Chapter Text
Musiques : Jigoku no kawa nagare (Jigoku Shôjo OST 1), Desolation (FMAB, OST 2), Koukai (FMA, OST 3), No Answer et Crisis in the North (FMAB, OST 2)
L’obscurité. La douleur. L’air dense, saturé de poussière.
Des gravats tombent sur sa tête douloureuse et ricochent sur le sol jonché de débris.
J’ai mal.
Il ouvre ses yeux aux paupières lourdes. Quelque chose emplit sa bouche. Du sang. Il le recrache. Il essaie de se relever, mais le haut de son crâne heurte quelque chose, juste au-dessus de lui.
Dans cette obscurité, il est aveugle, mais il comprend. C’est un bloc de béton. Les ténèbres épaisses qui enrobent son corps tremblant menacent, tout autant que les gravats sous lesquels il gît, de l’écraser sans crier gare.
J’étouffe.
Où est la lumière ? Où est la sortie ? Dans cet échafaudage de décombres instable, où se trouve l’échappatoire vers la vie ?
Et les autres… Les enfants… Où sont-ils ? Comment les chercher, dans cette obscurité ?
Panique.
Il les appelle d’une voix éteinte. Il tousse pour empêcher le liquide qui encombre sa gorge de s’insinuer jusque dans ses poumons. Peut-être ne le devrait-il pas, cela dit. Il pourrait ainsi mourir rapidement, et s’épargner la souffrance. Se noyer dans son propre sang est tentant. Ce serait toujours plus enviable que l’asphyxie lente que lui promet son tombeau.
À force de stresser, le rythme de sa respiration s’accélère malgré lui. Bientôt, l’air ne sera plus qu’une masse invisible de dioxyde de carbone qui aura tôt fait de l’intoxiquer.
Il appelle. Encore.
Aucune réponse.
Il est seul dans cet enfer de pierres et de silence. La mort le guette.
Elle s’abattra sur lui s’il ne s’extirpe pas de là.
Mais n’est-il pas déjà mort ?
Non… Impossible.
Douleur.
S’il avait succombé, il ne souffrirait pas tant. Pourtant, il a bien cru y passer. On lui a porté un coup au thorax. Il a senti sa tête heurter le sol, son esprit partir… puis, plus rien. Juste un murmure.
« Revenez. »
C’est là, à ce moment précis, lorsqu’il a entendu ces mots, qu’il a basculé dans un néant si blanc qu’il en était aveuglant. Il n’a plus rien vu, l’espace de quelques instants, hormis une seule chose : une étrange silhouette aux contours flous et au rictus moqueur. Sa tête le lance trop pour qu’il puisse se souvenir avec exactitude de cette vision fugace, mais l’impression qu’elle lui a laissée est nette.
Incompréhension, anxiété, effroi.
Elle l’a comme marqué au fer blanc. Après ça, il s’est senti happé en arrière par une force terrible. Alors, d’un coup, la souffrance est revenue.
Et il n’a plus rien vu.
« Merde… »
Il doit sortir. Faisant fi de ses membres engourdis, meurtris, il rampe dans la poussière, toussant à chaque centimètre chèrement grappillé. Il escalade des montagnes de gravats. Il se glisse au travers d’édifices de béton plus branlants les uns que les autres, sans jamais renoncer. Il a beau trébucher, se heurter, se cogner, s’écorcher… il ne peut pas abandonner. Pas tant qu’une étincelle de vie anime encore son corps qu’il ne sent presque plus.
Il n’ose imaginer l’étendue des dégâts de peur de céder à la panique, quoiqu’il en soit conscient. Il comprend que son torse présente une plaie profonde puisqu’il a, à plusieurs reprises, dérapé à cause du sang qui s’en écoule. Il sait aussi que son pied droit, qu’il traîne derrière lui telle une masse, doit être dans un sale état. Mais il est si perclus de douleurs qu’il lui serait impossible de faire l’inventaire de ses maux.
