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KANT ET L'ESTHTIQUE DU DESSIN

Jacques Darriulat P.U.F. | Revue philosophique de la France et de l'tranger


2007/2 - Tome 132 pages 157 175

ISSN 0035-3833

Article disponible en ligne l'adresse:

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Revue philosophique de la France et de l'tranger, 2007/2 Tome 132, p. 157-175. DOI : 10.3917/rphi.072.0157
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Darriulat Jacques, Kant et l'esthtique du dessin ,

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KANT ET LESTHTIQUE DU DESSIN

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Au 14 de la Critique de la facult de juger, Kant affirme la prminence du dessin sur la couleur pour lapprciation de la beaut : Dans la peinture, dans la sculpture et mme dans tous les arts plastiques, en architecture, dans lart des jardins, dans la mesure o ce sont l des beaux-arts, le dessin est llment essentiel (ist die Zeichnung das Wesentliche) : en lui, ce nest pas ce qui est plaisant dans la sensation (Empfindung) qui constitue le principe de tout ce qui est dispos en vue du got, mais cest simplement ce qui plat par sa forme. Les couleurs, qui enluminent le trac (Abriss), relvent de lattrait (Reiz) ; assurment peuvent-elles animer lobjet en lui-mme pour la sensation, mais elles ne sauraient le rendre digne dtre regard (auschauungswrdig) et beau : bien plutt sont-elles dans la plupart des cas extrmement limites par ce que requiert la belle forme (schne Form), et mme l o lon tolre lattrait, cest par la forme seule que les couleurs obtiennent leur noblesse. Ce texte est un des rares passages de la troisime Critique qui soit invariablement cit par les historiens de lart. Peu soucieux de la dmarche kantienne, ils interprtent cette remarque de Kant comme un indice du got quon nommera prs dun sicle plus tard noclassique : ragissant en effet aux mignardises du style rococo qui domine la premire moiti du sicle, et qui ne se refusait aucun attrait pour plaire et sduire, le noclassicisme impose un art austre, inspir, du moins le croit-il, de la vertu des anciens Romains, refusant de cder aux sductions de la couleur et substituant llgance des courbes larchitecture rigoureuse des horizontales et des verticales (David, Le Serment des Horaces, 1784) : ce que Kant nomme ici la dignit ( digne dtre regard ) et la noblesse des formes. Robert Rosenblum, dans son ouvrage pion-

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1. Robert Rosenblum, Lart au XVIIIe sicle. Transformations et mutations, trad. S. Girard, Saint-Pierre-de-Salerne, Grard Montfort, s.d., p. 131 et n. 121 et 122, p. 219-220. 2. August Wilhelm Schlegel, Les tableaux, suivi de Des illustrations de pomes et des silhouettes de John Flaxman, avec une prface de J.-L. Nancy, Paris, Christian Bourgois, 1988, p. 141-196. 3. Hugh Honour, Le noclassicisme, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Le Livre de poche, 1998, p. 137. 4. P. 177, n. 33.
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nier pour la rhabilitation du noclassicisme, Transformations in Late Eighteenth Century Art (1967), cite en note le texte de Kant, et le rapproche dun commentaire que faisait en 1801 Schiller ladresse de Ludwig Tieck, propos des tableaux du muse de Dresde : Je ne peux pas mempcher de penser que ces couleurs me donnent quelque chose de faux, puisque, selon que la lumire varie, ou selon que change le point de vue depuis lequel je les considre, elles changent justement de couleur ; le simple contour me donnerait une image bien plus fidle. 1 Rosenblum rapproche en outre ce purisme esthtique, qui veut rduire la forme au seul trac du contour, des gravures trs apprcies la fin du sicle du sculpteur anglais John Flaxman, et surtout des illustrations dHomre (Rome, 1793) et de Dante (Rome, 1802) qui semblent sublimer les volumes dun trait subtilement allusif, comme la limite de la dissolution de la forme dans la pure blancheur. On ne saurait en effet ignorer linfluence de ces gravures sur lvolution du got la charnire des deux sicles, purs dessins qui rompent avec une tradition narrative ou dcorative, comme avec la technique des hachures pour le rendu des ombres, et dont August Wilhelm Schlegel fait un profond loge dans un essai publi dans la revue Athenaeum, en 17992. Hugh Honour, dans son excellente introduction NeoClassicism (1968), reprend les mmes ides, voque lart linaire de Flaxman et rapproche son tour le texte de Kant de celui de Schiller3. Jean Starobinski, dans son bel essai 1789 : Les emblmes de la raison (1973), cite son tour le texte de Kant en note et fait le mme rapprochement avec la linarit noclassique4. Le fait est dautant plus remarquable que la troisime Critique est, dans sa dmarche gnrale, ignore des historiens de lart qui semblent ne connatre que ce passage quils interprtent surtout comme un effet du got de lpoque. Une telle mthode, qui dchiffre le texte non par le texte luimme mais par le contexte, ne saurait tre admise par un philosophe. Il faut cependant reconnatre quelle peut tre fonde, et que

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1. Emmanuel Kant, uvres philosophiques, t. I, Des premiers crits la Critique de la raison pure , Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1980, trad. Delamarre et Marty, p. 1195. Je rfrencerai dsormais les textes de Kant ldition de La Pliade (t. I, 1980 ; t. II, 1985 ; t. III, 1986). 2. Sur ce flottement de limagination, voir galement Fichte, Doctrine de la science, 1794-1795, II, 4 ; d. Philonenko, Paris, Vrin, 1980, p. 101 : En gnral, limagination ne pose aucune limite fixe ; elle ne possde en effet aucun point dappui fixe (Standpunkt) ; seule la raison pose quelque chose de fixe, par le fait quelle seule fixe limagination elle-mme. Limagination est un pouvoir qui flotte (schwebt) entre la dtermination et la non-dtermination, entre le fini et linfini.
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certains passages semblent se prter cette interprtation. Cest ainsi que dans la Critique de la raison pure, dans les sections introductives la thologie transcendantale ( Lidal de la raison pure ), Kant entreprend de distinguer lIdal de la raison de ces crations de limagination quon peut nommer, improprement il est vrai, des idaux de la sensibilit : Des crations de limagination au sujet desquelles personne ne peut donner aucune explication ni aucun concept intelligible, comme des monogrammes qui ne sont que des traits pars que ne dtermine aucune rgle quon puisse indiquer et qui forment en quelque sorte plutt un dessin flottant (schwebende Zeichnung) au milieu dexpriences diverses quune image dtermine. Tels sont ceux que les peintres et les physionomistes (Physiognomen) prtendent avoir en tte, et qui doivent tre comme une silhouette [Schattenbild, que Tremesaygues et Pacaud traduisaient par fantme] impossible communiquer, de leurs productions, ou mme de leurs apprciations. On peut les nommer, quoique improprement, des idaux de la sensibilit parce quils doivent tre le modle inaccessible dintuitions empiriques possibles, sans fournir cependant aucune rgle susceptible de dfinition et dexamen. 1 Texte difficile qui annonce la fois le dessin flottant de lide-norme de la beaut (Critique de la facult de juger, 17) et les Ides esthtiques, dont aucun concept ne peut puiser le contenu (lide-norme, linverse, peut parfaitement tre dfinie par un canon , cest--dire par une thorie des proportions), que suscite en foule le libre jeu de limagination et de lentendement ( 49)2. Il est fort probable que la notion de beau idal , leitmotiv de la rflexion sur lart lge classique, ait incit Kant distinguer, de lidal de la raison, un idal de la sensibilit dont la finalit est esthtique, et non mtaphysique. Il importe toutefois de distinguer ce monogramme de limagination empirique du monogramme de limagination pure a priori , qui est le schme des concepts sensibles (comme des figures dans lespace) et au

