Anarchistes italiens en Égypte
(1860-1914) :
quelques éléments de réflexion
sur l’internationalisme
en situation coloniale
Costantino Paonessa
Introduction
La question de l’articulation des rapports sociaux de sexe, classe,
racisation, génération fait depuis des années l’objet d’un intérêt
renouvelé (théorique et pratique) des mouvements sociaux, des
acteurs faisant partie de la société civile – au sens de Gramsci
– aussi bien qu’à l’intérieur des groupes contre-hégémoniques
radicaux de gauche et anarchistes 1. Les outils d’analyse fournis
par le black feminism, l’intersectionnalité, la théorie du privilège,
la whiteness theory sont généralement utilisés pour mieux pénétrer
1. Assemblée des femmes de la fédération anarchiste britannique, Classe, genre, race et
anarchisme, s. l., Édition groupe Regard noir, 2016 ; Francis Dupuis-Déri, Irène Pereira, « Les
libertaires, l’intersectionnalité, les races, et l’islamophobie », Cahiers libertaires, no 1, 2017 ;
Dónal O’Driscoll, « Creating an Anarchist Theory of Privilege », Irish Anarchist Review, no 8,
2013 ; Deric Shannon, Rogue J., « Refusing to Wait. Anarchism and Intersectionality » :
<https://libcom.org/library/refusing-wait-anarchism-intersectionality>.
187
dans les dynamiques constitutives du pouvoir « et donc du conflit 1 »
autrement invisibilisées par la dimension narrative 2. Le cas des
anarchistes internationalistes italiens 3 dans l’Égypte de la fin du
XIXe siècle et des reconstructions historiques de leur militantisme
me permettra de réfléchir sur la question des dynamiques de domination et d’oppression en situation coloniale. En m’appuyant sur les
approches issues des sciences sociales, mon propos est de montrer
comment les anarchistes italiens d’Égypte ont pu eux aussi profiter
des privilèges liés à l’appartenance ethnique. Le but de cet article est
donc de contextualiser l’histoire, l’influence, les aspirations et les
actions de(s) anarchisme(s) dans le contexte colonial égyptien. En
particulier, je me demanderai dans quelle mesure ces groupes qui
se réclament de l’internationalisme socialiste se sont mis en relation
avec leur propre identité ethnique 4, donc la manière dont ceux-ci
ont abordé, intellectuellement et concrètement, la dichotomie entre
le fait de se professer internationaliste et de vivre dans des colonies.
Je m’arrêterai surtout à reconstruire les dynamiques par lesquelles
les inégalités entre les « étrangers » soumis au droit capitulaire et les
« indigènes » se sont reproduites dans les multiples luttes conduites
par les militants anarchistes, ainsi que leurs rapports avec les mouvements ouvriers et contestataires autochtones. Sur le fond, reste
la question de réfléchir aux chances qu’avaient les théories et les
pratiques diffusées par les anarchistes d’être accueillies par les classes
travailleuses étrangères et natives du pays. Cet objectif sera atteint
principalement à travers l’analyse des discours et des récits que les
anarchistes italiens tenaient dans leurs nombreuses et composites
publications en Égypte entre 1901 et 1913 5.
1. Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris, Presses
universitaires de France, p. 10.
2. Carlo Ginzburg, Rapporti di forza. Storia, retorica prova, Milano, Feltrinelli, 2014.
3. Dans les pages qui suivent, je fais mien le propos des militants internationalistes
lesquels, le 4 août 1872, lors du congrès fondateur de la Fédération italienne de l’Internationale, soulignaient que l’adjectif « italien » ne faisait pas référence à la nation mais
à « une simple distinction catégorique ». N. Rosselli, Mazzini e Bakunin. Dodici anni di
movimento operaio in Italia (1860-1972), Torini, Einaudi, 1967, p. 358.
4. Par « ethnicité » je veux dire le « processus de distinction culturelle par lequel des
groupes humains s’identifient collectivement à une histoire, une langue et des pratiques ».
Maxime Calculli, Dans le blanc des yeux, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 28.
5. Pour une liste complète des journaux anarchistes en langue italienne d’Égypte,
voir Leonardo Bettini, Bibliografia dell’anarchismo, vol. 2, Firenze, CP Editirice, 1976,
188
L’impact du militantisme anarchiste
sur la société égyptienne en débat
Depuis une dizaine d’années, à la suite des études d’Ilham KhuriMakdisi et d’Antony Gorman, l’histoire des groupes et des individus
appartenant à la « gauche radicale » en Égypte avant la révolution
de 1919 a été partiellement mise en lumière par plusieurs études 1.
La question des rapports entre les anarchistes italiens et la population native fut posée par l’historien anarchiste Leonardo Bettini dans
l’ouvrage Bibliografia dell’anarchismo publié en 1972, lorsqu’il écrit :
L’influence exercée par le mouvement sur le prolétariat indigène
fut certainement faible, voire inexistante, bien que ne furent pas
absentes, notamment dans certaines périodes, des tentatives d’engager un rapport dialectique avec la classe ouvrière.
Un peu plus loin, il propose d’expliquer les causes de cette faillite.
Tout d’abord, « la violente opposition des individualistes » aux stratégies avancées par les autres groupes anarchistes 2 ; ensuite, « la forte
méfiance de la population arabophone pour toutes sortes de produits, aussi culturels, d’importation européenne 3 ». Donc, d’un côté,
l’historien renvoie aux divisions internes du mouvement anarchiste
entre les individualistes et les « organisationnels » et/ou anarchosyndicalistes, en Égypte généralement installés respectivement au
p. 81-88. Voir aussi : Anthony Gorman, « The Anarchist Press in Egypt », dans A. Gorman,
D. Monciaud, The Press in the Middle East and North Africa 1850-1950, Edinburg, Edinburg
University Press, 2018, p. 237-264.