À un moment, alors qu’il se faufile dans un interstice étroit qu’il devine à tâtons, sa main rencontre un objet circulaire. Son contact est froid. Il remarque, à la circonférence et aux aspérités de la chose, qu’il lui est familier. Le tintement d’une chaîne confirme son intuition. Il s’agit d’une montre en argent ; le symbole de ce métier qui les a tous conduits aux portes de la mort. Peut-être est-ce la sienne. Ou peut-être pas. Qu’importe. Il ignore s’il pourra en faire usage une fois sorti de cet enfer, mais elle pourrait, à bien des égards, être gage de survie s’il parvient à retrouver l’air libre.
Après plusieurs essais infructueux, il réussit à la ranger dans la poche de sa chemise poisseuse. Bien que ce renflement le blesse en frottant contre les surfaces qu’il racle, il continue son ascension avec l’énergie du désespoir. Et, au bout d’une éternité à errer dans les amas de roche, il aperçoit enfin la lueur tremblante, au loin, de quelque lampadaire. Elle lui fouette le visage. Puis, c’est au tour de l’air frais du soir de s’infiltrer en lui.
Il a failli mourir, enterré vivant sous ces ruines.
Il pousse un cri déchirant. Un cri de soulagement en voyant le ciel. En voyant le monde.
Il sent la nuit l’étreindre, l’embrasser, caresser ses joues couvertes de poussière pour le féliciter d’avoir surmonté cette épreuve ; d’avoir lutté pour sa vie.
Sa vue, floue, se perd dans le ciel étoilé.
Il s’en est sorti.
Il a survécu.
Mais ce n’est que le début de l’errance. De la douleur.
Maintenant, il doit se mettre debout. Il ne peut pas rester là. Il ne doit pas. Il faut avancer. Coûte que coûte. Trouver de l’aide.
Il se relève péniblement. Tout devient blanc devant lui un instant, puis la nuit reprend ses droits.
Son pied lui fait atrocement mal. Il a perdu tant de sang que des vertiges secouent son corps dévitalisé. Il est pris en pleine tempête. Le monde tournoie autour de lui. Le décor avance, recule, tangue en tous sens, avec une lenteur épouvantable. C’est comme s’il devait se frayer un chemin au travers de plusieurs mètres de neige.
Et pourtant…
« S’il vous plaît… »
Je dois tenir.
Moribond, il vagabonde pendant ce qui lui semble être des heures dans les rues désertes de la ville, muette à cette heure tardive. Mais il a beau errer, il ne croise personne. Le temps s’est-il figé ?
Ses pieds le traînent comme une âme en peine plus qu’ils ne le guident. À l’instar d’un revenant, les bras ballants, il avance. Pas après pas, soupir après soupir.
Ainsi empêtré dans son uniforme gorgé de sang et lacéré, il n’est que l’ombre de celui qu’il était naguère. Mais il compte sur ses dernières forces pour trouver l’endroit idéal où demander asile.
Survivrai-je jusque-là ?
La question est bonne. Car aussi solide que soit sa volonté… à un moment, son corps le lâche.
Il s’effondre sur le trottoir, tête la première. Son nez est épargné, mais pas sa mâchoire, qui prend un sacré coup.
Il ne bouge plus. La dernière chose qu’il voit est les pavés irréguliers sur lesquels il repose. Progressivement… un écran noir voile ses yeux.
Ça y est. C’est fini.
La mort l’a rattrapé.
« … ! »
Roy se réveilla en sursaut.
Autour de lui, les ténèbres. Une odeur de renfermé, mêlant poussière et humidité. Et le silence.
Où suis-je ?!
Constatant qu’il était allongé, il voulut se relever. Sans succès. Son corps resta résolument inerte. Même ses bras, dont il tenta de s’aider, refusèrent de lui obéir. Plaqués contre ses flans, ils étaient engourdis et sourds à sa commande.
C’est alors que le brun comprit pourquoi : quelque chose était sur lui, et pesait de tout son poids, lui interdisant tout mouvement.
