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Anarchistes italiens en Égypte (1860-1914) : quelques éléments de réflexion sur l’internationalisme en situation coloniale Costantino Paonessa Introduction La question de l’articulation des rapports sociaux de sexe, classe, racisation, génération fait depuis des années l’objet d’un intérêt renouvelé (théorique et pratique) des mouvements sociaux, des acteurs faisant partie de la société civile – au sens de Gramsci – aussi bien qu’à l’intérieur des groupes contre-hégémoniques radicaux de gauche et anarchistes 1. Les outils d’analyse fournis par le black feminism, l’intersectionnalité, la théorie du privilège, la whiteness theory sont généralement utilisés pour mieux pénétrer 1. Assemblée des femmes de la fédération anarchiste britannique, Classe, genre, race et anarchisme, s. l., Édition groupe Regard noir, 2016 ; Francis Dupuis-Déri, Irène Pereira, « Les libertaires, l’intersectionnalité, les races, et l’islamophobie », Cahiers libertaires, no 1, 2017 ; Dónal O’Driscoll, « Creating an Anarchist Theory of Privilege », Irish Anarchist Review, no 8, 2013 ; Deric Shannon, Rogue J., « Refusing to Wait. Anarchism and Intersectionality » : <https://libcom.org/library/refusing-wait-anarchism-intersectionality>. 187 dans les dynamiques constitutives du pouvoir « et donc du conflit 1 » autrement invisibilisées par la dimension narrative 2. Le cas des anarchistes internationalistes italiens 3 dans l’Égypte de la fin du XIXe siècle et des reconstructions historiques de leur militantisme me permettra de réfléchir sur la question des dynamiques de domination et d’oppression en situation coloniale. En m’appuyant sur les approches issues des sciences sociales, mon propos est de montrer comment les anarchistes italiens d’Égypte ont pu eux aussi profiter des privilèges liés à l’appartenance ethnique. Le but de cet article est donc de contextualiser l’histoire, l’influence, les aspirations et les actions de(s) anarchisme(s) dans le contexte colonial égyptien. En particulier, je me demanderai dans quelle mesure ces groupes qui se réclament de l’internationalisme socialiste se sont mis en relation avec leur propre identité ethnique 4, donc la manière dont ceux-ci ont abordé, intellectuellement et concrètement, la dichotomie entre le fait de se professer internationaliste et de vivre dans des colonies. Je m’arrêterai surtout à reconstruire les dynamiques par lesquelles les inégalités entre les « étrangers » soumis au droit capitulaire et les « indigènes » se sont reproduites dans les multiples luttes conduites par les militants anarchistes, ainsi que leurs rapports avec les mouvements ouvriers et contestataires autochtones. Sur le fond, reste la question de réfléchir aux chances qu’avaient les théories et les pratiques diffusées par les anarchistes d’être accueillies par les classes travailleuses étrangères et natives du pays. Cet objectif sera atteint principalement à travers l’analyse des discours et des récits que les anarchistes italiens tenaient dans leurs nombreuses et composites publications en Égypte entre 1901 et 1913 5. 1. Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris, Presses universitaires de France, p. 10. 2. Carlo Ginzburg, Rapporti di forza. Storia, retorica prova, Milano, Feltrinelli, 2014. 3. Dans les pages qui suivent, je fais mien le propos des militants internationalistes lesquels, le 4 août 1872, lors du congrès fondateur de la Fédération italienne de l’Internationale, soulignaient que l’adjectif « italien » ne faisait pas référence à la nation mais à « une simple distinction catégorique ». N. Rosselli, Mazzini e Bakunin. Dodici anni di movimento operaio in Italia (1860-1972), Torini, Einaudi, 1967, p. 358. 4. Par « ethnicité » je veux dire le « processus de distinction culturelle par lequel des groupes humains s’identifient collectivement à une histoire, une langue et des pratiques ». Maxime Calculli, Dans le blanc des yeux, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 28. 5. Pour une liste complète des journaux anarchistes en langue italienne d’Égypte, voir Leonardo Bettini, Bibliografia dell’anarchismo, vol. 2, Firenze, CP Editirice, 1976, 188 L’impact du militantisme anarchiste sur la société égyptienne en débat Depuis une dizaine d’années, à la suite des études d’Ilham KhuriMakdisi et d’Antony Gorman, l’histoire des groupes et des individus appartenant à la « gauche radicale » en Égypte avant la révolution de 1919 a été partiellement mise en lumière par plusieurs études 1. La question des rapports entre les anarchistes italiens et la population native fut posée par l’historien anarchiste Leonardo Bettini dans l’ouvrage Bibliografia dell’anarchismo publié en 1972, lorsqu’il écrit : L’influence exercée par le mouvement sur le prolétariat indigène fut certainement faible, voire inexistante, bien que ne furent pas absentes, notamment dans certaines périodes, des tentatives d’engager un rapport dialectique avec la classe ouvrière. Un peu plus loin, il propose d’expliquer les causes de cette faillite. Tout d’abord, « la violente opposition des individualistes » aux stratégies avancées par les autres groupes anarchistes 2 ; ensuite, « la forte méfiance de la population arabophone pour toutes sortes de produits, aussi culturels, d’importation européenne 3 ». Donc, d’un côté, l’historien renvoie aux divisions internes du mouvement anarchiste entre les individualistes et les « organisationnels » et/ou anarchosyndicalistes, en Égypte généralement installés respectivement au p. 81-88. Voir aussi : Anthony Gorman, « The Anarchist Press in Egypt », dans A. Gorman, D. Monciaud, The Press in the Middle East and North Africa 1850-1950, Edinburg, Edinburg University Press, 2018, p. 237-264. 