Cahiers de littérature orale
63-64 | 2008
Pratiques d’enquêtes
Une collecte de littérature orale chez les Dioula de
Kong (Côte d’ivoire) : témoignage
Jean Derive
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/clo/197
DOI : 10.4000/clo.197
ISSN : 2266-1816
Éditeur
INALCO
Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2008
Pagination : 171-183
ISBN : 978-2-85831-181-1
ISSN : 0396-891X
Référence électronique
Jean Derive, « Une collecte de littérature orale chez les Dioula de Kong (Côte d’ivoire) : témoignage »,
Cahiers de littérature orale [En ligne], 63-64 | 2008, mis en ligne le 29 décembre 2011, consulté le 07
juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/clo/197 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clo.197
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Une collecte de littérature orale chez les Dioula de Kong (Côte d’ivoire) : t...
Une collecte de littérature orale
chez les Dioula de Kong (Côte
d’ivoire) : témoignage
Jean Derive
1
La question de la collecte des genres oraux dans une communauté est toujours une
question particulièrement délicate. Les modalités de cette opération sont en effet
conditionnées :
• d’une part, par les modalités habituelles de production et de consommation de cette
littérature orale, qui n’existent parfois plus que sous forme de traces archaïques qu’il
convient d’activer ;
• d’autre part, par les visées du collecteur qui déterminent à la fois :
1. la nature de l’objet ou des objets qu’il veut recueillir (un genre, plusieurs
genres, des répertoires de genres en fonction du statut social des interprètes,
une œuvre – en une ou plusieurs versions –, etc.) ;
2. les conditions dans lesquelles il doit les recueillir (exigence qu’elles soient
plus ou moins naturelles selon qu’il s’intéresse seulement au contenu ou à la
stylistique de l’oralité et à l’art de la performance).
2
Par ailleurs, la problématique du terrain se pose en des termes très différents selon le
statut de l’enquêteur. Elle n’est pas du tout la même selon qu’il enquête dans une
communauté appartenant à sa propre culture, où il est éventuellement connu depuis sa
tendre enfance, dans laquelle il peut avoir de la famille ou des amis, à propos de
laquelle il dispose a priori d’un très grand nombre d’informations acquises par
imprégnation naturelle, ou selon au contraire qu’il est étranger à cette culture dont il
ne connaît qu’imparfaitement la langue et sur laquelle il a beaucoup à apprendre,
même si des lectures préliminaires l’ont parfois préparé à son accès.
3
Cette problématique est aussi déterminée par les conditions selon lesquelles le
chercheur a la possibilité d’effectuer ses séjours de terrain, suivant qu’ils sont
fréquents ou pas, qu’ils sont brefs (quelques jours, quelques semaines) ou longs (parfois
plusieurs années en continu, comme dans le cas de beaucoup de missionnaires religieux
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qui s’intéressent au folklore des communautés où ils exercent leur ministère). Il est
évident en effet que plus le séjour est long, plus il est possible de suivre le cours naturel
des choses, de recueillir les données au fur et à mesure qu’elles se présentent, sans rien
forcer, ce qui est toujours préférable.
4
Le témoignage qui va suivre concerne une campagne de collecte déjà ancienne
puisqu’elle s’est déroulée de 1975 à 1982 dans la sous-préfecture de Kong, au nord-est
de la Côte d’Ivoire, ancienne capitale d’un royaume dioula fondé par Sekou Watara
(Ouattara, selon l’usage administratif) au début du XVIIIe siècle. C’est cette
agglomération, alors peuplée de deux mille six cents habitants et toujours composée
essentiellement de Dioula qui fut retenue comme un ensemble social cohérent de
production et de consommation de littérature orale. L’enquête de terrain, dans tous ses
aspects, était orchestrée par moi-même, à savoir un enseignant-chercheur français,
étranger à la culture approchée dont la connaissance n’était au départ que livresque et
partant fort partielle.
5
Pour comprendre les conditions suivant lesquelles cette campagne fut menée, il faut
commencer par exposer les finalités du projet dont elle constituait l’étape préliminaire.
