Scatophile
Une histoire impossible
Je m’en souviens comme si c’était hier. Après une journée harassante de travail intensif, nous déjeunions, mon ami Henri et moi, dans un fameux restaurant indien du deuxième arrondissement. Comme à l’accoutumée, nous décidâmes de réserver la meilleure table du Shan-Grila Délys, la table qui est près des toilettes.
Après un deuxième curry légèrement trop épicé, je m’absentai du repas dans le but d’épancher une envie pressante. Parvenu au cabinet d’aisance, j’aperçus avec stupeur un gigantesque étron flotteur dans la petite vasque d’eau du siège de porcelaine. Je tirai la chasse, mais l’étron flotteur revint avec plus d’ardeur. Il me sembla qu’il me regardait.
D’abord je détournai les yeux. Mais son emprise sur moi se fit plus insistante. Je sentis comme une humanité se dégager de cet étron, une forme même de compassion et de sympathie. Je songeai avec une soudaine bouffée de culpabilité qu’il me faudrait uriner sur ce séduisant caca pour me libérer de ma miction, et incapable de me résoudre à affaiblir l’intégrité fécale de la crotte, je la saisis et la glissai dans une poche de mon veston, sans vraiment penser à ce que je faisais. Je fis pipi, puis sortis des WC, l’étron toujours installé au chaud dans mon pardessus. « Je deviens fou » pensai-je. Qui aurait pu me blâmer ? Qui n’est jamais tombé amoureux ?
Moment gênant
À peine de retour chez moi, je ne sus me débarrasser de l’étron, comme la décence l’aurait voulu. À qui était-il ? Je n’en avais cure. Il me semblait que ce caca m’avait choisi, moi, et pour la première fois de ma vie, je me sentais aimé. Si vous avez déjà eu un coup de foudre réciproque, vous savez de quoi je veux parler. Ce petit picotement dans la nuque, cette lueur dans le regard de l’être aimé lorsqu’on le frôle, alors qu’aucun acte de chair n’a été accompli. Je sentais les yeux de ce caca pétiller au moment où je le sortais de ma poche pour le déposer sur un fauteuil. « Ça va aller, Popo ? », dis-je, me permettant de le nommer, car Popo était un nom approprié pour cet étron mignon à croquer.
Les questions de toutes parts fusaient. Pourrais-je tenter quelque chose avec lui ? Pourrais-je avoir une vie saine et normale au milieu des gens, si j’avais pour compagnon un caca ? Le cruel regard de la société bien-pensante me transperça lorsque j’imaginai la réaction de mes collègues de travail. Ou pire, celles de mes parents. « - Alors Gérard, enfin en couple ? - Papa, maman, voici Popo, c’est un caca et je vais faire ma vie avec lui. » Les repas de famille allaient promettre.
Cependant, qui peut aujourd’hui me reprocher d’avoir tenté l’impossible ? Ce soir-là, je ne voulais point effaroucher le caca et l’installai donc dans un fauteuil, tandis que j’allais me coucher dans mon lit. Mais, saisi par l'insomnie, je retournai le chercher vers deux heures du matin et le couchai dans le lit, à mes côtés.
Je rêvai de couchers de soleil, en compagnie de Popo. Nous marchions le long d'une plage en plein été indien et il me tenait la main. Ce n’était plus le petit Popo des toilettes, c’était un vrai grand Popo, amical et enjoué. Ce gros caca me faisait rire, il était plein d’attentions pour moi, il me récitait des poèmes, et nous dégustions une glace tout en nous regardant dans les yeux, pendant qu’un musicien vénitien nous jouait la sérénade. Enfin, nous nous rapprochions et nous embrassions, alors qu’au loin la lune se levait, pleine et majestueuse. J’enlaçais Popo.
En sueur, je me réveillai soudain. Je ne saurais vous décrire ce qui s’était passé en cette voluptueuse nuit, mais vous devinerez facilement si je vous dis que les draps étaient tout tâchés. Au matin, je remis Popo dans son fauteuil et partis travailler après avoir lancé une lessive à 90°.
