrie Gay-Aksoy
GALLIMARD
Asl
Je fus parfois troubl de soucis de prudence,
Et, plus que tout, dun sentiment dtranget,
Limpression que je ntais pas pour cette heure,
Ni pour ce lieu.
William WORDSWORTH, Prlude
Douze ans aprs stre enfui Istanbul avec Rayiha, par une nuit
trs sombre, en mars 1994, Mevlut faisait sa tourne quand il se
retrouva nez nez avec un panier quon avait fait descendre
rapidement mais sans bruit du haut dun immeuble.
Monsieur le marchand, monsieur le marchand, de la boza pour
deux personnes ! lancrent des voix denfants.
Le panier avait surgi devant lui dans le noir tel un ange descendu
du ciel. Ltonnement de Mevlut tenait peut-tre au fait que les
Stambouliotes avaient perdu lhabitude de faire leurs achats auprs
dun vendeur ambulant en laissant descendre par la fentre un panier
retenu par une corde. Il se souvint de lpoque o il vendait du yaourt
et de la boza avec son pre vingt-cinq ans auparavant, alors quil tait
collgien. Dans le rcipient en mail pos au fond du panier en osier,
il versa non pas deux verres, comme le lui avaient demand les
enfants, mais presque un kilo de boza. Et il se sentit aussi bien que sil
avait t frl par un ange. Il arrivait parfois Mevlut dtre proccup
par des questions religieuses, ces derniers temps.
Pour bien comprendre notre histoire, lintention des lecteurs
trangers qui ne sauraient pas ce quest la boza, ou des lecteurs turcs
des gnrations futures qui, je suppose, lauront probablement oubli
dans les vingt ou trente ans venir, permettez-moi ici dexpliquer quil
sagit dune boisson asiatique traditionnelle obtenue partir de millet
ferment, dune consistance paisse, de couleur jauntre,
agrablement parfume et lgrement alcoolise. Autant clarifier ce
point demble afin que notre rcit, dj plein de faits tranges, ne
passe pas pour compltement farfelu.
Comme la boza est sensible la chaleur et tourne rapidement, elle
tait vendue en hiver, dans des choppes du vieil Istanbul de lpoque
ottomane. En 1923, anne de la fondation de la Rpublique, les dbits
de boza taient depuis longtemps ferms, victimes de la mode
allemande des brasseries. Mais grce des marchands ambulants,
comme Mevlut, qui vendaient cette boisson traditionnelle dans les
rues, elle ne disparut jamais de la circulation. Aprs les annes 1950,
le commerce de la boza ntait plus laffaire que de ces vendeurs qui
dambulaient les soirs dhiver dans les rues paves, misreuses et
labandon, en poussant leur cri de bozaaa , nous rappelant les
sicles passs et le bon vieux temps.
Mevlut sentit les gamins simpatienter la fentre du cinquime
tage, il prit les billets qui taient au fond du panier, les glissa dans sa
poche et rendit la monnaie en petites pices quil posa prs du
rcipient en mail. Comme dans son enfance, lorsquil aidait son pre
dans sa tourne, il imprima au panier une lgre pression vers le bas
puis le lcha en faisant signe vers les tages.
Le panier en osier sleva aussitt. Le vent froid le faisait osciller de
droite gauche, il heurtait lgrement les bords des fentres, les
gouttires, et rsistait aux enfants qui tiraient sur la corde. Parvenu au
cinquime tage, comme une mouette heureuse davoir trouv un vent
favorable, le panier sembla simmobiliser dans les airs. Puis, telle une
chose mystrieuse et interdite, il disparut dans lombre et Mevlut
continua sa route.
Boo-zaa, lana-t-il dans la rue obscure qui stirait devant
lui. Boonne booozaaa
Faire descendre un panier pour les courses tait un usage ancien
datant dune poque o il ny avait pas dascenseurs, pas
dinterphones, et o il tait rare de construire des immeubles de plus
de cinq ou six tages Istanbul. En 1969, quand Mevlut faisait ses
premiers pas comme marchand ambulant auprs de son pre, les
femmes au foyer, qui naimaient pas descendre de chez elles et qui
dsiraient acheter de la boza mais aussi du yaourt tout au long de la
journe, et mme passer leurs commandes au commis de lpicier,
accrochaient une clochette sous les paniers quelles suspendaient au-
dessus du trottoir pour que, sans bouger de leur domicile qui ntait
pas quip du tlphone, lpicier ou le vendeur de passage soit alert
de la prsence dun client dans les tages. Pour signaler que le yaourt
ou la boza taient correctement placs dans le panier, le vendeur
agitait la clochette. Mevlut avait plaisir voir slever les paniers tandis
quon les tirait vers le haut : sous leffet du vent, ils brimbalaient
parfois de droite gauche, heurtant fentres, branches darbre, cbles
lectriques et tlphoniques, cordes linge tendues entre les
immeubles la clochette tintait joyeusement. Certains clients
rguliers mettaient dans le fond du panier un carnet pour y faire noter
ce quils devaient ; avant de tirer la corde, Mevlut marquait combien
de kilos de yaourt il leur avait livrs ce jour-l. Son pre ne savait ni lire
ni crire, et avant que son fils ne quitte le village pour venir travailler
avec lui, il tenait les registres avec un systme de traits (une barre : un
kilo ; une demi-barre : une livre). Il regardait avec fiert son fiston
inscrire des chiffres dans le cahier et prendre des notes pour certains
clients (yaourt crmeux ; lundi-vendredi).
Mais cela remontait une poque trs lointaine. Istanbul avait
tellement chang tout au long de ces vingt-cinq dernires annes que
ces souvenirs lui semblaient tout droit sortis dun conte. Les rues, qui
taient presque toutes paves lorsquil tait arriv dans cette ville,
taient dsormais goudronnes. Les btisses trois niveaux entoures
dun jardin et qui constituaient la majorit de lhabitat de la ville
avaient pour la plupart t dtruites et remplaces par de hauts
immeubles o les habitants des derniers tages ne seraient plus en
mesure dentendre la voix dun vendeur passant dans la rue. Les
postes de radio avaient cd la place des tlviseurs allums toute la
nuit et dont le volume sonore couvrait la voix du marchand de boza.
Les petites gens tranquilles, ternes et mal fagotes, quon croisait
habituellement dans ces rues staient fait vincer par des foules
bruyantes, remuantes et arrogantes. Vu quil vivait cette transformation
petite dose au jour le jour, Mevlut lavait peine remarque, il nen
avait pas tout de suite mesur lampleur, et il ne stait jamais attrist
comme dautres quIstanbul ne soit plus ce quelle tait. Il avait
toujours veill sinscrire dans le sillage de ce grand changement, et il
allait dans des quartiers o il serait toujours apprci et bien accueilli.
Beyolu par exemple, le quartier le plus proche de chez lui et le
plus populeux ! Quinze ans plus tt, la fin des annes 1970, alors
que ses rues recules taient encore truffes de cafs-concerts miteux,
de botes louches et de bordels plus ou moins clandestins, Mevlut
pouvait y vendre de la boza jusquau milieu de la nuit. Aux femmes
qui travaillaient comme chanteuses ou entraneuses dans des bouges
ou des caves chauffes par un pole, leurs admirateurs, aux
moustachus dge mr, lair us, qui taient venus dAnatolie faire des
achats et qui offraient ensuite un verre des entraneuses dans un
boui-boui, ces pauvres diables qui taient sans doute les derniers
dIstanbul considrer comme une formidable distraction de pouvoir
sasseoir proximit de femmes dans une bote de nuit, aux touristes
arabes et pakistanais, aux serveurs, aux videurs, aux concierges Mais
au bout de dix ans, comme cela se produit constamment dans cette
ville au contact du dmon du changement, ce tissu urbain avait
disparu, ces gens taient partis, ces lieux de distraction de style
ottoman et europen o lon interprtait des chansons alla turca et
alla franga avaient ferm, et leur avaient succd des tablissements
bruyants o lon servait du kebab, des brochettes Adana sur le gril et
du raki. Comme les jeunes qui venaient en foule pour samuser
avaient plus dintrt pour la danse du ventre que pour la boza, le soir,
Mevlut napprochait mme plus de lavenue Istiklal.
Chaque soir dhiver depuis vingt-cinq ans, il commenait se
prparer vers huit heures et demie, la fin du journal tlvis, et
sortait de lappartement quils louaient Tarlaba. Il enfilait le pull-
over en laine marron que sa femme lui avait tricot, vissait sa calotte
sur sa tte, passait le tablier bleu qui en imposait ses clients,
saisissait le bidon rempli de boza que sa femme ou ses filles avaient
sucre et aromatise dpices et le soupesait rapidement ( Vous en
avez mis peu, il fait froid ce soir , disait-il parfois), enfilait son
manteau noir et disait au revoir la maisonne. Ne mattendez pas,
allez vous coucher , disait-il ses deux fillettes autrefois. Dornavant,
il leur lanait simplement Je ne rentrerai pas tard , alors quelles
regardaient la tlvision.
Dehors, dans le froid, la premire chose quil faisait, ctait
dinstaller sur sa nuque et ses paules la perche en chne dont il se
servait depuis vingt-cinq ans, puis daccrocher chaque extrmit par
leur sangle les bidons en plastique emplis de boza. Tel un soldat
contrlant une dernire fois ses munitions avant daller sur le champ
de bataille, il vrifiait les sachets de pois chiches et de cannelle quil
avait rangs dans sa ceinture et dans les poches intrieures de sa veste
( la maison, ctait soit sa femme, soit ses filles impatientes ou lui-
mme qui emplissaient de pois chiches et de cannelle ces sachets
grands comme le doigt), et il attaquait sa marche sans fin.
Booonne bozaaaaaa
Il parvenait trs vite aux quartiers hauts, bifurquait sur Taksim et
acclrait le pas vers la destination quil stait fixe ce jour-l. Hormis
la pause dune demi-heure quil saccordait dans un caf pour fumer
sa cigarette, il poursuivait sa tourne sans rpit.
Il tait neuf heures et demie quand le panier surgit devant lui
comme un ange descendu du ciel ; ctait Pangalt. dix heures et
demie, alors quil se trouvait dans les petites rues parallles de
Gmsuyu, il repra au coin dune ruelle sombre dbouchant sur la
mosque une meute de chiens quil avait dj remarque quelques
semaines plus tt. Comme les chiens errants napprochaient pas les
marchands ambulants, Mevlut navait pas peur deux, jusqu
rcemment. Mais quand son cur se mit battre prcipitamment
sous leffet dun trange aiguillon, il saffola. Il suffisait que quelquun
ait peur pour que les chiens le sentent et lattaquent. Il le savait. Il
essaya donc de se concentrer sur autre chose.
Il seffora de penser aux plaisanteries quil changeait avec ses
filles lorsquils taient ensemble devant la tlvision, aux cyprs dans
les cimetires, au plaisir dtre bientt de retour la maison et de
papoter avec sa femme, aux propos de Son Excellence qui enjoignait
de garder le cur pur , lange quil avait vu en rve dernirement.
Mais il narrivait pas chasser sa peur des chiens.
Ouah ! ouah ! ouah ! ouah !
Un chien approcha. Un autre lui embotait lentement le pas. Il
tait difficile de les distinguer dans le noir ; leur pelage tait sombre
comme la boue. Mevlut aperut un autre chien noir plus loin.
Les trois chiens, et un quatrime quil navait pas vu, se mirent
aboyer en mme temps. Mevlut fut saisi par une peur dune intensit
quil navait prouve quune ou deux fois durant toute sa carrire de
vendeur, quand il tait enfant. Il narrivait pas se remmorer les
prires et les versets rciter contre les chiens, il tait fig sur place.
Les chiens continuaient aboyer.
Mevlut cherchait des yeux une alle ouverte, un pas de porte o se
rfugier. Devait-il se dlester de sa perche et sen servir comme dun
bton ?
Une fentre souvrit. Oust ! sexclama quelquun. Laissez le
marchand de boza tranquille Allez, oust
Les chiens eurent un sursaut puis ils cessrent daboyer et
sloignrent sans bruit.
Mevlut prouva de la gratitude envers lhomme qui avait paru
une fentre du troisime tage.
Il ne faut pas avoir peur, bozac, dit lhomme du troisime tage.
Ces chiens sont des sclrats. Si quelquun a peur, ils le sentent
aussitt. Tu comprends ?
Merci, rpondit Mevlut, prt reprendre son chemin.
Viens par l, que je tachte un peu de boza.
Mevlut napprcia pas sa faon de le prendre de haut, mais il
avana vers la porte.
La porte de limmeuble mit un grsillement et souvrit
automatiquement. Dans lalle, il rgnait une odeur de gaz, de friture
et de peinture lhuile. Mevlut grimpa les trois tages sans se presser.
En haut, on ne le laissa pas sur le palier et on le traita avec la
gentillesse des bonnes gens de lancien temps.
Entre bozac, tu dois avoir froid.
Des ranges de chaussures taient alignes devant la porte. Alors
quil se baissait pour dlacer les siennes, il repensa ce que son vieil
ami Ferhat lui avait dit une fois : Il y a trois catgories dimmeubles
Istanbul : 1. Ceux o les habitants enlvent leurs chaussures lentre,
font leurs prires et pratiquent la religion. 2. Ceux habits par des
gens riches et europaniss et o tu peux entrer sans te dchausser. 3.
Les hauts immeubles neufs o cohabitent des familles des deux
catgories.
Cet immeuble tait situ dans un quartier riche, et par ici les gens
navaient pas lhabitude de dposer leurs chaussures la porte
dentre. Pourtant, Mevlut eut limpression de se trouver dans un de
ces hauts immeubles neufs o vivaient des familles aussi bien
religieuses queuropanises. Mais par respect, que le foyer soit riche
ou modeste, Mevlut retirait toujours ses chaussures sur le seuil, mme
si, de lintrieur, on lui enjoignait de les garder.
Une intense odeur de raki flottait dans lappartement, qui
rsonnait du joyeux brouhaha de gens dj mchs avant le dner. Six
ou sept convives, femmes et hommes, assis autour dune grande table
qui occupait quasiment tout le salon, discutaient en buvant et riant,
tout en regardant, comme dans chaque foyer, la tlvision au volume
trop fort.
Ds que lon aperut Mevlut entrer dans la cuisine, un silence se fit
autour de la table.
Dans la cuisine, un homme passablement ivre ce ntait pas celui
quil avait vu la fentre lui dit :
Bozac, sers-nous donc un peu de boza. Tu as aussi de la cannelle
et des pois chiches grills ?
Oui !
Mevlut savait qu un tel client, on ne demandait pas Combien
de kilos ? .
Pour combien de personnes ?
Vous tes combien ? lana lhomme dun ton goguenard
ceux qui taient dans le salon et quon ne voyait pas depuis la cuisine.
Entre les rires, les blagues et les chamailleries, il fallut beaucoup
de temps ceux qui taient assis autour de la table pour se compter.
Bozac, si ta boza est trop amre, je nen veux pas, lui lana une
femme dont il nentendait que la voix.
La mienne est sucre, rpondit Mevlut.
Dans ce cas, nen mets pas pour moi, dit une voix dhomme. La
meilleure boza est amre.
Un dbat commena entre eux.
Viens par l, bozac , dit quelquun dautre, dune voix imbibe.
Mevlut passa de la cuisine au salon. L, il se sentit pauvre et
dplac. Il y eut un silence, un moment de flottement. Tous les
convives le regardaient avec un sourire intrigu. Ce regard, qui
trahissait leur curiosit face quelque chose de dsuet, tout droit sorti
de lancien temps, Mevlut le connaissait bien pour y avoir t souvent
confront ces dernires annes.
Bozac, quelle est la vraie boza, la douce ou lamre ? demanda
un homme moustache.
Les femmes taient toutes les trois teintes en blond. Lhomme qui
avait paru la fentre et qui lavait sauv des chiens tait assis en bout
de table, face deux dentre elles. La boza se boit aussi bien douce
quamre , dit Mevlut. Ctait la rponse invariable quil donnait
depuis vingt-cinq ans.
Bozac, tu arrives gagner de largent avec a ?
Oui, Dieu merci.
Donc, cest une affaire qui rapporte tu fais ce travail depuis
combien de temps ?
Je travaille comme marchand de boza depuis vingt-cinq ans.
Autrefois, je vendais aussi du yaourt le matin.
Si tu fais ce mtier depuis vingt-cinq ans et que tu
gagnes de largent, tu dois tre riche, nest-ce pas ?
Malheureusement, je nai pas russi devenir riche.
Pourquoi ?
Ceux de ma famille qui sont monts avec nous de la campagne
sont tous riches aujourdhui, mais cela na pas t mon destin.
Pour quelle raison ?
Parce que je suis honnte, dit Mevlut. Je ne dis pas de
mensonges, je ne vends pas de produits avaris dans le but de
macheter une maison ou doffrir de belles noces ma fille, je ne
mange pas daliments illicites.
Tu es croyant ?
Mevlut avait conscience de la dimension politique que comportait
dsormais cette question chez les riches. Le parti islamiste, qui
sattirait essentiellement les suffrages des pauvres, avait remport les
lections municipales qui avaient eu lieu quelques jours plus tt.
Mevlut aussi avait vot pour le candidat dsormais lu la mairie
dIstanbul, autant parce que ctait un homme pieux que parce quil
avait frquent lcole Piyale Paa de Kasmpaa, o taient scolarises
ses filles.
Je suis marchand ambulant, rusa Mevlut. Un marchand peut-il
tre pratiquant ?
Pourquoi ne le serait-il pas ?
Je travaille tout le temps. Comment veux-tu faire tes cinq prires
par jour en tant dans la rue du matin au soir
Tu fais quoi dans la matine ?
Jai tout fait Jai vendu du pilaf aux pois chiches, jai travaill
comme serveur, comme glacier, comme grant Je peux tout faire.
Grant de quoi ?
Du restaurant Binbom. Dans Beyolu, mais lendroit a ferm.
Vous connaissez ?
Et maintenant, tu fais quoi le matin ? demanda lhomme qui
avait paru la fentre.
Rien pour linstant, je suis libre.
Tu nes pas mari, tu nas pas de famille ? demanda une blonde
au doux visage.
Si. Et grce Dieu, jai deux filles jolies comme des anges.
Tu vas les envoyer lcole, nest-ce pas ? Tu leur demanderas
de porter le voile quand elles seront grandes ?
Nous sommes de pauvres paysans, nous sortons dun milieu
rural. Nous restons attachs nos traditions.
Cest pour cela que tu vends de la boza ?
La plupart des gens de chez nous sont venus Istanbul pour
vendre du yaourt et de la boza, alors que, au dpart, nous ne
connaissions ni la boza ni le yaourt dans notre village.
Autrement dit, cest en ville que tu as vu de la boza pour la
premire fois ?
Oui.
Comment as-tu appris le cri du marchand de boza ?
Grce Dieu tu as une trs belle voix, comme un bon muezzin.
Cest la voix rocailleuse du vendeur qui donne envie dacheter
de la boza, dit Mevlut.
Bozac, tu nas pas peur la nuit dans les rues sombres ? Tu ne
tennuies pas ?
Le Trs-Haut vient laide du misrable marchand de boza. Jai
toujours de belles choses en tte.
Pas mme la vue des cimetires, des chiens, des djinns, des
fes que tu croises la nuit dans les rues noires et dsertes ?
Mevlut se tut.
Comment tappelles-tu ?
Mevlut Karata.
Mevlut fendi, allez, montre-nous comment tu dis bozaaa !
Mevlut avait dj vu beaucoup de tables bien arroses comme
celle-ci. Durant ses premires annes dans le mtier, il avait entendu
nombre de gens ivres lui poser des questions telles que : Il y a
llectricit dans votre village ? (il ny en avait pas lpoque de son
arrive Istanbul, mais aujourdhui, en 1994, si), Tu nes jamais all
lcole ? , Quest-ce que a ta fait la premire fois que tu as pris
lascenseur ? Quand es-tu all au cinma pour la premire fois ? .
cette poque, pour plaire aux clients qui le faisaient entrer dans leur
salon, Mevlut rpondait de manire susciter leurs rires, nhsitant
pas se montrer plus naf, plus bte et moins rompu aux usages de la
ville quil ne ltait. Et sans quil soit besoin de beaucoup insister, il
offrait aux habitus qui le lui demandaient une interprtation du cri
du marchand de boza.
Mais cela, ctait avant. prsent, Mevlut prouvait une colre dont
il ignorait la raison. Sans la gratitude quil devait lhomme qui lavait
dlivr des chiens, il aurait coup court la discussion, et serait reparti
aussitt aprs leur avoir servi leur boza.
Combien de personnes en veulent ? demanda-t-il.
Ah, tu ne las pas encore donne la cuisine ? Nous pensions
que cest de l quon nous lapporterait.
O lachtes-tu, cette boza ?
Je la prpare moi-mme.
Non Tous les marchands de boza vont lacheter chez Vefa
Bozacs.
Depuis cinq ans, il y a aussi une usine Eskiehir qui en
produit, dit Mevlut. Mais moi, jachte de la boza lancienne, la
meilleure, en vrac chez Vefa Bozacs, ensuite je la travaille, jy ajoute
mes propres ingrdients pour lui donner la consistance et le got
dsirs.
Tu rajoutes donc du sucre la maison ?
La douceur comme lamertume de la boza sont naturelles.
Allons bon ! Cest impossible, la boza est une boisson amre. Et
comme pour le vin, cest la fermentation qui lui donne son amertume,
cest son alcool.
Il y a de lalcool dans la boza ? stonna une femme en haussant
les sourcils.
Tu es vraiment ignare ma pauvre fille ! rpondit lun des
hommes. La boza est la boisson des Ottomans, qui prohibaient par
ailleurs lalcool et le vin. Du coup, le sultan Mourad IV, celui qui se
dguisait pour circuler la nuit dans la ville, a ordonn la fermeture des
dbits de vin et de caf mais aussi des dbits de boza.
De caf ? Pourquoi a ?
Ils se lancrent alors dans une de ces discussions divrognes telles
que Mevlut en avait beaucoup entendu aux tables de ftards, dans les
tavernes, et ils loublirent un instant.
Bozac, dis-le-nous, la boza est-elle alcoolise ou pas ?
Il ny a pas dalcool dans la boza , rpliqua Mevlut, sachant
pertinemment que ce ntait pas vrai. Son pre aussi rpondait la
mme chose ce sujet, en toute connaissance de cause.
Bozac il y a de lalcool dans la boza, mais trs peu. lpoque
ottomane, les gens pieux dsireux de sgayer un peu affirmaient au
contraire quil ny a pas dalcool dans la boza, comme a, en toute
bonne conscience, ils pouvaient descendre une dizaine de verres et
goter livresse. Mais quand Atatrk a libralis la consommation du
raki et du vin lpoque rpublicaine, la boza a perdu sa raison dtre,
cest une affaire finie depuis.
Peut-tre que les interdits islamiques et la boza vont faire leur
retour, dclara un homme mch et au long nez fin en jetant un
regard provocateur Mevlut. Que penses-tu du rsultat des lections ?
Non, il ny a pas dalcool dans la boza, rpondit Mevlut sans se
dmonter. Dailleurs, sil y en avait, je nen vendrais pas.
Tiens, tu vois, il nest pas comme toi, il est fidle sa religion,
lana lun des convives celui qui venait dintervenir.
Parle pour toi. Moi, jaime la fois ma religion et boire mon
raki, rtorqua lhomme au nez fin. Bozac, cest par peur que tu dis
quil ny a pas dalcool dans la boza ?
Je nai peur que de Dieu, dit Mevlut.
Vlan. Tiens ta rponse.
La nuit, tu nas pas peur des chiens et des brigands qui rdent
dans les rues ?
Personne ne sen prend un misrable marchand de boza , dit
Mevlut en souriant. Ctait l aussi une de ses frquentes rponses.
Les brigands, les pickpockets, les voleurs ne touchent pas un
marchand de boza. Voil vingt-cinq ans que je suis dans le mtier. Je
ne me suis jamais fait voler. Tout le monde respecte le marchand de
boza.
Pourquoi ?
Parce que la boza est quelque chose de trs ancien, cest un legs
de nos anctres. Cette nuit, les vendeurs de boza ne sont mme pas
une quarantaine dans les rues dIstanbul. Les gens comme vous qui
en achtent sont trs peu nombreux. La plupart coutent la voix du
marchand de boza, et cela leur fait du bien de songer lancien
temps. Cest dailleurs a qui fait tenir le bozac et qui le rend
heureux.
Et toi, tu es pieux ?
Oui, je crains Dieu, dit Mevlut, sachant que ces mots les
impressionneraient.
Tu aimes Atatrk aussi ?
Son Excellence le marchal Gazi Mustafa Kemal Pacha est venu
chez nous, Akehir, en 1922, dit Mevlut. Ensuite, aprs avoir fond la
Rpublique Ankara, il vint Istanbul et descendit au Park Hotel,
Taksim L, alors quil se penche la fentre de sa chambre, il se
rend compte quil manque quelque chose Istanbul, une musique,
une rumeur joyeuse. Il interroge son aide de camp. Votre Excellence,
pour vous plaire, nous avons interdit laccs de la ville ces vendeurs
de rue dont on ne voit plus trace en Europe, sentend-il rpondre.
Cest justement contre cela quAtatrk se met en colre : Les vendeurs
ambulants sont les rossignols des rues, dit-il, cest eux qui font la joie
et la vie dIstanbul. Ne vous avisez surtout pas de les interdire. Depuis
ce jour-l, la vente ambulante est libre dans Istanbul.
Vive Atatrk, sexclama lune des femmes.
Vive Atatrk, lui firent cho plusieurs personnes autour de la
table, et Mevlut aussi joignit sa voix la leur.
La Turquie ne va-t-elle pas devenir comme lIran si les islamistes
arrivent au pouvoir ?
Mais non, larme ne les laissera pas faire. Les militaires
organiseront un coup dtat, ils feront interdire leur parti et les
jetteront tous en prison. Pas vrai bozac ?
Je ne suis quun humble vendeur de boza, dit Mevlut. Je ne me
mle pas de politique. La politique, cest votre affaire vous, les
grands de ce monde.
Ils taient ivres, mais ils comprirent que Mevlut leur envoyait une
pique.
Bozac, moi aussi je suis comme toi. Je nai peur que de Dieu et
de ma belle-mre.
Tu as une belle-mre, bozac ?
Je ne lai hlas pas connue, rpondit Mevlut.
De quelle faon tes-tu mari ?
On est tombs amoureux, et on sest sauvs. Ce nest pas donn
tout le monde.
Vous vous tes rencontrs comment ?
Au mariage dun parent, nous nous sommes regards de loin et
nous sommes tombs amoureux lun de lautre. Je lui ai crit des
lettres pendant trois ans.
Chapeau, bozac. Tes vraiment un phnomne, toi.
Et ta femme, elle fait quoi ?
Elle fait des travaux de couture domicile. Ce quelle fait, tout
le monde ne peut pas le faire.
Serons-nous encore plus ivres si nous buvons de ta boza,
bozac ?
Ma boza ne saoule pas, rpondit Mevlut. Vous tes huit, je vous
en mets deux kilos.
Il retourna dans la cuisine mais servir la boza, les pois chiches, la
cannelle et rcuprer son argent prit beaucoup de temps. Mevlut
remit ses chaussures avec la vivacit dtermine hrite de lpoque
o il devait servir des files de clients et constamment se dpcher.
Bozac, il pleut et les rues sont boueuses, fais bien attention, lui
lancrent-ils de lintrieur. Mfie-toi des voleurs et des chiens !
Bozac, repasse quand tu veux , dit une des femmes.
Mevlut savait pertinemment quils ne lui rachteraient pas de boza.
Ce nest pas pour cela quils lui disaient de revenir mais pour
entendre sa voix, vritable divertissement pour un groupe divrognes.
Le froid vif du dehors lui fit du bien.
Booo-zaaa !
Des foyers, des personnes, des familles de ce type, il en avait vu
beaucoup en vingt-cinq ans. Ces questions, il les avait entendues des
milliers de fois et, force, il sy tait habitu. Il stait souvent retrouv
face ce genre de tables bien arroses dans les sombres ruelles du
Beyolu, du Dolapdere de la fin des annes 1970, essentiellement
frquentes par les clients des cabarets, des botes de nuit et des
tripots, par les ruffians, les souteneurs et les prostitues. Mevlut
traversait ces lieux sans jamais se prendre le bec avec les ivrognes, ni
vu ni connu , pour reprendre lexpression des petits malins larme,
avant de regagner sans perdre de temps la sortie.
Cela faisait quelques annes maintenant quil ntait presque plus
convi entrer dans les appartements, dans lintimit des familles.
Vingt-cinq ans plus tt, presque tout le monde le laissait franchir le
seuil de son foyer. Dans la cuisine, les gens lui demandaient : Tu as
froid ? Tu vas lcole le matin ? Tu veux un th ? Certains
linvitaient venir jusque dans le salon, et mme sasseoir leur
table. Une hospitalit et une gentillesse quil ne prenait mme pas le
temps de savourer tant, en cette poque bnie, il avait de travail et de
clients rguliers livrer. Mevlut comprit que sil avait fait montre de
faiblesse tout lheure, cest parce que ctait la premire fois depuis
trs longtemps quon lui tmoignait autant dattention. Ctait de plus
une trange assemble. Autrefois, dans les foyers des familles
classiques, on ne voyait gure de tables de femmes et dhommes
boire ensemble du raki et tenir des conversations divrognes.
Maintenant que tout le monde picole en famille son raki quarante-
cinq degrs couvert par le monopole dtat, pourquoi est-ce quon
boirait ta boza trois degrs ? Cette affaire est termine, Mevlut. Laisse
tomber, pour lamour du Ciel, le taquinait son ami Ferhat, mi-srieux,
mi-ironique. Ce peuple na plus besoin de ta boza pour se saouler.
Mevlut sengagea dans les petites rues parallles qui descendaient
sur Fndkl. Il servit rapidement une livre de boza un habitu et, en
ressortant du btiment, il aperut deux silhouettes douteuses sur le
seuil dun immeuble. Sil prtait attention ces individus quil jugeait
douteux, comme les personnages dun rve, les suspects
comprendraient que Mevlut ruminait leur propos et ils pourraient
sattaquer lui. Pourtant, il ne put oublier leur prsence.
