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L’Humain et l’Animal dans la France médiévale (XIIe-XVe s.) FAUX TITRE 397 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, †M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans L’Humain et l’Animal dans la France médiévale (XIIe-XVe s.) Human and Animal in Medieval France (12th-15th c.) Sous la direction d’Irène Fabry-Tehranchi et Anna Russakoff AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2014 Page de couverture: Paris, BNF, fr. 95 f. 59 (Thérouanne, vers 1290) Estoire del saint Graal: Célidoine et le lion. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-3865-3 E-Book ISBN: 978-94-012-1107-9 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2014 Printed in The Netherlands “Il croyait vraiment que les gens avaient encore assez de générosité, par les temps que nous vivons, pour s’occuper non seulement d’eux-mêmes, mais encore des éléphants... ” Romain Gary, Les racines du ciel (1956) Nous souhaitons remercier tous ceux qui ont contribué au succès de la conférence 2012 de la Société Internationale des Médiévistes sur le thème Humain / Animal, à l’origine de la publication de ce volume, notamment Emma Campbell, Raeleen Chai-Elsholz et Fanny Madeline, les membres du bureau de l’IMS, Susan Crane et John Marenbaum. Table des matières / Table of Contents IRÈNE FABRY-TEHRANCHI, University of Reading Introduction: la relation entre l’humain et l’animal dans la France médiévale 9 I – Penser l’humanité et l’animalité: des distinctions problématiques Thinking through Humanity and Animality: Problematic Distinctions PEGGY MCCRACKEN, University of Michigan The Wild Man and His Kin in Tristan de Nanteuil 23 ROBERT S. STURGES, Arizona State University The Raw and the Cooked in Le Roman de Silence: Merlin at the Limit of the Human 43 EVELYN BIRGE VITZ, New York University Animal and Human Emotions in Le Roman de Renart 57 II – Mises en scène littéraires et artistiques du contact entre l’humain et l’animal Literary and Artistic Depictions of the Contact between Humans and Animals JOANNA PAVLEVSKI, Université Rennes II Une esthétique originale du motif de la femme-serpent: recherches ontologiques et picturales sur Mélusine au XVe siècle 73 KATHERINE CLARK, State University of New York Animals on the Edge: Humans and Hybrids in a Late Medieval Pontifical from Avignon (Bibliothèque Sainte-Geneviève 143) 95 III – L’humain et l’animal au croisement des cultures religieuse et profane Human and Animal at the Intersection of Religious and Secular Cultures CONSTANTIN TELEANU, Université Paris IV, Sorbonne La redéfinition du sujet humain de l’Art de Raymond Lulle entre 1290 et 1300 117 PATRICIA STEWART, St Andrews University The Bestiary as a Source of Sermon Exempla: the Case of Paris, BnF lat. 15971 129 DONGMYUNG AHN, City University of New York Beastly yet Lofty Burdens: The Donkey and the Subdeacon in the Middle Ages 145 IV – Présence et représentations de l’animal dans la société de la fin du Moyen Age Presence and Representations of Animals in Late Medieval Society HENRI SIMONNEAU, Université de Lille III Le léopard et le coucou: La figure animale dans les textes de propagande français à la fin du Moyen Âge 163 WILLIAM BLANC, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne “Alors sailly un serf!”: une chasse royale en plein Paris (1431) 179 BENOIT DESCAMPS, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne “Chairs loyales et déloyales”: les animaux de boucherie dans les règlements de métiers urbains à la fin du Moyen Âge 193 NATHALIE LE LUEL, Université Catholique de l’Ouest Conclusion: Animalité et humanité, des rapports remis en question 209 Bibliographie 215 Conclusion : Animalité et humanité, des rapports remis en question Nathalie Le Luel UNIVERSITE CATHOLIQUE DE L’OUEST (ANGERS) GAHOM (PARIS) Les études les plus anciennes sur les relations entre les hommes et les animaux ne proviennent pas du champ des sciences humaines mais de celui des sciences naturelles. Il faut attendre le dernier quart du XXe siècle et les travaux de l’historien Robert Delort (tout d’abord sa thèse de doctorat, Le commerce des fourrures en Occident à la fin du Moyen Age: vers 1300-1450, soutenue en 1975 et publiée trois ans plus tard, puis son livre Les animaux ont une histoire paru en 19841) pour qu’une véritable réflexion sur cette question voit le jour au sein des disciplines de sciences humaines. Davantage axées sur l’exploitation matérielle des animaux par les hommes au Moyen Age, les recherches de R. Delort ouvrent la voie en France au développement des études d’archéozoologie2 et à l’émergence au cours des années 1980 de l’anthropozoologie3. Par le biais d’une approche conjointe à l’histoire, ces domaines vont ainsi élargir les interrogations sur les animaux et leurs rapports aux hommes. Les années 1990 sont marquées par une ouverture des 1 Robert Delort, Le Commerce des fourrures en Occident à la fin du Moyen Age: vers 1300-1450 (Rome: Ecole française de Rome, 1978); idem, Les Animaux ont une histoire (Paris, Seuil, 1984). 