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Les mythes de l'antisionisme

2022, Commentaire n°177

Compte rendu du livre de Pierre Lurçat "Les mythes fondateurs de l'antisionisme contemporain"

CRITIQUES au christianisme, il avait écrit un roman policier assez sombre, Le Jour de grâce, qui se passe par exception à Amsterdam de nos jours, et à la fin duquel ce spécialiste des spiritualités orientales avait dû expliquer en note – ce qui n’est tout de même pas fréquent dans un roman policier – en quoi le dénouement en faisait une histoire de rédemption… En somme, ce n’est pas parce que la divinité est trop silencieuse que le ciel est vide. Croire à la rédemption et avant cela l’espérer, ou faire, si l’on est artiste, le récit d’un rachat (lat. redimere) dont le signe vient donner un sens aux existences ordinaires après de lourdes tribulations, c’est accomplir un acte religieux – là où un athée, un rationaliste ou un libéral déterminé ne concevrait le salut de l’humanité que par l’amélioration politique, économique et sociale. À la lumière de ce qui précède, et pour revenir à Conrad, les éléments fondamentaux que l’on peut tirer de son œuvre ne paraissent pas suffisamment compensés par la jolie formule de J. Gray : L’océan sans dieu a donné aux marins de Conrad tout ce dont ils avaient besoin, et à Conrad tout ce qu’il voulait. À ce compte-là, tous les marins sincères seraient des athées qui s’ignorent. Le désert est monothéiste, disait Renan, et on aperçoit l’idée, à défaut d’adhérer à cette théorie des climats qui égara les esprits rationalistes pour trois cents ans. Mais on ne voit pas en vertu de quoi les océans seraient athées. Enfin, on peut s’interroger sur la morale finale, celle de Gray lui-même, qui est une sorte d’égocentrisme élégant, mais dont toute considération élémentaire de fraternité paraît excessivement absente. C’est une philosophie pour gens cultivés, et c’est une philosophie elle-même trop cultivée pour être profondément ressentie par n’importe quel être humain. Voilà un indifférentisme savant, passablement élitiste, conçu par le sujet pour se protéger des souffrances que prodigue ce monde insensé. On comprend donc fort bien, chez un contemporain, une telle représentation du monde (pour reprendre un terme schopenhauerien, comme l’est Gray). Mais l’affirmation de Robespierre dans son grand discours de Frimaire an II m’est ici spontanément revenue à l’esprit : « l’athéisme est aristocratique » – et ce n’était pas un compliment, comme on imagine. Quoi qu’on pense au fond, la qualité du propos et la simplicité du livre de J. Gray font recommander sa lecture, et regretter l’absence de traduction. Tout y est d’autant plus facilement instructif que l’absence de rigueur formelle dans le plan de développement du livre rend sa lecture aisée, comme un fleuve qui s’écoulerait naturellement en traversant des paysages malgré tout variés. Et puis J. Gray, tout en vous apprenant beaucoup, ne vous oblige à rien. Cela est le propre des esprits bien élevés, dont l’espèce elle-même se raréfie. Profitons-en donc encore un instant, puisque la pente de l’époque n’est pas celle-là. Les mythes de l’antisionisme YANA GRINSHPUN Pierre L URÇAT : Les Mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain. (L’éléphant, Paris-Jérusalem, 2021, 176 pages.) D ANS son entretien avec Béatrice Berlowitz, Vladimir Jankélévitch parlait ainsi de l’antisémitisme : Le langage remue des couches profondes et des sédiments nauséabonds où sommeillent les mots de la haine religieuse et les préjugés immémoriaux. Cette haine s’est endormie dans les replis et les alluvions de l’histoire. En parlant, nous réveillons les stéréotypes tombés en léthargie et nous réactivons leur venin ; les radotages accumulés redeviennent virulents. Le rhéteur déclenche à nouveau une mécanique faite d’associations, de constellations verbales et d’idées reçues. Le langage, obéissant aux affinités et résonances qui se créent entre les mots, ne cesse de véhiculer des partis pris venus du fonds des âges. Et ainsi personne n’est à l’abri de ces glissades : les mots finissent par s’assembler entre eux de façon presque autonome, comme si le langage possédait une histoire indépendante de la nôtre. (…) Plus que d’un langage, il s’agit ici de récitations(1). (1) Quelque part dans l’inachevé, Gallimard, « Folio essais », 1987, p. 108. 