Volume !
La revue des musiques populaires
10 : 1 | 2013
Écoutes
Auditeurs en exil : le cas des Chiliens à Montréal et
leur rapport à deux chansons emblématiques
Listeners in Exile: the Relationship of Chileans in Montreal to two Emblematic
Songs
Laura Francisca Jordán Gonzalez
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/volume/3770
DOI : 10.4000/volume.3770
ISSN : 1950-568X
Éditeur
Association Mélanie Seteun
Édition imprimée
Date de publication : 30 décembre 2013
Pagination : 147-169
ISBN : 978-2-913169-34-0
ISSN : 1634-5495
Référence électronique
Laura Francisca Jordán Gonzalez, « Auditeurs en exil : le cas des Chiliens à Montréal et leur rapport à
deux chansons emblématiques », Volume ! [En ligne], 10 : 1 | 2013, mis en ligne le 30 décembre 2015,
consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/volume/3770 ; DOI : 10.4000/
volume.3770
L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun
147
Auditeurs en exil
Le cas des Chiliens à Montréal et leur rapport
à deux chansons emblématiques
par
Laura Francisca Jordán Gonzalez
Université Laval, Canada
Abstract: his paper examines the listening expe-
teurs chiliens exilés à Montréal, se concentrant spéciiquement sur leurs écoutes pendant la dictature
militaire (1973-1989). Issus d’une méthodologie
mixte qui combine l’histoire orale et l’analyse musicale, les résultats de cette recherche musicologique
révèlent la place primordiale que l’audition musicale
eut chez les exilés dans la reconstruction d’un lien
avec leur pays d’origine, ainsi que dans le développement du mouvement de solidarité avec le peuple
chilien. L’article explique, d’abord, le déploiement
des goûts musicaux et identiie les répertoires canoniques qui demeurent au centre des écoutes. Ensuite,
il aborde le rôle de l’usage des enregistrements en
vinyle et cassette, et de la radio dans la difusion
des musiques. Enin, les deux dernières sections
explorent les signiications associées aux pièces musicales « Gracias a la Vida » et « Vuelvo », mettant en
relief la complexité de la réception en ce qui concerne
la construction des identités culturelles, le récit des
histoires personnelles et communautaires.
riences of Chilean exiles in Montreal, principally
during the period of the military dictatorship
(1973-1989). Carried out with a mixed methodological approach combining oral history with musical
analysis, the outcome of this musicological research
unveils the fundamental place of musical listening
for exiles involved in building links with their country of origin, as well as in developing a Chilean solidarity movement in exile. First, the article explicates
the formation of musical tastes, identifying canonical repertoires that were kept at the forefront of
their listening. Secondly, it stresses the role of vinyl
and cassette recordings, along with radio broadcasts, in the dissemination of certain repertoires.
Furthermore, the last two sections explore some of
the meanings attributed to the songs, ‘Gracias a la
Vida’ and ‘Vuelvo’, highlighting the complexity of
their reception relative to the construction of cultural identities and the recounting of personal and
collective histories.
Mots-clés : écoute– auditeurs – communauté – exil –
Keywords: listening – auditors – community – exile
politique – analyse musicale – cassette – radio – nueva
canción
– politics – musical analysis – cassette – radio – nueva
canción
Volume ! n° 10-1
Résumé : Cet article examine l’expérience des audi-
148
Laura Francisca Jordán Gonzalez
À Jan Fairley
À quoi sert l’écoute musicale
dans le contexte de l’exil ?
Une
Volume ! n° 10-1
vingtaine de participants à cette
recherche 1 (des Chiliens exilés 2 à
Montréal entre 1973 et 1989 3) furent invités à
répondre à la question : quel rôle joua la musique
dans votre expérience d’exil 4 ? Les réponses, bien
que diverses, signalèrent deux grands champs où
l’écoute de la musique avait participé fortement à
leurs expériences quotidiennes, que cette écoute
fût communautaire ou individuelle.
À l’écoute communautaire, conçue notamment
comme l’écoute collective lors de peñas 5, d’événements politiques et de concerts, correspondait un
rôle plutôt utilitaire de collecte de fonds. Cette pratique comprenait autant la participation des musiciens aux spectacles que la commercialisation des
enregistrements à des ins solidaires. La musique
servait par ailleurs à favoriser les rencontres, atténuant ainsi le processus diicile d’acclimatation
des exilés. Enin, le dernier ressort de l’écoute
communautaire était celui d’une recherche identitaire 6, autant nationale que politique. La musique
engagée était donc privilégiée, à laquelle s’ajoutait
la musique dite folklorique chilienne, comme la
cueca 7.
L’écoute individuelle, celle dont je veux discuter
davantage dans cet article, était reliée particulièrement au besoin de reconstruire la personnalité
de l’exilé. Pour reconstruire leur micro-univers,
tout ce qui leur avait été volé de façon violente, les
exilés commencèrent à approfondir la recherche
de leurs racines dans le folklore, la musique, les
aiches. Ils collectionnaient la musique latinoaméricaine. Faisant référence à ce type d’écoute
individuelle, deux participants airment:
« Je crois que j’ai mangé plus d’empanadas et écouté plus
de musique chilienne que dans toute ma vie au Chili [04].
Pour moi, la musique me relaxe. Dans le fond, c’est
une thérapie, surtout dans ce pays. Quand j’écoute
une musique du Chili sur un CD ou une cassette, ça
me touche. J’aime beaucoup le folklore, j’aime la cueca
[10]. »
Durant l’exil, on redécouvre la musique chilienne
historiquement engagée aux projets de la gauche,
comme celles de Violeta Parra 8 et de la Nueva
Canción Chilena (NCCh 9). Mais l’écoute individuelle permettait aussi aux auditeurs de conserver
un éventail de goûts musicaux plus diversiié. En
voici quelques exemples :
Un participant dit qu’il aime toute la musique,
sauf la musique religieuse. Il aime he Beatles par
exemple. Quant à la musique populaire chilienne,
il aime la Nueva Ola 10 et dit qu’il connaît toutes
les paroles des chansons. De même, il connaît
Los Cuatro Cuartos et Las Cuatro Brujas, des
ensembles du Neofolklore 11 très populaires à
l’époque. Il sait que ce genre de groupes n’étaient
pas engagés politiquement. Par contre, ils étaient
critiqués pour leurs chansons dédiées à la description naïve de la nature, des animaux et du folklore. En réponse à ma question sur la signiication
de cette écoute alternée de musiques engagées, il
déclare qu’il aimait les deux types de musiques,
que ce n’était pas le plus commun, mais que dans
149
Auditeurs en exil
son parcours universitaire, il ne connaissait que
très de peu de gens engagés en politique, et que
c’était la musique qu’ils écoutaient. Ses chanteurs
préférés parmi les Chiliens demeurent Violeta,
Isabel et Ángel Parra. Ce qu’il aimait le plus était
la musique de Quilapayún et d’Inti-Illimani, parce
que tout le monde pouvait chanter leur répertoire.
Un autre participant reconnait que l’exil l’amena
à développer un goût pour des musiques qu’il
n’aimait pas auparavant, bien qu’il les connaisse
quelque peu [06]. D’une certaine manière, l’exil
provoqua un sentiment d’appartenance identitaire élargi à l’Amérique Latine chez quelques
personnes. S’identiier en plus à la salsa, au tango,
à la bossa-nova paraissait beaucoup plus attirante
que d’en rester simplement à la cueca. Mais cette
eclectisme, croit-il, est une conséquence de l’esprit
inclusif de la NCCh qui aurait développé le besoin
d’étendre les options sonores et de transformer les
sons étrangers en musique « de chez nous ».