1. Anthony Gorman, « Anarchists in Education: The Free Popular Education in Egypt (1901) », Middle Eastern Studies, no 41, mai 2005, p. 303-320 ; idem, « Socialisme en Égypte avant la Première Guerre mondiale : la contribution des anarchistes », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, no 105-106, 2008, p. 47-64 ; idem, « Foreign Workers in Egypt 1882-1914. Subaltern or Labour Elite ? », dans S. Cronin, Subalterns and Social Protest: History from Below in the Middle East and North Africa, London-New York, Routledge, 2008, p. 237-259 ; idem, « Internationalist Thought, Local Practice: Life and Death in the Anarchist Movement in 1890s Egypt », dans M. BOOTH, The Long 1890s in Egypt. Colonial Quiescence, Subterranean Resistance, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014, p. 222-252. 2. Voir la copie de la lettre envoyée par P. Vasai à Tamberi, un militant anarchiste du Caire, après la fermeture de la Tribuna Libera en 1901. Archivio Storico Diplomatico Ministero Affari Esteri (ASDMAE), Rappresentanza diplomatica Egitto - Il Cairo 1864-1940, p. 88. 3. Ibid., p. 288. 189 Caire et à Alexandrie. De l’autre, il évoque des éléments culturels et comportementaux intrinsèques aux populations natives. Dans un article paru dans le journal Il Libertario en 1905, l’anarchiste Roberto D’Angiò exprime cette opinion : La classe ouvrière égyptienne, puisque l’on vit relativement mieux en Égypte qu’ailleurs, ou parce que les idées anarchistes l’ont vraiment dégoûtée, ou même à cause du climat ou des coutumes de l’Orient, est restée constamment et obstinément loin des anarchistes 1. Il en découle une conception du mouvement anarchiste en Égypte en tant que phénomène complètement allogène, pour différentes motivations inadaptées aux réalités locales 2. Contrairement à cette narration, l’historien Anthony Gorman a récemment mis en évidence toute une série de formes « de coopérations et collaborations » entre la « foreign working class » et la « Egyptian working class ». Dans un premier article 3, l’auteur s’attache au « discours hégémonique de la moderne historiographie égyptienne » responsable à son avis d’avoir toujours présenté les deux groupes de travailleurs comme étant dans une position antinomique et conflictuelle. Gorman, au contraire, en insistant à juste titre sur l’hétérogénéité des éléments composant la classe laborieuse d’Égypte et sur l’œuvre effectuée par le « labour activism », propose une lecture plus attentive et moins réductrice des rapports entre les travailleurs étrangers et natifs. Dans un second article 4, Gorman réitère son idée selon laquelle « la solidarité entre tous les travailleurs et la nécessité de s’unir et de s’organiser, l’amour fraternel, la défense des droits des travailleurs, le caractère prédateur du capitalisme, la liberté et l’indépendance du travailleur, la résistance à l’autorité politique » représentaient des éléments idéologiques qui ont permis, sur la base de l’appartenance commune à la classe laborieuse d’Égypte, de dépasser les divisions de race, de religion 1. Il Libertario, no 102, Anno IV, 14 settembre 1905. 2. Lux, no 3, Anno I, 16 juillet 1903. 3. Anthony Gorman, « Foreign Workers », op. cit., p. 237. 4. Anthony Gorman, « “Diverse in race, religion and nationality… but united in aspirations of civil progress”: the anarchist movement in Egypt 1860-1940 », dans Steven Hirsch et Lucien Van der Walt, Anarchism and Syndicalism in the Colonial and Postcolonial World, 1870-1940, Leiden, Brill, 2010, p. 20. 190 et de nationalité. Il n’en demeure pas moins que, à la fin de son article, Gorman partage certaines observations élaborées par Bettini presque quarante ans auparavant. « Malgré ces succès », il conclut, « le mouvement anarchiste a rencontré des difficultés considérables en Égypte 1 ». Cela, selon l’auteur, à cause de la répression policière et surtout à la montée du mouvement nationaliste local. En tout cas, les deux historiens s’attachent aux seules causes externes, sans jamais examiner attentivement les conduites et les discours produits dans les milieux anarchistes italiens. Je tiens à souligner que ce qui va suivre dans le reste de l’article ne veut pas remettre en discussion l’énorme travail accompli par les anarchistes non égyptiens et italiens en Égypte dans la diffusion des idéaux de liberté et d’égalité sociale ainsi que leur influence dans le développement du mouvement ouvrier, du syndicalisme et des formations de gauche : un apport dont l’importance est reconnue par les mêmes historiens égyptiens 2. Et je veux encore moins mettre en arrière-plan ou dévaloriser les nombreux efforts et occasions de coopération entre ouvriers et militants de différentes nationalités dans l’organisation et la pratique des luttes communes 3. Je tenterai plutôt de remettre en cause certaines interprétations historiques en montrant comment les solidarités internationalistes favorisées par les réseaux locaux et transnationaux des militants anarchistes italiens d’Égypte se sont souvent heurtées à la question de l’identité culturelle et des rapports dominants/dominés intrinsèques à toute situation coloniale. En effet, au cours des années 1901-1913, les groupes anarchistes italiens d’Égypte n’ont jamais cessé de dénoncer et de condamner les guerres coloniales – tout d’abord l’invasion italienne de la Lybie et l’impérialisme capitaliste conduit par les États européens. Cependant, à la lecture de leur presse 4, il est facile de constater qu’une bonne partie des articles recourent à un langage identitaire, fortement orientaliste et souvent 1. Ibid., p. 30. 