Je fis de mon mieux pour travailler ce matin-là, encore empli de mes pensées amoureuses. La petite vie insipide de mes collègues me semblait si fade en comparaison de l’aventure que je vivais. À la machine à café, je les écoutais raconter leurs petites soirées sans intérêt, tout en jubilant intérieurement à l’idée que moi, je connaissais un grand bonheur étrange. Leurs babillages sans intérêt me faisaient nonchalamment somnoler.
C’était sorti tout seul. Je rougis soudain et balbutiai.
Il valait mieux que mes collègues me prennent pour un doux dingue que pour un scatophile. Quand on travaille dans une entreprise de sanitaires, il n’est pas vraiment bien vu d’aimer le caca.
Rêver, un impossible rêve
Les semaines qui suivirent furent les plus belles de toutes ma vie. Les heures passées au travail me semblaient interminables, tant l’envie de retrouver mon petit caca d’amour était grande.
Je ne sortais plus de la maison, une fois revenu, nous nous faisions livrer des pizzas et regardions des films à l’eau de rose, moi en train de pleurer comme une madeleine sur le canapé, avec d’un côté ma boîte de kleenex, et de l’autre mon crotton adoré, mon joli Popo tout pomponné.
Et puis après les films, nous faisions l’amour des heures durant, en prenant toutes nos précautions pour éviter que Popo se désagrège, car après tout, il n’était constitué que de matière fécale.
Bien sûr, tout ne fût pas idyllique. Par exemple lorsque j’allais moi–même déféquer, je soupçonnai Popo d’être un petit peu jaloux de mes selles ; mais pour éviter toute confusion, je le rassurais bien vite en lui faisant un gros câlin après chaque passage à la grosse commission. Et puis sinon, Popo n’était pas à proprement parler quelqu’un de très actif, je ne comptais pas vraiment sur lui pour m’aider dans les tâches ménagères – cela dit, je ne lui demandais rien, après tout ce n’était qu’une petite crotte.
Je n’envisageai pas pour l’instant de sortir me promener en public avec Popo. Les gens n’étaient pas prêts. Je savais que j’allais avoir droit à des quolibets, des moqueries venant de gens méchants, incapables d’aimer. Je savais que dans mon cœur, tout l’amour que je portais à Popo ne suffirait peut-être pas à vaincre la foule des préjugés immenses que la masse aveugle allait brandir contre mon beau caca.
Un dimanche, nous prîmes la voiture et allâmes au cinéma voir une comédie. Je comptais sur l’obscurité de la salle pour passer un agréable moment intime. Mais à peine arrivés dans la salle, nous fûmes victimes de discrimination. Assis dans la pénombre, je sentais le regard désapprobateur des autres spectateurs se tourner vers notre couple contre nature.
Je me renfonçai dans mon siège, penaud.
Les larmes me montaient aux yeux.
Je me levai et m’enfuis de la salle en courant, emportant Popo serré contre mon cœur, en sanglots. Je courus hors du cinéma, hors du temps, pour me réfugier dans un square désert. Je posai Popo sur le rebord d’un banc, puis levai les yeux au ciel, en gémissant :
« Pourquoi Seigneur ? Pourquoi ? Pourquoi ça ne peut pas être simple ? D’abord tu me donnes l’amour, puis tu me rends indigne aux yeux du monde à cause de cet amour ! Qu’espères-tu de moi ? »
« Ne vois-tu pas quelle chance tu as ? » me dit soudain une voix surgie de nulle part. Je me retournai. C’était un vieux clochard, bouffi d’alcool, mais qui avait les yeux d’un grand sage. « Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as, de pouvoir aimer un autre être ? Vois-tu, dans ce monde, il n’est qu’une seule richesse : aimer, et être aimé en retour. »
J’écarquillai les yeux. Cet indigent m’apportait la lumière.
« Va mon garçon. Prends soin de l’objet de ton amour, et chéris ces instants précieux, ils sont ta seule richesse. Va et souviens-toi que l’amour ne saurait supporter les préjugés. »
Je pris mon Popo et retournai chez moi le cœur en liesse, éclairé par cette nouvelle perspective. Ce soir-là, Popo et moi fîmes l’amour comme jamais.
