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Hegel Et La Tragédie
Hegel Et La Tragédie
Hegel Et La Tragédie
fin, cest parce quil reprsente, en tant que figure esthtique et non
en tant que dveloppement dialectique, le ncessaire dchirement
sans lequel lesprit demeurerait dans un tat de repos, le srieux, la
douleur, la patience et le travail du ngatif sans lesquels la vie de
lEsprit sabaisserait jusqu ldification et mme la fadeur (Phg,
prface, 2, I, 18). La philosophie est la contradiction pense comme
moteur du ngatif dans lhistoire de lesprit ; la tragdie montre,
reprsente, la contradiction vcue dans la souffrance et dans la mort.
Elle est une philosophie en action, envisage du point de vue de la
conscience individuelle dont le destin exige lanantissement, du fait
de sa partialit mme. Et la reconnaissance (anagnrisis) qui, selon
Aristote, doit conclure le parcours dramatique est aussi le moment du
dpassement des contradictions par lavnement dun ordre nouveau
qui rconcilie un temps la conscience avec lesprit du monde objectif.
Pour Hegel, le heurt violent des actes contraires doit ncessairement
se rsoudre dans lidentit, et la tragdie doit sachever sur le retour
lquilibre dans ce que la Phnomnologie nomme le Zeus
simple (II, p. 252).
A linverse de Schelling, Hegel conoit donc le conflit tragique
comme quelque chose qui doit tre dpass. La contradiction qui
apparat sur la scne tragique du fait que lidalit doit sortir dellemme et devenir effective, se raliser par laction individuellement
revendique, est la contradiction de la substance elle-mme (non de
caractres particuliers, car en ce cas nous serions sur une scne
comique, non tragique), et doit donc tre rsolue dans llment de la
vrit et de la totalit. La tragdie nest quun moment de lhistoire
de lesprit, elle nest pas son destin. La tragdie nat ainsi du conflit
des devoirs objectivement dtermins, conflit qui met jour
linsuffisante dtermination de la totalit comme telle. Le conflit
tragique, que Schelling pense dans lAbsolu, comme lternel combat
du sujet et de lobjet par lequel lun et lautre se maintiennent
vivants, prsents, Hegel le pense au contraire dans lHistoire : sa
ncessit provient dune insuffisante dtermination de la totalit qui
se rsout en des moments particuliers opposs et conflictuels. La
tragdie est un moment du combat ncessaire du concept avec luimme : aussi le conflit nest tragique que pour les hros qui, chacun
incarnant un moment particulier, saffrontent sur la scne ; mais pour
le philosophe, Hegel lui-mme, qui dmonte la ncessit dialectique
du conflit, il ny a pas de tragdie, mais la rigueur dune
phnomnologie de lEsprit absolu. Lesprit de Hegel, ordonnateur et
metteur en scne du drame conceptuel de la dialectique, slve donc
au-dessus des buts ncessairement particuliers que poursuivent les
combattants de la scne tragique : il devient lui-mme scne
tragique, le lieu dun combat du concept avec lui-mme qui est aussi
lhistoire de la ralisation de lAbsolu. Hegel lcrit lui-mme dans un
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auquel elle est encore aline. Ds lors laction hroque est toujours
broye par un destin qui la dpasse, et les termes opposs du conflit
tragique tombent dans lindiffrence dune Ncessit qui ne compte
pour rien lhonneur ni le courage des hros : lgal honneur et ainsi
lineffectivit indiffrente dApollon et des Erinyes , et le retour de leur
animation spirituelle et de leur activit dans le Zeus simple (II, 252).
Cest ainsi que la tragdie, ne de lpope, conduit paradoxalement
au dclin de lindividualit : cette impuissance de lindividu
sagitant, plutt quagissant, incapable dchapper au destin qui le
dtermine, fait lobjet de la comdie antique : les maximes des hros
ne sont que des nues sans consistance, et lunique certitude est
celle, subjective, de la conscience de soi, dsormais devenue
sceptique. Cette analyse dnie tout contenu rel au conflit tragique,
puisque son unique ncessit est lalination dune conscience encore
inconsciente de sa libert et de son autonomie, dpendant dun
Destin dans lequel elle ne sait pas reconnatre sa propre vrit. Pour
le philosophe, la tragdie nest quun moment dpass de lhistoire
de la conscience.