2. Refa’at Sa’id, Tārīkh al-haraka al-shuyū’iyya al-masriyya, Le Caire, Sharaka al-amalli’ltabā’at, t. 1, s. d., p. 203 ; ’Abbas Rauf, Al-Haraka al-’ummaliyyafīmasr 1899-1952, Le Caire, al-Majlis al-U’lā al-Thaqāfa, 2016, p. 48-53. 3. Ilham Khuri-Makdisi, « Intellectuels, militants et travailleurs : la construction de la gauche en Égypte, 1870-1914 », Cahiers d’Histoire, no 105-106, 2008, p. 17-45. 4. Sur la presse anarchiste italienne en Égypte, voir : Anthony Gorman, « The Anarchist Press in Egypt before World War I », dans Anthony Gorman et Didier Monciaud (dir.), 191 méprisant à l’égard de la population native « arabe » que beaucoup d’anarchistes italiens en Égypte partageaient avec la culture européenne de l’époque. L’on ne soulignera jamais assez la complexité et l’hétérogénéité de l’anarchisme. D’une période à l’autre, d’un groupe à l’autre, d’un individu à l’autre, les différences sont remarquables. Cela dit, à de multiples occasions, en Égypte comme ailleurs, l’identité internationaliste « choisie » des anarchistes italiens s’est vue en contradiction avec leur identité ethnonationale. Une appartenance certainement « prescrite » et fréquemment rejetée, qui, cependant, représente un des éléments réglant la structure sociale, les rapports humains et intercommunautaires, comme les consciences individuelles de l’Égypte de l’époque. Pour cette raison, prendre pour objet de recherche et réflexion les discours sur « l’indigène » menés par certains militants dans leur propre presse ne veut pas être une critique a posteriori du militantisme des anarchistes italiens en Égypte. Au contraire, ce sera l’occasion de questionner les formes prises par l’identité internationaliste en milieu colonial en se basant sur un corpus hétérogène de journaux et d’auteurs. À mon avis, il s’agit d’un sujet d’importance cruciale sur lequel se pencher pour différentes raisons : tout d’abord afin de mieux comprendre les relations communautaires et intercommunautaires dans les villes translationnelles d’Égypte, selon une perspective qui se focalise principalement (mais pas uniquement) sur les classes moyennes et populaires ; ensuite pour se concentrer sur les causes internes qui auraient empêché les groupes anarchistes de s’enraciner en Égypte ; enfin, fournir des éléments au débat sur l’anarchisme décolonial en offrant des éléments concrets sur lesquels réfléchir dans les luttes courantes. La colonie italienne en Égypte (1860-1914) Entre la seconde moitié du XIXe siècle et les premières décennies du XXe siècle, l’internationalisme, l’anarchisme, le syndicalisme révolutionnaire et le socialisme jouèrent un rôle pionnier dans la diffusion The press in the Middle East and North Africa, 1850-1950, Edinburg, Edinburg University Press, p. 237-264. 192 des « idées radicales de gauche » au sud et à l’est de la Méditerranée, comme dans le reste du monde 1. Plus particulièrement, dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale, les groupes de militants et d’exilés d’origine italienne furent parmi les acteurs les plus importants dans la mobilisation du mouvement ouvrier 2 et dans l’organisation de tout un éventail d’activités sociales, culturelles et politiques pour les travailleurs 3. En effet, si un noyau d’exilés et de persécutés du Risorgimento 4 provenant de la péninsule italienne existait dans le pays à partir du début du XIXe siècle, ce n’est que depuis la seconde moitié du XIXe siècle qu’il commença à s’agrandir de manière considérable. Certains parmi eux firent fortune et jouèrent un rôle prépondérant à la cour des pachas. Cependant, si on exclut le travail d’Ersilio Michel 5, l’histoire des individus et des groupes d’exilés des états italiens préunitaires reste encore à écrire. L’insertion de l’Égypte dans l’économie globale, suite aux politiques générales de réforme économique et juridique menées par Muhammad Ali et ses successeurs, ainsi que l’impulsion des relations commerciales avec l’Europe et surtout le contexte colonial favorable à la création d’activités étrangères, provoquèrent à partir de 1860 un flux migratoire massif en provenance d’Italie (mais aussi de Grèce et d’autres pays d’Europe) qui a entraîné un changement rapide et profond dans la composition sociale de la colonie italienne. Au niveau quantitatif, malgré quelques fluctuations, le poids démographique des Italien·nes s’est accru de façon continue tout au long du siècle et jusque dans les années quarante (la population passe de 14 524 individus en 1878 à 40 198 en 1917, en moyenne 1. Enrico Acciai, Pietro Di Paola, « Premessa. Emigrazione e anarchismo, dalla memoria alla storiografia », dans Giampietro Berti, Carlo De Maria, L’anarchismo italiano. Storia e storiografia, Milano, Biblion, 2016, p. 293-300 2. Ilham Khuri-Makdisi, The Eastern Mediterranean and the making of global radicalism, 1860-1914, Berkeley, University of California Press, 2010 ; Costantino Paonessa, « Anarchismo e colonialismo : glianarchici italiani in Egitto (1860-1914) », Studi Storici, no 2, 2017, p. 401-428. 3. Anthony Gorman, « “Diverse in race, religion and nationality… but united in aspirations of civil progress”: the anarchist movement in Egypt 1860-1940 », dans Anarchism and Syndicalism in the Colonial and Postcolonial World, op. cit. 4. Le mouvement (mais aussi la période) qui, durant le XIXe siècle, entraîna l’indépendance et l’unification d’Italie. 5. Ersilio Michel, Esuli italiani in Egitto, 1815-1861, Pisa, Domus Mazziniana, 1958. 