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1. Emmanuel Kant, uvres philosophiques, t. I, Paris, Gallimard, La Pliade , p. 887. 2. Sur Zuccari, voir Panofsky, Idea, 1983, p. 107-117. galement Anthony Blunt, La thorie des arts en Italie de 1450 1600, 1966, chap. IX. 3. Cit par Marianne Roland-Michel, Le dessin franais au XVIIIe sicle, Paris, Office du livre - Vilo, 1987, p. 9.
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moyen duquel et daprs lequel les images sont dabord possibles ( Schmatisme des concepts purs de lentendement )1. Le monogramme de limagination empirique est une image mentale (Idea) qui fait fonction de modle pour le peintre, tandis que le monogramme de limagination pure est un schme, cest--dire une mthode de construction, soit un acte de notre spontanit, quon ne saurait assimiler, sans le rifier aussitt, une image ; en outre, et parce quil se construit par lapplication de la catgorie au moyen de la dtermination transcendantale du temps (schmatisme du jugement dterminant), il est parfaitement susceptible dune dfinition par concept ( linverse du monogramme de limagination empirique qui est inaccessible toute rgle de dfinition ou dexamen , crit ici Kant). Dans le texte plus haut cit, Kant rapporte donc lart du dessin ( des traits pars , un dessin flottant ) limage mentale non conceptualisable qui prexisterait dans lesprit du peintre ou du physionomiste. Il semble ainsi se rattacher une ancienne tradition noplatonicienne quillustre, au dbut du XVIIe sicle, le thoricien maniriste Federico Zuccaro, prsident de lAcadmie du Dessin Rome, qui publie en 1607 LIdea de Pittori, Scultori e Architetti. Dans cet ouvrage, Zuccaro affirme que lartiste est crateur la ressemblance de Dieu, se laissant guider par un dessin intrieur (Disegno interno, disegno tant interprt par Zuccaro comme segno di dio in noi), qui est en son esprit comme une tincelle du feu divin ( scintilla della divinit )2. Cest encore une ide courante au XVIIIe sicle que le dessin est lombre porte dune image mentale qui prexiste dans lesprit de lartiste. Cest ainsi que, dans son Cours de peinture par principes (1708), Roger de Piles dfinit le dessin comme la pense dun Tableau laquelle le Peintre met sur du papier ou sur de la toile, pour juger de limage quil mdite , et aussi comme les justes mesures, les proportions et les contours que lon peut dire imaginaires des objets visibles, qui nayant point de consistance que lextrmit mme des corps, rsident vritablement et rellement dans lesprit 3. Par ailleurs, lallusion faite par Kant aux physionomistes ou, plutt, aux physiognomonistes se rfre explicitement lart de la silhouette, fort rpandu partir de 1760,

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1. Emmanuel Kant, uvres philosophiques, t. III, Paris, Gallimard, La Pliade , p. 1109. 2. Lombre dcoupe dun homme, ou dun visage humain, est limage la plus faible, la plus vide, mais en mme temps, si la lumire est place bonne distance, si le visage est projet sur une surface toute pure et sil est bien parallle cette surface, elle peut tre limage la plus vraie et la plus fidle quon puisse donner dun homme ; limage la plus faible, parce quil ny a rien de positif, mais seulement un ngatif, le contour dune moiti de visage ; limage la plus fidle, parce que cest une reproduction immdiate de la nature, comme aucun dessinateur, mme le plus habile, ne peut en faire une, main libre, daprs le naturel (Lavater, Physiognomische Fragmente, t. II, Leipzig, 1776, p. 90 ; La physiognomonie, ou lart de connatre les hommes daprs les traits de leur physionomie, leurs rapports avec les divers animaux, leurs penchants, etc., trad. fran. par H. Bacharach, avec une notice dA. dAlbans, Lge dhomme, 1998, p. 90). Sur la silhouette chez Lavater, et la signification quelle revt aux yeux de lpoque, on lira Le blanc du papier et le noir dessein de lme , dans Laurent Baridon et Martial Gudron, Corps et arts. Physionomies et physiologies dans les arts visuels, Paris, LHarmattan, 1999, p. 83-90. 3. Martin Kemp, Science of Art. Optical Themes in Western Art from Brunelleschi to Seurat, New Haven - Londres, 1990, p. 186. Lavater utilisait un appareil semblable : . Pommier, Thories du portrait, Paris, Gallimard, 1998, p. 373, ill. no 103. Voir galement Jean Adhmar, La gravure originale au XVIIIe sicle, Paris, Somogy, 1963, p. 217-218.
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vogue phmre en France, mais beaucoup plus durable dans les pays germaniques et anglo-saxons : cest ainsi que, dans lAnthropologie, Kant voque cette mode laquelle Lavater [penseur et thologien suisse, auteur dune Physiognomonie publie en 17751778] avait donn tant dextension avec ces silhouettes dont on avait pendant un temps fait une marchandise bon march et apprcie , ce qui justifie parfaitement la traduction de Schattenbild par silhouette plutt que par fantme 1. lart trop mimtique du portrait, et trop souvent corrompu par la flatterie, Johann Kaspar Lavater prfrait lpure minimale de la silhouette, mieux apte rsumer le visage dans le trait du profil qui le caractrise : la silhouette est pour Lavater une image vraie parce quelle est faible, une image fidle parce quelle a lhumilit de ntre quun ngatif, le contour dune moiti de visage 2. La silhouette, monogramme du visage humain, prend ainsi la valeur dun document scientifique, et tend vers lobjectivit de la photographie. On sait que les profils la silhouette, dcoups dans un papier noirci et colls ensuite sur fond clair, sont ainsi nomms du nom dtienne de Silhouette, chansonn pour ses projets dconomie lorsquil fut ministre des Finances en 1759. Dans le mme sens, le physionotrace , invent en 1786 par Gilles-Louis Chrtien, tait un appareil qui permettait de saisir mcaniquement la ressemblance par le trait du profil3. On voit ainsi que le physionomiste est un silhouettiste, et

