c
n’est pas un livre d’histoire au sens traditionnel du
terme. Plutôt que le passé, il étudie les représentations,
les images que les hommes se sont faites du passé. il tente
de montrer, à l’aide de quelques morceaux choisis, par quels
moyens certains éléments du passé sont entrés dans la mémoire
des luxembourgeois, ceux-ci n’étant pas pris isolément, mais
dans leurs collectivités, et plus particulièrement la collectivité nationale. le lecteur se verra donc proposer une démarche qui lui semblera à première vue déroutante : non pas une
histoire nationale traditionnelle – la reconstitution des
grands faits nationaux –, mais une histoire de la construction
des représentations luxembourgeoises : symboles, légendes,
mythes, dates et lieux.
cette démarche n’est ni originale ni novatrice ; mais elle
est appliquée pour la première fois au cas du luxembourg.
depuis une trentaine d’années, la mémoire est entrée de plus
en plus dans le champ de recherche historique. A tel point que
des chapitres sur l’histoire de la mémoire apparaissent déjà
dans les manuels scolaires récents1. Au centre du débat se
trouvent en particulier les liens entre la mémoire collective et
la formation d’identités. les travaux du sociologue Maurice Halbwachs ont montré que ce ne sont pas seulement des individus
qui développent une mémoire, mais aussi des communautés,
Halbwachs mettant l’accent sur l’interaction entre mémoires
individuelles et collectives2. celle-ci leur sert – comme aux
individus – à se forger une identité. on sait aujourd’hui que la
quête de l’identité passe nécessairement par un tri qui s’opère
dans la mémoire, une sélection entre l’oubli et le souvenir. ce
tri permet à l’individu comme aux collectivités de se donner une
image cohérente d’eux-mêmes en se démarquant des autres. or,
cette construction d’une mémoire et donc d’une identité n’est
pas statique, mais se situe dans un processus dynamique et
ouvert. l’identité et la mémoire sont en ce sens le résultat d’évolutions permanentes, étroitement liées aux contextes socioculturels et politiques qui les engendrent. il faut par conséquent
e livre
collection privée
MICEHEL MARGUE ET SONJA KMEC
Les «lieux de mémoire»
ou
Donner un sens à l’histoire
Objets anodins pour la construction d‘une image
signifiante. Les images de collection de l‘entreprise
allemande Liebig furent diffusées en masse de 1872
à 1940. Parmi les 1138 séries produites, offertes
en cadeau à l‘achat du «Liebig‘s Fleisch-Extract»,
figure une série de six images représentant l‘histoire
du Luxembourg. Le choix des sujets est révélateur.
introduction
5
les étudier dans l’histoire, en montrant quels sont les contextes
et les mécanismes changeants qui les produisent. c’est ce à
quoi cet ouvrage collectif s’attache : l’histoire de la mémoire et
des identités à travers ces aspects constructifs.
De la mémoire aux «lieux de mémoire»
Plusieurs voies s’offrent à celui qui veut étudier la mémoire.
la mémoire individuelle peut être analysée par des interviews
ou des sondages, c’est-à-dire au niveau de la réception. cette
démarche, qui est celle des sociologues, permet de mettre en
étroite relation la mémoire et l’individu ou le milieu concerné,
mais il lui manque évidemment la profondeur historique puisqu’on ne peut questionner les morts. nous ne l’avons pas exclue,
dans la mesure où nous avons tenu compte des résultats de
deux sondages récents3, mais elle n’est pas au centre de notre
démarche. explorer la mémoire des générations vivantes fera
l’objet d’un projet de recherche ultérieur4.
une autre démarche vise à étudier les formes actuelles et
passées de l’entrée dans la mémoire : l’histoire culturelle de la
mémoire sociale. celle-ci est avant tout pratiquée en Allemagne,
dans les domaines des études littéraires et des sciences culturelles («Kulturwissenschaften»)5. elle consacre une attention
particulière aux médias qui transmettent et ixent la mémoire,
à leur fonction symbolique et à leur structure signiiante.
en France, l’étude des processus mémoriels a pris une
autre voie. Pour donner à cette analyse un élément de départ
concret, un substrat matériel, Pierre nora s’est attaché à étudier
les points de cristallisation de la mémoire collective, c’est-à-dire
des éléments de nature matérielle, symbolique ou fonctionnelle,
dans lesquels une collectivité peut reconnaître son histoire et
son identité. ces éléments, comme par exemple des monuments, des pèlerinages, des manuels d’histoire nationale, ont
été regroupés sous le terme générique de «lieux de mémoire»
(«erinnerungsorte»), notion désormais consacrée par son entrée dans les dictionnaires usuels.
ce qui aux yeux de son «inventeur» Pierre nora6 n’était
à l’origine qu’une métaphore assez loue et donc d’un usage
large, s’est progressivement afiné comme concept au il des
rélexions critiques7. le «lieu de mémoire» n’est pas un «lieu»
au sens géographique du terme. il s’agit d’un élément du passé,
mais d’un élément vivant du passé. il vit ou survit parce qu’il
est entré dans la mémoire collective par le fait qu’il dispose
d’une force symbolique qui permet à cette collectivité de s’y
reconnaître. elément concret ou abstrait, il donne donc à cette
collectivité une force constitutive et une capacité d’intégration qui forment justement les critères pour son accession à
la catégorie des « lieux de mémoire ». dans cet ordre d’idées,
6
introduction
les « lieux de mémoire » au sens large sont par exemple des
emblèmes (le «roude léiw»), des dates phares (963 ou 1839),
des personnalités clés, historiques (la Grande-duchesse charlotte) ou légendaires (Mélusine), des éléments du patrimoine
(des monuments, la langue, le folklore). les lieux de mémoire
sont des éléments que l’on tient en mémoire («an die man sich
erinnert»), même si certains sont aussi des lieux physiques
où l’on commémore («an denen man sich erinnert»), comme
la villa Pauly ou cinqfontaines. ils ont tous en commun une
charge symbolique qui donne à la collectivité un sens et donc
un pouvoir identiicateur. tout élément du souvenir n’est donc
pas forcément un «lieu de mémoire»8; s’il lui manque ce surcroît
symbolique, il ne peut assurer cette capacité de rendre vivant
le passé.