193 entre 19 % et 21 % de la population étrangère 1). Les grands projets de modernisation lancés par les khédives, le boom cotonnier des années soixante, comme la construction du canal de Suez, les travaux des barrages du Nil à Assouan, la construction d’immeubles et d’infrastructures (chemins de fer et infrastructures portuaires) contribuèrent à attirer de la main-d’œuvre qualifiée italienne, mais aussi des personnes pauvres et sans aucun capital d’investissement, dont beaucoup étaient des « illégaux » sans passeport. De plus, la répression à l’encontre des groupes et des militants d’orientations politiques différentes menée par le nouveau Royaume d’Italie poussa bon nombre de fugitifs et d’exilés en Égypte, étant donné sa proximité avec l’Italie et le fait que depuis le Risorgimento, le pays – du fait du système des Capitulations – offrait une plus grande liberté et un statut social privilégié aux migrants italiens qui n’existait pas ailleurs dans le monde. Tout au long des cinquante années d’émigration massive (18601914) que j’examinerai ici, nous avons affaire à une communauté fortement hétérogène divisée en statut administratif, classes sociales, genre, credo religieux, lieu de provenance, dialecte, affiliation politique. Ces différenciations sociales concernent inévitablement aussi le microcosme des groupes anarchistes et socialistes italiens (et européens) actifs sur le territoire. Les anarchistes italiens face au système des Capitulations En 1957, Albert Memmi, fils d’un juif d’origine italienne, écrivait à propos des Italiens de Tunisie : La pauvreté des Italiens est telle qu’il peut sembler risible de parler à leur sujet de privilèges. Pourtant, s’ils sont souvent misérables, les 1. En moyenne et jusque dans les années trente, les étrangers représentent 15 % de la population alexandrine, pour 8 % de la population cairote et entre 1 et 1,5 % de la population totale du pays. Davide Amicucci, « La comunità italiana in Egitto attraverso i censimenti dal 1882 al 1947 », dans Paolo Branca, Tradizione e modernizzazione in Egitto 1798-1998, Milano, Franco Angeli, 2000, p. 81-94. 194 petites miettes qu’on leur accorde sans y penser contribuent à les différencier, à les séparer sérieusement des colonisés 1. Si cette opinion doit être contextualisée dans le cadre de la colonisation française de la Tunisie, d’une certaine manière je pense qu’elle peut être utilisée pour mieux comprendre la condition des Italien·nes d’Égypte jusqu’à la Première Guerre mondiale 2. En effet, en mettant de côté les caractéristiques propres de chaque groupe et/ ou les trajectoires de vie individuelles 3, les Européens bénéficient d’un certain nombre de privilèges et d’un statut social généralement dominant qui leur venait « indirectement » du système des Capitulations. En un sens large, sous ce terme, on désigne l’ensemble des dispositions juridiques réglant le séjour des citoyens des États européens dans l’Empire ottoman. En Égypte, royaume autonome depuis l’accès au pouvoir de Muhammad Ali en 1805, ce système juridique a survécu jusqu’à 1936. Auparavant destinées à garantir certains droits et privilèges fiscaux aux puissances signataires, ces normes ont permis, avec le déclin de l’Empire au XIXe siècle, une pénétration économique et politique croissante des puissances colonialistes européennes. La finalité des accords capitulaires était double : d’un côté, elle assurait aux étrangers la liberté d’établissement et de circulation, de commerce et de religion ; de l’autre, elle soustrayait l’étranger à la loi du pays d’installation et à ses tribunaux, ce qui signifiait que l’étranger installé en Égypte était exempt de juridiction en bénéficiant du droit d’exterritorialité. En pratique, il était jugé selon les lois de son propre pays à travers les tribunaux placés sous l’autorité des consuls. Au tournant du XIXe siècle, le système des Capitulations avait transformé le statut des citoyens des puissances coloniales résidant en Égypte, et leurs protégés (Levantins, juifs, chrétiens de différentes nationalités) bénéficiaient d’un statut similaire à celui des colons. Ils ne pouvaient être incriminés, touchés, arrêtés par la police locale 1. Albert Memmi, Portrait du colonisé, portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 2002, p. 38. 2. Voir les écrits autobiographiques d’Enrico Pea, « Il servitore del diavolo », dans Enrico Pea, Moscardino, Elliot, Roma, 2008 ; Vita in Egitto, Mondadori, Milano, 1982. 3. Voir l’autobiographie de Romolo Garbati, Mon aventure dans l’Afrique civilisée, Alexandrie, CeAlex, coll. Littérature alexandrine, 2019. 195 sans l’autorisation des consuls. Leur domicile était inviolable, sauf en présence d’un représentant du consulat. Le ministre Noubar, nous rappelle Robert Ilbert, accusa le système des Capitulations « d’avoir favorisé l’arrogance des étrangers à Alexandrie, arrogance qui allait jusqu’à refuser de payer les loyers, et qui fut, selon lui, une des causes principales des tensions interethniques 1 ». Du reste, même le gouverneur britannique Lord Cromer voulait les abolir, les considérant comme un obstacle à la complète souveraineté du pays 2. Ainsi, les gouvernements italiens post-unitaires – sauf dans de rares occasions, et même contre l’avis des consuls – préféraient laisser les « dangereux criminels » en Égypte en se limitant à les surveiller plutôt que prendre le risque de les rapatrier en Italie où ils représenteraient une grave menace pour la sécurité de l’État. Face à cette question fondamentale des Capitulations, les anarchistes italiens ont toujours adopté un comportement ambigu, sinon complaisant. L’historienne Ilham Khuri-Makdisi a rappelé que « l’Égypte offrait aux anarchistes un asile relatif, où la menace de déportation et d’emprisonnement était beaucoup moins vive que dans d’autres pays 3 ». Le patriota et anarchiste Amilcare Cipriani, pour ne donner qu’un exemple, ne fut ainsi jamais jugé pour le meurtre de deux policiers égyptiens durant une bagarre en 1867 dans laquelle il tua aussi un Italien. Déserteur en exil en Égypte, pourtant sans passeport, les autorités italiennes l’aidèrent probablement à s’échapper. Il sera jugé et condamné en 1882 par un tribunal italien pour le seul assassinat de son concitoyen. Mais au-delà des aspects juridiques, les privilèges des Européens étaient d’autre nature : accès favorisé à l’emploi et au marché du travail, différence de salaire et de position hiérarchique, privilèges et symboliques dus à reconnaissance de leur mode de vie et de leur culture. 