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que le dessin, ou monogramme , est un art conome, une image pauvre mais exacte, rduite sa plus simple expression mais objectivement rigoureuse, pure de lide dont lombre se porte sur le plan de la reprsentation. Cette expression de monogramme intrigue toutefois. Kant la tient peut-tre de Johann Winckelmann qui remarque, au dbut de son Histoire de lart dans lAntiquit (1764) : On doit se reprsenter les premires peintures comme des monogrammes, nom qupicure donnait aux dieux, cest--dire par un seul trait de lombre dun tre humain. Les premires lignes et les premires formes de lart luimme conduisirent crer une sorte de figure communment appele gyptienne. 1 Winckelmann se rfre ici un passage du De Natura deorum de Cicron (II, XXIII, 59), en lequel lorateur romain rapporte qu picure a imagin des dieux inactifs rduits ltat desquisse, monogrammi dei . Cest ainsi que le monogramme dsigne la marque des effluves tnues qui manent chaque instant du corps des dieux, depuis les intermondes immensment loigns o ils reposent en paix2, engendrant une image anthropomorphique assez semblable la perfection jamais perdue, selon Winckelmann, des dieux de la Grce, modles de lart3. On comprend ainsi comment
1. Trad. Dominique Tassel, Paris, Librairie gnrale franaise, 2005, p. 77. Dans les confrences sur la peinture quil pronona la Royal Academy entre 1801 et 1823, Johann Heinrich Fssli, reconstituant les origines de cet art, enseignait : Les premiers essais en cet art furent les skiagrammes, de simples contours dune ombre semblables ceux dont lusage a t rpandu auprs du vulgaire par les amateurs et autres parasites de la physionomie sous le nom de silhouettes [...]. Ltape suivante de lart fut le monogramme, dlimitant les contours dune figure sans lumire ni ombre, mais en y adjoignant certaines parties lintrieur des contours (Confrences sur la peinture, Paris, ENSBA, 1974, p. 13). 2. Il faudrait rapprocher ce texte de Cicron du dbut de la Lettre Mnce, o picure voque la notion commune du dieu trace en nous ; koin tou theou nosis hupergraph (picure, Lettres et maximes, texte tabli et traduit par Marcel Conche, Paris, PUF, 1987, p. 217). Sur cette notion de monogramme, Jackie Pigeaud (Lart et le vivant, Paris, Gallimard, 1995, p. 87) cite une intressante dfinition de Nonius Marcellus, grammairien du IVe sicle de notre re : On appelle monogrammes des hommes particulirement maigres et sans teint. Ce terme est tir de la peinture qui, avant de recevoir un corps par les couleurs, est faonne par une ombre (De compendiosa doctrina, 37, 11). 3. On a raill ces dieux dpicure qui, semblables aux hommes, habitent dans les intermondes du monde rel, nont pas de corps, mais un quasi-corps, nont pas de sang, mais un quasi-sang. [...] Et, pourtant, ces dieux ne sont pas une invention dpicure. Ils ont exist. Ce sont les dieux plastiques de lart grec (K. Marx, Diffrence de la philosophie de la nature chez Dmocrite et picure, d. Jacques Monnier, Bordeaux, Ducros, 1970, p. 246). Marx ne fait que reprendre ici une intuition de Winckelmann, Histoire de lart dans lAntiquit, Paris, Librairie gnrale franaise, 2005, p. 265.
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1. Une scolie la premire des Maximes capitales prcise que, selon picure, les dieux sont discerns non par les sens mais par lesprit . Diogne dnanda emploie une formule trs voisine propos des images de labsent que sa mre voit en songe (Genevive Rodis-Lewis, picure et son cole, Paris, Gallimard, Ides , 1975, p. 151-152). Limage des dieux picuriens voque ainsi lempreinte dune absence. 2. Pline, Histoire naturelle, XXXV, 43. Limportance de ce thme dans lart noclassique a dabord t mise en vidence par larticle de Robert Rosenblum, The origin of painting : A problem in the iconography of romantic classicism , The Art Bulletin, dcembre 1957, p. 279-290. On lira galement Pierre Georgel et Anne-Marie Lecoq, Lombre de Polmon , in La peinture dans la peinture, Paris, Adam Biro, 1987, p. 100-103 ; et E. H. Gombrich, Ombres portes : leur reprsentation dans lart occidental, Paris, Gallimard, 1996, p. 41 sq. 3. R. Rosenblum, Lart au XVIIIe sicle. Transformations et mutations, n. 52, p. 209-210. Dans son article Des illustrations de pomes et des silhouettes de John Flaxman , August Schlegel compare semblablement les silhouettes de Flaxman aux figures des vases grecs : Les silhouettes de Flaxman ne rappellent rien autant que les images sur les vases grecs (appels autrefois truriens) (op. cit., p. 183).
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le dessin marque la trace dune absence, image en voie deffacement qui porte le deuil dun modle disparu1. La fable, inlassablement reprise tout au long du sicle, de la fille de Butads de Sicyone qui trace dun trait le contour de lombre de son amant sur le point de partir pour ltranger, pense semblablement lorigine de la figure2. Comme Rosenblum la bien montr, cette prfrence pour le style dpouill, qui accorde au dessin le pas sur la couleur, tmoigne dun certain primitivisme, ou archasme, qui domine la fin du XVIIIe sicle : dans le dessin au trait, on voyait lexpression dune puret stimulante, conforme aux origines linaires la fois de lart grec et de lart italien. Le dessin, origine et principe de lunit de tous les arts, est lui-mme un art originaire. tudiant les vases grecs figures noires et figures rouges, Pierre-Franois dHancarville remarque en 1766 (Les Antiquits trusques, grecques et romaines) que la peinture ses dbuts ne prsentait quun simple contour, lequel, tant ensuite rempli avec une couleur, donna le nom de monochrome cette sorte de peinture et tablit un parallle avec les premires uvres des primitifs italiens3. Si le dessin apparat ainsi comme lexpression naturelle de lhomme originel, ou sauvage mythe omniprsent dans le sicle dun got naf que la civilisation naurait pas encore corrompu inversement la couleur introduit dans la reprsentation un attrait que Kant nhsite pas qualifier de barbare : en effet, la proposition dj cite selon laquelle les couleurs, qui enluminent le trac (Abriss), relvent de lattrait est prpare au paragraphe prcdent, le 13, par

