D’Aden à Aceh : routes maritimes, réseaux marchands
Rumi-Gujarati Et interférences portugaises (XVIe siècle)
Dejanirah Couto
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Dejanirah Couto. D’Aden à Aceh : routes maritimes, réseaux marchands Rumi-Gujarati Et interférences portugaises (XVIe siècle). Revue Historique de l’océan Indien, Association historique internationale de l’océan Indien, 2018, Routes, Flux et Réseaux en Indianocéanie Du VIIIe siècle à nos
jours, pp.49-62. hal-03249773
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Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
49
D’Aden à Aceh : routes maritimes, réseaux marchands Rumi-Gujarati
Et interférences portugaises (XVIe siècle)
Dejanirah Couto
Ecole pratique des hautes études Paris
Section des sciences historiques et philologiques
Exécuté clandestinement au Portugal en 1502 à la demande
d’Alberto Cantino, l’agent du duc Ercole I er d’Este (1431-1505), fils de
Nicola III d’Este, marquis de Ferrare, de Modène et de Reggio, le célèbre
« Cantino »48, le premier planisphère européen qui abandonne les conceptions
ptolémaïques dans la représentation générale de l’océan Indien occidental,
accorde une large place à la vie économique de celui-ci, signalant, par des
légendes déictiques, les ressources naturelles de chaque région mais aussi ses
emporia et ses marchés les plus important 49 . Une telle logique de
représentation sous-entend une sensibilité européenne précoce à l’existence
de la globalité des échanges et à l’existence des grands réseaux marchands
inscrits dans la longue durée, qui structurèrent la vie économique, politique et
culturelle de l’océan Indien depuis l’Antiquité.
Couvrant l’Indianocéanie, « cet espace unifié et hiérarchisé par ses
échanges »50, les réseaux, conçus comme des séries de maillages configurés
par la dynamique des échanges, chevauchèrent de vastes espaces
géographiques, culturellement, politiquement et économiquement
hétérogènes. Ils jouèrent un rôle de premier plan dans l’unification et la
hiérarchisation des espaces, mirent en relation les centres marchands des
arrière-pays aux ports-of-trade et emporia côtiers tournés vers le grand
commerce international51 , contribuèrent ainsi à tisser toutes sortes de liens
d’une rive à l’autre de l’immense bassin de l’océan Indien et à mettre en
relation des communautés humaines ethniquement et culturellement diverses.
L’interconnexion séculaire des réseaux, alliées à la régularité, à l’intensité et
à la vitesse des échanges, ont permis l’intégration des différentes régions
dans ce que les spécialistes de l’histoire globale conçurent comme un
48
Portugaliae Monumenta Cartographica, Armando Cortesão et Avelino Teixeira da Mota
(éds.). Lisboa : Impr. de Coimbra, 1960, vol. I.
49
Voir Thomas Vernet, « L’Afrique orientale et le sud-ouest de l’océan Indien dans la
cartographie portugaise du XVIe siècle », La fabrique de l’océan Indien. Cartes d’Orient et
d’Occident (Antiquité-XVIe siècle), Eric Vallet et Emmanuelle Vagnon (éds.). Paris : Publications
de la Sorbonne, 2017, p. 165-166. Sur l’intérêt cartographique du planisphère, se reporter à Luís
de Albuquerque, « Informações do Planisfério dito de Cantino », Crónicas de História de
Portugal. Lisboa : Crónicas de História de Portugal, 1987, p. 64-69.
50
Philippe Beaujard, Histoire globale, mondialisation et capitalisme. Paris : La découverte,
2009, p. 84.
51
Ibidem, p. 85.
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
50
« système-monde »52.
Les deux expansions de l’Islam
Pendant plusieurs siècles, l’Islam joua un rôle de premier plan dans
l’essor des grands réseaux planétaires, grâce à ses deux grandes vagues
d’expansion, la première remontant aux VII e-VIIIe siècles et la seconde aux
XIVe-XVIe siècles. La dernière, une entreprise de conquête militaire et
spirituelle due essentiellement à l’Islam iranien, fut à l’origine d’une riche
culture indo-persane en Inde53. Lors de cette première vague, des navires de
commerce de Baṣra ou de Sirāf naviguèrent jusqu’à Canton ou Quanzhou54
comme la Relation de la Chine et de l’Inde rédigée en 851 nous laisse
discerner55. Toutefois, la désintégration des empires Tang et musulman aux
IXe-Xe siècles força à la reconfiguration des réseaux de l’océan Indien, à une
époque de développement constant des échanges commerciaux.
Les commerçants musulmans, issus parfois de groupes islamisés,
organisés en réseaux sur terre et sur mer dont certains furent affectés à des
fonctions spécialisées (colportage, trafic caravanier, protection de convois
marchands contre la piraterie et lors de conflits navals) furent actifs à Canton
au IXe siècle, à Quangzhou au XIe siècle 56 , à Sumatra au XIIIe siècle, au
Dekkan au XIVe. Aux XIVe-XVe siècles, le marocain Ibn Baṭṭūṭa57 et le russe
Athanase Nikitine 58 demeurent des témoins privilégiés de ce « moment
islamique » du commerce de l’océan Indien occidental si bien dépeint – déjà
– au Xe siècle, dans le Kitāb ‘ağā’ib al-Hind (Livre des merveilles de l’Inde)
attribué à Buzurg ibn Šahriyār al-Rām-Hurmuzī (999-1009) 59 . Bien que
Ibidem, p. 83. Pour une vision des réseaux marchands de l’océan Indien et leur intégration à
une époque plus tardive, se reporter à Pedro Machado, Ocean of Trade. South Asian Merchants,
Africa and the Indian Ocean, c.1750-1850. Cambridge: Cambridge University Press, 2014.
53
Geneviève Bouchon, « Quelques aspects de l’islamisation des régions maritimes de l’Inde à
l’époque médiévale (XIIe-XVIe s.) », L’Asie du Sud à l’époque des grandes découvertes.
London: Variorum Reprints, 1987, (I) p. 29-36 ; Jean Aubin, « Le royaume d’Ormuz au XVIe
siècle », Moyen Orient et Océan Indien, 5/II (1973), p. 175-179.
54
Denys Lombard, « Introduction », Marchands et hommes d’affaires asiatiques dans l’océan
Indien et la mer de Chine 13e-20e siècles, Denys Lombard et Jean Aubin (éds.). Paris : Éditions
de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1988, p. 11-17 ; sur les guildes non
musulmanes, J. Guy, « Tamil Merchant Guilds and the Quanzhou Trade », The Emporium of the
World: Maritime Quanzhou, 1000-1400, Angela Schottenhammer (éd.). Leiden : Brill, 2000, p.
283-308.
55
Bouchon, « Quelques aspects de l’Islamisation… », op. cit., p. 30.
56
Chen Dasheng et Denys Lombard, « Le rôle des étrangers dans le commerce maritime de
Quanzhou (“Zaitun”) aux 13e et 14e siècles », Marchands et hommes d’affaires…, op. cit., p. 2129 et p. 27 en particulier.
