CRITIQUES
au christianisme, il avait écrit un roman policier
assez sombre, Le Jour de grâce, qui se passe par
exception à Amsterdam de nos jours, et à la fin
duquel ce spécialiste des spiritualités orientales
avait dû expliquer en note – ce qui n’est tout de
même pas fréquent dans un roman policier – en
quoi le dénouement en faisait une histoire de
rédemption… En somme, ce n’est pas parce que
la divinité est trop silencieuse que le ciel est vide.
Croire à la rédemption et avant cela l’espérer, ou
faire, si l’on est artiste, le récit d’un rachat (lat.
redimere) dont le signe vient donner un sens aux
existences ordinaires après de lourdes tribulations, c’est accomplir un acte religieux – là où un
athée, un rationaliste ou un libéral déterminé ne
concevrait le salut de l’humanité que par l’amélioration politique, économique et sociale.
À la lumière de ce qui précède, et pour revenir à
Conrad, les éléments fondamentaux que l’on peut
tirer de son œuvre ne paraissent pas suffisamment
compensés par la jolie formule de J. Gray :
L’océan sans dieu a donné aux marins de Conrad
tout ce dont ils avaient besoin, et à Conrad tout ce qu’il
voulait.
À ce compte-là, tous les marins sincères
seraient des athées qui s’ignorent. Le désert est
monothéiste, disait Renan, et on aperçoit l’idée,
à défaut d’adhérer à cette théorie des climats qui
égara les esprits rationalistes pour trois cents ans.
Mais on ne voit pas en vertu de quoi les océans
seraient athées.
Enfin, on peut s’interroger sur la morale
finale, celle de Gray lui-même, qui est une sorte
d’égocentrisme élégant, mais dont toute considération élémentaire de fraternité paraît excessivement absente. C’est une philosophie pour
gens cultivés, et c’est une philosophie elle-même
trop cultivée pour être profondément ressentie
par n’importe quel être humain. Voilà un indifférentisme savant, passablement élitiste, conçu
par le sujet pour se protéger des souffrances que
prodigue ce monde insensé. On comprend donc
fort bien, chez un contemporain, une telle représentation du monde (pour reprendre un terme
schopenhauerien, comme l’est Gray). Mais l’affirmation de Robespierre dans son grand discours
de Frimaire an II m’est ici spontanément revenue
à l’esprit : « l’athéisme est aristocratique » – et ce
n’était pas un compliment, comme on imagine.
Quoi qu’on pense au fond, la qualité du
propos et la simplicité du livre de J. Gray font
recommander sa lecture, et regretter l’absence
de traduction.
Tout y est d’autant plus facilement instructif
que l’absence de rigueur formelle dans le plan
de développement du livre rend sa lecture aisée,
comme un fleuve qui s’écoulerait naturellement
en traversant des paysages malgré tout variés.
Et puis J. Gray, tout en vous apprenant beaucoup, ne vous oblige à rien. Cela est le propre
des esprits bien élevés, dont l’espèce elle-même
se raréfie. Profitons-en donc encore un instant,
puisque la pente de l’époque n’est pas celle-là.
Les mythes de l’antisionisme
YANA GRINSHPUN
Pierre L URÇAT : Les Mythes fondateurs de
l’antisionisme contemporain. (L’éléphant,
Paris-Jérusalem, 2021, 176 pages.)
D
ANS son entretien avec Béatrice Berlowitz,
Vladimir Jankélévitch parlait ainsi de
l’antisémitisme :
Le langage remue des couches profondes et des sédiments nauséabonds où sommeillent les mots de la haine
religieuse et les préjugés immémoriaux. Cette haine s’est
endormie dans les replis et les alluvions de l’histoire. En
parlant, nous réveillons les stéréotypes tombés en léthargie et nous réactivons leur venin ; les radotages accumulés
redeviennent virulents. Le rhéteur déclenche à nouveau
une mécanique faite d’associations, de constellations verbales et d’idées reçues. Le langage, obéissant aux affinités
et résonances qui se créent entre les mots, ne cesse de véhiculer des partis pris venus du fonds des âges. Et ainsi
personne n’est à l’abri de ces glissades : les mots finissent
par s’assembler entre eux de façon presque autonome,
comme si le langage possédait une histoire indépendante
de la nôtre. (…) Plus que d’un langage, il s’agit ici de récitations(1).
(1) Quelque part dans l’inachevé, Gallimard, « Folio essais », 1987, p. 108.
