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Revivre l’Histoire : l’archéologie expérimentale, la reconstitution et l’évocation historiques

Auteurs : REICH Guillaume (doctorant Université de Strasbourg et Université de Neuchâtel, président d’un groupe de reconstitution, guide-animateur), LINDER Damien (étudiant Master Université de Neuchâtel, ex-reconstituteur) TITRE : Revivre l’Histoire : l’archéologie expérimentale, la reconstitution et l’évocation historiques. « Un phénomène historique existe sur deux plans. Le premier est celui des réalités. L'autre celui des représentations ou l'imaginaire. » - Jacques Le Goff Revivre l’histoire est un fantasme légitime. Plusieurs moyens permettent d’y parvenir. Leurs objectifs, leurs méthodes et leurs résultats diffèrent. L’archéologie expérimentale, la reconstitution et l’évocation historiques, si elles divergent quant à leurs fondamentaux, ont pourtant un but commun : illustrer le passé de manière plus ou moins fiable et plus ou moins complète. A travers ces quelques réflexions, ce qui les caractérise, les rapproche et les différencie sera mis en exergue. Toutes les trois concourent à ressusciter le passé à leur façon ; leur synthèse alimente la conception de la vie de nos ancêtres. Archéologie expérimentale : L'archéologie expérimentale est une méthode scientifique consistant à essayer de reproduire des gestes sur la base des artefacts archéologiques (par exemple la taille de silex). Cette démarche, née à la fin du XIXe siècle, est motivée par la formulation de problématiques de recherche cernant le sujet et les enjeux de l’expérimentation. Elle s’est développée par le biais de champs d’activités connexes, comme la tracéologie ou encore l’ethnoarchéologie, en ce qu’elle apporte des connaissances techniques fondamentales pour appréhender le passé. Rigoureuse (emploi de mesures et d’enregistrements multiples, reproductibilité des expériences…), elle se différencie des tests empiriques. Elle s’intéresse aux procédés technologiques (création, destruction d’un objet), avec une attention constante portée sur la chaîne opératoire (processus d’obtention, techniques, gestuelle), ses moyens (matériaux, outils) et sur le produit fini (apparence, structure intrinsèque). Elle se doit par ailleurs de donner lieu à une publication, de manière à diffuser les résultats des expériences (COLES 1979 ; KELTERBORN 1994). Peu spectaculaires – à de rares exceptions près – ces expérimentations sont souvent le fruit d’un long travail. Généralement, il est impossible (concentration des chercheurs et intérêt pour le public) de présenter directement ces recherches à un public généraliste, même si la dimension pédagogique lui est intrinsèque (voir le Sagnlandet Lejre ou feu l’Archéodrome de Beaune). L’archéologie expérimentale s’intéresse avant tout à l’aspect matériel d’une culture du passé, sans forcément se pencher sur les aspects sociaux de cette culture. Si son exactitude est intéressante, elle se heurte à une limite de poids : elle se cantonne à la production froide d’artéfacts archéologiques, excluant de fait le patrimoine immatériel, certes fortement lacunaire et pour partie perdu. Reconstitution historique et évocation : 1 La reconstitution historique, quant à elle, particulièrement développée dans les pays anglo-saxons, est une démarche souhaitant faire revivre des faits et des gestes sur la base de sources historiques et archéologiques. Pour les périodes les plus récentes, il est possible d’approcher très fidèlement les réalités d’antan sous toutes leurs facettes, qu’il s’agisse des aspects matériels ou humains, bien que notre mode de pensée actuel diffère de celui des Anciens. Pour les temps les plus anciens, en revanche, cette reconstitution quitte le sentier de la fiabilité historique pour emprunter celui de l’imagination. Généralement, le but est de reproduire un évènement ou la vie quotidienne d’une époque donnée. Ce besoin de « rejouer » (« reacting », c’est-à-dire réagir au passé en le rejouant) le passé, soit fidèlement, soit de manière biaisée, est attesté au moins depuis l’Antiquité. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler la pléthore d’exemples qui nous sont parvenus, depuis les pièces de théâtre grecques reprenant les récits légendaires homériques jusqu’aux reconstitutions de batailles dans les amphithéâtres romains ou les péplums du XXe siècle, en passant par les tournois médiévaux revivant les batailles antiques, le goût romantique pour le Moyen Âge ou les fêtes populaires évoquant les Lacustres. Pour la reconstitution historique, c’est l’image globale qui prime. Un objet présentant un aspect ancien (par exemple un couteau ou une écuelle en bois), réalisé avec des moyens modernes sera tout à fait accepté. Les buts ne sont pas les mêmes que pour l’archéologie expérimentale. Là où un expérimentateur agit souvent à titre professionnel, le « reconstituteur » s’adonne le plus souvent à un loisir dont il escompte tirer du plaisir. Il s’intéresse aux aspects sociaux : langues, rapports entre individus, problèmes concrets de la vie quotidienne, etc. Pour s’épanouir, la reconstitution historique a besoin de composer – ou de s’appuyer sur – un cadre. La dimension spectaculaire est une notion fortement présente (démonstrations artisanales, simulacres de combats, danses et musiques, etc.) et il y a malheureusement une forte propension des « reconstituteurs » à faire revivre seulement les couches aisées, celles qui ont laissé des traces archéologiques – au point de fausser la réalité. Les motivations des « reconstituteurs » diffèrent et sont particulièrement bien exprimées par le vocabulaire anglo-saxon (« farbs » ou « polyester soldiers », « mainstream reenactors », « progressives » ou « hard-core authentics »… pour rester dans un vocable châtié). Ce milieu réunit des gens de tous horizons et on y rencontre aussi bien des archéologues ou des historiens tentant de stimuler leur imaginaire que de parfaits novices découvrant la chose historique : enfants, étudiants, actifs, retraités ; des manuels, des intellectuels ou parfois les deux ; des passionnés comme des gens souhaitant simplement une vie associative. Tous, aficionados ou non, s’unissent pour tenter de revivre le passé, avec les avantages et les inconvénients sous-jacents. En terme d’impact, une reconstitution de qualité présentée publiquement, avec pédagogie, est bien supérieure à un excellent documentaire télévisuel ou un article de journal. Notre mémoire fixe davantage le réel que le virtuel. Dans une culture de l’image, la reconstitution est un médiateur de choix, un atout fort pour la transmission du patrimoine (voir le succès des fêtes et autres rassemblements) et la vulgarisation des connaissances archéologiques. Le tout se déroulant dans un contexte où le visiteur était pourtant venu pour s’amuser ! L’instruction est livrée avec un principe pédagogique fréquemment employé à notre époque : le ludisme. De plus, de par l’interaction directe qui se crée avec le public (les questions-réponses, les remarques, les démonstrations, la transmission des gestes, l’humour, etc.), la reconstitution pallie aisément les défauts de l’imagerie véhiculée par le cinéma hollywoodien. Elle se diffuse aussi bien sur un terrain concret (musées, archéosites, rassemblements historiques, fêtes locales, etc.) que sur internet (photographies et vidéos). En sus, la réalité du quotidien dans une reconstitution peut parfois amener d’intéressantes pistes de réflexions pour le chercheur, l’aider à recentrer son propos. Par exemple, l’archéologue classe ses céramiques, 2 l’expérimentateur s’intéresse au mode de fabrication des pots et le « reconstituteur » s’interroge sur la recette de son repas. L’évocation reste proche de la reconstitution, mais c’est plutôt la pertinence du travail qui va la classer dans cette catégorie. Nous trouvons deux types d’évocations. La première est celle qui s’intéresse à une période faisant défaut pour une reconstitution fidèle minimale (importants manques historiques et / ou archéologiques). La seconde est celle dont le travail ne bénéficie pas de la rigueur nécessaire. Qu’on le veuille ou non, nombre de groupes sont d’une qualité insuffisante, mais bénéficient pourtant d’une vitrine à travers les manifestations publiques. Souvent, ces acteurs naviguent sur les clichés, sont animés d’une forte nostalgie et tentés par l’uchronie. A notre sens, l’évocation est un terme plus adapté pour désigner la reconstitution des périodes pré- et protohistoriques. Les lacunes des sources, archéologiques comme textuelles, obligent à faire preuve d’imagination et à chercher les indices les plus ténus dans tous les domaines. A l’évocateur de casser les images d’Epinal en brisant le tabou de l’absence de sources, en assumant parfaitement les défauts de sa démarche, c’est-à-dire, d’une part, en expliquant sa méthode au public (qu’il soit néophyte ou érudit), d’autre part, en n’hésitant pas à mettre à jour ses connaissances et ses équipements. Celui qui fait revivre le passé doit se remettre en question constamment et garder une ouverture d’esprit sur la réalité de nos connaissances, souvent partielles. Certains pans de la société nous sont interdits, notamment tout ce qui relève du domaine de la pensée, des croyances, des connaissances orales et immatérielles. Généralement, ces sujets sont écartés ou simplement évoqués (par