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Algebra and Trigonometry 8th Edition Aufmann Solutions Manual

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The passage discusses Clerambault's observations of the perspectives of citizens who have lost family members in the war, as well as characteristics of the bourgeois citizens and 'cagots de la Révolution Française'.

Clerambault senses that those who have lost family want others to suffer as they have suffered and are fiercely protective of the idea that their loved one's sacrifice was for a righteous cause.

The passage says the bourgeois citizens live under the influence of phrases from the past and are unable to think independently. It also says their minds and spirits become rigid.

Algebra and Trigonometry 8th Edition

Aufmann Solutions Manual


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Algebra and Trigonometry 8th Edition Aufmann Solutions Manual

Section 2.1 129


Chapter 2 Functions and Graphs

Section 2.1 Exercises 5. Determine whether the ordered pair is a solution


1. Plot the points: 2 x + 5 y = 16
?
2(-2) + 5(4) =16
?
-4 + 20 =16
16 = 16 True

2. Plot the points: (–2, 4) is a solution.


6. Determine whether the ordered pair is a solution

2 x2 - 3 y = 4
?
2(1) 2 - 3(-1) = 4
?
2 + 3= 4
3. a. Find the decrease: The average debt decreased 5 = 4 False
between 2006 and 2007, and 2008 and 2009. (1,–1) is not a solution.
b. Find the average debt in 2011: 7. Determine whether the ordered pair is a solution
Increase between 2009 to 2010: 22.0  20.1  1.9 y = 3x 2 - 4 x + 2
Then the increase from 2010 to 2011: ?
17 = 3(-3) 2 - 4(-3) + 2
22.0  1.9  23.9 , or $23,900. ?
17 = 27 + 12 + 2
4. a. When the cost of a game is $22, 60 million games
17 = 41 False
can be sold.
(–3, 17) is not a solution.
b. The projected numbers of sales decreases as the
8. Determine whether the ordered pair is a solution
price of this game increases.
c. .Create a table and scatter diagram: x 2 + y 2 = 169
?
p R = p⋅N (-2) 2 + (12) 2 =169
8 8 ⋅80 = 640 ?
4 + 144 =169
15 15⋅ 70 = 1050
148 = 169 False
22 22 ⋅ 60 = 1320
27 27 ⋅ 50 = 1350 (–2, 12) is not a solution.
31 31⋅ 40 = 1240 9. Find the distance: (6, 4), (–8, 11)
34 34 ⋅ 30 = 1020 2 2
d = (-8 - 6) + (11- 4)
36 36 ⋅ 20 = 720
37 37 ⋅10 = 370 = (-14)2 + (7)2
= 196 + 49
d. The revenue increases to a certain point and then
= 245
decreases as the price of the game increases.
=7 5

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130 Chapter 2 Functions and Graphs
10. Find the distance: (–5, 8), (–10, 14) 16. Find the distance: ( 125, 20 ) , (6, 2 5 )
2 2
d = (-10 - (-5)) + (14 - 8)
d = (6 - 125)2 + (2 5 - 20)2
2 2
= (-5) + (6)
= (6 - 5 5)2 + (2 5 - 2 5)2
= 25 + 36
= (6 - 5 5)2 + 02
= 61
= (6 - 5 5)2 = 6 - 5 5 = 5 5 - 6
11. Find the distance: (–4, –20), (–10, 15)
Note: for another form of the solution,
d = (-10 - (-4))2 + (15 - (-20))2

= (-6)2 + (35)2 d = (6 - 5 5)2

= 36 + 1225 = 36 - 60 5 + 125 = 161- 60 5


= 1261 17. Find the distance: (a, b), (–a, –b)
12. Find the distance: (40, 32), (36, 20)
d = (-a - a )2 + (-b - b)2
d = (36 - 40)2 + (20 - 32)2 = (-2a )2 + (-2b)2
= (-4)2 + (-12)2 = 4 a 2 + 4b 2
= 16 + 144
= 4( a 2 + b2 )
= 160
= 2 a 2 + b2
= 4 10
18. Find the distance: (a – b, b), (a, a + b)
13. Find the distance: (5, –8), (0, 0)
d = ( a - ( a - b))2 + (a + b - b)2
d = (0 - 5)2 + (0 - (-8))2
= ( a - a + b) 2 + ( a ) 2
= (-5)2 + (8)2
= 25 + 64 = b2 + a 2

= 89 = a 2 + b2

14. Find the distance: (0, 0), (5, 13) 19. Find the distance: (x, 4x), (–2x, 3x)

d = (5 - 0)2 + (13 - 0)2 d = (-2 x - x )2 + (3x - 4 x )2 with x < 0

= 52 + 132 = (-3x )2 + (-x )2


= 25 + 169 = 9 x2 + x2
= 194 = 10 x 2
15. Find the distance: ( 3, 8 ), ( 12, 27 ) = -x 10 (Note: since x < 0, x 2 = -x )

d = ( 12 - 3)2 + ( 27 - 8)2 20. Find the distance: (x, 4x), (–2x, 3x)

= (2 3 - 3)2 + (3 3 - 2 2)2 d = (-2 x - x )2 + (3x - 4 x )2 with x > 0

= ( 3)2 + (3 3 - 2 2)2 = (-3x )2 + (-x )2

= 3 + (27 -12 6 + 8) = 9 x2 + x2

= 3 + 27 -12 6 + 8 = 10 x 2

= 38 -12 6 = x 10 (since x > 0, x 2 = x )


Section 2.1 131
21. Find the midpoint: (1, –1), (5, 5) 27. Find other endpoint: endpoint (5, 1), midpoint (9, 3)
æ x + x2 y1 + y2 ö÷ æ x + 5 y + 1÷ö
M = çç 1 , ÷ çç
çè 2 , 2 ÷÷ø = (9, 3)
çè 2 2 ÷ø
æ ö
= çç1 + 5 , -1 + 5 ÷÷ therefore x + 5 = 9 and
y +1
=3
è 2 2 ø 2 2
æ ö
= çç 6 , 4 ÷÷ x + 5 = 18 y +1 = 6
è2 2ø
x = 13 y=5
= (3, 2)
Thus (13, 5) is the other endpoint.
22. Find the midpoint: (–5, –2), (6, 10)
28. Find other endpoint: endpoint (4, –6),
æ x + x2 y1 + y2 ö÷
M = çç 1 , ÷ midpoint (–2, 11)
çè 2 2 ø÷
æ ö æ x + 4 y + (-6) ö÷
= çç -5 + 6 , -2 + 10 ÷÷ ç
çè 2 , ÷÷ = (-2, 11)
ø
è 2 2 ø 2
æ ö
= çç 1 , 8 ÷÷ therefore x + 4 = -2 and
y + (-6)
= 11
è2 2ø
2 2
æ ö
= çç 1 , 4÷÷ x + 4 = -4 y - 6 = 22
è2 ø
x = -8 y = 28
23. Find the midpoint: (6, –3), (6, 11)
Thus (8, 28) is the other endpoint.
æ ö
M = çç 6 + 6 , -3 + 11÷÷ 29. Find other endpoint: endpoint (–3, –8),
è 2 2 ø
æ12 8 ö÷ midpoint (2, –7)
= çç , ÷
è 2 2ø æ x + (-3) y + (-8) ö÷
çç , ÷÷ = (2, - 7)
= (6, 4) è 2 2 ø
24. Find the midpoint: (4, 7), (–10, 7) y -8
therefore x - 3 = 2 and = -7
æ 4 + (-10) 7 + 7 ÷ö 2 2
M = çç , ÷ x -3 = 4 y - 8 = -14
è 2 2 ÷ø
x=7 y = -6
æ ö
= çç -6 , 14 ÷÷
è 2 2ø Thus (7, 6) is the other endpoint.
= (-3, 7) 30. Find other endpoint: endpoint (5, –4), midpoint (0, 0)
25. Find the midpoint: (1.75, 2.25), (–3.5, 5.57) æ x + 5 y + (-4) ö÷
çç , ÷÷ = (0, 0)
æ1.75 + (-3.5) 2.25 + 5.57 ÷ö è 2 2 ø
M = ççç , ÷÷
è 2 2 ø y -4
æ ö therefore x + 5 = 0 and =0
= çç- 1.75 , 7.82 ÷÷ 2 2
è 2 2 ø x +5 = 0 y -4 = 0
= (-0.875, 3.91) x = -5 y=4
26. Find the midpoint: (–8.2, 10.1), (–2.4, –5.7) Thus (5, 4) is the other endpoint.
æ -8.2 + (-2.4) 10.1 + ( - 5.7) ö÷ 31. Graph the equation: x - y = 4
ç , ÷÷
çè 2 2 ø