Puisque la plupart des Chiliens qui arrivèrent
à Montréal entre 1973 et 1989 quittèrent leur
pays d’origine dans une situation diicile, peu
d’entre eux apportèrent leurs biens personnels,
et encore moins leurs disques. De plus, après le
coup d’État, une forte censure doublée d’une
autocensure provoqua la destruction de nombreux enregistrements, ce qui eut pour efet de
limiter la circulation de disques de la NCCh et
d’autres répertoires considérés comme subversifs
(Jordán, 2009 : 83-84). Néanmoins, ceux qui
ne subirent pas les pires formes de persécution
cachèrent leurs enregistrements et ceux qui partirent en exil de façon moins précipitée réussirent
à emporter quelques exemplaires de disques 33T
[07], et certains participants ont même déclaré
qu’ils partirent avec toute la musique chilienne
qu’ils possédaient [03, 09].
Plus tard, les maisons de disques et certaines
librairies commencèrent à vendre des vinyles de la
NCCh produits en Europe 14. Les auditeurs purent
acquérir beaucoup de disques lors de leur exil, dont
les prix pouvait s’élever à 25 $ ou 30 $ à Montréal.
Certains irent même la prouesse de reconstruire
leurs anciennes collections [18]. Voici l’impression
d’un des participants :
Il y avait très peu de communications avec le Chili,
la circulation de biens n’était pas facile. J’ai emporté
quelques disques du Chili, mais c’était difficile d’acquérir d’autres enregistrements. La Librería Española
en vendait quelques uns édités en Espagne, d’IntiIllimani, Mercedes Sosa, Violeta Parra, Isabel Parra,
Quilapayún. On parle des Long Plays, ce n’était pas
Volume ! n° 10-1
Toutefois, d’après les participants à cette recherche,
la plupart des Chiliens écoutaient la musique liée
au gouvernement de l’Unidad Popular (UP 12). À
mesure que les musiciens continuaient à interpréter
les pièces plus célèbres de la NCCh, une partie du
répertoire init par devenir canonique 13. Si avant
le coup d’État de 1973, elles visaient surtout à
encourager le processus de transformation sociale,
à partir du début de la dictature, les anciennes
chansons de la NCCh devinrent de la musique de
protestation, concentrée sur la nouvelle situation
politique et sa brutalité. Cette musique, dit un
participant, agit comme un manifeste du mouvement pour la libération du Chili [09].
Les enregistrements
et la radiodiffusion
150
Laura Francisca Jordán Gonzalez
encore l’époque des cassettes. Par rapport à la musique
provenant du Chili, elle arrivait, mais pas en masse
[05].
Volume ! n° 10-1
Le but des collectionneurs était d’une part d’obtenir les anciens et nouveaux enregistrements de la
NCCh, et d’autre part d’acquérir les enregistrements qui se faisaient au Chili sous la dictature.
La diiculté de conserver les disques au Chili et
les envoyer à l’étranger furent bientôt résolues
après l’apparition une nouvelle technologie : la
cassette.
Certaines conclusions relatives à la situation musicale à l’intérieur du pays, tirées d’une étude antérieure (Jordán, 2009), servent à comprendre la
valeur de la cassette à Montréal. Au Chili, les peñas
et événements solidaires servirent à l’échange de
musiques enregistrées sur cassettes selon diférents processus. D’abord, la circulation des cassettes parmi les personnes connues à la manière du
« tape trading », afin de diffuser les musiques peu
connues. Ensuite, la présentation et la divulgation
de créations des musiciens subissant la censure, de
façon à récupérer un espace de travail et une source
financière. Enfin, ici aussi en rapport à la collecte
de fonds, la vente d’enregistrements dans le but
d’aider les organisations participant à la résistance
politique. Toutes ces raisons donnèrent au piratage
une aura bienveillante, puisque même les artistes
offraient leurs productions pour collaborer à des
fins communes. Ainsi, grâce à la technologie de la
cassette, les auditeurs chiliens réussirent à conserver de nombreuses musiques qui étaient en train
d’être détruites par les militaires.
La cassette à bande magnétique développa de nouvelles dynamiques de circulation du matériel phonographique et modiia profondément l’approche
de l’auditeur à l’enregistrement, puisqu’il devint un
participant actif dans la production de la musique.
La culture du home-taping permit de démocratiser
l’accès aux divers répertoires musicaux, le coût peu
élevé de la cassette étant évidemment déterminant
pour sa grande difusion. Un autre aspect est la
qualité « communautaire » des pratiques musicales
reliées à la cassette. Ce support servit non seulement aux usages individuels, mais il s’intégra aussi
aux pratiques sociales de groupe, notamment lors
de concerts et avec d’autres ins. Avec la participation des exilés qui envoyaient et recevaient des cassettes, ce support trouva une place spéciale dans
les circuits de la résistance, contribuant autant à
la défense des musiques revendicatrices qu’à la
consolidation inancière du mouvement politique
(Jordán, 2012).
En exil, les cassettes se passaient de main en main
[15], de manière à ce que les auditeurs maximisent
la dissémination des musiques enregistrées. En posséder constituait d’ailleurs une ierté : « Quelquesuns plus et d’autres moins, tout le monde se
vantait en disant “regarde combien de cassettes
j’ai” et si quelqu’un après pouvait construire une
vidéothèque, on les copiait et les reproduisait au
maximum » [04]. Avec la cassette il était plus facile
d’éviter le danger et cela réduisait conséquemment
la peur que les gens pouvaient ressentir à partager
de la musique censurée.
Tout le monde avait des cassettes qu’on se prêtait et se
passait pour les copier. On commandait des cassettes
du Chili à ceux qu’y étaient en visite, on leur deman-
151
Auditeurs en exil
dait d’acheter des cassettes au Marché Persa. C’était
la source la plus importante de musique des exilés. J’ai
commandé, par exemple, des enregistrements de Víctor
Jara, Violeta Parra et Rolando Alarcón [07].
C’était l’époque des cassettes. J’avais un cousin qui
voyageait partout dans le monde et parfois je recevais
une cassette qu’il avait enregistré dans une radio à
n’importe quel pays. Il m’avait envoyé par exemple la
musique d’Isabel Parra [18].
Un participant reconnaît qu’il réussit personnellement à apporter diférentes musiques qui se produisaient au Chili pendant la dictature et d’autres
qui circulaient là-bas de façon clandestine vers
1976 15 [08]. Les anciennes productions, comme
Oratorio de los trabajadores (1972), aussi bien que
les plus récentes faites au Chili, tel que Cantata
de los Derechos Humanos (1979), arrivèrent à Montréal à l’époque [03]. Lors de la visite de musiciens
(chiliens ou d’ailleurs), il était possible d’acheter autant leurs propres productions que celles
de leurs congénères dont la circulation était restreinte, comme Gabriela Pizarro et Nano Acevedo.
Il s’agissait par exemple de musique de la Nueva
Trova Cubana, interprétée par exemple par Silvio
Rodríguez.
Deux aspects concernant les répertoires difusés en radio sont intéressants à souligner. D’une
part, la radio permit une certaine diversiication
des répertoires promus au sein de la communauté chilienne, notamment ceux plus éloignés de
l’engagement politique. Il s’agissait par exemple
des « musiques tropicales », dont la popularité
s’étendait partout sur le continent. C’est ce que
confesse un des participants à propos des cumbias
et tangos difusés à la radio. Son univers sonore
demeurait en Amérique latine, le continent dont il
connaissait, depuis l’enfance, toute la soufrance
[13]. D’autre part, notons que, tout comme il y
eut des répertoires favorisés, certaines musiques
furent presque interdites. Un cas emblématique
est celui de Los Huasos Quincheros, ensemble
qui avait subi un boycottage lors de sa tournée en
Allemagne à cause de son appui à la dictature et la
participation de l’un de ses membres dans le gouvernement militaire 17. En général, dit un auditeur,
« tout le monde sait qu’il est mal vu d’écouter Los
Huasos Quincheros » [04]. Plus rare fut la censure
imposée au musicien espagnol Julio Iglesias à la
Radio Centre-Ville, qui à ce moment-là visitait le
Chili.
