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Jamais construite, la tour imaginée par l’artiste franco-hongrois Nicolas Schöffer (1912-1992) devait être plus haute que la tour Eiffel et constituer l’emblème du nouveau quartier de La Défense et du Paris du XXIe siècle. En juillet 1967, Paris Match consacrait d’ailleurs un dossier spécial à ce « mobile cybernétique fulgurant d’éclairs et de flashs polychromes », soulignant que « de tous les projets étudiés officiellement pour le Paris nouveau, celui-ci est le plus gigantesque1 ». La particularité de ce projet est de se présenter tout à la fois comme une œuvre d’art, un média de communication, et une technologie cybernétique de gouvernement. Constituée de nombreuses pièces mobiles et lumineuses, la tour doit être comprise dans le contexte du développement de l’art cinétique au courant des années 1960, lequel est caractérisé par l’interaction entre l’œuvre en mouvement et le spectateur. Les pièces mobiles de la Tour Schöffer devaient s’activer en fonction des différentes informations liées à son environnement et traitées par un ordinateur central. Sublimant l’information par l’art, la tour se pré- * Chercheur postdoctoral, Institut des sciences de la communication, Centre national de la recherche scientifique. N°28 – Printemps 2017 235 Le Temps des M édias Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions LE POINT SUR… Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions sente comme un média « total » d’un genre nouveau, capable d’opérer une nouvelle synthèse de l’information. La tour constitue également l’amorce d’un projet social et politique révolutionnaire. Épicentre de la « ville cybernétique », la tour a pour objectif l’établissement d’une nouvelle forme cybernétique de gouvernement qui devait remédier aux défaillances des institutions politiques traditionnelles. La Tour Lumière Cybernétique prolonge ainsi l’œuvre du fondateur de la cybernétique, le mathématicien américain Norbert Wiener, qui souhaitait développer une nouvelle « science du contrôle et de la communication2 ». D’une manière similaire, Schöffer définit quant à lui la cybernétique comme la « science du gouvernement et de l’efficacité par l’optimisation des choix de décisions et des actions3 ». Cet article propose de revisiter le contexte dans lequel cette utopie s’est déployée et les différentes mutations technologiques et politiques qui l’ont rendue caduque. L’abandon du projet de construction de la Tour Lumière Cybernétique est une histoire obscure. Aucune décision ne vient marquer l’abandon définitif du projet, qui, de report en report, a en quelque sorte perdu son actualité. Si la littérature existante identifie certains des facteurs ayant conduit à l’abandon du projet, notamment la mort du Président Pompidou (1974), le principal appui politique de Schöffer, et le choc pétrolier de 1973, ces explications paraissent insuffisantes. En effet, comme l’a souligné Bruno Latour, l’abandon d’un projet d’innovation ne dépend jamais d’un seul facteur.Aucune cause unique n’explique l’abandon du projet de transport en commun ARAMIS ou de la Tour Lumière Cybernétique4. Dans cette perspective, cet article propose les bribes d’une histoire en deux temps explorant d’abord la façon dont le projet d’édification d’une Tour Lumière Cybernétique s’est articulé au contexte et aux priorités politiques de l’époque et, ensuite, les nouveaux contextes dans lesquels le projet a perdu de son actualité. Si la Tour Schöffer, à une certaine époque, condensait, articulait et synthétisait différentes visions et aspirations politiques, celles-ci ont tôt fait de migrer ailleurs, vers de nouvelles techniques, de nouveaux médias et de nouvelles priorités. Dans cette mesure, l’échec du projet a une valeur diagnostique : il permet d’interroger, de manière partielle, certaines des transformations intervenues au carrefour de la vie politique et intellectuelle française, des avancements de la cybernétique, des arts d’avant-garde, des médias et des technologies de l’information. La première partie de l’article retrace l’élaboration de l’art cybernétique de 236 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions LE POINT SUR… Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions Nicolas Schöffer depuis sa rencontre avec la cybernétique de Wiener jusqu’aux projets jumeaux de la tour et de la ville cybernétique. La deuxième partie explore les stratégies mobilisées par Schöffer pour articuler son projet aux enjeux et aux débats politiques de l’époque. Les plans d’aménagement de Paris et de La Défense et les politiques de développement du secteur de l’informatique et des télécommunications sont notamment abordés dans cette perspective, tout comme les différentes critiques qui ont contribué à discréditer le projet. « créer la création » en initiant « un processus dans le temps, qui peut largement dépasser la vie et le rôle d’un objet5 ». Ainsi, dès lors que la programmation devient cybernétique et que des boucles de rétroaction participent à modifier tout à la fois l’environnement et la programmation, il peut s’enclencher « un processus de progression, riche en imprévu, qui peut, à son tour, ouvrir la voie à une vie évolutive, dans le