Irréversible
Rien n’aurait pu me préparer à la tempête qui ravagea notre vie commune ce soir d’été.
J’étais en congés, et je passais la plupart de mes journées en compagnie de Popo, sur la terrasse de notre maison. Installés sous la véranda, où j’avais aménagé à Popo un petit nid douillet dans un courant d’air pour éviter que la chaleur ne le fasse trop transpirer, nous profitions de l’atmosphère calme des soirées d’été, qui sentent bon le barbecue et le farniente.
Soudain, un véhicule s’écrasa dans l’allée de mon jardin, et je reconnus mon ami Henri, qui en sortit, furibard. Les yeux révulsés, il se jeta sur moi.
« Ainsi c’est toi qui l’avait ! » éructa-t-il. Puis il courut vers Popo. « Proutty ! » cria-t-il. « Proutty, mon tendre, c’est moi ! ».
Il l’avait appelé Proutty. Quel nom idiot.
« Proutty, je te retrouve enfin ! Moi qui avais perdu ta trace depuis cette soirée maudite au restaurant indien ! » cria-t-il en serrant fort le caca contre sa joue.
« Il ne s’appelle pas Proutty, il s’appelle Popo. » dis-je froidement. Je savais qu’un jour comme celui-ci allait venir. Je savais que mon bonheur serait de courte durée.
« Tais-toi, imbécile. Proutty m’appartient. Il est à moi. »
Je pris une grande inspiration.
« Popo, ou Proutty, appelle-le comme tu veux, il n’est à personne. Ce caca est libre. Il a choisi de te quitter, de faire sa vie sans toi. Le jour où je l’ai trouvé, baignant dans une mare d’eau au fond des toilettes, tu l’y avais laissé, pas vrai ? Tu voulais te débarrasser de lui ? »
Henri devint geignard.
« Je… je ne savais pas ce que je faisais ! Je n’en pouvais plus de vivre cet enfer au quotidien, cette peur d’être différent m’empêchait de vivre ! Je croyais qu’une fois débarrassé de Proutty, j’allais pouvoir tourner la page, repartir de zéro ! Mais c’était impossible, je l’aime tu comprends ! Proutty pardonne-moi ! »
« Attendrissant mais vain… » dis-je. « Si ça se trouve, tu n’en es pas à ton coup d’essai. Mon petit doigt me dit que ce n’est pas la première fois que tu délaisses cet étron. Tu l’aimes pour l’instant, soit. Mais demain, face à la pression sociale, laisseras-tu à nouveau ton caca chéri croupir dans une infâme sanisette ? Allons, rends-le moi, tu sais que c’est mieux pour lui. »
« Jamais ! » hurla-t-il. Et soudain, il déchiqueta Popo en petits morceaux. « Si je ne peux pas l’avoir et bien personne ne l’aura ! » Popo, émietté, dégoulinait des mains assassines d’Henri. Tout ce caca effrité tombait à présent par terre, en miettes merdeuses, et mon cœur se déchira violemment. Les petits morceaux de Popo, que j’avais serré contre moi, à qui j’avais fait l’amour, à qui j’avais promis tant de choses, gisaient sous mon regard impuissant, sous l’assassin dont le crime resterait impuni. Le caca que j’aimais n’était plus.
« Tu me laisses entrer cinq minutes pour que je me lave les mains ? » demanda Henri.
Épilogue
La vie a changé. Sans Popo, le monde est différent. J’ai bien essayé d’aimer d’autres crottes mais leur odeur et leur contact ne remplacent pas l’inimitable texture de Popo.
Je suis désormais dans l’attente d’une nouvelle forme d’amour, puisque désormais je m’ouvre à la vie, en gardant dans mon cœur le souvenir intact d’un brave étron que j’ai souvent couvert de baisers.
Popo, où que tu sois, je chie toujours en pensant à toi. Love.
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