Cahiers d’études romanes
Revue du CAER
36 | 2018
Écrire et dire les migrations
Le vernaculaire rêvé du Candidat
Cécile Van den Avenne
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/7170
DOI : 10.4000/etudesromanes.7170
ISSN : 2271-1465
Éditeur
Centre aixois d'études romanes de l'université d'Aix-Marseille
Édition imprimée
Date de publication : 12 juillet 2018
Pagination : 45-57
ISBN : 36979-10-320-0168-4
ISSN : 0180-684X
Ce document vous est offert par Bibliothèque Sainte-Barbe - Université Sorbonne Nouvelle Paris 3
Référence électronique
Cécile Van den Avenne, « Le vernaculaire rêvé du Candidat », Cahiers d’études romanes [En ligne], 36 |
2018, mis en ligne le 02 octobre 2018, consulté le 22 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/
etudesromanes/7170 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesromanes.7170
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Le vernaculaire rêvé du Candidat
Cécile Van den Avenne
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, CLESTHIA / IMAF, Paris, France
Cet article explore la fabrication du vernaculaire à laquelle se livre Frédéric Valabrègue dans
son roman Le candidat (P.O.L, 2010) et la pensée de la langue qui s’y met en scène. Roman
africain, roman postcolonial, le récit y est livré à travers la bouche d’un adolescent burkinabé
autodidacte qui taille la route et désire aller en Europe. Ce récit d’apprentissage est aussi pour
Valabrègue une façon de raconter sa propre adolescence au Niger, Abdou est son double
africain, le vernaculaire fabriqué permet de faire ressurgir, par la langue et ce qu’elle fixe de
souvenirs et de sensations, ce temps-là de l’adolescence.
Este artículo explora la fabricación del vernáculo a la cual se dedica Frédéric Valabrègue en
su novela Le candidat (P.O.L, 2010) y el pensamiento de la lengua que se pone en escena.
Novela africana, novela poscolonial, el relato está dado a través de la boca de un adolescente
burkinabe autodidacta que se va de pinta y desea ir a Europa. Este relato de aprendizaje
también es para Valabrègue una manera de contar su propia adolescencia en Nigeria, Abdou
es su doble africano, el vernáculo fabricado permite hacer resurgir, por la lengua y lo que esta
fija en recuerdos y sensaciones, aquel tiempo de la adolescencia.
« Comment constituer un vernaculaire à son propre usage 1 ? », cette
interrogation sous-tend l’ensemble du travail d’écriture de l’écrivain Frédéric
Valabrègue. Dans les Mauvestis (2005) déjà, roman de chevalerie d’arrièrecour, comme il le décrit lui-même, Valabrègue donnait aux adolescents une
langue stylée, se tenant le plus loin possible de tous les stéréotypes du « langage
1
Entretien en ligne, sur le site de l’éditeur P.O.L : http://www.pol-editeur.com/index.php?s
pec=livre&ISBN=978-2-8180-0634-4 ; voir également : https://www.youtube.com/watch?v=
XhhVWaRnRvY.
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Cécile Van den Avenne
jeune 2 ». Dans Le candidat, roman publié en 2010 3 et qui relate le voyage
d’Abdou, jeune burkinabé qui taille la route, traverse le Sahara et projette
d’aller voir l’Europe, ce désir de vernaculaire recouvre un enjeu particulier.
Comment « se mettre dans la bouche de l’autre 4 » quand cet autre est un jeune
Africain autodidacte ? Comment se garder de l’écueil de l’exotisme ? Disons
le d’emblée : il est délicat pour un écrivain français blanc de se mettre dans la
bouche d’un narrateur africain. Délicat, parce qu’il faut, pour réussir à le faire,
court-circuiter toute une histoire de la mise en scène des indigènes dans le
roman colonial 5, faire avec ou faire contre. Si Valabrègue y parvient, c’est en
fabricant une langue qu’il invente, à partir de souvenirs, de son adolescence
au Niger, de ses voyages en Côte d’Ivoire, de ses lectures, et d’un travail avant
tout poétique. Ce vernaculaire rêvé fabrique une voix, qui brouille les frontières
narratives, entre personnage, narrateur et auteur.