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1. Kant, uvres philosophiques, t. II, Des Prolgomnes aux crits de 1791, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1985, p. 287. 2. On trouve en effet dans la troisime Critique un loge esthtique de la navet, qui correspond une manifestation de la franchise originellement naturelle lhumanit contre lart de feindre devenu seconde nature : 54 ; au 22, Remarque gnrale sur la premire section de lAnalytique , Kant remarquait dj que ce avec quoi limagination peut jouer navement ungesucht, sans affectation, sans faire de manires et dune manire qui est conforme une fin, est pour nous toujours nouveau et lon ne se fatigue pas de le regarder . 3. Religion, I, 3, note sur les Indiens de lAthabasca et les Indiens Ctes de Chien qui nont dautre fin que le carnage : Kant, uvres compltes, t. III, Les derniers crits. uvres inacheves, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1986, p. 46, note.
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cette formule : Le got demeure toujours barbare (barbarisch) quand il a besoin de mler la satisfaction les attraits et les motions (Reize und Rhrungen). Il faut en effet distinguer entre le primitif, qui laisse enfouis ses talents sans prendre la peine de les cultiver, lexemple des insulaires des mers du Sud (Fondation de la mtaphysique des murs, deuxime section)1 qui, selon le tmoignage de Bougainville de retour de Tahiti, vivent peu prs comme vgtaient, dans la fable, les bergers dArcadie ; le sauvage, sublime quand il est guerrier, mais sensible au beau par la navet qui prserve en lui lintgrit du got2 ; enfin le barbare, qui est un sauvage dont le sublime courage ( 28) peut se pervertir en frocit3, et le sentiment naf du beau se laisser corrompre par lattrait du clinquant, du brillant et du tape--lil, dpravant la simplicit de la nature par la surcharge de lornement et de la parure. la navet du dessin, monogramme de la premire admiration, expression nave du sentiment, il faut donc opposer la sduction vulgaire de la couleur, qui en rajoute pour mieux plaire. la puret du trait soppose ainsi le fard auquel recourt lattrait. En ce sens, le privilge du dessin sur la couleur reposerait sur des principes assez semblables ceux dont se rclamait, au sicle prcdent, la querelle du coloris, qui opposait lAcadmie les poussinistes, sous lautorit de Charles Le Brun, aux rubnistes, conduits par Roger de Piles. Cette fois encore, le texte de Kant sexpliquerait non par lui-mme, mais par lhistoire du got dont il porterait implicitement la marque. Il faut pourtant rpter quune telle lecture, qui rfre le texte au hors-texte, pour clairante quelle puisse tre quelquefois, ne peut satisfaire le philosophe. En premier lieu, on ne saurait dnier sans examen, un esprit du calibre de celui de Kant, lentire responsabilit de sa propre pense. En second lieu, le primat du dessin affirm par Kant trouve dans le sicle dtranges confirmations qui

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1. Genevive Monnier, art. Dessin , Encyclopdia Universalis.


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semblent nous indiquer quil y a l une vrit que nous ne savons peut-tre pas encore penser. Cest ainsi que, lorsque Kant prcise ( 14) que les couleurs pures rendent la forme plus exactement, plus prcisment et plus compltement accessible lintuition , on ne peut sempcher de penser lart de laquarelle, oubli depuis les remarquables tudes de paysages et danimaux par Drer, et qui connat un merveilleux renouveau au XVIIIe sicle, avec les croquis de Gabriel de Saint-Aubin ou les somptueux paysages de Moreau lAn. Dj, le lavis dencre brune, ds le XVIe sicle, et surtout au XVIIe sicle, rehaussait les contours du dessin la plume ou la pierre noire. Il est encore un art qui connat au XVIIIe sicle un prodigieux dveloppement, et qui ralise en quelque sorte le paradoxe dune peinture dessine, cest celui du pastel. On comprend ainsi que lopposition du dessin et de la couleur est moins mcanique quon pourrait le croire, et quun dessin peut parfaitement tre color, rehauss dun lavis ou dune aquarelle, sans cesser cependant de demeurer un dessin. Le dessin ne trouve donc pas son essence dans labsence de couleurs, mais plutt dans le fait que la couleur na ici dautre fonction que de souligner lexactitude du trait et de mettre en valeur la forme . Cest ainsi que le dessin le plus pratiqu au XVIIIe sicle est un dessin color dit des trois crayons la pierre noire, la sanguine et la craie blanche. Watteau obtiendra par cette technique de superbes effets, la craie blanche donnant le relief par le jeu des reflets et la sanguine voquant le volume de la chair sous le trait du crayon. Enfin, on saccorde reconnatre que le XVIIIe sicle est lge dor de lart du dessin, avec les merveilleuses esquisses de Watteau et de Fragonard, mais aussi de Boucher et de Greuze. Tandis que, dans les sicles prcdents, le dessin ntait quune tude prparatoire pour luvre peinte (le croquis, le modello et, enfin, le carton1), cest au XVIIIe sicle quil devient un art autonome et se suffisant lui-mme : on lacquiert pour luimme (Watelet et surtout Mariette prs de 20 000 dessins sont alors des collectionneurs passionns), et Watteau, auquel on doit des milliers de dessins, multiplie sur une mme feuille les visages et les attitudes dun mme modle, non en vue dune peinture venir, mais pour le seul plaisir de prlever dun trait une tournure ou une expression fugitive. Cest peut-tre pour cette raison quau XVIIIe sicle lorthographe dessein , qui dsigne la fois le croquis et le projet, disparat pour laisser la place dessin , distinguant ainsi clairement luvre dsormais autonome de ce qui nest quun