sens aléatoire du mot6 ». L’art cybernétique de Schöffer se développe successivement autour du spatiodynamisme (1948), du luminodynamisme (1957) et du chronodynamisme (1960), lesquels se distinguent par l’intérêt pour un medium particulier : l’espace, la lumière et le temps. On ne connaît pas d’engagement politique durable de la part de Schöffer, qui, d’une manière proche de Norbert Wiener, cherchait à trouver une troisième voie entre le capitalisme et le communisme, qu’il renvoyait dos à dos. En 1954, Schöffer édifie une Tour Spatiodynamique Cybernétique et Sonore au parc de Saint-Cloud. Haute de cinquante mètres, la tour métallique, détruite après l’exposition, réagissait aux changements de température, de lumière et de sons grâce à différents capteurs reliés à un « cerveau électronique » conçu par Jacques Bureau, un ingénieur de la compagnie Philips. L’élaboration d’un art cybernétique Après des études à l’École des beaux-arts de Budapest, Nicolas Schöffer s’installe à Paris en 1936 afin de poursuivre ses études à l’École nationale supérieure des beaux-arts. D’abord influencé par le constructivisme russe et le surréalisme, l’œuvre de Schöffer est profondément marquée par sa rencontre avec la cybernétique de Norbert Wiener, qu’il découvre dès la fin des années 1940. Schöffer commence alors à imaginer des œuvres ouvertes sur leur environnement et capables d’évolutions en fonction de boucles de feedback. Plutôt que de simplement créer un objet ou une œuvre figée, l’artiste doit programmer, c’est-à-dire 237 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions Deux ans plus tard, Schöffer réalise sa première véritable œuvre cybernétique, CYSP 1. Équipée d’un cerveau électronique et de capteurs similaires à ceux de la tour de Saint-Cloud, CYSP 1, une structure d’acier de 2 mètres et demi, réagit aux transformations de son environnement en activant ses pièces mobiles et en diffusant des extraits d’une piste sonore préenregistrée, fruit du travail de Pierre Henry. En juin 1956, lors du premier Festival de l’art d’avant-garde de Marseille, CYSP 1 est intégrée à une chorégraphie de Maurice Béjart présentée sur le toit de la Cité radieuse de Le Corbusier. CYSP 1 sera par la suite exposée dans les rues de Paris et sera la pièce maîtresse d’un spectacle cybernétique présenté au théâtre d’Évreux. Un critique de l’époque, témoin du parcours de CYSP 1, affirmait qu’il s’agissait là de « la synthèse la plus avancée possible du cinéma, de la sculpture et de la musique7 ». En plus de faire usage des technologies informatiques qui sont corollaires des avancées de la cybernétique, l’art cybernétique de Nicolas Schöffer est caractérisé par des rétroactions simultanées à double sens intervenant entre la programmation et l’environnement. Une première boucle de rétroaction permet à l’art cybernétique d’intervenir sur l’environnement, d’en modifier les qualités esthétiques afin d’influencer les comportements humains. L’art de Schöffer vise à « percuter plus profondément dans le champ psychophénoménologique du spectateur, de le prendre en charge pour ainsi dire, de le stimuler ou de le contracter, par le truchement de produits esthétiques8 ». Une deuxième boucle de rétroaction lie les comportements humains et l’environnement à l’œuvre qui les prolonge. Si « l’œuvre vit et s’adapte autant à celui qui la perçoit », l’objectif demeure les comportements des spectateurs qui sont « transcendés en vue de [leur] propre amélioration9 ». En 1961, Nicolas Schöffer érige une Tour Spatiodynamique Cybernétique de 50 mètres à Liège, aux abords du Palais des Congrès10. En 1966, il aménage le Voom-Voom, une discothèque de Saint-Tropez où un cerveau électronique coordonne le mouvement de différentes pièces mobiles et lumineuses. En 1968, en collaboration avec la compagnie Philips, au sein de laquelle Schöffer est nommé directeur du département « ambiance programmée », il commercialise le Lumino, un objet ressemblant à un récepteur de télévision qui diffuse une « musique visuelle ». Si ces œuvres, de manières différentes, permettent d’articuler et de développer le projet d’un art cybernétique, les milieux qu’elles investissent demeurent restreints ou marginaux. La Tour Lumière Cyber- 238 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions LE POINT SUR… nétique et la ville cybernétique constituent l’aboutissement de l’art cybernétique schöfferien, « la réalisation de l’art dans la vie », selon une formule de l’époque. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions de deux types d’informations dites « proches » et « lointaines ». Des microphones, cellules photoélectriques, thermomètres et anémomètres devaient informer la tour des changements survenant dans son environnement proche. Toutes les informations disponibles sur les activités de la ville et sur son environnement lointain devaient converger vers la tour, notamment les PTT, la SNCF, la RATP, l’ORTF, l’AFP, mais aussi la bourse, les services hospitaliers, les sapeurspompiers ainsi que de nombreuses administrations13. La masse d’informations recueillies devait influencer l’activité de la tour, qui en proposerait une synthèse artistique, mais également influencer le comportement des citadins. Si le degré d’excitation de la ville devait parfois correspondre au degré d’excitation de la tour, dont les pièces mobiles et lumineuses s’agiteraient afin de refléter cet état, la tour aurait également pour fonction d’agir sur le degré d’excitation de la ville. Elle pourrait ainsi freiner un emballement en ralentissant ses rythmes ou au contraire provoquer l’accélération d’un environnement engourdi. Schöffer est très clair quant au rôle non seulement esthétique, mais « fonctionnel » de la tour, qui devait constituer « un des éléments majeurs de la planification cybernétique d’un ensemble habité – de la région La Tour Lumière Cybernétique et la ville cybernétique La Tour Lumière Cybernétique se présente comme une version surdimensionnée, améliorée et visitable de la tour de Liège. À partir d’une première sculpture réalisée en 1961, Chronos 4, plusieurs versions de la tour se sont succédé et ont comporté d’importantes variations. Par exemple, la hauteur de la tour a tantôt été de 307, 324, 340 et 500 mètres et plusieurs sites ont été envisagés avant que le choix s’arrête sur un terrain situé au carrefour de l’A14 et de la D131, tout près de l’actuelle place Nelson-Mandela11. Dans sa version définitive, la tour devait avoir une hauteur de 344 mètres, en plus des antennes, et compter sept plateformes visitables, dont un restaurant tournant situé au sommet. La tour devait être équipée de plusieurs centaines de pièces mobiles, dont 263 miroirs de différentes tailles, 2 085 flashes (dont 1 flash laser de 10 mégawatts), 2 250 projecteurs couleur, 40 projecteurs de marine et 24 lasers12. Les éléments mobiles et lumineux de la tour devaient s’animer en fonction 239 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions parisienne, de la nation, ou même, sur certains plans, du continent14 ». Afin d’éviter une trop grande périodicité, une « cellule d’indifférence » devait intervenir afin d’influencer la programmation de la tour, qui pourrait également être commandée manuellement à partir d’un « orgue » sur lequel des artistes seraient invités à jouer. En plus de sa fonction esthétique, la Tour Schöffer est un média qui a une fonction de gouvernement, conformément avec l’étymologie de la cybernétique – le grec kubernêtikê, qui désigne le maniement du gouvernail – ainsi qu’avec la définition première de la cybernétique comme art de gouverner proposée par André-Marie Ampère dès 1834. Les implications de la cybernétique pour la conduite des sociétés et des phénomènes humains n’avaient d’ailleurs pas échappé au Père Dominique Dubarle, qui, dès 1948, soulignait les possibles applications politiques de la cybernétique, et ce, malgré les réserves exprimées par Norbert Wiener15. Cette insistance sur la portée politique de la cybernétique, autant de la part de ses partisans et de ses détracteurs, constitue d’ailleurs une des caractéristiques spécifiques de la réception française de la cybernétique. Au début des années 1950, alors même qu’il conçoit ses premières tours monumentales, Nicolas Schöffer collabore avec des architectes et des urbanistes afin d’imaginer la ville cybernétique du futur16. Si, dans l’art cybernétique, l’œuvre n’est jamais qu’un intermédiaire permettant d’amorcer un processus évolutif, la ville est le medium au cœur des préoccupations créatrices de Schöffer. La tour n’est en effet qu’un moyen, un « élément secondaire » écrira Schöffer, car « l’important c’est la ville17 ». La ville cybernétique répond à des exigences de rentabilité, d’efficacité et de rapidité dans l’organisation des déplacements et du temps18. Elle est divisée en trois espaces – repos, travail et loisirs – ayant des rythmes et des architectures propres. Si la ville de repos, construite horizontalement, invite à la décontraction et à la position couchée, la ville de travail, construite verticalement, favorise les contacts humains et les collaborations. Quant à la ville de loisir, elle se démarque plutôt par ses formes organiques et irrégulières, comme c’est le cas pour le Centre de loisirs sexuels en forme de sein dont un promoteur berlinois aurait brièvement retenu les plans19. En 1963, une première maquette de la Tour Lumière Cybernétique est exposée au Musée des Arts décoratifs. À cette occasion, Nicolas Schöffer présente son projet à André Malraux, alors Ministre des Affaires culturelles. Selon Schöffer, Malraux adhéra immé- 240 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions LE POINT SUR… Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions diatement au projet dont il parle à Georges Pompidou, alors Président du Conseil, et au général de Gaulle20. Parallèlement à ces démarches auprès des politiques, Schöffer obtient l’appui de Philips avec qui il met sur pied, en février 1965, une « Société civile d’étude de la Tour Lumière Cybernétique» qui est présidée par l’ingénieur Louis Armand, qui vient tout juste d’être élu à l’Académie française. La société a pour administrateurs Schöffer, Armand, Daniel van der Putten (Président, Philips France) et MarcelAlbert Jolly (Directeur, Philips France). Philips France et les Laboratoires d’Électronique et de Physique Appliquées contribuent à hauteur de 89 000 francs au capital de la société qui s’élève à 100 000 francs