En outre, il y a chez Valabrègue une forme de « surconscience linguistique 6 »,
telle qu’on la rencontre aussi chez nombre d’écrivains dits « francophones »
(écrivant en français, hors de France), qui témoigne d’une forte sensibilité à
la pluralité linguistique (pluralité des langues, pluralité des lectes à l’intérieur
d’une même langue). Travaillant une matière langagière plurielle, son écriture se
double d’une dimension auto-réflexive, ou métalinguistique. La surconscience
linguistique se met en scène, se rejoue dans l’écriture même. Son écriture pense
la langue tout en la fabriquant.
C’est cette double dimension du travail langagier et stylistique de Valabrègue
dans son roman Le candidat que je voudrais explorer dans cet article : la fabrique
du vernaculaire et la pensée de la langue qui s’y met en scène. Pour cela, je
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« Lorsque j’ai écrit Les Mauvestis qui se passait dans le quartier des Rosiers à Bonsecours à
Marseille, j’ai fait une espèce de roman de chevalerie d’arrière-cour, je voulais absolument
donner une grande noblesse à mes Marseillais, et une fois une dame dans une rencontre m’a
dit : “Mais vos Marseillais ils parlent comme des polytechniciens” », Table-ronde avec Frédéric
Valabrègue autour du roman Le candidat, dans le cadre du séminaire jeunes chercheurs
« Écriture et migrations, représentations de l’espace et de l’altérité », Université Aix-Marseille,
14 octobre 2016. En ligne : https://vimeo.com/204192984.
Frédéric Valabrègue, Le candidat, Paris, P.O.L, 2010.
« Moi j’essaie toujours de me mettre dans la tête de l’autre, dans la bouche de l’autre », Tableronde, op. cit.
Là-dessus, voir : Cécile Van den Avenne, « Reprise et détournement d’un stéréotype linguistique.
Les enjeux coloniaux et postcoloniaux de l’usage du “petit-nègre” dans la littérature africaine »,
in Gauvin L., Van den Avenne C., Corinus V., Selao C. (éds) Parodies, pastiches, réécritures. La
question des modèles dans les littératures francophones, Lyon, ENS éditions, 2013.
Lise Gauvin, L’écrivain francophone à la croisée des langues, Paris, Karthala, 1997.
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Le vernaculaire rêvé du Candidat
croiserai ma lecture du Candidat et ce que dit Valabrègue lui-même de son
travail d’écriture 7.
Un roman parlant : la référence griotique
Le candidat est un « roman parlant 8 », il nous donne à entendre l’acte narratif, le
fait de raconter, comme une parole et non comme un écrit, fabricant ainsi une
fiction de voix. Cela provient d’un travail particulier sur la syntaxe, marquée par
des traits typiques de l’oral (emphase, ordre des mots), et sur l’usage d’un lexique
non standard (français africain et emprunts à différentes langues africaines en
l’occurrence, nous le verrons plus en détail). Cette dimension de roman parlant
est renforcée narrativement ici par le fait que le héros, qui est également le
principal narrateur du récit, se dit héritier de la tradition griotique africaine.
Il est musicien, joue du molo et du godjé (deux instruments à corde d’Afrique
de l’Ouest). Et de ces instruments traditionnels locaux, il dit, utilisant une
métaphore linguistique, qu’ils « parl[ent] patois 9 », renforçant le lien entre
production musicale et langue orale vernaculaire.
Il connaît aussi le répertoire traditionnel griotique et sait raconter les
histoires. La sienne qu’il tisse avec d’autres, connues, reprises ou inventées.
Voici un extrait, vers le début du roman, où le héros et narrateur se met en
scène en griot, chantant un extrait de l’épopée ouest-africaine de Soundiata :
Assieds-toi, pose la pièce sur la natte et écoute. Il chante Diarabi pour
endormir les enfants, la légende de Soundiata pour faire pleurer les parents.
Soundiata le boiteux se prépare pour la bataille. Il est né paralysé. Il faut que
tu tapes Soundiata sur trois jambes. C’est du ternaire, pas du binaire. Ya une
jambe de retard, comme une béquille qui le suit à la trace. Laisse-la flotter. Au
matin de la mère des batailles, Soundiata rassemble tous les chiens jaunes du
pays. Il leur met des colliers d’épines enduites de poison gluant. Il transforme
les sloughis en porcs-épics. Il les lance sous les chevaux de la cavalerie ennemie
pour leur griffer le ventre 10.
On peut noter dans l’extrait différents procédés utilisés pour construire la voix
narrative tout à fait particulière de ce roman : le style direct libre, marqué par
Essentiellement à partir de ce qu’il a dit lors de la table-ronde, op. cit., à laquelle j’avais participé.
