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Jean Haudry : Mars et les Maruts

2014, Revue des études latines 91, 2014, 47-66

Une ancienne étymologie du nom du dieu romain et italique Mars est reprise et confirmée par de nouveaux arguments. La forme prélatine *māuort- dont est issue le nom de Mars peut être comparée et identifiée au nom des dieux védiques marútas si les deux formes proviennent de deux mots indo-européens identiques, mais différemment combinées, *me/or- « jeune homme, jeune soldat » et *wr̥t- « bande ». Ainsi, l’i.-e. *me/or-w(ŕ̥)t- ( > védique marút-) signifie « groupe de jeunes hommes », i.-e. *mḗ/ṓr-w(r)t- ( > prélatin *māuort-) signifie « chef d’un groupe de jeunes hommes ». Ces désignations s’appliquent au chef et aux membres de bandes de jeunes hommes qui ont considérablement évolué dans les temps préhistoriques. Une comparaison est proposée entre les compagnons de Romulus et Remus et les Maruts, entre leurs deux chefs et les Jumeaux divins, entre leurs deux pères Mars et Vulcain et les dieux védiques Indra, chef des Maruts, et Rudra, père des Maruts. Rome a peu de vestiges directs des sociétés d’hommes (allemand Männerbünde), mais a quelques vestiges indirects, la guerre sabine, les Saliens, les Luperques, les Arvales, le forgeron Mamurius Veturius, Mars Gradiuus et le Mars agraire. Mars et les Maruts J'adresse mes remerciements à M. Philippe JOUËT pour les précisions qu'il m'a fournies sur la fían irlandaise, et à M. Vincent MARTZLOFF, à qui je dois les deux références de la note 7. Introduction Mars est un dieu guerrier, le dieu de la « fonction guerrière » dans la triade archaïque »

Revue des études latines 91, 2014, 47-66 47 Mars et les Maruts J’adresse mes remerciements à M. Philippe JOUËT pour les précisions qu’il m’a fournies sur la fían irlandaise, et à M. Vincent MARTZLOFF, à qui je dois les deux références de la note 7. Introduction Mars est un dieu guerrier, le dieu de la « fonction guerrière » dans la triade archaïque » 1 , mais ce n’est pas le dieu de la guerre proprement dite, 48 bellum, que patronne Bellōna. Il ne l’a pas été non plus antérieurement, s’il est ancien, car la guerre est une notion spécifique et récente, qui ne figure pas dans le vocabulaire indo-européen reconstruit, alors que le combat est une notion universelle, qui s’exprime en indoeuropéen par la racine *yewdh-. Chez les Germains du temps de Tacite, le combat est une réalité banale, mais la guerre une pratique réservée à des spécialistes, La Germanie, XXX, 3 alios ad proelium ire uideas, Chattos ad bellum. L’étude des origines de Mars consistera d’abord à reconstruire sa désignation, à identifier ses correspondants et, à partir de là, à déterminer son domaine d’activités originel, que l’on confrontera aux données latines et italiques. 1 Le nom de Mars et celui des Marútas indiens Il peut sembler paradoxal de commencer une étude sur le dieu Mars par l’étymologie de son nom : les notices que lui consacrent les dictionnaires étymologiques du latin ne sont pas encourageantes. WALDE et HOFMANN, DE VAAN proposent plusieurs possibilités sans en retenir aucune ; pis encore, ERNOUT et MEILLET n’envisagent pas même l’éventualité d’une étymologie. On ne trouve rien non plus chez UNTERMANN pour les formes italiques correspondantes. Si l’on admet avec Kurt LATTE 2 que la triade archaïque Jupiter Mars Quirinus est une fabrication tardive, l’absence d’étymologie ne surprend pas. Mais si elle est ancienne comme le suppose Georg WISSOWA 3, et surtout si elle symbolise les trois fonctions, on s’attend à ce que Mars, qui figure entre deux formes héritées, le soit aussi. Il existe effectivement un rapprochement ancien qu’a repris Georges DUMÉZIL, avant de l’abandonner4 : le vieil-indien marút-, désignation d’une classe d’êtres mythologiques liées à la fois aux groupes de jeunes guerriers dits en indo-iranien *márya- (= NP latin Marius, § 1.3.2) et aux vents. Cette liaison est ancienne : le dieu guerrier indo-iranien se nomme *Vāyú- « vent » 5. 1.1 Questions de forme La forme latine et les formes italiques étudiées par Anna GIACALONE-RAMAT 6 se ramènent à un prototype *māw(e/o)rt-. Le rapprochement avec le vieil-indien marútse heurte à des problèmes formels souvent invoqués, qui ne sont pas insolubles 7, mais qui ont occulté le vrai problème, celui du sens (§ 1.2). 49 1.1.1 Latin et italique wr, vieil-indien ru Il s’agit d’une métathèse comparable à celle qui s’observe dans le nom du loup entre d’une part l’indo-iranien *vŕ̥ka- et le germanique *wulfa-, i.-e. *wĺ̥ kwo-, et de l’autre le , i.-e. *lúkwo-, ou la métathèse inverse, i.-e. *tawrolatin lupus et le grec λύ « taureau » (latin taurus, etc.) interverti dans le gaulois taruos. Reste à déterminer le sens de la métathèse dans le cas considéré. 1.1.1 La différence de quantité En face du a indien, le ā latin et italique peut représenter un degré long, comme le *ē ̃ du grec ἡπαρ et de l’avestique yākarə en face du *e du latin iecur et du vieil-indien yákr̥ t, ancien paradigme alternant *yḗkwr- / *yékwr- avec généralisation de l’une ou l’autre des deux formes, comme dans le nom de la voix, latin uōc-, dont une ancienne forme faible *uoc- est à la base du verbe uocāre « appeler ». 1.1.2 Le vocalisme a Le ā de māuort- peut être issu d’un *ō comme celui de octāuus, le ă de Marius d’un *o comme celui de mare, issu de *mori-, gaulois mori. 1.1.4 La formation : dérivé ou composé ? Il est donc possible de reconstruire un paradigme alternant *me/owr̥ t- ou *me/orut(comportant un degré long) selon que l’on suppose une métathèse similaire à celle du nom du loup ou à celle du nom du taureau. Le rapport démontré par Stig WIKANDER 8 entre les Marútas et les groupes de jeunes hommes dits en indo-iranien*márya-, forme étroitement liée au grec ɩ ̃ et au latin marītus « celui qui a une jeune épouse, (jeune) marié », engage à partir de *me/orut-. Le caractère dissyllabique de l’étymon suggère d’y voir un plus ancien dérivé en *-ut- parallèle à *káp-ut- « tête », latin caput = germanique *hafud- 9. Mais ce parallèle unique, reposant sur une concordance, et probablement une innovation, italo-germanique, ne constitue pas un modèle permettant d’interpréter l’étymon retenu *me/orut-. Il est donc impossible de déterminer le sens du suffixe *-wet- / *-ut-. La rareté de cette formation suggère un composé, mais faute d’une interprétation sémantique du second terme, l’hypothèse paraît bloquée. Un composé parallèle à l’adverbe *per-ut « l’an dernier » s’exclut pour le sens. 50 1.2 La question du sens 1.2.1 Marut plurale tantum, Le rapprochement se heurte par ailleurs à un problème passé sous silence tant par ses adversaires que par ses partisans : Mars peut-il équivaloir à « un Marut parmi d’autres », ou au « Marut par excellence », ou les Maruts à « des Mars » ? Les deux équivalences sont impossibles pour une même raison : alors que le latin Mars ne s’emploie qu’au singulier, le védique marút- ne figure qu’au pluriel dans les textes anciens ; c’est un plurale tantum, un collectif qui n’a pas de singulatif. C’est pourtant une réalité dénombrable : leur nombre est de « trois fois sept », R̥ gveda 1,133,6 ; Atharvaveda 13,1,13 ; de « trois fois soixante », R̥ gveda 8,85,8. Mais ils sont indiscernables, sans aucune individualité, et n’ont qu’une existence collective. Le singulier apparaît en sanscrit classique, mais seulement pour désigner le Vent divin, héritier du Vāyu védique et du dieu guerrier indo-iranien, comme substitut de l’adjectif dérivé māruta- « celui des Maruts ». Ce singulier unique et tardif recouvre donc un pluriel. 1.2.2 Védique evayā́ marut On ne saurait considérer comme l’exemple d’un singulier du substantif védique marútla forme non déclinée evayā́ marut qui figure au refrain intérieur de l’hymne aux Maruts R̥ gveda 5, 87. C’est un composé possessif qualificatif de Viṣṇu « possédant pour alliés les Marut à la marche rapide » 10. Ce composé semble reprendre et résumer un passage de ces mêmes hymnes 2, 34, 11 : « Les grands Marut qui vont d’un pas (rapide), nous les invoquons pour notre offertoire à Viṣṇu (le dieu) qui s’élance. » 11 Dans ces deux passages, Viṣṇu tient manifestement la place d’Indra marútvat« entouré des Maruts », marút-sakhi- « qui a pour compagnons les Maruts », marúdgaṇa- « qui a avec lui la troupe (ou : les troupes) des Maruts », et qui est donc leur chef. 1.3 Étymologie proposée A partir de telles observations, Geo WIDENGREN 12 conclut : « L’expression « les Maruts » est une formation collective sur la base mar- de mar-ya- (mar-ut-) ». Mais comme on l’a vu § 1.1.4, aucun des rares exemples du suffixe *-wet-/-ut- ne présente cette valeur. De plus, une telle base exclurait le rapprochement avec māuort-. 