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La tragédie des communs comme justification idéologique de l'accaparement privatif

La tragédie des communs comme justification idéologique de l'accaparement privatif Pierre Crétois, MCF, Université Bordeaux-Montaigne, SPH Il existe deux façons de justifier le droit de propriété qui sont tout à fait distinctes sur le plan conceptuel. Selon la première ligne de justification, le droit de propriété ferait partie des droits naturels, moralement justifié en lui-même avant même l’instauration des gouvernements. Selon la seconde, la propriété serait une institution introduite dans un contexte donné pour ses effets avantageux. Elle ne serait donc pas justifiée en elle-même, mais relativement aux conséquences favorables. Dans son célèbre cours sur la biopolitique Foucault faisait la différence entre l’approche juridico-déductive, prêtée à Rousseau, qui pose des droits fondamentaux pour en déduire un système normatif et l’approche par la pratique gouvernementale des radicaux anglais pour qui la question centrale est celle de l’utilité Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au collège de France, 1978-1979, Paris, Seuil, 2004, p. 40-42.. Sans que l’on puisse ramener à Rousseau ou aux radicaux anglais ces deux tendances dont la présence théorique est plus mêlée et partagée aux XVIIe et XVIIIe siècles, il faut admettre qu’elle permet d’éclairer la structure conceptuelle des justifications de la propriété. Si la pensée de Locke doit plutôt être classée du côté de la méthode juridico-déductive dans la mesure où elle pose, au fondement du droit, l’existence de droits naturels dont la propriété privée John Locke, Second traité du gouvernement, chapitre 5. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucun argument conséquentialiste dans son approche. , celle de Hobbes, en revanche, offre une justification conséquentialiste et presque utilitariste du droit de propriété C’est un point sur lequel nous reviendrons dans le cadre de cet article. Contrairement à ce qu’écrit Foucault, Rousseau est plus proche de Hobbes que de Locke en la matière. . Ce dernier en justifie l’introduction pour éviter une situation de guerre de tous contre tous. Comme les ressources sont généralement rivales, leur communauté donnerait lieu à des affrontements. La communauté des biens conduit donc à une tragédie sociale, à une situation de guerre généralisée. Il est d’ailleurs remarquable que, quelques siècles plus tard, l’économiste Samuelson mobilise la notion de rivalité pour définir les biens privés Paul A. Samuelson, « The Pure Theory of Public Expenditure », Review of Economics and Statistics, 36 (4), 1954, p. 387-389 : c’est précisément parce qu’ils créent des rivalités que certains biens ne peuvent pas rester communs et que leur appropriation privative s’impose. C’est ainsi que le penseur environnementaliste William Ophuls l’avait remarqué, la tragédie des communs se présente certainement comme un des lieux communs les plus importants de la philosophie classique William Ophuls, Toward a Steady-State Economy, Londres, New York, 1973, p. 215-216. Ce motif se prolongera avec le développement de la science économique. Il ne faut pas se méprendre. La thèse d’une tragédie des communs n’est pas entièrement propre à la période moderne et contemporaine. L’on trouve déjà chez Aristote une critique d’une communauté platonicienne des biens source de conflits Voir Aristote, La politique, Livre I, 1263 a-c. Aristote y discute la thèse que Platon développe en République V, 462a-d.. De la même manière, les savants de l’époque médiévale, comme Saint Thomas, reprennent la thèse aristotélicienne. Avant la chute et l’apparition des vices, les êtres humains pouvaient user du monde sans se l’approprier, mais après le péché originel, les humains doivent introduire le droit de propriété non pas parce qu’il serait bon en lui-même mais pour se prémunir de l’envie des autres et des phénomènes de rivalité découlant du vice Voir Marie-France Renoux-Zagamé, Origines théologiques du concept moderne de propriété, Droz, Genève, 1987, p.278. L’idée est formulée par exemple dans Thomas d’Aquin, Summa théologiae, Prima Pars, Quaestio 95, art. 2, rep. ; Duns Scot, Doctoris Subtilis, Quaestiones in Lib. IV sententiarum, dans Opera Omnia, T. 9, Lyon, Laurent Durand, 1639, Distinctio XV, Questio 6 ; Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, Paris, PUF, 1999, L.III, ch.7, p.206.. Ces idées qui véhiculent l’idée d’une tragédie des communs seront reprises à la période moderne et contemporaine mais rendues plus systématiques et structurantes. La radicalisation moderne des thèses aristotélicienne et médiévale qui conduit à une pensée systématique de la tragédie des communs s’explique par deux raisons au moins : Pour les modernes, le comportement maximisateur de l’être humain n’est plus conçu comme une perversion ou un vice mais comme une constante anthropologique. Rien ne se fait gratuitement : tout être humain cherche à maximiser son bénéfice personnel tout en minimisant ses pertes A. O. Hirschmann, Les passions et les intérêts, Paris, PUF, 2014. La communauté des biens est définie comme une situation de libre-accès absolu et sans règle antérieur