L’expression est de Jérôme Meizoz, L’âge du roman parlant (1919-1939), Genève, Droz, 2015.
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Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 23.
10 Ibidem, p. 21.
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l’injonction à l’impératif, et l’usage de la deuxième personne du singulier. Le
passage à la narration à la troisième personne non signalée (« Il chante… »).
L’insertion de l’épisode de l’épopée, également non signalée, et entrecoupée de
commentaire au style direct libre sur la façon de frapper la rythmique du chant.
Cette référence griotique est présente également de façon plus explicite
lorsque le narrateur expose, à la suite de ce passage, et de façon personnelle et
humoristique, ce que sont les fonctions du griot en Afrique de l’Ouest :
Je te rappelle que, dans le Sahel, y’en a deux sortes : le griot louangeur qui cire
les pompes et le griot gêneur, son alter ego, qui balance, mange le morceau,
jette l’opprobre. Dès que se pointe un puissant, t’entends le flatteur. Dès qu’on
porte un litige, t’entends le gêneur 11.
On notera ici le mélange des niveaux de langue : les tournures familières orales
côtoyant des tournures plus recherchées (« jette l’opprobre », « porte un litige »),
mélange qui est également l’une des caractéristiques de cette voix narrative.
L’autre modèle de voix narrative de ce roman parlant, « intertexte vocal »
nettement perceptible, est le souvenir de la voix off du documentariste et
ethnologue Jean Rouch, à la vocalité particulière, immédiatement reconnaissable
pour qui a vu ses films. Jean Rouch lui-même, ou plutôt son fantôme, apparaît
dans l’un des chapitres (« Sur la route de Tahoua »), dans un épisode qui
tourne au fantastique, et où se croisent aussi des personnages comme sortis des
Maîtres fous ou de La chasse au lion à l’arc. Clin d’œil à La chasse au lion, le cri
de chasseur : « li li li poto 12 », inséré dans un récit de chasse, lui-même repris,
par un effet de mise en abyme, du récit du film documentaire. La voix off a un
traitement tout à fait particulier dans les films de Rouch, le modèle du récit
y est souvent, et c’est particulièrement le cas dans La chasse au lion à l’arc, le
conte. Et, comme les films de Rouch, le roman de Valabrègue tient aussi du
conte, genre particulier de la tradition orale. Il dit à ce propos avoir écrit à partir
de ses « impressions d’Afrique », soit « celles de [sa] mémoire montées sur un
fil conducteur un peu fabuleux », précisant « je tenais à faire quelque chose
qui ressemble à la fable, parce qu’en Afrique j’ai entendu surtout des conteurs
et je voulais faire quelque chose comme un conte, ce qui fait que mon jeune
adolescent est un griot, il est au bord ou autour de la corporation des griots 13. »
11
Ibidem.
Ibidem, p. 67.
13 Entretien en ligne, sur le site de l’éditeur P.O.L, op. cit.
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Le vernaculaire rêvé du Candidat
Étalonner le niveau de langage
« J’ai pas gagné la sanse (la chance). J’ai pas gagné mon femme. Chacun selon
sa capacité 14. »
À l’ouverture, le tout premier paragraphe du roman accumule les formes
non standard : approximation phonétique, faute de genre. Il est aussi marqué
par l’usage de « gagner », qui indexe un français ouest-africain. Le plus
étonnant est sans doute la correction entre parenthèses. Un tel marquage à
l’initial alerte le lecteur, qui peut devenir soupçonneux sur les intentions de
l’auteur. Cela réactive le souvenir d’une littérature coloniale qui fait parler les
Africains de façon approximative, et souligne les incorrections par la correction
même. Valabrègue s’explique à ce propos :
C’est juste pour indiquer au lecteur dès le début que ça va être plein de fautes,
pour qu’il s’habitue au fait que dans ce roman il va y avoir des mots qui vont
être un petit peu déformés. – Donc c’est un peu pédagogique ? – Oui, je suis
obligé de faire un exposé quand même, on est tous obligé dans le roman
de traverser l’exposé. On est toujours obligé dans le roman d’une certaine
manière en essayant d’être le moins lourd possible, c’est un exercice terrible,
d’étalonner le niveau de langage dans lequel on va être, sinon on perd son
lecteur trop vite 15.