1. Anthony Gorman, « Anarchists in Education: The Free Popular Education in Egypt
(1901) », Middle Eastern Studies, no 41, mai 2005, p. 303-320 ; idem, « Socialisme en Égypte
avant la Première Guerre mondiale : la contribution des anarchistes », Cahiers d’histoire.
Revue d’histoire critique, no 105-106, 2008, p. 47-64 ; idem, « Foreign Workers in Egypt
1882-1914. Subaltern or Labour Elite ? », dans S. Cronin, Subalterns and Social Protest:
History from Below in the Middle East and North Africa, London-New York, Routledge,
2008, p. 237-259 ; idem, « Internationalist Thought, Local Practice: Life and Death in
the Anarchist Movement in 1890s Egypt », dans M. BOOTH, The Long 1890s in Egypt.
Colonial Quiescence, Subterranean Resistance, Edinburgh, Edinburgh University Press,
2014, p. 222-252.
2. Voir la copie de la lettre envoyée par P. Vasai à Tamberi, un militant anarchiste du
Caire, après la fermeture de la Tribuna Libera en 1901. Archivio Storico Diplomatico
Ministero Affari Esteri (ASDMAE), Rappresentanza diplomatica Egitto - Il Cairo 1864-1940,
p. 88.
3. Ibid., p. 288.
189
Caire et à Alexandrie. De l’autre, il évoque des éléments culturels et
comportementaux intrinsèques aux populations natives.
Dans un article paru dans le journal Il Libertario en 1905, l’anarchiste Roberto D’Angiò exprime cette opinion :
La classe ouvrière égyptienne, puisque l’on vit relativement
mieux en Égypte qu’ailleurs, ou parce que les idées anarchistes
l’ont vraiment dégoûtée, ou même à cause du climat ou des coutumes de l’Orient, est restée constamment et obstinément loin des
anarchistes 1.
Il en découle une conception du mouvement anarchiste en Égypte
en tant que phénomène complètement allogène, pour différentes
motivations inadaptées aux réalités locales 2.
Contrairement à cette narration, l’historien Anthony Gorman a
récemment mis en évidence toute une série de formes « de coopérations et collaborations » entre la « foreign working class » et
la « Egyptian working class ». Dans un premier article 3, l’auteur
s’attache au « discours hégémonique de la moderne historiographie égyptienne » responsable à son avis d’avoir toujours présenté
les deux groupes de travailleurs comme étant dans une position
antinomique et conflictuelle. Gorman, au contraire, en insistant à
juste titre sur l’hétérogénéité des éléments composant la classe laborieuse d’Égypte et sur l’œuvre effectuée par le « labour activism »,
propose une lecture plus attentive et moins réductrice des rapports
entre les travailleurs étrangers et natifs. Dans un second article 4,
Gorman réitère son idée selon laquelle « la solidarité entre tous les
travailleurs et la nécessité de s’unir et de s’organiser, l’amour fraternel, la défense des droits des travailleurs, le caractère prédateur du
capitalisme, la liberté et l’indépendance du travailleur, la résistance
à l’autorité politique » représentaient des éléments idéologiques
qui ont permis, sur la base de l’appartenance commune à la classe
laborieuse d’Égypte, de dépasser les divisions de race, de religion
1. Il Libertario, no 102, Anno IV, 14 settembre 1905.
2. Lux, no 3, Anno I, 16 juillet 1903.
3. Anthony Gorman, « Foreign Workers », op. cit., p. 237.
4. Anthony Gorman, « “Diverse in race, religion and nationality… but united in aspirations of civil progress”: the anarchist movement in Egypt 1860-1940 », dans Steven
Hirsch et Lucien Van der Walt, Anarchism and Syndicalism in the Colonial and Postcolonial
World, 1870-1940, Leiden, Brill, 2010, p. 20.
190
et de nationalité. Il n’en demeure pas moins que, à la fin de son
article, Gorman partage certaines observations élaborées par Bettini
presque quarante ans auparavant. « Malgré ces succès », il conclut,
« le mouvement anarchiste a rencontré des difficultés considérables
en Égypte 1 ». Cela, selon l’auteur, à cause de la répression policière
et surtout à la montée du mouvement nationaliste local. En tout
cas, les deux historiens s’attachent aux seules causes externes, sans
jamais examiner attentivement les conduites et les discours produits
dans les milieux anarchistes italiens.
Je tiens à souligner que ce qui va suivre dans le reste de l’article
ne veut pas remettre en discussion l’énorme travail accompli par les
anarchistes non égyptiens et italiens en Égypte dans la diffusion des
idéaux de liberté et d’égalité sociale ainsi que leur influence dans
le développement du mouvement ouvrier, du syndicalisme et des
formations de gauche : un apport dont l’importance est reconnue
par les mêmes historiens égyptiens 2. Et je veux encore moins mettre
en arrière-plan ou dévaloriser les nombreux efforts et occasions de
coopération entre ouvriers et militants de différentes nationalités
dans l’organisation et la pratique des luttes communes 3.
Je tenterai plutôt de remettre en cause certaines interprétations
historiques en montrant comment les solidarités internationalistes
favorisées par les réseaux locaux et transnationaux des militants
anarchistes italiens d’Égypte se sont souvent heurtées à la question
de l’identité culturelle et des rapports dominants/dominés intrinsèques à toute situation coloniale. En effet, au cours des années
1901-1913, les groupes anarchistes italiens d’Égypte n’ont jamais
cessé de dénoncer et de condamner les guerres coloniales – tout
d’abord l’invasion italienne de la Lybie et l’impérialisme capitaliste
conduit par les États européens. Cependant, à la lecture de leur
presse 4, il est facile de constater qu’une bonne partie des articles
recourent à un langage identitaire, fortement orientaliste et souvent
1. Ibid., p. 30.
2. Refa’at Sa’id, Tārīkh al-haraka al-shuyū’iyya al-masriyya, Le Caire, Sharaka al-amalli’ltabā’at, t. 1, s. d., p. 203 ; ’Abbas Rauf, Al-Haraka al-’ummaliyyafīmasr 1899-1952, Le Caire,
al-Majlis al-U’lā al-Thaqāfa, 2016, p. 48-53.
