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l abandon@du@projet@de@construction@de@la@tour
lumire@cyberntique@de@la@dfense
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L’abandon du projet de construction
de la Tour Lumière Cybernétique
de La Défense
Dominique Trudel*
À partir de 1963, le projet de
construction d’une Tour Lumière
Cybernétique à Paris a suscité un
grand intérêt dans l’opinion publique,
dans différents cercles artistiques et
scientifiques ainsi que chez de nombreux politiciens et administrateurs.
Jamais construite, la tour imaginée
par l’artiste franco-hongrois Nicolas
Schöffer (1912-1992) devait être plus
haute que la tour Eiffel et constituer
l’emblème du nouveau quartier de
La Défense et du Paris du XXIe siècle.
En juillet 1967, Paris Match consacrait
d’ailleurs un dossier spécial à ce
« mobile cybernétique fulgurant
d’éclairs et de flashs polychromes »,
soulignant que « de tous les projets
étudiés officiellement pour le Paris
nouveau, celui-ci est le plus gigantesque1 ».
La particularité de ce projet est de
se présenter tout à la fois comme une
œuvre d’art, un média de communication, et une technologie cybernétique
de gouvernement. Constituée de nombreuses pièces mobiles et lumineuses,
la tour doit être comprise dans le
contexte du développement de l’art
cinétique au courant des années 1960,
lequel est caractérisé par l’interaction
entre l’œuvre en mouvement et le
spectateur. Les pièces mobiles de la
Tour Schöffer devaient s’activer en
fonction des différentes informations
liées à son environnement et traitées
par un ordinateur central. Sublimant
l’information par l’art, la tour se pré-
* Chercheur postdoctoral, Institut des sciences de la communication, Centre national de la recherche
scientifique.
N°28 – Printemps 2017
235
Le Temps des M édias
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LE POINT SUR…
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sente comme un média « total » d’un
genre nouveau, capable d’opérer une
nouvelle synthèse de l’information.
La tour constitue également l’amorce
d’un projet social et politique révolutionnaire. Épicentre de la « ville cybernétique », la tour a pour objectif l’établissement d’une nouvelle forme cybernétique de gouvernement qui devait
remédier aux défaillances des institutions politiques traditionnelles. La Tour
Lumière Cybernétique prolonge ainsi
l’œuvre du fondateur de la cybernétique, le mathématicien américain
Norbert Wiener, qui souhaitait développer une nouvelle « science du
contrôle et de la communication2 ».
D’une manière similaire, Schöffer définit quant à lui la cybernétique comme
la « science du gouvernement et de
l’efficacité par l’optimisation des choix
de décisions et des actions3 ».
Cet article propose de revisiter le
contexte dans lequel cette utopie s’est
déployée et les différentes mutations
technologiques et politiques qui l’ont
rendue caduque. L’abandon du projet
de construction de la Tour Lumière
Cybernétique est une histoire obscure.
Aucune décision ne vient marquer
l’abandon définitif du projet, qui, de
report en report, a en quelque sorte
perdu son actualité. Si la littérature
existante identifie certains des facteurs
ayant conduit à l’abandon du projet,
notamment la mort du Président
Pompidou (1974), le principal appui
politique de Schöffer, et le choc pétrolier de 1973, ces explications paraissent
insuffisantes. En effet, comme l’a souligné Bruno Latour, l’abandon d’un
projet d’innovation ne dépend jamais
d’un seul facteur.Aucune cause unique
n’explique l’abandon du projet de
transport en commun ARAMIS ou
de la Tour Lumière Cybernétique4.
Dans cette perspective, cet article propose les bribes d’une histoire en deux
temps explorant d’abord la façon dont
le projet d’édification d’une Tour
Lumière Cybernétique s’est articulé
au contexte et aux priorités politiques
de l’époque et, ensuite, les nouveaux
contextes dans lesquels le projet a
perdu de son actualité. Si la Tour
Schöffer, à une certaine époque,
condensait, articulait et synthétisait
différentes visions et aspirations politiques, celles-ci ont tôt fait de migrer
ailleurs, vers de nouvelles techniques,
de nouveaux médias et de nouvelles
priorités. Dans cette mesure, l’échec
du projet a une valeur diagnostique :
il permet d’interroger, de manière
partielle, certaines des transformations
intervenues au carrefour de la vie
politique et intellectuelle française,
des avancements de la cybernétique,
des arts d’avant-garde, des médias et
des technologies de l’information.
La première partie de l’article retrace
l’élaboration de l’art cybernétique de
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Nicolas Schöffer depuis sa rencontre
avec la cybernétique de Wiener
jusqu’aux projets jumeaux de la tour
et de la ville cybernétique. La deuxième
partie explore les stratégies mobilisées
par Schöffer pour articuler son projet
aux enjeux et aux débats politiques
de l’époque. Les plans d’aménagement
de Paris et de La Défense et les politiques de développement du secteur
de l’informatique et des télécommunications sont notamment abordés
dans cette perspective, tout comme
les différentes critiques qui ont contribué à discréditer le projet.