exemple, pour les religions celtiques, discourir sur les sanctuaires retrouvés par l’archéologie ou les textes antiques), même s’il peut arriver que certains groupes s’y adonnent de manière plus vivante. Dans ce dernier cas, on quitte clairement le domaine de l’évocation pour rejoindre celui de la fantaisie. Un cas concret : le costume gaulois Si l’on se penche sur le cas du costume gaulois, l’archéologie expérimentale nous permet par exemple de reproduire les galons retrouvés à Hochdorf ou à Hallstatt. Il s’agit alors de comprendre comment employer des laines filées avec un fuseau, teintes grâce à des végétaux et tissées selon les procédés protohistoriques pour parvenir à un galon fidèle aux sources, c’est-à-dire les rares fragments textiles conservés ou les négatifs de tissus sur des objets métalliques (voir par exemple BANCK-BURGESS 2012). On se concentre alors davantage sur les aspects techniques des textiles que sur le costume en lui-même, en s’inspirant éventuellement des artisanats traditionnels. Dans une optique de reconstitution historique, il va simplement s’agir d’obtenir ce galon dans son aspect final. Peu importe qu’il utilise alors une laine filée industriellement, teinte et tissée avec des moyens modernes. Une fois la technique d’obtention connue (développée dans le cadre de l’expérimentation), il ne semble plus si important d’employer les techniques originelles, souvent plus chronophages. En revanche, le « reconstituteur » cherchera à se vêtir intégralement selon les objets retrouvés en fouilles. Toutefois, cela n’est pas envisageable dans le cas du costume gaulois, puisque les sources sont extrêmement lacunaires. Il se retrouve donc nu, avec pour seul vêtement un galon. C’est à ce niveau qu’intervient le principe de l’évocation. Puisqu’il n’existe a priori pas de vêtement archéologique gaulois qui soit entier, l’évocateur se retrouve face à un dilemme : soit être nu, ce qui 3 renvoie une image erronée du passé ; soit être vêtu avec des vêtements plausibles, ce qui reste faux mais moins que la nudité complète. De plus, le public est en attente d’images crédibles. L’évocateur doit donc se choisir des vêtements jugés proches – à tort ou à raison – au sein de la garde-robe antique. Ainsi, au sujet des braies, des tuniques et des saies, attestées par les sources littéraires gréco-latines et l’iconographie indigène ou allochtone (statuaire, numismatique, reliefs, peintures) chez les Gaulois, il puise dans le répertoire archéologique germain qui nous livre des exemplaires presque entièrement conservés grâce aux tourbières du nord de l’Europe. Le principal problème soulevé par cette méthode est de drainer des ensembles, matériels ou immatériels, parfois très disparates. Il s’agit en quelque sorte d’un pot-pourri, d’un patchwork archéologique alignant les cultures à travers l’espace et le temps. La difficulté est donc de taille : faut-il se risquer à cette vision faussée, en assumant quelques lissages et interprétations, ou faut-il s’écarter du médium qu’est l’évocation, au profit d’intervenants plus farfelus ? Illustration : Entre évocation et expérimentation : démonstration de filage de laine en costume gaulois. Generalversammlung de l'AEAS-GAES, Université de Lausanne, avril 2013 (Photographie : K. Schäppi). Pour conclure, si les moyens de revivre le passé passent par des objectifs sensiblement différents (scientifiques ou pédagogiques), les diverses démarches employées s’avèrent complémentaires. Pourtant, leurs frontières sont floues, car aucune ne donne un aperçu intégral, une fenêtre complète sur les sociétés passées. Dans les cas de la reconstitution et de l’évocation, il est ainsi souvent fait usage de l’expérimentation archéologique ou tout du moins de ses résultats. L'archéologie expérimentale et la reconstitution ne permettent que d'entr’apercevoir la vie d’autrefois. Elles vont fournir « une sorte de réincarnation partielle et illusoire, mais jubilatoire et multisensorielle » (CHANDES 2011, p.15). Toutefois, leur développement, certes interprétatif, est amplement souhaitable pour donner corps au discours archéologique. Bibliographie : BANCK-BURGESS 2012 : Banck-Burgess J., Mittel der Macht : Textilien bei der Kelten – Instruments of power : Celtic textiles, Hrsg. vom Landesamt für Denkmalpflege im Regierungspräsidium Stuttgart, Konrad Theiss, Stuttgart, 2012, 167 p. CHANDES 2011 : Chandès G., En quête d’une identité perdue ?, Histoire et Images Médiévales, Thématique 24, Février-Mars-Avril 2011, pp. 10-15. COLES 1979 : Coles J., Experimental archaeology, Academic Press, London, 1979, 274 p. KELTERBORN 1994 : Kelterborn P., Was ist ein wissenschaftliches Experiment ?, AEAS Anzeiger, 1/94, 1994, 3 p. 4