3. Ilham Khuri-Makdisi, « Intellectuels, militants et travailleurs : la construction de la
gauche en Égypte, 1870-1914 », Cahiers d’Histoire, no 105-106, 2008, p. 17-45.
4. Sur la presse anarchiste italienne en Égypte, voir : Anthony Gorman, « The Anarchist
Press in Egypt before World War I », dans Anthony Gorman et Didier Monciaud (dir.),
191
méprisant à l’égard de la population native « arabe » que beaucoup
d’anarchistes italiens en Égypte partageaient avec la culture européenne de l’époque.
L’on ne soulignera jamais assez la complexité et l’hétérogénéité
de l’anarchisme. D’une période à l’autre, d’un groupe à l’autre, d’un
individu à l’autre, les différences sont remarquables. Cela dit, à de
multiples occasions, en Égypte comme ailleurs, l’identité internationaliste « choisie » des anarchistes italiens s’est vue en contradiction
avec leur identité ethnonationale. Une appartenance certainement
« prescrite » et fréquemment rejetée, qui, cependant, représente
un des éléments réglant la structure sociale, les rapports humains
et intercommunautaires, comme les consciences individuelles
de l’Égypte de l’époque. Pour cette raison, prendre pour objet de
recherche et réflexion les discours sur « l’indigène » menés par certains militants dans leur propre presse ne veut pas être une critique
a posteriori du militantisme des anarchistes italiens en Égypte. Au
contraire, ce sera l’occasion de questionner les formes prises par
l’identité internationaliste en milieu colonial en se basant sur un
corpus hétérogène de journaux et d’auteurs.
À mon avis, il s’agit d’un sujet d’importance cruciale sur lequel
se pencher pour différentes raisons : tout d’abord afin de mieux
comprendre les relations communautaires et intercommunautaires
dans les villes translationnelles d’Égypte, selon une perspective qui
se focalise principalement (mais pas uniquement) sur les classes
moyennes et populaires ; ensuite pour se concentrer sur les causes
internes qui auraient empêché les groupes anarchistes de s’enraciner
en Égypte ; enfin, fournir des éléments au débat sur l’anarchisme
décolonial en offrant des éléments concrets sur lesquels réfléchir
dans les luttes courantes.
La colonie italienne en Égypte (1860-1914)
Entre la seconde moitié du XIXe siècle et les premières décennies du
XXe siècle, l’internationalisme, l’anarchisme, le syndicalisme révolutionnaire et le socialisme jouèrent un rôle pionnier dans la diffusion
The press in the Middle East and North Africa, 1850-1950, Edinburg, Edinburg University
Press, p. 237-264.
192
des « idées radicales de gauche » au sud et à l’est de la Méditerranée,
comme dans le reste du monde 1. Plus particulièrement, dans les
années qui suivirent la Première Guerre mondiale, les groupes de
militants et d’exilés d’origine italienne furent parmi les acteurs les
plus importants dans la mobilisation du mouvement ouvrier 2 et
dans l’organisation de tout un éventail d’activités sociales, culturelles
et politiques pour les travailleurs 3.
En effet, si un noyau d’exilés et de persécutés du Risorgimento 4
provenant de la péninsule italienne existait dans le pays à partir
du début du XIXe siècle, ce n’est que depuis la seconde moitié du
XIXe siècle qu’il commença à s’agrandir de manière considérable.
Certains parmi eux firent fortune et jouèrent un rôle prépondérant à la cour des pachas. Cependant, si on exclut le travail
d’Ersilio Michel 5, l’histoire des individus et des groupes d’exilés
des états italiens préunitaires reste encore à écrire.
L’insertion de l’Égypte dans l’économie globale, suite aux politiques générales de réforme économique et juridique menées par
Muhammad Ali et ses successeurs, ainsi que l’impulsion des relations commerciales avec l’Europe et surtout le contexte colonial
favorable à la création d’activités étrangères, provoquèrent à partir
de 1860 un flux migratoire massif en provenance d’Italie (mais aussi
de Grèce et d’autres pays d’Europe) qui a entraîné un changement
rapide et profond dans la composition sociale de la colonie italienne. Au niveau quantitatif, malgré quelques fluctuations, le poids
démographique des Italien·nes s’est accru de façon continue tout
au long du siècle et jusque dans les années quarante (la population
passe de 14 524 individus en 1878 à 40 198 en 1917, en moyenne
1. Enrico Acciai, Pietro Di Paola, « Premessa. Emigrazione e anarchismo, dalla memoria
alla storiografia », dans Giampietro Berti, Carlo De Maria, L’anarchismo italiano. Storia e
storiografia, Milano, Biblion, 2016, p. 293-300
2. Ilham Khuri-Makdisi, The Eastern Mediterranean and the making of global radicalism, 1860-1914, Berkeley, University of California Press, 2010 ; Costantino Paonessa,
« Anarchismo e colonialismo : glianarchici italiani in Egitto (1860-1914) », Studi Storici,
no 2, 2017, p. 401-428.
3. Anthony Gorman, « “Diverse in race, religion and nationality… but united in aspirations of civil progress”: the anarchist movement in Egypt 1860-1940 », dans Anarchism
and Syndicalism in the Colonial and Postcolonial World, op. cit.