Mais l’exercice est difficile, et périlleux, entre faire entendre une voix et sa
phonétique particulière, telle qu’elle a pu être entendue en Afrique de l’Ouest,
et ne pas donner de la langue une image dépréciée, caricaturale, dans le passage
de l’oral à l’écrit. Valabrègue procède à cet étalonnage une fois pour toutes. Le
lecteur lira une page plus loin : « Si t’as la sanse, tu gagnes deux trois boîtes dans
la journée 16. ». Au début du chapitre suivant, plus besoin d’étalonnage pour le
lecteur, qui s’est coulé dans la voix et la langue du narrateur : « Abdou raconte à
son patron. Il est misicin, fils de misicin par son oncle adoptif 17. ». Et, dans la
suite du roman, le substantif femme, dans la bouche d’Abdou, est toujours en
genre masculin : « ton femme 18 ».
Valabrègue joue aussi des stéréotypes linguistiques, stéréotype de l’oral
stylisé à l’écrit, et plus particulièrement stéréotype de l’oral stylisé « africain ». Il
Frédéric Valabrègue, op. cit., p. 9.
Frédéric Valabrègue, Table-ronde, op. cit.
16 Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 10.
17 Ibidem, p. 19. C’est moi qui souligne.
18 Ibidem, p. 53.
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s’incarne particulièrement dans un lexème emblématique, « ya », orthographié
de cette manière et qui « résonne », selon le mot de l’auteur, tout au long du
roman : « Le tâtonneur dit à l’homme : ya pas de travail ce matin 19. » ; « Je
viens de là où ya encore la saison des pluies 20 » ; « pour signifier à l’apprenti
que si ya de la casse, il va nous chicoter 21. » ; « Il profite du compliment pour
demander si ya moyen 22… » ; « Sur les tabliers, ya des cigarettes nationales au
bout paraffiné 23. » ; « c’est dedans qu’ya la meilleure qualité 24. ». Valabrègue
commente ainsi cet usage : « dans le livre, j’ai fait résonner “ya”, je voulais qu’il
y ait le mot “y a bon”, je le voulais comme témoin, comme marqueur, là, ici, et
je vous emmerde 25. » « Y a bon » n’est pas présent, juste « ya », comme trace.
Un lexique d’Afrique de l’Ouest est bien présent aussi, qu’il s’agisse de mots
empruntés aux langues locales, ou de mots français régionaux. Ils ne sont quasi
jamais explicités, jamais glosés, c’est au lecteur de se déplacer et de se couler
dans ce vernaculaire. Une seule fois, une phrase entière est « traduite » : « Sous
l’apatam, ya un maquis par terre (sous l’auvent se trouve une gargote 26). ». La
première proposition accumule les particularités lexicales ouest-africaines :
« apatam », « maquis par terre », et l’outil grammatical « ya », fortement
marqué comme nous l’avons pointé auparavant. Pour un lecteur non averti, la
phrase ne peut que rester relativement obscure. La glose entre parenthèse ici
ne vise pas à rétablir la norme de prononciation comme dans le cas de « sanse »
/ « chance », il s’agit de passer d’une variété régionale de langue à une autre
variété, sur un mode finalement assez humoristique, et qui vient brouiller les
repères du lecteur, dissiper l’illusion dans lequel il pourrait être d’une forme
de transparence du langage. Le français n’est pas la langue que vous croyez
connaître.
La parenthèse, outil typographique qui permet de faire coexister ici dans le
même espace de la phrase deux lectes distincts, et distingués, est une manière
de mettre en scène dans le texte le travail de langue, et de laisser apparaître
la conscience métalinguistique du narrateur / auteur. Lorsque le narrateur,
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Ibidem, p. 10.
Ibidem, p. 14.
Ibidem, p. 15.
Ibidem, p. 16.
Ibidem, p. 16.
Ibidem, p. 17.
Frédéric Valabrègue, Table-ronde, op. cit.
Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 61.
