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Scientific Board: Prof. Leonardo Amoroso (Università di Pisa), Prof. Christian Benne (University of Copenhagen), Prof. Andrew Benjamin (Monash University, Melbourne), Prof. Fabio Camilletti (Warwick University), Prof. Luca Crescenzi (Università di Trento), Prof. Paul Crowther (NUI Galway), Prof. William Marx (Université Paris Ouest Nanterre), Prof.Alexander Nehamas (Princeton University), Prof. Antonio Prete (Università di Siena), Prof. David Roochnik (Boston University), Prof. Antonietta Sanna (Università di Pisa), Prof. Claus Zittel (Stuttgart Universität). Executive Board: Matteo Bensi, Danilo Manca (coordinator), Lorenzo Serini, Valentina Serio, Marta Vero Review Board: Alessandra Aloisi, Pia Campeggiani, Ester Fuoco, Annamaria Lossi, Cathrin Nielsen, Francesco Rossi ODRADEK. Studies in Philosophy of Literature, Aesthetics and New Media Theories. ISSN 2465-1060 [online] Edited by Associazione “Zetesis-Progetto di studi e Dialoghi Filosofici”, via Paoli, 15 - 56126 Pisa. Registered by Agenzia delle Entrate di Pisa, n. 3705, serie III, 23.10.2014 License Creative Commons Odradek. Studies in Philosophy of Literature, Aesthetics and New Media Theories di Zetesis is licensed under a Creative Commons attribution, non-commercial 4.0 International. Further authorization out of this license terms may be available at http://zetesisproject. com or writing to: zetesis@unipi.it. Layout editor: Stella Ammaturo Volume Editor: Ester Fuoco Individuation intermédiale et monologue intérieur dans la mise en scène de Salle d’attente de Krystian Lupa Izabella Pluta Abstract In this article, I would like to return to the concept of intermedial individuation, developed in my book L’Acteur et l’intermédialité (2011). It allows me to reveal nuances in the interaction “actor/technology” in shows using technology components, by confirming the indisputable impact of screens on that type of creations. I will focus on the work of actors with the camera and on the interdependencies, that occur during the use of inner monologue. I will illustrate my consideration with examples from the performance Salle d’attente, staged by Krystian Lupa. In this case, the presence of camera and of screen is part of the creation’s aesthetic, but also inseparably part of the creation process. The inner monologue is the foundation of Lupa’s work, and is intertwined, since 2009, with the camera’s capture that the director named “screen test”, inspired by Andy Warhol’s approach. This exercise, in its traditional dimension, appears here under a new light, in the presence of the capturing eye, and gains intermedial specificities, by being set on the intersection of theatre and video art. IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur Introduction Notre réflexion compte revisiter l’exercice du monologue intérieur tel que proposé par Krystian Lupa dans ses spectacles intégrant le travail d’enregistrement avec la caméra depuis 2008. Nous allons nous focaliser sur sa mise en scène de Salle d’attente, fondée sur le texte Catégorie 3.1. de Lars Norén, dont la première a eu lieu le 9 juin 2011 au Théâtre de Vidy Lausanne1. Nous nous proposons d’étudier cette question sous l’angle de l’individuation intermédiale, concept que nous avons développé dans notre ouvrage L’Acteur et l’intermédialité (2011) qui nous a servi d’appui théorique pour l’analyse du jeu de l’acteur dans un spectacle à composante technologique2. Nous souhaitons étudier ici quelques exemples de Salle d’attente qui démontrent comment Lupa, liant intrinsèquement deux exercices, le monologue intérieur et le screen test, venant de domaines artistiques différents, arrive à l’individuation intermédiale qui met en rapport identificatoire l’acteur, le dispositif et l’image. Individuation intermédiale: concept et contexte Salle d’attente est librement inspirée du texte de Lars Norén, écrit en 1997, qui a une structure frag1 Salle d’attente, librement inspirée de Catégorie 3.1. de Lars Norén, mise en scène Krystian Lupa, première: le 9 juin 2011, Théâtre de Vidy Lausanne. 2 Izabella Pluta, L’Acteur et l’intermédialité. Les nouveaux enjeux pour l’interprète et la scène à l’ère technologique, Lausanne, L’Age d’homme, 2011. 