4. Le mouvement (mais aussi la période) qui, durant le XIXe siècle, entraîna l’indépendance et l’unification d’Italie.
5. Ersilio Michel, Esuli italiani in Egitto, 1815-1861, Pisa, Domus Mazziniana, 1958.
193
entre 19 % et 21 % de la population étrangère 1). Les grands projets
de modernisation lancés par les khédives, le boom cotonnier des
années soixante, comme la construction du canal de Suez, les travaux des barrages du Nil à Assouan, la construction d’immeubles
et d’infrastructures (chemins de fer et infrastructures portuaires)
contribuèrent à attirer de la main-d’œuvre qualifiée italienne, mais
aussi des personnes pauvres et sans aucun capital d’investissement,
dont beaucoup étaient des « illégaux » sans passeport.
De plus, la répression à l’encontre des groupes et des militants
d’orientations politiques différentes menée par le nouveau Royaume
d’Italie poussa bon nombre de fugitifs et d’exilés en Égypte, étant
donné sa proximité avec l’Italie et le fait que depuis le Risorgimento,
le pays – du fait du système des Capitulations – offrait une plus
grande liberté et un statut social privilégié aux migrants italiens qui
n’existait pas ailleurs dans le monde.
Tout au long des cinquante années d’émigration massive (18601914) que j’examinerai ici, nous avons affaire à une communauté
fortement hétérogène divisée en statut administratif, classes sociales,
genre, credo religieux, lieu de provenance, dialecte, affiliation
politique. Ces différenciations sociales concernent inévitablement
aussi le microcosme des groupes anarchistes et socialistes italiens
(et européens) actifs sur le territoire.
Les anarchistes italiens
face au système des Capitulations
En 1957, Albert Memmi, fils d’un juif d’origine italienne, écrivait à
propos des Italiens de Tunisie :
La pauvreté des Italiens est telle qu’il peut sembler risible de parler
à leur sujet de privilèges. Pourtant, s’ils sont souvent misérables, les
1. En moyenne et jusque dans les années trente, les étrangers représentent 15 % de
la population alexandrine, pour 8 % de la population cairote et entre 1 et 1,5 % de la
population totale du pays. Davide Amicucci, « La comunità italiana in Egitto attraverso
i censimenti dal 1882 al 1947 », dans Paolo Branca, Tradizione e modernizzazione in Egitto
1798-1998, Milano, Franco Angeli, 2000, p. 81-94.
194
petites miettes qu’on leur accorde sans y penser contribuent à les
différencier, à les séparer sérieusement des colonisés 1.
Si cette opinion doit être contextualisée dans le cadre de la colonisation française de la Tunisie, d’une certaine manière je pense
qu’elle peut être utilisée pour mieux comprendre la condition des
Italien·nes d’Égypte jusqu’à la Première Guerre mondiale 2. En effet,
en mettant de côté les caractéristiques propres de chaque groupe et/
ou les trajectoires de vie individuelles 3, les Européens bénéficient
d’un certain nombre de privilèges et d’un statut social généralement dominant qui leur venait « indirectement » du système des
Capitulations.
En un sens large, sous ce terme, on désigne l’ensemble des dispositions juridiques réglant le séjour des citoyens des États européens
dans l’Empire ottoman. En Égypte, royaume autonome depuis
l’accès au pouvoir de Muhammad Ali en 1805, ce système juridique
a survécu jusqu’à 1936. Auparavant destinées à garantir certains
droits et privilèges fiscaux aux puissances signataires, ces normes
ont permis, avec le déclin de l’Empire au XIXe siècle, une pénétration
économique et politique croissante des puissances colonialistes
européennes. La finalité des accords capitulaires était double :
d’un côté, elle assurait aux étrangers la liberté d’établissement et de
circulation, de commerce et de religion ; de l’autre, elle soustrayait
l’étranger à la loi du pays d’installation et à ses tribunaux, ce qui
signifiait que l’étranger installé en Égypte était exempt de juridiction
en bénéficiant du droit d’exterritorialité. En pratique, il était jugé
selon les lois de son propre pays à travers les tribunaux placés sous
l’autorité des consuls.
Au tournant du XIXe siècle, le système des Capitulations avait
transformé le statut des citoyens des puissances coloniales résidant
en Égypte, et leurs protégés (Levantins, juifs, chrétiens de différentes
nationalités) bénéficiaient d’un statut similaire à celui des colons.
Ils ne pouvaient être incriminés, touchés, arrêtés par la police locale
1. Albert Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 2002,
p. 38.
2. Voir les écrits autobiographiques d’Enrico Pea, « Il servitore del diavolo », dans Enrico
Pea, Moscardino, Elliot, Roma, 2008 ; Vita in Egitto, Mondadori, Milano, 1982.
3. Voir l’autobiographie de Romolo Garbati, Mon aventure dans l’Afrique civilisée,
Alexandrie, CeAlex, coll. Littérature alexandrine, 2019.
195
sans l’autorisation des consuls. Leur domicile était inviolable, sauf
en présence d’un représentant du consulat. Le ministre Noubar,
nous rappelle Robert Ilbert, accusa le système des Capitulations
« d’avoir favorisé l’arrogance des étrangers à Alexandrie, arrogance
qui allait jusqu’à refuser de payer les loyers, et qui fut, selon lui,
une des causes principales des tensions interethniques 1 ». Du reste,
même le gouverneur britannique Lord Cromer voulait les abolir, les
considérant comme un obstacle à la complète souveraineté du pays 2.
Ainsi, les gouvernements italiens post-unitaires – sauf dans de
rares occasions, et même contre l’avis des consuls – préféraient
laisser les « dangereux criminels » en Égypte en se limitant à les
surveiller plutôt que prendre le risque de les rapatrier en Italie où
ils représenteraient une grave menace pour la sécurité de l’État.
Face à cette question fondamentale des Capitulations, les anarchistes italiens ont toujours adopté un comportement ambigu,
sinon complaisant.
L’historienne Ilham Khuri-Makdisi a rappelé que « l’Égypte offrait
aux anarchistes un asile relatif, où la menace de déportation et
d’emprisonnement était beaucoup moins vive que dans d’autres
pays 3 ». Le patriota et anarchiste Amilcare Cipriani, pour ne donner
qu’un exemple, ne fut ainsi jamais jugé pour le meurtre de deux
policiers égyptiens durant une bagarre en 1867 dans laquelle il tua
aussi un Italien. Déserteur en exil en Égypte, pourtant sans passeport, les autorités italiennes l’aidèrent probablement à s’échapper.