Il s’agissait :
• d’une part de recueillir le maximum de genres du discours reconnus par un nom spécifique
dans la taxonomie locale et dont l’énoncé comme l’énonciation obéissaient à un certain
nombre de règles canoniques ;
• d’autre part de considérer cet ensemble codifié comme un système, chaque genre
définissant ses fonctions socioculturelles par rapport aux autres, d’après à la fois le contenu
et le style des énoncés produits dans ce cadre canonique, données corrélées aux ensembles
de qui peut (ou doit) le dire et de qui peut (ou doit) l’entendre ;
• en dernier lieu, il s’agissait aussi de déterminer si, dans les usages parlés des Dioula de Kong,
il existait des expressions consacrées et plus ou moins récurrentes, susceptibles de tracer
des frontières entre différents aspects de leur activité verbale et si, dans l’hypothèse d’une
réponse positive, les distinctions ainsi opérées, permettaient d’isoler un champ de l’activité
discursive ayant un certain nombre de traits plus ou moins comparables à ce qu’on nomme
« littérature » dans les sociétés de l’écriture.
6
Ces trois objectifs n’engageaient pas tout à fait des opérations de même nature puisque
l’un consistait surtout à faire de la collecte d’œuvres, alors que les deux autres
appelaient davantage des enquêtes de terrain auprès des intéressés. Pour mener à bien
ces opérations, un minimum de connaissances linguistiques était nécessaire. Comme je
n’avais pas eu l’occasion d’étudier le dioula auparavant, j’ai choisi de faire
préalablement un stage en cette langue, proposé à l’époque par l’université d’Abidjan,
afin d’acquérir quelques bases.
7
Ces premières connaissances, plutôt rudimentaires, ne permettaient certes ni de
comprendre d’emblée les œuvres enregistrées (notamment les plus difficiles) ni de
mener seul des enquêtes auprès de la population, sans le recours d’un informateurinterprète. Elles offraient néanmoins la possibilité, grâce en particulier à une
connaissance phonologique, de pouvoir mieux former des transcripteurs selon les
normes de la graphie officielle, de mieux suivre leur travail et d’avoir quelque prise sur
le mot à mot des textes dans les premières entreprises de traduction. Par ailleurs, elles
permettaient de conserver un minimum de contrôle sur les enquêtes, en vérifiant que
les interventions de l’enquêteur autochtone respectaient l’esprit des objectifs fixés.
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En outre, dans la mesure où la campagne de terrain a duré sept ans et qu’elle a
occasionné des séjours sur place assez longs (entre deux semaines et un mois) et assez
fréquents (j’enseignais alors à l’université d’Abidjan), il m’a été possible de progresser
assez rapidement dans la pratique de la langue, en conversant quotidiennement en
dioula avec les habitants de Kong et en entretenant ces acquis linguistiques à Abidjan,
le dioula étant aussi, sous une forme légèrement différente, une langue véhiculaire de
Côte d’Ivoire ; au point qu’à la fin de la campagne, il m’est arrivé encore assez souvent
de mener les enquêtes moi-même, l’informateur n’étant là que pour intervenir
ponctuellement en cas de difficulté de communication.
9
Les trois objectifs évoqués étaient interdépendants et par conséquent ne représentaient
pas trois étapes successives distinctes d’opérations à conduire, la seconde ne pouvant
être entamée que lorsque la première était terminée et ainsi de suite. Ces opérations
ont donc été menées de front dès le début du travail de terrain.
10
C’est ainsi que la collecte de performances orales plus ou moins ritualisées a commencé
très vite, dès le premier séjour, à l’occasion de séances de contes et de devinettes qui
s’étaient organisées spontanément dans certains quartiers de Kong et dont j’avais eu
vent grâce aux premiers contacts pris avec la population, notamment les jeunes
scolarisés. Ces premiers enregistrements au magnétophone furent très tôt suivis par la
collecte de chants cérémoniels exécutés à l’occasion de mariages, de baptêmes, de
circoncision, de sorties de masques, de retours de pèlerinage à La Mecque, de fêtes
calendaires, etc. Dans une agglomération de deux mille six cents habitants, il est rare
qu’un séjour de quelques semaines n’offre pas l’opportunité d’assister à l’une ou à
l’autre de telles performances. Et, lorsqu’on a effectué, sur plusieurs années, une
vingtaine de séjours, situés à des périodes différentes du calendrier, l’occasion est
offerte de découvrir une palette de genres canoniques qui est loin d’être négligeable.