138 Izabella Pluta mentaire et discontinue. A part un long travail sur ce texte, que Lupa considérait comme particulièrement difficile et dont les étapes d’adaptation nous intéressent moins ici, la mise en scène propose un enjeu esthétique convoquant quelques principes de l’art vidéo sur un plateau de théâtre. L’esthétique du spectacle intègre alors de multiples projections de l’image fixe et en mouvement, envoyées sur deux écrans placés au-dessus du plateau, au milieu, l’un à côté de l’autre. Un dispositif relativement simple, peut-on le souligner. Le temps de l’enregistrement est ici varié, car nous avons affaire à des images préenregistrées et captées en temps réel, principalement à travers la caméra, cette dernière placée frontalement par rapport au sujet filmé. Ce procédé, fondamental pour le spectacle, est assez vite identifié, car la caméra intimiste était un dispositif également cher aux artistes vidéo des années 1960. Il s’agit de l’autofilmage biographisant dans l’esthétique de la confession. Elle explore le moi intime dans un monologue prononcé devant la caméra comme le faisait Vito Acconci dans Air Time, par exemple, (il raconte ses cinq années passées avec une certaine Kathy Dillon) ou dans Face-off (l’image montre un magnétophone et le haut de la tête de l’artiste qui écoute un enregistrement racontant des secrets de sa vie)3. Ce type d’autofilmage, pratiqué également par d’autres artistes de cette période, est une spécificité importante de l’art vidéo qui permet d’explorer pleinement la nature intimiste de ce média ainsi que ses poten3 Corine Diserens (dir.), Vito Hannibal Acconci Studio, Nantes, Barcelone, Musée des Beaux-Arts de Nantes, Museu d’Art Contemporani de Barcelona, 2004. 139 IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur tiels enjeux avec la temporalité (l’instantanéité) et avec la mémoire. Bien sûr, l’originalité du spectacle Salle d’attente se situe dans la manière dont ces matériaux vidéo interagissent avec les composantes théâtrales sous les mains d’un metteur en scène aussi consciencieux que Krystian Lupa. En effet, les enjeux et les interdépendances qui s’y créent sont de nature hybride, sortant au-delà des spécificités auxquelles nous sommes habitués dans un spectacle vivant. De cette manière, la mise en scène de Salle d’attente convoque les enjeux de l’intermédialité. Ce phénomène, qui a aujourd’hui une compréhension large: médiale, artistique, culturelle et sociologique, saisissant de mieux en mieux l’impact des nouveaux médias sur la société actuelle, se consolide également et acquiert ses propres spécificités sur le plan théâtral4. Nous avons alors affaire à une approche de création qui met en jeu les différents médias technologiques ainsi que des formes artistiques variées, interagissant au sein d’un spectacle à composante technologique. Ces éléments constitutifs hétérogènes peuvent, soit s’influencer réciproquement, au point de se réapproprier les spécificités qui leur sont étrangères en provoquant une mutation profonde de leur nature fondamentale, soit préserver leur constitution et rester en tension en générant des 4 Dans notre définition de l’intermédialité, nous sommes proche de la proposition multidimensionnelle donnée par Sylvestra Mariniello, voir Sylvestra Mariniello, «Commencements», Intermédialités, no1: Naître, 2003, pp. 4763, pour l’intermédialité au théâtre voir Bay-Chang Sarah, Kattenbelt Chiel, Lavender Andy, Nelson Robin (dir.), Mapping Intermediality in Performance, Amsterdam, Amsterdam University Press, Collection Media Matters, 2010. 140 Izabella Pluta rapports conflictuels entre des éléments médiaux et des éléments théâtraux. Nous proposons d’aborder le contexte de l’intermédialité au théâtre sous l’angle précis de l’individuation intermédiale qui est un appui théorique concernant plus précisément le jeu de l’acteur et son analyse organisée d’une manière permutationnelle5. Elle permet d’approfondir sa relation avec le dispositif technologique et l’image. Ces deux derniers sont désormais considérés comme éléments actifs du point de vue de l’interprétation, et non plus comme composantes scénographiques uniquement. Par conséquent, le dispositif et l’image exercent une fonction performative aussi bien qu’actorielle, ce qui est un point crucial du concept que nous proposons. Il emprunte la notion psychanalytique de l’individuation désignant la différenciation de l’autre et la consolidation de l’identité chez un individu et cela à travers les relations sociales. L’individuation est nommée en tant que telle notamment dans la psychologie analytique de Jung mais apparaît également dans la philosophie (Simondon, Deleuze, par exemple)6. Dans le 5 Izabella Pluta, L’Acteur et l’intermédialité. Les nouveaux enjeux pour l’interprète et la scène à l’ère technologique, op. cit., pp. 117-129. 