à l’institution de la propriété et préjudiciable à tous. Ainsi la modernité, confrontée à la communauté des biens, se croit exposée à une double tragédie sur le plan de la société et sur le plan des ressources. De ce point de vue, la thèse défendue par Garrett Hardin dans un célèbre article de 1968 intitulé, « The tragedy of the commons Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science, 13 décembre 1968, vol. 162 ; édition française La tragédie des communs, Paris, PUF, 2018. Voir à ce sujet les importants travaux de l’historien Fabien Locher notamment : « La tragédie des communs était un mythe », Journal du CNRS, 4 janvier 2018 [en ligne : La tragédie des communs était un mythe | CNRS Le journal] » fait écho à la démarche hobbésienne. Ce point a été très pertinemment repéré par le théoricien environnementaliste William Ophuls, dans son ouvrage Ecology and the politics of sarcity : « La théorie politique implicite de Hardin est dans tous ses principaux aspects identique à celle de Thomas Hobbes, dans Le Leviathan (1651). « La logique des communs » d’Hardin est simplement une version spécifique de la dynamique politique générale de l’ « état de nature » hobbésien. Hobbes affirme que quand les hommes désirent des biens plus rares que leurs besoins, ils entrent forcément dans un état de guerre William Ophuls, Ecology and the politics of scarcity revisited, Londres, New York, W. H. Freeman and Co, 1992, p. 196-197 (notre traduction). » Ainsi, suivant la leçon d’Ophuls mais en la précisant, nous nous proposons, par une généalogie synthétique de ce qu’il faut bien appeler le topos moderne de la tragédie des communs, de voir comment la tragédie sociale des communs chez Hobbes est progressivement devenue une tragédie des ressources en particulier sous l’impulsion de la pensée malthusienne et, enfin, comment la propriété elle-même s’est présentée, pour la pensée environnementale comme la source d’une tragédie d’un nouveau désordre sur le plan des communs : la tragédie de la pollution chez Hardin. Commençons par la version hobbésienne de la tragédie des communs. La tragédie des communs chez Hobbes est plutôt une tragédie sociale qu’une tragédie concernant les ressources puisqu’elle conduit à la guerre de tous contre tous plutôt qu’à l’épuisement des ressources. Ce que l’on doit retenir de son approche est que le droit de propriété n’est pas un droit naturel mais un arrangement social nécessaire pour réguler juridiquement le rapport des êtres humains vis-à-vis des ressources rivales et permettre à chacun d’anticiper et donc de prévoir le genre de choses qu’il peut choisir de faire sans en être empêché par autrui. Par le droit de propriété, la liberté individuelle et la paix collective se trouvent conjointement protégées. Au contraire, si tout était commun, tout ce qu’un agent pourrait anticiper (comme par exemple tirer le bénéfice de son effort personnel) serait susceptible d’être contrecarré, d’où résulteraient et la privation de liberté et la guerre universelle : « De là vient que, là où l’agresseur n’a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d’un autre homme, on peut s’attendre avec vraisemblance, si quelqu’un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d’autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l’agresseur à son tour court le même risque à l’égard d’un nouvel agresseur Hobbes, Leviathan, chap. 13, op. cit,, p. 93. » L’intérêt de l’approche hobbésienne est qu’il ne considère pas la propriété comme un droit naturel, le seul droit naturel qui existe pour lui est le fait de pouvoir faire tout ce que nous jugeons utile à notre conservation Voir début du chapitre 14 du Leviathan : « Le droit de nature, que les auteurs appellent généralement jus naturale est la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la préservation de sa propre vie, et conséquence de faire tout ce qu’il considèrera, selon son jugement et sa raison propres, comme le moyen le mieux adapté à cette fin. », Hobbes, Léviathan, chapitre 14, trad. F. Tricaud, Paris, GF, 2017, p. 101. et ce droit ne conduit pas à l’établissement et au respect du droit de propriété mais plutôt à sa négation universelle : tous les individus pouvant prétendre avoir un droit sur tout ce qui leur semble utile à leur conservation, nul n’a de droit pérenne sur rien. D’où la tragédie hobbésienne des communs telle qu’il la formule dans Les éléments de la loi naturelle et politique : « Tout homme par nature a droit à toutes les choses […] Et, en raison de cette cause, il est dit de façon correcte : natura dedit omnia omnibus, que la nature a donné toutes les choses à tous les hommes […]. Mais ce droit de tous les hommes sur toutes les choses n’est pas dans les faits meilleurs que si personne n’avait droit à aucune chose Hobbes, Eléments de la loi naturelle et politique, trad. D. Weber, Paris, Le livre de poche, 2003, p. 179-180. L’idée est reprise dans le Léviathan non pas au moment de l’évocation de l’état de nature mais plus tard, sans doute est-ce révélateur du fait que Hobbes souhaite donner alors une place moins centrale à la question du mien et du tien, mais c’est loin d’être sûr tant il s’agit d’un fil rouge et un élément essentiel de son raisonnement : « Avant la