11
Il convenait toutefois, pour toutes ces séances, de demander aux intéressés la
permission d’assister et d’enregistrer, ce qui, en l’occurrence, ne fut la plupart du
temps qu’une formalité de courtoisie, l’accord étant donné bien volontiers. Une
exception peut être faite avec certains chants de masques qui sont réservés aux seuls
initiés. Pour me permettre d’être présent lors de ces performances à l’auditoire
restreint, on me fit subir un simulacre d’initiation (afin surtout de sauvegarder les
apparences aux yeux de la population) et on me fit promettre de ne pas enregistrer ces
chants et de n’en rien diffuser auprès de quiconque n’appartenait pas au cercle des
initiés, condition que j’ai bien entendu respectée.
12
J’avais opté en effet pour le parti de commencer au moins la campagne de collecte par
des performances produites « naturellement » par la communauté en dehors de toute
sollicitation de ma part. Cette condition était nécessaire dans la mesure où au moins
deux objectifs de l’étude consistaient :
• d’une part à observer qui produisait et qui consommait quels discours ;
• d’autre part à étudier le style de la performance dans tous ses paramètres (gestuelle,
kinésique, interactivité entre le [les] interprète[s] et son [leur] auditoire).
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De telles préoccupations ne pouvaient être satisfaites que si les genres du discours en
question étaient produits aux occasions habituelles devant leur public naturel, en
dehors de toute intervention artificielle.
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Pour pouvoir être exploitable aux fins de l’étude projetée, la collecte de chaque
performance devait être assortie d’un certain nombre d’informations relatives aux
conditions d’exécution, consignées sur un cahier :
• temps de l’exécution (moment de la journée aussi bien que date calendaire) ;
• lieu de l’exécution (intérieur d’une maison, cour familiale, place publique d’un quartier,
itinéraire à l’intérieur d’un ou de plusieurs quartiers (cas notamment de certains chants de
masques ou de certains chants nuptiaux) ;
• accompagnement musical éventuel (cas de la grande majorité des genres oraux de Kong) :
nature des instruments, nature des musiciens… Des enquêtes a posteriori, de même que
d’autres enregistrements de la même catégorie d’œuvres, pouvaient aider à déterminer si
ces musiciens étaient toujours les mêmes, nominalement parlant, ou s’ils étaient
interchangeables à l’intérieur d’une catégorie sociale donnée ;
• nombre (précis dans le cas de petits groupes, approximatif dans le cas d’une foule) et nature
sociale des partenaires concernés : principalement âge, sexe, appartenance à un quartier, à
une caste, éventuellement à une fonction, etc., la pertinence des critères étant à évaluer
pour chaque cas particulier (par exemple, dans le cas des chants nuptiaux de Kong, une
distinction tout à fait pertinente était à faire entre les femmes mariées et les jeunes filles
non encore mariées, mais en âge de l’être, les premières et les secondes ayant un répertoire
de chants différent). Il va de soi que, lorsque l’énonciation n’était pas entièrement collective
(il faut entendre par énonciation collective le cas où certains chants sont produits en chœur
par la totalité de l’assemblée), parmi ces partenaires de la performance, étaient à distinguer
d’une part les énonciateurs, d’autre part les récepteurs du discours, les uns et les autres
n’ayant pas forcément le même statut social. Il est des cas où tous les membres présents sont
des énonciateurs potentiels et d’autres où, en revanche, dans l’ensemble des partenaires
présents, il y a des énonciateurs prescrits et des consommateurs prescrits qui appartiennent
à des groupes sociaux distincts. Pour ce qui est des interprètes, la précision pouvait aller
jusqu’à les dénommer nominalement. Cette précaution offrait l’avantage d’affiner au mieux
la connaissance du système d’appropriation des genres et, dans la mesure où les interprètes
étaient bien identifiés, de pouvoir approfondir certains points auprès d’eux après coup ;
• relevé de certains traits propres à la performance orale : kinésique et proxémique
(déplacements éventuels des énonciateurs et de l’auditoire, danse, gestuelle…). Quelques
enregistrements de certaines des performances les plus remarquables, filmés au
magnétoscope, ont permis d’avoir un aperçu de ces données in vivo et de pouvoir les
exploiter après collecte.