La panique le gagna. Elle ne fit que s’accentuer quand il réalisa qu’une pression supplémentaire était appliquée contre son cou.
Qu’est-ce que c’est ?!
Malgré toute sa volonté, impossible de bouger ne fût-ce que le petit doigt. Il tenta de se secouer, là encore en vain. Son air lui échappait, sa cage thoracique était broyée par une force invisible et sa gorge, serrée.
Qui est là ?!
Il n’était pas seul, dans ce lieu inconnu. Quelqu’un était là, avec lui.
Et ce « quelqu’un » allait le tuer.
Plaqué au sol, paralysé, Roy se savait condamné. Mais il n’accepterait pas de se laisser étrangler sans rien faire. Quoique sonné par le manque d’oxygène, il fit appel à ses dernières forces pour trouver celle de se défendre. Il se concentra sur ses mains jusqu’à ce que les sensations affluent au bout de ses doigts. De drôles de fourmillements remontèrent le long de ses bras. Peu à peu, tandis que son air se raréfiait, le contrôle de son corps lui revint.
Lorsqu’il fut suffisamment maître de ses mouvements, l’homme se redressa d’un coup. Il rejeta violemment le carcan qui menaçait de le broyer… contre le matelas. La couette qui le ceignait fut propulsée en avant, à ses pieds. La pression s’évanouit avec elle.
Haletant de stress, dégoulinant de sueur, le brun laissa ses yeux hagards parcourir la chambre plongée dans la nuit dans laquelle il se trouvait. Il porta sa main droite à son front pour écarter de son visage quelques mèches de cheveux collées par la transpiration. Il se massa les paupières pour faire le point et, surtout, le vide dans son esprit tourmenté. Histoire, aussi, d’apaiser son souffle erratique.
Encore ce fichu rêve… À croire que la Mort elle-même me poursuit.
C’était fini. Il n’était plus dans cette prison de pierre. Il était libre. Libre et, dans une certaine mesure, sain et sauf. Dans un endroit calme, certes bordélique, mais qui lui assurait sécurité et confort. Il pouvait respirer normalement, sans sentir des grains de poussière et du sang sec lui racler la gorge à chaque inspiration.
Par contre, il faisait toujours aussi noir.
Roy alluma précipitamment la lampe de chevet sur la table de nuit à sa gauche. La vue de la pièce éclairée par cette lumière tamisée le rasséréna. Comme il s’en doutait, il était bel et bien seul, ici.
Évidemment… Saletés d’hallucinations.
Le général promena son regard fatigué sur les vêtements qui jonchaient le sol, sur les livres cornés abandonnés çà et là et sur les autres souvenirs épars que comptait l’endroit. Son hôte s’en servait comme d’un débarras, d’après ce qu’il avait pu constater. C’était triste à dire, mais le fantôme qu’il était devenu avait tout à fait sa place parmi ces antiquités. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Il aurait dû être un homme dans la force de l’âge ; il n’était plus qu’un vieux débris. Rien que se mouvoir lui coûtait, à présent. C’est sans doute ce qui expliquait qu’il préférât passer le plus clair de son temps dans un lit aux relents de moisi.
Mais qui suis-je pour critiquer son intérieur ? En ce moment, je ne vaux guère mieux.
Roy se laissa retomber d’un coup sur le matelas. Il fixa le plafond où étaient accrochés quelques moutons de poussière pris au piège de toiles d’araignées distendues. Tous dansaient au gré du courant d’air qui traversait la pièce de part en part, à un rythme hypnotique. Le soldat s’abîma dans leur contemplation.
Tous les soirs, c’était pareil. Il était à peine couché que ses souvenirs se muaient en cauchemars plus que réalistes. Ils venaient le harceler jusque dans son inconscient. Alors, il revivait la même terrible, sempiternelle scène.
Tout d’abord, quelques vagues bribes des combats menés. Des flashs indistincts d’un dédale de souterrains. Puis, son ultime geste pour protéger Edward. Enfin, sa propre mort.
Quoique.