constitution du pouvoir souverain, tous les hommes, comme on l’a montré, avaient un droit à toute chose, ce qui entraînait nécessairement la guerre. C’est pourquoi la propriété dont il est ici question, étant nécessaire à la paix, et dépendant du pouvoir souverain, est l’œuvre de ce pouvoir ordonné à la paix publique. » (Hobbes, Léviathan, chapitre 18, op. cit., p. 169-170). » Bien que son instauration nous soit commandée par la raison, la propriété n’est pas naturelle. Elle est une construction sociale et politique rendue nécessaire par le devoir qui est fait à chacun, s’il écoute sa raison, de ne pas faire ce qui détruit sa vie à savoir vivre dans un contexte belliqueux où n’importe qui a le droit de lui prendre ce qu’il a acquis, selon son propre jugement. Pour les êtres humains, permettre au souverain d’établir les règles qui visent à éviter les conflits qui naissent immanquablement de la compétition pour les ressources est un commandement de leur raison par lequel ils acceptent de se dépouiller ainsi du droit qu’ils ont par nature sur toutes les choses : « Un précepte de la loi de nature [dictée aux hommes par la raison] est par conséquent celui-ci : que tout homme se dépouille du droit qu’il a par nature sur toutes les choses. Car lorsque différents hommes ont doit non seulement à toutes choses, mais même aux personnes les uns des autres, s’ils usent de ce droit, il en résulte invasion d’un côté et résistance de l’autre, ce qui est la guerre. C’est par conséquent contraire à la loi de nature, dont la somme consiste dans le fait de construire la paix Hobbes, Eléments de la loi naturelle et politique, op. cit., chapitre 14, p. 184. » De cette façon, chacun dispose alors non plus de tous les droits sur tout mais de droits sur un ensemble limité de ressources au sujet desquelles il peut prendre des décisions auxquelles il est certain que nul n’a le droit de faire obstacle. Ainsi, grâce à la propriété, nul n’est autorisé à faire obstacle aux décisions qu’un propriétaire peut produire quant à l’usage de son bien. Chacun dispose d’une zone de liberté affranchie de l’interférence d’autrui. Si l’on souhaite une société bien ordonnée mutuellement avantageuse, il faut donc rompre avec la communauté originelle des biens et instituer le mien et le tien. Tous les sujets sont appelés à se limiter à ce qui est à eux renoncer à ce qui n’est pas à eux, limitant ainsi la liberté qu’ils ont les uns vis-à-vis des autres. Cela permet autant d’établir l’ordre que les conditions de la liberté individuelle et la régulation des rapports entre citoyens d’où le fait qu’elle fonde le droit civil. On comprend alors pourquoi, l’instauration de la propriété est un des droits essentiels de la souveraineté politique parce qu’il est au fondement d’un ordre social capable de garantir le maximum de liberté compatible avec la paix : « Est attaché à la souveraineté l’entier droit de prescrire les règles par lesquelles chacun saura de quels biens il peut jouir et quelles actions il peut accomplir sans être molesté par les autres sujets. C’est ce que l’on appelle la ‘propriété’ Hobbes, Leviathan, chap. 18, op. cit., p. 169. » Seule la propriété est, par sa nature, capable d’une forme d’autolimitation favorable à l’établissement d’un ordre civil. Après Hobbes, l’idée que la propriété est nécessaire pour éviter la tragédie des communs s’impose. S’ajoute à l’idée d’éviter de perpétuels conflits sur le mien et le tien, la nécessité de faire face à la rareté des ressources. Ce questionnement conduit assez naturellement, comme nous le verrons, à la position malthusienne. Comme certains extraits de La somme théologique de Thomas d’Aquin le laissaient entendre quelques siècles avant, au-delà de la question des vices, il existe aussi l’idée qu’avant la chute, l’homme vivait dans un état d’abondance, dans le paradis terrestre Voir note 7.. Après la chute, ce n’est plus le cas, les biens deviennent rares et il doit travailler pour produire les ressources nécessaires à son existence. Cette idée revient au XVIIe et XVIIIe siècle sous la plume des jusnaturalistes. Grotius Grotius, Du droit de la guerre et de la paix, Paris, PUF, 2005, p. 180-182., par exemple, considère que c’est parce que les ressources sont rares qu’elles sont la cause de conflits. Si les ressources étaient abondantes, il n’y aurait pas lieu de se quereller à leur sujet. On trouve ainsi dans la littérature jusnaturaliste (jusqu’à Rousseau) un type de narration absente du corpus hobbésien mais qui rejoint en partie la narration chrétienne. Au début, les ressources étaient abondantes, mais dès que les hommes se multiplièrent, il fallut introduire la propriété pour éviter que cette rareté ne conduise à des conflits. Burlamaqui reprend, lui-même, la leçon de Grotius. Dans un premier temps, on a une communauté des biens. Le point de basculement est, pour Burlamaqui, l’accroissement du nombre des hommes qui entraîne la rareté des terrains et la tendance des uns à empiéter sur le terrain des autres. Il convient alors de délimiter les terrains par des haies. C’est alors qu’est instituée la propriété des fonds parce qu’elle est plus commode dans un contexte de rareté et de promiscuité que leur communauté : « Mais le genre humain s’étant