lorsque Pierre nora lança l’étude des lieux de mémoire
français dans ses séminaires parisiens en 1978, la notion fut
conçue dans un contexte hexagonal et ne semblait pas «exportable». Pourtant, sa démarche fut rapidement transposée
à d’autres cas nationaux, comme les Pays-Bas, l’italie, l’espagne, l’Autriche, l’Allemagne, la rdA9, ou régionaux, comme le
Québec, la lorraine ou le Schleswig-Holstein10. Par ailleurs, la
méthode d’analyse peut aussi être appliquée à des collectivités
qui dépassent les frontières nationales : on parlera alors de lieux
de mémoire transfrontaliers (p. ex. pour la «Grande région»
Saar-lor-lux)11, transnationaux (p. ex. dans le cadre de l’europe
centrale12) ou même européens13. la transmission d’un passé
vivant présuppose évidemment des cadres socio-politiques
appropriés, tout comme des médias eficaces. Alors que pour
la France, le cadre national-républicain joue pleinement ce
rôle, on pouvait légitimement se demander si tel était aussi le
cas dans d’autres pays. ce n’est certainement pas un hasard
si la démarche des lieux de mémoire pose plus de problèmes
en Belgique ou a fortiori dans le cadre européen, où les médias
et l’espace public globalement européens ne sont pas très développés à l’heure actuelle.
Pour quelles raisons ce type d’étude rencontre-t-il un tel
succès depuis les années 1980 ? la raison majeure nous semble
résider dans la force de son interrogation, qui est étroitement
liée à des questionnements fondamentaux de notre temps. etudier les lieux de mémoire et plus largement la culture mémorielle
revient à s’interroger sur nos représentations collectives, nos
références identitaires, et donc sur des notions d’ordre politique, culturel, voire éthique comme l’intégration ou l’exclusion,
la solidarité ou le rejet. Autant de notions qui sont à l’ordre
du jour dans les débats actuels : les discussions autour de la
nationalité, de l’immigration ou de l’élargissement européen.
Plus précisément, elles sont en relation avec des questions
très concrètes qui se posent quant aux critères d’accession
à la nationalité luxembourgeoise, au statut de la langue nationale, au contenu des enseignements scolaires et à la place du
luxembourg dans l’union européenne. c’est dans ce sens que
le projet de recherche sur les lieux de mémoire au luxembourg
a été intégré dans le programme «vivre demain au luxembourg»
du Fonds national de la recherche14.
les pages qui suivent ne prétendent pas y apporter des
réponses, mais invitent à réléchir sur la façon dont l’imaginaire
national s’est constitué. Plus que sur un contenu, elles portent
donc sur un processus et ses acteurs, le processus de formation – d’autres diront d’«invention» – identitaire. elles devraient
ainsi relativiser certains points de vue et éviter des braquages
simplistes. il nous importe en particulier de montrer que ce que
l’on appelle un peu trop commodément «l’identité nationale» est
le résultat complexe et progressif d’une construction politique,
sociale et culturelle qui a ses propres mécanismes, ses thèmes
spéciiques et ses prolongements jusqu’à nos jours et qui a ini
par créer sa propre réalité. Mais en même temps, il s’agit de
faire ressortir que cette réalité est soumise à des évolutions
permanentes, à de nouvelles constructions, qu’elles soient minoritaires, régionales ou européennes, voire globales.
racisme et à la guerre, sont aujourd’hui radicalement rejetées
par les études scientiiques émanant de nombreuses disciplines, de la neurologie à l’histoire, en passant par la psychologie,
l’anthropologie sociale et la politologie. l’identité collective est
de nos jours déinie comme une construction culturelle, produit
d’un discours et d’une mise en place d’un système de symboles
et de valeurs. des publications scientiiques, suivies d’expositions et de livres destinés au grand public, tentent de propager
cette vue qui n’a pas encore intégré le sens commun. Ainsi,
pour ne prendre que deux exemples, la récente publication
titrée La construction de la Belgique 16 ou l’exposition intitulée
Die Erfindung der Schweiz 17 parlent déjà par leur titre. Pourtant,
cette vision constructiviste de l’identité collective ne s’est pas
partout imposée. en turquie, l’auteure d’une œuvre de iction a
pu être récemment mise en accusation pour insulte à l’identité
nationale 18. Plus près de nous, de récentes expositions sur l’histoire du tyrol, de la catalogne, de l’Alsace ou de la Belgique ne
thématisent guère ces aspects de construction identitaire.