Par un mouvement instinctif, il se retournait pour voir sil navait
pas de chiens ses trousses quand, soudain, il eut limpression trs
vive que les ombres le suivaient. Sans toutefois y croire compltement.
Il agita la clochette quil avait la main, par deux fois avec force, puis
deux fois encore de faon prcipite et sans conviction. Boo-zaa ,
cria-t-il. Il dcida de rentrer sans tarder, sans prendre par Taksim, en
dvalant les escaliers jusquau Bosphore quil longerait ensuite
jusqu Cihangir, o il remonterait par un autre chemin.
Il descendait lescalier quand lune des ombres linterpella :
Bozac, bozac, attends un peu.
Mevlut fit comme sil navait pas entendu. Sa perche lpaule, il
descendit prudemment quelques marches. Mais dans un coin non
clair par les rverbres, il fut oblig de ralentir.
Bozac, on ta dit de tarrter, on nest pas des ennemis, pas vrai ?
On veut tacheter de la boza.
Honteux davoir pris peur, Mevlut sarrta. Comme la lumire des
rverbres tait occulte par le feuillage dun figuier, ce palier entre
deux voles de marches tait passablement sombre. Cest cet endroit
quil garait pour la nuit sa carriole trois roues lpoque o il
vendait des glaces, lt o il avait enlev Rayiha.
Cest combien, ta boza ? demanda dun air bravache un des
hommes qui descendaient lescalier.
Ils taient prsent tous trois sous le figuier, dans lobscurit.
Quiconque dsirait une boza pouvait demander le prix, mais il le
faisait mi-voix, poliment, pas sur ce ton agressif. Suspicieux, sur ses
gardes, Mevlut annona la moiti du prix normal.
Eh ben, cest pas donn, fit le plus costaud des deux. Sers-nous-
en deux verres pour voir. Tu en gagnes de largent, dis donc.
Mevlut dposa ses bidons. Il sortit un grand verre en plastique de
la poche de son tablier et lemplit de boza. Il le tendit lhomme qui
tait le plus petit et le plus jeune des deux.
Tenez.
Merci.
Ltrange silence qui rgnait pendant quil remplissait le second
verre le poussa presque se sentir coupable. Le grand costaud le
sentit.
Tu es tout le temps en train de courir, bozac, il y a beaucoup de
boulot ?
Nooon, dit Mevlut. Cest calme. La boza, cest fini maintenant,
on ne travaille plus comme avant. Plus personne nen achte. Ce soir,
dailleurs, je navais pas prvu de sortir. Mais il y a un malade la
maison, ils attendent que je rapporte de quoi lui faire une soupe.
Tu gagnes combien par jour ?
Comme dit le proverbe, on ne demande pas son ge une
femme ni son salaire un homme. Mais maintenant que vous lavez
demand, je vais vous le dire. Il tendit au grand costaud son verre de
boza. Le jour o on arrive faire des ventes, on gagne tout juste de
quoi se nourrir. Quand on ne vend rien, comme aujourdhui, on
rentre chez soi le ventre vide.
Tu nas pas lair dun type qui ne mange pas sa faim. Tu es de
quelle rgion ?
De Beyehir.
Beyehir ? Cest o, a ?
Mevlut ne rpondit pas.
Tu es Istanbul depuis combien de temps ?
Cela fait vingt-cinq ans.
Cela fait vingt-cinq ans que tu vis l, et tu te dis encore de
Beyehir ?
Non Cest vous qui mavez pos la question.
Tu as d gagner pas mal depuis tout ce temps.
Hlas non minuit, regarde, je suis encore au boulot. Et
vous, vous tes de quelle rgion ? demanda-t-il.
Voyant quils ne rpondaient pas, Mevlut prit peur.
Vous voulez de la cannelle ? demanda-t-il.
Donne. Cest combien la cannelle ?
Mevlut prit le flacon en laiton dans son tablier. Rien. Cannelle et
pois chiches sont offerts par la maison, dit-il tandis quil en
saupoudrait leur verre. Il sortit deux sachets de pois chiches de sa
poche. Au lieu de leur mettre le sachet dans la main comme il le
faisait chaque fois avec ses clients, il louvrit pour eux et, dans le noir,
tel un serveur prvenant, il en versa le contenu dans leur verre.
La boza se marie trs bien avec les pois chiches grills , dit-il.
Les hommes changrent un regard et burent leur verre jusquau
bout.
En ce mauvais jour, tu auras aussi travaill pour nous , dit le
plus baraqu et le plus vieux des deux, une fois sa boza termine.
Comprenant o lhomme voulait en venir, Mevlut linterrompit.
Vous me rglerez une autre fois si vous navez pas largent.
Quest-ce quon deviendrait dans cette grande ville si nous ne sommes
pas capables de nous entraider, entre compagnons de misre, dans les
moments difficiles. Allez, cest offert par la maison, comme tu
voudras.
Il replaait sa perche sur ses paules et sapprtait reprendre sa
route quand le grand baraqu lui dit :
Arrte-toi, bozac. On ta bien dit que tu auras aussi boss pour
nous, non File-nous largent que tu as.
Je nai pas dargent sur moi, lami. Juste la somme des deux
bozas vendues un ou deux clients. Et a doit servir acheter un
mdicament pour la personne malade la maison, autrement
Le petit sortit un couteau cran darrt de sa poche. Une pression,
et le couteau souvrit avec un claquement sec qui rsonna dans le
silence. Il appuya la lame sur le ventre de Mevlut. Le grand costaud
tait pass derrire Mevlut au mme moment et il le tenait fermement
par les bras. Mevlut se tut.
Tout en maintenant la lame du couteau presse contre son ventre,
avec des gestes prcis et rapides, le petit jeune fouilla dune seule
main les poches du tablier de Mevlut, chaque recoin de sa veste, et fit
disparatre dans sa propre poche petites coupures et pices de
monnaie quil y trouvait. Mevlut vit quil tait trs jeune et laid.
Alors quil tournait les yeux vers le visage du gamin, le grand
costaud qui lui maintenait les bras lui ordonna de regarder devant lui.
Tu vois, tu avais plein dargent. Cest pour a que tu dtalais devant
nous, pas vrai ?
a suffit maintenant, dit Mevlut en tentant de se dgager.
a suffit ? dit le jeune qui tait pass derrire lui. Mais non, a
ne suffit pas. Pas du tout. Toi, tu dboules y a vingt-cinq ans, tu ratisses
la ville, et quand vient notre tour, tu dis a suffit ? Cest de notre faute
si on arrive en retard ?
Non, ce nest la faute de personne, dit Mevlut. Ne parlez pas
ainsi, je vous en prie.
Quest-ce que tu as dans Istanbul, une maison, un immeuble ?
Grand Dieu, nous navons mme pas un pied--terre, nous ne
possdons rien, mentit Mevlut.
Pourquoi ? Tu es stupide ou quoi ?
Cest que le destin ne la pas voulu.
Tous les idiots de ton genre qui sont venus Istanbul il y a vingt-
cinq ans se sont construit un gecekondu. Aujourdhui, il y a des
immeubles qui slvent sur ces terrains.
Mevlut sagita nerveusement, mais cela ne servit rien dautre qu
accentuer la pression du couteau contre son ventre ( Oh, mon Dieu ,
dit Mevlut), et le gars reprit scrupuleusement sa fouille.
Dis-nous, tu es un imbcile ou un simulateur qui joue les nafs ?
Mevlut se taisait. Dun geste habile et expriment, lhomme qui
tait derrire lui tordit le bras gauche et lui tira la main dans le dos :
Oh, regardez-moi a. Ce nest pas dans une maison, un khan ou un
hammam que tu as plac ton argent, mais dans une montre, mon
frre de Beyehir. Tout sexplique.
La montre de marque suisse que Mevlut portait depuis douze ans
et qui lui avait t offerte comme cadeau de mariage quitta aussitt
son poignet.
A-t-on jamais vol un marchand de boza ? dit Mevlut.
Il faut un dbut tout, rpondit lhomme qui lui maintenait le
bras. Ferme-la, et pas un regard en arrire.
Mevlut regarda sloigner les deux voleurs sans mot dire. Lun
jeune, lautre vieux. Il comprit alors quils taient pre et fils. Celui qui
lui avait maintenu les bras dans le dos devait tre le pre, et celui qui
avait press la lame sur son ventre devait tre le fils. Lui-mme navait
jamais connu ce genre de camaraderie, de connivence coupable avec
son pre. Jamais il navait t le complice de son dfunt pre, mais
toujours son souffre-douleur. Il descendit lescalier dun pas lent. Il
arriva dans lune des petites rues dbouchant sur la rue Kazanc. Les
alentours taient calmes et dserts. Que dirait-il Rayiha la maison ?
Parviendrait-il garder cela pour lui ?
Lide que cette agression ntait quun rve, que tout tait comme
avant, lui traversa lesprit. Il ne dirait pas Rayiha quil stait fait
dpouiller. Parce que cela navait pas eu lieu. Les quelques secondes
pendant lesquelles il put croire cette illusion attnurent sa
souffrance. Il agita sa clochette.
Boozaaa , cria-t-il par rflexe, et simultanment il sentit sa voix
strangler dans sa gorge, comme dans un rve.
Dans le bon vieux temps, quand quelque chose le chagrinait dans
la rue, quand il tait en butte au mpris ou une vexation, Rayiha
savait trs bien le consoler la maison.
Pour la premire fois au cours de ses vingt-cinq annes de carrire
dans la boza, Mevlut rentra chez lui la hte, sans crier boozaa
mme si ses bidons ntaient pas encore vides.
Ds quil pntra dans leur logement dune pice, il comprit au
silence qui y rgnait que ses deux filles, qui avaient cole le
lendemain, taient couches et dormaient.
Assise sur le bord du lit, Rayiha travaillait comme chaque soir ses
travaux daiguille en levant de temps autre les yeux sur la tlvision
dont elle avait baiss le son.
Je vais arrter la boza, dit Mevlut.
Ah bon, quelle ide ? demanda Rayiha. Tu ne pourras pas
arrter. Mais tu as raison. Il est indispensable que tu trouves une autre
activit. Mes pices de trousseau ne suffisent pas.
Je te dis que jai arrt.
Il parat que Ferhat gagne beaucoup dargent
lAdministration de llectricit. Appelle-le, quil te trouve quelque
chose.
Ferhat ? rpondit Mevlut. Plutt mourir que de lappeler.
PARTIE III
Septembre 1968 Juin 1982
La maison
Les collines, l o sarrte la ville
Mustafa fendi. Pour faire comprendre mon fils combien notre vie
tait dure ici, je lui ai expliqu que, hormis Kltepe et Duttepe en face,
aucune autre colline navait encore officiellement llectricit. Jai
racont que lorsque son oncle et moi tions arrivs ici pour la
premire fois il y a six ans, nulle part il ny avait dlectricit, de
canalisations deau ni de rseau dgouts. Le doigt point vers les
autres collines, je lui ai montr le plateau qui servait de terrain de
chasse aux padichahs ottomans et dentranement au tir pour les
militaires ; les serres o les Albanais cultivaient des fraises et des
fleurs ; la bouverie dont soccupaient ceux qui vivaient Kthane ; le
blanc cimetire o les corps des soldats emports par une pidmie
de typhus durant la Premire Guerre balkanique en 1912 furent
enterrs dans la chaux ; jai montr tout cela mon fils pour quil ne
se laisse pas aveugler par le ct clinquant et chatoyant dIstanbul et
naille pas simaginer que la vie est facile. Pour ne pas le dprimer et
faire senvoler son enthousiasme, jai galement montr Mevlut le
lyce de garons Atatrk o nous allions linscrire, le terrain en terre
battue ouvert pour lquipe de football de Duttepe ; au milieu des
mriers, le cinma Derya au projecteur un peu faiblard qui avait
ouvert cet t et le chantier de la mosque de Duttepe dont les travaux
de construction duraient depuis quatre ans grce au soutien du
boulanger-fournier originaire de Rize, de lentrepreneur Hadji Hamit
Vural et de ses hommes, qui se ressemblaient tous avec leurs fortes
mchoires. En bas du versant droite de la mosque, je lui ai aussi
montr la maison que son oncle et ses cousins avaient termine
lanne dernire, sur le terrain quOncle Hasan et moi avions dlimit
avec des pierres peintes la chaux. Je lui ai dit : Quand ton oncle et
moi sommes arrivs ici il y a six ans, toutes ces collines taient
compltement vides ! Je lui ai expliqu que le souci de tous les
misreux venus de loin qui immigraient ici, ctait de trouver du
travail en ville et dy vivre, et que cest pour cela, pour pouvoir accourir
en ville avant tous les autres le matin, que tout le monde construisait
sa maison lendroit le plus proche de la route, cest--dire au pied
des collines, et je lui ai montr comment lhabitat sur les collines
saccroissait une vitesse presque visible lil nu du bas vers le haut.
Sleyman. Ce nest pas vrai. Mevlut sait trs bien que si ce chantier est
rest en plan, cest cause dOncle Mustafa qui a prfr rapporter au
village largent quil avait gagn Istanbul plutt que de le mettre
dans la maison. Quant ce qui sest pass lanne dernire, mon
grand frre et moi avions trs envie quOncle Mustafa soit avec nous
pendant les travaux, mais mon pre, juste titre, en a eu marre de sa
mauvaise humeur, des disputes quil provoquait toutes les deux
secondes, de ses bouderies et mme de ses mauvais comportements
envers nous, ses neveux.
Ce qui troublait le plus Mevlut, cest quand son pre disait Un jour,
ils te trahiront ! en parlant de son oncle et de ses cousins,
Korkut et Sleyman. Les jours de fte, pour les occasions particulires
le premier match de lquipe de football de Duttepe, par exemple ,
quand les Vural rassemblaient tout le monde pour le chantier de la
mosque, Mevlut avait du mal se rjouir pleinement daller chez les
Akta avec son pre. Il avait trs envie dy aller pour les gteaux que
Tante Safiye lui fourrerait dans les mains, parce quil verrait
Sleyman, et aussi Korkut de loin, parce quil goterait au rconfort,
aux plaisirs dune maison propre et bien tenue. Mais les discussions
fielleuses entre son pre et Oncle Hasan lui procuraient un tel
sentiment de solitude et de catastrophe quil navait plus aucune envie
dy aller.
Les premires fois quils vinrent chez les Akta, pour bien rappeler
Mevlut quels taient leurs droits dantan, son pre regardait
attentivement les fentres ou la porte de la maison de trois pices et,
au bout dun moment, il lanait quelque chose comme : Il faut
peindre a en vert, il faut mettre de lenduit sur le mur ct , de
faon que tout le monde entende et comprenne bien que Mustafa
fendi et son fils Mevlut avaient eux aussi des droits dans cette maison.
Plus tard, Mevlut entendit son pre dire son oncle Hasan Si tu
touchais de largent, tu linvestirais tout de suite dans un terrain
minable ! Un terrain minable, a ? sinsurgeait Oncle Hasan. On
men propose ds maintenant une fois et demie sa valeur, mais je ne
vends pas. Au lieu de se conclure gentiment, la discussion ne faisait
gnralement que senflammer. Avant que Mevlut nait pu boire le
sirop de fruit servi la fin du repas ni manger son orange, son pre se
levait, il le prenait par la main et disait : Debout mon fils, on y va !
Ds quils se retrouvaient dans lobscurit de la nuit, son pre
grommelait : Est-ce que je ne tai pas dit depuis le dbut quil valait
mieux ne pas venir ? Nous ne reviendrons plus.
Tandis quils se mettaient en chemin pour regagner leur logis sur
la colline de Kltepe, en face de Duttepe, Mevlut distinguait les
lumires brillantes de la ville dans le lointain, le velout de la nuit, les
nons dIstanbul. Parfois, dans le ciel dun bleu nuit profond constell
dtoiles, une seule dentre elles attirait son attention et, sa main dans
la grosse patte de son pre qui ne cessait de grommeler, Mevlut
imaginait quils marchaient en direction de lastre. On ne voyait pas
du tout la ville quelquefois, mais les lueurs ples et oranges des
dizaines de milliers de petites maisons sur les collines environnantes
lui montraient ce monde dsormais familier comme beaucoup plus
chamarr quil ntait. Dautres fois encore, les lumires de la colline
proximit disparaissaient dans latmosphre brumeuse et, dans un
brouillard de plus en plus dense, Mevlut entendait les aboiements des
chiens.
4
Mustafa fendi. Attention, disais-je Mevlut, ils vont vouloir nous faire
dposer comme tmoins. Une fois que tu es enregistr par ltat, tu es
grill. Et si tu donnes ton adresse, cest encore pire. Tu reois une
convocation au tribunal. Et si tu ny vas pas, cest la police qui vient te
chercher. Les flics qui viennent chez toi ne te demandent pas
seulement pourquoi tu ne tes pas prsent laudience, mais ils
cherchent aussi savoir ce que tu fais dans la vie, si tu paies tes impts,
o tu es inscrit, ce que tu gagnes, si tu es de droite ou de gauche.
Collge et politique
Il ny a pas cole demain
Mohini. Mon vrai nom est Ali Yalnz. Mohini, cest le nom du joli
lphanteau dont le Premier ministre indien Pandit Nehru avait fait
cadeau aux enfants turcs en 1950. Pour mriter ce surnom de Mohini
dans les lyces dIstanbul, il ne suffit pas dtre aussi massif et costaud
quun lphant, de paratre vieux ds la naissance et de marcher en se
balanant lourdement comme je le fais. Il faut de plus tre pauvre et
sensible. Comme ordonn par le prophte Abraham, en effet, les
lphants sont des animaux dune grande sensibilit. La consquence
politique la plus grave du coup dtat de 1971 dans notre cole, cest
quon nous imposa de nous couper les cheveux, nous qui luttions
hroquement contre Squelette et divers professeurs pour les garder
longs. Ctait une catastrophe qui fit couler beaucoup de larmes
parmi les lycens la belle chevelure, aussi bien chez les fils de
mdecins, demploys et de fonctionnaires qui taient fans de
musique pop que chez les gamins venant des quartiers de gecekondu.
Pendant les crmonies du drapeau le lundi, le directeur et Squelette
vilipendaient rgulirement les garons qui gardaient les cheveux
longs comme les femmes lexemple de chanteurs europens
dgnrs et ils les sommaient frquemment de les faire couper, mais
ce nest quaprs le coup dtat, avec larrive des militaires dans notre
cole, quils russirent mettre leurs menaces excution. Le
lieutenant descendu dune jeep militaire tait venu selon certains pour
organiser laide aux victimes du tremblement de terre qui stait
produit dans lest du pays. Mais lopportuniste Squelette en profita
illico pour faire venir le meilleur coiffeur de Duttepe. Et pris de peur
la vue des militaires, je me suis malheureusement fait couper les
cheveux moi aussi. Une fois la boule zro, jai commenc me
trouver encore plus laid, et comme la peur des militaires mavait tout
de suite fait plier lchine devant lautorit et que jtais all masseoir
sur la chaise du coiffeur en tranant les pieds, certes, mais de mon
plein gr, je me suis encore plus ha.
Le cinma Elyazar
Une question de vie ou de mort
Mustafa fendi. Pendant que nous faisions notre prire, Hadji Hamit
Vural, le fondateur de la mosque, se trouvait deux rangs devant nous.
Ce matin-l, jai rendu grce cet homme qui tait de toutes les
magouilles, lui et sa clique, des gars quil avait ramens du village, et
je lui ai dit Que Dieu te garde . La rumeur de la foule qui emplissait
la mosque, lmoi des fidles parlant tout bas cela ma rendu
heureux quelques instants. La prire pratique dans une commune
ferveur, la prsence de cette paisible et digne arme de fidles surgie
de lombre mont fait autant de bien que si javais lu le Saint Coran
depuis des semaines. Avec humilit et sur plusieurs tons, jai dit :
Allah- Ekbeer et Allaaah- Ekber . Une phrase du sermon de
Hodja fendi mest alle droit au cur : Mon Dieu, protge ce
peuple, protge cette communaut et tous ceux qui travaillent du
matin au soir sans mnager leur peine, quil vente, quil pleuve ou
quil neige. Il a dit : Mon Dieu, protge tous ceux qui ont quitt
leurs lointains villages dAnatolie pour venir ici gagner leur pain
comme vendeurs. Il a dit : Donne-leur la russite, pardonne leurs
pchs. Les larmes me montaient aux yeux. Alors que le prche
continuait en ces termes : Mon Dieu, accorde la force notre tat, la
puissance notre arme, la patience notre police , jai moi aussi
cd lenthousiasme et clam Amen ! en chur avec les autres.
Une fois la prdication termine, les membres de lassistance ont
commenc se souhaiter bonne fte au milieu des rires, des
plaisanteries et des embrassades, et jai jet dix lires dans la bote de
lAssociation pour la construction de la mosque. Jai pris Mevlut par
le bras et je lai entran vers Hadji Hamit Vural pour quil lui baise la
main. Oncle Hasan, Korkut et Sleyman avaient dj pris place dans la
file. Mevlut a dabord embrass ses cousins, puis il a bais la main de
son oncle Hasan qui lui a donn cinquante lires pour ses trennes. Il y
avait une telle presse autour de Hadji Hamit Vural, il tait ce point
assailli par la foule de ses hommes et de tous ceux qui venaient lui
baiser la main que nous avons d attendre notre tour une demi-heure.
Du coup, nous avons aussi fait attendre ma belle-sur Safiye, qui avait
prpar du brek dans la maison de Duttepe. Ctait un beau repas de
fte. un moment, je nai pas pu mempcher de dire : Il ny a pas
que moi, Mevlut aussi a des droits sur cette maison , mais Hasan a fait
semblant de ne pas entendre. Les enfants avaient fini leur brek et
comme ils pensaient que leur pre et leur oncle allaient une nouvelle
fois se prendre le bec pour des histoires dargent et de proprit, ils
ont fil dans le jardin. Mais on ne sest pas disputs cette fte.
Neriman
Ce qui fait quune ville est une ville
Sleyman. Comme dit mon frre an, un alvi qui va jusqu coller
des affiches communistes sur le mur de la mosque est prt mourir.
En ralit, les alvis sont des gens tranquilles et travailleurs, ils ne font
de mal personne, mais certains aventuriers de Kltepe financs par
les communistes cherchent semer la zizanie entre nous. La
proccupation premire de ces marxistes-lninistes, cest de rallier la
cause du communisme et du syndicalisme les types clibataires que le
clan Vural ramne de Rize. Les travailleurs non maris originaires de
cette rgion viennent ici pour gagner de largent, pas pour se lancer
comme eux dans des trucs insenss. Ils nont aucune intention de
sembrigader dans des camps de travail en Sibrie et en Mandchourie.
Cest comme a que ces communistes alvis se sont fait rembarrer par
les lascars de Rize. De leur ct, les Vural ont signal les communistes
alvis de Kltepe la police. Des flics en civil et des membres de
lOrganisation nationale du renseignement ont commenc venir
dans les cafs, y regarder la tlvision en tirant sur leur mgot de
cigarette (comme tout bon fonctionnaire, ils fumaient des Yeni
Harman). Derrire tout a, il y a en fait la question des anciens
terrains que les Kurdes alvis staient appropris Duttepe des
annes plus tt, et dont les Vural staient empars pour leurs
chantiers de construction. Les anciens terrains de Duttepe, les
parcelles de Kltepe sur lesquelles avaient t riges des habitations
leur appartenaient ! Ah oui ? Mais si tu nas pas de titre de proprit,
mon frre, cest la parole du maire qui fait foi, compris ? Le maire Rza
de Rize est de notre ct. Dailleurs, si tu avais raison, tu aurais lesprit
tranquille, et si tu avais lesprit tranquille, tu ne viendrais srement
pas rder en pleine nuit dans nos rues pour y coller des affiches de
propagande communiste ou pour placarder des slogans athistes sur
les murs de la mosque.
Ferhat. Notre martyr Hseyin Abi tait quelquun de trs bien. Cest
mon pre qui lavait fait venir du village et install dans une des
maisons quon avait construites. Quant celui qui lui a tir dans la
nuque en pleine nuit, cest videmment un des hommes nourris par
Vural et son clan. la fin de son interrogatoire par la police, il a en
plus lanc des accusations contre nous. Jai beau savoir que les fachos
soutenus par les Vural vont bientt attaquer Kltepe et nous liquider
un un, je narrive pas lexpliquer, ni Mevlut (par peur quil
naille navement le rapporter aux Vural) ni aux ntres. Comme les
jeunes gauchistes alvis sont pour moiti prosovitiques et maostes
pour lautre moiti, ils en viennent souvent se taper dessus et
vouloir rgler leurs divergences de vue coups de pied et coups de
poing, et moi, je perds ma salive leur rpter que, force, ils vont
perdre Kltepe. Malheureusement, je ne crois pas en la cause
laquelle je suis cens croire. Plus tard, jaimerais me lancer dans le
commerce et monter ma propre affaire. Et puis jaimerais beaucoup
russir le concours dentre luniversit. Mais comme la plupart des
alvis, je suis de gauche et lac, et je naime pas du tout les
nationalistes dextrme droite qui nous tirent dessus, ni les types de la
contre-gurilla. Quand quelquun tombe dans nos rangs, je me rends
ses funrailles moi aussi, je scande des slogans en brandissant le
poing, tout en sachant trs bien que nous finirons par perdre. Comme
mon pre est conscient de ces dangers-l, il se demande sil ne
vaudrait pas mieux vendre la maison et partir de Kltepe, mais comme
cest lui qui nous a tous amens ici, il narrive pas sy rsoudre.
La guerre Duttepe-Kltepe
Nous, nous sommes neutres
Korkut. vrai dire, moi non plus je nai pas cru cette histoire de
bombe pose par les alvis dans la mosque, mais le mensonge se
rpand comme une trane de poudre. Cependant, comme les
paisibles, patients et pieux habitants de Duttepe avaient vu de leurs
propres yeux les affiches communistes placardes sur les murs de la
mosque et jusque dans les quartiers les plus reculs, leur colre tait
terrible. Tu veux habiter Karaky, tu veux aussi habiter non pas
Istanbul mais Sivas, Bingl, et tu voudrais en plus possder les
terrains des gens qui vivent Duttepe ! Hier soir, on a bien vu qui tait
propritaire des lieux, et qui est rellement matre chez toi. Il est trs
difficile darrter les jeunes nationalistes dont la religion a t
insulte. Beaucoup de maisons ont t dtruites. Dans les quartiers du
haut, ils ont eux-mmes allum un incendie pour monter les
vnements en pingle, afin que les journalistes crivent que les
nationalistes sen prennent aux alvis et que les policiers de gauche
interviennent. Ils ont divis la police turque en deux camps, de mme
quils lont fait avec le corps enseignant. Ces gens-l brlent leur
propre maison, ils vont mme jusqu simmoler par le feu, comme a
sest produit dernirement en prison, histoire davoir un bon prtexte
pour accuser notre gouvernement.
1. Supplice qui consiste donner des coups de bton sur la plante des pieds.
12
Vediha. Jai seize ans. Je ne suis plus une enfant. Je sais comme tout le
monde que mon pre veut me marier, mais je fais semblant de
lignorer. Dans mes rves, parfois, je vois un homme mchant qui me
suit avec de mauvaises intentions Voil trois ans que jai termin
lcole primaire de Gmdere. Si jtais alle Istanbul, je serais au
lyce cette anne ; mais dans notre village il ny a pas de collge, ni
aucune fille qui soit alle jusquau secondaire.
Rayiha. Jai treize ans. Jai termin lcole primaire lanne dernire.
Vediha a beaucoup de prtendants. Cette fois, il est dIstanbul, parat-
il. Ils disent a mais en ralit cest le fils dun marchand de yaourt de
Cennetpnar. Vediha adorerait aller Istanbul, mais je nai pas du tout
envie que lhomme lui plaise, quelle lpouse et quelle parte. Ds
que Vediha sera marie, mon tour viendra. Jai encore trois ans devant
moi, mais quand jaurai lge de Vediha, personne ne me courra
aprs et mme sil y en avait pour le faire, la bonne heure, je nen
veux aucun. Les gens me disent souvent : Comme tu es intelligente,
Rayiha. Mon pre au cou tordu et moi, nous avons regard par la
fentre Vediha et Samiha qui rentraient de lcole.
La moustache de Mevlut
Propritaire dun terrain sans titre de proprit
Mevlut apprit que Korkut allait se marier avec une fille du village
voisin de Gmdere trs tardivement, en mai 1978, en lisant une
lettre envoye son pre par sa sur ane. Cela faisait presque
quinze ans que, de manire ponctuelle ou rgulire, cette dernire lui
crivait Istanbul. Mevlut lut la lettre son pre avec cette voix
srieuse et applique quil prenait lorsquil lui faisait la lecture du
journal. Ils ressentirent tous deux une trange jalousie, voire de la
colre, en apprenant que la raison qui avait motiv la visite de Korkut
au village tait une fille de Gmdere. Pourquoi Korkut ne leur en
avait-il rien dit ? Deux jours plus tard, quand pre et fils se rendirent
Duttepe et quils apprirent de la bouche des Akta les autres lments
de lhistoire, Mevlut se fit la rflexion que sil avait eu un patron, un
protecteur aussi puissant que Hadji Hamit Vural, sa vie Istanbul et
t facilite.
Mustafa fendi. Deux semaines aprs tre alls chez les Akta et avoir
appris que Korkut allait se marier grce lappui de Hadji Hamit,
mon frre Hasan et moi bavardions de choses et dautres dans son
picerie quand mon frre est soudain devenu srieux et ma expliqu
toute vitesse que le trac de la nouvelle autoroute passerait par
Kltepe, que les employs du cadastre ne staient pas dplacs de ce
ct de la colline et que dsormais, mme sils passaient, on aurait
beau leur graisser la patte, ils donneraient ces terrains lautoroute,
ce qui voulait dire que personne sur ces hauteurs ne dtenait et ne
dtiendrait jamais de titre de proprit et que, partant de l, quand
ltat ferait passer cette route asphalte trois voies dans un sens et
trois voies dans lautre, il ne donnerait pas un sou de
ddommagement aux habitants.
Jai vu que notre terrain de Kltepe allait partir en fume. Du
coup, je lai moi aussi vendu Hadji Hamit Vural, qui se charge de
rcuprer les titres des terrains qui sont sur ces hauteurs. Que Dieu le
bnisse, cest un homme gnreux, il en a donn un bon prix !