1. Ibid., p. 76. 2. Alexander Kazamias, Cromer’s Assault on “Internationalism”: British Colonialism and the Greeks of Egypt, 1882-1907, dans A. Gorman, M. Booth, The Long 1890s in Egypt, op. cit., p. 253. 3. Ilham Khuri-Makdisi, « Intellectuels, militants et travailleurs : la construction de la gauche en Égypte, 1870-1914 », art. cité. 196 Le soutien des anarchistes aux Capitulations se limitait à profiter des avantages qu’elles accordaient aux citoyens étrangers. Dans les rares cas où ils ont abordé le sujet dans leur presse, les anarchistes italiens ont réclamé ouvertement leur existence en la présentant comme absolument nécessaire à la protection des populations européennes. En 1878, les internationalistes d’Alexandrie, dont le jeune Errico Malatesta, figurent parmi les organisateurs d’un débat public pour discuter du cas du juge Van Aloyse Von Lepenna, un juge belge de la Cour d’appel égyptien du Caire accusé de vouloir modifier « divers points des institutions judiciaires », conduisant à la suppression des Capitulations. L’épisode provoqua à l’époque toute une série d’incidents et de manifestations qui ne manquèrent pas d’alarmer les consulats européens. Par conséquent, quand les « ouvriers européens » furent invités par l’Internationale à rejoindre l’assemblée publique au théâtre italien Rossini, afin de discuter de « l’insulte lancée contre la colonie européenne 1 », le consul De Martino décida d’interdire le meeting et d’expulser les internationalistes Ugo Icilio Parrini, Guglielmo Sbigoli, Alvino et Errico Malatesta 2. Un demi-siècle plus tard, dans un article paru dans le journal L’Unione, l’auteur de l’article « Un sequestro » écrit : Et on parle encore de l’abolition des Capitulations […]. De cette façon, les Européens font preuve d’inconscience, ils montrent qu’ils sont intolérants à l’égard du régime de justice de leurs pays respectifs, et ils ne pensent pas, ils n’observent pas, ils ignorent absolument quel est et quel serait le régime auquel ils seraient soumis avec la suppression des Capitulations. La haine réprimée par le haut et par le bas, aujourd’hui contenue par l’intervention du droit international, se déchaînera demain dans toute sa cruauté, dans toute son intensité. Et nous, Européens, en serions les premières victimes. […] Mais si les lois de ce pays sont faites spécifiquement pour étouffer les aspirations d’un peuple qu’on veut maintenir soumis, ces mêmes lois auraient un effet aussi sur la population européenne traitée et considérée au même niveau de celle indigène. Les Européens auraient donc tout à perdre et rien à gagner. Et les 1. Voir l’affiche « Protesta contro la proibizione del meeting al Teatro Rossini », ASDMAE, S. P., b. 1298. 2. ASDMAE, S. P., Alessandria, 20 novembre 1878, b. 1298. 197 luttes menées par nos pères, pour la conquête d’un morceau de liberté, nous les mettrions au mépris d’une adaptation à un régime pire que ce qui prévaut malheureusement encore dans nos pays. Et peut-être voudrions-nous faire cause commune avec le peuple égyptien et nous engager dans de nouvelles luttes pour la liberté ? Nous n’y croyons pas 1. Travailleurs d’Égypte : proximité sans réciprocités ? Dès lors, la question se pose de savoir à qui s’adressent les appels « aux travailleurs d’Égypte », à « notre classe », au « mouvement ouvrier », à « nous les travailleurs, fraternisés, associés et solidaires ». Est-ce qu’ils sont réellement universalistes en incluant aussi les personnes natives ou sont-ils plutôt destinés aux seuls ouvriers étrangers, voire d’origine européenne ? La réponse, bien évidemment, n’est pas simple et doit tenir compte des dynamiques internes à chaque événement mentionné dans la presse. Cependant, la lecture de certains articles donne l’impression que derrière la rhétorique de l’internationalisme, de l’anticapitalisme et des rapports de classe, se cache une pensée différentialiste de type culturel qui se manifeste en postulant des différences irrémédiables entre les « Européens » et les « Indigènes »/« arabes » matérialisées par une catégorisation lexicale. Les « sociétés internationales » étaient des organisations qui ne relevaient pas de la juridiction consulaire, mais de la souveraineté égyptienne. Elles étaient utilisées, comme dans le cas du cimetière laïc d’Alexandrie, par les citoyens non égyptiens afin d’éviter le contrôle direct des consuls. D’une manière générale, à l’époque, les « sociétés internationales » étaient administrées par des personnes de différentes nationalités. En effet, les propos de L’Operaio se comprennent mieux au regard de cette citation extraite du journal anarchiste La Tribuna Libera en 1901 : 1. L’Unione, no 4, I Anno, 27 juillet 1913. Ce genre de discours se retrouve dans l’écrit d’un autre anarchiste italien d’Égypte, Romolo Garbati. Beaucoup plus tard, après avoir abandonné l’anarchisme, il écrira un livre dans lequel il défendra les Capitulations. Romolo Garbati, Nous et les Égyptiens : pour la défense des étrangers en Égypte, Alexandrie, Impr. Procaccia, 1925. 