au total21. La société entreprend alors les études préliminaires du projet avec ses différents partenaires. Au cours des années 1960 et 1970, Nicolas Schöffer se livre à une longue campagne de relations publiques, annonçant à tout vent la réalisation imminente de son projet. De nombreux articles sont consacrés à la tour dans Paris Match, Le Monde, Le Figaro et L’Express.22 En 1968, la construction de la tour est une première fois annoncée pour 1970 avant d’être repoussée. En juin 1971, le projet est à nouveau présenté à Pompidou, alors Président de la République, qui renouvelle son appui23. Quelques mois plus tard, Pompidou aborde publiquement la question de l’aménagement de La Défense. Il déclare alors que « l’architecture moderne de la grande ville se ramène à la tour» et que la prévention française et parisienne contre la construction en hauteur est « tout à fait rétrograde ». Du même souffle, il ajoute qu’il verrait d’un bon œil, à La Défense, « soit une œuvre sculpturale très haute et très étroite, soit un immense jet d’eau24 ». En avril 1972, Le Figaro annonce que la construction de la tour sera achevée en 197625. Dans la foulée, Schöffer publie La Tour Lumière Cybernétique (1973) qui constitue tout à la fois une étude technique et un manifeste en faveur de la réalisation du projet. Schöffer affirme alors que le financement du projet est en voie d’être bouclé. En avril 1974, avec la mort de Pompidou, le projet perd son plus grand appui politique. La construction est repoussée et la tour sombre tranquillement dans l’oubli, bien que certains, périodiquement, aient tenté de relancer le projet. En 1978, Schöffer écrit que la tour est en voie de réalisation, et ce, « après quinze années de luttes homériques26 ». En 1982, la maquette de la tour se trouve encore sur le bureau de Joseph Belmont, président de l’Établissement public pour l’aménagement de la région de la 241 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions Défense (EPAD), qui souhaite sa construction prochaine et envisage d’en parler à François Mitterrand27. En 1986, Schöffer tente sa chance pour une dernière fois et projette de construire la tour à New York. À son décès, en 1992, le projet est au point mort. à l’est. Cet emplacement de choix, dans l’axe historique, était envisageable à condition que la SNCF cède une parcelle de terrain afin d’ériger les fondations de la tour. On peut présumer du rôle qu’a probablement dû jouer Louis Armand à cette occasion, lui qui fut longtemps un des hauts dirigeants de la SNCF. Le projet schöfferien d’une ville cybernétique doit également être appréhendé en regard du Schéma directeur de l’aménagement de l’urbanisme de la région de Paris adopté en 1965. Fruit du travail de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région parisienne (IAURP) présidé par Paul Delouvrier, le plan constitue la réponse de l’État à la crise démographique et aux problèmes de transport qui frappent alors Paris. Ce n’est pas un hasard si le projet de ville cybernétique fait état de préoccupations similaires et adopte largement la rhétorique de plan. En effet, le plan a été conçu avec la collaboration de Michel Ragon, le fondateur du Groupe International d’Architecture Prospective (GIAP) dont Nicolas Schöffer est un membre éminent. Le GIAP sera d’ailleurs partie prenante de la campagne de relations publiques en faveur du controversé Plan Delouvrier30. Cette connivence explique en partie le choix de l’emplacement final de la Tour Schöffer, fort avantageux, qui est décidé Cybernétique et politique dans la France des années 1960 et 1970 Le projet de construction de la Tour Lumière Cybernétique s’inscrit d’emblée dans les différents plans d’urbanisme de l’époque. Dès 1964, suite à l’adoption du plan d’aménagement du quartier de La Défense, Nicolas Schöffer aurait entrepris « une campagne de harcèlement dans le maquis des ministères28 ». Il s’est notamment livré à une longue partie de bras de fer avec le directeur de l’EPAD, André Prothin, qui rejetait l’emplacement suggéré par Schöffer, soit dans l’axe historique, juste devant le CNIT, le tout premier édifice construit à La Défense29. Prothin privilégiait plutôt des emplacements plus lointains et moins prestigieux, dont le mont Valérien. Un premier compromis fut trouvé pour un emplacement situé deux kilomètres à l’ouest du CNIT avant que le successeur de Prothin à la tête de l’EPAD, Jean Millier, accepte l’emplacement définitif, un kilomètre plus 242 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions LE POINT SUR… Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions par Jean Millier suite à sa nomination à la tête de l’EPAD en 1969, lui qui fut le directeur général de l’IAURP durant la conception du Plan Delouvrier. Proposant une solution au problème des transports, la Tour Schöffer prévoit un système de surveillance « en temps réel » de la situation de « chacun des points sensibles de la ville »31. En communiquant ces informations aux citoyens, un phénomène d’auto-ajustement cybernétique de la population à son environnement pourrait s’opérer. De la même manière, le projet de Schöffer trouvait une résonance avec certains des grands projets d’innovation qui ont caractérisé les années