Dans le Cours desthtique, Hegel reprend, dun point de vue
beaucoup plus gnral que dans lanalyse serre de La
Phnomnologie, ses rflexions sur le drame et sur la tragdie. On les
trouve dans la dernire partie du Cours, consacre la posie, plus
prcisment dans la dernire partie de cette dernire partie,
consacre la posie dramatique (qui constitue le troisime moment
dun dveloppement dont la posie pique est le premier moment et
la posie lyrique le second moment).
La posie dramatique met en situation la pure intriorit du
lyrisme en lengageant dans la ncessit du monde extrieur, la
louange duquel se limitait la posie pique. On obtient ainsi des
caractres qui doivent agir dans une situation conflictuelle, ne de la
collision des devoirs, et selon leur individualit propre. A
lindtermination de lme lyrique qui spanche dans linfini, le
drame oppose lengagement de lesprit qui assume jusquau bout le
monde concret et fini auquel sa libert se trouve confronte.
Cest dans la tragdie, fonde sur lunit daction, que se
ralise lessence du pome dramatique, et la Grce est ici exemplaire
par luniversalit et la noblesse quelle accorde ses figures. Le
dclin de la posie dramatique, dj sensible chez Euripide, est leffet
de la part de plus en plus grande accorde lindividualit et la
subjectivit, le drame moderne ntant pas alors bien loin de la
comdie, qui dcrit laffrontement de passions ou manies
individuelles, et non plus de devoirs ou de droits universels.
La tragdie de la Grce classique oppose bien luniversel au
particulier, mais le particulier nest pas encore la subjectivit de
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galement raison en principe (264). Cest ainsi que Cron nest pas
davantage un tyran aveugle quAntigone nest une idaliste
cervele, mais au contraire chacun parat lgitime par la vrit quil
dfend au prix de sa vie : la cit contre la famille, le droit public conte
le droit priv, mais encore la garde de ce monde contre le respect d
lautre monde, ou la politique contre la religion. A linverse du partipris hroque qui marque lengagement du caractre dans la situation
historique, le chur, qui commente laction sans y participer, se place
du point de vue dune morale abstraite et universelle, se conformant
aux dogmes de la religion traditionnelle, intemporelle, fixe et
intransgressible, donc dans une universalit nave qui ne sait encore
rien du dchirement de la vrit dans la ncessit de son devenir
(278-279).
Cest seulement avec le drame romantique, cad avec ce quil
advient de la tragdie dans les temps modernes par exemple chez
Schiller que le conflit tragique met en scne les dbats intrieurs
dune me dchire et tourmente. La posie romantique moderne,
au contraire de la tragdie antique, a pour objet principal la passion
personnelle, dont la satisfaction quivaut celle dun but subjectif
(274). La tragdie moderne adopte pour base, ds le dbut, le
principe de la subjectivit (291). Antigone est un principe, mais le
Karl Moor desBrigands, rebelle qui se dresse contre lordre des
oppresseurs, est un individu. En ce sens, Shakespeare est, chez les
modernes, le plus grand des tragiques, car plus que nul autre il a su
crer des personnages infiniment divers et chacun dune grande
richesse psychologique, dun caractre toujours complexe mais qui
possde pourtant lunit de la personnalit : Il russit ainsi, grce
la solidit et la fidlit de sa caractrisation, nous intresser aussi
bien aux criminels quaux imbciles et aux vauriens les plus
vulgaires (296). Le destin antique est objectif et impersonnel : il
manifeste la contradiction qui travaille ncessairement la vrit dans
le mouvement de sa ralisation ; en revanche, le destin des modernes
et subjectif et personnel : il rside tout entier dans la force de
caractre qui pousse intrieurement le hros agir comme il agit.