198 Même ici, en Égypte, le mouvement ouvrier s’accentue […]. Le mouvement social ici aussi se répercute : les éléments européens, mis de côté l’esprit de la nationalité et en renonçant à toute prétention politique, fraternisent, fusionnent et s’unissent solidement pour se soutenir dans la lutte pour la vie 1. Être des Européens en Orient, remarquait Edward Saïd 2, implique toujours d’être consciemment séparés et différents de la réalité environnante. Pourtant, le principe d’égalité, affirmé dans les déclarations syndicales et mis en œuvre dans les luttes quotidiennes, ne convenait pas à une réalité où l’appartenance ethnique n’était pas totalement remise en cause, aussi bien que la différence de classe qui en découlait généralement. Pietro Vasai, figure marquante de l’anarchisme en Égypte, dans un appel « À la citoyenneté alexandrine » pour la constitution des « secours d’urgence » lors d’une épidémie de choléra, écrit : Ce personnel rude et ignorant, indifférent au fléau commun à tout le monde, sans aucun rapport d’affinité avec nous, Européens, il fait mal à l’âme penser à la manière dont nous pourrions être traités et à quel sort nous pourrions aller encontre dans ses mains 3. La question de la suprématie culturelle et coloniale européenne sur les populations natives est bien présente dans les mots des anarchistes italiens. Mais les thèmes orientalistes de la misère et de la décadence d’un pays au passé glorieux sont utilisés d’abord pour prouver la supériorité estimée de la civilisation européenne 4. En 1913, dans le journal L’Unione, un auteur anonyme écrit en français : L’Égypte aux séculaires pyramides, l’Égypte où tout mort semble non s’immortaliser, mais tenir de l’éternité même, ne serait-elle, 1. La Tribuna Libera, no 1, Anno I, 20 octobre1901. 2. Edward Saïd, Orientalismo, Milano, Feltrinelli, 1991. 3. La Tribuna Libera, no 1, Anno I, 20 octobre1901 1901. 4. Cependant l’opposition des anarchistes à la guerre coloniale italienne en Libye entraîna aussi de fortes critiques – parfois de manière ironique – des discours sur la « supériorité civilisationnelle » utilisés par le gouvernement et ses partisans pour justifier le conflit. Voir la lettre de Pasquale Binazzi à Giovanni Giolitti parue sur Il Libertario, no 423, Anno XI, 9 novembre 1911, ou l’article de Schneider « I massacri della civiltà », Il Libertario, Anno XI, no 424, 16 novembre 1911. 199 en ce siècle de vie, que la patrie de la mort : la mort de la justice, mort de la liberté 1 ? Tout en se sentant membres de la classe ouvrière et laborieuse, à quelques exceptions près, les anarchistes italiens se percevaient aussi comme des membres de la plus vaste société européenne ou européanisée d’Égypte. Dans les quartiers, les rues, les cafés, les lieux de travail, les anarchistes côtoyaient essentiellement des non « indigènes ». Toujours dans L’Operaio, en novembre 1902, un article anonyme intitulé « La jeunesse égyptienne » fournit quelques indications sur les rapports entre anarchistes et populations natives : Les indigènes ne lisent pas notre journal, même pas les instruits. Donc, nous ne parlons pas d’eux quand nous parlons de la jeunesse égyptienne. Nous voulons dire quelques mots sur les jeunes des familles européennes qui sont nés ou ont été éduqués ici en Égypte 2. Quant au reste des militants, ceux qui appartenaient aux classes populaires, à en juger par leurs écrits, ils ont continué généralement à être séparés des « indigènes », malgré leur proximité spatiale 3. Dans ce sens, le témoignage d’ Ugo Icilio Parrini dans Il Domani, « l’un des plus anciens militants anarchistes d’Égypte 4 », qui selon la police italienne parlait aussi l’arabe et vivait dans une situation de précarité économique, est très significatif : Dans une petite imprimerie arabe, parmi des gens qui parlent une langue que nous ne comprenons pas et pour lesquels nos mots sont inintelligibles, nous faisons rage depuis deux semaines en essayant d’unir les mots, les aspirations, les peines et les espoirs qui découlent de l’âme. Maintenant, nous nous demandons : Est-il possible que dans une ville comme celle-ci, grande et habitée par des Européens et civils, tant de difficultés surgissent pour qu’un journal anarchiste et libre voie le jour 5 ? Ce témoignage de Parrini pose un autre thème fondamental pour la compréhension des dynamiques intercommunautaires, à savoir 1. 2. 3. 4. 5. L’Unione, no 6, Anno I, 6 juillet 1913. L’Operaio, no 20, Anno I, 29 novembre 1902. Romolo Garbati, Mon aventure dans l’Afrique civilisée, op. cit., p. 123-186. La phrase est de Pietro Vasai. Il Libertario, no 129, Anno IV, 1er février 1906. Il Domani, no 3, Anno I, 9 mai 1903. 200 la question de la langue. Il est historiquement démontré que les anarchistes italiens ont établi des liens avec des groupes, des organisations et des individus en dehors de la communauté italienne. À plusieurs reprises, ils arrivèrent à organiser des meetings ou à imprimer des tracts et des publications multilingues (y compris en arabe). Ils étaient très conscients de la nécessité de communiquer dans d’autres langues. L’Université populaire libre d’Alexandrie, créée par les anarchistes en 1901, offrait quelques cours d’arabe. Et pourtant, à l’exception peut-être de Parrini 1, il semblerait que personne parmi les anarchistes italiens n’était capable de parler l’arabe. Certains d’entre eux se limitaient à prononcer quelques mots. De la même manière, une bonne partie de la population des villes transnationales égyptiennes utilisait quelques bribes ou des expressions d’usage courant dans les langues européennes (français, grec, italien, anglais). Une véritable communication était possible presque uniquement parmi les classes aisées et/ou cultivées de la