Identités et identifications
l’identité d’un individu se déinit par rapport à deux paramètres :
l’unicité, ce qui est unique, et l’unité, ce qui est un, c’est-à-dire
dont les éléments sont liés, cohérents. l’identité de l’individu
renvoie donc aussi bien à ce qui le distingue des autres qu’à
ce qui lui est caractéristique. en ce sens, l’identité est une
construction culturelle en même temps qu’un projet biographique : au cours de sa vie, l’individu se donne une identité
par rapport à des références externes qui, inversement, continuent à déterminer son identité. celle-ci doit donc se concevoir
comme un rapport et non pas comme qualiication individuelle.
Alors que l’etat, à partir des temps Modernes, tente peu à peu
d’identiier ses citoyens en leur donnant une identité igée au
moyen de recensements ou de papiers d’identité, l’identité
d’une personne est en réalité tout le contraire de cette image
ixe : elle est luctuante, multiple, soumise à des négociations
permanentes.
S’il en va de même des identités collectives, celles-ci
sont pourtant beaucoup moins aisées à cerner. de la in du
Xviiie au début du XXe siècle, au moment où les etats-nations
se développent, l’identité collective était déterminée au moyen
de critères soi-disant «objectifs» : le territoire, la race, la langue, la religion, la culture, ou alors la communauté d’esprit et
d’histoire15. Ainsi, la nation semblait exister «par essence». ces
vues, qui dans le cas extrême conduisaient à la xénophobie, au
introduction
7
il est vrai que le terme de «construction» peut évoquer des
régimes totalitaires et des processus d’octroi autoritaire. Son
usage doit donc être nuancé. Ainsi, il est avéré que l’identité
nationale n’est pas le miroir précis de la stratégie identitaire
mise en place par un etat au moyen de symboles et de discours.
et ceci pour plusieurs raisons. d’une part, parce que l’etat, du
moins dans son sens démocratique moderne, n’est pas «un»,
tout comme il n’a pas une seule et unique stratégie cohérente et
continue. ensuite, parce que l’action de l’etat est concurrencée
par celle d’autres collectivités qui développent d’autres points
de référence : des groupes socio-professionnels et confessionnels, les partis politiques, les régions, les familles, … Par
ailleurs, parce que l’effet de ces stratégies politiques n’est pas
vraiment connu, d’autant que la réception ne se fait pas au niveau de la collectivité, mais d’abord sur le plan de la mémoire
individuelle. or, cette dernière n’est pas nécessairement en
phase avec le discours oficiel sur le passé. enin, parce que, en
soulignant trop l’aspect «construit», «inventé» ou «fabriqué» de
8
introduction
l’identité, on peut être amené à nier de façon ironique la réalité
telle qu’elle est perçue par les membres des collectivités, «leur»
réalité. en effet, le processus de formation identitaire engendre
sa propre réalité, qui est logiquement perçue comme naturelle.
Ainsi, dire à un luxembourgeois que l’identité luxembourgeoise
n’existe pas, qu’elle n’est rien d’autre qu’une construction assez
récente, risque de produire un choc des termes 19, puisque notre
interlocuteur luxembourgeois s’est probablement identiié à
cette construction.
Ain d’échapper à cette posture dénonciatrice 20 sans
retomber dans le piège essentialiste, plusieurs précautions
semblent de mise. en premier lieu, pour ne pas trop iger la notion d’identité, nous avons systématiquement employé le terme
au pluriel. Plutôt que de parler de «l’identité luxembourgeoise»,
nous dirons «les identités au luxembourg», indiquant par là
que la nation n’est pas le seul cadre de référence. d’autres
appartenances de groupe s’y ajoutent et s’y superposent. les
mémoires minoritaires, comme par exemple celle des communautés d’immigrés, de la communauté juive, de groupes socioprofessionnels, sont moins manifestes, car moins médiatisées,
et donc plus dificiles à étudier. elles ont par ailleurs tendance
à se diluer dans la mémoire dominante, nationale.
en second lieu, il nous a paru nécessaire d’attacher plus
d’importance aux processus d’«identiication», plutôt qu’au point
d’aboutissement de ce processus, les hypothétiques identités.
les mécanismes d’identiication « intérieure », mis en place par
l’etat, n’ont guère été abordés dans ce volume. notre collègue
denis Scuto les étudie dans ses recherches sur la politique de
la nationalité21. l’identiication de la collectivité par rapport à
l’«autre», apparaît par contre dans bon nombre d’études de cas,
notamment dans les récits évoquant des moments de crise où
l’etat national est menacé par des visées expansionnistes de
la part de ses voisins.
en troisième lieu et dans le même ordre d’idées, il
semble important de mettre l’accent sur l’étude des milieux de
mémoire, tant au niveau de la production que sur le plan de la
réception, du message reçu. ce livre s’attache plutôt à montrer
le premier aspect cité, celui de la production, qui vient souvent
«d’en haut», des élites politiques et sociales qui imposent leur
vision – ici celle de la nation – à un ensemble plus large. l’étude
des commémorations, des expositions, des discours et initiatives politiques, des manuels scolaires, obéit par exemple à cette
logique. il est moins aisé de partir «d’en bas», des pratiques de
ceux qui peuvent s’approprier les symboles mis en place par les
élites, mais qui peuvent tout aussi bien les refuser. la littérature
populaire, les légendes, les chansons, les arts plastiques et plus
récemment les forums internet, peuvent signiier la participation
des individus à la chose collective. certains de ces aspects ont
été intégrés dans nos analyses, d’autres seront étudiés dans un
projet de recherche ultérieur22. dans ce domaine d’étude qui porte
sur l’appartenance de l’individu au groupe ou plus largement des
phénomènes de la socialisation, les recherches font toutefois
cruellement défaut. Ainsi, il faut bien avouer que si l’histoire
socio-politique des élites progresse23, l’histoire sociale ou plus
précisément celle des processus de socialisation des couches
inférieures au luxembourg reste encore largement à écrire.
