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ODRADEK. Studies in Philosophy of Literature, Aesthetics and New Media Theories.
ISSN 2465-1060 [online]
Edited by Associazione “Zetesis-Progetto di studi e Dialoghi Filosofici”,
via Paoli, 15 - 56126 Pisa. Registered by Agenzia delle Entrate di Pisa, n. 3705, serie III,
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Volume Editor: Ester Fuoco
Individuation intermédiale et monologue
intérieur dans la mise en scène
de Salle d’attente de Krystian Lupa
Izabella Pluta
Abstract
In this article, I would like to return to the concept
of intermedial individuation, developed in my book
L’Acteur et l’intermédialité (2011). It allows me to
reveal nuances in the interaction “actor/technology” in
shows using technology components, by confirming the
indisputable impact of screens on that type of creations. I
will focus on the work of actors with the camera and on
the interdependencies, that occur during the use of inner
monologue. I will illustrate my consideration with examples
from the performance Salle d’attente, staged by Krystian
Lupa. In this case, the presence of camera and of screen
is part of the creation’s aesthetic, but also inseparably
part of the creation process. The inner monologue is the
foundation of Lupa’s work, and is intertwined, since
2009, with the camera’s capture that the director named
“screen test”, inspired by Andy Warhol’s approach. This
exercise, in its traditional dimension, appears here under a
new light, in the presence of the capturing eye, and gains
intermedial specificities, by being set on the intersection of
theatre and video art.
IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur
Introduction
Notre réflexion compte revisiter l’exercice du monologue intérieur tel que proposé par Krystian Lupa
dans ses spectacles intégrant le travail d’enregistrement avec la caméra depuis 2008. Nous allons nous
focaliser sur sa mise en scène de Salle d’attente, fondée sur le texte Catégorie 3.1. de Lars Norén, dont
la première a eu lieu le 9 juin 2011 au Théâtre de
Vidy Lausanne1. Nous nous proposons d’étudier
cette question sous l’angle de l’individuation intermédiale, concept que nous avons développé dans notre
ouvrage L’Acteur et l’intermédialité (2011) qui nous a
servi d’appui théorique pour l’analyse du jeu de l’acteur dans un spectacle à composante technologique2.
Nous souhaitons étudier ici quelques exemples de
Salle d’attente qui démontrent comment Lupa, liant
intrinsèquement deux exercices, le monologue intérieur et le screen test, venant de domaines artistiques
différents, arrive à l’individuation intermédiale qui
met en rapport identificatoire l’acteur, le dispositif
et l’image.
Individuation intermédiale: concept et contexte
Salle d’attente est librement inspirée du texte de
Lars Norén, écrit en 1997, qui a une structure frag1 Salle d’attente, librement inspirée de Catégorie 3.1. de Lars Norén, mise en scène
Krystian Lupa, première: le 9 juin 2011, Théâtre de Vidy Lausanne.
2 Izabella Pluta, L’Acteur et l’intermédialité. Les nouveaux enjeux pour l’interprète et
la scène à l’ère technologique, Lausanne, L’Age d’homme, 2011.
138
Izabella Pluta
mentaire et discontinue. A part un long travail sur
ce texte, que Lupa considérait comme particulièrement difficile et dont les étapes d’adaptation nous
intéressent moins ici, la mise en scène propose un
enjeu esthétique convoquant quelques principes de
l’art vidéo sur un plateau de théâtre. L’esthétique
du spectacle intègre alors de multiples projections
de l’image fixe et en mouvement, envoyées sur deux
écrans placés au-dessus du plateau, au milieu, l’un à
côté de l’autre. Un dispositif relativement simple,
peut-on le souligner. Le temps de l’enregistrement
est ici varié, car nous avons affaire à des images
préenregistrées et captées en temps réel, principalement à travers la caméra, cette dernière placée frontalement par rapport au sujet filmé. Ce procédé, fondamental pour le spectacle, est assez vite identifié,
car la caméra intimiste était un dispositif également
cher aux artistes vidéo des années 1960. Il s’agit de
l’autofilmage biographisant dans l’esthétique de la
confession. Elle explore le moi intime dans un monologue prononcé devant la caméra comme le faisait
Vito Acconci dans Air Time, par exemple, (il raconte
ses cinq années passées avec une certaine Kathy Dillon) ou dans Face-off (l’image montre un magnétophone et le haut de la tête de l’artiste qui écoute un
enregistrement racontant des secrets de sa vie)3. Ce
type d’autofilmage, pratiqué également par d’autres
artistes de cette période, est une spécificité importante de l’art vidéo qui permet d’explorer pleinement
la nature intimiste de ce média ainsi que ses poten3
Corine Diserens (dir.), Vito Hannibal Acconci Studio, Nantes, Barcelone, Musée
des Beaux-Arts de Nantes, Museu d’Art Contemporani de Barcelona, 2004.