Il sera jugé et condamné en 1882 par un tribunal italien pour le
seul assassinat de son concitoyen.
Mais au-delà des aspects juridiques, les privilèges des Européens
étaient d’autre nature : accès favorisé à l’emploi et au marché du
travail, différence de salaire et de position hiérarchique, privilèges
et symboliques dus à reconnaissance de leur mode de vie et de leur
culture.
1. Ibid., p. 76.
2. Alexander Kazamias, Cromer’s Assault on “Internationalism”: British Colonialism and the
Greeks of Egypt, 1882-1907, dans A. Gorman, M. Booth, The Long 1890s in Egypt, op. cit.,
p. 253.
3. Ilham Khuri-Makdisi, « Intellectuels, militants et travailleurs : la construction de la
gauche en Égypte, 1870-1914 », art. cité.
196
Le soutien des anarchistes aux Capitulations se limitait à profiter
des avantages qu’elles accordaient aux citoyens étrangers. Dans les
rares cas où ils ont abordé le sujet dans leur presse, les anarchistes
italiens ont réclamé ouvertement leur existence en la présentant
comme absolument nécessaire à la protection des populations
européennes.
En 1878, les internationalistes d’Alexandrie, dont le jeune Errico
Malatesta, figurent parmi les organisateurs d’un débat public pour
discuter du cas du juge Van Aloyse Von Lepenna, un juge belge de la
Cour d’appel égyptien du Caire accusé de vouloir modifier « divers
points des institutions judiciaires », conduisant à la suppression
des Capitulations. L’épisode provoqua à l’époque toute une série
d’incidents et de manifestations qui ne manquèrent pas d’alarmer
les consulats européens. Par conséquent, quand les « ouvriers européens » furent invités par l’Internationale à rejoindre l’assemblée
publique au théâtre italien Rossini, afin de discuter de « l’insulte
lancée contre la colonie européenne 1 », le consul De Martino décida
d’interdire le meeting et d’expulser les internationalistes Ugo Icilio
Parrini, Guglielmo Sbigoli, Alvino et Errico Malatesta 2.
Un demi-siècle plus tard, dans un article paru dans le journal
L’Unione, l’auteur de l’article « Un sequestro » écrit :
Et on parle encore de l’abolition des Capitulations […]. De cette
façon, les Européens font preuve d’inconscience, ils montrent
qu’ils sont intolérants à l’égard du régime de justice de leurs pays
respectifs, et ils ne pensent pas, ils n’observent pas, ils ignorent
absolument quel est et quel serait le régime auquel ils seraient soumis avec la suppression des Capitulations. La haine réprimée par le
haut et par le bas, aujourd’hui contenue par l’intervention du droit
international, se déchaînera demain dans toute sa cruauté, dans
toute son intensité. Et nous, Européens, en serions les premières
victimes. […] Mais si les lois de ce pays sont faites spécifiquement
pour étouffer les aspirations d’un peuple qu’on veut maintenir
soumis, ces mêmes lois auraient un effet aussi sur la population
européenne traitée et considérée au même niveau de celle indigène.
Les Européens auraient donc tout à perdre et rien à gagner. Et les
1. Voir l’affiche « Protesta contro la proibizione del meeting al Teatro Rossini », ASDMAE,
S. P., b. 1298.
2. ASDMAE, S. P., Alessandria, 20 novembre 1878, b. 1298.
197
luttes menées par nos pères, pour la conquête d’un morceau de
liberté, nous les mettrions au mépris d’une adaptation à un régime
pire que ce qui prévaut malheureusement encore dans nos pays.
Et peut-être voudrions-nous faire cause commune avec le peuple
égyptien et nous engager dans de nouvelles luttes pour la liberté ?
Nous n’y croyons pas 1.
Travailleurs d’Égypte : proximité sans réciprocités ?
Dès lors, la question se pose de savoir à qui s’adressent les appels
« aux travailleurs d’Égypte », à « notre classe », au « mouvement
ouvrier », à « nous les travailleurs, fraternisés, associés et solidaires ».
Est-ce qu’ils sont réellement universalistes en incluant aussi les
personnes natives ou sont-ils plutôt destinés aux seuls ouvriers
étrangers, voire d’origine européenne ?
La réponse, bien évidemment, n’est pas simple et doit tenir compte
des dynamiques internes à chaque événement mentionné dans la
presse. Cependant, la lecture de certains articles donne l’impression
que derrière la rhétorique de l’internationalisme, de l’anticapitalisme
et des rapports de classe, se cache une pensée différentialiste de type
culturel qui se manifeste en postulant des différences irrémédiables
entre les « Européens » et les « Indigènes »/« arabes » matérialisées
par une catégorisation lexicale.
Les « sociétés internationales » étaient des organisations qui ne
relevaient pas de la juridiction consulaire, mais de la souveraineté
égyptienne. Elles étaient utilisées, comme dans le cas du cimetière
laïc d’Alexandrie, par les citoyens non égyptiens afin d’éviter le
contrôle direct des consuls. D’une manière générale, à l’époque, les
« sociétés internationales » étaient administrées par des personnes
de différentes nationalités. En effet, les propos de L’Operaio se
comprennent mieux au regard de cette citation extraite du journal
anarchiste La Tribuna Libera en 1901 :
1. L’Unione, no 4, I Anno, 27 juillet 1913. Ce genre de discours se retrouve dans l’écrit
d’un autre anarchiste italien d’Égypte, Romolo Garbati. Beaucoup plus tard, après avoir
abandonné l’anarchisme, il écrira un livre dans lequel il défendra les Capitulations.