1.3.1 Deux composés Pour concilier le nom de Mars et celui des Maruts, on posera deux composés, l’un déterminatif, *me/or-wr̥ t-, « bande de garçons », l’autre 51 possessif, avec degré long du premier terme 13, « qui a (avec lui) une bande de garçons », avec dissimilation de l’un des deux *r comme dans le féminin du numéral « trois » *t(r)i-sr-es et le grec ἀργός en face du vieil-indien r̥ jrá- « lumineux » et « rapide ». Outre le degré radical, ces deux formes se distinguent par la place de l’accent 14: le vieil-indien marút- reflète un composé accentué sur le second terme *me/or-wr̥ ́ t-, l’italique māuort- un composé accentué sur le premier terme *mḗ/ṓr-wr̥ t-, et dans les deux cas un*r tombe par dissimilation. La différence de la place de l’accent se justifie : l’accentuation d’un composé déterminatif sur le second terme et celle d’un composé possessif sur le premier terme sont conformes à la règle générale 15. Pour le sens, le composé déterminatif *me/or-w(r̥ ́ )t- « bande de garçons » équivaut à un syntagme nominal à déterminant au génitif : c’est le cas le plus fréquent. Le composé possessif *mḗ/ṓ(r)-wr̥ t- correspond à l’une des applications particulières de la valeur possessive, celle de « chef ». On sait qu’en indo-européen le chef d’un groupe institutionnel est désigné soit par un composé en *pot(i)- comme le grec -πó , soit, dans l’ensemble germanique, illyrien et italique, par un dérivé possessif en *-no-, latin domi-nus. Les composés védiques evayā́ -marut-, marút-sakhi-, marúd-gaṇa- (§ 1.2.2) fournissent des exemples de la qualification ou de la désignation d’un chef à partir d’un composé possessif, à côté du dérivé possessif marút-vat-. Autres parallèles : le grec πολύ« qui a une nombreuse armée (sous ses ordres), chef d’une nombreuse armée » et le védique puru-vī́ra- 16 qui s’applique soit à un père qui a beaucoup de fils, soit à un chef qui a beaucoup de jeunes compagnons, soit à la richesse, rayí-, qui permet de les rétribuer. 1.3.2 Le premier terme L’interprétation de *me/or- qui constituerait le premier terme est aisée : l’indo-iranien *márya- « jeune homme » (§ 1) représente une forme i.-e. *mé/óryo- reflété par le prénom Marius, qui se retrouve en étrusque, mais n’en provient pas nécessairement. Le féminin correspondant *mé/ór-iH2- constitue le radical du latin marī-tus « celui qui a une jeune épouse », « jeune marié », « mari ». Un dérivé en *-ko- fournit au vieilindien le diminutif marya-ká- « petit (jeune) homme », au vieux-perse le nom du « compagnon », marīka-, au grec le nom de la jeune fille, ɩ ̃ , et au brittonique le nom de la fille, breton merc’h. La comparaison avec les formes baltiques apparentées, lituanien mergà « jeune paysanne », martì « jeune épouse qui 52 n’est pas encore mère », « belle-fille » confirme le caractère suffixal de *-yo- dans *mé/óryo- : ancien dérivé possessif signifiant « celle qui a un jeune époux », martì confirme l’existence d’une forme radicale *mé/ór- « jeune homme », qui ne se rattache de façon sûre à aucune racine connue 17. 1.3.3 Le second terme Il est directement attesté par le substantif (uniquement r̥ gvédique) vr̥ ́ t- f. désignant un groupe de guerriers, escorte ou armée ennemie, qui repose sur une base *we/orreprésentée dans le gaulois uarina « groupe d’hommes, troupe, faction », les ethnonymes Varini, Varinnae avec les formes irlandaises et galloises apparentées 18, le vieil-anglais worn « multitude » et peut-être le vieil-indien vr̥ nda- « troupe, troupeau, grand nombre ». La correspondance entre le védique vrā́ ta- « bande, troupe », terme que le R̥ gveda applique aux Maruts, 5,53,11 b, base du nom des Vrātyas (§ 1.3.4), et du germanique *wrēþ-(i, -u-) « troupeau », vieil-anglais wrǣð, permet de reconstruire un substantif *wreH1t-, ancien dérivé de *we/or-. La base au degré zéro *wr̥ H1t- a pu également fournir le second terme *wr̥ t- par un traitement analogue à celui de lat. cognitus en face de nōtus, s’il est issu de son emploi en second terme de composés comme le védique hrādunī-vr̥ ́ t- (§ 5). 1.3.4 Les Vrātyas indiens L’essentiel de ce que l’on sait à leur sujet a été résumé par RAU 19 à partir des passages de deux textes brahmaniques, le Pañcaviṃśa brāhmaṇa et le Jaiminīya brāhmaṇa : « Les Vrātyas étaient des bandes errantes de marginaux divers qui, commandés par des chefs, ne se consacraient ni au brahman, ni à l’agriculture, ni au commerce, mangeant des nourritures étrangères interdites aux brahmanes (…), frappaient de leurs bâtons des personnes inviolables, parlaient la langue des consacrés [le sanscrit] sans être consacrés et se reconnaissaient à une tenue particulière. » Il ajoute : « ils nomment mal dit ce qui est bien dit ». Cette indication énigmatique s’éclaire à partir de deux passages, également énigmatiques en eux-mêmes, de l’Avesta récent, Yašt 8,51 ; 54, mentionnant des « mal disant » qui nomment « bonne saison » la mauvaise saison : c’est que la « bonne saison » du pillard est une mauvaise saison pour celui qu’il a pillé. Manifestement, l’observation remonte à la période commune des Indo-Iraniens. De même, pour le livre XV de l’Atharvaveda, le vrātya est un être quasi divin, mais un passage des Lois de Manou, 11,63, le met au rang des impies et des malfaiteurs : l’appréciation des victimes diffère de celle des complices. Trois indices caractérisent le groupe des Vrātyas comme un Männerbund : le vêtement noir, les peaux de bêtes, le ceinturon, symbolisant leur 53 lien de fidélité. Kris KERSHAW ajoute quelques indications tirées d’études plus récentes 20. 1.3.5 La fían irlandaise Le plus proche correspondant extérieur du groupe des Maruts est la fían irlandaise « troupe de jeunes guerriers » 21. Les fíanna (pluriel de fían) ont pour chef Finn (§ 2.4.3) comme les Maruts ont pour chef Indra (§ 2.3.1). Mais contrairement au védique où marút-, originellement collectif, est employé uniquement au pluriel pour désigner « les (bandes de) Maruts », « les Maruts indifférenciés », l’irlandais s’est donné deux singulatifs, fein(d)id et fíanaige pour désigner le membre de la fían. 2 Le Männerbund et ses dieux Les confréries guerrières masculines sont issues du passage obligé des adolescents dans la nature sauvage, rituel d’initiation auquel est associé le « Maître des animaux ». D’autres grands dieux leur sont liés : à Rome, Mars et Volcanus, les deux pères des Jumeaux fondateurs. 2.1 Chronologie du Männerbund La légende de l’enlèvement des Sabines implique un Männerbund et non, comme pour d’autres peuples italiques, un uer sacrum 22. S’il est hérité, le scénario habituel de la fondation de Rome par des jumeaux masculins expulsés en compagnie de leur mère, remonte pour une part à la période la plus reculée de la tradition indo-européenne. L’expulsion des jumeaux et de leur mère est une pratique bien connue chez les peuples primitifs, qui considèrent que l’un des deux jumeaux est d’origine nonhumaine et donc dangereux, mais étrangère à ce que nous connaissons par ailleurs des pratiques du monde indoeuropéen ancien : les textes de loi l’ignorent, et ne comportent pas de dispositions relatives aux naissances gémellaires. Dans cette période, les animaux jouent un rôle prépondérant : la louve nourricière et protectrice des Jumeaux romains est un trait ancien. L’expulsion des jumeaux et de leur mère, qui aboutit à la fondation d’une nouvelle communauté, a des parallèles dans le monde germanique (§ 2.5) 23. 