2 Dans ce domaine, une impulsion formidable fut notamment donnée par les travaux de Frédérique Audouin-Rouzeau, auteur d'une synthèse sur les avancées scientifiques faites à l’issue des années 1980. Frédérique Audoin-Rouzeau, Hommes et animaux en Europe. Corpus de données archéozoologiques et historiques (Paris: Éditions du CNRS, 1993). 3 L’anthropozoologie se développe sous l’impulsion des travaux de Jean-Pierre Digard, L’Homme et les animaux domestiques: anthropologie d’une passionn (Paris, Fayard, 1989) et de François Poplin (par ses nombreux articles notamment dans la revue Archéozoologica ou encore Ethnozoologie). 210 Nathalie Le Luel perspectives de recherche autour de l’histoire de l’animal et de ses usages tant pratiques, que symboliques et religieux. Il n’est de citer l’immense travail effectué par Michel Pastoureau autour des animaux médiévaux pour constater l’augmentation considérable des études consacrées à l’histoire de leurs représentations. Focalisé sur l’espace de la France médiévale, le présent volume appartient à cette longue tradition de réflexion sur la confrontation de l’homme et de l’animal au Moyen Age. Cependant, dès la lecture du titre du recueil, on perçoit un changement. La réflexion est ici élargie à l’humain et à l’animal, deux termes volontairement choisis qui placent le propos de l’ouvrage au cœur d’un phénomène qui touche nombre de disciplines scientifiques, mais également la société, et qui est communément qualifié de “tournant animaliste”4. Bien que les sources utilisées par les chercheurs ayant contribué à ce volume demeurent les classiques sources littéraires, visuelles et historiques, elles sont pour la plupart abordées à travers de nouveaux prismes qui découlent directement d’approches renouvelées de la question des relations entre hommes et animaux dans les domaines de la philosophie5, de l’anthropologie6 mais également dans celui des sciences du vivant (approches éthologiques et cognitivistes7) depuis une vingtaine d’années. Cet intérêt renouvelé pour l’animal et l’animalité, et ces nouveaux outils de pensée permettent désormais de réinterroger ce matériel médiéval que sont l’exégèse biblique, la littérature, les textes historiques, ou encore les images, et de donner de l’importance à des sources jusqu’à alors minorées. La conséquence en est le dépassement de la simple dichotomie scolastique homme-animal issue de la 4 En juin 2011, s’est ainsi tenu à Paris, au collège de France, un colloque international intitulé “Un ‘tournant animaliste’ en anthropologie” qui tentait de faire le point sur cette question des relations matérielles et idéelles entretenues entre les hommes et les animaux. L’expression provient du monde anglo-saxon qui a été pionnier dans la réinterrogation des catégories humain-animal et est une traduction de l’anglais “Animal turn”, pastichant le “Linguistic turn”. 5 Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes. La philosophie au risque de l’animalité (Paris, Fayard, 1996); Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, éd. Marie-Louise Mallet (Paris, Galilée, 2006); Giorgio Agamben, L’Ouvert: de l’homme et de l’animal (Paris, Payot, 2006 (2002)). 6 Philippe Descola, Par delà nature et culture, Bibliothèque des sciences humaines (Paris, Gallimard, 2005). 7 Vinciane Despret, Quand le loup habitera avec l’agneau (Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002); Michel Kreuzer, “L’animal sous le regard profane, sacré et savant des humains et des éthologues”, Etudes rurales, 189 (2012/1): 175-179. Conclusion 211 philosophie aristotélicienne et reprise dans l’exégèse médiévale qui s’est appuyée sur les premiers chapitres du texte de la Genèse. Cette séparation entre le règne humain et le règne animal, entre la raison et l’instinct, dont nos conceptions occidentales sont encore aujourd’hui très largement les héritières, est en effet déjà remise en cause dès le Moyen Age central. Cette réinterrogation de la frontière entre l’humain et l’animal n’est pas l’apanage de la philosophie (Constantin Téléanu) mais la perméabilité des catégories humaines et animales (ou non-humaines) s’exprime aussi dans le discours littéraire (Robert Sturges). La société animale n’est pas uniquement le reflet satirique de la société humaine: elle peut aussi constituer un modèle alternatif avec des points communs où les questions de justice et d’éthique ne semblent plus réservées aux hommes (Peggy McCracken). Les idées de société organisée et de relations sociales, généralement associées à la culture humaine, sont également admises au sein du monde sauvage et animal, au contraire de ce que la société occidentale moderne est le plus souvent prête à accepter. Les catégories de nature et de culture, qui ont contribué à ranger l’humain et l’animal dans deux mondes séparés, s’appliquent difficilement et les notions d’humanité et d’animalité se croisent. La séparation exégétique entre hommes et animaux