57
Eric Vallet, L’Arabie marchande. État et commerce sous les sultans rasulides du Yémen (626858/1229-1454). Paris : Editions de la Sorbonne, 2010, p. 58-59.
58
Athanase Nikitine, Le voyage au-delà des trois mers, Charles Malamoud (éd.). Paris :
Maspero, 1982.
59
Dionisius A. Agius, Classical Ships of Islam, from Mesopotamia to the Indian Ocean. Leiden :
Brill, 2008, p. 28-29 ; Buzurk Ibn Shahriār, Kitāb Aǧa’ib al Hind barraha wa baḥraha wa
ǧazā’iraha, Livre des merveilles de L'Inde/par le capitaine Bozorg fils de Chahriyâr de
52
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
51
déclinés dans une pléthore de groupes aux particularités religieuses et
culturelles spécifiques (à l’exemple des Khojas et Bhoras, sous-groupes des
Ismaïliens aux XIVe-XVIe siècles60, la foi demeura le dénominateur commun
des communautés marchandes musulmanes de l’océan Indien, soudées par les
grands pèlerinages – le Hajj pour les sunnites61, l’Arbaïn pour les shiites – et
par l’allégeance symbolique et nominale (khuṭba) à une entité politique et
religieuse « supranationale », les sultans rasūlides du Yémen d’abord 62 , le
Sultan mameluk du Caire 63 et le sultan Ottoman ensuit 64 . D’une manière
générale, les pratiques endogamiques contribuèrent largement à la
préservation de l’identité sociale et culturelle du groupe, à la cohésion des
réseaux, à la continuité des affaires et à la sauvegarde des biens dans les
limites de chaque communauté. Cependant, ce qui put ressembler de prime
abord à une certaine stratification sociale et religieuse fut rapidement démenti
par la flexibilité exigée par les modalités d’échange économiques, par les
nécessités de réajustement des échelles des routes maritimes et itinéraires de
voyage, par l’émergence ou la subalternisation des relais marchands et par les
changements des configurations politiques, religieuses ou économiques dans
les territoires franchis par les réseaux. Cette plasticité se traduisit par un
modus operandi général, celui des associations de négoce et des partenariats
reliant groupes, réseaux (voir l’activité des Kārimī, liés à Calicut jusqu’en
1510)65, et guildes marchandes (du type de l’Anjuvaṇṇam et du Maṇigrāmam
Râmhormoz, P.A. Van der Lith (éd.). Frankfurt am Main : Institute for the History of Arabic
Science at the Johann Wolfgang Goethe University, 1993.
60
Sanjay Subrahmanyam, Vasco de Gama. Paris : Alma, 2012, p. 139 ; Bouchon, « Quelques
aspects de l’Islamisation… », op. cit., p. 32 ; S.T. Lokhandwala, « Islamic Law and Ismaili
Communities, Khodjas and Bohras », Indian Economic and Social History Review IV/2 (1967),
p. 155-176 ; Wink, Al-Hind, p. 197.
61
Francis Edward Peters, The Hajj. The Muslim Pilgrimage to Mecca, and the Holy Places.
Princeton: University Press, 1994 ; Suraiya Faroqi, Pilgrims and Sultans. The Hajj under the
Ottomans, 1517-1683. London, New York: I. B. Tauris, 1994.
62
Voir, pour le XIVe siècle, Subrahmanyam, Vasco de Gama, op. cit., p. 133. Sur les relations
avec les communautés indiennes voir l’intéressante carte des dignitaires religieux gratifiés en
Inde par le sultanat rasūlide, dans Vallet, L’Arabie marchande, op. cit., p. 754, (carte 12) ainsi
que son article « Les sultans rasūlides du Yémen, protecteurs des communautés musulmanes de
l’Inde (VIIe-VIIIe/XIIIe-XIVe siècles) », Annales Islamologiques, 41 (2007), p. 149-176.
63
Cette allégeance doit être placée dans le contexte de la réaction des villes côtières de l’Inde à
l’égard de l’interférence portugaise. Pour ne citer qu’un exemple, Calicut envoya des
ambassades au sultan mamelouk en 1510 : Iyās, Ibn, Journal d’un bourgeois du Caire.
Chronique d’Ibn Iyâs, Gaston Wiet (éd.). Paris : Armand Colin, I, 1955, p. 176.
64
Pour une discussion d’ensemble voir Elisabeth Lambourn, « Khutba and Muslim Networks in
the Indian Ocean (Part II) – Timurid and Ottoman Engagements », The Growth of Non-Western
Cities: Primary and Secondary Urban Networking, Kenneth R. Hall (éd.). Lanham, MD:
Lexington Books, 2011, p. 131-158 ; Elizabeth Lambourn, « India from Aden – Khutba and
Muslim Urban Networks in Late Thirteenth-Century India », Kenneth R. Hall (éd.), Secondary
Cities and Urban Networking in the Indian Ocean Realm, c. 1000-1800. Lanham, MD:
Lexington Books, 2008, p. 55-97 ; sur l’allégeance au sultan ottoman, Giancarlo Casale, « “His
Majesty’s Servant Lutfi”. The Career of a previously unknown Sixteenth-Century Ottoman
Envoy to Sumatra based on an Account of his Travels from the Topkapı Palace Archives »,
Turcica, 37 (2005), p. 60 et 148.
65
M. S. Labib, « Les marchands Karimis en Orient et sur l’Océan Indien », Sociétés et
compagnies de commerce en Orient et dans l’Océan Indien, actes du huitième Colloque
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
52
au Kerala au IXe-XIVe siècles)66, parfois dirigés par des firmes familiales au
rayonnement international, qui prirent des formes très diverses, selon les
époques, à travers l’océan Indien. On gardera à l’esprit, en retenant ce dernier
exemple, la firme familiale des Ṭībī, qui monta un réseau commercial entre
l’Iraq et la Chine au XIVe siècle, et dont l’un des ports-relais, Kāyal, se situa
au Coromandel67.
Si l’expansion du commerce musulman s’explique par de nombreux
facteurs sur lesquels nous ne nous attarderons pas, quelques-uns d’entre eux
doivent être tout de même soulignés. À une haute époque, en proscrivant les
traversées en mer et la vie sur « l’eau noire » – au XIIIe siècle Hemādri
déclare encore que la souillure provoquée par la mer ne peut pas être
effacée68 – la morale brahmanique relégua à un statut inférieur les habitants
des régions côtières du sous-continent indien, ouvrant ainsi le chemin à
l’implantation de colonies marchandes allogènes impliquées dans le
commerce maritime, douées d’une perception sociale positive du commerce
et de ses bénéfices ; bien entendu, cette configuration évoluera par la suite, en
raison des guerres intestines qui opposèrent, dans le contexte de la seconde
islamisation de l’Inde déjà mentionnée, l’empire du Vijayanagar hindouiste
au Deccan Bahmanide musulman. De tels conflits obligèrent les belligérants
à importer massivement des chevaux de l’Oman et de Perse 69 , et ce trafic
assura pendant cette période, simultanément avec celui des épices, produits
rares de l’Extrême-Orient (soieries et porcelaines) et le textile florissant du
Gujarat, la prospérité des réseaux marchands. Capturé par le Vijayanagar en
1480, le port de Bhatkal, comme Cananor, Honavar et Goa, devint un grand
port du commerce des chevaux 70. L’empire du Vijayanagar, qui pratiquait
une stratégie monopsonistique (un seul demandeur pour plusieurs offreurs)
international d'histoire maritime (Beyrouth, 5-10 septembre 1966), Michel Mollat du Jourdin
(ed.). Paris : S.E.V.P.E.N., 1970, p. 209-214 ; Aubin, « Marchands de mer Rouge et du golfe
Persique au tournant des 15e et 16e siècles », Marchands et hommes d’affaires, op. cit., p. 85-86 ;
Robert Bertram Serjeant, « The Ḥaḍramī Network », Marchands et hommes d’affaires, », op. cit.,
p. 146-154.