6 Pour Gilbert Simondon, l’individuation est une formation que l’individu exerce toute sa vie. Elle se réalise à la fois sur trois voies: psychique, collective et technique, voir Ars Industrialis, in Web: http://arsindustrialis.org/individuation consulté le 5 février 2018 ; également Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, 2005. Deleuze s’inspire en partie de la vision de Simondon et définit l’individuation comme «l’intégration des potentiels divergeants, – les singularités – qui peuplent le champ problématique virtuel», l’individuation précède la différenciation, selon Deleuze, voir Stéphane Lléres, «De l’individuation à la stratification. Sur le ‘passage à la politique’ de Gilles Deleuze», in Web: http://www. implications-philosophiques.org/ethique-et-politique/philosophie-politique/ de-lindividuation-a-la-stratification-12/ Daniel consulté le 5 février 2018 141 IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur contexte théâtral technologique, elle s’hybride avec le phénomène de l’intermédialité et devient d’abord une recherche et ensuite une consolidation des nouvelles configurations entre une composante théâtrale et une composante médiale, notamment entre l’interprète, le dispositif et l’image. L’idée de l’individuation intermédiale, opérationnelle uniquement dans le contexte du spectacle à composante technologique, prend en compte non seulement les transformations intrascéniques observées dans le spectacle en question, mais également l’influence considérable des nouveaux médias sur l’individu et la société du point de vue sociologique et anthropologique. La scène devient, à notre avis, la transposition artistique de cette situation qui s’accomplit d’une manière plus ou moins consciente sur le plateau. Nous voudrions mentionner ainsi deux phénomènes qui nous semblent décisifs, qui ont un impact considérable sur le spectacle en question et qui sont: la constitution de la subjectivité contemporaine sous l’influence des nouveaux médias et l’hybridation des différents médias qui soulève la question de l’identité médiale. Pour le premier, il convient de se référer aux réflexions de Jay David Bolter et Richard Grusin qui constatent que la technologie constitue un véhicule qui permet une redéfinition de notre propre identité dans la condition d’une incessante connexion au réseau de l’information et qui nous confronte sans cesse avec la virtualité7. C’est un aspect souvent discuté tant dans les ; également W. Smith, H. Somers-Hall (eds.), The Cambridge Companion to Deleuze, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 244. 7 Bolter Jay David, Grusin Richard, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, Massachusetts, London, The MIT Press, 1999. 142 Izabella Pluta théories des médias que dans la sociologie, sans oublier la pensée posthumaniste qui voit l’individu non seulement en lien de plus en plus proche avec l’objet technologique et le flux informationnel mais dans l’hybridation avec celui-ci. Le sujet contemporain perd de son homogénéité et devient hétérogène, car il est vivant et informationnel à la fois, selon l’hypothèse proposée. Quant au second phénomène qui se situe au sein des médias proprement dits, on y parle également de l’identification et de l’identité, cette fois médiale, qui s’instaure entre des médias de nature différente, ce que nous lisons chez Rick Altman ou Jay David Bolter et Richard Grusin également8. Un média technologique se réfère toujours à un autre et ainsi il détermine sa spécificité. Par conséquent, un nouveau média n’apparaît pas isolé mais en rapport avec des médias plus anciens. Cette relation intriquée de l’individu et de la technologie de l’information est transposée, à notre avis, sur le plateau du théâtre dans des variantes plus ou moins explicites, situées sur les plans différents: de l’esthétique du spectacle au sens général du terme, du processus de création ou encore très concrètement des notions fondamentales