Pompidou. Par exemple, au cours des années 1960 et 1970, la Poste est confrontée au défi de l’automatisation du tri postal et du développement des réseaux téléphoniques, dont le retard est important32. Si la Tour Lumière Cybernétique propose – de manière pour le moins énigmatique – d’intégrer dans sa programmation et de communiquer des informations provenant des PTT, elle doit également constituer «un élément de régulation et de contrôle de nombreuses fonctions urbaines et territoriales (circulation, communications, télévision, radio, P.T.T. 33) ». Plus important encore, le projet de Schöffer est soluble dans la politique gaulliste d’indépendance technologique nationale dans les secteurs stratégiques de l’informatique et des télécommunications qui a été poursuivie par Pompidou. Citons par exemple le Plan Calcul de 1966 qui visait à assurer l’autonomie française et le développement d’un secteur européen dans le domaine de l’informatique, et particulièrement dans le développement de super-ordinateurs, ainsi que le plan de rattrapage dans le secteur des télécommunications, adopté en 1969.Tandis que la Tour Schöffer, en synergie avec ces initiatives politiques, impliquait la construction d’un super-ordinateur – le cerveau électronique de la tour – et constituait une avancée dans le domaine de l’informatique et des télécommunications, son aspect monumental en faisait un symbole de l’économie et de la souveraineté française à l’ère de l’information. Ajoutons enfin le rôle que sera appelé à jouer Philips dans la réalisation du Plan Calcul après s’être joint, en 1973, à la Compagnie internationale pour l’informatique (CII) et à Siemens pour former Unidata, un consortium européen appelé à concurrencer IBM dans le domaine de l’informatique. Le projet de Schöffer solidarisait les deux tendances parfois difficilement conciliables du gaullisme, soit l’autonomie nationale dans les secteurs stratégiques et l’accroissement de l’intégration politique et économique de 243 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions l’Europe.Tout en insistant sur l’ancrage national et parisien de la tour, Schöffer affirmait qu’elle permettrait de « créer un pont entre les différents groupes plus ou moins antagonistes » et serait en mesure d’intervenir « dans les organisations supranationales futures en Europe, favorisant l’osmose entre les diverses conceptions politico-sociales divisant le continent34 ». À terme, la tour devait fonctionner au niveau européen et constituer le cœur d’une nouvelle Europe plus intégrée économiquement et politiquement. Cette vision de l’Europe, au cœur du projet de Schöffer, convergeait très certainement avec celle de certains intellectuels et politiques qui ont été associés au projet. C’est le cas notamment de Louis Armand, qui devient le président, en 1958, d’un des premiers jalons de l’Union européenne, la Communauté européenne de l’énergie atomique. En 1970, alors qu’il s’implique dans la préparation des études de la Tour Schöffer, Armand constate la « coïncidence de deux mutations : celle de la dimension et de la compréhension européennes, et celle de l’arrivée de la cybernétique35 ». Enfin, la Tour Schöffer proposait un modèle de transformation sociale incrémentale et pacifique, exempt de crises et de conflits. Schöffer considérait Mai 68 comme une prise de conscience, par tout un secteur de la société – les intellectuels et les universitaires – d’un développement socioéconomique caractérisé aussi bien par l’abondance quantitative de biens et de services que par l’appauvrissement qualitatif de l’existence36. Si Schöffer formule une critique similaire de la « médiocrisation » de l’existence et de la société de consommation, la cybernétique est considérée comme une solution à ces maux. La tour permettrait d’obtenir les « résultats » de Mai 68 sans les désordres, par un processus d’auto-transformation cybernétique. Du point de vue des politiques gaullistes, la Tour Schöffer constituait ainsi une manière opportune de gérer ou de sublimer les crises sociales. En ce sens, le slogan de Pompidou à l’élection de 1969, « le changement dans la continuité », évoque très précisément la conception des transformations sociales qui est inhérente à la Tour Schöffer. Une tour dans un environnement hostile Dans La Tour Lumière Cybernétique, qui paraît en 1973, Nicolas Schöffer se montre très confiant quant à la réalisation prochaine de sa tour, et ce, alors que depuis des années il annonce inlassablement sa réalisation « pour l’an prochain37 ». Une lecture attentive témoigne de l’ouvrage témoigne tou- 244 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions LE POINT SUR… Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions tefois de son souci d’adapter son projet aux événements du jour et de l’articuler aux mutations du contexte politique. L’ouvrage prend soin de positionner le projet face à certaines controverses qui ont marqué le développement de La Défense. L’année précédente, la hauteur de certaines constructions avait fait l’objet de débats houleux. La vie à La Défense est alors décrite en termes très négatifs. Par exemple, selon un travailleur interviewé par Le Point, « le plus pénible, malgré l’amélioration des postes de travail, c’est