54 Mais par ailleurs ce trait est étranger à la mythologie des Jumeaux divins. Seule, l’association des Maruts aux Aśvins, occasionnelle dans le R̥ gveda 24 mais clairement attestée ultérieurement, par exemple dans la formule de l’Histoire de Nala, 10,24 aśvinau samarudgaṇau « les Aśvins accompagnés des bandes des Maruts », suggérant qu’ils en sont les chefs, comme Indra marúd-gaṇa- (§ 1.2.2), peut en être considérée comme un vestige. D’autre part, contrairement aux Aśvins, aux Dioscures cavaliers, aux Fils de Dieu baltiques, à Hengest et Horsa, les jumeaux romains ne sont pas associés au cheval. Ils représentent les « Jumeaux humains » d’une période antérieure à celle des « Jumeaux divins », et à la domestication du cheval ; un autre vestige s’observe dans les jumeaux Alci « élans » de la Germanie de Tacite. L’initiation des jeunes garçons, qui est à la base d’un grand nombre d'associations masculines auxquelles on donne le nom de Männerbünde à partir des travaux fondateurs de Lily WEISER 25 et Otto HÖFLER 26, remonte à une pratique dont l’origine paléolithique est établie. On sait par exemple depuis le livre de Vladimir PROPP 27 que les contes merveilleux qui se sont diffusés dans le monde entier reposent sur des scénarios d’initiation dont le cadre naturel et l’environnement social reflètent cette civilisation. Le jeune garçon quitte très tôt sa famille pour s’intégrer à un groupe de garçons de son âge qui, sous la direction d’aînés chargés de leur initiation, partent dans la nature sauvage où on leur apprend à survivre par eux-mêmes, à la façon des animaux. A l’issue de cette épreuve, l’enfant est censé mourir pour renaître dans la classe d’âge des jeunes hommes. D’où l’assimilation fréquente de ces jeunes hommes à des morts, dont ils prennent l’apparence, par exemple par le port de vêtements noirs. L’initiation comporte une formation médicale. Les dieux, les maîtres d’initiation et les héros du Männerbund sont pour la plupart médecins. La pratique a persisté quand la société archaïque des classes d’âge a laissé la place à la société des quatre cercles et des trois fonctions, où les Jumeaux divins deviennent les patrons de la « troisième fonction ». Dans cette société fondamentalement lignagère, le jeune garçon rejoignait sa famille à l’issue de la période d’initiation en marge de la communauté ; c’est le cas pour l’éphébie athénienne et la cryptie lacédémonienne, qui conservent l’une et l’autre (surtout la seconde) des vestiges de la période précédente. Par ailleurs, il est probable que dans cette société différenciée et hiérarchisée l’initiation l’était aussi, et que l’initiation des jeunes nobles comportait aussi une formation intellectuelle, une transmission de la tradition et de son expression poétique : les membres des fíanna irlandaises ne se recrutent pas seulement 55 sur leurs aptitudes physiques, mais sur leur connaissance du savoir traditionnel. C’est probablement au sein de cette société qu’est apparue comme substitut de l’initiation dans la nature la pratique dite fosterage 28 consistant pour une famille noble à confier l’éducation de ses fils à une famille amie ou vassale. De même, en Inde, l’étudiant brahmanique rejoint sa famille, et se marie, à l’issue de ses études chez son maître (sanscrit guru-). Un phénomène nouveau apparaît dans la société héroïque de la fin de la période commune : certains jeunes, au lieu de regagner leur groupe d’origine à l’issue de leur initiation, restent entre eux pour former une bande vivant plus ou moins en marge de la société, en particulier dans la structure nouvelle du compagnonnage. Cette structure nouvelle tend à se dissocier des cercles de l’appartenance sociale. Les Maruts sont « issus de tous les peuples », R̥ gveda 10,92,6 a, les chefs germains, selon Tacite, La Germanie, 13,3, recrutent aussi leurs compagnons chez les peuples voisins, et le membre de la fian irlandaise devient « étranger à son clan », et donc « sans terre ». Un personnage s’introduit dans cet ensemble à l’âge du fer : le forgeron (§ 4). Là où se constitue une classe sacerdotale, chez les Celtes et les Indo-Iraniens, une nouvelle forme d’initiation centrée sur la formation intellectuelle se met en place, celle des futurs druides, des futurs āthravans, des futurs brahmanes ; cette dernière comporte une période de vie dans la nature sauvage à la façon des Vrātyas (§ 1.3.4). La situation par nature transitoire de l’initiation peut elle aussi se figer : les Lois de Manou, 2, 247-249, mentionnent des « étudiants à vie » qui peuvent survivre à leur maître ; cette condition privilégiée leur vaut d’échapper au cycle des renaissances. Mais la bande de pâtres et de brigands que réunissent Romulus et Remus (§ 3.1) n’a guère en commun avec les confréries de jeunes guerriers de la société héroïque, *máryās indo-iraniens, que reflètent les Marútas indiens et qui sont à l’origine de la féodalité iranienne, fíanna d’Irlande, composées de jeunes aristocrates rigoureusement sélectionnés : contrairement aux peuples sabelliques, Rome a répudié très tôt les idéaux de la société héroïque, son individualisme et surtout ses confréries vivant en marge de la société. De plus, à la différence de plusieurs peuples indoeuropéens anciens, notamment les Iraniens (voir l’ouvrage cité note 12) et les Germains, la Rome royale n’a pas développé de féodalité. C’est pourquoi le modèle retenu semble bien plus archaïque. La diversité qui s’observe entre les données s’explique à la fois par la période à laquelle elles se rattachent et à la phase du parcours initiatique retenue. Par exemple, on chercherait en vain dans les hymnes védiques aux Maruts l’assimilation à des morts qui est manifeste dans les Männerbünde germaniques, particulièrement dans la Chasse sauvage. Mais Alfred HILLEBRANDT 29 en a trouvé des attestations indirectes dans le rituel. 56 2.2 Les Maruts comme Männerbund Les Maruts sont le type même du Männerbund : un groupe de jeunes hommes (márya), tous du même âge, indiscernables, constituant une fraternité qui ne peut être qu’élective, puisqu’ils sont « issus de tous les peuples » (§ 2.1) ; ils se partagent une seule femme, ou plusieurs, mais ne sont pas mariés. Ce sont des guerriers redoutables pour leurs ennemis, secourables et bénéfiques à leurs amis. Mais ce sont aussi des sages, des magiciens et des poètes (ils sont même assimilés à des brahmanes, R̥ gveda 5,29,3 a), des musiciens, des chanteurs et des danseurs. Ils portent de riches parures et se déplacent en char. Au plan social, ils représentent un Männerbund aristocratique, analogue à la fian irlandaise. Leurs riches ornements, inattendus pour des guerriers, évoquent la tenue de la legio linteata samnite. Les traits typiques du Männerbund archaïque sont rares dans les hymnes, qui ne mentionnent ni contacts avec le monde des morts, ni métamorphoses animales, ni vêtements noirs. Bien au contraire, ils mettent en évidence leur « couleur d’or », leur « peau solaire », leur « brillance ». Leurs rapports avec Indra (§ 2.3), qui ne sont pas au beau fixe, évoquent ceux des compagnons avec leur seigneur au sein de la société héroïque : un groupe d’hymnes et quelques passages isolés évoquent leurs conflits. Par ailleurs, ils sont liés à des réalités locales contemporaines de la composition des hymnes, comme la mousson et le rituel Pravargya qui les relie aux Aśvins 30, et confirme leurs liens anciens avec les Jumeaux divins (§ 2.1). 2.3 Les correspondants indiens des deux pères des jumeaux romains Signalons dès l’abord une dissymétrie entre les données indiennes et les données romaines : en Inde, les rapports s’établissent entre dieux, à Rome, entre dieux et hommes, les Jumeaux fondateurs et leurs deux pères. D’autre part, les Maruts n’ont, sauf exception, qu’un père, Rudra. 2.3 .1 Indra et Mars Indra est le chef des Maruts, qui lui doivent assistance et fidélité. Or, en une occasion, ils lui ont fait défaut, et il le leur reproche, R̥ gveda 1,165,6 b « Où donc était, ô Maruts, cette particularité qui vous caractérise, quand vous m’avez laissé seul dans le combat contre le Dragon ? » Pour toute réponse, les Maruts lui adressent des louanges, et Indra, dans la dernière strophe, se déclare satisfait : le rôle des Maruts est celui de courtisans plutôt que de compagnons d’armes. Les hymnes 170 et 171 font intervenir un mortel, Agastya, qui, au lieu de sacrifier aux Maruts comme il en avait l’intention, a sacrifié à Indra, ce qui a suscité leur colère ; mais il réussit à les apaiser. Ces deux hymnes, comme le précédent, ont pour thème central les tensions qui peuvent régner au sein d’un compagnonnage. A Rome, elles n’impliquent pas Mars, mais ses fils Romulus et Remus. Au départ, le compagnonnage est soudé autour de ses deux chefs. Mais 57 Romulus entre en compétition avec Remus, et le compagnonnage se divise. Devenu chef unique après avoir tué son frère, Romulus doit à nouveau partager le pouvoir après la guerre sabine. A nouveau chef unique après la mort de Tatius, qu’il ne regrette pas, il s’entoure d’un nouveau compagnonnage, les Celeres (Tite-Live, 1,15,8). C’est que son compagnonnage initial est devenu un peuple dont une partie (« les Pères ») lui est hostile. 