« créer la création » en initiant « un
processus dans le temps, qui peut largement dépasser la vie et le rôle d’un
objet5 ». Ainsi, dès lors que la programmation devient cybernétique et
que des boucles de rétroaction participent à modifier tout à la fois l’environnement et la programmation, il
peut s’enclencher « un processus de
progression, riche en imprévu, qui
peut, à son tour, ouvrir la voie à une
vie évolutive, dans le sens aléatoire du
mot6 ». L’art cybernétique de Schöffer
se développe successivement autour
du spatiodynamisme (1948), du luminodynamisme (1957) et du chronodynamisme (1960), lesquels se distinguent par l’intérêt pour un medium
particulier : l’espace, la lumière et le
temps. On ne connaît pas d’engagement politique durable de la part de
Schöffer, qui, d’une manière proche
de Norbert Wiener, cherchait à trouver
une troisième voie entre le capitalisme
et le communisme, qu’il renvoyait dos
à dos.
En 1954, Schöffer édifie une Tour
Spatiodynamique Cybernétique et
Sonore au parc de Saint-Cloud. Haute
de cinquante mètres, la tour métallique,
détruite après l’exposition, réagissait
aux changements de température, de
lumière et de sons grâce à différents
capteurs reliés à un « cerveau électronique » conçu par Jacques Bureau, un
ingénieur de la compagnie Philips.
L’élaboration
d’un art cybernétique
Après des études à l’École des
beaux-arts de Budapest, Nicolas Schöffer s’installe à Paris en 1936 afin de
poursuivre ses études à l’École nationale
supérieure des beaux-arts. D’abord
influencé par le constructivisme russe
et le surréalisme, l’œuvre de Schöffer
est profondément marquée par sa rencontre avec la cybernétique de Norbert
Wiener, qu’il découvre dès la fin des
années 1940. Schöffer commence alors
à imaginer des œuvres ouvertes sur
leur environnement et capables d’évolutions en fonction de boucles de
feedback. Plutôt que de simplement
créer un objet ou une œuvre figée,
l’artiste doit programmer, c’est-à-dire
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L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE
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Deux ans plus tard, Schöffer réalise sa
première véritable œuvre cybernétique,
CYSP 1. Équipée d’un cerveau électronique et de capteurs similaires à
ceux de la tour de Saint-Cloud, CYSP
1, une structure d’acier de 2 mètres et
demi, réagit aux transformations de
son environnement en activant ses
pièces mobiles et en diffusant des
extraits d’une piste sonore préenregistrée, fruit du travail de Pierre Henry.
En juin 1956, lors du premier Festival
de l’art d’avant-garde de Marseille,
CYSP 1 est intégrée à une chorégraphie de Maurice Béjart présentée sur
le toit de la Cité radieuse de Le Corbusier. CYSP 1 sera par la suite exposée
dans les rues de Paris et sera la pièce
maîtresse d’un spectacle cybernétique
présenté au théâtre d’Évreux. Un critique de l’époque, témoin du parcours
de CYSP 1, affirmait qu’il s’agissait là
de « la synthèse la plus avancée possible
du cinéma, de la sculpture et de la
musique7 ».
En plus de faire usage des technologies informatiques qui sont corollaires
des avancées de la cybernétique, l’art
cybernétique de Nicolas Schöffer est
caractérisé par des rétroactions simultanées à double sens intervenant entre
la programmation et l’environnement.
Une première boucle de rétroaction
permet à l’art cybernétique d’intervenir
sur l’environnement, d’en modifier
les qualités esthétiques afin d’influencer
les comportements humains. L’art de
Schöffer vise à « percuter plus profondément dans le champ psychophénoménologique du spectateur, de
le prendre en charge pour ainsi dire,
de le stimuler ou de le contracter, par
le truchement de produits esthétiques8 ». Une deuxième boucle de
rétroaction lie les comportements
humains et l’environnement à l’œuvre
qui les prolonge. Si « l’œuvre vit et
s’adapte autant à celui qui la perçoit »,
l’objectif demeure les comportements
des spectateurs qui sont « transcendés
en vue de [leur] propre amélioration9 ».
En 1961, Nicolas Schöffer érige
une Tour Spatiodynamique Cybernétique de 50 mètres à Liège, aux
abords du Palais des Congrès10. En
1966, il aménage le Voom-Voom, une
discothèque de Saint-Tropez où un
cerveau électronique coordonne le
mouvement de différentes pièces
mobiles et lumineuses. En 1968, en
collaboration avec la compagnie Philips,
au sein de laquelle Schöffer est nommé
directeur du département « ambiance
programmée », il commercialise le
Lumino, un objet ressemblant à un
récepteur de télévision qui diffuse
une « musique visuelle ». Si ces œuvres,
de manières différentes, permettent
d’articuler et de développer le projet
d’un art cybernétique, les milieux
qu’elles investissent demeurent restreints
ou marginaux. La Tour Lumière Cyber-
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LE POINT SUR…
nétique et la ville cybernétique constituent l’aboutissement de l’art cybernétique schöfferien, « la réalisation de
l’art dans la vie », selon une formule
de l’époque.
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de deux types d’informations dites
« proches » et « lointaines ». Des microphones, cellules photoélectriques, thermomètres et anémomètres devaient
informer la tour des changements
survenant dans son environnement
proche. Toutes les informations disponibles sur les activités de la ville et
sur son environnement lointain
devaient converger vers la tour, notamment les PTT, la SNCF, la RATP,
l’ORTF, l’AFP, mais aussi la bourse,
les services hospitaliers, les sapeurspompiers ainsi que de nombreuses
administrations13.