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1. Le XVIIIe sicle hsite entre dessein et dessin jusqu ce que lorthographe dessin soit dfinitivement enregistre en 1798 par le Dictionnaire de lAcadmie. Dans un texte rdig ds 1752 pour servir davertissement aux Rflexions sur quelques causes de ltat prsent de la peinture en France et sur les beaux-arts, publies en 1746, La Font de Saint-Yenne se justifie pour avoir hasard un changement dans lorthographe du mot dessein qui a deux significations fort diffrentes. Il est employ pour exprimer Projet, Intention, Ide dune action quon se propose mais encore pour dsigner lune des trois parties de la peinture ; dans le premier cas, propose lauteur, on orthographiera dessein , dans le second, dessin (La Font de Saint-Yenne, uvre critique, d. tienne Jodelet, Paris, ENSBA, 2001, p. 132 ; voir aussi Annie Becq, Gense de lesthtique franaise moderne, 1680-1814, Paris, Albin Michel, 1994, p. 67 et n. 97).
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projet pour un tableau non encore ralis, comme le remarque La Font de Saint-Yenne ds 17521. On peroit ainsi combien il est superficiel den appeler au got de lpoque pour le dessin, tant le got, par lnigme de ses transformations, ncessite lui-mme une explication pralable. Cest en effet un fait qui demande explication que cet avnement, au XVIIIe sicle, de la souverainet du dessin. Si bien que, plutt que de rfrer le texte de Kant cet panouissement, il serait inversement judicieux de chercher les raisons de cette nouvelle orientation du got dans la rvolution esthtique accomplie par la troisime Critique elle-mme. Revenons au 14. Kant y justifie sa prfrence pour le dessin par la soumission de la couleur aux exigences de la belle forme (die schne Form) : Les couleurs sont dans la plupart des cas extrmement limites par ce que requiert la belle forme, et mme l o lon tolre lattrait, cest par la forme seule que les couleurs obtiennent leur noblesse. Au matrialisme du barbare, qui se laisse corrompre par lattraction que lagrable exerce sur le got, soppose ainsi le formalisme, mais aussi lintellectualisme dun got pur, cest--dire dsintress, qui a su prserver une admiration innocente pour la beaut des formes. Le sauvage, cette crature hypothtique qui hante le XVIIIe sicle, est donc selon Kant un intellectuel, et la couleur est un fard qui vise sduire et gte le pur plaisir esthtique en intressant lexistence de lobjet, cest--dire sa possession et sa consommation. Paragraphe 42, De lintrt intellectuel concernant le beau : Celui qui, dans la solitude [...], contemple la belle forme dune fleur sauvage, dun oiseau, dun insecte, etc., afin de les admirer, de les aimer [...], celui-l seul prend un intrt immdiat et en vrit intellectuel la beaut de la nature. La suite du 14, dune redoutable difficult dans le dtail de laquelle nous ne pouvons entrer ici, esquisse le systme des beaux-

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1. 51, De la division des beaux-arts : Si nous voulons diviser les beaux-arts, nous ne saurions choisir, du moins titre dessai, un principe plus commode, que lanalogie de lart avec la forme de lexpression dont usent les hommes en parlant afin de se communiquer aussi parfaitement que possible les uns aux autres non seulement leurs concepts, mais aussi leurs sensations (uvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, La Pliade , p. 1105).
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arts que Kant dveloppera plus mthodiquement aux 51 53, mais en se fondant sur la structure de la subjectivit transcendantale (arts de lespace et arts du temps) et non, comme il le fait plus loin, sur lexpression des Ides esthtiques, en vue de leur communication. Cette importance accorde la communicabilit du sentiment esthtique peut paratre paradoxale de la part dun penseur qui fait du rveur solitaire, sauvage navement intellectuel, le tmoin privilgi de la beaut. Il faut sans doute comprendre que celui qui, dans la solitude, contemple la belle forme dune fleur sauvage, dun oiseau, dun insecte... ( 42), demeurera dautant moins seul que sa solitude est dj habite dun dialogue muet, ou du moins de son illusion, avec la nature elle-mme. Aussi lui faut-il se transporter vers son semblable et vrifier par la communication la ralit de la faveur qui lui fut accorde dans la solitude. Les arts sont encore indiffrencis dans ladmiration nave et originaire de la forme surgissant, et ne se diffrencient quen se dclinant selon les diverses modalits de la communication : le systme des beauxarts pousera la syntaxe qui structure les relations que les hommes noueront les uns avec les autres. Kant fonde en effet sa division des beaux-arts ( 51) sur la forme de lexpression dont usent les hommes en parlant afin de se communiquer aussi parfaitement que possible les uns aux autres non seulement leurs concepts mais aussi leurs sensations . Peut-tre na-t-on pas assez remarqu combien, dans son essai 1 pour diviser architectoniquement les beaux-arts par le besoin que nous prouvons de communiquer nos ides esthtiques, Kant reste tributaire de Condillac. La division des arts rpond en effet aux divers modes de la communication dont lEssai sur lorigine des connaissances humaines (1746) avait tent la classification : la danse est la forme drive du premier langage daction (seconde partie, section premire, chap. I), la mimique ou pantomime est issue de la gestuelle de lorateur (ibid. chap. IV), la musique sengendre de la prosodie, cest--dire de lexpression potique (ibid. chap. V), et le dessin est la forme primitive de lcriture : Le moyen le plus naturel fut donc de dessiner les images des choses. Pour exprimer les ides dun homme ou dun cheval, on reprsenta la forme de lun ou de lautre, et le premier essai de