Volume ! n° 10-1
Une autre source très importante pour les amateurs de musique était la radio. Presque la totalité
des participants identiia la Radio communautaire Centre-Ville comme la plus grande source
de musique chilienne et latino-américaine à Montréal 16. Plusieurs Chiliens ont développé leurs
propres émissions sur cette radio, depuis 1976 et
jusqu’à nos jours. L’émission radiophonique probablement la plus inluente dans la communauté
est celle conçue par Manuel Fierro, qui est d’ail-
leurs reconnu parmi ses compatriotes comme un
grand connaisseur et collectionneur de musique
chilienne.
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Laura Francisca Jordán Gonzalez
« Gracias a la Vida »
Volume ! n° 10-1
En survolant la bibliographie consacrée à la NCCh
et la musique engagée, j’ai appris que, bien que de
nombreux écrits mentionnent « Gracias a la Vida »
comme l’une des chansons les plus célèbres dans le
monde hispanophone, le nombre d’articles qui lui
sont dédiés est très faible, surtout dans le champ de
la musicologie, où les approches analytiques sont
presque inexistantes, tout comme celles centrées sur
la perspective et l’expérience de l’auditeur. Dans le
cas de cette étude, la version écoutée et discutée lors
de l’expérience du groupe de discussion effectué
en mars 2010 avec une dizaine de participants,
est celle enregistrée par Isabel Parra dans l’album
Vientos del pueblo en 1974.
Deux noyaux thématiques ressortent de la conversation, qui dura approximativement une heure.
En premier lieu, la description et la coniguration
de l’objet-chanson du point de vue des auditeurs,
la caractérisation de la musique et des paroles, les
versions de la chanson et les représentations de la
igure de la compositrice Violeta Parra. En deuxième lieu, le type de rapport établi entre l’auditeur et la pièce musicale, ses attentes et ses discours
à propos du rôle de l’artiste et l’importance de
cette chanson en particulier par rapport à diférents degrés de représentation, autant individuelle
que nationale.
Description de la chanson et de l’artiste
« ‘Gracias a la Vida’ dit tout ». Une phrase simple
comme celle-ci expose idèlement le sentiment
des participants en réaction à la chanson. Il ne
vaut pas la peine de chercher un symbolisme
ou des signiications complexes dans le texte,
car les premières idées énoncées sont suisantes
pour donner du sens à l’écoute réitérative chez
ce groupe de Chiliens. Ce que les vers proposent,
une espèce d’ode à la vie et à ses aspects les plus
élémentaires, dont l’amour, les lieux et les activités quotidiennes de l’être humain, est un message
susceptible de représenter n’importe quelle personne. Voici une description de la chanson chez
Nandorfy :
« Parra’s best known composition “Gracias a la Vida”
can be defined as a hymn to life in which she typically balances references to truth, beauty, and justice
with her love for a particular man. Each stanza opens
with the singing of praises to some aspect of life and
giving thanks for how it has blessed Violeta personally.
Each stanza then closes with an image of the beloved
giving an intimate tone to a song that nevertheless
celebrates the gifs of the senses that Violeta connects
to consciousness and the capacity to envision social justice. » (2003 : 197)
Ci-dessous, la première et la dernière strophe du
texte original en espagnol et ensuite une traduction française du même extrait 18.
Gracias a la Vida que me ha dado tanto
Me dio dos luceros que, cuando los abro,
perfecto distingo lo negro del blanco,
y en el alto cielo su fondo estrellado
y en las multitudes el hombre que yo amo.
Gracias a la Vida que me ha dado tanto.
Me ha dado la risa y me ha dado el llanto.
Así yo distingo dicha de quebranto,
los dos materiales que forman mi canto,
y el canto de ustedes que es el mismo canto
y el canto de todos, que es mi propio canto.
Gracias a la Vida que me ha dado tanto.
153
Auditeurs en exil
Merci à la vie qui m’a tant donné.
Elle m’a donné deux yeux qui, lorsque je les ouvre,
me font parfaitement distinguer le noir du blanc,
et là-haut dans le ciel, son fond étoilé
et parmi la foule, l’ homme que j’aime.
Merci à la vie qui m’a tant donné.
Elle m’a donné le rire et m’a donné les pleurs.
Ainsi je distingue la joie de la douleur,
ces deux éléments qui forment mon chant,
et votre chant à vous tous, qui est le même chant
que celui de tous les gens qui est aussi mon chant.
décrit le rapport des paroles à la musique (2005).
Il s’agit d’une merveilleuse description de la vie
musicalisée à laquelle s’ajoute une mélodie tranquille et posée, entonnée par une voix plaintive
et une base rythmique constante, répétitive, qui
créé une ambiance dépourvue de progression.
Cette ironie n’est pas simplement manifeste dans
ce contraste entre les paroles et la biographie de
l’artiste, on la trouve aussi dans la structure musicale. Emily Pinkerton l’indique déjà quand elle
Je pense qu’une transcription adéquate devrait
considérer que l’accompagnement, joué par un
charango autant dans la version originale de Violeta Parra que dans la reprise de sa ille Isabel,
Merci à la vie qui m’a tant donné.
Néanmoins, une deuxième lecture des paroles,
plus profonde, exprimée par les mêmes auditeurs
met en relief un autre point de vue plus proche
du contexte particulier dont ils parlent. En fait,
comme quelques-uns le suggèrent, ‘Gracias a la
Vida’ représente el pago de Chile, soit « le salaire du
Chili », une expression populaire de longue date
dans le pays, déinie ainsi :
« Recevoir le salaire du Chili, c’est tout simplement
subir l’ingratitude de ceux qui ont profité d’un bon service, non seulement subir l’ignorance, mais aussi être
puni et maltraité, alors qu’il était tout à fait possible
refuser les services offerts 19. »
Volume ! n° 10-1
El pago de Chile, c’est ici la plus grande expression
de l’abandon de la société chilienne envers l’artiste
Violeta Parra, qui se serait suicidée peu de temps
après la création de ‘Gracias a la Vida’. Cette chanson souligne, alors, une profonde ironie, manifestée dans la tension entre cette « ode à la vie » et la
mort tragique de la compositrice.
Bien que les auteurs qui font référence à « Gracias
a la Vida » n’ont de cesse de rappeler le caractère
« simple » de la structure musicale, lorsqu’il s’agit
de la transcrire, les versions des transcripteurs ne
coïncident pas dans la notation. D’ailleurs, j’ai
trouvé plusieurs discordances en comparant les
diférentes transcriptions que j’ai eu l’occasion
d’observer. Sans doute, l’élément qui suscite le
plus de divergences est le rythme, plus particulièrement au niveau de la mesure. Par exemple, Cormier considère que « there is nothing grandiose
or elaborate about the music », expliquant que la
partition est élémentaire. Ensuite, elle commente
que le son métrique du 4/4 est exécuté par Mercedes Sosa, la version que l’auteure étudie, plutôt
comme 6/8 ou 3/4, exécution qui « semble souligner les complexités de la routine quotidienne,
d’apparence simple, qui sont évoquées dans le
texte » [« seems to underscore the complexities of the
seemingly simple daily routine which are addressed
in the text »] (Cormier, 1999 : 28). Néanmoins, à
mon avis, il s’agirait au contraire d’une structure
qui alterne 6/8 et 3/4 sur laquelle la mélodie est
disposée librement de telle façon qu’elle s’éloigne
de l’accentuation ternaire.