La masse d’informations recueillies
devait influencer l’activité de la tour,
qui en proposerait une synthèse artistique, mais également influencer le
comportement des citadins. Si le degré
d’excitation de la ville devait parfois
correspondre au degré d’excitation
de la tour, dont les pièces mobiles et
lumineuses s’agiteraient afin de refléter
cet état, la tour aurait également pour
fonction d’agir sur le degré d’excitation
de la ville. Elle pourrait ainsi freiner
un emballement en ralentissant ses
rythmes ou au contraire provoquer
l’accélération d’un environnement
engourdi. Schöffer est très clair quant
au rôle non seulement esthétique,
mais « fonctionnel » de la tour, qui
devait constituer « un des éléments
majeurs de la planification cybernétique
d’un ensemble habité – de la région
La Tour Lumière Cybernétique
et la ville cybernétique
La Tour Lumière Cybernétique se
présente comme une version surdimensionnée, améliorée et visitable de
la tour de Liège. À partir d’une première
sculpture réalisée en 1961, Chronos 4,
plusieurs versions de la tour se sont
succédé et ont comporté d’importantes
variations. Par exemple, la hauteur de
la tour a tantôt été de 307, 324, 340 et
500 mètres et plusieurs sites ont été
envisagés avant que le choix s’arrête
sur un terrain situé au carrefour de
l’A14 et de la D131, tout près de l’actuelle place Nelson-Mandela11. Dans
sa version définitive, la tour devait
avoir une hauteur de 344 mètres, en
plus des antennes, et compter sept
plateformes visitables, dont un restaurant
tournant situé au sommet. La tour
devait être équipée de plusieurs centaines de pièces mobiles, dont 263
miroirs de différentes tailles, 2 085
flashes (dont 1 flash laser de 10 mégawatts), 2 250 projecteurs couleur, 40
projecteurs de marine et 24 lasers12.
Les éléments mobiles et lumineux
de la tour devaient s’animer en fonction
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L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE
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parisienne, de la nation, ou même, sur
certains plans, du continent14 ». Afin
d’éviter une trop grande périodicité,
une « cellule d’indifférence » devait
intervenir afin d’influencer la programmation de la tour, qui pourrait
également être commandée manuellement à partir d’un « orgue » sur
lequel des artistes seraient invités à
jouer.
En plus de sa fonction esthétique,
la Tour Schöffer est un média qui a
une fonction de gouvernement, conformément avec l’étymologie de la cybernétique – le grec kubernêtikê, qui
désigne le maniement du gouvernail
– ainsi qu’avec la définition première
de la cybernétique comme art de gouverner proposée par André-Marie
Ampère dès 1834. Les implications de
la cybernétique pour la conduite des
sociétés et des phénomènes humains
n’avaient d’ailleurs pas échappé au
Père Dominique Dubarle, qui, dès
1948, soulignait les possibles applications
politiques de la cybernétique, et ce,
malgré les réserves exprimées par Norbert Wiener15. Cette insistance sur la
portée politique de la cybernétique,
autant de la part de ses partisans et de
ses détracteurs, constitue d’ailleurs une
des caractéristiques spécifiques de la
réception française de la cybernétique.
Au début des années 1950, alors
même qu’il conçoit ses premières
tours monumentales, Nicolas Schöffer
collabore avec des architectes et des
urbanistes afin d’imaginer la ville
cybernétique du futur16. Si, dans l’art
cybernétique, l’œuvre n’est jamais
qu’un intermédiaire permettant
d’amorcer un processus évolutif, la
ville est le medium au cœur des préoccupations créatrices de Schöffer. La
tour n’est en effet qu’un moyen, un
« élément secondaire » écrira Schöffer,
car « l’important c’est la ville17 ».
La ville cybernétique répond à des
exigences de rentabilité, d’efficacité
et de rapidité dans l’organisation des
déplacements et du temps18. Elle est
divisée en trois espaces – repos, travail
et loisirs – ayant des rythmes et des
architectures propres. Si la ville de
repos, construite horizontalement,
invite à la décontraction et à la position
couchée, la ville de travail, construite
verticalement, favorise les contacts
humains et les collaborations. Quant
à la ville de loisir, elle se démarque
plutôt par ses formes organiques et
irrégulières, comme c’est le cas pour
le Centre de loisirs sexuels en forme
de sein dont un promoteur berlinois
aurait brièvement retenu les plans19.
En 1963, une première maquette
de la Tour Lumière Cybernétique est
exposée au Musée des Arts décoratifs.
À cette occasion, Nicolas Schöffer
présente son projet à André Malraux,
alors Ministre des Affaires culturelles.
Selon Schöffer, Malraux adhéra immé-
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diatement au projet dont il parle à
Georges Pompidou, alors Président
du Conseil, et au général de Gaulle20.
Parallèlement à ces démarches auprès
des politiques, Schöffer obtient l’appui
de Philips avec qui il met sur pied, en
février 1965, une « Société civile
d’étude de la Tour Lumière Cybernétique» qui est présidée par l’ingénieur
Louis Armand, qui vient tout juste
d’être élu à l’Académie française. La
société a pour administrateurs Schöffer,
Armand, Daniel van der Putten (Président, Philips France) et MarcelAlbert Jolly (Directeur, Philips France).
Philips France et les Laboratoires
d’Électronique et de Physique Appliquées contribuent à hauteur de 89
000 francs au capital de la société qui
s’élève à 100 000 francs au total21. La
société entreprend alors les études
préliminaires du projet avec ses différents partenaires.