139
IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur
tiels enjeux avec la temporalité (l’instantanéité) et
avec la mémoire.
Bien sûr, l’originalité du spectacle Salle d’attente se
situe dans la manière dont ces matériaux vidéo interagissent avec les composantes théâtrales sous les
mains d’un metteur en scène aussi consciencieux que
Krystian Lupa. En effet, les enjeux et les interdépendances qui s’y créent sont de nature hybride, sortant
au-delà des spécificités auxquelles nous sommes habitués dans un spectacle vivant. De cette manière, la
mise en scène de Salle d’attente convoque les enjeux
de l’intermédialité.
Ce phénomène, qui a aujourd’hui une compréhension large: médiale, artistique, culturelle et sociologique, saisissant de mieux en mieux l’impact des
nouveaux médias sur la société actuelle, se consolide
également et acquiert ses propres spécificités sur le
plan théâtral4. Nous avons alors affaire à une approche de création qui met en jeu les différents médias technologiques ainsi que des formes artistiques
variées, interagissant au sein d’un spectacle à composante technologique. Ces éléments constitutifs
hétérogènes peuvent, soit s’influencer réciproquement, au point de se réapproprier les spécificités qui
leur sont étrangères en provoquant une mutation
profonde de leur nature fondamentale, soit préserver
leur constitution et rester en tension en générant des
4 Dans notre définition de l’intermédialité, nous sommes proche de la proposition
multidimensionnelle donnée par Sylvestra Mariniello, voir Sylvestra
Mariniello, «Commencements», Intermédialités, no1: Naître, 2003, pp. 4763, pour l’intermédialité au théâtre voir Bay-Chang Sarah, Kattenbelt Chiel,
Lavender Andy, Nelson Robin (dir.), Mapping Intermediality in Performance,
Amsterdam, Amsterdam University Press, Collection Media Matters, 2010.
140
Izabella Pluta
rapports conflictuels entre des éléments médiaux et
des éléments théâtraux.
Nous proposons d’aborder le contexte de l’intermédialité au théâtre sous l’angle précis de l’individuation intermédiale qui est un appui théorique
concernant plus précisément le jeu de l’acteur et son
analyse organisée d’une manière permutationnelle5.
Elle permet d’approfondir sa relation avec le dispositif technologique et l’image. Ces deux derniers sont
désormais considérés comme éléments actifs du point
de vue de l’interprétation, et non plus comme composantes scénographiques uniquement. Par conséquent, le dispositif et l’image exercent une fonction
performative aussi bien qu’actorielle, ce qui est un
point crucial du concept que nous proposons. Il emprunte la notion psychanalytique de l’individuation
désignant la différenciation de l’autre et la consolidation de l’identité chez un individu et cela à travers
les relations sociales. L’individuation est nommée en
tant que telle notamment dans la psychologie analytique de Jung mais apparaît également dans la philosophie (Simondon, Deleuze, par exemple)6. Dans le
5
Izabella Pluta, L’Acteur et l’intermédialité. Les nouveaux enjeux pour l’interprète et
la scène à l’ère technologique, op. cit., pp. 117-129.
6 Pour Gilbert Simondon, l’individuation est une formation que l’individu exerce
toute sa vie. Elle se réalise à la fois sur trois voies: psychique, collective et
technique, voir Ars Industrialis, in Web: http://arsindustrialis.org/individuation
consulté le 5 février 2018 ; également Gilbert Simondon, L’individuation à la
lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, 2005. Deleuze
s’inspire en partie de la vision de Simondon et définit l’individuation comme
«l’intégration des potentiels divergeants, – les singularités – qui peuplent
le champ problématique virtuel», l’individuation précède la différenciation,
selon Deleuze, voir Stéphane Lléres, «De l’individuation à la stratification.