154
Laura Francisca Jordán Gonzalez
repose sur une base harmonique et rythmique
constante, une sorte de cycle dont l’accentuation
est ternaire, plus précisément en 6/8.
le passage de la sixte mineure à la quinte qu’on
voit dans la mesure 21 est aussi un élément suggestif qui viendrait renforcer l’idée de la douleur si on appliquait la
caractérisation faite par
Cooke, selon qui cette
appogiature 21
foncFigure 1 : « Gracias a la Vida », reprise Isabel Parra, accompagnetionne dans plusieurs
ment du charango.
œuvres comme un élancement 22 (1989 : 241).
Sur l’accompagnement, montré dans la igure 1, la
ligne mélodique vocale agit librement, dépassant
parfois les contraintes du 6/8. Un modèle rythmique articule la mélodie complète moyennant
des variations. Dans ce modèle, un trait caractéristique qui n’est quasiment pas altéré est la syncope qui joint les mesures de la phrase, syncope
qui retombe sur le mot « vida » au début de chaque
paragraphe. Voici un exemple d’un fragment de
la transcription de Cormier (1999 : 27) (igure 2)
suivi d’un deuxième exemple avec ma propre
transcription (igure 3) :
Volume ! n° 10-1
La syncope, en réalité, est toujours plus importante,
puisqu’elle coïncide avec le geste de plainte émis
par les chanteuses. Ce geste est remplacé quelques
fois par une acciacatura 20, laquelle comporte un
air de pleurnichement au chant. Par ailleurs,
Le caractère plaintif de l’interprétation est, sans
doute, un des arguments des plus convaincants
pour comprendre le paradoxe des signiications de
« Gracias a la Vida ». Par contre, d’autres reprises
de la chanson ont essayé de fuir la tristesse de
la version de Violeta Parra, cherchant à souligner
l’espoir et une vraie gratitude envers la vie. Ainsi,
Joan Baez, selon la description de Pring-Mill rapportée par Fairley, « inissait sur une note aiguë,
presque à la façon des cris d’un oiseau » [« ended
on a high note almost like the screams of a bird »]
(Fairley, 1992 : 369).
En examinant quelques versions de « Gracias a la
Vida », il est possible de faire paraître diférents
traits de la chanson. Par exemple, les deux versions analysées par Pinkerton informent sur le
côté exotique des représentations du latino-américain. Ainsi, Joan Baez
dote la chanson d’optimisme et de sensualité
à travers un chant plus
vigoureux et presque
triomphal et une instruFigure 2 : « Gracias a la Vida », reprise Mercedes Sosa,
mentation fournie de
fragment vocal.
guitares, d’une harpe et
155
Auditeurs en exil
Figure 3 : « Gracias a la Vida », reprise Isabel Parra, fragment vocal.
culture latino-américaine et à ses articulations spéciiques en Amérique du Nord à travers la chanson
« Gracias a la Vida » (Pinkerton, 2005).
La musique problématise donc le message d’espoir
et d’optimisme que seuls les versets comportent.
Le caractère paradoxal qui enferme l’histoire et
la structure sonore de « Gracias a la Vida », est
perçu chez les participants du groupe de discussion comme un trait important de la chanson, car
Volume ! n° 10-1
d’une contrebasse ; tandis que Nancy White maintient le ton mélancolique original, probablement
dû à sa proximité avec la communauté chilienne
de Toronto, mais elle se sert de la connaissance
de la chanson pour entreprendre l’exploration du
continent qui la fascine. Les images de sensualité
et du corps ont peu à voir avec la chanson de Violeta Parra, mais ce sont des éléments qui sont, toutefois, imbriqués aux multiples signiications de la
156
Laura Francisca Jordán Gonzalez
Volume ! n° 10-1
il introduit des éléments de la vie et la igure de
l’artiste, soit sa soufrance et son échec. Ces éléments s’apparentent à la précarité et à la douleur
du peuple, le sujet imaginaire en lequel les auditeurs eux-mêmes se sentent relétés.
Un participant le commente ainsi :
« cette chanson est une tragédie ».
est dû, d’une part, à l’utilisation des positions les
plus basiques du charango, où on laisse plusieurs
cordes à l’air 25, comme le démontre la igure 4.
Violeta Parra est respectée surtout
pour sa simplicité, parce qu’elle
incarne l’artiste populaire, illettrée
(du moins dans l’imaginaire des
récepteurs) et parce qu’elle incarne
aussi la contradiction « propre » de
l’artiste, selon les conigurations
habituelles de ce qu’un artiste devrait
Figure 4 : Positions des accords de : Am, E7, G et C du
être, basées sur les idéaux romancharango
tiques 23. Plusieurs font référence au
succès posthume de Violeta Parra et à la difusion Bien que dans l’enregistrement, la tonalité qui
de « Gracias a la Vida », une pièce qui a atteint sonne soit Sibm, je pense que la musicienne accorda
un statut emblématique à travers les versions de le charango un demi-ton plus haut et qu’elle joua
Mercedes Sosa, Isabel Parra, Javiera Parra, Gloria les accords de la tonalité de Lam, une tonalité
Simonetti, Plácido Domingo, entre autres. Au il reconnue parmi les musiciens amateurs comme
du temps, elle est devenue une partie du répertoire une des plus simples. D’autre part, la musicienne
des amateurs qui lui a valu une grande difusion réalise un rasgueo irrégulier, de telle manière que
dans l’espace « domestique » ou familial.
certaines cordes ressortent plus que les autres. Je
Un aspect très intéressant de la version d’Isabel crois que cette façon « peu soignée » de jouer le
Parra est, en fait, la recherche d’une apparente charango rappelle les pratiques de musique amasimplicité de l’accompagnement. On écoute un teures et que cela produit une sorte de reconnaischarango qui pourrait paraître « mal joué », car sance des auditeurs familiarisés avec la chanson.
l’instrumentiste ne maîtrise pas les nuances et que
le rasgueo 24 n’est pas propre à cet instrument en
particulier. Pendant que la trame musicale avance,
on écoute les accords changer, et pourtant, certaines cordes demeurent sonnantes à la manière
des pédales, notamment le mi. Ce phénomène
Il est intéressant ici de rapporter les mots d’un participant à cette recherche qui n’était pas présent
au groupe de discussion. Il airme sa préférence
pour l’artiste. Il aime les créations de Violeta Parra
premièrement à cause de sa poésie, deuxièmement
car « bien que sa voix ne soit pas agréable et qu’elle
157
Auditeurs en exil
ne se détermine pas par une musicalité, c’est-àdire une musicalité bourgeoise comme celle qu’on
apprend formellement, elle crie, elle dérange, elle
déchire l’âme » (c’est moi qui souligne). Troisièmement, elle collecte des chansons traditionnelles
du peuple et les met en valeur : « C’est ramasser ce
qui est dans l’âme des autres ». Finalement, Violeta Parra était communiste, mais elle n’a jamais
privilégié l’urgence sur l’importance [02].
Les attentes de l’auditeur et leurs
représentations
La référence parfois excessive à Violeta Parra
m’amène à un deuxième noyau thématique, portant sur la nature de la réception de cette musique
chez les auditeurs. Je me demande, à quoi s’attendent-ils ? Quel est le rôle du son et celui de
l’histoire dans leurs valorisations de « Gracias a
la Vida » ? Le phénomène le plus attirant serait, à
mon avis, la presque immédiate égalisation entre
l’œuvre et l’artiste.