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Le vernaculaire rêvé du Candidat
rarement, se fait lexicographe, cette conscience se met encore davantage en
scène. La mention du toponyme « Gorom Gorom » (ville du nord-est du
Burkina Faso) appelle ainsi une digression linguistique (qualifiée d’« ornement »
ou « interlude 27 » du récit griotique), en un long paragraphe d’une dizaine de
lignes. La digression dit le plaisir de la langue :
Dans de nombreuses langues, le redoublement d’un mot lui confère du vague
et de l’incertitude. Un effet comme ci comme ça. Gorom deux fois signifie
qu’on voit pas bien le centre du village. Où est Gorom ? le « fèche-fèche 28 »,
c’est du sable mou où les véhicules s’enlisent. Le « pil pil », c’est de la poudre
de piment mélangée à des aromates. Les « niama niamas » sont des petites
choses superflues. Le kaya kaya, c’est le moins que rien demeuré enfant. Le
redoublement minimise. Tout ça est petit, insignifiant. Le « woro woro »,
c’est un taxi clandestin roulant sans patente et rétribué au bout de longs
marchandages. C’est lui que j’attends 29.
Si le français ouest-africain et différentes langues d’Afrique, par l’emprunt, sont
très présents, le vernaculaire fabriqué et utilisé pour ce roman sédimente en fait
bien d’autres strates de langue, et notamment le français régional marseillais,
que Valabrègue dit écrire « naturellement 30 ». Le narrateur use ainsi du verbe
« chaler 31 », du mot « cafoutche 32 », du connecteur « tant 33 », parle de « pile 34 ».
Le vernaculaire du Candidat est celui que se construit son auteur, qui tient
tout autant à sa « créolité marseillaise 35 », comme il la décrit lui-même qu’aux
souvenirs de son adolescence nigérienne.
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Ibidem, p. 57.
Généralement orthographié « fech-fech », c’est un emprunt à l’arabe, terme utilisé aussi
en géologie.
Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 57.
Frédéric Valabrègue, Table-ronde, op. cit.
« Il chale une lycéenne en amazone sur le porte-bagage », Frédéric Valabrègue, Le candidat,
op. cit., p. 37.
Débarras, ibidem, p. 173.
« tant, les touristes font de l’espionnage industriel », ibidem, p. 74.
« Pourquoi casse-t-on plus d’assiettes dans une pile en pierre que dans un évier en céramique ? »,
ibidem, p. 44.
Frédéric Valabrègue, Table-ronde, op. cit.
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Cécile Van den Avenne
Candidat : construire un personnage
Le titre joue sur un mot, faussement simple, faussement transparent. Si
« candidat à l’émigration » est une locution du langage administratif ou
médiatique français, localement, en Afrique Sub-saharienne, on ne désigne
pas par le terme « candidat » ceux qui décident de traverser le Sahara puis
la Méditerranée, brûlant parfois au passage leurs papiers 36. « Candidats au
voyage… À la clandestinité et à l’absence de papiers 37… ». Étymologiquement,
le candidat est celui qui est vêtu de blanc, mais, ce sens concret premier oublié,
le candidat appelle le candide, héros naïf, de ce qui est tout à la fois récit
d’apprentissage, roman de voyage et conte philosophique. Cependant, au-delà
du clin d’œil intertextuel, et d’une fonction métalittéraire que pourrait avoir ce
titre (donner une forme de cadrage générique au récit), « candidat » va acquérir
au fil du roman un sens à part entière. Le candidat est celui qui se projette dans
le futur, il aspire à : une fonction, un grade, et, sans doute plus ici, une dignité.
« Il est d’une violence insupportable, dit Valabrègue, que l’Occident puisse
intimer à la jeunesse de tout un continent, l’Afrique, l’ordre de rester chez
elle. » En réaction à cette situation, il a imaginé un personnage qui « fait la
route », « une sorte de petit beatnik africain »,
[…] parce qu’on ne peut pas imaginer à l’heure actuelle qu’un Africain
puisse se livrer à ce jeu nécessaire à la formation d’un adolescent alors que tu
rencontres les jeunes français ou européens partout dans le monde […] par
contre la jeunesse africaine n’y a pas droit sur le plan géopolitique, ce qui est
bien entendu dégueulasse 38.
Abdou est jeune, africain, et autodidacte, « zéro économique », soit désigné
localement comme kaya-kaya, ou bouzou 39. Valabrègue ne décrit jamais ses
personnages qui ne nous sont donnés qu’à travers leurs voix. « À chaque fois
Sur différents termes utilisés, notamment en Afrique du Nord, pour les migrants, voir
Catherine Mazauric, Mobilités d’Afrique en Europe. Récits et figures de l’aventure, Paris,
Karthala, 2012, p. 36-37.
37 Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 54.