Sur le ‘passage à la politique’ de Gilles Deleuze», in Web: http://www.
implications-philosophiques.org/ethique-et-politique/philosophie-politique/
de-lindividuation-a-la-stratification-12/ Daniel consulté le 5 février 2018
141
IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur
contexte théâtral technologique, elle s’hybride avec
le phénomène de l’intermédialité et devient d’abord
une recherche et ensuite une consolidation des nouvelles configurations entre une composante théâtrale
et une composante médiale, notamment entre l’interprète, le dispositif et l’image. L’idée de l’individuation intermédiale, opérationnelle uniquement dans le
contexte du spectacle à composante technologique,
prend en compte non seulement les transformations
intrascéniques observées dans le spectacle en question, mais également l’influence considérable des
nouveaux médias sur l’individu et la société du point
de vue sociologique et anthropologique. La scène devient, à notre avis, la transposition artistique de cette
situation qui s’accomplit d’une manière plus ou moins
consciente sur le plateau. Nous voudrions mentionner ainsi deux phénomènes qui nous semblent décisifs, qui ont un impact considérable sur le spectacle
en question et qui sont: la constitution de la subjectivité contemporaine sous l’influence des nouveaux
médias et l’hybridation des différents médias qui
soulève la question de l’identité médiale. Pour le premier, il convient de se référer aux réflexions de Jay
David Bolter et Richard Grusin qui constatent que la
technologie constitue un véhicule qui permet une redéfinition de notre propre identité dans la condition
d’une incessante connexion au réseau de l’information et qui nous confronte sans cesse avec la virtualité7. C’est un aspect souvent discuté tant dans les
; également W. Smith, H. Somers-Hall (eds.), The Cambridge Companion to
Deleuze, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 244.
7 Bolter Jay David, Grusin Richard, Remediation. Understanding New Media,
Cambridge, Massachusetts, London, The MIT Press, 1999.
142
Izabella Pluta
théories des médias que dans la sociologie, sans oublier la pensée posthumaniste qui voit l’individu non
seulement en lien de plus en plus proche avec l’objet
technologique et le flux informationnel mais dans
l’hybridation avec celui-ci. Le sujet contemporain
perd de son homogénéité et devient hétérogène, car
il est vivant et informationnel à la fois, selon l’hypothèse proposée. Quant au second phénomène qui se
situe au sein des médias proprement dits, on y parle
également de l’identification et de l’identité, cette fois
médiale, qui s’instaure entre des médias de nature
différente, ce que nous lisons chez Rick Altman ou
Jay David Bolter et Richard Grusin également8. Un
média technologique se réfère toujours à un autre et
ainsi il détermine sa spécificité. Par conséquent, un
nouveau média n’apparaît pas isolé mais en rapport
avec des médias plus anciens.
Cette relation intriquée de l’individu et de la
technologie de l’information est transposée, à notre
avis, sur le plateau du théâtre dans des variantes
plus ou moins explicites, situées sur les plans différents: de l’esthétique du spectacle au sens général
du terme, du processus de création ou encore très
concrètement des notions fondamentales du théâtre
revisitées à travers le contexte intermédial. En effet, l’individuation intermédiale est censée saisir cette
situation hybride dans laquelle un dispositif technologique intégré dans un spectacle vivant provoque
une redéfinition qui se fait, d’une part, pour l’acteur
8
Altman Rick, «Technologie et textualité de l’intermédialité » dans Gaudreault
André, Jost François (dir.), La Croisée des médias, Collection Sociétés &
Représentations no 9, Paris, Credhess, 2000, pp. 11-21, voir également Bolter Jay
David, Grusin Richard, Remediation. Understanding New Media, op. cit.
143
IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur
et ses fonctions scéniques par rapport aux médias
technologiques et, d’autre part, pour les médias dans
le contexte théâtral qui est différent du contexte informationnel. Elle constitue une voie d’émergence
d’un nouveau sujet scénique qui est hétérogène et
dynamique, se constituant à travers les différentes
configurations de l’acteur avec le dispositif et l’image.