Il parlait de « mort », mais, finalement, il avait survécu, n’en déplût à la Faucheuse. Néanmoins, pour une raison obscure, il avait l’impression d’avoir ressuscité. Il supposait qu’Edward y était pour quelque chose ; le garçon pouvait se révéler plein de ressources, quand il voulait. Enfin, « pouvait »… Il pensait à lui comme si…
comme si…
« … »
Roy posa son avant-bras sur ses paupières closes. C’était le seul moyen pour lui de s’isoler du monde.
Tu parles. De « fuir la réalité », oui !
Il se leurrait lui-même. Il n’avait pas de répit et n’en aurait jamais. Il revoyait la scène ; la détresse dans les yeux de l’enfant qui assistait, impuissant, à l’exécution de son frère qui se sacrifiait pour lui ; lui-même, qui se jetait au-devant de la mort pour l’empêcher de frapper de nouveau le petit blond abattu, contre lequel un second assaut était lancé coup sur coup. Soudain, une vive douleur. Elle éclatait dans son propre torse, le clouait sur place, puis au sol.
Un cri, quelques murmures au loin, une lumière aveuglante… puis plus rien.
Le général décolla paresseusement son bras de son visage et le tendit devant lui. Il fixa sa main d’un œil morne. Le Fullmetal avait à tous les coups effectué une transmutation, à ce moment-là. Sans son aide, il n’aurait pu survivre à la blessure qu’il avait reçue telle qu’il s’en souvenait : profonde, déchirante… fatale, à n’en pas douter.
Il n’avait pas dû mourir, cela dit. Il savait parfaitement qu’une transmutation humaine réalisée à partir d’un cadavre était impossible. Alors, si Edward l’avait remis sur pied – ou presque –, c’était bien qu’il lui était resté un souffle de vie à ce moment-là, et qu’il était intervenu à temps pour le ranimer, en pratiquant, plutôt qu’une transmutation « humaine » comme on l’entendait d’ordinaire, un genre de transmutation « médicale ». Cela se pouvait, avec une pierre, par exemple. C’était du moins la seule explication que Roy voyait, compte tenu du fait que jamais, au grand jamais, le Fullmetal ne se serait risqué à briser une nouvelle fois le tabou. Quant à cette curieuse image rémanente de limbes d’un blanc immaculé…
La fièvre, probablement, avait achevé de se convaincre le général. Ou une hallucination causée par l’hémorragie, sur le coup.
En attendant, pour une raison ou une autre, le blond n’était pas ressorti vivant de cet ultime affrontement.
Avait-il été tué par l’un de ces monstres après l’avoir secouru ? Avait-il fini broyé par l’effondrement ? Ou avait-il tout bêtement épuisé ses dernières forces en le sauvant et succombé ainsi à ses propres blessures ?
Cela n’aurait pas été étonnant. Le garçon avait toujours été impulsif et irréfléchi, après tout.
Quoi qu’il en fût, cet ultime élan d’altruisme lui avait coûté la vie.
Roy serra le poing, tremblant. De rage et d’amertume.
Il se prétendait « adulte » ? La belle affaire ! Il était incapable de secourir deux pauvres gamins paumés et livrés à eux-mêmes.
Incapable d’empêcher un groupe de dégénérés de leur faire du mal. De les torturer.
Incapable de les protéger.
Qui était l’homme, dans l’histoire ? Lui, qui avait plus brassé de l’air qu’autre chose et n’était parvenu à sauver personne… ou cet enfant, qui avait donné sa vie pour préserver la sienne ?
« Fullmetal… Tu m’auras volé la vedette jusqu’au bout… », ironisa Roy dans un sourire amer.
Celui-ci se transforma rapidement en une grimace tremblante, plaquée sur le visage crispé du général. Il se tourna et enfonça rageusement sa tête dans son oreiller à la taie jaunie. Tout ça n’était que des prétextes. Ce n’était pas au Fullmetal qu’il en voulait, encore moins pour lui avoir chipé le beau rôle. Non. Il en voulait à ces salopards de monstres. Et à lui-même.