(
= - 10.6 , 4.4
2 2 ) x y
0 -4
= (-5.3, 2.2)
2 -2
4 0
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tout fut lorsqu’il reconnut qu’il les avait comprises, déjà, quand son fils
était là, mais qu’il n’avait pas voulu, pas voulu en convenir.
Et cette découverte, que depuis quelques semaines il sentait peser sur
lui comme une menace,—et cette découverte du mensonge intérieur
l’écrasa.

Rosine Clerambault, jusqu’à la crise actuelle, paraissait effacée. Sa


vie intérieure était ignorée des autres et presque d’elle-même. A peine
son père en avait-il une lueur. Elle avait vécu sous l’aile de la chaude,
égoïste, asphyxiante affection de famille. Elle n’avait guère d’amies, de
camarades de son âge. Les parents s’interposaient entre elle et le monde
extérieur; elle s’était habituée à pousser dans leur ombre; et si, devenue
adolescente, elle aspirait à s’en évader, elle n’osait pas, elle ne savait pas;
elle était gênée dès qu’elle sortait du cercle de famille; ses mouvements
étaient paralysés, elle pouvait à peine parler: on la jugeait insignifiante.
Elle le savait et en souffrait, car elle avait de l’amour-propre. Alors, elle
sortait le moins possible, et restait dans son milieu, où elle était simple,
naturelle, silencieuse. Ce silence ne venait pas d’une torpeur de pensée,
mais du bavardage des autres. Le père, la mère, le frère, étaient
exubérants. La petite personne se renfermait, par réaction. Mais elle
parlait, en elle.
Elle était blonde, grande, mince, les formes d’un adolescent, de jolis
cheveux dont les mèches se sauvaient sur les joues, la bouche grande et
sérieuse, la lèvre inférieure un peu gonflée aux commissures, les yeux
larges, calmes et vagues, les sourcils fins et bien marqués, un menton
gracieux. Joli cou, poitrine maigre, pas de hanches; les mains un peu
rouges et grandes, dont les veines étaient gonflées. Rougissant pour un
rien. Le charme de la jeunesse était dans le front et le menton. Les yeux
interrogeaient, rêvaient, livraient peu.
Son père avait pour elle une prédilection, comme la mère pour le fils:
des affinités étaient entre eux. Sans y penser, Clerambault n’avait cessé
d’accaparer sa fille, de l’entourer, depuis l’enfance, de son affection
absorbante. Il avait fait, en partie, son éducation. Avec la naïveté, parfois
un peu choquante, de l’artiste, il l’avait prise pour confidente de sa vie
intérieure. Il y était amené par son moi débordant et par le peu d’écho
qu’il trouvait en sa femme: cette bonne personne, qui était, comme on
dit, à ses pieds, y restait installée; elle disait oui à tout ce qu’il disait,
l’admirait de confiance, mais ne le comprenait pas, et ne s’en apercevait
même pas: car l’essentiel n’était pas, pour elle, la pensée de son mari,
mais son mari, sa santé, son bien-être, son confort, sa nourriture, sa
vêture. L’honnête Clerambault, plein de reconnaissance, ne jugeait pas sa
femme, pas plus que Rosine ne jugeait sa mère. Mais leur instinct, à tous
deux, savait à quoi s’en tenir et les rapprochait l’un de l’autre par un
secret lien. Et Clerambault ne s’apercevait pas qu’il s’était fait de sa fille
sa vraie femme, d’esprit et de cœur. Il n’avait commencé à en avoir le
soupçon que dans les derniers temps où la guerre sembla rompre l’accord
tacite qui régnait entre eux, et où l’assentiment de Rosine, comme un
vœu qui la liait, lui manqua tout à coup. Rosine savait les choses, bien
avant lui. Elle évitait d’en scruter le mystère. Le cœur n’a pas besoin,
pour savoir, que l’esprit soit averti.
Étranges et magnifiques mystères de l’amour qui unit les âmes! Il est
indépendant des lois de la société et même de la nature. Mais bien peu
d’êtres le savent; et bien moins encore osent le révéler: ils ont peur de la
grossièreté du monde, qui veut des jugements sommaires et s’en tient au
sens épais du langage traditionnel. Dans cette langue convenue,
volontairement inexacte, par simplification sociale, les mots se gardent
bien d’exprimer, en les dévoilant, les nuances vivantes de la multiple
réalité: ils l’emprisonnent, ils l’enrégimentent, ils la codifient; ils la
mettent au service de la raison elle-même domestiquée, de la raison qui
ne jaillit pas des profondeurs de l’esprit, mais des nappes diffuses et
emmurées—comme un bassin de Versailles—dans les cadres de la
société constituée. En ce vocabulaire quasi juridique, l’amour est lié au
sexe, à l’âge, aux classes de la société; et selon qu’il se plie aux
conditions requises, il est ou non naturel, il est légitime ou non.—Mais
ce n’est là qu’un filet d’eau capté des sources profondes de l’Amour.
L’immense Amour, qui est la loi de gravitation qui meut les mondes, ne
se soucie pas des cadres que nous lui traçons. Il s’accomplit entre des
âmes que tout éloigne, dans l’espace et dans l’heure; par-dessus les
siècles, il unit les pensées des vivants et des morts; il noue d’étroits et
chastes liens entre les jeunes et les vieux cœurs; il fait que l’ami est plus
proche de l’ami, il fait que souvent l’âme de l’enfant est plus proche de
celle du vieillard, que, dans toute leur vie, ils ne trouveront peut-être,
femme, de compagnon, ou homme, de compagne. Entre pères et enfants
ces liens existent parfois sans qu’ils en aient conscience. Et le «siècle»
(comme disaient nos vieux) compte si peu en face de l’amour éternel
qu’il arrive qu’entre pères et enfants les rapports soient intervertis et que
ce ne soit pas le plus jeune qui des deux soit l’enfant. Que de fils
éprouvent pieusement un amour paternel pour la vieille maman! Et ne
nous arrive-t-il pas de nous sentir très humbles et tout petits devant les
yeux d’un enfant? Le Bambino de Botticelli pose sur la Vierge candide
son regard lourd d’une expérience douloureuse qui s’ignore, et vieille
comme le monde.
L’affection de Clerambault et de Rosine était de cette essence,
auguste, religieuse, où la raison n’a point accès. C’est pourquoi, dans les
profondeurs de la mer agitée, loin au-dessous des troubles et des conflits
de conscience que la guerre déchaînait, un drame intime se déroulait,
sans gestes, presque sans mots, entre ces deux âmes, unies par un amour
sacré. Ce sentiment ignoré expliquait la finesse de leurs réactions
mutuelles. Au début, le muet éloignement de Rosine, déçue dans son
affection, froissée dans son culte secret, par l’attitude de son père que la
guerre égarait, et s’écartant de lui, comme une petite statue antique
chastement drapée. Aussitôt, l’inquiétude de Clerambault, dont la
sensibilité aiguisée par la tendresse avait sur-le-champ perçu ce Noli me
tangere! Il s’en était suivi, pendant la période qui avait précédé la mort
de Maxime, une brouille inexprimée entre le père et la fille. On n’oserait
parler (les mots sont si grossiers!) de «dépit amoureux», au sens le plus
épuré. Ce désaccord intime, dont aucune parole ne les eût fait convenir,
leur était à tous deux une souffrance, troublait la jeune fille, irritait
Clerambault; il en savait la cause, et son orgueil se refusait d’abord à la
reconnaître; peu à peu il n’était plus très loin d’avouer que Rosine avait
raison; il eût voulu s’humilier; mais la langue restait liée par une fausse
honte. Ainsi, le malentendu des esprits s’aggravait, quand les cœurs
s’imploraient de céder.
Dans le désarroi qui suivit la mort de Maxime, cette supplication se fit
plus pressante sur l’âme moins forte pour résister. Un jour qu’ils se
trouvaient tous les trois au dîner du soir,—(c’était le seul moment où ils
fussent réunis, car chacun s’isolait: Clerambault prostré dans son deuil,
Mᵐᵉ Clerambault toujours agitée sans but; et Rosine tout le jour absente,
occupée à des «œuvres»)—Clerambault entendit sa femme qui
interpellait violemment Rosine: celle-ci parlait de soigner des blessés
ennemis, et Mᵐᵉ Clerambault s’en indignait, comme d’un crime.
Elle en appela au jugement de son mari. Clerambault dont les yeux
las, vagues et douloureux, commençaient à comprendre, regarda Rosine
qui se taisait, le front baissé, attendant sa réponse. Et il dit:
—Ma petite a raison.
Rosine rougit de saisissement (elle ne s’y attendait pas). Elle leva vers
lui ses yeux qui le remerciaient; leur regard semblait dire:
—Enfin! je t’ai retrouvé!
Après le bref repas, tous trois se séparèrent: chacun se rongeait à part.
Devant sa table de travail, Clerambault, la figure enfoncée dans ses
mains, pleurait. Le regard de sa fille avait détendu son cœur, raidi de
douleur: c’était son âme perdue, depuis des mois étouffée, la même
qu’avant la guerre, qu’il avait retrouvée; et elle le regardait...
Il essuya ses larmes, écouta à la porte... Sa femme, comme tous les
soirs, dans la chambre de Maxime, enfermée à double tour, dérangeait et
rangeait le linge, les effets du mort... Il entra dans la pièce où Rosine
était seule, assise près de la fenêtre, et cousait. Elle était absorbée dans
ses pensées; elle ne l’entendit venir que lorsqu’il était là, devant elle; il
appuyait contre elle sa tête grisonnante, et disait:
—Ma petite fille!...
Alors son cœur se fondit aussi. Elle laissa tomber son ouvrage, elle
prit entre ses mains la vieille tête aux cheveux rudes, et dit, mêlant ses
larmes à celles qu’elle voyait couler:
—Mon cher papa!...
Ni l’un ni l’autre n’avait besoin de demander, d’expliquer pourquoi il
était là. Après un long silence, quand il eut repris son calme, il dit, la
regardant:
—Il me semble que je m’éveille d’un égarement affreux...
Elle lui caressait les cheveux, sans parler.
—Mais tu veillais sur moi, n’est-ce pas? Je l’ai bien vu... Tu avais de
la peine?...
Elle fit oui de la tête, sans oser le regarder. Il lui baisa les mains, se
releva et dit:
—Mon bon ange, tu m’as sauvé.