L’individuation intermédiale est un processus qui implique un incessant repositionnement réciproque des
trois éléments en question, plus précisément: de l’acteur par rapport au dispositif et l’image, et à leur
tour, du dispositif et de l’image par rapport à l’acteur
mais également des médias par rapport à eux-mêmes.
L’analyse, conçue de cette manière, permet de saisir
leur rapport très nuancé, de l’ouvrir aux spécificités
médiales qui ne font pas normalement partie des outils propres à l’analyse du spectacle et de forger des
outils nouveaux qui visent à saisir des interdépendances entre la scène et la technologie, entre la théâtralité et l’intermédialité.
Salle d’attente est, dans ce contexte, un exemple explicite de l’individuation intermédiale. Elle démontre
non seulement une relation particulièrement proche
de l’acteur avec le dispositif (caméra qui enregistre)
et avec l’image, faisant naître des configurations intéressantes sur le plan actoriel et médial, mais elle
permet également de revenir aux origines psychologiques de la notion de l’individuation que Lupa met
à l’épreuve avec les jeunes comédiens à peine sortis
de l’école. L’enjeu de l’individuation intermédiale sera
ici double.
144
Izabella Pluta
Monologue intérieur et screen test (spectacle
Factory 2)
Lupa commence à travailler avec la caméra en 1969
déjà en tant qu’étudiant à l’Ecole de cinéma de Łódź
en Pologne. C’est une expérience étrange, considérée comme un échec par Lupa lui-même et jugée par
ses professeurs comme mégalomane.9 Il quitte l’école
en 1972 et ne touche plus à ce dispositif jusque en
2008, c’est-à-dire jusqu’à la création du spectacle
Factory 2 au Stary Teatr de Cracovie10. Ce qui l’incite à se remarier avec la caméra à ce moment-là, ce
n’est pas une nostalgie de l’activité du cinéaste mais
l’histoire de la Fabrique conçue par Andy Warhol
et son exercice du screen test. Rappelons seulement
qu’il s’agit des années 1960, période durant laquelle
Warhol crée son atelier Factory à la 47e rue de New
York. C’est un lieu emblématique, car il représente à
la fois l’endroit de l’activité artistique (Warhol y réalise ses sérigraphies, par exemple) et celui des rencontres importantes des artistes et des célébrités de
l’époque.11 C’est alors là que Warhol propose à tous
ceux qui traversent la porte de la Fabrique un essai
nommé screen test. Cet exercice consiste à se placer
devant la caméra Bolex 16 mm enregistrant durant
un laps de temps de quelques minutes, dans la posi9 Grzegorz Niziołek, Sobowtór i utopia. Teatr Krystiana Lupy, Kraków, Universitas,
1997.
10 Factory 2, une fantaisie collective inspirée de l’œuvre d’Andy Warhol, mise
en scène, scénario et scénographie: Krystian Lupa, première: 16 février 2008,
Stary Teatr de Cracovie.
11 Callie Angell, «Introduction», in Callie Angell, Andy Warhol Screen Tests, vol. 1:
«The Films of Andy Warhol. Catalogue Raisonné», New York, H. N. Abrams,
2006.
145
IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur
tion «à prise de photo», immobile et muette. Le modèle se trouve ainsi face à face avec cet œil technique
et indifférent, et plonge dans le silence. Le screen test
warholien diffère d’un bout filmé propre au casting cinématographique qui, met en situation d’essai de potentiels candidats pour les rôles d’un futur tournage.
Dans la mise en scène Factory 2 de Krystian Lupa, l’acte du filmage n’est pas envisagé à l’origine et
n’est pas introduit d’une manière consciente dans le
spectacle. Il apparaît spontanément: durant la phase
initiale du processus de création, les comédiens regardent tous ensemble les films de Warhol et lisent
ses textes. Cela est interrompu par l’introduction
dans cet espace de travail préparatoire d’un dispositif d’enregistrement qui se résume en trois caméras
qui entourent un canapé. Lupa demande aux acteurs
d’improviser des screen tests à l’instar des exercices
warholiens dans cet environnement proposé. L’exercice s’avère difficile et engendre de la peur, de l’incertitude de la part des acteurs et même du désaccord
parmi certains12. Le metteur en scène s’inspire alors
fortement des screen tests, d’abord dans le contexte
très spécifique du spectacle Factory 2 où ils existent
d’une manière quasi immanente, et ensuite pour les
appliquer dans d’autres mises en scène comme Persona. Marilyn (2009), Persona. Cialo Simone (Persona.