encore la climatisation et la lumière artificielle. Tout est programmé : on ne peut régler à son gré ni l’éclairage ni la température38 ». Dans le même article, un chercheur affirme qu’à La Défense « on se sent happé par une formidable machine, et comme conditionné […] On en arrive ainsi, dans le secteur tertiaire, à une dépersonnalisation analogue à celle du monde industriel ». Confronté à de telles critiques, Schöffer explique que les controverses autour de La Défense concernent en fait ce que les Américains appellent des buildings, c’est-àdire des immeubles de grande hauteur. La Tour Lumière Cybernétique n’aurait rien à voir avec ces controverses, d’autant plus qu’elle serait construite loin à l’ouest de la zone concernée. La nouvelle version de la tour présentée par l’ouvrage est équipée d’un système de contrôle et de régulation de la pollution qui prévoit l’ajout de capteurs de pollution ainsi que l’installation d’une ligne téléphonique permettant aux citoyens de signaler toute dégradation de l’air. Ce faisant, le projet devient pertinent quant aux nouvelles préoccupations environnementales de l’époque, qui font notamment suite à la proclamation, en 1970, de l’Année européenne pour la conservation de la nature et à la publication très médiatisée, en 1972, du rapport du Club de Rome sur les limites écologiques de la croissance économique. Or, cette nouvelle préoccupation à l’égard de l’environnement révèle paradoxalement un problème plus fondamental dans l’art cybernétique de gouverner pratiqué par la Tour Schöffer. En effet, tandis que l’équilibre évolutif qu’elle permettrait de maintenir suppose un ajustement harmonieux entre l’homme et son environnement en ce qui concerne un certain nombre de phénomènes, les conclusions du Club de Rome, basées sur les simulations par ordinateur du cybernéticien Jay Forrester, suggèrent plutôt que les activités humaines alimentent une crise menaçant la survie même de l’espèce. En d’autres termes, la mise en équilibre des phénomènes que la tour prétend pouvoir opérer ne serait qu’une fiction. Les boucles de rétroaction cybernétique 245 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions il faut également souligner l’opposition de l’Internationale situationniste de Guy Debord à la cybernétique en général et à l’art cybernétique schöfferien en particulier. En mars 1965, les situationnistes avaient perturbé une allocution d’Abraham Moles et de Nicolas Schöffer, diffusant à l’occasion un tract intitulé La tortue dans la vitrine (dialectique du robot et du signal). Un autre critique virulent est Jean Baudrillard, qui est alors actif dans l’avantgarde formée autour de la revue Utopie. Dans Pour une critique de l’économie politique du signe (1972), Baudrillard critique vivement la conception cybernétique de l’environnement de Schöffer (il écrit « Schoeffer »), laquelle ne constituerait le « stade achevé de l’économie politique 41 ». Un des facteurs ayant contribué à l’abandon du projet est la fin abrupte du consortium européen Unidata. En 1975, deux ans seulement après son inauguration, Unidata implose suite à la fusion entre la CII et l’américaine Honeywell-Bull. Comme principal actionnaire de la Société civile d’étude de la Tour Lumière Cybernétique, Philips France se trouvait dès lors dans une situation délicate. La relation privilégiée entre Philips et le gouvernement français, qui est très lié à la CII, était désormais chose du passé, comme en témoigne notamment l’échec ultérieur, en 1979, d’un accord n’alimenteraient pas la stabilité ou un quelconque équilibre évolutif, mais une crise exponentielle dont la tour pourrait bien se rendre complice. Enfin, Nicolas Schöffer prend bien soin de défendre la cybernétique à l’encontre de ses détracteurs. Loin d’être « une machine infernale du totalitarisme technologique au service de toute forme de répression », la cybernétique «est essentiellement libératrice, du fait qu’elle assume avec une objectivité parfaite les fonctions de choix et d’élimination propres à chaque acte de gouvernement39 ». Cette intervention apparaît nécessaire dans la mesure où l’association entre la cybernétique et le totalitarisme semble alors en voie de s’imposer. Une telle critique politique de la cybernétique a notamment été le fait d’autres acteurs des avant-gardes de l’époque. Pensons par exemple à JeanLuc Godard qui, dans Alphaville (1964), présente un univers où la pensée subjective est bannie au profit des calculs d’un super-ordinateur, Alpha 60. Dans le film, tourné dans le cadre fraîchement construit et moderne du Front de Seine et de La Défense, Alpha 60 intervient sur « le départ des trains et des avions, la circulation des hommes et des marchandises, la distribution de l’électricité, la répression du banditisme, les opérations de guerre40 ». Malgré son caractère plus confidentiel, 246 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions LE POINT SUR… Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions exceptionnels face auxquels il était d’ailleurs prévu qu’elle disparaisse temporairement derrière un écran de fumée auto-généré44. À l’envers de l’auto-régulation cybernétique, le rapport Nora-Minc plaide plutôt en faveur d’un exercice « de plus en