2.3.2 Rudra et Volcanus Dans son récit des origines de Rome, Plutarque, Vie de Romulus, 2,4-8, rapporte la version d’un certain Promathion, auteur d’une Histoire de l’Italie, selon lequel les Jumeaux seraient les fils de Volcanus qui se serait manifesté sous la forme d’un phallus auquel se serait unie la servante de la fille du roi. Simple démarquage de la légende de la conception de Servius Tullius ? Il peut tout aussi bien s’agir de l’original, ou d’un parallèle, comme celui de la conception de Caeculus. De fait, elle a chance d’être originelle si l’on prend en considération les similitudes entre la légende de la fondation de Rome et la mythologie des Maruts : compagnons d’Indra, les Maruts sont les fils de Rudra. Or, comme le répètent les Brāhmaṇas 31, Rudra est une forme du Feu divin Agni. Comme tel, il a un aspect clair (aruṣá- « couleur du feu ») et un aspect sombre (babhrú- « brun-rouge »). Le théonyme Rudrá- a un correspondant exact en latin, l’adjectif rullus glosé mendicus, et dont le féminin est glosé χ κή, ἀγροɩ ̃ . Les deux formes reposent sur *rud-lo-, doublet de *rud-i- (latin rudis) et lié au substantif neutre *rewd-e/os- (latin rūdus-, vieil-indien ródasī « les deux mondes » comme « matière première »). Rudra est l’archer qui tue et le médecin qui guérit, le chasseur, dieu de la nature sauvage et, en tant que Feu, Maître des animaux, qui le craignent. Le phallus (sanscrit liṅga-) se retrouve dans la mythologie de Śiva qui prolonge Rudra dans le phallus de feu primordial dont Brahmā et Viṣṇu, les deux autres membres de la Trimūrti, tentent vainement d’atteindre les deux extrémités. Sa danse cosmique provient également d’un trait ancien non représenté dans les hymnes. Rudra, dieu des Vrātyas (§ 1.3.4), des brigands, des voleurs, devait présider à un Männerbund plus fruste et plus archaïque que celui des Maruts aristocratiques et « brahmaniques ». 2.4 Autres dieux et héros du Männerbund 2.4.1 Apollon Apollon, dieu des ἀπέλλα laconiennes et premier législateur de Sparte, est au départ le plus proche correspondant de Rudra 32, mais il a évolué tout autrement. Comme Rudra, c’est un archer dont les flèches provoquent à la fois la maladie et la guérison. Lui aussi s’entoure de jeunes hommes. 58 2.4.2 *Wōdanaz Avant de devenir le souverain « nocturne » du monde germanique, partenaire du souverain« diurne » *Teiwaz, *Wōdanaz est le dieu « furieux », *wōda-, comme ses dévots, les membres du Männerbund 33. Il est devenu le dieu suprême, reléguant *Teiwaz au second plan, quand le compagnonnage a pris une importance nouvelle dans la « société héroïque ». C’est à l’ancien *Wōdanaz chasseur, comme Rudra, que se rattache la Chasse fantastique du folklore, armée de morts qui cavalcadent dans le ciel des nuits d’hiver. 2.4.2 Finn Contrairement aux précédents, l’Irlandais Finn, dont le nom signifie « blanc » (celtique *vindo-), n’est pas un dieu, mais un homme, doué toutefois de la possibilité de se changer en chien ou en cerf. Il est le chef des fíanna, les Männerbünde irlandais. 2.5 Les Jumeaux Il existe dans la mythologie et la légende héroïque des peuples indo-européens trois types principaux de Jumeaux masculins. Les « Jumeaux divins » proprement dits, à la fois fils et petits-fils du Ciel du jour par sa fille l’Aurore. Comme tels, ils relèvent exclusivement de la mythologie du cycle annuel. Leur mythe principal est le retour de l’Aurore (de l’année), mais ils pratiquent également la médecine (la guérison du Ciel du jour aveugle) et le secours, en particulier le secours en mer (d’un Soleil qui se noie dans l’eau de la nuit hivernale). Leurs principaux représentants sont les Aśvins védiques et les Fils de Dieu lettons. On peut leur joindre les Fils du Jour eddiques dont connaît uniquement le nom, ainsi que les jumeaux Alcis de la Germanie que leur nom associe à l’élan, alors que les autres sont associés au cheval : ils leur sont donc antérieurs. Cet ensemble remonte à la période la plus ancienne de la tradition indo-européenne. Les Jumeaux « mixtes » comme les Dioscures dont l’un est fils du Ciel du jour et l’autre d’un mortel sont représentés dans la mythologie des Aśvins par deux passages du R̥ gveda. Les principaux représentants des Jumeaux humains appartiennent à la légende héroïque germanique : Ibor et Aio, Ambri et Assi, Raos et Raptos, Vinill et Vandill, Hengest et Horsa, dont les noms rappellent le lien entre les Jumeaux et le cheval. Leur légende comporte essentiellement une migration en compagnie de leur mère et d’une bande, qui peut être un Männerbund, et la fondation d’une nouvelle communauté. Il est aussi des Jumeaux médecins comme Podalire et Machaon dans l’Iliade et, dans la Légende dorée, SS Côme et Damien. Les Jumeaux humains sont eux aussi très anciens, car leurs légendes reposent sur la pratique de l’expulsion des jumeaux et de leur mère, inconnue de l’ensemble du monde indo-européen aux temps historiques. Les Jumeaux divins et humains présentent deux sous-types : les Jumeaux amis et les Jumeaux ennemis (Ahura Mazdā et Ahra Manyu, Étéocle et Polynice) 59 Il arrive que les Jumeaux soient représentés par l’un d’entre eux, comme le démon avestique Nå hai ya (§ 7), unique correspondant des Nāsatyas (= Aśvins) védiques, et le Lug irlandais en face des Lugoves gaulois, ou par un père et un fils (Niord et Freyr). Les Jumeaux romains participent de ces divers modèles : ils sont fils d’un dieu (Mars ou Vulcain), mais non de l’ancien Ciel du jour (Jupiter). Comme les Jumeaux humains, ils sont accompagnés de leur mère, d’un Männerbund, et fondent une communauté nouvelle, Rome. Ils sont d’abord amis, mais finalement ennemis ; Romulus tue Remus, et devient un « Jumeau unique », seul divinisé, ce qui rappelle la situation des Jumeaux mixtes. Leurs plus proches correspondants figurent dans le Mahābhārata, où des Jumeaux divins chefs de bande resurgissent dans le passage précité (§ 2.1) de l’histoire de Nala 10, 24 « les deux Aśvins avec leur bande de Maruts ». Le R̥ gveda, 1,182,2 les qualifie d’índratamā et de marúttamā « les plus semblables à Indra et aux Maruts ». Par là aussi le lien des Jumeaux romains avec Mars peut être considéré comme hérité. Il leur arrive – exceptionnellement, comme à Romulus – de manier la charrue : en deux passages, du R̥ gveda, ils sèment l’orge, 1,117,21 a, et la hersent, 8,22,6 b, « avec un loup » vr̥ kéna, c’est-à-dire l’instrument nommé en latin (h)irpex, dérivé du nom sabin du loup, hirpus. 3 Vestiges romains du Männerbund 3.1 Romulus, Remus et leurs compagnons 3.1 Romulus et Remus Les jumeaux fondateurs de Rome représentent les Jumeaux divins indo-européens antérieurement à l’introduction des Castores, comme l’indique le nom de Remus, issu du croisement de *yemus « jumeau » (= indo-iranien *yamá-) avec Rōm(ul)us 34. Le début de leur légende reflète des « Jumeaux amis » analogues aux Aśvins indiens, à la tête d’un Männerbund, comme eux, dans quelques passages et surtout comme les jumeaux humains germaniques (§ 2.5). Mais la Rome primitive ignorait d’origine, ou avait aboli, la double royauté dioscurique conservée à Sparte : l’un des jumeaux devait disparaître. 3.1.2 Les compagnons de Romulus et Remus Le tableau que brossent les historiens grecs et romains de l’origine de la population de Rome à partir d’un mélange de gens de toutes provenances et de basse condition est invraisemblable pour deux raisons. S’il en était ainsi, le latin de Rome aurait tous les caractères d’une langue mixte : simplicité de la morphologie et de la syntaxe, flottements à tous les niveaux du système linguistique, y compris du système phonologique. D’autre part, la remarquable conservation de pans entiers de la tradition indo-européenne et notamment des schèmes narratifs reposant sur les trois fonctions mise en évidence par Georges 60 DUMÉZIL et, à sa suite, par Dominique BRIQUEL, serait incompréhensible. Les compagnons de Romulus ont peu en commun avec les membres des Männerbünde mythiques ou réels de la société héroïque du monde indo- européen. Ce ne sont ni des poètes, ni des chanteurs, ni des danseurs, ni des loupsgarous, ni des médecins, et ils ne pratiquent pas les techniques de l’extase. On ne mentionne aucune particularité de vêtement ni de coiffure. Ils ne s’identifient pas aux morts. Deux traits caractéristiques de la période la plus ancienne de la tradition figurent dans leur légende : l’expulsion (réinterprétée) des jumeaux et de leur mère, la présence de la louve nourricière. Pris dans son ensemble, le tableau ne repose donc ni sur la réalité, ni sur une tradition cohérente, mais sur des stéréotypes connus des débuts de la carrière héroïque, celle de Cyrus (le héros nourri par des bêtes et élevé par des pasteurs) et de la fondation d’un peuple ou d’une cité à partir d’un Männerbund imaginaire. Il subsiste pourtant des vestiges de Männerbünde traditionnels de la société héroïque dans trois confréries religieuses : les Saliens, les Luperques et les Arvales, ainsi que dans le personnage de Mamurius Veturius et la guerre sabine. 