considérablement augmenté, il fut nécessaire, afin que chaque père de famille pourvût plus sûrement à ses besoins, qu’on s’emparât en propre du fonds même du terrain; en sorte qu’autant d’arpents de terre qu’un homme cultivait, ou qu’il environnait de haies, de murailles ou de fossés, lui appartenaient en propre. C’est ainsi que la distinction des biens s’introduisit successivement et peu à peu, proportionnellement aux besoins et aux commodités de la vie Burlamaqui, Eléments du droit naturel, Paris, Chez Janet et Cotelle, Libraires, 1820, p.136.. » Burlamaqui ne fait pas référence aux lois divines et le seul facteur de mutation est la recherche du plus grand avantage en fonction des mutations du contexte de la vie humaine Il réalise donc complètement le projet grotien de se passer de Dieu, ce que Grotius ne fait pas lui-même autour du thème de la propriété en particulier.. Le droit de propriété n’a donc pas de valeur intrinsèque, sa seule valeur est instrumentale. C’est avec Malthus que l’argumentation se déplace encore plus clairement de la question de la tragédie sociale à celle de la tragédie des ressources et du défi de leur épuisement. Malthus explique, en effet, que la population tend à augmenter plus vite que les ressources disponibles c’est le principe de population (1803) dont la formulation stricte est la suivante : « tendance constante qui se manifeste dans tous les êtres vivants à accroître leur espèce plus que ne le comporte la quantité de nourriture qui est à leur portée Malthus, Essai sur le principe de population, trad. P. et G. Prévost, Paris, Guillaumin et compagnie, libraires, 1852. ». Le risque est alors d’épuiser les ressources. L’introduction de la propriété s’impose alors pour responsabiliser les individus vis-à-vis de la rareté des ressources L’idée de Malthus est non seulement que la propriété permet la coordination des agents, mais aussi qu’elle permet de se prémunir de certains effets du principe de population qui fait que les autres risquent toujours de s’attaquer à ce que j’ai du fait de la pénurie. Le droit de propriété est certes considéré par Malthus comme un droit naturel, mais sa naturalité ne provient pas de sa dignité intrinsèque mais de son utilité. Elle appartient bien aux « techniques de gouvernement » pour reprendre l’expression de Foucault. Malthus est convaincu que la rareté des ressources face à l’extension tendancielle de la population conduirait à une tragédie des biens communs sans l’existence de la propriété. Il estime d’ailleurs qu’il s’agit d’une intuition universellement partagée y compris par les « peuplades primitives » (idée que l’on retrouvera plus d’un siècle plus tard chez Demsetz) : Ces nations, même les plus sauvages, connaissent fort bien leur droit de propriété sur le territoire qu’elles occupent ; et comme il est pour elle de la plus grande importance de ne pas souffrir que d’autres s’emparent de leur gibier, elles le gardent avec une attention jalouse. De là d’innombrables sujets de querelle. Les nations voisines exercent entre elles de continuelles hostilités. Le simple accroissement d’une tribu est envisagé par les autres comme une véritable agression, et par cela seul qu’il exige une augmentation de territoire Ibid., p. 33.  Si l’on reproche à l’introduction de la propriété d’être pire encore que la communauté des biens en tant que source d’inégalités, Malthus répond que même si l’on acceptait une distribution initialement égalitaire des propriétés, elle serait forcément bouleversée par la tendance de l’espèce à l’accroissement : « Aristote a donc compris que la forte tendance de la race humaine à s’accroître doit, si l’on n’y met obstacle, renverser tout système fondé sur l’égalité de propriété Ibid., p. 140. » C’est précisément cette tendance de l’espèce à l’accroissement au-delà des limites imposées par des ressources forcément limitées qui justifie l’introduction de la propriété peu importe les effets inégalitaires de celle-ci. La propriété est, au contraire, un instrument salutaire pour contrecarrer les effets destructeurs du principe de population en cas de communauté des biens. Répondant à l’égalitarisme de Godwin, il montre que, comme l’abondance est impossible, la communauté des biens l’est également. Au contraire, le risque permanent de la pénurie fait des autres des rivaux. De sorte que s’il n’y a avait pas de propriété chacun passerait son temps à protéger ce qu’il a acquis et les querelles seraient nombreuses au sujet de ce qui est à chacun. De sorte qu’il est faux de dire que la propriété rend égoïste, c’est au contraire l’absence de propriété qui renforce l’égoïsme, c’est-à-dire la pensée tournée vers soi et jalouse de son propre intérêt. Quand chacun sait ce qu’il a et ce qu’il n’a pas, les conditions de la sérénité individuelle et collective sont réunies et permettent à l’homme de s’élever à des considérations théoriques gratuites : Les hommes ne peuvent pas vivre au sein de l’abondance. Il est impossible que tous partagent également les bienfaits de la nature. S’il n’y avait point de lois sur la propriété, chaque homme serait obligé de garder par la force sa petite portion de biens. L’égoïsme serait dominant. Les sujets de dispute se renouvelleraient sans