Une soif de vengeance inextinguible bouillonnait en lui. Il n’arrivait pas à faire le deuil de ces deux frères inséparables ; de ces amis et, peut-être même de ses protégés. De pauvres gosses à qui la vie n’avait jamais fait de cadeau depuis la mort de leur mère, et qu’il avait pris sous son aile… pour le résultat qu’on connaissait.
Roy aurait tout donné pour pouvoir taquiner Edward comme avant, avec cette insouciance qu’il n’avait pas réussi à retrouver depuis le drame. Il avait beau être à la solde d’un dictateur impitoyable, ces rares moments passés avec ce garçon pétri d’idéaux risibles lui avaient fait goûter à une sérénité inédite, à laquelle un meurtrier tel que lui n’aurait pas dû avoir droit. Il avait connu le quotidien d’un homme quelconque s’amusant de tout et de rien, mais de broutilles surtout, avec un jeune sur lequel il s’était juré de veiller.
Pour être franc, il n’aurait tout à fait su comment qualifier la relation qu’il avait eue avec Edward ; « filiale », peut-être. Quoi qu’il en fût, l’avoir vu partir, si brusquement et injustement, qui plus était… ça le rendait malade.
Au bout d’un moment à ruminer, Roy finit par trouver le courage de sortir du lit. Il s’extirpa avec une lenteur insupportable des draps rêches et atterrit sur le parquet aux lattes patinées. Il espérait qu’il ne le ferait pas craquer de trop en allant dans la salle de bain. Là-bas, il se passerait de l’eau sur le visage, comme toutes les nuits. Il voulait évacuer les idées noires qu’il ressassait. C’était le seul moyen d’y parvenir. Il esquiva donc aussi silencieusement que possible les divers obstacles au sol afin de ne pas réveiller le docteur – ou plutôt, médecin légiste – roupillant dans la pièce voisine.
Roy essayait de se mettre à la place de l’ermite citadin qu’était Knox. Il n’aurait pas aimé se faire tirer du sommeil en pleine nuit par un patient inopportun alors qu’il devait se lever tôt sous peu pour aller découper quelque corps en putréfaction.
Le général arriva dans la salle de bain à pas lents. Il se pencha au-dessus du lavabo, prenant sur lui pour ne pas gémir tant son pied le lançait. Peut-être était-ce plus psychosomatique qu’autre chose, mais dans les faits, ça ne changeait pas grand-chose.
Je douille pareil, à la fin.
Roy humidifia ses yeux gonflés dans l’espoir de gommer ses traits tirés. La sensation de l’eau fraîche inondant son visage emporta un peu de sa fatigue et lui fit un bien fou. Car cette foutue douleur, malgré les bons soins que lui avait apportés le docteur, persistait.
Knox l’avait en effet retrouvé inconscient non loin de sa maison un beau matin, deux mois auparavant. Il l’avait pris en charge comme Roy l’avait espéré en se traînant jusque chez lui. Heureusement pour lui, son collègue partait souvent travailler aux aurores. Sans cela, quelqu’un d’autre l’aurait découvert, gisant au beau milieu de la rue. Qu’il s’agît d’un civil ou d’un militaire, le premier réflexe de n’importe qui aurait été de l’emmener aux urgences. Vu son état, ç’aurait été la seule chose à faire. Cependant, sitôt arrivé à l’hôpital, Roy en était certain, on l’aurait identifié… et des hommes auraient été dépêchés pour le ramener six pieds sous terre. Il s’estimait donc heureux que le sort eût bien voulu que le docteur Knox l’eût ramassé avant un autre.