Ni la chanson ni Violeta Parra ne furent bien
accueillies au moment de la création. Certains auditeurs reconnaissent que, lors de leur stage au Chili,
ils n’aimaient pas cette musique sous prétexte qu’ils
la trouvaient trop « folklorique et monotone ». Il est
intéressant de voir la double mise à l’écart de « Gracias a la Vida ». En premier lieu, dans le boom posthume au sein de la NCCh, mouvement dans lequel
Violeta Parra devint une igure emblématique. En
second lieu, avec le début de l’exil, car, comme je l’ai
observé dans le cas de plusieurs Chiliens habitant à
Montréal, l’intérêt pour certains répertoires musicaux et autres traditions nationales commence ou
bien s’intensiie signiicativement en exil, participant du processus de construction communautaire
et de la reconstruction d’un univers symbolique
individuel. La musique de Violeta Parra fait partie
de ces répertoires.
Si à partir des deux « moments » soulignés, soit la
mort de Parra et le début de l’exil, la réception de
la chanson s’intensiie chez certains auditeurs, je
me demande comment se situe cette musique à ces
moments et comment ses signiications sont articulées. Par exemple, Fairley, qui commente la position d’autres auteurs sur ce sujet, rappelle l’efet du
premier événement sur la chanson :
« Il est légitime de débattre des analyses rétrospectives
d’Agosin et Boltz-Blackburn de ‘Gracias a la Vida’
de Parra : en interprétant les paroles de la chanson
après sa mort, on peut y lire une élégie ou un adieu.
Et pourtant, à l’époque de son écriture, alors qu’elle
était bien vivante, on pouvait y voir de l’espoir et de la
confiance 27. » (Fairley, 1992 : 367)
Volume ! n° 10-1
Dans la première ronde de commentaires à propos
de la chanson écoutée, la discussion se concentre
exclusivement sur Violeta Parra. En fait, la première intervention d’un participant établit une
comparaison entre Parra et un autre artiste (Víctor
Jara) en les présentant comme des igures clés de
l’histoire culturelle chilienne 26. Ce que je veux
souligner, c’est un premier niveau de réception où
celle-ci se concentre sur l’artiste, où la chanson
agit comme indice de la personne qui l’a créée, et
ce, même si la version qu’on écoute est interprétée
par une autre voix. Ainsi, dans ce cas, un lien inébranlable entre musique et compositrice est révélé,
étant donné que l’admiration que cette dernière
suscite charge « Gracias a la Vida » d’une valeur
inestimable.
158
Volume ! n° 10-1
Laura Francisca Jordán Gonzalez
Alors, que se passe-t-il avec la réception en exil ? Le
fait que, parmi toutes les chansons de Parra, ce soit
celle-ci qui soit la préférée chez ce groupe d’exilés,
me paraît très signiicatif car ‘Gracias a la Vida’ ne
fait pas partie des chansons les plus « engagées » de
l’artiste, comme l’a remarqué Bernstein :
Mais d’un autre côté, cette chanson est devenue,
selon leurs dires, une carte d’identité du Chilien
face au monde, même si les paroles sont comprises
comme universelles, la prépondérance de la igure
de l’artiste et tout ce qui l’entoure font que cette
chanson est une manifestation propre du national.
« L’une de ses dernières chansons et en même temps
l’une des plus populaires, ‘Gracias a la Vida’ transcende
pourtant ses œuvres plus manifestement politiques.
Une chanson à la simplicité fallacieuse, qui est devenue
l’hymne de la nueva canción à travers toute l’Amérique
latine 28. » (Bernstein, 2004 : 170)
« Merci à la vie de sauver la vie », de cette façon,
d’après un participant, on résume l’adéquation de
la chanson avec les Chiliens exilés. Dans le groupe
de discussion, la reconnaissance est grande pour
les opportunités ofertes par l’exil. Les participants remercient la possibilité d’apprendre une
autre langue, de continuer leur vie, de reconstruire leur famille. Dans leurs récits, on remarque
une gratitude permanente envers les avancées du
gouvernement de Salvador Allende, qui, malgré
la nostalgie du propos, se constitue en miroir des
succès et des échecs chiliens. Dans leurs propos,
on découvre une lointaine frustration, que l’on
peut observer dans les pratiques d’écoute du deuxième exemple musical de cet article, « Vuelvo ».
Alors, d’où vient l’importance de « Gracias a la
Vida » chez ce groupe d’exilés ? J’ai déjà expliqué, d’abord, l’énorme valeur que ces auditeurs
accordent aux paroles de la chanson, puisqu’elles
relètent la complexité d’une vie de soufrance, en
dépit d’une vie envers laquelle ils sentent une profonde identiication mêlée de frustration. Ensuite,
ils démontrent leur empathie pour Violeta Parra,
puisque cette pièce synthétise l’échec qu’elle subit,
et est en même temps identiiée comme l’une des
plus belles chansons de l’artiste. Enin, si « Gracias a la Vida » était considérée comme une pièce
fondamentale de la Nueva Canción en Amérique
latine (Manuel, 1990 : 70 ; Cormier, 1999 : 28),
elle serait même devenue, selon Joan Baez, l’hymne
clandestin des peuples vivant sous les dictatures en
Amérique latine (Fairley, 1992 : 369).
Cependant, la dimension prédominante parmi
tous les discours sur la valeur et la signiication de
« Gracias a la Vida » est reliée à son énorme capacité de provoquer une identiication chez l’auditeur.
D’un côté, ladite « universalité du message » expliquerait sa faculté de « représenter » l’être humain.
« Vuelvo »
« Vuelvo » est une pièce intrinsèquement reliée
à l’histoire de l’exil, y compris l’exil musical,
puisqu’elle ne fut pas seulement conçue et
enregistrée en exil mais qu’elle a pour thèmes
centraux le phénomène de l’exil et du retour.
Patricio Manns écrivit le poème lors d’un stage à
Rome en 1978, où l’ensemble Inti-Illimani, dirigé
par Horacio Salinas, le musicalisa, puis au moment
de l’enregistrer en 1979 pour son disque Canción
para matar una culebra.
159
Auditeurs en exil
La structure métrique du poème combine diférents types de rimes entre ses vers octosyllabiques.
On trouve une réminiscence du schème poétique
de la décima, très répandue dans les traditions
dites folkloriques en Amérique latine, soit des
rimes ordonnées : a b b a a c c d d c, schème qui est
utilisé spéciiquement dans la deuxième strophe.
Vuelvo hermoso, vuelvo tierno
Vuelvo con mi esperadura,
Vuelvo con mis armaduras,
Con mi espada, mi desvelo,
Mi tajante desconsuelo,
Mi presagio, mi dulzura,
vuelvo con mi amor espeso,
Vuelvo en alma
Y vuelvo en hueso
A encontrar la patria pura
Al pie del último beso.
Je reviens beau, je reviens tendre,
je reviens avec mon espoir ferme,
je reviens avec mes armures,
avec mon épée, mon dévouement,
ma désolation finale,
mon présage, ma douceur,
je reviens avec mon amour profond,
je reviens en chair
et je reviens en os
pour retrouver la patrie pure
à la fin du dernier baiser 29. (Manns, 2004 : 222-223)
La plupart de ces instruments ne sont pas présents dans la musique traditionnelle chilienne ;
ils viennent plutôt de Colombie et du Vénézuela
(cuatro, tiple et maracas), d’Amérique centrale,
des Caraïbes (claves) et du Mexique (guitarron).
La présence de ces multiples instruments génère
une ambiance spéciale, en raison du mélange
de timbres qui amène l’auditeur à imaginer un
espace indéini du continent, plongé dans la
nature, habituellement un espace sauvage. Dans
l’interlude instrumental, où le tiple devient protagoniste, l’intervention du toctoc fonctionne
comme un vrai musème (Tagg, 1979 : 70-79,
102-154) : son timbre et lemotif rythmique qu’il
joue rappellent le galop du cheval (01 : 45). Voir
la igure 5.