39
CRITIQUES
Pierre Lurçat consacre un livre entier à l’analyse de ces radotages accumulés, répétés inlassablement depuis la création de l’État d’Israël
à nos jours. Par les gouvernements des différents pays, par les hommes politiques, par les
ONG, par l’ONU, par la « communauté internationale », etc. Le titre de son ouvrage reprend
en miroir celui d’un faussaire et négationniste
illustre, Roger Garaudy, Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, conçu et écrit
comme un véritable bréviaire de la haine antijuive. Les analyses minutieuses et documentées
de Lurçat proposées au lecteur montrent de
manière argumentée, rigoureuse et surtout très
claire comment les thèmes essentiels de l’antisionisme contemporain transparaissent à travers les
formules du discours consacrées par les médias
et par les idéologues antisionistes attitrés.
Cet ouvrage est le résultat d’un travail pédagogique de longue haleine, qui s’est nourri d’une
série de cours dispensés par Pierre Lurçat pour
l’Université populaire du judaïsme, et relayée
par Akadem, l’université en ligne consacrée au
judaïsme et à la culture juive.
Le lecteur avisé pourrait se demander à
quoi sert cet énième ouvrage sur l’antisionisme, après les travaux publiés de chercheurs
aussi connus et reconnus que Léon Poliakov, Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano,
Georges Bensoussan ou Robert Wistrich. À
celui-ci, on peut répondre qu’un grand mérite
de ce livre consiste non seulement à synthétiser l’immense savoir de ces chercheurs consacrés, mais aussi à montrer comment un mythe
découle d’un autre et engendre les mythes
suivants. Lurçat montre méthodiquement la
causalité des événements marquant l’histoire
de l’antisionisme et leur lien étroit les uns avec
les autres. On comprend aisément, en le lisant,
que les mouvances antisionistes mondiales se
trouvent en interaction permanente et s’inscrivent dans le tissu des interdiscours puissants
et efficaces.
Cinq mythes
L’ouvrage est divisé en six chapitres analysant
les composantes essentielles de l’antisionisme.
Chaque chapitre aborde un thème essentiel
autour duquel se construit le discours de délégitimation et de diabolisation d’Israël. Cinq des
chapitres sont dédiés aux cinq mythes fondateurs
de l’antisionisme contemporain. L’introduction
est consacrée à la contextualisation historique
40
de l’antisionisme. Ces différentes formes
puisent dans les deux sources principales : la
théologie (chrétienne et musulmane) et l’idéologie (communisme, émancipation, racisme et
aujourd’hui antiracisme, etc.) L’auteur propose
de distinguer entre six formes principales d’antisionisme : contestation de l’existence nationale du peuple juif, contestation du droit des
Juifs à constituer leur État, délégitimation et
diabolisation de l’État d’Israël, contestation
radicale de la politique israélienne et théories du complot dirigées contre « le sionisme »
(« l’Internationale sioniste »).
Pour chacune de ces formes, Lurçat s’efforce
de proposer une définition nuancée et montre
l’interpénétration de ces formes qui aboutissent in fine à une situation où l’antisémitisme
violent d’avant-guerre a été remplacé par sa
forme contemporaine visant à la disparition
de l’État juif. La grande force intellectuelle
de cet ouvrage consiste à proposer un véritable modèle d’intelligibilité de l’antisionisme
contemporain.
La « naqba », le « génocide du peuple palestinien », « l’apartheid », « le Shoah Business » et
« la souffrance du peuple palestinien » sont des
mythologèmes dont la construction obéit à un
triple procédé : substitution, inversion et désinformation. Lurçat s’appuie sur ces trois principes organisateurs qui sous-tendent la création et la diffusion du narratif propagandiste
anti-israélien et qui permettent l’articulation
de récits en une grande narration officielle.
Le principe de substitution
Le principe de substitution, dont Lurçat
montre le fonctionnement moderne, découle de
la « théologie de la substitution » qui commence
avec l’apôtre Paul, pour qui le Nouvel Israël (Verus
Israël) doit remplacer l’ancien. Cette idéologie
de la substitution traverse des siècles et aboutit à
son apogée dans le Coran. Elle survit aujourd’hui
dans le récit palestinien contemporain, qui a
été construit au sein des régimes communistes,
notamment soviétique, alliés aux islamistes. Le
nouvel Israël pour l’Occident aujourd’hui est le
peuple souffrant, « le peuple palestinien ». En
montrant le fonctionnement de la substitution,
Lurçat s’inspire des analyses de Trigano(2) et passe
en revue le mythe du « génocide » du peuple
(2) S. Trigano, Les Frontières d’Auschwitz, Hachette, « Le Livre de poche »,
2005.