15
Quand un nombre suffisant d’œuvres appartenant à un genre donné avait été
enregistré de façon naturelle, il devenait possible d’en recueillir éventuellement
d’autres versions dont l’énonciation avait été provoquée, encore que l’idéal reste
l’exécution spontanée. Mais il est certains genres qui n’ont l’occasion de se produire
que rarement ou encore de façon très aléatoire et il serait dommage de se priver de la
richesse d’un répertoire au nom du principe rigide de la collecte naturelle. Ainsi, les
proverbes par exemple, qui se disent dans la conversation courante, sont encore assez
difficiles à traquer, car il est presque impossible de prévoir leur apparition et donc
d’anticiper leur enregistrement. C’est pourquoi à un échantillon recueilli en situation
naturelle au hasard des conversations avec les informateurs, en a été ajouté un autre
qui était le résultat d’une enquête orientée vers ce genre parémique.
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Les enregistrements en présence du chercheur, qui sait mieux que quiconque les
données dont il a besoin, sont évidemment l’idéal et je me suis toujours efforcé, à
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l’occasion de mes séjours à Kong, d’être très vigilant, afin de ne laisser échapper que le
moins possible de ce qui se produisait dans tel ou tel quartier (Kong en comprend neuf)
en matière de production verbale canonique. Cela suppose de mettre en place un réseau
d’informateurs fiables et rémunérés dans les différents quartiers de l’agglomération,
car il n’est évidemment pas possible d’être intime avec chaque famille.
17
Mais, malgré tout, une présence effective limitée à deux mois environ par année, même
si elle se répète sur plusieurs années, laisse échapper beaucoup de productions et
risque notamment de ne pas permettre la collecte de certains genres saisonniers, voire
même exécutés à certaines dates précises.
18
Pour pallier cet inconvénient, dès la deuxième année d’enquête, j’ai formé un groupe de
collecteurs (un dans chaque quartier de Kong, soit neuf en tout), choisis parmi les
jeunes garçons ayant reçu une scolarisation au niveau du primaire (les adolescentes
n’étaient guère scolarisées), c’est-à-dire ayant un niveau de français acceptable à l’oral
comme à l’écrit. Grâce aux crédits du LACITO1 que j’avais obtenus pour cette recherche
et au soutien dont je bénéficiais de la part de plusieurs instituts de l’Université
d’Abidjan (ILA, ILENA, GRTO2), ces collecteurs adjoints ont pu recevoir chacun une
petite rémunération et être dotés d’un mini-magnétophone assorti d’un lot de
cassettes. En échange, ils devaient enregistrer les performances culturelles verbales qui
advenaient dans leur quartier lorsqu’ils en avaient connaissance, sous réserve
évidemment de l’accord des intéressés. Ils disposaient également pour cela d’un cahier
dans lequel leur étaient indiquées toutes les informations contextuelles à recueillir
conjointement à chaque exécution (les mêmes que celles que j’ai déjà indiquées sur le
temps, le lieu, les partenaires et autres circonstances de la performance). Ils devaient
d’abord donner ces informations oralement sur la bande du magnétophone, juste avant
le début de la séance, et les retranscrire ensuite sur leur cahier.
19
La mise en place d’une telle procédure m’a permis de doubler la collecte in praesentia et
de recueillir plusieurs genres de discours dont je n’aurais peut-être jamais soupçonné
l’existence. Cela m’a également donné l’occasion d’avoir une gamme plus étendue
d’œuvres dans le répertoire d’un même genre ainsi qu’un échantillon plus riche de
variantes d’une même œuvre, ce qui éclaire beaucoup le processus de création en
oralité, entre reproduction d’un répertoire mémorisé et actualisation personnelle, dans
le respect de règles canoniques, en fonction de certains contextes. Enfin, grâce à cette
collecte aux maillons plus serrés, j’ai pu avoir une idée beaucoup plus précise de
l’étiquette de l’appropriation de la parole par différents groupes sociaux.
20
Cette collecte, au fur et à mesure qu’elle s’opérait, s’accompagnait d’enquêtes parallèles
qui, quant à elles, ont toujours été faites en ma présence et sous mon contrôle. La
plupart des enregistrements étaient réécoutés par différents membres de l’auditoire,
choisis de sorte qu’on ait un échantillon social diversifié (par exemple homme/femme,
vieux/jeune, noble/captif, etc.) si du moins cet auditoire n’était pas socialement
homogène, ce qui est la plupart du temps le cas. En effet, si certains genres ne
concernent par exemple que les enfants, ou les adolescentes, ou les vieilles femmes, il
est vrai qu’au sein du groupe, on trouvera encore des distinctions de classes (nobles/
captifs, scolarisés/non scolarisés...). Ces informateurs étaient invités à discourir sur la
performance à laquelle ils avaient assisté et qu’ils réécoutaient sur le magnétophone,
pour exprimer leur satisfaction ou leurs réserves.