39 CRITIQUES Pierre Lurçat consacre un livre entier à l’analyse de ces radotages accumulés, répétés inlassablement depuis la création de l’État d’Israël à nos jours. Par les gouvernements des différents pays, par les hommes politiques, par les ONG, par l’ONU, par la « communauté internationale », etc. Le titre de son ouvrage reprend en miroir celui d’un faussaire et négationniste illustre, Roger Garaudy, Les Mythes fondateurs de la politique israélienne, conçu et écrit comme un véritable bréviaire de la haine antijuive. Les analyses minutieuses et documentées de Lurçat proposées au lecteur montrent de manière argumentée, rigoureuse et surtout très claire comment les thèmes essentiels de l’antisionisme contemporain transparaissent à travers les formules du discours consacrées par les médias et par les idéologues antisionistes attitrés. Cet ouvrage est le résultat d’un travail pédagogique de longue haleine, qui s’est nourri d’une série de cours dispensés par Pierre Lurçat pour l’Université populaire du judaïsme, et relayée par Akadem, l’université en ligne consacrée au judaïsme et à la culture juive. Le lecteur avisé pourrait se demander à quoi sert cet énième ouvrage sur l’antisionisme, après les travaux publiés de chercheurs aussi connus et reconnus que Léon Poliakov, Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano, Georges Bensoussan ou Robert Wistrich. À celui-ci, on peut répondre qu’un grand mérite de ce livre consiste non seulement à synthétiser l’immense savoir de ces chercheurs consacrés, mais aussi à montrer comment un mythe découle d’un autre et engendre les mythes suivants. Lurçat montre méthodiquement la causalité des événements marquant l’histoire de l’antisionisme et leur lien étroit les uns avec les autres. On comprend aisément, en le lisant, que les mouvances antisionistes mondiales se trouvent en interaction permanente et s’inscrivent dans le tissu des interdiscours puissants et efficaces. Cinq mythes L’ouvrage est divisé en six chapitres analysant les composantes essentielles de l’antisionisme. Chaque chapitre aborde un thème essentiel autour duquel se construit le discours de délégitimation et de diabolisation d’Israël. Cinq des chapitres sont dédiés aux cinq mythes fondateurs de l’antisionisme contemporain. L’introduction est consacrée à la contextualisation historique 40 de l’antisionisme. Ces différentes formes puisent dans les deux sources principales : la théologie (chrétienne et musulmane) et l’idéologie (communisme, émancipation, racisme et aujourd’hui antiracisme, etc.) L’auteur propose de distinguer entre six formes principales d’antisionisme : contestation de l’existence nationale du peuple juif, contestation du droit des Juifs à constituer leur État, délégitimation et diabolisation de l’État d’Israël, contestation radicale de la politique israélienne et théories du complot dirigées contre « le sionisme » (« l’Internationale sioniste »). Pour chacune de ces formes, Lurçat s’efforce de proposer une définition nuancée et montre l’interpénétration de ces formes qui aboutissent in fine à une situation où l’antisémitisme violent d’avant-guerre a été remplacé par sa forme contemporaine visant à la disparition de l’État juif. La grande force intellectuelle de cet ouvrage consiste à proposer un véritable modèle d’intelligibilité de l’antisionisme contemporain. La « naqba », le « génocide du peuple palestinien », « l’apartheid », « le Shoah Business » et « la souffrance du peuple palestinien » sont des mythologèmes dont la construction obéit à un triple procédé : substitution, inversion et désinformation. Lurçat s’appuie sur ces trois principes organisateurs qui sous-tendent la création et la diffusion du narratif propagandiste anti-israélien et qui permettent l’articulation de récits en une grande narration officielle. Le principe de substitution Le principe de substitution, dont Lurçat montre le fonctionnement moderne, découle de la « théologie de la substitution » qui commence avec l’apôtre Paul, pour qui le Nouvel Israël (Verus Israël) doit remplacer l’ancien. Cette idéologie de la substitution traverse des siècles et aboutit à son apogée dans le Coran. Elle survit aujourd’hui dans le récit palestinien contemporain, qui a été construit au sein des régimes communistes, notamment soviétique, alliés aux islamistes. Le nouvel Israël pour l’Occident aujourd’hui est le peuple souffrant, « le peuple palestinien ». En montrant le fonctionnement de la substitution, Lurçat s’inspire