Il rentra dans sa chambre.


Elle resta sans bouger, transpercée d’émotion. Longtemps, elle fut
ainsi, tête baissée, les mains jointes sur ses genoux. Les flots de
sentiments qui se heurtaient en elle coupaient sa respiration. Elle avait le
cœur gros d’amour, de bonheur et de honte. L’humilité de son père la
bouleversait... Et soudain, un élan de tendresse et de piété passionnée la
délia de la paralysie qui tenait ses membres et son âme ligotés, tendit ses
bras vers l’absent et la fit se jeter confuse, au pied de son lit, remerciant
Dieu, le priant qu’il gardât toute la douleur pour elle et qu’il donnât le
bonheur à celui qu’elle aimait.
Mais le Dieu qu’elle priait ne tint pas compte de sa recommandation:
car ce fut sur les yeux de la jeune fille qu’il versa le bon sommeil
d’oubli; mais Clerambault devait gravir jusqu’au bout son calvaire.

Dans la nuit de sa chambre, sa lampe éteinte, Clerambault regardait en


lui. Il était décidé à pénétrer au fond de son âme menteuse et peureuse
qui fuyait. La main de sa fille, dont il sentait encore la fraîcheur sur son
front, avait effacé ses hésitations. Il était décidé à faire face au monstre
Vérité, dût-il être lacéré par ses griffes, qui ne lâchent plus, une fois
qu’elles ont étreint.
Avec angoisse, mais d’une main courageuse, il commença d’arracher
par lambeaux saignants l’enveloppe de préjugés mortels, de passions et
d’idées étrangères à son âme, qui la recouvrait tout entière.
D’abord, l’épaisse toison de la bête aux mille têtes, l’âme collective
du troupeau. Il s’y était réfugié par peur et par lassitude. Elle tient chaud,
on y étouffe, c’est un sale édredon; quand on y est englouti, on ne peut
plus faire un mouvement pour en sortir, et on ne le veut plus; on n’a plus
à penser, on n’a plus à vouloir; on est à l’abri du froid, des
responsabilités. Paresse et lâcheté!... Allons! Écartons-la!... Par les
fentes, aussitôt, entre le vent glacé. On se rejette en arrière... Mais déjà
cette bouffée a secoué l’engourdissement; l’énergie viciée se remet sur
pied, en trébuchant. Que va-t-elle trouver au dehors? N’importe! Il faut
voir...
Il vit d’abord, le cœur soulevé de dégoût, ce qu’il n’eût pas voulu
croire,—combien cette grasse toison s’était incrustée dans sa chair. Il
reniflait en elle comme un relent lointain de la bête primitive, les
sauvages instincts inavoués de la guerre, du meurtre, du sang répandu, de
la viande palpitante que les mâchoires broient. La Force élémentaire de
la mort pour la vie. Au fond de l’être humain, l’abattoir dans la fosse,
que la civilisation, au lieu de la combler, voile du brouillard de ses
mensonges, et sur laquelle flotte la fade odeur de boucherie... Ce souffle
infect acheva de dégriser Clerambault. Il arracha avec horreur la peau de
bête, dont il était la proie.
Ah! comme elle était lourde! Elle est à la fois chaude, soyeuse, belle,
puante, et sanglante. Elle est faite des instincts les plus bas et des plus
hautes illusions. Aimer, se donner à tous, se sacrifier pour tous, n’être
qu’un corps et qu’une âme, la Patrie seule vivante!... Mais qu’est-ce
donc que cette Patrie, cette seule vie, à laquelle on sacrifie non seulement
sa vie, toutes les vies, mais sa conscience, toutes les consciences? Et
qu’est-ce que cet amour aveugle, dont l’autre face de Janus aux yeux
crevés est une aveugle haine?...
«... L’on a ôté mal à propos le nom de la raison à l’amour, dit Pascal,
et on les a opposés sans un bon fondement, car l’amour et la raison n’est
qu’une même chose. C’est une précipitation de pensées qui se porte d’un
côté sans bien examiner tout; mais c’est toujours une raison...»
Eh bien, examinons tout!—Mais n’est-ce pas que cet amour,
justement, n’est, pour une grande part, que la peur d’examiner tout,
l’enfant qui, pour ne point voir l’ombre qui passe sur le mur, se renfonce
la tête sous ses draps?...
La Patrie? Un temple hindou: des hommes, des monstres et des dieux.
Qu’est-elle? La terre maternelle? La terre entière est notre mère à tous.
La famille? Elle est ici et là, chez l’ennemi comme chez moi, et ne veut
que la paix. Les pauvres, les travailleurs, les peuples? Ils sont des deux
côtés, également misérables, également exploités. Les hommes de
pensée? Ils ont un champ commun; et quant à leurs vanités et leurs
rivalités, elles sont aussi ridicules au Levant qu’au Couchant; le monde
ne se bat point pour les querelles de Vadius et de Trissotin. L’État? L’État
n’est pas la Patrie. Seuls, créent la confusion ceux qui y ont profit. L’État
est notre force, dont usent et dont abusent quelques hommes comme
nous, qui ne valent pas mieux que nous, et qui souvent valent pis, dont
nous ne sommes pas dupes, qu’en temps de paix nous jugeons librement.
Mais que vienne la guerre, on leur laisse carte blanche, ils peuvent faire
appel aux plus vils instincts, étouffer tout contrôle, tuer toute liberté, tuer
toute vérité, tuer toute humanité; ils sont maîtres, il faut serrer les rangs
pour défendre l’honneur et les erreurs de ces Mascarilles vêtus des habits
du maître! Nous sommes solidaires, dit-on? Terrible filet des mots!
Solidaires, sans doute, nous le sommes des pires et des meilleurs de nos
peuples. C’est un fait, nous le savons bien. Mais que ce soit un devoir
qui nous lie, jusqu’à leurs injustices et leurs insanités,—je le nie!...
Il ne s’agit point de médire de la solidarité. Personne (pense
Clerambault) n’en a plus passionnément que moi savouré la jouissance et
célébré la grandeur. Il est bon, il est sain, il est reposant et fort de plonger
l’égoïsme solitaire, nu, raidi et glacé, dans le bain de confiance et
d’offrande fraternelle qu’est l’âme collective. On se détend, on se donne,
on respire. L’homme a besoin des autres, et il se doit aux autres. Mais il
ne se doit pas tout entier. Car que lui resterait-il, pour Dieu? Il doit
donner aux autres. Mais pour qu’il donne, il faut qu’il ait, il faut qu’il
soit. Or, comment serait-il, s’il se fond avec les autres? Il y a bien des
devoirs; mais le premier de tous, est d’être et de rester soi, jusque dans le
sacrifice et le don de soi. Le bain dans l’âme de tous ne saurait devenir
sans danger un état permanent. Qu’on s’y trempe, par hygiène! Mais
qu’on en sorte, sous peine d’y laisser toute vigueur morale! A notre
époque, on est, dès l’enfance, plongé, bon gré, mal gré, dans la cuve
démocratique. La société pense pour vous, sa morale veut pour vous, son
État agit pour vous, sa mode et son opinion vous volent jusqu’à l’air
qu’on respire, vous reniez votre souffle, votre cœur, votre lumière. Tu
sers ce que tu méprises, tu mens dans tous tes gestes, tes paroles, tes
pensées, tu abdiques, tu n’es plus... Le beau profit pour tous, si tous ont
abdiqué! Au bénéfice de qui? de quoi? D’instincts aveugles, ou de
fripons? Est-ce un Dieu qui commande, ou quelques charlatans qui font
parler l’oracle? Levez le voile! Ce qui se cache derrière, regardez-le en
face!... La Patrie!... Le grand mot! Le beau mot! Le père, les bras enlacés
des frères!... Mais ce n’est pas ce que vous m’offrez, votre fausse patrie,
un enclos, une fosse aux bêtes, des tranchées, des barrières, des barreaux
de prison!... Mes frères! Où sont mes frères? Où sont ceux qui peinent
dans l’univers? Caïns, qu’en avez-vous fait? Je leur tends les bras; un
fleuve de sang m’en sépare; dans ma propre nation, je ne suis plus qu’un
instrument anonyme, qui doit assassiner... Ma Patrie! Mais c’est vous qui
la tuez!... Ma patrie était la grande communauté des hommes. Vous
l’avez saccagée. La pensée ni la liberté n’ont plus de toit en Europe... Je
dois refaire ma maison, votre maison à tous. Car vous n’en avez plus: la
vôtre est un cachot... Comment ferai-je? Où chercher? Où m’abriter?...
Ils m’ont tout pris! Il n’est plus un pouce de la terre ni de l’esprit, qui
soit libre; tous les sanctuaires de l’âme, l’art, la science, la religion, ils
ont tout violé, ils ont tout asservi! Je suis seul et perdu, je n’ai plus rien,
je tombe!...
Quand il eut tout arraché, il ne lui restait plus que son âme nue. Toute
cette fin de nuit, elle se tint grelottante et transie. Mais en cette âme qui
frissonnait, en cet être minuscule perdu dans l’univers comme un de ces
εἴδωλα que les peintres primitifs représentaient sortant de la bouche des
mourants, une étincelle couvait. Dès l’aube, commença de s’éveiller la
flamme imperceptible, que la lourde enveloppe des mensonges étouffait.
Au souffle de l’air libre, elle se ralluma. Et rien ne pouvait plus
l’empêcher de grandir.

Lente et grise journée, qui suit cette agonie, ou cet enfantement.


Grand repos brisé. Vaste silence inusité. Bien-être courbaturé du devoir
accompli... Clerambault, immobile et la tête appuyée au dossier de son
fauteuil, rêvait, le corps fiévreux, le cœur lourd de souvenirs. Ses larmes
coulaient sans y penser. Au dehors, s’éveillait la nature mélancolique,
aux derniers jours d’hiver, comme lui frissonnante et encore dépouillée.
Mais, sous la glace de l’air, tremblait un feu nouveau.
Il embrasera tout, bientôt.
DEUXIÈME PARTIE

