Technologie et innovation
2019 - Vol. 4 - Inventions et histoire des techniques
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Sommaire
Cédric Perrin (Université d’Evry) Inventions et histoire des techniques. Repères historiographiques et
problématiques
Anne Chanteux (CNAM) Autour de La Fronde : femmes, techniques et inventions au XIXème siècle.
Nicolas Simoncini (Université de Franche-Comté) Le développement des recherches sur les piles à
combustible en France à la fin des années cinquante : analyse de la construction historique d’un engouement
technologique
François Delamare (Ecole des Mines) Teindre au bleu de Prusse, une aventure française
Philippe Bruyerre (Université Paris 7) Naissance des éoliennes : question de définition(s)
Alain Michel (Université d’Evry) Pierre Bézier et les machines transfert Renault (1940-1960). Quand le
cinéma ne suffit pas à consacrer un héros de l’innovation industrielle
Joëlle Forest, Ludovic Vievard (INSA Lyon), Rationalités et gestion de contraintes dans l’innovation :
l’exemple de la Plateforme du bâtiment
Cédric El Maleh, Dominique Vinck (Université de Lausanne) Innovation collatérale. Lorsque les
sous-produits de l’invention préparent la demande en innovations dans le diagnostic et le traitement du système
pelvien
Philippe Bruyerre
Naissance des éoliennes : question de définition(s)
Cet article questionnera les récits historiques concernant la naissance de différentes
éoliennes
qu’il s’agisse des éoliennes actuelles, des éoliennes américaines (XIXe siècle) ou des
moulins
à vent (XIIe siècle). Ces multiples naissances et renaissances renvoient à la définition de
l’objet technique, au double sens du mot définition : à la fois énonciation de ce qu’est une
chose et degré de finesse spatiale et temporelle (comme dans « haute définition » dans le
domaine de l’image). Suivant l’échelle spatio-temporelle choisie, l’invention de l’éolienne
peut être danoise, américaine (les éoliennes de pompage de la seconde moitié du XIXème
siècle), hollandaise (les moulins de drainage), chinoise (les moulins verticaux d’irrigation)
…
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Anne Chanteux
Femmes et techniques à travers une étude des brevets déposés au XIXe siècle.
Les femmes sont peu présentes dans l’histoire des techniques et de l’innovation telle qu’elle
s’est écrite. Dans le monde professionnel, elles apparaissent comme utilisatrices des
techniques, bien que chaque fois qu’elles prennent en main un outil, une machine, ceux-ci
leur sont abandonnés par les hommes et leur valeur réduite (subordination dans le rapport
aux technologies, Danielle Chabaud-Richter et Delphine Gardey, 2002). Ou, au contraire,
elles sont montrées comme réfractaires à toute nouveauté en ce domaine (contestation du
machinisme, lutte contre l’introduction des machines, destructrices du mode de travail
traditionnel et porteuses de nouvelles disciplines, voir Perrot et Jarrige). Pourtant leur
présence dans le monde particulier de l’invention est attestée depuis longtemps, dans le
milieu des artisans par exemple. On retrouve également des traces de leur présence
innovatrice dans les expositions universelles. Les sources sexuées sont rares or les brevets
d’invention permettent, depuis 1791, de rendre compte d’une activité méconnue : le dépôt
de brevets techniques fait par des femmes, en leur nom. Ces brevets livrent des
informations sur l’invention, bien entendu, mais aussi sur la déposante : statut, adresse,
métier, … Ces informations, prouvant une présence constante bien que ténue dans le
monde de l’invention, permettent d’esquisser le portrait d’une femme participant
activement aux développements techniques de son époque.
En m’appuyant sur cette source et à l’aide d’une base de 5 471 brevets déposés par des
femmes tout au long du XIXe siècle, je propose de mettre en lumière un rôle particulier
joué par des femmes dans l’histoire des techniques.
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Nicolas Simoncini, Femto-RECITS, MSHE Ledoux, FC Lab, IRSEM et SHD.
Aux origines des recherches sur les piles à combustible en France
Découvertes au XIXème siècle et permettant de convertir l’énergie chimique en énergie
électrique, les piles à combustible connaissent un regain d’intérêt dans le monde à partir
des années cinquante sous l’impulsion des travaux novateurs effectués par Francis T.
Bacon (Teissier, 2017). Aux Etats-Unis, c’est leur utilisation dans les programmes spatiaux
Gemini et Apollo qui révèle au grand jour leurs avantages : des rendements élevés, un
fonctionnement silencieux, l’absence de pollution atmosphérique et la production d’eau.