du théâtre revisitées à travers le contexte intermédial. En effet, l’individuation intermédiale est censée saisir cette situation hybride dans laquelle un dispositif technologique intégré dans un spectacle vivant provoque une redéfinition qui se fait, d’une part, pour l’acteur 8 Altman Rick, «Technologie et textualité de l’intermédialité » dans Gaudreault André, Jost François (dir.), La Croisée des médias, Collection Sociétés & Représentations no 9, Paris, Credhess, 2000, pp. 11-21, voir également Bolter Jay David, Grusin Richard, Remediation. Understanding New Media, op. cit. 143 IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur et ses fonctions scéniques par rapport aux médias technologiques et, d’autre part, pour les médias dans le contexte théâtral qui est différent du contexte informationnel. Elle constitue une voie d’émergence d’un nouveau sujet scénique qui est hétérogène et dynamique, se constituant à travers les différentes configurations de l’acteur avec le dispositif et l’image. L’individuation intermédiale est un processus qui implique un incessant repositionnement réciproque des trois éléments en question, plus précisément: de l’acteur par rapport au dispositif et l’image, et à leur tour, du dispositif et de l’image par rapport à l’acteur mais également des médias par rapport à eux-mêmes. L’analyse, conçue de cette manière, permet de saisir leur rapport très nuancé, de l’ouvrir aux spécificités médiales qui ne font pas normalement partie des outils propres à l’analyse du spectacle et de forger des outils nouveaux qui visent à saisir des interdépendances entre la scène et la technologie, entre la théâtralité et l’intermédialité. Salle d’attente est, dans ce contexte, un exemple explicite de l’individuation intermédiale. Elle démontre non seulement une relation particulièrement proche de l’acteur avec le dispositif (caméra qui enregistre) et avec l’image, faisant naître des configurations intéressantes sur le plan actoriel et médial, mais elle permet également de revenir aux origines psychologiques de la notion de l’individuation que Lupa met à l’épreuve avec les jeunes comédiens à peine sortis de l’école. L’enjeu de l’individuation intermédiale sera ici double. 144 Izabella Pluta Monologue intérieur et screen test (spectacle Factory 2) Lupa commence à travailler avec la caméra en 1969 déjà en tant qu’étudiant à l’Ecole de cinéma de Łódź en Pologne. C’est une expérience étrange, considérée comme un échec par Lupa lui-même et jugée par ses professeurs comme mégalomane.9 Il quitte l’école en 1972 et ne touche plus à ce dispositif jusque en 2008, c’est-à-dire jusqu’à la création du spectacle Factory 2 au Stary Teatr de Cracovie10. Ce qui l’incite à se remarier avec la caméra à ce moment-là, ce n’est pas une nostalgie de l’activité du cinéaste mais l’histoire de la Fabrique conçue par Andy Warhol et son exercice du screen test. Rappelons seulement qu’il s’agit des années 1960, période durant laquelle Warhol crée son atelier Factory à la 47e rue de New York. C’est un lieu emblématique, car il représente à la fois l’endroit de l’activité artistique (Warhol y réalise ses sérigraphies, par exemple) et celui des rencontres importantes des artistes et des célébrités de l’époque.11 C’est alors là que Warhol propose à tous ceux qui traversent la porte de la Fabrique un essai nommé screen test. Cet exercice consiste à se placer devant la caméra Bolex 16 mm enregistrant durant un laps de temps de quelques minutes, dans la posi9 Grzegorz Niziołek, Sobowtór i utopia. Teatr Krystiana Lupy, Kraków, Universitas, 1997. 10 Factory 2, une fantaisie collective inspirée de l’œuvre d’Andy Warhol, mise en scène, scénario et scénographie: Krystian Lupa, première: 16 février 2008, Stary Teatr de Cracovie. 11 Callie Angell, «Introduction», in Callie Angell, Andy Warhol Screen Tests, vol. 1: «The Films of Andy Warhol. Catalogue Raisonné», New York, H. N. Abrams, 2006. 