Cette terrible nuit, Roy avait cherché un asile ; un endroit où obtenir de l’aide et où se terrer, dans l’attente de jours meilleurs. Dans le brouillard de son esprit, le légiste s’était imposé à lui comme une évidence. L’homme était certes brut de décoffrage – la faute à sa longue fréquentation de cadavres plutôt que de patients fringants –, mais d’une redoutable efficacité. C’était l’un des médecins les plus brillants de Central. Mais ce qui avait surtout décidé Roy, c’était que son collègue observait malgré ses dires certains principes moraux, contrairement à nombre de ses pairs. Alors oui, il avait participé aux horreurs d’Ishval, mais il s’était depuis largement repenti. Il en avait même payé le prix, en un sens. Le traumatisme laissé par cette boucherie l’avait conduit à un divorce houleux.
Une désunion dont je profite, quelque part. Sans elle, je n’aurais eu droit qu’au canapé, et encore ! Il aurait aussi très bien pu ne pas accepter d’héberger un pauvre hère avec les hautes instances aux trousses, si sa famille avait logé avec lui.
C’était précisément parce qu’il avait pris la pleine mesure de ce dont l’Homme était capable pour satisfaire son ambition que le docteur était revenu changé de cette guerre ; tout comme lui. Sur ce point, les deux collègues se rejoignaient. Ils avaient, au cours de ce génocide sans précédent, nourri un fort ressentiment à l’égard du dirigeant de ce pays sans foi ni loi.
Comme quoi ! À quelque chose, malheur est bon.
C’était justement pour cela que Roy estimait Knox et qu’il le considérait comme une personne digne de confiance. Il avait beau être fruste, il était fiable. D’ailleurs, si ça n’avait pas été le cas, le docteur l’aurait déjà livré au généralissime pour qu’il fût exécuté. Or, le médecin l’avait au contraire accueilli chez lui – non sans râler, mais connaissant le bonhomme, le contraire eût été surprenant. Malgré tout, il lui avait trouvé une place dans sa modeste demeure et avait pris sur son temps libre et sur ses nuits pour lui apporter des soins indispensables.
Sans eux, je ne serais pas là, aujourd’hui.
Roy était resté inconscient des jours durant à cause de son hémorragie. Puis, une fois qu’il avait ouvert les yeux, les moments où il avait déliré et souffert le martyre se comptaient en semaines. Il avait vécu un vrai calvaire. Il n’avait pu reprendre conscience et retrouver l’usage de la marche que très récemment. Quant à la forte fièvre qui l’avait terrassé tout au long de sa convalescence, elle ne s’était décidée à partir que tardivement elle aussi.
Son hôte ne voudrait pas le reconnaître, mais il lui avait été d’un grand secours lors de ce moment critique. Le général restait partiellement infirme, mais à présent, il arrivait à se déplacer sans trop souffrir. Certes, il lui faudrait encore du temps pour être parfaitement remis… à supposer qu’il le fût un jour. Après mûre réflexion, il en était venu à la conclusion qu’il garderait des séquelles à vie du drame. Tout d’abord, cette longue cicatrice qui lui partageait le buste en deux. Ensuite, son pied droit : il ne ressemblerait plus jamais à ce qu’il avait été naguère. Le côté positif ? Il pouvait toujours soutenir plus ou moins son poids. En contrepartie, il l’élançait suffisamment pour compliquer la marche. Quant à la course, elle restait pour l’heure impossible.
Si Roy se souvenait que c’était à cet homonculus de malheur, à cet « Envy », qu’il devait cette estafilade au torse, il ignorait par contre ce qui avait exactement pu se passer avec son pied. Il supposait qu’un rocher le lui avait broyé au cours de l’éboulement, mais en fin de compte, peu importait de savoir qui que quoi dont où. Le résultat était là. Et encore ! Il y avait aussi ces blessures infligées par King Bradley en personne. Il avait même gardé une sympathique balafre au-dessus de la tempe gauche, à l’issue de sa rencontre avec le généralissime.
Roy souleva une mèche de cheveux pour l’inspecter. La plaie, profonde, était cicatrisée, mais encore fraîche. Elle ne gâchait heureusement en rien son charme légendaire. Son reflet lui retourna un sourire désabusé. Bah… Il trouverait bien une femme qui ne serait pas insensible à un homme marqué par un combat inégal.