66
Geneviève Bouchon « Les musulmans du Kerala à l’époque de la Découverte portugaise »,
L’Asie du Sud, (III), p. 14.
67
Aubin, « Marchands de mer », op. cit., p.84 ; Bouchon, « Quelques aspects de
l’Islamisation… », op. cit., p. 31 ; Jean Aubin, « Les princes d’Ormuz du XIIIe au XVe siècle,
Journal Asiatique, 241/1 (1953), p. 90-98.
68
Bouchon, « Les musulmans du Kerala », op. cit., p.11 citant Hemādi, Caturvaga-cintāmani,
Calcutta, 1895, vol. 2/3, p. 667.
69
Jos J. L. Gommans, « War Horse and Gunpowder in India, c.1000-1850 », War in the Early
Modern World, J. Black (éd.). London : UCL 1999, repris dans The Indian Frontier. Horse and
Warband in the making of Empires. Delhi : Manohar Publishers, 2018 ; Rui
Loureiro, « Portuguese Involvement in Sixteenth Horse Trade through the Arabian Sea », Pferde
in Asien : Geschichte, Handel und Kultur/ Horses in Asia : history, trade and culture, Bert
Fragner, Ralph Kauz, Roderich Ptak & Angela Schottenhammer (éds.). Wien : Verlag der
Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2009, p. 137-146 ; Bouchon, « Les musulmans
du Kerala », op. cit., p. 43 ; Aubin, « Le royaume d’Ormuz », op. cit., p. 117-118.
70
Sur Bhatkal, Bouchon, « Les musulmans du Kerala », op. cit., p. 43 et Aubin, « Marchands de
mer », op. cit., p. 85.
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
53
était le gros client de cette marchandise hautement stratégique 71. Nous avons
là la principale raison de la conquête de Goa (territoire du sultanat de
Bījāpur) par Afonso de Albuquerque en 1510. Le périple de Kamāl al-Din
‘Abd-al-Razzāq Samarqandī (1413-1482), ambassadeur du souverain
timouride Shāh Rukh dans le golfe Persique et en Inde est, à ce titre,
éclairant : ‘Abd-al-Razzāq voyage en effet d’Ormuz vers Calicut en 1442/3
sur un navire de transport des chevaux72.
Réseaux et carrefours marchands
Par ailleurs, dans les ports indiens, les communautés marchandes
musulmanes, issues des unions temporaires (mu’ta) 73 des marchands du
Khorassan, du golfe Persique, et d’Arabie (ces derniers étant connus sous le
nom de Paradesi (ou Paradeshi) et de « Maures de Mecque » dans les
sources portugaises, catégorie qui inclut les Rumi mamelouks circassiens et
sujets ottomans dont il sera question plus loin) 74 avec des femmes indiennes
de basse caste (Mukkuvan et Tiyan du Kerala) 75, jouirent de l’exercice de leur
spécificité religieuse et de leur puissance commerciale auprès des souverains
et princes indien76. Rentrent dans cette catégorie les communautés Māppiḷḷa
du Malabar (de la région de Cananore et Ponnani), dont la zone d’influence
économique s’étendait jusqu’au Sri Lanka et aux archipels des Maldives et
des Laccadives (voir le rayon d’action du clan des Māppiḷḷa Maraikkāyar à
Cochin au début du XVIe siècle) 77, et dont les intérêts économiques furent
étroitement liés à ceux des Samūthirī (Samūrī) « rois de la mer »78 de Calicut
au XVe-XVIe siècles 79 . Ce positionnement socio-économique n’exclut des
Il faut y ajouter les princes du Vēṇād : Bouchon, « Les musulmans du Kerala », op. cit., p. 43.
Elisabeth Lambourn, « Towards a connected History of Equine Cultures in South Asia – Bahrī
(sea) Horses and “Horsemania” in Thirteenth Century South India », The Medieval Globe 2 (1),
2016, p. 57-100 ; sur le Vijayanagar, Dejanirah Couto, préface à Chronique des rois de Bisnaga.
Paes et Nuniz, deux marchands de chevaux portugais dans la ville de Vijayanagar au XVI e
siècle. Paris : L’Harmattan, 2008, p. 5-8 suivie du texte intégral de la relation des deux
marchands, p. 28-160.
72
Wink, Al Hind, p. 204 : texte de son voyage dans : R. H. Major, India in the Fifteenth Century
being a Collection of Narratives of Voyages to India, in the Century preceeding the Portuguese
Discovery of the Cape of Good Hope (…). Frankfurt am Main: Institute for the History of
Arabic-Islamic Science at the Johann Wolfgang Goethe University, 1994.
73
En réalité, la mu’ta était surtout une pratique shiite, que les sunnites ne suivaient pas.
74
Sur l’identité de ce groupe, se reporter à Cemal Kafadar, « A Rome of One’s Own : Reflections
on Cultural Geography and Identity in the Land of Rum » Muqarnas, 24 (2007), p. 7-25.
75
Sur ces castes de pêcheurs, Wink, Al-Hind, p. 103.
76
Bouchon, « Les musulmans du Kerala », op. cit., p. 19. Au service de la communauté
musulmane, les Mukkuvan formaient la majeure partie des équipages et s’étaient spécialisés dans
l’entretien des navires : ibid., p. 57.
77
Pour une analyse des fonctions sociales et économiques de ces communautés Māppiḷḷa, ibid.,
p. 50-54. Récente rediscussion dans Priyatosh Sharma, « Sea Trade and Muslim Merchants: A
Study of South India », Journal of Humanities and Social Science, 19/6 (2014) p. 31-33.
78
Sur la titulature, Wink, Al-Hind, p. 204.