CRITIQUES
palestinien, et le massacre de Sabra et Chatila,
en portant une attention particulière aux étapes
de la construction du récit mythologique antijuif. Comme dans la théorie de la substitution,
la nouvelle loi abolit l’ancienne, l’Église abolit
la Synagogue, le Coran abolit les deux, la Naqba
abolit la Shoah, le peuple palestinien abolit le
peuple juif, car c’est lui qui fonctionne comme
Verus Israël. Toute l’argumentation de ceux qui
ont construit le mythe de la Naqba est fondée
sur la substitution accompagnée de la rétorsion du sens du mot « naqba », utilisé pour la
première fois pour parler des problèmes endogènes au monde arabe. Lurçat en rend compte
dans son étude documentée et savante, en citant
précisément les sources.
Le principe d’inversion
Ce procédé discursif et rhétorique découle du
principe de substitution. L’inversion consiste à
accuser le sionisme au nom de la Shoah, à inverser les rôles des persécutés et des persécuteurs,
des meurtriers et de leurs victimes, et à mettre
en place le dispositif efficace qui permet de
construire l’infinité des mythologèmes. Lurçat
montre clairement les mécanismes de l’inversion en analysant le mythe de la Naqba et celui
du « Shoah Business ». Il montre comment,
dans la doxa antisioniste, les Juifs ont progressivement pris la place des nazis en ce qu’ils
traiteraient les Palestiniens comme ils ont été
eux-mêmes traités pendant la Seconde Guerre
mondiale. La « Naqba » remplace désormais la
« Shoah », les Juifs remplacent les nazis et les
Palestiniens, les Juifs. La substitution et l’inversion vont de pair, dans la construction du
narratif, où Israël devient un obstacle à l’établissement d’un nouvel ordre international.
Le principe de désinformation
En 2002, Georges-Élia Sarfati écrivait dans
L’Antisionisme :
La « désinformation » dont use l’antisionisme
constitue, dans le champ ouvert des sociétés dites « de
communication », le prolongement de l’enseignement
du mépris dans les sociétés fermées (dans lesquelles l’inculcation de la morale sociale dépend du point de vue
des traditions). Il n’y a donc qu’une différence de degré,
en termes d’échelle et de moyens, entre le catéchisme
antijuif, la propagande antisémite, et la désinformation
antisioniste(3).
Lurçat prend des exemples concrets de la
désinformation, en montrant comment le
matraquage discursif couplé avec les mensonges
les plus éhontés trouvent un terrain fertile tant
dans le discours médiatique que dans le discours
politique européen. Un exemple flagrant du
fonctionnement de la désinformation est celui
de la raison d’être de l’État d’Israël. On lit et
on entend souvent qu’Israël ne serait que la
conséquence de la Shoah ; c’est une assertion
courante, y compris parmi les sympathisants
d’Israël. Même Emmanuel Macron est allé
jusqu’à colporter cette aberration historique à
Jérusalem. Or, Israël n’est pas né à cause à la
Shoah : Israël est né en dépit de la Shoah. Cette
dernière a menacé la formation de l’État d’Israël,
comme le montrent les historiens.
La désinformation (qui n’est que mensonge,
lorsqu’elle est délibérée), peut aussi être la base
de la construction mythique. Le grand théoricien
de la substitution palestinienne, Edward Saïd,
dont l’ouvrage phare, L’Orientalisme. L’Orient
créé par l’Occident, a galvanisé de nombreux
pourfendeurs d’Israël, a construit sa biographie
sur le mensonge. Né au Caire, il se présente
comme enfant de Jérusalem pour mieux appuyer
l’ethos de victime des « atrocités israéliennes »,
et dépeint la Palestine avant la création d’Israël
comme une oasis de paix dont il aurait été chassé
par les soldats juifs. Cela lui permet de construire
la mythologie de l’exil. Ainsi, en désinformant
délibérément ses lecteurs, Saïd participe à une
propagande victimaire très puissante, dont les
conséquences sont meurtrières non seulement
pour les Juifs, mais aujourd’hui aussi pour les
Occidentaux.
Il en est de même avec l’usage de la formule
« apartheid » et ses avatars. Lurçat déconstruit
patiemment toute l’argumentation fragile et
mensongère autour de cette notion clef, devenue
le slogan phare des antisionistes. Il passe en
revue la manière dont les conférences de Durban
successives s’en sont servies pour appeler à la
destruction d’Israël.
La dimension métaphysique
L’idée de la dimension métaphysique de l’antisionisme a été développée par de nombreux
(3) L’Antisionisme. Israël/Palestine aux miroirs d’Occident, Berg, 2002.