Histoire et mémoire
Pour bien saisir le rôle de l’historien face à la mémoire, il importe
de résumer en schématisant les différences entre mémoire et
histoire, mais aussi les points de convergence24.
contrairement à ce qu’on écrit souvent, l’histoire – dans le
sens de «étude scientiique du passé» et non de «passé vécu»
– n’est pas mémoire25. Histoire et mémoire n’en sont pas pour
autant sans liens entre eux. la mémoire comme l’histoire se
nourrissent du passé, portent sur le temps écoulé, d’où la
confusion souvent opérée entre les deux. la mémoire comme
l’histoire servent à l’orientation dans le présent et le futur ; la mémoire avant tout, mais aussi l’histoire, sont deux formes d’usage
du passé qui risquent d’être instrumentalisées pour atteindre
des objectifs présents ou futurs. l’histoire et la mémoire sont
parfois complémentaires. Ainsi l’histoire peut être le partenaire
privilégié de la mémoire dans la quête identitaire. elle a souvent
réussi à «sauver de l’oubli» les mémoires minoritaires exclues
des grands récits nationaux. il en est ainsi au luxembourg de la
mémoire des anti-fascistes italiens, révélée par denis Scuto26,
ou de celle des combattants dans la guerre civile espagnole,
traitée ici par Henri Wehenkel.
l’histoire – toujours compris comme «étude du passé»
– et la mémoire se distinguent cependant par leur processus
de fonctionnement et leur objectif ultime. la mémoire, c’est
la présence du passé, c’est-à-dire la capacité psychique et
intellectuelle grâce à laquelle l’homme peut actualiser le passé,
tant au niveau individuel qu’au niveau collectif. Plus encore
qu’un contenu, la mémoire est un cadre, englobant le souvenir
mais aussi l’oubli, prélude possible à la remémorisation, voire
à la commémoration. l’histoire par contre est reconstruction
du passé ou mieux, tentative de représentation raisonnée du
passé, à partir d’un travail critique sur les sources, c’est-à-dire
les traces que le passé nous a transmises. ce travail de représentation devrait toujours inclure obligatoirement une analyse
des méthodes et procédés utilisés, un regard historiographique, ainsi que, au-delà des résultats de la recherche, un état
des débats, des incertitudes et des questions demeurées sans
réponse.
la mémoire est subjective, toujours sélective, souvent
intéressée, elle vit par ce qui en est fait. elle tente de rendre
présent le passé et vise la construction identitaire. de par sa
fonction, la mémoire n’a aucun lien avec le passé mais sert
à s’orienter dans le présent pour mieux agir dans le futur. la
mémoire autobiographique distingue l’homme des animaux en
ce sens que l’homme a une conscience de sa mémoire. c’est
ce qui permet à l’homme de l’activer pour s’orienter, pour faire
des choix d’opportunités, pour vaincre des situations problématiques, bref pour pouvoir agir, dans le temps et l’espace. c’est
son usage qui guide la mémoire. en ce sens, la mémoire est
toujours liée à celui qui l’active et elle est toujours dotée d’une
connotation de valeur, positive ou négative27.
l’histoire quant à elle s’est dotée d’une méthode et d’un
terrain de débats qui, à défaut de rendre le travail des historiens
objectif, permettent de lui accorder une recherche certaine de
l’impartialité. comme le souligne Paul veyne, la différence entre
mémoire et histoire est capitale; elle réside dans la mise à distance, l’objectivation. Le temps de la mémoire, celui du souvenir
ne peut jamais être entièrement objectivé, mis à distance, et
c’est ce qui fait sa force: il revit avec une charge affective inévitable 28. l’ancien résistant qui visite le camp de concentration
dans lequel il fut interné a une mémoire des lieux du supplice,
des visages et corps décharnés, de l’odeur de la maladie et de
la mort, bref du vécu. il est submergé par le souvenir autant que
par l’émotion. Son récit sera un récit de mémoire, empreint des
émotions que l’on vient de relever. il est marqué par le souvenir
exalté autant que par l’oubli, le souvenir refoulé. Si elle lit un
manuel d’histoire sur le même sujet, cette même victime de la
terreur nazie saisit l’évolution des mouvements de résistance
qui d’une réaction spontanée passent vers une structure organisée ; elle suit l’analyse des enjeux idéologiques et politiques,
des mécanismes de l’oppression nazie. dans ce cas, il ne s’agit
plus pour elle de revivre, mais d’analyser, de comprendre. Ainsi
s’opère le passage de la mémoire à l’histoire.
les deux démarches relèvent cependant de registres différents, ce dont il faut être conscient. raconter ses souvenirs,
ce n’est pas encore faire de l’histoire, parce que le souvenir – et
l’oubli – s’accommode mal de la construction méthodique d’un
objet scientiique. la mémoire peut être intéressée ou revendicative. tel peut être le cas lorsque certains tenants de la mémoire
s’installent dans le statut de la victime pour s’arroger le droit de se
plaindre, de protester et de réclamer 29. c’est ce que tzvetan todorov appelle «la mémoire sacralisée»30. elle peut aussi exclure,
au nom de la mémoire collective et de l’héroïsation, et entraîner
ainsi certaines dérives. les tenants de la mémoire peuvent être
amenés à fustiger le travail de l’historien, se refusant à accepter
que ce dernier fait un travail critique sur la mémoire au lieu de
introduction
9
la transmettre sans discernement. le travail «démythiiant» de
l’historien est en ce sens souvent mal compris.