79
La dimension marchande était l’un des aspects de la conception de son pouvoir :
Subrahmanyam, Vasco de Gama, op. cit., p. 136 ; sur Calicut, R. M. Eaton, « Multiple Lenses:
Differing Perspectives of Fifteenth-Century Calicut », Autonomous Histories, Particular Truths:
71
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
54
rivalités socio-économiques (les Maraikkāyar, soit dit en passant, assurèrent
la logistique des cargaisons de poivre acquises par les Portugais de 1504 à
1515), ni des divergences idéologiques (malgré l’obéissance généralement
shafi’ite de ces groupes marchands côtiers, à l’exemple des Nāwayath du
pays canara (Rander) qui naviguaient jusqu’à Malacca 80 , ou des Ilappay,
connus plus tard sous le nom de Maraikkāyars (Labbay) de la côte tamoule et
éventuellement de Kāyalar)81. La convergence d’intérêts entre marchands et
pouvoirs politiques se pratiqua également en dehors des collectivités
musulmanes et s’exerça parfois à travers la trajectoire d’individus
s’inscrivant dans des contextes socio-politiques plus larges : si l’on connaît le
rôle de personnalités musulmanes comme Malik Ayāz, esclave affranchi du
sultan du Gujarat et puissant gouverneur de Diu 82, ou de Mahmud Gāwān
Gilāni, vizir Bahmanide du Deccan en 1460-147083, on soulignera l’influence
de l’un des hommes les plus riches de l’Orient, le brahmane Malik Gopi de
Surat, propriétaire d’une flotte de trente navires de commerce, qui serait
intervenu dans la succession du trône du Gujarat au début du XVI e siècle84.
Du point de vue des réseaux de commerce, il faut donc se garder de
percevoir l’océan Indien des XIVe-XVIe siècles comme un « lac musulman ».
Comme mentionné antérieurement, l’Islam y joua un rôle de premier plan,
certes, mais des réseaux de commerce asiatiques non musulmans, formés par
des Banyas du Gujarat85, des castes mercantiles tamoules (Chetti et Telugu du
Coromandel) 86, des chrétiens nestoriens et arméniens, des chinois du Fujian
et des Juifs maghrébins et égyptiens y furent autant actifs, et également dans
un contexte d’autonomie politique. L’un des exemples les plus intéressants
demeure celui de la « république marchande » de Basrur, au Sud de Goa, un
territoire indépendant de la tutelle de l’empire du Vijayanagar, régie par des
brahmanes Saraswat 87.
Essays in Honour of John R. W. Smail, Laurie Jo Sears (éd.). Madison: University of Wisconsin
Press, 1993, p. 71-86 ; Geneviève Bouchon, « Un microcosme : Calicut au XVIe siècle »,
Marchands et hommes d’affaires, op. cit., p. 49-57.
80
Wink, Al-Hind, p. 197.
81
Sur la division, non évoquée ici, entre Maraikkāyars Labbay de la côte et Labbay de
l’intérieur, et les rapports entretenus par ces deux communautés, se reporter à Sharma, « Sea
Trade », op. cit., p. 32 ; Wink, Al-Hind, p. 209. Les Labbay (de ce qui est aujourd’hui le Tamil
Nadu) se réclamaient de leur origine arabe et de leur rite shafi’ite : Wink, Al-Hind, p. 280.
82
Sur lui, Jean Aubin, « Albuquerque et le Cambaye », Mare Luso-Indicum, I (1971), p. 3-63.
83
Aubin, « Marchands de mer », op. cit., p. 89.
84
Gopi faisait du commerce avec plusieurs ports dont Khambayat : Sanjay Subrahmanyam, « A
Note on the Rise of Surat in the Sixteenth Century », Journal of the Economic and Social History
of the Orient 43/1 (2000), p. 24 ; Subrahmanyam, Vasco de Gama, op. cit., p. 140.
85
La compétence commerciale de ces communautés du Cambaye (Gujarat) fut également relevée
par Duarte Barbosa, dans son O livro de Duarte Barbosa : se reporter à Wink, Al-Hind, p. 197.
86
Sur l’étendue des réseaux Chetti, Wink, Al-Hind, p. 209, 213, s’appuyant sur le témoignage de
Duarte Barbosa, qui mentionne leurs activités commerciales jusque dans le royaume d’Ava.
87
Subrahmanyam, Vasco de Gama, op. cit., p. 141 ; sur les réseaux Banya, Philippe Curtin,
Cross-Cultural Trade in World History. Cambridge, New York: Cambridge University Press,
1984.
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
55
« Ports of trade » et commerce global
Au tournant du XVIe siècle, au moment de l’arrivée des Portugais
dans l’océan Indien, les réseaux de commerce s’articulèrent autour de
plusieurs maillons forts, des emporia marchands qui formèrent autant de
plaques tournantes d’un commerce globalisé. L’un des plus importants fut
Aden, dans l’océan Indien occidental, première grande escale à l’Ouest pour
les navires et les produits en provenance de l’Inde et de l’Extrême-Orient,
dont l’ascension s’est imposée dès la fin du IXe siècle. Sous les sultans
rasūlides du XIIIe siècle, les communautés marchandes (dont les Banyas du
Gujarat) y bénéficièrent de structures sophistiquées, très favorables à
l’épanouissement du commerce 88. En 1374-1375, le sultan d’Aden, Al-Mālik
al-Ašraf acquiesça à ce que les musulmans Paradesi installés en colonies sur
les côtes du Malabar, à Calicut notamment, soient autorisés à lire la khuṭba
du vendredi au nom des sultans rasūlides 89. Dans le quadrant nord-ouest, la
cosmopolite Ormuz, tête-de-pont du trafic de Perse, du golfe Persique et de
l’Iraq méridional en direction de l’Inde (et réciproquement) s’affirma comme
un autre grand emporium mercantile réceptionnant porcelaines de Chine,
cotonnades, sucre, fer et riz indiens, accueillant un véritable caléidoscope de
colonies marchandes : Banyas du Gujarat, Khorassanis, Arméniens et Juifs,
installés depuis la fondation de la cité en 130090. Son principal partenaire de
l’autre côté de la mer d’Arabie, au nord de l’Inde, fut une seconde
thalassocratie, et certainement non moins puissante qu’Ormuz, le Gujarat,
dont les gigantesques réseaux, jalonnés de communautés non musulmanes
(Banya) 91 et musulmanes (Parsis, Ismailis divisés entre Khojas, Bohras,
Sulaymani Bohras et Daudi (ou Dawoodi Bohras), ces derniers ayant émigré
du Yémen au Gujarat au XVIe siècle)92 s’étendaient aussi bien sur les espaces
de l’océan Indien occidental que sur le golfe du Bengale, et de là, jusqu’en
Insulinde. A ces grands centres du négoce maritime il faut sans doute ajouter
Calicut, sur la côte occidentale de l’Inde méridionale, dont la prospérité fut
Sur les rapports du sultanat rasūlide du Yémen avec l’Inde, Vallet, L’Arabie marchande, op.
cit., p. 561-589. Se reporter également, en général, à Roxane Eleni Margariti, Aden and the
Indian Ocean Trade : 150 Years in the Life of a Medieval Arabian Port. Chapel Hill: The
University of North Carolina Press, 2007.
89
Subrahmanyam, Vasco de Gama, op. cit., p. 133 ; Vallet, L’Arabie marchande, op. cit., p. 581.