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1. Condillac, Essai sur lorigine des connaissances humaines, prcd de Larchologie du frivole par Jacques Derrida, Auvers-sur-Oise, Galile, 1973 ; respectivement p. 194 sq., 210 sq., 216 sq. et 252. 2. Note du 127, op. cit., p. 252. 3. Essai sur les hiroglyphes des gyptiens, trad. fran. par Lonard Des Malpeines, 1744, 1 4 (d. Patrick Tort, Paris, Aubier, 1978, p. 98-114). On sait quil sagit dune partie du grand ouvrage de Warburton, The Divine Legation of Moses (2 vol., 1737-1741).
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lcriture ne fut quune simple peinture (ibid., chap. XIII)1. On sait par ailleurs comment, dans lAnalytique du Beau, le moment de la modalit tablit la communicabilit du sentiment esthtique (le sentiment esthtique est en mme temps le sentiment de sa propre ncessit), fondant ainsi une socit qui est ajuste la mesure de notre condition, ni simplement logique comme la cit savante, ni hroquement suprasensible comme la rpublique des liberts, ou rgne des fins. Il parat alors possible de comprendre le privilge du dessin sur la couleur, de la forme sur la matire, de lpure sur lattrait, par la fonction communicationnelle de la reprsentation esthtique : avec le progrs de la civilisation, le signifiant tend seffacer devant le signifi, lidole se supprime dans licne, limage dans le symbole, et lclat de la couleur sefface pour laisser la place au formalisme du dessin. Cest ainsi que le mime revt un habit blanc, comme pour mieux abstraire la ralit de sa prsence physique de la figure que ses gestes profilent. Dans son Essai sur les hiroglyphes gyptiens, traduit en franais en 1744, lvque William Warburton, avec lequel Condillac dit stre heureusement rencontr (II, 1, chap. XIII, De lcriture )2, a montr comment le premier dessin, figuratif, tel le pictogramme mexicain, se stylise et sabrge dans lhiroglyphe gyptien, et devient simple marque dans lidogramme chinois3. Ce serait ainsi le travail de la sociabilit qui raffinerait par abstraction les vhicules de la communication, et discrditerait progressivement les couleurs en donnant toute son importance au dessin. Le 41 de la troisime Critique, De lintrt empirique concernant le beau , montre en effet comment le raffinement de la civilisation, qui est fonction du degr de la communication, se dtache progressivement des attraits pour ne considrer que la pure beaut des formes : Cest uniquement dans la socit quil vient lesprit de lhomme de ntre pas simplement homme, mais dtre aussi sa manire un homme raffin (cest l le dbut de la civilisation) : car tel est le jugement que lon porte sur celui qui possde linclination et laptitude communiquer son plaisir

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1. Cette pdagogie naturelle conduit Kant tolrer le recours lattrait pour intresser le barbare aux leons de la civilisation : On peut au demeurant ajouter encore la beaut des attraits pour intresser de surcrot lesprit par la reprsentation de lobjet, en plus de la satisfaction pure et simple, et pour faire ainsi valoir le got et sa culture, tout particulirement quand il est encore grossier et non exerc ( 14).
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dautres et quun objet ne saurait satisfaire quand il ne peut ressentir en commun avec dautres la satisfaction quil y prend [...]. Et sans doute ne sest-il ainsi agi au commencement que dattraits, par exemple des couleurs pour se peindre (le rocou chez les Carabes et le cinabre chez les Iroquois), ou des fleurs, des coquillages, des plumes doiseaux joliment colores, mais avec le temps ce sont aussi de belles formes (comme celles des canots, des vtements, etc.), ne procurant aucun contentement, cest--dire aucune satisfaction de jouissance, qui prirent de limportance dans la socit et se trouvrent lies un grand intrt ; jusqu ce quenfin la civilisation, parvenue son plus haut degr, fasse de ces formes presque le but principal de linclination raffine et naccorde de valeur aux sensations que dans la mesure o elles se peuvent universellement communiquer. Lhistoire serait ainsi circulaire : ladmiration pure et dsintresse du sauvage pour les belles formes succde lattrait grossier du barbare pour le brillant des couleurs ; il faut alors la longue ducation de la civilisation pour revenir, mais cette fois en connaisseur et non plus en naf, lapprciation de la ligne pure et au got pour la reprsentation allusive du dessin, cet art de la litote1. Progressivement, le dessin doit donc lemporter sur les sductions du chromatisme, et la composition musicale sur leffet purement sonore du timbre. Cette interprtation ne saurait pourtant suffire. En effet, si lon peut penser, en suivant Warburton repris par Condillac, que lcriture tend styliser la figuration et finalement labstraire sinon dans larbitraire du signe, du moins dans le dessin du symbole, il reste, et quelle que soit limportance de la communicabilit, donc de la sociabilit, dans le sentiment esthtique, que le beau comme le sublime, dans la nature aussi bien que dans lart, ne sauraient tre assimils une criture, et moins encore un langage. Certes, que le beau plaise universellement sans concept ne contrarie nullement sa vocation tre communiqu, mais au contraire la favorise, puisquil faut comprendre quaucun concept dfinissable ne saurait puiser lIde esthtique dont lvnement de la beaut nous fait, par faveur, la prsentation, et quen consquence la beaut est lenjeu dune conceptualisation indfinie : Ide et non

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concept esthtique, puisque ici la reprsentation excde notre capacit la comprendre, cest--dire la subsumer sous une rgle ; discussion, et non dispute, qui ne prend fin quavec la lassitude du plaisir quelle engendre (seule la fatigue, non la dmonstration, peut mettre un terme lentretien esthtique). Cependant, interprter le phnomne esthtique dans les seuls termes de la communicabilit, cest ncessairement le circonscrire dans lhorizon de lintersubjectivit et, par consquent, du droit. En ce sens, la beaut serait laffaire des hommes entre eux, et ne vaudrait que pour les hommes. Sil est vrai, comme lcrit Kant au 5, que la beaut na de valeur que pour les hommes, cest--dire des tres dune nature animale, mais cependant raisonnables , il reste que lvnement esthtique ne nous est nullement signifi, en vue dune communication, par notre prochain, mais nous est au contraire incomprhensiblement donn, loccasion dune rencontre ou dun hasard heureux (ein glcklicher Zufall, introd., V), par ce qui a lapparence dune faveur de la nature, mme si, dans la finalit subjective du sentiment esthtique, cest nous qui accueillons la nature avec faveur, tandis quelle ne nous fait aucune faveur ( 58 ; galement note du 67). En effet, cest parce que nous regardons la nature avec faveur, cest.-dire selon lorientation contemplative et dsintresse de lattitude esthtique, que lvnement a quelque chance de se produire, la probabilit de la donation tant ici fonction de notre disponibilit laccueillir. Quest-ce, alors, qui nous est communiqu ? Qui parle, dans le surgissement de la beaut comme dans le transport du sublime ? On sait que, au 42, Kant met lhypothse que le sentiment moral peut seul tre considr comme la vritable lucidation du langage chiffr (Chiffreschrift) grce auquel la nature sadresse nous par symboles (figrlich) dans ses belles formes , hypothse dont il sempresse pourtant de dmontrer aussitt linsuffisance. Si, en effet, le beau est le symbole du bien moral ( 59), non certes par sa forme objective mais par le sentiment vital qu cette occasion nous fait intrieurement prouver le libre jeu de nos facults, il demeure pourtant un vnement esthtique, incapable de se hisser jusquau suprasensible, et contrairement lillusion quentretient le sentiment du sublime, emport par le dlire de son enthousiasme. Llucidation morale de la beaut dissout le sensible dans lintelligible, et perd ainsi le caractre spcifique de lvnement esthtique, qui rside en son irrductible et radieuse phnomnalit. lucider la beaut, cest la dtruire, puisquelle ne manifeste sa puissance quen manifestant aussi lnigme de sa prove-