Corps de Simone, 2010), Salle d’attente (2011), Poczekalnia. 0 (Salle d’attente. 0, 2011), Miasto snu (Cité du
rêve, 2012), Plywalnia (La Piscine, 2013), Perturbation
(2013). Chaque fois, Lupa travaille cet exercice à sa
12 Julia Kluzowicz, «Faktoryjka. Entretiens avec les comédiens», Didaskalia, No
84, avril, 2008, pp. 17-25.
146
Izabella Pluta
manière, le réfléchit et lui donne sa propre touche artistique.13 Premièrement, il revient à l’idée de bouts
filmés dans le sens cinématographique et s’éloigne
de l’immobilité du modèle tel que proposé par Warhol tout en gardant le format du gros plan. Il intègre
les screen tests dans l’ensemble de la mise en scène et
ceux-ci n’existent pas en tant que formes autonomes
en dehors du spectacle. La plus grande innovation
que propose Lupa à ce niveau-là est le monologue
intérieur et une improvisation qui constituent le fondement du filmage. De ce point de vue, le screen test
témoigne d’une évolution considérable de l’exercice
du monologue intérieur, car il acquiert une dimension intermédiale qui fait dialoguer non seulement
les différents domaines artistiques mais également
des technologies variées.
Il convient d’évoquer que Lupa a été toujours
très attaché à l’exercice du monologue intérieur et à
l’improvisation, qui deviennent le fondement de son
travail et qu’il développe continuellement dans son
activité scénique. Le monologue intérieur fait partie de la première phase de la confrontation avec le
personnage, il travaille l’extension de ce dernier et
peut explorer des univers en dehors du texte mis en
scène.14 Durant le processus de création, les acteurs
produisent plusieurs monologues intérieurs sous
forme écrite, ces textes peuvent avoir une dimension
13 Izabella Pluta, «Le moi: entre l’image projetée et le plateau. Vers un personnage
fluctuant», dans Izabella Pluta (dir.), Créer et transmettre d’après Krystian Lupa. Le
travail avec les jeunes comédiens dans le spectacle «Salle d’attente», op. cit., à paraître
en 2018.
14 Jean-Pierre Thibaudat, Krystian Lupa, entretien réalisé avec la collaboration de
Béatrice Picon-Vallin, Paris, Actes Sud-Papiers, 2004, pp. 59-65.
147
IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur
intime, ne sont jamais dits à haute voix, ou encore
peuvent se nourrir déjà du personnage et construire
le paysage de celui-ci. Les monologues intérieurs
doivent se tasser comme une «sédimentation» dans
la conscience de l’acteur, dit Lupa15. Il ajoute qu’un
monologue intérieur «arme l’improvisation» et permet d’écouter le partenaire16.
Individuation intermédiale dans Salle d’attente
Les monologues intérieurs et les screen tests
trouvent à leur tour une place importante dans le
spectacle Salle d’attente. Fondé sur Catégorie 3.1., ce
texte fragmentaire, composé de plusieurs monologues, présente des personnes exclues squattant un
espace abandonné, errantes et incapables de sortir de
leur inertie. A part l’hybridation du monologue intérieur et du screen test qui nous préoccupera surtout
dans cet exemple, cette mise en scène représente une
situation particulière qui a renforcé l’aspect identificatoire du travail avec l’acteur. Il s’agit de deux
particularités: le spectacle est créé avec des jeunes
comédiens sortant de trois écoles de théâtre, venant
avec une expérience culturelle différente et en tant
que groupe se connaissant peu, et avec un temps de
préparation extrêmement court par rapport au processus de création auquel est habitué Lupa (plusieurs
15 Idem.
16 Idem.
148
Izabella Pluta
mois de répétitions dans les théâtres polonais).17 Le
monologue intérieur et le filmage visent alors dans
un premier temps à donner un contexte commun à
cette équipe hétérogène et à consolider le groupe.18
Le metteur en scène décide malgré la contrainte du
temps de consacrer beaucoup d’attention aux improvisations initiales qui prennent la forme d’un atelier
et qui ont lieu à Paris. C’est là où naissent les premiers
monologues intérieurs qui sont alternés avec des improvisations à deux ainsi que les premiers screen tests.