Au cours des années 1960 et 1970,
Nicolas Schöffer se livre à une longue
campagne de relations publiques,
annonçant à tout vent la réalisation
imminente de son projet. De nombreux articles sont consacrés à la tour
dans Paris Match, Le Monde, Le Figaro
et L’Express.22 En 1968, la construction
de la tour est une première fois annoncée pour 1970 avant d’être repoussée.
En juin 1971, le projet est à nouveau
présenté à Pompidou, alors Président
de la République, qui renouvelle son
appui23. Quelques mois plus tard, Pompidou aborde publiquement la question
de l’aménagement de La Défense. Il
déclare alors que « l’architecture
moderne de la grande ville se ramène
à la tour» et que la prévention française
et parisienne contre la construction
en hauteur est « tout à fait rétrograde ».
Du même souffle, il ajoute qu’il verrait
d’un bon œil, à La Défense, « soit une
œuvre sculpturale très haute et très
étroite, soit un immense jet d’eau24 ».
En avril 1972, Le Figaro annonce que
la construction de la tour sera achevée
en 197625. Dans la foulée, Schöffer
publie La Tour Lumière Cybernétique
(1973) qui constitue tout à la fois une
étude technique et un manifeste en
faveur de la réalisation du projet.
Schöffer affirme alors que le financement du projet est en voie d’être
bouclé.
En avril 1974, avec la mort de
Pompidou, le projet perd son plus
grand appui politique. La construction
est repoussée et la tour sombre tranquillement dans l’oubli, bien que certains, périodiquement, aient tenté de
relancer le projet. En 1978, Schöffer
écrit que la tour est en voie de réalisation, et ce, « après quinze années de
luttes homériques26 ». En 1982, la
maquette de la tour se trouve encore
sur le bureau de Joseph Belmont, président de l’Établissement public pour
l’aménagement de la région de la
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L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE
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Défense (EPAD), qui souhaite sa
construction prochaine et envisage
d’en parler à François Mitterrand27.
En 1986, Schöffer tente sa chance
pour une dernière fois et projette de
construire la tour à New York. À son
décès, en 1992, le projet est au point
mort.
à l’est. Cet emplacement de choix,
dans l’axe historique, était envisageable
à condition que la SNCF cède une
parcelle de terrain afin d’ériger les
fondations de la tour. On peut présumer du rôle qu’a probablement dû
jouer Louis Armand à cette occasion,
lui qui fut longtemps un des hauts
dirigeants de la SNCF.
Le projet schöfferien d’une ville
cybernétique doit également être
appréhendé en regard du Schéma
directeur de l’aménagement de l’urbanisme de la région de Paris adopté
en 1965. Fruit du travail de l’Institut
d’aménagement et d’urbanisme de la
région parisienne (IAURP) présidé
par Paul Delouvrier, le plan constitue
la réponse de l’État à la crise démographique et aux problèmes de transport qui frappent alors Paris. Ce n’est
pas un hasard si le projet de ville
cybernétique fait état de préoccupations
similaires et adopte largement la rhétorique de plan. En effet, le plan a été
conçu avec la collaboration de Michel
Ragon, le fondateur du Groupe International d’Architecture Prospective
(GIAP) dont Nicolas Schöffer est un
membre éminent. Le GIAP sera d’ailleurs partie prenante de la campagne
de relations publiques en faveur du
controversé Plan Delouvrier30. Cette
connivence explique en partie le choix
de l’emplacement final de la Tour
Schöffer, fort avantageux, qui est décidé
Cybernétique et politique dans la
France des années 1960 et 1970
Le projet de construction de la
Tour Lumière Cybernétique s’inscrit
d’emblée dans les différents plans d’urbanisme de l’époque. Dès 1964, suite
à l’adoption du plan d’aménagement
du quartier de La Défense, Nicolas
Schöffer aurait entrepris « une campagne de harcèlement dans le maquis
des ministères28 ». Il s’est notamment
livré à une longue partie de bras de
fer avec le directeur de l’EPAD, André
Prothin, qui rejetait l’emplacement
suggéré par Schöffer, soit dans l’axe
historique, juste devant le CNIT, le
tout premier édifice construit à La
Défense29. Prothin privilégiait plutôt
des emplacements plus lointains et
moins prestigieux, dont le mont Valérien. Un premier compromis fut trouvé
pour un emplacement situé deux kilomètres à l’ouest du CNIT avant que
le successeur de Prothin à la tête de
l’EPAD, Jean Millier, accepte l’emplacement définitif, un kilomètre plus
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par Jean Millier suite à sa nomination
à la tête de l’EPAD en 1969, lui qui
fut le directeur général de l’IAURP
durant la conception du Plan Delouvrier.
Proposant une solution au problème
des transports, la Tour Schöffer prévoit
un système de surveillance « en temps
réel » de la situation de « chacun des
points sensibles de la ville »31. En communiquant ces informations aux
citoyens, un phénomène d’auto-ajustement cybernétique de la population
à son environnement pourrait s’opérer.
De la même manière, le projet de
Schöffer trouvait une résonance avec
certains des grands projets d’innovation
qui ont caractérisé les années Pompidou. Par exemple, au cours des années
1960 et 1970, la Poste est confrontée
au défi de l’automatisation du tri
postal et du développement des réseaux
téléphoniques, dont le retard est important32. Si la Tour Lumière Cybernétique
propose – de manière pour le moins
énigmatique – d’intégrer dans sa programmation et de communiquer des
informations provenant des PTT, elle
doit également constituer «un élément
de régulation et de contrôle de nombreuses fonctions urbaines et territoriales (circulation, communications,
télévision, radio, P.T.T. 33) ».