cesse. Chaque individu serait tout occupé des soins du corps ; il n’y en aurait pas un seul dont l’esprit pût se livrer à de plus hautes pensées Ibid., p. 330. L’introduction de la propriété, contre la communauté des biens, permettrait même de limiter mécaniquement la natalité pour éviter qu’une population trop nombreuse finisse par considérer la propriété des riches comme une ressource disponible pour pallier à sa pauvreté. Au contraire, aider les pauvres en leur permettant de survivre du pain des plus riches par la charité publique, serait leur envoyer le signal qu’ils peuvent faire des enfants alors qu’ils n’en ont pas les moyens. Leur demander au contraire de pourvoir à leurs besoins grâce à ce qu’ils ont, les conduits à ajuster leurs dépenses à leur moyen et à n’avoir que le nombre d’enfants qu’ils sont capables de nourrir : « La certitude acquise à chaque père de famille de voir ses enfants entretenus par la bienveillance sociale rendrait absolument impossible de faire produire à la terre de quoi nourrir toute cette population croissante Ibid., p. 336. » Il résulte des principes établis une condamnation par Malthus des lois sur les pauvres comme celle du Speenhamland (1895-1834). Malthus refuse comme immorales et comme susceptibles d’avoir des conséquences néfastes, les lois sur les pauvres qui favorisent les transferts des riches aux pauvres. En effet, ces lois nient le droit de propriété risquent de favoriser l’accroissement artificielle des populations pauvres et donc l’épuisement des ressources : L’action d’un homme pressé par la faim, qui satisfait son appétit en mangeant un pain qu’il a dérobé sur la montre d’un boulanger, et celle d’un homme qui mange le pain qui lui appartient, ne diffèrent l’une de l’autre que par les conséquences qu’elles entraînent. Ces conséquences sont telles que, si l’on n’empêchait pas les hommes d’apaiser leur faim avec le pain d’autrui, le nombre des pains diminuerait partout. Ce que l’épreuve faite à cet égard a pu enseigner aux hommes est le fondement des lois de la propriété Ibid., p. 470. » Il faut cesser de croire que tout est commun. Ce dont il s’agirait ce serait de mettre au travail les populations pauvres pour s’assurer qu’elles produisent ce qui est nécessaire pour elles et leurs enfants sans vivre de l’assistance publique. Elles adapteraient alors leur travail aux besoins de leurs familles : L’accroissement de la nourriture n’atteindrait point celui de la population, qui est infiniment plus rapide. Il faut donc absolument opposer à la population quelque obstacle. Le plus simple et le plus naturel de tous semble être d’obliger chaque père à nourrir ses enfants. Cette loi servira de règle et de frein à la population ; car enfin l’on doit croire qu’aucun homme ne voudra donner le jour à des êtres infortunés qu’il se sentira incapable de nourrir ; mais s’il s’en trouve qui commettent une telle faute, il est juste que chacun d’eux supporte individuellement les maux qui en seront la suite et auxquels il se sera volontairement exposé Ibid., p. 336. On retrouve ces intuitions chez un théoricien malthusien contemporain, William Forster Lloyd qui, en quelque sorte, anticipe le célèbre article de Garrett Hardin dans une double conférence intitulée « Two Lectures on the Checks to Population » datant de 1833 : Les raisons communes pour l’établissement de la propriété privée des terres peuvent être déduites de la nécessité d’offrir aux individus des motivations suffisantes pour cultiver le sol et pour éviter la destruction inutile des produits de la terre encore immatures. Mais à ces deux raisons s’en ajoute une autre tirée de la théorie de la population, d’où l’on peut déduire que, puisque la terre ne peut jamais entretenir tous ceux qui pourront demander à être entretenu, il vaut mieux que ses produits soient divisés en parts d’une grandeur déterminée, suffisantes chacune pour l’entretien confortable d’une famille, d’où il résulte que le nombre des familles à entretenir serait déterminé par le nombre de ces parts, plutôt que d’admettre d’abord l’ensemble de ceux qui peuvent vouloir entrer, et déterminer ensuite la grandeur de chaque part par le nombre de ces admissions W. F. Lloyd, Two Lectures on the Checks to Population, Oxford, S. Collingwood printer to the university,1833, p. 71 (nous traduisons).  On comprend ici l’argument basé sur le principe de population : comme la population tend à s’accroître plus rapidement que ne s’accroissent les ressources disponibles. On ne peut pas laisser entrer tous les nouveaux arrivants sur la planète, mais il est bon de limiter la population au nombre de parts déterminé que la planète est capable de nourrir. C’est dans ce cadre que le partage et la propriété jouent un rôle pour conduire à l’ajustement tendanciel entre la population et les ressources disponibles et ainsi éviter la tragédie des communs. Si la solution de William Forster Lloyd est marquée par une forme d’autoritarisme régulateur, il n’en reste pas moins que l’introduction de la propriété est censée, dans une approche malthusienne, rendre possible l’ajustement population/ressources, ajustement impossible si on est dans un régime de communauté des biens. Toutes ces idées seront reprises par Garrett Hardin qui