Traduire
Revue française de la traduction
231 | 2014
À table !
Gastro & Co.
Jean-François Allain
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/traduire/666
DOI : 10.4000/traduire.666
ISSN : 2272-9992
Éditeur
Société française des traducteurs
Édition imprimée
Date de publication : 1 décembre 2014
Pagination : 80-83
ISSN : 0395-773X
Référence électronique
Jean-François Allain, « Gastro & Co. », Traduire [En ligne], 231 | 2014, mis en ligne le 01 décembre
2016, consulté le 20 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/traduire/666 ; DOI : 10.4000/
traduire.666
Gastro & Co.
Jean-François Allain
Le mot « gastronomie »
Je tiens dans les mains (façon de parler, car la
couverture tombe en lambeaux) un vieux dictionnaire bilingue anglais-français au titre assez alléchant : A New French Dictionary containing Several
Hundred Words not to be found in any of the
Dictionaries hitherto published, etc. Il date de
MDCCXCIV, c’est-à-dire 1794 (si mes calculs sont
bons) pour les lecteurs qui n’ont pas le courage de
faire la conversion.
Le mot « gastronomie » n’y figure point. Dommage !
Il se serait trouvé entre Gaspilleur et Gâteau, et un
peu en dessous d’un mot fort utile : Gasconner, traduit par to steal dexterously.
Le New General English Dictionary peculiarly calculated for the use and improvement of such
as are unacquainted with the Learned Languages, daté de MDCCLXXI et vendu au prix de six
shillings, connaît les mots Gastromancy et Gastrotomy, mais pas Gastronomy.
Selon le Trésor de la langue française, il est vrai, le mot ne date que de 1800, et il apparaît en
anglais à la même époque sous l’influence du français. Pour autant, le Royal Dictionary English
and French, French and English, « containing All the Vocables in Common Use, with a Copious
Section of Terms Obsolescent or Obsolete Connected with Polite Literature… », publié à Paris
par Firmin Didot en 1846, ne connaît toujours que Gastromancy, Gastrography et Gastrotomy.
En revanche, le Dictionnaire anglais-français et français-anglais « tiré des meilleurs auteurs qui
ont écrit dans ces deux langues », de A. Boyer et al. (Paris, Ledentu, 1829), connaît le mot
Gastromanie [passion pour la bonne chère ; gourmandise, gloutonnerie] (traduit par daintiness,
a fondness for one’s belly) qui mériterait d’être remis au goût du jour : « c’est un fin gastromane ! ».
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Gastro & Co.
De la « gastronomie politique »
Le Grand Larousse universel du XIXe siècle, en quinze volumes (1875), consacre plus d’une
page à la gastronomie ; c’est beaucoup, mais c’est moins qu’à l’organisation du travail des
chiffonniers à Paris (trois pages). Il y est beaucoup question de Brillat-Savarin, mais on y trouve
aussi quelques réflexions qui ne manquent pas de saveur : « La gastronomie accroît les délices
de l’amour et la confiance de l’amitié, qui désarme la haine, facilite les affaires, et nous offre,
dans le court trajet de la vie, la seule jouissance qui, n’étant pas suivie de fatigue, nous délasse
encore de toutes les autres. » Dont acte !
Un peu plus haut, on pouvait lire un développement sur la « gastronomie politique » qui, à
défaut de valoir son pesant de moutarde, ne manque pas de sel.
Les repas sont devenus un moyen de gouvernement, et le sort des peuples s’est décidé dans
un banquet. […] il ne s’est jamais passé un grand événement qui n’ait été conçu, préparé et
ordonné dans les festins. […]
Bragier a finement raillé les gastronomes politiques dans une de ses chansons :
À table, sans nul embarras
Et j’aime à voir ce personnage
On fait la paix, on fait la guerre ;
Décider du sort de l’État
Maint politique s’y débat,
Entre la poire et le fromage
D’où cette question qui me taraude depuis longtemps : jadis, mangeait-on le fruit avant le
fromage, ou l’ordre des plats, dans cette expression qui a fait florès, est-il uniquement dicté
par les besoins de la rime ?
Illustrations de Nicolas Lefebvre – www.nikopoisson.tumblr.com – nikopoisson@gmail.com
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Jean-François Allain
Il y a gastro et gastro !
J’ai un ami ex-restaurateur qui dit volontiers d’un confrère : « il a un gastro », par quoi il faut
entendre un restaurant gastronomique. Certes, le mot est entré dans la langue ; il est de bon
ton à défaut d’être de bon goût, et rien ne vous empêche donc de « vous offrir un gastro pour
la Saint-Valentin ». On appréciera évidemment la « nuance » en français avec « il a une gastro »,
l’un n’empêchant pas l’autre. Cet exemple montre en tout cas que le genre, en français, est ce
que les linguistes appellent un « trait pertinent ».
Je dirais même plus, « un trait très pertinent ».