145 IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur tion «à prise de photo», immobile et muette. Le modèle se trouve ainsi face à face avec cet œil technique et indifférent, et plonge dans le silence. Le screen test warholien diffère d’un bout filmé propre au casting cinématographique qui, met en situation d’essai de potentiels candidats pour les rôles d’un futur tournage. Dans la mise en scène Factory 2 de Krystian Lupa, l’acte du filmage n’est pas envisagé à l’origine et n’est pas introduit d’une manière consciente dans le spectacle. Il apparaît spontanément: durant la phase initiale du processus de création, les comédiens regardent tous ensemble les films de Warhol et lisent ses textes. Cela est interrompu par l’introduction dans cet espace de travail préparatoire d’un dispositif d’enregistrement qui se résume en trois caméras qui entourent un canapé. Lupa demande aux acteurs d’improviser des screen tests à l’instar des exercices warholiens dans cet environnement proposé. L’exercice s’avère difficile et engendre de la peur, de l’incertitude de la part des acteurs et même du désaccord parmi certains12. Le metteur en scène s’inspire alors fortement des screen tests, d’abord dans le contexte très spécifique du spectacle Factory 2 où ils existent d’une manière quasi immanente, et ensuite pour les appliquer dans d’autres mises en scène comme Persona. Marilyn (2009), Persona. Cialo Simone (Persona. Corps de Simone, 2010), Salle d’attente (2011), Poczekalnia. 0 (Salle d’attente. 0, 2011), Miasto snu (Cité du rêve, 2012), Plywalnia (La Piscine, 2013), Perturbation (2013). Chaque fois, Lupa travaille cet exercice à sa 12 Julia Kluzowicz, «Faktoryjka. Entretiens avec les comédiens», Didaskalia, No 84, avril, 2008, pp. 17-25. 146 Izabella Pluta manière, le réfléchit et lui donne sa propre touche artistique.13 Premièrement, il revient à l’idée de bouts filmés dans le sens cinématographique et s’éloigne de l’immobilité du modèle tel que proposé par Warhol tout en gardant le format du gros plan. Il intègre les screen tests dans l’ensemble de la mise en scène et ceux-ci n’existent pas en tant que formes autonomes en dehors du spectacle. La plus grande innovation que propose Lupa à ce niveau-là est le monologue intérieur et une improvisation qui constituent le fondement du filmage. De ce point de vue, le screen test témoigne d’une évolution considérable de l’exercice du monologue intérieur, car il acquiert une dimension intermédiale qui fait dialoguer non seulement les différents domaines artistiques mais également des technologies variées. Il convient d’évoquer que Lupa a été toujours très attaché à l’exercice du monologue intérieur et à l’improvisation, qui deviennent le fondement de son travail et qu’il développe continuellement dans son activité scénique. Le monologue intérieur fait partie de la première phase de la confrontation avec le personnage, il travaille l’extension de ce dernier et peut explorer des univers en dehors du texte mis en scène.14 Durant le processus de création, les acteurs produisent plusieurs monologues intérieurs sous forme écrite, ces textes peuvent avoir une dimension 13 Izabella Pluta, «Le moi: entre l’image projetée et le plateau. Vers un personnage fluctuant», dans Izabella Pluta (dir.), Créer et transmettre d’après Krystian Lupa. Le travail avec les jeunes comédiens dans le spectacle «Salle d’attente», op. cit., à paraître en 2018. 14 Jean-Pierre Thibaudat, Krystian Lupa, entretien réalisé avec la collaboration de Béatrice Picon-Vallin, Paris, Actes Sud-Papiers, 2004, pp. 59-65. 147 IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur intime, ne sont jamais dits à haute voix, ou encore peuvent se nourrir déjà du personnage et construire le paysage de celui-ci. Les monologues intérieurs doivent se tasser comme une «sédimentation» dans la conscience de l’acteur, dit Lupa15. Il ajoute qu’un monologue intérieur «arme l’improvisation» et permet d’écouter le partenaire16. Individuation intermédiale dans Salle d’attente Les monologues intérieurs et les screen tests trouvent à leur tour une place importante dans le spectacle Salle d’attente. Fondé sur Catégorie 3.1., ce texte fragmentaire, composé de plusieurs monologues, présente des personnes exclues squattant un espace abandonné, errantes et incapables de sortir de leur inertie. A part l’hybridation du monologue intérieur et du screen test qui nous préoccupera surtout dans cet exemple, cette mise en scène représente une situation particulière qui a renforcé l’aspect identificatoire du travail avec l’acteur. Il s’agit de deux particularités: le spectacle est créé avec des jeunes comédiens sortant de trois écoles de théâtre, venant avec une expérience culturelle différente et en tant que groupe se