38 Frédéric Valabrègue, Entretien en ligne, op. cit.
39 « Dans la boucle du Niger, le zéro économique va-nu-pieds ou en tongs de pneus. Il conserve
sa pitance dans une calebasse. On l’appelle kaya kaya. Ou bouzou. » (Frédéric Valabrègue,
Le candidat, op. cit., p. 9). Le terme kaya-kaya désigne un porte-faix, par extension celui qui
exerce de petits métiers de débrouille dans les grandes villes, il est issu du haussa et était utilisé
en anglais du Ghana avant de passer dans le français du Niger. Bouzou, également un mot
haussa, désigne un groupe social de statut servile, longtemps esclave des Touaregs, au Niger.
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Le vernaculaire rêvé du Candidat
que j’écris un livre, dit Valabrègue, je me pose la question de quelle langue va
résonner par rapport à mon personnage, je ne décris jamais les personnages
physiquement, j’essaie qu’on en ait l’idée uniquement de par leur voix, je les
construis autour d’une voix. Leur seul corps c’est la voix 40 ». Parlant de lui
tantôt à la première personne, tantôt à la 3e personne (« L’homme, il a marché.
Il est venu du Burkina Faso au Niger. Il a parlé de lui à la troisième personne
du singulier 41. »), Abdou use d’un langage qui bouleverse toutes les polarités
linguistiques, les hiérarchies de registres de langue. Ainsi s’il dit la « sanse »
pour la « chance 42 », il connaît aussi « deux trois choses en bon français », des
bouts de vers de La Fontaine : « Perrette sur sa tête portait un pot au lait. »,
« L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours 43 », souvenirs d’un
français scolaire appris par la littérature 44. Et il sait aussi dire « Dussé-je ». En
cela Abdou ressemble à Méné, le héros naïf de Sozaboy, le roman nigérian de
Ken Saro-Wiwa 45, écrit dans un rotten english, un anglais pourri, mélangeant
les niveaux de langue, le pidgin nigérian, l’anglais standard voire formel, et des
emprunts à différentes langues nigérianes. Une langue qui rend compte d’un
parcours complexe et d’une forme d’instabilité sociale. La langue pourrie est
nommée « langue poubelle » dans le roman : « Nous, les enfants, on parle une
langue poubelle constituée par les débris de celles qui nous entourent. Ya plus
personne pour parler une langue en entière. Ya plus de langue entière 46. »
Écrit dans une langue composite, le récit est remarquable aussi par le jeu
constant avec des intertextes multiples, qui font se télescoper les références
culturelles, et mettent en scène une appropriation de la langue qui passe par
la citation, la reprise, la parodie. Si les références littéraires sont très présentes
(ainsi des citations de La Fontaire, citées ci-dessus), Abdou narrateur dit aussi
parler « la langue de la radio, de la télé et des portables 47 » :
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Frédéric Valabrègue, Table-ronde, op. cit.
Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 9.
Ibidem, p. 9 et 10.
Ibidem, p. 37.
« Le français d'Afrique est rempli de souvenir de l'école parce que ça n'est pas une langue qui
est parlée dans la famille par conséquent ce qu'il y a de remarquable dans l'usage que font les
Africains du français c'est que cela demeure très littéraire », Frédéric Valabrègue, Entretien en
ligne, op. cit.
Ken Saro-Wiwa, Sozaboy (Pétit Minitaire), Arles, Actes Sud, Babel, 2003.
Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 38.
Ibidem, p. 60.
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Cécile Van den Avenne
Si on me demande comment ça va, je réponds “noir, c’est noir” ou “vent
mollissant force 4”. Je retiens les mots des coups d’état entendus à la radio :
“gabegie” par exemple. “Kirikou est pas grand mais il est vaillant 48.”
Mais Abdou, candidat aspirant à une situation meilleure, sait que la langue
maîtrisée peut lui rapporter, et fait preuve en cela d’une vraie compétence
sociolinguistique mise au service de la débrouille : « Par exemple, je fais la
mendicité. Je vois des anassaras. Je récite par cœur : dussé-je vous importuner.
Ça me vaut un succès 49. ». Et il sollicite d’un lycéen français avec qui il se lie
après avoir essayé de l’arnaquer, une lettre de recommandation bien écrite :
« Alors si j’ai le papier avec veuillez agréer 50… ».
Cependant, Abdou sait aussi parfaitement discerner le racisme ou la
condescendance dans l’usage que peut faire un anassara d’un français « africanisé ».