Romolo Garbati, Nous et les Égyptiens : pour la défense des étrangers en Égypte, Alexandrie,
Impr. Procaccia, 1925.
198
Même ici, en Égypte, le mouvement ouvrier s’accentue […]. Le
mouvement social ici aussi se répercute : les éléments européens, mis
de côté l’esprit de la nationalité et en renonçant à toute prétention
politique, fraternisent, fusionnent et s’unissent solidement pour se
soutenir dans la lutte pour la vie 1.
Être des Européens en Orient, remarquait Edward Saïd 2, implique
toujours d’être consciemment séparés et différents de la réalité
environnante. Pourtant, le principe d’égalité, affirmé dans les déclarations syndicales et mis en œuvre dans les luttes quotidiennes, ne
convenait pas à une réalité où l’appartenance ethnique n’était pas
totalement remise en cause, aussi bien que la différence de classe
qui en découlait généralement. Pietro Vasai, figure marquante de
l’anarchisme en Égypte, dans un appel « À la citoyenneté alexandrine » pour la constitution des « secours d’urgence » lors d’une
épidémie de choléra, écrit :
Ce personnel rude et ignorant, indifférent au fléau commun à tout
le monde, sans aucun rapport d’affinité avec nous, Européens, il fait
mal à l’âme penser à la manière dont nous pourrions être traités et
à quel sort nous pourrions aller encontre dans ses mains 3.
La question de la suprématie culturelle et coloniale européenne
sur les populations natives est bien présente dans les mots des
anarchistes italiens. Mais les thèmes orientalistes de la misère et de
la décadence d’un pays au passé glorieux sont utilisés d’abord pour
prouver la supériorité estimée de la civilisation européenne 4. En
1913, dans le journal L’Unione, un auteur anonyme écrit en français :
L’Égypte aux séculaires pyramides, l’Égypte où tout mort semble
non s’immortaliser, mais tenir de l’éternité même, ne serait-elle,
1. La Tribuna Libera, no 1, Anno I, 20 octobre1901.
2. Edward Saïd, Orientalismo, Milano, Feltrinelli, 1991.
3. La Tribuna Libera, no 1, Anno I, 20 octobre1901 1901.
4. Cependant l’opposition des anarchistes à la guerre coloniale italienne en Libye entraîna
aussi de fortes critiques – parfois de manière ironique – des discours sur la « supériorité
civilisationnelle » utilisés par le gouvernement et ses partisans pour justifier le conflit.
Voir la lettre de Pasquale Binazzi à Giovanni Giolitti parue sur Il Libertario, no 423, Anno
XI, 9 novembre 1911, ou l’article de Schneider « I massacri della civiltà », Il Libertario,
Anno XI, no 424, 16 novembre 1911.
199
en ce siècle de vie, que la patrie de la mort : la mort de la justice,
mort de la liberté 1 ?
Tout en se sentant membres de la classe ouvrière et laborieuse,
à quelques exceptions près, les anarchistes italiens se percevaient
aussi comme des membres de la plus vaste société européenne ou
européanisée d’Égypte. Dans les quartiers, les rues, les cafés, les
lieux de travail, les anarchistes côtoyaient essentiellement des non
« indigènes ». Toujours dans L’Operaio, en novembre 1902, un article
anonyme intitulé « La jeunesse égyptienne » fournit quelques indications sur les rapports entre anarchistes et populations natives :
Les indigènes ne lisent pas notre journal, même pas les instruits.
Donc, nous ne parlons pas d’eux quand nous parlons de la jeunesse
égyptienne. Nous voulons dire quelques mots sur les jeunes des
familles européennes qui sont nés ou ont été éduqués ici en Égypte 2.
Quant au reste des militants, ceux qui appartenaient aux classes
populaires, à en juger par leurs écrits, ils ont continué généralement
à être séparés des « indigènes », malgré leur proximité spatiale 3.
Dans ce sens, le témoignage d’ Ugo Icilio Parrini dans Il Domani,
« l’un des plus anciens militants anarchistes d’Égypte 4 », qui selon
la police italienne parlait aussi l’arabe et vivait dans une situation
de précarité économique, est très significatif :
Dans une petite imprimerie arabe, parmi des gens qui parlent une
langue que nous ne comprenons pas et pour lesquels nos mots sont
inintelligibles, nous faisons rage depuis deux semaines en essayant
d’unir les mots, les aspirations, les peines et les espoirs qui découlent
de l’âme. Maintenant, nous nous demandons : Est-il possible que
dans une ville comme celle-ci, grande et habitée par des Européens
et civils, tant de difficultés surgissent pour qu’un journal anarchiste
et libre voie le jour 5 ?
Ce témoignage de Parrini pose un autre thème fondamental pour
la compréhension des dynamiques intercommunautaires, à savoir
1.
2.
3.
4.
5.
L’Unione, no 6, Anno I, 6 juillet 1913.
L’Operaio, no 20, Anno I, 29 novembre 1902.
Romolo Garbati, Mon aventure dans l’Afrique civilisée, op. cit., p. 123-186.
La phrase est de Pietro Vasai. Il Libertario, no 129, Anno IV, 1er février 1906.
Il Domani, no 3, Anno I, 9 mai 1903.
200
la question de la langue. Il est historiquement démontré que les
anarchistes italiens ont établi des liens avec des groupes, des organisations et des individus en dehors de la communauté italienne.
À plusieurs reprises, ils arrivèrent à organiser des meetings ou à
imprimer des tracts et des publications multilingues (y compris en
arabe). Ils étaient très conscients de la nécessité de communiquer
dans d’autres langues. L’Université populaire libre d’Alexandrie,
créée par les anarchistes en 1901, offrait quelques cours d’arabe.