Quoi ! Tu as vendu mon terrain sans me demander ?
Ce nest pas ton terrain, Mustafa. Il est nous deux. Cest moi
qui ai fait le bornage, et toi tu mas aid. Le maire aussi a agi dans les
rgles. En mettant la date et sa signature sur le papier quil nous a
remis, il a marqu nos deux noms, de mme quil lavait fait sur les
autres documents. Et ce document, cest moi quil la donn. Et tu
nas pas protest contre a. De toute faon, ce papier naurait eu
aucune valeur dans un an. Tu sais bien que par peur des dmolitions
de bidonvilles plus personne nose construire quoi que ce soit sur ces
flancs de colline, je ne te parle mme pas de baraques, on nose mme
plus poser une pierre ou planter un clou.
Tu las vendu combien ?
Calme-toi un peu. Ne crie pas ainsi sur ton frre an , disait-
il quand une femme est entre dans lpicerie et a demand du riz.
Alors que Hasan plongeait la pelle en plastique dans le sac de riz et en
remplissait une pochette papier, de colre, je me suis prcipit dehors.
Je suis rentr la maison. Il y a de quoi tuer quelquun. Je ne possde
rien dautre ici-bas que cette moiti de terrain et cette bicoque. Je nen
ai parl personne. Pas mme Mevlut. Le lendemain, je suis
retourn lpicerie. Hasan tait occup plier de vieux journaux
pour en faire des pochettes en papier. Tu las vendu combien ? Il
ne me la toujours pas dit. Je nen dormais plus de la nuit. Une
semaine plus tard, un matin o il ny avait pas de client dans
lpicerie, il ma soudain lch le prix auquel il avait vendu le terrain.
Quoi ? Il men donnerait la moiti. Le chiffre tait tellement ridicule
que jai juste pu rpliquer : JE NE PEUX PAS ACCEPTER UN TEL MONTANT !
De toute faon, je nai pas cette somme sur moi, rpondit mon
frre Hasan. Cest que nous marions Korkut.
Comment ? Tu veux dire que tu maries ton fils avec largent de
mon terrain !
Le malheureux Korkut est gravement pris, on te la expliqu,
non ? Ne te fche pas, ce sera bientt au tour de ton fils. La fille
dAbdurrahman au cou tordu a encore deux surs. Mevlut naura
qu en pouser une, il faut aussi penser son avenir.
Ne toccupe pas de Mevlut. Il terminera le lyce et ensuite il fera
son service militaire. Dailleurs, si la fille tait potable, tu laurais prise
pour ton Sleyman.
Cest par Sleyman que Mevlut apprit que le terrain sans titre de
proprit que son pre et son oncle avaient enclos Kltepe treize ans
plus tt avait t vendu. Daprs Sleyman, de toute faon, tre
propritaire dun terrain sans titre de proprit , a ne se pouvait
pas. Comme personne navait rig de maison ni mme plant
darbre sur ce terrain, ce nest pas un document tabli par le maire
tant dannes auparavant qui allait arrter une route dtat six voies.
Quand Mevlut entendit son pre aborder le sujet deux semaines plus
tard, il fit semblant de le dcouvrir pour la premire fois. Il rejoignait
son pre dans son courroux, sinsurgeait que les Akta aient pu vendre
le titre foncier dun terrain commun sans lui demander son avis. Et
ajout cela le fait quils russissaient mieux Istanbul et quils
taient plus riches queux, Mevlut avait le sentiment dtre la victime
dune injustice et la colre le prenait. Mais il voyait bien quil ne
pourrait rayer son oncle et ses cousins de sa vie, que sans eux il se
retrouverait tout seul dans cette ville.
coute-moi, dit son pre. Ne retourne plus jamais chez ton oncle
sans ma permission, et ne vois plus tes cousins Korkut et Sleyman, je
ten conjure. Cest compris ?
Daccord, rpondit Mevlut, je le jure.
Comme il se retrouvait tout seul, loin de la maison de son oncle et
de lamiti de Sleyman, il ne fut pas long regretter sa promesse.
Ferhat, qui tait parti de Kltepe avec sa famille aprs avoir fini le
lyce, ntait plus l non plus. En juin, aprs que son pre fut rentr au
village, Mevlut se promena quelque temps avec sa bote de bonne
fortune dans les cafs et les parcs frquents par les familles avec
enfants, mais largent quil gagnait suffisait tout juste couvrir ses
dpenses quotidiennes, il narrivait pas dgager le quart de ce quil
gagnait quand il faisait ce mme travail avec Ferhat.
Au dbut du mois de juillet 1978, Mevlut retourna en autocar au
village. Les premiers jours, il fut heureux avec sa mre, ses surs et
son pre. Mais tout le village se prparait pour les noces de Korkut, et
il en prouvait du malaise. Il marcha dans les collines avec son ami le
chien Kmil, qui commenait se faire vieux. Il se rappela lodeur des
plantes sches au soleil, des chnes, des froids ruisseaux coulant
entre les rochers. Mais avec tout ce qui se passait Istanbul, il
narrivait pas sextraire de ces vnements, se librer de
limpression que loccasion de gagner de largent et de devenir riche
tait en train de lui filer sous le nez.
Un jour, il rcupra les deux billets de banque quil avait cachs
au pied du platane qui ombrageait le jardin. Il annona sa mre
quil partait Istanbul. Ton pre va se fcher ! Mais Mevlut nen
tint pas compte et il rpondit : Il y a beaucoup de travail ! Dans
laprs-midi, il russit attraper le minibus qui arrivait de Beyehir
sans avoir crois son pre. Dans la bourgade, dans lattente de
lautocar pour Istanbul, il mangea de laubergine la viande hache
dans une gargote en face de la mosque Erefolu. Dans le bus de nuit
pour Istanbul, il sentait quil tait dsormais le seul matre de sa vie et
de son destin, quil tait un homme seul et indpendant, et il pensait
avec enthousiasme aux infinies possibilits qui souvraient devant lui.
De retour Istanbul, il constata quil avait suffi dun mois pour
quil perde certains clients. Chose qui narrivait pas autrefois. Certes,
des familles tiraient leurs rideaux et disparaissaient, dautres partaient
pour leur rsidence dt. (Il y avait des marchands de yaourt qui
partaient dans le sillage de leurs clients vers les lieux de villgiature
tels que les les des Princes, Erenky, Suadiye.) Mais comme les snacks
et les restaurants achetaient du yaourt pour faire de layran, les ventes
estivales ne chutaient pas tant que cela. Durant lt 1978, Mevlut
comprit que la vente ambulante de yaourt nen avait plus que pour
quelques annes. Dans les rues, il voyait de moins en moins de
marchands de yaourt de la gnration de son pre, en tablier et lair
bosseur, ou de la gnration suivante, comme lui ambitieux et en
qute de nouveaux dbouchs.
Mais les difficults du mtier ne firent pas de Mevlut quelquun
daigri et de querelleur comme son pre. Mme dans ses moments les
plus sombres, il ne se dpartit jamais de cette mine avenante et
souriante qui lui attirait les bonnes grces de sa clientle. Les vieilles
dames, les gardiennes croises dans lalle des hauts immeubles neufs
avec des panneaux Interdit aux colporteurs sur la porte dentre,
les mgres aimant proclamer que lusage de lascenseur tait
interdit aux vendeurs Ds quelles le voyaient, toutes sempressaient
de lui expliquer avec force dtails comment souvraient les portes de
lascenseur et sur quels boutons il fallait appuyer. Sur le seuil des
cuisines, les paliers, dans les halls dentre des immeubles, il voyait
beaucoup de domestiques et de filles de concierges en admiration
devant lui. Mais il ne savait mme pas comment leur adresser la
parole. Cette ignorance, il se la dissimulait lui-mme derrire la
volont de se montrer dcent . Il avait vu dans des films trangers
des jeunes gens sachant parler librement avec des filles de leur ge, il
aurait aim tre comme eux. Mais il napprciait pas tellement ces
films trangers o lon ne savait pas trs bien qui tait le bon et qui
tait le mchant. Lorsquil se masturbait, cest surtout limage des
femmes trangres vues au cinma et dans des revues locales qui
occupait son imagination. Le matin, quand le soleil venait doucement
chauffer son lit et son corps moiti dnud, il aimait bien laisser
dfiler ces rveries dans sa tte et tranquillement se masturber, sans
passion excessive.
Il aimait bien tre seul la maison. Il tait son propre matre,
mme si ctait seulement jusqu ce que son pre revienne. Il dplaa
la table bancale avec un pied plus court que les autres, il grimpa sur
une chaise pour arranger le coin du rideau qui pendouillait sur sa
tringle, il rangea casseroles et ustensiles de cuisine dont il ne se servait
pas dans le placard. Il balaya et nettoya la maison, beaucoup plus
souvent quil ne le faisait lorsquil y vivait avec son pre. Pourtant, il ne
put se dfaire de limpression que ce logement dune seule pice tait
plus en dsordre et plus nausabond que jamais. Sa solitude, sa
propre odeur sa mauvaise odeur , il les aimait, et ce qui poussait
son pre lisolement et lirascibilit, il le sentait couler dans ses
veines.
Il passa dans les cafs de Kltepe et de Duttepe. Comme il
recherchait la compagnie des jeunes de son ge quil connaissait du
quartier et des gars qui tranaient dans les cafs en regardant la
tlvision, il se rendit plusieurs fois au march des travailleurs qui se
trouvait ct. Ce march se tenait chaque matin, huit heures, sur
un terrain vague lentre de Mecidiyeky. Y venaient des ouvriers non
qualifis qui, aprs avoir travaill quelque temps dans un atelier leur
arrive du village, staient ensuite fait renvoyer parce que leur patron
ne voulait pas les assurer ; des gens prts prendre nimporte quel
boulot et hbergs par des membres de leur famille sur lune des
collines environnantes ; des jeunes qui vivaient comme une honte de
ne pas avoir de travail, des incomptents et des atrabilaires incapables
de garder un emploi rgulier Ils se prsentaient de bon matin sur le
terrain et attendaient cigarette au bec les dirigeants dentreprise qui
arrivaient en camionnette des quatre coins de la ville. Parmi les jeunes
qui lanternaient dans les cafs, il y en avait qui semployaient comme
journaliers dans des secteurs loigns de la ville et qui se vantaient de
ce quils gagnaient. Mais ce quils gagnaient en une journe, Mevlut le
faisait en une demi-journe en vendant du yaourt.
Une fois, en fin de journe, alors quil se sentait seul et dsempar,
il dposa ses plateaux, sa perche et tout son matriel dans un
restaurant, et il partit la recherche de Ferhat. bord dun autobus
rouge IETT empuanti de sueur o les gens taient serrs comme des
sardines, il fit deux heures de trajet pour aller jusqu Gaziosmanpaa,
aux confins de la ville. Alors quil regardait avec curiosit les vitrines
rfrigres des piceries, il vit que les entreprises de produits laitiers
avaient aussi mis la main sur ces secteurs.
La nuit tombait lorsquil parvint en minibus au quartier Gazi, en
priphrie de la ville. Il traversa tout le quartier, qui se distribuait de
part et dautre dune grande rue pentue, et il marcha jusqu la
mosque. La fort derrire la colline constituait une sorte de frontire
de verdure marquant la fin dIstanbul, mais, lvidence, et malgr les
barbels, la zone forestire tait grignote de part et dautre par tous
ceux qui migraient en ville. Mevlut trouva que ce quartier aux murs
couverts de slogans rvolutionnaires, de reprsentations dtoiles
rouges, de faucilles et de marteaux, tait encore plus pauvre que
Kltepe et Duttepe. Dans lespoir de rencontrer un visage connu parmi
ces alvis chasss de Kltepe, comme ivre, mais aussi en proie une
crainte indfinissable, il arpenta les rues en zigzaguant et fit le tour
des cafs les plus populeux. Il eut beau chercher, donner son nom, il
nobtint pas la moindre information sur Ferhat et ne tomba sur
personne de sa connaissance. Quand lobscurit se fut installe, le
quartier Gazi aux rues sans rverbres fit natre en lui une tristesse
encore plus grande que celle que lui inspiraient les lointaines
bourgades dAnatolie.
De retour chez lui, il se masturba jusquau matin. Aprs avoir
jacul et stre soulag une premire fois, il pensa avec un sentiment
de honte et de culpabilit quil ne le referait pas. Il sen fit le serment.
Au bout de quelque temps, il craignit de ne pas tre capable de tenir
sa promesse et de senferrer dans le pch. La meilleure faon de sen
prmunir, ctait de sy remettre aussitt, une bonne fois pour toutes,
et de renoncer cette mauvaise habitude jamais. Cest ainsi que
deux heures plus tard il tait toujours en train de se masturber pour la
dernire fois.
Son esprit lamenait parfois penser des choses auxquelles il
navait aucune envie de penser. Il sinterrogeait sur lexistence de
Dieu ; les mots les plus obscnes lui traversaient lesprit, ou alors il
imaginait une norme explosion faisant voler le monde en clats,
comme dans les films. Tout cela, tait-ce bien lui qui le pensait ?
Vu quil nallait pas lcole, il se rasait une fois par semaine. Il
sentait que lombre qui lhabitait tait prte saisir toute occasion
pour se manifester. Il ne se rasa pas pendant deux semaines. Quand
ses bons clients amateurs de yaourt crmeux et cheval sur la propret
commencrent seffrayer de son aspect hirsute, il prit la dcision de
se raser. La maison ntait plus aussi sombre quautrefois. (Il ne se
rappelait pas pourquoi elle ltait.) Mais il sortait quand mme le
miroir de rasage lextrieur, comme le faisait son pre. Aprs stre
ras la barbe, il accepta ce qui lui trottait dans la tte depuis le dbut.
Il retira la mousse qui recouvrait son visage et son cou. Et il se regarda
dans le miroir : il avait une moustache prsent.
Mevlut ne se plut pas en moustachu. Il ne se trouva pas beau.
Lenfant au visage poupin et si mignon aux yeux de tous sen tait all,
cdant la place un homme quil voyait en millions dexemplaires
dans la rue. Les clientes qui il tait sympathique, les mamies qui lui
demandaient sil allait lcole ou pas, les jeunes domestiques
foulard qui le fixaient avec des yeux loquents laimeraient-elles
encore sous cette apparence ? Bien quil nait fait aucune retouche au
rasoir, sa moustache avait la mme forme que celle de tout le monde.
Il ntait plus quelquun que sa tante pourrait faire asseoir sur ses
genoux et embrasser ; il avait le cur bris, il comprenait que cela
marquait le dbut dun processus irrversible, mais il sentait que ce
nouvel tat lui donnait de la force.
La chose laquelle il pensait de faon indirecte en se masturbant
cette chose laquelle il sinterdisait constamment de penser en
ralit simposait hlas sans fard et de plus en plus souvent lui : il
avait vingt et un ans et il navait jamais couch avec une femme. Une
jolie fille la tte couverte, de bonne moralit et quil souhaiterait
pouser ne coucherait jamais avec lui avant le mariage. Dailleurs, lui-
mme ne voudrait pas pouser une fille qui couche avant le mariage.
Mais sa proccupation premire ntait pas le mariage, ctait de
prendre une femme dans ses bras, de lembrasser et de faire lamour
avec elle. Ce dsir et le mariage, Mevlut les voyait comme deux choses
distinctes, mais sans mariage, pas de sexualit. Il pouvait toujours
nouer une relation amicale srieuse avec lune des filles qui lui
portaient de lintrt (ils iraient au parc, au cinma, et boire une
limonade quelque part), susciter en elle limpression quil
lpouserait (ce devait tre la partie la plus difficile), et aprs il
pourrait coucher avec elle. Mais il ny avait que des hommes gostes
et mauvais pour faire preuve dune telle irresponsabilit, Mevlut
ntait pas comme a. De plus, les frres, le pre de la fille plore
risquaient ensuite de lui tirer dessus. Seules les filles qui ne se
couvraient pas la tte pouvaient coucher avec des hommes sans en
faire un problme et linsu de leur famille. Et Mevlut savait trs bien
quaucune fille ne en ville et y ayant grandi ne sintresserait lui
(quand bien mme la moustache lui irait bien). Il ne lui restait plus,
en dernier recours, qu se rendre dans les bordels de Karaky. Mevlut
ny mit jamais les pieds.
Vers la fin de lt, le lendemain soir de son passage devant
lpicerie dOncle Hasan, Mevlut entendit frapper sa porte en pleine
nuit. la vue de Sleyman, le cur de Mevlut semplit de joie. Tandis
quil le serrait chaleureusement dans ses bras, il remarqua que son
cousin stait lui aussi laiss pousser la moustache.
Sleyman. Moi, mon frre an, nous tous nous sommes rjouis de voir
Mevlut au mariage. Mon grand frre avait mis un costume blanc
crme et une chemise violette. Il se comporta trs bien avec Mevlut, il
le prsenta tout le monde, le fit asseoir notre table de jeunes
hommes. Messieurs, dit-il, ne vous arrtez pas son visage de bb,
ce garon est lhomme le plus solide de notre famille.
Jai enchan : Mon cher Mevlut, maintenant que tu te laisses
pousser la moustache, boire simplement de la limonade ne te sied
pas. Je lui ai montr la bouteille qui tait sous la table, jai pris son
verre et jy ai vers de la vodka. Tu as dj bu de la vraie vodka russe
communiste ?
Je nai mme encore jamais bu de vodka turque de ma vie,
rpondit Mevlut. Si cest plus fort que le raki, je ne voudrais pas que a
me tape sur la tte.
Mais non, au contraire, a te dtendra. Peut-tre que tu
trouveras mme le courage de relever la tte et de regarder autour de
toi.
Mais cest ce que je fais, je regarde , se dfendit Mevlut.
Cependant, il nen faisait rien. Ds que la vodka-limonade toucha
sa langue, il eut la mme raction que sil avait ingurgit du piment,
mais il se reprit.
Sleyman, je vais accrocher vingt marks au revers de la veste de
Korkut, mais jai peur quil trouve a peu.
Dis donc, tu les trouves o ces marks ? Il ne faudrait pas que la
police te coince et te colle au trou, lui ai-je rpondu pour leffrayer.
Mais non, tout le monde en achte ! Si tu conserves ton argent
en monnaie turque, tu es un idiot. Tu en perds chaque jour la moiti
cause de linflation.
Je me suis tourn vers les autres personnes de la table :
Ne vous fiez pas son air innocent. Cet homme est le vendeur le
plus avis du monde et le plus prs de ses sous. Quun radin comme
toi offre une pice de vingt marks Cest norme Mevlut, laisse
donc tomber la vente de yaourt. Nos pres taient marchands de
yaourt, mais nous avons notre propre affaire maintenant.
Ne vous inquitez pas, moi aussi, un jour, je monterai mon
affaire. ce moment-l, vous vous tonnerez de ne pas avoir pens
cette ide.
Et ce sera quoi cette affaire ? Dis voir un peu, Mevlut.
Mevlut, viens, associons-nous tous les deux ! a lanc Hidayet le
Boxeur. (On lui avait donn ce surnom cause de son nez de boxeur
et parce que, au moment o il tait sur le point dtre exclu de lcole,
il avait comme mon grand frre balanc un coup de poing au
professeur de chimie Fevzi le Fanfaron.) Moi, je nai pas ouvert
dpicerie ou de restaurant de kebab comme eux, je tiens un magasin
srieux de matriaux de construction.
Eh mon pote, ce magasin nest pas toi, mais ton beau-frre,
ai-je dit. Et on en a un pareil.
Messieurs, les filles nous regardent.
O ?
la table o est assise la marie.
Stop, ne regardez pas tous en mme temps. Ces filles font
dsormais partie de ma famille.
Nous ne regardons pas de toute faon, dit Hidayet le Boxeur, en
continuant regarder. Ouah, mais elles sont trs jeunes ces filles.
Nous ne sommes pas des pdophiles.
Attention, Hadji Hamit est arriv, messieurs.
Eh, quest-ce quon doit faire ?
Se lever et chanter la Marche de lIndpendance ?
Cachez la bouteille, ne buvez pas non plus dans votre verre de
limonade, il est trs afft, il le remarquera aussitt. Il ne tolre pas ce
genre de choses, il nous mettrait tout de suite lamende.
Quand Hadji Hamit Vural parut sur le seuil avec ses affids,
Mevlut regardait les filles assises plus loin, la table de la marie.
Tout le monde tourna la tte vers Hadji Hamit, dj cern dhommes
qui lui baisaient la main.
Mevlut aussi souhaitait pouvoir se marier comme Korkut lge de
vingt-cinq ans, avec une fille aussi belle que Vediha. Ce qui ne pourrait
videmment se faire qu condition de gagner de largent, de se
mettre sous la protection de quelquun comme Hadji Hamit. Cest
bien pourquoi il lui fallait se librer au plus tt de ses obligations
militaires, travailler sans relche, abandonner la vente de yaourt pour
prendre une affaire et un magasin.
Finalement, il se mit regarder sans dtour vers la table de la
marie. Lalcool autant que le brouhaha de la foule et leffervescence
de la salle qui allaient en augmentant avaient leur part dans cette
hardiesse. Mais il sentait que Dieu le protgerait, que le destin lui
sourirait.
Ces minutes et lanimation qui rgnait la table de ces jolies filles
quil avait parfois du mal distinguer cause des gens qui
sinterposaient, Mevlut sen souviendrait encore des annes aprs,
aussi prcisment que sil regardait un film. Mais un film aux paroles
presque inaudibles et aux images brouilles.
Ces filles ne sont pas si jeunes que cela, dit quelquun de sa
table. Elles sont toutes en ge de se marier.
Mme celle au foulard bleu ?
Messieurs, sil vous plat, ne regardez pas de faon si directe,
intervint Sleyman. La moiti de ces filles retournera au village, et
lautre moiti restera en ville.
O est-ce quelles habitent en ville, Abi ?
Il y en a qui habitent Gltepe, et dautres Kutepe.
Tu nous y emmneras
laquelle dentre elles aimerais-tu crire des lettres ?
Aucune, rpondit en toute franchise un jeune homme que
Mevlut ne connaissait pas. Parce quelles sont tellement loin que je
narrive mme pas les distinguer.
Justement, tu nas qu leur crire si elles sont loin.
Sur ses papiers didentit, notre jeune marie a seize ans mais
elle en a dix-sept en ralit, dit Sleyman. Ses surs aussi ont un an de
plus, elles ont respectivement quinze et seize ans. Abdurrahman
fendi au cou tordu a dclar ses filles plus jeunes, pour les garder
la maison et quelles soient aux petits soins avec leur pre.
La plus jeune sappelle comment ?
Cest la plus belle, en effet.
Sa grande sur nest pas terrible.
Lune sappelle Samiha et lautre, Rayiha , dit Sleyman.
Mevlut stonna de sentir son cur sacclrer, il tait fbrile.
Les trois autres aussi sont de leur village Celle au foulard bleu
nest pas mal non plus Aucune delles na moins de quatorze ans.
Ce sont des gamines, dit le Boxeur. Si jtais leur pre, je ne leur
ferais mme pas mettre de foulard.
Dans notre village, les filles portent le foulard ds la fin de
lcole primaire, dit Mevlut sans parvenir matriser son moi.
Et la plus jeune dentre elles est sortie de lcole cette anne.
Laquelle, celle qui a le foulard blanc ? demanda Mevlut.
La mignonnette, l.
parler franchement, je ne pourrais pas me marier avec une
fille du village, dit Hidayet le Boxeur.
Et une fille de la ville ne pourrait pas se marier avec toi.
Pourquoi ? se vexa Hidayet. Tu en connais beaucoup des filles
de la ville, toi ?
Jen connais un paquet.
Les filles des clients qui viennent au magasin, a ne compte pas,
fils, te la raconte pas.
Mevlut mangea des biscuits sucrs et but une autre vodka-
limonade aux relents de naphtaline. Lorsquil prit place dans la file
qui stait forme pour remettre cadeaux et bijoux aux jeunes maris,
il put contempler loisir la beaut stupfiante de Vediha. Et Rayiha, sa
jeune sur assise la table des filles, tait aussi belle que son ane.
mesure que Mevlut lorgnait vers la table des filles et quil y voyait
Rayiha, il dcouvrait en lui un puissant dsir de vivre, et en mme
temps il avait honte, il avait peur de lchec, de rater sa vie.
Alors quil fixait au revers de la veste de Korkut la pice de vingt
marks avec lpingle de nourrice que Sleyman lui avait donne, il
nosa pas regarder le beau visage de sa belle-sur et il rougit de sa
timidit.
En regagnant sa place, il fit quelque chose quil navait nullement
prmdit : il sapprocha dAbdurrahman fendi, attabl en
compagnie de villageois de Gmdere, pour le congratuler. Il se
trouvait tout prs de la table des filles, mais il ny portait pas du tout
les yeux. Abdurrahman fendi tait trs chic. Sous une veste lgante,
il portait une chemise blanche avec un grand col qui cachait son cou
tordu. Il tait habitu au comportement bizarre de jeunes vendeurs de
yaourt et autres marchands ambulants qui ses filles faisaient tourner
la tte. Il lui tendit la main, tel un agha, et Mevlut la lui baisa. En se
demandant si sa jolie fille avait vu la scne.
un moment, Mevlut ne put sempcher de jeter un coup dil
vers la table des filles. Son cur se mit battre follement ; il prouva
un sentiment de peur ml de joie. Et simultanment de dception.
Une ou deux chaises taient vides autour de la table. En ralit, de
loin, Mevlut nen avait vu distinctement aucune. Cest pourquoi il
marchait les yeux rivs dans leur direction pour tenter de saisir quoi
tenait ce manque quand
Ils faillirent se rentrer dedans. Ctait la plus jolie de toutes.
Probablement la plus jeune. Elle avait quelque chose denfantin.
Leurs regards se croisrent un instant. Elle avait de grands yeux
noirs, candides et profonds, do manait une grande franchise. Elle
se dirigea vers la table de son pre et sloigna.
Mevlut tait troubl mais il comprit aussitt que ctait un signe du
destin. Une telle concidence ne se produit que si Dieu le veut, pensa-t-
il. Il avait du mal rassembler ses esprits. Pour la revoir, il regardait
vers la table de son pre au cou tordu mais la foule lempchait de
lapercevoir. Elle tait beaucoup trop loin prsent. Dun autre ct,
mme sans voir son visage, il sentait dans son me les gestes de la
jeune fille, le mouvement de son foulard bleu que la distance rduisait
une tache de couleur. Cette fille, sa beaut, cette rencontre
incroyable, cet change de regards avec ces yeux noirs Il avait envie
den parler tout le monde.
Peu avant que les invits sgaillent vers la fin de la noce, Sleyman
lui glissa : Abdurrahman et ses filles Samiha et Rayiha resteront
encore chez nous une semaine avant de rentrer au village.
Les jours suivants, Mevlut repensa sans cesse la fille aux yeux
noirs et au visage denfant ainsi qu cette phrase. Pourquoi Sleyman
lui avait-il dit cela ? Que se passerait-il sil dbarquait chez les Akta
limproviste comme si souvent autrefois ? Pourrait-il la revoir encore
une fois ? Et elle, lavait-elle remarqu ? Mais prsent, il lui faudrait
trouver un bon prtexte pour passer. Sinon, Sleyman comprendrait
tout de suite que Mevlut venait pour la jolie fille, et il chercherait peut-
tre la soustraire sa vue. Peut-tre quil se moquerait, peut-
tre quil irait jusqu faire capoter lhistoire en disant Ce nest
quune enfant . Si Mevlut avouait en tre pris, il tait fort probable
que Sleyman dclart en tre amoureux lui aussi, quil en tait
mme tomb amoureux le premier, et quil interdise Mevlut de
lapprocher. Mevlut passa toute la semaine vendre du yaourt, et il eut
beau chercher, il ne trouva pas de prtexte convaincant pour aller chez
les Akta.
Les cigognes partirent, le mois daot se termina, la premire
quinzaine de septembre passa et Mevlut ne mit pas les pieds au lyce,
pas plus quil ne changea les marks quil cachait dans son matelas
pour sinscrire un cours prparatoire aux examens dentre des
universits. Il ne stait pas non plus rendu la Direction de la sant
pour chercher le certificat demand par Squelette lan dernier afin de
reporter son inscription. Tout cela signifiait que sa scolarit, qui avait
dj effectivement pris fin depuis deux ans, ne pouvait perdurer
davantage, pas mme en rve. Bientt, les gendarmes du bureau de
recrutement pourraient se prsenter au village.
Mevlut pensait que son pre ne ferait rien pour reporter son
dpart au service militaire, il ne mentirait pas aux gendarmes et leur
dirait : Quil fasse donc son arme, et ensuite quil se marie ! Et
celui qui dirait cela navait pas un sou vaillant pour marier son fils,
par-dessus le march. Or, Mevlut voulait se marier le plus vite possible
avec cette fille. Les surs avaient un nom qui rimait avec Vediha. Il
avait commis une erreur, il stait dgonfl, il navait mme pas t
fichu dinventer un prtexte pour aller chez les Akta. Quand il en
prouvait des regrets, il se consolait avec des arguments logiques : sil
y tait all et avait vu Rayiha, peut-tre quelle laurait ignor et lui
aurait inflig une grande dsillusion. Pourtant, lorsquil marchait
dans les rues avec sa perche de marchand de yaourt sur le dos, le
simple fait de penser Rayiha suffisait allger son fardeau.
Durant tout son service militaire, qui dura presque deux ans,
Mevlut apprit tellement de choses sur lart de passer inaperu dans
des bourgades de province, au sein de larme, au milieu des autres
hommes et de la foule, quil donna raison au proverbe selon lequel on
ne peut devenir un homme sans aller au service militaire. Il
commena mme le dire en lui apportant une variante : On ne peut
devenir un mle sans aller au service militaire. Car, en ralit, la chose
essentielle quil dcouvrit larme, ce fut la conscience de son propre
corps et de sa masculinit, ainsi que sa fragilit.