3.2 La guerre sabine MC CONE 35, se fondant en particulier sur les données irlandaises, a proposé de distinguer, au sein de la communauté guerrière du monde indo-européen, deux ensembles distincts, le *koryos (germanique *harja-, représenté par le nom des Harii et l’allemand Heer) réunissant en principe les célibataires sauvages sans fortune, réduits pour vivre au combat et à la chasse tandis que la *tewtā « tribu, peuple » était constituée essentiellement de l’ensemble des hommes mariés possédant du bétail, astreints au service militaire et qui avait à sa tête un *rēks « roi ». Le conflit entre « riches installés » et « pauvres migrants » qu’a mis en évidence J.C. HEESTERMAN 36 dans le monde indo-iranien à partir des deux classes divines devenues antagonistes 37 des panthéons indien et iranien, celle des *ásurās, les dieux des « riches installés », celle des *daivā́ s, dieux des « pauvres migrants », oppose les jeunes hommes des Männerbünde, les *máryās indo-iraniens, les fein(d)id irlandais « sans terre » (vieilirlandais díthír) à la société en marge de laquelle ils vivent, et dont ils sont issus, relève de ce modèle. Cette situation se reflète dans le motif du partage effectué à Albe entre Numitor et Amulius dans la version de Plutarque 38 et celui que propose Jason à son oncle Pélias dans la Quatrième Pythique de Pindare, vers 261-276 : la royauté pour l’un (Jason, Numitor), les biens pour l’autre (Pélias, Amulius) 39. Mais un tel partage, qui mène au conflit et tourne à l’avantage du riche, est voué à l’échec. 61 Une situation analogue est à la base de la guerre sabine et de la guerre des Ases et des Vanes, la « première guerre du monde » de la mythologie scandinave 40. Mais alors que le monde indo-iranien fige ce conflit en une guerre perpétuelle entre dieux et démons, l’ensemble italo-germanique lui apporte une solution opposée, celle de la réconciliation et de la constitution d’une communauté complète et durable. C’est là une alternative préférable à l’interprétation à partir des trois fonctions proposée par Georges DUMÉZIL : les Sabins ne sont pas moins guerriers que les Romains ; mais ils constituent un peuple (une *tewtā) alors que les Romains constituent un Männerbund (un *koryos). 3.3 Les Saliens Selon Tite Live, 1,20,4 (trad. Baillet, CUF), le roi Numa « choisit douze Saliens en l’honneur de Mars Gradiuus (§ 5) et leur donna comme costume distinctif une tunique brodée et par-dessus la tunique une plaque de bronze sur la poitrine. Il les chargea de porter les boucliers tombés du ciel, qu’on nomme ancilia, en chantant des hymnes accompagnés de bonds rythmiques et de danses sacrées. » Tandis que Mars a pris la fonction de dieu guerrier qui, en Inde, est passée pour l’essentiel à Indra, les Saliens ont conservé les traits et les fonctions des Maruts. Si, comme je l’ai soutenu 41, Janus est un ancien Feu divin, sa présence en tête de chants des Saliens s’explique directement par là : il correspond à Rudra, père des Maruts, et l’une des formes du Feu divin Agni, y compris dans le sacrifice. 3.4 Les Luperques Le nom des Lupercī est lié à celui du loup. S’il est relativement récent, il convient de privilégier l’hypothèse d’une dérivation du type nov-erca. Mais s’il est ancien, ce peut être un composé. On peut exclure un composé rectionnel de lupus et arcere « qui écarte les loups », car telle n’est pas leur fonction. Mais un composé déterminatif réunissant le nom du loup, lup-us et celui du bouc, hirc-us, sous sa forme originelle *(h)erc-us, sans le passage (dialectal) de *e à i concorde avec leur tenue : ils portent uniquement une peau de chèvre autour de la taille. Cette tenue est celle de « l’homme déguisé en bouc qui hurle comme un loup » du rituel (en partie) louvite du médecin Zarpija de Kizzuwatna 42 ; on rappellera à ce propos que le nom des Louvites provient de celui du loup. Loup et bouc sont déjà associés dans la mythologie du plateau arménien et du Caucase du sud au IIe millénaire avant notre ère, à en juger par les documents figurés de l’âge du bronze moyen découverts entre l’Araxe et la Koura, et cette association s’est maintenue chez les Louvites 43. Les 62 Luperques se désigneraient comme des « loups qui se donnent l’apparence de boucs ». Le sens des correspondants sabelliques de hircus qui désignent le loup suggère par ailleurs un ancien jeu de mots ; lupus est lui aussi une forme sabellique comme l’indique le traitement p de *kw. De toute façon, les Luperques sont essentiellement des loups ; c’est pourquoi ils ont pour divinité d’élection Faunus, dont le nom signifie « étrangleur » 44. 3.5 Les Arvales Comme il a été rappelé dans un précédent article de cette même revue 45, Roger D. WOODARD 46 a établi un parallèle entre le déplacement à partir du pōmērium en direction de l’ager Rōmānus lors des Ambaruālia et celui qui, dans le rituel indien de l’Agniṣṭoma, mène de l’aire sacrificielle initiale à l’aire nouvelle située à l’est, le « grand autel ». Il ne s’agit donc pas, à l’origine, d’un rite agricole, ni d’un rite de fondation, mais d’un rite de conquête ; et de conquête guerrière, comme le rappelle en Inde la présence d’Indra, et à Rome celle de Mars. Celle de la déesse lumineuse Dea Dia qui y préside a dû s’interpréter à partir du beau temps nécessaire à l’agriculture comme l’a supposé Robert SCHILLING 47 ; mais comme la fonction agricole des Maruts et de Mars (§ 6), et celle des Aśvins (§ 2.5), elle ne vaut pas pour les époques antérieures. Initialement, elle est à rapprocher de la formule védique (urú) jyótir ā́ ́ r(i)yāya « (vaste) lumière pour l’Aryen » R̥ gveda 1,59,2 d ; 117,21 d, appliquée notamment à la conquête 2,11,18 c ; 4,26,2 a ; 7,5,6 d, parallèlement à des expressions non imagées comme 6,25,2 d (à Indra) ā́ ryāya viśó (á)va tārīr dā́ sīḥ « soumets les clans barbares à l’Aryen ! » 4 Mars, le forgeron et le cycle annuel : Mamurius Veturius et les douze boucliers Le nom de Mamurius est très probablement issu du nom indo-européen du jeune guerrier *mé/óryo- et donc apparenté au nom propre Marius (§ 1.3.2), avec un redoublement évoquant plusieurs variantes du nom du dieu Mars 48. Le rapport évident de Veturius à l’adjectif uetus ne se laisse pas préciser en latin. Simple écho de la forme précédente, comme dans le nom du dernier empereur, Romulus Augustus, devenu Augustulus ? Mais il rappelle un trait de la morphologie de l’adjectif dans les langues baltiques et slaves, la « flexion longue » 49 : l’adjectif figurant dans un syntagme nominal « déterminé » (connu des interlocuteurs, mentionné précédemment, etc.) ajoute à sa forme fléchie celle (également fléchie) du représentant du 63 pronom indo-européen *yo-. L’adjectif balto-slave correspondant à uetus est passé à la flexion thématique, mais les langues baltiques ont conservé l’ancienne flexion longue de la forme athématique originelle dans les substantifs lette vecis « le vieux » (pluriel veči « les parents », « les âmes des morts »), lituanien vẽtuš-is, vẽtuš-ė « le vieux, la vieille », désignant des animaux, en particulier des bovins 50. Ces substantifs correspondent exactement au latin Veturius. Mamurius Veturius signifie donc « le vieux garçon ». Il ne s’agit pas, comme en français, d’une désignation banale du célibataire, mais d’une catégorie sociale rencontrée § 2.1 : celle du jeune guerrier qui, dans son âge mûr, ne fonde pas de famille, et reste membre du *kóryos. L’expulsion du « Vieux Garçon » figurant la vieille année repose sur une homologie entre le cycle annuel et la vie de l’homme qui reste dans le compagnonnage jusqu’à la vieillesse comme le font les Chatti (« combattants ») de la Germanie de Tacite, 31 donec exsanguis senectus tam durae uirtuti impares faciat. Mamurius est un forgeron, dont le rôle devait être celui de maître d’initiation (§ 2.1) : Telchines, Cabires, Courètes, Dactyles de la Grèce archaïque, le forgeron Culann, maître du héros irlandais Cúchulainn (« chien de Culann ») et, dans la légende scandinave, le forgeron Regin, le maître de Sigurd. Mais le forgeron est un personnage ambigu, disgrâcié comme Héphaistos, parfois un criminel, comme le Volund scandinave, ce qui justifie aussi son expulsion. Il n’y a pas lieu de revenir sur le rapprochement proposé par DUMÉZIL 51 entre les douze boucliers de Mars et les trois ou quatre coupes des R̥ bhavas védiques : son interprétation comme image du cycle annuel qui se démultiplie en mois ou en saisons demeure valide. La régularité des cycles temporels et plus généralement la constance des lois de la nature ne va pas de soi pour les Anciens : pour l’Inde védique, ce sont des « vœux », vratá- ; Lucrèce les nomme « traités », foedera ; l’emploi du terme français de loi, qui remonte au latin, témoigne également de cette conception. D’autre part, il existe un lien traditionnel entre le cycle annuel et l’héroïsation, illustré par la formule brahmanique « atteindre l’année », et les douze travaux d’Héraclès. 