Après huit jours, Clerambault recommença de sortir. La terrible crise


qu’il venait de traverser le laissait brisé, mais résolu. L’exaltation du
désespoir était tombée; il lui restait la volonté stoïque de poursuivre
jusqu’en ses dernières retraites la vérité. Mais le souvenir de l’égarement
d’esprit où il s’était complu et du demi-mensonge dont il s’était nourri, le
rendait humble. Il se méfiait de ses forces; et, voulant avancer pas à pas,
il était prêt à accueillir les conseils de guides plus expérimentés que lui.
Il se souvint de Perrotin, écoutant ses confidences de naguère, avec une
réserve ironique, qui l’irritait alors, qui l’attirait aujourd’hui. Et sa
première visite de convalescence fut pour le sage ami.
Bien que Perrotin fût meilleur observateur des livres que des visages
—(assez myope et un peu égoïste, il ne se donnait pas beaucoup de peine
pour voir exactement ce dont il n’avait pas besoin)—il ne laissa pas
d’être frappé de l’altération des traits de Clerambault.
—Mon bon ami, lui dit-il, vous avez été malade?
—Bien malade, en effet, répondit Clerambault. Mais je vais mieux
maintenant. Je me suis ressaisi.
—Oui, c’est le coup le plus cruel, dit Perrotin: perdre, à notre âge, un
ami comme l’était pour vous votre pauvre enfant...
—Le plus cruel n’est pas encore de le perdre, dit Clerambault, c’est
d’avoir contribué à sa perte.
—Que dites-vous là, mon bon? fit Perrotin, surpris. Qu’avez-vous pu
trouver, pour ajouter à votre peine?
—Je lui ai fermé les yeux, dit amèrement Clerambault. Et lui, me les a
ouverts.
Perrotin laissa tout à fait le travail qu’il continuait de ruminer, selon
son habitude, tandis qu’on lui parlait; et il se mit à observer curieusement
Clerambault. Celui-ci, la tête basse, d’une voix sourde, douloureuse,
passionnée, commença son récit. On eût dit un chrétien des premiers
temps, faisant sa confession publique. Il s’accusait de mensonge, de
mensonge envers sa foi, de mensonge envers son cœur, de mensonge
envers sa raison. La lâcheté de l’apôtre avait renié son dieu, dès qu’il
l’avait vu enchaîné; mais il ne s’était pas dégradé, au point d’offrir ses
services aux bourreaux de son dieu. Lui, Clerambault, n’avait pas
seulement déserté la cause de la fraternité humaine, il l’avait avilie; il
avait continué de parler de fraternité, en excitant la haine; comme ces
prêtres menteurs qui font grimacer l’Évangile pour le mettre au service
de leur méchanceté, il avait sciemment dénaturé les plus généreuses
idées, pour couvrir de leur masque les passions du meurtre; il se disait
pacifiste, en célébrant la guerre; il se disait humanitaire, en mettant au
préalable l’ennemi en dehors de l’humanité... Ah! comme il eût été plus
franc d’abdiquer devant la force que de se prêter avec elle à des
compromis déshonorants! C’était grâce à des sophismes comme les siens
qu’on lançait dans la tuerie l’idéalisme des jeunes gens. Les penseurs, les
artistes, les vieux empoisonneurs, emmiellaient de leur rhétorique le
breuvage de mort que, sans leur duplicité, toute conscience eût aussitôt
éventé et rejeté avec dégoût...
—Le sang de mon fils est sur moi, disait douloureusement
Clerambault. Le sang des jeunes gens d’Europe, dans toutes les nations,
rejaillit à la face de la pensée d’Europe. Elle s’est faite partout le valet du
bourreau.
—Mon pauvre ami, dit Perrotin, penché vers Clerambault et lui
prenant la main, vous exagérez toujours... Certes, vous avez raison de
reconnaître les erreurs de jugement auxquelles vous avait entraîné
l’opinion publique; et je puis bien vous avouer aujourd’hui qu’elles
m’affligeaient en vous. Mais vous avez tort de vous attribuer, d’attribuer
aux parleurs, une telle responsabilité dans les faits d’aujourd’hui! Les
uns parlent, les autres agissent; mais ce ne sont pas ceux qui parlent qui
font agir les autres: ils s’en vont tous à la dérive. Cette pauvre pensée
européenne est une épave comme les autres. Le courant l’entraîne; elle
ne fait pas le courant.
—Elle engage à y céder, dit Clerambault. Au lieu de soutenir ceux qui
nagent et de leur crier: «Luttez contre le flot!» elle dit: «Laissez-vous
emporter!» Non, mon ami, ne tentez pas de diminuer sa responsabilité.
Elle est plus lourde que toute autre, car notre pensée était mieux placée
pour voir, son office était de veiller; et si elle n’a point vu, c’est qu’elle
n’a point voulu. Elle ne peut accuser ses yeux: ses yeux sont bons. Vous
le savez bien, vous, et je le sais aussi, maintenant que je me suis ressaisi.
Cette même intelligence qui me bandait les yeux, c’est elle qui vient de
m’arracher le bandeau. Comment peut-elle être, à la fois, un pouvoir de
mensonge et un pouvoir de vérité?
Perrotin branla la tête:
—Oui, l’intelligence est si grande et si haute qu’elle ne peut, sans
déchoir, se mettre au service d’autres forces. Il faut tout lui donner. Dès
qu’elle n’est plus libre et maîtresse, elle s’avilit. C’est le Grec dégradé
par le Romain, son maître, et supérieur à lui, obligé de se faire son
pourvoyeur. Græculus. Le sophiste. Le læno... Le vulgaire entend user de
l’intelligence comme d’une domestique à tout faire. Elle s’en acquitte
avec l’habileté malhonnête et rouée de cette espèce. Tantôt elle est aux
gages de la haine, de l’orgueil, ou de l’intérêt. L’intelligence flatte ces
petits monstres, elle les habille en idéalisme, amour, foi, liberté,
générosité sociale: (quand un homme n’aime pas les hommes, il dit qu’il
aime Dieu, la Patrie, ou bien l’Humanité.) Tantôt le pauvre maître de
l’intelligence est lui-même esclave, esclave de l’État. Sous la menace du
châtiment, la machine sociale le contraint à des actes qui lui répugnent.
La complaisante intelligence lui persuade aussitôt que ces actes sont
beaux, glorieux, et qu’il les accomplit librement. Dans un cas comme
dans l’autre, l’intelligence sait à quoi s’en tenir. Elle est toujours à notre
disposition, si nous voulons vraiment qu’elle nous dise la vérité. Mais
nous nous en gardons bien! Nous évitons de la voir seule à seul. Nous
nous arrangeons de façon à ne la rencontrer qu’en public, et nous lui
posons les questions sur un ton qui commande les réponses...—Au bout
du compte, la terre n’en tourne pas moins, e pur si muove, et les lois du
monde s’accomplissent, et l’esprit libre les voit. Tout le reste est vanité:
les passions, la foi ou sincère ou factice, ne sont que l’expression fardée
de la Nécessité qui entraîne le monde, sans souci de nos idoles: famille,
race, patrie, religion; société, progrès... Le Progrès? La grande Illusion!
L’humanité n’est-elle pas soumise à une loi de niveau, qui veut que
lorsqu’on le dépasse, une soupape s’ouvre et le récipient se vide?... Un
rythme catastrophique... Des cimes de civilisation et la dégringolade. On
monte. On fait le plongeon...