21
Parallèlement, d’autres enquêtes étaient menées auprès d’informateurs qui n’avaient
pas assisté à la performance en question. Cela permettait d’avoir une idée plus précise
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de l’aire d’extension du genre considéré et d’évaluer jusqu’à quel degré il était connu et
apprécié à l’intérieur de la communauté dans d’autres sphères que celle des
producteurs et consommateurs. Dans certains cas, nous avons pris le parti de porter
simplement à la connaissance de ces informateurs le contenu linguistique de l’énoncé,
sans leur faire écouter l’enregistrement. Cette stratégie nous a permis de constater
l’embarras fréquent de certains informateurs pour déterminer à quel genre appartenait
l’œuvre qui leur était soumise en l’absence de certaines informations : qui l’avait dit,
où, quand, sous quelle forme (parlée, chantée, avec ou sans accompagnement musical,
etc.) ? Ce type d’expérimentation nous a permis progressivement de comprendre qu’en
oralité, contrairement à ce qui se passe dans la culture de l’écriture, souvent un genre
se définissait prioritairement par les paramètres de son énonciation et subsidiairement
seulement par les paramètres de son énoncé.
22
Toutes les enquêtes menées auprès de la population l’étaient de façon aussi peu
directive que possible. Il est bien connu en effet que l’enquête directive est
extrêmement périlleuse, car elle expose à tous les écueils de l’ethnocentrisme, surtout
si l’enquêteur ne provient pas du même horizon culturel. Qu’il le veuille ou non, celui-ci
part de ses catégories mentales pour essayer de comprendre les modes de
représentation de l’Autre. Dans le cadre d’une enquête directive, ce dernier est donc
soumis à un cadre préétabli qui lui est étranger et dont, pour cause, il ne saisit pas le
plus souvent la logique, pas plus que l’enquêteur n’est lui-même préparé à celle qui
régit le système de représentation de celui qu’il interroge. Une telle situation favorise
les quiproquos et autres ratés de la communication interculturelle. Cela est d’autant
plus vrai, comme l’ont mis au jour plusieurs exemples d’enquêtes ethnologiques, que la
personne qui fait l’objet de l’enquête, par courtoisie, par intérêt ou simplement par
lassitude, cherche à complaire à celui qui la questionne et peut, par bonne volonté,
acquiescer à des questions inductives, réponses qui ne correspondent en rien à la
réalité de ses pratiques ou de ses représentations.
23
Il est donc préférable de ne pas enfermer l’informateur dans un réseau serré de
questions préparées à l’avance, mais de le laisser discourir librement, à partir de
quelques sollicitations aussi vagues et générales que possible, en le laissant avancer à
son gré et en ne le relançant que sur des propos qu’il a lui-même tenus pour avoir des
précisions ou des éclaircissements ; cela même si son discours paraît au premier abord
déroutant, voire sans intérêt par rapport à ce qu’on cherche. Si ces témoignages sont
enregistrés, ce que nous avons fait systématiquement, c’est dans l’analyse a posteriori de
cette série de métadiscours que le chercheur peut essayer de repérer des récurrences
susceptibles d’être l’indice de représentations culturelles et collectivement partagées,
au-delà des subjectivités individuelles.
24
Parmi ces récurrences, il convient de porter notamment son attention sur des
expressions qui reviennent assez systématiquement d’une enquête à l’autre et qui ont
par conséquent de bonnes chances de correspondre à des concepts communautaires
portés par des idiotismes figés. Ce sont ces noyaux de représentation culturelle, dont la
portée sémantique s’enrichit et se précise par les différents contextes où ils sont
employés dans les gloses, qui peuvent, s’ils sont avérés comme concepts collectifs,
servir de base à la mise au jour d’un système de représentation de l’exercice du discours
au sein de la société.