En France, l’engouement pour les piles à combustible se donne particulièrement à voir à
partir du début des années soixante, au point que celles-ci vont occuper une place
importante dans la politique scientifique menée par l’Etat. Si plusieurs publications se sont
déjà attelées à analyser cet aspect historique des travaux sur la technique (Callon, 1979,
1989 ; Belot et Picard, 2014), on connaît moins cependant les conditions qui les ont
favorisés. Nous proposons ainsi de nous intéresser aux phénomènes à leur origine, tout en
les replaçant dans leur dimension internantionale : l’importance prise par la recherche
scientifique à caractère militaire, le développement de nouveaux courants de recherche
dans les milieux académiques, la conversion des énergies s’imposant comme une
thématique prioritaire, l’accroissement d’un « complexe du retard » sur les Etats-Unis
ainsi que la mise en place d’une structure institutionnelle gérant la recherche telle que la
DGRST qui va donner l’occasion à des groupes sociaux de se mobiliser autour de ces
éléments.
Une attention particulière sera également portée au type d’organisation qui va venir régir
les études sur les piles à combustible à la fin des années cinquante. Le comité « Conversion
des énergies » de la DGRST et le CASDN (Comité d’action scientifique de la défense
nationale), vont en effet représenter le socle sur lequel va se constituer un « collectif de
pensée » (Fleck, 2008) autour de la technique. Un régime de production des savoirs
spécifique se met en place à cette période, caractérisé par le développement d’une
rationalité devenue techno-industrielle, située au-delà de la simple « phénoménotechnique
» (Bachelard, 1968) : si c’est bien en construisant que l’on tente de s’instruire, il ne s’agit
plus seulement de couler les phénomènes dans le moule des instruments. C’est désormais
en les incluant directement dans des prototypes finis et complets que l’on va chercher à
approfondir leur maîtrise et leur connaissance. En accentuant la portée applicative des
recherches, cette tendance a pour effet l’abandon des grands ensembles théoriques au
profit de solutions techniques fonctionnelles.
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Alain Michel, Université d’Evry
Renault, Bézier et la CFAO : Une invention de rupture malgré elle.
Pierre Bézier est un anti-héros de l’innovation. Il a été tour à tour l’artisan d’une forme
originale d’automatisation (1947), le promoteur en Europe de la commande numérique
(1958), puis l’un des fondateurs, à l’échelle mondiale, de l'informatique industrielle (1966).
C’est pour cette dernière innovation que l’ingénieur est surtout célèbre, à travers les
« courbes et surfaces » auxquelles il a donné son nom et qui sont aujourd’hui
universellement utilisées sans que leurs utilisateurs ne connaissent l’origine d’un
algorithme conçu cinquante ans plus tôt, dans un cadre collectif et pour un tout autre
dessein. Industriellement les courbes et surfaces de Bézier sont au fondement de la
« Conception et fabrication assistées par ordinateur » (CFAO) qui réorganise la production
de série et redessine le monde virtuel.
Je propose d’analyser les conditions de l’émergence, dans les années 1960, de cette
nouvelle façon de produire des automobiles au sein d’une entreprise, Renault, qui ne s’est
pas approprié l’invention de rupture d’un de ses ingénieurs pourtant déjà expérimenté.
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« Contraintes » et « adaptations » dans l’innovation : l’exemple de la Plateforme
du bâtiment
Joelle Forest
EA 4148 - S2HEP, Université de Lyon,
INSA Lyon, France.
joelle.forest@insa-lyon.fr
Ludovic Vievard
Chargé de recherche, chaire de recherche
Ingénieurs ingénieux, INSA Lyon
Membre fondateur de l'agence de sciences
humaines appliquées FRV100
ludovic.vievard@gmail.com
Née en 1998 après un peu plus de 2 ans de développement chez Poliet, puis Saint-Gobain, la
Plateforme du bâtiment est un mode de distribution « cash and carry » de matériaux de
construction, troisième voie entre le négoce traditionnel (type Point P) et les grandes surfaces de
bricolage (GSB). Elle constitue une innovation marketing et de service qui s’est très rapidement
imposée dans le paysage de la distribution de matériaux de construction, notamment auprès d’un
public de petits professionnels de la rénovation urbaine, et a durablement contribué à transformer ce
secteur. Son succès, la Plateforme du bâtiment le doit à son adaptation à de nombreux facteurs que
l’on peut décrire en termes de système de contraintes.