La formation instrumentale de « Vuelvo » est un
excellent exemple de l’hybridation pratiquée par
les musiciens de la NCCh,
tout particulièrement IntiIllimani. Ils incorporent les
instruments suivants : guitare,
cuatro, tiple, guitarron mexiFigure 5 : « Vuelvo », toctoc, musème, « galop du cheval ».
cain, maracas, claves et toctoc.
Volume ! n° 10-1
Si la chanson parle du retour et que ses instruments renvoient l’auditeur à une place lointaine
et naturelle, une image prototypique de l’Amérique latine, je dirais que la musique communique idèlement l’esprit du poème original. Dans
le récit, le retour ne serait pas à un lieu confortable, mais à un espace de lutte que le narrateur
devrait afronter. Il s’agit de la terre inéluctablement transformée où l’exilé devrait retourner. Le
galop suggère le mouvement, l’action de retour.
Les dialogues produits entre le tiple et les maracas (00:48) (dont le rythme est montré dans la
160
Laura Francisca Jordán Gonzalez
igure 6) qui apparaissent comme un échange
nerveux au milieu de la pièce, rendent compte de
la nature dynamique de l’exploit et des troubles
reliés à l’aventure que signiie le retour.
Figure 6 : « Vuelvo », maracas.
Volume ! n° 10-1
Si l’une des procédures habituelles de la NCCh est
de rassembler des instruments d’origines diverses
et de les faire sonner ensemble de telle manière
que son agencement paraisse « naturel », il est bon
de souligner que le public chilien est tellement
habitué à ce type de mélange qu’il y retrouve le
son « chilien ». Il est évident que d’autres aspects
sonores aident à expliquer la « chilénisation » des
instruments par leur usage, les combinaisons spéciiques que les musiciens cherchent et la particularité des voix.
Le traitement des voix comporte des traits particuliers. Premièrement, le timbre distinctif du
chanteur José Seves ressort au premier plan. Son
chant possède des aspects caractéristiques, tels
que l’utilisation des exclamations et des accentuations grognées. Il accentue la prononciation
des consonnes fricatives, comme le [v] et le [s].
En même temps, il a une tendance à appuyer le
début des syllabes et efectuer ultérieurement un
diminuendo, ce qui donne une diction très claire
des paroles et un cachet parlé au chant. Cet efet
est remarqué à travers une prononciation exagérée
de la consonne vibrante [r]. Le premier trait identiié, celui d’une performance vocale spéciique du
chanteur principal, met en relief une déclamation
spéciale du texte qui invite les auditeurs à porter
attention à ce que le narrateur dit. La structure
mélodique est complexe, hautement lyrique,
ce qui permet une emphase
majeure dans les mots. Voir la
igure 7.
Deuxièmement, on retrouve la
participation d’un groupe de
voix masculines qui appuient
le récit du chanteur. La sonorité de ce groupe
d’hommes chantant à l’unisson est devenue un
trait de certains ensembles de la NCCh, notamment d’Inti-Illimani et Quilapayún. Le chant
massif et à l’unisson rappelle que la cause est
communautaire, qu’on ne parle pas d’une histoire
individuelle, mais que inalement ils sont tous,
autant les musiciens que les auditeurs potentiels,
représentés dans la voix du narrateur. Troisièmement, l’enregistrement permet d’écouter les voix
des chanteurs à proximité, comme s’ils murmuraient à l’oreille des auditeurs. Le son est sec, apparemment dépourvu d’efets électro-acoustiques.
Je remarque une assez bonne qualité d’enregistrement et je soupçonne que l’austérité sonore a pour
but de maintenir l’intimité de la chanson.
La mélodie commence avec une cellule rythmique qui se répète, élément qui permet de
présenter l’énonciation, d’attirer l’attention des
auditeurs. Ensuite, l’hémiole donne une impulsion importante en aidant à préserver la luidité
de la mélodie. En fait, l’hémiole joue le rôle de
catalyseur du mouvement, cette forme rythmique étant directement reliée aux danses folkloriques et populaires en Amérique latine, dont
161
Auditeurs en exil
Figure 7 : « Vuelvo », fragment vocal et accords.
En ce qui concerne l’harmonie, on peut remarquer
une progression qui descend par quintes, rappelant
le caractère « professionnel » des ensembles les plus
importants de la NCCh, comme Inti-Illimani,
dans lequel les musiciens cherchent à proposer des
formules musicales « plus élaborées » en gardant
des éléments de racine folklorique.
Un dernier élément à souligner est l’apparition, à
la in de la pièce, d’un motif de cueca joué par le
même instrument du galop. Ce musème de cueca,
Volume ! n° 10-1
la cueca. Souvent, son apparition amène les danseurs à poursuivre certains pas. L’hémiole, dans
ce cas, provoque une accélération de la pulsation,
puisqu’on regroupe les six croches de la mesure
par groupes de deux, et l’on marque ainsi trois
pulsations au lieu de deux. Je dirais, alors, que
l’hémiole est porteuse de courage et que ce sentiment s’accorde parfaitement aux besoins communicatifs de la chanson qui annonce le retour
de l’exilé.
162
Laura Francisca Jordán Gonzalez
exempliié dans la igure 8,
arrive comme épilogue, comme
conirmation de l’arrivée dans
la patrie.
Figure 8 : « Vuelvo », toctoc, musème, « cueca ».
Tous ces éléments sonores nous aident à mieux
comprendre l’excellente réception que cette chanson eut parmi les exilés, surtout considérant qu’ils
n’étaient pas toujours enclins aux nouvelles compositions. Néanmoins, la conversation des participants à la discussion s’est concentrée sur d’autres
aspects de la signiication de cette musique.
Volume ! n° 10-1
Durant le déroulement de l’écoute en groupe, plusieurs participants essayèrent de deviner le titre de
la pièce et le nom de l’auteur. Tous ne la reconnurent pas. Ceux qui la connaissent annoncèrent
vite qu’il s’agit de Patricio Manns et plus tard
quelqu’un ajouta que les musiciens sont Inti-Illimani. À la diférence du cas de ‘Gracias a la Vida’,
la conversation tourna autour de l’exil et du retour.
Les participants discutèrent de la tristesse que
la chanson leur inspire. Évidemment, les personnes du groupe ne sont pas rentrées au Chili et
lorsqu’elles se sentent interpelées sur cette question
du retour, elles dessinent leurs propres interprétations de l’histoire qu’elles ont vécue. Le Chili
que les participants quittèrent a peu à voir avec le
pays d’aujourd’hui. De même, leurs transformations personnelles aident à conclure que la seule
relation avec leur terre d’origine est celle imposée
par l’exil : une attention permanente à la situation
nationale et une sorte de rêverie avec laquelle ils
apprirent à vivre à Montréal. Ils s’identiient à la
igure du migrant permanent, « migrant du jour,
migrant toujours » dit l’un d’eux. Le mot qui
leur convient est celui du déracinement : « Nous
sommes déracinés, nous avions des racines, mais
on nous les a volées ».
Pourquoi retourner ou, plutôt, pourquoi rester ?