Et pourtant, à l’exception peut-être de Parrini 1, il semblerait que
personne parmi les anarchistes italiens n’était capable de parler
l’arabe. Certains d’entre eux se limitaient à prononcer quelques
mots. De la même manière, une bonne partie de la population des
villes transnationales égyptiennes utilisait quelques bribes ou des
expressions d’usage courant dans les langues européennes (français,
grec, italien, anglais). Une véritable communication était possible
presque uniquement parmi les classes aisées et/ou cultivées de la
société de l’époque. Dès lors, écrites en italien – à part quelques
articles en français – les publications des anarchistes ne s’adressaient
qu’à un public quasi exclusivement limité à la colonie italienne et
aux restes des communautés anarchistes italophones du monde
entier.
Outre le problème linguistique et culturel, il y avait aussi la
question bien plus profonde – même si elle se nourrit en partie du
manque d’une véritable communication – des ressentiments et des
tensions interethniques.
Spécialement au niveau des classes populaires urbaines, les rapports entre travailleurs-travailleuses autochtones et allochtones sont
souvent marqués par un climat de méfiance réciproque. Un écho
de ces polémiques et de ces ressentiments transparaît aussi dans
certains articles de la presse. Dès 1902, L’Operaio parle de la « concurrence féroce » qui menace la « situation tranquille » de « l’ouvrier
européen 2 ». Dans un article de L’Unione, en 1913, il est écrit :
Un autre mal se présente : la concurrence du travailleur indigène
lequel est habitué à une vie de privations et à cause de son état de
civilisation inférieur au nôtre ne ressent pas les mêmes besoins que
1. Fiche bibliographique, Casellario Polito Centrale, b. 3748.
2. L’Operaio, no 8, Anno I, 6 septembre 1902.
201
nous. Cet élément [l’indigène] doit être pris à cœur, il faut l’élever,
le rendre à la hauteur de nos aspirations 1.
Les ouvriers immigrés se sentaient toujours menacés par la
« concurrence de l’ouvrier indigène » que le journal L’Unione en 1913
qualifiait sans détour comme « un mal ». En effet, l’article faisait
référence à la pratique utilisée par les entrepreneurs, souvent européens, d’utiliser les travailleurs journaliers – dont la grande majorité
était des natifs – afin de briser les grèves ouvrières 2. Cependant,
il est surprenant de constater comment encore à cette époque les
collaborateurs de L’Unione ne tiennent pas compte de l’évolution
du mouvement ouvrier local qui, depuis 1907-1908, commence à
avoir ses propres organisations. L’attitude méprisante du groupe
qui se considère comme émancipateur se double, dans ces cas spécifiques, d’un mépris de classe envers des individus « indigènes »
que le système colonial obligeait à rester « subalternes ».
Encore une fois se pose la question de mesurer l’importance et
l’impact de ce genre de conflit à l’intérieur du plus large mouvement
ouvrier présent dans le pays avant la Première Guerre mondiale. Il
est intéressant de constater que l’ouverture progressive des formations syndicales européennes à la coopération avec les organisations
égyptiennes à partir de 1909 3 a, en même temps, révélé les limites
d’un syndicalisme ouvrier internationaliste. L’internationalisme
revendiqué dans les discours est ainsi régulièrement remis en cause
soit par les tensions ethniques liées au système colonial, soit par
1. Dans la suite de l’article, Liberto continue en disant : « Le travail n’a pas de frontières,
pas de langue. Par conséquent, nous ne faisons aucune distinction de nationalité, de
religion, de race ; nous ressentons tous les mêmes besoins, nous subissons tous les mêmes
sanctions ; nous avons tous une seule aspiration : notre propre bien-être […]. Dès lors
L’Unione, un journal de langue italienne, est écrit en partie en français, afin d’avoir un
moyen de communication entre les différents éléments de combat. » La citation est
reprise aussi par Antony Gorman comme exemple de la volonté par les anarchistes italiens de tisser des liens avec les ouvriers natifs. En réalité, je suis d’avis que cette citation
démontre bien les limites de l’action anarchiste de Vasai et son groupe. D’un côté, l’appel
à « l’union » se base sur un fort préjugé discriminatoire ; de l’autre il témoigne qu’encore
en 1913 existaient d’importants problèmes de communication avec les ouvriers natifs.
2. L’Unione, no 3, Anno I, 13 juillet 1913.
3. Anthony Gorman, « “Diverse in race, religion and nationality… but united in aspirations of civil progress”: the anarchist movement in Egypt 1860-1940 », dans Anarchism
and Syndicalism in the Colonial and Postcolonial World, op. cit., p. 20-29.
202
l’épistème eurocentrique qui, de manière quasiment inévitable à
l’époque, sous-tendait leur pensée.
Représentations négatives
et infériorisation des Égytien·nes
La description que les anarchistes font de l’« indigène », parfois
nommé « arabo », rejoint les représentations de l’orientalisme de
l’époque. La fascination de « la porte de l’Orient » est remplacée par
l’idée de la décadence morale et matérielle d’un pays de civilisation
millénaire vidé de ses valeurs :
L’Égypte, pays à la civilisation pluriséculaire, autrefois de civilisation-lumière, semble, maintenant, tandis qu’évoluent et se
perfectionnent les civilisations occidentales, s’être arrêtée dans cette
grande marche des peuples et des idées 1.
Une condition arriérée dont la cause était attribuée par les auteurs
au fait que l’Égypte, et par extension l’Empire ottoman, était restée en
marge de « la modernité », comme celle-ci a été conçue par l’Europe.