connaissant peu, et avec un temps de préparation extrêmement court par rapport au processus de création auquel est habitué Lupa (plusieurs 15 Idem. 16 Idem. 148 Izabella Pluta mois de répétitions dans les théâtres polonais).17 Le monologue intérieur et le filmage visent alors dans un premier temps à donner un contexte commun à cette équipe hétérogène et à consolider le groupe.18 Le metteur en scène décide malgré la contrainte du temps de consacrer beaucoup d’attention aux improvisations initiales qui prennent la forme d’un atelier et qui ont lieu à Paris. C’est là où naissent les premiers monologues intérieurs qui sont alternés avec des improvisations à deux ainsi que les premiers screen tests. Les comédiens explorent ici leur moi intime dans un cadre proposé et décrit par Lupa ainsi: Notre première improvisation était autour d’un endroit que je décrirais comme un gîte. Et les acteurs, étant dedans, devaient générer un monologue intérieur concernant une image de soi dans une telle situation et provoquer une réaction émotionnelle, une sorte de provocation de l’imagination19. Soulignons qu’il n’y a pas encore de distribution de rôles. Cette phase doit ouvrir les comédiens aux personnages décrits par Norén et cela dans l’étape suivante du processus de création. Le travail avec la caméra dans le cadre de cette mise en scène commence alors très tôt. Lupa souligne la grande importance de cet atelier parisien qui a permis de faire un travail 17 Il s’agit des écoles suivantes: la Manufacture – Haute école de théâtre de Suisse romande de Lausanne –, l’Ecole du Théâtre National de Strasbourg et l’Ecole supérieure du Théâtre de Bordeaux. 18 Izabella Pluta, «L’Acteur est un expérimentateur de son humain», dans Izabella Pluta (dir.), Créer et transmettre d’après Krystian Lupa. Le travail avec les jeunes comédiens dans le spectacle «Salle d’attente», à paraître en 2018. 19 Idem. 149 IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur de profondeur. A ce moment-là, il ne s’appuie pas du tout sur le texte de Norén et pense au début que le spectacle sera une très libre inspiration de celui-ci. Paradoxalement, la fin de l’atelier mène vers un moment inattendu: une distribution tout à fait naturelle que les comédiens proposent eux-mêmes. La deuxième étape concerne le travail sur les personnages du texte, durant lequel les acteurs écrivent les monologues intérieurs fondés sur les données du texte suédois et explorent le paysage du personnage. Lupa demande aux acteurs de se filmer avec un téléphone portable. La consigne de cet exercice se résume ainsi: «Va suivre ton corps jusque-là où il t’emmène et fais ton improvisation dans cet endroit.»20. L’exercice donne l’effet le plus fascinant que Lupa n’ait jamais eu dans sa carrière21. Soulignons que le spectacle intègre ensuite le monologue intérieur (ou son extrait) de chaque comédien. Le metteur en scène évoque l’importance de la caméra enregistrante qui est un stimulant très fort de l’improvisation, car elle crée le danger de figer une image de l’acteur complètement inconnue. Ajoutons que, de notre point de vue, c’est-à-dire du point de vue de l’individuation intermédiale, la caméra est placée très proche de son corps, dans la distance intime, et elle est un témoin muet de sa confession. Elle est également un élément indispensable de cette situa20 Izabella Pluta, «L’Acteur est un expérimentateur de son humain», dans Izabella Pluta (dir.), Créer et transmettre d’après Krystian Lupa. Le travail avec les jeunes comédiens dans le spectacle «Salle d’attente», op. cit., à paraître en 2018; voir également Piotr Olkusz, «Bez obowiązującej perspektywy. Rozmowa z Krystianem Lupą», Didaskalia, no 105, octobre, 2011, p. 47. 