Face à la mémoire, l’historien peut adopter la position
de l’analyse. l’étude des «lieux de mémoire», est un moyen
de jeter un regard critique sur la formation des mémoires et
leurs modes de fonctionnement dans le temps. Mais poser la
mémoire en simple objet de l’histoire ne tient pas compte des
relations complexes entre les deux démarches. de fait, si on
porte l’analyse sur le plan général des rapports au passé, il n’y
a ni hiérarchie ni concurrence entre histoire et mémoire, mais
un rapport étroit entre les deux. il faut se placer, pour saisir ce
rapport, non pas au niveau de l’historien professionnel, mais
au niveau de l’usage social de l’histoire, de la formation de la
conscience historique («Geschichtsbewusstsein»). les résultats de la recherche scientiique ne sont en effet, pour le large
public, qu’une source de leur culture historique. la mémoire en
est une autre, qui pèse de tout son poids émotionnel et personnel. les études d’Harald Welzer sur la mémoire que les jeunes
Allemands ont de l’époque nazie et plus particulièrement de
l’implication de leurs grands-parents dans les crimes nazis
montrent que la mémoire familiale peut largement diverger des
résultats de la recherche historique : Opa war kein Nazi 31. le
public capte les travaux des historiens par ou dans sa mémoire32
et autres formes de représentations du passé. inversement, la
mémoire se sert souvent de l’histoire pour étayer ses revendications, notamment sur le plan identitaire. de ce fait, histoire
académique et mémoires sociales se concurrencent sur le
terrain mais agissent aussi ensemble. dès lors la question ne
se limite pas à celle de l’opposition entre mémoire et histoire.
elle pose la problématique beaucoup plus vaste de l’usage
social qui est fait du passé, qui est un élément essentiel de la
construction identitaire.
L’étude des lieux de mémoire luxembourgeois
le présent ouvrage est donc le premier résultat d’un projet
soumis par l’université du luxembourg au Fonds national de la
recherche qui démarra en mai 2004 sous le titre de «Histoire,
mémoire et identités. etude du rôle des lieux de mémoire dans
la constitution des identités collectives luxembourgeoises»33.
en dehors de publications purement scientiiques, le projet a
mis l’accent sur une plus grande diffusion et valorisation de ses
résultats, notamment par la participation à la conception et la
programmation du Musée «dräi eechelen», mais aussi par une
publication destinée à un cercle de lecteurs s’étendant au-delà
des milieux purement scientiiques.
inspiré de la démarche de Pierre nora, le projet de recherche a voulu préciser le concept des «lieux de mémoire» et
10
introduction
progresser d’après une grille d’analyse qui lui est propre. deux
critères furent reconnus comme essentiels pour déterminer
l’accès au rang de «lieu de mémoire».
un premier critère, qui paraît évident, est celui de la charge symbolique du «lieu», qui permet à une communauté de s’y
reconnaître et donc, de créer chez ses membres un sentiment
identitaire. en dehors de leur fonction intégratrice, les «lieux»
ont aussi été choisis pour leur capacité de faire vivre le passé,
et donc en fonction du caractère actif de la mémoire qui les
véhicule. Se pose alors le problème du point de référence : ne
faut-il considérer que des «lieux» dont la mémoire est encore
actuellement active, ou englobera-t-on également des mémoires jadis fortement actives mais éteintes aujourd’hui ? Sur ce
point, moins évident, le projet luxembourgeois diverge peutêtre de certains autres : étant donné qu’il manque une étude
sur la réception des lieux de mémoire, il a été décidé d’étudier
également des lieux de mémoire en perte de vitesse, mais qui,
à l’époque de la formation de l’etat-nation, au XiXe et au début
du XXe siècle, ont joué un rôle important.
les notions de «symbole», de «transmission» et
d’«intégration» déinissent donc le caractère spéciique des
«lieux» à étudier, ainsi que la démarche à adopter. celle-ci devait
se situer à quatre niveaux :
• l’histoire du «lieu »,
• sa portée symbolique,
• les «vecteurs» ou «médias», c’est-à-dire les formes de
transmission de cette signiication spéciique,
• et enin, ses initiateurs.
Pour éviter les critiques souvent adressées à l’égard des
lieux de mémoire français, reprochant à Pierre nora d’avoir, au
moyen de l’histoire de la mémoire, réécrit le discours historique
national dominant, quatre préoccupations majeures ont guidé
le montage du projet :
• d’abord, l’accent a été mis sur les vecteurs de la mémoire, pour montrer l’aspect «construit» de celle-ci,
sous l’inluence des hommes et du temps.
• la deuxième préoccupation vise elle aussi à mieux
combattre l’image d’une identité igée, donnée par
essence, en montrant l’évolution des lieux de mémoire dans le temps. A cette symbolique luctuante
correspondent des identités diverses et multiples, elles aussi changeantes dans le temps. l’étude de ces
changements, voire de ces ruptures, permet de saisir
des réorientations mémorielles qui peuvent dépasser le
cadre de la collectivité concernée et sont révélatrices
d’évolutions socio-culturelles majeures.