Autrefois, cest--dire avant de devenir un homme, Mevlut ne faisait
pas de distinction entre son corps, son me et ses penses, il prenait le
tout pour son moi. Mais larme, il comprit ds le premier examen
mdical que son corps ne lui appartiendrait plus totalement, et quen
le confiant ses suprieurs il pourrait au moins sauver son me et,
partant de l, rester matre de ses penses et de ses rves. Lors des
fameux trois jours o seraient rforms les pauvres diables atteints
sans le savoir de maladies et de handicaps divers (vendeurs
tuberculeux, ouvriers myopes, fabricants ddredons sourds) de mme
que les roublards en bonne sant dsireux dchapper au service
militaire et assez riches pour graisser la patte aux mdecins, un vieux
docteur qui avait remarqu que Mevlut avait honte de se dshabiller
lui avait dit : Enlve donc tout a, mon garon, cest un foyer militaire
ici, nous sommes tous des mles.
Se fiant cet affable mdecin, Mevlut stait dshabill en pensant
tre rapidement examin, mais on le fit se mettre en rang avec
dautres mles dmunis nayant plus que leur caleon sur eux. Pour
empcher les vols, personne ntait autoris laisser son maillot de
corps et son pantalon dans un coin. Tels des fidles entrant la
mosque, tous ceux qui attendaient dans la file tenaient leurs
chaussures la main, les talons colls lun contre lautre, et portaient
sur les bras leurs vtements plis lun sur lautre, avec, au-dessus de la
pile, le document sur lequel les mdecins chargs de les examiner
apposeraient leur signature et un coup de tampon.
Aprs deux heures dattente dans une file qui stirait le long dun
couloir glacial sans progresser dun iota, Mevlut apprit quil ny avait
toujours pas de mdecin dans le bureau. Quant savoir de quel
examen il sagissait, ce ntait pas clair. Certains parlaient dun
contrle ophtalmologique. Ceux qui mimaient habilement la myopie
soutenaient quils seraient rforms, dautres assenaient dun air
menaant : Quand le docteur sera l, ce nest pas les yeux mais le cul
quil nous examinera, et les pds se feront tout de suite dgager.
Mevlut eut tellement la trouille que dautres portent le regard voire la
main lendroit le plus secret de son anatomie, ou quils le mettent
lcart en disant quil tait homosexuel (cette deuxime peur
ressurgirait de faon rcurrente durant tout son service militaire),
quil en oublia la honte de sa nudit et se mit discuter avec les autres
hommes, tout aussi nus que lui. Il dcouvrit que la plupart dentre eux
taient issus dun village, quils vivaient dans un bidonville et que tous,
du plus pitoyable au plus idiot, se vantaient dtre pistonns. Se
rappelant Hadji Hamit Vural, qui ntait mme pas au courant de son
dpart au service militaire, Mevlut dclara son tour quil avait un trs
bon piston qui lui permettrait de faire son service ppre.
Cest ainsi que, ds le premier jour, il comprit que rpter lenvi
quil tait pistonn le protgerait contre lagressivit et les railleries
des autres recrues. Dans la queue, il racontait un gars portant
comme lui la moustache ( Jai bien fait de la laisser pousser , pensait
Mevlut) que Hadji Hamit Vural tait connu comme le loup blanc, que
ctait quelquun de trs juste, de trs charitable, un grand
bienfaiteur, quand un commandant leur hurla : Taisez-vous ! Tous
se turent en tremblant. Arrtez de papoter comme des bonnes
femmes au hammam. Fini la rigolade. Tenez-vous droits. Ici, cest
larme. Cessez de glousser comme des gonzesses.
Dans lautocar qui lemmena ensuite Burdur, tandis quil
somnolait, cet pisode de lhpital lui revint sans arrt lesprit.
Quand le commandant avait paru, certains avaient cach leur nudit
derrire leurs vtements et leurs chaussures, dautres avaient fait
semblant davoir eu peur de lui, mais ds que le commandant eut
tourn les talons ils staient mis rire de plus belle. Mevlut savait
quil parviendrait sentendre avec les hommes adoptant ces deux
types de comportement mais, si tout le monde tait comme a
larme, il craignait de se sentir bien seul et tranger.
Mais jusqu ce quil termine ses classes et prte serment, il neut
gure le loisir de se sentir seul ou tranger. Chaque jour, il courait
avec sa compagnie deux ou trois heures en chantant, il sautait par-
dessus des obstacles, excutait des mouvements de gymnastique
semblables ceux que Kerim le Borgne leur faisait faire au lyce et,
force de rpter le salut des centaines de fois devant des soldats rels
ou imaginaires, il apprenait les rudiments de la vie militaire.
Trois jours aprs son entre dans la garnison, ce qui avait tant
proccup Mevlut avant le service militaire, se prendre des coups de la
part des suprieurs, tait devenu pour lui quelque chose de banal et
de routinier. Malgr tous les avertissements du sergent-chef, un crtin
mettait son chapeau de travers, il se mangeait une baffe ; une buse
pliait les doigts en faisant le salut, il se prenait une beigne ; un autre
confondait pour la nime fois sa droite et sa gauche pendant
linstruction, il se faisait traiter de tous les noms par le commandant et
se tapait en plus une centaine dabdos sous les rires de lunit.
Cest dingue le nombre dimbciles et dignares quil y a dans ce
pays. Mme si on me lavait dit, je ny aurais pas cru , avait dclar un
soir Emre amaz dAntalya, alors quils buvaient du th. Il tenait un
magasin de pices dtaches automobiles, ctait quelquun de
srieux, et Mevlut avait du respect pour lui. Je narrive toujours pas
comprendre comment certains peuvent faire pour tre aussi btes. Et
ce nest pas en leur tapant dessus quon les rendra intelligents.
Est-ce cause de leur stupidit quils se prennent autant de
coups ou est-ce cause de tous les coups quils se prennent quils
deviennent aussi stupides, cest a la vraie question , intervint Ahmet
dAnkara. Il tenait quant lui une quincaillerie. Mevlut comprit quil
fallait au moins tre patron de magasin pour pouvoir mettre des
jugements lemporte-pice sur les imbciles. En ralit, il
napprciait gure la morgue de ces privilgis qui staient retrouvs
par hasard dans la mme section. Le commandant cingl de la
quatrime division avait tellement perscut un appel de Diyarbakr
(les mots kurde et alvi taient interdits dans le foyer militaire)
quil ne pouvait pas piffer, que le malheureux stait pendu avec sa
ceinture dans sa cellule disolement. Vu que les petits commerants ne
dploraient pas ce suicide autant que lui, quils allaient mme jusqu
donner raison au commandant et traiter didiot ce soldat qui avait
mis fin ses jours, Mevlut se mit en colre contre eux. Lui aussi en
venait parfois penser au suicide, comme la majorit des soldats. Et
comme tout le monde, il sen tirait par une pirouette et passait autre
chose. Vers la mme priode, un jour lheure du djeuner, nos deux
boutiquiers Emre et Ahmet sortaient tout guillerets du rfectoire
quand ils heurtrent le commandant, justement de mchante humeur
ce moment-l. En silence et avec un plaisir non dissimul, Mevlut
regarda de loin le commandant leur flanquer deux gifles chacun,
sur leurs joues bien rases, parce quils avaient mis leur chapeau de
travers.
Une fois que jaurai fini mon service militaire, je retrouverai ce
pd de commandant, et je lui ferai regretter dtre venu au monde,
dit Ahmet dAnkara, le soir en buvant le th.
Moi, Abi, je men bats lil, de toute faon, il ny a pas de
logique larme , rtorqua Emre dAntalya.
Lhabilet politique et le dtachement de ce dernier, qui semblait
dj avoir oubli la gifle, forcrent le respect de Mevlut. Mais les mots
il ny a pas de logique dans larme taient moins le reflet de son
propre point de vue que la reprise dun slogan employ par les
grads. Dans les situations o les ordres quils donnaient taient
discuts et remis en cause, les commandants montaient sur leurs
grands chevaux, ils hurlaient : Sans raison ni logique, je vous punirai
pendant deux week-ends sil le faut, je vous ferai tous ramper dans la
boue, je vous pourrirai la vie , et ils tenaient parole.
Quelques jours plus tard, Mevlut se prit sa premire gifle et il
dcrta aussitt quun coup, ce ntait pas quelque chose daussi grave
quil limaginait. Ce jour-l, comme ils navaient rien faire, ils avaient
tous reu lordre daller nettoyer la zone. Aprs avoir ramass tout ce
qui tranait par terre, allumettes, mgots et feuilles mortes, ils staient
disperss et fumaient tranquillement une cigarette dans un coin
quand tout coup un grad de la taille dun gant (Mevlut ne savait
toujours pas dchiffrer les grades au nombre de galons sur le revers
du col) surgit devant eux en criant : Eh, vous ! Cest quoi a ! Il les
fit saligner et, de sa main large comme un battoir, il balana une
norme baffe chacun des dix soldats de la section. Mevlut eut trs
mal, mais il tait content davoir surmont sans problme cette
premire gifle quil apprhendait tant. Le grand Nazmi de Nazilli, le
premier du rang, avait valdingu sous la violence du coup et, sous
leffet de la colre, il semblait prt tuer quelquun. Mevlut eut envie
de le consoler : Laisse tomber Abi. Regarde, est-ce que je men fais ?
a y est, cest pass.
Parce quil ne ta pas frapp aussi fort que moi, rpondit le gars
de Nazilli, furieux. cause de ton joli minois de nana.
Mevlut se dit quil avait peut-tre raison.
Beau, laid, pas mal, banal Larme ne fait aucune
discrimination. Tout le monde en prend pour son matricule, dit un
autre.
Les Orientaux, les noirauds, les bruns au regard sombre sen
prennent encore plus que les autres, messieurs, ne vous y trompez
pas.
Mevlut ne sengagea pas plus avant dans cette discussion sur les
coups. Il stait convaincu que la gifle quil venait dencaisser navait
rien de dshonorant vu quelle ne dcoulait nullement dune faute de
sa part.
Cependant, deux jours plus tard, alors quil avanait de faon
indiscipline , la chemise ouverte sur le torse et plong dans ses
penses (depuis combien de temps Sleyman avait-il fait parvenir la
lettre Rayiha ?), un lieutenant larrta et le gratifia dun rapide aller-
retour. En le traitant dabruti en prime. Tu te crois chez toi, ici ? Tu
es de quelle unit ? Et sans mme couter la rponse de Mevlut, il
poursuivit son chemin.
Malgr les nombreux coups qui rythmeraient ses vingt mois de
service militaire, cest surtout cette gifle-l qui lui brisa le cur. Parce
que le lieutenant avait raison. ce moment-l, en effet, il pensait
Rayiha, et il navait prt aucune attention son chapeau, ni son
salut ni sa dmarche.
Ce soir-l, Mevlut se coucha avant tout le monde, il tira la
couverture sur sa tte et il songea tristement sa vie. Pour lheure,
bien sr, il aurait prfr tre avec Ferhat et les garons de Mardin
dans leur logement de Tarlaba, mais l-bas non plus ce ntait pas
chez lui. On et dit que cest ce point quavait vis le lieutenant en
disant Tu te crois chez toi, ici ? . La seule maison o il se sentait
vraiment chez lui, ctait la bicoque de bidonville de Kltepe dans
laquelle il se reprsentait son pre, seul, assoupi devant la tlvision,
et pour laquelle il navait toujours pas de titre de proprit.
Le matin, il ouvrait au hasard lun des livres de modles de lettres
quil dissimulait sous ses pulls au fin fond des tagres et, cach
derrire la porte du placard, il lisait une minute ou deux une page qui
occuperait son imagination toute la journe ; et avec ce qui lui restait
lesprit, pendant les exercices barbants et les courses interminables, il
construisait des phrases pour les lettres quil crirait Rayiha. Ces
belles paroles, il les retenait par cur linstar de ces prisonniers
politiques crivant des pomes sans papier ni crayon et, en fin de
semaine, lorsquil avait lautorisation de sortir en ville, il les couchait
avec soin sur le papier et les expdiait par la poste Duttepe.
Sinstaller une table dans un coin dune gare routire de lignes
interurbaines et crire des lettres Rayiha, sans mme aller dans les
cafs et les cinmas frquents par les autres soldats, tait pour lui un
grand bonheur et il se sentait parfois comme un pote.
la fin de sa formation militaire initiale dune dure de quatre
mois, Mevlut avait appris se servir dun fusil dassaut G3, se
prsenter au rapport (un peu mieux que tout le monde), saluer, ne
pas attirer lattention, se conformer aux ordres (comme tout un
chacun), faire avec, mentir et tre hypocrite au besoin (en moindre
proportion que les autres).
Il russissait moins bien certaines choses, mais il ne savait dire si
ctait cause de son incomptence ou de ses scrupules moraux.
coutez-moi bien, je vais partir maintenant. Je reviens dans une
demi-heure et lunit va continuer ses exercices sans sinterrompre.
Cest compris ?
vos ordres commandant ! scriait lunit au grand complet.
Mais ds que le commandant avait disparu langle du btiment
jaune de ltat-major, la moiti des soldats de lunit sallongeaient par
terre, allumaient une cigarette et se mettaient bavarder. Quant aux
autres, ils continuaient pour moiti faire leurs exercices le temps de
sassurer que le commandant ne ressurgirait pas limproviste, et
pour moiti faire semblant de continuer (Mevlut tait de ces
derniers). Vu que ceux qui poursuivaient consciencieusement leurs
exercices sattiraient les moqueries, quils se faisaient chahuter, traiter
de dingues et quils se trouvaient contraints darrter, au bout du
compte personne nexcutait les ordres du commandant. quoi
bon tout cela ?
Au cours du troisime mois de son service militaire, Mevlut
rassembla son courage et posa cette question philosophico-morale aux
deux boutiquiers, un soir o ils buvaient un th.
Eh Mevlut, tu es vraiment trop naf, dit Emre dAntalya.
Ou alors, tu es un simulateur qui joue les nafs , dit Ahmet
dAnkara.
Si jtais patron comme eux, mme dun petit magasin, jaurais
coup sr termin le lyce, luniversit, et jaurais fait mon service
militaire en tant quofficier , se disait Mevlut. Sil rompait avec ces
boutiquiers qui ne lui inspiraient plus aucun respect, il voyait bien
que, parmi les autres camarades quil trouverait, le rle du gentil
bent charg du service du th risquait fort de lui incomber. De toute
faon, il devrait comme tout le monde se servir de son chapeau pour
tenir les thires lanse casse.
Au tirage au sort, il tomba sur le rgiment blind de Kars. Il y avait
des chanceux qui tiraient lOuest, et mme Istanbul. Une rumeur
laissait entendre que ce tirage au sort tait truqu. Mais Mevlut
nprouva pas de jalousie ni de colre, il ne sinquita pas davoir
passer six mois lest, dans la ville la plus froide et la plus pauvre de
Turquie, la frontire avec la Russie.
Il se rendit Kars en une journe, en changeant dautocar
Ankara et sans repasser par Istanbul. En juillet 1980, Kars tait une
ville trs pauvre de cinquante mille habitants. Tandis que, valise la
main, Mevlut faisait le trajet de la gare routire jusqu la garnison
situe en plein centre-ville, il vit que les rues taient couvertes de
slogans politiques gauchistes, et les signatures au-dessous de certains
lui rappelrent les murs de Kltepe.
Mevlut trouva la garnison militaire calme et tranquille. Hormis
ceux qui appartenaient lOrganisation nationale du renseignement,
les militaires qui taient en ville restaient en dehors du dbat
politique. Dans les villages vivant de llevage, dans les tables o lon
faisait du fromage, il y avait parfois des descentes de gendarmes pour y
arrter des militants de gauche, mais ces units de gendarmerie
taient loin.
Un mois aprs son arrive en ville, en rponse une question du
commandant lors du rassemblement du matin, Mevlut dclara que
dans la vie civile, il tait serveur. Et cest ainsi quil commena
travailler au mess des officiers. Ce qui lui pargna les tours de garde
dans le froid et les ordres absurdes des commandants atrabilaires de
la division. Dsormais, il trouvait le temps dcrire Rayiha quand
personne ne le voyait, sur la petite table du dortoir ou sur les tables de
cuisine du mess des officiers, il coutait les chansons qui passaient la
radio, musique populaire dAnatolie et musique traditionnelle turque
comme Ce premier regard qui emplit mon cur, dErol Sayan, interprt
par Emel Sayn, et il noircissait des pages. Les recrues en charge de
travaux de secrtariat, de peinture ou de rparation dans le quartier
gnral et les dortoirs donnaient lillusion de faire quelque chose,
mais ils avaient pour la plupart un petit poste transistor cach dans
la poche. Grce son got accru pour la musique cette anne-l,
Mevlut adressa son aime de nombreuses lettres pleines de
tournures inspires de chansons populaires dAnatolie comme Ma
coquette au regard gracieux , aux yeux de biche , au regard
langoureux , aux yeux noirs , au regard alangui , au regard
indolent , au regard sduisant , aux yeux comme des poignards ,
au regard envotant
mesure quil lui crivait, il avait limpression de connatre Rayiha
depuis son enfance, de partager avec elle un univers mental commun.
Comme si au fil des lettres, de mot en mot, de phrase en phrase, il
construisait une proximit entre elle et lui, et il avait le sentiment que
tout ce quil imaginait, ils le vivraient dans le futur.
Un jour, la fin de lt, il tait en train de se disputer avec un
cuistot cause dun saut daubergines renvoy en cuisine par un
lieutenant furieux que son plat soit froid, quand quelquun le tira par
le bras. Quelquun dune taille impressionnante. Aprs un bref instant
de frayeur, Mevlut sexclama : Mais cest toi, Mohini !
Les deux amis se prirent dans les bras et sembrassrent.
Les gens maigrissent larme, on devient mince comme un fil,
mais toi, tu as pris du poids.
Je travaille au mess comme serveur, rpondit Mevlut. Jai
engraiss dans les cuisines comme un gros chat chez un boucher.
Et moi, je suis coiffeur au club de larme.
Mohini tait arriv Kars deux semaines plus tt. Il navait pas
russi terminer le lyce, son pre lavait plac comme apprenti chez
une coiffeuse, cest ainsi que stait dtermin son futur mtier.
Certes, teindre en blond les cheveux des pouses des officiers dans le
club de larme tait ais comme travail. Mais lors dune permission
de sortie en ville, alors que Mevlut et lui regardaient un match de
football dans une maison de th en face de lhtel Asya, Mohini se mit
grener ses plaintes.
Mevlut et Rayiha
Enlever une fille est une entreprise difficile
Sleyman. Mon frre an, Vediha, ma mre je les ai tous avertis que
je prendrais la camionnette et mabsenterais un ou deux jours. La
veille du dpart, jai pris part notre futur mari qui ne se tenait plus
de joie.
Mon cher Mevlut, ce nest pas ton meilleur ami ni ton cousin qui
te parle, mais le parti de la fille, coute-moi bien. Rayiha na pas
encore dix-huit ans. Son pre sera furieux, il criera Je ne pardonnerai
jamais celui qui a enlev ma fille, il te lancera les gendarmes aux
trousses. Toi, tu te cacheras et tu ne concluras pas de mariage jusqu
ses dix-huit ans. Mais donne-moi ds prsent ta parole dhonneur
que, tt ou tard, tu feras terme un mariage civil avec Rayiha.
Je donne ma parole dhonneur, dit Mevlut. Nous ferons aussi un
mariage religieux.
En partant en camionnette le lendemain matin, Mevlut tait trs
enjou, il faisait des blagues et regardait avec curiosit chaque usine et
chaque pont quil voyait. Acclre, plus vite , disait-il, et ctait un
vrai moulin paroles. Au bout dun moment, il sest tu.
Que se passe-t-il, fils ? Cest parce que tu vas enlever une fille que
tu as peur ? Je rentre dans Afyon, lui ai-je dit. Si on dort dans la
camionnette cette nuit, on risque dveiller les soupons, de se faire
interpeller et embarquer par la police. Il vaut mieux aller dans le petit
htel pas cher que jai vu par ici, cest moi qui tinvite, daccord ?
En bas de lhtel Nezahat, il y avait un restaurant qui servait de
lalcool. On sest installs une table dans la soire. Jen tais mon
deuxime verre, et jai vu que Mevlut en tait encore me parler de la
torture au service militaire. Ny tenant plus, je lui ai dit :
Fils, je suis turc. On ne me fera pas mdire de notre arme,
compris ? Oui, la torture, les coups, cent mille personnes
emprisonnes, cest peut-tre exagr mais je suis satisfait du coup
dtat. Regarde, le calme est revenu non seulement Istanbul mais
dans tout le pays, les murs sont propres ; la guerre droite-gauche, les
assassinats politiques, cest termin Maintenant que les militaires
ont ramen lordre, a roule beaucoup mieux dans Istanbul. On a
ferm les bordels, on a nettoy les rues de leurs prostitues, des
communistes, des vendeurs de Marlboro, des trafiquants du march
noir, des mafieux, les contrebandiers, des souteneurs, des marchants
ambulants. Ne va pas te vexer maintenant, mais admets que la vente
ambulante na pas davenir dans ce pays, mon petit Mevlut. Un type
paie une location dans le coin le plus beau et le plus cher de la ville, il
ouvre un joli magasin de fruits et lgumes, et toi, tu vas venir tinstaller
sur le trottoir devant sa porte pour vendre tes tomates et tes patates
rapportes du village Cest juste, a ? Les militaires ont mis un peu
dordre et de discipline dans tout cela. Si Atatrk avait vcu plus
longtemps, aprs avoir interdit la calotte et le fez, il aurait aussi
interdit les vendeurs de rue, Istanbul dabord, puis dans toute la
Turquie. Il ny en a pas, en Europe.
Bien au contraire, a rpondu Mevlut. En venant dAnkara, une
fois, Atatrk avait trouv les rues dIstanbul bien silencieuses et
Par ailleurs, si notre arme tapait sur son peuple, soit les gens
accorderaient du crdit aux communistes, soit ils se tourneraient vers
les islamistes. Et il y a aussi les Kurdes qui veulent diviser le pays. Et
ton Ferhat, tu le vois ? Quest-ce quil devient ?
Je ne sais pas.
Ce Ferhat, cest le dernier des salauds.
Cest mon ami.
Trs bien. Dans ce cas, je ne temmne pas Beyehir, mon petit
Mevlut, voyons comment tu feras pour enlever la fille.
Allez, Sleyman, dit Mevlut pour arrondir les angles.
coute mon gars, on tarrange le coup avec une beaut, une
nana comme a, frache comme une rose, tout te tombe tout cuit dans
la bouche. Elle tattend comme convenu dans le jardin, son baluchon
la main. On se met ton service, on se tape sept cents kilomtres en
camionnette jusquau village de la fille pour que tu lenlves. Les frais
dessence, cest pour notre poche. Lhtel o tu dormiras ce soir et le
raki que tu bois, cest encore pour nous. Et toi, pas une fois, mme en
faisant semblant, tu nes fichu de dire Tu as raison Sleyman, Ferhat
est mauvais, tu es incapable de dire Tu dis vrai Sleyman. Puisque
tu es si intelligent, puisque tu te crois suprieur comme quand nous
tions petits, pourquoi viens-tu vers moi pour me supplier de taider ?
Pardon Sleyman, dit Mevlut.
Dis-le encore une fois.
Pardon Sleyman.
Je vais te pardonner, mais il faut que jentende ton excuse.
Mon excuse, cest que jai peur, Sleyman.
Fils, il ny a rien craindre. Ds quils sapercevront de la fugue
de Rayiha ils courront videmment tout droit vers notre village.
Vous, vous prendrez par la montagne. Peut-tre quils tireront, pour la
forme. Naie pas peur, je vous attendrai de lautre ct de la montagne
dans cette camionnette. Pour viter quelle me voie et me reconnaisse,
Rayiha montera larrire. Elle est dj monte dans cette
camionnette une fois, Istanbul, mais cest une fille, elle ne sait pas
distinguer un vhicule dun autre. videmment, pas un mot mon
sujet. Toi, rflchis plutt ce qui se passera aprs, votre retour
Istanbul, quand tu te retrouveras tout seul avec elle dans une chambre,
cest surtout de a que tu devrais avoir peur. Tu nas jamais couch
avec une femme de ta vie, hein Mevlut ?
Non Sleyman, ce nest pas de cela que jai peur, mais que la
fille renonce et refuse de venir.
Le lendemain matin, nous avons dabord jet un coup dil sur la
gare ferroviaire dAkehir. De l, nous avons roul pendant trois
heures sur des routes de montagne boueuses en direction de notre
village. Nous tions trs prs mais nous ny avons mme pas fait un
saut, malgr lenvie que Mevlut avait de voir sa mre, car il ne voulait
surtout pas attirer lattention, et il craignait trop de faire capoter
laffaire. lapproche de Gmdere, nous avons laiss la camionnette
un peu lcart, nous nous sommes glisss dans le jardin au mur
boul de la maison dAbdurrahman fendi au cou tordu. Nous
sommes revenus sur nos pas. Jai roul encore un peu, et jai gar la
camionnette au bord de la route.
Il ny a plus beaucoup attendre jusqu la prire du soir et la
tombe de la nuit, dis-je. Il ny a rien craindre. Bonne chance,
Mevlut.
Que Dieu te garde, Sleyman, et prie pour moi.
Je suis descendu avec lui de la camionnette. Nous nous sommes
mutuellement serrs dans les bras. Peu sen est fallu que les larmes
me montent aux yeux. Avec affection, je lai regard sloigner tandis
quil avanait sur ce chemin de terre en direction du village, en lui
souhaitant dtre heureux toute sa vie. Assurment, il dcouvrirait
bientt que son destin serait tout autre, et tout en me demandant de
quelle faon il ragirait, jai conduit la camionnette jusqu lendroit
o nous tions convenus de nous retrouver. Si javais voulu du mal
Mevlut, si javais voulu lentuber comme le pensent certains dentre
vous, je ne lui aurais pas rendu le papier de la maison de Kltepe quil
avait voulu me donner pour que jorganise son affaire avec Rayiha, le
soir o nous avions bu du raki Istanbul et quil tait ivre, nest-ce
pas ? Cette maison pour laquelle javais moi-mme trouv un locataire
reprsentait toute la fortune de Mevlut. Je ne prends pas en compte sa
mre et ses surs au village. En fait, elles aussi sont les hritires
dOncle Mustafa, mais je ne men mle pas.
Rayiha. Jai dit : Nous avons une trs jolie maison, mais il faut larer
un peu. Voyant que je narrivais pas tourner la poigne pour ouvrir
la fentre, Mevlut est accouru et ma montr comment fonctionnait
lespagnolette. Jai tout de suite compris quen lavant bien la maison
leau savonneuse, en retirant les toiles daraignes, on la nettoierait
aussi des peurs, des dsillusions, des diables qui hantaient
limagination de Mevlut. Ds quon est sortis dans la rue pour aller
acheter du savon noir, des seaux en plastique et des serpillires,
Mevlut et moi tions soulags, librs de la tension de devoir rester
seul seul la maison. En dbut daprs-midi, nous avons march
dans les petites rues de Tarlaba jusquau march aux poissons, en
faisant du lche-vitrine, en entrant dans les magasins, en regardant ce
quil y avait sur les rayonnages et en faisant des emplettes. Nous avons
achet des ponges, des pailles de fer, des brosses et des dtergents
pour la cuisine et, peine rentrs, nous nous sommes lancs dans un
grand mnage. Nous nous sommes tellement concentrs sur notre
tche que nous avons oubli la honte que nous prouvions lide de
rester seuls ensemble la maison.
En fin daprs-midi, jtais en nage. Mevlut ma montr comment
allumer le chauffe-bain avec des allumettes, comment se servir de la
bonbonne de gaz, quel robinet tourner pour faire couler leau chaude.
Nous sommes monts sur une chaise pour introduire une allumette
dans la fente du chauffe-bain. Mevlut ma galement conseill
dentrebiller la petite fentre en verre dpoli qui donne sur la cour
intrieure de limmeuble quand je ferai ma toilette.
En ouvrant juste de a, les manations de gaz svacuent
lextrieur et personne ne te voit, murmura-t-il. Je sors, je reviens dans
une petite heure.
Mevlut avait compris que tant quil serait l, Rayiha, qui navait
toujours pas chang de vtements depuis quelle stait enfuie du
village, noserait pas se dshabiller et se laver. Il entra dans un des
cafs donnant sur lavenue Istiklal. Les soirs dhiver, lendroit tait
bond de gardiens dimmeubles, de vendeurs de billets de tombola,
de chauffeurs et de marchands ambulants reints, mais pour lheure
ctait vide. En regardant le th quon posait devant lui, Mevlut pensa
Rayiha en train de se laver. Do tenait-il quelle avait la peau
blanche ? En regardant son cou ! Pourquoi avait-il lanc en sortant
quil revenait dans une petite heure ? Le temps ne passait pas.
Mevlut aperut une feuille de th esseule au fond de son verre.
Comme il ne voulait pas rentrer avant que le dlai dune heure ne
soit coul, il but une bire et fit un dtour par les rues retires de
Tarlaba. Mevlut tait content de faire partie de ces rues o les enfants
jouaient au ballon en lanant des injures, o les mres assises
lentre de petits immeubles de trois tages triaient le riz dans des
plateaux poss sur leurs genoux, o tout le monde connaissait tout le
monde.
Il marchanda avec un vendeur de pastques install sur un terrain
vague, sous un auvent recouvert dune toile noire. Il tapota une une
plusieurs pastques pour voir si elles taient mres. Sur lune delles
marchait une fourmi. mesure que Mevlut faisait tourner la pastque
entre ses mains, la fourmi se retrouvait en dessous, mais elle ne lchait
pas prise ; elle se mettait courir et ressurgissait en haut. Mevlut fit
peser la pastque sans en faire tomber la patiente fourmi, il rentra
sans bruit la maison et la dposa dans la cuisine.
Mevlut glacier
Les jours les plus heureux de sa vie
Mevlut avait trs mal pris quon lui cache jusqu cet instant que
Rayiha resterait au village. Dinstinct, il prfra courter cette visite et,
tandis quil marchait dun pas vif et colreux vers son propre village, il
se rjouissait de ne pas avoir vu Samiha dans la maison. Mais vu que
ce problme ntait pas rgl, il se rjouissait autant davoir
momentanment chapp la honte quil sinquitait de devoir
nouveau laffronter au mariage Istanbul. Le fait quil ne lait pas du
tout vue dans la maison signifiait-il que Samiha aussi voulait sviter la
honte et oublier ce sujet ? Rayiha avait bien voqu le nom de sa sur
mais cette dernire, pour quelque obscure raison, navait pas paru.