Les comédiens explorent ici leur moi intime dans un
cadre proposé et décrit par Lupa ainsi:
Notre première improvisation était autour
d’un endroit que je décrirais comme un gîte.
Et les acteurs, étant dedans, devaient générer
un monologue intérieur concernant une image
de soi dans une telle situation et provoquer une
réaction émotionnelle, une sorte de provocation
de l’imagination19.
Soulignons qu’il n’y a pas encore de distribution
de rôles. Cette phase doit ouvrir les comédiens aux
personnages décrits par Norén et cela dans l’étape
suivante du processus de création. Le travail avec la
caméra dans le cadre de cette mise en scène commence alors très tôt. Lupa souligne la grande importance
de cet atelier parisien qui a permis de faire un travail
17 Il s’agit des écoles suivantes: la Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse
romande de Lausanne –, l’Ecole du Théâtre National de Strasbourg et l’Ecole
supérieure du Théâtre de Bordeaux.
18 Izabella Pluta, «L’Acteur est un expérimentateur de son humain», dans
Izabella Pluta (dir.), Créer et transmettre d’après Krystian Lupa. Le travail avec les
jeunes comédiens dans le spectacle «Salle d’attente», à paraître en 2018.
19 Idem.
149
IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur
de profondeur. A ce moment-là, il ne s’appuie pas du
tout sur le texte de Norén et pense au début que le
spectacle sera une très libre inspiration de celui-ci.
Paradoxalement, la fin de l’atelier mène vers un moment inattendu: une distribution tout à fait naturelle
que les comédiens proposent eux-mêmes.
La deuxième étape concerne le travail sur les personnages du texte, durant lequel les acteurs écrivent
les monologues intérieurs fondés sur les données du
texte suédois et explorent le paysage du personnage.
Lupa demande aux acteurs de se filmer avec un téléphone portable. La consigne de cet exercice se résume
ainsi: «Va suivre ton corps jusque-là où il t’emmène
et fais ton improvisation dans cet endroit.»20. L’exercice donne l’effet le plus fascinant que Lupa n’ait jamais eu dans sa carrière21. Soulignons que le spectacle intègre ensuite le monologue intérieur (ou son
extrait) de chaque comédien.
Le metteur en scène évoque l’importance de la caméra enregistrante qui est un stimulant très fort de
l’improvisation, car elle crée le danger de figer une
image de l’acteur complètement inconnue. Ajoutons
que, de notre point de vue, c’est-à-dire du point de
vue de l’individuation intermédiale, la caméra est placée très proche de son corps, dans la distance intime,
et elle est un témoin muet de sa confession. Elle est
également un élément indispensable de cette situa20 Izabella Pluta, «L’Acteur est un expérimentateur de son humain», dans
Izabella Pluta (dir.), Créer et transmettre d’après Krystian Lupa. Le travail avec
les jeunes comédiens dans le spectacle «Salle d’attente», op. cit., à paraître en 2018;
voir également Piotr Olkusz, «Bez obowiązującej perspektywy. Rozmowa z
Krystianem Lupą», Didaskalia, no 105, octobre, 2011, p. 47.
21 Idem.
150
Izabella Pluta
tion énonciative et elle rend possible l’hybridation du
monologue intérieur et du screen test. L’individuation
intermédiale met en jeu identificatoire un exercice
stanislavskien fondamental pour le jeu de l’acteur qui
est revisité à travers un screen test. Ce dernier est également redéfinit dans l’espace du plateau et à travers
le geste de l’acteur qui lui est confié. Le comédien
opère sur deux régimes artistiques, théâtral et vidéo,
et élabore son interprétation au croisement de ces
deux modes d’expression. Ils sont conjugués avec le
non-jeu souvent convoqué par le metteur en scène et
relevant de la frontière fragile entre le moi du personnage et le moi de l’acteur que Lupa explore également dans ce spectacle, en transgressant plusieurs
fois les frontières de l’intimité du comédien.