Le brun attrapa une serviette râpeuse posée non loin du lavabo et se sécha le visage. Une « femme », hein ? Il savait déjà qui.
Riza.
Le soldat secoua la tête pour chasser cette idée. Son inconscient avait pris l’ascendant sur sa raison. Mais bon, qu’y pouvait-il si cette femme obsédait ses pensées, et même ses rêves ? Il aurait tant aimé la revoir… mais jusque-là, il ne l’avait pas pu.
Roy vit par la fenêtre les lueurs timides de l’aube poindre au-dessus des immeubles austères de la ville. Jamais un fantôme tel que lui n’aurait pu arpenter librement ses rues aux mains d’un gouvernement corrompu, surtout pas alors qu’il logeait chez un soldat qui, par commodité, résidait à deux pas du Q.G. militaire. Roy avait vite constaté que des troupes sillonnaient souvent l’avenue adjacente. Certaines patrouillaient simplement, d’autres ne faisaient que passer pour aller se restaurer durant leur pause, mais ce n’était pas idéal pour circuler incognito. Même la foule dense qui se pressait habituellement dans ce boulevard n’y changerait rien.
Pourtant, Roy était décidé à agir, maintenant qu’il était plus ou moins sorti d’affaire. Il s’y prenait tard, à cause de sa convalescence qui s’était éternisée, mais il ne voulait plus rester les bras croisés. Il avait donc étudié en détail une carte de la capitale. Il prévoyait de rendre une petite visite à son lieutenant favori ; ne serait-ce que pour lui dire : « Au fait, surprise ! Je suis toujours en vie ! ».
Problème, ce désir d’excursion déplaisait fortement à son hôte. Le docteur Knox estimait qu’il n’était pas en état de crapahuter et que même s’il l’avait été, les risques encourus étaient trop grands. Le médecin n’avait pas tout à fait tort, là-dessus. S’il était interpellé, ne fût-ce qu’à l’occasion d’un banal contrôle d’identité, l’arrestation lui pendait au nez. Les hautes instances seraient immédiatement alertées. Le Tout-Central saurait qu’il n’avait pas péri lors de l’attentat de mars, mais qu’en plus, il avait logé chez le légiste tout ce temps.
Évidemment, Roy ne vendrait pas son complice, même sous la torture. Mais il se demandait si le gouvernement, fort inventif en la matière, n’aurait pas les moyens de le faire craquer malgré toute sa volonté. Si ce schéma macabre se dessinait, son bienfaiteur aurait alors des ennuis à son tour, et pas des moindres. Ce qui les attendait tous deux, c’était une exécution pure et simple. On n’aimait pas trop les morts-vivants, par chez eux.
Sauf, bien sûr, quand ils servent aveuglément le despote à la tête du pays.
En désespoir de cause, Roy avait pensé au téléphone pour contacter Riza. Depuis qu’il était capable de s’extirper du lit sans s’évanouir de douleur et de circuler dans la maison, il avait plus d’une fois hésité à passer un coup de fil à sa collègue. Cependant, ce n’était pas sans risques, là non plus : qui lui garantissait que le domicile de la jeune femme n’avait pas été placé sur écoute ? Ou pire, celui du docteur ? L’appeler aurait été l’erreur de débutant classique, celle qui aurait permis à la partie adverse de faire d’une pierre deux coups et de les coincer, lui et sa subordonnée.
Roy avait bien essayé, là encore, de transmettre à cette dernière un message – crypté, évidemment –, par le biais d’un soldat que Knox avait pu soudoyer à cette fin… mais ce même homme avait joué de malchance et subi un contrôle de routine à son entrée au Q.G. Bien que le pauvre eût su garder la missive cachée, la perspective d’être passé à deux doigts de gros ennuis l’avait fait rétropédaler à une vitesse record. Terrorisé, leur complice avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus et avait depuis coupé tout contact avec eux. Le général, qui avait expressément souhaité faire appel à un inconnu pour ne risquer aucune des vies de ses subordonnés, avait préféré abandonner l’idée du coursier.