Le lendemain, sur la route du retour Istanbul, Mevlut dormit
poings ferms dans lautocar qui avanait en brimbalant dans
lobscurit comme un vieux vaisseau spatial. Il sveilla quand
lautocar sarrta sur laire de repos de Daba ; il sassit la mme
table que celle o ils avaient bu du th laller et il mesura combien il
aimait Rayiha. Une seule journe de solitude avait suffi lui faire
comprendre que, en lespace de cinquante jours, il tait tomb
amoureux de Rayiha, un degr quil navait jamais vu dans aucun
film, ni entendu dans aucun conte.
Samiha. Cela nous a tous rjouis que ma grande sur Rayiha trouve
un mari amoureux delle, honnte, et beau comme un enfant. Pour le
mariage, nous sommes venus ensemble Istanbul, papa, Rayiha et
moi. Et comme lors de ma premire venue ici, nous logeons chez ma
sur ane Vediha. Pour la soire du henn, nous, les trois surs,
nous pleurions de rire tellement nous nous sommes amuses avec les
autres femmes. Rayiha a imit mon pre en train de disputer tout le
monde, et Vediha, Korkut en train de conduire, de snerver et de jurer
dans les embouteillages. Moi aussi jai imit les prtendants qui
viennent la maison faire leur demande et qui ne savent pas o poser
le paquet de sucre et le flacon deau de Cologne quils rapportent de
chez Affan, la manufacture en face de la mosque Erefolu de
Beyehir. Maintenant que Rayiha va se marier et que mon tour est
arriv, ma vie est devenue plus complique : a me drange que mon
pre joue les chaperons et quune vingtaine dyeux nous observent
chaque fois que la porte de la salle o nous faisions la soire du henn
sentrouvrait. Cela me plat que mes prtendants me lancent de loin
des regards langoureux comme des amoureux transis (certains
tortillent le bout de leur moustache entre leurs doigts) et fassent mine
ensuite de ne pas regarder, mais ceux qui simaginent prendre un
raccourci en tentant de complaire mon pre et non moi me tapent
sur les nerfs.
Rayiha. Jtais assise sur une chaise au milieu dune foule de femmes
bruyantes. Je portais la robe rose que javais achete Aksaray avec
Mevlut et que ses surs avaient orne de fleurs et de dentelles, le voile
que Vediha avait pos sur ma tte avec une voilette moiti
transparente devant les yeux, mais par lespace entre les pans du tulle
je pouvais voir les filles qui chantaient et samusaient joyeusement. On
appliquait du henn, pendant quon me faisait passer au-dessus de la
tte des assiettes avec des bougies allumes et des pices de monnaie,
et toutes les filles et les femmes me disaient : Ah, pauvre Rayiha, tu
quittes ton foyer pour une maison trangre, tu sors de lenfance, tu
deviens une vraie femme, ah, malheureuse , mais, malgr tous leurs
efforts pour mattrister, je nai pas du tout pleur. Vediha et Samiha
narrtaient pas de venir soulever ma voilette pour voir si javais les
larmes aux yeux, et chaque fois je croyais que jallais clater de rire.
Comme mesure quelles annonaient Elle ne pleure pas , les
femmes en cercle autour de moi sexclamaient Eh bien, elle ne
regarde pas en arrire, elle est trs motive , jai eu peur que les plus
jalouses dentre elles namnent la discussion sur mon ventre rebondi
et jai essay de me forcer pleurer ; jai repens la mort de ma
mre, notre visite sa tombe, mais les larmes ne sont pas venues.
Sleyman. Tout dabord, je me suis dit que Mevlut faisait preuve dune
grande matrise pour garder ainsi son calme. En fait, non, il navait
tout simplement pas reconnu la belle Samiha qui il avait crit tant de
lettres.
Mohini. Mevlut et Rayiha mon demand de tenir prs deux le rle
la fois de greffier et danimateur lors de la crmonie de remise des
cadeaux. Chaque fois que, microphone la main, je faisais des
annonces du genre : Le vnrable M. Hadji Vural, notre homme
daffaires et entrepreneur originaire de Rize, grand bienfaiteur et
fondateur de la mosque de Duttepe, met au poignet du mari une
montre suisse made in China ! , une houle agitait lassemble crevant
dennui. Cigarette la bouche, limonade la main, les convives se
mettaient alors applaudir, sagiter et samuser, rire entre eux et
mdire. Comprenant quils risquaient de se ridiculiser aux yeux des
autres, les radins qui pensaient sen tirer bon compte en accrochant
une petite coupure sur la robe de la marie prparaient alors un plus
gros billet.
Sleyman. Quand jai vu Ferhat dans la foule, je nen ai pas cru mes
yeux. Si javais su que Mevlut amnerait ce misrable en disant Cest
mon ami, il sest adouci alors que, cinq ans plus tt, avec largent de
Moscou, lui et sa bande projetaient de serrer mes frres ans dans un
coin et de leur faire la peau, est-ce que jaurais pris la peine de
transporter ses lettres, darranger ce mariage et de clbrer ses noces ?
On dirait que le camarade Ferhat en a beaucoup rabattu. Il ne
plante plus ses yeux droit dans ceux des autres comme il le faisait
avant, en faisant tournoyer son chapelet comme un porte-clefs dans sa
main et en clamant haut et fort Je sais tout mieux que tout le
monde , avec des poses bravaches de communiste frachement sorti
de prison. Depuis le coup dtat dil y a deux ans, la plupart de ses
camarades communistes croupissent en taule ou sont estropis par la
torture. Les petits malins qui ne voulaient pas tter de la torture ont
fil en Europe. Comme le camarade Ferhat ne parle pas dautre
langue que le kurde et quil nallait pas lcher les bottes des droits-de-
lhommistes ni faire son trou en Europe, il est rest ici et a mis ses
ides en veilleuse. Dailleurs, comme dit mon grand frre, le
communiste intelligent oublie ses ides et gagne de largent ds quil
se marie ; mais limbcile incapable de gagner un rond cause de ces
inepties sattache comme Ferhat des fauchs dans le genre de
Mevlut, et il se fait un devoir de leur donner des conseils.
Et puis, je me fais aussi cette rflexion : prenons lexemple dun
riche parti qui se rend dans un konak pour demander la main de la
jolie fille dont il est amoureux. En passant la porte, il dcouvre que
cette dernire a une sur bien plus belle et plus jeune quelle, et
aussitt il rclame leur pre non pas la premire de ses filles mais
celle qui joue dans un coin la marelle. Nous, les hommes, nous
rprouverions un type pareil, nous le traiterions de dernier des
salauds nanmoins, nous serions capables de le comprendre. Mais
comment comprendre un gars comme Mevlut, qui ne souffle mot en
dcouvrant que celle avec laquelle il sest enfui dans la nuit nest pas
la jolie fille qui il a crit des lettres damour plores pendant des
annes, mais sa grande sur ?
Une autre chose qui rendait Mevlut heureux, ctait la joie sans
mlange et enfantine de Rayiha. Elle ne faisait pas semblant de
sextasier devant les billets quon accrochait sur sa robe comme le
faisaient les maries que Mevlut avait vues dans dautres mariages, elle
sen rjouissait sincrement. Pendant que Mohini annonait chaque
billet, pice dor ou bijou remis aux maris en tchant dtre amusant,
Cinquante dollars amricains de la part du plus jeune des grands-
pres marchands de yaourt ! , une partie de la foule applaudissait
avec une ironique courtoisie, comme dans tous les mariages.
Profitant dun moment o tout le monde avait les yeux ailleurs,
Mevlut coula un regard en coin Rayiha. Il trouva beaux non
seulement son bras, sa main, son oreille, mais aussi son nez, sa bouche
et son visage. Pour lheure, son seul dfaut, ctait sa fatigue, mais sa
bonne volont lui allait ravir. Rayiha navait trouv personne qui
laisser le sac plastique rempli de cadeaux, denveloppes et de paquets,
et elle lavait dpos au coin du sofa. Sa jolie petite main reposait
prsent sur ses genoux. Mevlut se rappela comment il avait tenu cette
main dans la sienne alors quils se sauvaient ensemble dans la
montagne et lattention avec laquelle il lavait regarde pour la
premire fois dans la gare dAkehir. Le jour o il avait enlev Rayiha
lui semblait prsent remonter des annes. En trois mois, ils avaient
tellement fait lamour, ils staient tellement rapprochs, ils avaient
tant parl et tant ri que Mevlut tait bahi de voir quil ne connaissait
personne aussi bien que Rayiha, et que les hommes qui dansaient et
se donnaient en spectacle pour pater les filles lui apparaissaient
comme des gamins ignorant tout des choses de la vie. Outre
limpression de connatre Rayiha depuis des annes, Mevlut en venait
mme parfois tre sincrement persuad que cest quelquun
comme elle, voire elle, quil avait crit ses lettres.
4
Une fois chez eux, Mevlut et Rayiha virent que beaucoup des
enveloppes lances avec ostentation dans le sac des cadeaux pendant
le mariage taient vides, mais ils nen furent pas surpris. Mevlut, qui
navait confiance ni dans les banquiers ni dans les courtiers, investit la
plus grosse part de leur pcule dans lachat de bracelets en or pour
Rayiha. Il mit aussi de largent dans une tlvision doccasion noir et
blanc dgote Dolapdere pour que Rayiha ne sennuie pas le soir en
lattendant. Lorsque mari et femme la regardaient ensemble, ils se
tenaient quelquefois la main. Sous prtexte qu lheure de La Petite
Maison dans la prairie le samedi et de Dallas le dimanche il ne restait
de toute faon personne dans les rues pour acheter de la glace, Mevlut
commena rentrer plus tt ces soirs-l.
Au dbut du mois doctobre, quand Hzr fut revenu du village et
eut rcupr sa carriole de glacier, Mevlut se retrouva dsuvr
durant quelque temps. Ferhat avait disparu de la circulation aprs le
mariage. Dsormais, il ntait plus l pour lui proposer des bons plans
comme autrefois, lorsquils se rencontraient dans les cafs de
Tarlaba et quil lui vantait les mrites dun nouveau boulot dont
personne navait jamais entendu parler et o il y avait beaucoup
dargent faire . Mevlut frappa aux portes des restaurants de Beyolu
o il avait travaill dans le pass, il alla voir les patrons de restaurants,
les chefs de rang qui, les aprs-midi, papier et crayon la main, taient
occups faire les comptes, lire le journal dans un coin et remplir
des grilles de loto sportif, mais il nobtint aucune proposition de
travail au salaire quil demandait.
De nouveaux et onreux restaurants souvraient en ville, mais on y
embauchait des gars qui taient peu ou prou passs par des coles de
tourisme et connaissaient suffisamment danglais pour faire la
diffrence entre yes et no, pas des gens forms sur le tas comme
Mevlut, frachement dbarqus de leur village et prts accepter
nimporte quel boulot. Dbut novembre, aprs avoir travaill une
deux semaines dans un restaurant, Mevlut partit de sa propre
initiative. Il avait envoy promener un client cravat qui le traitait avec
arrogance sous prtexte que le acl ezme ntait pas assez piment
puis, dsol de son clat, Mevlut avait rendu son tablier. Mais cela
navait rien dune raction motionnelle de la part de quelquun
bout de nerfs et malheureux : il vivait les plus beaux jours de sa vie, il
aurait bientt un fils et, avec le capital constitu par les bijoux reus en
cadeau de mariage, il avait en tte un nouveau projet dinvestissement
qui assurerait lavenir de son fils : le pilaf aux pois chiches.
Un serveur avait prsent Mevlut un vendeur de pilaf aux pois
chiches originaire de Mu qui, atteint de paralysie aprs avoir exerc
ce mtier de longues annes durant, tait dsormais incapable de
tenir sur ses jambes. Mulu lInvalide cherchait vendre la fois sa
carriole et son emplacement derrire le quai des ferries de Kabata, un
endroit quil avait toujours occup pour y faire de la vente et quil
considrait dsormais lui revenir de droit. Mevlut savait dexprience
que ce droit demplacement rserv brandi par tous les marchands
ambulants cdant leur carriole tait exagr. Un vendeur qui
russissait garer plusieurs jours son vhicule quelque part en
implorant les policiers municipaux et en leur glissant un billet
commenait tre sincrement convaincu quil sagissait dun espace
qui lui appartenait en propre, et non dun espace public. Mevlut avait
beau le savoir, il nempche quaprs avoir dambul des annes dans
les rues avec une perche sur le dos, il caressait le rve de possder un
emplacement en ville, comme un vrai patron de magasin, et il croyait
fermement en lavenir de cette affaire. Il tait conscient de se faire un
peu avoir mais il ne put marchander davantage avec le vieux Mulu.
Pour apprendre le mtier, Rayiha et lui se rendirent deux fois dans le
gecekondu quil habitait la priphrie dOrtaky avec son fils bgue,
au milieu des cafards, des souris et des cocottes-minute. Un jour,
Mevlut ramena en la poussant la carriole chez eux. Il acheta chez un
grossiste de Sirkeci un sac de riz et un sac de pois chiches quil
entreposa entre la cuisine et la tlvision.
Rayiha. La petite fille sans nom qui est dans mon ventre avait pris
normment de volume, au point quil me devenait mme difficile de
masseoir. Un soir o Mevlut lisait les pages de son livre en grenant la
liste des prnoms : Hamdullah, cest celui qui loue et rend grce,
Ubeydulla, cest lesclave de Dieu, Seyfullah, le sabre, le soldat de
Dieu , je lai soudain interrompu : Mon petit Mevlut chri, ny a-t-il
pas de chapitre pour les prnoms de filles dans ce livre ? Ah, oui, il
y en a un, cest vrai , rpondit Mevlut, comme un homme dcouvrant
pour la premire fois qu ltage du restaurant quil frquentait
depuis des annes il y avait aussi une salle familiale rserve aux
femmes. De mme que cet homme jetterait un timide et rapide coup
dil par lentrebillement de la porte la salle des femmes, il
regarda sans sy arrter les pages la fin du livre et revint sans plus
tarder aux pages consacres aux prnoms masculins. ce propos,
bnie soit ma sur Vediha qui ma achet encore deux livres dans un
chic magasin de jouets-librairie de ili : dans celui o lon trouve
plutt des prnoms nationalistes venant dAsie centrale comme
Kurtcebe, Alparslan, Atabek, les prnoms masculins et fminins se
trouvaient sur des pages diffrentes, de mme quhommes et femmes
vivaient spars dans les palais ottomans. Dans le Guide des prnoms
contemporains, filles et garons taient en revanche mlangs comme
dans les riches mariages leuropenne et les lyces privs, mais les
prnoms comme Simge, Suzan, Mine ou Irem, Mevlut les survolait en
riant, il prenait seulement au srieux des noms de garon comme
Tolga, Hakan ou Kl.
Nallez pas imaginer pour autant que, en avril, la naissance de
notre fille que nous avons appele Fatma, Mevlut sest mis porter le
deuil et mal se comporter avec moi sous prtexte que je navais pas
t capable de lui donner un garon. Au contraire. Mevlut tait si
heureux davoir un enfant quil se mit de tout son cur chanter sur
les toits que de toute faon, depuis le dbut, il voulait une fille. Il fit
venir au pas de course la maison akir, qui photographiait les piliers
de taverne de Beyolu, saouls de vin et de raki, et qui dveloppait ses
photos dans son laboratoire lancienne qui se trouvait dans notre
rue, et il se fit photographier en souriant de toutes ses dents et en
tenant le bb dans ses bras tel un gant. Montrant la photo du bb
quil avait colle sur la vitre de sa carriole pilaf, il a distribu pas mal
dassiettes gratuitement ses clients en disant Jai une fille . Chaque
soir, ds quil rentrait la maison, il prenait Fatma dans ses bras, il
approchait sa main gauche de ses yeux tel un horloger, il contemplait
la merveilleuse perfection de ses doigts, il disait : Elle a aussi des
ongles , et, comparant ses propres doigts aux miens et ceux du
bb, merveill par ce miracle de Dieu, et les yeux embus de larmes,
il nous embrassait toutes les deux.
Mevlut tait trs heureux, mais il sentait dans son me une chose
trange dont Rayiha navait pas conscience. Il cachait parfois certains
de ses clients qui scriaient Quel beau bb ! en voyant les photos
de Fatma amollies par la vapeur sur la vitrine de la carriole pilaf que
ctait une fille. Mais il lui fallut beaucoup de temps pour pouvoir
savouer que la cause principale de son malaise, ctait la jalousie quil
prouvait envers le bb. Les premiers mois, il avait pens quil tait
en proie la colre injuste dtre rveill chaque fois que Rayiha se
levait la nuit pour donner le sein Fatma. Comme ils narrivrent pas
durant tout lt empcher les moustiques de sinfiltrer sous la
moustiquaire et de sucer le sang du bb, Rayiha et lui staient
beaucoup disputs. Mevlut comprit aussi que cela lui faisait un drle
deffet quand Rayiha mettait son sein norme dans la bouche du bb
et quelle lui parlait tout doucement. Voir Rayiha contempler son
enfant avec tendresse, avec admiration presque, le drangeait
profondment parce quil voulait que Rayiha nadresse ce genre de
regard qu lui. Comme il narrivait pas le lui dire, il refoulait sa
colre lintrieur de lui-mme et lui en voulait secrtement. Rayiha
ne faisait plus quun avec le bb et naccordait plus dimportance
Mevlut.
Or, Mevlut avait constamment besoin dentendre sa femme lui dire
la maison combien il tait important. Depuis que Fatma tait ne,
Rayiha ne lui disait plus : Mevlut, flicitations, tu as fait de bonnes
ventes aujourdhui ; Mevlut, comme tu as bien fait dutiliser le reste
de pekmez pour sucrer la boza ; Mevlut, tu as russi mettre les
agents municipaux dans ta poche, bravo ! . Pendant le ramadan,
Mevlut restait toute la journe la maison. Il voulait oublier sa jalousie
en faisant tout le temps lamour avec Rayiha le matin, mais elle tait
gne de faire a devant lenfant. Lt dernier, tu avais peur que
ce soit Dieu qui voie, et cet t, tu as peur que ce soit lenfant ! cria
Mevlut une fois. Allez, lve-toi et mlange la glace. Mevlut aimait
beaucoup regarder sa femme sortir docilement du lit, ivre du bonheur
de lamour et de son enfant, remuer la glace en tenant la cuiller long
manche des deux mains et la veine qui ressortait sur son joli cou sous
leffet de leffort, tout en balanant de temps autre le berceau qui
tait la tte du lit.
Rayiha. Mevlut tait tellement jaloux que jallaite Fatma que dabord
ma bonne humeur sest envole, puis mon lait sest tari. Comme jai
sevr Fatma, en novembre, je suis tombe enceinte. Quest-ce que je
vais faire maintenant ? Je ne dirai rien Mevlut, jusqu ce que je
sache que lenfant que je porte est un garon. Mais si ce nest pas un
garon ? Je me disais que je ne pouvais pas rester seule la maison,
que jirais chez ma sur Vediha et que je parlerais avec Samiha.
Quand jai tlphon depuis le bureau de poste de Taksim, jai t
effraye en apprenant la nouvelle, et je suis rentre la maison.
6
La fugue de Samiha
Pourquoi vit-on ?
Samiha. Nous sommes tombes dans les bras lune de lautre et nous
avons pleur. Javais tant de peine pour ma sur et javais tellement
peur
Vediha. Comment courir avec des savates aux pieds Jai cri :
Arrtez le taxi ! Samiha, descends ma chrie, descends de cette
voiture !
Sleyman. Jai couru derrire eux. Je nai pas russi les rattraper !
Jallais crever de colre. Je suis revenu sur mes pas, jai saut dans la
camionnette, jai dmarr et appuy sur la pdale dacclrateur.
Quand je suis arriv en bas de la cte, devant notre magasin, la voiture
noire avait dj pris le virage en direction de Mecidiyeky. Mais
laffaire nallait pas en rester l. Samiha est une fille honorable, elle
sauterait bientt bas du taxi. Elle ne stait pas encore enfuie, on ne
lavait pas enleve. Elle reviendrait. Comprenez-moi bien. Jai dit :
Ncrivez pas sil vous plat, et NE MONTEZ PAS LAFFAIRE EN PINGLE EN
LCRIVANT. Ne salissez pas une fille qui a de lhonneur. Je voyais la
voiture noire rouler au loin, mais je nai pas pu la rattraper. Jai tendu
la main vers la bote gants, jai sorti le revolver Krkkale et jai tir
deux coups en lair. Ncrivez pas, parce que ce nest pas vrai quelle
sest sauve. On pourrait mal linterprter.
Sleyman. Aprs que Samiha sest enfuie, je suis devenu encore plus
amoureux delle. Avant sa fuite, jtais amoureux delle parce quelle
est belle, intelligente et que tout le monde lapprcie. Ctait normal.
Mais maintenant, je suis amoureux delle parce quelle ma laiss et
sest enfuie. Ce qui est encore plus normal, mais je ne supporte pas la
douleur. Le matin, je vais au magasin et je rve que Samiha est
rentre, que je la trouverai la maison si je reviens maintenant en
courant et que nous ferons une grande fte de mariage.
Korkut. Une ou deux fois jai gliss : Cest difficile denlever une fille
sans laide de quelquun dans la maison mais Vediha na pas ragi
cela. Quest-ce que jen sais, cest une ville tellement immense ,
pleurait-elle seulement. Une fois, Abdurrahman fendi et moi, nous
sommes rests en tte tte. Certains pres commencent dabord
par toucher de largent de quelquun, ils jouent les pique-assiettes,
ensuite, sil se prsente un meilleur parti, ils vendent leur fille au plus
offrant et vous font ensuite le numro de la fille qui sest sauve. Ne le
prends pas mal Abdurrahman fendi, tu es un homme honorable,
mais Samiha ny a-t-elle pas pens en se sauvant ? lui ai-je demand.
Il a rpondu : Cest moi le premier qui lui en demanderai des
comptes. Ensuite, il ma fait la tte et il nest pas rentr la maison
pour le dner. ce moment-l, jai dit Vediha : Je ne sais pas lequel
de vous la aide mais jusqu ce que je sache o Samiha est partie et
avec qui, je tinterdis de sortir de la maison. Elle a dit : Eh, de toute
faon, tu ne mautorises jamais sortir du quartier, du coup je ne
sortirai plus de la maison, cest tout. Je peux sortir dans le jardin ?
Abdurrahman fendi. Je nai pas dit : Moi, en fait, je vis pour mes
filles. Je lai pris un ton en dessous face ce jeune homme en colre,
parce que je lui donnais un peu raison, et il me faisait beaucoup de
peine. Nous avons tellement bu que les souvenirs que javais oublis
ont commenc se promener dans laquarium comme des
hippocampes. Vers la fin de la soire, je me suis enhardi et jai dit :
Sleyman, mon fils, tu es trs bless, trs en colre, je comprends.
Moi aussi je suis triste et en colre, parce que Samiha nous a mis dans
une mauvaise posture. Mais il ny a rien ici quon puisse qualifier
dhonneur laver ! Lhonneur na en rien t entach. Samiha ntait
pas ta femme ni mme ta fiance. Oui, dommage que vous ne vous
soyez pas maris sans vous connatre. Cest pourquoi, aussi sr que je
mappelle Abdurrahman, je suis certain que vous serez heureux. Mais
pour linstant, il nest pas juste que tu en fasses un problme
dhonneur. Tout le monde sait que les palabres du genre problme
dhonneur sont des prtextes invents pour pouvoir tranquillement
sentretuer. Tu vas tuer ma fille, toi ? Excusez-moi mon petit pre,
sinsurgea Sleyman. Naurais-je donc pas le droit dattraper un jour le
salaud qui a enlev Samiha et de lui demander des comptes ? Est-ce
que ce type ne ma pas trait avec mpris ? Comprends-moi bien,
mon fils. Est-ce que jai le droit ou pas ? Calme-toi mon enfant.
Cest dur de rester calme face ceux qui nous ont jou la comdie
en venant de leur village profiter de ce que nous avons construit dans
cette ville ignoble avec notre me et notre sang. Mon enfant, si je le
pouvais, je ramnerais moi-mme Samiha la maison en la tirant par
loreille. Elle aussi, elle sait quelle a fait quelque chose de mal.
Dailleurs, peut-tre que ce soir, alors que nous sommes ici en train de
boire, elle a pris sa valise et est revenue vite fait. Voyons si mon frre
et moi on laccepte. Si ma fille revient tu ne laccepteras pas ? Jai
mon honneur. Si personne ne la touche
Nous avons bu jusqu la fermeture de la taverne, au milieu de la
nuit. Je ne sais pas comment cest arriv mais, un moment, Sleyman
sest lev, il ma demand pardon, il ma respectueusement embrass
la main, je lui ai promis que cette discussion resterait entre nous. Jai
mme dit : Je nen parlerai pas Samiha. Sleyman a pleur un
moment. Il parat que ma faon de froncer les sourcils, mes gestes de
bras et de mains ressemblaient beaucoup ceux de Samiha. Tel
pre telles filles , ai-je dit avec fiert.
Jai fait beaucoup derreurs, jai frim devant elle, je nai pas
russi tre son ami, dit Sleyman. Mais elle a la langue acre.
Personne ne nous a appris comment parler aux filles, les secrets de
cette chose difficile. Je lui parlais comme un homme, mais les
injures en moins. a ne la pas fait.
Avant de reprendre la route, Sleyman est all se laver le visage et,
lorsquil est revenu, il tait rellement dgris. Sur le chemin du
retour, on sest fait arrter et contrler par la police Istinye, ils ont
empoch un bon pourboire.
7
La deuxime fille
On et dit que sa vie arrivait un autre
Vediha. Korkut parle peu avec moi, il passe peu la maison et tord le
nez chaque fois que je dis quelque chose. Avec leur silence et leurs
allusions, Korkut et Sleyman ont si bien rebut mon pre que le
pauvre homme a fait sa valise et est rentr au village. Jai beaucoup
pleur en secret. Cest ainsi que la chambre o dormaient mon pre et
Samiha sest vide en un mois. Parfois, jentre dans la pice et, en
regardant le lit de Samiha dans un coin, et celui de mon pre dans un
autre, jprouve autant de tristesse que de honte et je verse des larmes.
Chaque fois que je regarde la ville par la fentre, jessaie dimaginer
o et avec qui Samiha sest enfuie. Bravo Samiha, tu as bien fait de te
sauver.
Sleyman. Il y a cinquante jours que Samiha sest enfuie ; et toujours
aucune nouvelle. Je narrte pas de boire du raki ces derniers temps.
Mais pas le soir au dner, pour que mon frre ne se fche pas contre
moi ; soit dans ma chambre, sans faire de bruit, comme si je prenais
un mdicament, soit Beyolu. Quelquefois, je prends la camionnette
et je roule fond, en essayant de tout oublier.
Je vais de temps autre au Perembe Pazar de Karaky acheter des
clous, de la peinture et du pltre pour le magasin. Une fois que la
camionnette est prise dans les bouchons et le flot des boutiquiers, il
faut des heures pour en sortir. Parfois, sur une colline derrire
skdar, je tourne le volant et mengage dans une rue : des maisons
construites en briques, des murs en bton, une mosque, une usine,
une place, je continue, une banque, un restaurant, un arrt de bus,
mais pas de Samiha. Mais le pressentiment quelle pourrait se trouver
quelque part dans les parages grandit en moi, et pendant que je
conduis la camionnette jai comme le sentiment de faire la course en
rve.
Capitalisme et tradition
Lheureux foyer familial de Mevlut
Le quartier Gazi
Nous nous cacherons ici
Samiha. Oui, cest vrai, je me suis enfuie avec Ferhat. Pour ne pas
rvler lendroit o nous vivons, voil deux ans que je garde le silence.
En ralit, jai beaucoup raconter.
Sleyman tait trs amoureux de moi. Et comme cest le cas pour
beaucoup dhommes, lamour rend bte, en effet. Les jours qui
prcdaient ma fuite notamment, Sleyman tait devenu tellement
bizarre que, lorsquil me parlait, sa bouche sasschait sous le coup de
lmotion. Mme sil en avait envie, il tait incapable de me dire des
mots gentils qui me fassent plaisir. Au contraire, il me faisait des
blagues stupides, dignes de celles que ferait un vaurien son petit
frre, et mme sil aimait se promener avec moi, chaque fois que nous
montions dans sa camionnette il disait des choses du genre Pourvu
que personne ne nous voie ou On a consomm beaucoup
dessence .
Tous les cadeaux quil ma donns, je les ai laisss la maison.
Mais mon pre ne va srement pas leur rendre le dentier quils lui ont
pay. Il a reu dautres cadeaux encore, dautres aides Cest pour
cela que mon pre men veut davoir fugu. Mais moi, pour tre
franche, je suis furieuse que tout le monde ait dcid que jtais bien
pour Sleyman sans mme juger bon de me demander mon avis.
La premire fois que Ferhat mavait vue, ctait de loin, au mariage
de Rayiha et Mevlut ; je ne lavais mme pas remarqu. Et il ne mavait
plus oublie. Cest ce quil ma dit un jour. Il tait venu Duttepe. Il
sest mis en travers de mon chemin, et comme a, bien en face, il ma
dclar quil tait amoureux de moi et quil mpouserait.
Avec tous les hommes qui voulaient se marier avec moi mais qui
navaient mme pas le courage de mapprocher, cela ma plu quil se
comporte ainsi : il a dit Je vais luniversit mais je suis
restaurateur , il na pas pu dire quil tait serveur. Je ne sais pas
comment il sest procur le numro, mais il tlphonait la maison
Duttepe. Si Sleyman et Korkut lavaient attrap, ils lui auraient tap
dessus jusqu lui mettre le nez et la bouche en sang, ils lui auraient
bris les os, mais Ferhat sen fichait, il continuait de tlphoner, il
voulait quon se voie. Quand Vediha tait l, ce nest pas moi qui
dcrochais. All All ? All, all ! disait ma grande sur en
dardant ses yeux sur moi. Il ne rpond pas Ce doit tre encore le
mme. Fais attention Samiha, la ville regorge de tocards en qute
daventures. Je ne rpondais pas. Vediha savait trs bien que je
prfrais un tocard aventureux un gros riche idiot, elle comprenait.