formulera la condamnation de la communauté des biens à travers l’expression : « la tragédie des communs » dans un article paru dans la revue Science en 1968. Mais, avant d’en venir à Hardin, il est particulièrement éclairant de faire une étape par un article important d’Harold Demsetz publié en 1967 et qui fournit un jalon important pour comprendre Hardin. Demsetz insiste sur l’utilité économique de l’introduction du droit de propriété dans certains contextes : « la première fonction des droits de propriété est de permettre une incitation pour parvenir à une plus grande internalisation des externalités Demsetz, « Towards a Theory of Property Rights », The American Economic Review, vol. 57, Is 2, 1967, p. 347-359, p. 348 (nous traduisons) ». La tentative pour justifier les formes juridiques, leur origine et leur transformation, sur des bases économiques est certes discutable (en tant qu’elle présente la science économique, avec les présupposés qui sont les siens, comme un ensemble d’explications fiables, mais surtout comme un ensemble d’explication total, capable de rendre compte des phénomènes économiques comme des phénomènes moraux du droit), mais elle n’est pas isolée. Cette approche s’inscrit dans la tradition de l’analyse économique du droit, Law and economics. Les droits de propriété ne sont donc pas des droits naturels mais des institutions économiques dont il s’agit de rendre compte. Ce qui intéresse Demsetz alors c’est de comprendre les raisons économiques qui ont pu conduire à l’institution du droit de propriété et donc de démontrer économiquement le bienfondé des droits de propriété comme mutuellement avantageuse. Pour cela Demsetz mobilise plusieurs exemples. Un de ceux qu’il développe pour illustrer sa thèse porte sur l’introduction des droits de propriété sur les terrains de chasse par les populations amérindiennes aux XVIIe et XVIIIe siècles. Reprenant les analyses de l’anthropologue Eleanor Leacock Eleanor Leacock, « The Montagnes ‘Hunting Territory’ and the Fur Trade », American Anthropologist (American Anthropological Asso.), Vol. 56, No. 5, Part 2, Memoir No. 78., il affirme que le passage de la communauté des territoires de chasse à leur propriété s’impose en raison des circonstances en particulier à cause du développement du commerce de la fourrure. Dans un premier temps, avant que le commerce de la fourrure ne soit instauré, la chasse ne se faisait que pour les besoins de la famille (nourriture, fourrures). A cette période, la chasse était très limitée ainsi que le nombre de chasseurs au regard de la population totale de castors. Chacun pouvait donc chasser sans porter préjudice aux autres. Mais, la grande rupture pour Demsetz appuyé sur les données de l’anthropologie, est l’introduction du commerce de la fourrure. Celle-ci a bouleversé les conditions de la chasse au castor : (a) d’abord elle a accru considérablement la valeur des fourrures ; (b) conséquemment, elle a incité à développer très fortement les activités de chasse bien au-delà des besoins de la famille. C’est dans ce contexte que se produisit la tragédie des communs : les externalités dues au braconnage (c’est-à-dire le coût social de la chasse) augmentèrent dans la mesure où chaque unité de castor que l’un chassait, retirait une unité de valeur au cheptel commun, c’est-à-dire représentait un coût pour les autres membres de la communauté de chasseurs. C’est alors que le castor est devenu une ressource rivale et qu’a dû être introduite progressivement la propriété privée des territoires de chasse afin que chacun prenne en charge le coût de son activité au lieu de le faire peser sur la communauté. C’est, selon Demsetz, ce que constate l’anthropologue Leacock. Les Indiens Iroquois et Algonkiens de la région de Québec commencèrent à introduire un système d’allocation saisonnière des territoires de chasse par des marquages spécifiques visant à les délimiter afin de faire face à la tragédie des communs résultant de l’intensification du braconnage. Dès le milieu du XVIIIe siècle, ces territoires alloués sont relativement stabilisés. La raison pour laquelle également la propriété privée vaut mieux que la propriété collective est qu’elle réduit drastiquement les coûts de négociation et représente donc un optimum dans un certain contexte. C’est par son utilité et son efficacité sociale que le droit de propriété s’est progressivement imposé. Il offre une solution à l’internalisation des externalités. Il n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail des difficultés soulevées par l’approche de Demsetz. Soulignons seulement qu’un des problèmes théoriques afférant à l’analyse économique du droit telle qu’il la pratique tient au fait que les institutions des amérindiens qu’il décrit (a) subissent, à cette période, l’effet des pratiques des colons (notamment des pratiques commerçantes) et ne peuvent pas nécessairement être conçues comme des évolutions endogènes susceptibles de montrer que des formes de propriété sont apparues d’elles-mêmes par pur calcul économique (y compris inconscient) ; (b) ces institutions amérindiennes sont interprétées à partir de concept qui n’étaient pas nécessairement ceux des populations concernées, d’ailleurs, un principe d’allocation saisonnier