Le spectacle nous propose plusieurs variations
sur la question du monologue intérieur tantôt suggérant sa condition précise de filmage dans la phase
du travail avec le personnage tantôt le brouillant, en
le plaçant entre l’espace privé et la situation du jeu.
Dans le monologue – screen test de Pierre-François
Garel jouant Heiner, par exemple, qui est projeté sur
deux écrans –, nous observons une relation intéressante qui se crée entre le personnage sur le plateau et
le personnage filmé, et cela dans la perspective de l’individuation intermédiale. Il s’agit de trois projections
dans un court intervalle de temps qui présentent ce
personnage filmé en gros plan, en train de se maquiller. C’est un caractère narcissique, dont l’intelligence est contrebalancée par la cruauté et la violence.
Il est question ici de l’un des personnages les plus
frappants dans le texte suédois. La caméra lui sert de
151
IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur
miroir dans lequel il se regarde et se parle: «Tu es un
misérable clown», «Tu es une divinité»22. Il se maquille en clown pour peindre ensuite son visage tout
en noir ou tout en rouge en passant du gros plan au
plan de détail des lèvres et des dents. Cette vidéo, qui
suggère un face-à-face du personnage avec lui-même,
découvre probablement un monstre endormi en lui.
L’ambiguïté de cette personnalité entre en résonance
avec l’action scénique simultanée: Heiner est en train
d’agresser sa compagne et il l’humilie devant les autres. L’individuation intermédiale se construit sur le
plan de l’interaction entre l’image projetée (monologue intérieur) et le plateau, ainsi qu’entre l’acteur
dans son apparition réelle et filmée. La vidéo donne
de l’épaisseur au personnage, rend complexe sa personnalité.
A part cette possibilité par rapport à la construction du personnage apportée par un screen test, ce
dernier vise également à stratifier le rapport entre
la sphère jouée et la sphère privée de l’acteur, et à
conjuguer la relation acteur-individu. Nous en trouvons une illustration pertinente dans l’enregistrement d’une soirée privée de l’équipe de création que
nous voyons à la fin de la deuxième partie du spectacle. L’extrait a une forme brute et semble ne pas
être travaillé du point de vue de l’image. De cette
manière, il met en évidence, dès sa première minute,
un aspect extrascénique et privé de la situation de
filmage. Nous regardons donc les comédiens rassem22 Izabella Pluta, «Le moi: entre l’image projetée et le plateau. Vers un personnage
fluctuant», dans Izabella Pluta (dir.), Créer et transmettre d’après Krystian Lupa.
Le travail avec les jeunes comédiens dans le spectacle «Salle d’attente», op. cit., en
publication.
152
Izabella Pluta
blés dans le même espace, en train de discuter, de
chanter, de boire un verre, assis, une autre fois couchés. La caméra est là, en train de les enregistrer. Ce
point de vue change par moment, car certains comédiens se placent au premier plan et sont filmés ainsi
en plan moyen. Ils parlent, essaient leurs monologues, ils improvisent. L’image projetée provoque une
individuation intermédiale entre l’espace privé et l’espace professionnel, entre le moi personnel et le moi
de l’acteur. C’est la caméra qui permet ces passages,
ces balancements. Elle oscille entre ces deux espaces,
ce qui est montré au spectateur et ce qui est mis en
jeu avec théâtralité sur le plateau.
Claire Deutsch, jouant alternativement la Photographe et Johan dans ce spectacle, confirme cette
situation d’ouverture qui se crée dans l’acteur. Dans
son intéressant témoignage, avec un titre significatif:
L’œil renversé, elle dit à propos du filmage:
La caméra est l’un des outils clés. Elle est
le premier œil qui vient nous provoquer. Les
premiers actes qu’on a réalisés, c’était seul dans
une pièce avec une caméra. On est mis face à soimême, face à sa propre responsabilité. Qu’est-ce
que je rêve comme projet, qu’est-ce que je livre,
qu’est-ce que je cache, qu’est-ce que je propose
comme fantaisie? La peur a fait que la première
fois que je me suis retrouvée seule avec la caméra,
j’ai fait une sorte de simulacre, impossible de
descendre en moi. Ensuite, on visionnait les
captations, c’était comme des cadeaux. Découvrir
les autres nous rendait fébriles. Ça m’a aussi
permis de prendre conscience de l’écart entre ce
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IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur
que je croyais faire et ce qui s’était produit. La
caméra est là pour venir nous taquiner!23.