Si Vediha et mon pre ntaient pas la maison, cest moi qui
dcrochais le combin, car Bozkurt et Turan navaient pas le droit dy
toucher. Ferhat parlait peu au tlphone. Il y avait un endroit derrire
le stade Ali Sami Yen, il mattendait sous un mrier. Ctait
lemplacement danciennes curies, et ceux qui navaient nulle part
o loger venaient sy abriter. lpicerie d ct, Ferhat machetait
une bouteille de jus dorange Fruko, nous regardions en dessous du
lige au fond du bouchon pour voir sil y avait quelque chose en
cadeau. Je ne demandais jamais ce quil gagnait comme restaurateur,
sil avait de largent de ct, o nous allions habiter. Et cest comme a
que je suis tombe amoureuse.
Aprs que jai saut dans le taxi de son ami, Ferhat et moi navons
pas fil tout droit dans le quartier Gazi. Pour faire diversion au cas o
Sleyman nous suivrait toujours avec sa camionnette, nous avons
dabord contourn la place Taksim si anime, nous sommes
descendus Kabata, jai aim le bleu de la mer. En traversant le pont
de Karaky, jai contempl les bateaux, les passagers et les voitures
avec motion. Comme je mloignais de mon pre et de mes surs
pour un endroit inconnu, javais peur, javais envie de pleurer, et en
mme temps, je sentais trs clairement dans mon cur que la ville
mappartenait, et quune vie trs heureuse souvrait devant moi.
Ferhat, tu memmneras avec toi dans la rue, nous nous
promnerons ensemble ?
Autant que tu voudras, ma jolie. Mais pour linstant, nous allons
chez nous.
Abla, tu as fait une trs bonne chose, crois-moi, a dit lami de
Ferhat qui conduisait le taxi. Tu nas pas eu peur au moment des
coups de feu ?
Elle na peur de rien , a rpondu Ferhat.
Nous avons dpass Gaziosmanpaa, un quartier qui portait
autrefois le nom de Taltarla, le champ de pierres . Pendant que
nous roulions vers les hauteurs sur une route de terre poussireuse,
javais limpression que, de maison en maison, de chemine en
chemine, darbre en arbre, le monde se faisait plus vieux. Jai vu des
maisons de plain-pied qui paraissaient avoir t vieilles ds leur
apparition, de tristes terrains vagues, des murs faits de parpaings, de
tle et de morceaux de bois et des chiens qui aboyaient contre les
passants. Les routes taient en terre battue, les jardins taient vastes,
les habitations clairsemes. Ctait comme au village et, en mme
temps, la diffrence du village, les portes, les fentres tout avait t
rapport dIstanbul, rcupr et prlev sur danciennes
constructions. Les gens aussi semblaient ntre l que pour une
priode temporaire, ils donnaient limpression de sactiver
fbrilement en attendant de pouvoir emmnager dfinitivement dans
le logement quils achteraient un jour Istanbul. Jai vu des femmes
qui portaient comme moi des jeans dlavs sous leur tunique ; de
vieilles mamies en chalvar et la tte couverte dun foulard nou bien
serr autour du cou ; jai vu des pantalons pattes dlphant, des
jupes longues, des pardessus.
La maison loue par Ferhat, constitue de quatre murs et perce
de deux fentres, tait mi-hauteur de la cte. Par la fentre de
derrire, on voyait au loin le terrain que Ferhat avait enclos avec des
pierres. Comme il avait pass les pierres la chaux, en t, par les
nuits de pleine lune, de lendroit o nous dormions nous pouvions
voir le terrain luire comme un squelette phosphorescent. Le terrain
nous appelle , disait Ferhat, et il me parlait de la maison que nous y
construirions ds que nous aurions pargn assez dargent. Il me
demandait combien il faudrait de pices, si la cuisine devait tre
oriente vers le bas ou vers le haut de la cte, je rflchissais et je
rpondais.
Le premier soir aprs ma fuite avec lui, Ferhat et moi nous
sommes couchs sans enlever nos vtements, et nous navons pas fait
lamour. Si je partage en toute honntet ces dtails intimes avec vous
qui lisez ce roman, cest parce que je souhaite que le lecteur tire une
leon humaine de mon rcit. La nuit, cela ma plu que Ferhat me
caresse les cheveux alors que je pleurais. Pendant une semaine, nous
avons dormi tout habills, et nous navons pas fait lamour. Un soir,
une mouette est apparue sur le rebord la fentre, et comme la mer est
trs loin jai interprt cela comme un signe que Dieu nous
pardonnerait. ses regards, jai senti que Ferhat avait compris que je
me donnerais lui.
Du fait quil navait exerc aucune pression sur moi, mon respect
et mon amour pour lui staient encore accrus. Mais je lui ai tout de
mme dit : Si mes dix-huit ans tu ne mpouses pas par mariage
civil, je te tue.
Par balle ou par empoisonnement ?
Je saurai bien comment
Il ma embrasse comme dans les films. Comme ctait la
premire fois que jembrassais un homme sur la bouche, mon esprit
sest embrouill et jai perdu le fil.
Il reste combien de temps jusqu tes dix-huit ans ?
Jai sorti ma carte didentit de ma valise et, firement, jai dclar
quil restait sept mois et douze jours.
Si on na toujours pas de mari dix-sept ans, a veut dire quon
est vieille fille, dit Ferhat. Dieu a piti des filles dans ton cas, et si nous
faisons lamour, il ne le comptera pas comme un pch.
Jignore sil le comptera ou pas Mais si Dieu nous pardonne
de nous cacher ici, il le fera parce que toi et moi, nous navons
personne dautre que nous-mmes sur qui compter.
Non, dit Ferhat. Jai beaucoup de famille, damis et de
connaissances sur cette colline. Nous ne sommes pas seuls.
peine avait-il prononc ce dernier mot, seuls , que je me suis
mise pleurer.
Ferhat ma console en me caressant les cheveux, comme mon
pre le faisait quand jtais petite. Je ne sais pas pour quelle raison,
mais cela a fait redoubler mes larmes.
Je ne voulais vraiment pas que les choses se passent comme a
mais, honteux et penauds, nous avons fait lamour. Jai t un peu
dstabilise mais je me suis rapidement habitue ma nouvelle vie. Je
me demandais ce que pouvaient bien dire mes surs et mon pre.
Ferhat sortait vers midi, il prenait de vieux minibus poussireux
semblables ceux de notre village, et il partait travailler comme
serveur au restaurant Mrvvet Modern. Le matin, la maison, il
regardait les cours universitaires la tlvision. Pendant que Ferhat
suivait son cours tlvis, je regardais moi aussi le professeur lcran.
Ferhat disait : Ne tassois pas ct de moi pendant que je
regarde le cours, je narrive pas me concentrer. Mais si je ne restais
pas prs de lui, il se demandait o jtais dans la maison, dans quel
recoin de cette pice unique, si jtais alle droite, gauche, ou
sortie dans le poulailler pour donner de la mie de pain aux poules, et
il tait incapable de concentrer son esprit sur sa leon.
Comment nous faisions lamour, les mthodes auxquelles je
recourais pour ne pas tomber enceinte avant le mariage tout cela, je
ne vous le raconterai pas, mais quand je descendais en ville et que,
linsu de Ferhat, jallais chez Rayiha et Mevlut Tarlaba, jen parlais
avec ma sur. Comme Mevlut tait parti vendre du pilaf avec sa
carriole, il ntait pas la maison. Ma grande sur Vediha est
galement venue plusieurs fois. Pendant que Rayiha prparait la boza
et faisait cuire le poulet, nous jouions avec les enfants, nous regardions
la tlvision et nous coutions les conseils que nous donnait ma
grande sur Vediha.
Ne faites jamais confiance un homme , attaquait chaque fois
ma sur Vediha. Elle fumait dsormais. Samiha, fais bien attention
ne pas tomber enceinte de lui avant quil ne tpouse par mariage
civil. Si, tes dix-huit ans rvolus, Ferhat ne temmne pas la mairie,
ne reste pas une minute de plus avec ce salaud. Ta chambre est prte
Duttepe. Toi aussi Rayiha, prends bien garde de ne pas rpter
Mevlut et Sleyman que nous nous retrouvons ici toutes les trois,
pour rire et nous distraire entre surs. Tu veux une cigarette ? a
calme les nerfs, a apaise la colre. Un qui ne dcolre pas en tout cas,
cest Sleyman. a lui reste en travers de la gorge. On narrive pas
lui trouver de fille convenable. Il ny en a aucune qui lui plaise, il
narrive pas toublier, il cume de rage en disant quil va tuer Ferhat
que Dieu nous en garde.
Vediha, Samiha, allez, occupez-vous de ces bbs que je sorte
prendre lair une demi-heure, dit Rayiha. a fait trois jours que je nai
pas mis le nez dehors.
Les premiers temps, chaque fois que je rentrais dans notre
quartier de Gazi, javais limpression de voir un endroit diffrent. Par
exemple, javais fait la connaissance dune jeune femme qui portait
des jeans comme moi. Comme moi, elle stait enfuie avec un autre
pour ne pas pouser lhomme quon lui destinait et dont elle ne
voulait pas, et comme moi elle faisait un nud trs lche son
foulard. Il y avait une Kurde qui se disait originaire de Malatya et qui
se plaisait raconter quelle tait recherche par la police et la
gendarmerie. Pendant que nous revenions de la fontaine en portant
des jerrycans pleins deau, elle me parlait de ses douleurs aux reins,
des scorpions dans le dpt de bois et des ctes quelle gravissait
jusque dans ses rves.
Le quartier Gazi ntait en effet que raidillons et rues pentues. Il y
avait des gens de toutes les villes, de tous les pays, de toutes les tribus,
de tous les clans, de toutes les langues et de tous les mtiers
(chmeurs pour la plupart). Derrire la colline, il y avait une fort, un
barrage en contrebas de la fort, et un lac de couleur verte qui
alimentait la ville en eau. Si tu vivais en bonne entente avec les alvis,
avec les Kurdes et avec la confrrie religieuse conservatrice venue
simplanter plus rcemment, nul ne pourrait aisment dtruire ta
maison. Comme cette nouvelle stait rapidement rpandue, des
hommes et des femmes de tous horizons habitaient sur ces pentes.
Mais personne ne disait facilement do il venait. Je men tenais donc
au conseil de Ferhat, et si on me demandait mes origines, je rpondais
soit une chose, soit une autre.
Ferhat allait Gaziosmanpaa, il ne descendait jamais Istanbul
par peur de Sleyman (il ignorait totalement que moi, jy allais que
cela reste entre nous), il disait quil conomisait largent quil gagnait,
mais il navait mme pas de compte en banque. Quand il partait, mes
journes se passaient balayer la maison en terre ( la fin du premier
mois, jai dcouvert qu mesure que je balayais le sol le plafond
devenait plus haut), changer de place les tuiles et les tles du toit
(qui fuyait mme quand il ne pleuvait pas), essayer darrter le vent
qui sinfiltrait par les fissures des murs entre les briques casses, les
pierres et les lzards peureux (mme les jours tranquilles sans nuages
o pas une feuille ne bougeait), puis le soir arrivait. Certaines nuits,
ctait non pas le vent mais les hurlements des loups qui
sengouffraient par les interstices, et ce ntait plus de leau qui
tombait du toit mais un liquide boueux charriant des clous rouills.
Les soirs dhiver, lorsque les mouettes qui se posaient sur le tuyau de
pole ressortant par la fentre, pour rchauffer leur derrire et leurs
pattes oranges, se mettaient pousser des cris qui couvraient soudain
les voix des bandits et des policiers de la srie amricaine diffuse par
le tlviseur noir et blanc, javais peur toute seule dans la maison, et
jtais triste en pensant mon pre qui tait rentr au village.
Six ans plus tt, du fait que le quartier Gazi tait majoritairement
peupl de gauchistes, dalvis et de Kurdes, tout le monde avait
commenc sentraider construire sa maison avec les portes, les
chemines, les parpaings patiemment accumuls. Avant leur arrive,
le quartier Gazi tait sous le contrle de Nazmi le Laze. En 1972, au
pied de cette colline vide alors couverte de ronces et de buissons,
Nazmi le Laze avait ouvert un magasin avec deux de ses acolytes
originaires comme lui de Rize. Tuiles, briques, ciments et autres
matriaux Nazmi le Laze vendait tout cela au prix fort aux pauvres
hres arrivs dAnatolie qui voulaient se construire un gecekondu sur
un terrain de ltat. Les premiers temps, comme il tait cordial et de
bon conseil avec les visiteurs, son magasin, o lon servait du th (une
maison de th ouvrirait par la suite ct), tait devenu un point de
rencontre pour ceux qui avaient migr Istanbul en provenance des
quatre coins dAnatolie, plus particulirement des rgions de Sivas,
Kars et Tokat, et qui voulaient planter quatre murs avec un toit au-
dessus pour abriter leur tte.
Portes en bois, garde-corps, fentres, fragments de marbre et
pices de mobilier, rambardes mtalliques de balcon, tuiles anciennes
que Nazmi le Laze rcuprait auprs des dmolisseurs dIstanbul en
circulant avec sa clbre voiture cheval quipe de roues
pneumatiques taient exposs dans le primtre du magasin et de la
maison de th. De mme que le ciment ou les tuiles, Nazmi le Laze
vendait trs cher ces objets vieux de cent ou de cent cinquante ans,
vermoulus et mangs de rouille pour certains. Mais en contrepartie
des sommes verses par ceux qui achetaient chez lui, qui louaient son
attelage et faisaient transporter des matriaux, Nazmi et ses hommes
veillaient ensuite sur leur lopin de terre et sur la maison quils y
avaient construite.
Les radins et les malins qui renclaient payer le montant
demand pour le bornage dun terrain, qui prtendaient trouver par
eux-mmes des matriaux de construction meilleur march,
risquaient de retrouver leur bicoque vandalise une nuit o personne
ne tranait dans les parages, ou bien dmolie avec lappui des forces
de lordre venues du commissariat de Gaziosmanpaa. Quelques jours
aprs le dpart des dmolisseurs et des policiers, Nazmi le Laze allait
trouver ce compatriote sans cervelle en train de pleurer au milieu des
dcombres et lui dire combien il tait dsol pour lui : le chef du
commissariat de Gaziosmanpaa et lui taient trs bons amis, ils
jouaient aux cartes le soir au caf, et sil lavait su avant il aurait pu
faire obstacle la dmolition de sa maison.
Les relations de Nazmi le Laze, cruciales du fait quelles se
ramifiaient jusqu la police et au parti nationaliste au pouvoir, avaient
grandement contribu laccroissement de la frquentation de sa
maison de th. partir de 1978, vu la multiplication des disputes
portant sur la dlimitation des lots entre voisins qui avaient achet des
matriaux dans son magasin et construit leur habitation sur une terre
du domaine de ltat, Nazmi le Laze se mit tenir un registre linstar
des chefs du cadastre, dans ses locaux quil nommait dsormais le
bureau . Ceux qui lui achetaient lautorisation de borner un terrain
se voyaient remettre un document ressemblant aux titres de proprit
officiels. Pour que ces papiers fassent encore plus deffet, il y agrafait
la photo des propritaires (il avait galement ouvert un petit magasin
offrant des services de photo express), il inscrivait attentivement le
nom de lancien propritaire (l, il mettait firement son nom), le
nombre de mtres carrs et lemplacement du terrain et, lencre
rouge, il apposait son cachet avec le tampon quil avait fait faire dans
une papeterie de Gaziosmanpaa.
Le jour o ltat distribuera des titres de proprit ici, il
sappuiera sur les titres et les documents tablis par mes soins , disait-
il parfois avec fiert. Haranguant les chmeurs qui jouaient au okey
dans sa maison de th, il expliquait quel bonheur ctait pour lui de
rendre service au compatriote qui stait arrach son pauvre village
de la rgion de Sivas pour venir Istanbul, et qui se retrouvait dans
une situation de dnuement total, ainsi que de lui permettre tout
coup de devenir propritaire dun terrain et dtenteur dun titre de
proprit. ceux qui lui demandaient Quand est-ce que viendra
llectricit, Nazmi Abi ? , il rpondait que les travaux taient en
cours, et il donnait entendre que le jour o il y aurait une mairie
Gaziosmanpaa, aux lgislatives, il serait le candidat du parti au
pouvoir.
Un jour, la lisire du quartier, sur les collines inhabites que
Nazmi navait pas encore parcellises, apparut un homme de grande
taille, au teint ple et au regard rveur. Il sappelait Ali. Il nallait pas
au magasin ni au caf de Nazmi le Laze, il ne se mlait pas aux autres
et ne prenait pas part aux racontars du quartier, mais vivait lcart,
tout seul, l o la ville finissait, sur le terrain isol qui dbordait peu
peu de briques, de gamelles, de lampes gaz et de matelas. Deux
acolytes de Nazmi le Laze, des moustachus nerveux, voulurent lui
rappeler que ce terrain avait un propritaire.
Ce nest ni Nazmi le Laze, ni Hamdi le Turc, ni Kadir le Kurde ni
mme ltat qui possde la terre, leur rpondit Ali. Lunique
propritaire de toute chose, du monde entier et de ce pays, cest Dieu.
Nous autres, nous sommes simplement ses serviteurs et de simples
mortels !
Une nuit, les hommes de Nazmi le Laze rappelrent cet insens
dAli la vracit de sa dernire phrase en lui mettant une balle dans la
tte. Ils lenterrrent soigneusement un peu distance du lac de
barrage, pour ne pas donner de biscuit la presse citadine qui aimait
beaucoup traiter de la question de la pollution par les habitants des
bidonvilles de ce beau lac vert qui couvrait les besoins en eau
dIstanbul. Mais les loups que la faim poussait jusquaux lisires de la
ville les jours dhiver et les chiens de race kangal du quartier qui se
battaient avec eux retrouvrent son cadavre. Cest ainsi que la police
sempara de laffaire et plaa en garde vue non pas les hommes
moustachus de Nazmi le Laze mais ceux dont la maison tait la plus
proche du lac, des gens de Sivas quils soumirent la torture. La
police ne prta pas loreille aux dnonciations anonymes crites par
des gens du quartier laissant entendre que Nazmi le Laze pouvait tre
derrire cette affaire. Rompus lexercice, ils conduisirent les
habitants des maisons proximit du lac au commissariat, ils les
passrent dabord la falaka puis les torturrent llectricit avec des
appareils rudimentaires.
Lorsquun Kurde de Bingl mourut dune crise cardiaque sous la
torture, tout le quartier se rvolta et prit dassaut la maison de th de
Nazmi le Laze. Ce dernier samusait dans un mariage, dans son village
de la rgion de Rize. Pris de panique, ses hommes en armes restrent
indcis sur la marche suivre, et la seule chose quils purent faire, ce
fut de senfuir en tirant en lair. De jeunes gauchistes, marxistes,
maostes de divers quartiers et universits dIstanbul eurent vent des
vnements du quartier Gazi et vinrent diriger ce mouvement
populaire spontan.
La poussire de la ville
Grand Dieu,
mais do sort donc cette salet de poussire !
Samiha. Par peur de ce que diraient les autres, et sous prtexte que
cela relve de la sphre prive, Ferhat escamote les plus beaux
passages de notre histoire. Ce ntait pas lopulence, mais ctait un
joli mariage. On ma lou une robe la Maison de la marie La
Sultane blanche, qui se trouve au deuxime tage de limmeuble bleu,
Gaziosmanpaa. De mme que jai fait zro faute tout au long de la
clbration de la noce, je nai pas cd dun pouce ni courb la tte
devant les femmes fourbues, laides et jalouses qui me disaient sans
dtour Ah, mon petit, tu es trs belle, quel dommage pour toi ! ou
qui, ne pouvant se montrer si directes, me glissaient des regards
interrogateurs exprimant leur incomprhension de voir une si jolie
fille se marier avec un serveur sans le sou. coutez-moi bien : je ne suis
lesclave, la concubine ou la prisonnire de personne Regardez-moi
bien : comprenez ce que veut dire tre libre. Ferhat tait
compltement ivre force de boire des rakis en douce sous la table.
Cest moi qui ai d le remettre daplomb. La tte bien droite, jai
crnement regard cette foule de femmes jalouses et dhommes en
admiration (parmi lesquels staient mls des chmeurs et des
clampins venus consommer des limonades et des biscuits gratis).
Deux mois plus tard, notre voisin Haydar et sa femme Zeliha sont
venus nous voir, et devant leur insistance jai commenc travailler
comme femme de mnage dans limmeuble de Gaziosmanpaa.
Ferhat buvait de temps en temps avec Haydar, le couple tait
galement venu notre mariage. Autrement dit, cest pour notre bien
quils souhaitaient que je travaille. Ferhat sy est tout dabord oppos,
par honte de passer pour le mari qui envoyait marner la fille quil avait
enleve ds leur deuxime mois de mariage. Mais par un matin
pluvieux, nous sommes tous descendus ensemble en minibus
Gaziosmanpaa. Ferhat est venu avec nous jusqu la loge du gardien
de limmeuble Civan, o Zeliha, sa famille et dautres membres de sa
parentle travaillaient. Dans cette loge, encore plus petite que lunique
pice de notre baraque de bidonville et ne disposant mme pas dune
seule fentre, nous nous sommes entasss six, trois hommes et trois
femmes, pour boire un th et fumer une cigarette. Puis Zeliha ma
emmene travailler au numro 5. En gravissant lescalier, javais honte
parce que jallais entrer dans une maison trangre, et javais peur de
me sparer de Ferhat. Depuis que je mtais sauve avec lui, nous
tions colls, comme ventouss lun lautre. Les premiers jours,
Ferhat maccompagnait chaque matin au travail. Laprs-midi, il
mattendait en fumant dans la loge de gardien. quatre heures,
quand je sortais du numro 5 et descendais dans cette loge touffante
lentresol, soit il me conduisait jusquau minibus, soit il me confiait
aux proches de Zeliha. Il sassurait que je sois bien monte dans le
minibus, et il filait ensuite au restaurant Mrvvet. Mais au bout de
trois semaines, jai commenc circuler toute seule, dabord le matin
puis, lapproche de lhiver, galement le soir.
Ferhat. Permettez-moi dintervenir une minute car je ne voudrais pas
que vous vous fassiez de fausses ides mon sujet : je suis un garon
responsable, travailleur et qui a de lhonneur, et jaurai toujours du
mal fermer les yeux sur le fait que ma femme travaille lextrieur.
Cependant, Samiha narrtait pas de se plaindre quelle sennuyait
la maison, elle a beaucoup rpt quelle voulait travailler. Elle vous le
cache, mais elle a beaucoup pleur. Par ailleurs, nous formons
presque une famille avec Haydar et Zeliha. De leur ct, ils ont des
liens familiaux, et trs fraternels, avec ceux de limmeuble Civan. Vu
que Samiha me dit : Je sais me dbrouiller maintenant. Toi, travaille
ton cours de fac la tlvision ! , je lui ai donn la permission de se
rendre toute seule au travail. Ce qui videmment na fait
quaugmenter mon sentiment de culpabilit dans les moments o je
narrivais pas me faire entrer dans la tte le cours de comptabilit
tlvis et o je ne parvenais pas poster temps mes devoirs par
correspondance Ankara. Pour lheure, devant le cours de
mathmatiques, je suis fortement proccup par la crainte de ne pas
russir retenir tous les chiffres que marque au tableau le professeur
dont les poils blancs qui dpassent de son grand nez et de ses oreilles
se voient mme lcran. Si je minflige ce supplice, cest parce que
Samiha croit encore plus que moi que jobtiendrai un jour mon
diplme universitaire et que, si je trouve un poste dans la fonction
publique dtat, notre situation deviendra bien diffrente.
Sleyman. Hier soir, jtais mraniye chez Oncle Asm. Oncle Asm
est un ancien marchand de yaourt ami de mon pre. Il est intelligent.
lpoque, il avait su arrter la vente ambulante et ouvrir une
picerie. Maintenant, il a pris sa retraite. Le soir, il ma montr les
peupliers quil avait plants dans le jardin de sa maison dmraniye,
le grand marronnier qui ntait encore quun jeune plant quand il
avait dlimit ce terrain vingt ans plus tt. Le bruit et la lumire de
lusine de fabrication de tuyaux donnaient au jardin un aspect trange
et plaisamment mystrieux. Il tait plus de minuit et nous tions tous
deux pompettes cause du raki. Sa femme stait endormie dans la
maison.
Oncle Asm ma montr le jardin et il a dit : Ils proposent
beaucoup pour le terrain mais ils donneront encore plus. Jen ai
vendu un coin bon march, je le regrette maintenant. Quinze ans
auparavant, son picerie tait Tophane et il louait un appartement
dans la rue Kazanc. Il raconta trois fois quil avait quitt la ville pour
venir dlimiter ce terrain en se disant quun jour il obtiendrait un titre
de proprit et quil vaudrait de largent. Trois fois aussi, il ma
racont que ses filles taient maries grce Dieu, que, mme sils ne
valaient pas autant que moi, ses gendres taient des gens bien. Ces
paroles signifiaient naturellement ceci : Je nai pas de fille te
donner en mariage, alors ce soir, quest-ce qui ta pris de venir jusque-
l depuis Duttepe ?
Ce qui ma bien sr rappel Samiha. Voil deux ans quelle
mavait fui. Je finirais bien un jour par retrouver le type qui lavait
enleve, par faire payer ce salaud de Ferhat lhumiliation et la honte
quil mavait infliges devant tous, a, ctait une chose. Mme
maintenant, jimaginais encore Samiha me revenir sa valise la main
mais, en moi, une autre voix me disait que ce ntait pas une bonne
chose et je me retenais dy penser. Melahat et Vediha me tirrent de ce
souci. Vediha, bnie soit-elle, passa laction pour me marier.
Sleyman. Vediha et moi allions tous deux voir des filles avec ma
camionnette. Ceux qui sy entendaient dans ces affaires disaient que
nous adjoindre ma mre donnerait plus de poids notre dlgation,
mais je ne voulais pas. Parce que, avec sa dgaine et sa faon de
shabiller, ma mre rappellerait trop le village. Quand Vediha mettait
un jean sous sa tunique de tous les jours et un long pardessus bleu
marine que je ne lui avais jamais vu et dont la couleur tait assortie
son foulard, les gens pouvaient la prendre pour un mdecin ou une
juge portant le voile. Vediha aimait tellement sortir de la maison et se
promener que lorsque nous prenions la route et que jappuyais sur
lacclrateur pour pousser la camionnette vive allure dans les rues
dIstanbul, elle oubliait le pourquoi et le comment de notre
expdition et dvorait des yeux chaque recoin de la ville, elle en
repaissait son regard, elle parlait sans arrt et elle me faisait rire.
Vediha Abla, l, ce nest pas un bus municipal, mais un bus de
compagnie prive, cest pour cela quil garde la porte toujours ouverte,
disais-je quand je roulais au ralenti et que jessayais de doubler par la
gauche le bus qui tait devant nous et dans lequel sautaient des
voyageurs.
Ah, attention ! Quon naille pas heurter quelquun, ils sont
fous, ceux-l ! sexclamait-elle en riant. Me voyant devenir silencieux
lapproche du quartier o nous nous rendions, elle me disait : Ne
tinquite pas, Sleyman. Cest une fille bien, elle ma plu. Mais si elle
ne te plat pas, nous repartirons tout de suite, et puis voil. Au retour,
tu promneras un peu ta belle-sur.
Par le biais des relations amicales que son bon cur et son
caractre chaleureux lui avaient permis de construire, Vediha
commenait dabord par reprer les filles marier, puis nous nous
rendions ensemble dans le quartier. La majorit des filles taient
alles lcole primaire du village et venues ensuite Istanbul,
comme moi, ou alors elles avaient t scolarises quelque part dans
un bidonville o les conditions de vie taient encore pires quau
village. Il y en avait certaines qui avaient vaillamment pouss jusquau
lyce et dautres qui savaient tout juste lire et crire. De toute faon, la
plupart ntaient pas en ge davoir termin le lyce et, lorsquelles y
parvenaient, aucune delles navait envie de rester sous le mme toit
que ses parents, dans ces petites maisons avec un pole, froides et
pauvres. Cela me plaisait dentendre dire Vediha que les filles se
plaignaient de leurs parents et souhaitaient senfuir de chez elles, mais
parfois je sentais que cela ntait pas valable pour toutes.
Vediha. Je ne pouvais pas lui dire : Mon petit Sleyman, les jeunes
filles bien sous tous rapports ne sont pas des fortes ttes, et les fortes
ttes ne peuvent pas tre de gentilles filles bien dociles. Je ne pouvais
pas lui dire : Si tu cherches une fille qui a de la personnalit comme
Samiha, ce nest pas sagement chez elle en train dattendre un mari
auprs de sa mre que tu la trouveras. Je ne pouvais pas lui dire :
Quelle ait un monde et une personnalit bien elle, et quelle
obisse tout ce que tu lui diras, ce nest pas possible, Sleyman. De
mme que je ne pouvais pas lui dire : Tu ne peux pas lui demander
davoir la dcence dune oie blanche et en mme temps de se plier
la furie de tes dsirs (je suis marie avec son frre, ne loubliez pas), a
non plus ce nest pas possible, Sleyman. Tu ne ten rends pas
compte, mais cest une fille non voile quil te faut, Sleyman.
Naturellement, celle-ci non plus tu nen voudras pas. Cela non plus
je ne pouvais pas le dire et je nabordais jamais ce sujet pineux. Reste
que chercher une femme Sleyman tait la meilleure faon pour
que Korkut mautorise sortir dans la rue. Au bout de quelque temps,
Sleyman sest habitu la distance quil y avait entre la ralit et ses
dsirs.
Quand les familles veulent marier leurs enfants, ils cherchent
dabord dans leurs villages, dans leur entourage familial, dans leur
rue et dans leur quartier. Mais la fille qui ne trouve pas de mari dans
sa rue cause dune tare connue de tous dans le quartier se tourne
alors vers la possibilit dlargir sa recherche toute la ville et
dpouser un parfait inconnu. Certains enrobent cela dans de belles
paroles en mettant laccent sur la libert de choix. Cest pourquoi
jobservais avec attention ces filles-l, en me posant toujours la
question dun ventuel dfaut. Naturellement, la fille et sa famille
nous passaient au crible cause des mmes soupons et pour les
mmes raisons (parce que nous aussi, nous tions sortis de notre
primtre et entrs dans dautres rues), et elles tchaient de deviner
quels dfauts nous cherchions dissimuler. Si les filles qui navaient
pas trouv de mari dans leur entourage navaient aucun dfaut
notoire, cest quelles cachaient une ambition dmesure, avertissais-je
Sleyman.