des terrains de chasse dont parle Leacock n’exclut pas que d’autres familles aient le droit de fréquenter ce même terrain pour y cueillir du bois où y pêcher, par exemple, ce qui ne ressemble pas à ce que nous appelons la propriété foncière. La tendance à interpréter les normes des populations amérindiennes comme étant un décalque de celles des européens est une erreur récurrente des colons qui ont pu donner lieu à des mécompréhensions mutuelles au sujet des transactions marchandes portant sur les terres Voir William Cronon, « Borner la terre », dans F. Graber et F. Locher, Borner la terre. Environnement et propriété dans l’histoire, Paris, Amsterdam, 2108, p. 40 et suivantes. Au fond, l’interprétation par Demsetz de l’évolution des institutions amérindiennes ressemble davantage à une forme d’ethnocentrisme peu scrupuleux de l’histoire qu’à une véritable explication économique des institutions juridiques. Hardin s’inscrit dans ce sillage lorsqu’il publie dans la revue Science son article crucial en 1968, soit un an après celui de Demsetz : « la tragédie des communs Garrett Hardin, art. cit. ». Comme l’a remarqué William Ophuls, Garrett Hardin propose un argument assimilable à la tradition hobbésienne, mais loin d’insister sur la tragédie sociale belliqueuse risquant de découler de l’absence de propriété, il montre que la communauté des biens conduit immanquablement à un épuisement des ressources. La thèse d’Hardin fera date en matière de recherches environnementales. Selon lui, comme selon Demsetz, Lloyd ou Malthus, la propriété privée pourrait être un des moyens de faire face à la crise des ressources : « comme le disait Malthus, la population a naturellement tendance à avoir une croissance géométrique ou, comme nous le dirions aujourd’hui, exponentielle. Dans un monde fini, cela signifie que la part per capita des biens de ce monde doit décroître régulièrement Ibid., p. 6. » Il s’oppose, de ce fait, à la théorie économique classique inspirée d’Adam Smith pour qui le laisser-faire est la meilleure manière d’assurer un optimum économique avec l’idée de la « main invisible » selon laquelle, en poursuivant son propre intérêt, chacun participe, sans le savoir ni le vouloir à l’intérêt de tous. Hardin remarque que laisser la population à elle-même risquerait de conduire à une tragédie plutôt qu’à l’harmonie spontanée. C’est d’ailleurs ce dont part sa démarche, si on laisse les hommes faire librement, cela finira en tragédie. De ce point de vue, le droit de propriété est un dispositif essentiel pour discipliner les populations et les responsabiliser vis-à-vis de la ressource. On retrouve ici les intuitions formulées par Malthus et déjà présentées. Pour bien comprendre et éviter les approximations que font certains lectures peu scrupuleuses de Hardin, il faut prendre la question qu’il se pose (à savoir la pérennisation des ressources communes) sous deux angles bien distincts : Sous l’angle de la consommation du tout d’abord, pour surmonter la tragédie des communs, il faut introduire la propriété Sour l’angle de la pollution ensuite, il faut, au contraire, nier la propriété et les effets pervers qu’elle tend à produire Sous l’angle de la consommation d’abord la question est de savoir comment préserver les biens communs. Sur ce point, il part d’une conception négative des biens communs, c’est-à-dire des biens laissés en libre-accès. Pour faire comprendre le fait anti-smithien d’une absence d’harmonie spontanée des intérêts de tous et donc d’une tragédie des communs il part de l’exemple d’une prairie ouverte partagée entre plusieurs bergers pour montrer que cette situation ne peut être pérenne et doit conduire à l’épuisement des ressources partagées. Cet exemple est emprunté à John Forster Lloyd dans une de ses deux conférences de 1830. Si chacun des bergers est rationnel et cherche à maximiser ses gains, alors le calcul sera rapide. Pour lui, ajouter une tête de bétail à son cheptel représente un gain entier (+ 1) alors que la perte est partagée entre les dix autres bergers qui partagent le champ (la perte est donc d’une fraction de 1). Il y a donc pour lui une utilité à ajouter, dès qu’il le peut, une bête de plus à son troupeau, car il privatise le gain et collectivise la perte. Pour le dire autrement, la perte liée à l’ajout d’une brebis à son troupeau est diluée entre tous et donc moins sensible alors que le gain est entier pour lui. Mais si tous les bergers font ce même calcul, il ne peut en résulter que le surpâturage du champ commun et son épuisement Ibid., p. 19-20. Pour faire face à cette situation, l’introduction de la propriété est nécessaire, car elle conduit à une responsabilisation des bergers qui doivent alors ajuster le nombre de leurs bêtes à la capacité de leur propre pâturage. En effet, cette fois, le calcul est différent, une fois que les bergers disposent de leur propre pâturage, chaque bête qu’ils ajoutent conduit à une perte entière pour eux, ils sont donc conduits à ajuster spontanément leur troupeau aux capacités de leur pâturage car ils ne veulent pas perdre ce qui leur appartient. La tragédie des communs est surmontée et les individus sont responsabilisés quant à la conservation des ressources par l’appropriation privative. Mais