Pour pleinement comprendre la façon dont a émergé le concept qui a fait le succès de la Plateforme,
il faut entrer dans le détail de son histoire. Celle-ci révèle que la Plateforme était initialement
pensée pour être un magasin de hard discount de matériaux pour le grand public, à partir d’un
concept inspiré de Home Depot, créé aux Etats-Unis en 1978. Or, le 5 juillet 1996, moment où le
principe de la Plateforme est développé, la Loi n° 96-603 relative au développement et à la
promotion du commerce et de l'artisanat, dite « loi Raffarin », est promulguée, contraignant les
grandes surfaces de plus de 300 m2 à demander une autorisation administrative d’ouverture. Le
projet n’est pas stoppé, il s’adapte en direction des professionnels puisque seuls les magasins
ouverts au grand public sont visés par la loi. L’intégration de cette contrainte, reprise et affirmée
comme un principe fondateur de la Plateforme, a permis de construire la rupture majeure avec les
autres modes de vente.
Si l’offre commerciale de la plateforme s’est détachée de façon aussi forte de celle des autres modes
de distribution, c’est aussi grâce à l’affirmation de « fondamentaux » extrêmement forts, tranchant
radicalement avec ceux mis en place par les autres circuits de distribution : pas de négociation des
prix, pas de crédit, pas de profondeur de gamme, etc. Ces principes, qui ne constituaient pas,
comme précédemment avec la loi Raffarin, une nécessité imposée de l’extérieur sont ainsi des
contraintes que la Plateforme s’est imposée à elle-même. Elles ont été affirmées avec conviction –
parfois comme les éléments d’une « vision » de l’innovation s’opposant aux avis d’experts –, et
intégrées comme autant d’éléments distinctifs permettant de mieux designer l’offre Plateforme.
On peut encore préciser un autre élément du contexte de la naissance de la Plateforme en termes de
contraintes : la transformation, au cours des années 1990, du profil des petits artisans. En effet, à la
suite de l’ouverture des frontières avec les pays de l’Est et des guerres en Yougoslavie, une vague
de travailleurs étrangers est arrivée en France pour s’installer dans les métiers du bâtiment et de la
rénovation. Mais ce public présente un certain nombre de fragilités, qui sont autant de contraintes
dont un circuit de distribution, notamment de négoce, doit tenir compte : personnes parlant mal la
langue, sans surface financière et donc à risque, peu, voire mal, formées à la mise en œuvre des
matériaux, etc.
On le voit, les trois paragraphes qui précèdent posent des éléments de contexte qui font nettement
ressortir le rôle déterminant de la contrainte dans l’apparition et le succès de la Plateforme du
bâtiment. L’article que nous proposons pour Technologie et innovation vise à décrire plus
précisément les différentes contraintes (celles qu’on s’impose ou celles qu’on subit), la façon dont
elles sont envisagées (à lever, à contourner ou à intégrer), et la façon dont elles contribuent à
façonner l’innovation finale. L’histoire de la genèse de la plateforme du bâtiment, nous permettra ce
faisant de souligner la relation de la contrainte à l’innovation et de constater que, tout repose sur la
capacité des personnes à en faire une opportunité et non un frein. On rejoint par là même les
conclusions des recherches qui montrent que nombre d’innovations ne sont pas nées dans des
environnements bienveillants mais se sont déployées dans des situations de crise, voire de guerre.
Ces recherches révèlent deux choses. D’une part que la contrainte conduit les innovateurs à faire
des choix qui ne leur seraient peut être pas apparus dans un autre contexte. D’autre part, cela montre
une tension entre une contrainte de créativité (puisqu’il faut proposer une offre innovante) et
créativité sous contrainte (puisqu’il faut “négocier” avec les contraintes). Cela signifie que les
personnes ou les équipes qui souhaitent innover doivent mettre en place des stratégies leur
permettant de lever les contraintes ou de les tourner en opportunité. Là encore, la Plateforme est un
exemple intéressant d’une équipe qui est parvenue à (s’)adapter (à) aux contraintes pour produire un
nouveau concept de distribution de matériaux.
Bibliographie et sources
Outre la littérature de recherche, l’article repose sur plusieurs entretiens conduits en 2017 et 2018
avec les témoins et acteurs de la création de la Plateforme du bâtiment.