Plus important encore, le projet de
Schöffer est soluble dans la politique
gaulliste d’indépendance technologique
nationale dans les secteurs stratégiques
de l’informatique et des télécommunications qui a été poursuivie par
Pompidou. Citons par exemple le
Plan Calcul de 1966 qui visait à assurer
l’autonomie française et le développement d’un secteur européen dans
le domaine de l’informatique, et particulièrement dans le développement
de super-ordinateurs, ainsi que le plan
de rattrapage dans le secteur des télécommunications, adopté en 1969.Tandis que la Tour Schöffer, en synergie
avec ces initiatives politiques, impliquait
la construction d’un super-ordinateur
– le cerveau électronique de la tour –
et constituait une avancée dans le
domaine de l’informatique et des télécommunications, son aspect monumental en faisait un symbole de l’économie et de la souveraineté française
à l’ère de l’information. Ajoutons enfin
le rôle que sera appelé à jouer Philips
dans la réalisation du Plan Calcul
après s’être joint, en 1973, à la Compagnie internationale pour l’informatique (CII) et à Siemens pour former
Unidata, un consortium européen
appelé à concurrencer IBM dans le
domaine de l’informatique.
Le projet de Schöffer solidarisait
les deux tendances parfois difficilement
conciliables du gaullisme, soit l’autonomie nationale dans les secteurs stratégiques et l’accroissement de l’intégration politique et économique de
243
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l’Europe.Tout en insistant sur l’ancrage
national et parisien de la tour, Schöffer
affirmait qu’elle permettrait de « créer
un pont entre les différents groupes
plus ou moins antagonistes » et serait
en mesure d’intervenir « dans les organisations supranationales futures en
Europe, favorisant l’osmose entre les
diverses conceptions politico-sociales
divisant le continent34 ». À terme, la
tour devait fonctionner au niveau
européen et constituer le cœur d’une
nouvelle Europe plus intégrée économiquement et politiquement. Cette
vision de l’Europe, au cœur du projet
de Schöffer, convergeait très certainement avec celle de certains intellectuels et politiques qui ont été
associés au projet. C’est le cas notamment de Louis Armand, qui devient
le président, en 1958, d’un des premiers
jalons de l’Union européenne, la Communauté européenne de l’énergie atomique. En 1970, alors qu’il s’implique
dans la préparation des études de la
Tour Schöffer, Armand constate la
« coïncidence de deux mutations : celle
de la dimension et de la compréhension
européennes, et celle de l’arrivée de
la cybernétique35 ».
Enfin, la Tour Schöffer proposait
un modèle de transformation sociale
incrémentale et pacifique, exempt de
crises et de conflits. Schöffer considérait
Mai 68 comme une prise de
conscience, par tout un secteur de la
société – les intellectuels et les universitaires – d’un développement socioéconomique caractérisé aussi bien par
l’abondance quantitative de biens et
de services que par l’appauvrissement
qualitatif de l’existence36. Si Schöffer
formule une critique similaire de la
« médiocrisation » de l’existence et de
la société de consommation, la cybernétique est considérée comme une
solution à ces maux. La tour permettrait
d’obtenir les « résultats » de Mai 68
sans les désordres, par un processus
d’auto-transformation cybernétique.
Du point de vue des politiques gaullistes, la Tour Schöffer constituait ainsi
une manière opportune de gérer ou
de sublimer les crises sociales. En ce
sens, le slogan de Pompidou à l’élection
de 1969, « le changement dans la
continuité », évoque très précisément
la conception des transformations
sociales qui est inhérente à la Tour
Schöffer.
Une tour
dans un environnement hostile
Dans La Tour Lumière Cybernétique,
qui paraît en 1973, Nicolas Schöffer
se montre très confiant quant à la
réalisation prochaine de sa tour, et ce,
alors que depuis des années il annonce
inlassablement sa réalisation « pour l’an
prochain37 ». Une lecture attentive
témoigne de l’ouvrage témoigne tou-
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LE POINT SUR…
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tefois de son souci d’adapter son projet
aux événements du jour et de l’articuler
aux mutations du contexte politique.
L’ouvrage prend soin de positionner
le projet face à certaines controverses
qui ont marqué le développement de
La Défense. L’année précédente, la
hauteur de certaines constructions
avait fait l’objet de débats houleux.
La vie à La Défense est alors décrite
en termes très négatifs. Par exemple,
selon un travailleur interviewé par Le
Point, « le plus pénible, malgré l’amélioration des postes de travail, c’est
encore la climatisation et la lumière
artificielle. Tout est programmé : on
ne peut régler à son gré ni l’éclairage
ni la température38 ». Dans le même
article, un chercheur affirme qu’à La
Défense « on se sent happé par une
formidable machine, et comme conditionné […] On en arrive ainsi, dans
le secteur tertiaire, à une dépersonnalisation analogue à celle du monde
industriel ». Confronté à de telles critiques, Schöffer explique que les
controverses autour de La Défense
concernent en fait ce que les Américains appellent des buildings, c’est-àdire des immeubles de grande hauteur.
La Tour Lumière Cybernétique n’aurait
rien à voir avec ces controverses, d’autant plus qu’elle serait construite loin
à l’ouest de la zone concernée.