Ainsi lorsque Garapon le lycéen lui donne du « présentement 51 », la plaisanterie
le « froisse 52 », et il commente : « Il comprend pas que présentement, c’est usé.
Pourquoi il dit présentement ? C’est du tout petit nègre. Arrête de mouiller
les r, bwana 53 ! ». La mise en garde d’Abdou personnage semble valoir aussi
comme mise en garde pour l’auteur lui-même : qu’il se garde du « tout petit
nègre », qu’il se garde bien de « mouiller les r », pour ne pas tomber dans le
travers des « traductions des romans policiers américains qui restituent du
broken en p’tit nèg’ 54 ». Abdou n’est pas naïf, et l’auteur Valabrègue non plus,
pour qui Garapon le lycéen constitue sans doute une sorte de double, souvenir
de l’adolescent qu’il fut au Niger.
Valabrègue compose ainsi pour son personnage Abdou une voix qui lui
est propre et unique, qui fait de lui un individu mobile, non assujetti à une
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Ibidem.
Ibidem, p. 39. « Anassara » désigne le Blanc, que l’on appelle aussi le Toubab. C’est une
déformation de Nazara, pour Nazaréen, soit Chrétien.
Ibidem, p. 39.
Le terme, vieilli en français hexagonal, n’est plus couramment utilisé qu’en Afrique
francophone, mais également au Québec. Caricaturé, prononcé avec un r liquide et en insistant
sur le e caduque, il est devenu emblématique d’un certain français d’Afrique des intellectuels.
Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 39.
Ibidem. Bwana, emprunt au swahili, est utilisé comme terme d’adresse pour les maîtres
blancs en période coloniale, en Afrique centrale et de l’est (particulièrement dans les colonies
britanniques). On le trouve également dans la littérature, la bande-dessinée, ou le cinéma,
comme marqueur stéréotypé d’une parole indigène soumise au pouvoir colonial.
Ibidem. Cette remarque mise dans la bouche d’Abdou fait écho à ce que dit Valabrègue des
traductions françaises qui défigurent Faulkner, et particulièrement la parole de ses personnages
afro-américains, Table-ronde, op. cit.
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identité stable et facilement circonscriptible. Ainsi, il ne faudrait pas croire
que l’écriture de Valabrègue aurait une dimension naturaliste. Il ne s’agit
pas, à travers la reconstruction d’un sociolecte, de construire un personnage
socialement typifié. Valabrègue s’explique à ce propos :
moi mon Africain, il parle pas du tout comme on parle en Afrique c’est quelque
chose que je reconstruis entièrement sans aucun goût pour le réalisme. Je me
sers d’une matière dans la langue et d’un grain de voix, je me sers beaucoup de la
syntaxe surtout, j’inverse, je retourne, etc. Mais je cherche pas le naturalisme,
je cherche pas le réalisme, mais par contre je m’appuie énormément sur des
détails […]. [précisant] Je suis quelqu’un qui est toujours dans la situation
de l’universel reportage, parce que je consigne dans des carnets sans arrêt
des tournures qui pour moi parlent. Et ces tournures qui parlent je peux les
attraper n’importe où, y compris à Marseille. Mais ça n’est pas pour faire du
pittoresque ou du local que je m’en sers, je m’en sers uniquement en tant que
poète. J’aborde la prose avec l’attention, le voltage du poème.
Et il ajoute :
Je travaille ma page jusqu’à ce que à l’intérieur, il y ait du mouvement de pensée
et du mouvement de langue, pour qu’il y ait du ping-pong dedans, qu’il y ait
de la répartie, de la surprise. Qu’un mot soit isolé dans la phrase comme un
caillot, qu’il faut expulser, qu’on arrive même pas à dire, ça m’intéresse, ou que
tout à coup il y ait de la musicalité, un moment inattendu, ça m’intéresse aussi.
J’essaie de faire en sorte que dans la plus petite unité du texte il y ait quelque
chose qui reste de ma matière africaine, qui est une Afrique réinventée bien
entendu, qui est une Afrique reconstruite 55.
Ce récit d’adolescence est aussi pour Valabrègue une façon de raconter sa
propre adolescence au Niger, Abdou est son double africain, le vernaculaire
fabriqué permet de faire ressurgir, par la langue et ce qu’elle fixe de souvenirs et
de sensations, ce temps-là de l’adolescence.