s’efface dans certains textes littéraires qui mettent en évidence, y compris par un rire satirique noir, l’idée que l’homme partage avec l’animal une même nature (Evelyn Birge Vitz). La prise en compte de frontières mobiles entre l’humain et l’animal à la période médiévale a été rendue possible par des interrogations propres à notre époque contemporaine sur les animaux et la manière dont l’homme les considère. La volontaire exclusion de l’animal de la communauté morale qui semble historiquement admise ne se retrouve pas forcément à l’époque médiévale. Considérées souvent à tort de manière uniforme, les questions d’hybridité humain-animal (questions présentes tant dans la littérature que dans l’iconographie) sont à repenser en s’éloignant de la dichotomie habituelle. La question de l’allaitement transcende les espèces (Joanna Pavlevski). L’autre, à la fois humain et animal, apparaît également dans les marges des manuscrits médiévaux. A partir de l’époque gothique, ces marges sont un lieu privilégié d’observation des relations entre les hommes et les animaux, soit qu’ils s’y confrontent soit que les seconds par leur attitude anthropomorphique, singent les premiers (Katherine Clark). L’hybridité marginale fait dialoguer l’humain et l’animal mais également le sacré et le profane dont la 212 Nathalie Le Luel séparation binaire serait également à repenser pour le Moyen Age sur le même mode que celle de l’animalité et de l’humanité (Dongmyung Ahn). Ce recueil offre également un point de vue nouveau sur le rapport des habitants des villes aux animaux et leur place dans la société, ce qui permet d’évacuer des clichés s’attachant encore à la période médiévale sur ces questions. La présence quotidienne d’animaux dans l’espace urbain, loin de l’idée d’une exclusion et d’un rejet vers les campagnes, ne pose pas de problème (Benoît Descamps). L’espace urbain fait aussi l’objet de rituels seigneuriaux généralement réservés à la domination des espaces incultes que sont les forêts et la capacité à contrôler les animaux dans la ville conforte les études récentes en éthologie montrant qu’ils sont autant soumis que les humains aux rapports sociaux (William Blanc). Il existe ainsi tout un jeu de relations symboliques et sociales unissant l’animal et le pouvoir royal. La société médiévale échappe aux frontières que nous avons fixées à l’époque contemporaine entre nature et culture. Le rapport qu’elle entretient aux animaux est moins naturaliste qu’analogique, tel que l’a montré l’anthropologue Philippe Descola. Enfin, les rapports homme-animal, comme le réaffirme ce volume, sont aussi ceux de son utilisation par l’homme. Les usages humains des animaux sont multiples et ils sont ici de nouveau mis en relief: l’animal se fait critique et satirique (dans la littérature tout autant que dans les images), l’animal devient également exemplum (Patricia Stewart), mais peut être aussi emblématique et symbolique (Henri Simonneau). Ce qui permet aujourd’hui de se pencher sur l’histoire des rapports hommes-animaux est l’acceptation que l’animal n’est pas seulement soumis à sa nature, à ses sens, mais à la société dans laquelle il vit, en tout cas aux conditions historiques auxquelles il fait face. Les diverses contributions de cet ouvrage qui émanent de traditions scientifiques différentes, d’un côté anglo-saxonne, de l’autre française, tendent à mettre en évidence que malgré la distinction entre les hommes et les animaux présente dans l’exégèse et la scolastique médiévales, la société du Moyen Age aborde différemment la question de l’humain et de l’animal. Comme le laissent penser les études du volume, elle ne refuse pas au règne animal la culture (comme dans l’approche éthologique actuelle), ni ne l’exclut des sphères de la morale et de l’éthique, du moins à partir du XIIe siècle et encore davantage du XIIIe siècle. Les différences entre les hommes et les animaux sont estompées puisque l’imaginaire de l’homme médiéval n’est pas construit sur des rapports d’exclusion entre lui et l’animal mais à partir de hiérarchies parallèles où coexistent société humaine et société animale. L’homme ne semble pas s’être Conclusion 213 retiré du champ de l’animalité et se concevoir à lui seul comme une catégorie à part qui serait opposée à une catégorie animale uniforme, comme dans l’Occident moderne construit sur une conception “naturaliste”. Les résultats présentés dans ce recueil plaident pour la construction de nouvelles catégories de pensée afin de mieux comprendre les relations des hommes et des animaux et leur conception parfois paradoxale pendant le Moyen Age. Influencées par la philosophie et l’anthropologie animales (ce que la recherche anglo-saxonne nomme entre autres la “contemporary animal theory”), les études de ce volume ouvrent des perspectives nouvelles pour l’ensemble des disciplines qui s’intéressent au Moyen Age, et encouragent dans l’avenir à une encore plus grande transdisciplinarité, notamment des sciences humaines avec les sciences du vivant.