• un troisième aspect de notre recherche est censé
mieux illustrer le fait que la mémoire, tout comme le
passé qu’elle ravive, est objet de négociations constantes, pour ne pas dire de luttes d’inluence. Pour
dépasser les débats pesants opposant «devoir de mémoire» et «abus de mémoire», sans toutefois les nier,
il a paru important de décliner les lieux de mémoire
sur deux modes, deux couples d’éléments antagonistes: «majorité-minorité» d’une part, «mémoire-oubli»
d’autre part.
le premier couple vise des collectivités minoritaires.
Face à la mémoire dominante, leurs « lieux » sont souvent voués à l’étouffement ou alors s’intègrent dans la
première. il en est ainsi des mémoires des travailleurs
immigrés qui, dans un pays à très forte immigration
comme le luxembourg, provoquent des changements
substantiels dans l’espace et le contenu mémoriels.
les mémoires minoritaires posent par ailleurs la question de l’oubli, saisi ici comme la non-mémoire, «das
nicht-erinnern». Benoît Majerus a souligné que dans le
contexte des lieux de mémoire, l’oubli peut intervenir à
trois niveaux34 :
– par sélection à l’intérieur de l’ensemble des «lieux»
qui ont un potentiel mémoriel de base, donc par concurrence entre lieux de mémoire,
– par sélection à l’intérieur d’un lieu de mémoire qui peut
être décliné sur plusieurs modes, d’après plusieurs
symboliques dont certaines sont rejetées,
– par sélection dans le temps, c’est-à-dire par le dépérissement du lieu de mémoire pour des raisons diverses :
l’inadéquation de sa charge symbolique au contexte
historique, la disparition du poids politique ou social
de ses initiateurs, la perte d’eficacité des vecteurs
employés.
l’étude des lieux de mémoire n’a pas pour but de canoniser
certaines igures historiques ou d’encenser tel ou tel événement,
mais d’expliquer les processus de «canonisation» à l’œuvre aux
XiXe et XXe siècles. le but est d’ouvrir le «grand récit» national
ain de montrer qu’il y a toujours eu des alternatives, des convergences, mais aussi des divergences d’opinion35. l’évolution des
symboliques des lieux de mémoire est en effet rarement linéaire :
les interprétations qui en sont faites peuvent co-exister, se concurrencer, voire se contredire. elles peuvent se chevaucher et se
renforcer les unes les autres. il importe d’historiciser leur contenu et de montrer que leur signiication n’est pas intrinsèque, mais
inluencée par l’évolution des mentalités, des structures politiques et économiques, par l’expérience de guerre, d’occupation,
entre autres. le caractère changeant voire chancelant d’un lieu
de mémoire est d’autant plus important que son interprétation
divise, comme le montrent bien les exemples de la «Gëlle Fra»
et du «Klëppelkrich». Ainsi, même des lieux de mémoire a priori
consensuels comme le manuel «Brunnen» ou la villa louvigny,
surnommée «cathédrale de la radio», ont souvent changé de
contenu et ont inalement été délaissés.
Ce n’est pas qu’il faille découvrir les choses sous les discours, mais tout au plus des discours sous les choses, comme
le dit umberto eco dans La Guerre du Faux 36. en partant de
«choses», telles que le produit du terroir qu’est le vin, on arrive à
montrer l’investissement pratique et symbolique de l’etat – sous
la forme d’institutions et de législation, de visites oficielles,
de programmes scolaires, de choix iconographiques sur les
timbres-poste, entre autres – et de personnes physiques. ces
dernières se regroupent de diverses manières – de la plus solennelle, la confrérie et son musée, véritable œuvre de mémorisation didactique, en passant par le recrutement annuel d’une
jeune ambassadrice des vins, jusqu’aux fêtes villageoises et
ce qu’elles recèlent en répertoire de chansons populaires du
passé. comme rachel reckinger le montre bien, le vin est utilisé
introduction
11
net léien»), des coutumes comme la fête du genêt ainsi que
la conscience d’une histoire partagée (la guerre des gourdins
de 1798, la grève générale de 1942) produisent un sentiment
de solidarité37.
Quelques réflexions sur la production de mémoire
au Luxembourg
Sans vouloir anticiper sur les recherches en cours, on peut, à la
lumière des premières analyses, dégager quelques tendances
de l’étude des lieux de mémoire luxembourgeois, en mettant
ces résultats en relation avec les études des lieux de mémoire
dans d’autres pays.
continuités et constantes
comme un instrument de légitimation nationale et, surtout, d’inscription géographique voire identitaire dans une «terre natale»
inaliénable. d’où l’investissement étatique dans la viticulture en
tant que technique agricole particulière, mais aussi en tant que
symbole politiquement exploitable – alors que les expressions
culturelles populaires que la viticulture a favorisées sont vécues
sur un mode affectif, quotidien et nettement moins sublimé par
les résidents locaux impliqués.
le lieu de mémoire «Wäin» peut être comparé – et clairement dissocié – du lieu de mémoire «Béier» qui est codiié de
manière très différente. de même, les paysages de la Moselle,
de l’oesling et de la région de la Minette, analysés par Myriam
Sunnen, sont étudiés ici comme des «constructions» narratives
et picturales. l’identité locale, tout comme l’identité nationale,
apparaît comme iction sociale qui repose sur le sentiment
d’appartenance entretenu par un endogroupe («we-group»)
partageant une même «culture». il en est ainsi pour l’oesling,
où un dialecte spéciique, un système normatif («Mir kënne
12
introduction
en France, Pierre nora partait en 1984 d’un constat qui situait
déjà a priori son projet dans l’histoire de la mémoire : La disparition rapide de notre mémoire nationale m’avait semblé appeler
un inventaire des lieux où elle s’est sélectivement incarnée – un
chant du cygne de la mémoire, en quelque sorte. dans la suite
il est revenu largement sur cette assertion. Au luxembourg,
les recherches montrent que les structures mémorielles traditionnelles sont encore bien présentes, si ce n’est intactes,
comme on l’a d’ailleurs aussi fait remarquer pour d’autres pays.