25
Il convient toutefois d’être prudent, car le risque existe pour l’enquêteur de confondre
une simple périphrase, création subjective de telle ou telle personne interrogée, avec
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une expression idiomatique consacrée par l’usage. Pour s’assurer de l’existence d’un
véritable idiotisme porteur d’un concept, il faut donc d’une part, s’appuyer à la fois sur
une récurrence interindividuelle importante, d’autre part s’assurer ensuite que
l’expression relevée a bien un écho auprès d’un échantillon significatif de la population.
26
Cette ligne de conduite que j’ai suivie au cours de la campagne a ainsi permis de faire
émerger, dans la pratique discursive des Dioula, un certain nombre d’expressions
consacrées à valeur hyperonymique, notamment à propos de la catégorisation des
discours patrimoniaux dont la mémoire était conservée dans des répertoires.
27
C’est ainsi, à un premier niveau, que j’ai pu découvrir qu’un certain nombre de genres
que j’avais enregistrés et dont j’avais découvert le nom spécifique à l’occasion de leur
exécution, étaient susceptibles de s’intégrer dans des classes plus larges fonctionnant
comme des catégories génériques. Ainsi en allait-il des kɔ̀nyɔn dɔ̀nkili (chants de
mariage), des dɔ̀n dɔ̀nkili (chants de danse), des dò dɔ̀nkili (chants de masques),
catégories englobant chacune une dizaine de genres spécifiques ayant leur
dénomination propre. Par exemple, les fanila dɔ̀nkili (chants du pagne) ou les kúrubi
dɔ̀nkili (chants de déploration)… exécutés dans le cadre des cérémonies nuptiales, font
partie de la catégorie des chants de mariage ; les kúrubi dɔ̀nkili (chants donnés à la fin
du ramadan) et les màdeun dɔ̀nkili (chantés au retour de pèlerinage) appartiennent,
avec beaucoup d’autres, à la catégorie des chants de danse ; les dòndo dɔ̀nkili (chants du
coq), les gbɔ̀n dɔ̀nkili (chants du cynocéphale) relèvent quant à eux de la catégorie des
chants de masques.
28
À un niveau sémantique plus large, les métadiscours autochtones ont fait apparaître
d’autres expressions plus générales pour classer l’activité discursive. En premier lieu,
j’ai pu relever, dans l’analyse de ces gloses deux expressions qui revenaient
systématiquement et qui fonctionnaient comme une paire à valeur discriminante, les
discours produits par la communauté appartenant nécessairement soit à l’une soit à
l’autre de ces catégories. Il s’agissait des expressions suivantes : kúma gbɛ́ (parole 3
claire, au sens où on l’entendrait en français, c’est-à-dire parole facilement
compréhensible) et kúma kɔ̀rɔ (parole vieille, c’est-à-dire ancienne ou, en d’autres
termes, issue d’une tradition).
29
On remarque tout de suite que cette paire discriminante n’est pas une paire
antonymique, sémantiquement parlant. Cette apparente absence de logique permet en
fait d’enrichir l’opposition entre les deux expressions. Puisqu’elles sont discriminantes,
on comprend donc que la parole qui n’est pas ancienne (comprendre pas authentifiée
par un patrimoine) est claire (immédiatement accessible), tandis que la parole relevant,
elle, d’une tradition patrimoniale, n’est pas claire (comprendre qu’elle n’est pas
accessible avec la seule maîtrise du code linguistique, le discours se trouvant surcodé
par d’autres systèmes symboliques et poétiques, qu’il faut connaître pour accéder au
sens). Il est donc progressivement apparu qu’il existait, chez les Dioula, la conscience
nette d’une distinction entre les discours ordinaires et les discours de tradition et que
la représentation culturelle consacrée prêtait à chacun d’eux des propriétés sinon
réelles du moins idéologiques. Les discours ordinaires étaient réputés accessibles (non
ésotériques), les discours de tradition au contraire étaient réputés ne livrer leur sens
qu’après un décorticage de métaphores et de références contextuelles accessibles aux
seuls initiés, c’est-à-dire aux gens de culture.
30
Cette hypothèse s’est trouvée confortée avec l’apparition, dans les commentaires des
informateurs, d’une autre expression qui s’appliquait sans cesse aux kúma kɔ̀rɔ. Ces
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paroles anciennes étaient toujours qualifiées de kɔ̀rɔ kúma, le substantif kɔ̀rɔ (à ton
haut cette fois) désignant le fond (invisible) d’un récipient lorsqu’il repose sur le sol,
mais aussi le sens caché d’un énoncé. Il s’agit donc de discours dont le fond caché (i.e. la
signification profonde) est à découvrir, au-delà du signifié immédiat. L’équation kúma
kɔ̀rɔ = kɔ̀rɔ kúma a ainsi progressivement émergé des commentaires.