21 Idem. 150 Izabella Pluta tion énonciative et elle rend possible l’hybridation du monologue intérieur et du screen test. L’individuation intermédiale met en jeu identificatoire un exercice stanislavskien fondamental pour le jeu de l’acteur qui est revisité à travers un screen test. Ce dernier est également redéfinit dans l’espace du plateau et à travers le geste de l’acteur qui lui est confié. Le comédien opère sur deux régimes artistiques, théâtral et vidéo, et élabore son interprétation au croisement de ces deux modes d’expression. Ils sont conjugués avec le non-jeu souvent convoqué par le metteur en scène et relevant de la frontière fragile entre le moi du personnage et le moi de l’acteur que Lupa explore également dans ce spectacle, en transgressant plusieurs fois les frontières de l’intimité du comédien. Le spectacle nous propose plusieurs variations sur la question du monologue intérieur tantôt suggérant sa condition précise de filmage dans la phase du travail avec le personnage tantôt le brouillant, en le plaçant entre l’espace privé et la situation du jeu. Dans le monologue – screen test de Pierre-François Garel jouant Heiner, par exemple, qui est projeté sur deux écrans –, nous observons une relation intéressante qui se crée entre le personnage sur le plateau et le personnage filmé, et cela dans la perspective de l’individuation intermédiale. Il s’agit de trois projections dans un court intervalle de temps qui présentent ce personnage filmé en gros plan, en train de se maquiller. C’est un caractère narcissique, dont l’intelligence est contrebalancée par la cruauté et la violence. Il est question ici de l’un des personnages les plus frappants dans le texte suédois. La caméra lui sert de 151 IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur miroir dans lequel il se regarde et se parle: «Tu es un misérable clown», «Tu es une divinité»22. Il se maquille en clown pour peindre ensuite son visage tout en noir ou tout en rouge en passant du gros plan au plan de détail des lèvres et des dents. Cette vidéo, qui suggère un face-à-face du personnage avec lui-même, découvre probablement un monstre endormi en lui. L’ambiguïté de cette personnalité entre en résonance avec l’action scénique simultanée: Heiner est en train d’agresser sa compagne et il l’humilie devant les autres. L’individuation intermédiale se construit sur le plan de l’interaction entre l’image projetée (monologue intérieur) et le plateau, ainsi qu’entre l’acteur dans son apparition réelle et filmée. La vidéo donne de l’épaisseur au personnage, rend complexe sa personnalité. A part cette possibilité par rapport à la construction du personnage apportée par un screen test, ce dernier vise également à stratifier le rapport entre la sphère jouée et la sphère privée de l’acteur, et à conjuguer la relation acteur-individu. Nous en trouvons une illustration pertinente dans l’enregistrement d’une soirée privée de l’équipe de création que nous voyons à la fin de la deuxième partie du spectacle. L’extrait a une forme brute et semble ne pas être travaillé du point de vue de l’image. De cette manière, il met en évidence, dès sa première minute, un aspect extrascénique et privé de la situation de filmage. Nous regardons donc les comédiens rassem22 Izabella Pluta, «Le moi: entre l’image projetée et le plateau. Vers un personnage fluctuant», dans Izabella Pluta (dir.), Créer et transmettre d’après Krystian Lupa. Le travail avec les jeunes comédiens dans le spectacle «Salle d’attente», op. cit., en publication. 152 Izabella Pluta blés dans le même espace, en train de discuter, de chanter, de boire un verre, assis, une autre fois couchés. La caméra est là, en train de les enregistrer. Ce point de vue change par moment, car certains comédiens se placent au premier plan et sont filmés ainsi en plan moyen. Ils parlent, essaient leurs monologues, ils improvisent. L’image projetée provoque une individuation intermédiale entre l’espace privé et l’espace professionnel, entre le moi personnel et le moi de l’acteur. C’est la caméra qui permet ces passages, ces balancements. Elle oscille entre ces deux espaces, ce qui est montré au spectateur et ce qui est mis en jeu avec théâtralité sur le plateau. Claire Deutsch, jouant alternativement la Photographe et Johan dans ce spectacle, confirme cette situation d’ouverture qui se crée dans l’acteur. Dans son intéressant témoignage, avec un titre significatif: L’œil renversé, elle dit à propos du filmage: La caméra est l’un des outils clés. Elle est le premier œil qui vient nous provoquer. Les premiers actes qu’on a réalisés, c’était seul dans une pièce avec une caméra. On est mis face à soimême, face à sa propre responsabilité. Qu’est-ce que je rêve comme projet, qu’est-ce que je livre, qu’est-ce que je cache, qu’est-ce que je propose comme fantaisie? La peur a fait que la première fois que je me suis retrouvée seule avec la caméra, j’ai fait une sorte de simulacre, impossible de descendre en moi. Ensuite, on