On connaît l’histoire de l’Anglais qui opte pour un unique genre en français, en arguant que,
statistiquement, il a moins de chances de se tromper. Ce pourrait être une Anglaise, si vous
voyez à qui je pense. Dans ce cas, pourquoi ne pas supprimer tous les articles, comme le fait
un Polonais de mes connaissances. À ces pragmatistes (paresseux) de la langue, je conseillerai néanmoins d’apprendre les quelques cas en français où, graphiquement ou phonétiquement, le genre « fait la différence ».
Les mots de la gastronomie
La gastronomie – on s’en rend compte en feuilletant les magazines qui lui sont consacrés –
est grosse importatrice de mots étrangers, ce qui n’est pas – ou n’était pas – sans poser des
problèmes dans l’élaboration des dictionnaires bilingues. Si un lecteur cherche le mot scone
dans un dictionnaire anglais-français, c’est, en principe, parce qu’il ne comprend pas le mot.
Il n’est donc guère avancé si on lui propose l’équivalence « scone », sous prétexte que le mot
est entré dans le lexique français et figure dans certains dictionnaires monolingues. D’où
l’habitude d’ajouter des gloses du genre « (petit pain au lait) ».
À la grande époque de la lexicographie, j’avais distingué quatre modes de traitement des réalités gastronomiques dans les dictionnaires bilingues(1).
1. La traduction pure et simple : wine = vin, bread = pain. Apparemment simple, car comment
traduire ces mots et, surtout, les réalités culturelles qu’ils véhiculent dans des langues qui
ignorent le blé et la vigne ? On connaît les réflexions du linguiste Eugène Nida sur la traduction
de la Bible, dont Georges Mounin se fait l’écho dans Les problèmes théoriques de la traduction(2). Les évangélisateurs de tout crin en savent quelque chose : au milieu du XVIIIe siècle, par
exemple, le Franciscain Pedro Beltrán déplore que le terme cucutil, « corps, chair », utilisé pour
(1) Jean-François Allain, « “Accommoder” les écarts culturels : le modèle gastronomique », in Les écarts culturels
dans les dictionnaires bilingues, sous la dir. de Thomas Szende, Paris, Honoré Champion, 2003.
(2) Georges Mounin, Les Problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard, 1963.
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traduire en maya « le corps du Christ », désigne en réalité les organes sexuels et ne renvoie à
l’ensemble du corps que par métonymie. « À quoi pensent les Indiens, se demande-t-il, quand
ils vont communier ? »
2. L’emprunt pur et simple : whisky = whisky. Là encore, apparemment simple, car en 1827,
le dictionnaire anglais-français de Chambaud et Descarrières (Paris, Belin-Mandar et Devaux)
se contentait d’une glose : « Espèce de liqueur forte distillée de l’avoine et dont on fait un
grand usage en Écosse et en Irlande. » En 1829, le dictionnaire de Boyer dit pour sa part :
« sorte d’eau-de-vie de grain ; wiskey », se rapprochant du cas 3 ci-dessous.
3. L’emprunt suivi d’une glose, quand le mot figure dans des livres de gastronomie, des guides
de voyage ou des romans mais n’est pas encore connu du grand public ni entré dans les
dictionnaires monolingues. Ce sont des cas difficiles à trancher, car la langue peut évoluer très
vite. « La panse de brebis farcie » de Jacques Bodouin a fait la célébrité du haggis, mais, dans
le dictionnaire de 1846 cité supra, le « haggess » est « une sorte de boudin blanc ou noir ; boyau
de porc rempli de son sang et de sa graisse ». Le mot n’apparaît dans le Grand Larousse
encyclopédique que dans les années 1960.
4. En l’absence d’équivalence par traduction ou par emprunt, on peut se contenter d’un
hyperonyme (« petit gâteau », « boisson alcoolisée ») ou d’une glose, en évitant toutefois les
« espèce de… » et « sorte de… » d’antan, aujourd’hui bannis des définitions des dictionnaires
(« j’ai mangé un plat à base de riz avec des espèces de crevettes, le tout arrosé d’une sorte
d’eau de vie ! »).
Pour compléter le tableau, il convient d’ajouter les gloses culturelles pour certaines réalités
gastronomiques historiquement ou socialement connotées. Il paraît difficile, par exemple, de
ne pas expliquer en deux mots ce qu’est « une galette des rois », ni d’établir un lien entre le
haggis et le Burns supper, dîner qui commémore chaque année Robert Burns, le grand poète
national écossais(3).
Mais tout cela, c’était à la grande époque de la lexicographie bilingue. Aujourd’hui, un simple
clic nous donne les explications, les adresses, la recette et la photo. So why bother ?
jfa.allain@orange.fr
(3) Le haggis y est apporté en grande pompe, précédé d’une cornemuse ; le dîner est l’occasion de porter des toasts
(à base de whisky !) au haggis, au poète lui-même et aux femmes, dont il était grand admirateur.
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