société de l’époque. Dès lors, écrites en italien – à part quelques articles en français – les publications des anarchistes ne s’adressaient qu’à un public quasi exclusivement limité à la colonie italienne et aux restes des communautés anarchistes italophones du monde entier. Outre le problème linguistique et culturel, il y avait aussi la question bien plus profonde – même si elle se nourrit en partie du manque d’une véritable communication – des ressentiments et des tensions interethniques. Spécialement au niveau des classes populaires urbaines, les rapports entre travailleurs-travailleuses autochtones et allochtones sont souvent marqués par un climat de méfiance réciproque. Un écho de ces polémiques et de ces ressentiments transparaît aussi dans certains articles de la presse. Dès 1902, L’Operaio parle de la « concurrence féroce » qui menace la « situation tranquille » de « l’ouvrier européen 2 ». Dans un article de L’Unione, en 1913, il est écrit : Un autre mal se présente : la concurrence du travailleur indigène lequel est habitué à une vie de privations et à cause de son état de civilisation inférieur au nôtre ne ressent pas les mêmes besoins que 1. Fiche bibliographique, Casellario Polito Centrale, b. 3748. 2. L’Operaio, no 8, Anno I, 6 septembre 1902. 201 nous. Cet élément [l’indigène] doit être pris à cœur, il faut l’élever, le rendre à la hauteur de nos aspirations 1. Les ouvriers immigrés se sentaient toujours menacés par la « concurrence de l’ouvrier indigène » que le journal L’Unione en 1913 qualifiait sans détour comme « un mal ». En effet, l’article faisait référence à la pratique utilisée par les entrepreneurs, souvent européens, d’utiliser les travailleurs journaliers – dont la grande majorité était des natifs – afin de briser les grèves ouvrières 2. Cependant, il est surprenant de constater comment encore à cette époque les collaborateurs de L’Unione ne tiennent pas compte de l’évolution du mouvement ouvrier local qui, depuis 1907-1908, commence à avoir ses propres organisations. L’attitude méprisante du groupe qui se considère comme émancipateur se double, dans ces cas spécifiques, d’un mépris de classe envers des individus « indigènes » que le système colonial obligeait à rester « subalternes ». Encore une fois se pose la question de mesurer l’importance et l’impact de ce genre de conflit à l’intérieur du plus large mouvement ouvrier présent dans le pays avant la Première Guerre mondiale. Il est intéressant de constater que l’ouverture progressive des formations syndicales européennes à la coopération avec les organisations égyptiennes à partir de 1909 3 a, en même temps, révélé les limites d’un syndicalisme ouvrier internationaliste. L’internationalisme revendiqué dans les discours est ainsi régulièrement remis en cause soit par les tensions ethniques liées au système colonial, soit par 1. Dans la suite de l’article, Liberto continue en disant : « Le travail n’a pas de frontières, pas de langue. Par conséquent, nous ne faisons aucune distinction de nationalité, de religion, de race ; nous ressentons tous les mêmes besoins, nous subissons tous les mêmes sanctions ; nous avons tous une seule aspiration : notre propre bien-être […]. Dès lors L’Unione, un journal de langue italienne, est écrit en partie en français, afin d’avoir un moyen de communication entre les différents éléments de combat. » La citation est reprise aussi par Antony Gorman comme exemple de la volonté par les anarchistes italiens de tisser des liens avec les ouvriers natifs. En réalité, je suis d’avis que cette citation démontre bien les limites de l’action anarchiste de Vasai et son groupe. D’un côté, l’appel à « l’union » se base sur un fort préjugé discriminatoire ; de l’autre il témoigne qu’encore en 1913 existaient d’importants problèmes de communication avec les ouvriers natifs. 2. L’Unione, no 3, Anno I, 13 juillet 1913. 3. Anthony Gorman, « “Diverse in race, religion and nationality… but united in aspirations of civil progress”: the anarchist movement in Egypt 1860-1940 », dans Anarchism and Syndicalism in the Colonial and Postcolonial World, op. cit., p. 20-29. 202 l’épistème eurocentrique qui, de manière quasiment inévitable à l’époque, sous-tendait leur pensée. Représentations négatives et infériorisation des Égytien·nes La description que les anarchistes font de l’« indigène », parfois nommé « arabo », rejoint les représentations de l’orientalisme de l’époque. La fascination de « la porte de l’Orient » est remplacée par l’idée de la décadence morale et matérielle d’un pays de civilisation millénaire vidé de ses valeurs : L’Égypte, pays à la civilisation pluriséculaire, autrefois de civilisation-lumière, semble, maintenant, tandis qu’évoluent et se perfectionnent les civilisations occidentales, s’être arrêtée dans cette grande marche des peuples et des idées 1. Une condition arriérée dont la cause était attribuée par les auteurs au fait que l’Égypte, et par extension l’Empire ottoman, était restée en marge de « la modernité », comme celle-ci a été conçue par l’Europe. Par conséquent, le jugement de valeur à l’égard des « indigènes » s’appuie sur un vocabulaire méprisant, avilissant et raciste. La mise en scène de « l’arabe » implique toute une série de préjugés et de stéréotypes particulièrement grossiers (inactif, apathique, indifférent, non civilisé, inférieur, brutal, ignorant) qui lui attribuent une irréductible altérité fonctionnelle aux discours du « chemin de la civilisation ». Du reste, l’expérience coloniale est inséparable des puissantes constructions imaginaires et des représentations symboliques et religieuses à travers lesquelles la classe dominante légitime ses abus. Par exemple, en 1886, six ans après la révolution d’Ahmad ’Urabi, le journal libéral italien Il Diritto, dans un article au ton fortement antibritannique écrit : Ne tremblez pas, les Anglais, pour notre excitation, car nous vous l’avons déjà dit : le peuple égyptien est un peuple lâche, et il ne pensera jamais, comme les Siciliens, à faire des Vêpres ! […] Votre 1. L’Unione, no 1, Anno I, 6 juillet 1913. 