des analyses de Trigano(2) et passe en revue le mythe du « génocide » du peuple (2) S. Trigano, Les Frontières d’Auschwitz, Hachette, « Le Livre de poche », 2005. CRITIQUES palestinien, et le massacre de Sabra et Chatila, en portant une attention particulière aux étapes de la construction du récit mythologique antijuif. Comme dans la théorie de la substitution, la nouvelle loi abolit l’ancienne, l’Église abolit la Synagogue, le Coran abolit les deux, la Naqba abolit la Shoah, le peuple palestinien abolit le peuple juif, car c’est lui qui fonctionne comme Verus Israël. Toute l’argumentation de ceux qui ont construit le mythe de la Naqba est fondée sur la substitution accompagnée de la rétorsion du sens du mot « naqba », utilisé pour la première fois pour parler des problèmes endogènes au monde arabe. Lurçat en rend compte dans son étude documentée et savante, en citant précisément les sources. Le principe d’inversion Ce procédé discursif et rhétorique découle du principe de substitution. L’inversion consiste à accuser le sionisme au nom de la Shoah, à inverser les rôles des persécutés et des persécuteurs, des meurtriers et de leurs victimes, et à mettre en place le dispositif efficace qui permet de construire l’infinité des mythologèmes. Lurçat montre clairement les mécanismes de l’inversion en analysant le mythe de la Naqba et celui du « Shoah Business ». Il montre comment, dans la doxa antisioniste, les Juifs ont progressivement pris la place des nazis en ce qu’ils traiteraient les Palestiniens comme ils ont été eux-mêmes traités pendant la Seconde Guerre mondiale. La « Naqba » remplace désormais la « Shoah », les Juifs remplacent les nazis et les Palestiniens, les Juifs. La substitution et l’inversion vont de pair, dans la construction du narratif, où Israël devient un obstacle à l’établissement d’un nouvel ordre international. Le principe de désinformation En 2002, Georges-Élia Sarfati écrivait dans L’Antisionisme : La « désinformation » dont use l’antisionisme constitue, dans le champ ouvert des sociétés dites « de communication », le prolongement de l’enseignement du mépris dans les sociétés fermées (dans lesquelles l’inculcation de la morale sociale dépend du point de vue des traditions). Il n’y a donc qu’une différence de degré, en termes d’échelle et de moyens, entre le catéchisme antijuif, la propagande antisémite, et la désinformation antisioniste(3). Lurçat prend des exemples concrets de la désinformation, en montrant comment le matraquage discursif couplé avec les mensonges les plus éhontés trouvent un terrain fertile tant dans le discours médiatique que dans le discours politique européen. Un exemple flagrant du fonctionnement de la désinformation est celui de la raison d’être de l’État d’Israël. On lit et on entend souvent qu’Israël ne serait que la conséquence de la Shoah ; c’est une assertion courante, y compris parmi les sympathisants d’Israël. Même Emmanuel Macron est allé jusqu’à colporter cette aberration historique à Jérusalem. Or, Israël n’est pas né à cause à la Shoah : Israël est né en dépit de la Shoah. Cette dernière a menacé la formation de l’État d’Israël, comme le montrent les historiens. La désinformation (qui n’est que mensonge, lorsqu’elle est délibérée), peut aussi être la base de la construction mythique. Le grand théoricien de la substitution palestinienne, Edward Saïd, dont l’ouvrage phare, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, a galvanisé de nombreux pourfendeurs d’Israël, a construit sa biographie sur le mensonge. Né au Caire, il se présente comme enfant de Jérusalem pour mieux appuyer l’ethos de victime des « atrocités israéliennes », et dépeint la Palestine avant la création d’Israël comme une oasis de paix dont il aurait été chassé par les soldats juifs. Cela lui permet de construire la mythologie de l’exil. Ainsi, en désinformant délibérément ses lecteurs, Saïd participe à une propagande victimaire très puissante, dont les conséquences sont meurtrières non seulement pour les Juifs, mais aujourd’hui aussi pour les Occidentaux. Il en est de même avec l’usage de la formule « apartheid » et ses avatars. Lurçat déconstruit patiemment toute l’argumentation fragile et mensongère autour de cette notion clef, devenue le slogan phare des antisionistes. Il passe en revue la manière dont les conférences de Durban successives s’en sont servies pour appeler à la destruction d’Israël. La dimension métaphysique L’idée de la dimension métaphysique de l’antisionisme a été développée par de nombreux (3) L’Antisionisme. Israël/Palestine aux miroirs d’Occident, Berg, 2002. 