La nouvelle version de la tour présentée par l’ouvrage est équipée d’un
système de contrôle et de régulation
de la pollution qui prévoit l’ajout de
capteurs de pollution ainsi que l’installation d’une ligne téléphonique
permettant aux citoyens de signaler
toute dégradation de l’air. Ce faisant,
le projet devient pertinent quant aux
nouvelles préoccupations environnementales de l’époque, qui font notamment suite à la proclamation, en 1970,
de l’Année européenne pour la conservation de la nature et à la publication
très médiatisée, en 1972, du rapport
du Club de Rome sur les limites
écologiques de la croissance économique. Or, cette nouvelle préoccupation à l’égard de l’environnement
révèle paradoxalement un problème
plus fondamental dans l’art cybernétique de gouverner pratiqué par la
Tour Schöffer. En effet, tandis que
l’équilibre évolutif qu’elle permettrait
de maintenir suppose un ajustement
harmonieux entre l’homme et son
environnement en ce qui concerne
un certain nombre de phénomènes,
les conclusions du Club de Rome,
basées sur les simulations par ordinateur
du cybernéticien Jay Forrester, suggèrent plutôt que les activités humaines
alimentent une crise menaçant la
survie même de l’espèce. En d’autres
termes, la mise en équilibre des phénomènes que la tour prétend pouvoir
opérer ne serait qu’une fiction. Les
boucles de rétroaction cybernétique
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il faut également souligner l’opposition
de l’Internationale situationniste de
Guy Debord à la cybernétique en
général et à l’art cybernétique schöfferien en particulier. En mars 1965,
les situationnistes avaient perturbé une
allocution d’Abraham Moles et de
Nicolas Schöffer, diffusant à l’occasion
un tract intitulé La tortue dans la vitrine
(dialectique du robot et du signal). Un
autre critique virulent est Jean Baudrillard, qui est alors actif dans l’avantgarde formée autour de la revue Utopie.
Dans Pour une critique de l’économie
politique du signe (1972), Baudrillard
critique vivement la conception cybernétique de l’environnement de Schöffer
(il écrit « Schoeffer »), laquelle ne
constituerait le « stade achevé de l’économie politique 41 ».
Un des facteurs ayant contribué à
l’abandon du projet est la fin abrupte
du consortium européen Unidata. En
1975, deux ans seulement après son
inauguration, Unidata implose suite à
la fusion entre la CII et l’américaine
Honeywell-Bull. Comme principal
actionnaire de la Société civile d’étude
de la Tour Lumière Cybernétique,
Philips France se trouvait dès lors
dans une situation délicate. La relation
privilégiée entre Philips et le gouvernement français, qui est très lié à la
CII, était désormais chose du passé,
comme en témoigne notamment
l’échec ultérieur, en 1979, d’un accord
n’alimenteraient pas la stabilité ou un
quelconque équilibre évolutif, mais
une crise exponentielle dont la tour
pourrait bien se rendre complice.
Enfin, Nicolas Schöffer prend bien
soin de défendre la cybernétique à
l’encontre de ses détracteurs. Loin
d’être « une machine infernale du
totalitarisme technologique au service
de toute forme de répression », la
cybernétique «est essentiellement libératrice, du fait qu’elle assume avec
une objectivité parfaite les fonctions
de choix et d’élimination propres à
chaque acte de gouvernement39 ».
Cette intervention apparaît nécessaire
dans la mesure où l’association entre
la cybernétique et le totalitarisme
semble alors en voie de s’imposer.
Une telle critique politique de la
cybernétique a notamment été le fait
d’autres acteurs des avant-gardes de
l’époque. Pensons par exemple à JeanLuc Godard qui, dans Alphaville (1964),
présente un univers où la pensée subjective est bannie au profit des calculs
d’un super-ordinateur, Alpha 60. Dans
le film, tourné dans le cadre fraîchement
construit et moderne du Front de
Seine et de La Défense, Alpha 60
intervient sur « le départ des trains et
des avions, la circulation des hommes
et des marchandises, la distribution
de l’électricité, la répression du banditisme, les opérations de guerre40 ».
Malgré son caractère plus confidentiel,
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exceptionnels face auxquels il était
d’ailleurs prévu qu’elle disparaisse
temporairement derrière un écran de
fumée auto-généré44. À l’envers de
l’auto-régulation cybernétique, le rapport Nora-Minc plaide plutôt en
faveur d’un exercice « de plus en plus
vigoureux » des pouvoirs régaliens.
Le rapport Nora-Minc fait également suite à d’importantes mutations
technologiques et stratégiques, dont
il prend acte. Si le développement de
super-ordinateurs prévu par le Plan
Calcul de 1966 était nécessaire afin
de développer la bombe H française,
l’invention du micro-ordinateur, en
1973, démocratise radicalement l’informatique dont les applications quotidiennes se multiplient. Le rapport
ne cesse ainsi d’opposer «l’informatique
élitiste » des ordinateurs des années
1950, « complexes » et « difficiles à
manier », à une nouvelle « activité de
masse ». « Les relations de l’utilisateur
et de la machine perdent leurs sens
démiurgique », annonce ainsi le rapport45. Rendu possible par le développement des satellites de communication, le passage de l’informatique
à la « télématique », néologisme qui
suggère un rapprochement entre les
télécommunications et l’informatique,
rend caduc le cerveau électronique
de la Tour Schöffer tout comme les
antennes qui la surplombent. D’une
manière qui n’est pas sans rappeler la
entre Philips et la Compagnie générale
d’électricité quant à la création d’une
société commune de télécommunications. L’échec d’Unidata a également
conduit Philips à abandonner le développement de super-ordinateurs semblables au cerveau électronique de la
Tour Lumière Cybernétique.