On observe trois arguments dans leurs discussions. Premièrement, par rapport au début de la
dictature, quelqu’un se souvient de l’ancienne
soif de retour, un désir qui l’a empêché de défaire
ses bagages pendant six ans. À ce moment-là, le
plus grand argument pour rester en exil était le
risque que représentait le fait de s’aventurer dans
un pays gouverné par les militaires, même si une
bonne partie des exilés n’étaient pas oiciellement
proscrits. Deuxièmement, on développe une rancune profonde, produite par l’échec et la douleur
des pertes. La conscience de la transformation
complète de la nation et la répression durant les
dix-sept ans de dictature se déroula parallèlement
à l’adaptation provisoire à la terre d’accueil des
exilés. Le Chili devint alors pour certains d’entre
eux un symbole de la trahison, un endroit qui provoque le refus. Troisièmement, le temps facilite la
reconstitution des familles et la naissance des nouveaux membres du clan. La vieillesse et la descendance sont deux puissantes raisons qui justiient
le fait de rester à Montréal : « Qu’est-ce que nous
allons faire au Chili ? Nous sommes vieux, nos
petits-enfants sont québécois, nous ne connaissons
personne là-bas ».
163
Auditeurs en exil
« Vuelvo », c’est une chanson sur l’exil, pourtant,
selon ce que l’un des participants expliqua, ce que les
auditeurs voulaient écouter en l’exil lors des concerts
les plus importants de la communauté, c’était les
chansons « de toujours ». Ainsi, quand Inti-Illimani
visitait Montréal, ce qu’ils s’attendaient à écouter
étaient les chansons « de l’Inti-Illimani » et non
pas les nouvelles créations. J’observe encore une fois
une rupture entre les choix des artistes et les besoins
des auditeurs, même si les premiers vivent aussi
l’exil et dédièrent plusieurs années aux activités
solidaires avant de se remettre à composer. Quand
les musiciens entreprennent à nouveau la recherche
poétique, ils ne sont pas toujours bien reçus. Peutêtre est-ce l’occasion de rappeler la phrase el pago
de Chile, puisque les propositions nouvelles des
musiciens exilés ne trouvèrent pas à ce momentlà le meilleur des accueils. Il y a alors la nécessité
d’une certaine loyauté des artistes envers le peuple
auquel ils dédient leurs œuvres, un décalage entre
les attentes des auditeurs et les désirs des créateurs 30.
Remarques inales
Cette étude de cas examine l’écoute musicale
chez un groupe d’individus spéciique, situé à un
moment et dans un endroit tout aussi particuliers
Chez ces auditeurs à Montréal, la musique,
avec d’autres formes 31, eut la fonction d’articuler des l’appartenance nationale, latino-américaine, avec l’identité politique de gauche et
l’exil. Pourtant, si l’on présume l’intérêt d’une
« cohérence imaginaire » (Hall, 1994 : 394)
de l’identité culturelle, il parait tout à fait
évident qu’une telle identité ne peut qu’être
polyvoque, contradictoire, diverse et mutable.
En examinant les collections de disques et de
cassettes, ainsi que les émissions de radio, il est
possible d’esquisser les tendances des auditeurs
en ce qui concerne l’écoute individuelle. On y
remarque l’usage d’un répertoire diversiié ainsi
qu’une tendance à reconnaître des pièces préférées par la communauté. Les goûts musicaux des
exilés expérimentèrent des changements au cours
du temps. Si bien que ceux-ci continuent à écouter
avec persévérance certaines musiques « engagées »
produites avant le coup d’État, et d’y apposer de
nouvelles signiications. Des répertoires auparavant méprisés acquièrent aussi une autre valeur en
exil, comme des genres de musique reliés à la danse
et la sociabilité. Plus spéciiquement, le besoin de
reconstruire une appartenance territoriale en exil
Volume ! n° 10-1
Face à la diiculté de rentrer, demeurent la
mémoire et l’appartenance culturelle. La
musique, disent-ils, est un élément de la culture
nationale qu’on doit transmettre aux petits
enfants, « que nous conservons la langue,
qu’ils connaissent nos traditions, qu’ils sachent
qu’une partie de leur histoire est chilienne ».
– les Chiliens exilés à Montréal au cours de la dernière dictature militaire. Au début, la seule observation de la perspective des auditeurs paraissait un
objectif pertinent et suisant, étant donné que la
plupart des recherches qui abordent l’exil musical
chilien se sont penchées sur la perspective de la
création musicale, à savoir la production des artistes
chiliens en exil (Bessière, 1980 ; Clouzet, 1975 ;
Fairley, 1989 ; Gavagnin, 1986), avec certaines
exceptions néanmoins (Knudsen, 2001 et 2006).
164
Laura Francisca Jordán Gonzalez
permet d’inclure davantage de sonorités latinoaméricaines diverses à l’éventail des musiques
considérées propres. Quant aux créations faites
en exil, elles trouvèrent une réception hétérogène
chez les auditeurs, car ils préféraient d’ordinaire
d’anciennes chansons renommées. Toutefois,
l’examen des pièces créées pendant la dictature à
l’extérieur du Chili révèle que certaines représentations de l’exil arrivent à articuler aussi des signiications profondes chez ces derniers auditeurs.
Volume ! n° 10-1
L’étude de ‘Gracias a la Vida’ et de « Vuelvo » met
ainsi en lumière le fait que les écoutes articulent
une complexité de signiications, dans le processus de valorisation de certaines musiques. En ce
sens, le rapport établi entre les discours des participants et le son, à travers l’analyse musicale,
permet de montrer comment les signiications se
trouvent imbriquées à ces multiples dimensions,
notamment ce que les paroles « racontent », les
événements auxquels la création et l’écoute sont
associées, la personne incarnée par l’artiste ainsi
que la dimension sonore en elle-même. Ces pièces
parviennent à « représenter » un Chili depuis
l’écoute, à travers l’évocation d’une terre lointaine
dans le temps et l’espace, et l’établissement de liens
avec elle, par le biais de l’activité solidaire et un
sentiment d’appartenance. D’après l’écoute et la
discussion en groupe, autant les pensées autour
de la vie (« Gracias a la Vida ») que l’exposé sur
l’âpreté de la réalité du déracinement (« Vuelvo »),
articulent chez ces auditeurs la matérialisation de
leurs propres expériences humaines, universelles
et particulières, dont l’expérience radicale de leur
exil.
165
Auditeurs en exil
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167
Auditeurs en exil
Notes
1. Cet article est une version abrégée et adaptée du
VIIIe chapitre de mon mémoire de maîtrise en musicologie « La musique des Chiliens exilés à Montréal
pendant la dictature (1973-1989). La création de
musiques de la résistance politique et la réception
des auditeurs dans l’exil », Université de Montréal,
2010. Une version plus réduite a obtenu le Prix du
meilleur essai présenté lors du Congrès annuel de
l’Association canadienne des Hispanistes en 2010.
En raison du caractère confidentiel des données,
les noms des participants furent substitués par des
numéros de 01 à 20, d’une telle sorte que la source des
citations est indiquée entre parenthèses, par exemple
[09].
2. J’utilise ici le mot « exilé » dans un sens large, pour
réunir les diverses personnes qui sont arrivées à Montréal en raison du coup d’État, soit à cause de la persécution, soit à cause de la crise économique associée.
De plus, je pars de la base que tous ces exilés se sont
rencontrés pour construire une communauté de concitoyens et que cette communauté s’est configurée grâce
aux diversités de ses membres.
4. Il s’agit d’une des questions posées au cours d’entrevues individuelles d’environ une heure.
5. Événement social habituel en Amérique du Sud, qui
réunit des musiciens, des poètes et le public. Il consiste
en un spectacle artistique développé dans un petit
6. J’utilise une définition de l’identité culturelle proposée
par Stuart Hall, comprise comme une « “production”
which is never complete, always in process, and always
constituted within, not outside, representation ».
(1994 : 392)
7.
Danse de couple, populaire dans divers pays d’Amérique du Sud. Au Chili, elle est considérée comme
la danse nationale. Elle représente la conquête
amoureuse d’une femme (china) par son cavalier
(huaso).