203 voix n’aura pas d’écho parmi le peuple égyptien, trop paresseux par nature, pour comprendre l’idée même d’une révolte 1. Les relations entretenues avec la culture des natifs sont très significatives. D’un côté, on utilisait le langage classique de l’orientalisme exotique de l’époque. De l’autre, on ne se gênait pas pour afficher un profond mépris lié à la méconnaissance presque totale de la culture égyptienne. Je trouve très significatif que, dans presque toute la presse anarchiste d’Égypte en langue italienne que j’ai consultée, il n’existe aucun espace dédié à l’actualité politique du pays qui pourtant était en évolution constante. De la même manière – selon les informations dont je dispose actuellement –, les critiques anticléricales et des libres-penseurs aux religions ne concernaient que le catholicisme. Les références à l’islam et aux autres confessions présentes dans le pays étaient bien rares. Une explication possible de cette attitude vis-à-vis de la question religieuse – comme dans les autres cas analogues cités auparavant – nous est donnée par Ugo Icilio Parrini. Dans le journal Il Domani, le célèbre militant, soucieux de contribuer à une polémique apparue dans un journal italien, écrit d’une manière très directe l’idée qu’il a de l’Égypte : « L’Égypte, en formant un appendice de l’Europe, pense et se sent comme l’Europe elle-même, intervient dans ses questions, participe à son mouvement 2. » L’intégration de l’Égypte dans les réseaux informationnels globaux et surtout le fait de faire partie d’une colonie dans le contexte spécifique de l’Égypte et des territoires ottomans de l’époque permettaient aux anarchistes italiens de garder les liens avec les régions de provenance et de rester régulièrement au courant de tout ce qui concerne la politique et les mouvements sociaux mondiaux et italiens. Si on ajoute à cela la présence des colonies européennes et l’influence culturelle de la pensée européenne sur les élites intellectuelles et politique du pays, il est possible de mieux comprendre l’opinion d’Ugo Icilio Parrini. 1. Il Diritto, no 84, Anno II, 29 juillet 1886. 2. Il Domani, no 1, Anno I, 4 avril 1903. 204 Conclusion Un des aspects centraux de la mondialisation de la fin du XIXe siècle – comme nous rappelle Ilham Khuri-Makdisi 1 – fut la migration de travail. En Égypte, exactement comme dans d’autres pays de la région (Tunisie, Algérie, territoires de l’Empire ottoman), les migrants européens et italiens ont joué un rôle essentiel dans la mise en place du mouvement ouvrier organisé et dans la diffusion de l’anarchisme et des théories radicales de gauche. Dans cet article, j’ai essayé de répondre à la question posée par les anarchistes de l’époque – ensuite reprise par les scientifiques qui se sont occupés du sujet – de mesurer l’efficacité et les implications du militantisme des ouvriers immigrés en Égypte sur la classe ouvrière locale. Ou plutôt d’étudier les causes possibles de la faillite de la tentative des anarchistes italiens en Égypte de parler et interagir avec la population native. Mon but était plutôt de déconstruire une image faussement idyllique des relations interethniques de l’époque construite dans l’historiographie européenne récente en opposition à une lecture nationaliste, pareillement approximative, des historiens égyptiens qui exacerbait les divisions entre les deux groupes. En effet, si l’interaction entre ouvriers indigènes, migrants et immigrés a eu des effets politiques et sociaux indéniables, elle a souffert tout autant de certaines limites importantes, dont la faible mobilisation de la population native (d’après le jugement des protagonistes eux-mêmes, et tel qu’on peut le constater dans des sources partielles) en est le signe le plus évident. En particulier, on a raison de croire qu’au niveau idéologique aussi bien qu’au niveau des pratiques, la différence de statut découlant de l’appartenance nationale et ethnique à travers les lois capitulaires, associé au dogme suprématiste de la « mission civilisatrice » européenne, eut des conséquences importantes sur le manque de convergence des luttes avec les populations natives. « Notre but – écrivait le journal L’Idea en 1902 – est de donner le plus grand développement possible aux idées libertaires qui, 1. Ilham Khuri-Makdisi, The Eastern Mediterranean and the making of global radicalism, 1860-1914, op. cit. 205 en Égypte, sont mal comprises ou totalement incomprises 1. » Et pourtant, les discours anticapitalistes et anti-impérialistes adaptés aux classes ouvrières des villes européennes n’étaient pas « naturellement attirants » pour les masses des travailleurs locaux qui vivaient dans les villes translationnelles d’Égypte (comme du reste, à quelques exceptions près, dans les campagnes du Sud de l’Italie). Surtout lorsque le discours de classe recommandait l’égalité des êtres humains face à l’exploitation capitaliste sans tenir compte de l’appartenance ethnique (parmi d’autres facteurs) comme opérateur de discrimination dans un contexte colonial 2.  1. L’Idea, no 1, Anno I, 18 mas 1909. 2. Antonio Orlando, « Lineamenti per una storia del movimento anarchico in Calabria », dans Giuseppe Masi, Tra Calabria e Mezzogiorno. Studi storici in memoria di Tobia Cornacchioli, Cosenza, Pellegrini, 2007, p. 263-277.