Le rapport Nora-Minc, présenté
en janvier 1978, marque probablement
le divorce définitif entre la Tour
Lumière Cybernétique et les projets
de l’administration. Le rapport ne se
démarque pas tant par les idées nouvelles qu’il formule que par sa capacité
à mettre en forme et à synthétiser des
idées déjà présentes et à exprimer
l’air du temps42. Rompant avec la
candeur et l’optimisme des années
Pompidou, le rapport souligne les
nouvelles réalités politiques et économiques qui font suite au choc
pétrolier et aux conclusions du Club
de Rome. La métaphore politique
fondamentale du rapport est celle de
la « crise », d’une crise polymorphe
qui serait tout à la fois économique,
technologique et environnementale.
La Tour Schöffer, dont l’objet est d’accompagner les évolutions dans une
perspective d’auto-régulation, apparaît
complètement inadaptée au « nouveau
défi de l’incertitude », à ce monde où
« il n’y a pas de bonne prévision43 ».
En bonne machine statistique, la Tour
Schöffer était étrangère aux événements
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rhétorique de Schöffer, le rapport
Nora-Minc, qui devient rapidement
un best-seller inattendu, annonce une
véritable synthèse des médias. En effet,
résumant le rapport sur les ondes de
TF1, Roger Gicquel affirmait que
« Demain, toutes les techniques
aujourd’hui séparées, de la presse, du
téléphone, de la télévision, de la poste,
fusionneront46 ». Mais à la différence
de la Tour Schöffer, la synthèse télématique s’opère sur des réseaux décentralisés équipés de terminaux conviviaux – ce sera le Minitel. Ainsi, dans
la nouvelle ère de prospective qui
s’ouvre avec le rapport Nora-Minc, la
Tour Schöffer apparaît assurément
comme un puissant repoussoir face
aux nouveaux projets de la société de
l’information et de la société des
réseaux.
Lumière Cybernétique est un projet
technique, c’est d’abord et avant tout
un projet social et politique qui s’incarne par la technique. Son échec est
lié à des transformations sociales et
politiques dans lesquelles la tour n’était
plus soluble et à l’avènement de médias
et de techniques plus en phase avec
l’air du temps. Ce fut d’abord le
Minitel et par la suite Internet, les
réseaux sociaux et le big data. Comme
le remarque Philippe Breton, il existe
certainement un « effet de cycle » en
ce domaine47.
En ce qui concerne l’histoire des
médias, le cas de la Tour Lumière
Cybernétique témoigne de la nécessaire
ouverture à d’autres historiographies
et à d’autres traditions disciplinaires.
Plutôt que de se limiter à l’étude des
médias canoniques (presse, radio, télévision, etc.), l’histoire des médias a
tout avantage à adopter une conception
élargie des médias et de leur histoire.
L’étude du fonctionnement de la Tour
Lumière Cybernétique et de la ville
cybernétique permet d’explorer une
conception des médias en tant qu’environnement, milieu de vie et matière
artistique à élaborer48. Ce faisant, de
nouveaux objets et de nouvelles généalogies viendront enrichir le programme
de l’histoire des médias et éclairer de
«nouveaux» présents et de «nouveaux»
passés. Par exemple, l’étude de la Tour
Lumière Cybernétique permet d’en-
Le Tour Lumière Cybernétique
et l’histoire des médias
L’abandon du projet de construction
de la Tour Lumière Cybernétique est
une affaire complexe. Aucune décision
ne marque l’abandon du projet. Les
facteurs identifiés ici sont de natures
et d’échelles différentes: les controverses
quant à l’aménagement de La Défense,
les politiques d’innovation technologique et les conflits opposant les différentes avant-gardes ne sont que
quelques-uns d’entre eux. Si la Tour
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visager une autre généalogie de la
culture numérique contemporaine,
laquelle est notamment caractérisée
par des processus de « remédiation »
lors desquels les nouveaux médias ont
pour contenu des formes médiatiques
plus anciennes. Comme la Tour
Lumière Cybernétique bien avant lui,
l’iPhone n’est-il pas un média de
médias ?
Notes
13
Ibid., p.29.
Voir le cahier spécial « Univers-Match »
publié dans les numéros 951 et 952 de Paris
Match en juillet 1967.
14
N. Schöffer et Sers, op. cit., 1971, p.63.
1
D. Dubarle, « Une nouvelle science : la
cybernétique.Vers la machine à gouverner »,
Le Monde, 28/12/1948.
15
N.Wiener, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine,
Paris, Hermann et Cie, 1948.
2
N. Schöffer se joint notamment au groupe
Espace, formé en 1951 à l’initiative d’André
Bloc. Ensuite, de 1954 à 1956, Nicolas
Schöffer anime le groupe Néovision avec le
peintre Constant Nieuwenhuys et le sculpteur Stephen Gilbert.
16
N. Schöffer, La Tour Lumière Cybernétique,
Paris, Denoël/Gonthier, 1973, p.56.