Hardin distingue bien le cas de la consommation qui peut être réglé par l’introduction du droit de propriété dans sa capacité tout à la fois autolimitative et autorégulatrice, de la pollution. Ainsi, pour ce qui concerne la pollution, la situation est un peu différente dans la mesure où il ne s’agit pas de prélever des unités de valeur aux ressources communes, mais plutôt d’ajouter un élément polluant et donc coûteux dans une ressource commune comme l’air ou l’eau. Le problème de la tragédie des communs reparaît donc mais légèrement transformé : « La tragédie des communs reparaît dans les problèmes de pollution. Il ne s’agit pas ici de retirer quelque chose aux biens communs, mais d’y introduire quelque chose – rejeter dans l’eau des ordures, des déchets chimiques ou radioactifs, de la chaleur ; rejeter dans l’air des gaz toxiques dangereux ; envahir le champ de vision par des panneaux publicitaires disgracieux. Les calculs d’utilité sont à peu près les mêmes que précédemment. L’individu rationnel estime que sa part du coût des déchets qu’il décharge dans les biens communs est inférieure au coût de purification de ses déchets avant de les évacuer. Puisque cela est vrai pour tous, nous sommes prisonniers d’un système qui nous amène à « souiller notre propre nid », tant que nous nous conduisons exclusivement en adeptes indépendants et rationnels de la libre entreprise ibid., p. 12.. » La tragédie ne peut plus alors être surmontée par la propriété privée, c’est au contraire, elle, qui tend à rendre possibles ces effets pervers coûteux sur le plan environnemental : « En fait, notre concept de propriété privée, qui nous dissuade d’épuiser les ressources positives de la terre, favorise la pollution. Le propriétaire d’une usine au bord d’une rivière, dont la propriété s’étend jusqu’au milieu de l’eau, a souvent du mal à voir pourquoi il n’a pas le droit naturel de salir l’eau qui coule devant sa porte. La loi, toujours en retard sur l’époque, exige un travail minutieux d’adaptation pour répondre à cet aspect nouvellement perçu des biens communs Ibid., p. 12. » Le cas de la pollution tendrait donc à montrer que, dans certains cas, la propriété est incapable d’auto-limitation et d’auto-régulation. Pour surmonter les problèmes de pollution, il ne suffit donc pas de croire dans l’harmonie spontanée des intérêts ou le pouvoir responsabilisant de la propriété, il faut faire intervenir la contrainte des pouvoirs publics pour rendre coûteuses les pratiques polluante et en dissuader ceux qui les mènent Notons néanmoins que la théorie hardinienne ne se justifie que si l’on considère que les seuls communs possibles relèvent du libre accès, or, il peut exister des formes de partage et de cogestion qui ne conduisent pas nécessairement à une telle tragédie et ces solutions sont occultées par Hardin. Il existe des formes de communs régulés et gouvernés en commun dont l’usage ne conduit pas à l’épuisement. C’est ce que montrera Elinor Ostrom ou, dans le domaine du droit, Carol Rose (voir son article dans ce volume). Au sujet d’Ostrom, voir, par exemple, Fabienne Orsi, « Elinor Ostrom et les faisceaux de droit : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune », Revue de la régulation [En ligne], 14 / automne 2013, mis en ligne le 14 février 2014, consulté le 26 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/regulation/10471 ; DOI : 10.4000/regulation.10471. Les positions de Hobbes puis de Hardin en passant par celles des jusnaturalistes classiques, de Malthus, de Lloyd et de Demsetz, ne sont pas basées sur l’idée que la propriété serait un droit naturel stricto sensu. Il s’agit d’une institution introduite volontairement du fait de son utilité individuelle et collective. Mais Hardin, reprenant le thème hobbesien de la tragédie des communs est conduit à nuancer l’idée selon laquelle la propriété serait le seul moyen d’éviter l’épuisement des ressources dans la mesure où elle est incapable de faire face à la pollution dont elle est très largement l’origine. Ainsi ce parcours nous a permis de mesurer comment la propriété, censée prévenir la tragédie des communs : tragédie d’abord sociale, puis tragédie portant sur les ressources, finit par être aussi la cause d’une nouvelle tragédie quand elle semble rendre possible et favoriser la pollution. Il faut également ajouter, pour conclure, que le topos de la tragédie des communs a pour effet de dissimuler la possibilité de biens communs copossédés, c’est-à-dire pas seulement en libre-accès mais possédés et gouvernés en commun selon des règles distributives de nature à assurer la justice. C’est précisément à décrire cette réalité gommée et occultée par la théorie dominante (pour qui bien commun renvoie nécessairement à des ressources en libre-accès non-régulé) d’une tragédie des communs que s’attacheront notamment Elinor Ostrom en économie et Carol Rose en droit, car il est bien possible que des formes de communauté des biens ne conduisent pas à une tragédie mais à une comédie, c’est-à-dire à une situation collectivement favorable, pacifique et ordonnée. C’est ce dont témoignent certaines pratiques traditionnelles qui permettent de régler pacifiquement des usages partagés des choses sans appropriation privative.