visionnait les captations, c’était comme des cadeaux. Découvrir les autres nous rendait fébriles. Ça m’a aussi permis de prendre conscience de l’écart entre ce 153 IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur que je croyais faire et ce qui s’était produit. La caméra est là pour venir nous taquiner!23. Même si le metteur en scène lie intrinsèquement quatre éléments que sont: l’exercice du filmage, l’image projetée, le monologue intérieur et l’improvisation, leur fonction finale dans le spectacle est finement distincte. Soulignons que le filmage du monologue intérieur fait originairement partie du processus de création et son résultat est intégré dans le spectacle sous forme d’image fixe et en mouvement. La captation en temps réel a lieu également durant le spectacle, mais pas en tant que monologue intérieur, comme le témoigne la scène de la prise de drogue par Jeune et sa compagne. Les projections de l’image se présentent ici comme éléments constitutifs de la narration et impliquent une autre relation avec l’acteur. L’expérience de l’individuation (intermédiale) dans Salle d’attente Il est important de rappeler ici que la notion de l’individuation, notamment dans la définition donnée par Carl Gustav Jung est également présente chez Lupa et cela depuis de longues années. Il considère Jung comme son maître (depuis 1986) et il s’inspire, dans ses spectacles, de plusieurs éléments de cette psychologie analytique: l’idée de la grande tran23 Claire Deutsch, «L’œil renversé», dans Izabella Pluta (dir.), Créer et transmettre d’après Krystian Lupa. Le travail avec les jeunes comédiens dans le spectacle «Salle d’attente», op. cit., à paraître en 2018. 154 Izabella Pluta sformation, les archétypes, les symboles et surtout le processus d’individuation.24 En commençant un travail avec la caméra, Lupa fait s’ouvrir ce concept psychologique au régime imposé par ce média et convoque dans le processus de l’individuation un média technologique. Le rapprochement est d’autant plus pertinent que le metteur en scène emmène des jeunes comédiens dans ce processus et cela bien plus loin que ne le fait leur jeu sur le plateau. L’individuation intermédiale interroge alors ici des plans multiples: sur le plan actoriel – la constitution du personnage –, sur le plan médial – les enjeux de la caméra et de l’image projetée avec l’action sur le plateau –, sur le plan personnel – l’expérience d’un jeune comédien sortant de l’école. Lupa, en intégrant le dispositif technologique dans Salle d’attente, transforme d’une manière considérable l’idée du monologue intérieur, car il l’ouvre et l’entretient dans cette ouverture. Cette caractéristique répond parfaitement à l’aspect dynamique et processuel de l’individuation intermédiale que le metteur en scène polonais développe, à notre avis, à travers la dynamique véhiculée par l’image projetée dans l’espace scénique. Il adopte également la notion du screen test dans son langage de travail et propose cet exercice dans quasi chaque processus de création. 24 Grzegorz Niziołek, Sobowtór i utopia. Teatr Krystiana Lupy, op. cit. 155 IndIvIduatIon IntermédIale et monologue IntérIeur Conclusion Krystian Lupa a su traduire l’idée du monologue intérieur dans le contexte d’un spectacle intermédial qui, fondé sur le spectacle vivant, convoque et dialogue avec l’art vidéo. Les screen tests analysés dans cette étude apparaissent tant dans la phase du casting, que dans le travail sur le plateau et le spectacle luimême, et représentent un entrelacement intéressant entre les différents temps: temps scénique, temps de l’enregistrement, par exemple, ce qui préoccupe cet artiste depuis le début de son activité de metteur en scène. Combinés avec le monologue intérieur, les screen tests deviennent non seulement très importants dans le travail sur la constitution du personnage mais ils exercent une fonction formatrice pour un jeune comédien. Ce dernier se redécouvre dans l’immédiat, sur le plateau et participe ainsi à une expérience unique qui va au-delà du projet de la mise en scène. 156 Izabella Pluta BIBlIographIe Altman Rick, «Technologie et textualité de l’intermédialité » dans Gaudreault André, Jost François (dir.), La Croisée des médias, Collection Sociétés & Représentations No 9, Paris, CREDHESS, 2000, pp. 11-21. 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