5 Les Maruts, Mars grādīuus et la grêle A propos des premières Equirria, celles du 27 février, Ovide évoque un Mars grādīuus, Fastes, 2,861 et suiv. 52: « C’est à bon droit que tu arrives, Gradivus ; la période qui t’appartient revendique sa place et le mois désigné par ton nom se présente. » SCHILLING note (p. 137) : « épithète de Mars que, par étymologie populaire, les Latins ont rapprochée de gradior (Paulus-Festus p. 86 L : … a gradiendo in bella ultro citroque). Origine et sens inconnus pour les philologues modernes. » C’est ce qui ressort des notices que lui consacrent les dictionnaires étymologiques du latin. L’interprétation du radical de cette forme, qui semble être un dérivé en –īuus, s’avérant impossible à l’intérieur du latin, il convient de chercher à l’extérieur. Il existe en slave un 64 suffixe –ivŭ 53 qui est l’unique correspondant du suffixe latin –īuus. Il fournit principalement des adjectifs dénominatifs, tirés d’adjectifs ou, contrairement au latin, de substantifs à côté de quelques adjectifs déverbatifs. Or le slave a aussi un substantif gradŭ « grêle », i.-e. *gre/oH2d-, base conservée dans l’arménien karkut s’il remonte à *gagrōdo-, le védique hrād-úni- qui a subi l’influence de hrād- « faire du bruit » et dans le latin grandō, avec une nasale infixée qui peut résulter d’une métathèse comme pour unda, fundus, pandō. Une forme latine *grand-īuus serait de toute façon irrégulière puisque le suffixe latin est soit déverbatif, soit déadjectival. Grādīuus serait en revanche parfaitement régulier en slave : la forme relève donc, comme Vetur-ius (§ 4) et nefār-ius, de la « composante (balto-)slave » de la morphologie du latin, comme aussi le présent sōpīre en face des différents représentants du type monēre. Grādīuus était donc originellement « celui de la grêle » dans l’état de langue d’où provient ce qualificatif, mais Mars ne l’est plus à Rome. Il existe à Rome comme ailleurs des rituels et des incantations contre la grêle (Pline, Histoire Naturelle, 17,127 ; 28,29 ; 37,124), mais Mars n’y figure pas. C’est que Mars grādīuus est devenu un dieu purement guerrier. Selon Servius, ad Aeneidem, 1,192 « Mars est appelé grādīuus quand il se déchaîne ; quand il est tranquille, quirīnus ». La solution est fournie par les Marutas védiques, eux aussi liés à la grêle : ils sont dits hrādunīvŕ̥taḥ R̥ gveda 5,54,3 : « enveloppés de grêle », « qui font tournoyer la grêle », ou peut-être « escadrons de la grêle » (§ 1.3.3). Le principe fondamental des hymnes védiques aux Maruts est d’établir une correspondance entre ces hommes ou les dieux qui les transposent et la tempête, image banale qui se retrouve dans l’allemand Sturm, et la kenning islandaise désignant le combat comme veðr grára geira, Premier chant de Helgi, meurtrier de Hunding, 12 « tempête des lances grises ». La grêle trouve naturellement sa place dans cette transposition. Un passage de l’Avesta récent, Yašt 5,120, fournit un parallèle : « Lui pour qui Ahura Mazdā a créé quatre chevaux, vent, pluie, nuage et grésil ; ce sont eux qui font continuellement pour moi, ô Spitama Zarathuštra, tomber la pluie, la neige, le brouillard et la grêle ; c’est lui qui a toutes ces armes de jet, par groupes de neuf cents et de mille. » Bien qu’il soit inséré dans l’hymne à la déesse Anāhita, le passage ne peut concerner qu’un dieu, puisque les pronoms sont au masculin, et un dieu guerrier, en raison de la mention de ses « armes de jet », haēnā-. Si l’on donne à cette forme son sens habituel, celui d’armée ennemie, le destinataire ne pouvait être qu’un ancien dieu devenu un démon (daēva-), comme l’est devenu le dieu guerrier *Indra. On sait par ailleurs que l’un des deux grands dieux guerriers du monde indoiranien se nomme *Vāyú- « vent » ( § 1), et que celui-ci, dans la conception mazdéenne, est devenu double : une moitié de ce dieu relève de l’Esprit saint, l’autre de l’Esprit du mal. Le dieu guerrier scandinave Thor est un dieu de l’orage par son nom qui provient de *þunara- « tonnerre » (allemand Donner, anglais thunder, etc.), mais l’orage ne tient plus aucune place dans sa mythologie. 65 6 Le « Mars agraire » La question débattue du « Mars agraire » constitue un de ces faux problèmes qui surgissent dès qu’on fait abstraction de la chronologie : les documents invoqués par les uns, récusés par les autres, comme la prière de Caton, dont le caractère formulaire 54 atteste l’ancienneté, montrent que si la finalité des rituels mentionnés est agricole, les moyens utilisés par le dieu sont guerriers. Mais sans être guerrier, un agriculteur « combat » par des moyens appropriés maladies et prédateurs de ses cultures. Inversement, une divinité guerrière n’a pas nécessairement de rôle agricole : c’est le cas pour Bellona, Athéna, Arès, et pour *Teiwaz, le Mars de la Germanie de Tacite, à en juger par son représentant scandinave Tyr. En revanche, Thor, selon Adam de Brême que cite DUMÉZIL 55 « presidet in aere, qui tonitrus et fulmina, ventos ymbresque, serena et fruges gubernat. » Il en va de même des Maruts selon Abel BERGAIGNE 56: « Une de leurs principales fonctions est de répandre les eaux de pluie (…) ces eaux que l’auteur (…) appelle marutvatī́ḥ, et qui remplissent les rivières terrestres dont l’une est appelée pour cette raison marudvr̥ ddhā́ « accrue par les Maruts ». De là les formules mythiques d’après lesquelles les Maruts répandent le lait (…), le beurre (…), les eaux et le lait, fendent la montagne (…), en font couler les sources (…), les rivières (…), traient la source inépuisable (…), qu’ils « enflent » d’ailleurs eux-mêmes (…), pour arroser la terre (…), renversent l’urne divine (…), d’où les pluies coulent sur les lieux arides. » C’est pourquoi, comme le note RENOU 57 : « dans les Brāhmaṇa … les Marut sont donnés comme les chefs de la classe des éleveurs-agriculteurs. » L’Inde védique a connu des « Maruts agraires », mais si les Maruts sont d’abord des máryās, ce n’était pas leur fonction première. De même, HÖFLER 58 a cité des témoignages parallèles sur les effets bénéfiques de la Chasse sauvage hivernale sur la récolte à venir. Ces effets ne sont pas ceux de la tempête, mais ceux du cortège extatique des jeunes guerriers assimilés à une tempête, comme pour les Maruts. Et comme le souligne HÖFLER, ce ne sont que des effets, non la motivation première du rituel qui est consacré à l’Ase *Wōdanaz et non à une divinité Vane de la fécondité. Par ses liens originels avec de telles « bandes de garçons », Mars a donc pu intervenir, au moins à travers eux, dans l’agriculture, et sans que son intervention s’effectue directement par la fonction guerrière : la fertilité du sol bénéficie de la virilité juvénile en raison de la conception traditionnelle de la semence et du champ. Mais ce rôle ancien est passé au second plan en raison même de l’émergence de la fonction guerrière : contrairement à Thor, resté proche des paysans, Odin, lié aux nobles, dieu des berserkir et seigneur des einherjar, les héros morts de la Valholl, n’a plus de rapports avec 66 l’agriculture. Mais la toponymie montre qu’il en a eu antérieurement 59 : pour lui aussi, et plus encore que pour Mars, la fonction guerrière a recouvert la fonction agricole, par une évolution inverse à celle des Maruts. 