90
Se reporter aux différentes contributions dans Revisiting Ormuz. Portuguese Interactions in
the Persian Gulf Region in the Early Modern Period, Dejanirah Couto et Rui Loureiro (éds.).
Wiesbaden: Otto Harrassowitz Verlag, 2008; Dejanirah Couto, « Hormuz under the Portuguese
Protectorate: Some Notes of the Maritime Economic Nets to India (early 16th Century) »,
Aspects of the Maritime Silk Road : from the Persian Gulf to the East China Sea, Ralph Kautz
(éd.). Wiesbaden : Otto Harrassowitz Verlag, 2010, p. 43-60 ; João Teles e Cunha, « The
Portuguese presence in the Persian Gulf », The Persian Gulf in History, Lawrence G. Potter
(éd.). New York: Palgrave/Macmillan, 2009, p. 207-234.
91
V. K. Jain, « Trading Community and Merchand Corporations », Trade in Early India (Oxford
and India Readings: Themes in Indian History), R.Chakravarti (ed.). Oxford: Oxford University
Press, [1989], 2001, p. 209-232.
92
Le troisième sous-groupe, les Sunnis Bohras, s’était installé à Rander, mais aussi à Surat :
Subrahmanyam, Vasco de Gama, op. cit., p. 139.
88
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
56
assurée par les colonies marchandes, Māppiḷḷa, Paradesi, Banya et Chetti du
Coromandel. Les Māppiḷḷa et les Paradesi réagirent très rapidement (dès
1497) à l’interférence portugaise, et Calicut, au fil des confrontations et des
guerres, devint l’adversaire redouté des Lusitaniens pratiquement pendant
tout le XVIe siècle. En 1521, les réseaux de la khuṭba, où les Māppiḷḷa étaient
prépondérants, s’y soulevèrent de façon probablement concertée en vue de
l’expulser les Portugais de l’océan Indien ; l’insurrection qui se déroula à
Ormuz cette année-là 93 s’inscrivit dans ce même contexte de guerre
commerciale, largement évoqué dans un ouvrage militant rédigé vers 1570
(et complété vers 1583), le Tuhfat al-Mujāhīdin de sheikh Zayn al-Dīn
Ma’bari, adressé au sultan Alī Ādil Shāh de Bijāpūr (1557-1580)94.
Au sud de ces grands ports-of-trade95, et plus précisément dans le
quadrant sud-ouest de l’océan Indien, le sultanat de Kilwa, tête-de-pont de
l’exportation de l’or du Monomotapa, constitua, dès la fin du XIIe siècle, sous
la férule des Mahdali, une dynastie de sharifs yéménites96, un autre maillon
fort dans la configuration d’un réseau triangulaire Gujarat-golfe PersiqueAfrique de l’Est (incluant la mer Rouge) 97 . Ce rapide survol resterait
incomplet sans la mention à l’autre maillon fort des réseaux marchands à
l’Est du Cap Comorin, c’est-à-dire Malacca, le plus important et le plus
cosmopolite carrefour du commerce de l’océan Indien Oriental, conquis par
les Portugais en 1511, où quatre grandes communautés, organisées autour de
leurs quatre shāh-bandar se partageaient, avant la conquête, les réseaux du
commerce régional et à longue distance : des Gujaratis (la plus puissante
colonie du Sultanat), des Chettis (ou kelings) tamouls du Coromandel, des
Jaus de Java (la colonie la plus nombreuse mais la moins riche) et les
Chinois, partagés entre Chins cantonais et Chinois musulmans (connus dans
les sources portugaises sous le nom de Chinchéus) 98 . Les Gujaratis
93
Dejanirah Couto, « Réactions anti-portugaises dans le golfe Persique (1521-1528) », Cahiers
de la Société asiatique, D’un Orient l’autre, nouvelle série 4, (2006), p. 123-161.
94
Shaykh Zainuddin Makhdum, Tuhfat al-Mujāhīdin: A Historical Epic of the Sixteenth century.
Translated from the Arabic with notes by S. Muhammad Husayn Nainar. Kuala Lumpur :
Calicut, Islamic Book Trust/Other Books, 2006 (reprise de l’édition de Madras, 1942). Sur cet
important ouvrage, et l’édition mentionnée, voir le compte rendu de Vasco Resende dans eJournal
of
Portuguese
History,
vol.
9/1
(2011) :
http://www.brown.edu/Departments/Portuguese_Brazilian_Studies/ejph/html/issue17/pdf/v9n1a
06.pdf,
95
Sur la représentation cartographique de quelques ports, Roxani Eleni Margariti, « Maritime
Cityscapes : Lessons from Real and Imagined Topographies of Western Indian Ocean Ports »,
dans R. Margariti, A. Sabra et P. Sijpesteijn (éds.), Histories of the Middle East : Studies in
Middle Eastern Economy Society and Law in Honor of A. L. Udovitch. Leyde: Brill, 2010, p.
101-126.
96
Subrahmanyam, Vasco de Gama, op. cit., p. 137.
97
Neville Chittick, Kilwa. An Islamic Trading City on the East African Coast. Nairobi: The
English Institute in Eastern Africa, vol. I, 1974 ; Wink, Al-Hind, p. 77 et 181-183.
98
La désignation de Chinchéus était probablement due à la prononciation locale de la ville de
Quanzhou : se reporter à Paulo Jorge de Sousa Pinto, « Chinchéus and Sangleys.Ten Remarks on
the Chinese Presence in Malacca and Manilla, 16th-17th Centuries », Revista de Cultura de
Macau 43 (2013), p. 63. Il fallait ajouter encore à ces communautés les Bengalis, les Pégouans,
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
57
(largement musulmans, malgré la présence de Banyas hindous dans leurs
réseaux) s’étaient spécialisés dans les échanges avec le Moyen-Orient et
l’Egypte mamelouk : ils exportaient des drogues rares, des épices, des bois
précieux d’Insulinde et importaient de l’Egypte, de Syrie et d’Arabie de
l’opium, de l’eau-de-rose, des armes, des cotonnades et des matières
tinctoriales.
Pouvoir politique et redynamisation des réseaux marchands : Aceh et les
Rumi/Gujarati
Dans la seconde moitié du XVIe siècle, l’Asie du Sud-Est assista à
un rééquilibrage géostratégique et économique de grand ampleur : à la fois
politique, religieuse, militaire et commerciale, la dynamique expansionniste
du sultanat d’ Aceh – le grand rival de la ville de Malacca, contrôlée par les
Portugais – jusque dans les années 1570, entraîna une redistribution des
cartes dans le système d’alliances de l’océan Indien oriental et stimula la
montée en puissance de la production du poivre de l’Insulinde redistribué par
Aceh99. Une telle augmentation fut le résultat de la politique conquérante du
Sultanat qui, en partant de sa base géographique au nord de l’île de Sumatra,
s’empara dans la première moitié du XVI e siècle des petits royaumes
producteurs de poivre dans le détroit de Malacca comme Kedah et Perak, et à
Sumatra, de ceux de Barus, Samudra-Pacé, Daya et Pidir, Batak et Aru.