Tarlaba
Lhomme le plus heureux du monde
Vediha. Un jour, peu aprs lheure laquelle Mevlut sort vendre son
pilaf, vers midi, je suis sortie sans rien dire personne, jai pris
lautobus et me suis rendue en courant Tarlaba chez Rayiha. En me
voyant, ma sur tait tellement contente quelle en a eu les larmes aux
yeux. La tte enturbanne comme un cuisinier, une grosse fourchette
la main, elle faisait griller du poulet dans les odeurs et les vapeurs
tout en criant sur ses filles qui mettaient du dsordre. Aprs que jai
embrass et cajol les filles, elle les a envoyes dans la cour.
Les enfants sont tombes malades lune aprs lautre, cest pour
cela que nous navons pas pu venir. Mevlut nest pas au courant de
mes visites.
Eh, Rayiha, Korkut non plus ne me laisse pas sortir, surtout
Beyolu. Comment allons-nous faire pour nous voir ?
Tes fils, Bozkurt et Turan, ont un jour fait beaucoup de misres
mes filles, dit Rayiha. Quand ils avaient attach Fatma un arbre,
quils lui avaient lanc des flches et fendu larcade sourcilire Mes
filles ont peur de tes garons maintenant.
Ne tinquite plus, Rayiha ; je leur ai donn une bonne racle et
je leur ai fait jurer quils ne toucheraient plus tes filles. De toute
faon Bozkurt et Turan vont maintenant lcole jusqu quatre
heures de laprs-midi. Dis-moi la vrit Rayiha, cest cause de cela
que tu ne viens plus chez nous ou cest Mevlut qui te linterdit ?
Mevlut ny est pour rien. Regarde plutt la zizanie que sme ce
conspirateur de Sleyman. Selon lui, Mevlut aurait crit les lettres du
service militaire non pas moi mais Samiha.
Ma chre Rayiha, laisse tomber les idioties de Sleyman
Rayiha retira dun geste la liasse de lettres de la corbeille couture
en osier, elle en prit une au hasard et la sortit de son enveloppe fane.
Elle la lut : Ma chrie, mon cur, mon unique Rayiha Hanm aux
beaux yeux , et elle se mit pleurer.
Sleyman. Si Rayiha croit vraiment que ces lettres lui taient adresses,
pourquoi na-t-elle pas exhort Mevlut demander sa main son
pre ? Ils auraient pu se marier sans mme quil ait besoin de
lenlever. Parce quil ny avait pas dautre prtendant. On dit que, en
contrepartie, Abdurrahman au cou tordu aurait demand beaucoup
dargent Ds lors, Rayiha serait reste vieille fille et il naurait pas pu
vendre Samiha, sa plus jeune fille et la plus belle. Cest aussi simple
que cela. (Par la suite, il apparut que, de toute faon, mme la cadette
ne rapporterait rien, mais cest un autre sujet.)
Abdurrahman fendi. Quelque temps plus tard, je suis all rejoindre
ma plus jeune fille, lautre bout de la ville, dans le quartier Gazi. Vu
que Sleyman tait toujours aussi obsd, jai cach que jallais chez
Samiha et Ferhat, et jai fait comme si je repartais au village. Vediha et
moi sommes tombs dans les bras lun de lautre, et nous avons pleur
chaudes larmes, comme si ctait la dernire fois que nous nous
voyions avant mon dpart dans lautre monde. Mecidiyeky, ma
valise la main, je suis mont dans un bus pour Taksim. Dans ce bus
bond qui navanait pas dans les bouchons, les passagers touffaient
et demandaient au fil du trajet descendre, mais quand ils criaient
Chauffeur, la porte ! le conducteur nouvrait pas sous prtexte que
nous ntions pas larrt. Jai observ sans men mler ces
altercations rptes. Dans lautre autobus que jai pris ensuite et o
nous tions serrs comme des sardines, jtais nouveau tellement
cras que, lorsque je suis descendu Gaziosmanpaa, jen tais rduit
lpaisseur dune feuille de papier. De l, jai pris un minibus bleu et
je suis arriv au quartier Gazi la tombe du soir.
On et dit que cette extrmit de la ville tait plus froide, plus
sombre. Les nuages ici paraissaient plus bas et effrayants. Jai gravi la
cte la hte, tout le quartier tait escarp de toute faon. Il ny avait
pas un chat dans les environs, lodeur de la fort et du lac la lisire
de la ville tait perceptible. Entre les maisons fantomatiques
simmisait le silence des montagnes peles.
Ma fille ma ouvert la porte et nous nous sommes mutuellement
serrs dans les bras et, je ne sais pourquoi, les larmes me sont montes
aux yeux. Jai aussitt compris que je pleurais parce que ma fille
Samiha tait seule et malheureuse. Mme ce soir-l, son mari Ferhat
na russi revenir que vers minuit et mort de fatigue, il sest croul
sur son lit et sest endormi. Mari et femme travaillent tellement qu la
fin de la journe ils nont ni la force ni le cur de refaire le trajet en
bus et se retrouver dans cette maison au pied des montagnes. Ferhat
avait enfin pu terminer luniversit par correspondance. Il a sorti son
diplme de luniversit dAnatolie et me la montr. Esprons quils
seront heureux plus tard. Mais ds le premier soir, javais perdu le
sommeil. Ce Ferhat est incapable de rendre heureuse ma pauvre
Samiha, ma belle et intelligente fille. Comprenez-moi bien, ce nest
pas parce quil a enlev ma fille que je blme cet homme, mais parce
quil la fait travailler comme femme de mnage.
Cependant, Samiha refuse de convenir que cest cela qui la rend
malheureuse. Le matin, une fois que son mari tait parti au travail
(allez savoir ce quil faisait), Samiha se comportait comme si elle tait
trs contente de sa vie. Elle avait pris des congs pour rester avec moi.
Elle ma prpar des ufs au plat. Par la fentre, elle ma montr le
terrain que son mari avait dlimit avec des pierres phosphorescentes.
Nous sommes sortis dans le petit jardin de cette bicoque pose au
sommet dune montagne ; nous tions entours de collines, couvertes
de maisons ressemblant des botes blanches. lhorizon, on
distinguait peine les lignes de la ville dans le brouillard et les fumes
dusine, telle une crature camouflant sa prsence dans la boue. Tu
vois ces collines en face, papa , dit Samiha, en me montrant les
environs envahis par les bidonvilles. Elle eut un frisson, comme si elle
avait froid. Lorsque nous sommes arrivs ici il y a cinq ans, toutes ces
collines taient dsertes. Elle se mit pleurer.
Rayiha. Je ne sais pas ce qui ma pris tout coup, mais je me suis mise
tellement en colre que des paroles affreusement blessantes ont
franchi mes lvres, jen tais moi-mme stupfaite. Papa, ne brise pas
le mariage de ta fille. AUCUNE DE NOUS NEST VENDRE. Dun autre ct,
je voyais bien que mon pre avait raison, que cette pauvre Samiha
navait mme plus la force de faire bonne figure. Et une autre ide
tournait dans ma tte malgr moi : tout le monde dans notre enfance
et notre jeunesse avait toujours dit que Samiha tait la plus jolie
dentre nous, la plus sduisante, la plus belle du monde, mais
prsent elle tait sans argent, sans enfant et malheureuse,
contrairement moi qui tais heureuse avec Mevlut. Fallait-il voir cela
comme une preuve envoye par Dieu pour tester notre foi ou ntait-
ce que justice de sa part en ce monde ?
Samiha. Mon pre sest vot, il sest affaiss avec lge. Rayiha et moi
nous le regardions de dos, tandis quil se dirigeait vers lpicerie en
tenant ses petites-filles par la main. Au moment o ils sengageaient
dans la cte, langle de ltroite ruelle, ils ont senti notre prsence
la fentre, ils se sont retourns, nous ont fait un signe de la main et ils
ont poursuivi leur chemin. Comme lorsque nous tions petites, Rayiha
et moi nous sommes assises lune en face de lautre, sans rien dire,
mais avec le sentiment de communiquer et de nous comprendre. Dans
notre enfance, nous nous moquions quelquefois de Vediha, et nous la
faisions bisquer. En entendant les rprimandes, nous gardions le
silence et communiquions uniquement par des mouvements des yeux,
des sourcils, mais jai compris que nous ne pourrions plus le faire
prsent, que cela appartenait au pass.
Son Excellence
Jai subi une grande injustice
Le Binbom
Fais bien attention de ne pas te faire avoir
Rayiha. Le poste de grant pris par Mevlut ainsi que lentre de Fatma
lcole primaire mont laiss plus de temps pour les travaux
daiguille. Dsormais, je my consacrais non pas avec linquitude de
savoir comment boucler les fins de mois mais parce que jen avais
envie, et que cela me plaisait de gagner quelques sous. Parfois, on me
donnait une page de revue, une image montrant quel motif broder et
quel endroit du rideau Dautres fois, on me disait simplement :
Cest vous qui voyez. Cependant, il y a des fois o je ne voyais pas
grand-chose et, tout en me demandant : Quest-ce que je vais faire,
quest-ce que je vais broder ? , je restais contempler le coin du
rideau dun regard vide. Parfois des broderies, des symboles, des
fleurs, des nuages six lobes et des biches schappant travers
champs surgissaient dans mon esprit : jexcutais ces motifs sur des
rideaux, des taies doreillers, des housses de couette, des nappes, des
serviettes et sur tout ce que je trouvais.
Arrte, Rayiha, prends une pause, te voil de nouveau abme
dans ton travail , disait parfois Reyhan Abla.
Rayiha. Jai commenc par dire : Ne ten mle pas. Ne sois pas dupe,
mais fais comme si tu ne voyais rien, quoi bon.
Mais le patron ma plac l pour que je voie et que je le lui dise,
rpondait Mevlut juste titre. Le patron est un homme du clan
Vural Quon naille pas dire ensuite que je nai rien vu des
escroqueries qui se commettaient sous mon nez
Tu vois, Mevlut, ils sont tous de mche. Si tu en dnonces un au
patron, ils diront tous en chur que le fraudeur principal, cest toi, et
le patron les croira sur-le-champ. Et du coup, cest toi quil jettera
dehors. Et tu seras mal vu par les Vural.
Chaque fois que je lui tenais ce langage, je voyais que Mevlut avait
peur, cela mattristait.
18
Une semaine plus tard, Rayiha annona son mari quils taient
invits, que dimanche prochain ils emmneraient les filles et
partiraient tous ensemble chez Ferhat et Samiha, et que cette dernire
ferait du kebab la mode de Beyehir.
Ce que tu appelles le kebab de Beyehir, cest une pide la
viande et aux noix, dit Mevlut. La dernire fois que jen ai mang,
ctait il y a vingt ans. Cest en quel honneur ?
La dernire fois que tu as vu Ferhat, a remonte dix ans ! dit
Rayiha.
Mevlut tait dsuvr. Aprs stre fait voler, il stait enferm
dans la bouderie et tait devenu plus susceptible. Le soir, il ne sortait
plus vendre de boza. Le matin, il cherchait un travail qui lui convienne
dans les restaurants et les snacks de Tarlaba et de Beyolu, mais il le
faisait avec indolence et colre.
Un dimanche matin ensoleill, ils prirent Taksim un bus
municipal dans lequel il ny avait pas grand monde, hormis la poigne
de personnes allant voir comme eux des parents lautre bout de la
ville. En entendant Mevlut raconter Fatma et Fevziye combien son
ami denfance Tonton Ferhat tait quelquun de drle, Rayiha se
dtendit.
Et grce leurs filles, ce moment des retrouvailles avec Samiha et
Ferhat auquel Mevlut se drobait depuis dix ans se passa sans
encombre et sans la moindre gne. Aprs que les deux amis se furent
donn laccolade, Ferhat prit Fevziye dans les bras et tous sortirent
ensemble pour voir le terrain quil avait dlimit quinze ans plus tt
avec des pierres blanches, comme sils visitaient un terrain btir.
Les fillettes furent enchantes par la fort la lisire de la ville, la
silhouette dIstanbul perdue au loin dans la brume, les jardins o
caquetaient des poules, o se promenaient des poussins et des chiens ;
elles narrtaient pas de courir en tous sens. Mevlut se fit la rflexion
que Fatma et Fevziye, qui taient nes et avaient grandi Tarlaba,
navaient jamais vu de leur vie de champs sentant le fumier, de maison
villageoise ni mme de vergers. Il tait heureux que ses filles
regardent chaque chose avec curiosit, les arbres, le treuil du puits, le
tuyau darrosage, un vieil ne fatigu, ou encore les plaques de tle
arraches aux vieilles maisons dIstanbul et rutilises pour clturer
les cours, et mme quelles admirent les grilles en fer forg
ornementes.
Il comprenait que la raison essentielle de son bonheur, ctait de
pouvoir poursuivre son amiti avec Ferhat sans blessure damour-
propre et venir ici sans tourmenter Rayiha. Il sen voulut de stre
exagr cette histoire concernant la vraie destinataire des lettres et de
stre inutilement inquit pendant des annes. Paralllement, il
veillait ne pas se retrouver seul avec Samiha.
Quand Samiha posa le kebab de Beyehir sur la table, Mevlut
sassit la place la plus loigne delle. Il tait habit par une joie qui
allgeait ses angoisses de chmage et de manque dargent. mesure
quil sirotait le raki que Ferhat avait servi en riant et plaisantant, il
sentait la dtente le gagner mais il restait tout de mme prudent :
comme il redoutait de commettre un impair, il parlait peu.
Lorsque la tte commena lui tourner, il dcida de ne plus rien
dire du tout. Il se contenta dcouter la conversation des convives
autour de la table (les filles parlaient du jeu tlvis sur le petit cran
quelles venaient dallumer), il satisfaisait son besoin de spancher en
se parlant intrieurement lui-mme.
Oui, jai toujours crit mes lettres lattention de Samiha,
videmment que ses yeux me faisaient de leffet ! pensa-t-il un
moment. Il ne regardait pas dans sa direction mais oui, Samiha tait
trs belle ; et ses yeux taient dune beaut qui justifiait toutes les
louanges que Mevlut avait crites.
Mais heureusement que Sleyman lavait tromp et que Mevlut
avait adress ses lettres Rayiha, mme sil pensait Samiha. Car ce
nest quavec Rayiha que Mevlut pouvait tre heureux. Dieu les avait
crs lun pour lautre. Il laimait beaucoup ; Mevlut serait mort sans
Rayiha. Les filles belles comme Samiha sont trs dures et exigeantes,
elles pouvaient rendre les gens malheureux pour des raisons
incomprhensibles. Ce nest quen se mariant avec un homme riche
que les jolies filles trouvaient le repos. Or, quelquun daussi bon que
ltait Rayiha aimait son mari mme sil ntait pas riche. Aprs des
annes stre employe comme femme de mnage, Samiha tait
tranquille maintenant que Ferhat tait devenu agent de recouvrement
de lAdministration de llectricit et quil gagnait un peu dargent.
Que se serait-il pass si javais crit le nom de Samiha et non pas
celui de Rayiha sur ces lettres ? se demanda Mevlut. Samiha se serait-
elle enfuie avec lui ?
Avec ralisme, jalousie et un peu sous leffet de livresse, Mevlut
savoua quelle ne serait pas partie avec lui.
a suffit, arrte de boire, lui dit doucement Rayiha loreille.
Je ne bois pas , murmura Mevlut, agac.
Samiha et Ferhat pourraient mal interprter de tels propos
superflus de la part de Rayiha.
Laisse-le, Rayiha, dit Ferhat. Quil boive donc autant quil veut.
Maintenant quil a enfin arrt de vendre sa boza, il fte a
Dans la rue, les marchands de boza se font dtrousser
maintenant. Ce nest pas de bon cur que jai arrt. Il se doutait
que Rayiha leur avait touch deux mots de sa situation et que ctait
pour lui trouver du travail quils taient venus, et il en avait honte.
Jaurais aim pouvoir vendre de la boza jusqu la fin de ma vie.
Daccord Mevlut, vendons de la boza jusqu nos derniers jours !
dit Ferhat. Il y a une petite boutique dans la rue Imam-Adnan. Je
pensais y ouvrir un dner. Mais ouvrir un dbit de boza est une bien
meilleure ide. Comme il narrivait pas payer ses dettes, le patron du
magasin a mis la clef sous la porte.
Mevlut est un trs bon dirigeant de snack-restaurant, dit Rayiha.
Il a de lexprience dsormais.
Mevlut napprcia gure le ct sociable et entreprenant de Rayiha
qui soccupait de lui dgoter un travail. Mais pour lheure il ntait pas
en tat de relever les dfauts chez les autres et de sen agacer. Il ne
souffla mot. Il sentait que Rayiha, Samiha et Ferhat avaient dj dcid
dun plan entre eux. En ralit, cela lui convenait. Il serait de nouveau
grant. Quant savoir par quel miracle Ferhat gagnait assez dargent
pour ouvrir un magasin Beyolu, il sentait travers les brumes de
lalcool que ce ntait pas une chose demander.
Ferhat. Mevlut, en bon lecteur de lIrad, pense sans doute que je vais
voir ailleurs alors que jai une femme intelligente et belle comme
Samiha la maison, autrement dit que je suis un type sans morale et
sans cervelle. Mais ce nest pas vrai. Parce que je ne suis pas un
coureur de jupons.
Je suis seulement tomb amoureux. Quant celle dont je me suis
pris, elle a disparu. Un jour, srement, je la retrouverai dans
Istanbul. Mais laissez-moi dabord vous expliquer ce quest devenu le
travail des agents de recouvrement depuis la privatisation de
llectricit ainsi que les occasions qui leur choient, afin que mes
choix et mon histoire damour vous soient plus comprhensibles.
Korkut. Sur le terrain que mon pre et lui avaient dlimit en 1965
Kltepe, mon dfunt oncle Mustafa est seulement parvenu construire
une maison dune pice. Mme sil a fait venir son fils Mevlut du
village pour laider, ils nont pas russi aller beaucoup plus loin, le
souffle leur a manqu. De notre ct, nous avons commenc par
construire une maison de deux pices sur le terrain de Duttepe. Mon
pre a plant des peupliers dans son jardin, comme au village, et
maintenant tu peux presque les voir de ili. Quand ma mre a migr
du village Duttepe, en 1969, nous avons ajout en une nuit une belle
pice la maison, puis encore une autre, l o plus tard jcouterais
les courses hippiques la radio. En 1978, aprs mon mariage avec
Vediha, nous avons ajout une grande chambre avec salle de bains,
ainsi quune chambre damis et ainsi, force de stendre, la maison
est devenue un vrai palais. Dans notre jardin palatial, deux mriers et
un figuier ont pouss spontanment. Nous avons aussi rehauss le
mur du jardin et pos un portail mtallique.
Il y a six ans, voyant que nos affaires marchaient bien, gloire
Dieu, et que tout le monde faisait de mme sur ces collines, confiants
galement dans notre titre de proprit (nous en avions un
dsormais), nous avons surlev la maison dun tage, sur toute sa
superficie. Lescalier qui mne ce deuxime tage, nous lavons fait
passer lextrieur, pour que ma mre ne sinquite pas du matin au
soir de savoir o allait Vediha, ou si les enfants taient bien rentrs.
Ma mre, mon pre et Sleyman se sont empresss de dmnager
ltage du dessus, tout neuf et disposant dune vue. Mais mes parents
nont pas tard trouver que les escaliers taient trop fatigants, que
ltage du haut tait trop grand, trop froid, quils sy sentaient trop
seuls, et ils se sont rinstalls en bas. Du coup, comme le voulait
Vediha, jai pos la salle de bains dernier cri et la plus chre, jai fait
mettre de la faence bleue, ce qui ne ma pas pargn pour autant ses
demandes rptes quon dmnage en ville . Javais beau lui dire
que, dsormais, ici aussi ctait la ville, que l aussi ctait Istanbul,
Vediha ne voulait rien entendre. Au lyce de ili, de fichus gosses de
riches staient moqus de Bozkurt et de Turan en disant quils
habitaient dans un gecekondu. Mes parents ne viendront jamais
ili. Ils ne laisseront jamais leur jardin, le grand air, leur picerie,
leurs poules et leurs arbres, ai-je rpondu. Allons-nous les laisser tout
seuls ici ?
Vediha me reprochait de tout le temps rentrer tard la maison, de
ne pas rentrer du tout parfois, dtre parti pendant dix jours pour
affaires, elle se montait le bourrichon pour des btises, comme la
blonde qui louchait dans les bureaux de ili.
Il marrive en effet de devoir mabsenter dix ou quinze jours de
temps autre. Mais pas pour des chantiers. Jai t en Azerbadjan.
Tark et dautres nationalistes de notre ancien mouvement, des amis
panturquistes, ont dit : Ltat nous a confi ce devoir sacr, mais il
ny a pas dargent. Ankara leur aurait enjoint de chercher des
soutiens dans le secteur priv. Comment dire non des panturquistes
qui demandaient mon aide ? Ctait la fin du communisme en Russie,
mais le prsident Aliyev tait membre du KGB et du Politburo du Parti
communiste dUnion sovitique. Un Turc soi-disant, mais qui essaie
encore de mettre les Turcs la remorque des Russes. Nous avons eu
des runions secrtes avec les milices Bakou. Eltchibe, le premier
prsident dmocratiquement lu avec la majorit des voix du noble
peuple azri (tous turcs en ralit, mais des Russes et des Iraniens se
sont mls eux), sest fait renverser par un coup dtat la faon du
KGB qui la contraint sexiler dans sa rgion natale. Il sest fait avoir
par les tratres et les incapables qui cdaient le terrain lennemi avec
la guerre en Armnie, par les agents russes qui ont tram un coup
dtat pour lvincer. Comme il nous prenait pour des agents russes, il
refusait de nous rencontrer. Du coup, Tark et moi, nous tuions le
temps dans les htels et les bars de Bakou. Avant mme davoir pu
aller voir Eltchibe dans son village, de baiser la main de ce saint
homme et de lui dire LAmrique nous assure de son soutien,
lavenir de lAzerbadjan est en Occident , nous avons t informs
que notre coup dtat la turque avait chou. Certains staient
mfis dAnkara et avaient rapport Aliyev que nous tions venus
fomenter un putsch. Nous avons appris quEltchibe tait assign
rsidence. Il lui tait dj impossible de mettre le nez dans son jardin.
Alors participer un putsch, vous pensez ! On a fil tout droit
laroport, et on est rentrs Istanbul.
Cette aventure maura appris ceci : oui, le monde entier est
ennemi des Turcs, mais le plus grand ennemi des Turcs, ce sont les
Turcs eux-mmes. Les filles de Bakou avaient en fait appris toutes
sortes de liberts de ces Russes honnis. Mais leurs prfrences allaient
finalement aux hommes azris. Dans ce cas, chre Madame, me mettre
en danger pour vous na aucun sens. Dailleurs, le fait que je mtais
tout de suite port volontaire dans cette affaire sur la foi dune seule
parole me facilitait les choses dans le gouvernement, dans le parti. Ce
dont Sleyman profitait sans vergogne.
Tante Safiye. Ni moi ni Vediha navons russi trouver une fille qui
convienne Sleyman, alors il sest trouv quelquun par lui-mme. Il
ne rentre plus la maison dsormais. Jai terriblement honte, et jai
peur quil arrive quelque chose de mal.
Rayiha. Durant les froides fins de journe dhiver, quand les affaires
marchaient bien au magasin, Ferhat venait galement. Je partais alors
avec les filles chez Samiha. Elles adoraient les papotages de leur tante,
lcouter raconter les derniers potins sur les stars de la tl quelle
connaissait toutes, parler mode et cinma, leur donner des conseils
pour se coiffer, Tiens, peigne tes cheveux comme ci, et toi, mets ta
barrette comme a , et parfois sexclamer : Ah, jai travaill au
domicile de cet homme, sa femme passait son temps pleurer. la
maison, elles faisaient tout pour lui ressembler, elles imitaient sa
faon de parler. Une fois, je me suis franchement nerve, au point
que jai mme failli leur dire : Nallez pas devenir comme votre
tante , mais je me suis retenue de justesse, pour ne pas cder la
jalousie. Est-ce que Samiha et Mevlut se regardaient dans les yeux
quand ils taient seuls au magasin, ou faisaient-ils comme si leurs
regards se croisaient par hasard dans le miroir ? Cette question me
brlait les lvres, mais je ne pouvais la poser. Si bien que chaque fois
que la jalousie venait mempoisonner lme, jai commenc ouvrir et
relire les lettres que Mevlut mcrivait du service militaire.
Ds quun doute insidieux commence me ronger hier, en
sortant du magasin de boza, est-ce moi que Mevlut a si gentiment
souri ou ma sur ? , je dcachette tout de suite une de ses lettres et
je la lis : Dautres yeux que les tiens o plonger mon regard, un autre
visage que le tien auquel sourire, dautre porte laquelle supplier, il
ny en a pas ! Mevlut mavait galement crit ceci : Tes yeux mont
aimant toi, je suis devenu ton esclave Rayiha, je ne vois que toi. Un
seul de tes regards a fait de moi ton esclave ddaignant tout
affranchissement
Parfois, tel un patron interpellant ses apprentis, Mevlut lanait
lune de nous deux : Dbarrasse ces verres sales. Sil sadressait
moi, je me mettais en colre en me disant : Pourquoi moi ? pour
viter les tches pnibles Samiha ? Sil sadressait Samiha, je
mnervais parce que ctait elle quil avait pens en premier.
Mevlut se rendait compte de ma jalousie. Cest la raison pour
laquelle il veillait ne pas rester seul avec ma sur dans le magasin et
ne pas lui accorder la moindre attention. Ce qui ne faisait quattiser
ma jalousie en mamenant penser que toutes ces prcautions taient
bien le signe quil y avait effectivement quelque chose. Un jour,
Samiha entra chez le marchand de jouets, et elle acheta des pistolets
eau mes filles, comme si ctaient des garons. De retour la maison,
Mevlut sest mis jouer avec elles. Le lendemain matin, une fois les
filles lcole et Mevlut au magasin, jai voulu jeter les pistolets eau
la poubelle mais je ne les ai pas trouvs. Apparemment, Fatma les
avait rangs dans son cartable pour les emporter lcole. Le soir,
quand tout le monde dormait, je les ai rcuprs et cachs dans un
coin. Une autre fois, Samiha est arrive chez nous avec une poupe qui
chantait, ouvrait et fermait les yeux. Fatma va sur ses treize ans, elle na
plus lge de jouer la poupe, non ? Mais jai gard cette remarque
pour moi. Les enfants dailleurs ne sy sont pas intresses, et la
poupe a disparu je ne sais o.
Mais ce qui me fait le plus souffrir, cest de me demander : Est-ce
que Samiha est seule au magasin avec Mevlut en ce moment ? , tout
en sachant parfaitement que non. Je narrive pas menlever cette
mauvaise pense de la tte, parce que Ferhat rentre point dheure le
soir la maison, quil picole et part en vrille limage des hommes
qui souffrent dun chagrin damour dans les films. Sleyman qui est
au courant de tous les cancans de Beyolu la racont Vediha.
Vediha. Cette pauvre Rayiha est tombe enceinte. Elle est venue
Duttepe un matin, elle ma dit : Oh mon Dieu, jai trop honte devant
les enfants, aide-moi, emmne-moi lhpital.
Alors que vos filles sont bientt en ge de se marier, Rayiha. Tu
arrives la trentaine, Mevlut approche la quarantaine. Quest-ce qui
vous prend, ma bichette ? Vous navez pas encore appris ce quil faut
faire ou ne pas faire ?
Rayiha raconta un tas de choses intimes dont elle navait jamais vu
jusque-l la ncessit de parler, elle amena la conversation sur Samiha
et trouva prtexte pour se plaindre delle. cet instant, jen ai dduit
que ce bb tait apparu non pas cause de linattention de Mevlut
mais dune ruse de Rayiha, ce que je me suis bien garde de lui dire,
videmment.
Ma chre Rayiha, les enfants sont la joie de la famille, la
consolation de la femme, le plus grand bonheur dans la vie, o est le
problme ? Laisse-le donc venir au monde. Bozkurt et Turan
mexasprent parfois avec leurs effronteries. Regarde ce quils ont fait
subir tes filles. Je suis fatigue de toutes ces annes passes coller
des gifles mes fils pour tcher de les duquer, crois-moi, mais ils sont
ma seule raison de vivre, lessence de mon me. Que Dieu les protge,
sil leur arrivait quelque chose, jen mourrais. Maintenant, ils se
rasent, ils triturent leurs boutons dacn, et sous prtexte quils
pensent tre devenus des hommes, ils ne laissent plus leur mre les
approcher, ils ne se laissent mme pas embrasser Si jen avais fait
deux de plus, aujourdhui je prendrais les petits dans mes bras, je les
caresserais et les cajolerais, je serais bien plus heureuse, je me
ficherais pas mal des mchancets de Korkut. Je regrette maintenant
les nombreux avortements que jai subis toutes ces annes. Des
femmes folles de remords davoir avort, il y en a beaucoup, mais tu
ne trouveras pas dans lhistoire du monde des femmes qui regrettent
davoir eu beaucoup denfants. Rayiha, est-ce que tu regrettes davoir
eu Fatma ? Tu regrettes davoir eu Fevziye ?
Elle sest mise pleurer. Elle a dit que Mevlut ne gagnait rien,
quil navait pas russi comme grant de restaurant, quils taient
terroriss prsent que la boutique de boza ne marche pas non plus,
quils narriveraient pas boucler les fins de mois sans les travaux de
broderie pour les magasins darticles de trousseau de Beyolu, quelle
ne mettrait pas cet enfant au monde en disant Dieu y pourvoira , et
que sa dcision tait prise. De toute faon, dans lappartement dune
pice o ils vivaient quatre, entasss les uns sur les autres toute la
journe, il ny avait absolument pas de place pour une autre personne.
Ma chre petite Rayiha, ai-je dit. Ta grande sur Vediha sera
toujours l pour taider comme tu le souhaites dans les moments
difficiles. Mais un enfant, cest sacr, tu en as la responsabilit. Rentre
chez toi et rflchis encore. La semaine prochaine, appelons aussi
Samiha et nous discuterons.