41
CRITIQUES
penseurs. Lurçat l’aborde en analysant l’exemple
du massacre de Sabra et Chatila, « enjuivé »
selon l’ironique remarque de Paul Giniewski.
Le massacre des réfugiés palestiniens par les
phalangistes chrétiens au Liban entre le 16 et
le 18 septembre 1982 a été présenté par les
médias européens et américains comme un
crime commis par l’armée israélienne, dont
Sharon aurait été le principal responsable. Or,
ce massacre fut commis à l’instigation du chef
des services secrets libanais, Elie Hobeika.
Mais les médias occidentaux et arabes ont
construit un narratif à dimension métaphysique en taisant les circonstances de ce drame.
Des artistes, des intellectuels, des musiciens
et des acteurs politiques ont largement nourri
ce récit sans rien y connaître, en ayant en tête
la seule connaissance de la culpabilité originelle d’Israël dans les malheurs du monde. Un
remake de Guernica de Picasso, intitulé « Sabra
et Chatila », est exposé à la Tate Modern, à
Londres. L’artiste, Dia al-Azzawi, s’est inspiré
de Quatre heures à Chatila de Jean Genet. Ce
texte a également inspiré un spectacle de danse
monté par Max Diakok. Ainsi, le terrain antijuif, bien préparé depuis des siècles, a pu se
nourrir d’une construction qui dépasse toute
rationalité argumentée et agit d’une manière
puissante sur l’imaginaire des foules.
Les Juifs antijuifs
Dans la deuxième partie de son livre, Lurçat
aborde également la grande question de savoir
pourquoi l’antisionisme séduit. Et il propose des
réponses très nuancées à cette énigme. Après
avoir montré et expliqué différentes formes
d’antisionisme qui existent aujourd’hui sur le
marché idéologique, il distingue entre l’antisionisme exogène et l’antisionisme endogène, celui
qui est professé par des Juifs au nom de leur
judéité. Il remarque avec perspicacité qu’on
trouve divers types de discours antisionistes
parmi les intellectuels juifs européens et israéliens. Ces discours, dont certains pourraient
presque être qualifiés d’antisémites, varient en
intensité et en argumentation. Par exemple,
les « nouveaux historiens israéliens » qui s’inscrivent dans le paradigme de la déconstruction de l’État-nation professent l’antisionisme
politique en mettant en cause les fondements
même de l’existence de l’État Juif. Tel est le
cas d’Ilan Pappe, Shlomo Sand, Ella Shohat
et Tanya Reinhart (ces deux dernières ne
42
sont pas historiennes ; l’une est sociologue et
l’autre linguiste, mais elles sont israéliennes et
farouchement antisionistes dans leurs prises
de position publiques). Tel est aussi le cas de
Norman Finkelstein, l’inventeur et le propagateur
d’un des mythes les plus néfastes et les plus populaires aujourd’hui dans les milieux anti-juifs, celui
de « l’industrie de la Shoah ». Lurçat dédie une
dizaine de pages à l’analyse de ces discours et de
leurs auteurs qui consacrent le révisionnisme de
l’histoire du sionisme. Un rôle particulier dans la
diffusion de l’antisémitisme est joué en France
par l’UJFP (Union juive française pour la paix),
très active dans la dénonciation d’Israël.
Lurçat avance deux hypothèses pour expliquer ce phénomène des Juifs antijuifs. La
première consiste à supposer que l’antisionisme
des militants juifs tient lieu de « religion politique », de la foi acharnée en la vertu de leurs
actions. Souvent les Juifs antijuifs viennent de la
culture politique de la gauche, très marquée par
le marxisme et ses avatars ; ce sont justement
ces avatars qu’ils investissent des pratiques religieuses du reniement pour pallier leur abandon
du judaïsme.
La deuxième hypothèse est d’ordre psychologique. En effet, il est impossible d’analyser
l’antisionisme juif sans s’interroger sur les
soubassements psychologiques des Juifs antijuifs. Lurçat tente de le faire en remarquant
que, dans la plupart des cas, les antisionistes
juifs contemporains sont enfants de rescapés
de la Shoah. L’adhésion au narratif de l’ennemi permet à ces Juifs traumatisés d’échapper au destin collectif juif ou israélien qu’ils
considèrent comme une « malédiction ». En
prenant le récit propalestinien pour argent
comptant et en en devenant les porte-parole,
ils se font attraper dans un double piège. Ces
Juifs pensent adhérer à l’universalisme émancipateur pour lequel tout particularisme relève
du communautarisme éhonté. Mais, d’une
part, ils le font au nom de leur particularité
juive et, de l’autre, ils se trompent en défendant le communautarisme palestinien au nom
des valeurs universelles (qu’ils refusent à leur
propre peuple).