Simultanément, le sultan acehnais ‘Ala ad-Din Ri’ayat Syah al-Kahar
réorganisa la production et le trafic des épices. Soutenu par son aristocratie
guerrière, les hulubalang (en portugais Ouroballões), et par les planteurs de
poivre, le sultan imposa un monopole d’état, une réglementation stricte de
l’administration portuaire et une centralisation du commerce du poivre à
Aceh (celui de Pidir et Pasai étant censé basculer sur Aceh) 100. Dans ce même
ordre d’idées, il continua ses efforts pour contrôler le commerce poivrier dans
la péninsule malaise et la navigation marchande dans le détroit de Malacca.
C’est dans ce contexte qui s’inscrivit le siège de la Malacca en 1547 et la
conquête d’un autre petit royaume du détroit, Perlis (situé au Nord de Kedah)
en 1548 101 . Il mena également des guerres pour s’emparer des relais
maritimes du commerce, à l’exemple du port de Tenasserim, dans le golfe du
les Arméniens et les Juifs, ces derniers venant de l’Empire Ottoman (communautés de Juifs
« blancs ») ou originaires du Malabar (Juifs « noirs ») : Luís Filipe F. R. Thomaz, « Malaca e as
suas comunidades mercantis na viragem do século XVI », De Ceuta a Timor. Lisbonne: Difel,
1994, p. 518-525 ; Luís Filipe F. R. Thomaz, « The Indian Merchant Communities in Malacca
under the Portuguese Rule », Indo-Portuguese History, Old issues, New Questions, Teotónio de
Souza (éd.). New Delhi Concept, 1985, p. 56-72.
99
Dejanirah Couto, « Aceh, Malacca et les Ottoman », Turcica 46 (2015), p. 13-25.
100
Ces réformes étaient terminées vers 1547 : Jorge Manuel dos Santos Alves, O Domínio do
Norte de Samatra. A história dos sultanatos de Samudera-Pacém e de Achém, e das suas
relações com os Portugueses (1500-1580). Lisboa: Sociedade Histórica da Independência de
Portugal, 1999, p. 176.
101
Jorge Manuel dos Santos Alves, « Le nord de Sumatra au XVIe siècle », Arquivos do Centro
Cultural Calouste Gulbenkian XXXV (1996), p. 103-104.
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
58
Bengale, qui accueillait les navires marchands en provenance d’Aden et de la
mer Rouge.
L’optimisation de ce trafic reposa également sur une mutation
significative des filières de commerce : les marchands Gujaratis de Malacca
quittèrent la ville à la suite de la conquête portugaise de 1511, et émigrèrent
en masse à Aceh. De plus, leurs réseaux, qui, comme nous l’avons vu,
conservaient une tradition d’échanges avec la mer Rouge et le sultanat
mamelouk d’Egypte, se métamorphosèrent et se diversifièrent ethniquement,
en bénéficiant, vers 1527, de l’investissement de plus en plus significatif des
marchands paradesi et Rumis. Ces derniers avaient déjà orchestré la première
grande réaction militaire des mamelouks à l’interférence portugaise, en
organisant l’expédition militaire de Husayn al-Kurdī contre les Portugais en
1508102. Pour les Egyptiens, il s’agissait de sauvegarder leurs monopoles sur
des matières premières et sur les produits d’importation à forte valeur ajoutée
comme les épices103.
La conjoncture demeura favorable à leurs successeurs, les
Ottomans : la production de poivre du Malabar, qui approvisionnait les
Portugais, diminua progressivement dès les années 1540, en raison des
conflits entre Māppiḷḷa distributeurs et chrétiens syriaques producteurs, ces
derniers étant les propriétaires des jardins de l’arrière-pays du Kerala104. Par
ailleurs, la résistance des communautés musulmanes à l’interférence
portugaise – qui commença vers 1505, quand les Portugais, en créant leur
Estado da India et leur réseau distributif 105 , introduisirent la politique des
Cette très importante campagne dans l’océan Indien n’a pas encore fait l’objet d’une étude
approfondie. Les aspects militaires ont été traités dans un ouvrage grand public : José Virgílio
Amaro Pissarra, Chaul e Diu. 1508 e 1509. Lisboa: Tribuna da História, 2004 ; quelques
informations dans Brummett, Ottoman Seapower and Levantine Diplomacy in the Age of
Discovery. New York: State University of New York Press, 1994, p. 114-116 ; Aubin,
« Albuquerque et le Cambaye », op. cit., p. 12-17 ; voir également Jean-Louis BacquéGrammont et Anne Kroell, Mamelouks, Ottomans et Portugais en mer Rouge: l'affaire de
Djedda en 1517. Le Caire : Institut français d'archéologie orientale, 1988, « Introduction », p. 13.
103
Francisco Xavier Apellaniz Ruiz de Gallareta, Pouvoir et finance en Méditerranée prémoderne : le deuxième état mamelouk et le commerce des épices (1382-1517). Barcelona:
Consejo superior de Investigaciones Científicas, 2009.
104
Jan Kieniewicz, « The Portuguese Factory and Trade in Pepper in Malabar », The Indian
Economic and Social History Review, 6/1 (1969), p. 61-84 ; du même, « Pepper Gardens and
Gardens in Pre-Colonial Malabar », Moyen-Orient et Océan-Indien XVIe-XIXe, 3 (1986), p. 126.
105
Dejanirah Couto, « “Traduttore, traditore” : vicissitudes linguistiques d’une ambassade
portugaise dans les deltas du Gange et de l’Irraouaddy (1521) », Dejanirah Couto et Stéphane
Péquignot (éds.), Les langues de la négociation, approches historiennes. Rennes : Presses
universitaires de Rennes, 2017, p. 165. Sur la formation et l’organisation de l’empire, voir, en
général, João Paulo Oliveira e Costa et Victor Luis Gaspar Rodrigues, El Proyecto Indiano del
Rey Juan. Madrid: Mapfre, 1992 ; Catarina Madeira Santos, « Goa é a chave de toda a Índia ».
Perfil político da capital do Estado da Índia (1505-1570). Lisboa: Comissão Nacional para as
Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, 1999 ; A. R. Disney, A History of Portugal
and the Portuguese Empire, t. II : The Portuguese Empire. Cambridge: Cambridge University
Press, 2009 ; sur son économie, João Manuel de Almeida Teles e Cunha, Economia de um
102
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
59
sauf-conduits obligatoires (cartazes) pour la navigation non-européenne – fut
en augmentant au fils des années 106. Au détriment des Portugais, ce furent
donc les Rumi, Paradesi et Gujaratis musulmans qui, dans le second XVIe
siècle, imposèrent en mer Rouge (et par extension en Méditerranée et en
Europe occidentale), le poivre en provenance d’Aceh et du sud-est asiatique.