plus vigoureux » des pouvoirs régaliens. Le rapport Nora-Minc fait également suite à d’importantes mutations technologiques et stratégiques, dont il prend acte. Si le développement de super-ordinateurs prévu par le Plan Calcul de 1966 était nécessaire afin de développer la bombe H française, l’invention du micro-ordinateur, en 1973, démocratise radicalement l’informatique dont les applications quotidiennes se multiplient. Le rapport ne cesse ainsi d’opposer «l’informatique élitiste » des ordinateurs des années 1950, « complexes » et « difficiles à manier », à une nouvelle « activité de masse ». « Les relations de l’utilisateur et de la machine perdent leurs sens démiurgique », annonce ainsi le rapport45. Rendu possible par le développement des satellites de communication, le passage de l’informatique à la « télématique », néologisme qui suggère un rapprochement entre les télécommunications et l’informatique, rend caduc le cerveau électronique de la Tour Schöffer tout comme les antennes qui la surplombent. D’une manière qui n’est pas sans rappeler la entre Philips et la Compagnie générale d’électricité quant à la création d’une société commune de télécommunications. L’échec d’Unidata a également conduit Philips à abandonner le développement de super-ordinateurs semblables au cerveau électronique de la Tour Lumière Cybernétique. Le rapport Nora-Minc, présenté en janvier 1978, marque probablement le divorce définitif entre la Tour Lumière Cybernétique et les projets de l’administration. Le rapport ne se démarque pas tant par les idées nouvelles qu’il formule que par sa capacité à mettre en forme et à synthétiser des idées déjà présentes et à exprimer l’air du temps42. Rompant avec la candeur et l’optimisme des années Pompidou, le rapport souligne les nouvelles réalités politiques et économiques qui font suite au choc pétrolier et aux conclusions du Club de Rome. La métaphore politique fondamentale du rapport est celle de la « crise », d’une crise polymorphe qui serait tout à la fois économique, technologique et environnementale. La Tour Schöffer, dont l’objet est d’accompagner les évolutions dans une perspective d’auto-régulation, apparaît complètement inadaptée au « nouveau défi de l’incertitude », à ce monde où « il n’y a pas de bonne prévision43 ». En bonne machine statistique, la Tour Schöffer était étrangère aux événements 247 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions rhétorique de Schöffer, le rapport Nora-Minc, qui devient rapidement un best-seller inattendu, annonce une véritable synthèse des médias. En effet, résumant le rapport sur les ondes de TF1, Roger Gicquel affirmait que « Demain, toutes les techniques aujourd’hui séparées, de la presse, du téléphone, de la télévision, de la poste, fusionneront46 ». Mais à la différence de la Tour Schöffer, la synthèse télématique s’opère sur des réseaux décentralisés équipés de terminaux conviviaux – ce sera le Minitel. Ainsi, dans la nouvelle ère de prospective qui s’ouvre avec le rapport Nora-Minc, la Tour Schöffer apparaît assurément comme un puissant repoussoir face aux nouveaux projets de la société de l’information et de la société des réseaux. Lumière Cybernétique est un projet technique, c’est d’abord et avant tout un projet social et politique qui s’incarne par la technique. Son échec est lié à des transformations sociales et politiques dans lesquelles la tour n’était plus soluble et à l’avènement de médias et de techniques plus en phase avec l’air du temps. Ce fut d’abord le Minitel et par la suite Internet, les réseaux sociaux et le big data. Comme le remarque Philippe Breton, il existe certainement un « effet de cycle » en ce domaine47. En ce qui concerne l’histoire des médias, le cas de la Tour Lumière Cybernétique témoigne de la nécessaire ouverture à d’autres historiographies et à d’autres traditions disciplinaires. Plutôt que de se limiter à l’étude des médias canoniques (presse, radio, télévision, etc.), l’histoire des médias a tout avantage à adopter une conception élargie des médias et de leur histoire. L’étude du fonctionnement de la Tour Lumière Cybernétique et de la ville cybernétique permet d’explorer une conception des médias en tant qu’environnement, milieu de vie et matière artistique à élaborer48. Ce faisant, de nouveaux objets et de nouvelles généalogies viendront enrichir le programme de l’histoire des médias et éclairer de «nouveaux» présents et de «nouveaux» passés. Par exemple, l’étude de la Tour Lumière Cybernétique permet d’en- Le Tour Lumière Cybernétique et l’histoire des médias L’abandon du projet de construction de la Tour Lumière Cybernétique est une affaire complexe. Aucune décision ne marque l’abandon du projet. Les facteurs identifiés ici sont de natures et d’échelles différentes: les controverses quant à l’aménagement de La Défense, les politiques d’innovation technologique et les conflits opposant les différentes avant-gardes ne sont que quelques-uns d’entre eux. Si la Tour 248 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions LE POINT SUR… Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions visager une autre généalogie de la culture numérique contemporaine, laquelle est notamment caractérisée par des processus de « remédiation » lors desquels les nouveaux médias ont pour contenu des formes médiatiques plus anciennes. Comme la Tour Lumière Cybernétique bien avant lui, l’iPhone n’est-il pas un média de médias ? Notes 13 Ibid., p.29. Voir le cahier spécial « Univers-Match » publié dans les numéros 951 et 952 de Paris Match en juillet 1967. 