Perrotin, tranquillement, dévoilait sa pensée. Elle n’était pas habituée


à se montrer nue; mais elle oubliait qu’elle avait un témoin; et, comme si
elle était seule, elle se déshabillait. Elle était d’une hardiesse extrême,
ainsi que l’est souvent la pensée d’un grand homme de cabinet, non
obligé à l’action, et qui n’y tient nullement: bien au contraire!
Clerambault, effaré, écoutait bouche bée; certains mots le révoltaient,
d’autres lui serraient le cœur; et il avait le vertige; mais, surmontant sa
faiblesse, il ne voulait rien perdre des profondeurs entr’ouvertes. Il
pressa de ses questions Perrotin qui, flatté, souriant, complaisamment
déroula ses visions pyrrhoniennes, paisibles et destructrices...
Ils étaient enveloppés des vapeurs de l’abîme, et Clerambault admirait
l’aisance de ce libre esprit, niché au bord du vide et qui s’y complaisait,
lorsque la porte s’ouvrit, et le domestique remit à Perrotin une carte de
visite. Les fantômes redoutables de l’esprit aussitôt se dissipèrent, une
trappe retomba sur le vide, et le tapis officiel du salon en recouvrit la
place. Perrotin, réveillé, dit avec empressement:
—Certainement... Faites entrer!...
Et, se tournant vers Clerambault:
—Vous permettez, mon cher ami? C’est Monsieur le Sous-Secrétaire
d’État de l’Instruction Publique...
Déjà il s’était levé et allait au-devant du visiteur,—un jeune premier, à
menton bleu, figure rasée de prêtre, d’acteur, ou de yankee, portant la
tête haute et le torse bombé dans une jaquette grise, que fleurissait la
rosette des braves et des valets. Le vieillard, épanoui, faisait les
présentations:
—Monsieur Agénor Clerambault... Monsieur Hyacinthe Monchéri...
et demandait à «Monsieur le Sous-Secrétaire d’État» ce qui lui valait
l’honneur de sa visite.
«Monsieur le Sous-Secrétaire d’État», nullement étonné de l’accueil
obséquieux du vieux maître, se carrait dans son fauteuil, en l’attitude de
supériorité familière que lui assurait son rang sur les deux illustrations de
la pensée française: il représentait l’État. Il parlait du haut de son nez, et
bramait comme un dromadaire. Il transmit à Perrotin l’invitation du
ministre à présider une séance solennelle d’intellectuels guerriers de dix
nations, au grand amphithéâtre de la Sorbonne,—«une séance
imprécatoire», comme il disait. Perrotin accepta avec empressement, se
confondant de l’honneur. Son ton de domestique avec le serin breveté par
le gouvernement contrastait étrangement avec la témérité de ses propos,
il n’y avait qu’un moment. Et Clerambault, choqué, pensait au Græculus.
Quand ils se retrouvèrent seuls, après que Perrotin eut reconduit
jusqu’au seuil son «Chéri», qui marchait le cou raide et la tête levée,
comme l’âne chargé de reliques, Clerambault voulut reprendre
l’entretien. Il était un peu refroidi et ne le cachait point. Il invita Perrotin
à déclarer en public les sentiments qu’il lui avait professés. Perrotin s’y
refusa, naturellement, en riant de la naïveté. Et il le mit en garde,
affectueusement, contre la tentation de se confesser tout haut.
Clerambault se fâcha, discuta, s’entêta. Perrotin, en veine de franchise, et
afin de l’éclairer, lui dépeignit son entourage, les grands intellectuels de
la haute Université, dont il était le représentant officiel: historiens,
philosophes, rhétoriqueurs. Il en parlait avec un mépris voilé, poli,
profond, auquel se mêlait une pointe d’amertume personnelle: car,
malgré sa prudence, il était trop intelligent pour ne pas être suspect aux
moins intelligents de ses collègues. Il se définissait un vieux chien
d’aveugle, au milieu des mâtins aboyants, et obligé, comme eux,
d’aboyer aux passants...
Clerambault le quitta, sans brouille, mais avec une grande pitié.

Il fut quelques jours avant de ressortir. Ce premier contact avec le


monde extérieur l’avait déprimé. L’ami en qui il comptait trouver un
guide lui manquait piteusement. Il se sentait plein de trouble.
Clerambault était faible; il n’était pas accoutumé à se diriger seul. Ce
poète, si sincère pourtant, ne s’était jamais vu dans l’obligation de penser
sans le secours des autres; il n’avait eu besoin jusqu’alors que de se
laisser porter par leur pensée; il l’épousait; il en était la voix exaltée et
inspirée.—Le changement était brusque. Malgré la nuit de crise, il était
repris par ses incertitudes; la nature ne peut être, d’un seul coup,
transformée, surtout chez qui a passé la cinquantaine, si souples que
soient restés les ressorts de son esprit. Et la lumière qu’apporte une
révélation ne demeure pas égale, comme la nappe ruisselante du soleil
dans un ciel d’été. Elle ressemble plutôt au fanal électrique, qui cligne et
qui s’éteint plus d’une fois, avant que le courant se régularise. Dans les
syncopes de cette pulsation saccadée, l’ombre paraît plus noire, et
l’esprit plus trébuchant.—Clerambault ne prenait pas son parti de se
passer des autres.
Il résolut de faire le tour de ses amis. Il en avait beaucoup, dans le
monde des lettres, de l’Université, de la bourgeoisie intelligente. Il ne se
pouvait pas que, dans le nombre, il ne trouvât des esprits qui, comme lui,
mieux que lui, eussent l’intuition des problèmes qui l’obsédaient et
l’aidassent à les éclaircir! Sans se livrer encore, timidement, il essaya de
lire en eux, d’écouter, d’observer. Mais il ne s’apercevait pas que ses
yeux étaient changés; et la vision qu’il eut d’un monde, cependant bien
connu, lui apparut nouvelle, et le glaça.