Comment peut-on définir leur stratégie ? En partenariat avec les
Gujaratis et les Paradesi, les Rumi développèrent leurs activités marchandes
au sein des réseaux mercantiles khuṭba de l’océan Indien et dynamisèrent ces
filières, en multipliant les partenariats, en ouvrant de nouvelles routes
maritimes ou en réhabilitant d’autres, tombées en désuétude : ils conférèrent
ainsi un nouveau rôle économique à la route maritime des Maldives, qui
devint le relais par excellence pour les flottes marchandes reliant Aceh à la
mer Rouge, offrant ainsi une alternative à la route du Malabar (exportateur de
poivre par les ports de Cochin et Cananore), étroitement contrôlée par les
Portugais qui s’y approvisionnaient dès 1504. Au grand dam des Portugais,
s’ils donnèrent un nouvel élan à la route des Maldives, ils dévièrent
également vers Aceh les circuits du commerce des épices les plus lointaines
et les plus coûteuses (cannelle et clou de girofle) des archipels de Banda et
des Moluques107.
En 1538, un agent rumi (Hamad Khān, un abyssin de Jeddah) ouvrit
une factorerie à Pacè (pour le compte de l’administration ottomane du
Caire ?) pour y acheter du poivre 108. En 1545, les 28 rapports (pareceres) sur
le commerce du poivre, demandés par le roi Jean III du Portugal, aux
membres de la haute administration portugaise en Asie, s’alarmaient à juste
titre du pouvoir des Rumis/Gujaratis qui, disaient-ils, contrôlaient déjà les
filières de ce commerce109. Le phénomène semble avoir remonté à la fin de la
décennie de 1520 110 , car, en 1548, les Portugais font état d’arrivées de
Império: Economia política do Estado da Índia em torno do mar Arábico e golfo Pérsico.
Elementos conjunturais: 1595-1635, dissertation de master, Université nouvelle de Lisbonne,
1995, ainsi que sa thèse de doctorat, A Carreira da Índia e a formação do mercado intercolonial português, 1660-1750, Université classique de Lisbonne, 2009.
106
Luís Filipe F. R. Thomaz, « Precedents and Parallels of the Portuguese Cartaz System », The
Portuguese, Indian Ocean and European Bridgeheads 1500-1800, Festschrift in Honour of prof.
K.S. Mathew. Pius Malekandathil et J. Mohammed (éds.). Tellichery, Kerala: Institute for
Research in Social Sciences and Humanities, 2001, p. 67-68 ; Luís Filipe F. R. Thomaz,
« Portuguese Control over the Arabian Sea and the Bay of Bengal : A Comparative Study », Om
Prakash, Denys Lombard (éds.), Commerce and Culture in the Bay of Bengal, 1500-1800. New
Delhi: Manohar, Indian Council of Historical Research, 1999, p. 120-162.
107
Geneviève Bouchon, Mamale de Cananor. Un adversaire de l’Inde Portugaise (1507-1528).
Genève, Paris : Droz, 1975, p. 152-153.
108
Couto, « Aceh… », op. cit., p. 24.
109
Ces avis (pareceres) furent édités dans leur intégralité (sous forme de monographie) par Luís
Filipe F. R. Thomaz, A Questão da Pimenta em Meados do Século XVI. Um Debate Político do
Governo de D. João de Castro. Lisboa: Centro de Estudos dos Povos e Culturas de Expressão
Portuguesa, Universidade Católica Portuguesa, 1988, et dans A Carreira da Índia e as Rotas dos
Estreitos, Artur Teodoro de Matos et Luís Filipe Thomaz (éds.), Angra do Heroísmo :
Universidade Católica Portuguesa, 1998, p. 37-206.
110
Alves, O Domínio, p. 160 ; M. A. P. Meilink-Roelofsz (citée par Anthony Reid, « Sixteenth
Century Turkish Influence in Western Indonesia », Journal of Southeast Asian History X/3
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
60
grandes quantités de poivre blanc en provenance de Pedir et de Martaban
(l’échelle la plus importante des réseaux entre Malacca et le Bengale) avant
1530. L’un des rapports de 1545, celui de João Fernandes o Galego, met
l’accent sur les ports du Bengale, du Pegou et de Tenasserim (sur la côte de
l’Arrakan) qui accueillaient « un grand nombre de marchands rumes et
beaucoup de nefs et de galions qu’ils dépêchent chaque année vers le détroit
de la Mecque » (la mer Rouge) 111 . Cette reconfiguration des réseaux
s’accompagna de l’émergence d’un nouveau produit de luxe, exporté
d’Insulinde, très demandé en Occident, destiné à un franc succès : la
laque112.
Les Portugais, qui jetèrent leur dévolu sur les routes maritimes dans
le secteur de la Mer Rouge et de l’Afrique orientale, croisèrent la mer
d’Arabie, la côte du Malabar et du Kanara, ainsi que la mer de Ceylan.
Toutefois, certaines zones leur échappèrent : même s’ils étaient présents à
l’Est, à Hugli et à Kusmi (ce dernier étant un port rival de Martaban), ils
n’ont jamais pu contrôler ni le secteur nord des Maldives 113 ni le nord-ouest
du golfe du Bengale114.
Cependant, évoquée dans la première partie de cette étude, la grande
diversité ethnique et religieuse des colonies marchandes de l’océan Indien, et
la grande variété des contextes politiques et des modalités de ports-oftrade 115 , favorisèrent in fine les activités marchandes des Portugais. Ces
derniers eurent parfois recours à la violence, mais leur stratégie se fonda
principalement sur la diplomatie et la formation d’alliances avec plusieurs
communautés, exploitant les antagonismes religieux et sociaux, ainsi que les
rivalités ethniques, politiques ou économiques sous-jacentes, tant locales que
régionales. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit la contrebande, une activité à
laquelle ils s’adonnèrent fréquemment en Asie pendant tout le XVI e siècle,
(1969), p. 400, note 21, et par Charles R. Boxer, « A Note on the Portuguese Reactions to the
Revival of the Red Sea Spice Trade and the Rise of Atjeh, 1540-1600 », Journal of South East
Asian History 10/3, 1969, p. 417 note 9 (qui date ce commerce de « a few years after 1526 »,
citant Meilink-Roelofsz, Asian Trade, p. 145).
111
Avis de João Fernandes o Galego dans Archives nationales de la Torre do Tombo. Lisbonne
(dorénavant AN/TT), Cartas dos Vice-Reis, n°75 [Goa, novembre 1545] édité par Thomaz, « A
Questão da pimenta… », op. cit., p. 190. Biographie de Galego, ibid., p. 189. Voir également
l’avis de Fernão de Pina, AN/TT, Corpo Cronologico I, liasse 77, document 20 [Goa,
19.XI.1545], édité par Thomaz, « A Questão da Pimenta… », op. cit., p. 137.
112
Ibid., p. 139 (avis de Cristovão Douria, AN/TT, Corpo Cronologico I, liasse 77, document 21
[Goa, 19.XII.1545]). La laque était exportée par le port de Martaban.