Macbeth nest nullement broy par la ralisation dun Idal qui le
dpasse ; il est lui-mme son propre destin, et nobit qu la
passion du pouvoir qui le mine intrieurement. Le hros de la tragdie
grecque se dfinit en revanche par son acte objectif et non par son
intention subjective : dipe assume tout le poids de la double faute
du parricide et de linceste, mme si cest sans le savoir quil a
commis ces crimes. Inversement, dans le drame romantique, le hros
ne nous cache rien de ses plus secrtes passions, et toujours
sexplique et se justifie : Comme dans les uvres de jeunesse de
Schiller, tous ces appels la nature, toutes ces revendications des
droits de lhomme, toutes ces rvoltes contre le monde prsent au
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nom dun monde meilleur ne sont que des rveries dictes par un
enthousiasme subjectif. (293). Antigone accomplit le rite funraire
interdit par le tyran, Hamlet et Faust confessent le tourment intrieur
qui les ronge. La posie dramatique, obissant ainsi au dsir de
lesprit dexprimer son individualit concrte, se supprime elle-mme
en renonant lobjectivit de la reprsentation, et en se rfugiant
dans la certitude toute intrieure du sentiment ou de la foi.
Le conflit des devoirs, qui fait la substance de la tragdie, finit
ainsi par verser dans le heurt des caractres, chacun enferm dans sa
particularit et tous gars dans l'imbroglio, drouts par le
quiproquo. C'est ainsi que l'extrme subjectivation du personnage
dramatique finit par se dtourner de la tragdie et se tourner vers la
comdie. C'est le malentendu des individus entre eux et le divorce de
l'individu et de la situation en laquelle il se perd, qui sont les ressorts
du comique : Le comique en gnral repose, par sa nature, sur les
contrastes entre les buts comme tels [il s'agit des buts que
s'assignent les personnages], ainsi que ceux qui opposent le contenu
aux influences venant de la subjectivit et des circonstances
extrieures (IV 270). C'est pourquoi ce serait une erreur de croire
que la subjectivit doit tre absente de la comdie (270) ; elle est
au contraire triomphante, mais aveuglment triomphante, rduite
son ide fixe, mcanise par sa passion, obsde par sa manie,
inbranlable, elle passe dans le monde sans jamais en rencontrer la
ralit : La subjectivit comique se comporte en souveraine
l'gard des apparences et du rel (270). C'est pourquoi, pouvonsnous ajouter, il s'agit non d'une subjectivit vivante, consciente de
l'infini qui rside en son intriorit, mais d'une subjectivit
schmatique rduite l'tat de type : l'Avare, le Malade imaginaire, et
non un avare, un malade imaginaire... On comprend en ce sens
combien la comdie moderne, qui porte l'extrme cette
obnubilation du personnage comique, n'est en vrit gure comique
et exprime plutt une mlancolie de la solitude : Mme des
caractres aussi abstraitement fermes et affreux que l'Avare de
Molire, domin par une passion borne qui ne lui laisse aucune
libert d'me et d'esprit, n'ont rien de proprement comique (303). A
l'inverse de la posie pique, qui chantait l'me qui runit le peuple
dans une mme lgende, la comdie moderne exprime un monde o
les individus sont isols les uns des autres, ne poursuivant que des
fins prives, sans idal commun ni vritable grandeur. La comdie
moderne porte le deuil de l'Absolu, et c'est pourquoi c'est avec elle
que s'effectue la dissolution de l'uvre d'art romantique : Parvenue
ce sommet, la comdie marque la dissolution de l'art en gnral. Le
but de chaque art consiste offrir notre intuition, rvler notre
me, rendre accessible notre reprsentation l'identit, ralise par
l'esprit, de l'ternel, du divin, du vrai en soi et pour soi travers leurs
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Notes
1- Steiner, Les Antigones, Gallimard, 1984, p. 27 : Le judasme
incarne cet abandon du plus profond de lhomme une
transcendance trangre . Il reprsente par consquent lantithse
de lidal grec qui tait dtre lunisson avec la vie . Plus
particulirement, le concept du destin est chez Abraham lantithse
de celui des Grecs de lantiquit. Cest un destin qui a tout le
pathtique de lalination strile et non la fcondit essentielle de la
tragdie .