l’etat dans sa continuité d’un gouvernement chrétien-social,
l’eglise catholique très présente notamment dans les médias,
un système scolaire qui tarde à se rénover, de puissantes associations à vocation commémorative, une historiographie encore
largement marquée par un récit dominant ne permettent guère
d’envisager un déclin de la construction mémorielle mise en
place dans les années d’avant et d’après la Seconde Guerre
mondiale. on constate donc une certaine continuité au niveau
des lieux de mémoire et de leurs vecteurs.
Pour ne prendre qu’un exemple parmi les plus parlants,
citons l’historiographie, et plus précisément le poids de l’historiographie et de l’histoire dans la formation du sentiment national. lors des grandes commémorations nationales de 1939 et
1989, auxquelles on peut ajouter celle de 1963, les historiens ont
joué un rôle déterminant, tant en aval qu’en amont. Par ailleurs,
notre historiographie est marquée par une étonnante continuité.
Avec toutes les nuances qui s’imposent, on peut constater que
seuls deux grands récits marquent le dernier siècle, le premier
de 1900 à 197038, le second à partir des années 1980 jusqu’à
nos jours39. dans ces conditions, on ne sera pas étonné de la
puissance du vecteur historiographique, qui, comme en France
et à l’inverse des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne, pèse ici
de tout son poids.
entre politique et histoire, la Maison grand-ducale fait
le lien. l’élément dynastique ou monarchique, en positif ou en
négatif, forme un point de référence majeur autour duquel se
déinit la mémoire nationale, comparable à l’idée républicaine
en France. elle constitue le il rouge à travers les représentations du passé national et apparaît comme un élément ixe
permettant de faire le lien entre l’«âge d’or» médiéval et l’époque
de la «renaissance» de l’etat. la dynastie, comme vecteur et
producteur de mémoire, mais aussi comme lieu de mémoire
même, maintient ce rôle jusqu’à la période d’après-guerre avec
des prolongements jusqu’à nos jours, bien illustrés par les remous récents autour de son image et de son rôle fédérateur.
la «question grand-ducale», très vive en 1919, réapparue après
la Seconde Guerre mondiale, reste latente sans être vraiment
pressante ; peut-on oser, en ce sens, la comparaison avec
d’autres monarchies contemporaines ?
la conjonction entre etat, eglise et dynastie permet de
conclure à une mémoire nationale forte, à l’instar de ce qui a
été avancé pour la France, l’Allemagne et l’italie. les mémoires
minoritaires, à l’image de celles de groupes socio-professionnels
comme les ouvriers sidérurgiques ou des travailleurs immigrés,
ont été en partie absorbées, de telle manière qu’il n’est plus
guère facile d’en retrouver les traces. les fractures que les lieux
de mémoire de Pierre nora ne font pas assez apparaître pour la
France sont au luxembourg en partie gommées par la conjonction d’intérêts que l’on vient de citer, mais aussi par l’instrument
consensuel du «modèle luxembourgeois», la «tripartite» etatpatronat-syndicats, qui est lui aussi avancé au rang de lieu de
mémoire puisque transposé dans des domaines aussi éloignés
que le sport. Gommées, voire carrément refoulées : il faudra,
en complément de ce premier volume, étudier des mémoires
rejetées, comme celle des grèves ouvrières de 1917 et 1921 dans
le sud du pays. Seul exemple de ce type de mémoire minoritaire
refoulée à être traité dans notre publication : celui des volontaires anti-fascistes combattant lors de la guerre civile en espagne.
Mais il s’agit là d’un cas spéciique, d’une mémoire réhabilitée,
un phénomène que l’on peut aussi observer récemment dans la
mémoire des ouvriers des mines et de la sidérurgie.
evolutions et ruptures
Au-delà des «constantes» qui viennent d’être évoquées, on
peut néanmoins essayer de cerner l’évolution de la politique
mémorielle, ou mieux le lien entre l’évolution des mémoires et
celle du contexte politique et socio-économique des milieux de
mémoire. en France, l’histoire des lieux de mémoire a souligné
les poussées mémorielles de 1830 – 1880 – 1980, auxquelles
François Hartog proposait d’ajouter celle de 191440. Au luxembourg, des densités mémorielles peuvent être situées
– dans les années 1845 à 1860 environ,
– de la in du XiXe au début du XXe siècle,
– dans les années 1930,
– dans les années 1980.
il semble bien que la majorité de ces «poussées», dont la
chronologie devrait être afinée, puissent être mises en relation avec des facteurs extérieurs contraignants, qui mettent en
péril l’existence de l’etat-nation, comme les visées françaises,
prussiennes et allemandes, ou alors comme la menace de la
dilution dans un vaste ensemble européen.
le luxembourg est loin d’offrir un paysage mémoriel stagnant. l’analyse des lieux de mémoire montre au contraire les
tensions sous-jacentes et l’évolution constante des discours
identitaires. Pour préciser l’ampleur du changement, il faudrait
davantage se détacher de l’analyse de la production de mémoire
collective, et aborder le domaine de la réception, tant au niveau
collectif qu’individuel. ici, tout reste à faire, et nous espérons
qu’un futur projet de recherche pourra combler ces lacunes.
Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple récent, des ruptures ou du moins des adaptations fondamentales s’annoncent
ces dernières décennies sous l’inluence de deux évolutions
d’ordre politique et socio-économique majeures qui affectent
les cadres sociaux de la mémoire, mais qui sont encore très
peu étudiées pour leurs implications concrètes : l’europe et
l’immigration. Alors que le modèle français, on l’a vu, s’articule autour des grandes dates de l’histoire républicaine, les
chercheurs allemands notent les ruptures de l’époque nazie,
de la chute du mur de Berlin et de l’européanisation. il semble
qu’au luxembourg, la Seconde Guerre mondiale représente, sur
le plan de l’histoire de la mémoire, un catalyseur plus qu’une
rupture. restent l’européanisation et l’immigration.
Quant à l’européanisation, il est frappant de constater
comment un nombre assez important de lieux de mémoire à
caractère européen ont été intégrés dans la mémoire nationale.
robert Schuman est un lieu de mémoire luxembourgeois, le
serait-il aussi pour la France ? le camp de concentration de
Hinzert, lieu de mémoire luxembourgeois après la guerre, a
évolué ces dernières années vers un lieu de mémoire partagé,
englobant la mémoire des descendants des victimes et des
coupables et se donnant ainsi un caractère européen. voilà un
bel exemple d’instrumentalisation de la mémoire. Par ailleurs,
l’européanisation ou la globalisation ne provoquent pas seulement des glissements de mémoire, mais aussi des raidissements : d’où, pour l’anecdote, la curieuse proposition récente
d’un retour aux symboles anciens et dynastiques du duché
de luxembourg, initiative politique, ou, plus sérieusement, la
montée en force de la langue luxembourgeoise comme vecteur
identitaire principal, peut-être au détriment de l’histoire.
introduction
13
rielles, en attendant un second volume. reste un constat d’ensemble auquel on ne pourra se soustraire : aucun individu ne
vit que dans l’instant présent. c’est dans la mémoire que nous
reconnaissons qui nous sommes et en quoi nous différons des
autres43. Mais la mémoire, contrairement à ce qu’admet le sens
commun, n’est pas seulement un retour vers le passé. c’est un
retour sélectif et surtout fonctionnel, qui permet à l’individu et à
la collectivité de se positionner dans le temps, selon ses besoins
présents, mais aussi pour s’orienter dans le futur. la capacité
de mémoire est un acte de survie, elle donne un sens à la vie.
et d’en faire l’étude donne un de ses sens à l’histoire.
Remerciements
Après l’europe, l’immigration, ou les migrations. le projet
de rainer Hudemann sur les mémoires transfrontalières en région Saar-lor-lux41, la vaste recherche entamée à vienne sur les
lieux de mémoire transnationaux en europe centrale42 montrent
bien l’intérêt de l’étude des mémoires transnationales pour relativiser l’apparent monopole des lieux de mémoire nationaux.
là encore, le luxembourg, pays à très forte immigration, est un
cas intéressant pour suivre le glissement et l’ambivalence des
mémoires en continuelle adaptation.
l’histoire des mémoires au luxembourg est loin d’être
écrite. ce livre ne présente que quelques morceaux choisis,
répondant à des critères certains, mais sélectionnés aussi en
fonction des disponibilités de recherche, donc nécessairement
de façon arbitraire. il ne prétend nullement à l’exhaustivité,
mais insiste bien au contraire sur la diversité et la nécessité
de compléments d’étude. Au lecteur de se faire une première
image de l’évolution de l’histoire des représentations mémo-
14
introduction
ce livre n’aurait pu paraître sans la collaboration spontanée d’un
grand nombre d’auteurs, tous spécialistes dans leur domaine.
nous les remercions vivement d’avoir essayé, dans un réel effort
de convergence, de se plier aux exigences d’une démarche
impliquant l’utilisation de concepts encore peu courants. leur
coopération a permis d’écrire un livre qui comme tout recueil
collectif peut certes paraître inégal par moments, mais n’est-ce
pas là le propre de la métaphore des «lieux de mémoire» ?
l’iconographie abondante dans cette publication dépasse
largement le cadre de la simple illustration. elle sert à montrer les médias de la mémoire, thème central de notre étude.
Sans l’aide très précieuse de Pia oppel et Hannes HansenMagnusson (université de Freiburg), en stage à l’université du
luxembourg, de Martin uhrmacher, collaborateur scientiique
(université du luxembourg), pour le travail de recherche iconographique, et de christiane Huberty, assistante-doctorante
(université du luxembourg), pour la relecture des textes, cette
publication n’aurait pas pu aboutir. notre collègue Michel Pauly,
professeur à l’université de luxembourg, a aimablement accepté de jeter un regard critique sur l’introduction. nous leur
devons nos remerciements les plus chaleureux et les plus
amicaux.
notre gratitude va également aux collectionneurs privés
qui nous ont prêté leurs documents, Anita et norbert Wallersdostert et Aloyse david, ainsi qu’aux nombreuses institutions
qui nous ont accordé images et droits de reproduction, souvent
en tenant compte d’un budget nécessairement limité.
A côté du Fonds national de la recherche et de l’université du luxembourg, les editions Saint-Paul ont eficacement
soutenu notre projet de publication. Qu’ils en soient tous sincèrement remerciés.
Pour le projet de recherche,
Michel Margue et Sonja Kmec
(université du luxembourg)