7 Un parallèle avestique à la légende de la fondation de Rome L’Avesta récent qui, le plus souvent, n’individualise pas ses démons, daēva-, fait une exception pour certains, et notamment pour d’entre eux qui correspondent, comme on sait, à trois dieux, devá-, de l’Inde védique, Vidēdāt 10,9 ; 19,43 : Indra, qui correspond au dieu védique portant le même nom, Sauru, le Śarvá 60 (= Rudra) védique et Nåŋhai ya qui à lui seul correspond aux Jumeaux divins Nāsatyas-Aśvins. Or ces dieux védiques ont pour correspondants les protagonistes de la légende de la fondation de Rome. A Indra, chef des Maruts, correspond Mars, père des Jumeaux fondateurs (§ 2.3.1). A Rudra correspond Volcanus, père des Jumeaux dans la version de Promathion (§ 2.3.2), et ceux-ci correspondent aux Jumeaux divins indo-iraniens et indo-européens (§ 2.5) ; mais c’est Janus qui tient la place de Rudra chez les Saliens (§ 3.3). De plus, les démons avestiques ont parmi leurs fidèles les « brigands » dits mairya-, les máryās védiques, représentés dans le panthéon par les Marútas (§ 1.3), dont le nom est étroitement lié à celui de Mars, et qui dans la légende romaine ont pour correspondants les latrones Romuli. Aux fidèles des démons et de leur chef Ahra Manyu, qualifiés de « partisans du Mensonge », drugvant-, l’Avesta (ancien et récent) qualifie de « partisans de la Vérité », artāvan-, ceux d’Ahura Mazdā et de ses dieux : cette terminologie suggère un conflit interne opposant des loyalistes à des dissidents, peut-être des « riches établis » à des « pauvres migrants », et non une guerre opposant des peuples étrangers. C’est aussi la situation d’Albe où s’affrontent les partisans de Numitor à ceux d’Amulius, et –rétrospectivement – de la guerre sabine (§ 3.2). Cet exemple montre que Rome, comme le monde germanique, a su concilier ces deux catégories sociales. Mais elle a répudié l’idéologie et les pratiques, conservées chez les peuples sabelliques, du Männerbund, assimilé à une conjuration. Comme l’a montré Christiane SAULNIER 61, «Tite-Live « l’apologiste du mos maiorum », « a conçu au sujet des Campaniens et des Samnites une interprétation globale qui repose sur le thème de la conjuration clandestine scellée par un meurtre rituel. » D’où sa présentation caricaturale de la legio linteata, institution traditionnelle qui s’éclaire par ce que nous connaissons des Maruts, des fíanna et des autres représentants du Männerbund aristocratique. NOTES 1 Jacqueline CHAMPEAUX, La religion romaine, Paris, Librairie Générale Française, 1998, p. 12. 2 Römische Religionsgeschichte, München, Beck, 1960, p. 5 et n. 1. 3 Religion und Kultus der Römer, München, Beck, 1902, p. 23. 4 La religion romaine archaïque 2, Paris, Payot, 1974, p. 222. 5 Stig WIKANDER, Vayu, I Texte, Leipzig, Otto Harrassowitz / Uppsala, A.B. Lundequistka bokhandeln, 1941. 6 ”Studi intorno ai nomi del dio Marte”, Archivio Glottologico Italiano, 47, 1962, pp. 112-142. 7 Kanehiro NISHIMURA, ”A phonological Factor in Mārs’ Lexical Genealogy” in Giovanna ROCCA (éd.), Atti del Convegno Internazionale Le lingue dell’Italia antica, iscrizioni, testi, grammatica – Die Sprachen Altitaliens, Inschriften, Texte, Grammatik. In memoriam Helmut Rix (1926-2004), Milano, Libreria Università di Lingue e Communicazione IULM (= Alessandria 5, 2011), 233-246, soulève ces deux objections. Tout en reconnaissant la possibilité de la métathèse et celle de l’allongement de la voyelle, elle rejette dès l’abord (p. 233) le rapprochement avec marút- comme « spéculatif ». Mais s’agissant de phonétique et de morphologie, ce qualificatif est impropre : ou les évolutions postulées sont attestées, ou elles ne le sont pas. Reste la question du contenu, que l’auteur laisse de côté. L’étymologie que propose Reiner LIPP, Die indogermanischen und einzelsprachlichen Palatale im Indoiranischen Bd II. ThornProblem, indoiranische Laryngalvokalisation, Heidelberg, Carl Winter, 2009, p. 345 et suiv. présente le double inconvénient de séparer le nom des Maruts de celui du jeune homme, i.-e. *me/oryo-, et de voir dans Mars « un Marut » ou « le Marut par excellence ». Mais il a raison de signaler (p. 327 et suiv.) qu’il subsiste des difficultés dans l’évolution de ce groupe de formes en latin et dans les langues italiques. 8 Der arische Männerbund. Studien zur indoiranischen Sprach- und Religionsgeschichte, Lund, Håkon Ohlssons Buchdruckerei, 1938. 9 Passé à la flexion thématique, *hafuda- (vieil-islandais hǫfuð, vieil-anglais hafud). Le doublet *haubida- (gotique haubiþ, allemand Haupt, etc.) repose sur une forme à degré plein suffixal *kap-wét- avec une métathèse *pw > *wp. La base *kap- est un ancien nom de la tête, à en juger par le vieil-anglais h(e)afola. 10 Traduction de Louis RENOU, Études védiques et pāṇinéennes, X, Paris, de Boccard, 1962, p. 96. Viṣṇu est d’ordinaire le second dans le combat contre Vr̥ tra. Mais les rôles s’inversent également R̥ gveda 1, 156, 5-6, ce qui préfigure l’évolution ultérieure de Viṣṇu vers le statut de membre de la Trimūrti ou de dieu suprême englobant tous les autres, comme dans le chapitre XI de la Bhagavadgītā. 11 Ouvrage cité note 10, p. 27. 12 Der Feudalismus im alten Iran. Männerbund – Gefolgswesen – Feudalismus in der iranischen Gesellschaft im Hinblick auf die indogermanischenVerhältnisse, Köln und Opladen, Westdeutscher Verlag, 1969, p. 43. 13 Il ne s’agit pas d’une règle valant pour ce type de composés, mais de l’alternance propre au premier terme décrite ci-dessus § 1.1.2. 14 Cette hypothèse rappelle celle par laquelle les romanistes rendent compte des deux représentants français du nom des Bituriges gaulois : pour le nom de la ville de Bourges, ils posent un composé accentué sur le premier terme, Bitú-riges ; pour celui du Berry, un composé accentué sur le second terme, Bitu-ríges, mais sans pouvoir différencier à partir d’une règle accentuelle ni pour le sens ces deux formes qui signifient l’une et l’autre « les rois du monde », Xavier DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise 2, Paris, Errance, 2003, p. 76. 15 Jakob WACKERNAGEL, Albert DEBRUNNER, Altindische Grammatik, II 1, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1957, p. 214 (§ 90 b) pour les composés déterminatifs et p. 291 § 113 pour les composés possessifs. 16 Sur l’accent de puru-vī́ra-, qui constitue une exception à la règle d’accentuation des composés possessifs sur leur premier terme, voir l’ouvrage cité note 15, p. 296 § 114 d. 17 Un rattachement à la racine *mer- « mourir » (latin morior) a été soutenu en raison de l’assimilation de l’initiation à une mort suivie d’une renaissance par Kim Mc CONE, „Hund, Wolf und Krieger bei den Indogermanen“, Studien zum Indogermanischen Wortschatz, hsg. von Wolfgang MEID, Innsbruck, Innsbrucker Beiträge zur Sprachwissenschaft, 1987, pp. 101-154. La racine *mer(H)- « saisir violemment, combattre » (grec µάρναµα ) offre également une possibilité si la laryngale finale est initialement un suffixe. On peut également penser à la racine *mer- « briller » (grec ɩ́ , et le nom de femme M ɩ ̃ ). 18 Ouvrage cité note 14, p. 306. 19 Wilhelm RAU, Staat und Gesellschaft im alten Indien, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1957, p. 17. 20 The One-eyed God. Odin and the (Indo-)Germanic Männerbünde, Washington D.C., Institute for the Study of Man, 2000 (Journal of Indo-European Studies Monograph Number 36). L’une de ces indications est à rectifier : la forme n’est pas issue de vratá- “vœu », “observance”, terme appliqué notamment aux obligations du sacrifiant laïc dans le rituel brahmanique ; Manfred MAYRHOFER, Etymologisches Wörterbuch des Altindoarischen, Heidelberg, Carl Winter, 1986-2001, II, p. 597 ne retient (avec doute) que le rattachement à *wer-, *wr-eH1 –to- adopté ci-dessus § 1.3.3. 21 Voir Philippe JOUËT, Dictionnaire de la Mythologie et de la Religion Celtiques, Fouësnant, Yoran, p. 444 sous Fían, p. 453 sous Fíanna, p. 445 sous Finn Mac Cumhaill. 22 Le uer sacrum, étudié par Jacques HEURGON, Trois études sur le « Ver sacrum », Bruxelles (Berchem), Latomus, 1957, consiste à expulser de la cité les garçons et les filles nés au cours du printemps de l’année où, à la suite d’une calamité, le vœu a été prononcé, quand ils atteignent l’âge de vingt et un ans, et à sacrifier les animaux nés durant la même période, ce qui suggère que l’expulsion des jeunes gens peut être le substitut d’un sacrifice humain. Le lien avec Mars se justifie par la période de l’année concernée, et surtout le uer sacrum se distingue du Männerbund par la présence des filles. La pratique n’est pas attestée en dehors du monde italique. 23 Donald WARD, The Divine Twins, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1968, chapitre 3. 