Tout le peuple des lettres était mobilisé. On ne distinguait plus les


personnalités. Les Universités formaient un ministère de l’intelligence
domestiquée; il avait pour office de rédiger les actes du maître et patron,
l’État. Les différents services se reconnaissaient à leurs déformations
professionnelles.
Les professeurs de lettres étaient surtout experts au développement
moral, en trois points, au syllogisme oratoire. Ils avaient la manie de
simplification excessive dans le raisonnement, se payaient de grands
mots pour raisons, et abusaient des idées claires, peu nombreuses,
toujours les mêmes, sans ombres, sans nuances et sans vie. Ils les
décrochaient à l’arsenal d’une soi-disant antiquité classique, dont la clé
était jalousement gardée, au cours des âges, par des générations de
mamelouks académiques. Ces idées éloquentes et vieillies, qu’on
nommait, par abus, «humanités», encore que sur beaucoup de points
elles blessassent le bon sens et le cœur de l’humanité d’aujourd’hui,
avaient reçu l’estampille de l’État Romain, prototype de tous les États
européens. Leurs interprètes attitrés étaient des rhéteurs au service de
l’État.
Les philosophes régnaient dans la construction abstraite. Ils avaient
l’art d’expliquer le concret par l’abstrait, le réel par son ombre, de
systématiser quelques observations hâtives, partialement choisies, et,
dans leurs alambics, d’en extraire des lois pour régir l’univers; ils
s’appliquaient à asservir la vie multiple et changeante à l’unité de l’esprit
—c’est-à-dire de leur esprit. Cet impérialisme de la raison était favorisé
par les roueries complaisantes d’un métier sophistique, rompu au
maniement des idées; ils savaient les tirer, étirer, tordre et nouer
ensemble, comme des pâtes de guimauve: ce n’est pas à eux qu’il eût été
difficile de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille! Ils
pouvaient aussi bien prouver le blanc que le noir, et trouvaient à volonté
dans Emmanuel Kant la liberté du monde, ou le militarisme prussien.
Les historiens étaient les scribes nés, les notaires et avoués de l’État,
préposés à la garde de ses chartes, de ses titres et procès, et armés
jusqu’aux dents pour les chicanes futures... L’histoire! Qu’est-ce que
l’histoire? L’histoire du succès, la démonstration du fait accompli, qu’il
soit injuste ou juste! Les vaincus n’ont pas d’histoire. Silence à vous,
Perses de Salamine, esclaves de Spartacus, Gaulois, Arabes de Poitiers,
Albigeois, Irlandais, Indiens des deux Amériques, et races coloniales!...
Quand un homme de bien, en butte aux injustices de son temps, met,
pour se consoler, son espoir dans la postérité, il se ferme les yeux sur le
peu de moyens qu’a cette postérité d’être instruite des événements
passés. Elle n’en connaît que ce que les procureurs de l’histoire officielle
jugent avantageux à la cause de leur client, l’État. A moins que
n’intervienne l’avocat de la partie adverse—soit d’une autre nation, soit
d’un groupe social ou religieux opprimé. Mais il y a peu de chances: le
pot aux roses est bien gardé!
Rhéteurs, sophistes et procéduriers: les trois corporations aux Facultés
des Lettres, des Lettres de l’État, visées et patentées.
Les «scientifiques» seraient, par leurs études, un peu mieux à l’abri
des suggestions et des contagions du dehors,—s’ils restaient dans leur
métier. Mais on les en a fait sortir. Les applications des sciences ont pris
une telle place dans la réalité pratique que les savants se sont vus jetés
aux premiers rangs de l’action. Il leur a bien fallu subir les contacts
infectieux de l’esprit public. Leur amour-propre s’est trouvé directement
intéressé à la victoire de la communauté; et celle-ci englobe aussi bien
l’héroïsme des soldats que les folies de l’opinion et les mensonges des
publicistes. Bien peu ont eu la force de s’en dégager. La plupart y ont
apporté la rigueur, la raideur de l’esprit géométrique,—avec les rivalités
professionnelles, qui sont toujours aiguës entre les corps savants des
différents pays.
Quant aux purs écrivains, poètes, romanciers, sans attaches officielles,
ils devraient avoir le bénéfice de leur indépendance. Fort peu,
malheureusement, sont en état de juger par eux-mêmes d’événements qui
dépassent les limites de leurs préoccupations habituelles, esthétiques ou
commerciales. La plupart, et non des moins illustres, sont ignorants
comme des carpes. Le mieux serait qu’ils restassent cantonnés dans leur
rayon de boutique; et leur instinct naturel les y maintiendrait. Mais leur
vanité a été sottement taquinée, sollicitée de se mêler aux affaires
publiques et de dire leur mot sur l’univers. Ils ne peuvent rien en dire
qu’à tort et à travers. A défaut de jugements personnels, ils s’inspirent
des grands courants. Leurs réactions sous le choc sont extrêmement
vives, car ils sont ultra-sensibles et d’une vanité maladive, qui,
lorsqu’elle ne peut exprimer de pensées propres, exagère les pensées des
autres. C’est la seule originalité dont ils disposent, et Dieu sait qu’ils en
usent!
Que reste-t-il? Les gens d’Église? Ce sont eux qui manient les plus
gros explosifs: les idées de Justice, de Vérité, de Bien, de Dieu; et ils
mettent cette artillerie au service de leurs passions. Leur orgueil insensé,
dont ils n’ont même pas conscience, s’arroge la propriété de Dieu, et le
droit exclusif de le débiter en gros et en détail. Ils ne manquent pas tant
de sincérité, de vertu, ou même de bonté, qu’ils ne manquent d’humilité.
Ils n’en ont aucune, bien qu’ils la professent. Celle qu’ils pratiquent
consiste à adorer leur nombril, reflété dans le Talmud, la Bible, ou
l’Évangile. Ce sont des monstres d’orgueil. Ils ne sont pas si loin du fou
légendaire, qui se croyait Dieu le Père! Est-il beaucoup moins dangereux