2- Ce passage, crit Steiner (Les Antigones, p. 28), est d une
extrme obscurit . Voir aussi le commentaire de Janicaud p. 96-97.
3- On se souvient en effet comment, dans la dialectique de la
conscience de soi et de la reconnaissance, langoisse de la mort est
labsolue ngativit sans laquelle la conscience demeurerait dans le
repos de len-soi sans jamais se perdre dans le dsir de lautre et
slever ainsi la conscience delle-mme comme un pur tre poursoi : Cette conscience a prouv langoisse au sujet de lintgralit
de son essence, car elle a ressenti la peur de la mort, le matre absolu
(denn es hat die Furcht des Todes, des absoluten Herrn, empfunden).
Dans cette angoisse, elle a t dissoute intimement, a trembl dans
les profondeurs de soi-mme, et tout ce qui tait fixe a vacill en elle.
Mais un tel mouvement, pur et universel, une telle fluidification
absolue de toute subsistance, cest l lessence simple de la
conscience de soi, labsolue ngativit, le pur tre- pour-soi, qui est
donc en cette conscience mme (Phnomnologie de lEsprit,
Matre et valet , I, 164).
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4- Cron nest pas un tyran mais reprsente une chose qui est aussi
une puissance morale. Cron na pas tort, il soutient que la loi de
lEtat, lautorit du gouvernement doivent tre respectes et que le
chtiment est la consquence de la violation. Chacun de ces deux
cts nen ralise quun, nen a quun comme contenu ; cest l le
ct exclusif et pour lternelle quit des deux cts se trouve le tort
parce quils sont exclusifs, mais tous deux ont aussi raison (Leons
sur la philosophie de la religion, IIme partie : La religion dtermine,
2- Les Religions de lindividualit spirituelle, Vrin, 1959, p. 127).
5- De tous les chefs duvre de lAntiquit et du monde moderne
(et je les connais peu prs tous, et chacun peut et doit les
connatre),Antigone me parat le plus parfait, le plus apaisant (Esth.
IV, 286).
6- Il sagit l dune pense fondamentale dans la constitution du
systme hglien : laction nest pas lillustration neutre de la pense,
la pratique nest pas le simple prolongement de la thorie. Par le seul
fait de la raliser effectivement, je manifeste dans lide les
contradictions latentes qui la dchirent : agir, cest aussi penser, cest
progresser dans le devenir dialectique du concept. Cest ainsi que
dans lEsthtique Hegel peut crire, prcisment propos de la
tragdie : Lorsque, comme lexige la posie dramatique, les forces
particulires sont appeles se manifester dune faon active, en vue
dun but dtermin, poursuivi par le pathos humain qui dclenche
laction, laccord qui existait entre elles se trouve rompu et elles se
mettent en opposition les unes avec les autres (trad. Janklvitch,
IV, 264). Il ne faut pas dire que le fait accompli a toujours raison, mais
quil revient la raison de toujours tirer une leon du fait accompli.
7- En ce sens, on peut penser que la spulture donne par la Nation
au soldat inconnu attribue lEtat la charge du deuil qui incombait
traditionnellement la famille.
8- Dj dans larticle sur Le droit naturel : La guerre maintient
les peuples dans la sant thique, dans lindiffrence aux
dterminations, leur routine et leur encrotement. De mme le
mouvement des vents protge les lacs dtre corrompus par une
tranquillit durable, comme les peuples le seraient par une paix
prolonge ou mme ternelle (p. 118). Cette image est chre
lesprit de Hegel, puisquil la cite textuellement dans le 324
des Principes de la philosophie du droit.
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