3
B. Latour, Aramis ou l’amour des techniques,
Paris, La Découverte, 1992.
4
17
N. Schöffer et P. Sers, Entretiens avec Nicolas
Schöffer, Paris, Éditions Pierre Belfond, 1971,
p. 12.
5
6
M. Ligier, « Nicolas Schöffer architecte
du nombre, penseur de la société », in Nicolas
Schöffer, Dijon, Presses du réel, 2004.
Ibid., p.12.
M. Ragon, La Cité de l’an 2000, Paris,
Casterman, 1968, p.123.
19
P.-M. Grand, « Sculpture et gravure », Le
Monde, 5/12/1958.
7
20
N. Schöffer, « Nouvelles structures pour
l’avenir, la ville cybernétique », in Les visionnaires de l’architecture, Paris, Robert Laffont,
1965, p.27-28.
8
9
Statuts de la Société civile d’étude de la
tour lumière cybernétique, Fonds Louis
Armand, 85 J 160, Archives départementales
de Haute-Savoie.
Ibid., p.31.
Le projet a également fait l’objet d’un
documentaire de 12 minutes, La Tour Lumière
Cybernétique de La Défense, diffusé par
l’ORTF.
22
Laissée à l’abandon durant une quarantaine
d’années, la tour de Liège a été restaurée en
profondeur en 2015-2016. Il est désormais
notamment possible d’interagir avec la tour
sur Twitter (@CyberTower).
N. Schöffer, op. cit., 1973, p.9-36.
12
Ibid., p.9-36.
N. Schöffer, op. cit., 1973, p.17.
21
10
11
N. Schöffer, op. cit., 1971, p.38.
18
« Le sculpteur Nicolas Schöffer a présenté
à M. Pompidou son projet de Tour Lumière
Cybernétique », Le Monde le 5/06/1971. À
propos de cette rencontre, Schöffer écrira :
23
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L’ABANDON DU PROJET DE CONSTRUCTION DE LA TOUR LUMIÈRE CYBERNÉTIQUE DE LA DÉFENSE
LE POINT SUR…
« Déclaration de Georges Pompidou, Président de la République, sur l’art et l’architecture », Le Monde, 17/10/1972.
24
J.Warnod, «Schöffer: une aventure derrière
le miroir », Le Figaro, 22/04/1972.
25
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N. Schöffer, Perturbation et chronocratie,
Paris, Denoël/Gonthier, 1978, p.221.
26
M. Champenois, « L’aménagement de la
Tête-Défense : M. Belmont souhaite l’organisation d’un concours international d’architecture », Le Monde, 16/01/1982.
27
J. Michel, « Les lumières sculptées de
Nicolas Schöffer », Le Monde, 23/05/1974.
28
29
N. Schöffer, op. cit., 1973, p.17-18.
L. Busbea, Topologies. The Urban Utopia in
France, 1960-1970, Cambridge, MIT Press,
2007, p.88. Sur la campagne du GIAP en
faveur du plan Delouvrier, voir M. Ragon,
« Paris ne sera pas toujours Paris », Paris
Match, juin 1965, 732, p.50-53.
30
31
N. Schöffer, op. cit., 1973, p.73.
L. Laborie, « Aménager le territoire, ménager l’institution. Le service postal sous
tension (1962-1974) », in Georges Pompidou
et la modernité. Les tensions de l’innovation
1962-1974, Bruxelles, Peter Lang, 2006.
36
L. Busbea, op. cit., 2007, p.54-55.
37
J. Michel, op. cit., 1974.
C. Bergeron, « Vivre à La Défense », Le
Point, 25/09/1972.
38
39
A. Pierre, « La machine à gouverner. Art
et science du cyberpouvoir selon Nicolas
Schöffer », Les Cahiers du Musée national
d’art moderne, 116, été 2011, p.47. À l’époque,
Playtime (1967) de Jacques Tati et L’Odyssée
de l’espace (1969) de Stanley Kubrick proposent également des critiques similaires
des univers cybernétisés et de l’ordinateur.
40
J. Baudrillard, Pour une critique de l’économie
politique du signe, Paris, Gallimard, 1972,
p. 200-255.
41
A.Walliser, « Le rapport Nora-Minc. Histoire d’un best-seller », Vingtième siècle. Revue
d’histoire, 23, juillet-septembre 1989.
42
S. Nora et A. Minc, L’informatisation de la
société. Rapport présenté à M. le Président de la
République, Paris, La Documentation Française, 1978, p.16.
43
44
N. Schöffer, op. cit., 1973, p.35.
45
S. Nora et A. Minc, op. cit., 1978, p.22.
46
Le journal de 20h, 19/05/1978, TF1.
32
33
N. Schöffer, 1971, op. cit., p.67-68.
34
Ibid., p.68.
L.Armand, «L’entreprise devant l’Europe»,
in L’entreprise de demain, Verviers, Éditions
Gérard et Co., 1970, p.11.
35
N. Schöffer, op. cit., 1973, p.56.
P. Breton, « La société de l’information :
de l’utopie au désenchantement », Revue
européenne des sciences sociales, 2002,
https ://ress.revues.org/604.
47
Voir J. D. Peters, The Marvelous Clouds.
Toward a Philosophy of Elemental Media, Chicago, University of Chicago Press, 2015.
48
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« Une fois encore, je trouvai un accueil
extrêmement favorable et un soutien moral
très précieux ». Schöffer, op. cit., 1973, p. 20.