« Le français turbulent 56 ». La créolité de Valabrègue
« Lamine s’étonne qu’un burkinabé parle français. On est toujours l’idiot de
quelqu’un. Comment, tu viens de brousse et tu parles français 57 ? »
Frédéric Valabrègue, Table-ronde, op. cit.
Ibidem.
57 Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 19.
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Cécile Van den Avenne
Lamine, « tâtonneur » sur le marché de Niamey, est sénégalais. Il exprime
les stéréotypes qui sont ceux que l’on attribue souvent en Afrique de l’Ouest aux
Sénégalais, Africains qui se targuent de parler mieux français que les Français
eux-mêmes, eux dont le premier Président est aussi écrivain de langue française
et membre de l’Académie française. Mais ces stéréotypes peuvent aussi être
ceux des lecteurs français. « Les gens qui ne connaissent pas l’Afrique ont pour
moi une vision un peu réductrice du français qui y est utilisé » dit Valabrègue 58.
Et il poursuit :
Quand on regarde les écrivains africains, ou les écrivains antillais, on se rend
compte que les plus exubérants et ceux qui portent la langue au maximum
à son incandescence ce sont quand même les Antillais et les Africains. Ils
s’emparent de notre langue pour en faire quelque chose qui est extrêmement
animé, très loin d’une sorte d’épure ou de post-minimalisme dans la langue.
On est face à des auteurs qui font résonner la langue, comme Sony Labou
Tansi, de manière très chahutée, ou turbulente. C’est un français turbulent
en réalité.
Et plus loin :
Je cherche pas du tout à révolutionner le français par rapport à des gens qui
écriraient dans la transparence. Je suis pas le défenseur d’un club, dans la
langue. Je dis pas que le français serait beaucoup mieux si on lisait beaucoup
mieux les écrivains créoles, mais je le pense aussi un petit peu 59.
Les modèles littéraires de Valabrègue ce sont donc Sony Labou Tansi, écrivain
congolais de langue française, Ahmadou Kourouma, écrivain ivoirien (« des
auteurs qui portent au plus haut point la langue française dans son déploiement
fastueux 60 »), mais aussi les Antillais Édouard Glissant et Aimé Césaire, ou
l’Haïtien Jacques Roumain, tous caractérisés, selon lui, par leur « générosité »
linguistique 61.
Turbulence et générosité caractérisent aussi le vernaculaire fabriqué
par Valabrègue pour ce roman. Une langue qui ne se soucie pas de pureté
linguistique : « je mets du djerma, gourmantché, poular, tamachèque dans mon
français. Je prends un peu de chaque. Je griotte en bambara 62 ».
Frédéric Valabrègue, Table-ronde, op. cit.
Ibidem.
60 Frédéric Valabrègue, Entretien en ligne, op. cit.
61 Frédéric Valabrègue, Table-ronde, op. cit.
62 Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 19.
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Le modèle linguistique revendiqué est celui de la « créolité » : « J’aime
beaucoup la littérature caraïbe, dit Valabrègue, et comme je suis un peu
marseillais j’ai toujours considéré que je faisais du créole alors je suis passé de
ma créolité marseillaise à ma créolité d’adolescent 63 ».
Ouverture : un roman postcolonial
Sous la langue turbulente, la drôlerie et la faconde du personnage, le brouillage
énonciatif, se cache aussi un propos politique engagé, mais qui ne prend jamais
les chemins de l’« exposé 64 », et qui construit ce roman comme postcolonial.
Abdou refuse de se laisser assujettir à une identité qu’on le forcerait à endosser,
de même qu’il réclame le droit de pouvoir circuler librement :
T’as remarqué combien nous sommes assignés à un territoire. Comment
expliquer à ceux qui nous ont asservis que leur regard ne nous contient pas,
que nous débordons de partout, qu’ya pas une sensation, pas un sentiment,
ni goût ni odeur que nous voulons pas explorer ? Comment peut-on dire à un
quart de l’humanité : reste chez toi ! Cantonne-toi à l’image que j’ai de toi 65.
C’est ce que dit aussi son usage de la langue, avec et contre les stéréotypes, dans
un processus de création permanente, qui brouille les frontières, et lui permet
de circuler.
Frédéric Valabrègue, Entretien en ligne, op. cit.
Frédéric Valabrègue, Table-ronde, op. cit.
65 Frédéric Valabrègue, Le candidat, op. cit., p. 52.
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