31
Une distinction de second degré a pu également être repérée, grâce à sa récurrence, à
l’intérieur de la classe des discours de tradition. Un grand nombre de nos informateurs
avait tendance à opposer systématiquement dans cet ensemble deux catégories de
paroles qu’ils appelaient tólon kúma d’une part, et kúmaba d’autre part.
32
La première expression signifie littéralement « parole de jeu » ou encore « parole de
plaisanterie ». J’ai progressivement compris, grâce à la diversité des contextes
d’emploi, que malgré son intitulé, cette classe de discours canoniques ne s’appliquait
pas seulement aux comptines des enfants ni aux blagues et autres histoires drôles
comme on en trouve dans toutes les cultures. Elle servait en fait à désigner tout type de
discours dont l’idéologie dominante disait qu’il n’était pas à prendre au sérieux : ainsi
étaient, entre beaucoup d’autres, les contes, les devinettes, beaucoup de chants de
jeunes filles ou de joutes oratoires entre adolescents.
33
La deuxième expression, quant à elle, qui voit le suffixe augmentatif et mélioratif « ba »
s’accoler au mot kúma (discours) et qu’on peut par conséquent traduire par quelque
chose comme « discours important », s’appliquait à toutes les formes de discours
patrimoniaux qui étaient censés avoir du poids. Dans cette catégorie se trouvaient,
parmi bien d’autres, les énoncés sentencieux, les récits étiologiques, les récits épiques,
les chroniques historiques, les devises familiales…
34
L’attestation de telles formulations comme expressions consacrées, corrélées à un
certain nombre d’autres observations, notamment sur les règles d’appropriation de la
parole en fonction du statut social, a permis d’ébaucher les grandes lignes de la
représentation consensuelle (celle de l’idéologie dominante en tout cas) du système de
fonctionnement de la parole chez les Dioula de Kong4. On peut, en gros décrire ce
système comme suit : les Dioula opposent consensuellement un discours ordinaire et un
discours de tradition, comme en témoigne l’expression kúma kɔ̀rɔ (discours ancien).
Cette dénomination n’implique pas forcément que le discours en question s’applique
nécessairement à une œuvre déjà constituée et consignée comme telle dans un
répertoire. Elle concerne également tout discours ritualisé, susceptible d’être rattaché à
un genre connu et nommé, élaboré selon un certain nombre de règles canoniques
admises.
35
Dans le champ ainsi délimité des discours de tradition, que par analogie on pourrait
considérer comme relevant d’une sorte de « littérature » orale (puisqu’ils s’élaborent
canoniquement en fonction d’une poétique connue), les Dioula opposent des paroles
sans conséquence (tólon kúma) à des paroles de poids (kúmaba). Les observations
relevées à propos des paroles de la première catégorie (grâce aux informations
complémentaires collectées, complétées par les enquêtes) montrent qu’elles ne sont
guère contrôlées par une étiquette (elles peuvent le plus souvent être proférées à
n’importe quelle occasion et par n’importe qui) ou bien que, si elles sont l’apanage
d’une catégorie sociale déterminée, elles sont le fait des jeunes, des femmes, des captifs,
c’est-à-dire de formations sociales dominées ou dotées de peu de crédit. Ce sont des
paroles ludiques ou, en tout cas, cathartiques. Les genres appartenant à la deuxième
catégorie, au contraire, voient leur énonciation très étroitement contrôlée par un
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protocole et sont aux mains de formations sociales valorisées ou de groupes assujettis à
elles (griots) : hommes d’âge, chefs temporels ou religieux… Les discours produits dans
ce cadre sont d’abord des discours de légitimation.