8 . Violeta Parra fut une chercheuse autodidacte, compositrice, chanteuse et artiste qui est largement reconnue pour sa contribution au domaine du folklore
chilien et à la soi-disant musique populaire de racine
folklorique.
9. Genre et mouvement de musique populaire chilienne,
faisant partie de la Nueva Canción latino-américaine. Ses origines remontent aux années 1960,
en lien avec les mouvements sociaux et politiques
du continent. On le considère comme un genre
de musique engagée. Musicalement parlant, il se
caractérise par l’hybridation de diverses traditions
musicales latino-américaines, l’usage d’un instrumentarium éclectique, ainsi que par la participation
de musiciens savants. Les artistes les plus connus de
la Nueva Canción Chilena sont Víctor Jara, Isabel
Parra, Ángel Parra, Patricio Manns, Quilapayún et
Inti-Illimani.
10. Genre de musique populaire chilienne relié aux
genres états-uniens de la pop et du rock and roll. Il
se développe au cours des années 1960 à l’aide d’une
forte médiatisation. Ses musiciens deviennent des
idoles de la jeunesse, dont Peter Rock, Luis Dimas et
Los Red Juniors.
Volume ! n° 10-1
3. À partir de 1973 le mouvement migratoire du Chili
au Québec a subit une forte croissance dû, notamment, au coup d’État et la subséquente persécution
politique. Cette tendance migratoire, qui a inclus
autant la demande de refuge politique que la migration dite économique, a continué pendant toute la
période de la dictature militaire chilienne, c’est-àdire, de 1973 à 1989. Dans cette période, on compte
environ 6 500 Chiliens immigrants dans la Province
de Québec, arrivant dans la ville de Montréal pour la
plupart d’entre eux. (cf. Del Pozo, 2009).
endroit d’ambiance familiale où on sert de la nourriture typique, tel que du vin et des empanadas.
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Laura Francisca Jordán Gonzalez
11. Genre de musique populaire chilienne né au début
des années 1960 comme une branche renouvelée
des anciens ensembles de huasos de la música típica.
Celui-ci introduit des arrangements musicaux plus
éloignés du son folklorique, se rapprochant aux codes
de la musique pop. Los Cuatro Cuartos et Las Cuatro
Brujas sont parmi les artistes du neofolklore.
12. Coalition de partis de centre-gauche et de gauche créée
en 1969, et ayant porté Salvador Allende au pouvoir en
septembre 1970 [NdE].
Volume ! n° 10-1
13. Parmi les titres les mieux reçus chez les auditeurs
on trouve : « Gracias a la Vida », « Volver a los 17 »,
« Rin del angelito » de Violeta Parra ; « El pueblo
unido jamás será vencido » de Sergio Ortega et
Quilapayún ; « La muralla », « A la mina no voy »
et « La batea » de Quilapayún ; « Venceremos » de
Sergio Ortega et Inti-Illimani ; « Vuelvo » de Patricio Manns et Inti-Illimani ; « L’internationale » de
Pierre Degeyter ; « Ni chicha ni limoná » de Víctor
Jara ; « Te doy una canción » de Silvio Rodríguez ;
« Yo pisaré las calles nuevamente » de Pablo Milanés ;
« Todo cambia » de Julio Numhauser, interprétée par
Mercedes Sosa; « Yo te nombro libertad » de Gian
Franco Pagliaro, interprétée par Nacha Guevara ;
« Río Manzanares » du folklore vénézuélien, interprétée par Isabel et Ángel Parra.
14. Gavagnin indique que l’ancien DICAP, une marque qui
produisait une grande partie des albums de la NCCh
au Chili, se réinstalla en Europe sous d’autres marques
comme Zodiaco (Italie), Movieplay (Espagne), Pathé
Marconi et Le Chant du Monde (France). Il signale
également qu’Inti-Illimani travailla avec EMI en Italie
jusqu’en 1985 (1986 : 311-312).
15. Notamment les morceaux « Himno socialista », « Marsellesa socialista », « Himno de la JC ».
16. La Radio communautaire et multilingue Centre-Ville
a vu le jour dans les années 1970, son objectif étant
de « produire des émissions de qualité qui suscitent
réflexion et servent à la promotion des droits des
diverses communautés montréalaises privées d’espace
d’expression au sein des Médias traditionnels » (Radio
Centre-Ville, 2010-2011, 24-07-2012).
17. Pour plus de renseignements sur la participation de Benjamín Mackenna dans le gouvernement, cf. Donoso,
2009 : 35 ; Rojas, 2009 : 53-57 ; Jordán, 2009 : 86-90.
18. Traduction vers le français de Normand Raymond.
19. Traduction libre du fragment suivant : « Recibir el pago
de Chile es simplemente sufrir la ingratitud de quienes
han recibido un servicio provechoso, no sólo siendo ignorados o ninguneados, sino incluso castigándoles y maltratándoles cuando se puede prescindir de sus valiosísimos
servicios » (General Gato, 2008, 02-07-2010).
20. Petite note d’agrément frappée très rapidement devant
une note principale, en particulier au clavecin [NdE].
21. Petite note d’agrément hors mesure, étrangère à l’accord avec lequel elle est entendue et sur laquelle prend
appui la note principale qu’elle met en valeur [NdE].
22. L’auteur considère ce « terme musical » comme l’un
des plus utilisés du langage musical [sic], faisant référence à la musique savante européenne et en donnant
de nombreux exemples (Cooke, 1989 : 146-150).
23. Deschenes décrit cette idée sur l’artiste de la manière
suivante : « l’artiste, d’une certaine manière, a une proéminence psychosociale que les gens du commun n’ont
pas et ne peuvent avoir. Il transcende la quotidienneté »
[« the artist somehow has a psychosocial prominence that
the commoner does not and can not have. He is somehow
above everyday commonalty »] (Deschenes, 1998 : 144).
24. Le rasgueo est la manière spécifique de plaquer des
accords sur un instrument à cordes.
25. L’accordage des cordes du charango est, en ordre descendant, mi, la, mi, do, sol.
26. Víctor Jara est probablement la figure de la NCCh la
plus connue internationalement, non seulement grâce
à ses nombreuses chansons « engagées », mais surtout,
tragiquement, du fait de son emprisonnement, de la
torture à laquelle il fut soumis et de son assassinat par
des militaires quelques jours après le coup d’État en
1973 (cf. Bessière, 1980 : 27-35).
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Auditeurs en exil
27. « Discussion of Agosin and Boltz-Blackburn’s hindsight
analysis of Parra’s ‘Gracias a la Vida’ is pertinent : interpreting the song’s words after her death, it can be taken
as an elegy or a farewell. Yet at the time it was written,
when she was very much alive, it could be taken as ‘ hopeful’ and ‘confident’. » (Fairley, 1992 : 367)
28. « One of her last and most popular songs, ‘Gracias a la
Vida’, however, transcends her overtly political works. A
deceptively simple love song, it became an anthem of the
nueva canción movement throughout Latin America. »
(Bernstein, 2004 : 170)
29. Traduction vers le français de Normand Raymond.
30. Ce sujet a été partiellement traité, de la perspective des
musiciens, dans Carrasco, 2003 et Santander, 1983.
31. L’objectif de participer comme communauté au mouvement international de solidarité avec le Chili est
sans doute l’un des moteurs les plus importants de la
pratique musicale en exil. De même, le besoin de se
rejoindre et de partager des espaces culturels collectifs est aussi un noyau fondamental pour comprendre
les rôles de la musique dans ce contexte particulier.
Pour en connaitre davantage, voir Jordán, 2010.
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