Voilà comment il s’était retrouvé, à nouveau, le bec dans l’eau.
« … »
Roy claudiqua jusqu’à la fenêtre en entendant un bruit familier ; celui qu’il attendait généralement avec le plus d’impatience, quand il lui arrivait d’être déjà debout à une heure si matinale.
Un vélo qui freinait.
Le déserteur jeta un coup d’œil furtif au-dehors, écartant avec la plus grande précaution le lourd rideau qui le coupait du monde. Il sourit en apercevant le livreur de journaux.
À l’heure, comme toujours.
Le brun descendit au rez-de-chaussée avec entrain – tout relatif, vu sa démarche maladroite. Après avoir vérifié par la fenêtre que le quotidien était assez proche pour qu’il pût le récupérer sans être vu, il sortit en catimini et s’empressa de le rapporter à la maison.
Tout en remontant dans sa chambre, Roy balaya la une du regard. Ce journal était, avec la radio, la seule source d’informations dont il disposait ; des sources bien maigres, en vérité. La faute à la censure, mais bon. Il suffisait d’un œil avisé pour discerner le vrai du faux dans tous ces boniments et de toute façon, il n’avait pas d’autre moyen de se tenir au courant des manigances de l’armée. De plus, il pouvait toujours compter, le cas échéant, sur le docteur. Son travail l’amenait à côtoyer du beau monde ; laisser ses oreilles traîner pour glaner quelques on-dit n’était guère difficile, pour lui. On ne le savait que peu, mais les soldats n’avaient pas leurs langues dans leur poche. Il en allait de même pour leurs pairs au service médical. La faute à une envie irrépressible de se faire mousser, le plus souvent. Aux yeux du convalescent, c’était là une arme à double tranchant qui, pour l’instant, avait toujours joué en sa faveur.
Roy s’installa sur le lit et fronça les sourcils. La une, ce jour-là, se concentrait sur la reconstruction de l’aile est du Q.G., qui se profilait doucement, avec un encart dédié aux agissements de Scar, présenté comme responsable de ce désastre. L’Ishval n’avait pourtant strictement rien à voir là-dedans – pour une fois ! Bref. Rien de croustillant à se mettre sous la dent à première vue, sauf pour qui savait lire entre les lignes. Si ces travaux avaient été engagés, c’était donc que le Führer comptait avoir de nouveau accès aux souterrains sous peu.
Pour y faire quoi ? Rien de bon, assurément. Mais ce n’était pas ce qui intéressait le brun. Ces temps-ci, il s’inquiétait beaucoup pour sa collègue. Il avait entendu dire, quelques jours auparavant, qu’elle avait été promue en tant que secrétaire du généralissime, en lieu et place d’Edward. Lorsque Knox l’en avait informé, Roy avait été plus choqué qu’en apprenant que son propre enterrement avait eu lieu.
Cette promotion n’était qu’une imposture. Derrière elle se cachait à coup sûr une terrible menace pour Riza. En endossant ce rôle, la soldate s’exposait à être tuée au moindre faux pas. Même Roy, qui n’était pas directement concerné, avait très bien compris le but de la manœuvre : garder son bras droit sous étroite surveillance. Mais pourquoi ne pas simplement l’éliminer d’emblée ? Il gageait que si cela n’avait été déjà fait, c’est parce qu’elle pouvait servir à des fins particulières, mais lesquelles ? Elles devaient être d’importance, en tout cas. Riza en savait long sur leurs ennemis. Ils prenaient un gros risque en la laissant en vie.
Certes, cela arrangeait bien son supérieur, mais il n’était pas tranquille. Ce n’était pas parce que l’Œil de faucon pouvait être utile au camp adverse qu’il était hors de danger. Il avait probablement un rôle à jouer. Et dès qu’il l’aurait accompli…
Roy déglutit.
Voilà pourquoi il portait, depuis cette annonce, un regard encore plus attentif aux nouvelles.
Cette fois-ci, à son grand dam, il ne fut pas déçu.
À suivre…