36
Ce simple témoignage d’une expérience de terrain, qui a connu ses tâtonnements et ses
errements (je me souviens très bien de mes angoisses devant mon incompréhension à
propos de certains commentaires d’informateurs ainsi que des premières hypothèses
sur quelques concepts autochtones qui se sont révélées erronées par la suite) n’est donc
pas un modèle à suivre absolument pour tout terrain de collecte et d’enquête en
matière de littérature orale. L’exposé succinct de cette expérimentation a simplement
voulu mettre en évidence l’importance capitale de la corrélation entre les informations
à recueillir et les ambitions analytiques de l’étude. Ces analyses ne peuvent en effet se
faire de façon valable que d’après certaines données qui doivent avoir été établies à
l’occasion de la collecte et des enquêtes qui l’accompagnent, en fonction des besoins du
chercheur. C’est pourquoi une campagne de terrain ne peut démarrer de façon efficace
que si celui-ci a au départ une idée de ce qu’il veut chercher. En même temps, il est vrai
que des découvertes inattendues, offertes par les hasards du terrain, peuvent infléchir
le projet initial et donner une nouvelle direction, non prévue, à l’étude. Il y a là tout un
processus dialectique auquel il convient d’être sensible si l’on veut faire une recherche
dynamique.
BIBLIOGRAPHIE
DERIVE, Jean, 1987a, Le fonctionnement sociologique de la littérature orale. L’exemple des Dioula de Kong
(Côte d’Ivoire), Paris, Institut d’Ethnologie, coll. « Sciences Humaines », Archives et documents,
2 326 p.
DERIVE, Jean, 1987b, Parole et pouvoir chez les Dioula de Kong, Journal des Africanistes, 57, « Les
voix de la parole », p. 19-30.
DERIVE, Jean, 1989, Le Jeune menteur et le vieux sage, Graines de parole (Écrits pour Geneviève
Calame-Griaule), Paris, Éditions du CNRS, p. 185-200.
NOTES
1. UMR CNRS : LAngues et CIvilisations de Tradition Orale (LACITO).
2. Institut de Linguistique Appliquée, Institut de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaine,
Groupe de Recherche en Tradition Orale.
3. Le mot kúma désigne à la fois la parole et le discours.
4. Pour plus de détail sur ce système, on pourra consulter notamment Jean Derive (1987a, 1987b,
1989).
Cahiers de littérature orale, 63-64 | 2008
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Une collecte de littérature orale chez les Dioula de Kong (Côte d’ivoire) : t...
RÉSUMÉS
Ainsi que l’indique le titre, cette contribution entend d’abord témoigner, hors de tout
dogmatisme, à propos d’une expérience de collecte qui n’est certes pas un modèle, mais qui
présente les stratégies adoptées pour répondre au mieux à certains choix politiques dictés par les
objectifs d’une étude visant à étudier le système culturel formé par l’ensemble des genres oraux
d’une communauté et par conséquent à disposer de données propres à analyser leurs conditions
de production et de consommation. Ces objectifs impliquaient au moins deux exigences :
rechercher l’exhaustivité, sinon en matière d’œuvres (ce qui est impossible avec les répertoires
patrimoniaux de l’oralité), du moins en matière de genres, prétention qui suppose une présence
continue sur le terrain pendant plusieurs cycles de saisons ; recueillir dans la mesure du possible
les œuvres orales en situation naturelle, c’est-à-dire lorsqu’elles se produisent normalement sans
l’intervention extérieure d’enquêteurs. Comme la plupart du temps, il n’est pas possible au
chercheur de rester de façon permanente sur le terrain, l’article présente, à partir d’une
expérience personnelle, quelques solutions possibles pour mettre en place des relais fiables,
susceptibles non seulement de permettre, in abstentia, la collecte des œuvres orales, lorsqu’elles
viennent à se produire, mais aussi celle des informations contextuelles qui seront ensuite
nécessaires à l’analyse.
This article describes a fieldwork experience which, while it may not be model, adopted certain
strategies in order to conduct an exhaustive study of the different genres in a given society and
to collect oral texts in their performance context – as they are produced naturally without the
intervention of an outsider. Since most of the time, it is not possible to stay permanently in the
field, the outside researcher must put in place a system of relays who can collect in context and
in the scholar’s absence and who can also provide the necessary contextual information that will
be necessary for analysis.
INDEX
Thèmes : anthropologie (Afrique)
Mots-clés : enquête collective, expérimentation, genres oraux, système culturel
nomsmotscles Dioula
Index géographique : Kong, Côte d’Ivoire
Keywords : Collective Investigation, Experiment, Dioula (Ivory Coast), Oral Genres, Cultural
System, Anthropology
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