113
Sanjay Subrahmanyam, « The Trading World of the Western Indian Ocean 1546-1565 : a
Political Interpretation », A Carreira da India e as Rotas dos Estreitos, Artur Teodoro de Matos
et Luís Filipe Thomaz (éds.), Angra do Heroísmo : Universidade Católica Portuguesa, 1998, p.
207-229.
114
Dejanirah Couto, « Aceh… », op. cit., p. 25. Se reporter également à l’avis, déjà mentionné,
de Cristovão Douria, dans AN/TT, Corpo Cronologico I, liasse 77, document 21 [Goa,
19.XII.1545], édité par Thomaz, « A Questão da Pimenta… », op. cit., p. 138-139.
115
Voir pour le port, assez méconnu, des bouches du Sind, Monik Kervran, « Le port multiple
des bouches de l’Indus : Barbariké, Dēb, Daybul, Lāhorī Bandar, Diul Sinde », Res Orientales
VIII (1996), p. 45-92 (vol. Sites et monuments disparus d’après les témoignages des voyageurs).
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
61
qui formalisa, de façon moins orthodoxe, leur intrusion dans les réseaux du
commerce de l’océan Indien, puisqu’elle fut souvent menée en partenariat
avec des hindous ou des musulmans116.
En guise de conclusion : le cas de Malacca
En conclusion, d’Aceh jusqu’en mer Rouge, la stratégie de
contournement des Portugais par les réseaux Rumi-Gujeratis s’avéra payante,
car ils ont réussi, ici et là, à les déstabiliser. Le meilleur exemple se rapporte
à Malacca : on peut estimer que les réseaux Rumi/Gujaratis ont réussi à
mettre à mal l’économie de Malacca, car dans la deuxième moitié du XVI e
siècle la ville connut une période de « contraction » ou de récession, illustrée
par une érosion considérable de son pouvoir économique et des mutations
sociales internes117. Entre 1550 et 1569, diverses mentions dans les sources
portugaises – chroniques, rapports officiels et correspondances privées – font
état d’un accroissement indiscutable du trafic des navires poivriers d’Aceh, y
compris au détriment de Malacca. Cependant, il ne faudrait pas imputer sa
décadence aux seuls réseaux marchands musulmans ni aux sièges auxquels la
ville fut confrontée 118 : les gouverneurs et vice-rois en furent aussi
responsables, car, contrairement à ce qui fut décrété après la conquête de
1511, les marchandises des chrétiens furent taxées plus tard à 6% et celles
des Chetti (Kelings) et musulmans à 14 %. La communauté chinoise
abandonna la ville au profit du port de Macao (fondé en 1557) une fois
l’interdiction du commerce des étrangers levée par les Ming en 1567, et la
société, de plus en plus métissée, exclut progressivement les communautés
marchandes étrangères qui résidaient encore à Malacca 119.
116
Sur quelques personnages impliqués dans ce type de trafic, voir Dejanirah Couto,
« “Traduttore, traditore” : « “Traduttore, traditore” : …», op. cit., p. 164-190. Bien que très
présente dans la documentation portugaise du premier XVIe siècle, la contrebande dans l’océan
Indien reste à étudier, mais on peut se reporter à Anthony Disney, « Smugglers and Smuggling in
the Western Half of the Estado da India in the late Sixteenth and Seventheen Centuries », Indica
26/1-2 (1989), p. 57-75.
117
Le siège mené par Johor en 1551 et le changement de politique fiscale décrété par l’Estado da
Índia ne furent pas étrangers à cette régression. Ces questions sont analysées par Paulo Jorge de
Sousa Pinto, « Melaka, Johor and Aceh », Nouvelles orientations de la recherche sur l’histoire
de l’Asie portugaise, Jean Aubin (éd.). Paris : Fondation Calouste Gulbenkian, Centre culturel
Calouste Gulbenkian, 1997, p. 111-133 et p. 123-125 en particulier. À l’instar de celui de 1524,
les plans portugais ultérieurs de conquête d’Aceh, qui auraient permis de desserrer l’étau autour
de Malacca, furent sans effet. Les projets se succédèrent, mais dans la pratique, Malacca adopta
une position de plus en plus défensive. Se reporter à Boxer, « A Note on Portuguese », p. 117,
421-425 ; Jorge M. dos Santos Alves et Pierre-Yves Manguin, O Roteiro das cousas do Achem
de D.joão Ribeiro Gaio : um olhar português sobre o Norte de Samatra em finais do século XVI.
Lisboa: Comissão Nacional para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, 1997,
p. 16-21 (sur le plan de conquête de 1570).
118
Sur le grand siège de 1568, se reporter, entre autres, à Pierre-Yves Manguin, « Of Fortresses
and Galleys.The 1568 Achenese Siege of Melaka, after a Contemporary Bird’s eye View »,
Modern Asian Studies 22/3,1988, p. 607-628.
119
Sur les communautés de Malacca à la veille de la chute du sultanat (1511) jusqu’à la fin du
XVIe siècle, se reporter encore, pour quelques détails, à Luís Filipe F. R. Thomaz, « Malaka et
Revue Historique de l’Océan Indien n° 15
62
L’exemple de la subalternisation économique de ce grand centre
marchand dans la seconde moitié du XVIe siècle souligne de façon évidente
la vulnérabilité des « villes-état » et des emporia maritimes de l’océan Indien
– aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest – et la volatilité des réseaux marchands
transrégionaux. Cependant, l’exemple de Malacca met encore une fois en
évidence les rapports ambigus des gens de négoce et des réseaux mercantiles
avec les pouvoirs politiques. Ces diasporas maritimes ont pu s’acculturer
dans les sociétés locales tout en négociant avec d’autres communautés, et
cela leur a procuré une marge de manœuvre indiscutable dans leurs relations
avec les pouvoirs établis120. Même s’il faut se garder de toute généralisation
et mener l’étude de ces relations au cas par cas, il n’en demeure pas moins
que le poids des colonies et réseaux cosmopolites dans la destinée des villes
portuaires fut significatif, contribuant, à une échelle plus ample, aux
rééquilibrages économiques et politiques de l’océan Indien, à travers
l’émergence de nouveaux pôles urbains et à l’ouverture (ou à la réutilisation)
des routes de commerce maritime notamment.
ses communautés marchandes au tournant du 16e siècle », Marchands et hommes d’affaires, op.
cit., p. 31-48.
120
Un aspect mis en évidence par K. R. Hall, « Ports-of-Trade, Maritime Diasporas and
Networks of Trade and Cultural Integration in the Bay of Bengal Region of the Indian Ocean
c.1300-1500 », Journal of the Economic and Social History of the Orient 53/1-2 (2010), p. 109145 et p.139 en particulier. Se reporter également à l’introduction de Jos J. L. Gomanns dans
Empires and Emporia : the Orient in World Historical Space and Time, Jubilee Issue of the
Journal of the Economic and Social History of the Orient, 53/1-2 (2010), p. 3-18, et à l’article de
Markus Vink, « The afrasian Mediterranean: Port Cities and Urban Networks in the Indian
Ocean World », Journal of the Economic and Social History of Orient 54-3 (2011), p. 405-416.