41 CRITIQUES penseurs. Lurçat l’aborde en analysant l’exemple du massacre de Sabra et Chatila, « enjuivé » selon l’ironique remarque de Paul Giniewski. Le massacre des réfugiés palestiniens par les phalangistes chrétiens au Liban entre le 16 et le 18 septembre 1982 a été présenté par les médias européens et américains comme un crime commis par l’armée israélienne, dont Sharon aurait été le principal responsable. Or, ce massacre fut commis à l’instigation du chef des services secrets libanais, Elie Hobeika. Mais les médias occidentaux et arabes ont construit un narratif à dimension métaphysique en taisant les circonstances de ce drame. Des artistes, des intellectuels, des musiciens et des acteurs politiques ont largement nourri ce récit sans rien y connaître, en ayant en tête la seule connaissance de la culpabilité originelle d’Israël dans les malheurs du monde. Un remake de Guernica de Picasso, intitulé « Sabra et Chatila », est exposé à la Tate Modern, à Londres. L’artiste, Dia al-Azzawi, s’est inspiré de Quatre heures à Chatila de Jean Genet. Ce texte a également inspiré un spectacle de danse monté par Max Diakok. Ainsi, le terrain antijuif, bien préparé depuis des siècles, a pu se nourrir d’une construction qui dépasse toute rationalité argumentée et agit d’une manière puissante sur l’imaginaire des foules. Les Juifs antijuifs Dans la deuxième partie de son livre, Lurçat aborde également la grande question de savoir pourquoi l’antisionisme séduit. Et il propose des réponses très nuancées à cette énigme. Après avoir montré et expliqué différentes formes d’antisionisme qui existent aujourd’hui sur le marché idéologique, il distingue entre l’antisionisme exogène et l’antisionisme endogène, celui qui est professé par des Juifs au nom de leur judéité. Il remarque avec perspicacité qu’on trouve divers types de discours antisionistes parmi les intellectuels juifs européens et israéliens. Ces discours, dont certains pourraient presque être qualifiés d’antisémites, varient en intensité et en argumentation. Par exemple, les « nouveaux historiens israéliens » qui s’inscrivent dans le paradigme de la déconstruction de l’État-nation professent l’antisionisme politique en mettant en cause les fondements même de l’existence de l’État Juif. Tel est le cas d’Ilan Pappe, Shlomo Sand, Ella Shohat et Tanya Reinhart (ces deux dernières ne 42 sont pas historiennes ; l’une est sociologue et l’autre linguiste, mais elles sont israéliennes et farouchement antisionistes dans leurs prises de position publiques). Tel est aussi le cas de Norman Finkelstein, l’inventeur et le propagateur d’un des mythes les plus néfastes et les plus populaires aujourd’hui dans les milieux anti-juifs, celui de « l’industrie de la Shoah ». Lurçat dédie une dizaine de pages à l’analyse de ces discours et de leurs auteurs qui consacrent le révisionnisme de l’histoire du sionisme. Un rôle particulier dans la diffusion de l’antisémitisme est joué en France par l’UJFP (Union juive française pour la paix), très active dans la dénonciation d’Israël. Lurçat avance deux hypothèses pour expliquer ce phénomène des Juifs antijuifs. La première consiste à supposer que l’antisionisme des militants juifs tient lieu de « religion politique », de la foi acharnée en la vertu de leurs actions. Souvent les Juifs antijuifs viennent de la culture politique de la gauche, très marquée par le marxisme et ses avatars ; ce sont justement ces avatars qu’ils investissent des pratiques religieuses du reniement pour pallier leur abandon du judaïsme. La deuxième hypothèse est d’ordre psychologique. En effet, il est impossible d’analyser l’antisionisme juif sans s’interroger sur les soubassements psychologiques des Juifs antijuifs. Lurçat tente de le faire en remarquant que, dans la plupart des cas, les antisionistes juifs contemporains sont enfants de rescapés de la Shoah. L’adhésion au narratif de l’ennemi permet à ces Juifs traumatisés d’échapper au destin collectif juif ou israélien qu’ils considèrent comme une « malédiction ». En prenant le récit propalestinien pour argent comptant et en en devenant les porte-parole, ils se font attraper dans un double piège. Ces Juifs pensent adhérer à l’universalisme émancipateur pour lequel tout particularisme