Même si le metteur en scène lie intrinsèquement
quatre éléments que sont: l’exercice du filmage,
l’image projetée, le monologue intérieur et l’improvisation, leur fonction finale dans le spectacle est finement distincte. Soulignons que le filmage du monologue intérieur fait originairement partie du processus de création et son résultat est intégré dans le
spectacle sous forme d’image fixe et en mouvement.
La captation en temps réel a lieu également durant le
spectacle, mais pas en tant que monologue intérieur,
comme le témoigne la scène de la prise de drogue par
Jeune et sa compagne. Les projections de l’image se
présentent ici comme éléments constitutifs de la narration et impliquent une autre relation avec l’acteur.
L’expérience de l’individuation (intermédiale)
dans Salle d’attente
Il est important de rappeler ici que la notion de
l’individuation, notamment dans la définition donnée
par Carl Gustav Jung est également présente chez
Lupa et cela depuis de longues années. Il considère
Jung comme son maître (depuis 1986) et il s’inspire, dans ses spectacles, de plusieurs éléments de cette psychologie analytique: l’idée de la grande tran23 Claire Deutsch, «L’œil renversé», dans Izabella Pluta (dir.), Créer et transmettre
d’après Krystian Lupa. Le travail avec les jeunes comédiens dans le spectacle «Salle
d’attente», op. cit., à paraître en 2018.
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Izabella Pluta
sformation, les archétypes, les symboles et surtout
le processus d’individuation.24 En commençant un
travail avec la caméra, Lupa fait s’ouvrir ce concept
psychologique au régime imposé par ce média et convoque dans le processus de l’individuation un média
technologique. Le rapprochement est d’autant plus
pertinent que le metteur en scène emmène des jeunes
comédiens dans ce processus et cela bien plus loin
que ne le fait leur jeu sur le plateau. L’individuation
intermédiale interroge alors ici des plans multiples:
sur le plan actoriel – la constitution du personnage –,
sur le plan médial – les enjeux de la caméra et de
l’image projetée avec l’action sur le plateau –, sur le
plan personnel – l’expérience d’un jeune comédien
sortant de l’école.
Lupa, en intégrant le dispositif technologique
dans Salle d’attente, transforme d’une manière considérable l’idée du monologue intérieur, car il l’ouvre
et l’entretient dans cette ouverture. Cette caractéristique répond parfaitement à l’aspect dynamique
et processuel de l’individuation intermédiale que le
metteur en scène polonais développe, à notre avis, à
travers la dynamique véhiculée par l’image projetée
dans l’espace scénique. Il adopte également la notion
du screen test dans son langage de travail et propose
cet exercice dans quasi chaque processus de création.
24 Grzegorz Niziołek, Sobowtór i utopia. Teatr Krystiana Lupy, op. cit.
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IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur
Conclusion
Krystian Lupa a su traduire l’idée du monologue
intérieur dans le contexte d’un spectacle intermédial
qui, fondé sur le spectacle vivant, convoque et dialogue avec l’art vidéo. Les screen tests analysés dans cette étude apparaissent tant dans la phase du casting,
que dans le travail sur le plateau et le spectacle luimême, et représentent un entrelacement intéressant
entre les différents temps: temps scénique, temps
de l’enregistrement, par exemple, ce qui préoccupe
cet artiste depuis le début de son activité de metteur
en scène. Combinés avec le monologue intérieur, les
screen tests deviennent non seulement très importants
dans le travail sur la constitution du personnage mais
ils exercent une fonction formatrice pour un jeune
comédien. Ce dernier se redécouvre dans l’immédiat,
sur le plateau et participe ainsi à une expérience unique qui va au-delà du projet de la mise en scène.
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Izabella Pluta
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