de se croire son intendant, ou bien son secrétaire?
Clerambault était saisi du caractère morbide de la gent intellectuelle.
La prépondérance qu’ont prise chez une caste bourgeoise les facultés
d’organisation et d’expression de la pensée a quelque chose de
tératologique. L’équilibre vital est détruit. C’est une bureaucratie de
l’esprit qui se croit très supérieure au simple travailleur. Certes, elle est
utile... Qui songe à le nier? Elle amasse, elle classe la pensée dans ses
casiers; elle en fait des constructions variées. Mais qu’il lui vient
rarement à l’idée de vérifier les matériaux qu’elle met en œuvre et de
renouveler le contenu de la pensée! Elle reste la gardienne vaniteuse
d’un trésor démonétisé.
Si du moins cette erreur était inoffensive! Mais les idées qu’on ne
confronte point constamment avec la réalité, celles qui ne baignent pas à
toute heure dans le flot de l’expérience, prennent, en se desséchant, des
caractères toxiques. Elles étendent sur la vie nouvelle leur ombre lourde,
qui fait la nuit, qui donne la fièvre...
Stupide envoûtement des mots abstraits! A quoi sert-il de détrôner les
rois, et quel droit de railler ceux qui meurent pour leurs maîtres, si c’est
pour leur substituer des entités tyranniques qu’on revêt de leurs
oripeaux? Mieux vaut encore un monarque en chair et en os, qu’on voit,
qu’on tient, et qu’on peut supprimer! Mais ces abstractions, ces despotes
invisibles, que nul ne connaîtra, ni n’a connus jamais!... Car nous
n’avons affaire qu’aux grands Eunuques, aux prêtres du «crocodile
caché» (ainsi que le nommait Taine), aux ministres intrigants, qui font
parler l’idole. Ah! que le voile se déchire et que nous connaissions la
bête qui se dissimule en nous! Il y aurait moins de danger pour l’homme
à être une franche brute qu’à habiller sa brutalité d’un idéalisme menteur
et maladif. Il n’élimine pas ses instincts animaux; mais il les déifie. Il les
idéalise et tâche de les expliquer. Comme il ne le peut sans les soumettre
à une simplification excessive (c’est une loi de son esprit qui, pour
comprendre, détruit autant qu’il prend), il les dénature en les intensifiant,
dans une direction unique. Tout ce qui s’écarte de la ligne imposée, tout
ce qui gêne la logique étroite de sa construction mentale, il fait plus que
le nier, il le saccage, il en décrète la destruction, au nom de sacrés
principes. De là que, dans l’infinité vivante de la nature, il opère des
abatis immenses, pour laisser subsister les seuls arbres de pensée qu’il a
élus: ils se développent dans le désert et les ruines,—monstrueusement.
Tel l’empire accablant d’une forme despotique de la Famille, de la
Patrie, et de la morale bornée, qu’on met à leur service. Le malheureux
en est fier; et il en est victime! L’humanité qui se massacre n’oserait plus
le faire pour ses seuls intérêts. Des intérêts, elle ne se vante point, mais
elle se vante de ses Idées, qui sont mille fois plus meurtrières. L’homme
voit dans les Idées, pour lesquelles il combat, sa supériorité d’homme. Et
j’y vois sa folie. L’idéalisme guerrier est une maladie qui lui est propre.
Ses effets sont pareils à l’alcoolisme. Il centuple la méchanceté et la
criminalité. Son intoxication détériore le cerveau. Il le peuple
d’hallucinations et il y sacrifie les vivants...
L’extraordinaire spectacle, vu de l’intérieur des crânes! Une ruée de
fantômes, qui fument des cerveaux fiévreux: Justice, Liberté, Droit,
Patrie... Tous ces pauvres cerveaux également sincères, tous accusant les
autres de ne l’être point! De cette lutte fantastique entre des ombres
légendaires, on ne voit rien au dehors que les convulsions et les cris de
l’animal humain, possédé par les troupeaux de démons... Au-dessus des
nuées chargées d’éclairs, où combattent de grands oiseaux furieux, les
réalistes, les gens d’affaires, comme des poux dans une toison, grouillent
et rongent: gueules avides, mains rapaces, excitant sournoisement les
folies qu’ils exploitent, sans les partager...
O Pensée, fleur monstrueuse et splendide, qui pousse sur l’humus des
instincts séculaires!... Tu es un élément. Tu pénètres l’homme, tu
l’imprègnes; mais tu ne viens pas de lui. Ta source lui échappe et ta force
le dépasse.—Les sens de l’homme sont à peu près adaptés à son usage
pratique. Sa pensée ne l’est point. Elle le déborde et elle l’affole.
Quelques êtres, en nombre infiniment restreint, réussissent à se diriger
sur ce torrent. Mais il entraîne l’énorme masse, au hasard, à toute volée.
Sa puissance formidable n’est pas au service de l’homme. L’homme
tâche de s’en servir, et le plus grand danger est qu’il croit qu’il s’en sert.
Il est comme un enfant qui manie des explosifs. Il n’y a pas de
proportion entre ces engins colossaux et l’objet pour lequel ses mains
débiles les emploient. Parfois, ils font tout sauter...
Comment parer au danger? Étouffer la pensée, arracher les idées
ivres? Ce serait châtrer l’homme de son cerveau, le priver de son
principal stimulant à la vie. Et pourtant, l’eau-de-vie de la pensée
contient un poison d’autant plus redoutable qu’elle est répandue dans les
masses, en drogues frelatées... Homme, dessoûle-toi! Regarde! Sors des
idées, fais-toi libre de ta propre pensée! Apprends à dominer ta
Gigantomachie, ces fantômes enragés qui s’entre-déchirent... Patrie,
Droit, Liberté, Grandes Déesses, nous vous découronnerons d’abord de
vos majuscules. Descendez de l’Olympe dans la crèche, et venez sans
ornements, sans armes, riches de votre seule beauté et de notre seul
amour!... Je ne connais point des dieux Justice, Liberté. Je connais mes
frères hommes et je connais leurs actes, tantôt justes, tantôt injustes. Et je
connais les peuples, qui sont tous dénués de vraie liberté, mais qui tous y
aspirent et qui tous, plus ou moins, se laissent opprimer.