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1. Diderot, Lettre sur les sourds et muets lusage de ceux qui entendent et qui parlent, in Diderot Studies VII, d. Otis Fellows, Genve, Droz, 1965 ; successivement p. 70 et 72.
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nance, ou linsoluble anonymat du donateur. Ainsi ne suis-je sensible au dploiement du chant qu la condition de ne pas le rapporter lintention dun mimticien : le rossignol chante paradoxalement mieux que lhomme, parce que je ne saurai jamais ce que son chant veut dire, linverse de lartiste avec lequel je peux toujours entrer en communication (il est vrai quil ne sy prte que de mauvais gr, avec raison sans doute, tant ce qui se dit alors divertit, plutt quil ne convertit, au fait esthtique). Il faut donc dire que le langage chiffr de la nature na de valeur esthtique que parce quil est indchiffrable, hiroglyphe si lon veut, mais quil ne faut entendre ni selon linterprtation dAthanase Kircher (code secret destin prserver lsotrisme dune rvlation), ni selon celle, oppose, de Warburton (figure synthtique de lide, qui en rend aise la divulgation), mais plutt la faon du Diderot de la Lettre sur les sourds et muets (1751) qui dfinit le discours potique comme un tissu dhiroglyphes entasss les uns sur les autres et qualifie la beaut potique d emblme dli et de hiroglyphe subtil 1. Le hiroglyphe esthtique nest pas le signe dun langage communicable, mais la splendeur dune apparition singulire, dans lespace et dans le temps, un absolu sensible qui ne vaut que par lui-mme, et qui ne signifie rien, sinon la majest de son seul avnement. Le langage chiffr de la nature non seulement ne signifie rien, mais encore se soucie si peu dtre communiqu quil est souverainement indiffrent la prsence du rcepteur : Comment entend-on expliquer les raisons pour lesquelles la nature a partout rpandu avec une si grande prodigalit la beaut, jusquau fond de locan o lil humain (pour lequel seul cependant cette beaut est conforme une fin) naccde que trs rarement ? ( 30). La beaut de la nature, par sa gratuit, par son incomprhensible luxuriance, nest la suprme beaut que parce quelle ne signifie rien, et la beaut artiste ne peut atteindre une telle grce qu la condition de sabandonner la pente de limprovisation, cest--dire de renoncer exprimer ou communiquer toute pense dlibre : Des fleurs, des dessins libres, des traits entrelacs sans intention les uns dans les autres, ce quon appelle des rinceaux, ne signifient rien (bedeuten nichts), ne dpendent daucun concept dtermin et plaisent pourtant ( 4). trange langue, ft-elle chiffre, quune langue qui ne signifie rien,

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trange communication que celle qui se fonde sur labsence du sens. La communicabilit ne saurait donc circonscrire le sentiment esthtique, puisque cest en de de tout contrat social, dans lincomprhensible magnificence de la nature, que saccomplit lavnement de la beaut : De nombreux oiseaux (le perroquet, le colibri, loiseau de paradis), une foule de crustacs marins sont en eux-mmes des beauts, qui ne se rapportent aucun objet dtermin quant sa fin daprs des concepts, mais qui plaisent librement et pour elles-mmes. Ainsi les dessins la grecque, les rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., ne signifient-ils rien en eux-mmes : ils ne reprsentent rien, aucun objet sous un concept dtermin, et ce sont des beauts libres ( 16). Parmi les nombreuses ruptures qui saccomplissent dans la troisime Critique, il en est une, je crois fondamentale, quon na peut-tre pas assez souligne : alors que, depuis la plus haute Antiquit, la beaut du corps humain tait larchtype de toute beaut, il semble que, pour Kant, le chant du rossignol surpasse celui de lhomme et que le plumage du perroquet ou celui du colibri, sans parler des crustacs et des insectes, lemporte sur la beaut du corps humain, pourtant dment magnifie depuis les sicles par la thorie des proportions (il est vrai que le Doryphore de Polyclte na gure plus de valeur esthtique, aux yeux de Kant, que La vache de Myron : 17). La beaut de lhomme, en effet, adhre sa destination morale, et ne saurait donc se prter la pure gratuit du jeu esthtique. Cest pourquoi il serait plaisant dembellir le corps humain par des dessins tatous, comme savent le faire les No-Zlandais, si ce ntait un homme ; de mme quil serait agrable de couvrir dornements une glise, si ce ntait un sanctuaire (ibid.). Ainsi peut-on dire que la Critique de la facult de juger opre un renversement radical dans lesthtique de la grce : depuis Plotin, la grce est le rayonnement de lintelligible transfigurant le sensible. En ce sens, si lanimal nest pas ncessairement dpourvu de grce, par la lumire qui sort de ses yeux ou par la phosphorescence de certains insectes (Ennade, IV, trait 5, 7), cest le visage humain, quillumine le sourire de lintelligence, qui est, plus que tout autre, dou de grce : aussi sa beaut se dissipe-t-elle quand la rigidit de la mort en fait un masque, tant la beaut tient au rayonnement de la grce plutt qu la symtrie des proportions (Ennade, VI, trait 7, 22). Dans un essai quil fait paratre en 1759, De la grce dans les uvres de lart, Winckelmann dfinit