relève du communautarisme éhonté. Mais, d’une part, ils le font au nom de leur particularité juive et, de l’autre, ils se trompent en défendant le communautarisme palestinien au nom des valeurs universelles (qu’ils refusent à leur propre peuple). La lecture attentive de ce livre permet non seulement d’acquérir des connaissances systématiques, mais aussi de saisir le dispositif rhétorique, politique et discursif de la mythologie antijuive contemporaine. Lurçat maîtrise parfaitement la dialectique complexe du discours de la haine, souvent camouflé par les procédés CRITIQUES de substitution et d’inversion victimaire. Ses analyses rendent limpides l’alliance entre l’idéologie dominante européenne, qui ne s’est jamais débarrassée de l’influence soviétique, et les pires forces régressives du monde arabe. Malgré le réalisme désabusé et lucide de son ouvrage, qui montre la violence permanente des attaques idéologiques, politiques et économiques contre l’État hébreu, Lurçat termine ses analyses sur un ton optimiste, en rappelant que rien sur l’échiquier politique n’est figé, ce dont témoignent les « accords d’Abraham », qui portent symboliquement le nom de l’ancêtre légendaire commun des musulmans et des juifs. Il conclut en soulignant le rôle salutaire du sionisme politique pour le monde arabe : contrairement à la mythologie pleurnicharde de « l’occupation » et au narratif anti-israélien, le sionisme pourra bénéficier au monde arabe, comme l’ont compris plusieurs pays du Golfe. L’amertume involontaire que l’on éprouve devant tant de haine en lisant ce livre cède la place à l’espoir véhiculé par l’auteur pour l’avenir historique et politique d’Israël. Chiisme et philosophie PHILIPPE TRAINAR Christian JAMBET : Le Philosophe et son guide. Mullâ Sadrâ et la religion philosophique. (Gallimard, « NRF essais », 2021, 400 pages.) C H. JAMBEt consacre son dernier ouvrage, Le Philosophe et son guide, au philosophe et théologien chiite Mullâ Sadrâ et à sa somme théologico-philosophique, La Sagesse suréminente dans les quatre voyages de l’intellect. Mullâ Sadrâ a commencé à rédiger cette œuvre en 1606 à Kahak, où il s’est réfugié, et il l’a poursuivie jusqu’à sa mort en 1640 à Bassora, où l’a appelé le gouverneur de la ville, Imanqûli Khan, « ami des philosophes ». On peut encore admirer aujourd’hui la beauté de la madrassa dans laquelle il enseignait. Dans son ouvrage, Mullâ Sadrâ substitue à la division traditionnelle de la philosophie en logique, physique et métaphysique, une division « gnostique » qui file la métaphore du voyage de l’âme. La première partie est consacrée à l’ascension de l’âme humaine jusqu’à Dieu (principes de base de la philosophie et signification de la métaphysique, question de l’être). La seconde est dédiée à la pérégrination de l’âme en Dieu (la nature divine et les attributs divins). La troisième traite du retour de l’âme en ce monde (relations entre Dieu et le monde, nature, temps, création et le monde en général). La quatrième partie, enfin, décrit le pèlerinage de l’âme en ce monde, en compagnie de Dieu (sotériologie et eschatologie). Les influences d’Avicenne, de Sohrawardi, d’Ibn Arabi et des néo-platoniciens qui ont évolué dans l’orbe du chiisme se font sentir dans l’œuvre de Mullâ Sadrâ. Il s’agit d’une œuvre philosophique par nature, mais au service de la religion, en l’occurrence de la religion musulmane. Elle pose la question légitime de la capacité à faire partager une expérience religieuse dont l’auteur affirme haut et fort la nature singulière, en ce sens que la relation à Dieu est, pour lui, partout et toujours le résultat d’une expérience « existentielle » particulière, difficilement objectivable dans un cadre scientifique préconçu. Science philosophique de la religion De fait, le projet d’un savoir scientifique sur les religions se heurte à des difficultés que l’on ne rencontre pas dans les autres domaines scientifiques. Il pose, tout d’abord, un problème de partage de la compréhension intime de l’objet concerné. Les scientifiques ont en général une connaissance intime de l’objet de leur science et cette connaissance intime ne pose pas de problème particulier. Les mathématiciens, les physiciens, les économistes et les psychologues, par exemple, n’ont aucun doute sur la vérité intrinsèque de leur champ de connaissance. Ils sont certes parfaitement conscients de ses limites, mais ils pensent qu’il est bon et utile 43