Nappelle pas Samiha, elle me tape sur les nerfs. Ne lui dis
surtout pas que je suis enceinte, il ne faut pas quelle le sache. Elle est
strile, elle sera jalouse. Et ma dcision est prise. Cest tout rflchi.
Jai expliqu Rayiha que, trois ans aprs le coup dtat militaire
de 1980, notre gnral Kenan Evren avait fait une bonne uvre en
octroyant aux femmes clibataires le droit davorter dans un dlai
maximal de dix semaines. Ce droit avait surtout profit aux
clibataires citadines qui avaient laudace davoir des relations
sexuelles avant le mariage. Quant aux femmes maries, pour pouvoir
user de ce droit, il fallait quelles convainquent leur mari dapposer
leur signature sur un document attestant quils consentaient cet
avortement. Duttepe, beaucoup de maris navaient pas accord leur
signature, opposant que ce ntait pas la peine, que ctait un pch,
qu lavenir cet enfant soccuperait deux, et cest ainsi quaprs de
longues disputes entre poux ces femmes accouchaient dun
quatrime, ou dun cinquime enfant. Certaines interrompaient leur
grossesse avec les moyens rudimentaires appris les unes des autres.
Si jamais Mevlut ne signe pas le papier, ne va pas ten remettre aux
femmes du quartier et faire des choses pareilles, tu entends Rayiha, tu
le regretterais , ai-je dit ma sur.
Et puis il y a des hommes comme Korkut qui signent ces papiers
sans aucun problme, jen ai galement parl Rayiha. Comme cest
plus confortable pour eux de signer un papier plutt que de se
protger, il y a beaucoup dhommes qui mettent leur femme enceinte
en disant : De toute faon, il y a lavortement ! Aprs la nouvelle loi,
Korkut ma engrosse trois fois pour rien. Trois fois je me suis fait
avorter lhpital Etfal et, quand on a t plus laise financirement,
je men suis videmment mordu les doigts. Cest comme a que jai
appris ce quil fallait dire au docteur de lhpital et auprs de qui il
fallait rcuprer quel papier.
Rayiha, on va dabord aller chez le maire prendre un document
attestant que Mevlut et toi vous tes maris. Aprs, on ira lhpital
pour obtenir une attestation de grossesse, un document en double
exemplaire avec un cachet du mdecin et un formulaire vierge quon
apportera Mevlut pour quil le signe, daccord ?
Aprs Rayiha
Si tu pleures,
personne ne peut se fcher contre toi
Vediha. Mon cher ange, ma sur Rayiha. Que ta place soit au paradis.
Elle nous a doublement menti, moi et Mevlut, cest maintenant
que je lai compris. moi, elle avait dit que Mevlut voulait quelle
avorte du bb, ce ntait pas vrai. Mevlut, elle avait dit que ce serait
une fille, alors quil tait encore videmment trop tt pour le dire.
Mais notre souffrance est si grande que je ne pense pas que
quiconque soit en mesure de parler et de raconter quoi que ce soit.
Sleyman. Javais peur quen me voyant Mevlut pense que je ntais
pas assez afflig. Cest exactement linverse qui sest pass. Devant
ltat dhbtude et dabattement de Mevlut, je me suis mis pleurer.
Du coup, Mevlut aussi a commenc pleurer, ma mre galement.
Ensuite, on aurait dit que ctaient les larmes des autres qui
provoquaient les miennes, et non le dcs de Rayiha. Korkut, que dans
notre enfance javais toujours entendu fustiger les gens qui pleuraient
en disant : Ne chiale pas comme une bonne femme , ne disait rien
personne cette fois. Je regardais tout seul la tlvision dans la chambre
damis quand Korkut est entr : Fils, tu pleures tant et plus, mais tu
verras qu la fin Mevlut trouvera quand mme un moyen dtre
heureux.
Samiha. Les pauvres Fatma et Fevziye sont restes chez moi cette nuit-
l. Vediha aussi tait venue, elle ma dit : Amne-les chez nous.
Cest ainsi que, pour la premire fois depuis onze ans, je suis
retourne Duttepe, dans la maison des Akta do je mtais enfuie
pour ne pas pouser Sleyman. Ferhat mavait dit : Fais attention
Sleyman , mais il ntait pas dans les parages. Onze ans plus tt, tout
le monde croyait que je me marierais avec lui, moi y compris ! Jai
regard la maison avec curiosit : la chambre dans laquelle mon pre
et moi dormions ma paru plus petite mais il y rgnait la mme odeur
de cire dabeille. On avait ajout deux tages la maison : la situation
tait complique pour moi, mais nous avions tous lesprit occup par
Rayiha. De nouveau, jai fondu en larmes. Si tu pleures, personne ne
peut se fcher contre toi, ni poser de question.
Hadji Hamit Vural. La femme du neveu des Akta est morte jeune. La
cour de la mosque tait pleine de vieux marchands de yaourt
originaires de Konya. La majorit dentre eux mavait vendu les
terrains quils avaient dlimits dans les annes 1960-1970. Ils lont
tous regrett ensuite, en disant quils auraient mieux fait de vendre
plus tard et den tirer davantage. Ils disent : Hadji Hamit ma achet
mon terrain pour une bouche de pain. Aucun deux ne dit : Bni
soit ce Hadji Hamit qui nous a quand mme donn des paquets de
billets pour ce lopin quon avait dlimit sur un terrain public au
diable vauvert, et pour lequel on navait mme pas de titre de
proprit. Sils avaient vers un pour cent de cette somme
lassociation de protection de la mosque, aujourdhui je naurais pas
besoin de payer de ma poche la rparation des gouttires
dfectueuses, le remplacement des revtements en plomb et la porte
de la salle des cours de Coran, mais je me suis dsormais habitu ces
gens, je souris affectueusement chacun deux et sils veulent
membrasser la main, je la leur tends. Le mari de la dfunte tait
effondr. Quavait donc fait ce Mevlut aprs avoir t marchand de
yaourt, qutait-il devenu dans la vie aprs avoir t marchand de
yaourt ? On ma racont, cela ma attrist. Les cinq doigts de la main
ne sont pas tous gaux. Certains deviennent riches, dautres
deviennent sages ; il y en a qui mritent lenfer et dautres, le paradis.
Des annes plus tt, jtais venu leur mariage et javais mis une
montre au poignet du mari ; ils me lont rappel, a mest revenu.
Des cartons vides taient entasss au bord des marches menant la
cour de la mosque. Jai dit : Vous prenez la mosque pour un
dpotoir ou quoi ? Ils vont les enlever. Limam est arriv, la foule
sest rassemble. Se tenir au dernier rang pendant la crmonie
funraire est la meilleure place , prescrit notre Prophte.
Effectivement, jaime beaucoup regarder les gens de la communaut,
tandis quils saluent droite gauche, cest pourquoi je ne rate jamais
un enterrement. Jai implor le Trs-Haut denvoyer cette femme au
paradis si ctait une bonne personne, et de la pardonner si ctait une
pcheresse ctait quoi son nom dj ? limam fendi venait
pourtant de le dire. Feu Rayiha tait plutt petite et lgre, moi aussi
jai port son cercueil sur mon dos, il tait comme une plume.
Vediha. Jai pens que ctait peut-tre une bonne chose pour
Sleyman. Parce que, ce rythme, il ntait pas prs de se marier.
Korkut et moi lavons accompagn skdar pour demander la main
de Melahat Hanm son pre. Sleyman avait mis un costume et une
cravate. Jamais pour aucune des filles que nous tions alls voir
auparavant je ne lavais vu si soigneux de sa mise, cela ma attendrie. Il
a trs respectueusement embrass la main de son beau-pre,
fonctionnaire la retraite. Sleyman aime cette Melahat, cest vident.
Je ne comprends pas pourquoi, je serais curieuse den connatre la
raison. Elle a fini par paratre et entrer dans la pice. Elle tait digne,
lgante et bien soigne. Cette quadragnaire a servi le caf comme
une jeune fille de quinze ans se montrant devant la marieuse. Jai aim
quelle ne tourne pas les choses la plaisanterie, quelle se montre
pondre et respectueuse. Elle a pris elle aussi une tasse de caf. Elle a
sorti un paquet de Samsun. Elle a tendu une cigarette son pre, avec
qui elle venait rcemment de se rconcilier, elle en a allum une et,
avec un pfouh , elle a souffl la fume au centre de la petite pice.
Nous gardions tous le silence. Cest ce moment-l que jai senti que,
loin dtre honteux de devoir pouser cette femme parce quil lavait
mise enceinte, Sleyman prouvait de la fiert, parce quil laimait.
Tandis que Melahat Hanm rejetait un nuage de fume bleue dans la
pice, jai eu le sentiment que Sleyman tait aussi gonfl dorgueil
que sil pouvait lui-mme souffler la fume de sa cigarette la tte de
Korkut, et mon esprit sest troubl.
Korkut. Ils ntaient pas en position de dire on veut ceci, on veut cela,
ou davoir des exigences particulires. Ctaient de pauvres gens,
modestes et de bonne foi. Il tait clair quils navaient reu aucune
ducation religieuse. Le peuple de Duttepe est friand de ragots. On
sest propos de clbrer le mariage non pas Mecidiyeky mais
quelque part loin de tout le monde. Sleyman et moi, on a rserv une
salle des ftes Aksaray, petite mais offrant un cadre de qualit. Aprs,
jai propos Sleyman daller prendre un verre entre frres, entre
hommes. On sest assis dans une taverne de Kumkap. Sleyman, lui
ai-je dit aprs le deuxime raki, en tant que frre an je vais te poser
une question trs srieuse : cette femme nous a plu. Mais lhonneur
dun homme compte plus que tout. Melahat Hanm saura-t-elle se
conformer notre mode de vie, tu en es certain ?
Ne tinquite pas pour a, Abi , a-t-il dabord rpondu. Puis il
a demand : Mais par honneur, quentends-tu exactement ?
Ferhat. Six mois plus tard, durant lhiver 1997, Mevlut stait habitu
au mtier dagent de recouvrement, ne vous inquitez pas pour lui. Et
il gagnait de largent. Combien ? Il lignorait lui-mme. Mais il me
rendait rgulirement des comptes, de mme quil le faisait chaque
soir auprs de son pre sur les ventes de yaourt dans son enfance. Le
soir, il vendait sa boza et ne faisait rien dont il et rougir.
Cest moi qui ctoyais le plus linfamie. Ce que jentendais dire
droite gauche ne faisait que confirmer que Selvihan tait encore avec
Sami de Srmene. Je narrivais pas y croire. Et cette incrdulit
faisait de Selvihan un rve encore plus lointain et inatteignable. Je la
recherchais dans les archives, dans la ville, et le soir je rentrais trs tard
la maison. Mais chaque nuit, mme si ctait la pointe de laube,
jtais chez moi.
Un soir o jtais au club Clair de Lune avec des collgues, lun
des propritaires du lieu est venu sasseoir notre table. Vu les
quantits dlectricit consomme dans les botes de nuit, cafs-
concerts et autres clubs, les patrons taient dsireux de faire ami-ami
avec les agents de recouvrement. On bnficiait de ristournes
spciales, on voyait notre table se garnir dassiettes de mezzs, de fruits
ou de crevettes offertes par la maison. Ce quon attendait des
cornifleurs, des bureaucrates ou des mafieux qui se runissaient de
temps autre dans chacun de ces clubs au luxe pompeux, cest quils
restent gentiment attabls sans attirer lattention des autres invits ,
sans lancer de fleurs aux artistes ni leur demander de chansons, mais
ce soir-l notre table se fit beaucoup remarquer. Car celui quon
disait tre le bras droit du patron et quon appelait Monsieur
Moustache (il avait une fine moustache au-dessus de sa lvre
suprieure charnue) invitait les chanteuses notre table, et nous
incitait leur rclamer des titres.
Un matin, Monsieur Moustache et moi nous sommes retrouvs
dans un caf Taksim : je pensais quil voulait me demander quelque
chose de banal comme de camoufler des raccordements au rseau
clandestin et dautres bricoles non autorises pour le club Clair de
Lune. Or, il a abord un sujet beaucoup plus profond et beaucoup
plus vaste : il voulait couler le club Soleil.
Faire couler des clubs, des botes de nuit et mme des restaurants
de luxe tait la mthode la mode chez des truands dun nouveau
genre. Cette mthode reposait sur une utilisation malveillante de la
nouvelle donne apparue avec la privatisation de llectricit aprs
quatre-vingts ans de fraude coutumire Istanbul, ainsi que des
pnalits que multipliait par deux une inflation galopante. Par
exemple, le patron dune bote de nuit en concurrence avec une autre
sentendait avec les agents de recouvrement de la socit prive
dlectricit, il faisait en sorte quon coupe llectricit son rival, qui
se voyait dans le mme temps rclamer dnormes factures auxquelles
sajoutaient encore des frais et des pnalits. Ferm pour deux
semaines, dans lincapacit de rgler ses factures et ses amendes, le
club vis faisait faillite et disparaissait du march. Jai entendu dire
quau cours de ces six derniers mois des bars et des botes de Beyolu,
deux htels Aksaray et Taksim (les petits htels sont le paradis de la
fraude lectrique) et un grand restaurant de dner de lavenue Istiklal
avaient t couls.
Je savais que faire couler de grands tablissements uniquement
coups de pnalits pour factures impayes tait une chose impossible,
du fait de leurs relations trs proches avec la police, les procureurs et
les mafias qui les rackettaient en change de leur protection . Mme
si les agents de recouvrement agissaient individuellement en toute
honntet, sils pointaient une une toutes les fraudes et les sommes
restant payer, sils coupaient llectricit et mettaient des scells sur
les compteurs, les patrons soutenus par la mafia nen avaient cure, ils
rebranchaient llectricit de leurs propres mains et continuaient
vaquer leurs affaires. Par la suite, naturellement, rien ne les
empchait de se mettre une nuit en travers du chemin de ces
tmraires agents et de les faire tabasser. Cest la raison pour laquelle
tous ceux qui organisaient ces oprations de mise en faillite
travaillaient en coordination avec le parquet, la police (ou du moins
une partie) et une bande mafieuse, afin que la bote de nuit objet de
lincursion ne puisse plus jamais sen relever. Monsieur Moustache me
dclara ouvertement quen voulant faire couler le club Soleil les
Kurdes de Cizre qui contrlaient le club Clair de Lune dclaraient la
guerre Sami de Srmene.
Je lui ai demand pour quelle raison ils me voyaient comme
lhomme de la situation pour cette dangereuse affaire.
Aux conversations, table, les copains ont compris que tu avais
une dent contre Sami de Srmene, dit Monsieur Moustache. Par
ailleurs, ils ont constat que tu allais au club Soleil pour tenter de
percer jour les petits trucs de ltablissement
Bravo, Cezmi de Cizre a des yeux partout. Mais cela prsente des
risques. Je vais un peu examiner a, je dois y rflchir.
Ces dix dernires annes, il ny a pas que les hommes
politiques qui se sont civiliss, les gangs de Beyolu aussi. On ne se
tire plus dessus comme autrefois dans la rue sous prtexte quon nest
pas du mme avis, ne ten fais pas.
Vediha. En dpit de tous mes efforts pour apaiser les conflits, pour
camoufler les dfauts et rparer les fissures de cette famille o je suis
entre comme jeune marie il y a vingt ans, est-ce juste que je sois la
seule tre accuse de tous les maux ? Aprs avoir fait des pieds et des
mains pour rabibocher Ferhat et Samiha, aprs tous les conseils et les
avertissements que jai distribus pour lui enjoindre de ne pas quitter
son mari et son foyer, est-ce juste quon me tienne pour responsable
du fait que ma sur ait dbarqu avec sa valise et se soit installe avec
nous Duttepe ? Aprs quatre annes passes fouiller tout Istanbul
pour lui dnicher la perle rare, est-ce juste de me reprocher que
Sleyman se soit mari avec une chanteuse plus ge ? Est-ce juste que
mon beau-pre et mon mari me fassent sans arrt la tte parce que
mon pauvre pre est venu voir ses filles Istanbul et est rest plus dun
mois au troisime tage o il loge avec Samiha ? Est-ce juste que
Sleyman nous mette en mauvaise posture, ma pauvre sur et moi, en
prtextant que sil ne peut plus du tout passer Duttepe, mme pas
pour voir ses parents, cest parce que Samiha est l ? Aprs que jai
pass des annes seriner en vain Korkut Nous avons de largent,
dmnageons ili , est-ce juste que, comme un fait exprs,
Sleyman et sa femme sinstallent justement dans ce quartier-l ? Est-
ce juste quils ne nous aient pas invits une seule fois chez eux, Korkut
et moi ? Est-ce juste que Melahat nous parle dun air mprisant,
comme si les routes de Duttepe taient couvertes non pas dasphalte
mais de poussire et quil ny avait pas de coiffeur dans notre
quartier ? En lisant dans le marc de caf, est-ce juste que Melahat me
lance dun ton suffisant videmment, ces hommes tont puise,
crase ? Est-ce juste que, sous prtexte quelle a une domestique,
une jeune maman bavarde pendant trois heures avec ses invits,
quune fois ivre elle se mette chanter et oublie totalement son petit
dans la pice du fond ? Est-ce juste que je naie mme pas le droit
daller au cinma ili avec ma pauvre sur Samiha ? Est-ce juste
que Korkut minterdise avec vhmence sinon de sortir dans la rue, du
moins de franchir les limites de Duttepe ? Est-ce juste que depuis vingt
ans ce soit toujours moi qui doive chaque midi apporter mon beau-
pre son repas lpicerie ? Que je lui serve un plat quil aime comme
les haricots la viande ou un saut de gombos cuisin avec soin pour
changer un peu du quotidien, est-ce juste quil accueille
systmatiquement avec un Encore ? ou bien un Mais quest-ce que
cest que a ? ces plats que jai russi dposer devant lui encore tout
chauds ? Est-ce juste que Korkut impose des interdictions et donne des
ordres Samiha comme si ctait sa femme, pour la simple raison
quelle vit avec nous ? Est-ce juste que Korkut me dispute devant ses
parents ? Est-ce juste quil me parle avec mpris devant les enfants ?
Est-ce juste quil passe son temps me demander des choses et me
dire en mme temps Tu ne comprends rien ? Le soir, lorsquon est
tous ensemble devant la tlvision, est-ce juste quon ne me passe
jamais la tlcommande ? Est-ce juste que Bozkurt et Turan me
manquent de respect par mimtisme avec leur pre ? Est-ce juste quils
profrent les injures les plus ordurires en prsence de leur mre ?
Est-ce juste que leur pre en fasse des gamins pourris gts ?
Lorsquon regarde ensemble la tlvision, est-ce juste que toutes les
deux secondes, sans mme madresser un regard, ils demandent
Maman, du th ? Est-ce juste quils ne disent jamais un merci leur
mre qui les sert et se charge de tout pour eux ? Est-ce juste quils lui
rpondent tout le temps Oh maman, cest bon ! ou bien Tes
dingue ou quoi ? Est-ce juste quils aient ces revues impudiques dans
leur chambre ? Est-ce juste que leur pre rentre si tard un soir sur
deux ? Est-ce juste quil ait embauch une blonde maquille, grande
et mince parce que cest important pour la vente et quil lui
accorde autant de valeur ? Est-ce juste que les enfants tordent le nez de
dgot devant chacun des repas que je leur prpare ? Est-ce juste
quavec tous les boutons dacn quils ont sur la figure ils rclament
chaque jour des pommes frites ? Est-ce juste quils fassent leurs devoirs
en regardant la tlvision ? Est-ce juste quils terminent tout le plat de
mant que jai mitonn pour eux avec amour et quils se plaignent en
mme temps que a manquait de viande ? Est-ce juste quils versent
du Coca-Cola dans loreille de leur grand-pre qui sest assoupi devant
la tl ? Est-ce juste de faire comme leur pre et de traiter tous ceux
quils naiment pas de juif ou de pd ? Chaque fois que je leur
demande daller prendre du pain lpicerie de leur grand-pre, est-
ce juste quils se battent entre eux en disant Turan na qu y aller ,
Que Bozkurt le fasse ? Quand je leur demande de faire quelque
chose, est-ce juste quils rpondent Jai des devoirs alors quils nen
ont pas ? Est-ce juste qu chacun de mes avertissements ils rpliquent
Quoi, cest ma chambre ici ! ? Est-ce juste que, la rare fois o nous
devons nous rendre tous ensemble en famille quelque part en voiture,
ils disent Il y a un match dans le quartier ? Est-ce juste quils
rabaissent leur oncle Mevlut en lappelant bozac chaque fois quils
parlent de lui ? Est-ce juste quils balancent autant de mchancets
aux filles de Mevlut alors mme quils sont en admiration devant
elles ? Est-ce juste quils me parlent de la mme faon que leur pre
en disant Tu es au rgime du matin au soir et tu manges des brek
toute la journe ? Est-ce juste quils mprisent comme leur pre les
sries fminines que je regarde laprs-midi ? Est-ce juste quils disent
Nous allons au cours prparatoire pour les examens dentre
luniversit et quils aillent au cinma ? Quand ils sont recals et
obligs de redoubler, est-ce juste quils traitent leur prof de maniaque
au lieu de sen prendre eux-mmes ? Est-ce juste quils prennent la
voiture alors quils nont pas le permis ? Sils aperoivent leur tante
Samiha toute seule dans ili, est-ce juste quils en avertissent aussitt
leur pre le soir ? Est-ce juste que Korkut me dise devant eux Essaie
un peu pour voir ? Est-ce juste que Korkut me serre le poignet
jusqu me faire mal et me laisse des bleus ? Est-ce juste de tirer sur les
pigeons et les mouettes avec un fusil pompe ? Est-ce juste que pas
une seule fois ils ne maident dbarrasser la table ? Est-ce juste que
leur pre leur raconte encore et toujours comment il a frapp le prof
de chimie tte dne devant toute la classe lcole ? Est-ce juste
quils prparent des antisches pour les examens au lieu de travailler ?
Est-ce juste que chaque fois que je tente un peu de me plaindre, ma
belle-mre Safiye me dise Toi aussi tu as des torts ? Alors quils ne
jurent que par Allah, la patrie, la morale, est-ce juste quils ne pensent
rien dautre que gagner de largent ?
10
Mevlut fut fier que sa fille termine le lyce sans rattrapage et que,
lissue de son examen dentre luniversit, elle russisse
dcrocher le dpartement tourisme comme elle lavait souhait.
Certains pres exposaient des photos de la crmonie de remise des
diplmes de leurs enfants sur le panneau daffichage de lassociation.
Mevlut aussi avait rv de le faire. Mais naturellement, aucun pre
naffichait de photos de remise des diplmes des lyces de jeunes
filles. Nempche que la nouvelle de la russite de la fille de Mevlut se
diffusa parmi les vieux marchands de yaourt et les compatriotes de
leur rgion qui allaient et venaient lassociation. Sleyman y passa
exprs pour fliciter Mevlut ; il lui dit que, en ville, avoir un enfant
instruit tait la meilleure assurance-vie.
Le jour de la rentre des classes, fin septembre, Mevlut
accompagna sa fille jusqu la porte de luniversit. Ctait la premire
grande cole publique de tourisme Istanbul. On y tudiait aussi bien
la gestion et lconomie que les mtiers de lhtellerie et de la
restauration. Les btiments dun ancien khan de Laleli avaient t
convertis en tablissement denseignement rattach luniversit.
Mevlut simagina en train de vendre de la boza dans ces vieux et
plaisants quartiers. Un soir, en sortant de chez Son Excellence, il
marcha de aramba jusqu lcole de sa fille, une distance quil
parcourut en une heure. Ctaient des coins encore calmes.
Quatre mois aprs avoir commenc lcole, en janvier 2001, Fatma
commena parler son pre dun garon quelle voyait. Il tait dans
le mme tablissement quelle, mais deux classes au-dessus. Ctait
quelquun de trs srieux. Il tait originaire dIzmir. (Le cur de
Mevlut eut alors un sursaut.) Tous deux avaient pour but dobtenir
leur diplme et de travailler dans le secteur du tourisme.
Mevlut tait surpris que sa fille en soit arrive si vite cette tape.
En mme temps, Fatma serait la premire dans la famille se marier
si tardivement. Tes tantes et toutes les filles du ct de ta mre
avaient dj deux enfants ton ge, tu es la trane ! la taquina
Mevlut, avec une pointe damertume.
Cest bien pour cela que je veux tout de suite me marier ,
rpondit Fatma. Mevlut perut dans sa repartie une volont farouche
de sloigner le plus vite possible de cette maison.
Au mois de fvrier, la famille du garon vint dIzmir Istanbul
pour demander la main de Fatma. Pour la fte des fianailles, Mevlut
sorganisa afin de disposer de la salle de lassociation un soir o elle
tait libre et il emprunta des chaises au caf den face. Y assistrent des
connaissances de Duttepe, mais pas Korkut et ses fils. Mevlut savait que
personne, mme pas Samiha, ne viendrait au mariage qui serait
clbr Izmir au dbut de lt. Ce fut la premire fois quil vit
Samiha lassociation : son pardessus et son foulard ntaient pas gris
ni fans comme ceux des autres femmes. Ils taient neufs, bleu nuit, et
son foulard tait nou de manire lche. Peut-tre quelle ne veut plus
le porter, pensa Mevlut. Fatma, qui le mettait par intermittence, avait
t contrainte de le retirer son entre luniversit. Mevlut naurait
su dire si sa fille en tait heureuse ou pas. Ctait l une question dont
Fatma dbattait davantage avec ses amies tudiantes quavec Mevlut.
Dans la famille smyrniote, personne ne portait le foulard. Durant la
priode des fianailles, Mevlut put mesurer combien sa fille tait
dsireuse dentrer dans cette famille. la maison, Fatma se blottissait
parfois dans les bras de son pre, elle lembrassait, elle versait des
larmes lide quelle quitterait prochainement le nid, mais cinq
minutes aprs Mevlut la surprenait senthousiasmer, rver tout
haut aux dtails de la nouvelle vie quelle mnerait bientt avec son
mari. Cest ainsi que Mevlut apprit que sa fille et son gendre avaient
postul pour obtenir des quivalences avec le dpartement tourisme
de luniversit dIzmir. Deux mois plus tard, ils furent informs que
leur demande avait t accepte. Si bien quen lespace de trois mois,
dans la foule de leur mariage clbr Izmir au dbut de lt, il
devint inluctable que Fatma et Burhan (ctait en effet le vilain
prnom du gendre, un grand maigre la mine inexpressive, aussi
raide que sil avait aval un bton) resteraient dans cette ville, quils
sinstalleraient dans un appartement appartenant la famille du
gendre et deviendraient smyrniotes.
Les seules personnes de la famille venir dIstanbul pour le
mariage de Fatma Izmir furent Mevlut et Fevziye. Mevlut aima bien
Izmir, qui lui apparut comme une Istanbul miniature, au climat plus
chaud et agrmente de palmiers. Les bidonvilles taient entre deux
rives, juste au milieu. Pendant le mariage, alors que Fatma dansait
avec son mari en se serrant contre lui comme dans les films, Mevlut
tait la fois gn et mu au point que les larmes lui montaient aux
yeux. Sur la route du retour, Mevlut et Fevziye nchangrent pas un
mot. Dans le bus de nuit qui les ramenait Istanbul, sa fille cadette
stait endormie dans son fauteuil. Mevlut fut heureux de sentir
reposer sa tte contre son paule et lagrable odeur de ses cheveux
pars. En six mois, sa fille ane, sur laquelle il avait veill avec
sollicitude depuis des annes, au ct de laquelle il rvait de rester
jusqu son dernier souffle, stait dfinitivement loigne de son
pre.
12
Fevziye se sauve
Que tous deux me baisent la main
Nouveaux quartiers,
anciennes connaissances
Est-ce la mme chose ?
Mevlut et Samiha
Les lettres, cest toi que je les ai crites
La Maison
Nous tions trs prcautionneux
2008-2014
Ara Gler.
Photographie figurant sur la couverture de la premire dition turque du roman.
CHRONOLOGIE
17 janvier-
Premire guerre du Golfe.
28 fvrier 1991
Un navire libanais entr en collision avec un
14 novembre 1991 bateau philippin sombre dans le Bosphore avec
vingt mille moutons son bord.
25 dcembre 1991 Dislocation de lURSS.
Uur Mumcu est tu par lexplosion dune
24 janvier 1993
bombe place dans sa voiture.
Lhtel Madmak Sivas est incendi par des
2 juillet 1993 militants de lislam politique, trente-cinq
personnes sont tues.
Guerre entre le PKK et larme turque. Villages
1994-1995
brls et migration des Kurdes Istanbul.
Dbut 1994 Ferhat fait la rencontre de Selvihan.
Fvrier 1994 Mevlut perd son travail au restaurant Binbom.
Recep Tayyip Erdoan est lu maire dIstanbul
27 mars 1994
aux municipales.
Mevlut se fait dpouiller par deux hommes, pre
30 mars 1994
et fils, pendant sa tourne nocturne de boza.
Mevlut et Ferhat inaugurent la Boza des Beaux-
Avril 1994
Frres.
Fvrier 1995 Rayiha tombe enceinte dun troisime enfant.
Korkut simplique dans la tentative de
Mars 1995 renversement du prsident Heydar Aliyev en
Azerbadjan.
Mort de douze personnes dans les meutes du
12-16 mars 1995 quartier Gazi Istanbul, et de cinq autres lors de
rassemblements mraniye.
Dbut avril 1995 Fermeture de la Boza des Beaux-Frres.
ABDLVAHAP 110
ABDURRAHMAN FENDI (marchand de boza et de yaourt la retraite, pre de Vediha, Rayiha
et Samiha, beau-pre de Mevlut)
son dpart Istanbul et son retour au village 57-58
sa femme, son fils et ses filles 113-114
recherche dun mari pour Vediha 169-170
avec Korkut 171
avec Sleyman 233-234, 295-296
dans le quartier Gazi 374
au mariage de Fevziye 576
AHMET DANKARA, au service militaire 217, 220
ALI 140-142
ATIYE (mre de Mevlut reste au village)
crire des lettres 59-60
au village aprs la mort de Rayiha 498
AYSEL (bibliothcaire du lyce) 111-112
ditions Gallimard
5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
http://www.gallimard.fr
DU MME AUTEUR
LA MAISON DU SILENCE
LE LIVRE NOIR
LE CHTEAU BLANC
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