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1. douard Pommier, La notion de grce chez Winckelmann , dans Winckelmann : la naissance de lhistoire de lart lpoque des Lumires, Actes du Cycle des confrences prononces lAuditorium du Louvre du 11 dcembre 1989 au 12 fvrier 1990, sous la dir. ddouard Pommier, Paris, La Documentation franaise, 1991, p. 58.
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la grce comme une impassibilit hroque qui est dautant plus forte quelle est moins expressive : La grce est comme leau qui est dautant plus parfaite quelle a moins de got. 1 La grce sidentifie alors la simplicit noble et la calme grandeur des dieux de la Grce, sur le modle insurpassable de lApollon du Belvdre. La grce est ainsi transcendante chez Plotin, elle est thique chez Winckelmann, et tous deux saccordent sur le fait que, parmi tous les vivants, lhomme est le plus apte la grce. Il semble quon trouve inversement chez Kant lide dune grce naturelle (au sens o lon oppose, plutt quon ne relie, la philosophie de la nature la philosophie de lesprit), qui non seulement ne rflchit en rien la grandeur de lesprit, mais encore que la conscience serait susceptible de dissiper, corrompant le geste de linnocence par laffectation de la pose. Si les btes surpassent lhomme en fait de grce, cest donc prcisment parce quelles sont btes. On ne trouvera rien, dans la troisime Critique et cest un effet de la rvolution esthtique quelle opre sur la grce, je veux dire la grce objective qui embellit la forme, non, bien entendu, la grce transcendantale qui est lorigine de la donation faite au sujet sensible (die Gunst). On peut sen tonner quand on sait limportance cardinale de cette notion dans la tradition de la philosophie de lart. Sa connotation thologique, qui se rfugie lge classique dans le trs pris je ne sais quoi de la critique, dissuade sans doute Kant dy recourir. Pourtant, il voque, au 58, les fleurs, les configurations mmes de tout ce qui pousse, la grce [Zierlichkeit, quon traduirait mieux par dlicatesse, ou gracilit] des formations animales de toutes espces , et prcise mme, quelques lignes plus loin, dans la mme phrase, quil pense au faisan, crustacs, insectes et jusquaux fleurs les plus communes . Cest par cette grce, purement esthtique, et non mtaphysique ni morale le bond dun animal, la spirale dun nautile, la courbe dune branche que la nature donne la rgle au gnie ( 46 : die Regel, la rgle et non : les rgles, comme lcrivent tous les traducteurs ; extrme singularit de cette donation), le gnie qui se saisit de la forme entraperue et compose luvre par le motif du premier trait.

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On devine que se profile ici une tout autre gnalogie du dessin, qui est en effet l essentiel , puisquil est la saisie originaire (apprehensio, ou Auffassung) que limagination doue de gnie russit prlever sur la matire de la sensation, telles les flammes dun feu ou les volutes dun ruisseau ( 22, Remarque gnrale sur la premire section de lAnalytique ). On se souvient que le pur jugement de got ( le got authentique, intgre et srieux , comme lcrit Kant au 14) ne considre que la forme de lobjet et demeure indiffrent lattrait de ses couleurs : Un jugement de got, sur lequel attrait et motion nont aucune influence [...] et qui, en ce sens, a uniquement pour principe dterminant la finalit de la forme, est un pur jugement de got ( 13). Il est pourtant permis de stonner quune forme esthtique puisse tre donne la sensibilit, puisque la premire Critique nous a enseign que seule la matire, par elle-mme informe, de la sensation est reue par la sensibilit, et quil nexiste de forme que construite par la synthse catgoriale de lentendement. Selon le schmatisme du jugement dterminant, il ne peut donc y avoir de forme quintellectuelle, cest--dire issue de la spontanit de lentendement, et nullement esthtique. Cependant, la faveur de la rencontre esthtique, limagination inspire par le gnie se saisit dun trait, comme sait le faire le bon dessinateur, du dessin de la forme, et schmatise ainsi sans concept ( 35). Le dessin, art de linstantan et de lvanescent (et cela est plus vrai que jamais au XVIIIe sicle, o le dessin nest pas seulement dat de lanne, mais aussi souvent du jour et parfois de lheure), exprime adquatement le trait du gnie, il prlve sur loriginairement informe le contour exact dune figure sur le point dapparatre, et marque ainsi comme une victoire de la vie, quexprime le dynamisme de limagination, sur la facticit du donn brut ( 54 : un sentiment dintensification de toute la vie de lhomme ). Tandis que lart de la silhouette trace le contour dun proche devenu lointain, lart du dessin, tel que Kant nous permet de le penser, est au contraire le signe annonciateur dune apparition, le prlude dune piphanie. Les rehauts de laquarelle suggrent cette venue. Aussi le dessin est-il la fois essentiel et originaire, puisquil rflchit, plus que tout autre, lincomprhensible closion du phnomne. Les visionnaires et les enthousiastes interprtent lapparition comme un signe venu de lau-del (dans lEssai sur les maladies de la tte de 1764, et dans les Rves dun visionnaire expliqus par des rves mtaphysiques de 1766, Kant faisait allusion des formes vaguement humaines hallucines dans ltat de semi-rveil dans les plis du rideau du lit ;

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Kant et lesthtique du dessin

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bel exemple de schmatisme sans concept, qui nest pas sans faire songer au clbre texte de Lonard1) ; mais le jugement esthtique, grce la critique qui lui a permis de se reconnatre lui-mme, sait que lapparition ne signifie rien, et quelle ne vaut que par lintensit qualitative de son surgissement propre. Hiroglyphe de limmanence et non missaire de la transcendance, le contour de la forme apparaissante ne dit ni ne communique rien, sinon lincomprhensible et perptuelle splendeur de la donation phnomnale. Le dessin enregistre ce trac furtif. Toute addition, couleur, ornement ou parure, est alors superftatoire en regard de cette forme dpouille, la fois saisie et saisissante, o se clbre lincomprhensible vnement dune grce, ou faveur de la nature. La rose est sans pourquoi, et plus encore la tulipe que Kant semble lui prfrer. La rose du 8, qui exemplifie lobjet irrductiblement singulier du jugement esthtique, ne devient-elle pas la tulipe du 33 ? La rose est sans doute une tache de couleur, une claboussure de carmin ; mais la tulipe est le dessin dune forme, le contour dun calice2. Jacques DARRIULAT, Universit de Paris IV.
1. Kant, Essai sur les maladies de la tte, trad. Monique David-Mnard, Paris, GF, 1990, p. 62-63 : Lorsquau rveil nous reposons, ngligemment et doucement distraits, notre imagination dessine des formes humaines partir des figures irrgulires des rideaux du lit, par exemple, ou des taches dun mur tout proche ; elle le fait dune manire fort agrable, et nous dissipons lhallucination linstant o nous le voulons. Pour Les rves dun visionnaire..., on se reportera Emmanuel Kant, uvres philosophiques, t. I, note de la p. 561 : Quand, aprs avoir dormi, on regarde, dans un tat de bien-tre proche de lassoupissement et avec des yeux perdus dans le vague, les divers fils des rideaux du lit ou de la literie ou les petites taches dun mur proche, on les transforme aisment en figures reprsentant des visages humains et autres choses semblables. 2. La rose ( Soit cette rose que je vois... ) du 8 devient en effet, au 33, une tulipe : Seul le jugement par lequel je dclare belle une tulipe singulire donne, cest--dire par lequel je trouve que la satisfaction que jen retire est universelle, est le jugement de got.
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Revue philosophique, n 2/2007, p. 157 p. 175

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