La vue de ce monde en proie à la fièvre chaude eût inspiré à un sage


le désir de se retirer à l’écart et de laisser passer l’accès. Mais
Clerambault n’était pas un sage. Il savait seulement qu’il ne l’était pas. Il
savait que parler était vain; et pourtant, il savait qu’il lui faudrait parler,
il savait qu’il le ferait. Il chercha à retarder le dangereux moment; et sa
timidité, qui ne pouvait se faire à l’idée de rester seul, aux prises avec
tous, mendia autour de lui un compagnon de pensée. Ne fût-on que deux
ou trois, ensemble il serait moins dur d’engager le combat.
Les premiers dont il alla discrètement tâter la sympathie étaient de
pauvres gens qui, comme lui, avaient perdu un fils. Le père, peintre
connu, avait un atelier, rue Notre-Dame-des-Champs. Les Clerambault
voisinaient avec les Omer Calville. C’était un bon vieux couple, très
bourgeois, très uni. Ils avaient cette douceur de pensée, commune à
nombre d’artistes de ce temps qui avaient connu Carrière et reçu les
reflets lointains du Tolstoïsme; comme leur simplicité, elle semble un
peu factice, quoiqu’elle réponde à une bonhomie de nature; mais la mode
du jour y a mis une ou deux touches de trop. Nul n’est moins capable de
comprendre les passions de la guerre que ces artistes qui professent avec
une emphase sincère le respect religieux de tout ce qui vit. Les Calville
s’étaient tenus en dehors du courant; ils ne protestaient point, ils
acceptaient, mais comme on accepte la maladie, la mort, la méchanceté
des hommes, tristement, dignement, sans acquiescer. Les poèmes
enflammés de Clerambault, qu’il était venu leur lire, écoutés poliment,
rencontraient peu d’écho...—Mais voici qu’à l’heure même où
Clerambault, désabusé de l’illusion guerrière, pensait les rejoindre, eux
s’éloignaient de lui, car ils retournaient à la place qu’il venait de quitter.
La mort du fils avait eu sur eux un effet opposé à celui qui transformait
Clerambault. Maintenant, ils entraient gauchement dans la bataille,
comme pour remplacer le disparu; ils respiraient avidement la puanteur
des journaux. Clerambault les trouva réjouis, dans leur misère, de
l’assertion que l’Amérique était prête à faire une guerre de vingt ans. Il
essaya de dire:
—Que restera-t-il de la France, de l’Europe, dans vingt ans?
Mais ils écartèrent cette pensée, avec une hâte irritée. Il semblait qu’il
fût inconvenant d’y songer, et surtout d’en parler. Il s’agissait de vaincre.
A quel prix? On compterait après.—Vaincre? Et s’il ne restait plus, en
France, de vainqueurs?—N’importe! Pourvu que les autres, là-bas,
fussent vaincus! Non, il ne fallait pas que le sang du fils mort eût été
versé en vain...
Et Clerambault pensait:
—Faut-il que, pour le venger, d’autres vies innocentes soient aussi
sacrifiées?
Et, au fond de ces braves gens, il lisait:
—Pourquoi pas?
Il le lut chez presque tous ceux à qui, comme aux Calville, la guerre
avait pris le plus cher, un fils, un mari, un frère...
—Que les autres souffrent aussi! Nous avons bien souffert! Il ne nous
reste plus rien à perdre...
Plus rien? Si fait, une seule chose, que le farouche égoïsme de ces
deuils gardait jalousement: leur foi en l’utilité du sacrifice. Que rien ne
vienne l’ébranler! Défense de douter que la cause ne soit sainte, pour qui
leurs morts étaient tombés. Ah! qu’ils le savaient bien, les maîtres de la
guerre, et comme ils s’entendaient à exploiter ce leurre!—Non, il n’y
avait aucune place à ces foyers en deuil, pour les doutes de Clerambault
et son esprit de pitié.
—Qui a eu pitié de nous? pensaient ces malheureux. Pourquoi en
aurions-nous?...
Il en était de moins éprouvés; mais ce qui caractérisait presque tous
ces bourgeois, c’était l’emprise sous laquelle ils vivaient des grands mots
du passé: «Comité de Salut Public... La Patrie en danger... Plutarque...
De Viris... Le vieil Horace...» Impossible qu’ils regardent le présent avec
des yeux d’aujourd’hui! Mais avaient-ils seulement des yeux pour
regarder? En dehors du cercle étroit de leurs affaires, combien, passé
trente ans, ont, dans la bourgeoisie anémiée de nos jours, le pouvoir de
penser par eux-mêmes? Ils n’y songent même pas! On leur fournit leur
pensée toute faite, ainsi que leur manger, et à meilleur marché. Pour un
ou deux sous par jour, ils la trouvent dans leur presse. Ceux, plus
intelligents, qui la cherchent dans les livres, ne se donnent pas la peine
de la chercher dans la vie et prétendent que celle-ci soit le reflet de ceux-
là. Comme des vieillards précoces: leurs membres s’ankylosent, l’esprit
se pétrifie.
Dans le vaste troupeau de ces âmes ruminantes qui pâturent le passé,
se distinguait alors le groupe des cagots de la Révolution Française. Ils
avaient paru incendiaires en des temps très anciens,—à l’époque du
Seize-Mai, et quelque temps après, dans la bourgeoisie attardée. Tels des
quinquagénaires rangés et épaissis, qui se rappellent avec orgueil qu’ils
furent des mauvais sujets: ils vivaient sur le souvenir des émois que
soulevait leur hardiesse d’antan. S’ils n’avaient pas changé pour leur
miroir, le monde avait changé autour d’eux. Mais ils ne s’en doutaient
pas; ils continuaient de copier leurs modèles décrépits. Curieux instinct
d’imitation, servitude du cerveau, qui reste hypnotisé sur un point du
passé. Au lieu de chercher à suivre en sa course Protée,—la vie
changeante,—il ramasse la vieille peau d’où s’est depuis longtemps
échappé le jeune serpent. Et il voudrait l’y recoudre. Les dévots
pédantesques des Révolutions mortes prétendent que celles de l’avenir
prennent mesure sur ces tombeaux. Et ils n’admettent point qu’une
Liberté nouvelle marche d’un autre pas et franchisse les barrières où fit
halte, essoufflée, sa grand’mère de 93. Ils en veulent davantage encore à
l’irrespect des jeunes qui les dépassent qu’au glapissement haineux des
vieux qu’ils ont dépassés. Ce n’est pas sans raison: car ces jeunes leur
révèlent qu’ils sont devenus des vieux; et ils glapissent contre eux.
Il en sera toujours ainsi. A peine quelques esprits vieillissants
permettent à la vie de poursuivre son cours, et généreusement, quand
s’éteignent leurs yeux, jouissent de l’avenir par les yeux de leurs cadets.

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