Par conséquent, le jugement de valeur à l’égard des « indigènes »
s’appuie sur un vocabulaire méprisant, avilissant et raciste. La mise
en scène de « l’arabe » implique toute une série de préjugés et de
stéréotypes particulièrement grossiers (inactif, apathique, indifférent, non civilisé, inférieur, brutal, ignorant) qui lui attribuent
une irréductible altérité fonctionnelle aux discours du « chemin
de la civilisation ». Du reste, l’expérience coloniale est inséparable
des puissantes constructions imaginaires et des représentations
symboliques et religieuses à travers lesquelles la classe dominante
légitime ses abus. Par exemple, en 1886, six ans après la révolution
d’Ahmad ’Urabi, le journal libéral italien Il Diritto, dans un article
au ton fortement antibritannique écrit :
Ne tremblez pas, les Anglais, pour notre excitation, car nous vous
l’avons déjà dit : le peuple égyptien est un peuple lâche, et il ne
pensera jamais, comme les Siciliens, à faire des Vêpres ! […] Votre
1. L’Unione, no 1, Anno I, 6 juillet 1913.
203
voix n’aura pas d’écho parmi le peuple égyptien, trop paresseux par
nature, pour comprendre l’idée même d’une révolte 1.
Les relations entretenues avec la culture des natifs sont très significatives. D’un côté, on utilisait le langage classique de l’orientalisme
exotique de l’époque. De l’autre, on ne se gênait pas pour afficher
un profond mépris lié à la méconnaissance presque totale de la
culture égyptienne. Je trouve très significatif que, dans presque toute
la presse anarchiste d’Égypte en langue italienne que j’ai consultée,
il n’existe aucun espace dédié à l’actualité politique du pays qui
pourtant était en évolution constante. De la même manière – selon
les informations dont je dispose actuellement –, les critiques anticléricales et des libres-penseurs aux religions ne concernaient que
le catholicisme. Les références à l’islam et aux autres confessions
présentes dans le pays étaient bien rares. Une explication possible
de cette attitude vis-à-vis de la question religieuse – comme dans
les autres cas analogues cités auparavant – nous est donnée par
Ugo Icilio Parrini. Dans le journal Il Domani, le célèbre militant,
soucieux de contribuer à une polémique apparue dans un journal
italien, écrit d’une manière très directe l’idée qu’il a de l’Égypte :
« L’Égypte, en formant un appendice de l’Europe, pense et se sent
comme l’Europe elle-même, intervient dans ses questions, participe
à son mouvement 2. »
L’intégration de l’Égypte dans les réseaux informationnels globaux
et surtout le fait de faire partie d’une colonie dans le contexte spécifique de l’Égypte et des territoires ottomans de l’époque permettaient
aux anarchistes italiens de garder les liens avec les régions de provenance et de rester régulièrement au courant de tout ce qui concerne
la politique et les mouvements sociaux mondiaux et italiens. Si on
ajoute à cela la présence des colonies européennes et l’influence
culturelle de la pensée européenne sur les élites intellectuelles et
politique du pays, il est possible de mieux comprendre l’opinion
d’Ugo Icilio Parrini.
1. Il Diritto, no 84, Anno II, 29 juillet 1886.
2. Il Domani, no 1, Anno I, 4 avril 1903.
204
Conclusion
Un des aspects centraux de la mondialisation de la fin du XIXe siècle
– comme nous rappelle Ilham Khuri-Makdisi 1 – fut la migration
de travail. En Égypte, exactement comme dans d’autres pays de
la région (Tunisie, Algérie, territoires de l’Empire ottoman), les
migrants européens et italiens ont joué un rôle essentiel dans la
mise en place du mouvement ouvrier organisé et dans la diffusion
de l’anarchisme et des théories radicales de gauche. Dans cet article,
j’ai essayé de répondre à la question posée par les anarchistes de
l’époque – ensuite reprise par les scientifiques qui se sont occupés
du sujet – de mesurer l’efficacité et les implications du militantisme
des ouvriers immigrés en Égypte sur la classe ouvrière locale. Ou
plutôt d’étudier les causes possibles de la faillite de la tentative des
anarchistes italiens en Égypte de parler et interagir avec la population native.
Mon but était plutôt de déconstruire une image faussement
idyllique des relations interethniques de l’époque construite dans
l’historiographie européenne récente en opposition à une lecture
nationaliste, pareillement approximative, des historiens égyptiens
qui exacerbait les divisions entre les deux groupes. En effet, si
l’interaction entre ouvriers indigènes, migrants et immigrés a eu des
effets politiques et sociaux indéniables, elle a souffert tout autant de
certaines limites importantes, dont la faible mobilisation de la population native (d’après le jugement des protagonistes eux-mêmes, et
tel qu’on peut le constater dans des sources partielles) en est le signe
le plus évident. En particulier, on a raison de croire qu’au niveau
idéologique aussi bien qu’au niveau des pratiques, la différence de
statut découlant de l’appartenance nationale et ethnique à travers
les lois capitulaires, associé au dogme suprématiste de la « mission
civilisatrice » européenne, eut des conséquences importantes sur
le manque de convergence des luttes avec les populations natives.
« Notre but – écrivait le journal L’Idea en 1902 – est de donner
le plus grand développement possible aux idées libertaires qui,
1. Ilham Khuri-Makdisi, The Eastern Mediterranean and the making of global radicalism,
1860-1914, op. cit.
205
en Égypte, sont mal comprises ou totalement incomprises 1. » Et
pourtant, les discours anticapitalistes et anti-impérialistes adaptés
aux classes ouvrières des villes européennes n’étaient pas « naturellement attirants » pour les masses des travailleurs locaux qui
vivaient dans les villes translationnelles d’Égypte (comme du reste,
à quelques exceptions près, dans les campagnes du Sud de l’Italie).
Surtout lorsque le discours de classe recommandait l’égalité des
êtres humains face à l’exploitation capitaliste sans tenir compte de
l’appartenance ethnique (parmi d’autres facteurs) comme opérateur
de discrimination dans un contexte colonial 2.
1. L’Idea, no 1, Anno I, 18 mas 1909.
2. Antonio Orlando, « Lineamenti per una storia del movimento anarchico in
Calabria », dans Giuseppe Masi, Tra Calabria e Mezzogiorno. Studi storici in memoria di
Tobia Cornacchioli, Cosenza, Pellegrini, 2007, p. 263-277.