24 Les Aśvins sont invités à venir « avec les Maruts » à quatre reprises dans l’hymne 8,35, mais associés à d’autres divinités ; de même, 8,94,4-6. Et nulle part ils ne sont présentés comme leurs chefs. Mais ils sont assimilés à des Rudras, 1,158,1 ; 2,41,7 ; 5,73,8 ; 75,3 ; 8,22,14 ; 26,5 ; 10,61,5 ; 93,7 ; ils « suivent le chemin de Rudra », 1,3,3 ; 8,22,14 ; 10,39,11. En deux passages, 2,41,7 et 8,26,5, ils sont invoqués sous leurs deux noms, ce qui confirme l’équivalence partielle des deux classes divines. 25 Lily WEISER, Altgermanische Jünglingsweihen und Männerbünde. Ein Beitrag zur deutschen und nordischen Altertums- und Volkskunde, Bühl (Baden), Druck und Verlag der Konkordia A.-G., 1927. 26 Otto HÖFLER, Kultische Geheimbünde der Germanen I. Band, Das Germanische Totenheer. Mythos und Kult, Frankfurt am Main, Moritz Diesterweg, 1934. 27 Vladimir Ja. PROPP, Les racines historiques du conte merveilleux (1946), traduit du russe par Lise Gruel-Apert et Jean-Claude Schmitt, Paris, Gallimard, 1983. 28 Sur cette pratique, voir Émile BENVENISTE, Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, 2 vol., Paris, Les éditions de minuit, 1969, II, p. 86 et suiv. Vedische Mythologie 2, 2 Bde, Breslau, Marcus, 1927-1929, Nachdruck Hildesheim, Georg Olms, 1965, 2, p. 286 et suiv. Georges DUMÉZIL « Vishnu et les Marut à travers la réforme zoroastrienne », Journal asiatique, 242, 1953, pp. 1-25, les a rapprochés des Fravartis avestiques. Il ne peut s’agir que d’un transfert, comme il ressort de mon article « *fravarti- : *wurdi-. Une concordance irano-germanique ? » Bulletin de la société de linguistique, 90, 1995, pp. 149-178 : avant d’être des âmes des morts, ce sont des « destinées » qui préexistent aux individus. 29 30 Thomas OBERLIES, De Religion des R̥ gveda, I, Wien, Institut für Indologie der Universität Wien, 1998, p. 206 et suiv. 31 Śatapatha brāhmaṇa 1,7,3,8 : 5,2,4,13 ; 9,1,1,1, et déjà R̥ gveda 3,2,5 d « Agni est le Rudra des sacrifices ». 32 Henri GRÉGOIRE et autres, Asklépios, Apollon Smintheus et Rudra. Études sur le dieu à la taupe et le dieu au rat dans la Grèce et dans l’Inde, Bruxelles, Palais des Académies, 1949. Sur Apollon à Sparte, voir Nicolas RICHER, La religion des Spartiates, Paris, Les Belles Lettres, 2012, passim. 33 Ouvrage cité note 20, chapitre 11. 34 Jaan PUHVEL, Comparative Mythology, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1987, p. 287 et suiv. 35 Article cité note 17, p. 141. 36 The Broken World of Sacrifice, Chicago & London, The University of Chicago Press, 1993. 37 Dans les parties anciennes du R̥ gveda, une même divinité peut être dite tour à tour devá- « dieu » et ásura- « seigneur » ; à partir du R̥ gveda récent, ásura- prend le sens de démon ; inversement, l’Avesta nomme les dieux ahura-, les démons daēva-. Il s’agit de deux évolutions parallèles en sens inverse, probablement dues à des conditions socio-économiques opposées : les Iraniens sont installés depuis longtemps en Iran, les Indiens entrent en Inde en vagues successives. 38 Vie de Romulus, 3,2-3 renvoyant, à travers Fabius Pictor, à Dioclès de Péparéthos. 39 Jean HAUDRY, « Les origines de la légende argonautique », sous presse. 40 Jean HAUDRY, « La « guerre de fondation » : une innovation commune italogermanique », à paraître. 41 « La préhistoire de Janus », Revue des études latines, 83, 2006. 42 Heinrich OTTEN, Zur grammatikalischen und lexikalischen Bestimmung des Luvischen, Berlin, Akademie Verlag, 1953, p. 59; commentaire des luvili- Rituale aus Kizzuvatna, p. 30 et suiv.; pour le texte, voir Luvische Texte in Umschrift, Berlin, Akademie Verlag, 1953, p. 14 et suiv. Voir aussi Volkert HAAS, Geschichte der hethitischen Religion, Leiden New York Köln, E.J.Brill, 1994, p. 686. 43 G.E. ARESHIAN, « Éléments indo-européens dans la mythologie du plateau arménien et du Caucase du Sud au IIe millénaire avant J.C., ŠULMU, Papers on the Ancient Neau East ed. by P. VAVROUSĚ K V. SOUCĚ K, Prague, Université Charles, 1988. 44 La forme a deux correspondants, le nom propre illyrien Daunus et le nom de peuple vieil-anglais Dēanas, Widsith vers 63, Siegfried GUTENBRUNNER, « Die Deanas im Widsith », Zeitschrift für deutsches Altertum, 77, 1940, pp. 28-30. 45 Jean HAUDRY, « Les feux de Rome », Revue des études latines, sous presse. 46 Indo-European Sacred Space : Vedic and Roman Cult, Urbana, University of Illinois Press, 2006. 47 « Dea Dia dans la liturgie des Frères Arvales », Hommages à Macel Renard, II, 1969, pp. 675-679. 48 Un rapprochement avec les formes Marmar, Marmor a été établi par B. MAURENBRECHER, Archiv für lateinische Lexikographie, 8, 1893, p. 290, mais l’auteur sépare ces formes de Mavors. 49 Jean LOICQ, « Mamurius Veturius et l’ancienne représentation italique de l’année », Hommages à Jean Bayet éd. par Marcel RENARD et Robert SCHILLING, Bruxelles-Berchem, Latomus, 1964, pp. 401-426. 50 Karl MÜHLENBACH, Janis ENDZELIN, Lettisch-deutsches Wörterbuch, Riga, Lettisches Bildungsministerium, 1923-1932, IV, pp. 515-516 ; Alexander KURSCHAT, Litauischdeutsches Wörterbuch, 4 Bde, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1968-1973, p. 2670. 51 Ouvrage cité note 4, p. 224. 52 Traduit par Robert SCHILLING, Ovide, Les Fastes, CUF, Paris, Les Belles Lettres, 2003. 53 André VAILLANT, Grammaire comparée des langues slaves, IV, la formation des noms, Paris, Klincksieck, 1974, p. 475 et suiv. 54 Rüdiger SCHMITT, Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1967, § 423. 55 « La Rígsþula et la structure sociale indo-européenne », in Mythes et dieux de la Scandinavie ancienne, édition publiée et préfacée par François-Xavier DILLMANN, Paris, Gallimard, 2000, p. 159. 56 La religion védique d’après les hymnes du Rig-veda, II, Paris, 1881, deuxième triage, Paris, Honoré Champion, 1963, p. 372. 57 Louis RENOU, Jean FILLIOZAT, L’Inde classique, Paris, Payot, 1947, p. 321, § 636. 58 Ouvrage cité note 26, p. 286 et suiv. „Fruchtbarkeitsmythen und Fruchtbarkeitszauber“. 59 Ouvrage cité note 20, p. 48. 60 La forme correspond exactement au grec κόρος, compte tenu du déplacement d’accent qui affecte les noms propres. 61 « La coniuratio clandestina : une interprétation livienne de traditions campanienne et samnite », Revue des études latines, 59, 1982, pp. 102-120 ; voir aussi du même auteur L’armée et la guerre chez les peuples samnites (VIIe-IVes.), Paris, Diffusion de Boccard, 1983, chapitre V, Les rites de guerre. Prisca etymologia Romani et Italici dei Martis nominis renouatur et nouis argumentis corroboratur. Praelatina uox *māuort- ex qua Martis nomen ortum est cum nomine uedicorum deorum marútas comparari et aequari potest si ambae uoces ex eisdem indoeuropeis uocabulis, sed dissimili ratione, coaluerunt, *me/or- « iuuenis, iunior miles » et *wr̥ t- « grex ». Ita i.-e. *me/or-w(ŕ̥)t- ( > uedica uox marút-) significat « iuuenum grex », i.-e. *mḗ/ṓr-w(r)t- (> praelatina uox *māuort-) significat « iuuenum gregis dux ». Hae uoces ducem gregesque iuuenum uirorum designant, quae in remotis temporibus multum mutauerunt. Romuli et Remi socii cum uedicis deis Marutis, ambo duces cum Diuinis Gemellis, eorum duo patres Mars et Volcanus cum Indra, Marutum duce, et Rudra, Marutum patre, comparantur. Roma pauca directa uirorum gregum (germanica lingua Männerbünde), sed nonnulla indirecta uestigia conseruat, bellum aduersus Sabinos, Salios, Lupercos, Aruales, fabrum Mamurium Veturium, Martem Gradiuum et Martem agrestum. Une ancienne étymologie du nom du dieu romain et italique Mars est reprise et confirmée par de nouveaux arguments. La forme prélatine *māuort- dont est issue le nom de Mars peut être comparée et identifiée au nom des dieux védiques marútas si les deux formes proviennent de deux mots indo-européens identiques, mais différemment combinées, *me/or- « jeune homme, jeune soldat » et *wr̥ t- « bande ». Ainsi, l’i.-e. *me/or-w(r̥ )́ t- ( > védique marút-) signifie « groupe de jeunes hommes », i.-e. *mḗ/ṓr-w(r)t- ( > prélatin *māuort-) signifie « chef d’un groupe de jeunes hommes ». Ces désignations s’appliquent au chef et aux membres de bandes de jeunes hommes qui ont considérablement évolué dans les temps préhistoriques. Une comparaison est proposée entre les compagnons de Romulus et Remus et les Maruts, entre leurs deux chefs et les Jumeaux divins, entre leurs deux pères Mars et Vulcain et les dieux védiques Indra, chef des Maruts, et Rudra, père des Maruts. Rome a peu de vestiges directs des sociétés d’hommes (allemand Männerbünde), mais a quelques vestiges indirects, la guerre sabine, les Saliens, les Luperques, les Arvales, le forgeron Mamurius Veturius, Mars Gradiuus et le Mars agraire.