14 N. Schöffer et Sers, op. cit., 1971, p.63. 1 D. Dubarle, « Une nouvelle science : la cybernétique.Vers la machine à gouverner », Le Monde, 28/12/1948. 15 N.Wiener, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, Paris, Hermann et Cie, 1948. 2 N. Schöffer se joint notamment au groupe Espace, formé en 1951 à l’initiative d’André Bloc. Ensuite, de 1954 à 1956, Nicolas Schöffer anime le groupe Néovision avec le peintre Constant Nieuwenhuys et le sculpteur Stephen Gilbert. 16 N. Schöffer, La Tour Lumière Cybernétique, Paris, Denoël/Gonthier, 1973, p.56. 3 B. Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992. 4 17 N. Schöffer et P. Sers, Entretiens avec Nicolas Schöffer, Paris, Éditions Pierre Belfond, 1971, p. 12. 5 6 M. Ligier, « Nicolas Schöffer architecte du nombre, penseur de la société », in Nicolas Schöffer, Dijon, Presses du réel, 2004. Ibid., p.12. M. Ragon, La Cité de l’an 2000, Paris, Casterman, 1968, p.123. 19 P.-M. Grand, « Sculpture et gravure », Le Monde, 5/12/1958. 7 20 N. Schöffer, « Nouvelles structures pour l’avenir, la ville cybernétique », in Les visionnaires de l’architecture, Paris, Robert Laffont, 1965, p.27-28. 8 9 Statuts de la Société civile d’étude de la tour lumière cybernétique, Fonds Louis Armand, 85 J 160, Archives départementales de Haute-Savoie. Ibid., p.31. Le projet a également fait l’objet d’un documentaire de 12 minutes, La Tour Lumière Cybernétique de La Défense, diffusé par l’ORTF. 22 Laissée à l’abandon durant une quarantaine d’années, la tour de Liège a été restaurée en profondeur en 2015-2016. Il est désormais notamment possible d’interagir avec la tour sur Twitter (@CyberTower). N. Schöffer, op. cit., 1973, p.9-36. 12 Ibid., p.9-36. N. Schöffer, op. cit., 1973, p.17. 21 10 11 N. Schöffer, op. cit., 1971, p.38. 18 « Le sculpteur Nicolas Schöffer a présenté à M. Pompidou son projet de Tour Lumière Cybernétique », Le Monde le 5/06/1971. À propos de cette rencontre, Schöffer écrira : 23 249 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE LE POINT SUR… « Déclaration de Georges Pompidou, Président de la République, sur l’art et l’architecture », Le Monde, 17/10/1972. 24 J.Warnod, «Schöffer: une aventure derrière le miroir », Le Figaro, 22/04/1972. 25 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions N. Schöffer, Perturbation et chronocratie, Paris, Denoël/Gonthier, 1978, p.221. 26 M. Champenois, « L’aménagement de la Tête-Défense : M. Belmont souhaite l’organisation d’un concours international d’architecture », Le Monde, 16/01/1982. 27 J. Michel, « Les lumières sculptées de Nicolas Schöffer », Le Monde, 23/05/1974. 28 29 N. Schöffer, op. cit., 1973, p.17-18. L. Busbea, Topologies. The Urban Utopia in France, 1960-1970, Cambridge, MIT Press, 2007, p.88. Sur la campagne du GIAP en faveur du plan Delouvrier, voir M. Ragon, « Paris ne sera pas toujours Paris », Paris Match, juin 1965, 732, p.50-53. 30 31 N. Schöffer, op. cit., 1973, p.73. L. Laborie, « Aménager le territoire, ménager l’institution. Le service postal sous tension (1962-1974) », in Georges Pompidou et la modernité. Les tensions de l’innovation 1962-1974, Bruxelles, Peter Lang, 2006. 36 L. Busbea, op. cit., 2007, p.54-55. 37 J. Michel, op. cit., 1974. C. Bergeron, « Vivre à La Défense », Le Point, 25/09/1972. 38 39 A. Pierre, « La machine à gouverner. Art et science du cyberpouvoir selon Nicolas Schöffer », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 116, été 2011, p.47. À l’époque, Playtime (1967) de Jacques Tati et L’Odyssée de l’espace (1969) de Stanley Kubrick proposent également des critiques similaires des univers cybernétisés et de l’ordinateur. 40 J. Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, p. 200-255. 41 A.Walliser, « Le rapport Nora-Minc. Histoire d’un best-seller », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 23, juillet-septembre 1989. 42 S. Nora et A. Minc, L’informatisation de la société. Rapport présenté à M. le Président de la République, Paris, La Documentation Française, 1978, p.16. 43 44 N. Schöffer, op. cit., 1973, p.35. 45 S. Nora et A. Minc, op. cit., 1978, p.22. 46 Le journal de 20h, 19/05/1978, TF1. 32 33 N. Schöffer, 1971, op. cit., p.67-68. 34 Ibid., p.68. L.Armand, «L’entreprise devant l’Europe», in L’entreprise de demain, Verviers, Éditions Gérard et Co., 1970, p.11. 35 N. Schöffer, op. cit., 1973, p.56. P. Breton, « La société de l’information : de l’utopie au désenchantement », Revue européenne des sciences sociales, 2002, https ://ress.revues.org/604. 47 Voir J. D. Peters, The Marvelous Clouds. Toward a Philosophy of Elemental Media, Chicago, University of Chicago Press, 2015. 48 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Montréal - - 132.204.3.57 - 05/06/2017 19h27. © Nouveau Monde éditions « Une fois encore, je trouvai un accueil extrêmement favorable et un soutien moral très précieux ». Schöffer, op. cit., 1973, p. 20.