La lecture attentive de ce livre permet non
seulement d’acquérir des connaissances systématiques, mais aussi de saisir le dispositif rhétorique, politique et discursif de la mythologie
antijuive contemporaine. Lurçat maîtrise parfaitement la dialectique complexe du discours
de la haine, souvent camouflé par les procédés
CRITIQUES
de substitution et d’inversion victimaire. Ses
analyses rendent limpides l’alliance entre l’idéologie dominante européenne, qui ne s’est jamais
débarrassée de l’influence soviétique, et les
pires forces régressives du monde arabe.
Malgré le réalisme désabusé et lucide de son
ouvrage, qui montre la violence permanente
des attaques idéologiques, politiques et économiques contre l’État hébreu, Lurçat termine
ses analyses sur un ton optimiste, en rappelant
que rien sur l’échiquier politique n’est figé, ce
dont témoignent les « accords d’Abraham », qui
portent symboliquement le nom de l’ancêtre
légendaire commun des musulmans et des
juifs. Il conclut en soulignant le rôle salutaire
du sionisme politique pour le monde arabe :
contrairement à la mythologie pleurnicharde
de « l’occupation » et au narratif anti-israélien,
le sionisme pourra bénéficier au monde arabe,
comme l’ont compris plusieurs pays du Golfe.
L’amertume involontaire que l’on éprouve
devant tant de haine en lisant ce livre cède
la place à l’espoir véhiculé par l’auteur pour
l’avenir historique et politique d’Israël.
Chiisme et philosophie
PHILIPPE TRAINAR
Christian JAMBET : Le Philosophe et son
guide. Mullâ Sadrâ et la religion philosophique. (Gallimard, « NRF essais », 2021,
400 pages.)
C
H. JAMBEt consacre son dernier ouvrage,
Le Philosophe et son guide, au philosophe et théologien chiite Mullâ Sadrâ
et à sa somme théologico-philosophique,
La Sagesse suréminente dans les quatre voyages
de l’intellect. Mullâ Sadrâ a commencé à rédiger
cette œuvre en 1606 à Kahak, où il s’est réfugié,
et il l’a poursuivie jusqu’à sa mort en 1640 à
Bassora, où l’a appelé le gouverneur de la ville,
Imanqûli Khan, « ami des philosophes ». On
peut encore admirer aujourd’hui la beauté de
la madrassa dans laquelle il enseignait. Dans
son ouvrage, Mullâ Sadrâ substitue à la division traditionnelle de la philosophie en logique,
physique et métaphysique, une division « gnostique » qui file la métaphore du voyage de l’âme.
La première partie est consacrée à l’ascension
de l’âme humaine jusqu’à Dieu (principes de
base de la philosophie et signification de la
métaphysique, question de l’être). La seconde
est dédiée à la pérégrination de l’âme en Dieu
(la nature divine et les attributs divins). La troisième traite du retour de l’âme en ce monde
(relations entre Dieu et le monde, nature, temps,
création et le monde en général). La quatrième
partie, enfin, décrit le pèlerinage de l’âme en ce
monde, en compagnie de Dieu (sotériologie et
eschatologie). Les influences d’Avicenne, de
Sohrawardi, d’Ibn Arabi et des néo-platoniciens qui ont évolué dans l’orbe du chiisme se
font sentir dans l’œuvre de Mullâ Sadrâ. Il s’agit
d’une œuvre philosophique par nature, mais au
service de la religion, en l’occurrence de la religion musulmane. Elle pose la question légitime
de la capacité à faire partager une expérience
religieuse dont l’auteur affirme haut et fort la
nature singulière, en ce sens que la relation à
Dieu est, pour lui, partout et toujours le résultat
d’une expérience « existentielle » particulière,
difficilement objectivable dans un cadre scientifique préconçu.
Science philosophique de la religion
De fait, le projet d’un savoir scientifique sur
les religions se heurte à des difficultés que l’on
ne rencontre pas dans les autres domaines scientifiques. Il pose, tout d’abord, un problème de
partage de la compréhension intime de l’objet
concerné. Les scientifiques ont en général une
connaissance intime de l’objet de leur science
et cette connaissance intime ne pose pas de
problème particulier. Les mathématiciens, les
physiciens, les économistes et les psychologues,
par exemple, n’ont aucun doute sur la vérité
intrinsèque de leur champ de connaissance.
Ils sont certes parfaitement conscients de ses
limites, mais ils pensent qu’il est bon et utile
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